Pour La Science N°420 - 2012-10 - Les Trous Noirs

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 106

JUSTICE : quelle place pour les neurosciences dans les procès ?

Octobre 2012 - n° 420 www.pourlascience.fr


Édition française de Scientific American

Les trous
Ont-ils rendu possible
noirs
la vie sur Terre ?
Pénurie d’hélium
Un gaz rare...
devenu trop rare
Le rythme des langues
Lent ou rapide, il assure
un même débit d’information

t fo l i o 3 D
Po r Lunettes fo
u rnies Termites et fourmis
Explorez les nids de ces insectes sociaux
reconstitués en 3D par des techniques tomographiques
M 02687 - 420 - F: 6,20 E

3:HIKMQI=\U[WU^:?k@e@c@k@a; Allemagne : 9,30 € - Belgique : 7,20 € - Canada /S : 10,95 CAD - Grèce /S : 7,60 € -Guadeloupe/St Martin /S : 7,30 € - Guyane /S : 7,30 € - Italie : 7,20 € - Luxembourg : 7,20 €
Maroc : 60 MAD - Martinique /S : 7,30 € - Nlle Calédonie Wallis /S : 980 XPF - Polynésie Française /S : 980 XPF - Portugal : 7,20 € - Réunion /A : 9,30 € - Suisse : 12 CHF.

pls_420_couverture4.indd 1 03/09/12 12:46


casden.qxp 3/09/12 10:43 Page 1
PLS420_édito 5/09/12 15:36 Page 1

ÉDITO
POUR LA de Françoise Pétry directrice de la rédaction

www.pourlascience.fr
8 rue Férou, 75278 PARIS CEDEX 06
Standard : Tel. 01 55 42 84 00

Groupe POUR LA SCIENCE


Directrice de la rédaction : Françoise Pétry
Pour la Science
Rédacteur en chef : Maurice Mashaal
Rédacteurs : François Savatier, Marie-Neige Cordonnier,
Philippe Ribeau-Gésippe, Guillaume Jacquemont, Sean Bailly
Dossiers Pour la Science
Rédacteur en chef adjoint : Loïc Mangin
Magie et complexité
Cerveau & Psycho
Rédactrice en chef : Françoise Pétry « Même quand nous comprenons ce [que les magiciens] font, le
Rédacteur : Sébastien Bohler processus par lequel ils y sont arrivés nous est inaccessible. Ils n’ont
L’Essentiel Cerveau & Psycho
Rédactrice : Bénédicte Salthun-Lassalle que très rarement, voire jamais, d’élèves, car [...] il doit être terrible-
Directrice artistique : Céline Lapert ment frustrant pour un jeune esprit brillant d’être confronté aux
Secrétariat de rédaction/Maquette : Annie Tacquenet,
Sylvie Sobelman, Pauline Bilbault, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy voies impénétrables de l’esprit d’un magicien. Richard Feynman est
Site Internet: Philippe Ribeau-Gésippe assisté de Yoan Bassinet un magicien d’un niveau exceptionnel. »
Marketing: Élise Abib
Direction financière : Anne Gusdorf

P
Direction du personnel : Marc Laumet ourquoi Richard Feynman, qui, en 1965, partagea le prix Nobel
Fabrication : Jérôme Jalabert assisté de Marianne Sigogne de physique avec Julian Schwinger et Sin-Itiro Tomonaga,
Presse et communication : Susan Mackie
Directrice de la publication et Gérante: Sylvie Marcé fut-il qualifié de magicien par le mathématicien Mark Kac qui
Conseillers scientifiques : Philippe Boulanger et Hervé This travailla avec lui? Un magicien réalise ce qui semble impos-
Ont également participé à ce numéro : Françoise Combes,
Didier Demolin, Mohammad Heydari-Malayeri, sible avec une apparente facilité. C’est ainsi qu’avec ses colauréats, il
Évelyne Host-Platret, Nunzio Lanotte, Philippe May,
Christophe Pichon, Patrice Pomey, Sevket Sen, travailla à l’élaboration de l’électrodynamique quantique, théorie qui
Rossana Tazzioli, Jean-Philippe Uzan. décrit l’interaction électromagnétique des particules chargées. Pour
PUBLICITÉ France
Directeur de la Publicité : Jean-François Guillotin ce faire, il élabora notamment des figures – les diagrammes qui portent
([email protected]) son nom – permettant de représenter et de calculer ces interactions.
Tél. : 01 55 42 84 28 ou 01 55 42 84 97 • Fax : 01 43 25 18 29
SERVICE ABONNEMENTS Toutefois, aussi puissants soient-ils, les diagrammes de Feynman
Ginette Bouffaré. Tél. : 01 55 42 84 04 sont devenus insuffisants pour traiter, par exemple, la complexité des
Espace abonnements :
http://tinyurl.com/abonnements-pourlascience
interactions des particules dans le LHC, le grand collisionneur de hadrons.
Adresse e-mail : [email protected] Une nouvelle méthode, dite d’unitarité, prolonge celle de Feynman
Adresse postale : (voir Boucles et arbres, à la recherche d’une nouvelle physique, page 72).
Service des abonnements - 8 rue Férou - 75278 Paris cedex 06
Commande de livres ou de magazines :
0805 655 255 (numéro vert)
DIFFUSION DE POUR LA SCIENCE
La complexité est parfois un atout.
Contact kiosques : À juste titres ; Benjamin Boutonnet
Tel : 04 88 15 12 41 Mais la complexité est parfois un atout, car des propriétés nou-
Canada : Edipresse : 945, avenue Beaumont, Montréal, velles peuvent en émerger. C’est le cas notamment dans les sociétés
Québec, H3N 1W3 Canada.
Suisse: Servidis: Chemin des châlets, 1979 Chavannes - 2 - Bogis d’insectes sociaux – fourmis ou termites, par exemple –, où le chaos
Belgique: La Caravelle: 303, rue du Pré-aux-oies - 1130 Bruxelles.
Autres pays: Éditions Belin: 8, rue Férou - 75278 Paris Cedex 06.
semble régner, mais d’où naissent des constructions dont les plans
n’ont rien à envier à ceux d’architectes rigoureux et organisés (voir L’art
SCIENTIFIC AMERICAN Editor in chief : Mariette DiChristina. Editors: Ricky Rus-
ting, Philip Yam, Gary Stix, Davide Castelvecchi, Graham Collins, Mark Fischetti, de la construction chez les insectes sociaux, page 28). Dans un autre
Steve Mirsky, Michael Moyer, George Musser, Christine Soares, Kate Wong.
President : Steven Inchcoombe. Vice President : Frances Newburg.
domaine, celui de l’Univers, l’étude des interactions complexes du trou
Toutes demandes d’autorisation de reproduire, pour le public français ou noir situé au centre de la Voie lactée avec son environnement révèle
francophone, les textes, les photos, les dessins ou les documents conte- que ce monstre, ni trop vorace ni trop repu, aurait favorisé l’apparition
nus dans la revue « Pour la Science », dans la revue « Scientific Ameri-
can », dans les livres édités par « Pour la Science » doivent être adressées de conditions propices à la vie sur Terre (voir Les bienfaits des trous
par écrit à « Pour la Science S.A.R.L. », 8, rue Férou, 75278 Paris Cedex 06.
noirs, page 22). La vie serait-elle une propriété émergente des sys-
© Pour la Science S.A.R.L. Tous droits de reproduction, de traduction, d’adap-
tation et de représentation réservés pour tous les pays. La marque et le nom tèmes cosmiques complexes ?
commercial «Scientific American» sont la propriété de Scien- Le cerveau est aussi un système complexe, et la conscience en est
tific American, Inc. Licence accordée à «Pour la Science S.A.R.L.».
En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de repro- une propriété émergente. Sans doute en est-il de même pour les pièges
duire intégralement ou partiellement la présente revue sans de la conscience, les illusions. Et, pour revenir à Richard Feynman,
autorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’exploitation
du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins - 75006 Paris). s’il fut un magicien de la complexité, sa contribution à la physique fut
loin d’être une illusion. I

© Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012 Édito [1


SOMMAIRE
1 ÉDITO
À L A UNE
4 BLOC-NOTES
Didier Nordon

Actualités 22 ASTROPHYSIQUE
Les bienfaits des trous noirs
6 Premiers succès Caleb Scharf
pour Curiosity Le monstre supermassif qui engloutit de la matière
au centre de la Voie lactée a peut-être joué un rôle clef
dans l’apparition de conditions propices à la vie
dans notre région de la Galaxie.

7 Vers la pilule
28 L’art de la construction
ÉTHOLOGIE

pour les hommes ? chez les insectes sociaux


9 Des mémoires Guy Théraulaz, Andrea Perna et Pascale Kuntz
ferroélectriques Les termitières et les fourmilières sont des prouesses
pour bientôt ? architecturales. Pourtant, chaque ouvrier bâtisseur
n’a qu’une perception locale du nid qu’il construit.
13 L’aile optimale du criquet Des modèles simples révèlent leurs secrets.
... et bien d’autres sujets.

14 ON EN REPARLE Portfolio 3D
Lunettes en page 28
Opinions 36 Voyage au centre des termitières
ÉTHOLOGIE

16 POINT DE VUE
L’imagerie cérébrale et des fourmilières
au tribunal ? G. Théraulaz, F. Picarougne et Ch. Jost
Olivier Oullier Grâce à la tomographie à rayon X
et à une reconstitution informatique, des éthologues
17 DÉVELOPPEMENT DURABLE visitent virtuellement les galeries de ces nids
à l’architecture remarquable. Voici les premières
L’eau comptabilisée images de leur voyage. À vos lunettes 3D !
à l’échelle européenne
Philippe Crouzet
21 VRAI OU FAUX
Les Mac résistent-ils mieux
aux virus que les PC ?
Jean-Yves Marion
44 Les mégalithes
ARCHÉOLOGIE

de Sumatra
Dominik Bonatz
Les mégalithes des hautes terres
de Sumatra, que l’on croyait néolithiques
comme ceux d’Europe, témoignent en fait
Ce numéro comporte deux encarts d’abonnement Pour la Science des intenses échanges entre les tribus
et un encart « lunettes 3D » brochés sur la totalité du tirage ;
une édition spéciale comportant un courrier posé en 4e de couverture de la forêt et les royaumes bouddhiques
est envoyée à 700 lycées en France métropolitaine. du Moyen Âge indonésien.
En couverture : © Kenn Brown, Mondolithic Studios

2] Sommaire © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012

pls_420_sommaire.indd 2 05/09/12 17:32


n° 420 - Octobre 2012

52 Hélium : la pénurie menace


TECHNOLOGIE Regards
80 HISTOIRE DES SCIENCES
Christian Gianese
Les multiples ancêtres
L’hélium, indispensable pour de multiples
applications, obéit à des contraintes de production du jeu de Nim
et de distribution complexes. Un contexte Lisa Rougetet
aujourd’hui si tendu que ce gaz inerte Le jeu de Nim, un jeu numérique
manque déjà.
simple, a fourni, au début
du XXe siècle, les bases de la théorie
des jeux combinatoires.
86 LOGIQUE & CALCUL
La suite de Stern-Brocot,
sœur de Fibonacci
Jean-Paul Delahaye
Si la définition de la suite diatomique
de Stern est simple, sa structure
60 Système immunitaire
IMMUNOLOGIE
92
est riche de propriétés.
SCIENCE & FICTION
contre cancer Pourquoi tant de grosses
Eric von Hofe têtes dans la science-fiction ?
Jean-Sébastien Steyer
Et si notre meilleur allié contre le cancer était... et Roland Lehoucq
notre propre organisme ? Des traitements visant
à apprendre au système immunitaire à reconnaître 94 ART & SCIENCE
et à combattre les tumeurs sont en cours
de développement. Les objets impalpables
dans l’espace
Loïc Mangin
66 Les langues du monde :
LINGUISTIQUE
96 IDÉES DE PHYSIQUE
un même débit d’information Les torches à plasma
Jean-Michel Courty
Fr. Pellegrino, Ch. Coupé et E. Marsico et Édouard Kierlik
Le débit de parole varie selon les langues,
mais plus il est rapide, moins chaque syllabe véhicule 101 SCIENCE & GASTRONOMIE
d’information. Ainsi la vitesse de transmission Conserver les vins au frais
de l’information est à peu près la même Hervé This
pour toutes les langues.
102 À LIRE

72 Boucles et arbres, à la recherche


PHYSIQUE THÉORIQUE

d’une nouvelle physique


Zvi Bern, Lance Dixon et David Kosower
Rendez-vous sur
On calcule les probabilités des processus impliquant fr
les particules élémentaires à l’aide de diagrammes Le site de référence
dits de Feynman. Une nouvelle méthode simplifie de l’actualité scientifique internationale
ces calculs et remet au goût du jour certaines
théories unificatrices.  Toutes les sciences en un clic
- Des actualités quotidiennes
- Des articles en libre accès
- Votre magazine numérique en ligne*
- Plus de 8 ans d’archives*
 Des services exclusifs
- Les réactions aux articles**
- Des offres d’emploi scientifiques
- Des newsletters**
- Un espace abonnement
© Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012 * Service payant. Si vous êtes abonné(e), les numéros compris dans votre abonnement sont offerts.
** En créant votre compte.

pls_420_sommaire.indd 3 05/09/12 17:20


pls_420_p000000_nordon.qxp 4/09/12 14:51 Page 4

BLOC-NOTES
de Didier Nordon

 FAUX PAS Il est douteux que les théories écono- propos amusés sur l’absurdité de la situa-
miques aient ce minimum d’indépendance. tion à laquelle sa passion pour l’automobile

L e pas qu’a fait Neil Armstrong en


juillet 1969, lorsqu’il a posé le pied
sur la Lune, fut petit pour lui, mais
immense pour l’humanité. Le pas qu’il a
franchi en août 2012, lors de son décès,
Un libéral et un altermondialiste, par
exemple, ne hiérarchisent de la même
façon ni les facteurs ni la priorité des
maux à traiter. Ce qui est théorie aux
yeux de l’un est pure idéologie aux
conduit notre civilisation...

fut immense pour lui, mais petit pour yeux de l’autre. L’expression « théo-
l’humanité : quoi de plus banal, à l’échelle rie économique » signifie (soyons
de celle-ci, que de mourir ? un brin polémique !) : « C’est mon point
Grâce au pas d’Armstrong sur la Lune, de vue, et je m’y tiens. »
on en sait plus sur la Lune. Malgré son Quant à la famille, c’est un sujet
pas dans la mort, on n’en sait pas plus sur sur lequel aucune réflexion n’est indé-
la mort. pendante de son auteur. Un être
Le pas le plus immense dont l’huma- humain ne peut pas penser la famille
nité puisse rêver serait d’accéder enfin à en faisant abstraction de ce qui l’a déter-
une connaissance rationnelle sur ce qui miné au plus profond : sa propre famille,  PETIT DERNIER
advient après la mort. Ce pas-là – on pourra avec laquelle (ou contre laquelle) il s’est
marcher sur la Lune tant qu’on voudra –
reste interdit.
éveillé au monde. Quand les gens favo-
rables à l’adoption par les couples homo-
sexuels et les tenants de la famille
« traditionnelle » se combattent, ce sont
des ressentis personnels qui s’opposent,
D eux termes désignent le lien plus
ou moins passionnel qu’un homme
entretient avec son pays : patrio-
tisme, nationalisme. Mais il n’y en a aucun
pour désigner le lien qu’il entretient
non des théories entre lesquelles des argu- avec son époque. Pourtant, un homme est
ments permettent de trancher. Il n’y a attaché à elle autant qu’à son pays. Détes-
pas de théories de la famille discrimi- ter tout de son époque ferait de lui un
nant ce qui est souhaitable et ce qui ne inadapté, de même que détester tout de
l’est pas, mais des constructions indivi- son pays. Forger des analogues tempo-
duelles rationalisant des attitudes engen- rels aux mots patriotisme et nationalisme
drées par des vécus eux aussi individuels. s’impose donc.
Le terme « tempisme », pour désigner
le fait d’aimer son temps, serait confondu
avec « tantpisme » : rejetons-le. Écartons
 DRONE D’HISTOIRE aussi « époquisme », qui serait parasité
par la connotation « vieillerie ». Je suggère

 RELATIVITÉ PARTICULIÈRE
L a technologie nécessaire aux drones
étant désormais au point, nous
allons pouvoir remplacer nos voi-
« chronisme ». Ce mot n’existe pas non
plus, mais il apparaît dans beaucoup de
composés (anachronisme, synchronisme,

L es sociologues des sciences les plus


radicaux ne vont pas jusqu’à expli-
quer les différences entre la théo-
rie classique de la gravitation et la théorie
relativiste par les différences de person-
tures par des drones terrestres. Ces voi-
tures automatisées éviteront mieux que
nous les fausses manœuvres, d’où une
meilleure sécurité.
Actuellement, la plupart des voitures
etc.), manifestant ainsi un évident désir de
naître. Il s’impose donc pour dénommer une
notion qui, tout comme lui, n’existe pas,
mais ne demande qu’à naître. Quant à
l’amour exclusif, excessif, d’un homme pour
nalités entre Newton et Einstein. Même n’ont d’autre occupant que le conducteur. son époque, je propose «hyperchronisme».
si tout savoir est marqué par les concep- Devenues drones, elles circuleront vides, L’hyperchronisme est au chronisme ce que
tions du temps et du lieu où il voit le jour, puisque le conducteur sera inutile. Il n’y le nationalisme est au patriotisme.
on ne lui attribue le nom de théorie scien- aura donc personne dedans pour s’énerver Peut-être objectera-t-on que, le patrio-
tifique que s’il a un minimum indiscu- dans les embouteillages. Nous marcherons tisme et le nationalisme ayant contribué
table d’indépendance par rapport aux tranquillement sur le trottoir en les contem- à trop de malheurs, il n’est pas avisé de leur
personnes qui l’ont établi. plant de l’extérieur. Et nous tiendrons des adjoindre des équivalents temporels.

4] Bloc-notes © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012


pls_420_p000000_nordon.qxp 4/09/12 14:51 Page 5

Reproche infondé : on ne peut pas, au


nom de l’hyperchronisme, déclarer la guerre
à quelque époque révolue et y commettre
des atrocités. Du moins, tant que la machine
à remonter le temps n’est pas au point...

 PRISE DE E -POUVOIR

O n peut regarder dix fois, cent fois,


un même article d’un dictionnaire
papier. Celui-ci, avec une patience
d’ange, répète dix fois, cent fois, le rensei-
gnement qu’il a déjà fourni. Cette pédago-
gie est la plus mauvaise qui soit. On n’est
pas incité à retenir ce qu’on lit, si on est
certain de le retrouver dans le dictionnaire
dès qu’on veut.
Le salut viendra des dictionnaires élec-
troniques. Programmons-les pour que, au
bout de trois consultations d’un article,
celui-ci s’efface à jamais. L’utilisateur peut
donc consulter l’article, l’oublier, le consul-
ter une deuxième fois, l’oublier encore. À la
troisième reprise, le dictionnaire avertit :
« Vous consultez cet article pour la der-
nière fois. Faites enfin l’effort de mémori-
ser ce que vous lisez. » Il ajoute une tirade
de longueur et de sévérité proportion-
nelles au nombre d’articles qu’il a déjà
effacés : « Je n’ai jamais vu un utilisateur
aussi nul que vous. » Pour s’éviter l’humi-
liation d’une telle remontrance, l’utilisa-
teur aiguillonnera sa mémoire, laquelle, à
force d’être ainsi stimulée, deviendra peut-
être – qui sait ? – aussi puissante que celle
dont ont joui nos ancêtres avant l’expan-
sion de l’écriture. 

© Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012 Bloc-notes [5


pls_420_p000000_actus_mm_0509bis.qxp 5/09/12 16:07 Page 6

ACTUALITÉS
Planétologie

Premiers succès pour Curiosity


Le rover de la NASA a testé son laser et a parcouru
ses premiers mètres sur le sol martien.

© NASA/JPL-Caltech/Ken Kremer/Marco Di Lorenzo


a

D epuis son atterrissage


périlleux sur la planète
rouge le 6 août dernier, le
robot Curiosity de la NASA a com-
mencé à tester ses différents ins-
(cliché c, en 3D). ll a ensuite par-
couru une vingtaine de mètres
vers sa première destination, un
site nommé Glenelg.
L’instrument franco-américain
truments et systèmes de navigation, ChemCam, un laser couplé à des
envoyant ses premières images spectromètres, a également passé
du cratère Gale où il s’est posé. les tests avec succès. Le laser a
Le rover, le plus gros engin d’abord été pointé sur une petite
jamais posé sur Mars, est équipé de pierre – nommée Couronnement.
12 instruments scientifiques (dont Trente impulsions de cinq nano-
deux réalisés par des équipes fran- secondes et d’un mégawatt de
çaises) : des spectromètres, des puissance ont porté la surface de
caméras, des minilaboratoires la roche à 8 000 °C, vaporisant une
d’analyse... L’objectif de la mission petite zone de sa surface en un
Mars Science Laboratory est d’exa- plasma dont le spectre lumineux
miner l’environnement du cratère a été analysé.
Gale à la recherche d’indices liés à Une seconde roche a subi le
la présence passée ou présente d’en- même sort quelques jours plus
vironnements propices à la vie. tard. Selon Sylvestre Maurice, res-
© NASA/JPL-Caltech

Dans cet ancien cratère d’im- ponsable de l’instrument Chem-


pact de 150 kilomètres de diamètre, Cam à l’ IRAP , à Toulouse, « les
b l’érosion éolienne et des impacts données sont encore plus précises
récents ont en effet exposé des maté- que celles récoltées sur Terre ». En
riaux autrefois enterrés, tels d’an- analysant les roches jusqu’à neuf
ciens dépôts fluviaux et des terrains mètres de distance, ChemCam per-
fracturés riches en minéraux. mettra de sélectionner les plus
Le cratère est dominé par un intéressantes et d’étudier celles
pic central, le mont Sharp, qui cul- inaccessibles au robot.
mine à plus de 5000 mètres au des- Il reste cependant plusieurs
sus des plaines environnantes points critiques à tester avant que
© NASA/JPL-Caltech/ Stuart Atkinson

(cliché a). Il est constitué de strates le robot ne s’aventure loin du site


de roches sédimentaires qui, lues d’atterrissage, nommé Bradbury
de haut en bas, fourniront une Landing par la NASA en hommage
chronologie de la jeunesse de la au célèbre auteur des Chroniques
planète. Elles pourraient notam- martiennes, décédé en juin dernier.
ment livrer des signatures éven- Il s’agit notamment de manipu-
c tuelles de vie passée. ler le bras articulé pour récupérer
Le mont Sharp culmine à cinq kilomètres au-dessus du fond D’ici quelques mois, Curiosity des échantillons, un point clef de
du cratère Gale, où s’est posé Curiosity (a). Les strates rocheuses entamera l’ascension du mont la mission scientifique.
à la base du mont Sharp sont très similaires à celles visibles dans le Grand Sharp. Pour l’heure, le robot a seu-
. Philippe Ribeau-Gésippe.
Canyon sur Terre (b). Curiosity a fait ses premiers « pas » sur la planète lement effectué ses premiers pas,
Mission Mars Science Laboratory :
rouge (c, en 3D avec les lunettes anaglyphes à détacher page 28). en testant virage et marche arrière www.nasa.gov/mission_pages/msl/index.html

6] Actualités © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012


pls_420_p000000_actus_mm_0509bis.qxp 5/09/12 16:07 Page 7

A c t u a l i t é s

Paléontologie humaine

Le plus ancien Asiatique moderne En bref


PUNAISES HÉLIONETTOYÉES

L a dispersion des hommes anatomiquement modernes en Eur-


asie et en Australasie n’a commencé qu’il y a 80 000 ans et a duré
environ 50 000 ans. Si les dates jalonnant cette conquête sont
étayées pour l’Europe, elles prêtent à discussion pour l’Asie. Mais la
situation s’améliore depuis que Fabrice Demeter, du Muséum natio-
Au soleil, les punaises Boisea
rubrolineata dégagent une forte
odeur, qui provient de molécules
à la surface de leur cuticule, des
monoterpènes. La biosynthèse
nal d’histoire naturelle, à Paris, et son équipe ont mis au jour un fos- de ces composants est activée
sile d’humain moderne au fond de la grotte de Tam Pa Ling, au Nord par la lumière. Gerhard Gries, de
du Laos. La radiodatation directe, par le rapport isotopique ura- l’Université Simon Fraser, au
nium/thorium, de ces restes – un frontal complet, un fragment d’os Canada, a montré que ces molé-
occipital, un fragment d’os temporal et un maxillaire – indique un cules agissent comme un fon-
âge minimum de 63 000 ans. Selon F. Demeter, le crâne de l’homme gicide, en particulier contre le
F. Demeter/MNHN

de Tam Pa Ling présente une morphologie moderne dans ses carac- champignon pathogène Beau-
tères frontaux, occipitaux et maxillaires, et se différencie nettement veria bassiana, en empêchant la
de ceux des Néandertaliens de l’Ouest de l’Asie. Le fossile de Tam Pa germination des spores et leur
Le crâne partiellement reconstruit Ling est donc le témoin d’une population d’hommes modernes, qui croissance.
à partir des restes mis au jour au a investi le Sud de l’Asie il y a quelque 60 000 ans.
Nord du Laos est celui d’un homme  François Savatier.
moderne vieux de 63 000 ans. F. Demeter et al., PNAS, en ligne le 20 août 2012 LES PIEDS DANS LE TAPIS

Pour amortir la chute, rien de


mieux qu’un tapis... mais pas
Physiologie n’importe lequel : celui conçu à

Vers la pilule pour les hommes ? l’Université de Manchester par


l’équipe de Patricia Scully est
parcouru de fibres optiques qui

D epuis la mise au point de la


pilule (hormonale) pour les
femmes, aucune approche
nouvelle de la contraception n’a
été proposée. Son équivalent pour
enregistrent les signaux lais-
sés par les pas d’une personne.
Un ordinateur peut analyser
cette démarche, détecter une
chute et déclencher un appel
les hommes n’existe pas, alors que d’aide. Ce tapis a aussi un rôle
dans les pays développés, près préventif, il peut déceler des alté-
d’un homme sur deux se dit prêt rations de la démarche d’une
à prendre une pilule contraceptive, personne âgée qui indiquent une
si elle était disponible. Un pas vient détérioration de son équilibre.
cependant d’être franchi vers une
pilule masculine et non hormonale
BioMedical

par l’équipe de Martin Matzuk, de POURQUOI NEUF MOIS?


la Faculté de médecine Bayer à
Après neuf mois de gestation,
Houston aux États-Unis, et celle de La molécule JQ1 (cartouche) synthétisée par des chercheurs américains bloque les bébés humains ont des
James Bradner, à Boston. chez la souris l’action de la protéine BRDT, essentielle à certaines étapes de la
maturation des spermatozoïdes. capacités motrices et cogni-
Dans leurs travaux, qui por-
tives limitées. Pourquoi la ges-
tent sur la souris, ces chercheurs leurs spermatozoïdes et par 17 (de inhibant le développement ou la
tation n’est-elle pas plus
ont synthétisé une petite molécule, 85 à 5 pour cent) la proportion de mobilité des spermatozoïdes sont
longue ? La taille du bassin
JQ1, capable de se fixer sur la pro- spermatozoïdes mobiles. Pendant à l’étude. En attendant, selon Jean-
est souvent invoquée : le fœtus
téine BRDT, une molécule essen- la durée du traitement, les niveaux Claude Soufir, de l’Hôpital Cochin
serait plus gros, nécessitant un
tielle au développement des d’hormones des souris n’ont pas à Paris, la contraception mascu-
bassin plus large de la mère,
spermatozoïdes, et de bloquer ainsi changé et leur comportement line sera d’abord hormonale : plu-
ce qui compromettrait la bipé-
son action. La molécule JQ 1 se sexuel n’a pas été altéré. Enfin, sieurs contraceptifs à base de
die. L’anthropologue améri-
révèle capable de stériliser les sou- quatre mois après l’arrêt des injec- testostérone font déjà l’objet d’es-
caine Holly Dunsworth avance
ris mâles, de façon réversible et tions de JQ1, la fertilité des mâles sais cliniques avancés, ce qui est
une autre théorie : le métabo-
sans effets indésirables. L’injection est revenue à la normale. loin d’être le cas des molécules non
lisme de la mère ne suffirait pas
quotidienne de JQ1, pendant six La protéine BRDT étant aussi hormonales.
pour nourrir correctement un
semaines, à des souris mâles ini- présente chez l’homme, la molé- . Maéva Vignes. fœtus au-delà de neuf mois.
tialement âgées de six semaines a cule JQ1 pourrait être testée chez M. M. Matzuk et al., Cell,
ainsi divisé par 9 le nombre de ce dernier. Et d’autres molécules vol. 150, pp. 673-684, 2012

© Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012 Actualités [7


pls_420_p000000_actus_mm_0509bis.qxp 5/09/12 16:07 Page 8

A c t u a l i t é s

En bref Photosynthèse archaïque chez les pucerons Entomologie

LA MÈRE DU SOLEIL

D’où vient l’aluminium 26 pré-

P ourquoi les pucerons verts du pois (Acyrthosi-

PLoS Biology, février 2010/S.Wu et G.-W. Lin, Univ. nationale de Taïwan


sent dans les météorites les phon pisum) produisent-ils en abondance des
plus anciennes du Système caroténoïdes – des molécules dérivées du
solaire ? On a longtemps pensé carotène, ce pigment qui donne leur couleur aux
à une supernova qui aurait carottes? Parce qu’ils l’utilisent comme source d’éner-
explosé près du Soleil lors de sa gie dans un processus proche de la… photosynthèse.
formation. S’appuyant sur l’ob- Jean-Christophe Valmalette, à l’Université Sud Tou-
servation de la formation d’étoiles lon-Var, et ses collègues sont parvenus à cette conclu-
jeunes, Matthieu Gounelle, du sion en mesurant chez ces insectes la production d’ATP,
Muséum à Paris, et Georges Mey- la molécule qui, chez tous les organismes vivants, four-
net, de l’Observatoire de Genève, nit l’énergie chimique nécessaire au métabolisme.
ont proposé un scénario moins Si nombre d’organismes utilisent les caroténoïdes
exceptionnel : une étoile géante dans leur métabolisme, seuls les plantes, les algues
aurait accumulé dans son voisi- et les champignons en produisent, et les animaux s’en
nage de grandes quantités d’hy- procurent par leur alimentation. C’est du moins ce Un puceron du pois se nourrissant de sève.
drogène, qui auraient fait naître que l’on pensait jusqu’à ce que l’étude du génome
d’autres étoiles dont le Soleil, et des pucerons, en 2010, montre qu’ils en synthéti- nisme, les pucerons engrangeraient de l’énergie pour
l’aluminium 26 aurait été apporté sent aussi – et en quantité. Intrigués, les entomolo- les périodes de disette ou de surpopulation.
par son vent stellaire. gistes ont testé différentes fonctions physiologiques Et pourquoi les pucerons verts du pois ne sont-
chez l’insecte. Ils se sont aperçus avec surprise ils pas orange, comme les carottes ? Certains le
qu’en présence de lumière, les pucerons produisaient sont. Les caroténoïdes sont des pigments de diverses
TIGRES EN ÉQUIPE DE NUIT beaucoup plus d’ATP que dans l’obscurité, et que cette couleurs. Dominante sous les conditions optimales
production était d’autant plus importante qu’ils syn- (22 °C, ressources abondantes, population peu dense),
Les quelque 120 tigres qui vivent thétisaient plus de caroténoïdes. la pigmentation orange laisse place à une teinte verte
dans le Parc national de Chit- Le mécanisme en jeu serait un ancêtre de la pho- à basse température (8 °C). Les pucerons deviennent
wan, au Népal, ont acquis des tosynthèse : en activant les caroténoïdes, la lumière blancs lorsque les ressources se raréfient et que la
habitudes nocturnes pour mieux déclencherait la production d’électrons libres qui population se densifie.
éviter les humains, tout en seraient transférés à la machinerie de production  Marie-Neige Cordonnier.
empruntant les mêmes pistes de l’ ATP , dans les mitochondries. Par ce méca- J.-Ch. Valmalette et al., Scientific Reports, vol. 2, n° 579, 2012
qu’eux. C’est ce qu’ont constaté
Jianguo Liu, de l’Université de
l’État du Michigan, et ses col-
lègues américains et népalais.
Ainsi, la préservation des tigres Archéologie
ne nécessiterait pas forcément
de grands territoires vierges
de présence humaine.
Un bateau romain à Antibes
E n 49 avant notre ère, César
prend Massalia (Marseille)
et lui enlève ses colonies,
dont Antipolis (Antibes) qui, très
vite, devient une cité portuaire
du port. Sur 14 mètres, la quille
et les membrures ainsi qu’un
bordé ont été bien préservés ; en
revanche, le massif d’emplanture
du mât – qui devait être encastré
liers de languettes de bois dur,
généralement en chêne. Ces lan-
guettes sont introduites dans des
mortaises (fentes) taillées au
ciseau dans la tranche de chaque
romaine très active. Fouillée sur deux blocs posés sur les mem- virure, puis bloquées par des che-
avant la construction d’un par- brures – est absent. villes. Ainsi, les membrures
king souterrain, une partie du Giulia Boetto, spécialiste de constituant le squelette du bateau
fond du port antique d’Antibes l’architecture navale antique du ne jouent qu’un rôle secondaire
a livré une moitié très bien CNRS , qui suit cette partie des dans cette architecture où le bordé
conservée – un long fragment de fouilles menées par l’INRAP, a tout est la structure principale. Cette
Rémi Benali/INRAP

la carène – d’un gros bateau mar- de suite reconnu un cas de « construction sur bordé », qui
chand romain. construction gréco-romaine, commence par la « peau » pour
Long d’une vingtaine de typique des bateaux antiques de finir par le squelette du bateau,
L’intérieur de la carène du bateau mètres, le navire mis au jour a l’espace méditerranéen. se déroule dans l’ordre inverse de
romain d’Antibes est dans un très coulé au Ier ou au IIe siècle. Seul Les virures, c’est-à-dire les la « construction sur squelette »,
bon état de conservation, l’un de ses flancs a été conservé planches qui constituent le bordé, qui caractérise l’architecture
dû aux conditions anaérobies par les conditions humides et sont jointes bord à bord et liées navale en bois actuelle.
régnant sous la vase du port. anaérobies régnant sous la vase les unes aux autres par des mil-  F. S..

8] Actualités © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012


pls_420_p000000_actus_mm_0509bis.qxp 5/09/12 16:07 Page 9

A c t u a l i t é s

Planétologie Physico-chimie

Phobos en relief Des mémoires ferroélectriques


pour bientôt?
L e 18 août 1877, l’astronome américain Asaph Hall découvrait
Phobos et Deimos, les deux satellites naturels de Mars. À l’oc-
casion de ce 135e anniversaire, l’Agence spatiale européenne
publie cette vue en 3D (avec lunettes anaglyphes) de Phobos, acquise
par la sonde Mars Express. L’origine de cette lune de 27 kilomètres U n matériau ferroélectrique
contrôlé à température
ambiante pourrait offrir une
Deux types de molécules sont en
jeu : une molécule « donneuse »
(dérivée de naphtalène, de pyrène
de longueur n’est pas encore claire. Son spectre suggère une com- alternative plus performante aux ou de tétrathiafulvalène) transfère
position semblable à celle des météorites de type C, provenant des matériaux magnétiques utilisés des électrons à une molécule
marges de la ceinture d’astéroïdes. Mais les derniers survols par la dans les disques durs. Or une nou- «accepteuse» (diimide pyromelli-
sonde Mars Express ont permis de préciser sa densité : avec 1,85 gramme velle famille de matériaux ferro- tique). En contrôlant la façon dont
par centimètre cube, Phobos ressemble plutôt aux astéroïdes de électriques a été mise au point par ces molécules s’emboîtent, les phy-
classe D, des agrégats de roches liés par la gravité. La petite lune serait Alok Tayi et Alexander Shveyd, de sico-chimistes ont créé des struc-
ainsi un astéroïde capturé par Mars. Cependant, elle décrit une orbite l’Université Northwestern, aux tures supramoléculaires où tous les
très circulaire et dans le plan équatorial de Mars, alors que des lunes États-Unis, et leurs collègues. dipôles ont la même orientation et
capturées ont souvent des orbites excentriques et inclinées. Une explo- Actuellement, dans un disque dont la polarisation s’inverse dans
ration in situ permettrait de trancher; hélas, toutes les missions vers dur, chaque bit d’information est un champ électrique.
Phobos se sont soldées par un échec, le dernier en date étant celui de codé en appliquant un champ Réalisés à partir de compo-
Phobos-Grunt, en 2011. magnétique à un composé ferro- sants simples et peu coûteux, les
 Ph. R.-G.. magnétique, c’est-à-dire qui s’ai- dipôles s’organisent en longues
mante en présence d’un champ chaînes que l’on fait croître à l’envi
magnétique. Le champ oriente l’ai- sur divers supports. Des applica-
mantation selon deux directions tions sont envisagées dans divers
privilégiées, qui correspondent aux domaines tels que les capteurs ou
deux valeurs (0 ou 1) du bit. la photonique. Ces matériaux ayant
L’application d’un champ aussi de faibles propriétés magné-
magnétique exigeant de l’énergie, tiques, ils laissent espérer des maté-
les physico-chimistes tentent de riaux à la fois ferroélectriques et
remplacer les composés magné- ferromagnétiques, qui stockeraient
tiques par des matériaux ferro- quatre fois plus d’informations si
électriques qui, contrôlés via un ces propriétés étaient contrôlées
champ électrique, devraient être indépendamment.
© ESA /DLR/FU Berlin (G. Neukum)

moins énergivores. Constitués de Mais le Graal de ces matériaux


molécules formant des dipôles élec- est peut-être encore ailleurs,
triques parallèles, ces matériaux ont explique Éric Collet, de l’Institut
une polarisation électrique stable de physique de Rennes : le délai
qu’un champ électrique peut inver- d’établissement du champ limite
ser: ses deux orientations pourraient le contrôle des matériaux à un ou
coder un bit. deux milliards d’opérations par
Biologie animale Mais jusqu’à présent, de tels seconde. En adaptant le matériau

Les cris des gibbons matériaux ferroélectriques ne fonc-


tionnaient qu’à très basse tempé-
rature. Les matériaux de la nouvelle
ferroélectrique pour le contrôler
par de la lumière, on réaliserait
1000 fois plus d’opérations.

L es humains ne sont pas les seuls à avoir une voix qui monte vers
les aigus lorsqu’ils respirent de l’hélium. Hiroki Koda, de
l’Université de Kyoto, et ses collègues ont analysé le cri des
gibbons sous hélium et sous une atmosphère normale. Comme chez
l’homme, l’inhalation d’hélium modifie les résonances dans le sys-
famille sont en revanche contrô-
lables à température ambiante.
.  M.-N. C..
A. Tayi et al., Nature, vol. 488, pp. 485-489, 2012

tème vocal, la vitesse du son étant changée. L’énergie acoustique se


distribue dans les hautes fréquences, d’où une voix plus aiguë. Mais
A. Tayi et al., Nature, 2012

le son reste formé des mêmes fréquences (une fondamentale et des


harmoniques), ce qui confirme que la source (les cordes vocales) est
indépendante du filtre (le conduit vocal). En l’absence d’hélium, les
singes concentrent l’énergie acoustique sur la fréquence fondamen-
tale, à l’instar des chanteuses soprano. Le son résultant porte loin, un
atout dans les forêts denses où vivent les gibbons. La structure cristalline d’un des matériaux ferroélectriques réalisés,
 Guillaume Jacquemont. constitué d’un accepteur d’électrons à base de diimide pyromellitique
H. Koda et al., American Journal of Physical Anthropology, en ligne le 24 août 2012 (en bleu) et d’un donneur d’électrons dérivé du tétrathiafulvalène (en vert).

© Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012 Actualités [9


pls_420_p000000_actus_mm_0509bis.qxp 5/09/12 16:07 Page 10

A c t u a l i t é s

Neurobiologie Cosmologie

Alzheimer: un modèle naturel L’Univers n’est pas fractal


à grande échelle
A drian Palacios, à l’Université de Valparaíso au Chili, et ses col-
lègues chiliens, américains et français ont montré qu’un petit
rongeur, le dégu du Chili (Octodon degus), pourrait bien aider
la recherche : quatre animaux sur cinq développent naturellement
– avec l’âge et sans aucune modification génétique – une maladie L e modèle du Big Bang, qui
décrit l’évolution de l’Uni-
vers depuis une fraction
ment si on regarde d’assez près,
mais renvoient une impression
d’ensemble homogène quand on
d’Alzheimer et constitueraient donc de bons modèles d’étude de cette de seconde après sa naissance jus- prend du recul.
pathologie. Avec l’âge (entre 36 et 60 mois), des plaques séniles et qu’à aujourd’hui, repose sur deux M. Scrimgeour et ses collègues
des dégénérescences neurofibrillaires s’accumulent dans le cerveau hypothèses fondamentales : l’Uni- ont sélectionné 180000 galaxies du
du rongeur, selon des schémas temporel et spatial identiques à ceux vers est homogène et isotrope à catalogue établi par l’expérience
de l’homme. Et le déclin des capacités cognitives des dégus, en par- grande échelle. Le premier critère WiggleZ, conduite avec un téles-
ticulier une diminution de leur mémoire spatiale et de leur aptitude indique que les propriétés de cope anglo-australien. Ils ont étu-
à reconnaître des objets, est lié au développement des lésions et à l’Univers sont les mêmes d’un dié l’homogénéité de l’Univers tel
leur propagation. Les scientifiques ont également confirmé le dys- endroit de l’espace à un autre, tan- qu’il est aujourd’hui et tel qu’il était
fonctionnement des synapses et de leur plasticité, ainsi que la dimi- dis que le second stipule qu’elles à différentes époques passées. La
nution de la quantité de protéines postsynaptiques – avant la sont identiques dans toutes les méthode consiste à compter le
dégénérescence des neurones. Ils concluent que le dégu du Chili repré- directions. Morag Scrimgeour, du nombre de galaxies dans une sphère
sente un modèle idéal pour l’étude des étapes précoces de la mala- Centre international de recherche de volume donné (centrée sur une
die d’Alzheimer sporadique et le développement de thérapies. en radio-astronomie en Australie, galaxie), et à déterminer à partir de
.  Bénédicte Salthun-Lassalle. et ses collègues ont utilisé le cata- quel rayon ce nombre est propor-
A. O. Ardiles et al., PNAS, en ligne le 6 août 2012 logue de galaxies observées par tionnel au volume de la sphère
l’expérience WiggleZ pour vérifier (au cube du rayon, ou à une puis-
l’homogénéité de l’Univers aux sance non entière pour une théo-
grandes échelles. rie plus générale reposant sur un
L’homogénéité n’est en effet modèle fractal). Ils ont aussi uti-
pas vérifiée à toutes les échelles. lisé une simulation à N corps modé-
Nous observons des structures évi- lisant l’évolution de l’Univers et
dentes : galaxies, amas de galaxies la formation des grandes structures
ou superamas de galaxies. Cette pour valider leur méthode. Ces
organisation persiste-t-elle à toutes deux approches ont livré des résul-
© Shu
ttersto
les échelles, comme dans les objets tats équivalents : ils sont compa-
ck/Vish
nevskiy
Vasily fractals, ou une transition s’opère- tibles avec un Univers homogène
t-elle à très grande échelle vers un aux échelles comprises entre 350 et
Univers qui semble homogène ? 1400 millions d’années-lumière, ce
Linguistique Dans ce dernier cas, les structures qui conforte l’une des hypothèses

Le berceau indo-européen apparentes à petite échelle sont lis-


sées aux échelles plus grandes, de
la même façon que les pixels d’une
clefs de la théorie du Big Bang.
. Sean Bailly.
M. I. Scrimgeour et al., MNRAS,

L es langues indo-européennes forment une vaste famille, incluant image sont visibles individuelle- vol. 425(1), pp. 116-134, 2012
notamment les langues celtiques, germaniques, latines et indo-
iraniennes. Selon Remco Bouckaert, de l’Université d’Auck-
land en Nouvelle-Zélande, et ses collègues, elles seraient originaires
d’Anatolie, dans l’actuelle Turquie, et non du Nord de la mer cas-
pienne, en Russie, comme le stipulait une hypothèse concurrente.
NASA, ESA, N. Pirzkal (STScI/ESA) et l’équipe HUDF (STScI)

Les chercheurs ont analysé 103 langues indo-européennes en


adaptant des méthodes dites phylogéographiques, utilisées pour étu-
dier l’origine et la progression des épidémies virales. Ces méthodes
déterminent les relations de parenté entre les ADN viraux de diffé-
rentes régions – ici, entre des mots traduits dans les différentes langues –
et intègrent des critères géographiques sur les voies possibles de
dissémination. Les chercheurs ont ainsi reconstitué l’expansion des
langues indo-européennes. Les trajets mis en évidence concordent
avec l’expansion de l’agriculture, de sorte que les deux phénomènes
sont probablement liés. Les langues indo-européennes auraient pour
origine géographique l’Anatolie, il y a 9500 à 8000 ans.
 G. J.. Des centaines de galaxies, observées ici par Hubble, forment des amas et
R. Bouckaert et al., Science, vol. 337, pp. 957-960, 2012 des superamas, mais jusqu’à quelle échelle existe-t-il de telles structures ?

10] Actualités © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012


pls_420_p000000_actus_mm_0509bis.qxp 5/09/12 16:07 Page 11

A c t u a l i t é s

Nanotechnologies

Des nanoparticules d’or sculptées par l’ADN


Z idong Wang et ses collègues, de l’Uni-
versité de l’Illinois à Urbana-Champaign
et de l’Université de Pékin, ont montré
que de l’ADN peut contrôler la morphologie
de nanoparticules d’or. Dans une solution
nières présentent des formes et des rugosités
variables suivant la séquence d’ADN introduite.
Par exemple, si toutes les bases (parmi l’adé-
nine, la cytosine, la guanine et la thymine) de
la molécule d’ADN sont de la guanine, les nano-
la domination d’une base qui régit la forme des
nanoparticules même si elle est minoritaire.
Les mécanismes sous-jacents ne sont pas
bien élucidés, mais de telles nanoparticules
pourraient avoir des applications en biologie.
aqueuse, ils ont introduit des nanocristaux d’or particules d’or sont hexagonales, plates et lisses; L’ADN utilisé conservant sa capacité à s’hybri-
et de courts brins d’ADN de taille fixée, mais si toutes les bases sont de l’adénine, elles sont der avec des séquences d’ADN complémen-
de séquence variée. Selon leur composition, ces circulaires, plates et rugueuses. Avec deux types taires, les nanoparticules d’or pourraient
brins d’ADN se lient préférentiellement sur de bases, trois scénarios sont possibles : une notamment servir à détecter ou extraire des
certaines surfaces des nanocristaux. Quand, compétition, où la base majoritaire détermine séquences d’ADN particulières.
en présence de sels d’or, on fait croître les cris- la forme des nanoparticules ; une synergie, .  M. V..
taux jusqu’à former des nanoparticules, ces der- qui fait apparaître des formes inédites; ou bien Z. Wang et al., Angew. Chem. Int. Ed., vol. 51, pp. 1-6, 2012

200 nm 200 nm 200 nm 200 nm


Angew. Chem. Int. Ed., vol. 51, pp. 1-6, 2012

Des nanoparticules d’or synthétisées en présence d’ADN de séquences diverses (de gauche à droite: ADN constitué de 30 molécules d’adénine, de 30 molécules
de thymine, de 30 molécules de cytosine, de 20 molécules de guanine).

© Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012 Actualités [11


pls_420_p000000_actus_mm_0509bis.qxp 5/09/12 16:07 Page 12

A c t u a l i t é s

Paléontologie

L’os interpariétal retrouvé


Souris Singe

O n croyait l’os interpariétal, l’un des os


du toit crânien, disparu chez plusieurs
lignées de mammifères. Marcelo Sán-
chez, de l’Université de Zurich, et deux col-
lègues ont montré que ce n’est pas le cas : en
à reconnaître l’os interpariétal chez quelque
250 espèces de toutes les lignées de mammi-
fères. Cependant, ces chercheurs ont constaté
qu’il n’est clairement discernable qu’au stade
embryonnaire. C’est sans doute pourquoi
fait, cet os a seulement fusionné avec des os les anatomistes n’ont pu l’identifier chez les
voisins, les pariétaux. animaux de certaines lignées.
L’os interpariétal est placé entre les parié- M. Sánchez et ses collègues ont aussi
taux (les os latéraux de la voûte crânienne), découvert que l’os interpariétal résulte de la
mais aussi entre les frontaux et l’occiput supé- fusion de quatre éléments : une paire médiane Hérisson Chat
rieur. Il est présent non seulement chez les et une paire latérale d’os interpariétaux. Ces
humains, mais aussi chez les ongulés (cheval, os interpariétaux latéraux apparaissent donc
âne, etc.) et les mammifères carnivores (chat) comme une lointaine évolution des os tabu-
(voir la figure). Mais il paraissait absent chez laires des reptiles mammaliens préhistoriques,
les cochons, les monotrèmes, les tatous, cer- qui dérivent du mésoderme (un feuillet cel-
tains marsupiaux… Cela intriguait d’autant lulaire intermédiaire de l’embryon, entre l’ec-
plus que l’étude de la structure de l’os inter- toderme et l’endoderme), ce qui n’est pas le

Université de Zurich
pariétal des mammifères a révélé qu’il est com- cas des os de la paire médiane. Cela explique
posé de plusieurs tissus osseux dont les les origines évolutives mêlées des tissus
histoires évolutives sont différentes. osseux de l’os interpariétal. Dauphin Vache
Par une forme non invasive de microto- .  F. S.. L’os interpariétal (en bleu) chez quelques
mographie, l’équipe de M. Sánchez a réussi D. Koyabu et al., PNAS, en ligne le 13 août 2012 espèces de mammifères.

12] Actualités © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012


pls_420_p000000_actus_mm_0509bis.qxp 5/09/12 16:07 Page 13

A c t u a l i t é s

Neurosciences Biophysique

Apprendre en dormant L’aile optimale du criquet


D es associations entre des sons et des odeurs peuvent être apprises
en dormant, ont montré Anat Arzi, de l’Institut Weizmann en
Israël, et ses collègues. L’étude a consisté à soumettre des par-
ticipants à des odeurs plaisantes ou déplaisantes durant leur sommeil,
simultanément à des sons de diverses tonalités. Une odeur agréable
L es criquets pèlerins, Schisto-
cerca gregaria, migrent sur
plusieurs milliers de kilo-
mètres. Leurs ailes postérieures sont
soumises à rude épreuve et peu-
résistante aux fissures. Mais cela
réduit d’autant la flexibilité de l’aile
et augmente son poids. Quel est le
bon compromis ?
Pour le savoir, les chercheurs
entraîne chez les dormeurs une inhalation plus profonde qu’une odeur vent être endommagées par l’usure ont étudié la taille des cellules de
déplaisante. Quand on leur faisait entendre ensuite des sons seuls, ou les collisions. Elles sont consti- la membrane délimitées par les ner-
les participants respiraient plus profondément s’ils entendaient les tuées d’une membrane souple et vures. Pour une tension donnée, il
sons auparavant associés à des odeurs agréables. Cette réaction était peu résistante, de 1,7 à 3,7 micro- existe une longueur critique en deçà
observée tant pendant le sommeil qu’après le réveil: les dormeurs mètres d’épaisseur, et d’un réseau de laquelle une amorce de fissure
ont inconsciemment appris les relations entre sons et odeurs impo- de nervures qui renforcent l’aile. est bloquée par les nervures et reste
sées par les scientifiques durant le sommeil. L’expérience d’A. Arzi Jan-Henning Dirks et David Tay- limitée à la cellule. Si la taille des
montre ainsi que le cerveau est capable, durant cette phase incons- lor, du Centre de bio-ingénierie cellules est inférieure à cette lon-
ciente, d’acquérir de nouvelles informations. du Trinity College, en Irlande, ont gueur critique, les fissures qui y
.  Maurice Mashaal. montré que la distribution des apparaissent sont trop petites, si
A. Arzi et al., Nature Neuroscience, en ligne le 26 août 2012 nervures est optimisée pour empê- bien que l’aile résiste à la tension
cher la propagation de fissures correspondante. En considérant le
Astrophysique qui se créent dans la membrane, cas extrême – la force nécessaire
tout en limitant le poids des ailes. pour détruire la partie la plus fra-

Des étoiles qui fusionnent Les nervures transverses ren-


forcent la résistance de l’aile aux
gile de l’aile, la membrane –, les
chercheurs ont trouvé une longueur
critique de 1,132 millimètre. La plu-
déchirements. Elles limitent aussi

E n 2010, les astronomes avaient découvert dans l’amas stellaire


R136, au sein du Grand Nuage de Magellan (une galaxie voi-
sine de la nôtre), quatre étoiles plus massives que toutes celles
connues. La plus grosse atteint 265 masses solaires, bien plus que la
limite de 150 masses solaires autorisée par les mécanismes de for-
la propagation d’une fissure de la
membrane, qui pourrait s’agrandir
sous l’action d’une tension exer-
cée sur l’aile. Plus l’aile présente de
nervures transverses, plus elle est
part des cellules ne dépassant pas
1,0 à1,1 millimètre, l’aile du criquet
est proche de l’optimum.
.  S. B..
PloS ONE, vol. 7(8), e43411, 2012
mation classiques. L’un des scénarios possibles est celui de coales-
cence : ces étoiles résulteraient de la fusion de deux astres plus petits.
Sambaran Banerjee, de l’Université de Bonn, et ses collègues ont
apporté un argument en sa faveur. Ils ont reconstitué le comporte-
ment de l’amas R136 en simulant sur ordinateur l’évolution et les
interactions de plus de 170 000 étoiles. Ils ont montré que de nom-
breuses étoiles se rencontrent et fusionnent, et que si des astres
J.-H. Dirks, D. Taylor/PloS ONE

massifs similaires à ceux observés s’étaient formés en même temps


que les autres étoiles, ils auraient aujourd’hui perdu une grande par-
tie de leur masse, via l’émission de vents stellaires. Ces résultats accré- 10 mm
ditent le scénario de coalescence, mais sont à confirmer.
 G. J.. 1,132
S. Banerjee et al., Monthly Notices of the Royal Astronomical Society, à paraître, 2012 0,5 1,0 1,5 2,0 2,5
Taille maximale des cellules (en millimètres)

DERNIÈRE minute ...


DIX ESPÈCES DE PARASITES PAR POISSON l’extinction d’une espèce de poisson corallien des séquences d’ADN régulant l’expression des
Jean-Lou Justine (MNHN) et des collègues de plu- aurait un impact notable sur la biodiversité. gènes, grâce à l’analyse de 147 tissus différents
sieurs autres pays ont livré les résultats d’une de l’organisme. Finalement, bien que seuls
étude menée pendant huit ans dans le lagon néo- UN PANNEAU DE CONTRÔLE DANS LE GÉNOME deux pour cent du génome codent des protéines,
calédonien sur les poissons de récifs coralliens Ce qu’on prenait pour de l’ADN « poubelle » serait environ 80 pour cent de l’ADN seraient actifs.
et leurs parasites. Ils concluent notamment que en réalité un vaste panneau de contrôle, indique
pour quatre grandes familles de poissons, dix le projet ENCODE. Les chercheurs impliqués ont Retrouvez plus d’actualités
espèces de parasites en moyenne sont associées
à chaque espèce de poisson. Autrement dit,
étudié l’ADN non codant du génome humain et
ont identifié quatre millions d’« interrupteurs », fr www.pourlascience.fr
et toutes les références sur

© Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012 Actualités [13


pls_420_p000000_update_mm_28_08.qxp 3/09/12 18:36 Page 14

ON EN REPARLE
Retour sur des sujets déjà traités dans nos colonnes

 NOS ANCÊTRES CARNIVORES


 LE TERRIFIANT SUPERVOLCANISME ARCHÉEN

L ucy et son bébé Selam vivaient


dans un delta est-africain, où ces
australopithèques avaient un
mode de vie en partie arboricole, expli-
quait Kate Wong en 2007 (voir « Le bébé
L e volcanisme massif perturbe fortement l’atmosphère, expliquait Ilya Bin-
deman en 2006 (voir « Les ravages des supervolcans », Pour la Science, jan-
vier 2006, http://bit.ly/PLS346_Bindeman). Aujourd’hui, les mégaéruptions
sont rares, mais à l’Archéen, il y a 4 à 2,45 milliards d’années, le centre de la Terre
de Lucy », Pour la Science, février 2007, dégageait quatre fois plus de chaleur qu’aujourd’hui et elles étaient fréquentes.
http://bit.ly/PLS352_Wong). Sans doute C’est à partir de cette remarque que Pascal Philippot, de l’Institut de physique du
avaient-ils de ce fait un régime alimen- globe de Paris, et ses collègues ont élaboré une explication simple de l’existence
taire opportuniste mêlant fruits, racines, de dépôts épisodiques de sulfates à l’Archéen (Nature Geoscience, août 2012).
feuilles, charognes… Les sulfates (XSO4) sont produits dans la haute atmosphère par photolyse (réac-
tion aux ultraviolets) du dioxyde de soufre d’origine volcanique. Dans l’atmo-
Une molaire
d’un des premiers sphère anoxique archéenne, ils étaient toutefois immédiatement réduits en sulfures (XS),
humains. de sorte qu’en bonne logique chimique, il n’aurait pas dû y avoir de dépôts de sul-
fates dans les roches archéennes. Pourtant, à trois reprises – il y a 3,5, 3,4 et 3,2 mil-
liards d’années –, des sulfates s’y sont déposés. Pour expliquer cette anomalie, les
géochimistes ont proposé divers mécanismes compliqués, voire évoqué de brèves
José Braga et Didier Descouens

«oasis de vie», c’est-à-dire des apparitions brèves, massives et locales d’oxygène.


Par des analyses pétrographiques et isotopiques de carottes de sédiments préle-
vées dans des terrains sud-africains, australiens et indiens, l’équipe de P. Philippot
a pu établir que dans les roches sulfatées archéennes, les proportions de sulfates et
de sulfures sont les mêmes que celles produites aujourd’hui par photolyse quand
Avec des collègues français et sud-afri- de grands panaches volcaniques (tel celui du Pinatubo) atteignent la haute atmo-
cains, Vincent Balter, de l’École normale sphère, où ils sont bombardés d’ultraviolets. Cela suggère qu’à trois reprises, les super-
supérieure de Lyon, vient de le confirmer volcans archéens ont émis tant de dioxyde de soufre que le processus qui faisait
dans le cas des australopithèques sud- normalement disparaître les sulfates – leur réduction en sulfure au sein de l’atmo-
africains (Nature, 9 août 2012). Les cher- sphère anoxique archéenne – est devenu négligeable. Des sulfates ont alors préci-
cheurs ont mesuré les proportions de pité dans les océans, où ils se sont incorporés aux roches sédimentaires archéennes.
baryum, de strontium et de calcium dans
l’émail dentaire d’australopithèques ayant
vécu dans la région il y a plus de deux mil- lement 0,05 pour cent dans l’eau perce en
lions d’années, puis dans celui des premiers moins de deux minutes à 20 °C les mem-
humains et de leurs contemporains paran-  UN NOUVEAU BIOCIDE branes des staphylocoques dorés (intoxi-
thropes (genre éteint d’hominidés), il y a cations alimentaires), de Pseudomonas
quelque 1,5 million d’années. Baryum et
strontium sont en effet métabolisés par l’or-
ganisme comme le calcium, de sorte que les
carnivores en contiennent moins que les
herbivores, qui en ont moins que les végé-
L es maladies nosocomiales sont des
infections contractées à l’hôpital en
respirant ou absorbant les spores de
bactéries apportées par les autres patients,
rappelait Bernard Régnier en 2005 (voir
aeruginosa (diverses graves infections),
de Salmonella choleraesuis (salmonelloses),
de colibacilles (diarrhées), de Clostridium
difficile (inflammation du côlon) et même
du staphylocoque doré résistant à la
taux, qui eux-mêmes en sont moins riches «Les infections à l’hôpital», Pour la Science, méthicilline (Journal of Medical Microbio-
que le milieu où ils croissent. mai 2005, http://bit.ly/PLS331_Regnier). logy, 9 août 2012). Pour comparaison, les
Il ressort de ces mesures que, confor- L’équipe de Mathias Oulé, de l’Uni- solutions à base d’eau oxygénée (vola-
mément à ce que l’on pensait, le régime versité de Saint Boniface, à Winnipeg tile) communément utilisées sont à 3 pour
alimentaire des australopithèques sud-afri- au Canada, vient de tester un biocide cent et celles d’alcool (très volatil) à
cains était aussi sans doute omnivore oppor- commercial de la famille de la guanidine 70 pour cent. Inodore, incolore, non
tuniste, tandis que leurs descendants se sont nommé Akwaton et produit par la Société corrosif et non toxique, ce biocide a
spécialisés. Ainsi, alors que les paranthropes Fosfaton Akwaton International (à Winni- déjà été largement utilisé dans l’indus-
étaient clairement herbivores, les premiers peg). Les chercheurs affirment que ce trie agroalimentaire et… pour élaborer
humains étaient beaucoup plus carnivores, composé cristallin obtenu par oxydation des bains de bouche. Il devrait mainte-
probablement parce qu’en plus de charo- de la guanine – une base azotée que nant se mettre au service de la lutte contre
gner, ils chassaient déjà à l’aide de leurs l’on rencontre notamment dans l’ADN les maladies nosocomiales.
outils de pierre. sous forme de nucléotide – dilué à seu- .François Savatier.

14] On en reparle © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012


1P_gmf.indd 1 04/09/12 13:10
pls_420_p000000_opinions_FP_.qxp 4/09/12 16:30 Page 16

OPINIONS
POINT DE VUE

L’imagerie cérébrale au tribunal ?


L’imagerie anatomique est fiable, alors que l’imagerie fonctionnelle ne répond pas (encore)
aux exigences requises par la justice. Les recherches doivent se poursuivre, et les juristes
être formés au « neurodroit » – l’usage des sciences du cerveau dans les prétoires.
Olivier OULLIER

L
e 17 février 2008 vers minuit, bénéficié d’informations relatives à sa psy- cales ou de recherche scientifique, ou dans
Jonathan Donahue entre dans chopathie, présentée comme incurable, ont le cadre d’expertises judiciaires. » Cette dis-
un fast-food armé d’un pistolet tendance à diminuer la peine en comparai- position légale est une première mondiale.
semi-automatique. Face au refus son de ceux qui n’en ont pas eu connaissance. La loi ouvre ainsi la porte au recours à l’ima-
du gérant de lui remettre l’argent de la caisse, Divers travaux scientifiques ont mis en gerie cérébrale dans les tribunaux.
J. Donahue le force à se mettre à genoux, évidence l’influence de la présentation de Cette décision encourage à connecter
puis le frappe violemment à la tête avec résultats d’imagerie cérébrale sur les dif- deux niveaux liés, mais distincts : le neuro-
son arme avant de s’enfuir sans argent. férents acteurs du procès ou encore la fluc- biologique et le comportement. Toutefois, il
Arrêté, il reconnaît l’agression du gérant, tuation des décisions de juges en fonction existe une difficulté de taille : il n’y a pas de
resté 20 jours dans le coma, et souffrant de l’heure de la journée. Ces nouveaux tra- relation directe entre une aire cérébrale et
désormais de troubles cognitifs et moteurs. vaux s’inscrivent dans un champ pluridis- un comportement (anti)social. La complexité
Au cours du procès, une expertise psychia- ciplinaire en plein essor : le neurodroit, structurelle et fonctionnelle du cerveau ainsi
trique conclut que J. Donahue est psycho- néologisme désignant les travaux de que l’interdépendance de la neurobiologie et
pathe et précise la composante génétique recherche et de réflexion en psychiatrie, des facteurs contextuels présents et pas-
et cérébrale de cette pathologie. sés sont trop importantes pour
Un procès sert à mettre au jour
la vérité judiciaire. Pour ce faire, les
TOUTE INTERDICTION NOUS PRIVERAIT qu’une telle relation linéaire existe.
En 2012, plusieurs institutions
propos des témoins, des accusés peut-être d’outils permettant publiques françaises ont travaillé
comme des experts sont évalués par de mieux rendre la justice sur l’utilisation des neurosciences
des êtres humains qui écoutent l’ex- dans quelques années. hors des laboratoires, notamment le
position de faits et d’éléments contra- Comité consultatif national d’éthique
dictoires dont certains sont issus de travaux neurosciences, pharmacologie, psycholo- (CCNE), l’Office parlementaire des choix scien-
scientifiques et médicaux. La psychopathie gie, philosophie et droit sur l’utilisation des tifiques et technologiques (OPECST) et, plus
de l’accusé constitue-t-elle un facteur à sciences du cerveau dans le cadre légal. récemment, le Centre d’analyse stratégique
charge, car l’individu représente un danger Les neurosciences cognitives et sociales, (CAS). Les faits sont là : les données d’ima-
pour la société ? Ou à décharge, car il n’est qui ont connu un formidable développement gerie cérébrale peuvent être produites devant
peut-être pas responsable de ses actes ? depuis les débuts de l’imagerie par résonance un tribunal dans de nombreux pays. Et très
Dans le cadre d’une vaste expérience réa- magnétique fonctionnelle (IRMf) il y a plus de récemment, en Italie, une peine pour meurtre
lisée par des chercheurs en psychologie, droit 20 ans, informent chaque jour un peu plus a été réduite après que la défense a pro-
et philosophie de l’Université de Salt Lake les scientifiques, les médecins, voire les duit des informations cérébrales et géné-
City, dans l’Utah, près de 200 juges améri- juristes, sur le comportement humain. Ces tiques censées indiquer que l’accusée
cains ont dû statuer sur le cas J. Donahue travaux et les techniques d’imagerie céré- souffrait de troubles mentaux.
(fictif, mais inspiré de faits réels). Rendus brale ont-ils leur place dans les prétoires ? Des voix suggèrent que le recours à l’ima-
publics en août dernier dans la revue Science, Pour le législateur français, la réponse est gerie cérébrale permis par la loi ne soit fait
les résultats montrent que les éléments neu- positive. L’article 45 de la loi (révisée) de bioé- qu’à décharge dans le cadre d’un procès.
robiologiques présentés changent la per- thique promulguée le 7 juillet 2011 précise : Mais cela fait-il sens de considérer l’image-
ception que l’on a de la responsabilité et de « Les techniques d’imagerie cérébrale ne rie cérébrale fonctionnelle comme fiable uni-
la dangerosité de l’accusé. Les juges qui ont peuvent être employées qu’à des fins médi- quement pour une utilisation à décharge ?

16] Point de vue © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012


pls_420_p000000_opinions_FP_.qxp 4/09/12 16:30 Page 17

Opinions

La réponse est non. Soit la technique est rait la recherche et nous priverait peut- cées et des limites des recherches et tech-
fiable dans tous les cas de figure, soit elle ne être d’outils permettant de mieux rendre niques de psychologie et de neurosciences
l’est pas. Mais, en l’état actuel des connais- la justice dans quelques années. cognitives et sociales, qu’il s’agisse des ques-
sances théoriques et techniques, l’image- Aujourd’hui, il semble prudent de repous- tions de responsabilité ou des facteurs
rie fonctionnelle ne répond pas aux ser l’utilisation de l’imagerie cérébrale influençant les décisions dans les tribunaux.
indispensables exigences de fiabilité requises fonctionnelle pour l’expertise judiciaire par Aujourd’hui, le neurodroit divise. Pour
dans une procédure légale. un moratoire sur cet aspect de la loi, accom- les partisans, comme pour les opposants
Dès lors, faut-il bannir l’imagerie céré- pagné d’une évaluation périodique de l’état farouches, prudence et mesure doivent res-
brale des tribunaux comme d’autres le sou- des connaissances. Ce qui, bien sûr, ne remet ter les maîtres-mots. L’avenir d’un très grand
haitent ? Je pense que non. Tout d’abord pas en cause l’apport précieux de l’image- nombre d’individus et des changements
parce la loi ne différencie pas l’imagerie céré- rie cérébrale anatomique et fonctionnelle sociétaux profonds risquent fort de dépendre
brale anatomique (ou lésionnelle) de la fonc- pour la recherche scientifique et médicale. des avancées dans ces disciplines et ce
tionnelle. Or l’imagerie lésionnelle est un Le droit ne peut donc plus ignorer les élé- plus tôt que nous le pensons. I
outil fiable qui peut se révéler indispensable ments neurobiologiques qui participent au
dans certaines expertises psychiatriques, comportement humain, celui des prévenus, Olivier OULLIER, professeur à Aix-Marseille
telle la traumatologie. Quant à l’imagerie mais aussi celui des acteurs du procès. Il est Université (UMR7290), est le vice-président
cérébrale fonctionnelle, à l’heure où l’ex- donc nécessaire de poursuivre les recherches du Global Agenda Council on Neuroscience
and Behavior du Forum économique mondial.
pertise psychiatrique dans les tribunaux, scientifiques et médicales, mais aussi de
bien qu’indispensable, connaît une crise développer des formations pour que les juges, Réagissez en direct
sans précédent, toute interdiction freine- avocats et procureurs soient au fait des avan- fr àwww.pourlascience.fr
cet article sur

DÉVELOPPEMENT DURABLE

L’eau comptabilisée à l’échelle européenne


Pour évaluer l’état des écosystèmes aquatiques européens, on a comptabilisé
les ressources en eau sur tout le continent et mis en place un outil commun.
Philippe CROUZET

C
omment mesurer l’état de l’en- L’Agence européenne pour l’environne- qu’ils soient continentaux ou côtiers. Les
vironnement et la durabilité ment (AEE), à Copenhague, au Danemark, stocks sont les lacs, les réservoirs artifi-
de son exploitation ? Princi- a appliqué cette méthode à l’échelle euro- ciels, les glaciers, les nappes phréatiques...
palement théorisée par l’INSEE péenne pour permettre à la Commission Les flux sont la pluie, l’évaporation, la
dans les années 1980, la comptabilité de d’évaluer et d’améliorer les politiques envi- consommation humaine, les cours d’eau
l’environnement vise à quantifier certains ronnementales. L’analyse a d’abord porté (souterrains ou en surface)... La mer est à
paramètres environnementaux, telles les sur l’occupation des terres en 2007, puis sur la fois source et réceptacle, mais son
ressources naturelles, considérées comme le cycle du carbone en 2012. Aujourd’hui, stock n’est pas comptabilisé.
un capital à préserver. Elle s’inspire de la elle est effectuée sur les services fournis Les flux d’eau et d’argent présentent des
comptabilité classique : entre une date de par les écosystèmes (alimentation en nour- différences notables. On peut épargner l’eau,
départ et une date de clôture, un stock riture, en eau...). mais on ne peut ni l’emprunter ni la transfé-
est modifié par des flux et aboutit à un nou- Cette analyse doit notamment fournir rer sans tuyaux ; en d’autres termes, à un
veau stock. Elle a été adoptée par l’ONU sous les éléments nécessaires à l’évaluation instant donné, on ne peut pas irriguer avec
le nom de SEEA (pour System of Environ- de la directive cadre sur l’eau. Émise en l’eau du mois suivant ou avec celle d’un
mental-Economic Accounts, ou Système l’an 2000, cette directive européenne bassin lointain. L’ AEE a alors révisé les échelles
de comptabilité économique et environ- vise à réglementer l’utilisation de l’eau pour géographiques et temporelles considérées
nementale). préserver les écosystèmes aquatiques, pour les comptes de l’eau. Ainsi, elle a construit

© Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012 Développement durable [17


pls_420_p000000_opinions_FP_.qxp 4/09/12 16:30 Page 18

Opinions

un référentiel hydrographique, qui réperto- rieurs à nos estimations. Les systèmes de


rie les bassins (divisés en unités élémen- collecte d’information doivent donc subir d’im-
taires), les rivières et les lacs dans toute portantes révisions – à l’exception de ceux
l’Europe. Ce référentiel, nommé ECRINS, est des grandes villes, plus fiables, bien que leurs
disponible gratuitement sur le site de l’AEE et données soient peu accessibles.
permet des calculs de bilans hydrographiques. Ces insuffisances compliquent l’évalua-
On trace ainsi les consommateurs et les quan- tion des politiques gouvernementales. Cepen-
tités d’eau consommées. Sur le plan tempo- dant, des enseignements peuvent déjà être
rel, l’échelle de référence choisie pour le calcul tirés. Ainsi, les précipitations représentent
des flux est le mois. Ce réajustement
des échelles devrait permettre de sur- NOS MODÈLES MÉTÉOROLOGIQUES
monter les erreurs décelées dans cer-
tains comptes de l’eau, effectués par
surestiment systématiquement
pays et par année. l’évaporation, d’environ six pour cent
Faire un bilan comptable néces- en moyenne.
site d’harmoniser des données de
différentes natures (pluie, débits, prélè- un apport d’eau moyen de 750 millimètres
vements...), fournies par des organismes par an (un millimètre équivaut à un litre d’eau
variés (météo, services hydrographiques, par mètre carré), soit 24000kilomètres cubes
agences de l’eau...). Dans la plupart des cas, d’eau pour les huit années et le territoire éva-
on s’en sert pour calculer les écoulements lués. Plus des deux tiers retournent dans l’at-
dans les cours d’eau, qu’on prend comme mosphère par évapotranspiration (terme qui
références pour décrire les systèmes hydro- regroupe l’évaporation et la transpiration des
graphiques de façon quantitative. En effet, plantes). En comparant les écoulements de
ils intègrent les contributions de tous les surface mesurés et les données fournies par
processus du cycle de l’eau : la pluie, l’éva- nos modèles météorologiques, nous avons
poration, la fonte des neiges, le stockage montré que ces derniers surestiment sys-
dans des lacs artificiels ou naturels, les pré- tématiquement l’évaporation, d’environ six
lèvements (pour l’agriculture, l’eau potable...), pour cent en moyenne, conduisant à une
les rejets (égouts...), etc. sous-estimation de la quantité d’eau dispo-
On a ainsi réuni plus de 80 millions de nible de 45 millimètres par an. Cette erreur
débits journaliers, grâce auxquels on a recons- confirme la nécessité de prendre l’écoule-
titué les débits mensuels en des milliers de ment mesuré comme référence.
points pour les huit dernières années. Ces En outre, on dispose désormais d’un ins-
points sont situés à divers endroits de cours trument harmonisé – même si les don-
d’eau dits principaux (ceux dans lesquels se nées restent à compléter –, commun à toute
déversent les affluents), qui s’étendent sur l’Europe. On peut décrire précisément la
plus de 750 000 kilomètres et dans les- demande en eau et en tirer des leçons, tout
quels s’écoule l’eau issue de bassins versants en prenant en compte les besoins de l’éco-
couvrant plus de quatre millions de kilomètres système : effectue-t-on trop de prélèvements
carrés. Les valeurs ont ensuite été extrapo- par rapport à la ressource ? Faut-il restreindre
lées sur la totalité du réseau hydrographique. la consommation lors des saisons sèches ?
Toutefois, de nombreuses données man- Doit-on construire des réservoirs supplé-
quent encore pour certains pays d’Europe mentaires, au risque de nuire à l’environne-
– elles devraient être obtenues dans les ment ? Etc. Pour y répondre, les experts
années à venir. On manque aussi d’informa- pourront se pencher sur les données col-
tion sur l’utilisation de l’eau par certains sec- lectées, qui seront publiées fin 2012. I
teurs, telles l’agriculture et l’industrie, souvent
insuffisamment incitées à fournir ces don-
Philippe CROUZET travaille pour le programme
nées. Ainsi, les volumes d’eau consommés Systèmes naturels et vulnérabilités,
par le refroidissement des appareils indus- à l’Agence européenne pour
triels et l’irrigation pourraient être très supé- l’environnement (AEE ; www.eea.europa.eu/fr).

18] Développement durable © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012


dunod2.indd 1 04/09/12 13:12
Soif de
e
connaissances Plus d
scientifiques ? 25%
ction
!
du
de ré

Abonnez-vous 1 an à

1 an ■ 12 numéros

56 € seulement !
(au lieu de 74,90 €)


BULLETIN D’ABONNEMENT
à retourner accompagné de votre règlement à : Service Abonnements • Pour la Science • 8, rue Férou • 75278 Paris Cedex 06

❑ Oui, je m’abonne et reçois 12 numéros de Pour la Science pendant 1 an au prix de 56 €* (au lieu de 74,90 €, prix de vente
au numéro) . Je bénéficie également de leur version numérique sur www.pourlascience.fr
* Tarif valable uniquement en France métropolitaine et France d’Outre-Mer. Pour l’étranger, participation aux frais de port à ajouter au prix de l’abonnement : Europe 12 € - autres pays 25 €.

❑ Je préfère m’abonner uniquement à la version numérique de Pour la Science pendant 1 an au prix de 45 €


(au lieu de 62,40 €, prix de vente en ligne par numéro) , soit 12 numéros consultables et téléchargeables en créant mon compte
PLS420 • Offre réservée aux nouveaux abonnés, valable jusqu’au 31.10.2012

sur www.pourlascience.fr.

Mon e-mail (à remplir en majuscule – Obligatoire pour activer mon abonnement numérique)
@
À réception de ce bulletin, comptez un délai de 4 semaines maximum pour recevoir votre numéro d’abonné. Passé ce délai, merci de contacter le service abonnements à [email protected]

J’indique mes coordonnées : Je choisis mon mode de règlement :


Nom : ❑ Par chèque à l’ordre de Pour la Science
Prénom : ❑ Par carte bancaire
Adresse : Numéro de carte

Date d’expiration Signature obligatoire


CP : Ville : Clé
(les 3 chiffres au dos de votre CB)
Pays : Tél. (facultatif) :

En application de l’article 27 de la loi du 6 janvier 1978, les informations ci-dessus sont indispensables au traitement de votre commande. Elles peuvent donner lieu à l’exercice du droit d’accès
et de rectification auprès du groupe Pour la Science. Par notre intermédiaire, vous pouvez être amené à recevoir des propositions d’organismes partenaires. En cas de refus de votre part, merci de cocher cette case ❑.

abo_pls_420.indd 1 04/09/12 17:08


Opinions

VRAI OU FAUX

Les Mac résistent-ils mieux


aux virus que les PC ?
Non, ou à peine mieux. Les Mac étaient moins victimes de virus,

ock
car leur nombre assez faible en faisait des cibles moins intéressantes

rst
tte
hu
n /S
pour les pirates informatiques, mais la situation commence à changer...

y ju
nn
Su

Jean-Yves Marion

R
écemment, plusieurs virus ont malveillant pouvait alors s’infiltrer dans aussi le cas des systèmes industriels, qui
attaqué les Mac. Le virus Flash- l’ordinateur et dicter ses instructions. sont connectés aux réseaux informatiques
back, démasqué en mars de Les Mac sont-ils moins vulnérables face et pilotés par des programmes. Ainsi, le virus
cette année, aurait contaminé à ces deux méthodes ? Leurs utilisateurs Stuxnet s’est attaqué aux centrifugeuses
environ 600 000 de ces ordinateurs. Dès risquent moins de cliquer sur des liens frau- des centrales nucléaires iraniennes.
lors, on s’interroge : les Mac sont-ils aussi duleux, car ils passent le plus souvent par La rareté des virus pour Mac résulte donc
résistants aux virus qu’on le dit parfois ? l’Appstore (une plateforme de télécharge- plus de raisons économiques – les Mac étant
On désigne souvent les programmes ment contrôlée par Apple), mais le risque environ 13 fois moins nombreux que les PC
malveillants (cheval de Troie, vers...) par le n’est pas nul. Quant à la seconde méthode, en 2012, les virus rapportent moins – que
terme générique de virus. Les virus infectent l’exploitation des failles, il est difficile de se d’une solidité informatique intrinsèque. Les
les ordinateurs à des fins variées : voler des prononcer. À l’origine, Mac OS, le système Mac sont peut-être un peu plus résistants,
informations, envoyer des spams, récolter d’exploitation des Mac, a été élaboré à partir notamment grâce à leur système d’exploita-
de l’argent par des mécanismes divers... d’un système Unix, qui contient a priori moins tion fondé sur Unix. Toutefois, si elle existe,
Ainsi, Flashback envoie les internautes vers de failles que les autres : en effet, c’est un cette supériorité est faible et ne résistera pas
des sites « pirates », dont les propriétaires logiciel libre (son programme est public), longtemps lorsque les enjeux économiques
paient 0,65 centime d’euro aux concepteurs de sorte qu’il est en permanence analysé et justifieront des attaques massives. C’est ce qui
du virus chaque fois qu’un internaute arrive corrigé par une vaste communauté d’utilisa- commence à se produire. Selon l’entreprise de
sur leur site. De tels virus ont donc intérêt à teurs. Cependant, depuis, Mac OS a évolué sécurité informatique Symantec, Flashback
contaminer le plus d’ordinateurs possible. de façon notable et plus ou moins opaque, aurait rapporté plus de 8 000 euros par jour
Pour infecter un système informatique perdant probablement cet avantage, tandis à ses concepteurs !
(navigateur Internet, système d’exploita- que la sécurité de Windows a progressé. Un moyen simple de limiter les risques
tion...), un virus utilise deux méthodes, d’infection est d’avoir un comportement « rai-
souvent combinées. La première consiste sonnable » sur Internet. Un antivirus est-il
à inciter l’internaute à cliquer sur un fichier
Pas de système infaillible utile ? Un PC sans antivirus est vite envahi par
contenant un programme caché, qui s’exé- Plus généralement, il est impossible de les codes malveillants. Ce n’est pas le cas des
cute alors. Le fichier peut être un lien Internet garantir qu’un programme n’a pas de faille Mac pour l’instant, mais, nous l’avons vu, c’est
(prétendument destiné à télécharger une et Fred Cohen, de l’Université de Californie, a surtout en raison d’un relatif désintérêt des
mise à jour, par exemple), une image, un montré dans les années 1980 qu’il ne peut concepteurs de virus. Si les Mac acquièrent
document PDF ou Word... exister d’antivirus infaillible. Ces résultats des parts de marché comparables aux PC, les
La seconde méthode exploite les failles sont liés à l’indécidabilité algorithmique, antivirus deviendront nécessaires... ■
– ou bugs – d’un logiciel. L’utilisateur est découverte par le père de l’informatique, Alan
vulnérable dès qu’il est connecté à Internet. Turing, qui aurait eu 100 ans en 2012. Dès Jean-Yves MARION dirige le Laboratoire
de haute sécurité (LHS) et est codirecteur
Par exemple, une faille de Word, aujourd’hui lors, tous les systèmes informatiques sont du Laboratoire lorrain de recherche
corrigée, « ouvrait une porte » lorsque le vulnérables : les ordinateurs, les tablettes, en informatique et ses applications (LORIA),
logiciel chargeait des polices ; un programme les smartphones, les imprimantes... C’est à l’Université de Nancy.

© Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012 Opinions [21

pls_420_p000_000_vrai_ou_faux.indd 21 04/09/12 16:37


pls_420_p000000_trousnoirs_mm_22_08.qxp 31/08/12 18:48 Page 22
p ( )

Astrophysique

Les bienfaits
des trous noirs Caleb Scharf

Le monstre supermassif qui engloutit de la matière


au centre de la Voie lactée a peut-être joué
un rôle clef dans l’apparition de conditions propices
à la vie dans notre région de la Galaxie.
pls_420_p000000_trousnoirs_mm_22_08.qxp 31/08/12 18:48 Page 23

D ans quelle mesure l’apparition de


la vie sur notre planète est-elle
liée à l’état actuel et à l’évolution
passée de ce vaste agencement d’étoiles
qu’est notre Galaxie ? De nombreux phé-
intense de matière à une phase de disette,
où il n’a rien à engloutir, et inversement.
Le trou noir supermassif au centre de la
Voie lactée est aujourd’hui au repos, mais
on sait désormais qu’il se réveille de temps
nomènes cosmiques sont susceptibles d’in- en temps. Son cycle serait corrélé à l’évo-
fluer sur l’existence de la vie, mais certains lution globale de la Galaxie. L’histoire du
comptent un peu plus que d’autres. Les trou noir central éclaire également celle
trous noirs supermassifs – des monstres du Système solaire et des conditions pro-
de millions, voire de milliards de masses pices à la vie qui y règnent.
solaires tapis au cœur de certaines L’étude des grands relevés de galaxies
galaxies – en font partie. Aucun autre objet indique que le cycle d’activité d’un trou
dans l’Univers ne convertit avec autant noir supermassif est lié au profil de popu-
d’efficacité la matière en énergie. Aucun lation stellaire de la galaxie qui l’abrite. L’ E S S E N T I E L
n’est capable d’expulser de la matière à Les processus qui alimentent en matière
une vitesse proche de celle de la lumière, le trou noir central influent vraisembla- I Les trous noirs
sur des dizaines de milliers d’années- blement sur le type d’étoiles qui peu- supermassifs situés
lumière. Et aucun n’engloutit avec autant plent la galaxie, et l’énergie dégagée par au cœur des galaxies
de voracité la matière environnante, dans un trou noir durant son pic d’activité sti- ne font pas qu’engloutir
de ponctuels, mais pantagruéliques repas, mule l’évolution du contenu en étoiles la matière environnante.
plutôt que par un grignotage continu. de la galaxie. La population d’étoiles est Ils rayonnent aussi
Le gaz qui tombe sur un trou noir n’a un indicateur clef pour déterminer la une grande énergie
pas une fin tranquille. Il tourne en spirale nature d’un système galactique. Les étoi- et expulsent de la matière
à très haute vitesse en s’approchant de l’ho- les peuvent être plus ou moins rouges ou à vitesse très élevée.
rizon des événements du trou noir (la fron- bleues. Les étoiles bleues sont les étoiles
tière en deçà de laquelle même la lumière les plus massives ; elles consomment leur I L’activité d’un trou noir
ne peut échapper à l’attraction gravitation- combustible nucléaire à un rythme effréné central a une influence
nelle de l’astre), et décrit des boucles hyper- dans une débauche d’énergie et meurent directe sur sa galaxie
rapides si le trou noir est lui-même en après quelques millions d’années seule- hôte. L’énergie libérée
rotation. Lorsque le matériau qui tour- ment. Les étoiles rouges, à l’inverse, sont agit sur la formation
noie rencontre autre chose en chemin, la plus petites, moins lumineuses, et vivent stellaire et régule
collision libère une énorme énergie cinéti- au bas mot plusieurs milliards d’années. ainsi le vieillissement
que, convertie en particules accélérées et de la population d’étoiles.
en rayonnement énergétique. S’ils sont
engendrés bien avant l’horizon des évé-
Trou noir et vieilles I La Voie lactée abrite

nements, ces particules et ces photons peu- étoiles un trou noir de quatre
millions de masses
vent échapper au trou noir et déferlent alors Si on additionne la lumière issue de tou- solaires, assez actif
dans l’Univers. C’est un peu comme le bruit tes les étoiles d’une galaxie, la couleur glo- pour modérer la formation
d’une baignoire qui se vide: une partie de bale tend soit vers le rouge, soit vers le d’étoiles, mais pas assez
l’énergie cinétique de rotation de l’eau bleu. Les galaxies rouges sont générale- pour l’étouffer
qui s’engouffre dans la bonde est conver- ment des galaxies elliptiques, vieilles et complètement. Un juste
tie en ondes sonores à cause des frottements. massives, tandis que les galaxies plus milieu sans lequel la vie
Ces ondes sonores, plus rapides que l’eau, bleues sont souvent des galaxies spira- n’aurait probablement
s’échappent. Dans le cas d’un trou noir, les, plus actives et plus modestes. Entre pas pu se développer.
l’énergie expulsée au cours de ces festins ces deux extrêmes, il existe une plage de
de gaz peut avoir des effets à l’échelle de transition, regroupant peut-être les galaxies
la galaxie tout entière. dont les étoiles jeunes et bleues meurent
Les astronomes qualifient de « cycle et ne sont plus remplacées, entraînant ainsi
d’activité » l’enchaînement des périodes un rougissement général de la population
d’activité et des plages de repos d’un stellaire. De façon un peu ironique, les
trou noir, par analogie avec les cycles d’une astronomes nomment cette zone intermé-
machine à laver. La durée du cycle d’ac- diaire la « vallée verte ».
tivité d’un trou noir décrit la vitesse à Durant le dernier milliard d’années,
laquelle il passe d’une phase d’accrétion ce sont les trous noirs centraux des plus
grandes galaxies spirales de la vallée
Illustrations de Vault 49

verte qui ont eu les cycles d’activité les


1. LA MATIÈRE QUI TOMBE en tourbillonnant
sur un trou noir supermassif rayonne de façon plus intenses. Dans ces galaxies se trou-
intense. Une partie est expulsée à très grande vent les trous noirs géants qui grossis-
vitesse dans la galaxie. sent et rayonnent de la façon la plus

© Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012 Astrophysique [23


pls_420_p000000_trousnoirs_mm_22_08.qxp 31/08/12 18:48 Page 24

régulière dans l’Univers actuel. La popu- mer les flammes. Les effets gravitationnels En 2010, une équipe de l’Université
lation d’étoiles de chacune d’elles est et les ondes de pression dus à cette galaxie Harvard a annoncé la découverte d’une
de l’ordre de 100 milliards de masses naine incidente peuvent aussi atténuer ou structure ténue, mais gigantesque, dans le
solaires. Dans une telle galaxie, il y a réprimer la formation stellaire ailleurs dans rayonnement gamma provenant de l’in-
beaucoup plus de chances d’apercevoir le reste de la galaxie. Ces phénomènes pour- térieur de la galaxie. Cette structure res-
les signes d’un trou noir en train d’en- raient expliquer pourquoi l’activité d’un semble à deux énormes bulles prenant
gloutir de la matière que dans tout autre trou noir supermassif est grossièrement cor- naissance au cœur de la Voie lactée et
type de galaxie. Une sur dix environ rélée avec l’âge des étoiles de sa galaxie s’étendant sur 25 000 années-lumière de
abrite un trou noir supermassif actif. En hôte, donc avec la couleur de celle-ci. part et d’autre du disque galactique. Ces
termes statistiques, ces trous noirs s’al- Or les astronomes se sont récemment bulles sont sans doute le reliquat de l’éjec-
lument et s’éteignent en permanence. rendu compte que la Voie lactée est elle- tion de matière par le trou noir central il
Le lien entre le fait qu’une galaxie soit même une de ces grandes galaxies de la y a moins de 100000 ans, lors d’un épisode
située dans la vallée verte et le compor- vallée verte. Cela suggère que le trou d’intense activité et de croissance.
tement de son trou noir central est une noir central devrait avoir un cycle d’acti- Les indices s’accumulent et livrent
énigme. La vallée verte est une zone de vité rapide, ce qui est une surprise. En effet, un tableau cohérent de notre environne-
transition, et la plupart des galaxies sont le trou noir de notre Galaxie ne semble pas ment galactique. Si la Voie lactée obéit aux
plutôt rouges ou plutôt bleues. Une galaxie particulièrement actif. Invisible, il trahit mêmes règles que celles constatées dans
qui se trouve dans la vallée verte est en surtout sa présence par son attraction gra- des dizaines de milliers d’autres galaxies,
elle doit abriter un trou noir qui s’active
régulièrement. Ce n’est peut-être pas le
DANS LA VALLÉE VERTE, UNE GALAXIE SUR DIX plus gros, ni celui qui dégage le plus d’éner-
environ abrite un trou noir supermassif en activité. gie quand il engloutit de la matière, mais
Il ferait évoluer la galaxie du bleu vers le rouge. c’est un objet actif, une tempête à notre
porte. Cette machine gravitationnelle peut
train de changer ; il se peut que les étoi- vitationnelle, qui influe sur l’orbite des se rallumer à tout moment.
les cessent de s’y former. Les trous noirs étoiles du noyau galactique. L’analyse de La Voie lactée et son trou noir central
supermassifs peuvent avoir cet effet dans leurs trajectoires suggère que le trou noir semblent avoir dans l’Univers actuel un
d’autres environnements, tels les amas de central de la Voie lactée ne ferait que statut à part, qui indique un lien possible
galaxies et les grandes galaxies jeunes. Ils quatre millions de masses solaires. Un fre- entre l’environnement cosmique et l’appa-
pourraient faire évoluer les galaxies du luquet. Et pourtant, à en croire les obser- rition de la vie. Les conditions nécessai-
bleu vers le rouge, en passant par la val- vations des autres galaxies, ce devrait être res à la vie dans l’Univers font l’objet
lée verte. À moins que ce ne soient les fac- l’un des plus actifs. d’un débat philosophique. Selon les par-
teurs responsables de la transformation Nous sommes bien sûr tentés d’afficher tisans du « principe anthropique », notre
d’une galaxie qui aient aussi pour effet un certain scepticisme: rien ne nous avait existence impose que l’Univers respecte
d’alimenter le trou noir en matière. jusqu’ici laissé penser que notre Galaxie certaines conditions propices à la vie, puis-
En étudiant les galaxies spirales voi- accueillait un trou noir supermassif parti- que nous sommes là. Cela nous place dans
sines, les astronomes ont en effet trouvé culièrement affamé. Mais peut-être que tout une position privilégiée: il suffirait que cer-
des signes indiquant que les trous noirs les cela n’est qu’un « hasard du calendrier », taines lois fondamentales ou certaines
plus actifs ont influé sur leurs galaxies hôtes l’échelle de temps humaine étant très brève constantes de la physique soient légère-
à des milliers d’années-lumière à la ronde. par rapport à celle du cosmos. ment différentes pour que l’Univers soit
Dans certains cas, l’intense rayonnement incompatible avec la vie.
ultraviolet et X émanant du disque d’ac-
crétion des trous noirs peut chauffer des
Des indices De nombreux scientifiques refusent
cependant cette interprétation, et sont atta-
nuages de gaz environnants et les pro- d’une activité récente chés au principe copernicien selon lequel
pulser vers l’extérieur. Ces « vents » Il semble en effet que les choses étaient nous n’avons rien de particulier. De même
balayent alors les régions de formation stel- très différentes il n’y a pas si longtemps. que la Terre n’est pas au centre du Système
laire, à la façon de fronts chauds s’abattant Il y a quelques années, une émission X solaire, il n’existe pas de région privilé-
sur un pays. On ne sait pas exactement intense provenant de nuages interstellai- giée dans l’Univers, qui est semblable dans
comment cela influe sur la production res de gaz distants de 300 années-lumière toutes les directions.
d’étoiles, mais c’est une force puissante. du centre galactique a été observée. Ces Une solution pour évacuer ce problème
De même, des événements qui déclen- nuages n’ayant aucune raison de briller est de faire appel à l’idée des univers mul-
chent l’activité du trou noir peuvent aussi en rayons X par eux-mêmes, il s’agissait tiples. Si notre Univers n’est qu’un parmi
agir à grande échelle sur la galaxie. Par d’un rayonnement par réflexion. Et la une infinité d’autres dans un multivers
exemple, la chute d’une galaxie naine configuration de ces nuages indique que plus vaste, alors nous existons peut-être
capturée par le puits de gravité d’une la source se situe près du centre galacti- simplement dans celui où règnent les
galaxie plus grande remue du matériau que : on déduit de l’intensité de l’émission conditions propices à la vie. Il n’aurait rien
galactique, qui va alors tomber vers le par réflexion observée aujourd’hui que de spécial : ce serait juste comme une île
trou noir et l’alimenter. C’est un peu comme le trou noir central était un million de jouissant du bon climat, parmi d’autres
souffler sur les braises d’un feu pour rani- fois plus brillant 300 ans plus tôt. moins hospitalières.

24] Astrophysique © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012


pls_420_p000000_trousnoirs_mm_22_08.qxp 31/08/12 18:48 Page 25

LES EFFETS À GRANDE ÉCHELLE DES TROUS NOIRS


Le trou noir supermassif de la Voie lactée n’est qu’un point à noir supermassif. Ces bulles seraient les vestiges d’un sursaut
l’échelle de la galaxie. Mais avec quatre millions de masses d’activité du trou noir dans un passé assez récent, durant lequel
solaires, c’est un point qui pèse, et qui fait de temps en temps une partie de la matière engloutie a été éjectée sous forme de
un coup d’éclat. En 2010, les astronomes ont identifié deux bul- rayonnement énergétique et de particules accélérées. Heureu-
les émettrices de rayons gamma s’étendant sur 25 000 années- sement, cette bouffée n’était pas dirigée vers les marges du dis-
lumière de part et d’autre du centre galactique, où réside le trou que galactique, où réside le Système solaire.

Émission
de rayons gamma

Émission 50 000
de rayons X années-lumière

VOIE LACTÉE

Soleil
Intense

Éjection de gaz

Jet de
particules
FORMATION STELLAIRE

Horizon
Modérée

des événements
Disque
d’accrétion
Faible

Faible Modérée Intense


ACTIVITÉ DU TROU NOIR CENTRAL

L’énorme quantité d’énergie libérée quand un trou noir accrète de la matière pourrait notablement atténuer la formation
d’étoiles. Sans cet apport d’énergie régulateur (à gauche), une galaxie serait surchargée de jeunes étoiles, dont une partie
exploseraient en supernovæ. Un trou noir hyperactif (à droite), à l’inverse, pourrait étouffer la formation stellaire. Le milieu
interstellaire serait alors trop pauvre en éléments lourds – créés au sein des étoiles –, qui sont indispensables à la vie.
Le trou noir central de notre Galaxie semble être dans un juste milieu (au centre).

© Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012 Astrophysique [25


pls_420_p000000_trousnoirs_mm_22_08.qxp 31/08/12 18:48 Page 26

Cela nous amène à préciser la longue galaxies elliptiques, situées au centre des
liste des facteurs propices à l’apparition amas de galaxies. Ces galaxies se sont
de la vie. Il est frappant que la Voie lactée formées de façon violente, rapide et pré-
se trouve juste dans la situation favora- coce ; aujourd’hui, leurs étoiles sont vieil-
ble où son trou noir supermassif est actif. les et le gaz qu’elles renferment est trop
Il est possible que ce ne soit pas une sim- peu dense et trop chaud pour former de
ple coïncidence. nouveaux systèmes stellaires. D’autres
I L’AUTEUR galaxies elliptiques semblent s’être formées
Caleb SCHARF
est directeur
Le calme règne plus tard par fusion de galaxies. Un cer-
tain phénomène y a mis en sommeil la for-
du Département en banlieue galactique mation d’étoiles. Le dégagement d’énergie
d’astrobiologie Notre Système solaire subit-il des consé- des trous noirs supermassifs est un excel-
à l’Université
Columbia, quences directes de l’activité d’un trou noir lent candidat pour ce rôle de régulateur.
aux États-Unis. situé à quelque 25000 années-lumière? Ce Les galaxies spirales dotées de bulbes cen-
Il tient le blog Life, Unbounded dernier favoriserait-il la formation de pla- traux d’étoiles bien marqués présentent
pour Scientific American. nète dans notre banlieue galactique? Quand également les signes d’une histoire com-
le trou noir central s’active, avalant de la mune avec leurs trous noirs centraux. Elles
matière et recrachant de l’énergie, il n’est partagent certains traits avec les galaxies
Article adapté de C. Scharf,
Gravity’s Engines : probablement pas très lumineux vu depuis elliptiques. Dans les unes comme dans
How Bubble-Blowing Black Holes notre voisinage. Les énormes bulles émet- les autres, la masse du trou noir central
Rule Galaxies, Stars and Life trices de rayons gamma qui s’étendent à vaut environ un millième de la masse du
in the Cosmos,
Scientific American/Farrar, Straus l’extérieur du disque galactique trahissent bulbe ou des étoiles qui l’entourent. Ainsi,
and Giroux, 2012. certes une débauche d’énergie considéra- le bulbe imposant de notre voisine Andro-
©Caleb Scharf, 2012. ble, mais pas dirigée vers nous. Si des évé- mède contient un trou noir 20 fois plus
nements plus importants se sont produits, massif que celui de la Voie lactée.
cela devait être dans un passé lointain, peut- Plus bas dans la hiérarchie, il y a les
être avant la formation de notre Système galaxies sans bulbe, comme c’est le cas de
solaire il y a 4,5 milliards d’années. Depuis, nombreuses spirales. Bien que la Voie lac-
le monstre central n’a vraisemblablement tée soit une grande galaxie, elle abrite un
eu qu’un impact limité sur les lointaines trou noir assez chétif. La quasi-absence de
banlieues galactiques telles que la nôtre. bulbe stellaire est un mystère: soit la galaxie
Du point de vue de la vie, cela pour- avait initialement moins de matière brute
rait être une bonne chose. La Terre serait à disposition pour former un bulbe d’étoi-
perturbée par une forte augmentation du les, soit le trou noir n’a jamais joué son rôle
bombardement ambiant de particules et régulateur, soit trop peu de petites galaxies
de photons très énergétiques, originaires satellites ont été absorbées au fil du temps.
du centre galactique. Un tel rayonnement Les galaxies naines sont, pour leur part,
I BIBLIOGRAPHIE peut avoir un effet délétère sur les orga- dépourvues de trous noirs centraux. Enfin,
C. Scharf, Gravity’s Engines: How nismes et même affecter la structure et la les véritables microbes du zoo galactique
Bubble-Blowing Black Holes Rule composition de l’atmosphère et des océans. sont des objets rassemblant à peine quel-
Galaxies, Stars and Life in the Nous serions peut-être relativement épar- ques dizaines de millions d’étoiles, et pres-
Cosmos, Scientific American/
Farrar, Straus and Giroux, 2012. gnés à 25 000 années-lumière du centre que dénuées de gaz ou de poussière
galactique, mais si nous habitions plus près, susceptibles d’en former de nouvelles. Et
K. Weaver, Les trous noirs cela serait une autre affaire. Le fait que nous celles qui sont riches en gaz sont extrê-
supermassifs, Dossier Pour la n’habitions pas sur une planète plus cen- mement pauvres en étoiles.
Science n° 75, avril-juin 2012.
http://bit.ly/doss75_trousnoirs trale n’est peut-être pas une coïncidence. La Voie lactée fabrique encore des étoi-
De même, nous ne devrions peut-être pas les, à un rythme d’environ trois masses
J. Greene, À la recherche nous étonner de nous trouver ici mainte- solaires par an. Ce n’est pas beaucoup à
des trous noirs de masse
intermédiaire, Pour la Science nant, et non pas des milliards d’années plus l’échelle d’une vie humaine, mais cela fait
n° 413, mars 2012. tôt ou plus tard. quelque dix millions de nouvelles étoi-
http://bit.ly/413_greene Notre Galaxie a, comme tant d’au- les depuis que nos ancêtres se sont redres-
W. Tucker et al., Le souffle tres, coévolué avec son trou noir super- sés pour marcher quelque part en
des trous noirs, Pour la Science massif. De fait, le rapport entre les trous Tanzanie. C’est une productivité hono-
n° 354, avril 2007. noirs supermassifs et leurs galaxies nous rable pour une région d’un univers qui a
http://bit.ly/354_tucker fournit un véritable outil pour évaluer l’his- 13,7 milliards d’années. Les galaxies géan-
A. Barger, Cosmos : la crise toire galactique. Les quasars, des trous noirs tes de l’univers jeune, brillant du feu des
de l'âge mûr, Pour la Science supermassifs extrêmement puissants que quasars qui dévorait leur cœur, se sont
n° 328, février 2005. l’on observe dans l’Univers lointain, se assoupies depuis longtemps. Les débor-
http://tiny.cc/328_barger dements d’énergie de leurs trous noirs
trouvent en général dans les plus grosses

26] Astrophysique © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012


pls_420_p000000_trousnoirs_mm_22_08.qxp 31/08/12 18:48 Page 27

ESO
2. LA GALAXIE ELLIPTIQUE CENTAURUS A abrite un trou noir central dont la masse est estimée à 55 millions de fois celle du Soleil. Il est à
l’origine de ces immenses jets de matière qui s’échappent du centre galactique et qui sculptent de gigantesques bulles dans le milieu interstel-
laire, visibles en rayons X (en bleu) et en infrarouge (en orange). Le disque de poussière (visible en infrarouge) qui barre la galaxie témoigne
de l’absorption récente d’une galaxie.

centraux ont étouffé la formation de supernovæ. Les atmosphères planétaires fois vorace, mais assoupi depuis longtemps.
nouvelles étoiles ; les ondes de pression peuvent être soufflées par le rayonnement L’existence de galaxies telles que la Voie
de leurs bulles d’éjectats empêchent le intense de ces étoiles, et les particules éner- lactée est intimement liée aux processus
milieu interstellaire de se refroidir et de gétiques accélérées peuvent pilonner la contraires d’accrétion et d’éjection de
se condenser en étoiles et en planètes. Pen- surface des planètes. Même le flux de neu- matière par les trous noirs centraux. Trop
dant ce temps, la Voie lactée continue trinos libérés par les explosions d’étoiles d’activité, et la formation d’étoiles serait
d’avancer à son train de sénateur. suffirait à porter atteinte à la vie. Et ce ne faible. La production d’éléments lourds
sont que les effets modérés: trop près d’une cesserait alors. Trop peu d’activité, et les
Un trou noir ni trop supernova, un système planétaire risque
d’être purement et simplement vaporisé.
jeunes étoiles explosives seraient trop abon-
dantes, ou au contraire, le milieu inter-
actif ni trop endormi Et pourtant, ces mécanismes sont aussi stellaire ne serait pas assez brassé pour
Le fait que nous vivions dans une grande ceux par lesquels le riche mélange chimi- donner naissance à quoi que ce soit. Si l’on
galaxie dotée d’un bulbe stellaire peu déve- que engendré au sein des étoiles est dissé- modifie un tant soit peu cet équilibre, on
loppé et d’un trou noir central modeste miné dans le cosmos. Ce matériau est modifie tout le processus de formation
suggère que les galaxies les mieux adap- celui dont sont faites les étoiles et les pla- d’étoiles et d’évolution des galaxies.
tées à la vie sont celles qui n’ont pas passé nètes. Il s’agit de planètes comportant des La chaîne d’événements qui a conduit
leur temps à faire croître des trous noirs hydrocarbures et de l’eau, brassés par la à la vie serait différente, voire inexis-
colossaux et à subir les effets des forces chaleur produite par les radio-isotopes, tante, sans la coévolution des galaxies avec
déchaînées par le processus. De nouvel- ayant devant elles des milliards d’années les trous noirs supermassifs et leur effet
les étoiles continuent à se former dans notre d’évolution géophysique. Ainsi, quelque régulateur. Le nombre d’étoiles, la propor-
Galaxie, mais pas avec la même vigueur part entre la région où les jeunes étoiles se tion de petites et de grosses étoiles, la forme
que dans d’autres. La plupart des nou- forment à foison et celle où dorment les des galaxies, leur structure, les régions sté-
velles étoiles se forment sur les bords des vieilles étoiles, il y a un endroit « juste rilisées ou au contraire dynamisées par
bras spiraux, sous l’effet des ondes de pres- comme il faut», suffisamment éloigné du le rayonnement et les ondes de pression
sion à grande échelle qui balayent le dis- centre galactique vieillissant, mais pas trop – tout cela serait différent sans les trous
que de gaz et de poussière. Les étoiles se près des zones agitées de formation stel- noirs supermassifs.
forment également plus loin du centre laire. Notre Système solaire s’y trouve. Notre petit coin fertile du cosmos a
galactique que dans le passé. Nous vivons La contrainte que font peser les trous subi les influences de tout ce qui s’est passé
dans une région de formation stellaire noirs supermassifs sur la possibilité de la autour de lui, y compris du comporte-
modérée. Une formation stellaire intense vie est simple : une galaxie contenant un ment du trou noir niché au centre de la
produit un environnement très chaotique. trou noir de taille modérée qui s’alimente Voie lactée. Ces objets, eux-mêmes cou-
Des étoiles massives naissent, qui épuisent de façon régulière et sans excès a plus de pés du reste de l’Univers, ont joué un rôle
rapidement leur combustible et meurent chance d’abriter une zone « tempérée » majeur dans son évolution. Nous leur
bientôt dans de colossales explosions de qu’une galaxie dotée d’un colosse autre- devons beaucoup. I

© Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012 Astrophysique [27


pls_420_p000000_termite_mnc2808.qxp 31/08/12 18:47 Page 28

termitière, termites, fourmis, insectes sociaux, fourmilière, architecture, phéromone, auto-organisation, émergence, rétroaction positive, Lasius niger, boulettes, Cubitermes, théorie des graphes, centra-

Éthologie

L’art de la construction
chez les insectes sociaux
Guy Theraulaz, Andrea Perna et Pascale Kuntz

Les termitières et les fourmilières sont des prouesses


architecturales. Pourtant, chaque ouvrier bâtisseur
n’a qu’une perception locale du nid qu’il construit.
Des modèles simples révèlent leurs secrets.

1. DES TERMITES de l’espèce Hospitalitermes


hospitalis (Sarawak, Malaisie) transportent des
©Ch’ien Lee/Minden Pictures/Corbis

boulettes de lichen et de mousse qui leur servi-


ront de nourriture ou de support pour cultiver des
champignons. Comme tous les insectes sociaux,
les termites coopèrent pour se nourrir, mais aussi
pour bâtir des nids à l’architecture étonnante.
Les éthologues étudient les mécanismes coopé-
ratifs conduisant à ces structures.
pls_420_p000000_termite_mnc2808.qxp 31/08/12 18:47 Page 29

a-

E n 1913, à proximité des berges du


fleuve Sankuru, à quelques kilomè-
tres en aval de Lusambo, dans ce
qui est aujourd’hui la République démo-
cratique du Congo, le naturaliste luxem-
On recense à ce jour environ 2600espè-
ces de termites et plus de 12500espèces de
fourmis. Alors que les sociétés de fourmis
sont de type matriarcal et sont généralement
fondées par une seule reine, les sociétés de
L’ E S S E N T I E L
I Termites et fourmis
construisent des nids
bourgeois Edouard Luja découvrit un nid termites sont constituées d’individus mâles à l’architecture étonnante
de termites de forme très étrange. Sa struc- et femelles et sont fondées par un couple tant elle est régulière
ture ne ressemblait à aucune des formes royal. Le fonctionnement de ces sociétés et symétrique.
connues, et son aspect extérieur laissait repose sur des systèmes de communica-
plutôt penser à un petit objet en terre cuite tion élaborés et sur une division du travail I La modélisation
façonné par quelque habile potier qu’à un au sein de la caste ouvrière, qui se manifeste informatique du nid
nid construit par des insectes sociaux. notamment par des différences morpholo- et de sa construction
Le nid avait été découvert dans un giques: certains individus défendent la colo- éclaire l’édification
sol sablonneux entre 20 et 50 centimètres nie, d’autres construisent le nid, d’autres de telles structures.
de profondeur. Son aspect extérieur sur- encore recherchent de la nourriture…
I Chaque ouvrier bâtisseur
prenait par la régularité et la symétrie
dépose des boulettes
des détails de sa structure. De forme ovoïde
et d’une dizaine de centimètres de haut,
Des nids de boulettes d’argile là où
sa surface était couverte de petits orifices de terre régurgitées elles abondent déjà.
en forme de gargouilles disposées en Chez ces insectes sociaux, l’activité de I La coordination
lignes, régulièrement espacées et qui construction est très répandue. Les ter- des activités
parcouraient toute la circonférence externe mites construisent des nids de tailles et de construction émerge
de la paroi (voir la figure 2). Mais le plus de formes variables. Ils sont générale- de ces comportements
spectaculaire se trouvait à l’intérieur : une ment constitués d’un ensemble complexe individuels
succession de chambres, délimitées par de cavités interconnectées, reliées au par un processus
des planchers et plafonds parallèles et milieu extérieur par un réseau de gale- d’auto-organisation.
régulièrement espacés. Des rampes héli- ries souterraines ou couvertes. Ces nids
coïdales assuraient la communication entre sont construits sous terre (hypogés), sur
les différents étages. Par ailleurs, l’inté- le sol (épigés), sur les arbres ou dans le
rieur de la paroi externe était percé d’une bois ; ils combinent parfois des parties
série de galeries circulaires. Ces galeries hypogées et épigées. Ils sont bâtis soit
communiquaient avec l’intérieur du nid au moyen de boulettes de terre régurgi-
par de minuscules fentes transversales tées, mélangées à de la salive et des excré-
s’ouvrant entre les planchers successifs, et ments, soit uniquement d’excréments, qui
elles étaient également reliées aux gar- forment en séchant un carton solide. Chez
gouilles externes par de minuscules pores les fourmis, il existe aussi une grande
(voir la figure 3). variété de nids, construits à partir de
Les termites qui ont développé l’art de matériaux divers : feuilles, brindilles,
la construction jusqu’à un tel degré de aiguilles de pin, carton de bois ou bou-
raffinement appartiennent au genre Api- lettes de terre. Les nids de fourmis
cotermes et vivent dans la forêt et la savane sont arboricoles ou souterrains, ou
africaines. Ils ont été beaucoup étudiés dans combinent des parties hypogées et
les années 1950, notamment par le natu- épigées ; mais la forme la plus répan-
raliste belge Jules Desneux, mais, jusqu’à due consiste en un réseau souterrain
aujourd’hui, personne n’avait percé le mys- de galeries ramifiées reliant un
tère de leur construction. Comment des ensemble de chambres.
e
lous

insectes au comportement rudimentaire Les nids sur lesquels nous avons


T ou
S,

parviennent-ils à construire de tels chefs- concentré notre attention sont constitués


, UP
CA

d’œuvre? À quelles lois la structure interne de réseaux alvéolaires. Le point com- CR


s t,
. Jo
©C
de ces nids obéit-elle ? Ces questions ont mun à toutes ces structures est la frag-
constitué le cœur d’un projet interdiscipli- mentation de l’espace habité en une
naire débuté fin 2006, destiné à mieux com- multitude de chambres cloisonnées, mais 2. LES NIDS DES TERMITES du genre Apico-
prendre les mécanismes intervenant dans interconnectées par de petits passages. termes présentent sur leur surface externe
la construction des nids en terre chez les Ces chambres sont soit isolées les unes des microstructures régulièrement espacées
termites et les fourmis, ainsi que les carac- des autres par des parois épaisses, soit dis- qui s’ouvrent sur des corridors circulaires logés
dans la coque du nid. De 10 à 20 centimètres
téristiques et les propriétés de ces architec- posées en étages réguliers, soit organisées
de largeur, ces nids sont construits à une pro-
tures. Des réponses se dessinent et révèlent selon une structure beaucoup plus irré- fondeur d’environ 30 à 60 centimètres dans le
le rôle essentiel joué par les processus gulière, de type spongiforme (voir le sol. Le nid est entouré d’un espace vide ou
d’auto-organisation. portfolio en 3D page 36). rempli de sable.

© Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012 Éthologie [29


pls_420_p000000_termite_mnc2808.qxp 31/08/12 18:47 Page 30

La principale fonction de ces nids est ture tridimensionnelle des nids. Tout
la protection de la colonie contre les pré- d’abord, nous avons numérisé l’ensemble
dateurs et le maintien de conditions de tem- des nids dont nous disposions (120) au
pérature et d’humidité qui permettent le moyen d’un tomographe à rayons X. Cer-
développement de la colonie. Cependant, tains nids ont été récoltés au cours de mis-
ces enceintes confinées confrontent leurs sions réalisées en Afrique et en Amérique
habitants à d’autres difficultés. D’une du Sud, et d’autres provenaient de diffé-
part, il faut réguler les échanges gazeux et rentes collections appartenant aux
assurer un renouvellement de l’oxygène, ce Muséums d’histoire naturelle de Paris et
qui nécessite l’adaptation des architectures. de Toulouse. À partir des données du tomo-
D’autre part, il s’agit de circuler efficace- graphe, nous avons reconstruit en trois
ment au sein de ces structures. En effet, la dimensions la structure des nids, ce qui
complexité du réseau de communication nous a permis de naviguer virtuellement
entre les chambres croît à mesure que la au sein des architectures et d’en extraire de
Sauf mention contraire, les illustrations sont des auteurs

taille du nid augmente. Comment les voies nombreuses mesures. Nous avons ainsi car-
de communication sont-elles organisées au tographié les réseaux d’interconnexion entre
sein du nid? Certaines topologies du réseau les chambres à l’intérieur des nids et ana-
favoriseraient la circulation des insectes lysé leur organisation spatiale et leur topo-
entre différentes zones. La topologie des logie grâce aux outils de la théorie des
connexions jouerait aussi un rôle dans la graphes (voir l’encadré ci-dessous). Dans cette
protection des parties vitales du nid en ralen- représentation, chaque chambre dans le nid
tissant la progression des intrus. Dans quelle correspond à un nœud du réseau et cha-
mesure la structure des nids satisfait-elle cune des galeries reliant deux chambres est
ces différentes contraintes fonctionnelles? 3. L’INTÉRIEUR D’UN NID DE TERMITES figurée par une arête.
Pour répondre à ces questions, nous Apicotermes reconstitué par tomographie à Chez les termites Cubitermes, par exem-
avons développé plusieurs outils permet- rayons X. L’épaisseur des cloisons est inférieure ple, que nous avons étudiés avec Chris-
tant de visualiser et caractériser la struc- à un millimètre. tian Jost, du Centre de recherches sur la

D E S G R A P H E S P O U R A N A LY S E R L A S T R U C T U R E D E S G A L E R I E S
On étudie le réseau de communication dans le nid à l’aide de la théorie des graphes. a
Un graphe est un objet mathématique composé de nœuds et d’arêtes qui décrivent
une relation entre deux nœuds. Dans le cas d’un nid, chaque nœud ␯i
représente une chambre, et il existe une arête eij entre deux nœuds ␯i et ␯j ␯k
s’il existe une galerie entre les chambres correspondantes (a). ␯j
eik
La représentation du réseau tridimensionnel de connexions d’un nid – ici d’une termitière du ␯i
genre Cubitermes (b) reconstituée par tomographie à rayons X (c) – permet de visualiser le
degré de connectivité de chaque chambre et sa position dans le réseau (d): la couleur
de chaque nœud (chambre) varie selon le nombre de galeries qui lui sont raccordées.
La représentation en deux dimensions du réseau (e) montre qu’une grande partie du réseau
(en bleu) peut être facilement déconnectée du reste de la structure: il suffit d’obstruer
un seul nœud ou une seule arête pour stopper un prédateur arrivant par un chemin bleu.

b c d e

0
1
2
3
4
5
6
7

1 cm

30] Éthologie © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012


pls_420_p000000_termite_mnc2808.qxp 31/08/12 18:47 Page 31

cognition animale à Toulouse, et Sergi Val- La structure permet aussi de relier rapi- réseau ; sa valeur correspond au nombre
verde, du Laboratoire des systèmes com- dement différentes zones du nid. En effet, total de plus courts chemins entre toutes les
plexes à Barcelone, les réseaux de la longueur moyenne des déplacements paires de nœuds qui passent par cette arête.
communication présentent une faible nécessaires pour relier deux chambres est Pour évaluer la centralité d’une arête,
connectivité. Chaque chambre n’est beaucoup plus faible que celle obtenue pour il suffirait aux insectes d’utiliser comme
connectée en moyenne qu’à un peu plus des réseaux présentant les mêmes contrain- information la quantité de phéromone pré-
de deux autres, soit quatre à cinq fois moins tes spatiales, mais où toutes les chambres sente sur chacune des branches du réseau
que si elle avait été reliée à toutes les cham- adjacentes sont interconnectées. Un tel sur lesquelles ils se déplacent. Les termi-
bres adjacentes. Il est rare de trouver des nid aurait cinq fois plus de connexions entre tes, comme les fourmis, utilisent ces
chambres ayant plus de trois ou quatre les chambres, sans que la longueur moyenne signaux chimiques déposés sur le sol pour
connexions. En outre, de grandes voies de des chemins entre deux chambres ne soit communiquer et guider leurs déplace-
communication parcourent l’ensemble du diminuée pour autant. Ainsi, chez certai- ments vers les zones de récolte. La phé-
nid, sur lesquelles sont greffés des grou- nes espèces de termites, l’organisation à romone utilisée par les termites s’accumule
pes de chambres en arborescence : chaque grande échelle du réseau de communica- donc sur les voies de communication les
groupe n’est ainsi relié aux grandes voies tion au sein du nid est loin d’être triviale. plus passantes, c’est-à-dire sur les arêtes
que par un seul tunnel. Comment ces insectes optimisent-ils les « plus centrales ».
Cette organisation particulière du réseau une propriété globale du réseau, alors qu’ils
pourrait favoriser la défense du nid. En effet,
si des prédateurs – des fourmis, par exem-
n’ont qu’une perception locale de leur envi-
ronnement ? L’étude de différents modè-
Préserver les voies
ple – s’introduisent dans le nid à partir d’une les de formation de réseaux de connexions les plus passantes
chambre située en périphérie, il suffit aux entre les chambres d’un même nid nous a Notre modèle élimine du réseau les arêtes
soldats termites de bloquer un seul tunnel conduits à formuler l’hypothèse suivante: sur lesquelles il y a le moins de passages;
(celui qui relie le groupe de chambres l’optimisation reposerait sur la capacité des seules subsistent les voies de communica-
concerné aux grandes voies de communi- insectes à estimer une autre propriété du tion les plus importantes. Nous savions en
cation), dont le diamètre correspond à celui réseau, la centralité d’une arête. La centra- effet qu’au cours du temps, les termites
de leur tête, pour que la zone envahie soit lité est une mesure de l’importance d’une remanient la structure du réseau de com-
déconnectée du reste du nid. arête pour la circulation à l’intérieur d’un munication entre les chambres en obtu-
rant certains passages. Ce mécanisme simple
de conservation des chemins en fonction de
l’intensité du trafic permettrait aux termi-
tes d’optimiser collectivement la structure
du réseau de communication au sein de leur
f nid, de façon décentralisée et sans qu’au-
cun insecte n’ait besoin d’une information
globale pour y parvenir. Les caractéristi-
ques des réseaux obtenus en simulant ce
mécanisme sont très similaires à celles des
réseaux construits par les termites (voir l’en-
cadré ci-contre).
Pour construire leurs nids, termites et
fourmis doivent coordonner leurs actions,
sinon il leur serait impossible de réaliser des
architectures aux formes parfois si élabo-
rées. Comment ces insectes réalisent-ils de
telles prouesses? Il y a un peu plus d’un siè-
tO t1 t2 t3 cle, dans son ouvrage La vie psychique des
bêtes, le naturaliste allemand Ludwig Büch-
0 100 200 300 400 500 600 700 800 ner décrivait les fourmis comme des insec-
Centralité de chemin tes doués de facultés assez proches de
l’intelligence humaine, leur permettant
Pour comprendre comment les termites aboutissent à une telle optimisation de leurs réseaux, notamment d’entrevoir l’objectif de leurs
on étudie l’évolution de graphes modèles en fonction de contraintes inspirées du comportement travaux et de concevoir ensuite un plan
des termites. Ici, les auteurs ont simulé l’évolution de la structure d’un réseau lorsque les arêtes d’exécution pour les mettre en œuvre. Selon
(galeries) les moins importantes pour la circulation sont progressivement éliminées sans que lui, la complexité des comportements col-
les liaisons entre l’ensemble des nœuds (chambres) soient perdues (f). L’importance d’une arête
est donnée par sa centralité, c’est-à-dire le nombre de plus courts chemins entre toutes lectifs des sociétés d’insectes trouvait son
les paires de nœuds du graphe qui passent par l’arête. Dans les réseaux obtenus par ce modèle, origine dans les capacités des individus à
les distances entre les nœuds sont courtes, bien qu’un grand nombre d’arêtes aient été centraliser et traiter l’information. Ceux-ci
éliminées – un schéma similaire à celui observé dans les termitières naturelles. décideraient ensuite des actions à entrepren-
dre en se représentant leur environnement

© Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012 Éthologie [31


pls_420_p000000_termite_mnc2808.qxp 31/08/12 18:47 Page 32

L’activité de ces insectes transforme


a c alors le stimulus qui a déclenché leur
comportement en un nouveau stimulus qui
déclenchera de nouveaux comportements.
Lorsque le comportement de l’insecte
conduit à renforcer l’intensité du stimulus
déclencheur, une rétroaction positive se met
en place. Ce processus conduit à une coor-
dination des activités des insectes tout en
donnant l’illusion que la colonie suit dans
son ensemble un plan prédéfini.

Des structures
remodelées
1 cm en permanence
b Ainsi, pour comprendre la dynamique de
la construction d’un nid, il nous fallait,
d’une part, identifier les stimulus déclen-
chant une activité bâtisseuse et, d’autre
part, caractériser la réponse comportemen-
tale des insectes. C’est ce que nous avons
entrepris en étudiant la construction du
Plateau nid chez la fourmi Lasius niger. Cette espèce
présente un double avantage : elle s’élève
et s’étudie facilement en laboratoire, et elle
construit des nids en terre argileuse dont
la structure est assez proche de celle des
nids d’autres espèces de termites et de four-
mis. Notre hypothèse était que les méca-
nismes impliqués dans la construction
du nid chez les termites et les fourmis
4. EN CONDITIONS EXPÉRIMENTALES, des groupes de 500 fourmis construisent deux types étaient assez semblables, de sorte qu’en
de structures aux formes distinctes : des ensembles de piliers et de murs régulièrement espacés (a) étudiant Lasius niger, il nous serait possi-
ou de larges plateaux soutenus par un petit nombre de piliers (b). Ces structures sont remode- ble de déduire quelques généralités appli-
lées en permanence par les fourmis ; les ouvrières détruisent certaines parties du nid et recons-
truisent de nouvelles structures. Sur la séquence ci-dessus (c), 48 heures se sont écoulées entre cables à d’autres espèces.
la première image (en haut) et la dernière. Pour mettre en évidence les différents
processus intervenant dans la construction
ou analyseraient les données des problè- les insectes coordonnent leurs activités de du nid, nous avons caractérisé séparément
mes auxquels ils seraient confrontés. construction au moyen d’interactions indi- les comportements individuel et collectif des
Toutefois, l’ensemble des études réali- rectes. En étudiant la reconstruction du insectes, puis nous avons relié les deux échel-
sées au cours des 50 dernières années a mon- nid chez les termites du genre Bellicositer- les de phénomènes au moyen d’un modèle
tré que ni les termites ni les fourmis n’ont mes, Grassé a découvert qu’un ouvrier ne mathématique. Nous avons tout d’abord
une représentation ou une connaissance contrôle pas directement son activité bâtis- étudié la construction du nid à l’échelle
explicite des structures qu’ils construisent. seuse, mais que son travail est déclenché «macroscopique» et caractérisé les struc-
Les insectes n’utilisent aucun plan prédé- et orienté par les structures résultant de son tures spatiales construites par les fourmis.
fini pour construire leurs nids. Chaque indi- activité antérieure – un mécanisme qu’il Pour cela, nous avons introduit un groupe
vidu n’a en général accès qu’à une nomma stigmergie (du grec stigma, piqûre, de 500 fourmis dans un dispositif simple
information locale sur ce qui se passe dans et ergon, travail). Commun à tous les insec- constitué d’une boîte de Pétri contenant une
son environnement. Quant au fonctionne- tes sociaux – termites, fourmis, guêpes, abeil- mince couche d’un mélange de sable et d’ar-
ment de ces sociétés, il repose sur un réseau les –, ce mécanisme se met en place grâce gile humidifié (voir la figure 4). Le dispositif
complexe d’interactions qui permet aux aux traces laissées sur le sol par un insecte était éclairé en permanence, ce qui avait pour
insectes d’échanger de l’information et de lorsqu’il se déplace: pistes de phéromones effet de stimuler fortement l’activité bâtis-
coordonner leurs activités. Il n’y a donc pas et ébauches de construction résultant de son seuse des fourmis. Celles-ci entreprirent rapi-
de chef d’orchestre dans ces sociétés. activité passée constituent autant de sour- dement la construction d’un abri pour se
C’est le zoologiste français Pierre-Paul ces de stimulation qui déclencheront en protéger. La quantité de sable disponible
Grassé qui, à la fin des années 1950, a pro- retour des comportements spécifiques chez était limitée de façon à n’observer que les
posé un mécanisme expliquant comment lui et les autres insectes de la colonie. premières étapes de construction. Dans cer-

32] Éthologie © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012


pls_420_p000000_termite_mnc2808.qxp 31/08/12 18:47 Page 33

tains cas, les fourmis bâtirent des piliers et (voir l’encadré ci-dessous). Tout d’abord, les
des murs régulièrement espacés. Dans d’au- fourmis déposent préférentiellement du
tres cas, elles bâtirent des structures en forme matériel de construction dans les zones
de plateaux qui se développaient générale- au niveau desquelles d’autres dépôts ont
ment à partir des bords internes du dispo- déjà été réalisés. Cette rétroaction positive
sitif et qui reposaient sur de rares piliers. Par est déclenchée par une phéromone que
ailleurs, ces structures n’étaient pas figées: les fourmis ajoutent au matériel de construc-
elles étaient en permanence remodelées par tion: le dépôt de boulettes d’argile en un
les fourmis. Ainsi, il n’était pas rare d’obser- point de l’espace incite les fourmis à dépo-
ver une fourmi en train de détruire le tra- ser d’autres boulettes au même endroit, et
vail qu’une autre avait méticuleusement cette tendance est d’autant plus forte que
réalisé quelques minutes auparavant. la quantité d’argile déjà déposée est impor-
Nous avons ensuite étudié les compor- © C. Jost, CRCA, UPS, Toulouse
tante. En revanche, la phéromone n’a aucun
tements de construction à l’échelle indivi- effet sur le comportement de prise de maté-
duelle. Pour cela, nous avons réalisé riel: quelle que soit l’intensité du marquage,
plusieurs séries d’expériences afin de carac- les fourmis continuent à prélever des bou-
tériser avec précision les comportements lettes à un rythme constant.
de prise et de dépôt de matériel de construc- L’accumulation de boulettes d’argile au
tion, mais aussi le transport des boulettes même endroit conduit à la formation d’un
5. DEUX TERMITES de l’espèce Cornitermes
d’argile. Deux formes principales de rétro- cumulans déposent, sur des parois de leur ter- pilier. Une seconde forme de rétroaction
action entre les fourmis et les structures, mitière, des boulettes confectionnées à partir intervient ensuite lorsque les piliers attei-
résultant de leur activité, sont apparues de terre mélangée à leurs propres excréments. gnent une hauteur comprise entre quatre et

LE COMPORTEMENT DE CONSTRUCTION CHEZ L A FOURMI L ASIUS NIGER


Bien que l’architecture d’un nid a 䉳 La fourmi prélève une boulette d’argile
de fourmis Lasius niger soit structurée, parmi le matériel disponible, c’est-à-dire
chaque ouvrier bâtisseur n’a accès là où d’autres fourmis en ont déposé.
qu’à des informations locales. L’insecte En la fabriquant avec sa salive,
prélève continuellement des boulettes elle l’imbibe de phéromone.
d’argile (a) pour les déposer
aux endroits où elles abondent déjà (b). d
Il perçoit ces endroits grâce
aux phéromones mêlées aux boulettes
par les fourmis lorsqu’elles
les préparent. Des piliers apparaissent
ainsi (c), qui deviennent des chapiteaux
au-delà d’une certaine hauteur (d).
La coordination des activités émerge
à partir de ces comportements
individuels et des rétroactions produites
par les structures édifiées.

b 䉲 Les dépôts s’amplifient à certains endroits,


qui deviennent des piliers.

䉱 Attirée, dans son rayon de perception 䉱 Lorsque les piliers atteignent


(cinq millimètres autour de sa tête), une hauteur minimale de quatre
par les phéromones contenues dans millimètres, les fourmis commencent
des boulettes déjà déposées, la fourmi à déposer des boulettes latéralement.
place sa boulette d’argile là Elles construisent ainsi peu à peu
où leur concentration est la plus forte. des chapiteaux.

© Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012 Éthologie [33


pls_420_p000000_termite_mnc2808.qxp 31/08/12 18:47 Page 34

dix millimètres, ce qui correspond environ portement impliquées dans la construction, laires. L’évolution du nombre de piliers
à la longueur du corps d’une fourmi. Les ainsi que les caractéristiques du déplace- construits au cours du temps ainsi que la
ouvrières construisent alors des extensions ment des fourmis. distance moyenne entre deux piliers ont
latérales qui constituent par la suite des Dans ce modèle, élaboré avec Anaïs été reproduites fidèlement. En outre, l’ana-
«chapiteaux» de forme globulaire. Le corps Khuong et Jacques Gautrais, du Centre de lyse du modèle a mis en évidence le rôle
des fourmis joue le rôle d’un gabarit qui recherches sur la cognition animale, à clef de la phéromone ajoutée par les four-
détermine la hauteur à partir de laquelle Toulouse, nous avons représenté les bou- mis au matériel de construction dans la
elles cessent de construire verticalement et lettes d’argile utilisées dans la construction dynamique de croissance et les formes
commencent à déposer des boulettes laté- du nid. Les fourmis sont, quant à elles, figu- résultantes. Dans le modèle, l’augmenta-
ralement sur les piliers ou les murs qu’el- rées par des agents dont le déplacement est tion du taux d’évaporation de la phéro-
les rencontrent. contraint par les structures qu’ils construi- mone conduit à une importante diminution
Ces trois règles de comportement sent, de sorte qu’ils restent en contact du nombre de piliers construits, de même
– fabrication régulière de boulettes, empi- avec la surface de l’architecture. Par ail- qu’à l’élargissement des chapiteaux sur les
lement là où il y en a déjà le plus, construc- leurs, ces agents n’ont qu’une perception piliers (voir la figure 6).
tion latérale au-delà d’une certaine locale de leur environnement et leurs com-
hauteur – sont-elles suffisantes pour repro- portements de prise et de dépôt de maté-
duire les caractéristiques des structures réa- riel de construction ont été calibrés à partir Une architecture
lisées par les fourmis dans les expériences? des données expérimentales. contrôlée
Pour relier les deux échelles de phénomè-
nes, nous avons construit un modèle infor-
Les simulations ont montré une forte
similarité entre les formes construites dans
par les phéromones
matique (dit individu-centré) dans lequel les expériences et celles produites par le De façon générale, l’ensemble des structu-
ont été codées l’ensemble des règles de com- modèle pour des conditions initiales simi- res obtenues en simulation lorsque l’on
fait varier les paramètres – durée de vie de
a b c la phéromone, terre disponible – reflète assez
bien la diversité des formes observées
dans les expériences : de larges plateaux
ou un grand nombre de piliers assez étroits
régulièrement espacés. Au vu des résultats
du modèle, cette diversité de formes trou-
d verait son origine dans la variation de la
durée de vie de la phéromone. Or celle-ci
est influencée par les conditions de tempé-
rature et d’humidité. Grâce à ce mécanisme,
lorsque la température augmente, les four-
mis construisent des abris dont la forme
est beaucoup plus appropriée pour les
protéger, et cela sans que cette adaptation
ne soit codée dans leurs règles de compor-
tement. Plus il fait chaud, plus la phéromone
s’évapore vite, et la compétition entre les
e piliers devient intense pour attirer les four-
mis porteuses de boulettes, ce qui à la fin
réduit fortement le nombre de piliers capa-
bles d’émerger et de persister. Autre consé-
quence de l’évaporation de la phéromone,
sur les quelques piliers restants, les chapi-
teaux construits sont élargis et offrent ainsi
une meilleure couverture. Par sa structure,
le nid ainsi bâti constitue un abri qui limite
la dessiccation et conserve un niveau d’hu-
6. SUR CETTE SIMULATION DE CONSTRUCTION D’UN NID, des agents-fourmis (cubes rouges)pré- midité favorable aux fourmis.
lèvent et déposent des boulettes de terre (en gris) en suivant les règles de comportement caracté- Nous avons ensuite exploré plus avant
risées par les observations. Une zone où la densité de boulettes est assez élevée devient un germe les propriétés du modèle en étudiant les
à partir duquel les agents-fourmis construisent un pilier, grâce à la rétroaction positive produite par structures obtenues avec un volume initial
la phéromone qui stimule le dépôt (a). Au-delà d’une certaine taille de pilier, les agents-fourmis réa-
de matériel de construction beaucoup
lisent des dépôts en hauteur, ce qui augmente vite la surface sur laquelle de nouvelles boulettes peu-
vent être déposées et conduit à la formation de chapiteaux globulaires (b). Les chapiteaux proches plus important. Dans ces nouvelles condi-
fusionnent en créant un passage voûté (c). La forme de l’architecture dépend de la durée de vie de tions, la fusion progressive des chapiteaux
la phéromone ajoutée par les agents-fourmis au matériel de construction: si elle est élevée, piliers sur les piliers conduit à la formation d’une
et murs sont régulièrement espacés (d); si elle est courte, de larges plateaux se forment (e). cloison horizontale. De nouveaux piliers

34] Éthologie © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012


pls_420_p000000_termite_mnc2808.qxp 31/08/12 18:47 Page 35

sont ensuite construits sur celle-ci, bientôt 7. SIMULATION D’UNE STRUCTURE OBTENUE
surplombés d’une autre cloison. La construc- I LES AUTEURS avec suffisamment de matériel de construction.
tion se poursuit jusqu’à épuisement du Guy THERAULAZ, directeur On obtient alors une série de plateaux réguliè-
matériel. La structure résultante est alors de recherche au CNRS, travaille rement espacés et parfois connectés par des
constituée d’une série de plateaux espacés au Centre de recherches rampes hélicoïdales (en violet). Une telle struc-
sur la cognition animale ture est similaire à celles observées dans cer-
de façon à peu près régulière. Ces derniers à l’Université Paul Sabatier, taines termitières et fourmilières.
sont reliés en plusieurs endroits par une à Toulouse.
continuité entre le plancher d’un niveau et
Andrea PERNA est chercheur
celui d’un autre niveau (voir la figure 7). postdoctoral à l’Université construits par les fourmis, et sans doute
d’Uppsala, en Suède. aussi les termites, pourrait résulter d’un
Des rampes spiralées Pascale KUNTZ, professeur
décalage spatial et temporel dans la crois-
sance des différentes régions du nid.
entre les étages à l’École polytechnique
de l’Université de Nantes, Objets de fascination et d’interrogation
En étudiant ces zones de connexion, nous travaille au Laboratoire depuis près d’un siècle, les rampes héli-
d’informatique
avons constaté avec surprise que certaines de Nantes-Atlantique. coïdales sont aujourd’hui produites par
avaient une forme hélicoïdale que nous notre modèle. Cela indique qu’elles ne sont
avions déjà observée dans les nids réels, lors pas codées dans le comportement des
de l’exploration de leur reconstitution tri- I À ÉCOUTER agents, mais résultent de la dynamique
dimensionnelle. Comment de telles struc- engendrée par les règles de comporte-
tures pouvaient-elles apparaître au cours Jeudi 4 octobre, Guy Theraulaz ment des agents et des contraintes physi-
reviendra sur les prouesses
de la simulation? En analysant la dynami- techniques des termites dans ques imposées par les structures sur leurs
que de construction de notre modèle, nous la partie Actualités de l’émission déplacements. Ces résultats illustrent l’une
avons tout d’abord observé que si la forme La marche des sciences, des plus importantes propriétés des proces-
globale du nid demeurait identique au cours sur France Culture de 14h à 15h. sus d’auto-organisation chez les insectes
www.franceculture.com
du temps, la structure était en perma- sociaux: l’émergence de propriétés nouvel-
nence détruite et reconstruite. Ce remode- les à l’échelle collective à partir de com-
lage permanent est lié au fait que les portements individuels et d’interactions
I BIBLIOGRAPHIE
agents-fourmis du modèle détruisent ce simples – propriétés qui seront bénéfiques
qu’ils ont construit auparavant. Comme le A. Perna et al., From local growth à tous les individus de la colonie.
font les fourmis réelles, ils prélèvent du to global optimization in insect Ces processus d’auto-organisation per-
built networks, dans P.Lio
matériel sur la surface supérieure des cloi- et D.Verma (dir.), Biologically mettent donc une réelle économie de codage
sons, qu’ils déposent ensuite sur leur face Inspired Networking des mécanismes qui, au niveau individuel,
inférieure. Cela entraîne le déplacement pro- and Sensing: Algorithms conditionnent l’émergence de ces pro-
gressif de l’ensemble des niveaux du som- and Architectures, IGI Global, priétés. Cependant, de nombreuses ques-
pp. 132-144, 2011.
met jusqu’à la base de la structure. tions restent encore ouvertes: quels sont les
Nous avons constaté qu’au fil des remo- A. Perna et al., The structure autres processus impliqués dans la construc-
delages successifs, certaines cloisons hori- of gallery networks in the nests tion des nids? Comment l’architecture du
of termite Cubitermes spp.
zontales nées de la fusion progressive des revealed by X-ray tomography, nid intervient-elle dans la thermorégula-
chapiteaux entraient en collision avec d’au- Naturwissenschaften, vol. 95, tion et les échanges gazeux? Comment s’or-
tres situées au niveau inférieur. Les ram- pp. 877-884, 2008. ganise la vie dans de tels nids? Ces questions
pes spiralées sont construites dans les zones intéressent les biologistes, mais aussi les
A. Perna et al., Topological
où ces défauts apparaissent; elles établis- efficiency in three-dimensional architectes et les urbanistes qui, aujourd’hui,
sent la jonction des cloisons entre deux éta- gallery networks of termite s’inspirent des principes de construction
ges contigus. Ces résultats montrent qu’une nests, Physica A, vol. 387, des insectes sociaux pour concevoir de nou-
pp. 6235-6244, 2008.
grande partie de la complexité des nids velles formes d’architectures. I

© Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012 Éthologie [35


pls_420_p000_000_portfolio8_pages_mnc3008.qxp 4/09/12 17:57 Page 36

termites, fourmis, termitière, fourmilière, portfolio, anaglyphe, lunettes 3D, Cubitermes, Procubitermes, Thoracotermes, Trinervitermes, Lasius Niger, nid, calies, humivore, épigée, hypogée, architecture,

Éthologie

Voyage au centre
des termitières et des fourmilières
Guy Theraulaz, Fabien Picarougne et Christian Jost
Grâce à la tomographie à rayons X et à une reconstitution
informatique, des éthologues visitent virtuellement
les galeries de ces nids à l’architecture remarquable.
Voici les premières images de leur voyage. À vos lunettes 3D !

L es nids construits par les termites


sont parmi les structures les plus
élaborées et les plus complexes du
monde animal. Ces architectures, tout
autant que leurs bâtisseurs, sont diffici-
développé un logiciel qui permet de
visualiser en temps réel les données
issues de la tomographie et de recons-
truire la structure tridimensionnelle asso-
ciée. Ces deux modes de représentation
1 Les termites Trinervitermes gemina-
tus (a)vivent dans les savanes au Nord
du bloc forestier africain, du Sénégal à l'Ou-
ganda. Partiellement enterrés, leurs nids
sont constitués de quatre à cinq unités (b)
les à observer. Les constructions s’opè- sont complémentaires : avec l’un, on per- – des calies – interconnectées par des tun-
rent dans l’obscurité la plus totale et çoit la forme générale du nid en ajus- nels souterrains. On trouve souvent
l’intérieur des nids n’est accessible qu’en tant la transparence des murs et, avec 40 à 50 calies par hectare, parfois plus
endommageant leur structure externe. l’autre, on précise la structure interne du de 500. La terre du nid est enrichie en argile
Aujourd’hui, les outils d’imagerie médi- nid grâce à des détails très fins. que les termites prélèvent parfois à plu-
cale permettent d’analyser et de voyager Le logiciel a été conçu pour permet- sieurs mètres de profondeur. La forme de
au cœur de ces édifices sans les détruire. tre une navigation interactive à l’intérieur la partie hypogée (souterraine) du nid, fruit
Pour étudier l’architecture des nids, des structures visualisées. Grâce à une du creusement et du renforcement des gale-
on utilise la tomographie à rayons X. souris 3D ou à des capteurs inertiels, le ries, est influencée par la structure du
navigateur se déplace librement dans le
sol. La partie épigée (émergée) est en
Les rayons « découpent » la termitière en
revanche bâtie de toutes pièces par les ter-
minces tranches, au sein desquelles la nid virtuel, projeté sur un dôme qui l’en-
mites. Sa structure lacunaire, constituée
structure interne de la termitière est repé- toure. Chaque image est produite en
de piliers et de lamelles de terre, ne com-
rée par les différences de densité. On moins de 40 millisecondes.Elle comporte porte pas de passages rétrécis (gale-
obtient une série de coupes virtuelles des plus de trois millions de facettes (élé- ries), ce qui autorise un déplacement de
nids dont l’épaisseur est de l’ordre d’un ments de surface) à afficher. masse des termites (c).
demi-millimètre. À partir de ces cou- La perception de la profondeur est
pes,on reconstruit par ordinateur la struc- facilitée par la production d’images sté- a
ture tridimensionnelle des nids, que l’on réoscopiques selon différents modes :
utilise pour quantifier leurs caractéris- l’anaglyphe,utilisé ici,où chaque œil reçoit
tiques spatiales. une image différente grâce à des lunet-
La structure interne des nids est tes à filtres colorés (détacher les lunettes
constituée de piliers et de cloisons en page 28) ou par projection avec des lunet-
terre qui forment un dédale complexe de tes actives ou passives. Voici quelques-
chambres interconnectées par des tun- unes des images en relief produites à
nels. Pour l’étudier, le Laboratoire d’in- partir des nids de cinq espèces de ter- 1 mm
formatique de Nantes-Atlantique a mites et d’une de fourmis.

36] Éthologie © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012


pls_420_p000_000_portfolio8_pages_mnc3008.qxp 4/09/12 12:53 Page 37

e,

Partie épigée
Partie hypogée
1 cm

Une unité (calie) d’un nid réel Une coupe (ci-dessus) et deux zooms (ci-dessous)
après son extraction du sol. de la reconstitution virtuelle de la calie.
c
Sauf mention contraire, toutes les figures sont des auteurs

© Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012 Éthologie [37


pls_420_p000_000_portfolio8_pages_mnc3008.qxp 4/09/12 12:53 Page 38

a b

c
Partie épigée

1 mm

1 cm
2 Les Thoracotermes macrothorax (c) vivent essentielle-
ment dans les forêts tropicales humides d’Afrique.
Humivores, ces termites se nourrissent de débris végétaux
et la partie hypogée, 10 à 15 centimètres de profondeur. Des
galeries souterraines rejoignent les aires de récolte et
s’étendent sur un rayon de deux à quatre mètres. L’architec-
plus ou moins décomposés et utilisent leurs déjections riches ture du nid est alvéolaire avec des chambres généralement
en matière organique comme ciment pour construire leur plus larges que hautes, connectées par des tunnels de petit
nid (a). La partie épigée du nid peut atteindre 80 centimètres diamètre ne permettant le passage que d’un seul termite (b).

a
3 Rencontrés dans les savanes arbustives d’Afri-
que, les termites Procubitermes sjoestedticonstrui-
sent des nids épigés riches en excréments (a). Ces
termites jouent un rôle important dans l’ameublisse-
ment des sols, la dégradation de la matière organique
et le mélange des strates en transportant de la terre
des couches profondes vers la surface. Construits
entre les contreforts de grands arbres, les nids sont
souvent plaqués contre l’écorce. Ils sont constitués
de constructions en forme de gourde imbriquées qui
communiquent à leurs extrémités. L’intérieur des gour-
des est constitué d’alvéoles de forme et de taille varia-
bles reliées par de petites galeries (b). Ces ensembles
de gourdes sont connectés au réseau de galeries sou-
terraines par une ou plusieurs grandes galeries.
Un nid à trois gourdes imbriquées (à gauche) et sa reconstitution (à droite et ci-dessous).
b

38] Éthologie © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012


pls_420_p000_000_portfolio8_pages_mnc3008.qxp 4/09/12 12:53 Page 39

À retrouver en vidéo sur

a b

Partie épigée d’un nid constitué


d’une colonne et d’un chapeau
1 cm

Reconstitution virtuelle du nid


et de son réseau interne
c Un termite soldat
Cubitermes défend un
tunnel de communication
pendant que des ouvriers
évacuent les larves après
une forte perturbation.
Guy Josens

4 Les termites du genre Cubitermes (c)sont africains. Parmi eux,


60 espèces vivent dans une zone qui s’étend de la forêt équa-
toriale à la savane du Sud Soudan. Humivores, ils jouent un rôle
un unique soldat suffit ainsi pour contrôler l’accès à certaines zones
du nid. L’ensemble constitue un réseau de nœuds (chambres) et
d’arêtes (tunnels). La croissance du nid est discontinue : l'activité
important dans certains écosystèmes. L'architecture des nids est de construction s'effectue au cours de phases assez courtes (quel-
constituée d’un nombre variable de colonnes juxtaposées qui, selon ques jours) entrecoupées de phases de repos plus longues (par-
les espèces, peuvent être recouvertes d’un chapeau (b). À l’inté- fois plusieurs mois). Une colonie de Cubitermespeut vivre une dizaine
rieur du nid, des chambres de forme ovoïde sont reliées par des tun- d’années sur un même site. Dans la savane, certains sites comp-
nels dont le diamètre n’autorise le passage que d’un seul termite (a): tent jusqu’à 2 000 nids par hectare.

© Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012 Éthologie [39


pls_420_p000_000_portfolio8_pages_mnc3008.qxp 4/09/12 12:53 Page 40

a b

1 mm

1 mm

Trois termites du genre Apicotermes. L’un est un termite soldat, chargé de la Une calie d’un nid après son extraction du sol (b)et sa reconstitution virtuelle (c)
défense du nid (en haut); les deux autres sont des termites ouvriers (en bas). accompagnée de quelques zooms sur les rampes hélicoïdales (d et e).

c
5 Les termites du genre Apicotermes (a) vivent principalement
dans les forêts de l’Afrique centrale et de l’Afrique de l’Ouest
et parfois dans les savanes avoisinantes. Leur vie est exclusive-
ment souterraine, ce qui rend leur étude particulièrement difficile.
Construit à partir d’excréments, le nid, entièrement hypogé, est
constitué de plusieurs unités (calies) de forme ovoïde, sembla-
bles à celle représentée ici (b). Distantes de moins d’un mètre,
ces calies sont reliées par des tunnels. Chaque calie n’est pas direc-
tement en contact avec le sol. Elle est entourée d’un espace, nommé
paraécie, qui, selon l’espèce, reste vide ou est rempli de sable. L’in-
térieur de la calie est constitué d’une série de chambres séparées
par de minces cloisons horizontales et régulièrement espacées (c).
Le déplacement entre les chambres se fait par l’intermédiaire de
rampes inclinées ou hélicoïdales qui relient plusieurs étages (d et e),
sans toutefois traverser le nid dans son ensemble. Chaque étage
compte plusieurs rampes qui constituent autant de passages entre
deux chambres adjacentes. Des canaux circulaires parcourent en
outre la paroi externe de la calie au niveau des différents étages ;
ils présentent des ouvertures étroites vers l’intérieur et l’extérieur
du nid. Chez certaines espèces, ces ouvertures sont trop petites
pour permettre le passage des ouvriers termites. Cette circuiterie
complexe interviendrait dans la régulation des niveaux d’oxygène 1 cm
et de dioxyde de carbone.
À retrouver en vidéo sur

40] Éthologie © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012


pls_420_p000_000_portfolio8_pages_mnc3008.qxp 4/09/12 12:53 Page 41

© Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012 Éthologie [41


pls_420_p000_000_portfolio8_pages_mnc3008.qxp 4/09/12 12:53 Page 42

Partie épigée
Partie hypogée
1 cm

Le nid après son extraction du sol. Reconstitution du nid. Ci-dessous et ci-contre, divers zooms
de la partie épigée sont présentés.
b

d
6 Lasius niger (d)est une espèce de fourmi commune en Europe et pré-
sente en Asie et en Amérique du Nord. Les colonies n’ont qu’une
seule reine et sont constituées de 5000 à 15000 ouvrières de trois à cinq
millimètres. Omnivore, l’espèce se nourrit d’insectes, de graines, de nec-
tar et exploite des colonies de pucerons en récoltant leur miellat. Son nid (a)
comporte une partie hypogée, composée de chambres creusées dans le
sol et reliées par un réseau de galeries, et un dôme épigé en terre consti-
tué de nombreuses chambres en forme de bulles imbriquées (b et c). De
taille variable, ces chambres s’organisent selon des plans parallèles et
superposés (e). Leurs cloisons sont parfois réduites à de simples
arches créant des zones de jonction complexes (f et g).

42] Éthologie © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012


pls_420_p000_000_portfolio8_pages_mnc3008.qxp 4/09/12 12:53 Page 43

e I LES AUTEURS
Guy THERAULAZ dirige l’équipe
Réseaux d’interactions et dynamiques
complexes dans les sociétés animales
au Centre de recherches
sur la cognition animale, à Toulouse.
Fabien PICAROUGNE, maître
de conférences à l’École polytechnique
de l’Université de Nantes, travaille
au Laboratoire d’informatique
de Nantes-Atlantique.
Christian JOST, maître
de conférences à l’Université
Paul Sabatier, à Toulouse, travaille
au Centre de recherches
sur la cognition animale.

I BIBLIOGRAPHIE
M. Hansell, Animal Architecture, Oxford
f University Press, 2005.
J. S. Turner, The Extended Organism: The
Physiology of Animal-Built Structures,
Harvard University Press, 2002.
P.-P. Grassé, Termitologia, tome 2,
Masson, 1984.
Ces nids et des vidéos de navigation
virtuelle sont visibles sur le site
du projet: www.mesomorph.org

Ce portfolio a été réalisé avec


le concours de Stéphane Douady,
Jacques Gautrais, Anaïs Khuong,
Pascale Kuntz, Andrea Perna, Ricard
Solé et Sergi Valverde. L’analyse de
la structure tridimensionnelle des nids
construits par les termites et les fourmis
ainsi que l’étude des processus
impliqués dans leur morphogenèse
ont été réalisées dans le cadre du projet
g MESOMORPH, soutenu par l’Agence
nationale de la recherche (ANR).
Ce projet, dirigé par Guy Theraulaz, a
impliqué quatre laboratoires : le Centre
de recherches sur la cognition animale
à Toulouse, le Laboratoire d’informatique
de Nantes-Atlantique, le Laboratoire
matière et systèmes complexes
à l’Université Paris 7 et le Laboratoire
des systèmes complexes de Barcelone.
Ce cahier a été réalisé grâce au soutien
de l’ANR, de la délégation Midi-Pyrénées
du CNRS, de l’Université Toulouse III-
Paul Sabatier, du Laboratoire
d’informatique de Nantes-Atlantique,
de la Fédération de recherche AtlanSTIC,
de l'École polytechnique et de la cellule
iRéalité de l'Université de Nantes,
et de la Mairie de Toulouse,
dans le cadre de la Novela, festival
des savoirs partagés, qui se tiendra
du 5 au 21 octobre 2012 à Toulouse.

© Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012 Éthologie [43


pls_420_p000000_megalithes_mm_30_08.qxp 4/09/12 13:04 Page 44

Archéologie

Les mégalithes
Les mégalithes des hautes terres de Sumatra, que l’on croyait
néolithiques comme ceux d’Europe, témoignent en fait
des intenses échanges entre les tribus de la forêt
et les royaumes bouddhiques du Moyen Âge indonésien.

Dominik Bonatz

1. CE MÉGALITHE COUCHÉ DANS LA FORÊT a été érigé dans la région de


Kérinci, dans les hautes terres de Sumatra, où de nombreuses autres pier-
res dressées sont dispersées dans la jungle.
pls_420_p000000_megalithes_mm_30_08.qxp 4/09/12 13:04 Page 45

D ans la grande épopée indienne du


Ramayana, Sumatra est nommée
l’« île de l’or ». Parce qu’elle était
riche ? Au VIIe siècle de notre ère, des prin-

de Sumatra ces malais de religion bouddhique bâti-


rent des villes et des temples dans le
royaume de Srivijaya, situé dans les bas-
ses terres de l’île. Ce royaume livrait de
l’or à l’Inde et aux États du golfe Persique,
et ses envoyés apportaient ivoire, cornes
de rhinocéros, plumes de calao, miel,
bois aromatiques, camphre, benjoin à l’em-
pereur de Chine. D’où provenaient ces
richesses? En grande partie des forêts plu-
viales des hautes terres de Sumatra, comme
on l’expliquera ici, et leur commerce a
induit un mégalithisme particulier.

De riches royaumes
Le mégalithisme semble être un très ancien
trait culturel de tous les peuples indoné-
siens. Depuis la Préhistoire, à Sumatra, à
Java et partout dans l’archipel, des tribus
ont laissé menhirs, dolmens, tables et autels
de pierre, pierres couchées et pierres dres-
sées, souvent anthropomorphes ou ornées.
Cette activité millénaire sous-tend un culte
des ancêtres qu’il importe de bien dispo-
ser, car il s’agit d’intermédiaires entre ce
monde-ci et l’au-delà. Répandu partout en
Indonésie (comme il l’était dans toutes
les cultures mégalithiques), ce trait cultu-
L’ E S S E N T I E L rel est si profond dans l’archipel qu’il a tra-
I Au VIIe siècle, l’émergence versé de façon plus ou moins occulte toutes
de royaumes bouddhiques les périodes et s’est combiné avec les vagues
florissants à Sumatra culturelles indo-bouddhique, chinoise,
a donné une grande musulmane, puis chrétienne, qui ont suc-
importance commerciale cessivement gagné l’archipel.
à cette île indonésienne. Les deux royaumes indo-bouddhi-
ques de Srivijaya et de Malayu, auxquels
I Au XIXe siècle, l’archéologie nous allons nous intéresser, fournissent
coloniale néerlandaise justement un exemple de ce phénomène
a attribué aux mégalithes de fusion culturelle. La richesse passée
des hautes terres de Srivijaya et de Malayu, qui lui a suc-
forestières de Sumatra cédé, se traduit aujourd’hui par de nom-
la même ancienneté breuses ruines de temples et de palais
néolithique que les menhirs somptueux. Après avoir beaucoup étu-
et dolmens européens. dié les monuments ostentatoires érigés
par les rois de ces royaumes, les archéo-
I Selon les fouilles récentes, logues ont récemment pris conscience
Heinzpeter Znoj, mit Frdl gen. von Dominik Bonatz

c’est le commerce qu’ils ont un intéressant pendant dans les


des produits de la forêt avec montagnes : des mégalithes.
les royaumes bouddhiques Sumatra est une île de contrastes (voir
médiévaux qui a poussé la figure 2) : à une longue chaîne de mon-
les habitants de la forêt tagnes occidentale s’oppose une vaste
à marquer leurs territoires plaine orientale sillonnée de fleuves.
de pierres dressées. Aujourd’hui encore, les habitants de la
plaine affrontent les crues de la mousson

Archéologie [45
pls_420_p000000_megalithes_mm_30_08.qxp 4/09/12 13:04 Page 46

Sukhothai Vers la Chine


Rangoun Indrapura
Sungai Penuh Bangkok
Lac Kérinci Vers l’Inde Angkor
Kauthara
Phnom Penh
Grahi NE
Sungal Hangat HI E
Lempúr DE C NAL
Patalung R IO
ME ÉRID
Ketalan

MAL
M
Renah Lamuri Kadaram Trengganu OCÉA UE
N

A
Perlak Poni I FIQ

I SI E
Kemumu Pahang P A C
Barus Kuala Lumpur
M Pane Singapour ÉO
DE ONT O RN Île aux épices

SU
OC ÉA N B
BA AGN

MA
N Jambi
RIS ES INDIE

TR
Tanjungpura
Spektrum der Wissenschaft/EMDE-Grafik

A
AN Banggai
Route commerciale Palembang
Village actuel principale
Mégalithe Route commerciale Kalapa
N secondaire Djakarta Kahuripan
Capitale historique connue GaluhJAVA
0 40 km Daha Bali Dili
Ville importante connue historiquement
Ville actuelle Sumba Timor
2. L’INDONÉSIE MÉDIÉVALE comportait plusieurs royaumes, dont celui ment le détroit de Malacca – par où transitait le commerce de toute l’Asie
de Srivijaya, dont la capitale était Palembang. Ce royaume jouait un rôle méridionale. Il a été supplanté au IXe siècle par le royaume de Malayu.
particulièrement important, car il contrôlait les routes maritimes –notam- Certaines régions (cartouche à gauche) sont riches en mégalithes.

en construisant des maisons sur pilotis ou ler tout au long des IXe et Xe siècles la route Tandis que, partout sur l’île, des plan-
des bateaux-maisons. Bien souvent, les maritime de Malacca, située entre Suma- tations supplantaient la jungle, les Euro-
sols marécageux de la côte sont impropres tra et la Malaisie péninsulaire, et ainsi la cir- péens se mirent à étudier les ruines
à la culture. La forêt des hautes terres, en culation des marchandises entre la Perse, malaises. En 1932, l’administrateur colo-
revanche, fournit aux insulaires des maté- l’Inde et la Chine. Les navires étrangers nial, nommé Thomassen à Thuessink van
riaux de construction, des épices et d’au- qui empruntaient cette route ou faisaient der Hoop, publia un ouvrage réperto-
tres produits. Jusqu’à aujourd’hui, les escale dans l’un des ports de Sumatra riant et décrivant les mégalithes décou-
ethnies des montagnes, qui vivent dans devaient s’acquitter de droits de passage. verts dans la province de Bengkulen sur le
des vallées difficilement accessibles, ont Srivijaya envoyait aussi ses marchands en plateau de Pasémah. Sept ans après parut
préservé leurs cultures. La présence sup- Chine, qui en rapportaient porcelaine, Les royaumes oubliés de Sumatra, de Frie-
posée de cannibales dans les hautes terres métaux, soieries, etc., autant de biens qui se drich Schnitger. Pour le compte de la Société
les a peut-être aidées… vendaient ensuite jusqu’en Méditerranée. néerlandaise de géographie, cet archéolo-
Pendant que ces chasseurs-cueilleurs gue autrichien avait mené des recherches
parcouraient la forêt, sur les rives des fleu- sur le terrain à Sumatra, auxquelles il avait
ves, en arrière des embouchures maréca-
Invasion indienne ajouté l’ouvrage de van der Hoop. Avec
geuses, des villes apparaissaient. On y En 1025, une armée d’invasion indienne d’autres chercheurs, Schnitger estima
échangeait l’or, les produits alimentaires, le détruisit Palembang, de sorte que le que les pierres dressées étaient anciennes
bois et d’autres marchandises des hautes royaume de Malayu, dont la capitale était de 3 000 à 4 000 ans, leur apparence préhis-
terres, contre des objets de métal, du verre, à Jambi, sur la rivière Batanghari, se torique rappelant les menhirs et dolmens
de la céramique, ainsi que, probablement, substitua à Srivijaya. Ses rois ont toute- que l’on trouve depuis l’Ouest de l’Europe
des textiles et du sel. Sur la base de ce fois été incapables d’atteindre la puis- jusqu’au Levant.
commerce, la dynastie des rajas (rois) du sance de ceux de Srivijaya. Certaines Ces chercheurs ont donc postulé
Srivijaya, installée à Palembang, a tissé un parties de Sumatra tombèrent aux mains l’existence passée d’une culture mégali-
vaste réseau de relations politiques et éco- de royaumes de l’île voisine Java. Les thique remontant au Néolithique, qui
nomiques, où se sont intégrés un grand nom- conflits guerriers du royaume de Malayu serait apparue sur la côte orientale de la
bre de villes et de royaumes vassaux. Les avec ces voisins l’affaiblirent, puis, au Méditerranée avant d’entrer en expan-
inscriptions en sanscrit que l’on trouve XIVe siècle, il perdit son indépendance par sion vers l’Est et l’Ouest au VIe millénaire
jusqu’aux limites de la région montagneuse rapport à Java. C’est alors que des sulta- avant notre ère. Cette théorie a généra-
révèlent les serments d’allégeance de ces nats musulmans s’établirent dans le Nord lement été acceptée jusqu’au milieu du
vassaux à Srivijaya. de l’île. Puis, à partir du XVIIe siècle, Suma- XXe siècle, ce qui a poussé les archéolo-
Pour montrer leur puissance et pour tra a subi la colonisation européenne : Bri- gues de l’Asie du Sud-Est à laisser les
unifier leur royaume sous le toit du boud- tanniques et Néerlandais se la sont mégalithes aux préhistoriens, pour ne
dhisme, les rajas ont édifié de nombreux disputée jusqu’à ce que les Bataves l’em- s’intéresser qu’aux monuments faciles
temples. Ils sont aussi parvenus à contrô- portent au XIXe siècle. d’accès des basses terres…

46] Archéologie © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012


pls_420_p000000_megalithes_mm_30_08.qxp 4/09/12 13:04 Page 47

Quand, le 27 décembre 1949, les Pays- déjà connus ; de nombreux autres doivent I L’AUTEUR
Bas rendirent leur indépendance aux colo- encore se cacher dans la forêt vierge. La
nies indonésienne (la Nouvelle-Guinée plupart des mégalithes de Sumatra et d’au- Dominik BONATZ,
archéologue,
occidentale n’a suivi qu’en 1962), l’étude tres îles indonésiennes sont debout et est professeur
et la conservation des monuments anciens forment des groupes de quelques exem- d’archéologie
incombèrent aux chercheurs autochto- plaires à plusieurs centaines, comme sur du Proche-Orient
nes. Vers la fin du XXe siècle, l’aide de la l’île de Nias, située à 125 kilomètres à à l’Université
libre de Berlin.
Fondation Suisse-Liechtenstein pour les l’Ouest de Sumatra. En revanche, les pier- Il dirige le projet archéologique
recherches archéologiques à l'étranger a res de la région de Kérinci sont toutes de Tanah Datar.
permis de réaliser les premières fouilles isolées (voir la figure 5) et couchées (et le
systématiques dans les hautes terres. Le furent dès leur installation).
désir d’étudier les liens avec l’Asie du Sud-
Est révélés par les objets mis au jour m’a
alors conduit dans la région perdue du
Kérinci où, entre 2003 et 2008, j’ai dirigé un
projet archéologique avec des collègues de
Djakarta, de Palembang et de Jambi.

Van der Hoop, A.N.J.Th. à Th. : Megalithische Oudheden in Zuid-Sumatra.


À partir de 2010, ce projet a été suivi
par des recherches, subventionnées par la
Fondation allemande pour la recherche,
dans les hautes terres de Minangkabau,
plus au Nord (voir l’encadré page 49). C’est
ainsi que reprit l’étude des mégalithes de

W.J. Thieme& Cie, Zutphen 1932, Ill. 34


Sumatra, 70 ans après van der Hoop.
Le nom de Kérinci désigne une région
des montagnes de l’Ouest de Sumatra où,
sur les bords d’un plateau fertile, se trouve
le lac Kérinci, tandis qu’au Sud s’étend
un réseau de vallées difficiles d’accès,
où croît l’une des dernières grandes forêts 3. CES SCULPTURES DE PIERRE sont les premières à avoir été documentées dans la région. Le
pluviales de Sumatra. Nombre d’espè- fonctionnaire colonial van der Hoop les photographia sur le plateau de Pasémah en 1931, mais
ces animales menacées, tels le tigre de les archéologues les ont jugées peu dignes d’intérêt, et les ont interprétées comme provenant
Sumatra ou le calao bicorne, vivent dans d’une culture mégalithique supposée s’être étendue de l’Asie du Sud-Est jusqu’à l’Europe.
cette région devenue aujourd’hui le Parc
national de Kérinci Seblat.
C’est dans une lointaine zone de ce parc
que, année après année, nous avons mené
nos explorations et nos fouilles. Parvenus
en voiture au Sud du lac, nous marchions
deux jours jusqu’au village de Renah
Kemumu (voirlafigure4), où l’on nous héber-
geait. Des porteurs acheminaient pendant
ce temps le matériel nécessaire à l’équipe.
Depuis qu’en 1990, Renah Kemumu s’est
retrouvé au milieu du Parc national, ses
400 habitants sont dans l’illégalité. Ils ont
pu résister jusqu’à présent aux tentatives
de relocalisation de leur village, notamment
en soulignant que la présence de vestiges
prouve l’ancienneté de leur terroir… Outre
l’hébergement, le village nous fournissait
de la main-d’œuvre; l’équipe de campagne
Dominik Bonatz

que nous avons constituée comptait jusqu’à


25 fouilleurs et de nombreuses autres per-
sonnes qui exploraient la région avec des
4. DANS LA VALLÉE DE SERAMPA, au sein de la région du Kérinci, où se trouve un grand Parc
guides afin de vérifier les on-dit relatifs à
national, toute campagne archéologique est une aventure. Les anciennes zones d’habitation
la présence d’un mégalithe. sont situées sur les sommets, de sorte que de longues heures de marche dans la jungle sont néces-
Nous avons ainsi localisé 21 mégali- saires pour les retrouver. Pour ce faire, l’auteur et ses collègues ont établi un camp de base dans
thes, dont seuls quelques-uns étaient le village de Renah Kemumu (visible à l’arrière-plan), d’où ils partaient en exploration.

© Pour la Science - n° 420- Octobre 2012 Archéologie [47


pls_420_p000000_megalithes_mm_30_08.qxp 4/09/12 13:04 Page 48

a
b

Les quatre photographies : Dominik Bonatz

5. LES MÉGALITHES MALAIS PRENNENT DES APPARENCES DIVERSES. Le plus souvent, ils
sont disposés en groupes, telles ces pierres anthropomorphes photographiées sur l’île de Nias (b),
une île de la province de Sumatra, où subsisterait l’une des toutes dernières cultures mégalithi-
ques du monde. Ce mégalithe courbe (c) de la vallée de Mahat, dans les hautes terres de Minang-
kabau à Sumatra, est tout différent. La région de Pasémah a aussi livré la « pierre à l’éléphant » (d),
dont la représentation plastique en ronde-bosse figure un guerrier qui s’agrippe aux oreilles d’un
éléphant. Les mégalithes de la région de Kérinci, en revanche, sont isolés, couchés (a) et ornés
de bas-reliefs abstraits, ici soulignés à la craie.

48] Archéologie © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012


pls_420_p000000_megalithes_mm_30_08.qxp 4/09/12 13:04 Page 49

La forme de base des mégalithes est dation pour bien les disposer, une prati- Les paysans rendaient leurs champs à la
conique ou cylindrique; leur longueur peut que qui perdure encore aujourd’hui. jungle tous les deux ou trois ans, car la
atteindre 4,5 mètres, pour un diamètre d’au Qui connaît les hautes terres de Suma- pluie en lessivait les sols défrichés, ce qui
moins un mètre. Sur leurs surfaces et aux tra aujourd’hui sait qu’elles sont couver- faisait baisser le rendement. Ils devaient
extrémités en forme de tambour, nous tes de champs de riz en terrasses. Toutefois, donc créer des champs au loin, parcourir
avons découvert de très nombreux bas- ce paysage parfois superbe n’est apparu un long chemin afin de s’y rendre, et
reliefs comportant des représentations figu- qu’avec les débuts de la colonisation euro- construire des huttes où séjourner plu-
ratives ou florales stylisées. À la différence péenne au XVIIIe siècle. L’étude des envi- sieurs jours d’affilée quand c’était néces-
de celles-ci, les ornements des pierres de ronnements précédents a montré saire. Cette économie agricole exigeait donc
la région autour de Pasémah, dans le Sud qu’auparavant, on se contentait de culti- un mode de vie nomade. Même si les
de Sumatra, sont des représentations en ver dans des jardins essentiellement des moyens de subsistance étaient produits
ronde-bosse. Les habitants de Minangka- plantes à tubercules, tels le taro et le yam. au loin, le village restait le centre de la
bau ont quant à eux taillé dans les pièces Cette pratique agricole persiste du reste vie communautaire. Les nombreuses
brutes des piliers dont les extrémités supé- dans les zones reculées, telle la région de découvertes de céramiques à usage domes-
rieures sont courbes (voir la figure 5). Kérinci. Les céramiques mises au jour tique signalent la présence passée d’acti-
Quelles étaient les fonctions de ces pier- par nos recherches dans la jungle mon- vité et, partant, celle d’une interface entre
res dressées? Même si la référence primor- trent qu’il en a été de même dans le passé. la communauté villageoise et son milieu
diale aux ancêtres est une constante, une
grande variété de fonctions mégalithiques
existe à travers les époques et l’Indoné- À L A R EC H E R C H E D’ U N E C A PITA LE PE R DU E
sie. En ce qui concerne les mégalithes cour-
bes de la région de Pasémah, ils marquent
des lieux funéraires. Du reste, leur curieuse
P our des raisons inconnues, Aditya-
warman, qui a régné sur Malayu
entre 1343 et 1375, quitta Jambi et fonda
forme s’est perpétuée dans les pierres tom- une nouvelle capitale dans les terres du
bales de la période musulmane de Suma- peuple Minangkabau. Sans doute espé-
tra. La fonction des mégalithes de la région rait-il que ce déplacement vers les hau-
de Kérinci était différente, puisque ces pier- tes terres de Sumatra lui assurerait une
res dressées se trouvent toujours seules sur meilleure protection contre ses voisins
un sommet de montagne ou un bord de
et un meilleur accès à l’or de la région.
Afin de retrouver et de documenter cette
vallée, bref en un endroit exposé. La fouille capitale, l’auteur et son équipe mènent
de leurs voisinages immédiats a produit depuis 2010 un projet archéologique à
des débris de poterie, des lames d’obsi- l’emplacement supposé de la cité.
dienne, des fragments métalliques ainsi Le déménagement de la cour royale
que des trous de poteaux. est connu par des représentations du sou-
verain en divinité gardant les frontières
du royaume (voir l’illustration), ainsi que
Des pierres dressées par de nombreuses inscriptions en sans-
aux fonctions diverses crit sur des stèles de pierre. Adityawar-
Comme les habitants de la région construi- man se vante dans ces écrits d’avoir bâti
sent toujours sur pilotis, nous avons en des temples, des monastères et un palais,
profiter pour étudier les techniques de ainsi que des systèmes d’irrigation. C’est
construction employées dans la région cela qu’il s’agit de retrouver.
autour de l’an 1000 (voir la figure 6). Mani-
Pour le moment, ces chercheurs ont
Gunkarta/CC-BY-SA-3.0

découvert de nombreux trous de poteaux


festement, on cherchait à obtenir des
sur la colline Bukit Gombak, en bordure
poteaux capables de résister avant tout aux
de la vallée haute de Tanah Datar. Ces
intempéries plutôt qu’à l’humidité: aucune structures prouvent la présence ancienne
fondation en pierre n’a été retrouvée. Étant de maisons et peut-être même d’un palais.
plus résistant à la charge que le bambou, Des débris de porcelaine chinoise de la Parallèlement à la poursuite des fouil-
le bois de l’arbre de fer (Parrotia persica) ser- période tardive des Song et Yuan (XIIe- les, Arlo Griffiths, de l’École française
vait probablement à réaliser ces poteaux. XIVe siècles) ont aussi été retrouvés ; ils d’Extrême-Orient, traduira les inscriptions
À Pondok, au Sud du lac Kérinci, deux témoignent des échanges qui avaient attribuées à Adityawarman. De ce fait, les
trous de poteaux situés devant la façade alors lieu entre Sumatra et les marchés Minangkabau, qui, comme toutes les
longitudinale d’une maison attestent de la d’outre-mer. Il n’est pas encore possible ethnies des hautes terres, n’ont pas laissé
présence d’une entrée quelque peu monu- de dire si l’endroit fouillé fut effective- d’écrits et ont été ignorés par les chroni-
mentale. Au milieu de la maison, nous ment le siège de la royauté d’Adityawar- queurs des basses terres, entreront dans
avons découvert un récipient en argile man, et sa relation avec les autres sites l’histoire. Étant donné leur importante
contenant plus de 600 perles de verre et un fouillés et avec les mégalithes de Kérinci contribution à la prospérité des royaumes
couteau de fer. Il s’agit sans doute d’une n’est pas encore éclaircie. de Sumatra, ce n’est que justice.
offrande faite aux ancêtres lors de la fon-

© Pour la Science - n° 420- Octobre 2012 Archéologie [49


pls_420_p000000_megalithes_mm_30_08.qxp 4/09/12 13:04 Page 50

Zamolyi, mit Frdl, Gen. von Dominik Bonatz


Dominik Bonatz

nourricier : la forêt. Nous soupçonnons nissent la première date fiable de l’un


que les mégalithes marquaient la présence des complexes de mégalithes de Sumatra.
d’une telle interface en affirmant l’im- Un dicton malais, qui date de l’épo-
portance du village qui les érigeait. que des premiers sultanats islamiques,
Autrefois, la datation de ces monu- explique peut-être la fonction des méga-
ments reposait uniquement sur leur res- lithes. Cette expression, Serah naik, jaja
semblance avec les menhirs néolithiques turun, signifie littéralement : « Tandis que
européens. Or le mégalithisme se pratique le cadeau monte, le tribut descend. » La
sans interruption depuis la Préhistoire formule décrit probablement les échan-
en Indonésie… La présence remarquée ges de biens entre le Srivijaya, le Malayu
dès 1932 par van der Hoop de représen- et les hautes terres au cours des siècles qui
Dominik Bonatz

tations de tambours de bronze sur les pier- ont précédé la période musulmane. Ce
res dressées du plateau de Pasémah dicton confirmerait donc que le Srivi-
6. DES TROUS DE POTEAUX retrouvés près du apporte un indice. Les tambours de bronze jaya tout comme le Malayu devaient
mégalithe de Pondok attestent de la présence sont des objets rituels inventés au cours leur richesse au commerce maritime des
ancienne d’une maison sur pilotis (ci-dessus). de la protohistoire par les Dong Son en produits issus des hautes terres.
Leur répartition étant proche de celle des Indochine (Nord Viêt Nam). Or ces objets
pilotis des maisons traditionnelles indonésien- richement décorés étaient échangés par
nes actuelles (en haut à gauche), l’auteur et
ses collègues ont pu en proposer une restitu-
les Dong Son, et parvenaient en Indoné- « Tandis
tion (en haut à droite). sie, où des artisans autochtones ont appris que le cadeau monte,
à les imiter. Un fragment de l’un de ces
tambours a été découvert en 1936 au Sud
le tribut descend.»
du lac Kérinci. Est-il d’époque protohis- Même si les habitants de ces montagnes
I BIBLIOGRAPHIE torique ? Difficile à dire : la période de devaient «payer tribut», ils étaient en posi-
D. Bonatz et al., From Distant son arrivée est tout aussi incertaine que tion dominante dans les échanges. Les hau-
Tales - Archaeology l’âge exact des reliefs représentant des tam- tes terres où ils vivaient étaient en effet
and Ethno-history bours de bronze à Pasémah. difficiles d’accès. L’exploitation des res-
in the Highlands of Sumatra, C’est pourquoi nous espérions que les sources de la forêt pluviale exigeait par
Cambridge Scholars Publishing,
2009. fouilles nous permettraient de dater de ailleurs des compétences particulières.
façon plus fiable les mégalithes. Ainsi, des Ainsi, il semble probable que sans les
F. Brinkgreve et R. Sulistianingsih céramiques retrouvées dans le voisinage « cadeaux » envoyés par les basses terres,
(éds.), Sumatra. Crossroads
of Cultures, KITLV Press, 2009. immédiat de ces pierres ont pu être datées il n’y aurait pas eu d’échanges. Les prin-
des XIe et XIIIe siècles, par luminescence ces de Palembang et plus tard de Jambi
R. Ptak, Die Maritime optique. Cela recoupe l’ancienneté des prétendaient certes, dans leur langage de
Seidenstrasse, C.H .Beck, 2007.
biens, manifestement d’importation, cour, recevoir un « tribut », mais ils se
J. Miksic (éd.), Indonesian découverts dans les hautes terres, tels ces livraient en réalité à un commerce. Tandis
Heritage: Ancient History, objets en porcelaine et en pierre de la que Malayu trouvait probablement ses
Éditions Didier Millet, 2003. dynastie chinoise des Song (960-1279), partenaires commerciaux à Kérinci, Srivi-
Projet archéologique de Tanah ou ces perles provenant du bassin indo- jaya faisait ses achats sans doute dans les
Datar:www.geschkult.fu-berlin.de/e/ pacifique datant du Xe au XIVe siècle. Les hautes terres de Pasémah, dont Palem-
vaa/Ausgrabungen/indonesien/ monuments de Kérinci datent donc de bang, sa capitale, est plus proche. De fait,
index.html
l’apogée du royaume de Malayu, et four- les mégalithes qui s’y trouvent donnent

50] Archéologie © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012


pls_420_p000000_megalithes_mm_30_08.qxp 4/09/12 13:04 Page 51

l’impression, par l’art et la manière de chasseurs-cueilleurs se sont établis par- du Kérinci et de la région de Pasémah
représenter des objets de la culture des tout où les cours d’eau et la disposition ont influencé durablement la culture des
Dong Son, qu’ils sont plus anciens, comme des vallées facilitaient les échanges. Les communautés montagnardes. Pour lutter
l’est le royaume de Srivijaya par rapport cités se sont probablement ensuite for- contre cette influence, le sultan de Jambi
à celui du Malayu. mées d’abord sous la forme d’alliances de est allé jusqu’à interdire la vénération de
L’apparition des mégalithes de villages, dont un mégalithe constituait ces vieilles pierres.
Kérinci et de Pasémah s’explique donc une sorte de centre territorial signalant Les résultats de nos fouilles reflètent
par l’intensification des échanges entre une volonté de présence durable. l’ascension, puis le déclin du royaume de
les premiers royaumes des basses ter- Malayu, puisque l’on constate que les biens
res et les habitants de la forêt pluviale
des hautes terres. Vieux trait culturel
Des pierres que importés se raréfient à partir de la fin du
XIVe siècle et disparaissent au XVe siècle.
indonésien, le mégalithisme a été réin- se lançaient les dieux Manifestement, le Kérinci avait perdu
vesti par les chasseurs-cueilleurs des La taille et le transport d’une pierre de plu- son partenaire commercial. C’est vraisem-
hautes terres, au moment où ils se sont sieurs tonnes sous-entendent main-d’œu- blablement à cette époque que l’habitude
sédentarisés pour mieux faire commerce vre et méthodes adéquates. Le cas des deux de dresser des mégalithes a disparu.
des ressources de cette forêt et de l’or de dernières cultures mégalithiques d’Indo- De nos jours, seuls des mythes en rap-
leurs rivières. nésie – celle de l’île orientale de Sumba et pellent l’histoire : un récit très populaire
Auparavant, ils ne connaissaient pas celle de l’île de Nias – montre que ce sont dans les villages du Kérinci fait allusion
la propriété, mais ils se mirent progressi- en général des membres influents de socié- à la présence ancienne de dieux hindous
vement à fonder des cités et à cultiver tés qui lancent et dirigent l’érection d’une dans les volcans de Sumatra, qui se lan-
les champs afin de pouvoir eux aussi pro- pierre dressée. Un tel engagement leur cent des pierres lorsqu’ils se disputent. À
fiter des « cadeaux » envoyés par les bas- vaut une reconnaissance durable, puisque part cela, seule l’archéologie rappelle
ses terres. Désormais, pour profiter des le donateur d’un mégalithe à la commu- que les puissants royaumes bouddhi-
richesses procurées par les échanges avec nauté continuera de vivre symbolique- ques de Srivijaya et de Malayu ont dû leur
les basses terres, il fallait rester sur son ment à travers la pierre, devenant par là prospérité à leurs fructueux échanges avec
territoire et le protéger des intrusions d’au- l’un des aïeux de la communauté. C’est les communautés villageoises des hautes
trui. De fait, on observe que ces anciens pourquoi, une fois érigés, les mégalithes terres de Sumatra. I

© Pour la Science - n° 420- Octobre 2012 Archéologie [51


pls_420_p000000_helium_mm_3108.qxp 4/09/12 14:53 Page 52
g , ,p , gq ,g , , , ,

Technologie

Hélium :
la pénurie
menace
Christian Gianese

L’hélium, indispensable pour de multiples


applications, obéit à des contraintes
de production et de distribution complexes.
Un contexte aujourd’hui si tendu que ce gaz
inerte manque déjà.
pls_420_p000000_helium_mm_3108.qxp 4/09/12 14:53 Page 53

L ’hélium, le deuxième élément dans


le tableau de Mendeleïev, est gazeux
dans les conditions habituelles; il ne
se liquéfie qu’à une température très pro-
che du zéro absolu (–273,15°C). Ce gaz chi-
à des fusions successives de particules à
des températures de l’ordre du milliard
de degrés. La mesure de l’abondance de
l’hélium dans le cosmos contribue d’ail-
leurs à fixer certains paramètres des modè-
miquement inerte ne sert pas qu’à gonfler les cosmologiques.
des ballons ou à parler avec une voix étrange Cependant, cet hélium cosmique a dis-
et hilarante quand on l’inhale. Il a d’impor- paru de notre planète. Sur Terre, l’hélium 4
tantes applications, en particulier pour le est produit par la radioactivité alpha d’élé-
refroidissement à de très basses tempéra- ments lourds et instables, tels que l’ura-
tures, où il présente de remarquables pro- nium et le thorium, contenus dans diffé-
priétés, telles que la superfluidité, encore rents minerais. Dans une désintégration
beaucoup étudiées par les physiciens. Or alpha, le noyau lourd expulse une parti-
l’hélium est rare, et il manque déjà. Indi- cule alpha (un assemblage de deux pro-
quons d’où vient l’hélium, comment et où tons et deux neutrons, c’est-à-dire un noyau
on le produit, quelles sont ses principales d’hélium 4) et se transforme ainsi en un
applications, avant d’expliquer pourquoi noyau plus léger. Par exemple, la désinté-
nous sommes proches aujourd’hui d’une gration alpha du plutonium 244 corres-
situation de pénurie. Mais il faudra traiter pond à la réaction :
séparément le cas de l’hélium4 et celui de 244 Pu ¡ 240 U + 4 He.
94 92 2
l’hélium3, deux isotopes dont les proprié- Ainsi, sous nos pieds, de l’hélium 4 est
tés et applications sont distinctes et dont produit en continu. La croûte terrestre en
les marchés sont sous tension pour des contient 0,91partie par million, soit 300fois
raisons différentes. plus que d’or... Le réacteur nucléaire sur
L’hélium est l’élément dont le noyau lequel nous vivons produit chaque année
atomique comporte deux protons, d’où sa environ 3 000 tonnes d’hélium, soit 17 mil-
deuxième position après l’hydrogène lions de mètres cubes de gaz. Une très
(noyau constitué d’un proton) dans le grande part s’échappe de la surface du
L’ E S S E N T I E L tableau des éléments. Il peut exister sous globe vers la haute atmosphère, où elle
deux formes stables: l’hélium4 (noté 42He), se perd dans l’espace. Il s’ensuit que l’hé-
I L’hélium, dont il existe deux
dont le noyau est formé de deux protons lium est très rare dans l’atmosphère ter-
isotopes stables, l’hélium 4
et deux neutrons, et l’hélium 3 (noté 32He), restre : sa concentration, en volume, n’est
et l’hélium 3, est un fluide
qui a deux protons mais un seul neutron. que de 5,2 ⫻ 10–6.
de plus en plus utilisé.
L’atome d’hélium neutre a deux électrons, Il reste qu’un peu d’hélium se retrouve
I Des pannes d’usines qui remplissent complètement une « cou- piégé dans des gisements de gaz naturel
de production et les dettes che électronique », raison pour laquelle où il est emprisonné par des couches de
contractées par l’hélium est inerte : il ne réagit chimique- roche imperméable. Sa concentration en
les autorités américaines ment pas avec d’autres atomes et ne forme volume dans le gaz naturel varie de quel-
pour établir un stock fédéral pas de molécules. ques parties par million à quelques pour
d’hélium ont conduit Après l’hydrogène, l’hélium4 est l’élé- cent. C’est pourquoi on extrait l’hélium 4
à un dérèglement ment le plus abondant dans l’Univers. La du gaz naturel, et les plus grands pro-
du marché de l’hélium plus grande part de l’hélium s’est formée ducteurs d’hélium sont évidemment les
et à un doublement dans les minutes qui ont suivi le Big Bang, pays ayant suffisamment de gaz naturel
de son prix en quelques lors de la nucléosynthèse primordiale. Il pour l’exploiter : les États-Unis, l’Algé-
années. s’agit du processus qui, d’après les cos- rie, le Qatar, la Russie, la Pologne...
mologistes, a produit les premiers noyaux Les nappes de gaz naturel contiennent
I Les attentats atomiques légers tels que le deutérium (iso- du méthane et d’autres hydrocarbures,
du 11 septembre 2001 ont tope de l’hydrogène doté d’un neutron en principales sources d’énergie pour lesquel-
provoqué une forte hausse plus du proton), l’hélium et le lithium, grâce les ce gaz est exploité. Mais certains gise-
de la demande d’hélium 3 ments contiennent aussi de petites quantités
pour des détecteurs 1. L’HÉLIUM A ÉTÉ ABONDAMMENT utilisé d’azote, de dioxyde de carbone, d’hélium
de radioactivité. Il s’ensuit lors de la course à l’espace, pour prérefroidir et d’autres matériaux non combustibles.
une forte pénurie l’hydrogène liquide des moteurs des fusées.
Ainsi, le décollage de Saturn V nécessitait Afin de produire une qualité acceptable de
de cet isotope 370 000 mètres cubes d’hélium. C’est l’un gaz naturel, il faut éliminer ces « impure-
et une envolée de son prix. des facteurs qui ont conduit les États-Unis à tés ». C’est durant ce processus que l’on
NASA

créer une réserve fédérale d’hélium. récupère l’hélium. Il existe pour ce faire

Technologie [53
pls_420_p000000_helium_mm_3108.qxp 4/09/12 14:53 Page 54

I L’AUTEUR plusieurs méthodes, mais le procédé par et seulement 15 pour cent de méthane.
distillation cryogénique est le plus répandu. Ainsi, le méthane est présent en trop fai-
Christian GIANESE, Il consiste à refroidir le gaz et ainsi à soli- ble proportion dans une masse de gaz
ingénieur au CNRS,
est responsable difier toutes les impuretés dans des colon- inerte, ce qui ne permet pas au jet de brû-
du Centre nes de séparation. Cette opération achevée, ler… Mais Haworth est aussi intrigué par
de liquéfaction l’hélium atteint une pureté de 99,99 pour le gaz « inconnu ». Une analyse plus pous-
de l’Institut Néel cent et peut alors être commercialisé. sée révélera que 1,84 pour cent de l’échan-
(CNRS-Université Joseph
Fourier), à Grenoble. Pour mieux comprendre la situation tillon de gaz est de l’hélium. Cette
actuelle, il est utile de faire un peu d’his- découverte démontrait pour la première
toire, qui commence avec la découverte de fois que l’hélium est disponible pour la
l’hélium. Le 16août1868, lors d’une éclipse production, comme sous-produit de l’ex-
I SUR LE WEB totale, à Guntur, en Inde, Jules Janssen, astro- ploitation du gaz naturel. Et c’est ainsi que
nome français qui étudie le rayonnement les États-Unis sont devenus le premier
Programme fédéral américain
sur l’hélium : solaire, observe une raie jaune brillante dans pays producteur d’hélium.
www.blm.gov/nm/st/en/ le spectre du Soleil. On pense alors que cette
prog/energy/helium/
federal_helium_program/
raie est celle du sodium. Mais le 20 octo-
bre de la même année, l’astronome anglais
L’hélium,
federal_helium_program.html
Norman Lockyer, qui observe également un gaz stratégique
Données du Service géologique cette raie jaune, conclut qu’elle est provo- L’hélium, gaz sept fois plus léger que l’air,
américain (2012) : quée par un élément inconnu sur Terre. Il a été utilisé en premier lieu pour gonfler les
http://minerals.usgs.gov/
minerals/pubs/commodity/ nomme alors cet élément hélium, d’après aérostats. Le premier dirigeable gonflé à
helium/mcs-2012-heliu.pdf le terme grec helios désignant le Soleil. l’hélium dans le monde fut le C-7 de la
Près de 30ans plus tard, en 1895, le chimiste marine américaine. Pendant la Première
D. A. Shea et D. Morgan, britannique William Ramsay isole l’hélium Guerre mondiale, la marine des États-Unis
The helium-3 shortage : Supply,
demand, and options dans la clévéite, un minerai à base d’ura- a subventionné trois petites usines de
for Congress, décembre 2010 : nium: en examinant le spectre d’émission production d’hélium pour approvisionner
www.fas.org/sgp/crs/ de ce gaz inconnu, il se rend compte qu’il les ballons captifs de barrage. Ces ballons
misc/R41419.pdf
vient de découvrir le même élément que étaient placés à proximité d’endroits stra-
celui repéré dans le Soleil. tégiques et forçaient les avions ennemis à
En 1903, un forage pétrolier à Dexter, voler à plus haute altitude, ce qui rendait
dans le Kansas (États-Unis), suscite l’éton- leurs bombardements moins précis. En
I BIBLIOGRAPHIE nement : le jet de gaz qui s’en échappe est outre, les câbles d’acier qui les amarraient
D. Kramer, For some, helium-3 incombustible ! Erasmus Haworth, géolo- constituaient un grand danger pour les
supply picture is brightening, gue de l’État du Kansas, analyse alors ce chasseurs en quête de proies à mitrailler.
Physics Today, vol. 64, gaz et constate qu’il contient 72 pour cent L’hélium a donc très vite été reconnu
pp. 20-23, mai 2011.
d’azote, 12 pour cent d’un gaz inconnu, comme un gaz stratégique et, en 1925, le

Saskatchewan
Canada Ostrow Orenburg Irkoutsk
Riley Ridge Pologne Russie Russie
Wyoming

Moab Mer
PRODUCTION D’HÉLIUM EN 2011 du Nord
(en millions de mètres cubes) Utah
Hugoton
États-Unis 140 Panhandle Fields
Kansas Sichuan
- Stock de Cliffside 57 Chine
- Extrait 83
Four Hassi R’mel South Mereenie
Pologne 3 Corners Pars
Algérie Australie
Algérie 20 Nouveau- Iran
Mexique Libye North Field
Russie 6 Qatar
Qatar 15
TOTAL 180 Ladder Creek
Colorado
Autres pays :
chiffres non disponibles Hélium exploité Woodada
Hélium non exploité Australie

2. LES GISEMENTS DE GAZ NATUREL CONTENANT DE L’HÉLIUM (carte) et les chiffres de production connus en 2011 (tableau) .

54] Technologie © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012


pls_420_p000000_helium_mm_3108.qxp 4/09/12 14:53 Page 55

gouvernement américain décida de créer


une réserve nationale d’hélium, gaz qui allait
être conservé dans une énorme formation
géologique située à Cliffside, au Texas.
Dans les années 1930, les Allemands ont
conçu le plus gros dirigeable jamais
construit, le zeppelin LZ129 Hindenburg. Le
projet initial prévoyait d’utiliser de l’hélium
pour assurer sa sustentation. Mais avec l’ar-
rivée des nazis au pouvoir, les États-Unis,
seul pays fournisseur d’hélium, ont appli-
qué un embargo sur l’exportation du gaz.
Les Allemands furent alors obligés de modi-
fier leur projet et d’utiliser l’hydrogène à
la place de l’hélium, avec les conséquen-
ces que l’on connaît: en 1937, un incendie
enflamma le Hindenburg, faisant 36victimes
et mettant fin au transport de passagers par
dirigeables (voir la figure 3).
L’utilisation de l’hélium s’est accrue
durant la Seconde Guerre mondiale, avec
de nouvelles applications (gaz inerte pour
la soudure, spectrométrie de masse, etc.). Parallèlement, le stock du Bush Dome 3. LE PLUS GROS DIRIGEABLE jamais construit
Avec l’avènement de la guerre froide, dans atteignait un milliard de mètres cubes était le zeppelin allemand Hindenburg. En rai-
les années 1950, l’hélium prit une impor- de gaz. Mais la réserve avait accumulé son de l’embargo sur l’hélium décrété par les
États-Unis avec l’arrivée des nazis au pouvoir
tance capitale. On l’a notamment utilisé 1,4 milliard de dollars de dettes, liées au
en Allemagne, il était gonflé à l’hydrogène.
dans la course à l’espace, pour prére- remboursement du programme «hélium» Le 6 mai 1937 à Lakehurst (New Jersey, États-
froidir l’hydrogène liquide des moteurs et au coût de modernisation de l’instal- Unis), un incendie se déclara pour une cause
des fusées ; ainsi, une fusée Saturn V lation. Cela a conduit le Congrès des États- indéterminée et le gaz s’enflamma, provo-
consommait environ 370 000 mètres cubes Unis à faire cesser progressivement son quant la destruction de l’appareil et la mort
d’hélium pour décoller (voir la figure 1). activité. Ainsi, en 1995, le gouvernement de 36 personnes.
En 1965, la consommation d’hélium des américain adopta un acte visant la pri-
États-Unis dépassait huit fois le maxi- vatisation de l’hélium, afin de récupérer
mum qu’elle avait atteint pendant toute les sommes investies dans la mise en place
la Seconde Guerre mondiale ! de la réserve : tout l’hélium de celle-ci
Vers 1960, pour faire face à l’aug- devra être vendu d’ici 2015.
mentation de la demande, les États-Unis
ont demandé à des entreprises privées
d’extraire l’hélium pour le stocker au réser-
Les années 1990,
voir du Bush Dome, près du champ de période faste
Cliffside. Pour ce programme, 684 kilo- En outre, cette loi stipule que les quanti-
mètres de gazoduc ont été construits pour tés d’hélium vendues chaque année doi-
relier les usines d’extraction au Bush vent être constantes ; autrement dit, on
Dome. L’hélium était ainsi stocké, puis, ne tient pas compte de la demande ! Cette
en fonction des besoins, extrait, purifié clause a eu pour effet de maintenir artifi-
et liquéfié pour être transporté à desti- ciellement bas le prix de l’hélium aux États-
nation. Durant plusieurs années, les États- Unis (l’hélium américain est plus cher en
Unis ont ainsi produit 90 pour cent de Europe, notamment en raison du trans-
l’hélium commercialement disponible port). Et comme une étude américaine
dans le monde. Les usines d’extraction du concluait qu’entre la production, la liqui-
Canada, de Pologne, de Russie et de quel- dation du stock d’hélium de la réserve
ques autres pays produisaient le reste. fédérale et son utilisation, il y aurait un
Au milieu des années 1990, en Algé- excédent d’hélium dans l’avenir, les uti-
rie, une nouvelle usine se mit à produire lisateurs n’avaient aucune raison d’éco-
de l’hélium à Arzew. Très rapidement, nomiser ou de recycler ce gaz…
avec une production de 17 millions de Entre 2004 et 2006, deux nouvelles usi-
mètres cubes par an, elle a pu couvrir toute nes ont été construites, la première à Ras
la demande européenne, soit environ Laffan au Qatar, l’autre à Skikda en Algé-
16 pour cent de la demande mondiale. rie, ce qui a permis à ce pays de devenir

© Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012 Technologie [55


pls_420_p000000_helium_mm_3108.qxp 4/09/12 14:53 Page 56

le deuxième producteur mondial d’hélium. atmosphère inerte nécessaire à la produc- mois. Et pendant la même période, pour
Du côté de la consommation, les États-Unis tion des fibres optiques, comme gaz pro- diminuer leurs importations de gaz natu-
sont de nos jours de loin les plus gros uti- tecteur dans la croissance du silicium et du rel, les États-Unis ont commencé à exploi-
lisateurs d’hélium ; en 2010, ce pays a germanium nécessaires aux circuits inté- ter le gaz de schiste sur leur territoire. La
consommé environ 80 millions de mètres grés ou aux téléviseurs à écran plat. On conséquence a été qu’un de leurs plus gros
cubes d’hélium, sur une distribution mon- l’utilise aussi dans l’industrie automobile fournisseurs, l’Algérie, s’est vu obligé
diale de 180millions de mètres cubes. Pour pour la réalisation des coussins gonflables de réduire l’exploitation de gaz naturel
l’Europe, la distribution (de l’ordre de de sécurité (airbags). On le retrouve éga- et, partant, la production d’hélium.
40 millions de mètres cubes) est assurée lement dans les bouteilles de plongée sous-
principalement par le gaz provenant d’Al-
gérie, tandis que l’usine du Qatar et les
marine, pour minimiser les effets de la
narcose à l’azote, problème pouvant sur-
Le marché s’est
États-Unis fournissent le continent asiati- venir lors de plongées profondes. déréglé en 2006
que, en plein développement industriel Enfin, l’hélium devenant liquide à En 2006, les sources ne pouvant fournir
et qui devient un gros utilisateur (de l’or- 4,2 kelvins (–269 °C), il est utilisé dans les la totalité de la demande, le marché s’est
dre de 30 pour cent du volume mondial). laboratoires de recherche sur les très bas- déréglé. Ce fut la pénurie, et cette rup-
ses températures et dans les grands ins- ture d’approvisionnement a touché tous
truments scientifiques, comme au LHC les continents. Une forte hausse des prix
Un gaz très demandé (le Grand collisionneur de hadrons du s’en est suivie : ils ont doublé en cinq ans,
Entre-temps, avec les nouvelles technolo- CERN, près de Genève) où l’hélium est et pendant la seule année 2008, les four-
gies, l’hélium est devenu essentiel à une indispensable aux grands aimants supra- nisseurs les ont augmentés de 50pour cent!
myriade d’activités médicales, indus- conducteurs. Cependant, les applica- Les laboratoires de recherche français, tels
trielles et scientifiques (voir la figure 4). tions cryogéniques purement scientifiques ceux du CNRS à Grenoble, pouvaient ache-
Les hôpitaux du monde entier s’équipent ne représentent que trois pour cent de la ter l’hélium à environ 2,60 euros le litre
davantage en appareils d’IRM (imagerie distribution mondiale d’hélium. en 2006 ; aujourd’hui, ils doivent débour-
par résonance magnétique) dont la bobine Comment est-on arrivé à une situa- ser près de cinq euros par litre...
supraconductrice est refroidie grâce à un tion de pénurie ? Au début de ce nouveau La pénurie et la hausse des prix ont
bain d’hélium liquide (voir la figure 5). Ainsi, millénaire, alors que la demande d’hé- conduit les utilisateurs à une certaine prise
en 2008, de l’ordre de 20pour cent des quan- lium ne cessait de croître, l’usine algé- de conscience, notamment sur la nécessité
tités d’hélium distribuées ont servi à rem- rienne de Skikda a connu d’importants de ne pas gaspiller l’hélium, gaz qui se fait
plir les cryostats de tomographes d’IRM. dysfonctionnements. Par ailleurs, pour de plus en plus rare sur Terre. Des cris
L’hélium est également utilisé pour moderniser et modifier ses installations d’alarme ont été lancés par des person-
purger les réservoirs des fusées telles de traitement de gaz, la source d’Oren- nalités du monde scientifique. En Europe,
qu’Ariane. Il est largement utilisé comme bourg, en Russie, a fermé durant plusieurs l’hélium étant plus cher qu’aux États-Unis,
les plus gros consommateurs utilisent d’au-
4. LES PRINCIPALES APPLICATIONS DE L’HÉLIUM. tres gaz pour l’inertage (argon pour la sou-
dure par exemple) ou recyclent l’hélium,
comme les laboratoires de recherche qui
Médecine (IRM, magnéto-encéphalographie) disposent d’infrastructures permettant de
Gaz protecteur Techniques de mesure
Fluide réfrigérant pour réacteurs Recherche et développement (cryophysique, mieux employer l’hélium et de le réutili-
et générateurs supraconductivité, fusion nucléaire, physique ser. En revanche, cette parcimonie est
Traitements thermiques des particules, etc.)
de métaux ou de composants peu appliquée par d’autres utilisateurs,
Industrie
surtout aux États-Unis où l’hélium est rela-
tivement peu coûteux.
Atmosphères Cryogénie
contrôlées Avec l’augmentation des prix et l’ou-
24 % 26% verture de nouvelles petites unités de pro-
duction, en Australie notamment, l’offre
parvient à répondre à la demande mon-
diale, mais le marché reste extrêmement
Soudure Autres Gaz
10 % tendu. La demande correspondant qua-
et découpe pour ballons
17 % et aéronefs siment à l’offre, le risque de pénurie reste
2%
Pressurisation important pour les prochaines années.
4%
et purges Même si les sources sont indépendan-
17 % Mélanges tes, toute la chaîne d’approvisionnement
respiratoires en hélium est interconnectée. Une panne
pour plongées
sur une source en Algérie ou aux États-Unis
Détection engendre des difficultés d’approvisionne-
Gaz de protection de fuites
Gaz d’assistance Secteur spatial (pressurisation ment à l’échelle mondiale. Ce cas s’est repro-
pour la découpe au laser des réservoirs cryogéniques)
Gaz d’étalonnage duit en 2011. Une des plus importantes
Gaz pour lasers usines d’exploitation (20 pour cent de la

56] Technologie © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012


pls_420_p000000_helium_mm_3108.qxp 4/09/12 14:53 Page 57

distribution mondiale) aux États-Unis a dû


arrêter sa production pendant quelques
mois, pour une maintenance planifiée. Elle
a repris en septembre 2011. Début 2012,
un simple arrêt était programmé pour
une modification technique (remplacement
d’échangeurs thermiques) sur l’usine d’Ar-
zew en Algérie. Mais une suite de compli-
cations s’est produite lors de ces travaux,
et il a fallu attendre la fin de l’été pour que
la production nominale retrouve son
niveau. Le marché s’est à nouveau déré-
glé et un certain temps sera nécessaire pour
résorber les besoins.
La période est donc incertaine et le res-
tera au moins jusqu’à l’installation et la
CNRS-Cyril Fresillon

mise en service de nouvelles usines : l’une


dans le Wyoming aux États-Unis, une autre
en Algérie, mais surtout la prochaine grosse
usine de Qatar II, dont le démarrage est 5. L’IMAGERIE MÉDICALE PAR RÉSONANCE MAGNÉTIQUE NUCLÉAIRE (IRM) utilise des champs
programmé pour novembre 2012. Quoi magnétiques produits par des bobines supraconductrices, donc refroidies à l’hélium. En 2008, les
tomographes d’IRM auraient employé environ 20 pour cent de l’hélium distribué dans le monde.
qu’il en soit, l’hélium reste un fluide non
renouvelable et irremplaçable. Aussi, tous
ses utilisateurs doivent faire un effort pour nier se transforme par radioactivité bêta absorbe très efficacement les neutrons
le recycler autant que possible. Sous la pres- en un noyau d’hélium 3 (avec émission (selon la réaction 3He+n¡ 3H+ 1H). Ainsi,
sion des coûts, l’hélium est davantage recy- d’un électron et d’un antineutrino). en dix ans, 1300 détecteurs ont été instal-
clé, mais une prise de conscience de tous Le tritium est utilisé dans les bombes lés dans les ports américains et aux passa-
les utilisateurs reste nécessaire. Malheu- nucléaires et, pour garder celles-ci en état ges frontaliers, chacun de ces appareils
reusement, seule une hausse importante opérationnel, il faut régulièrement extraire contenant au moins une cinquantaine de
du prix de l’hélium contraindra, sinon à l’hélium3 produit par radioactivité et qui litres d’hélium3. Résultat: alors que les réser-
une réduction de son utilisation, au moins pollue le tritium. C’est ainsi qu’au cours ves de ce gaz aux États-Unis étaient encore
à une utilisation plus réfléchie. C’est pour- de la guerre froide, les États-Unis et l’Union de 235000litres en 2001, elles se sont effon-
quoi certains spécialistes affirment qu’il soviétique, qui ont stocké des dizaines de drées à moins de 50000 à la mi-2010. Or les
conviendrait de multiplier son prix par 20! milliers d’armes nucléaires, ont accumulé États-Unis étaient pratiquement le seul pays
d’énormes quantités d’hélium3. Dans les qui commercialisait l’hélium3.
L’hélium 3, un gaz années 1990, l’arrêt de la production des
armes nucléaires a considérablement limité
Depuis, il est devenu presque impos-
sible de trouver de l’hélium 3 sur le mar-
encore plus rare les quantités d’hélium3 disponibles, mais ché. En 2010, une hausse fulgurante des
La description qui précède porte sur l’hé- les applications de cet isotope étaient alors prix s’est produite, la valeur marchande
lium 4, l’isotope courant. Comme on l’a fort réduites: elles se limitaient essentielle- de l’hélium 3 passant de 150 dollars (envi-
évoqué au début de l’article, il existe une ment à la recherche scientifique, qui en ron 125euros) le litre à des sommes flirtant
autre forme de l’hélium, l’hélium 3, dont utilisait de faibles quantités. À l’époque, les aujourd’hui avec les 4 000 dollars (plus de
certaines propriétés physiques sont très administrations (ministères de la Défense, 3 200 euros) pour la même quantité.
différentes et donnent lieu à des applica- États) considéraient même ce gaz si inutile
tions très particulières. Bien que les quan-
tités concernées soient beaucoup plus
qu’elles l’évacuaient dans l’atmosphère!
Mais les attentats du 11 septembre 2001
Envolée des prix
faibles, son marché est dans une situa- à New York ont complètement changé la et forte pénurie
tion bien pire que celui de l’hélium 4. donne. Pour contrecarrer les plans de La pénurie d’hélium 3 touche non seule-
L’hélium3 provient essentiellement de terroristes potentiels, le gouvernement ment la sécurité nationale, mais aussi la
la nucléosynthèse primordiale, aux pre- américain a décidé d’installer des milliers recherche scientifique et la communauté
miers instants de l’Univers. Sur Terre, il est de portiques de détection de matière médicale. Des instruments scientifiques,
très rare : on en retrouve 200 à 300 parties nucléaire (voir la figure 6). L’idée était de dont la fabrication est achevée, ne peu-
par million dans la croûte terrestre et il contrôler les millions de conteneurs entrant vent fonctionner. Ainsi, les détecteurs de
représente une fraction d’à peine 7,2 ⫻ 10–12 chaque année dans le pays et d’éviter ainsi l’accélérateur de protons J-PARC (Japan
de l’atmosphère dans son ensemble ! En l’importation illicite de matière radioac- Proton Accelerator Research Complex)
revanche, l’hélium 3 peut être produit par tive pouvant servir à fabriquer des « bom- construit à Tokaï, au Japon, ne sont que
la désintégration du tritium (3H), isotope bes sales » et à fomenter des attentats. partiellement remplis en hélium 3 et ne
instable de l’hydrogène dont le noyau com- Or le fonctionnement des détecteurs de peuvent donc atteindre les performan-
porte un proton et deux neutrons. Ce der- matériel nucléaire repose sur l’hélium3, qui ces prévues. Des appareils tels que les

© Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012 Technologie [57


pls_420_p000000_helium_mm_3108.qxp 4/09/12 14:53 Page 58

hélium 3, l’offre globale de cet isotope


restera probablement inférieure aux
besoins des scientifiques – 65 000 litres
par an, alors que sa production est actuel-
lement de 10 000 à 20 000 litres par an,
selon une étude du ministère américain
de l’Énergie (Department of Energy). L’ur-
gence est donc maintenant d’augmen-
ter la production.
Aux États-Unis, le recyclage et la puri-
fication du tritium contenu dans les ogives
nucléaires devraient produire 8 000 à
10000 litres d’hélium 3 par an, alors que les
besoins américains seuls sont estimés à
13 000-15 000 litres par an ! Un supplé-
ment provenant du site de stockage de
Savannah River, en Caroline du Sud, site
de traitement des matériaux nucléaires,
devrait fournir environ 10000 litres, mais
de façon ponctuelle.
Canberra

Quelles sont alors les autres alternati-


6. À LA SUITE DES ATTENTATS DU 11 SEPTEMBRE 2001, des milliers de portiques de détec- ves? L’une serait de faire appel à des accé-
tion de radioactivité fonctionnant à base d’hélium 3 ont été installés aux États-Unis et ailleurs. lérateurs de particules. On peut en effet
Les réserves américaines d’hélium 3 se sont alors effondrées, provoquant une pénurie de cet iso- créer de nouveaux isotopes grâce à des col-
tope et une hausse vertigineuse de son prix.
lisions très énergétiques. La spallation
nucléaire est ainsi une réaction nucléaire
réfrigérateurs à dilution, qui permettent gerie par résonance magnétique nucléaire dans laquelle un noyau atomique est frappé
d’obtenir des températures proches du (IRM). Cette technique d’IRM sur l’hélium3 par une particule incidente (neutron, pro-
zéro absolu et qui ne peuvent fonctionner n’en est toutefois pas encore au stade cli- ton, etc.) ou une onde électromagnétique
que grâce à l’hélium3, sont arrêtés ou atten- nique, et n’est pas incontournable. de grande énergie. Par la violence de l’im-
dent une hypothétique livraison de gaz pact (énergie mise en jeu), le noyau cible
pour démarrer.
Comme le souligne Henri Godfrin,
Recherches bloquées se brise en produisant des jets de particu-
les plus légères: neutrons, protons, ou noyau
chercheur du CNRS à Grenoble et spécia- et avenir incertain léger de deutérium ou d’hélium… mais
liste des recherches aux ultrabasses tempé- Aujourd’hui, il est devenu presque impos- cette solution n’est ni facile à mettre en
ratures, l’hélium3 sert de fluide cryogénique sible de lancer de nouvelles recherches œuvre ni bon marché.
afin d’atteindre des températures très nécessitant de l’hélium 3. Il est même sim- Certains proposent même l’exploita-
proches du zéro absolu, de l’ordre d’une plement trop coûteux de l’envisager. Des tion minière de la Lune. En effet, les mis-
centaine de microkelvins. Des températu- efforts sont par conséquent portés sur un sions Apollo ont ramené des roches dont
res indispensables notamment à la sensi- meilleur recyclage de cet isotope et sur une l’analyse a montré qu’elles contenaient de
bilité de détecteurs de particules cosmiques recherche d’alternatives possibles. Le gou- l’hélium 3. D’où provient-il ? Le Soleil
destinés à traquer la matière noire et l’éner- vernement américain a sollicité les indus- expédie dans l’espace interplanétaire, sous
gie noire, dont on pense qu’elles constituent triels pour fournir un nouveau matériel forme de « vent solaire », des particules
la plus grande partie de l’Univers. H.God- de détection de matières nucléaires fonc- – surtout des protons, des électrons et des
frin, comme d’autres chercheurs de sa tionnant sans hélium 3. Mais le choix est noyaux d’hélium 3. En passant au voisi-
spécialité, recycle l’hélium3 dont il dispose. limité. Le seul autre matériau qui permet nage de la Terre, ce vent solaire est dévié
Certaines équipes en empruntent dans le de détecter efficacement des neutrons est par le bouclier magnétique terrestre. Sur
cadre de collaborations avec d’autres ins- le bore. Une autre option est un matériau la surface lunaire, il s’accumule. Les scien-
tituts. L’hélium3 étant un isotope stable, on scintillant tel que le lithium 6, qui émet tifiques estiment qu’environ un million
peut le rendre à son propriétaire une fois de la lumière lorsque les neutrons absor- de tonnes d’hélium 3 se trouvent sur la
les travaux terminés. bés créent des particules chargées. Des Lune. Les Chinois envisageraient d’éta-
La recherche en imagerie médicale reste détecteurs prototypes utilisant le bore 10 blir une base lunaire en 2024 et de com-
le dernier secteur, en dehors de la sécurité ont montré que l’on pouvait atteindre un mencer à extraire l’hélium 3 dès l’année
des États-Unis, à bénéficier de quelques pri- assez haut niveau de détection des neu- suivante, si tant est que la technologie
vilèges en matière d’approvisionnement. trons, et le gouvernement américain nécessaire soit mise au point d’ici là… Il
Inhalé par le patient, l’hélium3 (après pola- devrait prendre une décision définitive reste qu’à ce jour, pour de nombreux scien-
risation magnétique) permet d’obtenir des prochainement. tifiques utilisateurs d’hélium 3, l’avenir
images intéressantes des voies respiratoi- Toutefois, même si les futurs détec- reste incertain. Davantage encore que pour
res des poumons, par la technique d’ima- teurs de neutrons fonctionneront sans ceux d’hélium 4. I

58] Technologie © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012


1P_parisscience.indd 1 04/09/12 13:12
Immunologie

Système immunitaire
contre cancer
Eric von Hofe

Et si notre meilleur allié contre le cancer était... notre


propre organisme ? Des traitements visant à apprendre
au système immunitaire à reconnaître et à combattre
les tumeurs sont en cours de développement.

D
epuis les années 1970, les cancéro- Les chercheurs considèrent depuis Pourtant, en 2010, un succès a enfin
logues proposent à leurs patients longtemps qu’une piste de traitement été obtenu : la FDA (Food and Drug Admi-
trois traitements principaux : la prometteuse consiste à inciter le système nistration), l’Administration américaine
chirurgie, la chimiothérapie et la radio- immunitaire à mieux combattre les tumeurs. qui délivre les autorisations de mise sur le
thérapie. Ces traitements, agressifs pour Toutefois, des décennies d’efforts se sont marché des médicaments et des produits
l’organisme, ont été peu à peu perfection- soldées par une succession d’échecs. Dans alimentaires, a validé le premier vaccin
nés, afin d’atténuer leurs effets secon- les années 1980, par exemple, on pensait destiné au traitement du cancer (il n’est pas
daires et d’augmenter leur efficacité. En que des molécules du système immunitaire autorisé en Europe pour l’instant). Nommé
outre, de nouveaux médicaments ciblés, nommées interférons pouvaient stimuler les Provenge, il ne guérit pas le cancer, mais,
tel Herceptin, sont apparus. Ils attaquent défenses de l’organisme au point de guérir associé à une chimiothérapie, il allonge de
seulement les cellules cancereuses, tandis la plupart, voire la totalité, des cancers, mais plusieurs mois la vie d’hommes atteints
que la chimiothérapie détruit toutes l’espoir s’est vite évanoui. Aujourd’hui, si d’un cancer avancé de la prostate.
les cellules à croissance rapide (ce qui les interférons sont employés pour trai- Pour développer ce vaccin, les scienti-
explique notamment qu’elle fasse tomber ter certains cancers, ils n’ont pas l’effica- fiques ont réexaminé la façon dont le sys-
les cheveux). Pour le groupe des cancers cité et la polyvalence espérées. Durant les tème immunitaire agit contre les cellules
invasifs (qui ne restent pas localisés), années 2000, de nombreux essais cliniques cancéreuses et celle dont les tumeurs se
le taux moyen de survie à cinq ans est ont testé différentes approches fondées sur défendent contre ses attaques. Aujourd’hui,
passé de 50 à 66 pour cent au cours des des vaccins (des substances visant à stimuler les cancérologues affichent un optimisme
40 dernières années. Malgré ces progrès, le système immunitaire du malade), mais prudent sur leur capacité à développer des
de nombreuses personnes qui passent sans succès. On commençait à croire que traitements immunostimulants spécifiques,
ce cap ont une durée de vie diminuée. cette piste n’aboutirait jamais... utilisables en même temps que la chirur-

60] Immunologie © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012

pls_420_p000000_cancer.indd 60 03/09/12 18:35


Dan Saelinger
gie, la chimiothérapie et la radiothérapie, L’idée d’un vaccin contre le cancer
avec des effets secondaires guère plus n’est pas nouvelle. À la fin du XIXe siècle,
graves qu’un mauvais rhume. le chirurgien américain William Coley
Beaucoup d’entre nous se concentrent a cherché un tel vaccin, après avoir été
sur les vaccins thérapeutiques. Ceux-ci dif- informé de cas de rémissions ayant suivi
fèrent de la plupart des vaccins usuels, dits des infections potentiellement mortelles L’ESSENTIEL
préventifs, qui empêchent certaines infec- chez des cancéreux. Pour simuler ces
tions dont les conséquences peuvent être infections sans risque, Coley a chauffé ■ Les traitements
graves (rougeole, hépatite B, poliomyélite, un mélange de deux souches de bactéries classiques du cancer
etc.). En effet, les vaccins thérapeutiques mortelles, de façon à les tuer pour les (chirurgie, chimiothérapie
anticancéreux apprennent à l’organisme à rendre inoffensives, puis l’a injecté à des et radiothérapie)
reconnaître et à détruire les cellules tumo- patients. La préparation déclenchait de ont amélioré la survie
rales présentes dans ses tissus. fortes fièvres, que Coley prolongeait par des malades, mais
La plupart des vaccins préventifs des injections quotidiennes. Il constata que beaucoup ne sont
entraînent une simple réaction fondée la survie à long terme était supérieure chez pas guéris.
sur les anticorps, efficace contre de nom- les cancéreux ayant reçu sa préparation.
breux types d’infections. Les anticorps sont ■ On cherche à stimuler
des molécules qui se fixent sur les agents Une idée qui remonte leur système
immunitaire pour qu’il
pathogènes, tels les virus de la grippe,
et les empêchent d’infecter les cellules.
à plus d’un siècle combatte les tumeurs,
Il émit l’hypothèse que les fortes fièvres une technique nommée
Toutefois, de telles réactions ne sont en
immunothérapie.
général pas assez puissantes pour détruire de ses patients suractivaient leur système
des cellules cancéreuses. Pour ce faire, le immunitaire affaibli, de sorte qu’il reconnais- ■ De nombreux essais
système immunitaire doit stimuler un sait et attaquait les tumeurs. Il avança, de ont échoué, mais
groupe de cellules nommées lymphocytes T. façon en partie justifiée, que sa préparation une nouvelle génération
Ces derniers se répartissent en deux types était une sorte de vaccin contre le cancer. de produits est en cours
principaux, distingués par leurs récepteurs On utilisa quelque temps cette prépara- de développement.
(des protéines situées sur leurs membranes tion, qu’on nomma toxine de Coley, contre L’un d’eux est déjà
externes). Les lymphocytes qui seraient divers cancers. Mais dans les années 1950, commercialisé
les plus efficaces pour détruire les cellules des médecins ont commencé à obtenir de aux États-Unis.
cancéreuses présentent des récepteurs dits meilleurs résultats avec la chimiothéra-
CD8 (on les nomme CD8+). Le second type pie. La toxine de Coley cessa alors d’être
est constitué des lymphocytes CD4+, qui employée et la recherche de vaccins contre
portent des récepteurs CD4. le cancer connut un coup d’arrêt.

© Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012 Immunologie [61

pls_420_p000000_cancer.indd 61 03/09/12 18:35


Cependant, l’étude du système immuni-
taire et de son éventuel rôle dans le cancer
s’est poursuivie. Le biologiste allemand Les recherches sur la stimulation du système immunitaire pour lutter
Paul Ehrlich avait suggéré en 1909 que le contre le cancer ont commencé il y a plus de 120 ans.
système immunitaire surveille et détruit
en permanence les nouvelles cellules can- Les années 1890 1975
William Coley stimule On crée des anticorps
céreuses et, peu à peu, les chercheurs ont le système immunitaire dits monoclonaux, capables
accumulé des preuves en faveur de cette de patients cancéreux de reconnaître précisément
théorie, dite de la surveillance immunitaire. en leur injectant des mélanges des fragments de pathogènes
En particulier, dans les années 1960, ils ont de bactéries détruites. ou de tumeurs.
montré que le nombre de mutations spon-
tanées dans les cellules humaines devrait
entraîner bien plus de tumeurs malignes
qu’on ne l’observe. D’une façon ou d’une 1909
Paul Ehrlich suggère que le système
autre, l’organisme décèle et détruit régu- immunitaire peut empêcher
lièrement des cellules cancéreuses. le développement de tumeurs.

Les preuves
d’une réaction
immunitaire approche, nommée immu-
AP Photo
nothérapie adoptive, est une
Même lorsqu’une tumeur résistait à l’éradi- sorte d’autotransplantation
cation et s’implantait, le système immunitaire de cellules immunitaires, artificiellement
semblait continuer à la combattre, mais avec modifiées hors du corps ; elle diffère de la
moins d’efficacité. En outre, on constata vaccination, qui suppose la création par
que les tumeurs étaient souvent infiltrées le système immunitaire de ses propres
par des cellules immunitaires. D’autres cellules sélectives au sein de l’organisme.
expériences ont montré qu’à mesure de sa Les traitements antérieurs d’immuno-
croissance, une tumeur libérait de plus en thérapie adoptive, qui n’utilisaient que
plus de substances qui supprimaient les des lymphocytes CD8+, avaient échoué,
lymphocytes T. Dès lors, comment renforcer mais l’ajout de lymphocytes CD 4+ au
l’efficacité de ces lymphocytes, capables mélange a conduit à la régression des
d’éradiquer la tumeur ? ■ L’AUTEUR tumeurs chez six malades. La plupart des
Une équipe de l’Institut américain du patients ont ressenti des symptômes grip-
cancer (NCI, ou National Cancer Institute) Eric VON HOFE dirige la Société paux temporaires dus à leur traitement.
Antigen Express, à Worcester,
a trouvé un début de réponse en 2002 : aux États-Unis. Quatre d’entre eux ont aussi souffert d’une
elle a montré que les lymphocytes T du réaction auto-immune complexe, ayant
type CD4+ sont essentiels pour que la dépigmenté en partie la peau.
réponse anticancéreuse soit efficace. Ce Les résultats ont montré qu’il est possible
sont un peu les généraux du système de stimuler artificiellement une réponse
immunitaire : ils donnent les ordres aux immunitaire exploitant les lymphocytes T,
fantassins, qui, dans ce scénario, sont les ■ SUR LE WEB de façon à détruire des tumeurs. Le nombre
lymphocytes T de type CD8+, chargés de Entretien avec Eric von Hofe : de cellules immunitaires clonées nécessaires
détruire les cellules tumorales. ScientificAmerican.com/ dans cette expérience était énorme : plus
L’équipe américaine, dirigée par Steven oct2011/cancervaccine- de 70 milliards de lymphocytes CD8+ par
Rosenberg, a prélevé des lymphocytes T podcast patient. Mais au moins la communauté scien-
des deux types chez 13 patients présen- tifique croyait-elle désormais que la thérapie
tant un mélanome avancé (un cancer immunitaire contre le cancer pouvait être
de la peau ou des muqueuses), dont les efficace. L’étape suivante consistait à obtenir
tumeurs s’étaient développées dans tout le même résultat de façon plus simple, c’est-
l’organisme. Les chercheurs ont « activé » à-dire sans devoir prélever des cellules du
sélectivement les lymphocytes prélevés, corps, les cultiver en grandes quantités et
en leur présentant des fragments de cel- les réinjecter par la suite. Il fallait donc que
lules de mélanome, pour qu’ils attaquent l’organisme produise lui-même la plupart
ces cellules. Ils ont ensuite cultivé de des cellules dont il a besoin.
grandes quantités de ces lymphocytes, Avec mes collègues de la Société Antigen
puis les ont réinjectés aux patients. Cette Express, nous avions émis la même hypo-

62] Immunologie © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012

pls_420_p000000_cancer.indd 62 03/09/12 18:35


LA LO NGUE MARCHE
2002
Des chercheurs montrent que
1980 1998 des lymphocytes T peuvent

Gary Retherford Photo Researchers, Inc.


Des chercheurs font produire La FDA autorise lutter contre le cancer. Deux

Photo Researchers, Inc.


en masse une molécule l’anticorps types de lymphocytes T sont
immunostimulante nommée Herceptin pour nécessaires : les CD8+
interféron à des bactéries, le traitement (en jaune, en train d’attaquer
qu’ils ont modifiées de certains une cellule cancéreuse)
génétiquement. cancers du sein. et les CD4+.

1986 1997 2010


L’administration compétente américaine La FDA approuve le premier traitement par La FDA approuve Provenge,
(la FDA) autorise l’interféron pour traiter anticorps contre le cancer. Commercialisé premier vaccin stimulant le système
la leucémie dite à tricholeucocytes. sous le nom de Rituxan (MabThéra en immunitaire contre des tumeurs
C’est la première immunothérapie France), il concerne une forme de cancer existantes. Il combat le cancer
contre le cancer validée. du système lymphatique. de la prostate.

thèse que le groupe de S. Rosenberg, à de cellules cancéreuses, voire des cellules cellules CD8+ ; ces données suggèrent que
savoir qu’un vaccin contre le cancer devra cancéreuses entières (préalablement irra- nous sommes sur la bonne voie.
stimuler à la fois la production de lympho- diées pour les détruire). Certaines sociétés, telle Dendreon (le
cytes T CD4+ et celle de lymphocytes T CD8+. Dans la perspective d’un vaccin syn- fabricant de Provenge, récemment approuvé
L’élaboration d’un tel vaccin passe par trois thétisable facilement et en grande quan- par la FDA), ont parié sur d’autres solu-
étapes. La première nécessite d’identifier tité, les peptides ont de multiples atouts : tions. Elles insèrent l’antigène dans un
une structure moléculaire associée à la ils sont petits, bon marché et faciles à type de cellules immunitaires nommées
tumeur maligne que le système immuni- manipuler. En outre, les peptides iden- cellules dendritiques. Disséminées dans
taire puisse identifier comme étrangère et, tifiés sont présents chez de
par conséquent, comme cible à détruire ; nombreuses personnes ayant
on nomme antigène une telle structure différents types de cancer, de L’AJOUT DE QUATRE ACIDES AMINÉS
déclenchant une réponse immunitaire. sorte qu’ils pourraient être les au peptide HER2 augmente notablement
La deuxième étape consiste à présenter antigènes d’un vaccin polyva- sa capacité à stimuler les lymphocytes.
l’antigène au système immunitaire, afin lent. Les médecins n’auraient
de l’activer contre les cellules cancéreuses pas à composer des vaccins individuali- tout le corps, notamment dans les tissus
pour qu’il les attaque efficacement. Enfin, sés pour chaque patient. Enfin, tous les en contact avec le monde extérieur (telles
lors de la troisième étape, il faut décider vaccins à base de peptides testés jusqu’ici la peau ou la muqueuse du système diges-
quels patients traiter et à quel stade de la ont des effets secondaires assez légers, tels tif), les cellules dendritiques sont les sen-
maladie administrer le vaccin. qu’une irritation passagère au niveau du tinelles du système immunitaire. Elles
site d’injection et parfois de la fièvre ou comptent parmi les premiers défenseurs
Quels antigènes d’autres symptômes grippaux. de l’organisme et alertent les lympho-
Il y a dix ans, des chercheurs de notre cytes T lorsqu’elles détectent un intrus :
pour le vaccin ? société ont modifié un peptide utilisé dans en leur présentant les antigènes, elles leur
Les mutations génétiques responsables un vaccin expérimental contre le cancer du apprennent à reconnaître l’ennemi.
de la prolifération incontrôlée des cellules sein. Nommé HER2, ce peptide est aussi Les cellules immunitaires ne recevant
cancéreuses entraînent aussi une produc- la molécule permettant au médicament d’ordres que de la part d’autres cellules
tion élevée de certaines protéines. Celles- ciblé Herceptin de reconnaître les cellules immunitaires génétiquement identiques,
ci sont donc susceptibles de jouer le rôle tumorales, qu’il combat grâce à un anti- les cellules dendritiques doivent être pré-
d’antigènes. Durant les dernières années, corps. Ce médicament est efficace contre levées chez chaque patient, exposées à
les biologistes ont examiné une large gamme certains types de cancer du sein. L’ajout l’antigène, puis cultivées pour qu’elles se
de ces molécules, ainsi que des fragments de seulement quatre acides aminés à HER2 multiplient et réinjectées. Un traitement
de protéines (nommés peptides). À l’issue augmente notablement sa capacité à stimu- complet coûte environ 70 000 euros. Parmi
de cette phase, environ dix sociétés, dont ler les lymphocytes T CD4+ et CD8+, qui les effets secondaires, on note de la fièvre,
la nôtre, ont sélectionné divers peptides, attaquent les cellules cancéreuses produisant des maux de tête et, plus rarement, un
qui pourraient être directement injectés ce peptide. En 2011, une autre équipe a accident vasculaire cérébral. Une étude
dans l’organisme. D’autres préparations publié des données préliminaires comparant clinique a montré que des sujets atteints
ont aussi été étudiées, tels des fragments notre vaccin à deux autres, aussi fondés sur de cancer de la prostate à un stade avancé
de matériel génétique codant des protéines des peptides et stimulant uniquement les vivent en moyenne quatre mois de plus

© Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012 Immunologie [63

pls_420_p000000_cancer.indd 63 03/09/12 18:35


TROI S STRATÉGIES POUR UN V A CC IN THÉRA PEUTIQUE
Le système immunitaire n’identifie pas facilement les Réponse immunitaire normale aux cellules tumorales
cellules cancéreuses comme des agents dangereux, comme Une cellule immunitaire dite dendritique ingère une cellule
il le fait avec les microbes. Des biologistes renforcent tumorale, puis en présente des fragments nommés antigènes
(en rouge) à deux autres types de cellules immunitaires :
les défenses immunitaires en inondant l’organisme les lymphocytes T CD4+ et CD8+. Les premiers libèrent
de cellules immunitaires nommées lymphocytes T, prélevées, des cytokines, qui contribuent à l’activation des seconds.
puis modifiées et cultivées en dehors de l’organisme. Les lymphocytes T CD8+ attaquent alors les cellules portant
Toutefois, les chercheurs préféreraient développer un vaccin le même antigène. Malheureusement, cela ne suffit pas
thérapeutique, qui apprendrait au système immunitaire toujours à éliminer la tumeur.
à attaquer vigoureusement les tumeurs. Trois des approches
utilisées sont décrites ici.
Cellule
tumorale
Cellule dendritique
(immature)

Antigène spécifique

Cellules
vaccinales
Lymphocyte T CD4+

Cellule
Cytokines dendritique
(mature)
Les lymphocytes T activés
recherchent et tuent les cellules
cancereuses dotées du même
antigène.
Lymphocyte T CD8+
Lymphocyte T CD8+
activé

Vaccin à cellules entières


On prélève des cellules
de la tumeur du patient, Vaccin à cellules dendritiques
on y ajoute du matériel Tumeur On prélève les cellules
génétique pour faciliter dendritiques du patient et
leur repérage, puis on on les expose à des antigènes
les irradie. Les cellules issus de la tumeur. Les cellules
cancéreuses détruites sont dendritiques ainsi activées
réinjectées au patient croissent et se multiplient
en grand nombre pour en dehors de l’organisme,
déclencher une réponse puis y sont réinjectées. Elles
immunitaire forte. déclenchent alors une réponse
puissante des lymphocytes T.
Le vaccin approuvé en 2010 par
la FDA est fondé sur ce principe.

Peptide
Vaccin à peptides
Les antigènes sont
des fragments de protéines,
ou peptides, modifiés pour
que le système immunitaire
AXS Biomedical Animation Studio

les repère mieux. Faciles


à synthétiser, ils
permettraient d’obtenir
des vaccins bon marché.
Cellule dendritique

64] Immunologie © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012

pls_420_p000000_cancer.indd 64 03/09/12 18:35


(26 mois au lieu de 22) lorsqu’ils sont traités
avec Provenge.
Combattre sur tous les fronts
L’approbation de Provenge par la FDA et ne des difficultés pour mettre Autre difficulté, le système im- Dès lors, on cherche à as-
les résultats préliminaires prometteurs des U au point des vaccins théra-
peutiques anticancéreux est que
munitaire considère une tumeur
comme un tissu quasi normal : les
socier tous les types de théra-
pies, pour renforcer l’efficacité
études cliniques sur divers autres produits
suggèrent que le développement de vaccins les tumeurs humaines sont très mécanismes de régulation (d’in- du traitement : les chimiothéra-
contre le cancer entre dans une ère nouvelle. différentes de celles des souris hibition) qui l’empêchent de s’en pies et les thérapies ciblées dé-
utilisées lors des études précli- prendre à l’organisme qu’il doit truiraient les cellules tumorales,
À mesure que les études s’accumulent,
niques. En effet, pour ces études, défendre freinent alors les ré- qui libéreraient alors des anti-
on s’aperçoit cependant que l’efficacité de
on greffe des tumeurs aux sou- ponses immunitaires antitumo- gènes. En parallèle, des vaccins
la thérapie immunitaire ne doit pas être
ris, ce qui entraîne une inflamma- rales. Au cours des deux der- thérapeutiques apporteraient des
évaluée de la même façon que celle de la tion et la libération d’une grande nières années, plusieurs équipes antigènes artificiels encore plus
chimiothérapie et de la radiothérapie. Ces quantité d’antigènes.Les tumeurs ont inhibé certains de ces méca- efficaces et des substances inhi-
dernières agissent assez vite : en quelques humaines, quant à elles, croissent nismes et montré que cela favo- bitrices empêcheraient les méca-
semaines, on peut juger de leur succès ou de sans endommager les tissus en- rise la survie des patients atteints nismes de régulation négative du
leur échec en regardant si les tumeurs ont vironnants et ont une structure de certains types de tumeurs. système immunitaire de bloquer
diminué. En revanche, lors d’un traitement (notamment vasculaire) diffé- Une autre piste prometteuse l’attaque contre les tumeurs. Les
par un vaccin anticancéreux, il semble qu’il rente. La situation est en train est née de l’observation – contro- nouveaux modèles précliniques
faille attendre, parfois jusqu’à un an, avant de changer : au cours des der- versée – que le système immu- de souris devraient permettre un
que la croissance tumorale ne soit freinée. nières années, plusieurs études nitaire est stimulé par certains premier tri dans les multiples com-
Ce temps de latence n’est pas surpre- ont été publiées sur des souris médicaments utilisés en chimio- binaisons thérapeutiques à tes-
nant, car le système immunitaire n’attaque modifiées génétiquement qui thérapie. Lorsqu’elles sont élimi- ter, avant de passer aux essais
pas facilement des cellules qui ressemblent développent « spontanément » nées par de l’anthracycline, par cliniques chez l’homme.
aux cellules normales de l’organisme – bien des tumeurs. Elles devraient per- exemple, les cellules tumorales Olivier Lantz,
mettre de tester les vaccins de semblent relâcher des substances Laboratoire d’immunologie,
plus que des bactéries ou des virus. Cette
façon plus fiable. qui activent les lymphocytes T. Institut Curie, Paris
réticence à s’en prendre à des cellules de
l’hôte est peut-être le plus grand obstacle
à l’élaboration de vaccins thérapeutiques
contre le cancer. Les tumeurs paraissent au stade terminal, quand les cellules can-
même augmenter parfois de taille après céreuses sont trop nombreuses.
le traitement par des vaccins. Mais cette Malgré les obstacles, on sait mainte-
augmentation serait due à l’invasion de la nant que le système immunitaire d’un
tumeur par des cellules immunitaires et patient peut être mis à contribution pour
non à la division des cellules tumorales. combattre le cancer. Ce constat a ravivé
les espoirs des chercheurs, tant dans les
Quand administrer universités que dans l’industrie. De pré- ■ BIBLIOGRAPHIE
cédentes études cliniques, considérées
le vaccin ? comme des échecs, sont réexaminées et l’on J. Brahmer et al., Safety and
activity of anti–PD-L1 antibody
La lenteur avec laquelle le système immuni- vérifie qu’une réponse immunitaire n’est in patients with advanced
taire semble répondre aux vaccins antican- pas passée inaperçue. De fait, un vaccin cancer, The New England
céreux en cours de développement a deux potentiel contre le cancer de la prostate Journal of Medicine, vol. 366,
pp. 2455-2465, 2012.
conséquences importantes. D’abord, ces (Prostvac) a été partiellement réhabilité :
vaccins seront probablement plus efficaces bien que le composé n’ait pas atteint son M. DuPage et al., Expression
aux premiers stades de la maladie, quand objectif initial en matière de réduction des of tumour-specific antigens
underlies cancer
les tumeurs ne sont pas assez volumineuses tumeurs, on a constaté qu’il augmentait la immunoediting, Nature,
pour affaiblir le système immunitaire et que survie des patients. Cette découverte a eu vol. 482, pp. 405-409, 2012.
ce dernier dispose d’assez de temps pour lieu après la faillite de la petite société de
M. Vergati et al., Strategies for
déclencher une réponse puissante. En second biotechnologie ayant développé Prostvac. cancer vaccine development,
lieu, lorsque la maladie est à un stade avancé, Heureusement, une autre société avait Journal of Biomedicine and
il faudra probablement réduire les tumeurs acquis les droits sur le médicament. Biotechnology, vol. 2010, 2010.
par un traitement classique avant d’admi- Des années de résultats frustrants nous S. Perez et al., A new era
nistrer le vaccin. Cela facilitera le travail ont appris à ne pas faire trop de promesses. in anticancer peptide vaccines,
du système immunitaire, car les tumeurs Cependant, les avancées récentes poussent Cancer, vol. 116 (9),
pp. 2071-2080, 2010.
sont d’autant mieux armées qu’elles sont de plus en plus de chercheurs à croire aux
grosses et anciennes. Elles contiennent alors vaccins thérapeutiques contre le cancer. Aux
davantage de cellules libérant des substances côtés de la chirurgie, de la chimiothérapie et
immunosuppressives, lesquelles sont plus de la radiothérapie, ils pourraient jouer un
variées et relâchées en plus grande quantité. rôle important pour traiter certains cancers
Toutefois, le cancer risque d’être incurable au cours de la décennie à venir. ■

© Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012 Immunologie [65

pls_420_p000000_cancer.indd 65 03/09/12 18:35


pls_420_p000000_langues_GJ3008 4/09/12 12:34 Page 66

Discipline (sous-thème)

Linguistique

Les langues du monde :


un même débit d’information
Le débit de parole varie selon les langues,
mais plus il est rapide, moins chaque syllabe véhicule
d’information. Ainsi, quelle que soit la langue, la vitesse
de transmission de l’information est quasi constante.

François Pellegrino, Christophe Coupé et Egidio Marsico

À la terrasse d’un café, dans le brou-


haha ambiant, votre attention est sou-
dain attirée par un voisin parlant une
langue étrangère. Sa voix vous semble traî-
nante ou, à l’inverse, empressée. Cette
différentes langues échangent des infor-
mations à un débit comparable. Pour le mon-
trer, nous présenterons d’abord les ensembles
de syllabes (les inventaires syllabiques) à
disposition des langues et nous précise-
impression, qu’on pourrait croire subjec- rons la notion d’information dans ce contexte.
L’ E S S E N T I E L tive, correspond à une réalité mesurable:

I Grâce à la mesure du débit


le débit syllabique (le nombre de syllabes
prononcées par seconde) varie d’une langue
Des contraintes
syllabique (le nombre à l’autre. Nous l’avons récemment mon- façonnant les langues
de syllabes prononcées par tré en comparant les débits syllabiques Au cours du XXe siècle, les linguistes ont
seconde) et de la densité d’une soixantaine de locuteurs s’exprimant étudié plusieurs centaines de langues, en
syllabique d’information dans sept langues d’Europe et d’Asie. insistant tantôt sur leurs différences et tan-
(la quantité d’information L’impression que les Espagnols par- tôt sur leurs ressemblances. En 1957, le lin-
portée par chaque syllabe), lent vite, par exemple, est fondée : en guiste américain Martin Joos a affirmé que
on évalue le débit moyenne, ils prononcent 26 pour cent de les langues peuvent différer les unes des
d’information de différentes syllabes en plus par seconde que les locu- autres sans aucune limite et de façon
langues. teurs de l’anglais et 50 pour cent de plus imprévisible. À l’inverse, Noam Chom-
que ceux du chinois mandarin. Pour sky a supposé qu’elles sont toutes sous-
I Ce débit est presque
autant, une même histoire durera-t-elle tendues par une même grammaire innée
constant d’une langue
une fois et demie plus longtemps en man- et universelle, dont elles seraient des reflets
à l’autre. Il correspondrait
darin qu’en espagnol ? déformés. Plus récemment, la linguistique
à une vitesse de transmission
Non, car nous verrons que la diffé- dite fonctionnelle a adopté un point de
adaptée aux besoins
rence de débit syllabique est compensée par vue différent : elle décrit à la fois la diver-
de la communication.
la quantité d’information portée par cha- sité des langues et les tendances qu’elles
I Pour l’instant, seules sept cune des syllabes (on parle de densité syl- partagent comme résultant de la compé-
langues ont été étudiées. labique d’information) : une langue rapide tition entre des contraintes variées. Celles-
Ce nombre doit être recourt à un plus grand nombre de syl- ci peuvent être physiologiques (imposées
augmenté pour confirmer labes qu’une langue lente pour raconter la par le système vocal), cognitives (issues
et étendre les résultats. même histoire, chaque syllabe portant moins notamment de la capacité du cerveau à
d’information. Finalement, les locuteurs des traiter l’information), communicatives (on

66] Linguistique © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012


pls_420_p000000_langues_GJ3008 4/09/12 12:34 Page 67

1. QUELQUE 6 000 LANGUES sont parlées


dans le monde, parfois par des centaines
de millions de personnes, tel le mandarin
en Chine, ou par quelques centaines de locu-
teurs, comme le cavineña en Bolivie. Elles
semblent aussi efficaces les unes que les

djem/Shutterstock
autres pour transmettre l’information, bien
que le débit de la parole varie notablement.

Salim October/Shutterstock
Jianhao Guan/Shutterstock

Dima Sobko/Shutterstock
REDAV/Shutterstock

© Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012 Linguistique [67


pls_420_p000000_langues_GJ3008 4/09/12 12:34 Page 68

I LES AUTEURS doit par exemple parler l’un après l’autre) enfants, d’autres à partir du nombre d’opé-
ou sociales (la parole exprime qui l’on est rations mentales (déductions, références
François PELLEGRINO, vis-à-vis des autres, auxquels on s’adresse au contexte, etc.) nécessaires au décodage
Christophe COUPÉ
et Egidio MARSICO travaillent avec des formes plus ou moins polies, d’un message... De façon schématique, la
au laboratoire Dynamique tels les pronoms personnels tu et vous en complexité d’une langue correspond à la
du langage (DDL), français). Elles façonnent en permanence taille du «mode d’emploi» qu’un locuteur
à l’Institut des sciences les langues, qui sont, dès lors, des systèmes doit maîtriser pour s’exprimer correcte-
de l'homme (ISH), à Lyon.
dynamiques complexes. ment dans cette langue.
Depuis le début du XXIe siècle, le déve- Nos recherches s’inscrivent dans ces
loppement de méthodes d’analyse de ces tentatives de «quantifier» les langues, mais
systèmes, conjugué à la multiplication des ont un but différent : plutôt que de com-
I SUR LE WEB données linguistiques disponibles, per- parer la complexité des langues, nous cher-
met de mener des études quantitatives chons à montrer qu’elles offrent la même
M. Dryer et M. Haspelmath
(éds), The World Atlas of d’envergure. En particulier, on cherche à capacité à communiquer, via la mesure du
Language Structures Online, déterminer – sans réponse claire pour l’ins- débit d’information.
Munich, Max Planck Digital tant – si les langues présentent une com- Cette mesure requiert la compréhen-
Library 2011: plexité égale. Cette question est difficile, sion des fondements de notre système de
http://wals.info/.
car aucune définition de la complexité ne communication : la production, la trans-
fait consensus en linguistique : certains mission et la perception de messages lin-
tentent de la quantifier à partir de la durée guistiques sonores. Ces messages sont
d’apprentissage d’une langue par les constitués de phrases, décomposables en

LES SONS DES L ANGUES DU MONDE


a parole est formée d’enchaînements de sons toire et c’est (presque) toujours le même les consonnes occlusives (telles p, t, k, b, d,
L continus (les voyelles) et de sons «bloqués»
(les consonnes). Ce sont les deux éléments de base
ensemble de paramètres acoustiques qui per-
met de les décrire dans les différentes langues.
g ), créées avec une interruption totale du
flux d’air, et les consonnes fricatives (telles f,
du langage. Aucune langue n’est constituée uni- Ces paramètres, nommés formants, correspon- v, s, z), réalisées avec un rétrécissement lais-
quement de voyelles ou de consonnes – ce der- dent à des accumulations d’énergie dans cer- sant échapper un peu d’air. Deux autres para-
nier terme signifiant d’ailleurs «qui sonne avec», taines bandes de fréquences sonores, produites mètres différencient les consonnes : le lieu
sous-entendu avec une voyelle. Les sons sont orches- par des gestes articulatoires entraînant des phé- d’articulation, qui précise où a lieu l’entrave
trés par le système vocal. Pour prononcer les voyelles, nomènes de résonance. Ainsi, le [u] est obtenu dans le système vocal, et le voisement, qui
le système vocal module l’air de différentes façons en concentrant quasiment toute l’énergie sonore indique l’activité des cordes vocales. Ainsi, le
(langue plus ou moins proche du palais, lèvres dans des fréquences relativement basses (en son [k] est produit en interrompant le flux d’air
arrondies ou non…). Divers gestes articulatoires dessous de 1 000 hertz), alors que pour le [i], avec le dos de la langue et sans vibration des
peuvent augmenter le nombre de nuances. Par l’énergie est répartie entre des basses fréquences cordes vocales, tandis que le son [b] est réa-
exemple, en français, la nasalisation (l’envoi d’air (autour de 300 hertz) et des fréquences plus éle- lisé par une fermeture complète au niveau des
dans les fosses nasales) transforme le son de a en vées, vers 2 000 et 2 800 hertz. lèvres tout en maintenant une vibration des
an, tandis qu’en allemand, la durée de la voyelle À l’inverse, les consonnes sont bien plus cordes vocales. Comme pour les voyelles, un
permet de distinguer entre les mots Rate (avec diversifiées, tant du point de vue articula- certain nombre de gestes articulatoires accrois-
un a long) et Ratte (avec un a bref), qui signifient toire qu’acoustique. Cependant, toutes sont sent l’inventaire des consonnes, par exemple
respectivement une mensualité et un rat. produites en entravant le passage de l’air, et en allongeant la durée d’un son. Dans les dif-
Malgré ces différences, la classe des voyelles le degré d’entrave est le premier paramètre de férentes langues du monde, on a compté
est assez homogène du point de vue articula- leur classification. On distingue par exemple près d’un millier de voyelles et de consonnes

Fosses
nasales
Cavité buccale

u
Langue
i a

Pharynx
Larynx (gorge)
(siège des cordes
vocales qui
produisent le son)

68] Linguistique © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012


pls_420_p000000_langues_GJ3008 4/09/12 12:34 Page 69

mots, eux-mêmes formés de séquences de les langues, une même suite de phonèmes Les structures syllabiques varient dans
sons élémentaires nommés phonèmes, qui peut être intégrée dans une ou plusieurs des proportions importantes entre les
sont propres à chaque langue. Les pho- syllabes : le français autorise ainsi la suc- langues. Ainsi, la plupart des syllabes
nèmes comprennent des consonnes, des cession des sons [s] et [t] dans une même utilisées en espagnol ont une structure
voyelles et parfois des diphtongues (des syllabe, comme dans le mot stop, mais CV ou CVC, alors que l’anglais a une grande
voyelles complexes dont le timbre se modi- pas le thaï ; en conséquence, les Thaïlan- diversité syllabique, incluant des syllabes
fie en cours de prononciation, tel [ei] dans dais prononcent souvent le mot stop en très longues. Par exemple, le mot strengths
le mot anglais day). Précisons qu’on parle insérant une voyelle entre [s] et [t]. (signifiant forces) est transcrit par les pho-
ici des voyelles et des consonnes phoné- Les syllabes les plus simples sont néticiens [strεη(k)θs] (θ traduit le son de th)
tiques et non alphabétiques (voir l’enca- constituées d’une unique voyelle. En fran- et présente une structure CCCVC(C)CC (la
dré ci-dessous) : en français, la voyelle [o] çais, certaines correspondent à des mots parenthèse indique une consonne qui n’est
peut ainsi s’écrire o, au, eau… fréquents : la préposition à, la conjonc- pas toujours prononcée).
L’inventaire des phonèmes d’une tion de coordination et, le nom commun Enfin, des syllabes composées de
langue ne suffit pas pour rendre compte eau… Les syllabes peuvent aussi comporter consonnes et de voyelles identiques se
de la façon dont elle « sonne », qui dépend des consonnes, comme par exemple dans distinguent dans certaines langues par
aussi de leur agencement en syllabes. Pour strict, une syllabe – et un mot – composée des différences de « mélodie ». C’est sou-
ce faire, on doit donc s’intéresser aux syl- de trois consonnes, suivies d’une voyelle, vent le cas en Afrique et en Asie, et par-
labes, les éléments d’organisation ryth- puis de deux consonnes. On note une telle fois en Amérique. Là encore, la richesse
mique de la parole (les « morceaux » en structure syllabique sous la forme CCCVCC, de ces systèmes est variable : dans cer-
lesquels un locuteur découpe intuitive- où la lettre C symbolise une consonne et tains idiomes mexicains, une même
ment les mots dans sa langue natale). Selon la lettre V une voyelle. séquence de phonèmes peut comporter
jusqu’à huit mélodies distinctes, nom-
mées tons, qui créent huit mots aux signi-
fications totalement différentes ! En
Europe, la mélodie est parfois aussi uti-
lisée, par exemple en norvégien, mais de
obtenues entre autres grâce à l’ajout d’un trait culatoires plus compliqués sont nécessaires
secondaire (durée, nasalisation…). pour assurer une distance perceptuelle suffisante.
façon plus limitée (on parle d’accents
Les études ont vite révélé que de nombreux Du fait de ces contraintes structurelles assez tonals et non de tons).
phonèmes (représentés essentiellement par les fortes – et identiques pour tous –, les langues
consonnes et les voyelles phonétiques) se retrou- ont de nombreux points communs. Toutes ont
vent dans les différentes langues. Les scientifiques des consonnes occlusives et près de 90 pour cent
20 fois plus
s’accordent aujourd’hui sur le fait que les sys- possèdent le k. Plus de 80 pour cent utilisent de syllabes en anglais
tèmes sonores des langues sont le fruit de deux
contraintes antagonistes. La première concerne
les voyelles phonétiques i, a, ou, et une majo-
rité sont organisées autour de cinq voyelles de
qu’en japonais
la production de la parole: les sons doivent être base : i, é, a, o, ou. Malgré cela, les langues Chaque langue a son propre nombre de
choisis afin de limiter l’effort articulatoire du locu- sont très variées. Les systèmes sonores décrits briques élémentaires et des règles d’as-
teur. La seconde contrainte porte sur la percep- aujourd’hui comportent de 11 à 141 consonnes semblage spécifiques pour construire ses
tion et impose de faciliter la tâche de l’auditeur et voyelles, pour une moyenne de 31 éléments syllabes. Une langue comme l’anglais,
en créant un contraste suffisant entre les sons à (en moyenne un tiers de voyelles et deux tiers ayant un inventaire de phonèmes étendu
différencier. Il résulte de cette double contrainte de consonnes). Si la majorité des langues ont et autorisant des syllabes complexes, offre
que les systèmes comportant peu de sons utili- moins de huit voyelles, certaines en ont jus- des combinaisons bien plus nombreuses
sent préférentiellement des gestes articulatoires qu’à 24, tandis que le nombre de consonnes que le japonais, dont les phonèmes sont
simples (telle la modulation de l’ouverture de la varie de 6 à 95! À titre de comparaison, la langue assez peu nombreux, et qui utilise préfé-
bouche ou de la position de la langue), et que française comporte moins de 20 consonnes et rentiellement des syllabes simples.
lorsqu’il y a plus de phonèmes, des gestes arti- une quinzaine de voyelles.
En analysant ces différents paramètres
sur des centaines de milliers, voire de mil-
lions, de mots, nous avons comparé les
inventaires syllabiques de sept langues
(allemand, anglais, espagnol, français,
italien, japonais et mandarin). Même
Notre appareil vocal produit des sons variés, sur un échantillon de langues aussi limité,
an grâce à des gestes articulatoires parfois com- nous observons des variations impor-
plexes, pouvant impliquer tous ses compo- tantes des tailles des inventaires sylla-
sants (bouche, gorge, larynx...). De gauche à biques, qui vont de 416 syllabes distinctes
droite, les configurations représentées cor-
en japonais à près de 8 000 en anglais (soit
respondent à u, i, aet an. Cette dernière voyelle
presque 20 fois plus).
Sophie Jacopin

est obtenue en ajoutant au a un trait secon-


daire dit de nasalisation (on ouvre les fosses Nous nous sommes ensuite intéressés
nasales). aux conséquences de ces différences sur
le débit d’information du discours. Pour

© Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012 Linguistique [69


pls_420_p000000_langues_GJ3008 4/09/12 12:34 Page 70

cela, nous avons mesuré le débit syllabique mation au sens de Shannon qu’une syl- duits dans chacune des langues de l’étude
(le nombre de syllabes prononcées par labe anglaise (issue d’un inventaire de près (voir la figure 3). Ainsi, les versions japo-
seconde) et estimé la densité syllabique de 8 000 syllabes). naises comptaient en moyenne 85 pour
d’information (la quantité d’information cent de syllabes supplémentaires par rap-
portée par chaque syllabe). La notion de
quantité d’information utilisée ici est celle
Quantifier port à leurs équivalents anglais.
Faut-il en déduire qu’une même conver-
définie par le mathématicien américain l’information sation durera près de deux fois plus long-
Claude Shannon au milieu du XXe siècle. En réalité, d’autres facteurs interviennent, temps en japonais qu’en anglais? Cela paraît
Au cours de ses travaux sur les télé- un énoncé n’étant pas constitué de syl- peu probable: toutes les langues du monde
communications durant la Seconde Guerre labes tirées au hasard. Les syllabes for- étant adaptées à leur fonction d’outil de
mondiale, Shannon a montré que l’on peut ment des mots : si quelqu’un prononce communication, on imagine difficilement
estimer mathématiquement la quantité an-ti-con-sti-tu-tio-, la syllabe suivante sera qu’un échange verbal prenne un temps très
moyenne d’information transmise entre à coup sûr -nel- et le fait de l’entendre différent d’une langue à l’autre. Une langue
un émetteur et un récepteur, indépen- apporte peu d’information. En outre, les où crier « Au secours ! » prendrait une
damment de la signification du message. mots obéissent à des règles grammaticales. minute plutôt que quelques fractions de
Dans le cas d’un discours constitué d’une Enfin, les syllabes sont plus ou moins seconde remplirait assez mal sa fonction!
suite de syllabes, on considère en première fréquentes dans une langue donnée. En Pour le confirmer, nous avons analysé
approche que l’auditeur ignore à chaque français, par exemple, on utilise bien des enregistrements des 20 textes lus par
instant la syllabe qui sera prononcée plus souvent la syllabe qui constitue le mot différents locuteurs. Nous avons montré
ensuite. La quantité moyenne d’informa- et que celle qui correspond à strict. On que les variations de débit syllabique com-
tion transmise par syllabe est alors défi- traduit alors la densité syllabique d’in- pensent les différences de quantité d’in-
nie comme la «quantité d’incertitude» que formation par une valeur numérique en formation portée par chaque syllabe: une
l’énoncé de cette syllabe vient combler. recourant au formalisme mathématique langue telle que le japonais, qui nécessite
Plus il y a de syllabes dans une langue, de la théorie de l’information. plus de syllabes que l’anglais pour véhicu-
plus la probabilité de prédire la syllabe Une syllabe japonaise étant moins ler la même information, a un débit sylla-
correcte en répondant au hasard est faible, informative qu’une syllabe anglaise, on bique plus rapide; la densité d’information
et donc plus l’incertitude est grande et plus s’attend à ce qu’une même histoire néces- moindre est contrebalancée par une vitesse
chaque syllabe porte d’information. Une site bien plus de syllabes en japonais qu’en de transmission supérieure. Ainsi, entre les
syllabe prononcée en japonais (parmi les anglais. Là encore, nous l’avons vérifié, sept langues étudiées, la densité sylla-
416 possibles) porte donc moins d’infor- avec une vingtaine de courts textes tra- bique d’information et le débit syllabique

2. LE DÉBIT D’INFORMATION (triangles rouges sur le graphique en bas


à droite) est assez constant pour les langues étudiées. Il est fonction de
la densité syllabique d’information (barres jaunes) et du débit syllabique
(barres vertes), qui tendent à évoluer en sens contraire. Sur le graphique,
les langues sont ordonnées de gauche à droite par densité syllabique d’in-
formation croissante.
Densité syllabique d’information
Débit syllabique

Débit d’information
François Pellegrino, Christophe Coupé et Egidio Marsico

Japonais Espagnol Italien Français Allemand Anglais Mandarin

70] Linguistique © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012


pls_420_p000000_langues_GJ3008 4/09/12 12:34 Page 71

varient en sens contraire, avec pour consé- 3. CE TEXTE est l’un de ceux qui ont été tra-
quence un débit d’information très voi- duits dans plusieurs langues pour tester les
Hier soir, j’ai ouvert la porte d’entrée
sin pour la plupart des langues –même pour laisser sortir le chat. La nuit était si belle différences de densité syllabique d’infor-
que je suis descendu dans la rue prendre le frais. mation, de débit syllabique et de débit d’in-
si l’anglais et le japonais se démar- formation. En japonais, langue où chaque
J’avais à peine fait quelques pas
quent (leurs débits d’information sont que j’ai entendu la porte claquer derrière moi. syllabe porte peu d’information (la den-
respectivement supérieur et inférieur J’ai réalisé, tout d'un coup, que j’étais enfermé dehors. sité syllabique est faible), il comporte près
à la moyenne). Le comble c’est que je me suis fait arrêter alors que de deux fois plus de syllabes qu’en anglais.
j’essayais de forcer ma propre porte !
Précisons qu’on parle ici des
valeurs moyennes. Des différences de
débit d’information demeurent à toutes
les échelles : chez un locuteur confronté à à la complexité structurelle des sys-
diverses situations, entre individus, entre ‫܆‬ඛþ‫ݖ‬ǼஇȟвǸ߾ǤdzȑȘxȎ tèmes linguistiques. Les questions sont
populations… Un individu peut ainsi ǸؔҸȟЭǞdzȌȘǵþǏȋȗǸӢ‫ݯ‬ multiples: quelles différences observe-
s’adapter au contexte, non seulement ǻǑǑඛǭǰǬǻǴþࢡॕǷ֑Ӣȟ t-on entre les langues où les mots sont
ǦԙǗǓǵþDZǑȂȖǰǵભȅ‫ڕ‬ȗǬ
en parlant plus ou moins vite, mais ǻǴǦÿǦȘǵ‫ؽ‬ȚǴɉȢǙಸȋǰ souvent polysyllabiques et celles où
également en choisissant les mots dzþȫɁɃǵ‫ؘ‬ǓϟǙಭǠǕþ‫ݻ‬ಠ‫ݻ‬ ils sont plutôt monosyllabiques ?
employés, les tournures de phrases, ࢲȟહȎ߾ǤdzǤȋǰǬǠǵǸӢǙ౫ Comment la densité syllabique d’in-
ǑǬǻǴǦÿԱǟփǻϰdzǸþ‫ݖ‬Ǽ൥
etc. Les locuteurs d’une même langue ซචซɉȢȟǠǥЭǞȕǓǵǤdzǑȘ formation varie-t-elle entre les
présentent également des différences ǵǠȚȟ৥ೕǢșdzǤȋǰǬǻǴǦÿ langues aux schémas syllabiques très
de débit « normal » d’élocution, certaines simples (CV ou CVC par exemple) et celles
personnes parlant naturellement plus vite où ces schémas sont plus complexes (CCVCC
que d’autres. Dans notre étude, par par exemple) ? Etc.
exemple, les locuteurs français les Pour comparer les langues, il est
plus rapides avaient un débit com- Last night I opened the front door to let the cat out. également intéressant d’aller au-delà
parable à celui des locuteurs japonais It was such a beautiful evening that I wandered down de la notion mathématique d’infor-
les plus lents. the garden for a breath of fresh air. mation que nous avons considérée,
Then I heard a click as the door closed behind me.
I realised I'd locked myself out. pour se pencher sur la notion plus
Ni trop vite To cap it all, I was arrested while I was trying
to force the door open !
générale de signification. Si les infor-
mations sont transmises à des débits
ni trop lentement... comparables d’une langue à l’autre,
Pourquoi le débit moyen d’information des différences notables existent quant
ne varie-t-il pas dans des proportions plus à ce qui est considéré comme une infor-
importantes ? Un débit trop faible serait mation pertinente à transmettre
socialement pénalisant, car des interac- explicitement. Le mandarin et le japonais,
tions efficaces nécessitent l’échange d’in- par exemple, recourent à des éléments
formations. À l’inverse, un débit moyen grammaticaux nommés classificateurs.
trop rapide aurait des coûts physiolo- Ceux-ci spécifient la forme, la taille ou
gique et cognitif trop élevés. En effet, si d’autres caractéristiques physiques ou
chacun peut accélérer momentanément fonctionnelles des éléments dénombrés.
son débit de parole (et donc son débit Ainsi, la phrase « Trois chats boivent du
d’information), cela requiert à la fois un lait » dite en japonais se traduit littérale-
supplément d’énergie biomécanique de ment en français par «Trois animaux-chats
la part du locuteur et un supplément de du lait boivent». Sur un autre plan, en japo-
ressources neurocognitives de la part de nais, les formules de politesse ont un rôle
l’auditeur. Plusieurs travaux récents sug- social très codifié et font partie de l’infor-
gèrent d’ailleurs que le cerveau traite plus mation jugée essentielle à transmettre lors
efficacement les informations présentées I BIBLIOGRAPHIE de la communication.
à un rythme compris dans une plage Nos résultats soulignent qu’il existe plu-
F. Pellegrino et al.,
étroite, voisine de celle que nous avons A cross-language perspective sieurs profils de langues. Ainsi, le manda-
observée ; ils se fondent pour cela sur on speech information rate, rin se fonde sur des syllabes denses en
l’analyse des réseaux neuronaux mobi- Language, vol. 87, pp. 539-558, information (notamment grâce aux tons)
2011.
lisés par l’audition et la compréhension transmises à un débit assez lent, tandis
du langage. J. Vaissière, La phonétique, que l’espagnol utilise des syllabes moins
Nous poursuivons actuellement nos Collection Que sais-je?, Presses denses en information, mais émises plus
recherches en augmentant le nombre de Universitaires de France, 2006. vite. Cependant, le fait qu’une langue soit
langues étudiées (nous avons ajouté le Bernard Comrie et al., Atlas plus rapide ou plus dense en information
turc et le coréen, ainsi que plusieurs langues des langues : L’origine ne la rend pas plus efficace pour commu-
d’Afrique subsaharienne et de Chine), avec et le développement des langues niquer, puisque le débit d’information reste
dans le monde, Acropole, 2004.
l’intention de relier la densité d’information quasi constant. I

© Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012 Linguistique [71


pls_420_p000000_boucle_sb3008_2.qxp 31/08/12 18:49 Page 72

diagramme de Feynman, boucle, arbre, méthode d’unitarité, CERN, ATLAS, CMS, neutrino, boson de Higgs, matière noire

Physique théorique

Zvi Bern, Lance Dixon et David Kosower

On calcule les probabilités des processus impliquant


les particules élémentaires à l’aide de diagrammes dits
de Feynman. Une nouvelle méthode simplifie ces calculs
et remet au goût du jour certaines théories unificatrices.
pls_420_p000000_boucle_sb3008_2.qxp 31/08/12 18:49 Page 73

P ar un jour ensoleillé de printemps,


l’un d’entre nous (L. Dixon) se ren-
dait à l’aéroport de Heathrow à Lon-
dres. En entrant dans la station Mile End du
métro londonien, il repéra un inconnu, un
sique des particules, impossibles à traiter
avec les méthodes classiques, ont pu être
résolus grâce à cette nouvelle idée. Obte-
nir des solutions nous permet de mieux
comprendre la théorie actuelle de la nature
parmi les plus de trois millions de passa- et ainsi de repérer toute mesure qui serait
gers quotidiens, et se posa la question sui- le signe d’une nouvelle découverte. Cette
vante : quelle est la probabilité que cette méthode a aussi produit de nombreux résul-
personne sorte à Wimbledon, par exem- tats pour une version idéalisée du modèle
ple? Comment répondre à une telle ques- standard qui intéresse particulièrement
tion, sachant que toutes sortes d’itinéraires les physiciens en tant que possible tremplin
s’offrent à l’usager du métro ? En réflé- vers la théorie ultime de la nature.
chissant à cette énigme, il se rendit compte
qu’elle s’apparente aux problèmes épineux
rencontrés par les physiciens qui cherchent
Plus qu’une astuce
à prédire les résultats des collisions entre de calcul
particules dans les expériences modernes. L’approche fondée sur l’unitarité est plus
Le collisionneur LHC (Large Hadron Col- qu’une astuce de calcul. Elle suggère
lider, ou grand collisionneur de hadrons) une vision radicalement nouvelle des théo-
du CERN, près de Genève, accélère des pro- ries des interactions entre particules, qui
tons qui vont se percuter à des vitesses seraient gouvernées par des symétries
proches de celle de la lumière. Pour étu- cachées : une élégance insoupçonnée du
dier ce qui ressort de ces collisions, les phy- modèle standard. En particulier, elle est
siciens ont construit des détecteurs qui à l’origine d’un étrange retournement
repoussent les limites de la technologie. de situation concernant les tentatives
Interpréter ce que les machines mesurent menées depuis des décennies pour uni-
est un défi tout aussi grand, même s’il est fier la théorie quantique et celle de la rela-
moins visible. Au premier abord, cela peut tivité générale d’Einstein en une théorie
sembler étrange, car le modèle standard quantique de la gravitation.
des particules élémentaires et de leurs Jusque dans les années 1970, les phy-
interactions est bien établi ; les théoriciens siciens supposaient que la gravitation se
L’ E S S E N T I E L l’utilisent tous les jours pour prévoir les comporte comme les autres interactions
résultats d’expériences. Pour effectuer les fondamentales, et cherchaient à l’englo-
I Les concepts calculs, nous nous servons d’une techni- ber dans les théories existantes. Mais quand
et les méthodes que développée il y a plus de 60 ans par ils appliquaient la technique de calcul de
introduits il y a plus le physicien américain Richard Feyn- Feynman, ils trouvaient des résultats aber-
de 60 ans par Richard man. Cette méthode est omniprésente. Les rants ou étaient bloqués par la difficulté des
Feynman ont atteint physiciens des particules l’ont apprise à calculs. Découragés, les physiciens se
leurs limites dans l’université, et tous les livres et articles sont tournés vers des idées plus révolution-
les calculs de processus pour le grand public s’appuient sur les naires telles la supersymétrie, et plus tard
complexes en physique concepts de Feynman. la théorie des cordes.
des particules. Pourtant, cette technique est devenue En revanche, la méthode d’unitarité
insuffisante pour traiter les problèmes les nous a permis d’effectuer des calculs envi-
I Grâce à une nouvelle
plus complexes. Elle offre un moyen intui- sagés dans les années 1980, mais qui sem-
approche, les physiciens
tif et approximatif pour étudier les proces- blaient à l’époque hors de portée. En
peuvent calculer
sus les plus simples, mais elle est trop lourde particulier, elle se révèle exempte de cer-
de façon plus précise
pour les processus plus compliqués ou pour taines incohérences rencontrées avec la
les résultats
des collisions entre les calculs de haute précision. Ces derniè- méthode de Feynman. La gravitation res-
particules dans res années, nous avons développé avec nos semble bien aux autres interactions, mais
les grands collisionneurs collègues une nouvelle façon d’analyser les d’une façon inattendue : elle se comporte
interactions de particules, qui contourne comme l’interaction forte, qui agit dans le
Kenn Brown and Chris Wren, Mondolithic Studios

tel le LHC.
la complexité de la technique de Feyn- noyau atomique et en lie les différents com-
I À un niveau plus man. Nommée « méthode d’unitarité », elle posants, mais en double exemplaire.
fondamental, revient à une façon très économique de pré- L’interaction forte est transmise par des
ces méthodes novatrices voir ce qu’un usager du métro va faire en particules nommées gluons; la gravitation
apportent un souffle décomposant le trajet en un nombre limité est supposée transmise par des particules
nouveau à la recherche de séquences avec une probabilité asso- nommées gravitons. Dans le nouveau
d’une théorie unifiée. ciée à chaque choix dans le parcours. De schéma, le graviton se comporte comme
nombreux problèmes théoriques de la phy- deux gluons agissant de conserve. Cette

Physique théorique [73


pls_420_p000000_boucle_sb3008_2.qxp 4/09/12 17:59 Page 74

idée est assez étrange, et même les spé- est plus probable qu’un usager du métro masse peut différer de celle de la particule
cialistes n’arrivent pas encore à se faire une choisisse un itinéraire simple. « réelle » correspondante. Les boucles
bonne image de ce que cela signifie. Néan- Deux décennies plus tard, les physi- représentent des cycles de vie éphémère :
moins, la propriété de double exemplaire ciens ont étendu la technique de Feynman les particules naissent, puis s’annihilent
offre une perspective nouvelle pour uni- à l’interaction forte. Ils ont ainsi créé la très peu de temps après. Leur masse déter-
fier la gravitation avec les autres interac- « chromodynamique quantique », qui est mine leur durée de vie: plus elles sont lour-
tions fondamentales. aussi régie par un couplage, mais sa valeur des, plus cette durée est brève.
Ce qui rendait la technique de Feyn- est très supérieure à celle du couplage élec- Les diagrammes de Feynman les plus
man si convaincante et pratique, c’est qu’elle tromagnétique. A priori, un couplage simples ne comportent pas de boucles et
donne une recette graphique simple pour plus intense augmente le nombre de dia- sont appelés diagrammes en arbre. En élec-
représenter des calculs très compliqués. grammes compliqués que les théoriciens trodynamique quantique, le diagramme le
Elle résume ces derniers par des diagram- doivent inclure dans leurs calculs. Heu- plus simple de tous représente deux élec-
mes qui correspondent aux différentes voies reusement, à très courte distance ou très trons qui se repoussent en échangeant un
d’interaction de deux particules (ou plus) haute énergie, comme pour les collisions photon. Les diagrammes se compliquent
qui entrent en collision (les particules au LHC, le couplage de l’interaction forte par l’ajout progressif de boucles. Cette tech-
entrantes et sortantes étant fixées). Suivant diminue et, pour les collisions les plus sim- nique de calcul est qualifiée de perturba-
un ensemble de règles détaillées que Feyn- ples, les théoriciens peuvent là encore se tive. Cela signifie qu’on part d’une
man et ses collègues (notamment Freeman limiter aux diagrammes de Feynman les estimation approchée (représentée par les
Dyson) ont établies, le théoricien calcule plus élémentaires. diagrammes en arbre) et qu’on l’améliore
la valeur associée à chaque diagramme. La progressivement en ajoutant des termes a
somme de ces valeurs détermine la pro-
babilité du processus considéré.
Des diagrammes priori de plus en plus petits (représentés par
les diagrammes à boucles).
Mais il y a une difficulté de taille : le trop problématiques Par exemple, le photon échangé entre
nombre de diagrammes à dessiner est Mais pour les collisions complexes, toute deux électrons peut disparaître spontané-
énorme, et en principe infini. Dans les la lourdeur de la technique de Feynman ment et se transformer en un électron et
applications pour lesquelles Feynman a resurgit. On classe les diagrammes de un antiélectron virtuels, qui se recombinent
initialement conçu ses règles, cet inconvé- Feynman en fonction du nombre de lignes très peu de temps après pour redonner nais-
nient n’avait pas d’importance. Il étu- externes et du nombre de boucles qu’ils sance à un photon. À mesure que le nom-
diait l’électrodynamique quantique, qui contiennent (voir l’encadré page 76). Les bre de leurs particules virtuelles augmente,
décrit les interactions des électrons et des boucles représentent une des composan- les diagrammes décrivent les effets quan-
photons. Ces interactions sont régies par tes fondamentales de la théorie quantique: tiques avec une précision croissante.
un paramètre, le couplage, qui vaut envi- elles mettent en jeu des particules « vir- Toutefois, même les diagrammes en
ron 1/137. La petite valeur de ce couplage tuelles », qui, bien qu’inobservables, ont arbre peuvent être un défi. Dans le cas de
garantit que les diagrammes compliqués un effet mesurable. Ces particules obéis- la chromodynamique quantique, si vous
contribuent peu à la probabilité totale du sent aux principes habituels de la physi- aviez le courage de considérer une colli-
processus considéré et peuvent donc être que, comme la conservation de l’énergie sion entre deux gluons incidents qui pro-
ignorés. C’est comme si l’on disait qu’il et de la quantité de mouvement, mais leur duit huit gluons sortants, vous devriez
ATLAS

CMS

LE DÉTECTEUR ATLAS DU CERN (à gauche, lors de sa construction) numérique d’une collision dans le détecteur CMS). Les expérimentateurs
enregistre le signal de centaines de particules produites lors de la col- estiment la probabilité qu’un événement se produise et la comparent
lision entre deux protons de haute énergie (à droite, une reconstitution avec les calculs théoriques.

74] Physique théorique © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012


pls_420_p000000_boucle_sb3008_2.qxp 31/08/12 18:49 Page 75

dessiner dix millions de diagrammes en QUAND LES PARTICULES ENTRENT EN COLLISION


arbre et calculer la valeur de chacun.
Une approche récursive, introduite dans Tout autour de nous, sans cesse, les particules élémentaires s’attirent, se repous-
les années 1980 par Frits Berends, de l’Uni- sent, se heurtent ou s’annihilent. Pour résumer de façon simple le calcul des pro-
versité de Leyde, aux Pays-Bas, et Walter babilités des interactions, Richard Feynman a créé une représentation par des
Giele, maintenant au Fermilab, aux États- diagrammes. Ceux présentés ci-dessous décrivent deux quarks qui interagissent
Unis, a permis de résoudre le problème et disparaissent en donnant naissance à un gluon et un boson W. Le diagramme
pour les diagrammes en arbre, mais n’a se lit de gauche à droite. Les particules incidentes viennent du côté gauche, les pro-
pu être étendue aux boucles. duits de la réaction partent vers la droite.
L’introduction d’une seule boucle fait
exploser à la fois le nombre de diagram- ‚ La première particule ƒ Le quark d émet † Le gluon g émis va
incidente est un un gluon et devient participer à une autre
mes et la complexité de leur calcul. La force quark d, un composant un quark d virtuel. réaction. Les gluons
brute, même avec l’aide d’ordinateurs de du proton. Comme Les particules virtuelles véhiculent l’interaction
plus en plus nombreux et puissants, finit toutes les autres constituent des étapes forte et sont figurés
par céder devant le nombre croissant de particules de matière, intermédiaires qui ne par des lignes
particules ou de boucles mises en jeu. il est représenté sont pas observables. hélicoïdales.
par une ligne droite.

Une alternative fondée


sur l’unitarité
d
Plus grave encore, ce qui était au départ g
une façon concrète de visualiser le monde
microscopique peut au contraire le faire
disparaître dans l’obscurité. Le grand
nombre de diagrammes et leur complexité d
font perdre de vue la physique sous-
jacente. De façon surprenante, le résul-
tat final de calculs laborieux peut être
assez simple. Des diagrammes distincts
peuvent se compenser quand on les addi- u W
tionne, et parfois des formules formées
de millions de termes finissent par se
réduire à un seul. Ces compensations sug- „ L’autre particule L’antiquark u– ‡ Le boson W
incidente est et le quark d virtuel se désintègre
gèrent que les diagrammes de Feynman un antiquark u–, que s’annihilent rapidement en d’autres
ne sont pas les bons outils pour la tâche l’on représente en produisant particules. Les bosonsW
– c’est un peu comme si on voulait enfon- dans le diagramme un boson W. véhiculent l’interaction
cer un clou avec une plume. Il doit exis- par une ligne dite faible, et sont
ter une meilleure façon de s’y prendre. d’un quark u représentés par
d’orientation opposée. des lignes ondulées.
Au fil des ans, les physiciens ont essayé
de nombreuses autres techniques. Petit à
petit, une ébauche d’alternative aux dia-
grammes de Feynman s’est dessinée.
Notre propre participation à ces efforts a
commencé au début des années 1990, d
d g
quand deux d’entre nous (Z. Bern et
D. Kosower) ont montré que la théorie des
cordes simplifie les calculs de la chromo-
dynamique quantique en résumant tous
les diagrammes de Feynman pertinents d g
à une seule formule. Grâce à ce résultat,
Zvi Bern, Lance Dixon, David Kosower et Harald Ita

nous avons analysé une réaction qui


n’avait jamais été comprise en détail aupa-
ravant : la diffusion de deux gluons d’où d
u W
émergent trois gluons, avec une boucle de
particules virtuelles. Ce processus était
très compliqué pour l’époque, mais il pou-
vait être entièrement décrit par une for-
ˆ Une boucle dans le diagramme correspond à des effets
de particules virtuelles qui sont créées spontanément. Ici,
mule d’une remarquable simplicité, tenant le quark d virtuel émet un gluon virtuel, puis l’absorbe.
sur une unique page.

© Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012 Physique théorique [75


pls_420_p000000_boucle_sb3008_2.qxp 31/08/12 18:49 Page 76

La formule était tellement simple développé une technique alternative qui Feynman deviennent aussi compliqués.
qu’avec David Dunbar, qui travaillait à la place au premier plan. Déjà dans les Ces particules ont des effets à la fois réels
l’époque à l’Université de Californie à années 1960, des physiciens avaient eu et fictifs. Par définition, les effets fictifs doi-
Los Angeles, nous pouvions comprendre l’idée de fonder les calculs sur l’unitarité. vent s’annuler et disparaître dans le résul-
la diffusion presque entièrement en termes La suggestion n’avait pas abouti, mais tat final, si bien qu’ils constituent une sorte
du principe d’unitarité, qui exige que l’ad- comme souvent en science, elle est réap- de bagage excédentaire dans les calculs.
dition des probabilités de tous les résultats parue sous une nouvelle forme.
possibles donne 100 pour cent. L’unita-
rité est implicite dans la technique de Feyn-
La clef du succès de la méthode d’uni-
tarité est d’éviter l’utilisation directe de
Calculer l’interaction
man, mais tend à être masquée par la particules virtuelles, qui sont la principale de façon plus globale
complexité des calculs. Nous avons donc raison pour laquelle les diagrammes de La méthode peut être comprise par ana-
logie avec un système de métro com-
plexe comme celui de Londres, où il existe
UNE MYRIADE DE DIAGRAMMES
de multiples itinéraires entre deux stations
Pour calculer la probabilité d’un processus entre particules, il faut considérer tou- données. Supposez que nous voulions
tes les façons dont les particules peuvent interagir. Chaque diagramme de Feyn- connaître la probabilité qu’un usager entré
man représente une possibilité. Une interaction quark-antiquark peut produire à Mile End sorte à Wimbledon. La techni-
plus d’un gluon, ou impliquer plus d’une boucle de particules virtuelles, ou les que de Feynman additionne les probabi-
deux à la fois. Les calculs deviennent rapidement impossibles à gérer. lités de tous les itinéraires concevables.
Si on pouvait la transposer, les diagram-
Zéro boucle (arbre) Une boucle
mes de Feynman incluraient des trajets à
travers la roche, en plus des trajets dans
les couloirs et les tunnels. Ces trajectoires
irréalistes sont les analogues des contri-
butions fictives des boucles de particules
Un virtuelles. Elles s’annulent au bout du
gluon compte, mais doivent être conservées pen-
dant les étapes intermédiaires.
Avec l’unitarité, nous ne prenons en
compte que les itinéraires qui ont un sens.
Nous calculons la probabilité qu’une per-
sonne emprunte tel ou tel itinéraire en
décomposant le problème : quelle est la
probabilité que la personne passe par
un tourniquet donné, un couloir donné
ou un autre, et ce à chaque étape du
voyage ? Cette procédure réduit considé-
Deux rablement la taille des calculs.
gluons Le choix entre la méthode de Feynman
et la méthode d’unitarité n’est pas une
question de juste ou de faux. Toutes deux
expriment les mêmes principes physiques
de base et donneraient à la fin les mêmes
valeurs de probabilité. Mais elles repré-
sentent différents niveaux de description.
Un unique diagramme de Feynman, parmi
les dizaines de milliers pour une colli-
sion complexe, est comparable à une uni-
que molécule dans une gouttelette de
Trois liquide. En principe, on peut déterminer
Zvi Bern, Lance Dixon, David Kosower et Harald Ita

gluons le comportement du fluide en suivant cha-


Kenn Brown and Chris Wren, Mondolithic Studios

cune de ses molécules, mais c’est fasti-


dieux, voire irréaliste, et très peu éclairant.
On a tout intérêt à considérer des proprié-
tés plus globales telles que la vitesse du
fluide, sa densité et sa pression.
De même, au lieu de considérer une
interaction de particules comme étant
construite élément par élément à partir de

76] Physique théorique © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012


pls_420_p000000_boucle_sb3008_2.qxp 31/08/12 18:49 Page 77

diagrammes de Feynman, les physiciens tuent la matière noire, dont on suppose


peuvent se la représenter de façon globale. l’existence, mais qui n’a pas encore été
Nous nous concentrons sur les propriétés identifiée. Si le LHC produit certaines de
qui régissent le processus dans son ensem- ces particules – qui interagissent très peu
ble – l’unitarité et des symétries spéciales avec la matière ordinaire –, elles échap-
auxquelles la méthode d’unitarité donne la peront au détecteur CMS, en donnant l’im-
prééminence. Dans des cas particuliers, nous pression que de l’énergie a disparu. Cette
pouvons faire des prévisions théoriques perte d’énergie signalerait la produc-
avec une parfaite précision, ce qui aurait tion de ces particules. Malheureusement,
exigé un nombre infini de diagrammes avec d’autres particules ont le même com-
la technique de Feynman. portement. Par exemple, le LHC produit
Cette méthode offre d’autres possibi- souvent un boson Z, lequel se désintè-
lités, comme la décomposition des proces- gre une fois sur cinq en deux neutrinos
sus. Une équipe de l’Institut d’étude qui, eux aussi, échappent au détecteur.
avancée de Princeton – Ruth Britto, Freddy Comment prédire le nombre de ces par-
Cachazo, Bo Feng et Edward Witten – a ticules dont les effets imitent ceux des
montré que, pour les diagrammes en arbre, particules de matière noire ?
il était possible de calculer la probabilité
d’un processus impliquant cinq particu- Appliquer la méthode I LES AUTEURS
les à partir d’une interaction à quatre
particules suivie d’un dédoublement de aux collisions du LHC Zvi BERN est
professeur
l’une d’elles. Ce résultat est surprenant, L’équipe de J. Incandela proposait d’esti- de physique
car les deux processus semblent très dif- mer le nombre de neutrinos produits dans à l’Université
férents. Il est ainsi possible de fraction- le détecteur CMS et de voir s’ils expliquent de Californie
à Los Angeles.
ner un problème en éléments plus simples. entièrement la perte apparente d’énergie.
Lance DIXON est
Le LHC est le lieu idéal pour tester l’ef- Dans le cas contraire, cela pourrait signifier professeur
ficacité de la méthode : les collisions de que le LHC crée de la matière noire. Cette au Centre
protons sont très complexes. Feynman les idée est typique des méthodes indirectes de l’accélérateur
linéaire
avait autrefois comparées à la démarche utilisées par les physiciens qui n’ont pas les de Stanford.
qui consisterait à fracasser des montres moyens d’observer directement certains David KOSOWER
suisses les unes sur les autres pour com- types de particules. Mais pour que cette stra- est chercheur
prendre leur mécanisme, et sa technique tégie donne un résultat, l’équipe de J. Incan- à l’Institut
de calcul a bien du mal à suivre ce qui se dela avait besoin de connaître précisément de physique
théorique
passe pendant le choc. Les protons ne sont le nombre de neutrinos: avec une précision du Centre
pas des particules élémentaires, mais de insuffisante, cette stratégie échouerait. Avec de recherche du CEA
petits assemblages de quarks et de gluons plusieurs collègues, nous avons étudié le (Commissariat à l’énergie
liés par l’interaction forte. Quand ils se problème à l’aide des nouveaux outils théo- atomique et aux énergies
alternatives) à Saclay.
heurtent violemment, les quarks et les riques et nous avons pu donner à J. Incan-
gluons interagissent, et d’autres quarks et dela l’assurance que la précision était
gluons sont produits. Ils s’agrègent fina- suffisante. L’équipe CMS a appliqué sa tech-
lement en particules composites qui émer- nique et a obtenu des contraintes très stric-
gent du collisionneur en jets étroits. tes sur les particules de matière noire. Notre
Ce fatras peut cacher des particules technique avait démontré son utilité. I BIBLIOGRAPHIE
nouvelles, des symétries nouvelles, voire Ce succès nous a incités à aller plus loin,
C. F. Berger et al., Precise
de nouvelles dimensions de l’espace-temps. avec des projets plus ambitieux. Au sein predictions for W+4 jet
Il est difficile de les distinguer des phéno- d’une équipe internationale, nous avons production at the Large Hadron
mènes déjà connus. Les différences sont calculé la probabilité que les collisions au Collider, Physical Review
minimes et passent facilement inaperçues. LHC produisent une paire de neutrinos Letters, vol. 106, n° 9, 2011.
Cependant, avec la méthode d’unitarité, accompagnée de quatre jets – un jet est un K. Stelle, Supergravity : Finite
nous pouvons décrire la physique ordi- ensemble de particules se déplaçant sensi- after all ?, Nature Physics, vol. 3,
naire avec une précision telle que les phé- blement dans la même direction. Effectués pp. 448-450, 2007.
Kenn Brown and Chris Wren, Mondolithic Studios

nomènes inédits se détacheront bien. au moyen des diagrammes de Feynman, de D. Kaiser, Un outil universel
Par exemple, Joe Incandela, de l’Uni- tels calculs auraient pris une dizaine d’an- de la physique, Pour la Science,
versité de Californie à Santa Barbara, l’ac- nées. La méthode d’unitarité nous a permis n° 333, juillet 2005.
tuel porte-parole de l’expérience CMS d’en venir à bout en moins d’une année. À S. K. Blau, Lovely as a tree
du LHC qui implique plus de 2 000 phy- notre grande satisfaction, une autre équipe amplitude : Hidden structures
siciens, nous a suggéré un problème du LHC, l’expérience ATLAS, a déjà comparé underlie Feynman diagrams,
concernant la traque par son équipe de nos valeurs avec ses données, et les résul- Physics Today, vol. 57, n° 7,
p. 19, 2004.
particules exotiques, celles qui consti- tats sont pour l’instant en excellent accord.

© Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012 Physique théorique [77


pls_420_p000000_boucle_sb3008_2.qxp 31/08/12 18:49 Page 78

La méthode d’unitarité a également tarité a été de calculer la probabilité pré-


facilité la recherche du boson de Higgs, cise de ces réactions qui sont sources de
une particule postulée dans les années 1960 confusion. Et en juillet 2012, les physiciens
pour compléter le modèle standard. Une du LHC ont annoncé la découverte d’une
manifestation possible de cette particule nouvelle particule, qui est probablement
est la production d’un unique électron, le boson de Higgs.
une paire de jets et un neutrino, le neu- Une utilisation encore plus impression-
trino qui donne dans ce cas encore l’im- nante de la méthode d’unitarité est l’étude
pression que de l’énergie a disparu. Le de la gravitation quantique. Pour que les
même résultat peut également être pro- physiciens puissent développer une théo-
duit par des réactions de particules où le rie entièrement cohérente de la nature, on
boson de Higgs n’intervient pas. Une des doit trouver un moyen de faire entrer la gra-
premières utilisations de la méthode d’uni- vitation dans le cadre de la physique quan-
tique. Si la gravitation se comporte comme
les autres interactions de la nature, elle
SE SIMPLIFIER L A VIE devrait être véhiculée par des particules, les
es auteurs ont développé une alternative aux diagrammes de Feynman nommée « méthode gravitons, qui entreraient en collision et
L d’unitarité ».Ci-dessous,à gauche,on a représenté quelques exemples de diagrammes de Feyn-
man à une boucle pour un processus à six gluons. Dans la méthode d’unitarité, quelques diagram-
seraient diffusées comme les autres parti-
cules. Et nous pourrions dessiner des dia-
mes généraux (dont un est représenté à droite) suffisent pour calculer le processus complet. grammes de Feynman.
Contrairement aux diagrammes de Feynman, les échanges de particules virtuelles ne sont
pas détaillés. On fixe les particules entrantes et sortantes (en bleu) et le diagramme est dé-
coupé selon les lignes pointillées pour obtenir quatre sous-diagrammes plus petits et plus sim-
À la poursuite
ples à calculer. Les disques noirs représentent des processus calculés au niveau des arbres. Le de la gravitation
produit des valeurs associées à chaque sous-diagramme correspond à un coefficient qui pon- Cependant, les premières tentatives visant
dère une intégrale représentative du diagramme. Il faut calculer le coefficient et l’intégrale pour à décrire la diffusion de gravitons en créant
chaque diagramme de la méthode d’unitarité. La somme des intégrales pondérées permet alors le plus simplement possible une version
de calculer la probabilité liée au processus. quantique de la théorie d’Einstein ont
conduit à des prédictions aberrantes: des
valeurs infinies pour des quantités qui
devraient clairement être finies. Les quan-
tités infinies ne sont pas, en elles-mêmes,
un problème. Elles peuvent apparaître à
des étapes intermédiaires des calculs même
dans des théories bien sages comme le
modèle standard, mais elles devraient s’an-
nuler pour toutes les quantités mesurables.
Pour la gravitation, ces annulations ne sem-
blaient pas avoir lieu.
Une issue possible est l’existence de
particules non encore découvertes qui met-
traient au pas ces effets quantiques. Cette
idée, incorporée par les théories dites de
supergravité, a été très étudiée dans les
années 1970 et au début des années 1980.
a technique a mis en évidence des propriétés de la nature, implicites dans les théories, Mais l’enthousiasme est retombé quand
L mais que le foisonnement des diagrammes de Feynman masquait. La plus frappante de ces
découvertes est une voie possible pour inclure la force de gravitation. Celle-ci pourrait être vé-
des arguments indirects ont suggéré que
des infinis dépourvus de sens apparaî-
hiculée par des particules, les gravitons, qui présentent une remarquable ressemblance avec traient toujours dans les diagrammes à
les gluons ; mathématiquement, chaque graviton équivaut à une sorte de combinaison de trois boucles ou davantage. La supergra-
Zvi Bern, Lance Dixon, David Kosower et Harald Ita

deux gluons. Plus précisément, la valeur correspondant à un diagramme avec gravitons s’ap- vité semblait vouée à l’échec.
parente à un produit des valeurs correspondant à deux diagrammes identiques où les gravi- Cette déception a conduit beaucoup
tons sont remplacés par des gluons. de physiciens à se tourner vers la théorie
des cordes. Celle-ci se démarque du
Gluon modèle standard : les particules élémen-
Graviton taires ne sont plus de minuscules points,
= mais des oscillations de cordes unidimen-
Gluon
sionnelles. Les interactions des particu-
les sont réparties sur les cordes plutôt que

78] Physique théorique © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012


pls_420_p000000_boucle_sb3008_2.qxp 31/08/12 18:49 Page 79

concentrées en un point, ce qui évite les demandé si les problèmes n’allaient pas
infinis. Mais d’un autre côté, la théorie des surgir avec quatre boucles. Quand nous
cordes se heurte à ses propres problè- avons fait le calcul, nous n’avons pas décelé
mes ; par exemple, elle ne fait pas de pré- de difficultés. Ce succès nous a permis
dictions théoriques fermes pour les de remporter un pari mettant en jeu de
phénomènes observables. bonnes bouteilles de vin.
La théorie de la supergravité est-elle
La supergravité remise complètement dépourvue d’infinis ? Ou
bien son niveau élevé de symétrie limite-
au goût du jour t-il ses excès pour un faible nombre de bou-
Au milieu des années 1990, le Britanni- cles ? Dans ce dernier cas, les problèmes
que Stephen Hawking a plaidé pour un devraient s’insinuer à partir de cinq bou-
réexamen des théories de supergravité. Il cles, et à sept boucles les effets quantiques
faisait remarquer que les études des devraient être suffisamment forts pour
années 1980 avaient pris des raccourcis qui produire des infinis. David Gross, de l’Uni-
rendaient leurs conclusions douteuses. versité de Californie à Santa Barbara, offre
Mais S. Hawking ne parvint pas à convain- une bouteille de zinfandel californien si
cre, car les physiciens avaient une bonne les infinis ne sont pas présents à sept bou-
raison de prendre ces raccourcis : les cal- cles. Pour trancher ce dernier pari, cer-
culs complets étaient hors de portée, même tains d’entre nous ont entrepris de
des plus brillants mathématiciens. Pour nouveaux calculs. Une absence d’infinis
savoir avec certitude si un diagramme de à sept boucles stupéfierait les sceptiques
Feynman à trois boucles de gravitons vir- et pourrait enfin les persuader que la
tuels produit des quantités infinies, il supergravité peut être une théorie cohé-
faudrait évaluer 1020 termes. La question rente. Mais même si elle l’est, cette théo-
semblait devoir finir sur l’étagère des rie ne rend pas compte d’autres types
problèmes indécidables. d’effets, non perturbatifs, qui sont trop
La méthode d’unitarité a changé la infimes pour être vus dans l’approche bou-
donne et a remis en selle la supergravité. cle-par-boucle que nous avons suivie. Pour
Ce qui aurait nécessité 1020 termes avec traiter ces effets, on risque d’avoir besoin
la technique de Feynman, nous le fai- d’une théorie plus fondamentale, peut-
sons maintenant avec quelques dizai- être la théorie des cordes.
nes. Avec plusieurs collègues, nous avons Les physiciens aiment bien se repré-
trouvé que les spéculations des années senter les nouvelles théories comme émer-
1980 étaient fausses. Des quantités qui geant de nouveaux principes – relativité,
semblaient vouées à être infinies se révè- physique quantique, symétrie. Mais par-
lent finies. Cela signifie que les fluctua- fois, ces théories émergent simplement
tions quantiques de l’espace et du temps d’un réexamen minutieux des principes
sont beaucoup plus inoffensives dans le que nous connaissons déjà. La révolution
cadre de la supergravité qu’on ne le pen- silencieuse de notre compréhension des
sait. La supergravité est moins absurde collisions de particules nous a permis
qu’elle ne le semblait. de déterminer les conséquences du
Plus remarquable, trois gravitons modèle standard avec un luxe de détails,
interagissent exactement comme deux conduisant à des améliorations significa-
copies de trois gluons en interaction. Cette tives de notre potentiel de découverte
propriété de double exemplaire semble de la physique plus fondamentale. Plus
persister quel que soit le nombre de par- surprenant, elle nous permet de suivre
ticules en interaction ou le nombre de bou- les implications non explorées de la phy-
cles de particules virtuelles impliquées. Il sique d’hier, parmi lesquelles une piste
reste à interpréter physiquement ce résul- négligée d’unification de la gravité avec
tat mathématique et à vérifier s’il est les autres interactions connues. À de nom-
toujours vrai. Pour l’instant, le point breux égards, la route qui mène à la com-
crucial est que la gravitation pourrait en préhension des interactions des particules
fait ne pas être très différente des autres élémentaires n’est pas du tout compara-
interactions fondamentales. ble à un trajet dans le très prévisible métro
Comme souvent en science, à chaque de Londres ; elle s’apparente plutôt à une
fois qu’un débat se clôt, un autre s’ouvre. virée dans le magicobus de Harry Pot-
Immédiatement après nos calculs pour ter, où vous ne savez jamais ce qui va se
trois boucles, les sceptiques se sont passer au prochain tournant. I

© Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012 Physique théorique [79


pls_420_p000000_hs_mnc3008c.qxp 3/09/12 18:46 Page 80

Sous-thème

REGARDS
HISTOIRE DES SCIENCES

Les multiples ancêtres du jeu de Nim


Piquet des cavaliers, Tiouk-Tiouk... Dès le XVIe siècle en Europe, mais aussi en Afrique,
se sont répandues diverses versions du jeu de Nim, un jeu numérique simple qui fournit,
au début du XXe siècle, les bases de la théorie des jeux combinatoires.
Lisa ROUGETET

V
ous êtes assis face à votre plète). Pour la première fois, ce jeu combi- depuis plusieurs siècles sous diverses
adversaire. Une table où repo- natoire impartial, c’est-à-dire où le hasard formes, parfois assez éloignées. Présenté
sent trois tas d’allumettes n’intervient pas et où les mouvements pos- aux XVIe et XVIIe siècles dans les premiers
vous sépare. Votre adversaire sibles sont les mêmes pour les deux joueurs, ouvrages de récréations mathématiques
vient de jouer et vous laisse la configura- était résolu non seulement dans un cas par- – des recueils qui rassemblent, aujourd’hui
tion 7-5-3 : sept allumettes dans le premier ticulier (la configuration 9-5-12), mais aussi encore, des problèmes mathématiques amu-
tas, cinq dans le deuxième et trois dans le dans le cas général (avec un nombre quel- sants et leur solution – ou pratiqué dans
troisième. À tour de rôle, vous ne pouvez reti- conque de tas), le tout formalisé mathé- des villages d’Afrique de l’Ouest, ce jeu était
rer d’allumettes (au minimum une) que d’une matiquement (voir l’encadré page 82). l’apanage d’une élite.
seule pile. Votre objectif est de prendre la Depuis, l’article de Bouton est consi-
(ou les) dernière(s) allumette(s). Par une déré comme l’élément déclencheur de la Une recette
diminution adéquate, vous pouvez vous pla- théorie mathématique des jeux combina-
cer en position gagnante et remporter la par- toires. Il constitue le point de départ de mul- pour gagner
tie ; que faites-vous ? tiples recherches consacrées à la résolution à tous les coups
Ce jeu nommé Nim doit son appellation de jeux de plus en plus compliqués avec
au mathématicien américain Charles Bou- des avancées toujours plus spectaculaires, C’est dans l’ouvrage De viribus quantitatis
ton, qui publia en 1901 un article dans The comme la résolution du jeu de Dames du moine franciscain italien Fra Luca Pacioli
Annals of Mathematicsintitulé «Nim, a game anglaises en 2007 par l’équipe canadienne publié en 1508, un des premiers recueils
with a complete mathematical theory» (Nim, de Jonathan Schaeffer. Lorsque Bouton s’est de récréations mathématiques, qu’apparaît
un jeu avec une théorie mathématique com- intéressé au jeu de Nim, celui-ci existait déjà l’ancêtre européen le plus ancien connu à
ce jour du jeu de Nim. Dans l’effet XXXIIII,
Pacioli confronte le lecteur au problème sui-
vant : « Finir [le jeu] avant son compagnon,
quel que soit le nombre, et sans prendre
Bibliothèque universitaire de Bologne

plus qu’un nombre limité.» Cet énoncé sibyl-


lin prend tout son sens dans la résolution
que donne ensuite Pacioli : il propose à deux
personnes d’atteindre le nombre 30 en addi-
tionnant à tour de rôle des chiffres compris
entre 1 et 6.
Il s’agit ici d’une version simplifiée du
1. L’EFFET XXXIIII DE L’OUVRAGE DE VIRIBUS QUANTITATIS du mathématicien Fra Luca jeu de Nim correspondant au cas à un seul
Pacioli (1508). Le moine italien y énonce une version du jeu de Nim – la plus ancienne variante
européenne connue à ce jour : « Finir [le jeu] avant son compagnon quel que soit le nombre, et
tas contenant 30 objets dont on ne peut
sans prendre plus qu’un nombre limité. » Il explique ensuite que ce jeu fait partie des jeux mathé- prélever plus de 6 éléments par tour. Le jeu
matiques amusants, honnêtes et légitimes qui ont toute leur place dans les cours et auxquels tout est énoncé sous une forme additive, où l’on
le monde peut s’adonner comme récréation mathématique. ajoute des chiffres au lieu de diminuer des

80] Histoire des sciences © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012


pls_420_p000000_hs_mnc3008c.qxp 3/09/12 18:46 Page 81

Regards

tas. Pour gagner, explique Pacioli, il faut Bachet considère le cas où les deux per- face à un adversaire ignorant « la finesse
atteindre des paliers que l’on détermine par sonnes doivent atteindre 100 en sommant du jeu », de brouiller les pistes en ne cher-
le raisonnement rétrograde suivant : si je à tour de rôle des nombres compris entre 1 chant pas systématiquement les paliers de
ne veux pas que mon adversaire gagne, je et 10. Il donne les positions qu’il faut obte- sûreté : « Ne pas prendre toujours tous les
dois lui proposer le plus grand nombre tel nir pour être sûr de gagner, en prenant nombres remarquables et nécessaires, pour
qu’en lui ajoutant 1, 2, 3, 4, 5 ou 6 il ne puisse soin d’expliquer la règle – « infaillible et par- gagner infailliblement, car faisant ainsi tu
atteindre 30. Ce nombre est 23. En effet, faitement démontrée » – à appliquer pour découvriras trop l’artifice, et s’il est homme
quel que soit le chiffre qu’il ajoute à 23, il les obtenir. Néanmoins, il reconnaît que «ce de bon esprit il remarquera tout incontinent
obtiendra un nombre supérieur ces nombres-là, voyant que tu
ou égal à 24, mais inférieur ou choisis toujours les mêmes, mais
égal à 29. Je pourrai alors com- au commencement tu peux dire
pléter la somme jusqu’à 30 au à la volée des autres nombres,
tour suivant. En raisonnant de jusques à ce que tu approches du
la même façon avec 23, on trouve nombre destiné, car alors tu pour-
que le nouveau palier de sûreté ras subtilement accrocher quel-
est 16, puis 9, puis 2. Ainsi, selon qu’un des nombres nécessaires
qui entame la partie, je dois m’ar- de peur d’être surpris. » À bon
ranger pour atteindre le premier entendeur...
un de ces paliers, puis les autres, Ces conseils sont révélateurs
et ce jusqu’à 30. du cadre dans lequel se pratiquent
L’ouvrage de Pacioli est une les récréations mathématiques
collection de jeux ou récréations de l’époque. Bachet a précisé,
mathématiques de ce type, où dans le titre de son ouvrage,
l’auteur souhaite enseigner les que ses problèmes plaisants
mathématiques en évitant la las- seront « très utiles pour toute
situde d’exercices répétés. C’est le sorte de personnes curieuses qui
premier ouvrage entièrement se servent d’arithmétique ». De
consacré à des jeux et récréations. façon générale, les récréations
Avant Pacioli, ces problèmes étaient mathématiques s’adressent à
introduits occasionnellement dans un nombre restreint de person-
les ouvrages mathématiques, à nes, à des élites intellectuelles
titre de pause pédagogique. curieuses (et ayant les moyens
En 1612, le premier recueil financiers de se procurer les
imprimé de récréations mathé- ouvrages) qui s’intéressent à des
matiques est publié sous le titre problèmes mathématiques ludi-
Problèmes plaisants et délec- ques, mais instructifs.
tables, qui se font par les nombres.
Il est l’œuvre du mathématicien 2. LE PROBLÈME XXII des Problèmes plaisants et délectables du L’astuce
et traducteur français Claude-Gas- mathématicien français Claude-Gaspard Bachet de Méziriac, ici dans
pard Bachet de Méziriac, qui sera l’édition de 1624, présente une version en français du jeu de Nim simi- du cavalier
aussi connu quelques années plus laire à celle de Pacioli. De nombreux ouvrages dans la
tard pour sa publication du texte veine des Problèmes plaisants
grec de l’Arithmétique de Diophante n’est pas règle générale, car si l’on chan- et délectables de Bachet se succèdent tout
(IIIe siècle), accompagné d’une traduction geait le nombre destiné, à savoir 100, ou au long des XVIIe et XVIIIe siècles (notamment
latine. Bachet participe en effet d’un vaste le nombre qu’on ne peut passer, à savoir 10, après la publication, en 1624, de la Récréa-
mouvement de transmission des œuvres la chose pourrait aller autrement ». Ce tion mathématique du Jésuite Jean Leure-
des Anciens qui a débuté en 1480 et est qu’il montre en donnant d’autres exemples chon, maintes fois reprise et enrichie) et
destiné à rendre plus accessibles les textes avec 120 ou en ne prenant que des nombres propagent en Europe la version additive du
des mathématiciens grecs. Le problème XXII compris entre 1 et 9. jeu de Nim. On la retrouve notamment en 1749
de son recueil de récréations mathéma- On voit déjà apparaître la notion de stra- dans Les amusements mathématiques du
tiques propose une version du jeu de Nim tégie optimale qui assure une victoire cer- Lillois André-Joseph Panckoucke, sous un
similaire à celle énoncée par Pacioli. taine au joueur initié. Bachet conseille même, problème intitulé Le piquet des cavaliers.

© Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012 Histoire des sciences [81


pls_420_p000000_hs_mnc3008c.qxp 3/09/12 18:46 Page 82

Regards

Nehmen, nimm, Plus romancé, l’énoncé met en scène des formes de jeux à quadrillages très diffi-
Nim ! deux amis voyageant à cheval. « L’un pro- ciles, qui furent longtemps permises seu-
pose à l’autre un cent de piquet sans cartes lement à certaines classes privilégiées et
Pourquoi le nom Nim? Un lien [dans ce jeu de cartes, les joueurs amas- pour lesquelles les familles conservent,
avec le jeu d’origine chinoise sent des points en fonction de leur main, secrètes, des méthodes traditionnelles per-
Fan-Tan est souvent invoqué, et le premier qui a 100 points a gagné]. Ils mettant d’écraser l’adversaire dès les pre-
mais à tort, le Fan-Tan étant conviennent : 1°. Celui qui arrivera le pre- miers coups s’il ne possède pas lui même
un jeu où intervient le hasard. mier à 100 sera défrayé de souper, 2°. Qu’ils les vieilles méthodes traditionnelles de
Selon le mathématicien Alan ne pourront prendre alternativement plus défense, et des moyens de reprendre l’offen-
Ross, qui publia à ce sujet de 10 à la fois. » Panckoucke explique sive. » Une fois encore, les clés de la réso-
une courte note dans ensuite brièvement la stratégie à adopter lution d’un jeu et des stratégies gagnantes
la Mathematical Gazette de pour tranquillement poser les pieds sous la sont détenues par une société minoritaire
mai 1953, l’explication la plus table sans être de corvée d’épluchage... privilégiée qui profite de ses savoirs pour
probable serait que Nim dominer « une population subjuguée ». Les
provienne de l’impératif nimm
du verbe allemand nehmen qui Le Tiouk-Tiouk jeux de quadrillage, sérieux par excellence,
sont souvent réservés aux hommes adultes,
signifie prendre ; Bouton aurait africain : voire aux chefs qui détiennent les stratégies
choisi ce nom en souvenir de
ses années d’études à Leipzig
un Nim déguisé gagnantes et affirment ainsi leur supério-
rité. C’est le cas du Tiouk-Tiouk, qui se pré-
où il a obtenu son doctorat.
Dans un tout autre contexte historique et sente comme un jeu de quadrillage bien que
Dans le numéro
géographique, le Tiouk-Tiouk, un jeu de l’objectif ne soit pas de capturer les pions de
de décembre 1953,
quadrillage africain, se ramène simplement son adversaire, mais de les bloquer (voir l’en-
Joseph Walsh, élève
à une configuration du Nim de Bouton. Ce cadré page ci-contre).
puis collègue de Bouton
jeu a été répertorié en 1955 par Charles La partie se joue sur un damier carré com-
à l’Université Harvard,
confirma l’origine allemande
Bréart, directeur d’école en Afrique tropicale, posé d’un nombre pair de rangées dessiné
du mot Nim, le verbe prendre dans un ouvrage intitulé Jeux et jouets de dans le sable, où sont placées de part et d’autre
étant fréquemment employé l’Ouest africain. Il est décrit dans un chapitre une rangée avec des bâtonnets et une autre
durant une partie de jeu. consacré aux jeux de combinaisons à deux avec des graines. Chaque joueur se voit
joueurs et sans hasard, à savoir les jeux de attribuer une rangée, donc un type d’objets,
quadrillages (échecs, dames, morpions), les et peut déplacer ses pions un à la fois, en avant
jeux à 12 cases (awélé) et autres variantes. ou en arrière à volonté, et d’autant de cases
Le contexte social dans lequel se joue le qu’il lui plaît, mais ne peut pas sauter par-des-
Tiouk-Tiouk ne paraît pas si éloigné de celui sus le pion d’un partenaire. A gagné qui arrive
de l’Europe au XVIe siècle: «Il existe en Afrique à bloquer tous les pions du partenaire.

Le jeu de Nim selon Bouton


Bouton donne ensuite une à la victoire (à condition de ré-
L e jeu décrit par Bouton op-
pose deux joueurs, autour
d’une table sur laquelle sont
méthode pour déterminer la na-
ture de la configuration juste
fléchir un peu !).
Pour savoir si une configu- 7=111
placées trois piles d’objets de après qu’on a joué : gagnante ou ration est gagnante, il faut écri-
toutes sortes (nous prendrons perdante. Grâce à deux théo- re les nombres de jetons de 5=101
ici des allumettes), le nombre rèmes, il montre que si on laisse chaque pile en binaire (base 2),
d’objets dans chaque pile étant une position gagnante à l’ad- c’est-à-dire sous la forme d’une
arbitraire et différent au com- versaire, celui-ci ne peut qu’en- somme de puissances de 2 (les
3=001
mencement du jeu. À son tour, gendrer une position perdante, coefficients de cette somme 001
chaque joueur sélectionne une mais qu’à partir de cette position constituent le nombre binaire re-
La somme en binaire des nombres d’allumettes
pile et retire autant de jetons qu’il perdante, il est possible d’at- cherché), et les additionner. Si la constituant chaque tas (ici 7, 5, 3) est non
veut : un, deux,... ou la pile en- teindre une position gagnante. somme est nulle (sachant qu’en nulle. D’après Bouton, la position est perdante.
tière. Le gagnant est celui qui Ainsi, une position gagnante lais- binaire 1 + 1 = 0), alors la posi- Il vous est donc possible, par une diminution adé-
prend le(s) dernier(s) jeton(s). sée à l’adversaire peut conduire tion est gagnante. quate, d’atteindre une position gagnante...

82] Histoire des sciences © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012


pls_420_p000000_hs_mnc3008c.qxp 3/09/12 18:46 Page 83

Regards

Les règles du Tiouk-Tiouk


a A B C D E F G H I J b A B C D E F G H I J
1 1
2 2
3 3
4 4
5 5
6 6
I L’AUTEUR
7 7
8 8 Lisa ROUGETET
9 9 est doctorante
en histoire des
10 10 mathématiques
à l’Université
de Lille, au sein
Le Tiouk-Tiouk (du mot d’argot peul t’uk t’uk qui signi- du Laboratoire d’informatique
c d e fie baiser) se joue à deux avec des bâtonnets et des fondamentale de Lille (LIFL).
graines qui constituent les pions respectifs des joueurs,
A B A B A B sur un damier carré dessiné dans le sable. La configu-
1 1 1 ration de départ est toujours la même (a). À tour de
2 2 2 rôle, chaque joueur déplace un pion dans sa colonne en
3 3 3 avant ou en arrière et d’autant de cases qu’il lui plaît,
4 4 4 mais ne peut sauter par-dessus le pion adverse. Le vain-
5 5 5 queur est celui qui arrive à bloquer tous les pions de
6 6 6 son adversaire. Sur les exemples b à e, c’est au tour du
7 7 7 joueur aux bâtonnets. En b, même s’il semble sur le point
8 8 8 de gagner, il ne peut que perdre. En c, il gagnera s’il pose I BIBLIOGRAPHIE
9 9 9 son bâtonnet en A3; s’il le pose en A2 en revanche, il
perd, car son adversaire déplace sa pièce de B8 à B9 (d). J.-P. Delahaye, Stratégies
10 10 10 magiques au pays de Nim,
En e, il perd aussi, car il est obligé de rompre l’égalité
Pour la Science, n° 377,
des écarts entre les objets adverses. pp. 88-93, mars 2009.
J.-P. Delahaye, La fin des Dames
anglaises ?, Pour la Science,
Malgré ses apparentes différences (deux les bâtonnets et les graines (aucun rap- n° 363, pp. 90-95, juillet 2008.
types d’objets – un par joueur –, placés non prochement avec le Nim de Bouton n’est
D. Singmaster, De Viribus
pas en tas, mais alignés sur un plateau), le mentionné). Le premier joueur est ainsi voué Quantitatis by Luca Pacioli :
Tiouk-Tiouk n’est autre qu’une configuration à perdre, conclut Bréart : il suffit au second the First Recreational
de Nim : celle ayant un nombre pair de tas joueur de rétablir à chaque coup l’équilibre Mathematics Book,
dans E. D. Demaine et al.,
contenant chacune le même nombre d’objets. des distances pour gagner la partie... A Lifetime of Puzzles, AK Peters,
Chaque colonne du damier où se font face un Aujourd’hui, le jeu de Nim est devenu un pp. 77-122, 2008.
bâtonnet et une graine équivaut à un tas du objet mathématique à part entière. En 1935
jeu de Nim, et l’écart entre les deux objets et en 1939, l’Allemand Roland Sprague et C. L. Bouton, Nim, a game with
a complete mathematical theory,
correspond au nombre initial d’allumettes. l’Américain Patrick Grundy ont publié indé- The Annals of Mathematics,
Bâtonnets et graines étant respectivement pendamment une méthode de résolution vol. 3, n° 1, pp. 35-39,
alignés au départ, cet écart – et donc le nombre de tous les jeux impartiaux, fondée sur le 1901-1902.
d’allumettes correspondant – est identique jeu de Nim et inspirée des réflexions de Bou-
sur toutes les colonnes au début du jeu. ton et ses successeurs. Leur théorème,
La configuration initiale correspond à dit de Sprague-Grundy, stipule que chaque
une position gagnante du jeu de Nim, ce que position d’un jeu impartial fini se ramène à
l’on retrouve immédiatement par la méthode un jeu de Nim à un tas. La structure cachée
de Bouton (voir l’encadré page ci-contre). des jeux impartiaux serait-elle apparue si le
Bréart explique cette « position de sûreté » jeu de Nim n’avait été décliné sous diverses
en parlant d’équilibre des distances entre variantes au fil des siècles ? I

© Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012 Histoire des sciences [83


La cuisine note à note
La sélection de livres Hervé This
Qu’est-ce que la «cuisine note
Nouveauté
à note» ? La réalisation de mets
à partir de composés purs, mélan-
gés habilement. À côté des épices
traditionnelles, ces composés enri-
chissent les étagères de la cuisine ! À la
clé, des goûts nouveaux et une infinité de
possibles pour des cuisiniers créatifs. Nos
fruits, légumes, viandes et poissons céderont-
Au programme des nouveautés de ils la place à des composés purs ? Réf. 006419
Editions Belin 2012
la rentrée, Pour la Science vous 208 pages – 19,90 euros - ISBN 978-2-7011-6419-9

suggère de feuilleter
le nouvel essai d’Hervé This Panorama de la physique Nouvelle édit
io
augmentée n
pour découvrir un nouvel allié Sous la direction de Gilbert Pietryk
culinaire, le « composé pur » ; Des années 1950 jusqu’aux résultats les plus récents,
ce livre dresse un panorama de la physique à travers
de réviser votre histoire 160 sujets, chacun traité sur une double page illustrée.
Un ouvrage pour entraîner le lecteur au cœur de la science
de la physique ; en marche, lui donner les bases pour comprendre et le goût
de vous aventurer de suivre l’actualité scientifique.
Editions Belin / Pour la Science 2012
dans des intrigues 320 pages - 28,50 euros - ISBN 978-2-7011-6500-4 Réf. 006500

mathématiques...
Bonne rentrée ! Nouveauté
Vive l’agro-révolution française !
Vincent Tardieu
Alors que la Terre comptera 9 milliards de bouches à nourrir en 2050,
nombreux sont ceux qui pensent qu’il n’y a pas d’alternative à l’agri-
culture chimique et industrielle. Et pourtant... oui, on peut nourrir
la planète tout en préservant l’environnement ! Oui, nos paysans
peuvent vivre mieux et plus nombreux !
Editions Belin / Pour la Science 2012
464 pages - 22,00 euros - ISBN 978-2-7011-5973-7 Réf. 005973

Sportifs high tech La logique, un aiguillon


Nunzio Lanotte, Sophie Lem pour la pensée
Une victoire olympique est désor- Jean-Paul Delahaye
mais à la fois une affaire de sport, La logique a connu d’incroyables
En partenariat de technologie et de finances. progrès depuis deux siècles :
avec les éditeurs Aucune technologie, fut-elle la l’incomplétude de Gödel et l’indé-
plus avancée, ne peut remplacer cidabilité de Turing ; la troublante
le talent du sportif, l’intelligence loi de Benford ; les étranges hyper-
de l’entraîneur et les heures d’en- Réf. 005966
ensembles, etc. Cet ouvrage sur la
Réf. 075115
traînement. Cependant, gagner logique moderne des sciences intéres-
Tous ces livres sont une médaille d’or sans l’aide des technologies n’est plus sera autant mathématiciens que philosophes et curieux
possible ! intrigués par le monde abstrait des raisonnements.
également disponibles Editions Belin / Pour la Science 2012 Editions Belin / Pour la Science 2012
en librairie. 160 pages - 23,00 euros – ISBN 978-2-7011-5966-9 200 pages - 27,00 euros - ISBN 978-2-8424-5115-8

double_pub_pls_420b.indd 92 04/09/12 12:59


Nouvelle collect
io n
L’Assassin des échecs Petits meurtres LA SÉLECTION
S C ON
et autres fictions entre mathématiciens
mathématiques Tefcros Michaelides
Benoît Rittaud Sur fond de thriller (la conclusion de
De péripéties géométriques en re-
bondissements numériques, d’intri-
l’ouvrage ne pourra que vous sur-
prendre), Tefcros Michaelides vous
C’EST AUSSI...
gues probabilistes en paradoxes lo- projette dans les coulisses du monde
Réf. 090635 * giques, embarquez pour une contrée mathématique du début du XXe siècle,
enchanteresse. Pour que le récit garde son mordant, les suivant les traces de Russell, Hilbert, Réf. 090641 *
subtilités mathématiques sont décryptées après cha- Poincaré et Gödel. Les secrets
cune des 13 nouvelles pour qui veut en savoir plus ! Editions Le Pommier 2012 de la casserole
288 pages - 17,00 euros – ISBN 978-2-7465-0641-1
Editions Le Pommier 2012, Hervé This
240 pages - 17,00 euros – ISBN 978-2-7465-0635-0
Editions Belin 2008
232 pages - 21,35 euros
ISBN 978-2-7011-4974-5
Réf. 004974
Trucs et recettes de beauté : La SF sous les feux
qque dit la science ? de la science
Elisa Frisaldi, Valentina Murelli, Roland Lehoucq, préface de De la science
Donato Ramani Claude Ecken
aux fourneaux
Les produits de beauté à base d’extraits L’auteur analyse les grands thèmes Hervé This
naturels sont à la mode. Mais sont-ils de la science-fiction grâce aux outils Editions Belin / Pour la Science
réellement efficaces ? Dix plantes par- de la science et tente de répondre à 2007
mi celles couramment employées (thé toutes les questions que posent ces Ré Réf.
Réf
éf 090619
090
9061
619
619* 168 pages - 26,40 euros
ISBN 978-2-8424-5087-8
vert, raisin, etc.) sont passées au crible explorations extraordinaires : le téléporteur
Réf. 075087
d’experts, qui s’attachent à distinguer de Star Trek est-il pour bientôt ? Pourra-t-on
les effets scientifiquement démontrés disposer du blaster de Star Wars ?
Réf. 005693
de ceux sujets à caution, voire farfelus. Editions Le Pommier 2012
Editions Belin / Pour la Science 2012 216 pages - 20,00 euros – ISBN 978-2-7465-0619-0 Casseroles
160 pages - 18,00 euros – ISBN 978-2-7011-5693-4 & éprouvettes
Hervé This
Pour commander ces ouvrages Editions Belin / Pour la Science
2002
240 pages – 23,35 euros
renvoyez le bon de commande ci-dessous ISBN 978-2-8424-5039-7
Réf. 075039
ou connectez-vous sur www.pourlascience.fr/librairie
(sauf références signalées par un * sur www.editions-belin.fr)


BON DE COMMANDE
à retourner accompagné de votre règlement à : Groupe Pour la Science • 628 avenue du Grain d’Or • 41350 Vineuil • Tél. : 0 805 655 255 • e-mail : [email protected]

❑ Oui, je commande les livres présentés dans la sélection J’indique mes coordonnées :
de Pour la Science. Je reporte les titres, prix et références Nom :
à 6 chiffres correspondant aux ouvrages choisis : Prénom :
Adresse :
Titre Réf. Prix
€ C.P. : Ville :
€ Pays : Tél.*:
*facultatif

€ E-mail* :
*pour recevoir la newsletter Pour la Science (à remplir en majuscules).

€ Je choisis mon mode de règlement :


❑ par chèque à l’ordre de Pour la Science

❑ par carte bancaire
Frais de port (4,90 € France – 12 € étranger) + € Numéro
Total à régler = € Date d’expiration Signature obligatoire
Cryptogramme
Offre valable jusqu’au 30/11/2012
DPL420

En application de l’article 27 de la loi du 6 janvier 1978, les informations ci-dessus sont indispensables au traitement de votre commande.
Elles peuvent donner lieu à l’exercice du droit d’accès et de rectification auprès du groupe Pour la Science. Par notre intermédiaire, vous pouvez
être amené à recevoir des propositions d’organismes partenaires. En cas de refus de votre part, merci de cocher la case ci-contre ❑.

double_pub_pls_420b.indd 93 04/09/12 12:59


pls_420_delahaye_mm_23_08.qxp 5/09/12 17:31 Page 86

mathématiques

REGARDS

LOGIQUE & CALCUL

La suite de Stern-Brocot, sœur de Fibonacci


Si la définition de la suite diatomique de Stern est simple, sa structure
est riche de propriétés. Elle est le nœud central d’un vaste réseau de relations
dont on découvre chaque année des prolongements.
Jean-Paul DELAHAYE

T
out le monde connaît la suite complexe et impénétrable. Elle est bien sûr
de Leonardo Fibonacci, défi- recensée dans l’encyclopédie des suites
nie par : f 0 = 0 ; f 1 = 1 ; numériques de Neil Sloane, sous le numéro
fn + 2 = fn + fn + 1. Chaque A002487 (voir http://oeis.org/). Son graphe
terme est la somme des est un peu plus parlant (voir l’encadré 1),
deux précédents et le début de la suite est car on perçoit des régularités et même un
0, 1, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21... Elle apparaît dans aspect fractal: des formes semblables appa-
des contextes variés et possède une multi- raissent à diverses échelles.
tude de propriétés remarquables, au point
qu’une revue de mathématiques lui est entiè-
rement dédiée : le Fibonacci Quaterly, jour-
Dispositions
nal officiel de la Fibonacci Association en tableaux
(http://www.fq.math.ca/). Il existe plusieurs méthodes pour en dis-
Cette merveille arithmétique et com- poser les termes qui aident à en dévoiler
Moritz Stern (1807-1894)
binatoire a une sœur, moins célèbre, mais l’ordre secret. La première disposition gra-
aussi intéressante, la suite diatomique de Le nom de la suite est celui du mathé- phique révélatrice, nommée Tableau tassé
Stern. Elle est connue aussi sous le nom maticien Moritz Stern qui l’a mentionnée de Stern, consiste à oublier le 0 du début
de suite de Stern-Brocot ou fonction fusc. et étudiée dans un article de 1858. Stern et à faire des retours à la ligne après 1, 2,
Comme la suite de Fibonacci, on la retrouve était un élève de Gauss, à qui il succéda à 4, 8 termes, etc. A .
au centre d’un réseau infini de relations qui la tête du Département de mathématiques On remarque que la somme des éléments
en font l’un des plus fascinants objets des de Göttingen. Quant à Achille Brocot (1817- de la ligne n vaut exactement 3n, ce qu’un
mathématiques discrètes. Sa définition res- 1878), il était horloger et s’intéressait aux peu de travail mathématique permet de
semble à celle de la suite de Fibonacci. La fractions pour ses mouvements d’horloge.
1 A
suite diatomique de Stern est le résultat des Depuis une dizaine d’années, la suite a 1 2
petites équations suivantes : fait l’objet d’une attention soutenue, condui- 1 3 2 3
s0 = 0 ; s1 = 1 ; s2n = sn ; s2n + 1= sn + sn + 1. sant à de nombreuses et jolies découvertes. 1 4 3 5 2 5 3 4
Autrement dit, elle commence par 0, 1, L’adjectif diatomique provient de la formule 1 5 4 7 3 8 5 7 2 7 5 8 3 7 4 5
1 6 5 9 4 11 7 10 3 11 8 13 5 12 7 9 2 9 7...
puis, pour la connaître en m, si m est pair, s2n + 1 = sn + sn + 1, qui signifie que les termes 6 11 5
1 7 14 9 13 4 15 11 18 7 17 10 13 3 14 11 ...
on regarde sa valeur en m/2, et si m est nouveaux de la suite naissent de la somme 1 8 7 13 6 17 11 16 5 19 14 23 9 21 13 17 4 19 15 ...
impair, on coupe m en deux parties aussi de deux termes, ou atomes, précédents. 1 9 8 15 7 20 13 19 6 23 17 28 11 25 16 21 5 24 19 ...
égales que possible, on regarde les valeurs Les premiers éléments de la suite 1 10 9 17 8 23 15 22 7 27 20 33 13 29 19 25 6 29 23 ...
correspondantes et on additionne. sont indiqués au bas de la page. Elle semble 1 11 10 19 9 26 17 25 8 31 23 38 15 34 22 29 7 34 27 ...

1, 1, 2, 1, 3, 2, 3, 1, 4, 3, 5, 2, 5, 3, 4, 1, 5, 4, 7, 3, 8, 5, 7, 2, 7, 5, 8, 3, 7, 4, 5, 1, 6, 5, 9, 4, 11, 7, 10, 3, 11, 8, 13, 5, 12, 7,


9, 2, 9, 7, 12, 5, 13, 8, 11, 3, 10, 7, 11, 4, 9, 5, 6, 1, 7
7,, 6, 11, 5, 14, 9, 13, 4, 15,, 11
11,
1, 18, 7, 17,, 10, 13
13,
3, 3, 1
14,
4, 11, 19
19,
9, 8, 21
21,
1,

86] Logique & calcul © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012


pls_420_delahaye_mm_23_08.qxp 5/09/12 17:31 Page 87

Regards

1. Les premiers éléments de la suite de Stern-Brocot


ans cette représentation des premiers éléments de la suite diato- tales. Ces structures témoignent que, malgré son apparence désordon-
D mique de Stern-Brocot, on porte en abscisse le numéro de chaque
élément dans la suite et en ordonnée sa valeur. On voit apparaître des
née, la suite diatomique de Stern contient un ordre caché et même une
simplicité inattendue. L’intérêt qu’on lui porte depuis quelques années
structures à plusieurs échelles, comme c’est le cas pour les images frac- le confirme spectaculairement.

600

500

400

300

200

100

21
21,
1, 0 4000 8000 12000 18000

© Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012 Logique & calcul [87


pls_420_delahaye_mm_23_08.qxp 5/09/12 17:31 Page 88

Regards

démontrer. Toutes les propriétés que nous Le tableau précédent se dispose aussi en Pascal se manifeste de multiples façons,
allons mentionner ont été démontrées (voir étalant les nombres de chaque ligne et en et les trois structures du triangle de Pas-
par exemple l’article de Sam Northshield ajoutant un 1 (en rouge) au bout de chacune, cal, de la suite de Fibonacci et de la suite
indiqué dans la bibliographie). Ces démons- ce qui conduit à l’arbre diatomique de Stern B . diatomique de Stern entretiennent de solides
trations ne présentent pas de difficultés relations « amicales». Voici quatre de ces
exceptionnelles : dans ce domaine, lors- Des liens avec étonnants liens entre joyaux des mathé-
qu’une propriété comme celle des puis- matiques discrètes.
sances de 3 est identifiée, la prouver n’est le triangle de Pascal 1) Les maximums des lignes du
qu’une affaire d’effort et de patience que Chaque ligne est un palindrome, ce qui est tableau tassé de Stern (ou, ce qui revient
la communauté mathématique est presque une propriété intéressante... qui a été au même, de l’arbre diatomique de Stern)
certaine de voir aboutir. Le jeu de la recherche démontrée. Quand la suite est ainsi dis- sont exactement les termes de la suite de
dans l’étude d’une telle suite se situe bien posée, bien d’autres relations apparais- Fibonacci 1, 2, 3, 5, 8, 13, ... On les a encer-
plus dans la découverte des propriétés que sent. Cet arbre diatomique de Stern se clés B .
dans leur démonstration. construit indépendamment des formules 2) En faisant la somme des coefficients
Une seconde propriété tout à fait remar- données plus haut, en utilisant un pro- du triangle de Pascal situés sur les obliques
quable du Tableau tassé de Stern est que cédé proche de celui qui conduit au fameux montantes (l’une d’elles est dessinée en
chaque colonne est une suite arithmétique, triangle de Pascal. Rappelons que pour le rouge, D ), on obtient les termes de la suite
c’est-à-dire dont la différence entre deux triangle de Pascal C , chaque élément est de Fibonacci 1, 1, 2, 3, 5, 8, 13,...
termes consécutifs est constante. La qua- la somme de ses deux voisins sur la 3) Si on compte le nombre de nombres
trième colonne est par exemple la suite arith- ligne au-dessus (par exemple, 35 est le impairs sur ces mêmes obliques montantes,
métique 3, 5, 7, 9, 11, 13,... c’est-à-dire celle résultat de 15 + 20). On peut le disposer on trouve exactement les termes de la suite
de tous les nombres impairs. La raison (dif- en triangle rectangle ou isocèle. diatomique de Stern, qui est donc cachée
férence entre deux termes consécutifs) de Dans l’arbre diatomique de Stern, chaque dans le triangle de Pascal comme l’est la
la suite arithmétique de la colonne 0 est 0; ligne nouvelle est obtenue en recopiant la suite de Fibonacci.
celle de la colonne 1 est 1; ensuite viennent ligne précédente et en insérant un nouvel 4) Cette dernière propriété conduit
les raisons 1, 2, 1, 3, 2, 3, 1, 4, 3, 5, ... suite entier entre chaque nombre qui est simple- d’ailleurs à une formule explicite pour le
que vous reconnaissez (la suite de Stern). ment la somme de ceux entre lesquels on n-ième terme sn de la suite diatomique de
N’est-ce pas amusant et miraculeux ? l’insère. Cette proximité avec le triangle de Stern, qui en constitue une nouvelle défi-

B D
1 1 1 1
1

1 2 1 1 1
1

1 3 2 3 1 2 2
1
1

1 4 3 5 2 5 3 1 3 1
1

4
2

5 3
1
1

1 5 4 7 3 8 5 7 2 7 5 8 3 7 4 5 1
8 2
1

13 3
1
1

21 1
1

10

C
1 1 34 4
15

10

1
1

55 3
21

1 1 1 1
20

5
1

8
28

35

15
9

1 2 1 1 2 1
Suite de Fibonacci
1
56

35

6
36

1 3 3 1 1 3 3 1
Suite de Stern
70

21
84

1 4 6 4 1 1 4 6 4 1
56

7
12

1 5 10 10 5 1 1 5 10 10 5 1
6

28
12

1 6 15 20 15 6 1 1 6 15 20 15 6 1
6

8
84

1 7 21 35 35 21 7 1 1 7 21 35 35 21 7 1
36

1 8 28 56 70 56 28 8 1 1 8 28 56 70 56 28 8 1
9

1 9 36 84 126 126 84 36 9 1 1 9 36 84 126 126 84 36 9 1


1

88] Logique & calcul © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012


pls_420_delahaye_mm_23_08.qxp 5/09/12 17:31 Page 89

Regards

2 . Le g raphe i n f i n i de la su ite de Stern


l existe des interprétations gra- – comme un pavage d’un tri- série de Stern (à l’exception du 0) ligne à partir de la précédente, reco-
I phiques assez simples de la suite
diatomique de Stern. On considère
angle isocèle rectangle par des tra- et donc que la ligne n du graphe
pèzes rectangles tous semblables et indique 2n termes de la série.
pier la ligne dont on part (en ayant
éliminé les extrémités) et insérer
le graphe (1) infini dessiné ci-dessous de plus en plus petits. Le graphe (2), l’arbre diato- entre chaque paire d’éléments
dont le principe de construction est La suite diatomique de Stern y mique de Stern, possède une pro- consécutifs (a, b) la somme a + b.
immédiat. On peut le voir au choix : est cachée. En comptant le nombre priété du même type, sauf que cette Un autre graphe infini, que
– comme un point de départ qui de chemins descendants permettant fois la suite de Stern s’obtient sim- nous laissons au lecteur le soin
donne lieu à trois branches faisant de joindre le sommet de la figure à plement en mettant bout à bout de deviner et de dessiner, donne
des angles de 45°, qui eux-mêmes un nœud du graphe, on découvre (et les nombres de chemins descen- les coefficients du triangle de Pas-
se séparent chacune en trois l’on démontre) que chaque ligne lue dants écrits aux nœuds. On peut cal par ce procédé de décompte des
branches du même type, etc. jusqu’à la moitié est le début de la aussi, pour obtenir une nouvelle chemins descendants.

0 1 1
(1) (2)

1 2 1

1 3 2 3 1
1 1 1

1 4 3 5 2 5 3 4 1

1 1 2 1 2 1 1
1 5 4 7 3 8 5 7 2 7 5 8 3 7 4 5 1
1 1 2 1 3 2 3 1 3 2 3 1 2 1 1
... ...
1 6 5 9 4 11 7 10 3 11 8 13 5 12 7 9 2 9 712 5 13 8 11 3 10 7 11 4 9 5 6 1

nition à partir des coefficients de binôme Le nombre 8 (= 9 – 1) peut s’écrire de quatre Stern est celui qui permet, à partir de n écrit
de Newton (les éléments du triangle de façons en notation binaire généralisée : en binaire, d’avoir immédiatement sn. Par-
Pascal) : a) 8 = 8, qui donne la notation binaire tant de n, par exemple 98, on l’écrit en
10002 (le 2 en indice est là pour éviter la base 2 : 11000102. On compte le nombre
sn = Σ (( i +i j ) mod 2)
2i + j = n – 1
confusion entre notations binaires et déci-
males) ;
de 1 qui commencent la suite 11000102, il
y en a 2, a0 = 2 ; on compte le nombre de 0
b) 8 = 4 + 4, qui donne la notation binaire qui suivent, a1 = 3 ; puis le nombre de 1
De nombreux et remarquables liens généralisée 2002; qui suivent, a2 = 1 ; puis le nombre de 0
existent aussi entre la suite diatomique c) 8 = 4 + 2 + 2, qui donne 1202 ; qui suivent, a3 = 1, puis enfin le nombre
de Stern et le système de numération d) 8 = 4 + 2 + 1 + 1, qui donne 1122. de 1 qui suivent, a 4 = 0. On considère
binaire. Nous allons en détailler trois qui Qu’il y ait quatre façons d’écrire alors la fraction :
attestent à nouveau qu’en ces domaines 8 = 9 – 1 en notation binaire généralisée 1 1
a4 + = 0+ = 9
des mathématiques discrètes, « Tout signifie que s9 = 4. a3 + 1 1+ 1 16
est dans tout» et qu’un étroit et serré sys- Dans son merveilleux livre, publié a2+ 1 1+ 1
a1+ 1 3+ 1
tème de relations fait passer rapidement en 2003 et entièrement consacré aux a0 2
d’une structure à une autre... pour qui sait constantes mathématiques, Steven Finch
ouvrir les yeux. note que la valeur de sn est aussi le nombre Cette fraction permet d’affirmer que
de façons d’extraire de l’écriture binaire de n la valeur de s98 est 9, le numérateur. En
une suite alternée de 1 et de 0 commen- prime, le terme suivant est le dénomina-
La numération binaire çant et se terminant par 1. teur : s99 = 16. Pour un entier n quelconque,
La valeur de sn est exactement le nombre Prenons l’exemple du nombre 17, qui s’écrit on écrit n sous forme binaire, et la frac-
de représentations de n – 1 en notation 100012 en base 2. On peut extraire de cette tion associée comme précédemment : son
binaire généralisée, c’est-à-dire comme notation cinq sous-suites alternées (en rouge) numérateur et son dénominateur sont les
somme de puissances de 2 prises 0, 1 ou commençant et finissant par 1: 10001 10001 termes de rang n et n + 1 de la suite diato-
2 fois (la notation binaire est la représen- 10001 10001 10001. On en déduit s17 = 5. mique de Stern.
tation de n en somme de puissances de 2, Un autre lien extraordinaire entre la base On vérifie qu’il en est bien ainsi, mais,
prises chacune 0 ou 1 fois). Expliquons cela. de numération 2 et la suite diatomique de comme on l’a déjà dit, le procédé n’est pas

© Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012 Logique & calcul [89


pls_420_delahaye_mm_23_08.qxp 5/09/12 17:31 Page 90

Regards

seulement constaté, mais dûment démon- Un défaut de cette méthode de mise F 1/1
tré. N’est-ce pas magique ? en correspondance nombre à nombre, entre
les entiers et les rationnels, est qu’il est 1/2 2/1

L’énumération parfaite impossible, à moins d’un assez gros tra- 1/3 3/2 2/3 3/1
vail, de connaître quel est le nombre ration-
des nombres rationnels nel qui vient par exemple en position 1/4 4/3 3/5 5/2 2/5 5/3 3/4 4/1

Nous arrivons à la plus remarquable propriété mille (et est donc associé à 1 000). Il est 1/5 5/4 4/7 7/3 3/8 8/5 5/7 7/2 2/7 7/5 5/8 8/3 3/7 7/4 4/5 5/1
de la suite diatomique de Stern, qui se rapporte encore plus difficile d’avoir une formule
à l’énumération des fractions. Les nombres générale et simple donnant le n-ième terme tableau infini de tous les nombres ration-
fractionnaires ou plus communément nom- de l’énumération. nels F . Ce tableau est parfois nommé
més nombres rationnels sont les quotients de Très étonnamment, la suite diatomique arbre de Calting-Wilf, car Neil Calting et
deux nombres entiers (comme 1/2, 5/1, de Stern fournit une solution à ce pro- Herbert Wilf l’ont étudié en 2000.
23/165...). En écrivant toutes les fractions blème : si on énumère les rationnels en La représentation fractale de l’arbre
positives dans un tableau à double entrée (une prenant successivement : s 0/s 1, s 1/s 2, binaire en fait apparaître un plus grand
pour le numérateur, l’autre pour le dénomi- s2/s3, s3/s4, s4/s5, s5/s6, s6/s7, s7/s8, s8/s9, nombre d’éléments G .
nateur) et en parcourant successivement s9/s10,... c’est-à-dire : 1/1, 1/2, 2/1, 1/3, Plus intéressante encore, la dispo-
les diagonales montantes du tableau (sommes 3/2, 2/3, 3/1, 1/4, 4/3, ..., alors la liste sition en spirale rend apparent à la fois
du numérateur et du dénominateur égales), obtenue est parfaite. Il n’y a ni oublis, ni l’arbre et l’énumération linéaire de tous
on obtient une énumération des nombres répétitions, ni fractions simplifiables ; c’est les rationnels H .
rationnels E . Elle montre qu’ils ne sont pas une mise en ordre idéale de l’infinité des L’arbre de Calting-Wilf possède une
«vraiment» plus nombreux que les nombres nombres rationnels. magnifique propriété qui suffit d’ailleurs à
entiers (même infini dénombrable). Cette fois, on peut savoir sans mal que l’engendrer à partir de sa racine 1/1 : les
le n-ième élément énuméré est sn – 1/sn, deux descendants d’une fraction a/b de
E 1 2 3 4 5 6 7 ... rapport dont on connaît rapidement la valeur l’arbre sont dans l’ordre a/(a + b) et (a + b)/b.
1 1/1 1/2 1/3 1/4 1/5 1/6 1/7 ... à partir du développement binaire de n sans Ce procédé étonnamment simple fournit
2 2/1 2/2 2/3 2/4 2/5 2/6 2/7 ... passer par les précédents ; voir plus haut indirectement une nouvelle méthode pour
3 3/1 3/2 3/3 3/4 3/5 3/6 3/7 ... l’exemple du calcul de s99. engendrer la suite diatomique de Stern.
4 4/1 4/2 4/3 4/4 4/5 4/6 4/7 ...
Cette merveilleuse liste des frac- Une autre formule surprenante par sa
tions incita Stern en 1858 à introduire sa simplicité permet directement de passer d’un
5 5/1 5/2 5/3 5/4 5/5 5/6 5/7 ...
suite diatomique qui donne lieu à de jolies élément de l’énumération magique des ration-
6 6/1 6/2 6/3 6/4 6/5 6/6 6/7 ... représentations graphiques de l’ensemble nels au suivant : f(x) = 1/(1 + 2[x] – x) (où
7 7/1 7/2 7/3 7/4 7/5 7/6 7/7 ... des nombres rationnels positifs. Partant [x] désigne la partie entière de x).
de l’arbre diatomique de Stern (sans sa Autrement dit, en partant de 1/1 et en
L’énumération commence par 1/1, 2/1, dernière colonne de 1), en divisant chaque appliquant la fonction f, on obtient d’abord
1/2, 3/1, 2/2, 1/3, 4/1, 3/2, 2/3, 1/4, 5/1, élément par le suivant, on obtient un 1/2, puis en l’appliquant à nouveau à ce
4/2, 3/3, 2/4, 1/5, ... Dans cette liste des
fractions, du fait des simplifications pos- G 11/18 15/11 9/13 14/9 9/14 13/9 11/15 18/11
sibles (2/2 = 1/1, 2/4=1/2, etc.), certains
11/7 4/7 4/11 9/4 5/4 5/9 9/5 4/5 4/9 11/4 7/4 7/11
nombres rationnels sont répétés. Ce n’est 5/14 14/5 4/13 15/4 7/18
18/7 4/15 13/4
pas très grave, car on peut reprendre l’énu-
4/3 1/3 1/4 4/1 3/1 3/4
mération en décidant de ne pas garder les
7/17 13/3 1/7 11/5 5/11 7/1 3/13 17/7
nombres qui se trouveront déjà mention- 7/10 7/3 10/3 1/6 1/5 6/5 5/6 5/1 6/1 3/10 3/7 10/7
nés, c’est-à-dire ceux qui se simplifient. Le 7/6 6/11 11/6 6/7 13/10 10/17
17/10 10/13
début de cette énumération sans répétition
devient alors : 1/1, 2/1, 1/2, 3/1, 1/3, 4/1,
1/2 1/1 2/1
11/19 14/11 9/11 16/9 9/16 11/9 11/14 19/11
3/2, 2/3, 1/4, 5/1, 1/5,... Le résultat de ce 11/8 3/8 3/11 9/2 7/2 7/9 9/7 2/7 2/9 11/3 8/3 8/11
nettoyage est une bijection entre les entiers 19/8 3/4 11/12 7/16 16/7 2/11 14/3 8/19
positifs et les nombres rationnels positifs : 3/5 3/2 5/2 2/5 2/3 5/3
à chaque nombre entier n positif, le n-ième 8/21 18/5 5/17 19/7 7/19 17/5 5/18 21/8
nombre de l’énumération est un nombre 8/13 8/5 13/5 5/12 5/7 12/7 7/12 7/5 12/5 5/13 5/8 13/8
rationnel simplifié (une fraction irréductible) 21/13 13/18 17/12 12/19 19/12 12/17 18/13 13/21
et il n’y a ni oubli ni répétition.

90] Logique & calcul © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012


pls_420_delahaye_mm_23_08.qxp 5/09/12 17:31 Page 91

Regards

H Il est impossible ici de présenter toutes I L’AUTEUR


7/2
les propriétés de la suite diatomique de
2/7
Stern-Brocot, pas plus que ses générali- Jean-Paul DELAHAYE
5/7 est professeur
7/5
8/5
5/2 2/5 sations (avec des polynômes par exemple), à l’Université
3/8
5/8 tant la richesse de sa structure semble de Lille et chercheur
3/5 3/2 2/3
5/3 inépuisable. au Laboratoire
8/3
d’informatique
1/2 1/1 2/1 Il est ahurissant qu’il ait fallu attendre fondamentale
4/3 1/3 3/1
3/4
le XXe et le plus souvent le XXIe siècle pour de Lille (LIFL).
7/3 3/7
que se dévoile une telle marée de relations
4/7 1/4
4/1
7/4
et de propriétés simples provenant de cette
5/4
1/5
4/5 suite à la définition ridicule de banalité.
5/1 Nous sommes parfois tentés, à tort, de
croire que nous connaissons tout ce qui
est simple et fondamental. Il reste sans
qu’on vient d’obtenir, on a 2/1, puis 1/3, 3/2, doute encore de nombreuses vérités
2/3, 3/1, 1/4, 4/3, 3/5, 5/2, etc., ce qui énu- mathématiques élémentaires à découvrir,
mère tous les nombres rationnels, chacun que mystérieusement nous ne voyons pas.
une fois et une seule, et sans jamais tom- C’est bien sûr une source de plaisir sans
ber sur des fractions simplifiables. égale pour tout mathématicien ou amateur
[Contrôle : 1/1 —> 1/(1+2[1]–1) = 1/2 — > de nombres que de voir surgir cette sim- I BIBLIOGRAPHIE
1/(1+2[1/2]–1/2) = 2 — > 1/(1+2[2]–2) = plicité inattendue qui est peut-être un autre
1/3 —> 1/(1+2[1/3]–1/3) = 3/2.] nom de la beauté. I B. Bates et al., Child’s addition in
the Stern-Brocot tree, European
Journal of Combinatorics, vol. 33,
pp. 148-167, 2012.
Solution de l’énigme cryptographique
M. Coonsa et J. Shallit, A pattern
Notre rubrique de juin 2012 portait sur la L’énigme aurait été trop facile si cette sequence approach to Stern’s
cryptographie visuelle. Elle proposait une seule rotation-superposition avait donné sequence, Discrete Mathematics,
énigme : un prénom de mathématicien la solution. Il fallait donc aussi décaler le vol. 311, pp. 2630-2633, 2011.
était caché dans une image. Rafael Che- transparent tourné. Le nombre de cases S. Glasby, Enumerating
valier a été le premier à m’avoir fait par- du décalage horizontal et le nombre de the rationals from left to right,
venir la solution. Il gagne donc un cases du décalage vertical jouent le rôle The American Mathematical
abonnement d’un an à Pour la Science. de clefs de chiffrage. Cependant, une Monthly, vol. 118, pp. 830-835,
2011.
Jean-François Colonna qui connaissait méthode exhaustive d’exploration n’était
l’énigme avant la parution (et qui était pas coûteuse à mettre en place et condui- S. Northshield, Stern’s diatomic
donc hors-concours) l’avait aussi résolue. sait donc à la solution pour peu qu’on soit sequence0, 1, 1, 2, 1, 3, 2,3,1,4,...,
The American Mathematical
Il fallait trouver SRINIVASA, prénom du un peu patient. Monthly, vol. 117, pp. 581-598,
grand mathématicien indien Ramanujan, La patience n’était pas absolument 2010.
célèbre pour ses travaux en théorie des nécessaire, car on pouvait se repérer visuel-
B. Bates et al., Locating terms in
nombres et pour son extraordinaire apti- lement sur les motifs présents sur les images the Stern-Brocot tree, European
tude au calcul. La méthode de chiffrage pour découvrir sans trop de peine la bonne Journal of Combinatorics, vol. 31,
était fondée sur l’idée de la superposition superposition. C’est d’ailleurs ainsi qu’a pro- pp. 1020-1033, 2010.
de transparents expliquée dans l’article. cédé R. Chevalier qui nous a expliqué avoir S. Finch, Mathematical Constants,
Comme il n’y avait qu’une résolu l’énigme en environ une Encylopedia of Mathematics
seule image, et que l’image heure. and its Applications, vol. 94,
était carrée, l’idée était assez Nous avons indiqué ci- Cambridge University Press, 2003.
naturelle de superposer un contre la solution que l’on N. Calting et H. Wilf, Recounting
transparent de l’image avec aperçoit lorsque l’image ini- the rational, The American
le même transparent tourné tiale et sa copie tournée de Mathematical Monthly, vol. 107,
pp. 360-363, 2000.
de 90°, 180° ou 270°. C’est 180° sont superposées et
effectivement ce qu’il fallait convenablement décalées M. Stern, Uber eine zahlentheore-
faire, avec 180°. l’une par rapport à l’autre. tische Funktion, J. Reine Agnew.
Math., vol. 55, pp. 193-220, 1858.

© Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012 Logique & calcul [91


REGARDS

SCIENCE & FICTION

Pourquoi tant de grosses têtes


dans la science-fiction ?
Le volumineux cerveau de certains extraterrestres des films
et autres romans d’anticipation intrigue les scientifiques.
Jean-Sébastien STEYER et Roland LEHOUCQ

L
es envahisseurs de Mars Attacks !, n’est protégé que par un ample casque trans- se retrouve plutôt chez des mammifères à
film de Tim Burton (1996), sont parent. Or, même en l’absence de prédateur, grand cerveau tels les chiens, les baleines ou
affreux : grands et minces, au une espèce n’a aucun avantage adaptatif à être encore les grands singes. Les petits mammi-
visage décharné et aux yeux dotée d’un gros cerveau non protégé, car c’est fères, rats ou souris par exemple, ainsi que
globuleux, ces extraterrestres ont tous le centre vital du traitement des informations. d’autres tétrapodes tels que les grenouilles
une tête démesurée, hypertrophiée (voir D’ailleurs, dans les océans terrestres, l’appa- et les oiseaux ont, eux, des cerveaux plutôt
la figure 1). Voilà un caractère qui n’est pas rition de l’encéphale, chez des « poissons » lisses. Ces replis du cortex permettent une
original pour un extraterrestre : des « petits sans mâchoire il y a 480 millions d’années augmentation de la surface du cerveau dans
gris » de l’affaire Roswell au E.T. de Steven environ, a été concomitante avec celle d’une le volume limité de la boîte crânienne. Parce
Spielberg (1982), des aliens de Star Trek boîte crânienne censée protéger le cerveau qu’il est replié, le cortex humain, dont la sur-
à ceux de Star Wars, les « grosses têtes » des agressions externes. Cette boîte est même face est d’environ deux mètres carrés, tient
sont légion en science-fiction ! Mais de une caractéristique importante définissant le dans un volume dont la surface interne est
tels archétypes sont-ils biologiquement groupe des craniates, qui réunit l’ensemble trois fois plus faible. Sans boîte crânienne, le
plausibles ? Un cerveau surdimensionné des vertébrés à nageoires et à pattes (les cerveau des Martiens n’a pas à être soumis à
est-il vraiment plus intelligent ? Et demain, tétrapodes dont nous faisons partie). cette contrainte géométrique : ses multiples
aurons-nous tous un encéphale démesuré ? La couche la plus externe du cerveau des replis sont une « erreur » de réalisateur !
Observons de plus près ces Martiens de Martiens, leur cortex, présente aussi de belles Chez les extraterrestres craniates, le
Mars Attacks ! : curieusement, leur cerveau circonvolutions. Sur Terre, cette morphologie développement du cerveau semble s’être
opéré aux dépens de la face : celle-ci devient
souvent plate et réduite. Ainsi, le crâne de
E.T., volumineux et triangulaire quand il est
vu de dessus, suggère un cerveau de belle
taille. Moins sympathique, Alien du plasti-
cien Hans Ruedi Giger présente une face très
réduite et un crâne tubulaire, allongé vers
l’arrière, ce qui suggère également un cerveau
développé (voir la figure 2). Du point de vue
biomécanique, une grosse tête nécessite,
au niveau du cou, des muscles et des ver-
tèbres suffisamment robustes pour le port
de tête, notamment chez les « créatures »
qui marchent debout. Si le crâne superallongé
Warner Bros

d’Alien se situe bien dans le prolongement


du dos lorsqu’il se déplace à quatre pattes,
1. LES EXTRATERRESTRES DE MARS ATTACKS ! (Tim Burton, 1996) présentent tous un il doit être gênant quand le monstre devient
cerveau démesuré. Cette hypertrophie du crâne (nommée macrocéphalie sur Terre) soulève bipède. Au cours de l’évolution des homini-
diverses questions anatomiques et fonctionnelles... dés, la forme et la taille du crâne ont aussi

92] Science & fiction © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012

science_fiction.indd 92 04/09/12 13:15


Regards

© Marc Boulay, www.marcboulay.fr


2. LES POISSONS OSSEUX, TEL LE CŒLACANTHE (en haut à gauche), ont un cerveau lisse. Le cerveau des humains (en bas à droite) est doté de
circonvolutions. Enfin, Alien, avec son crâne démesurément long, est un représentant des extraterrestres à grosses têtes (au milieu).

évolué : notre visage est plus plat et notre garderons bien de définir la chose – n’est masse corporelle, consomme 20 pour cent
crâne plus gros que ceux de nos cousins pas nécessairement liée à un gros cerveau. de toute l’énergie métabolique. Au stade
australopithèques par exemple. La station Éléphant et baleine ont un cerveau plus prénatal et durant la première année de vie,
debout serait liée à la rotation vers le bas gros que le nôtre ; sont-ils pour autant plus c’est près de 60 pour cent de l’énergie de
de la région du crâne où s’insère la colonne intelligents ? Notons aussi que Néandertal, l’enfant qui est consommée par son cerveau.
vertébrale – le basicrâne – et aurait joué un souvent considéré comme moins « adapté », Un cerveau massif imposerait donc de
rôle dans l’augmentation du volume cérébral. était doté d’un cerveau 25 pour cent plus gros fortes contraintes énergétiques. Enfin, la
que le nôtre ! Quant aux grands penseurs, ils taille du cerveau est aussi une contrainte lors
Une anomalie génétique n’étaient pas forcément dotés d’un cerveau de l’accouchement, parce que le bébé doit
plus gros que la moyenne... passer par le bassin de sa mère. Si le volume
Les grosses têtes de l’espace présentent Qu’en est-il alors du rapport masse du du crâne augmente au cours de l’évolution, il
ce que l’on appelle cliniquement sur Terre cerveau sur masse corporelle, autre indicateur faut que le diamètre du bassin de la femme
une macrocéphalie. En biologie humaine, supposé de l’intelligence ? Il n’est guère plus suive, avec les conséquences que cela peut
cette hypertrophie du crâne est un symp- parlant, car humains et souris seraient alors avoir sur la locomotion, le taux de mortalité
tôme du dérèglement des gènes dits « archi- équivalents. De plus, ce rapport serait le plus lors d’accouchements par voie naturelle, etc.
tectes », responsables de la construction important chez les petits oiseaux. Quant à Étant donné la morphologie filiforme des
du crâne et de la face, mais aussi de celle l’espèce humaine, il est anormalement élevé Martiens et l’étroitesse de leurs hanches,
des doigts et du système urogénital. Elle pour les adultes. Car le crâne de la plupart des on imagine difficilement que l’évolution
apparaît d’ailleurs souvent avec d’autres mammifères se développe plus rapidement de leur bassin soit corrélée à celle de leur
« malformations », telles qu’un écartement que le reste du corps chez l’embryon. Puis le crâne : si les Martiennes accouchent, c’est
anormal des yeux ou la présence de doigts rapport diminue progressivement avec l’âge. forcément par césarienne ! Ou comment le
surnuméraires. Si les extraterrestres à grosse Ces énormes têtes relèvent-elles du cerveau des Martiens nous renseigne sur les
tête ne présentent pas les symptômes as- fantasme du surhomme ? Sont-elles une difficultés que rencontrent les Martiennes
sociés à la macrocéphalie humaine, c’est anticipation de notre évolution ? Dans un pour perpétuer l’espèce... ■
certainement parce que leur génome est futur plus ou moins lointain, notre cerveau
très différent du nôtre ! se développera-t-il à l’image de ceux des
J.-S. STEYER est paléontologue au MNHN à Paris.
Pourquoi donc de tels cerveaux ? Parce aliens ? Probablement pas. D’abord, parce R. LEHOUCQ est astrophysicien au CEA, à Saclay.
qu’en science-fiction, l’hypertrophie du crâne que la masse du cerveau et la masse cor-
est souvent la marque d’un être superintelli- porelle évoluent simultanément. Ensuite, C. Hilgetag et H. Barbas, Plis et replis du cerveau,
gent, disposant éventuellement de superpou- un trop gros cerveau pourrait devenir un Pour la Science n° 378, pp. 42-47, 2009.
G. Roth et U. Dicke, Evolution of the brain and
voirs mentaux, telle la télépathie. Pourtant inconvénient : le cerveau d’un adulte, même intelligence, Trends in Cognitive Sciences,
une intelligence supérieure – nous nous s’il ne représente que deux pour cent de la vol. 9(5), pp. 250-257, 2005.

© Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012 Science & fiction [93

science_fiction.indd 93 04/09/12 13:15


REGARDS

ART & SCIENCE

Les objets impalpables dans l’espace


À la fin du XIXe siècle, Louis Ducos du Hauron a inventé la photographie
en couleurs et les anaglyphes, c’est-à-dire les images en relief.
Les principes qu’il exploite sont toujours d’actualité : ils sont mis en œuvre
dans nos écrans d’ordinateur et par les missions de la NASA sur Mars !

P
SF
Loïc MANGIN

L
e 15 novembre 1854, la Société de trois types de cellules (les cônes) pho- Le succès des anaglyphes viendra
française de photographie est tosensibles, on peut reconstituer la plupart avec les images de Léon Gimpel, dont la
créée avec, comme modèle, l’Aca- des teintes avec seulement trois couleurs Jeanne qui rit, Jeanne qui pleure, en 1920
démie des sciences. L’objectif fixé primaires, le bleu, le vert et le rouge. C’est la (voir ci-dessus), illustre le mécanisme de
de la nouvelle institution est de « Concourir synthèse additive des couleurs. Le principe l’absorption d’une couleur par sa complé-
aux progrès scientifiques et artistiques de de ce procédé sera ensuite décliné de façon mentaire : chaussez les lunettes bicolores
la photographie et de ses applications ». industrielle par les frères Lumière qui com- et fermez alternativement un œil, puis un
De fait, lors de réunions publiques, photo- mercialisent à partir de 1907 leurs premiers autre : la fillette est gaie ou triste.
graphes et scientifiques venaient présenter autochromes. Ces diapositives en couleurs Gimpel, photoreporter, adapte la mé-
leurs expériences et prototypes. En outre, sur plaque de verre fonctionnent grâce à de thode de Ducos de Hauron aux autochromes
la Société française de photographie était la fécule de pomme de terre teintée dont les des frères Lumière et produit de nombreuses
la dépositaire de plis cachetés qui faisaient grains correspondent, dans le principe... aux images, par exemple l’Intérieur d’un char
office de dépôt légal en vue d’éventuelles pixels des images numériques d’aujourd’hui ! d’assaut type Saint Chamond, en 1916 (voir
contestations de paternité. Enfin, les inven- la figure a). On lui doit aussi des images
teurs lui confiaient souvent des épreuves de reconnaissance en avion ou en ballon
illustrant leurs découvertes.
La NASA utilise une méthode d’observation. Les anaglyphes sont tou-
Ainsi, les fonds de la Société française mise au point à la fin jours d’actualité, le robot Curiosity de la NASA
de photographie recèlent de nombreux incu- du XIXe siècle pour obtenir créant des images numériques de ce type
nables de l’histoire de la photographie. Ils des images en relief de Mars. depuis la surface de Mars !
correspondent à autant d’actes de nais- Autre invention de cette époque, un
sance de techniques toujours en cours En 1891, Ducos de Hauron présente une « radar » automobile. Peu après les premiers
aujourd’hui, à quelques différences près, nouvelle innovation, l’anaglyphe, ou « objet décrets limitant la vitesse, Léon Gaumont
surtout depuis l’arrivée du numérique. Lors impalpable dans l’espace ». Un anaglyphe est propose un appareil qui prend deux clichés à
des rencontres d’Arles 2012, une exposition constitué de deux images superposées de un intervalle de temps connu sur une même
organisée par Luce Lebart, directrice des couleurs complémentaires (cyan et magenta plaque photographique. Le décalage des
collections de la Société, a mis en lumière le plus souvent) représentant la même scène images d’un véhicule (voir la figure c) per-
plusieurs de ces « premières fois », pour vue de points décalés (la figure b est un des met de calculer sa vitesse. Citons aussi les
la plupart inédites. Décrivons-en certaines premiers anaglyphes de Ducos de Hauron). premières photographies au microscope, la
qui révèlent le fourmillement des inventions Les images ne sont pas identiques, car le transmission d’images par téléphone... La
au tournant du XIXe siècle et du XXe. décalage, ou parallaxe, d’un même élément façon d’envisager les images aujourd’hui
Le 7 mai 1869, le chimiste et physicien dans les deux couleurs est d’autant plus découle de ces inventions. ■
Louis Ducos du Hauron présente à la Société grand qu’il est situé près du premier plan.
les premières photographies en couleurs Le relief est restitué grâce à des lunettes
réalisées selon un procédé qu’il a breveté bicolores qui cachent à chacun des yeux Un laboratoire des « premières fois » :
l’année précédente. Ce dernier est fondé sur une des deux couleurs. On retrouve alors les collections de la Société française
de photographie, Rencontres d’Arles 2012,
le principe de la trichromie : de la même façon le fonctionnement stéréoscopique de la du 2 juillet au 23 septembre 2012.
que nos yeux perçoivent les couleurs à partir vision humaine en relief. www.sfp.asso.fr/blog-collection

94] Art & science © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012

pls_420_p000000_artetsc.indd 94 04/09/12 12:49


Regards

a
SFP

b c
SFP

SFP

© Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012 Art & science [95

pls_420_p000000_artetsc.indd 95 04/09/12 12:49


pls_420_p000000_ideesphy_mm_3108.qxp 4/09/12 13:41 Page 96

REGARDS

IDÉES DE PHYSIQUE

Les torches à plasma


De l’air soufflé à travers un arc électrique intense produit
un gaz ionisé à haute température... et à usages multiples.
Jean-Michel COURTY et Édouard KIERLIK

E
n créant sur Terre des condi- blissant un arc électrique entre deux conduc- sée) conducteur. Les molécules du gaz
tions de températures simi- teurs distants l’un de l’autre. En appli- peuvent aussi être simplement excitées,
laires à celles régnant à la quant une tension suffisamment élevée à c’est-à-dire portées à un niveau d’éner-
surface du Soleil, ne pourrait- leurs bornes, on crée un courant électrique. gie supérieur, auquel cas elles émettent
on pas neutraliser les déchets les plus Après un amorçage réalisé par exemple en un photon au moment de la désexcita-
toxiques ? Avec des températures de l’ordre rapprochant les deux électrodes, le phé- tion. L’arc électrique, comme la foudre, est
de 10 000 °C dans leur cœur, les torches nomène s’entretient de lui-même. donc lumineux.
à plasma sont une voie prometteuse. Ini- Le courant électrique dans un arc est
tialement dédiées à tester la résistance Un jet de gaz ionisé beaucoup plus intense que dans les lampes
des matériaux aux températures éle- à décharge, car les électrons sont émis en
vées, elles consistent à ioniser partielle- à plus de 10 000 °C grand nombre par la cathode, par effet
ment un gaz en l’insufflant à travers un arc Les électrons présents, accélérés par le thermo-ionique : cette électrode est si
électrique très dense en énergie. Le jet champ électrique régnant dans l’espace chaude, environ 2 000 °C ou plus (d’où la
de plasma (gaz ionisé) ainsi créé, très entre les conducteurs, ont assez d’énergie nécessité d’utiliser des métaux à haut point
chaud, fait déjà l’objet d’applications indus- cinétique pour ioniser les molécules neutres de fusion, tels que le tungstène), que les
trielles dans la soudure ou la découpe de qu’ils heurtent. Une telle collision produit électrons du métal acquièrent suffisam-
métaux ; mais il pourrait aussi révolu- un ion et un électron supplémentaire, lequel ment d’énergie pour s’échapper spontané-
tionner le traitement des déchets. est accéléré, et ainsi de suite. ment de sa surface. On obtient ainsi des
Comment obtenir un jet de plasma uti- Cette cascade transforme le milieu courants qui peuvent atteindre des cen-
lisable ? La première étape consiste à isolant et neutre en un plasma (état de la taines d’ampères sous des tensions de
ioniser un gaz, de l’air par exemple, en éta- matière partiellement ou totalement ioni- quelques dizaines de volts seulement.
Pour créer un jet de
plasma, la deuxième étape
Circuit consiste à souffler un gaz ini-
Dessins de Bruno Vacaro

de refroidissement tialement neutre à travers


Gaz l’arc. Il faut être astucieux et
limiter l’espace occupé par
Cathode l’arc grâce à la géométrie des
Jet de plasma électrodes, afin que la puis-
sance électrique fournie se
Arc électrique retrouve concentrée dans un
Anode annulaire tout petit volume. Les molé-
cules du gaz rencontrent
1. LES TORCHES À PLASMA permettent alors un environnement dont la tempéra-
entre autres de découper proprement ture est de l’ordre de grandeur de la tem-
et avec précision d’épaisses plaques de
métal. Dans ces dispositifs, un jet de
pérature de surface du Soleil, voire plus
plasma très chaud (plusieurs milliers de – disons 15 000 °C pour fixer les idées. À
degrés) est créé par un jet de gaz qui tra- cette température, les constituants de l’arc
verse un arc électrique intense. ont des énergies cinétiques moyennes de

96] Idées de physique © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012


pls_420_p000000_ideesphy_mm_3108.qxp 4/09/12 13:41 Page 97

Regards

l’ordre de deux électronvolts, une valeur Évacuation des gaz


assez élevée pour ioniser ou dissocier les Torche
molécules du jet (il faut cinq électronvolts à plasma
Déchets
pour rompre la liaison entre les deux atomes
de la molécule de dioxygène, O2). Il en résulte
à la sortie un nouveau plasma partiellement
ionisé, sans doute un peu moins chaud, mais
qui occupe un espace plus important, que
l’on peut diriger et contrôler en jouant sur
les propriétés de l’écoulement gazeux (débit,
forme de la buse, etc.).
Dans la torche à plasma dite à arc
soufflé (voir la figure 1), l’arc s’établit entre
une cathode en forme de pointe et une anode
cylindrique évidée qui sert de tuyère d’éjec-
tion à la colonne de plasma. Le plasma jaillit Évacuation
de la buse sous la forme d’un « dard », un du bain de résidus
en fusion
pinceau cylindrique très lumineux qui
s’estompe rapidement dans l’air.
En pratique, les températures obtenues
dépendent de nombreux paramètres (nature Introduction
du gaz choisi, géométrie de l’anode, etc.). des déchets
De plus, comme dans une flamme, elles
2. DEPUIS QUELQUES ANNÉES, des fours industriels fonctionnant sur le principe des torches
varient fortement au sein même du plasma. à plasma permettent d’incinérer des déchets contenant de l’amiante ou des matières radioac-
Le point crucial est que les températures tives et de vitrifier les résidus de l’incinération. Leur utilisation est envisagée pour traiter aussi
dépassent celles obtenues par d’autres pro- des déchets plus ordinaires.
cédés. Alors que la flamme d’un chalumeau
à acétylène, particulièrement chaude, ainsi des vitesses de découpe de l’ordre de
atteint 3 100 °C, le cœur d’une torche à 50 centimètres par minute pour des plaques
plasma peut dépasser 10 000 °C. de 30 millimètres d’épaisseur, avec une
précision de l’ordre de 0,2 millimètre.
Découper du métal, Depuis quelques années, la torche à
plasma s’utilise aussi dans des unités de
traiter des déchets traitement de déchets (voir la figure 2).
La palette d’applications est très vaste, Les cendres d’incinération d’ordures ména- I LES AUTEURS
notamment en métallurgie. La tempéra- gères, les matériaux amiantés ou radio-
ture du dard de plasma est en effet si actifs sont trop dangereux pour être
élevée qu’il fait fondre presque instanta- remisés tels quels dans une décharge.
nément le métal, ce qui permet de souder, Au moyen de torches à plasma, on vitrifie
de découper, de percer... Bien souvent, le ces déchets, c’est-à-dire qu’on les trans-
métal traité sert lui-même d’anode, le jet forme en un solide amorphe, autrement dit
de plasma étant confiné spatialement en solide dépourvu de structure cristalline Jean-Michel COURTY
grâce à un jet de gaz secondaire, qui sert (comme le verre). Les avantages sont mul- et Édouard KIERLIK
sont professeurs de physique
aussi à refroidir la buse ou à isoler de tiples : l’amiante n’est plus sous forme de à l’Université Pierre
l’atmosphère la pièce usinée. Par ailleurs, fibres, les métaux lourds des cendres ou et Marie Curie, à Paris.
le débit gazeux du dard est suffisamment les éléments radioactifs sont piégés dans Leur blog: http://blog.idphys.fr
localisé pour que la découpe soit pré- une matrice inerte où la diffusion des
cise, et assez important pour chasser atomes est extrêmement lente.
les gouttelettes de métal en fusion, ce qui Ainsi, à Morcenx, dans le département
rend la découpe propre. des Landes, la Société Inertam gère une
Au moyen d’une torche à plasma de usine entièrement consacrée au traite- Retrouvez les articles de
100 ampères et 13 kilowatts, on atteint ment des déchets amiantés. Inauguré fr www.pourlascience.fr
J.-M. Courty et É. Kierlik sur

© Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012 Idées de physique [97


pls_420_p000000_ideesphy_mm_3108.qxp 4/09/12 13:41 Page 98

Regards

I BIBLIOGRAPHIE en 2005, son four de vitrification est (outre des résidus en fusion) des gaz qui,
chauffé par trois torches à plasma, deux une fois filtrés, peuvent servir de combus-
E. Gomez et al., Thermal plasma d’une puissance de deux mégawatts qui tibles dans une turbine à gaz et fournir de
technology for the treatment
of wastes: A critical review, maintiennent le bain de déchets en fusion, l’énergie avec un très bon rendement. Ces
Journal of Hazardous Materials, une de plus faible puissance (500 kilo- gaz doivent être filtrés en raison des com-
vol. 161(2-3), pp. 614-626, 2009. watts) afin de maintenir le verre suffi- posés dangereux qu’ils renferment, tel le
Avis de l’ADEME sur le traitement samment fluide et homogène avant son chlore, mais ils ne contiennent plus les molé-
des déchets par torche évacuation du four. Avec son prototype cules organiques telles que les très toxiques
à plasma (2012) : SHIVA, le CEA (Commissariat à l’énergie ato- dioxines engendrées par les incinérateurs
http://www2.ademe.fr/, mique) développe aussi, sur le principe usuels, car elles sont décomposées par la
rubrique Déchets,
puis Avis et fiches techniques des torches à plasma, un nouveau procédé chaleur extrême du plasma.
d’incinération et vitrification pour les Cependant, selon l’ADEME (Agence de
déchets radioactifs. l’environnement et de maîtrise de l’éner-
Si l’avenir des techniques de traitement gie), ces promesses d’avantages environ-
par torches à plasma semble assuré pour nementaux et énergétiques méritent de
les déchets amiantés et radioactifs, pour plus amples confirmations, malgré le déve-
lesquels il n’y a guère d’alternatives, la ques- loppement de plusieurs prototypes dans
tion se pose pour des déchets plus ordi- divers pays. La prudence est donc de rigueur
naires. Soumis aux hautes températures et le problème de la gestion des déchets
des torches à plasma, les déchets libèrent produits par l’humanité reste entier. I

98] Idées de physique © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012


1P_fetedesciences.indd 1 04/09/12 13:16
1P_villagesc.indd 1 04/09/12 13:16
pls_120_p000000_science_gastro_mm_28_02.qxd 4/09/12 12:50 Page 101

REGARDS

SCIENCE & GASTRONOMIE

Conserver les vins au frais


Des chauffages même brefs provoquent
des modifications irréversibles.

iriet
J.-M. Th
Hervé THIS

L
a couleur du vin rouge change au montré l’importance du phénomène de copig- la couleur, sans doute parce que ce vin, moins
cours de son vieillissement, mais mentation, des molécules des composés oxydé, contenait plus de molécules phéno-
aussi selon la température de phénoliques s’empilant (copigmentation liques ne s’étant pas associées en oligo-
stockage. On dit que des tempé- intermoléculaire) ou se repliant sur elles- mères. La détermination des énergies des
ratures de cave comprises entre 10 et 16 °C mêmes (copigmentation intramoléculaire), diverses réactions mises en jeu montre la
sont préférables, et l’on ajoute même que ce qui change la couleur des molécules. présence de réactions très lentes à tempé-
l’essentiel est la constance de la tempéra- Cela étant, à quelle température faut-il rature ambiante, mais qui sont activées par
ture, au cours de l’année. Qu’en penser ? conserver les vins pour garder leur robe ? le chauffage. L’oxydation du 3-glucoside de
Rien ne vaut l’expérience. Partons d’une Parmi les chimistes intéressés par la sta- malvidine semble essentielle et la pré-
rose un peu pâle, dont nous broyons les bilité des anthocyanines, peu avaient pris sence de composés phénoliques incolores
pétales avec de l’eau, au mépris de tout en compte la dissociation des associations protecteurs apparaît déterminante. Les empi-
romantisme. Puis filtrons le broyat dans un supramoléculaires responsables de la copig- lements de composés phénoliques sont len-
simple filtre à café : la solution recueillie mentation. Pourtant, de telles associa- tement remplacés par des polymères. En
est rose pâle. Acidifions à l’aide d’une goutte tions, de faible énergie, sont dissociables tout cas, les variations de couleur dues aux
de vinaigre cristal, incolore: la couleur change par une élévation de température. Laquelle ? changements d’acidité semblent à exclure,
vers le rouge. Ajoutons un peu de ce bicar- La question est théoriquement complexe: alors que le degré d’alcool et le contenu en
bonate de sodium que nous ne manquons non seulement les composés phénoliques sels minéraux déterminent la stabilisation
pas de trouver sur nos étagères de cuisine, sont variés, mais, de surcroît, nombre de phé- des complexes copigmentaires.
et c’est une autre teinte qui apparaît, plus nomènes s’ajoutent. On sait notamment Quelle que soit l’interprétation molécu-
bleutée. Ajouterions-nous des ions métal- que des composés phénoliques incolores pro- laire (difficile et discutée) des changements,
liques que, à nouveau, de nouvelles couleurs tègent les anthocyanines contre les hydro- les amateurs trouvent avec ces études des
apparaîtraient. lyses, renforçant les empilements et la couleur. recommandations essentielles : ne sortons
Pourquoi ces changements ? Parce À l’Université de Pecs (Hongrie), Sandor pas trop tôt nos bouteilles de la cave avant
que les pétales de rose, comme les baies de Kunsagi-Maté et ses collègues ont étudié de les boire, sous peine de les transformer
raisin, doivent leur couleur à des compo- deux vins rouges, le Teleki Villanyi Portugie- irréversiblement ; stockons à des tempéra-
sés phénoliques, les anthocyanines, et que ser et le Bikatory, dont la composition a été tures aussi basses que possible, afin de
ces composés peuvent soit former des ions caractérisée, tandis que la couleur, princi- conserver durablement la couleur... et le goût
en milieu acide, soit former des complexes palement due au 3-glucoside de malvidine, des composés phénoliques auquel nous, heu-
en présence d’ions métalliques. La propriété était explorée par spectroscopie dans le visible reux mortels, sommes sensibles. I
a été utilisée par les premiers chimistes et l’ultraviolet. Les vins, initialement sto-
modernes pour explorer le monde des acides ckés à 10 °C, ont été chauffés pendant des
et des bases : on s’intéressait alors au chan- durées variant entre cinq minutes et une Hervé THIS est chimiste
gement de couleur du « syrop de violette ». heure, à des températures comprises entre dans le Groupe INRA
Ces changements «classiques» ne sont 20 et 40 °C, leur couleur étant enregistrée de gastronomie moléculaire,
professeur à AgroParisTech
toutefois pas le fin mot de l’affaire. Tout toutes les minutes. et directeur scientifique
d’abord, les pigments phénoliques peu- Quarante degrés? Cela peut sembler peu: de la Fondation
vent «polymériser», formant des molécules environ la température ambiante dans cer- Science & Culture Alimentaire
de plus en plus grosses. En outre, dans les taines villes, au cours de l’été. Pourtant, pour (Académie des sciences).
années 1990, Raymond Brouillard et ses l’un des deux vins, un chauffage de seule- Retrouvez les articles
collègues de l’Université de Strasbourg ont ment cinq minutes à 30 °C suffit à modifier fr www.pourlascience.fr
de Hervé This sur

© Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012 Science & gastronomie [101


pls_420_p000000_livres_mm_0509.qxp 5/09/12 14:43 Page 102

À LIRE

§ MATHÉMATIQUES gué les mathématiciens et les phy- Le livre illustre le changement


siciens pendant plus d’un demi- d’orientation des mathématiques:
Théorème vivant siècle. Il obtint pour ce fait Bourbaki est bien mort, car la vo-
Cédric Villani d’armes, et pour le reste de ses tra- lonté d’unification structuraliste
Grasset, 2012 vaux sur les phénomènes de trans- du XXe siècle a fait place à une ins-
(288 pages, 19 euros). port, la médaille Fields, la plus piration tirée de la physique. Les
haute distinction mathématique. mathématiques évoluent ainsi,

V ous souvenez-vous du Jeu


des perles de verre, le livre
de Hermann Hesse qui lui
valut, dit-on, le prix Nobel ? Les
règles de ce jeu mathématique
Le livre est un compte-rendu
émouvant de l’épopée d’une re-
cherche, parcours jalonné de dé-
couragements, de moments d’exal-
tation, de faux espoirs, d’analo-
parfois indépendamment du mon-
de, parfois sous l’inspiration des
sciences naturalistes. Pour évaluer
ce changement d’esprit, compa-
rer le témoignage de C. Villani à
et musical ne sont pas connues, gies fructueuses, d’impasses l’autre excellent livre, I Want to
mais Hesse raconte comment la apparemment rédhibitoires, d’ar- Be a Mathematician : An Automa-
connaissance du jeu-règle d’ap- ticles refusés, puis du triomphe fi- thography du regretté P.R.Halmos,
prentissage permet au héros de nal. Tout cela exprimé dans des un mathématicien de la généra- Rosalind Franklin fut longtemps
progresser dans la connaissance. courriels et des comptes-rendus tion précédente. ignorée. Elle est morte quelques
Le livre de Cédric Villani lui res- de conversation avec des mathé- années après la découverte de la
.§ Philippe Boulanger.
semble en un point : s’il est en- maticiens marquants contempo- double hélice de l’ADN d’un can-
core possible de comprendre l’ob- rains dans un tourbillon de « vie cer des ovaires, en 1958, à l’âge de
jet de sa quête, l’amortissement pleine de joies et de peines entre- 38 ans.
des ondes dans un plasma pré- mêlées inextricablement ». L’ou- Cette biographie décrit par-
§ HISTOIRE DE LA BIOLOGIE
vu par le physicien soviétique Lev vrage donne parallèlement des ticulièrement bien l’atmosphère
Landau en 1946, le cheminement aperçus sur la vie de grands ma- Rosalind Franklin : régnant à cette époque dans les
mathématique de C. Villani res- thématiciens et leur participa- La Dark Lady meilleurs laboratoires de différents
te mystérieux aux profanes que tion aux problèmes actuels des de l’ADN pays dans lesquels elle a séjour-
nous sommes, amis lecteurs, à mathématiques. Brenda Maddox né, notamment l’Angleterre, mais
peu près tous. Nul doute, C. Villani est un Des Femmes, 2012 aussi la France, qu’elle appré-
Landau expliquait le phéno- hédoniste des mathématiques : il (281 pages, 20 euros). ciait pour différentes raisons, pro-
mène « avec les mains, en physi- se décrit sans fausse modestie fessionnelles, culturelles et so-
cien génial » et l’effet physique
avait été confirmé expérimenta-
lement. Cependant, la théorie ma-
thématique, entachée de para-
doxes, laissait à désirer. Associé
et sans cacher ses espoirs pour la
médaille Fields. C’est un ma-
thématicien moderne ancré dans
la vie et bien loin de l’image du
savant penché sur des calculs
B renda Maddox nous livre ciales, et où elle a travaillé de 1947
une biographie docu- à 1950 au Laboratoire central des
mentée et agréable à lire services chimiques de l’État. Elle
sur la vie émouvante de Rosa- y a appris les techniques de dif-
lind Franklin. Jeune cristallo- fraction des rayons X.
à Clément Mouhot, C. Villani a ré- abstraits et interminables qui graphe brillante travaillant au Ce livre décrit aussi admira-
solu le problème qui avait nar- ne sait goûter aux plaisirs de King’s College à Londres au début blement les relations complexes
l’existence. L’auteur a la volon- des années 1950, Rosalind Frank- et ambiguës de chercheurs tra-
té de livrer sentiments et pensées lin avait accumulé des données vaillant sur le même sujet, mêlant
pour montrer comment un ma- sur la structure de l’ADN, obtenues rivalité et amitié (parfois également
thématicien travaille ; certes, les par la technique de diffraction des l’amour) dans une compétition
mathématiciens ne portent pas rayonsX, et elle était probablement pour la réussite qui dérape souvent
tous une Lavallière et un bijou très proche d’élucider elle-même dans des comportements peu dé-
araignée au revers de leur ves- cette structure lorsque son tra- ontologiques, dont Rosalind Frank-
te, mais ces petites ou grandes vail fut utilisé à son insu, notam- lin fut précisément la victime.
extravagances, qui existent chez ment via la complicité de son pa- Au-delà, dans cette histoire,
d’autres sous des formes diffé- tron Maurice Wilkins, par Jim Wat- nous assistons à l’affrontement
rentes, témoignent de la diver- son et Francis Crick qui de deux conceptions différentes de
sité actuelle des mathématiciens. travaillaient dans le Laboratoire la recherche scientifique. D’un côté,
Les costumes trois pièces de Cavendish, concurrent situé à Crick et Watson prêts à faire des
Dieudonné ou les toges des Pre- l’Université de Cambridge. Ces modèles s’appuyant sur des hy-
ceptor Germaniae ne sont plus des trois comparses obtinrent le prix pothèses intuitives et, de l’autre,
tenues obligées. Nobel alors que la contribution de Rosalind Franklin, qui se méfiait

102] À lire © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012


pls_420_p000000_livres_mm_0509.qxp 5/09/12 14:43 Page 103

À l i r e

de la modélisation et désirait élu- nent entouré d’eau – rompant lire entre les lignes des plani- Brèves
cider la structure de l’ADN de fa- ainsi avec les idées de Christophe sphères pour en comprendre
çon déductive uniquement à par- Colomb et du marchand et na- toutes les significations. On re- ENSEIGNER,
C’EST ESPÉRER
tir de données qu’elle croyait irré-vigateur italien Amerigo Ves- ferme ce livre avec un œil neuf
futables. Ce livre est un document pucci qui pensaient avoir dé- sur les cartes qui nous entourent, Pierre Léna
passionnant dont je recommande couvert une nouvelle partie de et peut-être plus indulgent sur Le Pommier, 2012
la lecture sans réserve. l’Asie. Il n’en reste aujourd’hui les erreurs du passé. (216 pages, 19 euros).
qu’un exemplaire acheté par la uelle école pour demain? Cofonda-
.§ Jean-Jacques Kupiec.
Centre Cavaillès, ENS/INSERM, Paris
Bibliothèque du Congrès à Wa-
shington pour la somme in-
.§ Daphné Lercier.
LAREG/IGN, Paris
Q teur de La main à la pâte, projet qui,
depuis 1996, propose aux classes de
croyable de dix millions de dol- faire de la science, l’auteur s’inspire de
lars. Intrigué par un tel document cette expérience pour proposer une éco-
historique, Toby Lester, journa- le en phase avec son temps. À l’heure où
§ GÉOGRAPHIE § ANTHROPOLOGIE l’information est omniprésente, l’école
liste, décida d’enquêter sur ses
La quatrième partie origines et tout le contexte qui Le proche doit plus que jamais, outre transmettre
des savoirs, structurer les esprits face
du monde permit son émergence. et le lointain au flux de données. Pour cela, inutile de
Toby Lester Hassan Rachik changer les programmes. En revanche,
JC Lattès, 2012 Parenthèses/Maison une réinvention du métier et de la for-
(750 pages, 25 euros). méditerranéenne des sciences mation du professeur s’impose…
de l’homme, 2012

L a présence de six conti-


nents sur le globe terrestre
nous semble aujourd’hui
une évidence. À la question « où
sommes-nous ? », nous brandis- L
(272 pages, 22 euros).

es travaux d’anthropologie
ont longtemps été produits
par des Occidentaux. Mais
SCIENCE ET MAGIE
Maguy Ly et Nicole Masson
(textes recueillis par)
sons nos GPS et, tout naturelle- aujourd’hui, à l’heure de la critique Chêne, 2012
ment, notre position apparaît sur postcoloniale, des chercheurs issus (240 pages, 15,50 euros).
une carte rectangulaire, où le des anciens pays colonisés relisent n instantané de la science du siècle
Nord est en haut et dont les lignes
nous sont familières. Pourtant,
de manière critique l’histoire de
l’anthropologie. C’est le cas avec
U des Lumières: c’est ce que propose
ce petit recueil de morceaux choisis. Des
il y a quelque 550 ans, nous igno- cet ouvrage, qui met au jour les pré- extraits de Buffon et de Fontenelle y cô-
rions encore tout des régions un supposés à l’œuvre depuis un siècle toient des passages de l’Encyclopédie de
peu trop éloignées de l’Europe. dans les études sur le Maroc. Diderot, du Dictionnaire de Trévoux ou de
Au-delà de la découverte de Bien au-delà de l’histoire de À la fin du XIXe siècle, le Ma- mémoires de l’Académie des sciences,
nouveaux mondes, un tout aussi cette carte, c’est l’histoire de la roc, sultanat interdit aux chrétiens, mais aussi des lettres, réflexions et maximes
grand défi réside dans la capacité cartographie mondiale et des était vu comme un pays mystérieux de l’époque sur les sciences. À butiner…
à les représenter sur une carte bouleversements culturels, poli- et dangereux par les rares explo-
aux conventions géographiques tiques et économiques qu’elle ap- rateurs européens, en même temps
partagées par tous et aux distances porta que nous livre T. Lester qu’intéressant à coloniser. L’ancien ENVIRONNEMENT
réalistes. Ce défi est relevé en 1507 dans cet ouvrage richement illus- officier de l’armée française Charles ET SOCIÉTÉ
par deux moines du monastère de tré. Avec une rigueur scientifique de Foucault en est un des pre-
Chantal Aspe
Saint-Dié-des-Vosges qui, après et l’appui d’un grand nombre de miers chroniqueurs, déguisé en juif
et Marie Jacqué
avoir superposé aux connaissances références pour démêler légendes marocain. Il produit un certain
MSH/Quæ, 2012
antiques les récents récits de voya- et vérités, il nous entraîne dans nombre de stéréotypes concernant (280 pages, 32 euros).
ge, font apparaître pour la pre- un voyage palpitant. On dé- le «caractère» marocain: tendance
omment s’est construit notre rapport
mière fois le toponyme « Ameri-
ca» sur un planisphère géant et si-
couvre comment des désirs col-
lectifs autant que des intérêts per-
au vol et au mensonge, mœurs dis-
solues. À la même époque, Auguste C à l’environnement depuis 1970? En
déclinant cette question sous les angles
gnent ainsi «l’acte de naissance de sonnels ont fait progresser la Mouliéras, professeur d’arabe à
social, politique, économique et scienti-
l’Amérique ». connaissance. Dans cette histoi- Oran, pense que l’islam est le «mal»
fique, les auteurs dressent une histoire
Ce planisphère est d’autant re commune, il n’est pas néces- qui pervertit les Marocains, per-
passionnante où s’imbriquent enjeux
plus exceptionnel que, pour la saire de prendre la mer pour par- suadé que la religion règle tous
sociétaux, conflits d’intérêt et expertise.
première fois, ce Nouveau Mon- ticiper aux avancées scienti- les aspects de leur vie, un autre pré-
de est présenté comme un conti- fiques. T. Lester nous apprend à jugé qui aura la vie longue.

© Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012 À lire [103


pls_420_p000000_livres_mm_0509.qxp 5/09/12 14:43 Page 104

À l i r e

Brèves Après l’avènement du pro- travaux ethnographiques sur le


À L’AUBE SPIRITUELLE tectorat français (1912), les eth- Maroc, les chercheurs occidentaux
DE L’HUMANITÉ nologues sont majoritairement étant la plupart du temps, et en
Marcel Otte des fonctionnaires coloniaux et se dépit de travaux souvent nova-
Odile Jacob, 2012 méfient, tel Edmond Doutté, des teurs, empêtrés dans les clichés de
(185 pages, 22,90 euros). nomades, dont le fanatisme reli- leur époque.
e spirituel, pour l’auteur, c’est tout gieux trahirait leur peur primiti-
L ce qui a trait à la pensée. Il tente ici
une histoire évolutive de l’élaboration du
ve des étrangers et de l’innova-
tion. Dans les années 1930, alors
.§ Régis Meyran.
École des hautes études
en sciences sociales, Paris
spirituel par notre espèce, qui lui permet que le pouvoir colonial cherche
d’en ordonner les grandes inventions suc- à pacifier les dernières tribus ber-
cessives. Ainsi cette frappante formule in- bères rebelles, Émile Laoust in- s’ajustent si mal, c’est qu’elles se
troduisant l’une de ces grandes étapes:
«Partout, dans toutes les trajectoires spi-
vente la distinction entre Berbères § HISTOIRE NATURELLE réfèrent à des fantasmes et à des
(supposés purs, non influencés théories contradictoires ». En ef-
rituelles, arrive un certain moment où
par les Romains ni par l’islam) Qui a tué le dodo ? fet, aucun naturaliste digne de ce
l’homme donne sa propre image aux
et Arabes. Bernard Pichon nom ne put étudier le dodo avant
forces de la nature. Les dieux sont nés.»
Après-guerre, les connais- Favre, 2012 qu’il ne disparaisse, vers la fin
sances ethnologiques sur le Ma- (108 pages, 14,80 euros). du XVIIe siècle, et les données au-
roc progressent vers plus d’ob- jourd’hui disponibles (ossements,
CAFÉ, CRÈME, SAVON
ET CIE
Muriel Chiron-Charrier
EDP Sciences, 2012
jectivité: avec Jacques Berque, qui
réalisait ses enquêtes sans inter-
prète, puisque maîtrisant l’arabe
classique, le dialecte marocain
et, dans une moindre mesure, le
L e dodo jouit d’une célébri-
té posthume indiscutable.
L’aspect rondouillard et dé-
bonnaire qu’on lui prête suscite
la sympathie – du moins de nos
récits de navigateurs, dessins et
peintures nombreux, mais de fia-
bilité très variable) laissent sub-
sister de nombreuses zones
d’ombre. Même une caractéris-
(176 pages, 12 euros).
i vous êtes curieux des raisons de
berbère. Puis Ernest Gellner, qui jours (les naturalistes d’antan ne tique a priori aussi banale que le
S toutes les petites anecdotes du ma-
tin, ce livre est pour vous. De la chimie
montre que la religion tribale, fai-
te de rituels locaux (soufisme, ma-
voyaient pas forcément les choses
ainsi, Bernard Pichon nous rap-
poids de cet oiseau demeure l’ob-
jet de controverses.
du café et du chocolat à celle du savon rabouts), a été progressivement pelle que Buffon fit du dronte, com- Contrairement à ce qu’on
et des cosmétiques familiers, vous en réformée pour ressembler à celle me on l’appelait alors, un por- pourrait croire, il reste donc beau-
apprendrez beaucoup et facilement en des villes, alors que l’homogé- trait extrêmement peu flatteur). coup à découvrir au sujet du
suivant les pensées d’un personnage Du fait de son actuelle populari- dodo, de sa biologie et des cir-
prétexte. À lire un peu tous les matins… té, il peut à la fois tenir la vedette constances de sa disparition – et
dans des livres pour enfants et des les recherches, d’ailleurs, se pour-
films d’animation, figurer sur suivent, tant à l’île Maurice que
L’IMPENSABLE HASARD des canettes de bière et des timbres- dans les divers musées du mon-
Nicolas Gisin poste, et jouer le rôle de symbole de qui conservent des ossements
Odile Jacob, 2012 des espèces animales exterminées de Raphus cucullatus. Dans ce pe-
(150 pages, 21 euros). par l’homme. Mais si l’on se tit livre remarquablement bien
es deux grands pans de la physique
L que sont la relativité et la théorie quan-
tique semblent contradictoires : la pre-
penche de plus près sur ce pi-
geon géant et incapable de voler
illustré et agréable à lire, B. Pi-
chon présente clairement l’es-
propre à l’île Maurice (pour résu- sentiel de ce que nous savons, et
mière est locale et la seconde non loca- mer ce qu’était Raphus cucullatus, nous rappelle ce que nous ne sa-
le. L’auteur de l’expérience de Bernex- puisque tel est son nom scienti- vons pas encore sur cet oiseau à
Bellevue, où ce conflit est illustré dans
fique), les choses se compliquent. la fois célèbre et méconnu.
des conditions spectaculaires, explicite
néisation culturelle est imposée Comme l’écrit très justement
ici le « jeu de Bell », c’est-à-dire les rai- .§ Eric Buffetaut.
par la Révolution industrielle. l’auteur, « l’image du dodo est
sonnements mettant en évidence la non- CNRS, Laboratoire
localité de la nature. Préfacé par Alain
Pourtant, même chez les auteurs un puzzle élaboré sur trois cents de géologie de l’ENS, Paris
Aspect, ce petit livre traite d’un sujet ardu, plus récents, comme Clifford ans. Si les pièces qui le composent
mais est écrit avec clarté et respecte Geertz, se perpétue la vision d’un
ses lecteurs au point de les prévenir d’em- islam national puritain et fonda-
blée qu’à la fin, ils n’auront « pas tout mentaliste. Par cette patiente en- Retrouvez l’intégralité de votre magazine
et plus d’informations sur :
compris ». quête, Hassan Rachik, chercheur
marocain, montre les limites des www.pourlascience.fr

Imprimé en France – Maury Imprimeur S.A. Malesherbes – Dépôt légal 5636 – OCTOBRE 2012 – N° d’édition 077420-01 – Commission paritaire n° 0912K82079 –
Distribution : NMPP – ISSN 0 153-4092 – N° d’imprimeur I01/175 888 – Directrice de la publication et Gérante : Sylvie Marcé.

Vous aimerez peut-être aussi