M. Fabre-Magnan - Introduction Au Droit - Col. (AD)

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Max McCoy

et le secret du Sphinx

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Thierry Arson


Pour Mystery, où que vous la trouviez
Aaron jeta sa verge devant Pharaon et devant ses serviteurs ; et
elle devint un serpent […] et les magiciens d’Egypte, eux aussi,
en firent autant par leurs enchantements […] et la verge
d’Aaron engloutit leurs verges.

Exode, 7 : 10-13
1

LA TOMBE DE LA TERREUR

Mont Hua, province du Shanxi, Chine, 1934

— Porte, caqueta le villageois qui frappa de sa canne la paroi


de la Montagne Sacrée.
— Non, rétorqua Indiana Jones.
Il tapota son feutre pour en faire tomber la poussière et
s’efforça de reprendre son souffle. L’ascension avait été plus
rude qu’il l’avait estimée au crépuscule, depuis le pied de la
montagne. Une partie de la nuit s’était déjà écoulée, et ils
étaient loin d’en avoir terminé. Il se pencha en avant et
s’appuya des mains sur les genoux pour soulager un peu la
douleur à sa poitrine.
— Le marché, c’était aussi de me ramener en bas de la
montagne. Mais peut-être crois-tu que je ne reviendrai pas ?
Le vieux villageois eut un sourire paisible qui révéla ses
dents inégales. Un instant il considéra de ses yeux laiteux
l’Américain hors d’haleine. Puis il pesa sur sa canne et se
pencha vers lui.
— Jones payer Lo maintenant, dit-il.
Indy serra les mâchoires.
Regarder la face de Lo d’aussi près était aussi rassurant que
de tenir un rat apprivoisé devant votre visage. Vous ne saviez
pas quand il allait planter ses crocs dans vos doigts, mais vous
saviez qu’il finirait par le faire.
Si Lo était le meilleur guide de toute la province, c’était aussi
un menteur à la réputation bien établie. Quand Indy était arrivé
au village de Lintong, trois jours plus tôt, Lo s’était vanté d’avoir
visité toutes les tombes à trésor importantes de la plaine de We
Bei. Il avait nommé les occupants de chacune et décrit en
détails assez terrifiants les horreurs qui y rôdaient, mais Indy
avait tout de suite su que le vieux Chinois n’avait pas mis les
pieds dans un de ces tombeaux depuis très longtemps, s’il s’était
jamais risqué un jour dans ce genre de lieu. Sinon, pourquoi
l’aurait-il trouvé installé sur une montagne de détritus, à
mendier auprès des étrangers pour s’acheter sa ration
quotidienne d’opium ?
— Je ne vois aucune porte ici, dit Indy.
Il sortit un vieux mouchoir de sa poche arrière et essuya le
sang à ses mains écorchées à force de chercher des prises dans
l’ascension. Ses coudes et ses genoux étaient douloureux après
avoir évité de multiples chutes et glissades, et les muscles du
bas de son dos frissonnaient comme du caoutchouc.
— Porte, là, insista Lo. Toucher.
Les doigts de l’Américain suivirent les contours de ce qui
semblait effectivement être une porte, et il en oublia ses
éraflures et ses ecchymoses. Ses mains voletèrent sur le granit
comme des araignées curieuses et tracèrent un cercle parfait
d’environ un mètre de diamètre en suivant les bords du
panneau, avant de se rapprocher du centre. Quand la droite
découvrit une poignée en pierre sculptée, ses doigts se
refermèrent dessus.
Il tira d’une saccade.
La porte semblait aussi inamovible que le reste de la
montagne autour d’elle.
Lo eut un petit rire aigu. Il continua à s’esclaffer malgré la
main qu’il avait plaquée sur sa bouche, et le tout se termina par
un éclat railleur.
— Lo avoir dit vrai, fit-il. Pas possible ouvrir porte. Gens dire
magie nécessaire, autres gens dire ça fausse porte.
— Qu’est-ce que tu racontes ? grogna Jones.
— Lo dire quand Lo avoir argent.
— D’accord.
Tout en comptant la poignée de billets de différents pays que
contenaient les poches de son blouson, il interrogea l’Asiatique
sur un point qui l’étonnait :
— Pourquoi n’es-tu pas fatigué ? Je suis épuisé, moi.
— Américains respirer trop léger, toujours manquer d’air,
répondit le villageois avec un geste complexe de ses mains pour
figurer la circulation de l’air dans son diaphragme. Nécessaire
respirer avec ventre et nourrir chi, force vitale.
Indy fit la grimace.
— Tu n’es pas si mal pour un opiomane, reconnut-il en lui
tendant les billets.
D’un geste vif, le Chinois prit l’argent et le compta avant de le
fourrer dans sa ceinture en étoffe.
— Lo pas toujours fumer opium. Avant, meilleur pilleur de
tombes dans région entière. Mais Japonais arriver.
Il cracha au sol devant lui.
— Aujourd’hui, pas possible Lo gagner honnêtement sa vie.
Depuis que l’armée impériale japonaise avait envahi la
Mandchourie, des groupes de soldats effectuaient des raids
fréquents de l’autre côté de la frontière et cherchaient à faire
fortune en fouillant la célèbre région des mausolées. Les
environs recélaient les sépultures des onze dynasties royales
chinoises, juste au nord de la capitale de la province, Xi’an – ou
Changan, son nom à l’époque –, la « Cité de la Paix Éternelle » à
l’extrémité de la route de la Soie. Le mont Hua, la Montagne
Sacrée, dominait la plaine de son sommet déchiqueté, tel un
dragon qui protège son antre.
Les tombes les plus faciles d’accès avaient toutes été pillées
depuis longtemps. Pour la plupart, il suffisait de creuser dans
ces monticules très visibles que les habitants du cru appelaient
lings. Mais Indy avait la quasi-certitude qu’il en restait certaines
inviolées parce qu’inatteignables avec une simple pelle. Sous la
rivière, peut-être, ou dans la montagne.
Il croyait plus à la seconde hypothèse.
Ce n’était d’ailleurs pas uniquement une supposition de sa
part. Il avait été guidé jusqu’ici par l’inscription figurant sur la
lame d’un poignard qui affirmait que la Montagne Sacrée était
le sépulcre de Qin Shi Huangdi, premier empereur de Chine. Il
avait reçu l’arme des mains d’un descendant de Gengis Khan,
durant une expédition à travers le désert de Gobi.
— Les pillards japonais seront de retour à l’aube, alors mieux
vaut nous y mettre sans attendre, dit-il. Parle-moi de cette porte.
— Simple dessin gravé dans montagne, répondit l’Asiatique
d’un air important. Dix-sept ans avant aujourd’hui, Lo et
cousins à Lo venir ici. Attacher grosse corde à poignée de
pierre. Attacher rondin à autre extrémité de corde, attacher
chevaux à rondin, et chevaux tous pousser très fort rondin.
— Que s’est-il passé ?
— Corde casser, dit Lo en tournant les talons pour partir. Au
revoir.
— Pas encore, fit Indy en coiffant soigneusement son feutre
avant de saisir le villageois par l’épaule.
— Quoi faire d’autre ?
— Nous allons chercher.
Jones sortit son calepin de sa sacoche. Il coinça le crayon
entre ses lèvres pendant qu’il tournait les pages jusqu’à celle
marquée par la bande élastique. Il y avait le croquis d’une porte
ronde, avec ses dimensions, qu’il avait recopié sur un ancien
manuscrit arabe. Ce document n’avait pas de lien avec le trésor
de Qin, mais Jones avait découvert que les architectes des
endroits secrets suivaient souvent le même train de pensées,
même s’ils appartenaient à des siècles et des cultures différents.
L’indice qui avait retenu son attention était la dernière ligne de
l’inscription sur la lame du poignard : Le souffle de la Montagne
Sacrée protège la tombe de Qin.
Avec son mètre à ruban, il compara les dimensions de la
porte avec celles du dessin. Satisfait du résultat, il prit un
morceau de craie dans sa sacoche et releva avec soin une
mesure à partir d’une petite échancrure au centre de la
poignée, et il traça un X à la droite de la porte. Puis il se servit
d’un rapporteur en métal pour calculer l’angle depuis le bord
du ruban et plaça un autre X à la même distance mais à
quarante-cinq degrés de la première droite. Enfin il mesura la
distance, la divisa par deux et inscrivit un dernier X entre les
deux autres.
— Qin, mon vieux, fit-il, le X indique l’endroit.
— Quelle magie être ? demanda Lo.
— La géométrie, répondit-il en rangeant la craie et le calepin
dans sa sacoche avant d’en sortir un marteau et un ciseau à tête
pyramidale.
— Bon, maintenant je vais faire un peu de bruit. Ça ne
devrait pas prendre très longtemps, mais ça pourrait attirer
l’attention. Surveille donc les alentours.
Lo acquiesça.
Indy plaça la pointe du ciseau sur le cœur du X central et
frappa avec le marteau, assez fort pour faire s’envoler quelques
étincelles de la paroi.
Le Chinois se couvrit les oreilles.
Jones réitéra la manœuvre une douzaine de fois, en tournant
le ciseau dans ses mains entre chaque coup. D’autres étincelles
et des fragments de granit jaillirent. Il s’interrompit, souffla
pour chasser la poussière de roche et examina la dépression
qu’il venait de créer.
— Peut-être que je n’ai pas choisi le bon point… fit-il, dents
serrées. Pourtant, d’après le livre que j’ai trouvé au Caire… Non,
c’est bien là. Il n’y a pas d’erreur.
Il replaça le ciseau en position et se remit à frapper sans
ménager sa peine. La pointe traversa la roche, accompagnée
d’un son pareil à une détonation, et l’instant suivant l’outil fut
arraché à la poigne d’Indy par quelque force mystérieuse et
disparut dans la montagne.
Le vieux villageois colla une main devant sa bouche et
recula.
Il y eut un sifflement aigu quand l’air nocturne fut aspiré par
le trou. En quelques secondes la surface de la porte autour de la
perforation se couvrit d’une pellicule blanche de gel qui se
transforma presque aussitôt en une fine couche de glace.
— Magie noire, bégaya Lo.
— Pas vraiment, non, répliqua Indy quand l’appel d’air
arriva à son terme.
Il saisit la poignée et tira. La porte ronde, qui était comme un
bouchon enfoncé dans le goulot du tunnel derrière elle,
commença à sortir de son logement. Le Chinois se précipita
pour prêter main-forte à l’Américain, et bientôt le battant de
cent cinquante kilos reposait entre eux.
— Mais comment ? interrogea le villageois.
— Le vide, expliqua Jones. La tombe a été scellée grâce à un
vide partiel. Une simple différence de pression d’air, même
légère, rend inutiles chaînes et serrures. Tu as découvert que la
puissance d’un groupe de chevaux ne parvenait pas à ouvrir
cette porte. Mais si tu brises le sceau et que tu égalises les
pressions, tout devient beaucoup plus simple.
Impressionné, Lo hocha la tête avec gravité.
— La pointe du ciseau a percé un des trous bouchés par du
mortier dont les concepteurs de la tombe se sont servi pour
aspirer l’air de l’intérieur, sans doute avec des tuyaux.
Indy sortit de sa sacoche une lampe alimentée par une
batterie. Il attacha la lampe et son réflecteur sur son feutre et la
batterie à sa ceinture. Pour que le fil d’alimentation ne pende
pas devant son visage, il le glissa dans un passant à l’arrière de
son pantalon avant de le raccorder.
— Quoi Jones penser être dedans ? demanda Lo, les yeux
brillants. Lo entendre histoires quand tout petit : montagnes
d’or, rivières d’argent, ciel plein de joyaux.
— J’ai bien l’intention de le découvrir, dit Jones, qui braqua
alors un regard dur sur le villageois. À partir de maintenant,
j’estimerai que toute autre personne à l’intérieur représentera
une menace, et j’agirai en conséquence.
Il posa la main droite sur là crosse du .38 rangé dans son
étui, à sa ceinture.
— Si je découvre quelqu’un d’autre là-dedans, enfin,
quelqu’un qui ne soit pas mort depuis quelques milliers
d’années, je le descends. Tu comprends ?
Lo hocha la tête avec conviction.
— Bien. Reste ici et fais le guet. Au moindre problème, tu
cries. Si je ne suis pas de retour une heure avant l’aube, tu
déguerpis d’ici.
Jones consulta sa montre. Il était plus de une heure du matin.
Puis il emplit une dernière fois ses poumons de l’air frais de la
nuit, se courba et entra dans le tunnel. Celui-ci le conduisit
rapidement à un large couloir en escalier qui descendait en
colimaçon. La voûte était assez haute pour qu’il se redresse
sans craindre d’abîmer son feutre, et le couloir ne semblait
présenter aucun danger, du moins jusqu’à ce qu’il ait accompli
la première boucle de la spirale.
Il fut accueilli par le premier d’une succession apparemment
infinie de soldats en terre cuite qui étaient alignés de chaque
côté du passage, au garde-à-vous, le visage figé à jamais sur une
expression menaçante. Leurs yeux étaient des pierres polies
bleues, rouges ou vertes, qu’on avait serties dans l’argile avant
qu’elles sèchent. Leurs joues étaient arrondies comme s’ils
s’apprêtaient à gonfler un ancien ballon, leur bouche formait
un O délicat, et chez beaucoup derrière ces lèvres on apercevait
le même genre de pierres que pour les yeux. Au niveau du sol
courait un rail en bambou qui aidait certainement à les
maintenir en équilibre. La seule touche de réalité chez ces
soldats semblait être leur armement : le métal des épées brillait,
les lances étaient pointées de façon très convaincante et les
arbalètes visaient le centre du passage.
C’étaient elles qui déplaisaient le plus à Indy.
Il remarqua qu’aucun soldat n’était identique aux autres, en
dépit des similitudes dans les yeux de pierre et les joues
rebondies. Ce n’étaient pas seulement leurs poses, leurs armes
ou leurs tenues qui étaient différentes. Chaque statue avait son
visage propre, comme si l’artiste qui les avait façonnés avait
pris son inspiration d’un être vivant pour chaque soldat, avant
de transformer son visage en une parodie grotesque.
Quelques mètres plus loin, il trouva son ciseau sur le sol du
tunnel, au milieu d’éclats d’argile. Il s’accroupit, rangea l’outil
dans sa sacoche et se redressa pour examiner le soldat en terre
cuite que son projectile involontaire avait frappé.
La victime était tombée contre son camarade de droite. Le
ciseau l’avait touchée sous le bras tenant l’épée et avait ébréché
l’armure d’argile au niveau de la cage thoracique. Indy dirigea
la lumière de sa lampe vers cet endroit.
À l’intérieur, des os humains luisaient de l’éclat de l’ivoire.
Jones connaissait ce qu’on racontait sur Qin, premier
empereur de Chine et architecte en chef de la Grande Muraille,
qui avait régné deux siècles avant la naissance du Christ. Selon
la légende, il avait fallu sept cent mille ouvriers et près de
quarante ans pour construire sa tombe (laquelle, toujours selon
la légende, était une réplique miniature de l’univers), et deux
cent mille de ses meilleurs soldats auraient été enterrés avec
lui. Il n’était pas rare que des souverains se fassent ensevelir
avec leurs gardes, leurs serviteurs ou les membres de leur
famille, afin de rendre plus agréable leur séjour dans l’au-delà,
mais Indy avait toujours douté de la taille de l’armée mortuaire
de Qin. À présent, tandis qu’il avançait entre la double rangée
de cadavres enfermés dans une gangue d’argile, il n’était plus
aussi affirmatif. Ces soldats donnaient l’impression d’être prêts
à revenir à la vie pour défendre le trésor de leur empereur.
La tombe étant restée hermétiquement close, aucune couche
de poussière ne recouvrait l’armée en terre cuite. Le sol et les
murs du passage étaient aussi intacts que s’ils avaient été
construits la veille. Indy eut la désagréable impression qu’il
venait de s’introduire par effraction dans un musée moderne et
non dans un tombeau resté inviolé pendant des milliers
d’années.
Pressé de quitter les lieux avant le lever du soleil, il accéléra
l’allure.
Il faillit ne pas sentir le fil de soie très fin sur son visage ni
remarquer l’arbalète tenue dans des mains inanimées qui était
dirigée vers lui. Mais ses réflexes le sauvèrent quand il se rendit
compte de la menace ; il s’en fallut cependant d’une toute petite
fraction de seconde.
La corde de l’arme se détendit, mais Indy se jetait déjà en
arrière. Le carreau fusa juste au-dessus de sa tête et entailla le
sommet de son feutre, pour ensuite se loger dans le ventre d’un
soldat en terre cuite de l’autre côté du passage. Le guerrier, qui
brandissait une hache d’armes, s’effondra sur lui-même.
Indy roula sur le côté au moment où le tranchant de la hache
s’abattait et entaillait la marche là où son cou s’était trouvé un
instant plus tôt. Le soldat se désintégra en un mélange de
morceaux d’argile et d’os humains.
Indy s’assit, tapota ses vêtements pour en chasser la
poussière brune et secoua la tête avec mauvaise humeur.
— Je deviens trop vieux pour ces…
La marche sous lui s’enfonça de plusieurs centimètres dans
le sifflement de l’air expulsé à travers des bambous creux.
— … plaisanteries.
Une bille en pierre jaillit de la bouche d’un des guerriers et
rebondit trois marches plus bas avant que Jones la saisisse au
vol. Elle était verte, marbrée de blanc, et il la roula entre le
pouce et l’index pour mieux l’examiner. Elle était lourde et
parfaitement sphérique, le projectile idéal pour sa fronde
quand il était enfant.
— Et c’est censé m’effrayer ? fit-il en lançant la bille en l’air
pour la cueillir dans sa paume ouverte. Il va falloir trouver
mieux, Qin.
Une autre bille passa en bondissant à côté de lui. Celle-là
était rouge.
Il entendit alors le son de centaines de billes en pierre qui
frappaient les degrés au-dessus de lui et dévalaient l’escalier. Il
se releva et descendit un peu plus loin dans le passage. À
chacun de ses pas, les marches s’enfonçaient un peu plus sous
son poids. Soudain une tornade de billes se déversa de la
bouche des soldats, et le bruit qu’elles produisaient en heurtant
le sol devint un grondement de tonnerre.
Un torrent rouge, bleu et vert le submergea.
Il résista un moment, puis le flot devint irrésistible et le
renversa. L’avalanche de billes l’entraîna tout en culbutant les
soldats de terre cuite comme des quilles. Épées et coutelas
tombèrent des mains inertes depuis des siècles, et les carreaux
des arbalètes se mirent à siffler dans toutes les directions.
D’autres billes s’ajoutèrent aux premières quand elles
échappèrent à leur gangue d’argile.
Le rugissement devint intolérable.
Le tapis de billes rendait le tunnel aussi glissant que s’il avait
été nappé de glace. Indy tenta de freiner sa descente en
agrippant les soldats encore debout, mais bras et jambes se
brisaient sous ses doigts. Il grimaça quand une épée entailla son
blouson de cuir et son épaule droite.
— D’accord, c’est effrayant ! lâcha-t-il.
Des deux mains il replia les bords de son feutre sur ses
oreilles et il ramena les jambes contre sa poitrine tandis que le
torrent de billes l’entraînait toujours plus bas dans la spirale du
passage. Les armes et les morceaux d’argile et d’os, qui ne
roulaient pas, glissèrent directement dans le puits sans fond
terminant l’escalier.
Il décrocha le fouet de sa ceinture et, tandis qu’il tournoyait
au bord du vide, il le déploya à l’aveuglette au-dessus de lui. La
lanière de cuir trouva quelque chose à accrocher, et Jones se
retrouva suspendu de l’autre côté de la fosse tandis que le
déluge de billes en pierre disparaissait dans les profondeurs
ténébreuses.
Il tenta de les percer du regard.
— Je ne sais pas ce qu’il y a en bas, maugréa-t-il, mais à mon
avis ce n’est pas agréable.
Il se contorsionna quelques secondes avant de trouver une
prise solide pour ses mains, et il commença à se hisser le long
des quatre mètres du fouet. Quand il regarda au-dessus de lui,
le faisceau de la lampe attachée à son feutre se réfléchit dans
une dizaine de points lumineux. Tout d’abord il crut qu’il voyait
le ciel nocturne, car ces lucioles immobiles semblaient former
des constellations familières. Mais elles s’éteignirent dès qu’il
détourna la tête.
La pente du puits commença à s’adoucir, et il put bientôt se
servir de ses jambes pour mieux gravir les deux derniers
mètres. Quand il atteignit le rebord, il fut en mesure de se
mettre debout.
Il avait la sensation d’avoir émergé d’un conduit au fond du
monde. L’extrémité du fouet s’était refermée sur l’aile d’un
dragon en pierre placé à califourchon au-dessus de la cheminée
en entonnoir, dressé sur ses pattes arrière, avec la lune coincée
entre ses mâchoires. Indy s’agenouilla, détacha le fouet et resta
stupéfait en découvrant les mers et les cratères gravés sur la
lune d’ivoire que sa lampe révélait. Le satellite avait environ la
taille d’un cantaloup. La lumière électrique crue se reflétait sur
sa surface et baignait la chambre d’un clair de lune artificiel.
Subitement conscient des milliers d’étincelles présentes aux
marges de sa vision périphérique, il tourna la tête.
Il se trouvait au milieu d’une mer de joyaux sillonnée par des
navires miniatures en or et argent. La voûte avait l’aspect d’un
énorme bol renversé et parsemé de pierres précieuses, et il
pouvait en toucher le point le plus haut du bout de ses doigts.
Le sol était plat, et paraissait avoir une quinzaine de mètres de
diamètre. Les continents étaient figurés par des taches brunes
et vertes, mais ils n’étaient pas disposés selon la situation que
Jones leur connaissait depuis l’école primaire. Tous étaient
joints, avec l’Afrique, l’Inde et l’Asie encerclés par une seule et
même mer. Les Amériques et les pôles manquaient, et le monde
se terminait apparemment juste au-delà du sud de l’Europe. Les
continents étaient parsemés de points de repère en métaux
précieux.
Indy se trouvait au large de la côte d’une Chine de livre de
contes, où une Grande Muraille miniature serpentait entre des
collines en jade. Le Yangzi Jiang et ses affluents étaient
représentés par des coulées de mercure. Le centre de l’univers,
Pékin, était symbolisé par un temple scintillant.
Jones était éberlué. Pendant un bref moment de rationalité,
son esprit avait pu être abasourdi par la quantité de matière
précieuse présente dans cette chambre, en termes de valeur
historique et marchande. Mais il était avant tout enchanté par
ce monde parfait qu’avait voulu Qin, et il se demanda presque
s’il n’était pas en train de rêver, dans sa petite maison de
Princeton, dans le New Jersey. Tel Gulliver, il enjamba le bord
de l’entonnoir et se baissa pour toucher ce monde précieux.
Son poids mit en branle quelque ancien système de leviers.
Derrière lui, la lune tomba de la gueule du dragon et se mit à
décrire des cercles dans l’entonnoir. Il plongea pour la saisir,
l’effleura du bout des doigts, mais fut soudain tiré en arrière
dans une brusque saccade. La bretelle de sa sacoche s’était
accrochée à une des pattes griffues du dragon, et il se retrouvait
maintenant suspendu tête en bas sous le monstre de pierre,
tandis que la lune décrivait des cercles en descendant dans la
gueule de l’entonnoir, avant d’y disparaître. Il ferma les yeux et
écouta la sphère blanchâtre qui cliquetait en dévalant une
succession de tuyaux sous lui. Puis il y eut un bruit sec, suivi du
gargouillement de l’eau.
Mauvais signe, songea-t-il en s’efforçant de décrocher la
bretelle de sa sacoche. Il se demandait s’il serait plus en sécurité
en restant dans la salle du trésor ou en tentant de s’échapper
par la série de pièges qui à n’en pas douter l’attendaient en
dessous.
Déjà un fin brouillard humectait ses joues. Il emplit ses
poumons d’air et bloqua sa respiration. Un instant plus tard la
brume s’était transformée en un filet d’eau, puis en un torrent.
Il saisit son feutre juste avant qu’il soit arraché de sa tête. Il
pendait à la lanière de cuir comme une feuille ballottée par une
averse violente à l’entrée d’un conduit d’évacuation. Malgré le
grondement de l’eau, il perçut les grincements de rouages
massifs qui se mettaient en branle quelque part en dessous de
lui, et il imagina le craquement des os broyés entre les dents de
pierre.
Il sentait la bretelle de la sacoche faiblir sous le poids de
l’eau, et malgré tous ses efforts il ne parvenait pas à agripper
une des pattes du dragon. Quand ses poumons menacèrent
d’exploser il fut bien obligé de respirer, et fut aussitôt
sanctionné par un mélange d’eau et d’air qui le fit crachoter et
tousser.
Le torrent se tarit d’un coup.
Il entendit la lune d’ivoire qui retrouvait sa place entre les
mâchoires de pierre, au-dessus de sa tête. Le sifflement de l’air
aspiré vers le bas s’atténua, puis s’éteignit. Aussi trempé qu’une
éponge, Indy s’accorda un moment pour souffler. Il était
heureux de ne pas avoir réussi à détacher la lanière de la griffe
du dragon.
— Enfin, soupira-t-il. Une pause.
C’est alors que la bretelle en cuir céda. Le mouvement fit
osciller le dragon et la lune tomba de nouveau de ses mâchoires
dans l’entonnoir.
Indy glissa dans les ténèbres et disparut dans le puits qui
s’ouvrait au fond de l’entonnoir. La sphère le suivait. Après
quelques mètres le boyau s’incurva et dans la lueur
tremblotante de sa lampe électrique il aperçut une petite trappe
ayant exactement la taille de la lune miniature. Il se tortilla,
saisit la boule d’ivoire et la serra contre lui comme un
quarterback face à une attaque de l’équipe adverse. Il savait
que la trappe déclencherait un nouveau déluge et cette fois,
coincé au fond du puits, il se noierait à coup sûr.
Il avait presque cessé de dévaler la pente du boyau quand
celui-ci s’inclina une fois de plus, et Indy se trouva projeté sur
ses mains et ses genoux dans une couche de boue et une
matière impossible à identifier qui tapissaient le sol d’une
nouvelle chambre, ou plutôt d’un puits profond. Jones redressa
le buste et examina ses paumes. La boue était chargée de très
fins éclats dos. Il s’essuya les mains sur son pantalon et ramassa
la lune en ivoire, qu’il plaça dans sa sacoche. Puis il noua les
deux morceaux de la lanière de cuir pour reconstituer une
sangle de fortune, qu’il passa à son épaule.
Ensuite il étudia les lieux.
De chaque côté de lui s’élevaient d’énormes cylindres
verticaux en pierre, qui à l’évidence devaient venir se coller
l’un contre l’autre sous la pression de l’eau pour écraser tout
intrus. Dominant le puits, sur un trône orienté de sorte qu’il
puisse contempler ce spectacle horrible, se tenait Qin.
L’empereur portait un pectoral d’armure et un casque ouvragé.
Des lambeaux de peau pareils à du cuir adhéraient encore à son
crâne, ainsi que quelques mèches de cheveux noirs. À ses pieds
reposaient les squelettes d’une demi-douzaine de concubines.
Le plafond était en forme de dôme, et son centre était percé
par une ouverture octogonale. Un symbole décorait chaque
facette, et Indy identifia les huit symboles utilisés dans le Yi
Jing, le Livre des Mutations.
Il grimpa au-dessus des roues mortelles et accéda à la
chambre proprement dite, où il s’arrêta devant Qin, qu’il salua
d’un doigt porté au rebord de son feutre.
— Quel ego, murmura-t-il. Mais tu as certainement prévu
une porte de sortie, juste au cas où ton cadavre reviendrait à la
vie. Après tout, tu étais un dieu…
L’Américain chercha avec la plus grande prudence, et il ne
tarda pas à trouver. Sur le côté droit du trône, à portée des
doigts rabougris de Qin, se trouvaient cinq leviers en bronze.
Indy s’agenouilla et les examina longuement. Selon toute
probabilité, l’un d’eux ouvrait le passage de secours vers
l’extérieur ; quant aux quatre autres, il y avait fort à parier
qu’ils déclenchaient des pièges mortels. Même si un intrus
parvenait jusqu’au trône de Qin, il n’avait que vingt pour cent
de chances de s’en sortir vivant.
Jones se releva et considéra les orbites vides de l’empereur.
— À quoi as-tu pensé ?
Les manettes 3 et 5, chiffres que Qin et ses contemporains
estimaient certainement divins, paraissaient représenter les
meilleurs choix. Mais laquelle des deux était la bonne ?
Indy consulta sa montre.
Le verre en était brisé, et les aiguilles s’étaient figées juste
avant 4 heures. Quand la montre s’était arrêtée, il n’avait déjà
plus beaucoup de temps, et il n’aurait pu dire depuis quand cela
s’était produit.
Il tendit la main vers le levier 5, suspendit son geste…
— Tu n’aurais pas voulu que ce soit aussi facile, fit-il à mi-
voix. Peut-être que le choix de la 3 ou de la 5 n’a aucune
importance. Peut-être que ce qui compte avant tout, c’est où l’on
se tient… ou plutôt, où l’on est assis.
Cinq grandes dalles entouraient le trône : deux devant, une
de chaque côté, et la dernière à l’arrière.
— Pousse-toi, mon vieux Qin.
Indy grimpa sur le trône et s’assit aussi doucement qu’il le
put sur ce qui avait été les cuisses de l’empereur. Un nuage de
poussière grise s’éleva du cadavre, et l’Américain grimaça. Il se
baissa, saisit fermement le levier numéro 5 dans sa main et tira.
Les dalles devant le trône se brisèrent avec un bruit pareil à
celui d’un piège qui se détend. Dans le même temps, l’orifice au
centre du dôme s’ouvrit. Un tressaillement saisit le trône quand
des tonnes de sable fin se déversèrent du plafond dans le puits
qui venait de se créer.
Puis le flot se tarit, et le trône commença à s’élever.
Au-dessus de lui, Indy aperçut le scintillement des étoiles
dans un ciel rosé. Sous lui, le vide sous le trône s’agrandissait à
mesure que le siège montait. Il lutta contre l’envie instinctive de
sauter à bas de son perchoir. Quoi qu’il arrive maintenant,
l’endroit le plus sûr de toute la tombe était sans aucun doute
celui où Qin était assis.
Le trône s’élevait selon un angle décentré de plusieurs
degrés, de sorte que malgré le sable l’ensemble allait jaillir par
la même ouverture.
Le siège gagnait en vitesse.
Il montait vers le dôme, déjà à six mètres du sol, et continuait
son ascension selon la même inclinaison. Indy sentit l’air frais
de la nuit, et il vit un Cercle de plus en plus grand d’étoiles dont
l’éclat pâlissait avec l’aube toute proche.
Le trône allait de plus en plus vite, et il parcourut les trente
derniers mètres du puits en quelques secondes seulement.
Soudain il jaillit du flanc de la montagne et avec une secousse
brutale s’immobilisa dans un nuage de poussière. Le crâne de
Qin se détacha de ses épaules, rebondit sur un accoudoir du
trône de jade et disparut sur le versant de la montagne.
Sous le choc, Indy fut propulsé hors de son siège, mais il
parvint à agripper le levier 5 au passage. Mauvais réflexe. Il
sentit le déclic mécanique, puis le trône se mit à redescendre
dans la montagne.
En contrebas il perçut une exclamation :
— Aï !
Une escouade de soldats japonais qui tenaient Lo en respect
avec leurs baïonnettes levèrent vers l’Américain des visages
stupéfaits devant le spectacle du trône de jade, ce qu’il restait
de l’empereur et Indiana Jones accroché à un levier dans le ciel
matinal. Lo profita de l’occasion pour fuir, et aucun des soldats
ne chercha à le retenir.
Indy avait le choix entre se trouver très probablement écrasé
contre le flanc de la montagne et, tout aussi probablement,
mourir de la main de ces soldats. Il opta pour la seconde
solution. Il lâcha prise et se laissa tomber aux pieds des
Japonais.
La montagne parut gronder, et le puits disparut. Et soudain la
porte circulaire par laquelle il était entré – et que Lo avait
remise en place avant l’arrivée de l’escouade – trembla et fut
aspirée à l’intérieur quand la tombe retrouva son différentiel de
pression.
Jones salua les soldats d’un sourire désabusé et d’une
formule en japonais :
— Ohio gozaimash’ta.
Un des soldats s’avança, baïonnette pointée, mais le chef de
l’escouade l’écarta d’un geste.
— Vous ne dites pas bonjour ! s’écria-t-il en anglais. Vous ne
dites rien ! Quel est votre nom ?
Indy resta silencieux.
— Quel est votre nom ?
— Vous venez de me dire de ne pas parler.
— Silence !
Le Japonais lui décocha un coup de pied dans les côtes
flottantes.
— Quel est votre nom ?
— George Washington, fit Indy.
— Debout.
Jones se releva.
Le chef de l’escouade lui prit le Webley dans son étui et le
glissa dans son ceinturon. Puis il saisit la sacoche et en sortit la
lune en ivoire. Il la brandit à bout de bras pour que ses hommes
puissent tous la voir.
— Eh, fit Indy, on est toujours en Chine, et cet objet
appartient aux Chinois !
— C’est maintenant la propriété de l’armée impériale
japonaise, répliqua l’autre. Vous vous êtes introduit en
Machukuo, imbécile d’Américain. Maintenant, vous êtes en
garde-à-vue pour vous aider à retourner chez vous en sécurité.
2
MAÎTRE SOKAI

La cellule était sombre, humide et très bien isolée. Depuis sa


capture sur le mont Hua, Indy n’avait rien vu d’autre que
l’arrière d’un camion de l’armée impériale et l’intérieur de la
prison, où on l’avait jeté en pleine nuit. Ils lui avaient tout pris,
y compris ses vêtements et ses papiers, et ne lui avaient rien
donné en retour qu’un uniforme à l’état de guenilles.
Le peu de lumière et d’air frais qui entrait dans la cellule
provenait de la petite fenêtre condamnée par des barreaux qui
soumit bien au-dessus de la tête du prisonnier. Il n’y avait
aucune installation électrique visible. Quand le soleil
descendait et que la clarté provenant de la fenêtre s’éteignait, la
cellule était plongée dans une obscurité totale jusqu’à l’aube.
Durant la nuit il y faisait très froid, et s’il pleuvait l’eau
éclaboussait l’appui de la fenêtre et venait tremper la paillasse
qui lui servait de lit.
Les latrines se réduisaient à une cuvette qu’on vidait une
seule fois par jour.
Indy n’avait pas la moindre idée de l’endroit où il se trouvait,
ni du sort que les Japonais lui réservaient. Il n’avait vu aucun
autre prisonnier. Les gardes lui apportaient un bol de riz froid
et un quart d’eau tiédasse deux fois par jour, et il leur était
presque reconnaissant de penser à seulement l’alimenter un
peu. Il les soupçonnait de ne le garder en vie que pour en
apprendre plus sur ce que contenait la tombe. Dans le cas
contraire, il était presque certain qu’ils l’auraient exécuté sur
place.
Au cinquième jour, deux soldats vinrent le traîner hors de sa
cellule. Ils différaient des gardes provinciaux peu éveillés qui
lui avaient apporté à manger jusqu’alors. Ceux-là avaient des
uniformes impeccables et les manières précises des soldats de
carrière. Le plus jeune était rasé de frais, avait des traits d’une
finesse exceptionnelle et la chevelure d’un noir de jais. Même
avec ces indices, il fallut un moment à Jones pour comprendre
qu’en réalité il était en présence d’une femme. Elle portait une
combinaison de vol en toile épaisse sur son uniforme, et à son
col Indy aperçut le ruban jaune et rouge réservé aux sous-
lieutenants. L’autre était un soldat au corps massif, plus âgé de
quelques années. Il avait le crâne rasé, la mâchoire lourde, et
ses yeux semblaient figés sur une expression perpétuelle de
mépris. Il portait la tenue sombre d’un adjudant, et à son bras
gauche était passé un brassard frappé d’un soleil levant. Tous
deux étaient coiffés de casquettes ornées d’une étoile dorée.
Quand ils le firent sortir dans le couloir, les autres gardes
s’écartèrent de leur chemin et saluèrent, sans oser les regarder
en face.
Ça, c’est mauvais signe, se dit Indy.
Ils menèrent leur prisonnier dans une pièce vide à
l’exception de deux chaises, d’une table et d’un banc en bois. Il
n’y avait aucune fenêtre, et la lumière provenait d’une lampe à
pétrole accrochée au plafond. Sa mèche aurait eu grand besoin
d’être changée, et la flamme était irrégulière et vomissait par à-
coups du carbone dans le globe sale et vers le plafond.
Les soldats firent asseoir Indy sur une des chaises puis se
placèrent au garde-à-vous derrière lui.
Sur le banc étaient disposés ses vêtements, sa sacoche, ses
papiers, son fouet, son revolver dans l’étui et même la lune en
ivoire. Les vêtements avaient été lavés et repassés.
Un homme vêtu d’un long trench-coat se tenait debout, de
l’autre côté de la pièce. Il était jeune, vingt-cinq ans peut-être,
de taille moyenne et mince, avec des yeux marron et des
cheveux noirs coupés très court. Ses joues étaient salies, et
même à cette distance Indy décelait l’odeur de carburant et de
fumée d’échappement qui imprégnait sa personne. À son cou
pendait une paire de lunettes d’aviateur sur une écharpe de
soie blanche. Il fumait une cigarette avec la nonchalance
étudiée d’un personnage principal dans un film d’Hollywood.
D’un signe, il congédia les soldats. Ceux-ci s’inclinèrent et
sortirent à reculons.
— Comment allez-vous ?
Il parlait anglais sans aucun accent.
— Pas trop mal.
— Ah. Bien.
L’homme prit un paquet de Lucky Strike dans la poche de
son trench-coat et le tendit à l’Américain.
— Je ne fume pas, dit Indy.
— Je m’en doutais, docteur Jones, fit l’homme. Je n’en ai
trouvé aucun indice dans vos affaires. Mais fumer est une sorte
de coutume, en prison. Une des rares libertés que les captifs
peuvent goûter.
La cigarette pendant au coin de sa bouche, l’homme grimpa
sur la chaise et régla la flamme de la lampe à pétrole, qui se mit
à brûler plus vivement, en dégageant moins de fumée.
Indy plissa les yeux sous ce surcroît subit de lumière. Il passa
la main sur son menton et sentit le chaume d’un début de
barbe.
— Si vous en veniez au fait ? dit-il.
L’autre sourit.
— Pardonnez-moi. C’est un peu bizarre, vous ne trouvez
pas ? Je me dois de vous présenter des excuses pour la façon
dont vous avez été traité. J’espère que l’escouade qui vous a
amené ici ne vous a pas trop rudoyé. Non ? Parfait. Je suis
maître Mishima Sokai. Je travaille pour le ministère des Affaires
étrangères.
— Vous êtes donc un espion.
— Oui, fit Sokai avec une évidente satisfaction. Et un très bon
espion.
— Alors vous pourrez m’expliquer pour quelle raison vos
sbires m’ont traîné jusqu’ici, dit Jones. Je suis professeur
d’archéologie à l’université de Princeton, et je menais des
recherches tout à fait légales sur le mont Hua quand…

Sokai leva une main pour l’interrompre.


— Veuillez ne pas élever la voix, dit-il d’un ton aimable. Je ne
me laisse pas facilement intimider, et j’en sais plus sur votre
compte que vos collègues du campus. Cette vie secrète que vous
menez est absolument fascinante. Où qu’aille le docteur Jones,
les ennuis semblent le suivre. Il ne peut s’agir d’une
coïncidence.
— Disons simplement que j’ai un certain talent pour les
ennuis.
— Certes, approuva Sokai, et je peux comprendre votre
besoin de discrétion.
— Puisque vous paraissez tout savoir de moi, pourquoi ne
pas me parler un peu de vous ?
Sans demander la permission, Indy tendit la main et prit ses
vêtements. Sokai éleva un sourcil mais ne fit rien pour
l’empêcher de se changer.
— En plus d’être considéré comme le plus grand maître
espion nippon par ceux qui sont en position de le juger, je suis
également pilote de chasse, un commandant chutai au sein du
24e Sentai de l’armée de l’air impériale.
— Et moi qui ai cru que ces lunettes n’étaient que
décoratives…
— Pour tout vous dire, être pilote présente bien des
avantages. Pas d’horaires de train ou de bateau à respecter, une
puissance de feu supérieure, et l’atout de reconnaissances
aériennes personnelles.
— Les fascistes paraissent tout particulièrement aimer les
avions, à ce que j’ai pu constater, commenta Indy. Qui sont les
deux types qui viennent de sortir ? Votre mitrailleur et votre
bombardier ?
— Non, ce sont les autres pilotes de mon chutai, répondit
Sokai. Le lieutenant Musasbi et l’adjudant Miyamoto. Nous
pilotons des chasseurs biplans Ki-10 Type 95. Le Type 95 peut
atteindre une altitude de dix mille pieds, avec une vitesse
maximale de trois cent soixante-dix kilomètres à l’heure, et il
est armé de deux mitrailleuses de 7,7 millimètres dans le nez.
— Vous n’avez pas une photo dans votre portefeuille ?
— J’apprécie l’esprit, mais seulement quand il est dosé,
déclara Sokai. Comme un enfant précoce, vous commencez à
user ma patience. Veillez à ne pas en abuser.
Il regarda froidement son prisonnier un moment, pour
souligner la menace implicite du propos, avant de continuer :
— Voyons, quelles sont les questions qu’on me pose,
habituellement ? Je parle parfaitement l’anglais parce que j’ai
fait mes études en Occident. Mon père était un étranger, un
gaijin, un diplomate. Ma mère ? Une geisha qui a eu le malheur
de tomber amoureuse de lui. Je suis né en 1904, le jour où il a
été exécuté pour espionnage pendant la guerre russo-japonaise.
Vous le comprenez donc, j’ai grandi comme un gaijin dans mon
propre pays. J’ai développé un certain goût pour les films, les
cigarettes et les vêtements américains.
— Mais pour ce qui est de la politique, vous êtes résolument
du coté de l’Empereur.
— L’Amérique n’est pour moi qu’un hobby, dit Sokai. Le
Japon demeure la terre de mes ancêtres. Par ailleurs nous
sommes du même côté. Nous ne sommes pas en guerre.
— Dites ça aux Chinois, railla Jones.
Sokai rit brièvement. Il laissa tomber le mégot de sa cigarette
au sol et l’écrasa sous le talon d’une chaussure cirée et brillante.
— La vie est un combat, dit-il. Je suis un étudiant du Bushido,
la voie du guerrier.
Il glissa la main sous le pan de son manteau et en sortit un
sabre de samouraï. Il le tint brandi devant lui à deux mains.
— Souvent les anciennes coutumes sont les meilleures, fit-il.
Cette lame a plus de cinq cent ans, et son fil est toujours le plus
acéré dont l’homme puisse rêver.
Indy voulut parler, mais Sokai le prit de vitesse :
— L’artisan qui l’a forgée lui a consacré dix ans de sa vie. Elle
ne l’a été qu’après la purification de l’atelier et des offrandes à
la déité qui habiterait la lame, laquelle a été tirée d’un unique
morceau de minerai de fer. La lame a été chauffée, martelée,
pliée et repliée à cinq mille reprises, et chaque fois elle a été
refroidie dans les neiges du mont Fuji afin de la tremper.
— J’ai déjà entendu cette histoire, dit Indy, qui s’était courbé
en avant et laçait ses chaussures.
— L’esprit qui pénètre la lame est le reflet de la piété de son
concepteur, poursuivit Sokai. Parfois, lorsque l’état mental de
l’artisan était entaché de sombres pensées, un esprit malfaisant
prenait possession de la lame. Mais on ne pouvait le savoir
qu’après qu’elle eut fait couler le premier sang.
— J’ai comme l’impression que vous avez déjà la réponse.
— La chose est connue depuis très longtemps, répliqua Sokai.
Il posa le bout de son pouce sur le tranchant, et un peu de
sang perla sur le métal brillant.
— Il ne faut jamais ranger une arme aiguisée sans qu’elle ait
goûté au sang. Sinon sa soif peut devenir inextinguible.
D’un mouvement coulé qui trahissait une longue pratique, il
fit glisser le côté non coupant de la lame le long du V formé par
son pouce et son index gauches afin de la guider dans son
fourreau, qu’il replaça sous son manteau.
Indy l’observa sans un mot.
— Je garde toujours ce sabre sur moi, dit Sokai. On ne peut
jamais dire quand surgira l’occasion de s’en servir.
— Je préfère des méthodes plus modernes, fit Indy en
tendant la main vers son Webley.
— Allez-y. Il est vide, bien sûr.
Jones ouvrit le barillet. Sokai n’avait pas menti, évidemment.
Il referma l’arme et la plaça dans son étui, où son poids familier
pressa sur sa hanche.
— Et ça ? interrogea Sokai qui ramassa le fouet sur le banc.
Vous ne considérez certainement pas que c’est moderne ? Les
esclaves ont subi la morsure du fouet depuis toujours. Un choix
très bizarre.
Il lui lança le fouet, qu’Indy attrapa au vol.
— Il arrive que les esclaves retournent le fouet contre leur
maître, dit l’Américain.
— Un idéaliste ! C’est très… rafraîchissant.
— Qu’est-ce que vous voulez ? dit Jones en mettant son
chapeau.
Sokai prit la lune en ivoire.
— Ça vient de la tombe de Qin.
— Si vous le dites…
— Vous ne vous demandez pas comment les astronomes de
Qin ont pu savoir que la lune était ronde ? Et cette façon très
détaillée dont ils ont gravé les cratères et les mers sur la face
cachée ? Nous ignorons toujours à quoi elle ressemble. Elle ne
nous donne jamais cette face à voir.
— Venez-en au fait.
— Je ne suis pas seulement à la recherche d’un trésor,
docteur Jones, déclara le Japonais en plaçant la sphère dans la
sacoche de son prisonnier. Je suis à la recherche du pouvoir.
D’un savoir très ancien. La magie. C’est une force que toutes les
cultures avant nous comprenaient. Jadis les samouraïs, par
exemple, étudiaient plus que l’art de la guerre. Ils cultivaient
aussi leurs talents pour la peinture, la musique, la littérature, le
jeu des forces positives et négatives dans l’univers, et
l’utilisation d’incantations et de sortilèges. Les soldats m’ont
raconté comment vous avez surgi de l’intérieur de la montagne.
Quelque chose comme le fantôme de l’empereur qui vous aurait
jeté à leurs pieds ?
Indy enfila son blouson.
— Ils devaient être ivres. J’étais tellement excité après avoir
trouvé cette sphère d’ivoire que j’ai trébuché en descendant de
la montagne pour montrer ma trouvaille à mon guide. C’est
tout.
Il ôta son chapeau, en épousseta le bord et le glissa dans sa
sacoche, dont il passa la bretelle à son épaule.
— Vous vous préparez à partir ? s’enquit Sokai.
— Ce n’est pas ce que vous feriez, à ma place ?
L’autre se baissa et ramassa une petite caisse en bois de la
taille d’un carton à chapeau qu’il déposa sur le banc. Elle était
peinte en noir et sa partie supérieure était munie de charnières
et cadenassée. Sokai pécha une clé dans sa poche et ouvrit le
couvercle.
Il poussa la boîte vers Indy.
— Déjà vu une de ces choses ?
À l’intérieur se trouvait un objet en forme de casque en fer,
apparemment très ancien.
— On l’appelle le casse-noix, expliqua Sokai. Eh oui, c’est
pour faire craquer les noix les plus dures, ajouta-t-il en se
tapotant le crâne d’un doigt.
— Très joli, lâcha Jones.
— Comme je l’ai dit, les vieilles méthodes sont souvent les
meilleures.
Il sortit l’objet de la caisse. Il avait de grosses vis qui
saillaient là où devaient se trouver les yeux, les oreilles et la
bouche. Les deux moitiés se refermaient par un goujon qu’on
glissait dans le fermoir par en haut. Sokai ôta la broche et
ouvrit les pans du casque pour montrer les pointes filetées à
l’intérieur. Elles étaient noircies par le sang séché.
— Et vous avez l’intention de vous servir de ça sur moi ? dit
Jones.
— S’il le faut. Mais j’espère que nous n’en arriverons pas là.
— Je ne compterais pas trop dessus, à votre place.
— Très amusant, grinça Sokai. Et très courageux, alors que
vous risquez de devenir progressivement sourd, muet et
aveugle. Ah, je vois que j’obtiens enfin toute votre attention.
Voici comment fonctionne cet engin. Tout d’abord une pointe
perce un tympan, puis une autre le second. Ensuite c’est la
langue qui est transpercée. Enfin, parce que la plupart d’entre
nous portent plus de prix à la vue qu’aux autres sens, on crève
un œil, avant de plonger la personne interrogée dans l’obscurité
totale. Mais il ne faut pas désespérer. En général, les noix les
plus résistantes craquent avant ce stade.
Il posa sur Indy un regard faussement amical.
— Vous pouvez aussi vous éviter tous ces désagréments en
me révélant tout simplement les secrets de la tombe de Qin. Je
tiens beaucoup à y entrer et en ressortir vivant, comme vous
l’avez fait, selon toute vraisemblance.
— Allez vous faire voir.
Sokai rappela ses pilotes. Quand ils entrèrent, il leur parla à
mi-voix, en japonais.
— Hai, firent-ils, et ils s’inclinèrent avec raideur avant de se
mettre au travail.
Chacun saisit un bras d’Indy et le tordit en arrière pour lier
les poignets derrière son dos.
— Qu’y a-t-il ? demanda Sokai quand il fut évident qu’ils ne
parvenaient pas à leurs fins.
— Le gaijin est fort, se plaignit le lieutenant Musashi.
— Comment ça, fort ? Il a vingt ans de plus que vous et il ne
mange que les rations de prison depuis près d’une semaine !
— Oui, Sokai Sensei, dit-elle. Nous allons redoubler nos
efforts.
Dans la lutte le lieutenant perdit son couvre-chef et une
cascade de cheveux noirs et soyeux s’abattit sur ses épaules.
— Pourquoi cet air étonné ? railla Sokai. Vous n’avez pas
trouvé que le lieutenant avait les traits d’une finesse curieuse,
et que sa voix était un peu trop féminine ?
— Je savais que c’était une femme, répliqua Indy, mais
j’ignorais qu’elle était aussi jolie.
Sokai claqua des doigts.
Miyamoto frappa Jones derrière la tête de son poing, assez
fort pour que le prisonnier voie des étoiles. L’adjudant repoussa
Indy sur sa chaise et saisit ses poignets, qu’il ramena en arrière.
Le lieutenant les ligota prestement.
— Bien, fit Sokai qui s’approcha. Tenez-lui la tête.
Il ouvrit le casse-noix, dévissa les pointes et referma l’engin
de torture sur la tête de Jones pendant que les autres
l’immobilisaient. Indy résista jusqu’à ce que le casque soit
fermé. Au moindre mouvement il sentait les pointes effleurer
ses paupières, ses oreilles et sa lèvre inférieure. Il se rendit très
vite compte que la seule direction dans laquelle il pouvait
bouger la tête sans dommage était en arrière.
— Voilà, dit Sokai. Tout est en place. Êtes-vous à l’aise,
docteur Jones ?
— Non, grommela Indy.
— Bien sûr ! Qui le serait, dans ces circonstances ?
Les soldats s’écartèrent. L’espion japonais passa derrière la
chaise et posa une main sur la tête de la vis qui devait
s’enfoncer dans l’oreille droite. Il la tourna lentement.
— Voilà comment tout commence, dit-il. Avec l’appréhension
d’une souffrance qui n’est absolument pas indispensable. Le son
de la vis qui tourne, suivi de la sensation de la pointe qui touche
l’extérieur de votre oreille… Ah, vous avez tressailli, j’imagine
donc que vous avez senti le contact. Ensuite il y aura ces
horribles secondes d’attente durant lesquelles la pointe entrera
dans le conduit auditif et progressera vers la membrane si
fragile du tympan. Et quand celui-ci cédera, vous éprouverez
une douleur abominable et il vous semblera entendre comme
un rugissement. Avouez que c’est assez ironique, pour une
oreille qui devient définitivement sourde.
— Vous prenez un peu trop de plaisir à faire ça, voulut dire
Indy sans se couper la lèvre ni enfoncer un peu plus la pointe
dans son oreille droite, mais il ne parvint à prononcer que des
syllabes inintelligibles.
— Désolé, dit Sokai. Vous avez eu votre chance de…
Indy détendit la jambe droite et le talon de sa chaussure
accrocha le rebord du banc qui sous le choc fut projeté en l’air.
Son extrémité percuta la lampe et fit exploser le globe de verre.
La flamme s’éteignit tandis que du pétrole arrosait toute la
pièce.
L’obscurité fut quasi immédiate.
Indy se renversa en arrière. La chaise bascula et il heurta
Sokai en pleine poitrine avec l’arrière du casque. Le souffle
coupé, le Japonais s’écroula avec un hoquet.
L’oreille droite de Jones était emplie d’un carillonnement
douloureux et il sentait le sang qui coulait dans son cou, mais il
n’avait pas le temps de s’apitoyer sur son sort. Il libéra ses bras
du dos de la chaise, puis ramena la tête en avant, menton contre
la poitrine, avant de la secouer frénétiquement. Le goujon glissa
hors de son logement et le casque tomba au sol avec un
claquement sec.
Les soldats appelaient leur chef dans l’obscurité.
Sokai essayait toujours de reprendre son souffle, mais il avait
tendu les mains devant lui et cherchait le prisonnier.
Indy se remit debout. Il se colla dos au mur, afin de pouvoir
se servir de ses mains pour tâtonner et trouver la porte.
Dans les ténèbres, une des mains de Sokai se referma sur sa
jambe.
Jones voulut se dégager d’un coup de pied, mais il n’y parvint
pas. Dans la lutte la corde qui liait ses poignets céda, et il
décocha un coup de poing à l’aveuglette, là où il estimait que le
visage du maître-espion se trouvait. Il fut récompensé par le
choc sourd de ses phalanges qui écrasaient une face invisible.
Mais cela n’arrêta pas Sokai. Il saisit à deux mains le poing
d’Indy, tourna le poignet et bloqua le coude. L’instant suivant il
avait plaqué l’Américain à plat ventre sur le sol et le
chevauchait. Avec un tel adversaire sur lui, Indy ne pouvait pas
l’atteindre de son poing droit. Ses doigts touchèrent un pied de
chaise brisé.
Il frappa d’un coup large, et son arme improvisée fut juste
assez longue pour toucher le menton du Japonais. La tête
rejetée en arrière, Sokai lâcha prise et oscilla un instant avant
de s’écrouler en avant – directement dans le casse-noix ouvert
sur le plancher.
Indy ne vit rien de ce qui se produisit, mais il fut choqué par
le bruit, pareil au son humide d’un pic à glace transperçant une
pastèque.
Le lieutenant Musashi comprit instantanément ce que cela
signifiait.
— Je suis aveugle, dit Sokai d’un ton presque calme, comme
si c’était le globe oculaire d’une autre personne qui venait d’être
empalé sur une pointe de fer rouillé.
L’inquiétude de Musashi pour son maître se transforma
aussitôt en soif de vengeance.
— Stop ! ordonna-t-elle, et le canon de son pistolet semi-
automatique chercha Indy dans le noir, à droite puis à gauche.
Une seconde avant la détonation, Jones sut d’instinct qu’une
arme était pointée sur lui. Et il se colla au plancher. Le bruit fut
assourdissant dans l’espace confiné de la petite pièce, et le jet
orangé figea leurs positions respectives comme le flash d’une
photographie : Sokai au sol avec le masque attaché à son visage
telle une chose vivante, Miyamoto genoux fléchis et jambes
écartées, en position de combat, mais sans savoir dans quelle
direction frapper, et le lieutenant avec un Mauser modèle 1914
braqué devant elle avec les deux mains. La balle alla se ficher
dans le mur derrière Indy, puis la pièce retomba dans
l’obscurité.
Le lieutenant Musashi tira encore deux fois. Le deuxième
projectile rata sa cible, mais le troisième toucha Jones à l’épaule
gauche. La force de l’impact le rejeta contre la porte et dans le
couloir. Une douleur fulgurante incendia son bras de la
clavicule à l’extrémité des doigts.
Il se releva en se débarrassant des débris de la porte et fonça
en titubant dans le couloir. Celui-ci se terminait sur une fenêtre
munie de barreaux, devant laquelle trois gardes se tenaient. Ils
s’enfuirent quand ils virent Musashi qui sortait de la pièce et
braquait l’automatique vers eux.
Elle visa posément le centre du dos d’Indy et pressa la
détente. Mais rien ne se produisit : son arme s’était enrayée.
Le fugitif replia le bras droit devant son visage et plongea à
travers la fenêtre. Les barreaux cédèrent dans un déluge de
particules de vieux mortier et de verre brisé.
Musashi débita un chapelet de jurons en anglais et jeta au
loin l’arme étrangère inutile, dans un geste d’écœurement. Elle
aboya des ordres aux gardes, afin qu’ils forment une escouade
et se lancent à la poursuite de l’Américain. Puis elle leur hurla
de faire venir le premier médecin disponible et d’appeler le
meilleur de la province.
Ils la regardèrent sans réagir, l’air abasourdi.
Elle répéta ces ordres en japonais, encore plus rageusement
que la première fois. Puis elle retourna dans la pièce où
Miyamoto tenait dans ses bras Sokai.
— Il est mort ? demanda-t-elle.
L’adjudant fit non de la tête.
— Mais c’est tout comme, dit-il.
3
LE NUMÉRO DE LA CORDE MAGIQUE

Indy tomba dans la rue boueuse qui longeait la prison et


voulut rouler en avant, mais son épaule blessée l’en empêcha et
il resta sur le dos. Son bras lui élançait et était engourdi en
même temps, comme votre pouce lorsque vous le frappez avec
un marteau en essayant d’enfoncer un clou. Il ne pensait pas
que la balle avait touché un os, mais il n’avait aucun moyen
d’en être certain. Avec une grimace il cala son bras plié à
l’intérieur de son blouson, en laissant la manche vide.
Puis il se releva et se mit à courir.
Le soir tombait et il se fondit dans les ombres qui se
massaient sous les pignons d’un entrepôt désaffecté au bout de
la rue. À l’exception de deux poules qui caquetèrent de fureur
pour avoir été aussi impoliment dérangées, il ne croisa aucun
autre être vivant.
Des affiches en chinois et en français clouées à la palissade
déclaraient l’entrepôt réquisitionné par l’armée impériale,
propriété de l’Empereur, et avertissaient que tout intrus serait
abattu. Indy eut quelques difficultés à escalader le rempart de
planches, et quand il se laissa chuter de l’autre côté il perçut le
martèlement sourd de bottes qui dévalaient la rue.
L’intérieur de l’entrepôt était pareil à une immense caverne,
et des pigeons roucoulaient dans les chevrons. Jones avança
rapidement dans l’obscurité, trouva une porte à l’arrière du
bâtiment, la força d’un coup de son épaule valide et se retrouva
à l’extrémité d’une ruelle étroite et tortueuse.
Elle abritait des dizaines de familles déplacées par les
Japonais, et il dut louvoyer entre les marmites, les caisses, et se
baisser pour éviter les cordes à linge. Une fois il se plaqua
contre le renfoncement d’une porte quand une escouade de
soldats passa à l’intersection d’une rue proche, et il se barra les
lèvres de l’index pour demander le silence à une famille qui
vivait dans une grande caisse et mangeait des bols de riz froid.
Il était évident qu’il s’enfonçait dans la partie la plus
ancienne de la ville, mais il ignorait toujours de quelle ville il
s’agissait. Quand il demanda où il se trouvait, ceux qui osèrent
répondre ou s’enquérir de la gravité de sa blessure le firent
dans un dialecte qu’il ne comprenait pas. Il continua donc sa
progression, avec l’espoir de découvrir un panneau ou tout
autre signe qui le renseignerait et lui donnerait une idée de la
direction la plus sûre à prendre. Mais chaque pâté de maisons
ressemblait au précédent, à la seule différence qu’il devenait de
plus en plus peuplé et difficile à parcourir au trot.
Épuisé, Indy ralentit sa fuite et se mit à marcher.
Un soldat japonais sur une moto s’arrêta au croisement de la
rue que Jones venait de traverser. Le moteur tournait au ralenti
tandis qu’il pointait la fourche à droite et à gauche pour scruter
les lieux grâce au phare de son engin. Le faisceau lumineux
révéla les traces de sang perdu par Indy. Le soldat cria en
japonais, klaxonna furieusement pour avertir ses compagnons,
puis il fit vrombir son moteur et propulsa la moto dans la
ruelle. Les réfugiés s’écartèrent précipitamment.
Indy entendit le vacarme et s’élança de nouveau.
Le motocycliste fonçait dans la ruelle, en arrachant les
cordes à linge et en renversant les marmites. Finalement une
corde plus résistante que les autres refusa de céder, et il fut
brutalement arraché de son siège.
Indy déboucha sur une grande place publique du vieux
quartier. Mille personnes peut-être s’étaient rassemblées là,
épaule contre épaule, pour assister au spectacle qui se déroulait
au centre de la place, sur une scène mobile installée sur une
antique charrette à plateau. Des lanternes suspendues et une
rampe constituée de bougies servaient d’éclairage.
Une femme blonde vêtue de noir, avec l’habituel assortiment
de symboles ésotériques brodés sur sa robe, récitait un
boniment de prestidigitatrice en anglais. Elle avait pour
assistante une fille brune de quelque seize ans. L’adolescente
portait une ample tenue de soie jaune et était coiffée d’une
casquette à glands ornée de clochettes minuscules.
La magicienne s’interrompait toutes les trois phrases pour
laisser le temps à un traducteur chinois de résumer plus ou
moins bien son propos dans le dialecte local.
Indy se faufila dans la foule.
La magicienne pointa un doigt vers la droite. Il y eut une
petite détonation qui fit tressaillir Indy malgré lui, et une
écharpe rouge apparut dans une bouffée de fumée. La femme
blonde tendit le bras vers la gauche. Un autre claquement sec,
et une écharpe verte retomba en flottant.
— Notre spectacle vous plaît ? demanda la magicienne.
Le traducteur posa la question au public.
Il y eut quelques maigres applaudissements et le son de
cannes qu’on frappait sur le sol.
— Eh bien, le meilleur est encore à venir ! promit-elle. Et
merci de montrer votre reconnaissance par ce que vous pouvez
offrir, un peu d’argent, de nourriture, ou un bon vœu si
nécessaire. Pendant que mon assistante Mystery passera avec la
corbeille, permettez-moi de vous parler un peu de notre famille.
Elle se tut pour laisser l’interprète répéter en chinois.
Indy remarqua que des soldats japonais commençaient à
arriver autour de la place. Il avança encore dans la foule
compacte, en direction de la scène.
— Je m’appelle Faye Maskelyne, et nous appartenons à la
première famille de magiciens au monde. Ceux d’entre vous qui
ont visité Londres nous connaissent certainement de
réputation, et ceux qui n’en ont pas encore eu le plaisir
assisteront ce soir à quelques-unes de nos illusions les plus
célèbres. Mais, allez-vous demander, pourquoi une maîtresse de
la magie et son assistante très compétente font-ils une tournée
dans des coins aussi perdus, pour ne rien gagner ou presque,
alors qu’elles pourraient amasser une fortune et connaître
l’adulation des foules tout en profitant du confort de leur foyer
ancestral ?
Le traducteur eut un peu plus de difficultés avec ce passage.
— Je vais vous le dire, continua Faye. La réponse se trouve
dans cette photographie que Mystery porte dans son panier.
Regardez-la bien, mes amis, et dites-lui si vous avez déjà vu cet
homme. Son nom est Kaspar Maskelyne, et c’est le père de
Mystery. Et, bien sûr, mon mari.
Les Japonais avaient encerclé la place. Musashi grimpa sur le
capot d’un camion pour avoir une meilleure vue. Ses cheveux
étaient toujours défaits, et elle dirigeait les recherches en
brandissant le sabre de Sokai.
— Kaspar Maskelyne est arrivé dans l’Orient mystérieux il y
a quatre ans, pour trouver un livre recelant un savoir secret
dont parlait l’ancien érudit arabe Ibn Battuta.
Faye claqua des doigts et un livre apparut dans l’air, loin au-
dessus des têtes des spectateurs.
— Ce livre – le légendaire Livre de l’Omega – contient le
résumé de la vie de chaque personne qui ait jamais vécu sur
cette terre, et tous les secrets de la nature. Toutes les religions y
font référence. On lui donne des noms divers, mais c’est
toujours le même ouvrage. Et on ne peut le découvrir qu’à l’aide
du Bâton d’Aaron.
Faye claqua des doigts encore une fois, et le livre disparut.
Dans le même temps un bâton se matérialisa dans un nuage de
fumée sur la scène. Un serpent était enroulé autour de lui.
— Ce même bâton que Moïse a transformé en serpent devant
les magiciens de Pharaon, ce même bâton qui fait s’abattre les
sept plaies sur l’Egypte, et qui a ouvert les eaux de la mer
Rouge. Le premier bâton de magicien !
Faye frappa dans ses mains. Le serpent disparut et un
amandier en fleur le remplaça. Le traducteur avait toutes les
peines du monde à ne pas prendre de retard. Quant à la foule,
elle semblait désorientée.
— Vous connaissez tous Moïse, n’est-ce pas ? demanda Faye.
Le bâton qui se transforme en amandier dans le désert ? Très
bien, poursuivons. Vous avez tous entendu parler du Tour de la
Corde, non ? Annonce le Tour de la Corde, toi !
Le traducteur s’exécuta, et un murmure d’approbation
parcourut la foule.
Mystery déposa le panier aux pieds du traducteur et remonta
sur scène.
— Notre vieil ami Ibn Battuta se surnommait le Voyageur, dit
Faye, et avec raison puisqu’en 1355 il a rendu visite à la cour du
Grand Khan. C’est là que Battuta a vu pour la première fois ce
qui est devenu le tour de magie le plus célèbre : le Tour de la
Corde.
Mystery traîna une malle énorme au centre de la scène. Elle
l’ouvrit, en sortit une petite lance et l’extrémité d’une corde. Elle
noua celle-ci à la partie centrale de la hampe, puis attendit.
— Nombreux sont ceux qui tout au long des siècles ont tenté
de reproduire le miracle qui s’est produit cette nuit-là, à la cour
du Khan, mais personne n’y est parvenu. Jusqu’à aujourd’hui.
Lors de nos innombrables voyages, nous avons appris la magie
noire nécessaire pour le réussir, et nous sommes heureuses de
vous le présenter maintenant.
Mystery lui tendit la lance.
Faye pivota et projeta l’arme dans les airs. La lance disparut
dans l’obscurité. La corde se déroula derrière elle, puis resta
suspendue.
Les spectateurs s’exclamèrent.
Les soldats fendaient la foule dans un mouvement lent et
concerté qui acculerait bientôt Indy contre la scène. Faye
remarqua les uniformes avançant dans la multitude immobile,
mais elle continua son numéro.
— Un ogre vit dans les nuages, annonça-t-elle. Il est le
gardien d’un trésor immense. Il a fait le serment de mettre en
pièces quiconque voudra le voler. Mais toi, mon assistante si
agile, tu vas relever ce défi.
Mystery eut un mouvement négatif de la tête.
— Grimpe ! commanda Faye en désignant la corde.
Mais la jeune fille ne voulait rien savoir.
Avec une mimique d’exaspération Faye regarda la foule. Elle
pointa l’index sur la corde et ordonna une fois encore à son
assistante d’y grimper.
Mystery recula de trois pas.
Faye sortit alors une baguette de sous un repli de sa tenue et
la braqua sur son assistante. Elle marmonna quelques mots qui
ressemblaient à du latin de cuisine et Mystery fit mine d’être
irrésistiblement attirée en avant. Elle monta dans la malle,
saisit la corde à deux mains et se mit à y monter. Son ascension
était d’autant plus spectaculaire qu’elle ne se servait pas de ses
jambes pour progresser.
— Athlétique, pas de doute, murmura Indy.
Deux des soldats étaient maintenant assez proches de lui
pour le toucher.
Faye pointa de nouveau sa baguette.
Dans une bouffée de fumée l’assistante disparut au sein des
ténèbres. Au même instant, Jones se glissa sous la charrette et
passa de l’autre côté à croupetons. Quand il se redressa, un
autre soldat lui faisait face.
Il replongea sous la charrette.
Au-dessus de lui, Faye appelait d’un ton solennel son
assistante, et Mystery lui répondit d’une voix qui paraissait très
lointaine. Puis il y eut le bruit d’une lutte terrible, des cris et le
crissement de vêtements déchirés, et quelques lambeaux de
soie jaune retombèrent en virevoltant sur la scène. Plusieurs
étaient maculés de taches de « sang », et Faye en ramassa un
qu’elle examina d’un air attristé. Puis elle se mit à réciter une
formule incompréhensible avec une intensité croissante, tout
en faisant décrire des cercles lents à sa baguette.
Il faisait très sombre sous la charrette. Accroupi, Indy
attendait de voir ce que les soldats allaient faire quand
quelqu’un le bouscula.
Tous deux s’écartèrent, également surpris.
— Qui êtes-vous ? dit une voix féminine.
— Et vous, qui êtes-vous ? rétorqua Jones.
— Je suis l’assistante, répondit Mystery en le contournant.
Vous n’avez rien à faire ici. Allez-vous-en.
— Je me cache de ces soldats, expliqua Indy.
— Je les ai vus.
La jeune fille approcha d’une trappe ouverte dans le plateau
de la charrette, exactement sous la grande malle d’où elle avait
tiré la corde.
— Désolée, monsieur, mais j’ai un numéro à terminer.
Au-dessus d’eux, la litanie en faux latin avait cessé.
— C’est le signal pour moi, dit-elle en grimpant dans la malle.
Bonne chance.
Il y eut une explosion, l’habituel petit nuage de fumée, et elle
sauta hors de la malle sur scène, ressuscitée.
— Bonne chance…, grogna Indy alors que les soldats
commençaient à ramper sous la charrette.
Les Maskelyne avaient du succès en Mandchourie. La foule
les acclama, applaudit et frappa des pieds. Faye saisit la main de
Mystery et toutes deux saluèrent en une longue révérence.
Puis le public s’exclama de nouveau quand Indy sortit à son
tour de la malle magique, suivi par les têtes de deux soldats
éberlués.
— Désolé, dit Jones en refermant le coffre avant de s’asseoir
dessus.
— Pas la peine, dit Faye devant l’hilarité des spectateurs. Ils
ont l’air d’aimer les gags les plus lourds. Mais vous saignez ?
Vous êtes gravement blessé ?
— Je survivrai, affirma Indy en pesant de tout son poids sur
la malle pour empêcher les soldats de l’ouvrir. Enfin, j’espère.
— Silence ! hurla le lieutenant Musashi depuis le capot du
camion où elle était toujours perchée. Arrêtez l’Américain. C’est
un criminel. Vous, là, sur la scène.
— Nous ? dit Faye.
— Arrêtez-le !
— Que voulez-vous que nous fassions ?
— Saisissez-vous de lui, retenez-le.
Impossible, répondit Faye. Il ne fait pas partie de notre
spectacle.
— Alors vous serez jetées en prison avec lui.
Musashi sauta sur le sol et la foule s’écarta devant elle et le
sabre nu qu’elle brandissait.
Indy menait une bataille perdue d’avance sur la malle, car
cinq soldats poussaient maintenant pour l’ouvrir.
— La corde, lui dit Mystery dans un souffle. Elle est attachée
à un filin accroché aux toits des maisons de chaque côté de la
place.
— Je ne crois pas être en état de grimper.
— Vous feriez mieux d’essayer quand même, intervint Faye
avec un sourire tout en saluant encore une fois la foule.
Mystery, pourquoi tu ne l’aiderais pas ?
La jeune fille sourit au public et vint se percher sur la malle à
côté d’Indy, avant de se baisser et de fermer le verrou.
— Il y a un truc, expliqua-t-elle. Un contrepoids, à l’autre
bout. Quand je déclencherai le câble, vous allez vous envoler
comme un oiseau.
Elle prit l’extrémité pendante de la corde et la noua sous les
aisselles de Jones.
— Et vous deux ? s’enquit-il.
— Ne vous en faites pas pour nous.
— Je vais rester ici et les affronter, laissez-moi…
— Combien pesez-vous ?
— Quatre-vingt-cinq kilos, dit-il.
— Dommage, soupira-t-elle.
— Pourquoi ?
— La corde est conçue pour soixante-quinze kilos.
Mystery se plaça sur le levier derrière la malle afin de
déclencher le câble. Indy s’éleva gracieusement dans les airs et
disparut dans les ténèbres au-dessus de la scène.
— Abattez-le ! s’écria le lieutenant Musashi.
Déconcertés, les soldats pointèrent leurs fusils vers les
ténèbres mais ne tirèrent pas. Aucune cible n’était plus visible,
et ils ne pouvaient se résoudre à user de leurs armes au hasard
dans un endroit grouillant de monde.
— Qu’attendez-vous ? dit Musashi en sautant sur la scène.
Tirez en l’air !
— Mais, lieutenant, bafouilla un sergent, nous n’avons aucun
éclairage. Cette place est bondée, et toutes les maisons alentour
sont occupées, elles aussi.
— Vous avez hésité trop longtemps, grinça Musashi.
L’Américain a eu le temps de s’échapper. Rassemblez vos
hommes et fouillez les toits. Ensuite, sergent, vous viendrez me
voir pour connaître la sanction disciplinaire que vous méritez.
— Oui, lieutenant.
— Vous, là, et vous, fit-elle à l’adresse de deux soldats proches
d’elle, arrêtez cette femme et son singe savant. Coupez un peu
de corde pour leur attacher les poignets. Elles seront conduites
à la prison de la province et accusées d’avoir aidé à la fuite d’un
ennemi de l’Empire.
Mystery tendit les mains devant elle, mais les soldats les
ramenèrent dans son dos et les ligotèrent avec un mètre de
corde.
La jeune fille s’esclaffa.
— C’est trop lâche, dit-elle. La corde va tomber toute seule.
Vous devriez faire des nœuds plus serrés.
L’interprète, qui se tenait toujours raide comme un piquet
sur un côté de la scène, traduisit.
Les soldats ne dissimulèrent pas leur incrédulité, mais ils
refirent les nœuds. Tous deux avaient le visage crispé tant ils
forçaient pour mieux ligoter la jeune fille, mais pendant qu’ils
se félicitaient mutuellement de leur œuvre Faye glissa les mains
dans ses larges poches et prit une bombe fumigène dans
chacune.
Ils se tournèrent vers Faye. Avant qu’ils l’aient atteinte,
Mystery siffla pour attirer leur attention.
— Eh, les gars, fit-elle en tendant la corde dénouée dans sa
main droite. Vous ne voulez pas recommencer ? Vous ne savez
vraiment pas y faire. Je vous avais bien dit qu’elle se déferait
toute seule.
Cette fois les soldats n’eurent pas besoin du traducteur pour
comprendre. L’air furieux, ils revinrent auprès de Mystery.
Faye lança les bombes fumigènes.
La scène s’enveloppa d’une fumée dense.
Quand elle se dissipa, Faye et Mystery avaient disparu, de
même que le panier contenant la photographie et la majorité de
leurs accessoires. Elles n’avaient laissé derrière elles que
l’énorme malle magique… et les deux soldats attachés ensemble
par les mains.
Musashi chassa la fumée devant son visage. Elle regarda
fixement la malle, barra ses lèvres de l’index dressé et s’avança
sur la pointe des pieds. Tenant le sabre de Sokai à deux mains,
elle plongea violemment la lame à travers le couvercle de la
malle. Quand elle la retira, le métal brillant était taché de rouge.
— Ah ! fit-elle, triomphante.
Elle passa le pouce sur le fil de l’arme et goûta la substance
écarlate.
C’était doux et fort.
Elle ouvrit la malle. Vide. Le sabre avait transpercé une
poche en plastique emplie de ketchup et collée au couvercle de
la malle. Les Maskelyne s’en servaient pour figurer le sang lors
du combat avec l’ogre.
Musashi jura en trois langues différentes.

***

Pendant que Musashi et ses soldats continuaient à fouiller la


place et les toits avoisinants, les Maskelyne montaient à bord
d’un cargo à huit cent mètres de là. Elles soutenaient Indy
affaissé entre elles pour l’aider à gravir la passerelle
d’embarquement.
— Quelle est cette ville ? demanda-t-il.
— Luchow.
— Un port anciennement colonie française, dit-il.
— Eh bien, au moins il connaît sa géographie, commenta
Mystery.
— Dites au revoir à Luchow, monsieur, déclara Faye quand le
trio atteignit le pont du bateau.
— Où allons-nous ? voulut-il savoir.
— Ça a vraiment de l’importance ?
— Vous avez raison. N’importe où, ce sera toujours mieux
qu’ici.
Faye s’adressa à sa fille :
— Il a perdu beaucoup de sang. Il faut trouver de l’aide.
Le capitaine du Divine Wind était accoudé au bastingage et
fumait une cigarette russe. Il avait observé leur arrivée sans
bouger.
— Des ennuis ? demanda-t-il calmement.
— À votre avis, Snark ? répliqua Faye.
— J’espère seulement qu’ils ne vous suivront pas jusqu’ici,
fit-il.
— Vous avez dit que si un jour nous avions besoin d’un
service, nous pourrions compter sur vous. Eh bien, c’est le cas
ce soir. Où est ce vieil ivrogne que vous appelez le médecin du
bord ?
— En bas.
— Faites-lui avaler un peu de café, dit Faye. Nous allons avoir
besoin de lui.
— Comme vous voudrez.
D’une pichenette Snark envoya sa cigarette dans l’eau et eut
un mince sourire.
— Oh, à propos : on ne fume pas à bord pendant ce voyage,
précisa-t-il.
— Je n’en avais pas l’intention.
— Vous connaissez ce type ? demanda Indy d’une voix
pâteuse.
— Hélas oui, dit Faye. C’est une longue histoire, mais Snark
m’a battue dans une partie de cartes à Taipei. Mystery servait,
et elle aurait dû me donner une main gagnante. Mais ce soir-là
elle avait un léger problème pour compter.
— Mère…, fit la jeune fille d’un ton de reproche.
— Snark est un brigand, mais tout s’est bien passé. Nous
avons passé deux semaines à lui apprendre tous les tours de
cartes que nous connaissions, et en échange il nous a expliqué
quels officiels soudoyer dans quelles villes, pour rechercher
Kaspar.
— Des problèmes avec l’armée ? interrogea le capitaine.
— Cet homme s’est évadé de prison.
— C’est un marin, à présent, décréta Snark. Un matelot
australien du nom de Smith. Blessé dans une bagarre à
l’Orchidée.
— À quelle heure levez-vous l’ancre ?
— Avec la marée, répondit-il, et il consulta sa montre. Dans
deux heures environ.
— Nous ne pouvons pas partir maintenant ?
— Non. Nous avons déjà rempli les papiers avec la
capitainerie du port. Partir plus tôt attirerait l’attention sur
nous, à coup sûr. Et puis, il nous faut la marée haute pour
passer ces rochers, là-bas. Nous sommes trop bas sur l’eau.
— D’accord, dit Faye.
— Bienvenue à bord. Accompagnez l’Américain à l’infirmerie
et le chirurgien vous y rejoindra. Je vais également demander
qu’on vous prépare une cabine.
— Parfait.

***

Indy s’éveilla dans une odeur de gin et d’antiseptique. Le


médecin, un Néo-Zélandais à la maigreur inquiétante avec une
flasque de gin Gordon dépassant de la poche de sa blouse d’un
blanc douteux, venait de terminer le dernier point de suture.
— Ah, vous êtes réveillé, dit-il quand Indy battit des
paupières. Désolé, mais nous ne disposons pas d’un
anesthésique correct. Il a bien fallu que je fasse cesser le
saignement. La balle est ressortie, mais elle a fait un sale trou
juste sous la clavicule. Vous avez de la chance d’être en vie, mon
vieux.
Indy gémit.
— Oh, je parie que c’est assez douloureux, oui.
— La femme, marmonna Jones. La fille.
— En sécurité sur le bateau, dit le médecin.
Il fit un dernier nœud, admira son travail et se récompensa
d’une gorgée de gin.
— Enfin, autant en sécurité qu’on peut l’être avec le capitaine
Snark aux commandes.
— Nous sommes en mer ?
— Non, toujours au port.
— Et notre destination ?
— Vous ne le savez pas ? s’étonna le médecin qui sourit, ce
qui eut pour effet de révéler une denture très négligée. Le
Japon.
— Non…
Le médecin aida Indy à se relever et entreprit la pose d’un
bandage sur sa poitrine et son épaule.
— Il faut que nous descendions de ce bateau, déclara Indy.
— Ah, j’en rêve, moi aussi.
Jones grimaça.
— Non, il faut que je parte. La magicienne et sa fille n’ont
rien à craindre. Et je dois aller ailleurs. Mais je suis tellement…
fatigué.
— C’est à cause de la perte de sang, mon vieux.
— Peut-être que je vais me reposer un peu, décida Indy. Juste
quelques minutes, le temps de reprendre des forces. Réveillez-
moi à temps pour que je débarque.
On frappa à la porte de l’infirmerie.
— Entrez, dit le médecin, qui se tourna vers son patient et
ajouta : détendez-vous, mon vieux.
Faye et Mystery pénétrèrent dans la petite pièce. La
magicienne était vêtue d’une robe noire et d’une ceinture en
étoffe rouge, sa fille de l’uniforme et de la casquette bleu foncé
de la marine marchande japonaise.
— Comment va-t-il ? demanda Mystery.
— Pas trop mal pour un homme de soixante ans, répondit le
médecin.
— J’en aurai trente-cinq cette année, corrigea Indy.
— Alors c’est différent. Il survivra, mais il faut prendre en
compte le matériel de fortune avec lequel j’ai travaillé. Ce gars-
là a plus de trous dans le corps qu’un parcours de golf.
— Merci, Albert Schweitzer.
— Qui ?
— Aucune importance, répondit Jones.
Le praticien haussa les épaules et rassembla ses ustensiles.
— Ce bateau va se rendre au Japon, déclara Indy. Dès que
j’aurai repris mon souffle, je débarque. Il faut que vous
descendiez, vous aussi.
— Nous le ferons à la première occasion, dit Faye. Mais pour
le moment, nous ne devons pas bouger. La marée sera haute
dans une heure, et nous larguerons les amarres.
— Et pour moi, c’est l’heure limite à laquelle je quitterai ce
cargo, dit Jones qui se leva avec effort, avant de regarder
fixement la mère et la fille. Qu’est-ce que c’est que cet
accoutrement ? Vous allez participer à un bal costumé ?
— Ces vêtements ? Oh, nous avons pensé que nous ferions
mieux de nous changer. En temps normal, les seules femmes
qu’on trouve sur des cargos comme celui-ci ont été kidnappées
et sont destinées à devenir prostituées. Des milliers ont été
enlevés dans toute l’Asie, de toutes les nationalités.
— Et vous, quelle est votre histoire ? demanda Indy à
Mystery.
— Je m’habille toujours en garçon.
— C’est plus sûr ainsi, expliqua sa mère. Du moins tant
qu’elle a une silhouette qui peut s’accorder au déguisement.
Indy approuva d’un hochement de tête. Faye l’aida à
descendre de la table d’opération.
— Allez, dit-elle. Vous ne pouvez pas débarquer à Luchow.
Nous allons vous trouver une couchette pour que vous puissiez
vous reposer. Je vous réveillerai s’il se passe quoi que ce soit.

***
Indy venait à peine de fermer les yeux quand la porte de sa
cabine s’ouvrit brusquement sur une baïonnette qui précédait
un fusil et un soldat japonais.
Celui-ci parla très fort et très rapidement à l’Américain, tout
en faisant des mouvements secs avec sa baïonnette. Jones ne
comprenait rien à ce qu’il disait, mais manifestement il voulait
que le dormeur se lève.
Indy balança les pieds par-dessus le rebord de la couchette,
mais il fut aussitôt pris d’un étourdissement si violent qu’il
s’écroula de tout son long sur le plancher. Le médecin apparut
sur le seuil de la cabine, contourna le soldat et aida Jones à se
recoucher.
— Glouglou, fit-il en mimant quelqu’un qui boit à une
bouteille.
Le soldat éclata de rire.
Derrière lui apparut un sergent, lequel ne semblait pas du
tout amusé par la situation.
Il voulut savoir ce qui n’allait pas chez l’Américain. Le
médecin lui expliqua dans un japonais torturé par un lourd
accent néo-zélandais que le marin était australien et non
américain, qu’il s’était enivré la nuit précédente et avait
commis l’erreur de se trouver du mauvais côté d’un couteau
tenu par un Malais de cent cinquante kilos.
Le sergent cracha au sol.
— Pour moi, tous les gaijin se ressemblent, dit-il en
retroussant son pantalon. Leurs pieds sont trop grands, ils
parlent trop fort et ils sentent tous le hamburger avarié. Nous
avons ordre de fouiller tous les bateaux qui appareillent cette
nuit pour trouver un grand Américain très laid blessé par balle,
une magicienne et son assistante qui ressemble à un singe.
— Lui a été blessé par un couteau, pas par balle, dit le
médecin. Il s’appelle Smith, et j’étais à l’Orchidée quand la
bagarre a commencé. D’ailleurs, si je n’avais pas été présent, il
n’aurait pas été là pour m’injurier ce matin.
Le sergent passa la main dans la chemise déboutonnée
d’Indy et s’apprêtait à soulever le bandage quand un autre
soldat poussa Faye dans la coursive et la cabine. Le capitaine
Snark était sur leurs talons.
— Ramenez-la, ordonna-t-il.
— Non ! s’écria Faye. Faites-moi descendre de ce rafiot. Ce
pirate m’a kidnappée et il a l’intention de me vendre comme
prostituée…
Le sergent la frappa d’un revers de main, assez violemment
pour lui ouvrir la lèvre inférieure. Un instant la jeune femme
vacilla, et les bretelles de sa robe en soie glissèrent de ses
épaules. Indy crut qu’elle allait s’évanouir. Mais elle se reprit,
essuya le sang à sa bouche et lança un sourire froid au Japonais.
— J’espérais que vous étiez ici pour me secourir, dit-elle.
— Toi la fermer, dit le sergent. Toi femme pour réconfort.
Nous pas t’emmener.
— Domo arrigato, dit Snark, et il gratifia le Nippon d’une
courbette presque imperceptible.
Le sergent saisit la mâchoire d’Indy dans le creux de sa main
et tourna son visage vers la gauche, puis la droite, pour
inspecter les entailles et les ecchymoses. Indy refusa de
regarder ses petits yeux de cochon, mais il ne put éviter son
haleine fétide.
— Ce n’est pas le gaijin que nous recherchons, déclara le
sergent en japonais. Celui-là empeste le gin et il est visiblement
trop stupide pour s’être échappé d’une prison.
Il repoussa Indy en arrière sur la couchette, pivota vers la
porte et d’un geste fit sortir les soldats. Soudain il fit halte, saisit
Faye par la taille et l’attira à lui avec brusquerie. Il l’embrassa
rudement sur la bouche, avant de la lâcher et de lui appliquer
une claque sur le postérieur.
Indy avait quitté sa couchette et était arrivé au milieu de la
cabine quand le médecin le stoppa.
— Ce combat ne vaut pas qu’on meure pour lui, mon vieux,
murmura-t-il tout en écoutant les pas des soldats qui
s’éloignaient dans la coursive. Laissez-les partir. Quand ce
rustre mourra dans une quelconque tranchée, de la main d’un
seigneur de guerre chinois, ou qu’il deviendra aveugle après
avoir attrapé la syphilis parce qu’il aura voulu goûter à une
source de réconfort empoisonnée par ses camarades, nous
serons en train de siroter un verre à sa mémoire puante à
l’international de Tokyo. Vous connaissez cet hôtel ?
— Oui.
— De l’autre côté de la rue se trouve le palais aux murs
blancs de l’Empereur, dit le médecin. Des canards et des cygnes
nagent paisiblement dans les fossés. De temps à autre, vous
pouvez apercevoir Hirohito en personne. C’est un petit homme
avec un grand chapeau et une redingote qui préférerait être
jardinier, à mon humble avis. Pas très ambitieux pour un dieu
vivant, vous ne pensez pas ?
Indy considérait le Néo-Zélandais avec admiration pour sa
capacité à le calmer de sa seule voix et son appréciation de la
beauté au cœur du chaos.
— Étonné ? Je n’ai pas toujours été cette épave avec les dents
gâtées et le cuir cyanosé, continua-t-il en se tournant vers Faye
pour examiner sa lèvre fendue. J’ai eu plusieurs carrières :
journaliste, avocat, médecin. Enfin, pas vraiment médecin, mais
sous ces latitudes je peux faire illusion. J’aimais m’installer au
bar de l’International. Je buvais du saké dans ces petites tasses
en porcelaine et je me félicitais de ma bonne éducation. Et bien
sûr je contemplais le monde qui sombrait doucement. Un peu
comme l’Empereur.
— Comment ça ?
— Le Japon est une île magnifique, et regardez dans quelles
mains il est tombé. Mais nous nous le sommes infligé, n’est-ce
pas ? Vous savez, les Japonais ont même rendu les armes, après
que les Portugais les ont apportées il y a quatre cent ans. Mais
les Nippons ont réussi à devenir aussi modernes et assoiffés de
sang que nous. Le monde est en guerre une fois de plus, mais
les gens ne le savent pas encore. Tout a commencé ici, il y a
deux ans, et personne ne s’en soucie. Mais bientôt ils
comprendront, mon vieux.
Il sortit de sa sacoche de l’antiseptique et des tampons de
coton.
— Ça va piquer un peu, mais mieux vaut ne pas prendre de
risque, dit-il en nettoyant la lèvre de Faye.
— Que vous est-il arrivé ? lui demanda Indy.
— Je me suis réveillé. Et je n’ai pas pu supporter ce que je
voyais autour de moi. Je sais ce qui se prépare, parce que j’ai
appris à recoudre des gens quand j’étais dans le service de
santé, pendant la Grande Guerre. Alors je me suis mis à boire, et
maintenant je passe mon temps à prétendre que je pratique la
médecine sur un rafiot rouillé commandé par un trafiquant
japonais. Je soigne des orphelins de guerre en Mandchourie
pendant que Snark va à la recherche d’une quelconque
cargaison illicite.
— Vous prétendez ? fit Indy en effleurant sa blessure. Allons
donc.
— Bah, une grande partie de ce que j’avais appris m’est
revenue, admit le médecin.
Il termina de soigner la lèvre de Faye en y appliquant un peu
de teinture d’iode.
— Comment vous appelez-vous ? s’enquit Indy.
— Bryce, répondit le Néo-Zélandais, qui parut se redresser
un peu en prononçant son nom. Montgomery Bryce, Oxford,
classe de 1923.
— Jones.
Ils se serrèrent la main.
— Oui, je sais, dit Bryce. J’avais déjà vu votre trombine dans
les journaux. Mais un gentleman ne se permet pas de
commentaires tant que les présentations n’ont pas été faites
dans les règles.
Il y eut une secousse, et Bryce sourit.
— Ah, nous venons de larguer les amarres. Les remorqueurs
vont nous conduire hors du port. Bientôt nous serons loin de cet
endroit puant.
— Quel est le chargement de Snark pour ce voyage ?
— Il ne me fait pas ce genre de confidences, répondit le
médecin.
Il s’accroupit, referma sa sacoche, et quand il leva la tête vers
Indy ses yeux étaient emplis d’un mélange indicible d’horreur
et de culpabilité.
— Vous savez, Jones, c’est absolument vrai, ce que je vous ai
dit. Mais ce n’est pas tout. Pendant que je fermais les yeux sur le
viol de la Mandchourie, je suis tombé amoureux de la
concubine d’un seigneur de guerre médiocre qui collaborait
avec l’armée impériale. La fille s’appelait Si Huang, elle avait
dix-sept ans, et c’était la personne la plus douce que j’aie jamais
connue. Mais l’honneur la liait à sa situation, et elle ne pouvait
pas fuir avec moi pour être en sécurité. Bien entendu, le
seigneur de guerre a fini par savoir. Avez-vous une idée de ce
qu’il a fait ?
Indy ferma les yeux.
— Il l’a tuée. Ensuite il a pris son cœur, il l’a fait cuire et il l’a
mélangé au curry de porc dont je me suis régalé ce soir-là.
Bryce eut un sourire sans joie.
— Je n’ai plus avalé un morceau de viande depuis ce jour, dit-
il en fermant sa sacoche. Et la nuit venue, juste avant de
m’endormir quand je suis sobre, bien sûr – je décèle comme un
parfum de curry dans l’air. Alors je sais que les terreurs
nocturnes suivront.

***

Le Kamikaze Maru – le Vent Divin – était en mer depuis près


de dix heures quand les deux biplans Kawasaki Ki-10
apparurent à l’horizon, dans son sillage. Indy avait déjà perçu
le ronronnement de leurs puissants moteurs, et il savait que
cela ne pouvait annoncer que des ennuis.
Il avait dormi habillé, et il lui suffit de prendre son chapeau
et son blouson avant de sortir de la cabine. L’aube était arrivée,
et le ciel à l’est était coloré de la lueur bronze du soleil levant.
Indy émergea sur le pont au moment où les chasseurs
passaient en rase-mottes au-dessus du cargo.
Snark était déjà là et observait à l’aide de jumelles les avions
qui se préparaient à un autre passage. Faye, Mystery et Bryce
étaient également présents.
Même sans jumelles Indy distingua clairement le hinamaru –
le soleil levant rouge, symbole de l’Empire japonais.
— Docteur Jones, dit le capitaine, vous semblez apporter
avec vous beaucoup de problèmes. Quelqu’un a dû deviner quel
bateau était assez infortuné pour vous avoir à son bord. Y a-t-il
quelqu’un chez vous qui paierait en bon argent pour vous
récupérer sain et sauf ?
— Pas tant que mon vieil ami Marcus Brody n’aura pas
trouvé le moyen de me transformer en pièce de musée,
répondit l’Américain.
— C’est vraiment dommage. Ces deux biplans se sont trop
éloignés en mer pour revenir en Mandchourie. Ils ne peuvent
pas se poser sur l’eau, et ils ont à peine assez de carburant pour
atteindre les côtes japonaises. Au lieu d’un réservoir
supplémentaire, chacun est équipé d’une torpille accrochée
sous son ventre.
Le capitaine tendit les jumelles à Jones.
— Vous ne pouvez pas les contacter ? demanda Faye. Essayer
de négocier ?
— Il n’y a pas de radio sur le Vent Divin, répondit Snark.
— Je croyais qu’après 1912…, commença la jeune femme.
— C’est votre monde, rétorqua Snark avec une pointe
d’irritation. Le Titanic n’a pas changé grand-chose pour nous.
Dans notre monde, les naufrages relèvent du destin. Pour ce qui
est des communications, nous nous servons de fusées
éclairantes, de pavillons de signalisation et non de radio.
Malheureusement, dans les circonstances actuelles cela ne
permet pas une communication dans les deux sens.
— Je crois qu’ils sont sur le point de nous envoyer un
message, fit Indy.
Avec les jumelles il observait les avions qui s’alignaient dans
le sillage du Vent Divin pour attaquer. À soixante-quinze mètres
de distance, la torpille se décrocha du ventre du premier
chasseur.
Le requin mécanique laissa derrière lui une traînée de bulles
tandis qu’il filait à travers les eaux vertes droit sur eux. Snark
fit virer le cargo à bâbord, puis rugit ses ordres dans le porte-
voix pour faire évacuer la salle des machines et isoler les
compartiments arrière.
— Ils cherchent à nous couler ! s’exclama Faye.
— Non, dit le capitaine, mais ils y parviendront peut-être. Ils
veulent nous estropier, endommager le gouvernail et les hélices
pour nous empêcher de fuir. S’ils avaient voulu nous envoyer
par le fond, il leur aurait suffi de nous toucher au milieu du
navire avec les deux torpilles. Mais ils ignorent ce que nous
transportons dans la cale arrière… Préparez-vous à l’impact.
Il ferma les yeux.
La torpille frappa de façon légèrement décentrée, avec un
bruit sourd et dans une gerbe d’eau qui éclaboussa la poupe et
propagea un tressaillement désagréable dans toute la structure
du cargo.
Snark ouvrit l’œil gauche.
— Bah, ce n’était pas si terrible, dit Faye après un moment.
— Ce n’est pas fini, fit le capitaine.
Il était arc-bouté sur la roue de gouvernail, qui était bloquée
à bâbord.
— Une seule des hélices tourne encore, et nous ne pouvons
plus que décrire des cercles.
— Qu’est-ce que nous transportons, au juste ? interrogea
Indy.
— Des pièces de feu d’artifice chinois.
— Des feux d’artifice ? Et vous vous dites trafiquant ?
— Elles sont illégales, répliqua Snark, sur la défensive. Et
vous pouvez perdre un doigt, avec un de ces trucs.
La poupe vomissait d’épaisses volutes de fumée noire.
Le second activa la manivelle d’une antique sirène
d’incendie, et la demi-douzaine d’hommes d’équipage surgit sur
le pont. L’un d’eux portait un fusil automatique Browning.
— Donne-moi ça, ordonna Snark en lui prenant l’arme. Tu
veux déclencher une guerre avec toute l’armée impériale ?
Un mécanicien barbouillé de graisse apparut sur le pont.
— Des blessés ? demanda Snark.
— Non, capitaine, répondit-il en japonais.
— Alors redescends et éteins-moi ce feu.
— Impossible, monsieur, répondit l’autre. La salle des
machines sera bientôt sous l’eau, et le carburant brûle à la
surface.
— La cale arrière est sécurisée ?
— Oui, monsieur. Enfin, je crois.
Le sifflement d’une fusée et le crépitement des pétards mit
un terme à cette indécision.
— Euh… apparemment non, capitaine.
Snark grommela un juron.
Le Ki-10 qui avait lâché sa torpille avait viré pour revenir
inspecter les dégâts, et il passait à cet instant à vitesse réduite et
à très basse altitude au-dessus du Vent Divin. Or c’était
précisément l’endroit du ciel où il ne fallait pas se trouver à ce
moment. Une caisse de fusées explosa et toute la poupe
s’illumina d’une floraison incandescente vert et rouge qui
toucha le chasseur de centaines de particules enflammées. Les
ailes inférieures fumèrent quelques secondes, puis prirent feu.
— Il va devoir faire un amerrissage forcé, constata Indy.
Snark jura en japonais.
— Nous venons d’abattre un des avions de l’Empereur,
grommela-t-il en anglais à l’adresse de Jones. Avec des feux
d’artifice chinois de contrebande, alors que nous avons à bord
trois fugitifs occidentaux.
— Toutes mes félicitations.
Le pilote du Ki-10 guida adroitement son chasseur
endommagé vers la mer. À deux cent mètres à tribord du cargo,
il toucha la surface avec le nez, dans une grande gerbe d’écume,
puis retomba lourdement.
Snark donna l’ordre au second d’évacuer le bateau.
— Combien de temps avons-nous ? demanda Indy.
— Vingt minutes, une demi-heure tout au plus. L’eau
n’éteindra pas les feux d’artifice, et ils finiront par faire un trou
au fond de la coque. Nous aurons alors quatre compartiments
noyés, soit un de trop pour continuer à flotter.
— Et si nous allions chercher ce pilote ?
— Il coulera bien assez tôt tout seul, répondit le capitaine
avec un sourire. Etrange, mais ce bon vieux rafiot a quand
même eu le dernier mot, hein ?
— Non, je pensais à aller le secourir.
Snark réfléchit quelques secondes, puis il désigna le chasseur
toujours en l’air.
— Ce n’est pas une mauvaise idée. L’autre le verra, et ça me
sauvera peut-être la peau quand je reviendrai à Nagasaki.
M. Bryce, prenez un canot et allez repêcher l’élu de l’Empereur.
— Je vous accompagne, dit Indy au médecin.
— Ne traînez pas. Il semble que l’équipage se soit déjà
approprié les deux autres canots. Les autres, allez-y aussi. En
tant que capitaine, il est normal que je sois le dernier à quitter
le navire.
— Faye, allez chercher vos affaires, fit Indy.
La jeune femme acquiesça. Mystery voulut la suivre dans la
cabine, mais sa mère la repoussa.
— Aide-les plutôt à mettre le canot à l’eau.
— Alors ne prends que la photo et mon sac à malices,
répliqua sa fille.
Bryce et Indy débloquèrent les poulies auxquelles le canot
était suspendu.
— Ne vous laissez pas berner par Snark, dit le médecin à
l’Américain. Il n’a pas la moindre parcelle d’honneur. Il veut
simplement s’assurer qu’il videra le coffre de sa cabine avant
que son second passe le faire.
— Il a tellement à perdre ? demanda Mystery, qui les avait
rejoints.
— Ce n’est pas grand-chose, répondit le Néo-Zélandais, du
moins pas selon notre échelle de valeurs. Quelques centaines de
dollars, le prix d’une voiture neuve aux États-Unis. Mais une
fois son bateau coulé, c’est tout ce qui lui restera.
Ils déployèrent un filet sur le flanc du cargo, et quand Faye
revint ils descendirent tous dans le canot de cinq mètres. Indy
haletait de douleur lorsqu’il mit sa rame à l’eau.
— Laissez-moi faire, lui dit Mystery en prenant sa place.
Allez donc à la proue et essayez de repérer le pilote.
— Nous avons de la chance, remarqua Bryce, ce matin la mer
est calme.
Ils tressaillirent tous quand une autre série d’explosions
retentit à la poupe du cargo et peupla le ciel des sifflements
aigus des fusées.
— La chance est une notion très relative, commenta Indy.
Ils ramèrent vers la tache de carburant qui marquait
l’endroit où l’avion avait coulé. Le pilote avait du mal à garder
la bouche au-dessus de la surface.
Indy éclata de rire quand il vit la corolle de cheveux noirs
qui flottait autour de sa tête.
— Lieutenant Musashi ! Pourquoi est-ce que je ne suis pas
surpris ?
La Japonaise aboya une réponse sans doute peu aimable
dans sa langue natale et but la tasse. Elle toussa, cracha, et sa
tête disparut encore sous l’eau avant qu’elle puisse continuer.
Elle était manifestement épuisée, pourtant elle parvint à ajouter
en anglais :
— Vous êtes en état d’arrestation, Jones.
Mystery reconnut l’attitude.
— C’est cette folle qui vous poursuivait sur la place ?
demanda-t-elle.
— J’en ai bien peur.
Bryce quitta son siège pour aider Indy à la tirer à bord.
— Allons, dit-il en tendant sa rame vers le lieutenant. Soyez
un gentil soldat de l’Empereur et montez dans ce canot.
Dans les airs, le chasseur décrivait des cercles.
— Allez au diable, fit Musashi, qui avala encore plus d’eau.
— Ne soyez pas stupide, dit Indy. Vous allez vous noyer toute
seule si vous continuez. Vous savez, nous aurions toutes les
raisons de vous laisser là.
La Japonaise secoua la tête avec entêtement.
— Bon, d’accord, soupira Bryce. Nous sommes tous en état
d’arrestation. Maintenant grimpez dans le canot et faites en
sorte que votre petit copain là-haut vous voie.
Musashi disparut encore une fois sous la surface, mais sa
main agrippa la rame. Bryce la ramena jusqu’à leur
embarcation. De son bras valide, Indy saisit le col de fourrure
du blouson de vol de Musashi et, d’une traction, la hissa par-
dessus le plat-bord.
— Elle pèse une tonne, avec ce harnachement, grogna-t-il.
Bryce agita la rame dans l’air.
Le biplan remua des ailes en réponse et prit la direction du
sud-est.
Alors le médecin posa la rame dans le canot et enfonça un
doigt dans la bouche de Musashi pour vérifier qu’elle n’avait
pas avalé sa langue.
— Elle respire ? dit Jones.
— Je crois que oui.
Bryce bascula la tête du lieutenant hors du canot et lui donna
une grande claque dans le dos. De l’eau de mer jaillit du nez et
de la bouche de la Japonaise. Quand il la retourna, elle voulut le
repousser, mais elle n’avait plus assez de force.
— Aidez-moi à la fouiller, pour voir si elle est armée, dit
Jones.
— Vous plaisantez ? Ce n’est qu’une gamine.
— Cette « gamine » est la personne qui m’a logé une balle
dans l’épaule et qui a coulé notre bateau, lui rappela Indy qui
ouvrit le blouson de vol de Musashi avant de s’arrêter. Euh,
Mystery vous voulez bien vous en charger ?
— Avec grand plaisir, répondit la jeune fille, qui entreprit une
fouille en règle. Nous avons un ouvre-boîte, un compas, de la
menue monnaie… Tiens donc…
Elle sortit un automatique de calibre .25 d’une des poches
intérieures.
— Continuez, lui dit Jones.
— Des papiers, annonça-t-elle. On dirait un passeport, et
d’autres documents officiels. Oh, et regardez donc ce ruban
rouge. Ce n’est pas mignon ?
Mystery tâta ensuite le pantalon de la Japonaise jusqu’en
haut des bottes.
— Oh, vous aviez raison. Ce couteau a l’air très vicieux.
Indy examina le cran d’arrêt avant de le lancer par-dessus
bord.
Quand ils revinrent pour chercher Snark, le reste de
l’équipage était déjà parti et la coque penchait dangereusement
à l’arrière. Le capitaine les attendait en fumant nonchalamment
une cigarette. Un sac était passé à sa bretelle, qu’il jeta dans le
canot.
— Qu’est-ce qui vous a pris aussi longtemps, demanda-t-il
quand il fut avec eux.
— C’était un peu compliqué, fit Indy.
— Quand le Vent Divin va couler, l’appel d’eau risque de nous
entraîner avec lui. Mieux vaudrait nous éloigner.
Bien que le Kamikaze Maru se soit abîmé dans la mer du
Japon, l’eau ne parvint pas à éteindre le feu qui lui avait dévoré
les entrailles. Le cargo continua à se consumer alors même qu’il
touchait le fond, et sa tombe sous-marine fut marquée par un
chaudron de sorcière de fumée et de bulles.
4
TY FUNG

Le navire petit et ventru qui se porta au secours des


naufragés semblait surgir de nulle part, comme invoqué par la
loi non écrite de la mer et les feux d’artifice au-dessus de la
tombe du Vent Divin. L’équipage accepta de monter sur un
baleinier qui retournait au Japon, tandis que Snark embarquait
sur un paquebot qui faisait route vers le continent.
— Au revoir, Faye ! lança ce dernier d’un ton théâtral en
agitant son chapeau et en se penchant sur le bastingage. Jusqu’à
ce que le destin nous réunisse !
— Il semble très amouraché de vous, remarqua Indy en
saisissant l’échelle de corde que l’équipage d’une jonque avait
déroulée pour eux.
— Oh, il en rajoute, dit Faye d’un air dédaigneux, bien qu’elle
ait quelque peu rougi.
Mystery fut la première à grimper sur le pont de la jonque, et
elle aida ensuite Bryce à franchir le bastingage. Indy était à mi-
hauteur de la coque quand Faye le héla :
— Et qu’allons-nous faire d’elle ?
Musashi était toujours dans le canot, le visage fermé, les
mains ligotées devant elle.
— Laissez-la, répondit Jones.
— Impossible.
— Oh si, c’est possible, intervint Mystery. Elle a tenté de nous
tuer, mère. Écoute le docteur Jones. Il a raison.
— Être logique ne signifie pas obligatoirement avoir raison,
Mysti, rétorqua Faye d’une voix lasse. C’est un être humain.
Nous ne pouvons pas l’abandonner au fond d’un canot de
sauvetage.
— Et qui va assurer son baby-sitting ? demanda Indy.
— Pas moi ! lâcha aussitôt Mystery.
Malgré la maîtrise qu’elle possédait d’elle-même, Musashi ne
pouvait éteindre la lueur de peur dans ses yeux.
— Je ne pars pas sans elle, déclara la magicienne.
— Alors nous allons lui donner le choix, répliqua Indy. Elle
peut venir avec nous, à condition qu’elle se tienne tranquille.
Sinon nous la jetterons à l’eau, au premier écart.
— Vous comprenez ? demanda Faye.
— Oui, dit la Japonaise.
— Le docteur Jones est très sérieux.
— Je comprends, répondit Musashi avec calme. Mais vous
êtes toujours tous en état d’arrestation.
— Tu vois ce que je voulais dire, mère ? fit Mystery. Elle est
impossible !
— Alors nous la traiterons comme une cargaison, dit Bryce,
qui déroula une corde jusqu’au canot. Attachez-la, nous la
treuillerons à bord.
Faye passa la corde sous les bras de la prisonnière, et Bryce
la hissa sur le pont.
Le capitaine de la jonque, un vieux marin au visage tanné
qui fumait une pipe en terre à très long tuyau, avait observé la
scène depuis la plage arrière. Il rit bruyamment des malheurs
de Musashi.
— Content de voir que quelqu’un s’amuse, grogna Indy.
— Apparemment, il pense que c’est votre petite amie, mon
vieux, dit Bryce en laissant le canot dériver. Il pense également
que vous avez fort à faire. Et je dois dire que je suis assez
d’accord avec lui.
— L’armée impériale ne se contentera pas d’un canot vide,
remarqua Indy pour changer de sujet. Quand ils le trouveront,
j’aimerais qu’ils pensent qu’il a coulé.
Il sortit le Webley de son étui, prit appui sur le bastingage et
logea cinq balles dans le canot alors qu’il dérivait vers l’arrière.
La petite embarcation coula lentement en tournoyant dans les
remous laissés par la jonque.
— Cette mise en scène ne trompera pas Sensei Sokai, affirma
Musashi.
Indy rechargea son arme.
— Sans doute pas, mais ça nous fera gagner un peu de temps.
M. Bryce, si nous allions bavarder un peu avec le capitaine ?
Après une discussion longue et assez animée, ils arrivèrent à
un accord.
— Le vieux pirate malais qui dirige cette jonque voulait cent
dollars par personne pour nous ramener à un port, résuma
Indy quand il rejoignit les Maskelyne sur la plage avant. Je lui ai
donné tout ce que j’avais, c’est-à-dire trente-cinq dollars et un
peu de monnaie.
— Et ça a suffi ?
— Il devra bien s’en satisfaire.
— Quelle est notre destination ?
— Shanghai. Ce qui est une bonne chose, parce que j’ai des
amis là-bas. Nous devrions arriver demain, durant la nuit.
Jusque-là, à nous de patienter et de faire profil bas.
Faye donna son accord d’un hochement de tête.
— Et nous pourrons vous trouver à embarquer sur un bateau
en partance pour l’Angleterre.
— Je vous demande pardon ? interrogea la jeune femme.
— Nous sommes américaines, docteur Jones, expliqua
Mystery. Sur scène, maman prend l’accent anglais parce que
c’est ce que le public s’attend à entendre, parce que papa est
anglais. Mais maman est née aux États-Unis, dans l’Oklahoma.
— Je comprends, dit Jones. Alors nous vous trouverons un
passage pour les États-Unis.
— Nous ne rentrerons pas, déclara Faye. Nous resterons ici
tant que nous n’aurons pas retrouvé le père de Mystery.
— Mais vous n’avez rien à faire dans cette partie du monde.
C’est dangereux, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué. Vous
et votre fille allez finir par vous faire tuer.
— Nous nous débrouillions très bien avant que vous veniez
interrompre cette représentation, dit Faye. L’armée impériale
n’était pas à nos trousses. Par ailleurs, si ma mémoire ne me
trahit pas, c’est nous qui vous avons sauvé la peau, et non le
contraire.
— Je me débrouillais très bien, rétorqua Jones.
Faye ne put contenir un éclat de rire.
— Pas du tout. Vous étiez à deux pas d’être ramené en prison.
Et, puisque nous sommes sur ce sujet, pourquoi vous a-t-on
enfermé, au fait ? Vous ne nous l’avez jamais dit.
— C’est une longue histoire…
— Je l’aurais parié. Et ce nom… Vous n’auriez pas pu trouver
mieux que Jones ? Ce choix dénote un manque certain
d’imagination.
— C’est mon vrai nom ! protesta Indy.
— Mais seulement les jours où ce n’est pas Smith, c’est ça ?
— Maman, je t’en prie, pas d’algarades, dit Mystery.
— C’est lui qui a commencé, répliqua sa mère. Je tiens
simplement à ce qu’il sache que nous allons continuer à
rechercher Kaspar et que nous espérons qu’il nous
remboursera pour ce que nous avons perdu par sa faute.
— Vous voulez dire que tout ce que vous avez raconté est
vrai ? fit Indy.
— Bien sûr, c’est vrai ! Vous pensez que nous avions tout
inventé ?
— L’histoire était tellement bonne que j’ai cru qu’elle faisait
partie intégrante de votre spectacle. Pardonnez-moi, mais
d’après mon expérience personnelle les prestidigitateurs n’ont
pas été les sources les plus fiables que j’ai rencontrées. Mais si
ce que vous dites est vrai… c’est un élément qui ouvre des
possibilités intéressantes. Je pourrais même être tenté de rester
avec vous.
— Comment va votre épaule, M. Jones ? demanda Mystery.
Elle faisait de son mieux pour changer de sujet.
— Elle est toujours douloureuse.
Indy s’étendit sur un tas de toiles à sac et abaissa le bord de
son chapeau sur ses yeux. Il resta silencieux un moment, puis
demanda :
— Est-ce que vous voulez dire que votre Kaspar était
réellement à la recherche du Bâton d’Aaron ?
Mais, avant que Faye puisse lui répondre, il ronflait.
***

Pendant que la jonque poursuivait son voyage paresseux


vers le sud-ouest, Indy s’autorisa à dormir un maximum afin de
se remettre plus vite de sa blessure et de mieux supporter la
douleur. Poussée par le vent et bercée seulement par le clapotis
de l’eau et le froissement des voiles, la jonque offrait un
spectacle intemporel qui aurait pu se produire durant
n’importe lequel des mois de septembre précédents. Enveloppé
dans le mystère des traditions, le navire aux allures de château
progressait sans hâte dans le détroit qui séparait le Japon de la
Corée occupée.
Cet après-midi-là, la jonque traversait la mer de Chine
orientale en direction de Shanghai. Malgré les nuages de haute
altitude qui se massaient à l’est, la journée était douce, la mer
calme et le vent modéré. L’air avait cette lumière particulière
qu’Indy n’avait vue qu’en Orient. Le jour semblait scintiller
dans des tons verts et or.
Puis, en début de soirée, une ombre s’étendit sur la mer.
Les nuages de tempête à l’est repoussaient un front froid
devant eux qui avait fini par rattraper la jonque. L’éclat du
soleil s’affadit et la température chuta de six degrés en autant
de minutes. Les passagers eurent l’impression d’être frigorifiés
et Indy fut tiré de son sommeil quand il entendit les membres
de l’équipage qui murmuraient toujours le même mot : ty fung.
Il vit Faye près du bastingage et alla s’accouder à côté d’elle.
— Où sommes-nous ? demanda-t-il.
— À environ cent miles de la côte chinoise, près de Shanghai,
répondit la jeune femme.
Le vent commençait à se lever et, même s’il ne pleuvait pas
encore, les bourrasques soulevaient ses vêtements derrière elle
comme un étendard. Elle agrippait le bastingage et contemplait
au-delà des eaux gagnées par l’agitation la muraille de nuages
sombres qui avançait à l’est. Des éclairs rose et bleuté jouaient à
la base de cette masse, pendant qu’en dessous se déversait une
pluie incessante.
— Quel est ce mot que les marins ne cessent de répéter ?
s’enquit-elle.
— Ty fung.
— Que signifie-t-il ?
— Ce n’est pas bon, fit Indy.

Bryce s’était approché d’eux. Il craqua une allumette, la


protégea dans ses mains en coupe et alluma une cigarette.
— Je crains que ce soit mauvais, en effet. Ce mot veut dire
typhon. Et si l’on prend en compte la dégringolade du
baromètre durant la dernière heure, et l’époque de l’année où
nous sommes, je dirai que leurs craintes sont parfaitement
justifiées.
— Un ouragan ?
— On l’appelle typhon par ici, répondit Bryce. Hurricane dans
les Caraïbes, el baguio aux Philippines, ouragan dans
l’Atlantique. À la base, ce sont tous des cyclones tropicaux.
— Super, ironisa Mystery.
— Quel dommage que nous n’ayons pas de radio, dit Bryce.
J’aimerais savoir comment mon vieil ami Clement Wragge va
baptiser celui-là. Intelligent, ce Wragge. C’est un météorologue
australien qui a pris l’habitude de nommer les cyclones d’après
des femmes qu’il admire ou des politiciens qu’il déteste.
— Qui a jamais entendu parler de s’inspirer d’une femme
pour baptiser un cyclone ? s’insurgea Faye.
— Ça me semble tout à fait logique, à moi, marmonna Indy.
— Nous ne pouvons pas distancer ce cyclone ? demanda
Mystery.
— Il est probablement large de six cent kilomètres, expliqua
le médecin. Et en règle générale les cyclones soufflent en
direction du sud-ouest, jusqu’à ce qu’ils touchent les côtes. Nous
sommes juste devant lui, et nous n’avons pas la moindre chance
d’atteindre le continent avant lui.
Assise jambes croisées sur le pont, avec ses mains toujours
ligotées devant elle, Musashi se mit à ricaner.
— Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ? demanda Jones.
— Même le temps est contre vous, railla-t-elle.
— Elle a vraiment un sens de l’humour bizarre, fit Mystery.
— Que pouvons-nous faire ? dit encore sa mère.
— Rien, je le crains, répondit le Néo-Zélandais. Attendre et
regarder, et espérer que nous atteignions une île ou un autre
abri avant que le cyclone nous rattrape.
Il prit la flasque de gin dans sa poche, but d’un trait l’alcool
restant et jeta la bouteille vide dans la mer.

***

Sokai portait une tenue noire. Ses pieds étaient ramenés sous
lui, les gros orteils croisés, et ses mains étaient posées à plat sur
ses cuisses. Il inclina sa tête bandée jusqu’à toucher le parquet
et resta dans cette position respectueuse pendant trente
secondes.
Quand il revint au sezen, la position assise, la flamme des
bougies placées de l’autre côté de l’autel vacilla. Cette
modification de la lumière se refléta sur l’étui noir laqué du
sabre de samouraï placé à portée de main devant lui, et dans les
portraits sous verre de ses ancêtres qui décoraient les murs du
dojo. Le reflet alluma une lueur fugace dans l’iris couleur
amande de l’œil droit de Sokai.
L’autre œil, toujours sous un pansement suintant, était
maintenant inutile. Les pointes du casse-noix avaient également
arraché en partie son oreille et sa joue gauches. Ajoutées aux
sutures maladroites effectuées par le médecin de Luchow, ces
blessures avaient ruiné la beauté froide de Sokai pour le
transformer en une sorte de créature qui n’était pas sans
rappeler Boris Karloff dans ses rôles de monstre au cinéma.
Des heures durant Sokai était resté assis sans bouger devant
l’autel, dans la salle d’entraînement enténébrée. Il cherchait le
boon ki – la raison, l’essence, le sens véritable – de ce qui était
arrivé. Il avait scruté les visages des maîtres du Bushido qui
s’alignaient sur les murs, de son propre maître d’Okinawa
jusqu’à la face édentée et féroce de Dharuma, le fondateur au
VIe siècle du bouddhisme zen, qui avait également apporté les
arts martiaux aux moines du monastère shaolin de Song Shan.
On disait qu’après avoir atteint ce lieu, Dharuma était resté
neuf années plongé dans la contemplation silencieuse de la
paroi d’une caverne, à écouter le son des fourmis qui criaient.
Un des moines témoins de cette prouesse de maîtrise de soi
avait été tellement ému qu’il s’était coupé une main et l’avait
offerte à Dharuma en signe de sympathie.
D’après certains, cette histoire était conçue pour défier toute
interprétation, selon un autre précepte zen qui veut qu’on
puisse réfléchir à une chose mais jamais en saisir toute
l’étendue. La compréhension intellectuelle était une
impossibilité. Le mieux qu’il pouvait espérer était une sorte
d’acceptation contemplative.
Mais alors que Sokai laissait ses doigts toucher le pansement
sur son œil mort, il crut avoir compris le message. La nuit
profonde de sa vie venait d’être illuminée, comme un éclair
révèle les secrets d’une nuit d’été.
Le son des fourmis qui criaient avait un nom.
— Jones, gronda Sokai.
Et le nom était devenu une imprécation.

***

Le typhon rattrapa la jonque sous la forme d’une muraille


sombre de vent et d’eau qui engloutit le ciel. La coque du bateau
fut emportée en avant sur le flot du cyclone, comme une
planche de surf chevauchant la crête d’une vague. Aux
premiers signes de l’approche du typhon, le capitaine et
l’équipage avaient disparu. Ils s’étaient échappés dans de petits
canots. Ils endureraient la tempête sur la première île qu’ils
trouveraient. Ensuite, si le bateau tenait bon, ils y
retourneraient. Dans le cas contraire, un autre navire finirait
bien par passer dans les parages et les recueillir.
Indy et les autres avaient moins de choix.
Ils s’étaient attachés à un panneau de chargement dans la
partie centrale de la jonque, dos collés les uns aux autres. Avant
l’arrivée du cyclone, Bryce avait tranché les liens de Musashi.
Indy avait placé son feutre à l’intérieur de son blouson, qu’il
avait refermé. Puis il avait pris la main de Faye à sa droite et
celle de Mystery à sa gauche.
Ils entendaient le typhon qui approchait, et c’était comme
cent locomotives à vapeur lancées à pleine vitesse vers eux.
— Docteur Jones ! cria Mystery.
— Quoi ?
— J’ai peur.
— Moi aussi. Tenez bien ma main, quoi qu’il arrive.
Les mâts de la jonque furent arrachés comme des brindilles
dans le premier grand déferlement d’eau qui balaya le pont. La
coque roula complètement sur elle-même. Pendant près d’une
minute Indy et les autres se retrouvèrent sous l’eau, à retenir
leur respiration sans se lâcher, jusqu’à ce que le bateau
reprenne enfin sa position naturelle.
Martelés par des vagues hautes de trente mètres et des
rafales de vent qui pouvaient atteindre trois cent kilomètres à
l’heure, les constructions en forme de château à l’avant et à
l’arrière furent rapidement démantelées. Les madriers de la
coque saillirent telles les côtes d’un squelette là où elle était
éventrée, et l’eau bouillonna en entrant puis en ressortant dans
la cale. Mais la partie centrale de la jonque tint bon.
C’est alors qu’une autre vague vint basculer la coque dans la
direction opposée, et la jonque se trouva suspendue au-dessus
d’un ravin liquide.
Mystery hurla quand le plancher se déroba sous elle.
La main d’Indy se referma sur son poignet.
Un instant, la jeune fille oscilla au-dessus de l’abysse.
— Mysti ! s’écria sa mère.
— Je la tiens, dit Jones.
Au même moment Bryce lâcha prise et plongea pieds les
premiers dans la mer démontée, en battant désespérément des
bras.
Puis Indy hissa Mystery jusqu’à la protection qu’offrait son
corps, alors que la coque retombait violemment vers la mer.
Le typhon se déchaîna pendant plus de une heure encore,
mais les attaques incessantes du vent et de l’eau rendirent Indy
et les autres inconscients bien avant. La partie centrale de la
jonque était balayée par les vagues mais continuait de flotter.
Quand le vent faiblit, la coque s’était coincée sur un îlot en
forme de crochet.
Faye fut la première à reprendre connaissance.
Après s’être assurée que sa fille respirait normalement, elle
se libéra des cordages qui l’avaient sauvée et arrangea tant bien
que mal sa mise.
Puis elle secoua Indy.
— Jones, dit-elle, réveillez-vous.
— Je suis réveillé. Où sommes-nous ?
— Sur une île. Inhabitée, apparemment. Et sans doute
mentionnée sur aucune carte. Nous avons été déviés très loin
de notre route initiale, et je suis prête à parier que nous ne
sommes pas dans le voisinage de Shanghai. Mais le typhon est
passé.
— Impossible, fit Indy en se frottant les yeux.
— C’est si calme, dit-elle. Et regardez, là-haut, le ciel est clair.
— Vous blaguez ?
— Non. Il y a même des oiseaux qui volent.
— Cette tempête devait s’étendre sur des centaines de
kilomètres, protesta Jones. Elle n’a pas pu se terminer aussi vite.
Faye se mit à genoux. Elle se pencha en avant et tapota
doucement la joue de Mystery. Les paupières de la jeune fille
clignèrent, elle ouvrit les yeux et fixa du regard sa mère
pendant de longues secondes.
— M. Bryce, dit-elle enfin. Je suis désolée qu’il ait disparu.
— Moi aussi, fit sa mère. Mais c’est presque comme s’il s’était
offert en sacrifice à la tempête pour que le reste d’entre nous en
réchappe.
— J’ai pensé ça, moi aussi.
— Nous avons eu de la chance, voilà tout, déclara Indy en se
détachant. C’est un miracle que trois de nous aient survécu.
— Quatre, rectifia Musashi malgré son épuisement. Nous
sommes quatre. Un officier de l’Empire et trois prisonniers.
— Mais bien sûr, soupira Jones, qui tira le feutre trempé de
son blouson et le coiffa. Ça n’en reste pas moins un miracle.
— C’est sans doute le mot juste, approuva Faye. Regardez.
Un double arc-en-ciel s’étendait à travers le dôme du ciel
derrière eux.
Soudain, Indy comprit.
— Ce n’est pas terminé. Ce n’est qu’un sursis. Nous nous
trouvons dans l’œil du cyclone. Regardez au niveau de
l’horizon. Vous verrez le mur de nuages qui tourbillonne autour
de nous.
— Qu’allons-nous faire ? demanda Faye.
Il se mit debout.
Mystery grimaça en entendant ses genoux craquer.
— Il faut que nous trouvions un endroit où subir au mieux le
reste de la tempête, déclara-t-il tout en se massant l’épaule. Et
nous ferions bien de le trouver vite. Si vous regardez juste au-
dessus de nous, vous constaterez que le centre s’est déjà
déplacé. L’arrière du cyclone arrive sur nous, et il sera aussi
violent que ce que nous avons déjà enduré.
— Là, dit Musashi.
Du doigt, elle désignait la plage.
Celle-ci était parsemée d’arbres déracinés et d’autres débris
laissés par la tempête. Mais au milieu d’un bosquet de palmiers,
au centre de l’île, se dressait un clocher surmonté d’une croix
en bois.
5
L’ÎLE DE LAZARE

La croix en bois était installée sur un promontoire rocheux


qui dominait un lagon. En contrebas, construite à partir d’une
grotte ouvrant dans le flanc volcanique de la colline, se trouvait
une église aux allures de forteresse, avec une grande double
porte recouverte de cuivre.
Indy saisit l’anneau d’un des battants et tira.
— C’est fermé, constata-t-il.
Le vent recommençait à se lever, et la pluie avait repris.
— C’est habité ? dit Faye.
— Quelqu’un a verrouillé cette porte de l’intérieur.
La plage elle-même était frangée de quelques cabanes, et
plusieurs pirogues à balancier avaient été traînées loin sur le
sable. Deux panneaux délavés par les intempéries déclaraient
en français que l’île était une zone de commerce strictement
limitée.
Indy tambourina du poing contre le cuivre terni des battants,
puis il prit un morceau de roche volcanique et se mit à marteler
la porte. La pluie redoubla. Un éclair vint frapper un palmier à
cinquante mètres en contrebas, sur le rivage, et la secousse
générée par la décharge les fit presque tous tomber.
— Eh ! appela Mystery avec une vigueur renouvelée. À
l’intérieur de l’église ! Nous avons besoin d’un abri !
La porte fut soudain déverrouillée et s’ouvrit sur une
silhouette contrefaite, vêtue d’une sorte de soutane et
brandissant une lampe à pétrole.
Les quatre naufragés s’engouffrèrent à l’intérieur.
— Merci, dit Indy en faisant tomber l’eau de son feutre. La
tempête nous a presque rattrapés. Une fois de plus.
— N’entrez pas, proféra l’homme.
— Monsieur, il y a un cyclone qui arrive dehors, déclara
Mystery. Mais peut-être que vous n’aviez pas remarqué ?
— J’ai remarqué, répondit l’homme avec un fort accent
français et d’une voix enrouée, comme s’il n’avait pas parlé
depuis très longtemps. L’île est interdite. Vous ne pouvez pas
rester.
— Désolé, intervint Indy, mais nous n’avons vraiment pas le
choix. La tempête a détruit notre navire.
— Interdite comment ? insista Faye.
— Interdite, croassa l’autre.
Il posa la lampe sur le sol. Son visage était dissimulé par un
grand capuchon, et il s’écarta vivement quand Indy voulut
poser une main amicale sur son épaule.
— Désolé, dit l’Américain. Écoutez, nous ne voulons pas vous
créer d’ennuis. Nous ne sommes que quatre naufragés qui
souhaitons s’abriter d’une tempête. Nous repartirons d’ici dès
que possible. Avez-vous une radio, que nous puissions
demander de l’aide ?
— Restez ici, dit l’homme.
Il laissa la lanterne par terre et se fondit dans les ténèbres.
— Qu’est-ce que tout ça signifie ? demanda Faye.
Indy eut une moue d’ignorance.
— Je n’en sais rien. Mais il doit avoir une excellente vision
nocturne.
À l’extérieur la tempête faisait rage. L’eau passa sous la
double porte et forma des flaques sur le dallage. Indy ramassa
la lampe, la tint à bout de bras et décrivit un cercle complet sur
lui-même. La lumière tremblotante révéla des bancs
poussiéreux rassemblés au hasard.
— On dirait qu’il s’est passé un bout de temps depuis le
dernier service religieux ici, fit-il.
— Des années, risqua Faye.
— Je n’aime pas ça, constata Musashi, qui s’entourait le torse
des bras pour ne pas frissonner. Tout ça me rappelle ces
histoires de fantômes que ma grand-mère racontait, dans
lesquelles des voyageurs égarés par la tempête trouvent refuge
dans un château étrange. Ces histoires ne finissaient jamais
bien.
Après un temps assez long, une autre lampe à pétrole projeta
son halo à l’autre bout de l’église et se rapprocha
progressivement d’eux. Elle était tenue par un homme en robe
de bure lui aussi encapuchonné, mais nettement plus grand que
celui qui les avait accueillis.
— Je vous présente mes excuses pour Henri, dit-il avec lui
aussi un accent français marqué. Nous n’avons pas beaucoup de
visiteurs. Pour dire la vérité, nous n’en avons jamais. J’ai cru
comprendre que votre bateau avait coulé. Y a-t-il d’autres
survivants ?
— Non, répondit Faye. Nous sommes les seuls.
— J’en suis désolé, dit l’homme. C’était un transport
commercial ? De quelle ligne ?
C’est Indy qui prit alors la parole :
— Aucune ligne régulière. C’était une jonque. Et je ne
pourrais même pas vous citer son port d’attache.
— Alors il est inutile d’envoyer un message radio, ou de
chercher d’autres rescapés, fit l’homme. Je vous en prie, venez.
Nous devons vous réchauffer et vous sécher.
Il les précéda dans un escalier descendant qui les mena à
une salle ayant l’aspect d’un bunker où étaient installées une
longue table, des couchettes et une petite bibliothèque. Il
alluma avec sa chandelle une lampe à pétrole posée sur la
tablette de la cheminée, puis trois autres sur la table.
— Ici, vous serez en totale sécurité.
— J’entends à peine la tempête, remarqua Indy.
— Oui, l’ordre a sans aucun doute su comment se bâtir un
refuge sûr, répondit l’homme en bourrant le poêle ventru au
centre de la pièce avec du petit bois. Cette pièce n’a pas servi
depuis le départ de nos derniers frères. C’est curieux, mais les
vieilles interdictions concernant la ségrégation conservent
encore une certaine influence.
— Excusez-moi, dit Indy, je ne voudrais pas avoir de propos
déplacés, mais pourriez-vous nous expliquer où nous nous
trouvons ?
L’homme cessa d’emplir le poêle, sans se rendre compte
qu’un de ses doigts restait au contact des flammes.
— Attention, lança Indy, qui tira prestement le bras de
l’homme en arrière.
— Fichtre, maugréa l’homme en éteignant les flammèches
contre sa robe de bure. Vous ne savez donc pas ? Vous n’avez
pas vu les pancartes d’avertissement ?
— Elles parlaient d’une zone de commerce strictement
restreinte, intervint Faye.
L’homme referma lentement le portillon du poêle et s’assit
sur le siège le plus proche.
— Oui. C’est l’île de Lazare. Elle a été aménagée par l’ordre de
saint Lazare. C’est une colonie de lépreux.
— Des lépreux…, siffla Musashi d’un ton de dégoût.
— On me dit que je ne suis pas si répugnant que ça à voir, fit
l’homme en retroussant son capuchon pour révéler le visage
pâle d’un homme d’âge moyen, d’aspect normal à l’exception de
quelques taches d’un gris rosé le long de son nez. En revanche,
mes mains sont atteintes par la maladie. Je n’ai aucune
sensation dans les doigts, voyez-vous. Je vous prie de m’excuser
pour l’odeur de la chair brûlée.
— C’est donc la restriction, résuma Indy. Échange d’argent
seulement.
— Oui, nous sommes dans l’obligation d’utiliser de l’argent
venu d’ailleurs, continua l’homme. Par peur de la contagion,
vous comprenez. Tout d’abord tous les billets étaient français, et
puis l’ordre a périclité il y a de cela quelques dizaines d’années,
et les Américains ont déversé leurs billets et violé les
restrictions. L’église n’est plus en action depuis avant la Grande
Guerre.
— Ce n’est donc pas un territoire américain ? demanda Indy.
— Personne ne veut réclamer l’île de Lazare, fit l’homme
avec un rire caverneux. Mais tous nous poussent à échanger
l’argent, pour acheter ce que nous ne pouvons pas produire
nous-mêmes.
— Est-ce contagieux ? s’enquit Mystery.
Faye posa les mains sur les épaules de sa fille.
— Je vous présente toutes mes excuses, dit-elle. Pardonnez
nos manières. Et pardonnez-moi, mais je ne connais même pas
votre prénom.
— Pascal.
— Monsieur Pascal.
— Elle a tout à fait raison, reprit le lépreux. Cette maladie est
contagieuse, mademoiselle, mais elle ne se répand pas par des
contacts aussi anodins que le fait d’échanger des billets de
banque. Quiconque fréquente les lépreux sait que les personnes
en bonne santé ont une immunité naturelle. En fait, beaucoup
de gens ayant épousé des lépreux n’ont jamais contracté la
maladie. L’ignorance, je le crains, a causé bien plus de
dommages que la maladie elle-même.
— Existe-t-il un remède ? demanda Mystery.
— Non, répondit Pascal. Aucun.
— Pas encore, fit Indy. Mais un jour, il y en aura un.
Le moine baissa la tête.
— J’aimerais pouvoir vous croire. Mais jusqu’alors, nous
faisons comme nous pouvons. C’est la raison pour laquelle
Henri s’est montré aussi distant avec vous. Les punitions pour
avoir enfreint les règles qui ont force de loi sur cette île peuvent
être très sévères. La société n’a pas seulement fait de nous des
réprouvés, elle nous a aussi transformés en criminels.
— Alors vous êtes en bonne compagnie, lança Jones.
— Combien êtes-vous sur cette île ? demanda Faye.
— Près d’une centaine. Des hommes, pour la plupart, mais il
y a aussi quelques femmes.
— Et vous êtes leur représentant ? fit Indy.
— Leur porte-parole, leur médecin, leur avocat et leur prêtre,
répondit Pascal. Je vous prie d’accepter notre humble
hospitalité. Quand la tempête sera passée, je vous ferai porter à
manger. En attendant, je vous suggère de sécher vos vêtements
et de prendre un peu de repos. À l’exception d’une personne,
vous êtes tous américains ?
— Oui, répondit Indy.
— Demain matin, j’essaierai de contacter l’USS Augusta. C’est
le vaisseau amiral de la flotte américaine en Asie et il croise
entre ici et Shanghai depuis des semaines, afin de démontrer la
puissance des États-Unis. Avec un peu de chance, s’il n’est pas
trop éloigné, il pourra passer vous prendre.
— Vous avez donc une radio ? demanda Indy.
Pascal acquiesça.
— Bien sûr.
— N’importe quoi…, marmonna Musashi.
— Dois-je aussi essayer de contacter le Commandement
impérial…
Jones le coupa aussitôt :
— Non. Et, je vous en prie, ne laissez pas cette femme
s’approcher de la radio. Mystery, vous voulez bien officier ?
— C’est toujours avec plaisir, répondit la jeune fille. Vous
avez une corde ?
Pascal eut l’air choqué.
— C’est vraiment indispensable ?
— Absolument, lui affirma Indy.
— Puis-je au moins me changer ? dit Musashi en claquant des
dents. J’ai très froid.
— Il y a une autre pièce, suggéra Pascal. Plus petite. Elle est
munie d’une porte qui peut être fermée de l’extérieur par une
barre. Comme celle-ci, elle est souterraine, et ne possède pas
d’autre issue. Il y a un poêle, là aussi.
— Ça fera l’affaire, décida Indy.
Faye prit une des couvertures.
— Je vais l’aider. Viens, Mysti. Laissons un peu d’intimité au
docteur Jones.
— Je ferais mieux de rester ici, contra sa fille.
— Je pense le contraire, dit la mère.
Pascal s’adressa à Indy :
— Et votre épaule ? J’ai remarqué que vous sembliez blessé,
là. Est-elle cassée ? Avez-vous besoin de soins médicaux ?
— Non, merci. Elle guérira, avec le temps.
— Comme vous voudrez. À demain matin.
Une fois seul, Indy se débarrassa de ses vêtements trempés et
les déploya sur le dos des chaises pour les faire sécher. Puis il
s’enveloppa dans une couverture et s’étendit sur une couchette.
Il était très las, mais pas encore prêt à dormir.
Du regard, il survola la tranche des ouvrages rangés dans la
vieille bibliothèque.
La plupart des titres étaient en français, catéchismes et vies
de saints. Mais il y avait également un dictionnaire d’allemand
à la reliure usée. Les deux seuls livres en anglais étaient les
mémoires du président Grant et un exemplaire de la Bible.
Indy prit ce dernier livre.
Il souffla pour chasser la poussière de la couverture, puis
l’ouvrit à l’Exode.

***
Dans ses rêves, il cherchait.
Peut-être fallait-il y voir l’influence de sa relecture de
l’Ancien Testament avant de s’endormir, ou la centaine de
moments d’angoisse vécus lors de ces derniers jours, ou le fait
de savoir qu’il se trouvait au fond de la terre. Quoi qu’il en soit,
il se retrouvait dans un paysage biblique de pyramides et
d’idoles, de sable et de soleil, et il parcourait des couloirs
interminables et des passages souterrains incroyablement
tortueux pour apercevoir une ombre qui toujours venait de
tourner le coude suivant du chemin.
Souvent il arrivait assez près d’elle pour reconnaître le
timbre de sa voix, et parfois même il avait une vision fugitive de
son visage, mais jamais il n’était assez proche pour la toucher.
Sa frustration était amoindrie parce qu’une partie de lui-même
savait que ce n’était qu’un rêve et que jamais il ne pourrait la
rattraper.
— Qui est Alecia ? lui demanda Faye quand il s’éveilla.
— Pardon ?
Elle était assise et mangeait un petit déjeuner composé de
fruits apportés par Pascal.
— Vous avez parlé dans votre sommeil. Je ne voudrais pas
me montrer indiscrète, mais elle paraissait terriblement
importante. Est-ce votre femme ?
— Je n’ai jamais été marié.
— Votre petite amie, alors.
— Non.
Il s’assit et se frotta les yeux.
— Quelle heure est-il ?
— Le soleil vient de se lever. Je suis sortie tout à l’heure. C’est
très joli ici, maintenant que la tempête est passée.
— Et où est votre fille ?
— Elle dort encore. Tout comme Musashi.
— Et pourquoi pas vous ?
— Je n’ai jamais pu dormir à l’intérieur, répondit-elle. Alors,
vous allez m’en parler ?
— Vous parler de quoi ?
— D’Alecia.
— Pourquoi le ferais-je ? s’étonna-t-il.
— Parce que nous sommes amis. Parce que nous avons
traversé ensemble une épreuve où nous avons risqué notre vie.
Parce que nous sommes heureux d’être toujours vivants, Parce
que je veux savoir, et parce que vous avez envie d’en parler.
— Pas du tout.
— Êtes-vous amoureux d’elle ?
— Je l’ai été, avoua-t-il.
— Mais plus maintenant ?
— Écoutez, fit Indy, je vais vous donner la version brève,
d’accord ? Jadis j’ai connu une femme prénommée Alicia. Nous
nous sommes mutuellement rendus malheureux. Ensuite elle
est morte.
Faye garda le silence.
— Satisfaite ?
— Non, dit-elle. Vous ne pouvez pas en parler sans vous
mettre en colère ?
— C’est vous qui me mettez en colère.
— Je ne le pense pas. Vous êtes en colère à propos de cette
femme, et cette colère dure depuis très longtemps. Jusqu’à
maintenant, je ne savais pas contre quoi vous étiez en colère.
— Écoutez, tout ça ne me concerne plus du tout…
— Au contraire, ça vous concerne en plein, interrompit la
jeune femme. Réfléchissez-y. Les gens n’abandonnent pas tout
et ne partent pas à l’étranger à moins qu’ils soient malheureux
ou insatisfaits. Je le sais, je parle d’expérience.
— Kaspar était malheureux ? devina Indy.
— Il ne m’a pas demandé de le suivre.
— Alors pourquoi le recherchez-vous ?
— Parce que je l’aime. Parce que Mystery a besoin de son
père, ou au moins de savoir ce qu’il est advenu de lui. Et parce
que je suis assez forte et maligne pour le retrouver, et que je ne
me le pardonnerais jamais si je n’essayais pas.
Indy toussota. Elle posa sur lui un regard perçant.
— Cette conversation vous met mal à l’aise.
— Ce n’est pas le genre de sujets que les amis abordent entre
eux, admit-il.
— Alors nous allons arrêter là, fit-elle.
— Très bien.
Elle se pencha et ramassa la Bible.
— Vous faisiez vos prières ?
— Je me renseignais sur le Bâton d’Aaron, expliqua-t-il. Je
comprends la fascination de Kaspar pour cet objet. C’est la
baguette magique originelle. Le Bâton permettait de trouver de
l’eau, d’abattre des calamités diverses sur les ennemis… Tant
qu’il a été en la possession de Moïse, les Hébreux ne pouvaient
pas perdre la bataille.
Faye sourit.
— Quand j’étais petite, dit-elle, je fermais les yeux, j’ouvrais
la Bible et je lisais un verset au hasard. Aujourd’hui, ça a l’air
assez puéril. Mais à l’époque les versets semblaient toujours
s’accorder à la situation.
— Plus maintenant ?
— Non.
— Et, d’après vous, qu’est-ce qui a changé ?
— Moi. Je suis devenue adulte.
— Les enfants ont un penchant pour la pensée magique.
— Vous ne croyez pas à la magie, docteur Jones ?
— Tout dépend de la définition que vous en donnez. Si vous
parlez du genre de distraction qui nécessite la crédulité
volontaire d’un public, alors la réponse est oui, cette magie-là
me plaît.
— Non, dit-elle, je faisais allusion à la magie véritable.
— Si la science nous a enseigné quelque chose, répondit
Jones, c’est qu’une telle chose n’existe pas. La magie comme la
superstition sont des errements du passé.
— La science n’est qu’un autre système de croyance,
argumenta Faye. C’est un bon système, mais ce n’est pas le seul.
D’ailleurs elle n’explique pas tout. Croyez-vous en Dieu, docteur
Jones ?
— Oui.
— Bien. Au moins c’est quelque chose. Vous mettez donc
entre parenthèses votre croyance en la science pour faire place
à la foi en une entité dont vous ne pouvez pas prouver
l’existence, mais que vous cautionnez à cause d’une conviction
qui dépasse votre rationalité. Serait-il si difficile d’admettre que
la magie puisse elle aussi exister ?
— S’il y avait des preuves…, fit Indy.
Elle sourit de cette réflexion.
— C’est ce que Kaspar recherchait. D’autres personnes
convoitent peut-être le Bâton pour les richesses et le pouvoir
qu’il peut apporter, mais Kaspar était après tout autre chose. Il
voulait obtenir la confirmation que la magie est effective, et que
les miracles peuvent toujours se produire.
— La baguette magique originelle, résuma Indy.
— Exactement.
— Mais le Bâton a été égaré durant l’Antiquité, sans espoir de
réapparition. En admettant bien sûr qu’il ait existé. Ce n’était
peut-être qu’une légende.
— Si tel est le cas, c’est une légende très bien détaillée.
L’Ancien Testament y fait souvent référence. Dans l’Exode, il se
transforme en un serpent qui avale ceux invoqués par les
magiciens de Pharaon. Il aide à déclencher les dix plaies
d’Egypte.
— L’eau qui se change en sang, les pluies de grenouilles, des
nuées de moustiques, des nuages de mouches, récita Indy. La
peste, les ulcères, la grêle, des nuages de sauterelles, les
ténèbres qui s’abattent sur le pays, le décès des premiers-nés…
Mais même si vous le trouviez, comment sauriez-vous que c’est
bien le Bâton d’Aaron ? Aujourd’hui, ce ne serait plus qu’un
vieux morceau de bois desséché.
— Vous voulez dire : Comment pourrais-je le reconnaître ? La
Bible le décrit comme une verge en bois d’amandier, qui porte
le nom d’Aaron. Et puis, bien sûr, combien de vieux bâtons
desséchés peuvent accomplir des miracles ?
— Vous n’êtes pas sérieuse ? fit Indy.
Faye lui retourna son regard.
— Eh bien, reprit-il, s’il fonctionnait, je suppose que ça
réglerait la question de la magie une fois pour toutes.
La jeune femme sourit, et elle allait ajouter autre chose
quand Mystery fit irruption dans la pièce.
— Docteur Jones ! s’écria-t-elle. Maman ! Venez, vite : il y a un
avion dans le lagon.

***

Ils suivirent la jeune fille au-dehors. L’éclat du soleil sur la


plage força Indy à plisser les yeux.
Posé au centre du lagon tel un canard solitaire sur la mare
d’une ferme, se trouvait un hydravion à la forme massive. Il
avait quatre moteurs montés sur son unique aile supérieure. Le
corps de l’appareil tenait plus de la coque d’un bateau que du
fuselage d’un avion, et cet effet était encore accentué par une
rangée de hublots. Sur le nez, sous le cockpit vitré était inscrit
en lettres noires « Pan American ».
Sous l’aile, l’équipage mettait à l’eau un petit canot.
Pascal apparut à côté d’Indy.
— Je ne pensais pas que vous vous lèveriez aussi tôt, après ce
que vous avez enduré hier, dit-il.
— Quand cet hydravion est-il arrivé ? demanda Jones.
— Il y a quelques minutes. Je suis entré en contact avec
l’Augusta ce matin, qui à son tour a prévenu l’hydravion.
— J’ignorais que la Pan Am avait un service passager dans
cette partie du monde, remarqua Indy.
— Ils n’en ont pas, rétorqua Pascal. Ils se limitent à
l’Amérique du Sud, je crois. Mais le radio de l’Augusta a dit
qu’ils testaient un nouveau modèle.
À mesure que le canot approchait du rivage, Pascal semblait
gagné par la nervosité.
— Si vous voulez bien m’excuser, dit-il, j’ai encore les devoirs
du matin à effectuer.
— Merci pour tout, fit Indy.
— Inutile de me remercier.
— Oh, je pense que si, insista Jones, qui tendit la main.
Pascal hésita une seconde, puis la serra.
— Nous n’oublierons pas votre bonté, affirma Indy.
Pascal hocha la tête et partit d’un pas rapide vers la grotte
ténébreuse qu’était son église.
Le canot atteignit le rivage et le marin rangea ses deux rames
à l’intérieur. Un homme de grande taille en veste bleue sauta de
la proue dans l’eau basse.
— J’ai cru comprendre que vous aviez essuyé un sale grain,
dit-il.
— Juste un petit typhon, répondit Indy.
— Nous avons eu assez de chance pour l’éviter, fit l’autre. Je
m’appelle Ed Musick. Je vole pour la Pan American, comme
vous pouvez le constater, et nous effectuons des tests sur ce
Sikorsky S-42. Splendide engin, n’est-ce pas ?
— Sans aucun doute. Je n’en ai pas vu un seul depuis des
années.
— Pardon ? dit Musick. Le S-42 vient tout juste d’être mis en
production.
— Je voulais parler des hydravions.
— Ah. Nous avons également exploré certains couloirs
aériens et des ports, dans l’optique d’une possible liaison avec la
Chine l’année prochaine. Nous avons reçu un message radio
nous demandant d’aller secourir des naufragés.
— Ce que nous sommes, confirma Indy. Capitaine, je vous
présente Faye Maskelyne et sa fille Mystery.
— Mesdames, dit Musick en effleurant d’un doigt la visière
de sa casquette. J’ai bien peur que nous ne soyons pas en
mesure de vous ramener aux États-Unis, car nous ne sommes
pas encore équipés pour embarquer des passagers sur d’aussi
longues distances. Mais notre prochain arrêt est Calcutta, et de
là vous n’aurez aucun problème pour prendre une ligne
régulière et rentrer au pays.
— Ça nous serait d’un grand secours, dit Jones.
— Vous êtes tous prêts ? s’enquit Musick. Le radio a dit que
vous étiez quatre.
— Nous sommes presque prêts, nuança Indy.
— Que faisons-nous du lieutenant Musashi ? lui demanda
Faye.
— Nous ne pouvons pas l’abandonner ici. Nous
l’emmènerons à Calcutta avec nous, et nous la laisserons à
l’ambassade du Japon.
— Une Japonaise ? fit le capitaine.
— La seule autre survivante de notre bateau.
— Je vais la détacher, dit Faye.
Musick fronça les sourcils.
— Elle est attachée ?
— Attendez de la voir, et vous comprendrez, lui affirma Indy.
Alors que l’hydravion s’élevait dans le ciel bleu au-dessus de
l’île de Lazare, Indy se laissa aller dans son siège capitonné et
abaissa le bord de son feutre sur ses yeux. Faye et sa fille
contemplaient par un hublot le lagon bleu azur, mais Jones
avait déjà pris tant de fois tant d’avions différents que ce genre
de spectacle n’offrait plus grand intérêt pour lui. Il se mit à
réfléchir à la formulation du télégramme qu’il enverrait à
Marcus Brody dès leur amerrissage à Calcutta, et à l’endroit où
ils pourraient séjourner en attendant l’arrivée de l’argent.
De l’autre côté de l’allée, Musashi était assise dans un autre
siège. Elle avait les mains toujours attachées mais les yeux
brillants.
Elle aussi faisait des projets.
6
JADOO

Indy entraînait Musashi par la main à travers la foule qui


encombrait Calcutta, avec Faye et Mystery sur leurs talons.
Dominant le martèlement de milliers de pieds et la plainte
universelle des mendiants sur les trottoirs, ainsi que le mélange
inaudible de bengali, d’hindi et d’urdu – les gens semblaient
parler aussi fort et vite qu’il leur était possible –, les klaxons
retentissaient et les moteurs des bus grondaient dans un
brouhaha incessant.
— C’est la ville la plus bruyante que j’aie jamais vue, dit Faye.
— C’est aussi la plus pauvre, répondit Indy. Des milliers de
ces pauvres gens dorment dans la rue parce qu’ils n’ont nulle
part où aller. Ceux qui sont assez chanceux pour avoir un toit
vivent dans les bustees, les bidonvilles où il n’y a pas d’eau
courante ni de système d’égouts. La malnutrition et la maladie
sont omniprésentes.
— Et moi qui trouvais difficile de vivre en Oklahoma, après
la Dépression…, soupira Faye. Plus je découvre le monde et plus
je me sens privilégiée d’être américaine.
— N’oubliez pas cette impression, lui cria Indy en retour.
Après avoir demandé leur chemin à chaque carrefour, ils
finirent par trouver l’ambassade du Japon, cachée à la masse
anonyme par des grilles en fer gardées par deux soldats de
l’Empire.
— OK, dit Jones en détachant la corde qui liait le poignet de
Musashi au sien. C’est terminé. Sayonara.
Elle se campa devant les grilles et se frotta le poignet.
— Eh ! cria Indy à l’adresse des soldats. Hai ! Venez la
chercher. C’est une compatriote !
— Vous auriez dû me tuer quand vous en aviez l’occasion, dit
Musashi.
Indy se pencha vers elle.
— Il est encore temps, railla-t-il.
Les gardes déverrouillèrent les grilles et elle passa de l’autre
côté. Immédiatement elle pointa le doigt vers Jones et se mit à
aboyer des ordres en japonais.
— Ils n’oseraient pas…, commença Indy.
— Oh si, dit Faye, qui voyait les soldats avancer vers eux.
— Filons !
En un instant ils se perdirent dans la foule. Les soldats firent
halte au premier carrefour. Visiblement ; ils ne tenaient pas
trop à s’éloigner de leur ambassade.
— Espèces de lâches, siffla Musashi quand ils revinrent.

***

Après avoir marchandé ferme pendant dix minutes chez un


prêteur sur gages, Indy obtint dix dollars de sa montre-bracelet.
Au bureau de la Western Union situé à deux pas de là, il envoya
un télégramme à New York. Sa brièveté était dictée non
seulement par l’état précaire de leurs finances mais aussi par la
répugnance de Jones à se justifier :

DEST. : MARCUS BRODY, MUSÉUM AMÉRICAIN D’HISTOIRE NATURELLE

EXP. : INDIANA JONES

SUIS À CALCUTTA. URGENT BESOIN D’ARGENT. STOP. PAS DE QUESTIONS.


EXPLIQUERAI PLUS TARD. STOP.

Au bureau de Travelers Aid, ils demandèrent quel était


l’endroit le moins cher et le plus sûr où passer la nuit. On les
envoya à l’Atlas House, un hôtel quelque peu décrépit mais
toujours respectable qui recevait surtout des commerçants
anglophones de la classe moyenne. La nuitée était de deux
dollars, repas compris. Ils prirent deux chambres.
Au comptoir de la réception, l’employé regarda leurs noms et
eut une mimique étonnée.
— Quelque chose ne va pas ? s’enquit Indy.
— Non, monsieur, répondit l’autre. C’est simplement que
Maskelyne est un nom assez peu courant. Si je me souviens
bien, nous avons eu un Maskelyne qui a séjourné ici, il y a trois
ou quatre ans.
— Kaspar Maskelyne ? dit Faye.
— Il me semble, oui.
— Vous en êtes sûr ? insista la jeune femme. C’est très
important.
Le réceptionniste sortit un vieux registre de sous le comptoir
et en tourna les pages.
— Ah, nous y voilà, annonça-t-il en faisant pivoter le grand
cahier pour qu’ils puissent lire. Le 14 février 1930. Le jour de la
Saint-Valentin. Il a pris la même chambre que vous.
Faye passa le doigt sur la signature.
— Quelle chambre ?
— La vôtre, répéta l’employé. La 207. C’est un parent ?
— Je suis sa femme, expliqua-t-elle en refoulant un sanglot.
Et voici sa fille.
— Et ce monsieur ? demanda poliment le réceptionniste en
regardant Indy.
— Un ami qui nous aide dans nos recherches, dit Faye. Mon
mari a disparu.
— Comment se fait-il que vous vous souveniez de lui ?
interrogea Jones. Vous devez voir défiler des centaines de gens
chaque année.
— C’est que nous ne recevons pas beaucoup de magiciens, fit
l’employé. Il donnait des petits spectacles ici, dans l’entrée, tous
les soirs, et il discutait avec les autres clients de magie et de ce
genre de sujets. Un monsieur terriblement sympathique. Il est
resté environ une semaine.
— Vous rappelez-vous autre chose ? s’enquit Faye.
— Il m’a demandé si j’avais déjà entendu parler d’un certain
Jadoo. Bien sûr, lui ai-je répondu, tout le monde en Inde connaît
le vieux Jadoo : c’est le magicien le plus célèbre du pays. Il m’a
demandé si j’accepterais de l’aider à trouver une adresse sur
Bengali. C’est à la limite d’un des bustees, et c’est difficile à
trouver si vous ne savez pas précisément ce que vous cherchez.
— Vous avez un crayon et un morceau de papier ? dit Faye.
— Certainement, madame.
— Pourriez-vous nous expliquer comment nous y rendre ?
— Bien sûr, dit l’employé, qui inscrivit les directions à suivre.
C’est un coin où il vaut mieux ne pas traîner après le coucher du
soleil. À votre place, j’attendrais demain matin.
— Nous ne pouvons pas y aller tout de suite ? ronchonna
Mystery.
— Il a raison, estima Indy. Attendons demain matin.
— Maman, plaida la jeune fille, c’est le premier indice
sérieux que nous ayons…
— Nous avons attendu quatre ans, répondit Faye. Une nuit de
plus ne changera pas grand-chose. Par ailleurs je suis fatiguée
et j’ai l’estomac dans les talons. Et puis nous ne pouvons pas
rendre visite au magicien avec ces mines de naufragés. Ce que
nous sommes, évidemment.

***

Ils trouvèrent la maison dans une rue étroite. Ils étaient déjà
passés deux fois devant quand Mystery remarqua les petits
chiffres surmontant la porte peinte en rouge fade : 707. La porte
s’ouvrait sur un escalier fatigué qui donnait sur une autre
porte, en meilleur état celle-là, au deuxième étage. Elle était en
chêne, avec une plaque de cuivre soigneusement polie qui
annonçait : Jadoo ; Magicien de renommée mondiale. Sur rendez-
vous uniquement.
— Comment prend-on rendez-vous ? s’étonna Mystery.
— Nous allons le savoir, fit Indy, qui tambourina
vigoureusement sur le panneau.
Après un moment, un judas coulissa au centre de la porte, et
deux yeux rougis regardèrent les intrus.
— Nous sommes venus voir Jadoo, déclara Indy. Je suis
Indiana Jones, et ce sont…
— Désolé, fit une voix fluette dans un anglais approximatif.
Sur rendez-vous uniquement.
Le judas se referma.
Indy frappa de nouveau à la porte, un peu plus fort que la
première fois.
Le judas s’ouvrit.
— Vous ne comprenez pas, dit-il en s’efforçant de conserver
un ton aimable. Nous avons besoin de voir Jadoo le Magicien au
sujet d’une affaire de la plus haute importance. Nous n’avons
pas le temps de prendre rendez-vous.
— Sur rendez-vous uniquement.
Le judas se ferma.
Indy se caressa le menton pensivement, contempla la porte
close, puis la cogna brutalement du poing.
Aucune réaction.
Il martela encore le panneau, assez fort pour que des
morceaux de plâtre tombent du plafond en piteux état.
— Arrêtez, lui dit Faye.
— Je pensais que vous vouliez voir ce plaisantin ?
— En effet, mais pas en démolissant sa maison.
Elle s’approcha du judas, qu’elle tapota légèrement.
— Excusez-moi, nous sommes terriblement désolés de vous
importuner ainsi, je comprends fort bien que tous les visiteurs
doivent prendre rendez-vous. Toutefois, si vous aviez la
gentillesse de dire à Jadoo que les Maskelyne sont là pour…
Le judas s’ouvrit subitement.
— Quel nom avez-vous dit ?
— Les Maskelyne, répéta la jeune femme. Je suis Faye
Maskelyne, l’épouse du grand magicien Kaspar Maskelyne, et
voici notre fille, Mystery.
— Bonjour, dit cette dernière.
Le judas se ferma une fois de plus, puis il y eut un
cliquètement de chaînes et de verrous. La porte s’ouvrit, et un
Indien très mince en veste blanche les pria d’entrer d’un geste
de la main.
— Je suis le serviteur du maître, annonça-t-il. Vous pouvez
m’appeler Pasha.
— Merci, lui dit Faye.
Ils se trouvaient à présent dans une entrée spacieuse, à la
décoration extravagante, encombrée de souvenirs accumulés
sur plusieurs dizaines d’années de magie. Des rayonnages
étaient surchargés d’ouvrages traitant de la magie dans diverses
langues, d’accessoires et d’autres bibelots. Le serviteur referma
la porte derrière eux et la verrouilla avec le plus grand soin.
— Je suis désolé, déclara-t-il, mais le maître est sorti. Il sera
de retour très bientôt, et je suis certain qu’il voudra s’entretenir
avec vous. Si vous voulez bien l’attendre.
— Nous attendrons, dit Faye.
— Très bien. Puis-je vous servir un rafraîchissement ? Du thé,
peut-être ?
— Ce serait très aimable de votre part.
— Très bien, répéta Pasha, qui joignit les mains et s’inclina
légèrement avant de quitter la pièce.
— Cet endroit ressemble à un musée, fit Mystery, qui
examinait les tranches poussiéreuses des livres. Je comprends
pourquoi papa a pu être attiré ici… Regardez ça…
Elle prit une coupe faite dans un crâne humain monté sur un
pied en argent. Le crâne était renversé et avait été coupé en
deux au niveau de la mâchoire supérieure, de sorte que la boîte
crânienne ouverte formait la coupe proprement dite. Les
orbites et les fosses nasales avaient été comblées avec de l’or
martelé, l’os blanchi et poli jusqu’à obtenir la patine de l’ivoire,
quoique les dents fussent d’un jaune beaucoup plus commun.
Une des molaires était enveloppée d’or.
— C’est un vrai ? demanda la jeune fille.
Indy lui prit l’objet des mains. L’intérieur était gravé des très
fines rigoles laissées par les vaisseaux sanguins qui avaient
alimenté le cerveau du vivant de l’individu.
— J’en ai bien peur, dit-il.
— Beurk, lâcha Mystery avec une grimace, avant d’essuyer
ses mains sur son jean. Qui peut avoir l’esprit assez tordu pour
désirer boire dans un crâne humain ?
— C’est utilisé pour un rituel magique, expliqua Jones. Une
pratique assez répandue chez les peuplades primitives, un peu
partout dans le monde. L’idée était que si vous transformiez le
crâne de votre ennemi en coupe, chaque fois que vous y buviez
vous ingériez symboliquement sa puissance. Ce n’est très
certainement qu’une pièce de collection.
Faye tendit la main, et Indy lui donna l’étrange coupe.
— Chez certaines tribus, c’est un symbole de respect et même
de vénération envers le défunt, ajouta-t-elle. Plus grand est
votre ennemi et plus grand vous êtes vous-même.
— C’est vraiment barbare, jugea Mystery.
— Hmm… cet objet n’est pas aussi poussiéreux que les
autres.
— Vous ne suggérez quand même pas…, fit Indy, sans
terminer sa phrase.
La jeune femme passa le majeur à l’intérieur du crâne, puis
le goûta.
— Du vin, déclara-t-elle. Du vin blanc. Et ce n’est pas très
vieux, à mon avis.
— Génial, soupira Jones.
Faye replaça la coupe sur l’étagère.
— Espérons que le propriétaire de ce crâne était déjà mort
quand Jadoo a eu l’idée de le transformer en récipient, dit-elle.
— Je me demande si cet inconnu avait un rendez-vous,
surenchérit Indy.
— Nous poserons la question.
Pasha revint, porteur d’un plateau. Il versa du thé anglais
très fort dans trois tasses. Faye prit celle qu’il lui tendait, mais
Jones déclina l’offre.
— Moi non plus, déclara Mystery.
— Oh ? fit Pasha. Peut-être la jeune dame préférerait un peu
de lait, et le gentleman du vin ?
— Non, merci, répondit Indy en souriant. Je n’ai pas soif.
— Comme vous voudrez, dit le serviteur. Je pense que le
maître rentrera très bientôt. En attendant, y a-t-il autre chose
que je puisse faire pour vous être agréable ?
Jones ne laissa pas passer l’occasion :
— Eh bien, oui. Nous attendons un télégramme des États-
Unis cet après-midi. Pourriez-vous téléphoner au bureau de la
Western Union pour leur demander de le faire apporter ici ?
— Nous n’avons pas le téléphone, dit Pasha. Mais je vais
envoyer un messager au bureau du télégraphe. À quel nom ce
télégramme sera-t-il adressé ?
— Le mien, répondit Indy.
— Très bien, docteur Jones.
Indy scruta les yeux du serviteur, mais celui-ci ne trahit
aucune gêne.
— Vous devez avoir une mémoire phénoménale, dit
l’Américain.
— Je vous demande pardon, monsieur ?
— Je ne me souviens pas vous avoir dit que j’avais le titre de
docteur.
— Nous recevons des nouvelles du monde entier, même ici, à
Calcutta, rétorqua Pasha d’un ton placide. Celui qui ne
connaîtrait pas le nom du célèbre archéologue serait un citoyen
de l’Empire très mal informé.
Sur ces mots, l’Indien se retira.
— Vous ne lui faites pas confiance, remarqua Faye.
— Il n’y a pas beaucoup de gens en qui j’ai confiance,
expliqua Indy, qui s’empressa d’ajouter : Vous êtes deux
exceptions, bien sûr.
Une porte se referma quelque part dans la maison, et un
murmure de voix fut suivi du bruit de pas qui approchaient. Un
homme de grande taille aux cheveux blancs, coiffé d’un turban
et vêtu d’une veste entra dans la pièce. Sa peau était couleur
noisette, mais ses yeux étaient d’un bleu perçant.
— Chers visiteurs, veuillez me pardonner de vous avoir fait
attendre, dit-il. Si j’avais su que vous étiez ici, je me serais hâté
de revenir. Je vous en prie, passons dans mon bureau.
— Merci, répondit Faye.
Ils le suivirent dans une pièce sombre au sol couvert de tapis,
avec un ventilateur qui tournait paresseusement au plafond. Le
magicien s’assit dans un fauteuil tendu d’une étoffe luxueuse et
prit un cigare dans un coffret en bois qu’il présenta ensuite à
Indy.
— Non, merci. Je ne fume pas.
— Moi, si, dit Faye.
Jadoo la laissa choisir un cigare. Il alluma le sien avec une
allumette et tendit la boîte à la jeune femme. Elle arracha
l’extrémité du cigare d’un coup de dents et aspira la flamme à
l’autre bout.
— Je ne savais pas que tu fumais, maman.
— J’ai été contrainte d’arrêter, précisa-t-elle tandis que la
fumée s’étirait en volutes molles autour de sa tête et montait
vers le ventilateur. Il est difficile de trouver des cigarettes
américaines, et les produits locaux qu’ils fument sentent trop
mauvais. Ce cigare est très fort…
Jadoo sourit.
— Docteur Jones, je vous connais de réputation. Et quant à
vous, madame, Pasha m’a dit que vous êtes l’épouse de mon
pair, Kaspar Maskelyne. Comment puis-je vous aider ?
— C’est justement à cause de mon mari que nous sommes ici,
expliqua Faye. On nous a dit qu’il vous avait peut-être rendu
visite avant sa disparition, il y a quatre ans.
Jadoo tira longuement sur son cigare.
— Oui, lâcha-t-il enfin. Bien sûr, je me souviens de lui. Il a
passé une journée avec moi, en 1930, je crois. Il a disparu, dites-
vous ? Je suis navré de l’apprendre.
— Nous espérions que vous accepteriez de partager avec
nous le sujet de votre conversation avec lui, fit Indy, ce qui nous
permettrait de mieux orienter nos recherches.
— Ah, c’était il y a si longtemps… Et, j’ai le regret de devoir le
reconnaître, ma mémoire n’est plus ce qu’elle était. Ce qui m’a
le plus marqué concernant cet entretien, c’est à quel point il a
été agréable. Nous avons discuté de l’histoire de la magie,
comme vous vous en doutez, et il a pris des notes pour un livre
qu’il m’a confié être en train de rédiger.
— Un livre ? répéta Faye. Il ne m’a jamais parlé d’un livre.
— Attendez, laissez-moi réfléchir, dit Jadoo en fermant les
yeux pour mieux se concentrer. Il me semble bien qu’un livre
faisait partie de la discussion. Mais nous avons abordé un si
grand nombre de sujets…
— Kaspar n’était pas du genre à se lancer dans l’écriture d’un
livre, affirma Faye. Par tempérament, il était plus aventurier
qu’érudit. En réalité, je n’ai reçu que trois lettres de lui avant sa
disparition, et toutes trois étaient d’une brièveté regrettable.
Bien des fois j’ai souhaité qu’il soit plus enclin à se documenter
sur ses activités, parce qu’il aurait semé des indices et aurait été
plus facile à retrouver.
— Ah, ça me revient, déclara soudain Jadoo. Non, il ne
rédigeait pas un ouvrage sur la magie ancienne, il en
recherchait un. Le sujet ne m’était pas très familier, parce qu’il
semblait plus verser dans la religion que dans la magie.
— Lui avez-vous donné un conseil ? demanda Indy.
— Oui. Il m’a questionné sur les anciens textes hindous, et
j’ai pu le renseigner un peu sur le sanskrit. Nous avons aussi
discuté de cette croyance quasi universelle dans les religions du
monde, l’existence d’un livre ou de tablettes qui contiendraient
l’histoire de chaque personne à venir.
— Le Livre de l’Omega, dit Faye.
— C’est le titre que certaines cultures lui donnent, en effet.
Les anciens Égyptiens, par exemple, croyaient que dans la cité
d’Héliopolis, près du Caire, se trouvait un immense pilier sacré
nommé Annu qui aurait été là avant la naissance de la
civilisation et qui contiendrait un savoir secret couché sur
36 535 rouleaux de parchemin cachés à l’intérieur. Ce savoir ne
pourrait être révélé qu’à qui le mérite, et pour le bien de
l’humanité.
Indy eut un petit rire sarcastique.
— C’est une métaphore, expliqua-t-il. Les 36535 manuscrits
représentent les 365 jours de l’année, plus une fraction de
journée, et selon certaines interprétations le savoir ne se trouve
pas dans le pilier, mais dans le ciel. En d’autres termes, dans les
étoiles.
— Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas, pontifia
Jadoo, citant une maxime occulte très répandue. On dit que
Platon aurait visité le temple de Neith où se trouvent des
couloirs secrets contenant des archives historiques conservées
là depuis plus de neuf mille ans. L’historien Manetho, qui a
établi la chronologie des pharaons et des dynasties encore en
usage aujourd’hui, aurait tiré ces connaissances de certains
piliers creux découverts dans des lieux souterrains, et sur
lesquels Hermès avait inscrit les lettres sacrées.
— J’ai entendu ces légendes, dit Indy. Y compris celle d’Edgar
Cayce, le soi-disant prophète du sommeil, qui prédisait qu’une
« Salle des Archives » contenant l’histoire d’une civilisation
disparue serait découverte sous les pattes du Sphinx.
— Oui, bien sûr, approuva Jadoo. Nous avons également
parlé de certaines des grandes découvertes archéologiques, et
du fait que bon nombre d’entre elles semblent devoir plus à la
magie qu’à la science. N’est-il pas étrange que tant de
découvertes impliquent trois personnes – un archéologue
solitaire, son mécène et la fille à peine adolescente de l’un des
deux ?
— La tombe de Toutankhamon, répondit aussitôt Indy, ou le
crâne de cristal de Lubantuun.
— Précisément. À n’en pas douter il y a là à l’œuvre un
pouvoir mystérieux que la science ne pourra jamais
appréhender dans son intégralité. Après tout, la chance joue un
rôle énorme dans les fouilles, ne pensez-vous pas ?
— Lors de votre conversation avec Kaspar concernant ce
livre, reprit Indy, a-t-il été fait mention du recours à autre chose
que la seule chance pour le trouver ?
— Oui, dit Jadoo. Le Bâton d’Aaron.
— Pour quelle raison Kaspar croyait-il que le Bâton pourrait
l’aider à trouver ces archives ? demanda Jones. Il n’existe aucun
lien entre ces différents éléments.
— Parce que le Bâton peut trouver n’importe quoi. Il a aidé
les Hébreux à trouver de l’eau dans le désert, par exemple. Il
suffisait d’en frapper un rocher, et une source jaillissait. Kaspar
croyait qu’une telle intervention divine était nécessaire pour
définir le bon endroit où creuser dans le sable. Après tout, c’est
un peu comme chercher une aiguille dans une botte de foin,
comme vous dites.
— La croyance à la réalité du Bâton appartient à la tradition
dans l’islam, le judaïsme et le christianisme, rappela Indy.
Aaron aurait eu cent vingt-trois ans quand il est mort et a été
enterré sur le mont Hor. Quant à la localisation finale de son
Bâton, les textes n’en disent rien.
— Pas tous les textes, corrigea Jadoo.
— Vous détenez certaines informations dont vous aimeriez
nous faire profiter ?
Le vieux magicien haussa les épaules.
— Courir après les rumeurs et les légendes, c’est comme
essayer de mettre le vent en cage, dit-il. Mais il existe une
rumeur persistante selon laquelle le Bâton serait toujours
vénéré par une tribu d’adorateurs du mal en Irak, les Yezidi.
Des adorateurs du mal ? intervint Mystery. Pourquoi
vénéreraient-ils un objet en aussi étroite corrélation avec
l’histoire biblique de l’Exode ?
— Parce qu’Aaron et sa sœur, une sorcière du nom de
Miriam, ont perdu la foi alors que leur frère Moïse se trouvait
sur la montagne et recevait de Dieu les Dix Commandements,
expliqua Indy. Ils ont poussé les Hébreux à créer le Veau d’Or et
à le vénérer.
— Les Yezidi forment une peuplade très atypique, reprit
Jadoo. On situe leur habitat dans une zone montagneuse
reculée, au nord de Bagdad, et il est strictement interdit aux
étrangers d’y pénétrer. J’ai conseillé à Kaspar de se montrer de
la plus grande prudence s’il entrait en contact avec eux, car ils
s’emportent aisément et ne sont pas sensibles à la raison. Ils
vous tranchent la gorge pour un regard mal interprété.
— Kaspar avait dont le projet de se rendre en Irak ?
— Oui, je crois que c’était ce qu’il avait en tête. Mais je n’en ai
aucune certitude, puisque je n’ai plus jamais eu de ses nouvelles
par la suite. Il n’a pas non plus expliqué comment il comptait
atteindre cette région.
Faye fit tomber la cendre de son cigare dans un cendrier.
— Merci, dit-elle. Vous nous avez fourni le premier indice
valable sur l’endroit où mon mari pourrait se trouver.
— Je regrette de n’avoir pu être plus précis, fit poliment
Jadoo.
— J’ai une dernière question, ajouta la jeune femme.
— Je vous écoute.
— Dans la pièce voisine, votre collection d’artefacts comporte
une coupe faite avec un crâne humain. Nous avons remarqué
qu’il n’était pas poussiéreux comme les autres objets, et qu’il
s’en dégageait une odeur de vin.
L’Indien eut un large sourire.
— Ah, vous vous demandez donc si, en accord avec ma
renommée, je bois dans cette coupe. Non, je suis désolé de vous
décevoir. J’ai acquis cette curiosité il y a des années, au Tibet, et
par négligence j’ai laissé une famille de souris s’installer à
l’intérieur. Quand je m’en suis rendu compte, la semaine
dernière, j’ai demandé à Pasha de le nettoyer. Il utilise du
vinaigre, ce qui explique l’odeur.
— En effet, approuva Faye.
— Que voulez-vous dire par « en accord avec ma
renommée » ? demanda Mystery.
Le magicien eut soudain l’air quelque peu gêné. C’est Indy
qui éclaircit le sujet :
— Jadoo signifie Magie noire.
— Un simple nom de scène, tint à préciser l’Indien.
On frappa à la porte, et Pasha entra. Il portait un plateau sur
lequel était posée une épaisse feuille de papier jaune repliée et
collée pour former enveloppe.
— Excusez-moi, dit le serviteur, un message pour le docteur
Jones.
Indy le remercia, ouvrit le télégramme et le lut.
— C’est de Marcus Brody, annonça-t-il d’une voix
curieusement enrouée. Il dit qu’il est étonné d’apprendre que je
me trouve en Inde et non en Chine, mais qu’il a ordonné un
transfert de fonds à la succursale de la British Mercantile Bank,
ici. Il me suffit de me rendre à cet établissement et de donner
notre mot de passe habituel.
— Vous paraissez surpris d’avoir des nouvelles de votre vieil
ami, remarqua Faye.
— Pas surpris. Simplement nostalgique.
— Vous avez un mot de passe ? dit Mystery.
Indy dissimula mal sa fierté.
— Oui. C’est un système mnémotechnique que nous avons
mis au point. Très utile.
— Mais si quelqu’un le devine ?
— Oh, il n’y a pas de risque, répliqua-t-il. Le mot fait partie
d’une phrase, et nous passons au suivant chaque fois que nous
employons ce stratagème. Oh, non…
— Docteur Jones ? dit Faye, soudain inquiète. Que se passe-t-
il ? Vous n’avez pas l’air bien du tout.
— Je ne me souviens plus où nous en sommes dans la phrase,
avoua-t-il dans un murmure penaud.

***

— Très bien, docteur Jones, dit le banquier d’un ton enjoué.


Je m’appelle M. Hyde, et c’est moi qui superviserai le transfert
de fonds depuis les États-Unis. Il est donc question d’un millier
de dollars américains.
Ils étaient assis dans le bureau cossu de la British Mercantile
Bank, tandis que Faye et Mystery attendaient dans le hall
d’entrée de la banque, M. Hyde avait paru quelque peu
déconcerté par l’aspect dépenaillé d’Indy, et il avait insisté pour
que celui-ci laisse son fouet et son arme à Faye.
— Magnifique, dit Indy. Vous ne savez pas l’aide que cela
représente pour moi.
— Signez là, s’il vous plaît.
Il poussa un formulaire sur le bureau en direction de son
visiteur.
Indy signa et data, puis rendit le document.
— La date…, fit le banquier.
— Quoi ? Oh, désolé. Je suis toujours en retard quand on
change d’année.
— Vous êtes en avance d’un quart de siècle, observa M. Hyde.
— Il y a une histoire assez étrange qui explique ça, fit Indy.
— Je n’en doute pas, répondit son interlocuteur sans montrer
la moindre émotion. Et maintenant, voudriez-vous me montrer
une pièce d’identité ? Votre passeport suffira.
— Je suis désolé, je n’en ai pas.
— Vous voyagez sans passeport ?
— Je l’ai perdu dans la tempête qui a coulé notre bateau.
— Autre chose, alors. Un certificat de naissance ?
— Ce n’est pas le genre de document que j’emporte avec moi.
— Une carte de bibliothèque, peut-être…
Indy avait les yeux brillants et ses joues commençaient à
rosir.
— Je vous l’ai expliqué, j’ai tout perdu dans le typhon.
Écoutez, nous sommes dans une situation désespérée, sinon je
n’aurais pas contacté mon ami Marcus Brody pour qu’il
m’envoie de l’argent.
— Très bien, docteur Jones, il est inutile de vous mettre en
colère, dit M. Hyde. D’autant qu’il nous reste une solution. Je
peux m’assurer de votre identité grâce au mot de passe que
M. Brody nous a communiqué.
Indy eut un rictus d’embarras.
— Encore une autre histoire curieuse…
Le banquier pinça les lèvres.
— Je vous crois sur parole.
— Mais je peux vous donner la phrase entière, qui contient…
— Seulement le mot de passe, docteur Jones, insista Hyde.
Indy grommela.
— Je vous demande pardon ?
— Les, lâcha Jones.
— Non, désolé.
— Bons.
— Faux…
— Garçons.
— Non, docteur Jones. Eli bien…
— J’y suis ! s’exclama l’Américain. Je n’arrivais pas à me
rappeler quel mot nous avions utilisé la dernière fois. La
phrase, c’est : Tous Les Bons Garçons Réussissent, et nous en
étions à Garçons la dernière fois.
Le banquier le toisait d’un air ouvertement soupçonneux.
— Écoutez, je vous ai donné le bon mot de passe, argumenta
Indy, Télégraphiez à Brody s’il le faut, et demandez-lui
confirmation. De toute façon, il faudra que nous changions tout,
maintenant.
— Attendez ici, je vous prie, dit M. Hyde. Je vais vous
chercher l’argent.
Il sortit du bureau et, malgré sa nervosité, Indy prit son mal
en patience. Quand le banquier revint, ce fut en compagnie
d’un des gardes chargés de la sécurité de l’établissement.
— Que se passe-t-il ? demanda Jones.
— Vous êtes en état d’arrestation pour fraude, déclara Hyde.
La bonne réponse était : Tous.
— Vous commettez une grossière erreur.
— Je crains que non, docteur Jones… ou qui que vous soyez.
La description que nous avons du professeur Jones est celle
d’un homme nettement plus jeune que vous. Il n’a certainement
pas de cheveux gris. De plus M. Brody nous a confié qu’il vous
croyait en Amérique du Sud. En conséquence nous devons en
conclure que vous êtes un imposteur qui endosse l’identité du
docteur Jones afin d’obtenir rapidement de l’argent liquide du
musée de M. Brody.
— Appelez Marcus au téléphone, plaida Indy. Laissez-moi lui
parler.
— Tout à fait impossible, trancha Hyde.
— S’il vous plaît. Vous ne comprenez pas…
— Au contraire. Vous serez remis aux bons soins de la police
de Calcutta jusqu’à ce que nous ayons eu le fin mot de cette
affaire.
— Restez tranquille, lui ordonna le garde tout en lui
ramenant les mains dans le dos pour les menotter. C’est bien.
Inutile de résister.
Quand Indy fut traîné dans le hall d’entrée, Faye le héla.
— Où vous emmènent-ils ?
— En prison. Ils pensent que j’essaie de les escroquer. Ils ne
croient pas que je sois moi.
— Vous faites erreur, dit la jeune femme au garde et au
banquier. C’est bien le docteur Jones.
— Apparemment, ce type vous a bernée, vous aussi…
commenta l’agent de la sécurité. Comment savez-vous que c’est
le docteur Jones ?
— Il me l’a dit.
— Et vous le connaissez depuis longtemps ?
— Quelques jours, reconnut-elle.
— Vous nous avez menti ? interrogea Mystery.
— Non, répondit Indy.
— Vous avez une autre preuve de son identité ? demanda le
garde à Faye.
— Eh bien, non… Mais j’ai confiance en lui.
— Je vous demande pardon, dit l’homme, mais c’est là votre
erreur initiale, madame. Et, je suis désolé, mais je vais devoir
vous emmener, vous et la jeune fille, pour interrogatoire.
Donnez-moi ce revolver.
Faye s’adressa à Indy :
— Que voulez-vous que je fasse ?
— Donnez-le-lui.
Elle tendit au garde le Webley dans son étui. L’homme coinça
l’arme sous son bras, puis il sortit de la poche arrière de son
pantalon deux autres paires de menottes.
— Puisque je suis seul et que vous êtes trois, expliqua-t-il, ce
type va aller en prison, mais vous deux serez relâchées après
que les inspecteurs vous auront questionnées.
— Laissez-les partir, maugréa Indy.
— Désolé, mon vieux.
L’agent de la sécurité menotta Mystery dans le dos et se
tourna vers sa mère. La jeune fille se libéra en quelques
secondes et s’empara du Webley sous le bras de l’homme.
— J’en ai assez, déclara-t-elle en dégainant le revolver, qu’elle
braqua sur le garde.
— Allons, mademoiselle, fit ce dernier. Vous risquez de
blesser quelqu’un, avec cet engin.
— Tout est là, justement, répliqua-t-elle. Je ne vous laisserai
pas emmener le docteur Jones. Vous savez comment ils
surnomment la prison d’ici ? Le trou noir. Les gens qui y entrent
rien ressortent jamais. Libérez-le.
— Compris, fit l’agent, qui obéit sur-le-champ.
— Sortons d’ici, dit Mystery.
Indy prit l’arme dans l’étui du garde.
— Pas encore. Je veux cet argent maintenant, monsieur
Hyde.
— Vous me dévalisez ?
— Non, ces mille dollars me sont vraiment destinés. Ce n’est
pas votre argent, mais celui de Marcus Brody, ou plutôt celui de
son musée.
Le banquier ne pouvait que se soumettre.
— Très bien. Cela ne prendra qu’un moment.
— Peu m’importe si c’est en dollars, en livres ou en roupies,
lui lança Indy Dépêchez-vous, c’est tout. Et ne tentez rien, parce
que nous sommes désespérés et prêts à tout.
— Exact, approuva Mystery.
Sa mère s’approcha d’elle et lui prit le Webley des mains.
— Donne-moi ça. Tu ne tireras sur personne.
— Faye, dit Indy, la situation est plutôt délicate. Vous serait-il
possible de ne pas mettre en péril notre position ?
— Je ne permettrai pas que ma fille menace des gens avec
une arme à feu.
— Bon, alors à vous de la brandir.
Hyde revint avec la somme, en livres. Indy fourra les billets
dans son blouson et effleura le bord de son feutre avec le doigt.
— Rappelez-vous, nous n’avons pris que ce qui me revenait
de droit.
Tous trois se précipitèrent vers la sortie.

***

Sokai ne s’habituait toujours pas au bandeau de soie noire


qui recouvrait son œil, et il inclina la tête selon un angle
curieux pour considérer le vieux magicien. Le Japonais portait
un costume blanc sous son trench-coat noir. Il alluma une
cigarette américaine et croisa les jambes, tandis que Jadoo
jouait nerveusement avec son cigare.
Musashi se tenait debout derrière le fauteuil de son Sensei.
— Ce Jones, dit enfin Sokai. Racontez-moi ce que vous savez
de lui.
— Il est venu ici, répondit l’Indien. Avec deux autres
personnes : une femme nommée Maskelyne et sa fille. Ils
doivent être en route pour Bagdad, à l’heure qu’il est.
— Que voulaient-ils ?
— Ils cherchaient des indices pour retrouver le mari disparu
de la femme. Je leur ai dit qu’il était venu me voir ici, il y a
quatre ans.
— Poursuivez, fit Sokai.
— J’ai fait en sorte qu’ils croient que je sympathisais.
— Ah. Quoi d’autre ?
— Jones a reçu un télégramme de New York. De l’argent
l’attendait à la British Mercantile Bank.
— Avec cet argent, il sera plus difficile à rattraper… supputa
Sokai.
— Pourquoi en avez-vous après lui ?
— Un contentieux personnel, fit Sokai, dont la main monta
instinctivement vers son bandeau. Et aussi parce qu’ils
recherchent quelque chose qui m’intéresse. Pourquoi se
rendent-ils à Bagdad ?
— Je leur ai dit que le mari croyait trouver le Bâton d’Aaron
chez les Yezidi, dans le nord de l’Irak, expliqua Jadoo. Ce qui est
vrai.
— À ce détail près qu’ils ne trouveront pas le mari là-bas.
— En effet, reconnut le magicien.
— Et pourquoi n’avez-vous jamais cherché à obtenir ce bâton
légendaire, si le mari vous a révélé sa localisation ?
— Parce que je n’ai pas envie de rendre visite à la tribu des
Yezidi. Je n’ai jamais envisagé de risquer ma vie pour une
récompense incertaine.
— Ah, dit Sokai, mais si quelqu’un d’autre faisait le travail en
localisant la récompense d’abord ?
— Alors il n’y aurait plus qu’à la ramasser, fit Jadoo.
Sokai eut un rire feutré.
— Il semble que nous ayons des philosophies compatibles,
déclara-t-il. Unissons nos forces pour détruire Jones et ses
amies. Nous nous attribuerons ensuite ce qu’il a trouvé.

***

— Nous avons un problème, annonça Indy.


Il était assis entre Faye et Mystery dans le train bondé qui
roulait vers le cœur du sous-continent indien. Le conducteur
avait poinçonné leurs tickets sans leur accorder un regard.
— À part le fait d’être des fugitifs ? dit Mystery.
— Parlez plus bas, lui conseilla Jones. Non, je pense que nous
ne risquons plus rien, à présent. Le problème, c’est qu’une fois
la frontière pakistanaise atteinte, d’ici une semaine ou deux,
selon notre chance et les aléas du système ferroviaire indien, il
n’y aura plus de voie ferrée.
— Eh bien, nous louerons les services d’un chauffeur, avança
Faye.
— Il n’y a pas de routes non plus. Du moins pas dans
l’acception moderne de ce mot. Il n’y a que des sentiers de
chèvres qui décrivent des lacets interminables, bordés de
tombes sans nom sur deux mille kilomètres de désert et de
rochers. Les deux pays entre nous et Bagdad, c’est-à-dire le
Pakistan et l’Iran, appartiennent plus au Moyen Âge qu’au XXe
siècle.
— Alors comment font les gens pour les traverser ? demanda
Mystery.
— En général, ils ne les traversent pas. Quand ils y sont
obligés, ils forment des caravanes, exactement comme ils le
faisaient il y a mille ans, sur l’ancienne route de la Soie.
— Alors nous trouverons une caravane, enchaîna Faye,
résolument optimiste.
— Il faut six semaines pour traverser une telle distance dans
le désert à dos de chameau, objecta Indy. Je ne sais pas pour
vous, mais personnellement je ne pense pas pouvoir perdre
autant de temps, ni prendre cette peine. Vous avez déjà voyagé
à dos de chameau ?
— Non, avoua la jeune femme.
— C’est très pénible. L’odeur seule suffirait à vous rendre
dingue. Mais si notre timing est bon et qu’il nous reste assez
d’argent, nous pourrons louer un avion à une des compagnies
pétrolières. Avec un peu de chance, peut-être même que nous
trouverons un zinc capable de voler plus de soixante-dix
kilomètres d’affilée. Le désert est notoirement rude pour les
avions.
— Donc c’est le plan ? résuma Mystery.
— Oui, docteur Jones, ajouta Faye, qu’allons-nous faire
ensuite ?
— Le plus sage serait de rentrer à la maison, suggéra Indy.
— Mon foyer est là où est mon mari, lâcha Faye.
— Vous n’avez plus rien à prouver, vous savez. Personne ne
vous blâmera si vous abandonnez, si vous le déclarez
officiellement disparu et reprenez le cours de votre vie. Je suis
désolé, mais en gros la situation se résume à ça.
— Vous ne saisissez pas, n’est-ce pas ? fit-elle.
— Saisir quoi, au juste ?
— Il faut que nous sachions. S’il est vivant, je veux le
retrouver. Et s’il est mort, je saurai me faire une raison. Mais,
d’une façon ou d’une autre, il faut que j’en aie le cœur net. C’est
ce purgatoire de l’ignorance que je ne peux plus supporter. Si
vous ne voulez pas nous aider, Mystery et moi nous
débrouillerons toutes seules.
Indy serra les dents et détourna le regard.
— Vous paraissez oublier quelque chose, docteur Jones.
— Ah oui ? fit-il d’un ton sec. Et quoi ?
— L’hypothèse que Kaspar ait réellement trouvé le Bâton
d’Aaron, et peut-être le Livre de l’Omega. Et imaginons que vous
ayez raison, docteur Jones : il est possible que Kaspar soit mort
depuis longtemps déjà. Mais ses doigts froids serrent peut-être
toujours le Bâton d’Aaron, qui lui-même permet d’avoir le Livre
de l’Oméga. Ce serait la plus grande découverte archéologique
de notre époque. Imaginez, docteur Jones. Vous seriez auréolé
de gloire. Vous n’auriez plus à piller des tombes en plein milieu
de la nuit tout en évitant des tueurs armés de mitraillettes.
— J’aime bien mon travail, fit Indy, sur la défensive.
— Qui prétendrait le contraire ? continua Faye. Vous voyagez
et vous rencontrez des personnes ayant des passe-temps
intéressants et souvent sadiques. À quand remonte la dernière
fois où vous avez rapporté quelque chose de réelle valeur à
votre musée de New York ?
Il toussota.
— Il y avait plusieurs artefacts dans la tombe de Qin qui
étaient très intéressants, dit-il doucement. Et j’ai eu d’autres
aventures, mais je ne peux pas parler de la plupart d’entre elles.
Personne ne me croirait, d’ailleurs.
— Alors qu’est-ce qu’une aventure de plus ? Juste une autre
tentative de décrocher le gros lot. Vous savez bien que vous ne
pouvez pas résister.
Indy passa une main sur son menton hérissé d’une barbe
naissante.
— Bon, d’accord, dit-il. Nous allons continuer, en espérant
que tout se passe bien, mais en nous attendant au pire. Et une
précision : puisque nous allons partager les épreuves à égalité
dans cette expédition, nous partagerons aussi à égalité ce que
nous trouverons de positif. D’accord ?
— D’accord, docteur Jones, répondit Faye, qui marqua un
temps avant d’ajouter : Et dans le cas où je ne survivrais pas,
bien sûr… Mystery recevrait l’intégralité de ma part, et vous
feriez tout pour qu’elle puisse rentrer sans problème en
Oklahoma.
— Je ne pourrais faire moins, rétorqua Indy.
— Je peux me débrouiller seule, espèce de vieux fossile, dit la
jeune fille en faisant sauter d’une pichenette le feutre de la tête
d’Indy. Quant à maman, elle est tout aussi capable que moi, et
rien ne lui arrivera. Mais dans l’éventualité douteuse du
contraire, docteur Jones, je vous tiendrai pour personnellement
responsable de m’avoir rendue orpheline.
7
LES ENFANTS DU DÉMON

Le gros biplan argenté frappé du logo rouge de la Standard


Oil sur les flancs rouillés de sa carlingue descendit à moins de
deux mètres du sol désertique. Les 360 chevaux-vapeur du
moteur en étoile Wright crachotèrent et s’éteignirent après
avoir consumé les dernières gouttes de carburant. Les gros
pneus à basse pression rebondirent à deux reprises sur le sable
durci, en soulevant des plumets jumeaux de poussière derrière
eux, puis il y eut une secousse quand la roue de queue toucha le
sol à son tour.
Assise sur le plancher de la soute du PT6, Faye Maskelyne
perdit l’équilibre et faillit s’affaler sur les genoux d’Indy.
— Désolée, marmonna-t-elle, subitement embarrassée.
Quand enfin l’avion s’immobilisa, Mystery déverrouilla la
porte arrière et sauta au-dehors. Sa mère et elle portaient des
treillis achetés deux semaines plus tôt dans le bazar d’un village
sans nom en bordure de l’Indus.
Le soleil irakien dardait férocement ses rayons dans le ciel et,
à l’exception de quelques montagnes nimbées d’une brume
bleutée au nord, il n’y avait rien à contempler sinon le désert
impitoyable.
— Où sommes-nous ? demanda la jeune fille.
— Quelque part dans la plaine Supérieure, fit Indy qui
émergea de l’avion avec une planche de bois. Tenez, posez-la
sur le sol, merci.
Il retourna enfourcher une des deux motos embarquées dans
la soute, débraya et la fit rouler sur cette passerelle improvisée
jusqu’au-dehors. Puis il revint à l’intérieur de l’avion et répéta
l’opération pour l’autre engin, lequel était doté d’un side-car.
Les deux motos étaient des Indian américaines rouges, et
chacune avait déjà beaucoup servi lorsqu’Indy avait dépensé
ses derniers billets pour les acheter à un marchand, dans le
camp de la compagnie pétrolière situé dans le désert
pakistanais, la veille. La première était une Indian 4 de 1929,
avec quatre pots d’échappement sur le côté gauche et un siège si
large qu’il semblait avoir été prélevé sur un tracteur. Celle avec
le side-car était une Scout 1928. Sur le side-car était peint, en
anglais et en arabe, « Propriété de la Société Britannique
d’Études Géologiques. »
Faye sortit les vivres et l’équipement, qu’ils arrimèrent aux
motos et casèrent dans le compartiment à bagages du side-car.
Ils accrochèrent les outres d’eau en toile aux garde-boue.
Ensuite Indy et Mystery transportèrent les bidons d’essence
au-dehors. Dix étaient destinés à permettre le retour de l’avion
à la frontière pakistanaise, les huit autres seraient harnachés à
l’arrière des motos.
Le pilote ouvrit la grande porte vitrée triangulaire et sauta à
bas du cockpit.
— C’était un peu juste, non ? lui fit remarquer Jones.
— C’est la première étendue plane que j’ai trouvée qui n’est
pas parsemée de rochers, se défendit l’autre. Et puis vous
m’avez dit que vous vouliez vous rapprocher le plus possible de
Lalesh. Eh bien, c’est à peine à cent cinquante kilomètres, par
là.
Du pouce pointé par-dessus son épaule, il désigna le nord.
Quand ils eurent fini de ravitailler l’avion, Indy sortit la carte
de sa sacoche et la déplia sur le sol. Il plaça sa boussole dessus.
— Bien, dit-il, accroupi sur ses talons. Le Tigre est à l’ouest,
les montagnes au nord-est, et vous dites que Lalesh se trouve à
cent cinquante kilomètres au nord. Ce qui nous situe ici, en
gros.
Il posa l’index sur un point de la carte.
— Un peu plus par là, à mon avis, rectifia le pilote.
— D’accord. Si nous maintenons une vitesse moyenne de
quarante-cinq kilomètres à l’heure dans le désert, nous pouvons
atteindre Lalesh pour la tombée de la nuit. Y a-t-il quelque
chose de particulier que nous devrions savoir ?
— L’Irak est un protectorat britannique, fit le pilote, mais par
ici, dans la plaine Supérieure, vous êtes seuls. Bien que le pays
ait sa propre armée, je vous déconseille de vous fier à eux si
vous croisez des soldats. Les officiers ont une fâcheuse tendance
au fascisme et ils sont très occupés à fomenter une rébellion
contre les Britanniques. Ils n’apprécieront pas plus des
Américains. Tenez-vous éloignés des tribus yezidi, elles ont très
mauvaise réputation.
— C’est ce que j’ai entendu dire, approuva Indy.
— Bagdad est à environ quatre cent cinquante kilomètres
plus au sud. Si vous vous perdez, débrouillez-vous simplement
pour trouver le Tigre, et suivez son cours en aval. Et vous
devriez trouver deux ou trois postes avancés de compagnies
pétrolières britanniques où vous pourrez faire le plein.
Indy replia la carte et la glissa dans sa poche. Il se leva et
serra la main du pilote.
— Merci, lui dit-il.
— C’est la première fois que je dépose des gens au milieu de
nulle part et que je les laisse là, fit l’autre. Alors bonne chance,
parce que je sais que vous en aurez besoin.
Indy prit l’Indian 4 tandis que la mère et la fille se
disputaient pour savoir qui conduirait la seconde moto. Elles
finirent par accepter de laisser le sort et une pièce de monnaie
en décider. Mystery gagna. Elle enfourcha la Scout et sa mère
s’installa dans le side-car.
— Vous savez comment piloter ce genre d’engin ? s’étonna
Indy en ajustant les lunettes souples à ses yeux.
La jeune fille se contenta d’un sourire et actionna le kick. Le
moteur de la Scout gronda, et un instant plus tard le side-car
fonçait dans un nuage de poussière.
— Eh ! cria-t-il, cette bécane doit tenir encore plusieurs
centaines de kilomètres ! Il n’y a pas de garages, dans le coin !
Mais Mystery ne pouvait plus l’entendre.
— Ces gosses…, maugréa-t-il avant de démarrer à son tour.

***

Pendant une heure ils roulèrent sur le plateau, en


contournant occasionnellement des rochers ou en gravissant le
bord d’un ravin. Les motos laissaient derrière elles un long
sillage de poussière dans l’air brûlant.
Indy consultait fréquemment la boussole pour vérifier qu’ils
allaient toujours dans la bonne direction. Ils firent halte une
fois, pour déjeuner, et Faye et Mystery échangèrent leurs places
quand ils repartirent. À mesure que l’après-midi avançait, le
terrain se fit plus accidenté et ils arrivèrent bientôt au pied
d’une vaste élévation qui dominait le Tigre. Au sommet de la
colline était juché un ensemble de ruines antiques qui avaient
manifestement été l’objet de fouilles dans un passé récent.
Indy stoppa sa moto et Mystery vint arrêter la sienne à sa
hauteur.
— Qu’est-ce que c’est ? dit sa mère.
— Ninive, répondit Jones. Une des plus anciennes cités du
monde, qui aurait été fondée par Nemrod, arrière-petits-fils de
Noé. Elle a été détruite par les Babyloniens six siècles avant
Jésus-Christ.
— Par où allons-nous, maintenant ? demanda Faye.
— Il y a une ancienne route qui va d’ici jusqu’aux montagnes
au nord-est. Nous allons l’emprunter.
La « route » n’était en réalité guère plus qu’un sentier de
chèvres, et tellement défoncée qu’ils durent réduire l’allure
considérablement, par crainte d’abîmer les suspensions de
leurs engins. Concentré sur les pièges du sol devant lui, Indy ne
remarqua pas qu’ils étaient suivis depuis déjà quinze
kilomètres.
Soudain il y eut quatre cavaliers qui les flanquaient de
chaque côté, et qui restaient aisément à la hauteur des motos.
Les montures étaient des chevaux arabes blancs hauts sur
pattes, les hommes portaient d’amples vêtements noirs et
étaient armés d’antiques fusils à chargement par le canon. À
leurs ceintures pendaient des khanjers, ces poignards à lame
incurvée en usage chez les peuples du désert.
Sur le plat, les motos les auraient facilement distancés, mais
pas ici. Indy ralentit pour s’arrêter en douceur, et Faye l’imita.
— Pas de mouvements brusques, lui glissa Jones en souriant
aux cavaliers. Et, quoi que vous fassiez, ne leur adressez pas la
parole, ils prendraient ça pour une insulte. Seuls les hommes
ont le droit de parler aux hommes, dans ces régions.
Leur chef était un individu à la stature imposante et aux
yeux d’un bleu saisissant qui toisait le monde dans un visage
aussi buriné que le paysage alentour. Son nez était pareil à un
des plus gros rochers, ses cheveux et sa barbe de la couleur et
de la texture de la paille de fer.
Il descendit de sa monture et s’approcha d’Indy. Il tenait un
mousquet au creux de son bras gauche replié, et sa main droite
pouvait à tout moment dégainer le khanjer passé à sa ceinture,
s’il en sentait la nécessité.
Il salua l’Américain en arabe, puis ajouta :
— Je parle anglais. Un peu.
— Bien, fit Indy, qui d’un mouvement écarta le pan de son
blouson juste assez pour rendre visible la crosse du Webley. Je
parle arabe. Un peu.
— Je suis le cheikh Ali Azhad.
— Je suis le docteur Jones, répondit Indy en arabe, car il
savait l’importance des titres honorifiques dans cette partie du
monde. Ces femmes sont mes assistantes. Elles n’ont pas
d’importance, mais je les ai prises en affection. Elles sont
miennes.
Faye affichait un sourire tranquille. Elle ne comprenait rien à
l’échange.
Le cheikh hocha la tête.
— Tu soignes les gens malades ? demanda-t-il.
— Non, répondit Indy. Je ne suis pas ce genre de docteur. Je
suis un professeur, un archéologue. Je creuse dans le sol.
— Qu’y cherches-tu ?
— Le passé.
L’Arabe acquiesça avec gravité.
— Nous vous attendons depuis trois jours, dit-il. Dans un
rêve j’ai vu ton arrivée, sur tes machines rouges qui grondent.
L’arrivée de vous trois. Mais je pensais qu’il y aurait trois
hommes. J’ai été leurré, parce que tes femmes portent le
pantalon. Il en est souvent ainsi, avec les songes. Ils disent vrai,
mais on ne sait jamais de quelle façon, jusqu’à ce qu’ils se
réalisent.
— Tu es yezidi ? fit Indy. Tu habites Lalesh ?
— Nous l’appelons Cheikh Adda, en l’honneur de notre grand
prophète. Elle se trouve dans la vallée, là-bas. Nous sommes un
peuple pacifique. Le monde ne nous comprend pas. Tous
veulent nous tuer, nous balayer de la surface de la terre.
Pourquoi es-tu ici ?
Jones décida de tenter un test :
— Le rêve ne te l’a pas dit ?
Le cheikh grogna.
— Je peux voir ton arme ?
Indy sortit le Webley de son étui et le présenta à l’Arabe
crosse en avant.
— Si je peux voir le tien, fit-il.
Ali lui tendit son mousquet et prit le revolver.
Le fusil était très vieux, sans doute plus de cent ans, mais
bien entretenu. Il sentait l’huile et la poudre noire. D’un calibre
proche du .40, avec une pierre neuve dans le chien.
Le cheikh fit basculer le barillet du Webley, examina avec
intérêt les balles en cuivre, puis referma l’arme et la soupesa en
visant un pic de la montagne. Il la rendit à Indy, qui en échange
lui remit son mousquet.
— Très belle arme, commenta l’Américain.
L’autre acquiesça avec satisfaction.
— Je t’appellerai Jones.
Indy hocha la tête à son tour.
— Je t’appellerai Ali.
— Je vous conduis à Cheikh Adda, dit Ali. Mais d’abord, les
règles : on ne crache pas. On ne porte pas de bleu. On ne
provoque pas le courroux de Shaitan.
Il remonta en selle et prit la tête de leur petite colonne vers le
bas de la route. Indy redémarra sa moto.
— Qui est Shaitan ? demanda Faye.
— Satan, traduisit Indy.

***

Cheikh Adda, le village yezidi le plus sacré, était formé d’une


collection de tombeaux coniques blancs et de temples au milieu
de quelques centaines de cabanes installées dans une vallée
verdoyante. Des paons, animaux symboles d’un demi-dieu qui
pour les Yezidi régnait sur la terre, s’y promenaient en liberté. Il
semblait y avoir là peu d’activités commerciales en dehors de
l’élevage des chèvres et des chevaux, et selon les standards de
ce peuple Ali était riche puisqu’il possédait en propre un fusil,
un cheval, un khanjer et une petite échoppe où il vendait du thé
et des colifichets. Parce qu’on voyait en lui l’homme le plus
puissant du village après le grand prêtre, on l’avait autorisé à
apprendre et parler l’anglais.
— Combien y a-t-il de Yezidi ? demanda Mystery quand elle
descendit du side-car.
— Personne ne le sait, répondit Indy. Les estimations vont de
quelques milliers à peut-être plusieurs dizaines de milliers.
Dans une région où les guerres de religion représentent
l’activité la plus développée, les Yezidi ont la malchance d’être
identifiés à une personnalité qui est presque universellement
détestée. Ils sont persécutés depuis des siècles.
— Depuis quand sont-ils ici ?
— Personne ne le sait non plus. Mais il semble que ce soit un
des groupes religieux les plus anciens au monde. D’aucuns
prétendent qu’ils auraient un lien direct avec la religion des
Sumériens, mais ça n’a jamais pu être prouvé. On les fait
cependant remonter aussi loin que les religions des mystères.
— Est-ce qu’ils vénèrent vraiment le démon ? demanda-t-elle
encore.
— Vénérer n’est pas le terme qui convient, dit Ali à Indy en
s’approchant, car il eût été impoli qu’il s’adressât directement à
Mystery. Nous croyons qu’Allah est bon. Et parce qu’Allah est
bon, nous n’avons rien à craindre de Lui. C’est de Shaitan qu’il
faut se méfier, et c’est surtout à lui qu’on doit montrer du
respect.
— De quelles façons lui montrez-vous votre respect ?
— Dans tous les aspects de la vie, bien sûr, dit Ali. Viens. Tu
n’as pas faim ? Nous allons manger.
Indy suivit le cheikh dans sa demeure, mais sur le seuil il se
retourna et fit signe à Faye et Mystery de s’arrêter.
— Désolé, mais vous devrez attendre dehors que les hommes
aient fini. Ensuite on vous apportera les restes.
Mystery se rembrunit.
— Les restes ?
— Elle a raison, dit sa mère. C’est barbare.
— Pas de vagues, murmura Indy. Ça pourrait entraîner de
mauvaises retombées pour moi. Écoutez, ce n’est pas moi qui
fais les règles, ici. Et puis, ça pourrait être pire : au moins vous
n’êtes pas contraintes de porter le voile, ce qu’on peut
considérer comme une attitude très progressiste dans cette
partie du monde. Et, si vous avez faim, il y a tout ce qu’il faut
dans le side-car.
Après le repas, Jones ressortit coiffé d’un turban blanc et
vêtu d’un zebun rêche, l’ample tenue arabe traditionnelle. Sur
son avant-bras il portait deux robes noires. Il s’arrêta au-dehors
de la cabane, posa les deux mains à plat sur son estomac et
poussa un rot sonore.
Faye et Mystery étaient toujours assises à côté des motos,
puisque aucun des autres villageois, homme ou femme, n’avait
osé exprimer le moindre intérêt pour elles.
Ali appliqua une grande claque dans le dos d’Indy et le
remercia pour le compliment.
— Viens, dit-il, je vais te montrer ta maison. Fais venir tes
femmes.
— On a eu du bon temps ? glissa Faye à l’Américain.
— Croyez-moi, vous n’avez rien raté, chuchota Indy. Des yeux
de mouton et d’agneau. À cette minute, je donnerais n’importe
quoi pour un bon sandwich jambon-beurre.
— Désolée, dit Faye. Mysti et moi avons mangé tout le
jambon en pot.
— Il était délicieux, précisa sa fille.
— Tenez, enfilez ça, fit Jones en lançant les robes à Faye. Ils
trouvent indécent qu’une femme porte un pantalon.
Ali les précéda jusqu’à une cabane modeste située non loin
du puits du village. Ils laissèrent les motos à l’extérieur, après
qu’Indy en eut ôté les bougies.
— Tu n’as pas confiance en nous ? lui demanda Ali.
Jones fourra les bougies dans sa sacoche.
— Bien sûr que si. Mais laisserais-tu ton cheval dehors s’il a
toujours le mors entre les dents ?
Le sol en terre battue de la cabane avait été récemment
ratissé, et on avait disposé deux matelas de paille dans l’unique
pièce. Il n’y avait pas d’autre meuble. Un panier de fruits était
placé près de l’entrée, laquelle était masquée par un pan de
toile.
— J’espère que ça te convient, dit Ali.
— Je n’aurais pu rêver mieux, répondit Indy. Merci, mon ami.

***

Avant l’aube, le cheikh se glissa dans la cabane et


s’agenouilla auprès de Jones. Faye et sa fille dormaient encore
sur la paillasse qu’elles partageaient dans l’autre coin de la
pièce.
L’Arabe posa la main sur l’épaule de son invité.
Indy ouvrit aussitôt les yeux, et sa main chercha la crosse de
son revolver. Mais la lame du khanjer était sur sa gorge avant
qu’il puisse dégainer.
— Ce n’est que moi, dit Ali, qui écarta son poignard.
— J’ai cru que quelqu’un tentait de nous voler les motos,
expliqua Indy.
— Habille-toi sans tarder. Tiens, mets ce turban. C’est la coiffe
qui convient à un homme. Tu as été invité dans notre temple, et
ce n’est encore jamais arrivé à un Blanc, du moins pas à un
Blanc qui ait vécu assez longtemps pour le raconter.
— Pourquoi moi ? fit Jones en enfilant ses chaussures.
— À cause de mon rêve, et parce que les autres cheikhs
attachent une grande importance à ta venue, eux aussi. Ces
heures ont une grande portée.
Indy suivit son hôte au-dehors tout en enroulant le turban
autour de son crâne. Les étoiles scintillaient vivement dans le
ciel sans nuage. Ils descendirent la rue poussiéreuse jusqu’au
temple au toit conique, et Ali fit halte. Deux dizaines de
chaussures et de bottes étaient placées devant l’entrée.
— Déchausse-toi, indiqua-t-il. Laisse tes souliers là. Et ne
marche pas sur le seuil quand tu le franchis. Ne dis rien, ne fais
rien tant qu’on ne te l’a pas dit.
Une fois à l’intérieur du temple, le cheikh prit une bougie
allumée sur une table et écarta une tapisserie représentant un
paon suspendue devant une partie d’un mur incurvé. Derrière
elle se trouvait un escalier. Le khanjer au poing, un prêtre se
tenait là.
— C’est toujours gardé ? demanda Indy.
— Bien sûr, répondit Ali tandis qu’ils descendaient les
marches. C’est le lieu le plus important pour tous les Yezidi. Il
est plus vieux que la mémoire des anciens. Il ne nous est pas
permis de te laisser assister à nos rituels, mais en ma qualité de
cheikh je peux te montrer notre objet le plus sacré. Après tout,
c’est pour ça que tu es ici, non ?
Indy sourit, mais se garda bien de tout commentaire.
Sur les murs de l’escalier étaient peintes des représentations
de grands serpents noirs enroulés l’un sur l’autre. Indy
percevait le murmure de l’eau courante, et plus ils s’enfonçaient
dans le sol plus ce bruit devenait audible.
— Que signifient ces peintures de serpents ?
Ali se barra les lèvres d’un doigt.
Au bas de l’escalier, ils se retrouvèrent dans une vaste
caverne en granit. Le cheikh se servit de la bougie pour allumer
deux torches fichées dans des supports accrochés à la roche. Au
centre de la salle béait un puits, et au fond de celui-ci on
apercevait l’écoulement d’une eau claire.
— Tu peux poser des questions sur tout, sauf sur les
peintures qu’il y a aux murs, expliqua l’Arabe. Elles sont la
propriété de Shaitan, et il nous est interdit de parler d’elles.
— L’eau, dit Indy. Elle provient du puits du village ?
— Oui. Nos temples sont toujours érigés au-dessus de cours
d’eau souterrains.
Ali se dirigea vers une alcôve taillée dans la roche, et à la
lueur de sa bougie Jones discerna les battants en bois d’un
reliquaire en forme de cercueil.
Le cheikh ouvrit les deux portes, révélant un morceau de
bois qui avait la blancheur de l’os et près de deux mètres de
long. Avec des gestes précautionneux, Ali le sortit de son
logement.
— Tu peux le prendre dans tes mains, dit-il Mais en aucune
circonstance il ne doit toucher le sol.
Indy hocha la tête pour montrer qu’il avait compris, et prit le
Bâton.
— Il est incroyablement léger, constata-t-il.
— Il est très ancien, et il a perdu beaucoup de son poids au fil
du temps. Si tu le laissais tomber, il se briserait en mille
morceaux, comme s’il était en verre.
— Approche la flamme de la bougie, demanda Jones. Il y a là
certaines marques, mais je n’arrive pas à les voir clairement.
On dirait des caractères hébraïques, quoique je ne puisse pas
l’affirmer.
— Il a fait des miracles, à son époque, déclara l’Arabe. Dans le
passé, il a guéri les malades. Je me souviens de mon grand-père
me racontant comment il a sauvé des lépreux et des possédés
du démon.
— Est-ce pour cette raison que tu me prenais pour un
médecin ?
— C’était plus un espoir, en vérité, lui confia Ali. À chaque
génération, quelques étrangers viennent pour le Bâton, mais ils
sont toujours à la recherche du pouvoir.
— Dans les dernières années, y a-t-il eu un Anglais du nom
de Kaspar ?
— Non. Tu es le premier depuis une génération entière.
— Le Bâton et les…, fit Indy en désignant l’escalier d’un
mouvement de tête. Nous avons là un symbole occidental, le
caducée, qui représente la guérison, et qui est une combinaison
de ces peintures et du Bâton.
— Je sais, fit le cheikh.
— Comment votre peuple est-il entré en possession du
Bâton ?
— Nous ne le savons pas vraiment, répondit l’Arabe. Il y a
une vieille légende qui parle du Bâton et de l’Arche d’Alliance
qui auraient été volés en même temps dans le temple de
Salomon, il y a très, très longtemps, mais nous n’avons aucune
certitude. Ce n’est qu’une histoire comme tant d’autres.
Indy rendit le Bâton à Ali, qui le replaça dans le reliquaire.
— Quelqu’un a-t-il jamais demandé à seulement emprunter
le Bâton ? demanda l’Américain.
— Ce serait parfaitement impossible. Nous avons des lois très
strictes sur ce sujet. Le Bâton doit rester ici, sous notre
protection. Et si quelqu’un essayait de le voler, malheur à lui. Il
serait décapité, empalé dans le désert et éventré. Quel festin
pour les vautours, hein ? Mais nous sommes un peuple
pacifique. Dis-moi, docteur Jones, quel est ton intérêt pour le
Bâton ?
— Purement académique, s’empressa d’affirmer Indy.
— Bien sûr, approuva Ali. Tu sais, il n’y a qu’un seul cas dans
lequel le Bâton peut quitter ce village, et c’est s’il est entre les
mains de l’Elu, qui de nouveau accomplira des miracles avec
lui. Franchement, mon ami, j’espérais que ce serait toi.
— Je ne suis pas celui que vous attendez, reconnut Jones. Et
j’en suis désolé.
— Moi aussi. Nous avons cruellement besoin que revienne
l’âge des miracles. Dans mon rêve, les cieux eux-mêmes
obéissaient à la volonté de l’Élu.

***

— Alors vous l’avez vu… dit Faye.


Ils étaient assis sur les matelas de paille, dans la cabane, et
Indy venait de terminer son résumé de sa visite au temple et à
sa chambre souterraine.
— Oui, ou quelque chose qui y ressemble fort, répondit-il. Un
bâton très ancien, conservé dans une sorte de châsse en bois
inséré dans une alcôve taillée dans la roche.
— Ce puits au fond duquel l’eau coulait, quelle largeur avait-
il ? interrogea Mystery.
— Environ un mètre de diamètre.
— Vous pourriez dire à quelle profondeur l’eau coulait ?
— Non, il faisait trop sombre.
— Ça ne va pas être facile, commenta la jeune femme.
Le visage de Jones se ferma.
— C’est tout bonnement impossible. Le temple est gardé jour
et nuit.
— Oui, mais par un seul prêtre, objecta Faye.
— Il est impossible de le contourner. Et, même si nous
parvenions à le neutraliser, il faudrait combattre le village tout
entier pour nous échapper.
Faye semblait soudain très pensive.
— Peut-être… À moins qu’on le remplace par une réplique.
D’après la description que vous nous en avez faite, c’est un
bâton qui n’a rien de très spécial.
— Écoutez, je ne veux pas avoir les mains coupées et me
retrouver empalé en plein désert pour servir de repas aux
vautours, dit Indy. C’est tout simplement trop risqué. Et ce ne
serait pas correct. Ces gens ont partagé leur nourriture et leur
logis avec nous. Ne les remercions pas en leur volant ce qu’ils
ont de plus précieux.
— Nous pourrions le rapporter plus tard, argua Faye.
— Ce serait quand même un vol.
— Le Bâton est la clé pour trouver le Livre de l’Omega,
insista-t-elle. C’est peut-être aussi notre seule chance de
retrouver Kaspar.
— Trop risqué, répéta Jones.
— Le célèbre archéologue aventurier et pilleur de tombes
reconnaît donc qu’il existe un défi qu’il n’ose pas relever ? railla
Mystery.
— C’est vrai, je préfère dépouiller mes victimes quelques
milliers d’années après leur mort, et non quand elles sont
toujours vivantes, répliqua Indy d’un ton aigre. Nous partirons
pour Bagdad dès demain, à l’aube. Il n’y a plus rien ici pour
nous.
***

Indy s’assit d’un bond sur sa paillasse. Il avait été tiré du


sommeil par les cris des hommes et les hurlements des femmes
qui s’élevaient au centre du village. Son regard balaya la pièce
et il vit Faye encore endormie, mais pas Mystery.
— Oh, non… souffla-t-il.
La jeune femme s’éveilla et se redressa.
— Où est Mystery ?
— Je l’ignore, avoua-t-il alors que déjà il enfilait ses
chaussures et saisissait son zebun. Mais je redoute qu’elle soit la
cause de tout ce remue-ménage, dehors.
Une foule surexcitée s’était assemblée autour du temple, et
tout le monde semblait parler en même temps en arabe.
— Que se passe-t-il ? demanda Indy à Ali.
— Le Bâton a disparu, répondit le cheikh. Nous sommes
venus ici pour les prières du matin et il n’était plus là. Où est-il ?
— Tu n’imagines quand même pas que je l’ai volé ?
— Je ne vois personne d’autre, répliqua Ali. Je n’aurais pas
dû te le montrer. C’était une erreur.
Il fit un geste, et l’on saisit les bras de Jones et de Faye, qui
entre-temps était sortie elle aussi.
— Où est la fille ? tonna le cheikh.
— Je n’en sais rien, dit Indy.
— Une fois encore, où est le Bâton ?
— Une fois encore, je n’en sais rien.
L’Arabe secoua lentement la tête, l’air désolé. Il tira le khanjer
de sa ceinture, et la lame du poignard courbe luit dans la
lumière rosée de l’aube. Il en plaça la pointe sous le menton de
Jones.
— Tu vas me le dire, affirma-t-il avec une conviction glacée.
Mieux vaudrait que tu me le dises maintenant que plus tard,
mais tu me le diras, de toute façon. Parce que je vais
commencer par peler la peau de tes bras et de tes jambes. Les
paumes et la plante des pieds sont très sensibles, à ce qu’on
prétend. Ensuite je ferai la même chose à ta poitrine et ton
ventre, et puis ce sera le tour de ton visage, et de ton cuir
chevelu. Pour finir, quand j’aurai récupéré le Bâton, je te ferai
couper les mains et…
— Je connais la suite, dit Jones.
— Mettez-les à terre.
La foule plaqua Indy et Faye sur le sol, bras et jambes
écartés, et les maintint dans cette position en liant leurs
poignets et leurs chevilles avec des lanières de cuir reliées à des
piquets.
— Vous avez une idée ? demanda-t-elle.
— Pas la moindre, admit-il.
Assis jambes croisées sur le sable, Ali ôta la chaussure
gauche de Jones. Puis il retira la chaussette et posa la lame sur
la peau, au niveau du talon.
— Nous sommes un peuple pacifique, déclara-t-il.
— Hitler raconte le même bobard, grogna Indy.
— Qui est cet Hitler ?
— Devine.
— C’est toi qui nous forces à agir de la sorte.
Il se pencha jusqu’à ce que son visage soit très proche de
celui de son prisonnier et il lui murmura à l’oreille :
— Par crainte du courroux de Shaitan, je t’en prie, dis-nous
où tu as caché le Bâton. Je te croyais mon ami. Je ne veux pas te
maltraiter. Nous devrons te tuer, bien sûr, mais je ne tiens pas à
te torturer.
— Alors ne le fais pas, suggéra Indy.
Ali secoua la tête et entreprit d’ôter la chair au talon de son
prisonnier. Jones serra les dents mais ne put réprimer un cri
quand il sentit la lame racler l’os.
— Stop ! cria Mystery.
Le Bâton à la main, elle émergea du puits. Ses cheveux
étaient collés en paquets et elle était couverte de boue.
— C’est moi qui ai volé votre ridicule bout de bois, clama-t-
elle. Je me suis laissé glisser dans le puits et j’ai remonté le
ruisseau souterrain jusqu’à la chambre. Relâchez-les.
Le cheikh cria en arabe à ses hommes de se saisir d’elle.
— Vous me touchez, et je brise votre précieuse relique,
menaça la jeune fille. Libérez Indy et ma mère, et ensuite
j’envisagerai de vous rendre le Bâton.
D’un geste Ali arrêta ses guerriers.
— Nous ne pouvons pas les libérer, dit-il à Mystery. Notre loi
nous l’interdit.
— Alors vous pouvez dire adieu à ce que vous avez de plus
précieux.
Elle appliqua une pression inverse des deux mains sur le
Bâton, qui ploya comme un arc qu’on tend et émit un léger
craquement. Le cheikh leva une main.
— D’accord.
Il ordonna aux autres de trancher les liens de Faye
Maskelyne.
— Et le docteur Jones ? fit Mystery.
— Il a abusé de ma confiance et de mon amitié, rétorqua
l’Arabe. Pour ces seules raisons, il doit mourir. Comme toi, pour
avoir dérobé le Bâton. Mais je laisserai ta mère partir.
Faye se releva en se frottant les poignets. Elle marcha droit
vers sa fille et lui prit le Bâton. Un vent froid et soudain vint
agiter le tissu épais des vêtements des hommes et les foulards
des femmes, et Ali crut voir quelque chose comme une lueur
phosphorescente qui courut brièvement sur toute la longueur
du Bâton.
— Rendez-le-moi, dit-il. Et partez.
— Je ne pars pas sans ma fille et mon ami, prévint la jeune
femme, ses yeux bleus étincelants.
— Ils doivent mourir, insista le cheikh. Soyez raisonnable.
— Allez au diable, gronda Faye en pointant le Bâton sur le
chef des Yezidi. Vous ne tuerez personne.
Un éclair de lumière très fin jaillit du ciel sans nuage et
frappa le sol juste devant les pieds d’Ali, lui arrachant le khanjer
de la main et le jetant au sol.
La foule recula.
— Ça les a douchés ! s’exclama Mystery. Recommence,
maman !
— Je ne sais pas ce qui s’est passé, avoua Faye. J’étais en
colère, c’est tout…
Elle s’avança jusqu’à Jones, sortit un couteau de sa ceinture
et le libéra.
— Rappelez-moi de ne pas vous mettre en colère, dit-il.
Ali s’assit et secoua la tête. Son turban et ses vêtements
fumaient, et sur le sol se trouvait maintenant une petite flaque
de verre, là où l’éclair avait frappé le sable.
— Serait-ce possible ? balbutia-t-il. Une femme ?
— Qu’est-ce qu’il raconte ? maugréa Faye, qui aidait Indy à se
remettre debout. Comment va votre pied ?
Jones remua les orteils et se pencha pour examiner sa
blessure.
— Curieux, murmura-t-il. Ce n’est qu’une égratignure.
J’aurais pourtant juré qu’Ali avait enlevé la chair à mon talon
comme on découpe une dinde pour Thanksgiving. Mais ça ne
saigne pas, et je n’ai même pas mal.
— Puis-je examiner le Bâton ? demanda le cheikh d’un ton
respectueux.
— Pourquoi vous le rendrais-je ? répliqua la jeune femme.
— S’il vous plaît. Permettez-moi de l’examiner, rien qu’un
instant.
Il tendit les mains paumes tournées vers le ciel, dans un
geste très explicite.
Indy remettait sa chaussette et sa chaussure.
— Donnez-le-lui, conseilla-t-il.
Ali prit le Bâton et le soupesa.
— Il est beaucoup plus lourd, fit-il. Qu’on approche une
lampe.
Quelqu’un apporta une lampe à huile, et il scruta l’objet sur
toute sa longueur, avant de passer son pouce sur les lettres
gravées.
— Voyez, dit-il d’une voix rauque. Elles sont très nettes, à
présent.
— Quoi donc ? questionna Faye.
— Les lettres en hébreu, répondit-il, et il lui confia de
nouveau le Bâton.
— Le nom d’Aaron, lâcha Indy.
— C’est donc bien le vrai.
— Bien sûr, maman, dit Mystery. Tu crois que tu peux
provoquer un éclair avec n’importe quel morceau de bois ?
— Tu es l’Elue, déclara le cheikh.
— Absolument pas, affirma-t-elle.
— L’âge des miracles est revenu, s’entêta Ali.
— À votre place, je ne le contredirais pas, murmura Indy à
l’oreille de la jeune femme. Reprenez le Bâton et filons d’ici.
— Une femme ! s’émerveilla encore le chef yezidi.
— Je t’avais bien dit que ce n’était pas moi l’Élu, lui rappela
Jones.
— Ah, mais il en est ainsi des songes, dit Ali. Et nos vies ne
sont que des rêves lorsqu’Allah dort et que Shaitan joue avec
nous. Nos prières ne sont que d’humbles suppliques à Allah afin
qu’il continue à dormir, car lorsqu’il s’éveillera… le monde
disparaîtra.
8
LES CHARMEURS DE SERPENTS

Deux semaines plus tard, dans le Muski – le quartier ancien


du Caire –, Jones arrêta son Indian devant un vieil immeuble
où il était entré maintes fois. La Scout avec Mystery aux
commandes et sa mère dans le side-car stoppa derrière lui. Les
deux motos, couvertes de boue et de poussière, avaient grand
besoin d’être réparées.
— Attendez-moi ici, dit-il aux Maskelyne en ôtant les lunettes
souples de ses yeux.
Il gravit l’escalier jusqu’à un appartement situé au dernier
étage, essuya le plus gros de la crasse accumulée sur son visage
avec un mouchoir et frappa à la porte.
Une fillette brune de trois ans peut-être vint lui ouvrir.
— Ton papa est à la maison ? demanda-t-il en arabe.
Elle le dévisagea d’un air interdit.
Arriva alors un garçon un peu plus âgé qu’elle. Jones répéta
la question. Le gamin acquiesça gravement, mais n’eut aucune
autre réaction. Finalement une seconde fille rejoignit les deux
premiers enfants. Quand il demanda la même chose pour la
troisième fois, elle se retourna et appela dans l’appartement.
Indy entendit des pas lourds qui approchaient sur le parquet,
et bientôt un visage familier apparut dans l’embrasure de la
porte.
— Sallah, dit-il, c’est moi.
L’Égyptien le regarda fixement durant de longues secondes,
comme s’il voyait un fantôme, puis un large sourire éclaira son
visage.
— Laissez-le entrer, mes petits, proféra-t-il. C’est notre ami,
Indiana Jones, qui vient nous rendre une petite visite très
inattendue. Entre, je t’en prie, mon ami.
— J’ai deux amies en bas…
— Invite-les à monter. Non, attends, je vais envoyer un des
enfants les chercher. Tu as faim ? Nous pouvons préparer
quelque chose, pas de problème. Tu as l’air de venir de très loin.
Sallah le précéda sur la terrasse, lui servit un thé et lui
désigna le fauteuil le plus confortable. D’où ils se trouvaient, ils
surplombaient une ruelle, et au-delà Jones apercevait les
minarets et les toits du Caire.
— Pardonne-moi de te poser cette question, mon ami, mais
quel sort t’a jeté un sorcier ? fit Sallah d’un ton où perçait
l’inquiétude. Tu n’as pas l’air d’être toi-même. Tu es pâle,
fatigué… comme une imitation de toi, mais en plus âgé.
Pour toute réponse, Indy lui sourit.
— Si je croyais en la religion de mes ancêtres, poursuivit
l’Égyptien, j’en conclurais que ton ka est venu me saluer avant
de partir pour l’autre monde.
— Je ne suis pas un fantôme, lui affirma Jones. Un jour je te
raconterai, mais pas maintenant. Sois rassuré, c’est bien moi. Je
suis surpris de te trouver chez toi à cette heure de la journée.
— Les effets de la Dépression se font sentir dans le monde
entier, hélas. Il y a eu peu de fouilles dans la région, depuis la
fin des années 1920. De plus le Service des Antiquités a
beaucoup compliqué l’obtention des permis pour poursuivre
celles déjà entamées autour des monuments les plus célèbres.
Faye et Mystery les rejoignirent. Sallah se leva et gratifia
chacune d’un baisemain. Faye tenait le Bâton enveloppé dans
une étoffe.
— Tu ne m’avais pas dit que tu voyageais en si ravissante
compagnie, dit l’Egyptien à Indy sur le ton du reproche.
— Oh, je vous en prie, minauda la jeune femme. Je dois être
sale à faire peur.
— Qu’avez-vous là, radieuse beauté ?
— Montrez-lui, fit Jones.
Sallah retira la longueur d’étoffe. Le Bâton s’était épaissi et
alourdi, et il avait maintenant une teinte marron foncé.
L’Égyptien fit courir ses doigts sur les caractères hébraïques.
— C’est une copie moderne, sans aucun doute, lâcha-t-il.
— Non, c’est l’original, affirma Indy.
— Comment peux-tu en être sûr ?
— Nous avons eu une démonstration de ses pouvoirs.
— Mais ce bois semble très récent.
— Quand je l’ai vu pour la première fois, ce n’était qu’un
morceau de bois desséché. Depuis, il s’est peu à peu transformé
pour acquérir l’aspect que tu lui vois aujourd’hui. Et c’est ce qui
nous amène au Caire.
Pendant l’heure qui suivit, Jones narra à son ami les
aventures que les Maskelyne et lui avaient partagées. Quand il
eut terminé son récit, Sallah gratta sa barbiche noire et avala
une gorgée de thé froid avant de réagir.
— Sais-tu le nom que mon peuple donne au Sphinx ? Le Père
de la Terreur. Jadis on pensait que c’était un dieu éternel,
beaucoup plus vieux que l’humanité.
— Tu nous aideras ? demanda Indy.
— Bien sûr. Tout ce que je peux donner est à toi. Mais la tâche
ne sera pas aisée. Nous devrons travailler de nuit, et nous
préparer à être découverts, ou agressés. Dis-moi, mon ami, ce
méchant Japonais à qui tu as crevé un œil, il est toujours sur tes
traces ?
— Pas depuis Calcutta.
L’Égyptien laissa échapper un soupir de soulagement.
— Eh bien, ça au moins c’est une bonne nouvelle. Nous
commencerons dans deux nuits. La lune sera pleine, et sa clarté
nous permettra de voir pendant que nous creuserons.

***

— Des antiquités, siffla le commerçant.


C’était un homme efflanqué au nez aquilin, avec une incisive
en or qui ruinait son sourire. Un tarbouche au rabais était
perché sur son crâne, et il portait des vêtements gris crasseux.
— Des reliques d’une valeur inestimable qui ont appartenu à
une civilisation disparue. Puis-je vous montrer un scarabée
royal, peut-être ?
— Nous ne sommes pas intéressés par tes mauvaises copies,
dit Sokai.
— Monsieur, tout dans cette boutique est d’origine, répondit
le marchand en feignant l’indignation.
Jadoo se tenait derrière le Japonais et contemplait d’un œil
expert le contenu de l’échoppe. Il y avait là les habituels
morceaux d’ostraca, ces éclats de calcaire gravés de prières
hiéroglyphiques, des schémas de construction et des graffitis
divers pris dans la nécropole de Gizeh ; des copies
effectivement peu réussies de statues funéraires dont les
originaux se trouvaient au musée du Caire, et tout un
assortiment de bijoux imités, dont le fameux scarabée doré qui
ornait les plaques pectorales des pharaons.
— Monsieur, tout ici est d’origine, répéta l’homme. J’ai moi-
même extrait du sable la plupart de ces pièces.
— Dans ce cas tu aurais dû le laisser tomber dans la
poussière, ironisa Jadoo. Aucune de ces pièces n’a jamais connu
l’intérieur d’une tombe royale.
— Vous portez atteinte à mon honneur ! s’offusqua le
marchand, sans grande conviction cependant. Dites-moi ce que
vous cherchez, je vous aiderai à le trouver.
— Quelque chose d’un peu plus… exotique, fit le vieux
magicien.
— Je peux vous faire visiter le sous-sol, en ce cas. Nous y
entreposons des articles que nous ne pouvons pas proposer au
commun des mortels. Des articles interdits. On peut réduire en
poudre et mélanger certains d’entre eux pour concocter une
potion qui aide à guérir les blessures, restaure la virilité et
prolonge la vie…
— Ah, nous progressons, lâcha Sokai.
Il secoua son paquet de Lucky Strike pour en faire sortir une
cigarette et permit au commerçant de la lui allumer.
— Nous avons les meilleures momies, vieilles de quatre mille
ans, dit celui-ci. Sorties tout récemment de leur tombe,
nettoyées et prêtes à l’emploi. Les meilleures momies
médicinales que vous pourrez trouver. Vous pouvez aussi en
ramener une chez vous pour l’exposer et éblouir vos amis.
— Comment t’appelles-tu ?
— Ahkmed, monsieur. Et vous ?
— Mon nom n’a aucune importance, répliqua Sokai. Ce qui
importe, c’est que je suis à la recherche d’un trio de momies
beaucoup plus récentes.
— Bien sûr, bien sûr, ronronna Ahkmed en se frottant les
mains. Quelle dynastie ?
— Quelle heure est-il ? demanda le Japonais.
Le marchand parut choqué.
— Vous suggérez un triple meurtre ?
— Allons, fit Sokai d’un ton gagné par l’impatience. Ne
simule pas une telle répugnance. Je sais que les momies que tu
vends au sous-sol marchaient et parlaient il y a encore quelques
mois. Tu voles des cadavres dans les cimetières, tu les
enveloppes de bandelettes et tu les laisses dans le désert jusqu’à
ce qu’ils soient bien secs.
Parce qu’il ne savait quoi faire d’autre, Ahkmed sourit.
— Nous avons mené notre petite enquête, enchaîna Jadoo, et
des personnes bien informées nous ont affirmé que tu étais
l’homme à approcher si l’on veut que les choses soient faites
rapidement et proprement.
— Ah, mais ce ne sera pas donné, précisa Ahkmed.
— Bien sûr, dit Sokai, redevenu conciliant.
Il sortit son portefeuille, en tira cinq billets de dix livres qu’il
plaça sur le comptoir sale.
— Nous ne parlons pas de piastres. Il y en aura cent de mieux
quand l’affaire aura été réglée.
Ahkmed regarda par la vitrine opaque de sa boutique pour
s’assurer que personne ne les épiait, puis il ramassa prestement
l’argent et l’empocha.
— Parlez-moi de ce trio, dit-il.
— Ils se trouvent au Caire, mais j’ignore où exactement. Il y a
un archéologue américain, une femme qui est magicienne et la
fille de celle-ci. Je veux surtout l’homme.
— Quel est son nom ?
— Indiana Jones.
Ahkmed eut un rire hoquetant.
— Tu le connais ?
— Dans le Muski, tout le monde connaît le docteur Jones, dit-
il. Il ne sera pas difficile de le trouver, mais sa mort ne sera pas
populaire du tout. Il est très apprécié chez les terrassiers
employés sur les chantiers de fouilles. Je dois demander trois
cent livres pour sa mort.
— Jones ne vaut pas une telle somme, contra Sokai. Deux
cent.
— Marché conclu ! Dites-moi, qu’est-ce que Jones cherche au
Caire ? S’il a une faiblesse, ça m’aiderait de la connaître. Ainsi je
pourrai les faire venir à moi, et je serai en mesure de travailler
tranquillement, au lieu de les assassiner dans leurs lits, à la
sauvette.
— Le Sphinx, fit Jadoo, qui regarda le Japonais. Ils sont ici
pour le Sphinx. C’est tout ce que nous pouvons te révéler.
— Et je veux récupérer tout ce qu’ils ont avec eux, ajouta
Sokai. Chaque papier, chaque objet, si insignifiants qu’ils
puissent paraître. Apporte tout à cette adresse.
Il tendit à l’Arabe la carte de visite d’une compagnie
d’import-export.
— Tu m’as bien compris ?
— Parfaitement, affirma Ahkmed. Et ensuite ?
— Tu me les livreras plus tard. Momifiés, bien entendu.

***

Pendant que les enfants de Sallah faisaient cercle autour


d’elle, Mystery mélangea les cartes. Elle les battit puis les
présenta en éventail sur la table, face apparente, et demanda à
la plus jeune des filles d’en choisir une. Du haut de ses quatre
ans, Jasmine sourit, mais elle hésitait.
— Vas-y, l’encouragea en arabe Moshti, son frère aîné âgé de
dix ans. Tout va bien. Choisis une carte.
Jasmine tendit la main et prit le 3 de trèfle.
— Maintenant montre-la à tes frères et sœurs. J’ai fermé les
yeux pour ne pas la voir. Et personne ne dit ce que c’est.
Moshti traduisit et Jasmine étouffa un rire perlé en montrant
la carte à tout le monde.
— C’est fait ? demanda la jeune fille, les paupières toujours
closes.
— Oui, répondit le garçon pour sa sœur.
— Très bien. Je veux maintenant que tu remettes la carte
avec les autres, n’importe où, expliqua Mystery en remettant le
jeu en tas devant elle. Tu la glisses où tu veux.
Moshti aida Jasmine, qui plaça le 3 de trèfle à peu près au
milieu du jeu.
— Fait, annonça-t-il.
Mystery rouvrit les yeux.
— Et maintenant, je vais retrouver ta carte, dit-elle à la
fillette. Il faut que tu restes très calme, parce que je dois me
concentrer.
— C’est quoi, se concentrer ? interrogea le garçon.
— Réfléchir.
La jeune fille préleva les cinq premières cartes du tas et les
examina.
— Non, je ne pense pas qu’elle soit là.
Elle laissa tomber les cartes sur le sol. Elle en prit dix autres
qui ne l’inspirèrent pas plus.
— Tu es bien sûre que la tienne est dans ce jeu ? dit-elle.
Moshti traduisit et les enfants acquiescèrent avec le plus
grand sérieux.
— D’accord.
Mystery prit encore une vingtaine de cartes.
— Pas dans celles-là non plus, fit-elle. C’est étrange, je
n’arrive pas à la retrouver…
Elle fit tomber le reste du jeu sur le sol et leva les mains pour
montrer qu’elle n’en avait gardé aucune.
— Elle est forcément dedans, remarqua Moshti.
Avec les autres enfants, il chercha dans les cartes éparpillées
sur le plancher, mais sans succès.
Soudain Mystery se frappa le front de sa paume ouverte.
— Oh, attendez une minute, dit-elle. C’était mon jeu spécial
de cartes volantes. Quelle sotte je fais ! Je sais où elle est.
Elle se pencha et parut sortir le 3 de trèfle du dos de la robe
de Jasmine.
— Elle avait volé jusque-là, expliqua-t-elle en souriant.
Ravis, les enfants applaudirent.
— C’était très réussi, fit Sallah à l’autre bout de la pièce.
— Un des premiers tours que mon père m’a appris, précisa
Mystery en ramassant les cartes. C’est une manipulation très
simple, mais elle plaît toujours beaucoup au public.
— Je suis sûr que votre père est fier de vous, dit l’Égyptien.
— Comment pourrait-il l’être, puisqu’il ne m’a pas vue depuis
des années ? rétorqua-t-elle hargneusement. Il faut croire que
ma mère et moi lui importons peu !
Sallah prit le temps de la réflexion avant de parler :
— Il arrive que les parents soient contraints de quitter leurs
enfants pendant un certain temps à cause des exigences de nos
estomacs ou de nos rêves. Je suis parfois resté éloigné de mes
petits pendant plusieurs mois d’affilée, pour une fouille ou une
autre. Ça ne signifie pas que je les aime moins.
— Mais vous revenez toujours auprès d’eux.
— Quand ce n’est pas le cas, c’est souvent parce que la
situation échappe au contrôle des parents. Votre père devait
vous aimer beaucoup pour vous enseigner ces tours, et je suis
convaincu que par choix il n’aurait pas accepté d’être loin de
vous pendant trop longtemps.
— Des fois je me dis qu’il est mort, murmura Mystery. Et des
fois je souhaite presque qu’il le soit. Le plus dur, c’est de ne pas
savoir. Si seulement ma mère et moi recevions une carte
postale, ou une lettre dans laquelle il expliquerait qu’il nous
aime toujours mais qu’il ne peut pas revenir tout de suite. Pour
nous, ce serait beaucoup.
— Bien sûr, approuva Sallah. Aucun de nous n’est assez jeune
pour être orphelin. Quand j’ai perdu mon propre père, j’ai cru
que le monde allait s’arrêter, mais tout le reste a continué. Et
mon père vit dans les visages rayonnants de ces enfants que
vous voyez devant vous.
— Jamais je n’aurai d’enfants, décréta la jeune fille. Ce
monde est trop dur. Ce serait cruel d’y amener une vie de plus.
— J’ai dit la même chose quand j’avais votre âge. Je détestais
l’idée d’avoir des enfants, d’assumer la responsabilité d’une
famille. Mais le monde a son propre emploi du temps. Et ce qu’il
y a d’extraordinaire avec les enfants, pour peu qu’on les aime et
qu’on les respecte en tant qu’êtres humains, c’est qu’ils font de
ce monde un endroit plus agréable où vivre.
Mystery exprima ses doutes d’une grimace.
— Vous verrez, lui prédit l’Egyptien. Un jour vous trouverez
le jeune homme qu’il vous faut, et…
— Je n’ai jamais eu de petit ami, vous savez. Mon existence a
été tellement folle, jusqu’alors… Nous avons parcouru le monde
à la recherche de mon père, la moitié du temps habillées en
hommes, et à peine avions-nous achevé un spectacle dans une
ville que nous partions vers la suivante. Il m’arrive de me
demander ce que c’est qu’avoir des amis qu’on voit
régulièrement, alors vous imaginez, un petit ami…
— Vous avez des amis. Indy est votre ami. Je suis votre ami,
et votre mère est assurément votre amie.
— Je veux quelqu’un qui ne soit pas vieux.
Sallah émit un raclement de gorge désapprobateur.
— Oh, vous savez bien ce que je veux dire par là… fit
Mystery.
— Oui, et c’est précisément ce qui me chiffonne.
Elle leva les yeux au ciel.
— Un petit changement vous serait sans doute bénéfique, dit
l’Égyptien. Laissez-moi appeler votre mère et Indy. Ils vous
emmèneront sur la place du marché, où une nouvelle tenue
vous attend. Une tenue féminine.
— Vous voulez dire une vraie robe, et tout le reste ?
— Oui, une vraie robe et tout le reste.
Mystery n’en revenait pas.
— Je ne peux pas croire que je sois aussi impatiente. C’est
tellement…
— Normal ? suggéra Sallah.

***

Mystery tournoya sur elle-même au milieu de la rue, et la


robe blanche se gonfla comme un parachute. Un vieil Egyptien
qui creusait une tranchée interrompit son labeur assez
longtemps pour afficher un rictus critique, et un jeune homme
à vélo se tordit le cou et poussa un sifflement admiratif avant de
percuter la calandre d’un taxi à l’arrêt.
— C’est officiel, dit Indy quand la dispute attendue éclata
entre le cycliste et le chauffeur. Elle a paralysé la circulation.
— Je ne m’étais pas rendu compte à quel point elle avait
grandi, avoua Faye. Je n’avais pas ces courbes à dix-sept ans.
Comment est-ce possible ?
— Une meilleure alimentation, peut-être, proposa Jones. Et
puis, vous vous êtes tellement habituée à la voir habillée en
garçon que tout autre accoutrement vous cause forcément un
choc.
Les marchands ambulants les hélaient depuis les trottoirs
dans l’espoir d’attirer l’attention de ces Américains sans doute
riches. La plupart d’entre eux voulaient leur lire les lignes de la
main ou prédire leur avenir dans les feuilles de thé, en échange
d’une poignée de piastres. Quelques-uns proposèrent de
griffonner des nombres supposés magiques sur un morceau de
papier qui serait ensuite brûlé, pour leur porter chance.
D’autres présentaient leurs mains chargées de colifichets sans
valeur, des colliers de fausses perles et d’autres bijoux de
pacotille principalement. Certains même les appelaient avec
plus de discrétion pour des articles illégaux : biens volés,
haschich, quelques moments de passion avec un étranger.
Mystery fit halte devant un charmeur de serpents.
L’homme était assis en tailleur et jouait de la flûte face à un
panier en osier. La tête d’un cobra royal en émergea, avec le
capuchon gonflé, et il parut osciller au gré de la musique
étrangement dissonante.
— Celui-là est gros, estima Faye. Il doit bien mesurer deux
mètres cinquante.
— Tu aimerais que ce monstre te plante ses crochets dans la
chair ? demanda sa fille.
— Allons-nous-en, dit Indy.
— Vous savez, les serpents sont sourds, expliqua la jeune
femme. Ils ne peuvent pas entendre la musique. Ils réagissent
aux mouvements de la flûte, pas aux notes.
— Vous devez avoir vu ce spectacle mille fois déjà…
— Oui, mais rarement avec un reptile aussi imposant, fit
Mystery, qui s’accroupit à côté du flûtiste et regarda le cobra
dans les yeux. La profession de charmeur de serpents est très
ancienne. Le père transmet son art au fils, et parfois c’est la
seule chose qui met un peu de nourriture sur la table de la
famille.
Indy avança de quelques pas.
— D’accord, j’arrive, dit Mystery.
Elle laissa quelques piécettes sur le sol. Le charmeur de
serpents cessa de jouer et lui décocha un grand sourire.
— Je te montre célèbre tour de la corde, proposa-t-il.
— Une autre fois, répondit-elle.
Subitement, avant qu’elle puisse refuser, il lui saisit la main
et en examina la paume.
— Tu auras vie longue et mouvementée, annonça-t-il. Tu te
marieras jeune, tu auras beaux enfants, nombreux, et pour toi
bonheur toujours plus grand que peine.
— Promis ? ironisa-t-elle sans méchanceté.
— Docteur Jones, lança Faye, je n’aurais jamais imaginé que
vous aviez peur des serpents.
— Qu’est-ce que vous racontez ? fit Indy avec un sourire
crispé. C’est cette satanée musique qui m’horripile.
Un homme à la peau sombre coiffé d’un turban rouge, qui
était assis sur ses talons et reposait son menton sur ses bras
croisés, leva soudain les yeux. De sa canne il frappa le sol par
trois fois, et quand Indy regarda dans sa direction il souffla à
mi-voix :
— Qui connaît le secret du Sphinx ?
Jones se figea.
— Qu’est-ce que tu viens de dire ? fit-il.
L’homme garda le silence.
Indy s’approcha de lui, posa un genou à terre et scruta
l’homme. Ce dernier n’en parut pas le moins du monde affecté.
— Oserais-tu apprendre les mystères du Sphinx ? murmura-t-
il.
— Allons, dit Faye en tirant sur la manche de l’Américain
pour qu’il se relève.
— Une minute, lâcha Jones.
— Ce n’est qu’un diseur de bonne aventure.
— Mais il a parlé du Sphinx. Que veux-tu dire, toi, « oserais-je
apprendre » ? Pourquoi me poses-tu cette question ?
— Ton ombre t’accompagne, fit l’homme. Tu cherches le
Sphinx, et ce qu’il recèle. Je peux t’aider.
— Comment ? Comment peux-tu m’aider ?
— Partons, le pressa Faye. Tout ça ne me plaît pas.
— Il existe une carte, susurra Ahkmed. Très ancienne.
Elle indique l’emplacement des grands mystères qui
entourent le monument, des mystères qui n’ont pas encore été
dévoilés.
— Montre-la-moi, ordonna Indy.
— Je ne l’ai pas ici. Mais je peux te la montrer.
Jones hésita.
— Ce n’est pas loin, ajouta l’Arabe.
Irritée, Faye croisa les bras et soupira.
— Combien ? fit-elle.
— Pas cher, affirma Ahkmed.
— Emmène-moi là-bas, décida Indy. Nous discuterons
éventuellement du prix une fois que je l’aurais étudiée.
Ahkmed hocha la tête. Il se mit debout et guida le trio par des
rues sinueuses jusqu’à une venelle au bout de laquelle se
trouvait l’arrière de sa boutique. Il frappa à la porte, qu’une
main invisible ouvrit. Ils entrèrent et l’Arabe leur fit signe de le
suivre au sous-sol.
— Je n’aime pas ça du tout, insista Faye.
— Quel risque y a-t-il ? fit Indy. Il a probablement un
exemplaire d’une fausse carte recopiée cent fois. Mais il se peut
aussi qu’il détienne quelque chose dont nous avons réellement
besoin. Nous serons fixés très bientôt.
Il descendit les marches derrière l’Arabe, suivi de Mystery et
de sa mère. Les degrés en bois grinçaient sinistrement sous leur
poids, et la cave était si sombre qu’ils distinguaient à peine
leurs pieds.
— Quelle est cette odeur ? demanda Mystery. Je n’ai jamais
rien senti d’aussi horrible.
— S’il te plaît, fit Jones à l’homme quand il atteignit le bas de
l’escalier, on pourrait avoir un peu de lumière ?
Ahkmed craqua une allumette et enflamma la mèche d’une
lampe à pétrole suspendue au plafond bas. Quand il se tourna
vers les trois Américains, il tenait dans sa main gauche un vieux
revolver rouillé de calibre .32. Ils entendirent le crissement
métallique de la porte qu’on verrouillait au-dessus d’eux.
— Tu veux nous dépouiller ? gronda Jones.
— Je sais d’où vient cette puanteur, déclara Mystery.
Un bras et une jambe flottaient dans une grande cuve emplie
d’un liquide verdâtre placée contre le mur opposé, tandis que
sur une table en bois voisine reposait un cadavre incrusté de
sel. Les organes avaient été enlevés et rassemblés dans des
seaux métalliques posés sur le sol. Sur un banc on avait laissé
une paire de longues pinces à bec fin ensanglantées, avec des
débris de cervelle qui adhéraient encore aux mâchoires, et un
énorme rouleau de large bandage en lin.
— Tu fabriques tes propres momies, constata Indy.
— Les meilleures de tout Le Caire, se vanta Ahkmed.
— Oh, mon Dieu…, balbutia Faye. Dans quel pétrin nous
avez-vous fourrés, cette fois, Jones ? Je vous avais dit que c’était
louche.
— Si on discutait de ça plus tard ? rétorqua Indy. J’ai une
situation un rien épineuse à régler.
— Nous y sommes impliquées aussi, je vous rappelle ! À
moins que vous pensiez que…
— Silence ! cria Ahkmed.
Il agita le canon de son arme.
— Avancez. Lentement.
Ils marchèrent jusqu’au centre de la cave, sous la lampe.
Ahkmed approcha Indy avec méfiance, sans cesser de le
menacer avec le .32, et d’un geste vif le soulagea du Webley.
Puis il recula.
Il examina son trophée un instant avant de jeter son propre
revolver sur le banc. L’arme heurta un des petits paniers qui
étaient empilés là, et de l’intérieur monta le bruit
reconnaissable d’un serpent cherchant à sortir de sa prison
d’osier.
— Ton arme est bien mieux, dit l’Arabe d’un ton admiratif.
— C’était vraiment très malin, maugréa Faye. Je parie qu’elle
est chargée, en plus.
— Ne commencez pas…, fit Jones entre ses dents.
Ahkmed appela un certain Abdul, et ils entendirent la porte
en haut de l’escalier qui s’ouvrait. Un Arabe de plus de deux
mètres, au crâne rasé et à la musculature luisante descendit les
marches, qui protestèrent à son passage. Il portait un grand
panier en osier qu’il déposa sur le sol devant les trois
Américains.
— Enlevez vos vêtements, ordonna-t-il. Mettez-les dans le
panier. Et aussi les chaussures, les ceintures, les portefeuilles,
tout.
— C’est une plaisanterie ? dit Mystery.
— Non, répondit Ahkmed en armant le revolver. Déshabillez-
vous, ou Abdul s’en chargera.
Mystery toisa le géant. Celui-ci souriait, impatient de passer à
l’action.
— Et ensuite, que nous arrivera-t-il ?
Ahkmed fit un geste avec le canon du Webley, et Abdul
voulut saisir la jeune fille. Indy s’interposa et plaqua une main
sur la poitrine huilée par la sueur du colosse. Il eut l’impression
de toucher un sac de toile épaisse plein de balles d’acier.
— Pourquoi tu ne m’abats pas ? dit-il à Ahkmed.
— Je vais le faire, menaça l’autre.
— Oh non, tu ne le feras pas. Parce que tu ne veux pas me
trouer la peau, pas vrai ? Difficile d’expliquer une blessure par
balle sur une momie censée être vieille de quatre mille ans.
— C’est étrange, tu ne trouves pas, docteur Jones ? fit
Ahkmed. N’aie donc pas l’air étonné, tu es plus connu ici que tu
ne le supposais. Et tu vas devenir une de ces choses que tu as
recherchées pendant tant d’années.
— Eh bien, j’ai de mauvaises nouvelles pour toi, mon vieux,
rétorqua Indy d’un ton rogue. Nous finissons tous par passer à
la trappe, d’une façon ou d’une autre, mais il n’est pas question
que j’accélère le mouvement en grimpant dans cette cuve.
— Oh, mais si, tu vas y aller. Même si mon cousin Abdul doit
t’aider.
Le géant agrippa Jones par la ceinture et le col, et il le
souleva sans effort apparent. Le nez à quelques centimètres
seulement du plafond, la seule chose que put faire Indy fut de
décocher des coups de coude dans le crâne du géant. L’autre
grogna à chaque impact, mais sans relâcher sa prise.
— Non, dit Ahkmed. Nous devons d’abord récupérer ses
vêtements et le contenu de ses poches.
Abdul reposa Indy.
— Déshabillez-vous ! aboya Ahkmed. Tous les trois. Vite !
Jones déboutonna lentement sa chemise, en commençant par
le haut. Faye et Mystery l’imitèrent, sans plus de hâte.
— Où est le Bâton quand on en a besoin ? glissa Indy à la
jeune femme.
— Bouclez-la, marmonna Faye.
— Quoi ? lança Ahkmed.
— Rien.
— Si. Tu as parlé d’un bâton.
— Possible…, grommela Jones.
— Ce bâton a de la valeur ? insista l’Arabe.
— Il est même inestimable. Mais ça n’a plus d’importance,
maintenant, n’est-ce pas ?
Il avait fini de déboutonner sa chemise. Faye s’accroupit pour
délacer ses bottines, tandis que Mystery faisait glisser sa
nouvelle robe de ses épaules.
— Parle-moi de ce bâton, ordonna Ahkmed.
— Ce serait trop long, rétorqua Indy en tirant les pans de sa
chemise hors de son pantalon. Et tu es visiblement pressé de
nous plonger dans ce bain de saumure.
Le canon du Webley s’abaissait peu à peu.
Les deux Arabes regardaient fixement Mystery, qui était à
présent en sous-vêtements, et une impatience lubrique luisait
dans leurs yeux, Indy passa la main dans son dos comme pour
sortir l’arrière de sa chemise de sa ceinture. Ses doigts se
refermèrent sur le fouet. Dans un mouvement coulé son bras se
détendit brusquement en avant, prolongé par la lanière de cuir.
Le fouet claqua quand il mordit le poignet d’Ahkmed, et le
revolver partit juste avant qu’il le lâche et trébuche en arrière
contre le banc. La balle alla s’enfoncer dans le mur derrière
Jones. Le banc se renversa et les paniers en osier roulèrent sur
le sol dans toutes les directions… et s’ouvrirent.
Des cobras surgirent un peu partout.
— Des serpents ! s’écria Indy. Des tas de serpents !
Abdul le saisit par la nuque dans l’étau de ses doigts énormes
et voulut le traîner vers la cuve. Un cobra de trois mètres
s’enroula autour de sa jambe. Le colosse donna des coups de
pied pour s’en débarrasser.
Le reptile cracha et ouvrit la gueule. Ses crochets
s’enfoncèrent dans la cuisse de l’homme. Abdul poussa un cri
de douleur et des deux mains il tenta d’arracher le cobra de sa
jambe, sans pourtant y parvenir. Quand il se tourna vers Indy
pour implorer son aide, l’Américain arma son bras et lui assena
un coup de poing vengeur.
Abdul recula en titubant, pivota sur lui-même et perdit
l’équilibre. Il s’écroula tête la première dans la cuve. Le liquide
verdâtre bouillonna et siffla.
Ahkmed était déjà mort. Plusieurs serpents étaient accrochés
par les mâchoires à son visage.
— Sortons de ce trou, proposa Indy.
Il bondit sur la troisième marche de l’escalier, puis il enroula
son fouet, qu’il accrocha à sa ceinture.
— Vous ne voulez pas récupérer votre revolver ? s’étonna
Mystery, qui se rhabillait du mieux qu’elle pouvait.
— Oubliez le Webley.
Elle se renfrogna et traversa le sous-sol d’un pas calme.
— Non ! cria Jones.
— Chut ! lui lança Faye. Ne perturbez pas sa concentration.
La jeune fille continua en ligne droite, enjamba plusieurs
serpents qui se contorsionnaient à ses pieds et ramassa l’arme.
— Ils cherchent seulement une issue, expliqua-t-elle.
Ahkmed était condamné, mais son cousin le géant aurait
probablement survécu s’il n’avait pas paniqué. En temps
normal, la morsure d’un cobra n’est pas mortelle.
— Je vous crois sur parole, grogna Indy, qui remit le Webley
dans son étui.
— Que font-ils des… horreurs qu’ils fabriquent ? demanda la
jeune fille.
— Il existe un marché noir assez florissant pour la poudre de
momie, déclara Jones. Certaines personnes s’en servent comme
remède universel, d’autres pensent que c’est un puissant
aphrodisiaque.
— C’est révoltant, dit Mystery. Ne devrions-nous pas
incendier cet endroit ?
— Nous le ferions si cette boutique n’était pas mitoyenne
d’autres commerces honnêtes et d’habitations. Laissons les
serpents en prendre soin.
9
LES CHACALS

Ils se rendirent sur le plateau de Gizeh un peu avant le


crépuscule, dans une vieille Ford bringuebalante qui
appartenait au beau-frère de Sallah. Ils garèrent cette antiquité
mécanique en bordure du Nil, derrière un banc de sable afin de
ne pas attirer l’attention, et attendirent le lever de la lune. Deux
heures plus tard, quand le disque argenté apparut enfin, tel un
messager spectral au-dessus du Caire, un chacal hurla au loin.
Ce cri repoussa les derniers touristes de l’autre côté du pont,
vers la sécurité de la ville, laissant les monuments millénaires
au désert et aux créatures qui le hantaient.
Sallah ramassa le sac en toile bourré de torches imbibées de
sève de pin et la lourde barre à mine, et Indy se chargea des
pelles et des haches. Faye portait le Bâton et deux lanternes,
tandis que Mystery s’occupait des cordes et du palan.
Ils gravirent la berge rocailleuse du Nil et avancèrent dans le
paysage torturé en direction du Sphinx. À mesure qu’ils s’en
approchaient, la tête de la statue parut se hisser sur l’horizon,
ainsi que les pointes de deux des trois pyramides derrière elle.
Enfin ils contournèrent les colonnades écroulées et les pierres
du temple pour arriver à la bouche de l’entrée elle-même.
Devant eux se dressait le visage énigmatique du Sphinx,
regard éternellement braqué vers l’Orient. Les pattes de pierre
avançaient vers eux, alors que la tête, avec ses oreilles saillantes
et son capuchon nervuré, semblait prête à basculer sur ces
intrus à tout moment, tant elle était abîmée. Le Sphinx ayant été
taillé dans un unique affleurement de roche calcaire, la tête
était la seule à apparaître au-dessus de l’horizon. Le reste du
corps était environné d’une sorte d’enclos délimité par une
tranchée.
Entre les pattes se trouvait un monument dressé en granit,
de la hauteur approximative d’un homme et recouvert de
hiéroglyphes. Comme le Sphinx lui-même, il était très détérioré
et incomplet.
— Il plane une atmosphère particulière sur cet endroit, dit
Faye. On peut sentir le poids des siècles vous écraser. Non, pas
seulement le poids des siècles : celui de l’éternité.
— Vous n’êtes pas la première personne à formuler cette
remarque, fit Indy. J’ai ressenti la même impression la première
fois que je suis venu ici, quand j’étais gamin. Le Sphinx est
beaucoup mieux exposé maintenant qu’à l’époque. Dans son
histoire, il n’a cessé d’être englouti par le désert et dégagé par
des générations successives.
— Personne ne va remarquer que nous fouinons par ici ?
— C’est peu probable. Nous sommes si bien dissimulés par
cette sorte d’enclos qu’il faudrait se trouver presque à la
verticale de notre position pour nous voir.
Mystery s’approcha de la stèle. L’éclat de la lune était si vif
qu’Indy pouvait lire les hiéroglyphes sans l’aide d’une lanterne.
— Qu’y a-t-il d’inscrit là ? demanda la jeune fille.
— La même chose que sur la plupart des monuments
gouvernementaux, répondit Jones. On y commémore un projet
d’œuvre destinée au public et le dirigeant qui l’a initié. Il y a
environ vingt-cinq siècles, Thoutmosis IV a fait désensabler et
restaurer le Sphinx. Et parce que nous avons une partie d’un
nom sur cette portion endommagée de la stèle, la simple syllabe
« Khaf », la plupart des égyptologues croient que le Sphinx a été
édifié un millier d’années plus tôt, par Khéphren.
— Et vous, qu’en pensez-vous ? dit Mystery.
— Je pense que nous ne disposons pas encore de tous les
éléments pour répondre à ces questions.
— J’ai lu quelque part que Napoléon avait utilisé le Sphinx
pour entraîner ses troupes au tir, ajouta la jeune fille, et que les
coups de canon auraient emporté le nez du Sphinx.
— Non, il a été défiguré par un fanatique islamiste au XIVe
siècle.
— C’est bon, Indy, annonça Sallah en déposant son fardeau et
en prenant une pelle. Je suis prêt. Où commençons-nous ?
— Bonne question. Faye, à vous de jouer.
Elle acquiesça. Elle s’avança entre les pattes de la statue, fit
demi-tour et s’assit là, avec le Bâton en travers des cuisses. Elle
pencha la tête en avant et se concentra. Pendant un quart
d’heure elle conserva cette position.
Enfin elle redressa le buste.
Elle avait les yeux ouverts, mais elle semblait écouter une
musique distante. Elle ramena un pied sous elle, puis l’autre, se
releva et brandit le Bâton devant elle, à bout de bras.
Elle avança de sept pas, hésita un instant puis se déplaça
d’un pas sur sa gauche. Elle tenait maintenant le Bâton au-
dessus de sa tête avec une seule main, et elle le fit tournoyer
avant de l’abaisser. Son extrémité s’enfonça dans le sable et
heurta un obstacle solide en dessous.
— Creusez ici.
— Vous en êtes bien sûre ? fit Jones. Il n’y a pas eu d’éclair, ni
quoi que ce soit. Je m’attendais à un peu plus.
— Quand les Hébreux ont cherché de l’eau dans le désert, ils
ont simplement frappé un rocher avec le Bâton, et une source a
jailli. Pourquoi serait-ce différent ?
— Eh bien, des milliers, non, plutôt des millions de gens sont
passés sur cet endroit durant les cinquante derniers siècles, et
personne n’a jamais rien trouvé là. Au son, il semble que le
Bâton ait frappé une simple plaque calcaire sous le sable.
— Cessez de tergiverser et creusez, dit Faye.
Sallah marqua l’endroit avec son pied et entreprit de dégager
le sable à grands coups de pelle. Indy et Mystery s’approchèrent
pour lui prêter main-forte, mais Faye resta où elle se trouvait, le
Bâton tenu à la verticale dans sa main, et elle observa la scène.
En quelques minutes ils eurent ôté assez de sable pour laisser
apparaître une surface plane et lisse.
— C’est artificiel, constata Jones. Mais il pourrait simplement
s’agir d’une des dalles de l’ancienne cour.
— Continuez à creuser, leur ordonna Faye.
Sallah tapota la pierre avec l’extrémité épointée de la barre.
Il y eut un son creux.
— Ça alors…, murmura Indy.
— J’ai trouvé le bord, annonça Mystery.
En moins d’une demi-heure ils déblayèrent tout le sable de la
pierre, laquelle était un carré parfaitement plat d’environ un
mètre de côté. Alors Sallah introduisit la barre à mine sous un
des bords.
— Pas encore, fit Jones. Mystery, assurez-vous que les abords
du fleuve sont toujours déserts.
— D’accord.
— Et soyez prudente.
La jeune fille grimpa sur la patte droite du Sphinx, puis sur
son épaule, d’où elle put s’appuyer contre la tête massive. La
lune était haute dans le ciel, à présent.
Elle regarda derrière elle. Le corps du Sphinx, qui mesurait
près de la longueur d’un terrain de football, semblait
disproportionné : la tête paraissait trop petite pour un corps
aussi énorme. Au nord-est se dressait dans le ciel la grande
pyramide de Chéops, dernière merveille à rappeler l’Ancien
Monde. Presque directement derrière le Sphinx elle pouvait
voir la pyramide moins imposante de Khéphren, alors qu’au
sud-ouest se trouvait la plus petite des trois, celle de Mykérinos.
Elle crut apercevoir quelque chose qui se déplaçait au sud,
parallèlement au Nil. Elle ferma les yeux un instant, mais
quand elle regarda de nouveau il n’y avait rien.
— Tout va bien ! cria-t-elle.
Alors qu’elle redescendait de son perchoir, un morceau de
pierre du Sphinx céda sous sa semelle. Elle réussit à se rattraper
avant d’avoir chuté de plus de quelques dizaines de
centimètres.
— Je vous avais dit d’être prudente, lui rappela Indy.
— Désolée.
— La prochaine fois, ne soyez pas désolée : soyez prudente.
Sallah prit une profonde inspiration, serra les dents et pesa
sur l’extrémité levée de la barre.
Rien ne se produisit.
Il assura mieux sa prise sur l’outil et força au maximum. Les
muscles de ses bras et de ses épaules saillirent comme des
serpents, mais de nouveau ses efforts n’eurent aucun résultat
perceptible.
— Ça ne peut pas être aussi lourd, pourtant, dit Jones.
— Tu veux essayer ? proposa l’Égyptien.
Son visage était empourpré et la sueur gouttait de la pointe
de son nez.
— Tu ne devais pas avoir le bon point d’appui, suggéra Indy.
— Depuis combien de temps crois-tu que je fais ce genre de
choses ? répliqua Sallah.
— Laisse-moi essayer. Cette pierre ne peut pas peser plus
d’une centaine de kilos.
L’Américain cracha dans ses paumes, déplaça un peu la prise
de la barre et pesa dessus de toutes ses forces.
— Tu as raison, reconnut-il après quelques secondes.
— Faisons une nouvelle tentative, mais ensemble.
Sallah se positionna pour prendre le sommet de la barre et
Indy la partie moyenne, tandis que Mystery poussait de l’autre
côté. Après trente longues secondes d’un effort concerté, le son
de la pierre glissant sur la pierre se fit entendre.
— Elle bouge, grinça Indy entre ses dents serrées.
— Ne faiblissons pas, conseilla Sallah.
Comme à regret, la pierre céda.
Mystery lâcha la barre et recula d’un pas. D’un revers de
main elle essuya la sueur à son front, puis elle leva les yeux
vers les étoiles.
— C’est curieux, dit-elle d’une voix heurtée par sa respiration
haletante. Je pensais que je serais surexcitée quand ce moment
viendrait, et il n’en est rien. J’éprouve une sensation bizarre,
comme si j’étais un des chacals de ce désert.
— Mais nous sommes des chacals, répliqua Sallah, les yeux
brillants. Ce n’est pas une mauvaise chose, c’est même dans
l’ordre naturel. Ma famille pille ces tombes depuis des
générations. Nous sommes tout simplement des chacals
humains. Des pillards.
10
LE PÈRE DE LA TERREUR

Sallah repoussa la large pierre de côté et une bouffée d’air


chaud monta du trou qu’elle découvrait. Un instant le Sphinx et
les étoiles dans le ciel parurent miroiter comme un mirage.
— Inspire à fond, Indy ! lança l’Egyptien. C’est l’air des
pharaons !
— Et de leurs esclaves, nuança Jones.
Il sortit une torche du sac en toile passé à sa bretelle, craqua
une allumette sur la dalle de calcaire et l’approcha du bout
imbibé de résine. La torche grésilla un peu avant de brûler
d’une flamme orange régulière.
Le passage était en fait un escalier. Indy se baissa et en
éclaira les premières marches, qui étaient recouvertes d’une
fine couche rouge.
Les parois du boyau étaient nues, mais il y avait des
hiéroglyphes sur le linteau.
— Tu peux les traduire ? lui demanda Sallah.
— Ils invitent le sage à avancer, et l’insensé à rebrousser
chemin.
— Bah, tu n’as jamais suivi les conseils, commenta l’Égyptien.
— Très amusant, grogna Jones. Au fait, tu viens avec moi.
— Mais enfin, Indy, qui va protéger les femmes ?
— Tu préfères rester dehors avec Faye et ce bâton ?
Sallah hésita une seconde, puis il se hâta de rejoindre son
ami.
— J’espère avoir pris la bonne décision.
— Nous ne tarderons pas à le savoir, affirma l’Américain en
lui tendant une seconde torche. Reste derrière moi. Ne touche à
rien sans que je t’aie demandé de le faire.
Les marches descendaient abruptement dans le sol, pour
déboucher bientôt dans une petite salle décorée de peintures
colorées et complexes. La déesse Nout, avec des lignes d’étoiles
courant sur ses flancs, occupait le plafond. Sur les murs, des
bas-reliefs représentaient des prêtres préparant un pharaon à
son voyage pour l’autre monde. L’ankh, symbole égyptien de la
vie éternelle, était décliné partout. Deux vases en argile emplis
de papyrus flanquaient l’entrée de la pièce.
— C’est le deuxième passage, dit Jones. Jusqu’ici, la chambre
correspond à une disposition assez commune dans les tombes
royales.
Il prit un papyrus et le déroula avec mille précautions et
seulement sur quelques centimètres. Il était rédigé dans une
forme hiéroglyphique cursive appelée hiératique.
— As-tu une idée de l’ancienneté de ce labyrinthe ?
interrogea Sallah.
— Non.
Les bords du papyrus qu’il tenait commençaient à tomber en
poussière. Il le replaça dans le vase et en prit un autre, qui lui
aussi s’effrita quand il voulut l’ouvrir.
— Ce sont des témoignages des prêtres qui apparemment ont
restauré cette chambre à intervalles réguliers de plusieurs
siècles. Celui-là remonte à l’époque de Ramsès II, mille trois cent
ans avant la naissance du Christ. Il y est dit que cet endroit est
très, très ancien, et que c’est le lieu du glorieux Temps Premier.
— Le Temps Premier, répéta Sallah, songeur. L’époque où les
dieux sont descendus sur terre. Je pensais que ce n’était qu’une
légende. Mais ici, ça semble plus réel que la vie elle-même,
Qu’en penses-tu, mon ami ?
— Que ce n’est pas le moment pour un débat théologique. Les
anciens Egyptiens avaient une conception de la réalité très
différente de la nôtre. Ils prenaient pour acquis que leurs
pharaons étaient les descendants en ligne directe des dieux.
Indy remit le papyrus avec les autres et frotta ses mains pour
en chasser la poussière.
— Je ne vais pas tenter d’en lire un autre, je risquerais de
détruire des textes irremplaçables, dit-il.
Le poids des siècles semblait soudain l’écraser de toute son
importance.
— Si seulement nous avions le temps… murmura Sallah.
— Mais justement, nous en manquons. C’est assez ironique,
tu ne trouves pas ?
— Je déteste l’ironie, déclara l’Égyptien. En général, elle
engendre des ennuis.
— Allons donc. Nous n’avons pas grand-chose à craindre
dans cette salle souterraine, à mon avis. C’est dans la suivante
que les choses vont commencer à devenir risquées.
— Je déteste le risque, dit Sallah.
Jones fit halte au sommet d’une autre volée de marches. Il
avança sa torche dans les ténèbres. De chaque côté, à l’intérieur
des alcôves creusées dans les parois calcaires, brillaient des
statues dorées moitié moins grandes qu’un homme.
— Le troisième passage, supposa Indy. Et le sanctuaire où
reposent les dieux de l’Est et de l’Ouest. Laisse-moi passer
devant.
— Si tu insistes…
L’Américain descendit prudemment une marche, puis deux.
— Jusque-là, tout va bien. Quand tu suivras, marche dans
mes empreintes.
Indy fit encore un pas.
Sur sa gauche, les dieux de l’Est luisaient dans leurs niches,
et ils étaient reflétés sur sa droite par ceux de l’Ouest. Tous
avaient l’aspect de monstres féroces, chacun avec un rôle précis
à jouer dans l’ancien panthéon égyptien : Horus le vengeur, à la
tête de faucon ; Anubis, divinité de l’Au-delà, à la tête de chacal ;
Amon le protecteur des pharaons, avec sa tête de bélier, ou
encore Hathor, la déesse de la maternité, à la tête de vache.
Indy sentit la marche sur laquelle il se tenait s’enfoncer de
quelques millimètres.
— Oh, non…
La mâchoire dorée de la tête de chacal d’Anubis s’ouvrit,
révélant deux rangées de dents d’ivoire brillant. Jones plongea
juste avant que la fléchette à pointe de cuivre jaillisse de la
gorge de la statue et aille se ficher dans le calcaire de la paroi
opposée.
Tandis qu’il dévalait les dernières marches en roulant sur
lui-même, une fusillade de fléchettes se produisit, mais une
fraction de seconde trop tard pour toucher sa cible. Jones
s’attendait qu’il y ait un puits en bas de l’escalier, et quand il
l’atteignit il avait déjà décroché son fouet, dont la lanière
s’enroula autour de la corniche d’une colonne de pierre dans la
salle suivante.
Il lâcha la torche et resta suspendu par les deux mains à la
poignée du fouet. Il vit la torche tomber dans le sable, sept
mètres plus bas, et faire fuir des dizaines de scorpions.
C’est alors que la colonne descellée par le poids d’Indy
bascula vers lui. Elle s’abattit en travers du puits, mais fit
descendre Jones assez bas pour que la semelle de ses
chaussures effleure le sable.
Son feutre tomba de sa tête.
— Indy, mon ami ! appela Sallah. Tu n’as rien ?
Jones parvint à ramasser son chapeau, puis grimpa à la force
du poignet le long de son fouet. Enfin il atteignit la colonne,
effectua un rétablissement et s’écarta du puits. Il prit une autre
torche dans son sac et l’alluma.
— Ça va, fit-il. Viens, et fais attention en traversant.
L’Égyptien franchit à pas très prudents la longueur de la
colonne qui formait pont et rejoignit son ami de l’autre côté. Il
prit entre deux doigts un scorpion niché sur le rebord du feutre
et le laissa tomber dans le puits.
— Merci, dit Jones.
— Oh, ces charmantes bestioles ne t’auraient pas tué,
rassure-toi, mais deux jours durant tu aurais souhaité qu’elles
l’aient fait. Où sommes-nous, maintenant ?
— La Salle des Deux Gardiens, répondit Indy en brandissant
sa torche. Je te présente les deux gardiens.
Le cadavre desséché d’un guerrier était engoncé dans une
niche de la paroi est. Sa peau s’était collée aux os, son armure
était ternie, mais il tenait toujours fermement sa lance dans une
main squelettique.
En face de lui, du côté ouest, se trouvait un prêtre. Sa tunique
blanche avait pourri presque en totalité, et sa tête avait basculé
en arrière de ses épaules, tandis que la mâchoire inférieure
était tombée sur le sternum. Des dents jaunies luisaient dans la
bouche béante. Il tenait dans la main une herminette en cuivre.
— Comment va-t-on procéder ? demanda Sallah.
— Avec la plus grande prudence.
Indy avança d’un pas, s’immobilisa, fit un autre pas.
— Rien ? dit-il sans se retourner.
— Rien, répondit l’Égyptien.
— Bien, fit Jones, qui se risqua encore de deux pas en avant.
Et maintenant ?
— Tout semble… trop facile.
— C’est bien mon impression.
La flamme de la torche vacilla sous le baiser invisible d’un
léger courant d’air.
— À plat ventre ! cria Indy.
Il se plaqua au sol au moment où un disque de cuivre aux
bords aussi aiguisés qu’un rasoir tomba du plafond dans un
mouvement de balancier et passa assez bas pour entailler le
cuir de son blouson avant de frôler le dos de Sallah et de
remonter se loger dans le plafond.
— Pas de bobo ? fit Jones, qui ramassa la torche.
— Euh, je ne crois pas…
— Bon. La prochaine chambre, la cinquième, devrait être un
puits.
L’Egyptien sur ses talons, il descendit lentement l’escalier
jusqu’à l’entrée de la salle inférieure. Comme prévu, le centre
de celle-ci était occupé par un puits entouré de quatre piliers
massifs à section carrée. Leurs faces étaient ornées de
représentations stylisées de crocodiles et de babouins.
Indy s’accroupit et prit le temps d’étudier la salle. Puis il
ramassa un galet sur le sol et le lança dans le puits.
Quelques dizaines de centimètres plus bas, le petit projectile
rebondit sèchement contre la roche.
— Nous le traverserons en marchant, décida-t-il.
— Tu es sûr de toi ?
— Ne touche ni aux piliers ni au sol.
Jones descendit dans le puits et passa d’une dalle à l’autre
jusqu’à l’autre côté.
— Qu’arrivera-t-il si je touche un pilier, ou le sol ? voulut
savoir Sallah.
— Je l’ignore. Mais à coup sûr ce sera très déplaisant pour toi.
Indy grimpa hors du puits et attendit que son ami l’ait
rejoint.
— Dans une tombe classique, dit-il alors, l’étape suivante
serait la chambre funéraire, à moins que la tombe ait été
étendue à un second cycle, auquel cas elle deviendrait la Salle
du Char, une sorte de monument aux morts souterrain.
Ils pénétrèrent dans la pièce suivante, qui était plus vaste et
décorée de scènes de batailles : phalanges de soldats, chars
lancés au galop, théories d’ennemis décapités. Au centre de
cette chambre, centré par rapport aux piliers, se trouvait un
monument en pied au sommet plat, avec des rangées d’ankhs de
chaque côté. À la différence des autres, cette salle n’offrait pas
d’issue visible.
— Il doit y avoir un second niveau, fit Sallah.
— Alors il ne nous reste plus qu’à en trouver l’entrée sans
nous faire tuer.
— Objectif des plus respectables.
Indy examina le sol et les murs à la lumière de la torche. Ils
étaient décorés d’un grand nombre de peintures et de bas-
reliefs. Le long de la paroi nord, une série de cartouches ovales
contenaient le nom de pharaons.
— Tu as vu ça ?
— Les noms de tous les rois qui ont dirigé l’Egypte depuis
Ménès et la Période Archaïque, dit Sallah en approchant sa
torche. Et, regarde, les noms vont jusqu’à la trentième dynastie
et la Basse Époque.
— C’est impossible, bafouilla Indy, incrédule. Ce labyrinthe
ne peut avoir été construit avant le Moyen Empire.
— Et pourtant les noms sont bien là. Même moi je peux les
lire.
— Ils ont dû être gravés ici pendant la restauration.
— Espérons-le. L’alternative est trop effrayante pour
seulement être envisagée.
Jones se détourna du mur pour se concentrer sur le
monument de pierre au centre de la salle.
— Peut-être que c’est bien une chambre funéraire, après
tout, suggéra Sallah.
— Ce monument est trop petit pour contenir une momie.
— Et si c’était le corps d’un enfant ? Ou d’un animal sacré, un
babouin par exemple ?
— Je ne le pense pas, fit Indy, qui le tapota du poing.
L’ensemble n’a pas l’air creux. Dis-moi, jusqu’où sommes-nous
allés, à ton avis ?
— En profondeur ?
— Non, en distance.
— Difficile à déterminer, répondit Sallah. Je n’ai pas compté
nos pas, mais je pense que nous avons parcouru plusieurs
centaines de mètres.
— Et dans quelle direction ?
— Sud-ouest.
— Exactement ce que je pensais.
Indy sauta sur la surface plane du monument.
— Nous nous trouvons sous la Grande Pyramide. Il ne faut
pas descendre, mais remonter !
Il leva sa torche près du plafond et tâtonna avec les doigts de
sa main libre. Puis il poussa de la paume et la voûte parut céder
vers le haut.
— Aide-moi, dit l’Américain. Je pense que c’est en cantilever.
Sallah grimpa à l’autre bout du bloc de pierre. Il coinça la
torche dans sa bouche, plaqua ses deux grosses mains sur le
plafond et poussa.
Avec un long geignement, une partie du plafond s’ouvrit et
une fine couche de poussière rouge cascada dans la chambre.
Par l’ouverture, les deux amis aperçurent l’amorce d’un escalier
étroit qui menait plus haut.
Indy se hissa dans cet espace comparable à un grenier, puis il
tendit la main à Sallah et l’aida à monter.
— Et nous voici avec un autre premier couloir, dit-il.
— Je n’ai jamais rien vu de tel, avoua l’Égyptien, et pour la
première fois l’excitation faisait briller ses prunelles. Comment
les Anciens appelaient-ils ça ?
— Je l’ignore, reconnut Jones. C’est nouveau pour moi aussi.
Mais nous nous sommes profondément enfoncés sous la
surface, et maintenant nous entamons notre ascension. Il doit y
avoir là des connotations religieuses. Appelons ce passage le
Puits de la Rédemption.
— Que crois-tu que nous trouverons en haut ? Pense à Carter
et sa découverte de la tombe de Toutankhamon. Et ce n’était
qu’un roi mineur ! Tu imagines ce que nous pourrions
découvrir ?
— J’ai presque peur d’y penser, fit Indy. Restons prudents. Cet
escalier est raide, et la poussière le rend glissant.
Après avoir gravi une trentaine de marches, et sans aucun
palier en vue, Sallah s’appuya contre la paroi et essuya la sueur
de son front avec un mouchoir.
— Je suis désolé, mon ami, ahana-t-il, mais le souffle me
manque.
— Aucun problème, répondit Jones, qui s’arrêta lui aussi.
Une petite pause sera la bienvenue pour moi aussi. Préviens-
moi quand tu seras prêt à redémarrer.
Sallah porta un doigt à ses lèvres.
— Tu as entendu ça ? chuchota-t-il. Des frottements, comme
si quelqu’un nous suivait.
— Ces tombes soupirent et geignent comme des créatures
vivantes après leur ouverture, dit Indy. C’est à cause de la
modification dans la pression atmosphérique, et du calcaire qui
absorbe l’humidité de l’air.
— Non, c’était autre chose. Des pas, je crois.
— Tu as l’ouïe plus fine que moi.
— Le Bédouin en moi, sûrement, fit Sallah avec un sourire.
Continue. Je vais rester ici quelques minutes, pour m’assurer
que nous ne sommes pas suivis.
— Je me sentirais mieux si…
— Jones ?
Une lumière apparut au bas des marches et Mystery les
gravit souplement. Elle portait une lampe alimentée par une
batterie et elle avait toujours le rouleau de corde passé à
l’épaule.
— Par ici, lui dit Indy. Soyez prudente.
Dès qu’elle fut auprès d’eux, Jones lui fit la leçon :
— La prochaine fois que vous irez vous balader dans les
tombes, emportez une torche avec vous. Sa flamme vous
indiquera si vous abordez une poche d’air nocif.
— Je n’ai pas l’intention de retourner dans une tombe,
répliqua-t-elle.
— Comment va votre mère ?
— C’est elle qui m’a envoyée pour voir comment vous, vous
alliez. Nous avions l’impression que vous étiez partis depuis
une éternité. Mais avoir ces fléchettes et ces puits, je comprends
mieux pourquoi.
— Vous n’auriez pas dû franchir en solitaire ces obstacles, fit
Indy d’un ton qui se voulait sévère.
— Je suis arrivée jusqu’ici, non ?
— Eh bien, maintenant vous allez devoir nous accompagner.
Je ne vous renvoie pas en sens inverse toute seule.
— Allez-y, tous les deux, leur dit Sallah. J’ai besoin de me
reposer encore un peu, et vous de progresser aussi vite que
possible. L’aube n’est plus très loin… S’il y a un problème, je
crierai pour vous alerter.
Indy posa la main sur l’épaule de son vieil ami. Puis il se
tourna vers Mystery.
— Suivez-moi, mais avec précaution.
Sur ces mots il se remit à gravir l’escalier.
***

Sur le sable à ses pieds, Faye vit l’ombre de Jadoo projetée


par la lune déjà basse dans le ciel. Elle retroussa les manches de
sa robe, repoussa ses cheveux en arrière et fit volte-face pour
affronter le vieux magicien. Celui-ci eut l’air surpris par sa
réaction.
— Je savais que vous viendriez, lui dit-elle. Mais, je dois
l’admettre, j’espérais une apparition un peu plus sophistiquée
que cette approche sournoise.
— Ah, mais elle est efficace, répondit Jadoo, qui avait déjà
retrouvé tout son aplomb. En particulier quand j’amène des
compagnons armés au cœur brûlant de vengeance.
Sokai et le lieutenant Musashi sautèrent dans le périmètre du
Sphinx, suivis par l’adjudant Miyamoto et une demi-douzaine
de soldats japonais armés de mitraillettes. Sur un ordre de
l’adjudant, ils braquèrent leurs armes en direction de la jeune
femme.
Jadoo s’approcha et lui arracha le Bâton des mains.
— Je n’avais jamais rêvé le trouver en aussi bon état, fit-il
d’un ton enjoué. Il pèse toujours un bon poids, et le bois a
conservé une texture extraordinaire, presque comme s’il faisait
partie d’un arbre vivant…
Il porta l’extrémité du Bâton à quelques centimètres de son
nez.
— Et ce parfum d’amandes fraîches !
Faye croisa les bras et considéra Jadoo avec un mépris non
dissimulé. Un vent léger venait de l’est, qui faisait voleter de
vieux journaux et d’autres détritus sur le sable, tout en agitant
doucement la chevelure de la jeune femme. Le magicien ne se
souvenait pas l’avoir vue aussi grisonnante lors de sa visite chez
lui.
— Avouez, vous avez essayé de l’utiliser ?
Elle garda le silence.
Il brandit le Bâton devant lui, sans trop savoir ce qu’il devait
faire ensuite. Il le pointa vers le ciel et lui ordonna de
provoquer une averse de grêle.
Faye éclata d’un rire narquois.
— Ce n’est pas grave, grommela-t-il. Je trouverai les mots
appropriés.
— Je vois que votre petit groupe de marginaux a fait une
bonne part du travail à notre place, fit Sokai en s’avançant. Je
suis tout particulièrement reconnaissant au docteur Jones de
s’être porté volontaire pour désamorcer les pièges des puits
souterrains. Au fait, son gros ami égyptien et votre garçon
manqué de fille sont avec lui ?
Faye haussa les épaules.
— Quel courage, dit le Japonais avec une tristesse feinte. Et
pourtant, quel manque de bon sens.
— J’ai toujours écouté mon cœur plutôt que ma raison, lâcha-
t-elle.
Sokai écarta les pans de son trench-coat et dégaina son sabre
de samouraï. Il en éleva la lame jusqu’à ce que la pointe de
celle-ci s’immobilise juste en dessous du menton de la jeune
femme. D’un mouvement millimétré, il fit jaillir une goutte de
sang.
— Si vous tentez de crier pour les alerter, prévint-il, ces
soldats vous abattront. Et si vous créez des ennuis ici, à la
surface, pendant que je suis en bas, je n’hésiterai pas à tuer
votre fille. Nous nous comprenons ?
— Oui, dit Faye.
— À la bonne heure, railla Sokai en rengainant prestement
son sabre. Adjudant Miyamoto, ne quittez pas du regard cette
garce américaine. Lieutenant Musashi, avec moi.

***

L’escalier donnait accès à une petite pièce sans aucune


décoration. Un petit orifice carré au plafond menait à un long
tunnel.
— Donnez-moi un coup de main, fit Indy.
Mystery entrecroisa ses doigts pour faire la courte échelle à
Jones, puis elle l’aida à se hisser jusqu’au plafond en poussant
vers le haut. Il agrippa les deux côtés opposés de l’ouverture,
mais la douleur à son épaule blessée lui arracha une grimace et
un grognement étouffé.
— Laissez-moi essayer, demanda Mystery.
— Non, je peux y arriver, dit-il en se laissant retomber au sol.
J’ai seulement besoin d’une minute pour récupérer un peu…
— Nous n’avons pas une minute, lui fit remarquer la jeune
fille en arrangeant le rouleau de corde, qu’elle passa en
bandoulière. Laissez-moi faire, ensuite je pourrai dérouler la
corde pour vous. C’est tout à fait mon domaine, docteur Jones.
— Trop dangereux, lâcha-t-il.
— Et pensez-vous que ce sera dangereux, quand vous ferez
une chute de sept mètres pour atterrir sur ce dallage de pierre ?
Sans attendre de réponse elle fléchit les jambes et bondit
comme une gymnaste expérimentée. Ses mains accrochèrent
les bords de l’ouverture. Elle resta suspendue ainsi pendant un
instant, puis elle se hissa à l’intérieur du conduit. Elle entama
son ascension en collant le dos contre une paroi et en pressant
ses pieds contre celle à l’opposé. Après un mètre, elle se
débarrassa de ses chaussures l’une après l’autre.
Indy ne pouvait qu’accepter sa réussite.
— D’accord, lui dit-il, mais faites attention. Progressez
lentement, et ne touchez à rien qui vous semblerait suspect. Si
vous sentez que quelque chose bouge, quittez la cheminée aussi
vite que vous le pourrez.
— Vous croyez vraiment que je ne sais rien de rien ? pesta-t-
elle.
— Oui, justement. Je commence à m’habituer à votre
présence.
— J’aperçois un genre de poutre, là-haut, au-dessus de moi.
— En bois ou en pierre ?
— En métal.
— Quelle sorte de métal ? demanda Indy. Du cuivre ?
— Non. Du fer.
— Impossible, assena-t-il d’un ton sans réplique. Les
structures de Gizeh ont été érigées avant l’âge du fer.
Elle saisit la poutre à deux mains et d’une traction se
propulsa dans la chambre supérieure. Elle coinça la lanterne
sous un de ses bras pendant qu’elle nouait la corde autour de la
poutre.
— Bien sûr, fit-elle avec lassitude. Ça a l’air d’être en fer, ça a
la texture du fer, c’est aussi solide que du fer, mais : ce n’est pas
du fer.
— N’y touchez pas, prévint Indy.
— Trop tard.
Elle laissa filer la corde dans le puits.
Indy serra sa torche entre ses mâchoires, saisit le filin et se
hissa tant bien que mal jusqu’à Mystery. Il arriva dans une salle
assez spacieuse de calcaire poli, avec rien d’autre que la poutre
– qui était bien en fer, il dut le reconnaître – et une porte
ouvrant côté nord.
— Bon boulot, dit-il.
— Merci.
Il désigna la seule autre issue.
— La chambre suivante devrait être la Salle de la Vérité. Si ce
livre existe réellement, il se trouvera à l’intérieur. Prête ?
— Je le suis depuis que j’ai eu douze ans.
L’entrée de l’autre chambre était flanquée de deux colonnes
épaisses en marbre. Celle de gauche était noire, celle de droite
d’un blanc brillant.
Jones leva la torche et franchit le seuil, suivi de Mystery
équipée de sa lanterne électrique. Un son musical leur parvint
par vagues, une note majeure.
La jeune fille éteignit sa lampe, qui n’était plus d’aucune
utilité.
La chambre était éclairée par une source diffuse invisible. Le
sol, les murs et le plafond étaient en granit rose poli. Au centre
se trouvait un pilier de granit noir orné en relief
d’innombrables caractères appartenant à des langues
anciennes – sumérien, égyptien, sanskrit, copte, grec, chinois et
deux ou trois autres qu’Indy ne parvint pas à identifier. Le seul
alphabet que Mystery reconnut fut le grec.
Sur le pilier était un livre, ou plutôt quelque chose qui y
ressemblait mais n’en était pas un tel que lui ou elles en avaient
déjà vu. Ses pages étaient constituées d’un métal argenté
parfaitement lisse, et elles ondulaient – au rythme de cette
mélodie étrange créée par la perturbation de l’atmosphère
qu’Indy et Mystery avaient provoquée simplement en pénétrant
dans la pièce. Les pages tournaient autour d’un axe doré, mais
elles se prolongeaient également vers le bas du pilier, de sorte
que l’ouvrage semblait ne pas avoir de fin.
— Le Livre de l’Omega, murmura la jeune Maskelyne.
— Maintenant je sais que je suis en train de rêver, bredouilla
Jones.
— Est-ce que la sensation que vous éprouvez maintenant est
celle d’un rêve ? demanda Mystery en lui pinçant l’avant-bras.
— Non, reconnut Indy qui se frotta la peau d’un geste absent.
— Alors cessez de raconter n’importe quoi. Mon père a dit
que ce livre existait, et il avait raison. Mais cette chose
ressemble plus à une machine qu’à un livre.
— L’Ancien des Jours, peut-être ? ironisa Indy, qui laissa
tomber sa torche sur le sol nu derrière eux.
— Quoi ?
— Le divin… quelque chose qui a accordé sa miséricorde et
du pain aux Hébreux chaque matin, expliqua-t-il. Certaines
personnes ont dit que la description qu’on trouve dans la Bible
évoque un peu un homme de l’âge de pierre qui aurait voulu
décrire une automobile – les yeux pour les phares, la bouche à
la place du radiateur, ce genre de choses.
— Qu’en pensez-vous ?
— C’est peut-être bien l’Oméga, mais je serais incapable de le
certifier.
— Je me demande d’où vient la lumière, ici.
— De miroirs dissimulés, de plats métalliques polis, ou de
cristaux dans les murs et le plafond, répondit-il. En Angleterre,
j’ai vu des marchands ambulants qui obtenaient presque le
même effet avec le soleil en hiver.
— Docteur Jones, lui rappela la jeune fille, il fait nuit au-
dehors, vous vous souvenez ?
— C’est bien le problème avec cette théorie, admit-il. En tout
cas, restez sur vos gardes. Nous n’avons rencontré aucun piège
dans ce second niveau, mais il y a certainement quelque chose
de mortel ici.
— Le livre, peut-être ? proposa Mystery.
Il acquiesça et s’approcha du pilier central. Il se pencha pour
examiner le livre, et la seule force de son souffle suffit à tourner
les pages miroitantes. Sur le côté droit, de nouvelles pages
apparaissaient pour remplacer celles qui venaient de
disparaître dans la base du pilier.
— Sommes-nous du mauvais côté ? dit Mystery. Le livre
serait à l’envers ?
Indy réfléchit.
— Non. Ces langues anciennes se lisaient souvent de droite à
gauche.
Il souleva doucement une page entre le pouce et l’index de sa
main droite. Le feuillet était tellement fin qu’il ne sentait pas
son contact sur sa peau. Les caractères, de la taille
approximative de ceux utilisés en imprimerie pour les articles
de journaux, semblaient taillés dans la page. Il y avait un arc-
en-ciel de feuilles colorées faites de la même matière au
sommet du pilier.
— Vous arrivez à lire ? interrogea Mystery.
— Non. Pour moi, ça n’a aucun sens. Je me demande à quoi
servent ces autres feuilles.
La jeune fille prit celle qui était rouge, sur le dessus.
— Cette matière est incroyable, remarqua-t-elle. Vous la pliez
et elle reprend aussitôt sa forme d’origine.
Pendant un moment elle lui fit subir différents traitements,
puis elle la froissa pour en faire une boule entre ses deux
mains. Dès qu’elle la libéra, la feuille se déploya et redevint une
page parfaite, sans le moindre pli.
— Il y avait ce jeu, quand j’étais gamine, dit-elle. C’était un
livre codé, et pour le lire il fallait placer un feuillet coloré sur la
page que vous désiriez lire. Peut-être que c’est ça le système…
Indy prit la feuille rouge et la glissa derrière la page du livre.
— C’est ça, souffla-t-il, éberlué. Regardez, du chinois, du
sanskrit et une autre langue qui m’est inconnue.
Il prit le feuillet suivant, qui était bleu, et le mit à la place du
rouge. Trois colonnes de texte apparurent : une en égyptien, la
deuxième en copte, la dernière en grec.
— C’est incroyable, dit-il. Je n’ai jamais rien vu de
comparable. Le monde entier n’a jamais utilisé un système
comparable. En tout cas, pas le monde que nous connaissons. Il
va nous falloir réécrire toute l’histoire. C’est la découverte
archéologique la plus importante de tous les temps.
— De quoi parle cette page ?
— De la vie d’un fermier français, François Maleval. Comme
avec la Pierre de Rosette, les trois traductions sont identiques.
Les dates sont également données dans des systèmes de
datation différents. Voyons, il ne me faudra qu’un moment pour
accorder le grec à notre système actuel…
L’opération ne lui prit que quelques secondes.
— XIVe siècle, claironna-t-il. Après Jésus-Christ. Non, ce n’est
pas possible. Mon Dieu, mais si… Regardez, ce paragraphe parle
d’un soldat romain mort à la bataille d’Actium !
Indy céda à son instinct : il se mit à tourner les pages par
paquets d’un centimètre d’épaisseur, et passa en revue les noms
avec une excitation fiévreuse. Il cherchait Jones.
— Ce livre n’est pas agencé selon l’ordre alphabétique,
geignit-il après un moment.
— Que faites-vous ? demanda Mystery.
— Mais bien sûr ! soliloqua-t-il en consultant les dates. C’est
un classement chronologique.
— Mais vous cherchez quoi ?
— Mon propre nom !
— Non, dit-elle. Vous ne devez pas faire ça. Nous ne sommes
pas censés savoir.
— Le livre…, bégaya-t-il.
— Vous ne voyez donc pas ? s’écria-t-elle. C’est le dernier
piège. Vous pouvez consulter ce qui se rapporte à tous les noms
de la terre, à l’exception du vôtre. Vous avez entre les mains
l’ultime référence archéologique. Regardez à Jésus, ou à Jeanne
d’Arc, mais pas à Indiana Jones.
Il se figea.
— J’ai raison, insista-t-elle. Vous savez que j’ai raison.
— Les gamines de dix-sept ans sont tellement sûres d’elles-
mêmes…
— Moi, oui. Le monde n’est pas prêt pour ça.
— Alors que faisons-nous ici ? fit-il, dérouté.
— Je suis ici pour une seule raison : découvrir ce qui est
arrivé à mon père. Et vous, parce que je ne sais pas déchiffrer
les langues dans lesquelles ce livre est rédigé.
Il marqua un temps d’arrêt.
— Qu’y a-t-il ? dit Mystery.
— Je n’y avais pas encore pensé, mais il y a des gens qui ont
disparu de ma vie sans crier gare et dont j’aimerais savoir ce
qu’ils sont devenus. D’un autre côté, peut-être que je ne devrais
pas regarder…
Néanmoins il tourna les pages pour arriver aux années 1930.
— Le livre s’épaissit à mesure que l’on avance dans le temps,
constata-t-il. De plus en plus de biographies à consigner, je
suppose. Bon, j’y suis presque… Voici les années 1920…
Mystery acquiesça.
— Voyons…, fit-il. Maskelyne… Croyez-le ou pas, il y en a un
paquet. Quand est né votre père ?
— 1893.
— D’accord. J’y suis : Kaspar Maskelyne, né le 16 juillet 1893
à Leeds.
— C’est bien lui.
Indy fit glisser son index du haut en bas du texte sans lire à
haute voix.
— Alors ? dit Mystery.
— Eh, ce n’est pas aussi facile à déchiffrer que les résultats
sportifs dans l’édition du matin, fit-il en glissant un feuillet vert
sous la page. Je ne parle quand même pas couramment le
sanskrit… Je vais vérifier avec celui-là.
Les vagues musicales se bousculèrent un peu.
— Docteur Jones, dit Sokai, qui écrasa sous son soulier fait
sur mesure la torche encore fumante dans la pièce attenante,
vous ne savez donc pas qu’il faut faire attention aux risques
d’incendie ?
Derrière lui, le lieutenant Musashi eut un rire aigre.
Le Japonais dégaina son sabre et pénétra dans la seconde
chambre.
— Je constate que vous avez trouvé ce que nous recherchons
tous. Est-ce aussi passionnant que nous l’espérions ?
— Où est Sallah ? rétorqua sèchement Indy, soudain dégrisé
de son enthousiasme.
— Nous l’avons trouvé dans l’escalier. Il est à présent dehors,
en compagnie de la femme et sous la garde de l’adjudant
Miyamoto et de ses hommes. Veuillez vous écarter du livre.
Jones obéit.
— Quelle malchance pour vous, nos chemins se croisent une
fois encore. Je vais exiger plus qu’un œil en compensation de ce
que vous m’avez infligé. J’ai pensé qu’un organe plus proche de
votre… mmh, cœur, par manque de terme plus approprié, ferait
très bien l’affaire, et que nous pourrions repartir sur de
nouvelles bases. Nous ne voudrions évidemment pas que vous
mouriez trop vite, n’est-ce pas ?
— Ne vous faites pas trop d’illusions, lâcha Indy.
— Qui est ce dingue ? lança Mystery.
— Je vous présente Sokai, lui répondit-il. C’est lui qui m’a
créé tous ces problèmes.
Le Japonais confia son sabre à la fidèle Musashi.
— Du calme, ordonna-t-il. Lieutenant, embrochez-les s’ils
bougent d’un pouce.
Il s’approcha du livre, et son œil unique brilla dans la
lumière douce. Il se pencha en avant pour examiner la page, et
son visage se ferma brusquement.
— Venez ici, docteur Jones, fit-il sans savoir qu’une autre des
feuilles colorées aurait traduit le texte en mandarin, langue
qu’il connaissait.
Indy s’avança à pas comptés.
— Comment cela fonctionne-t-il ? interrogea le Japonais.
— Je n’en ai aucune idée.
— Non, je parle des articles, précisa Sokai avec une
impatience palpable. Ils résument le passé, le présent et l’avenir,
n’est-ce pas ? Trouvez celui qui me concerne et lisez-le-moi. Si je
sais ce qui m’attend, je pourrai toujours modifier les
événements à mon avantage.
— Très bien.
Jones vint se camper devant le livre et en tourna lentement
les pages.
— Plus vite, gronda Sokai.
— Ce n’est pas facile à décrypter…
Musashi saisit Mystery par les cheveux, tout près du crâne, et
appliqua un mouvement de torsion violent. La jeune fille
refoula un sanglot de douleur.
— Je vais aussi vite que je le peux, plaida Indy. Ah, voilà :
Sokai, né à Hawaï, études à…
— Je sais tout ça, dit le Sensei borgne. Passez à mon avenir.
— 1934, lut Jones. Eborgné en Mandchourie par un Américain
qu’il torturait. A suivi ce même Américain, Indiana Jones, de la
Mandchourie jusqu’en Inde, et finalement en Egypte.
Indy se tut.
— Continuez.
— Puisque vous insistez… Mort brûlé vif sous la Grande
Pyramide, dans la Salle des Archives de la nécropole de Gizeh.
— Non !
— C’est ce qui est écrit.
Sokai frappa Indy au visage d’un revers de son poing fermé.
Jones essuya le sang qui perlait à sa lèvre fendue avec la
manche de son blouson, et il posa sur le Japonais un regard dur
qui confirma à celui-ci qu’il ne mentait pas.
— Modifiez ce texte, ordonna le maître-espion.
— Je ne le peux pas, protesta Indy. Je ne sais même pas par
quel procédé il a été écrit sur cette page.
— Servez-vous d’un crayon ! hurla Sokai. Vous en avez bien
un sur vous, non ?
Jones sortit le sien de la poche de sa chemise et essaya
d’écrire sur la page.
— La mine ne laisse aucune trace.
— Essayez avec plus de vigueur ! Ou bien Musashi tuera la
fille.
Le lieutenant fit passer le sabre dans sa main gauche pour
dégainer son pistolet, qu’elle pointa sur la tempe de Mystery.
Indy appuya si fort sur le crayon que celui-ci se brisa. Sans
laisser la moindre trace.
Sokai saisit la page le concernant et voulut l’arracher du
livre, mais il ne put y parvenir. Il ne réussit qu’à s’entailler la
main sur le bord de la feuille.
— Regardez ! s’exclama Musashi.
Le bas du pantalon de Sokai, juste au-dessus du talon de la
chaussure qui avait éteint la torche, commençait à fumer.
— Mon Dieu, c’est donc vrai…, murmura Indy.
— Non ! rugit le Japonais.
Le bas de la jambe du pantalon s’ourlait de flammèches.
Frénétiquement, Sokai tenta de les éteindre par des gestes
désordonnés. Devant l’insuccès de la manœuvre, il déboucla sa
ceinture et essaya d’ôter le vêtement. Mais les flammes s’étaient
propagées vers le haut à la vitesse de l’éclair et déjà elles
attaquaient sa chemise et son trench-coat.
Il hurla. La pièce s’emplit de la puanteur de la chair et des
cheveux brûlés. Le Japonais s’effondra sur le sol, où il roula sur
lui-même.
— Découpez-les, implora-t-il son lieutenant.
Musashi laissa tomber le pistolet et avec le sabre tenta de
déchirer les vêtements afin de les retirer du corps de son
Sensei, mais elle ne réussit qu’à l’entailler en une douzaine
d’endroits. Le corps du Japonais semblait se consumer de lui-
même, et les flammes prospéraient malgré les lambeaux de
vêtements qu’on écartait.
— Mon sabre, croassa Sokai, et il referma une main entourée
de fumeroles sur la poignée de son arme. Au moins,
j’emmènerai Jones avec moi…
Il parvint à se mettre à genoux et plongea vers Indy, mais il
était trop éloigné de sa cible. Des lambeaux de peau calcinée se
détachèrent de son visage et de ses mains. Il bascula sur le dos.
Malgré tout il continua à brandir son sabre jusqu’à ce que le feu
ait dévoré ses poignets. Alors seulement l’arme reine du
samouraï tomba sur le sol avec un claquement sec.
— Oh, mon Dieu… balbutia Mystery.
Elle alla nicher son visage contre la poitrine d’Indy.
Sokai n’était déjà plus qu’un tas de cendres fumantes. Jones
regarda Musashi.
— Vous voulez que je lise l’article vous concernant ?
Une seconde elle hésita, puis elle s’agenouilla à côté de ce qui
restait de son maître. Elle retira son écharpe et s’en servit pour
saisir la poignée brûlante du sabre de samouraï.
— Vous n’allez pas collecter ses cendres ? s’étonna Indy. Vous
ne vous souciez donc pas qu’il puisse rejoindre ses ancêtres ?
— Qu’il aille au diable ! cracha-t-elle en les menaçant de sa
lame. Voici le pouvoir véritable !
L’instant suivant elle sortait en courant de la chambre, et sa
fuite modifia encore la mélodie ambiante. Mais celle-ci se
transforma en un son décroissant et porteur d’une menace
indistincte. La lumière passa du blanc au rouge.
— Je n’aime pas ça du tout, dit Jones.
— Ma mère ! fit Mystery soudain saisie par l’inquiétude.
— Sortons d’ici au plus vite.
— Mais mon père…
— Au plus vite, répéta Indy en entraînant la jeune fille hors
du Temple de la Vérité.
11
MIRACLES

Des nuages d’orage se massaient dans le ciel à l’est quand


Indy et Mystery émergèrent de l’escalier entre les pattes du
Sphinx. Faye et Sallah étaient agenouillés sur le sable, avec
derrière eux deux soldats japonais qui pointaient des
mitraillettes entre leurs omoplates. Jadoo était campé devant la
jeune femme et agitait le poing sous son nez.
— Ce n’est pas le Bâton d’Aaron ! tempêtait le magicien.
Il ne fonctionne pas.
— Il fonctionne, affirma Faye.
— Je suis désolé, Indy fit Sallah. J’ai essayé de te prévenir…
— Ce n’est rien, dit Jones tandis qu’un soldat le délestait de
son Webley et du fouet.
— Abattez-les ! aboya Musashi.
Mais Jadoo n’était pas de cet avis.
— Non. Nous pourrions avoir besoin d’eux.
— Qui êtes-vous pour donner des ordres ? grinça le
lieutenant.
— Sokai est mort, ce qui fait de moi le chef.
— Sokai Sensei est mort ? balbutia Miyamoto.
— Oui, intervint Indy. Brûlé vif. Le lieutenant a pris son
sabre.
L’adjudant se tourna vers sa supérieure, qui lui montra la
lame. Il joignit les mains et s’inclina légèrement.
— Hai, dit-il. C’est Musashi Sensei qui commande.
— C’est la faute de l’Américain, s’empressa de préciser
Musashi.
— Ce n’est pas vrai, fit Mystery.
— C’est la vérité ! Il l’a piégé en transformant les mots dans le
livre !
Faye regarda la Japonaise.
— Vous avez trouvé le livre ?
— Eux l’ont trouvé, répondit-elle. Mais ils s’en sont servi pour
assassiner Sokai Sensei. Ils doivent mourir.
Les soldats braquèrent leurs armes sur Jones. Miyamoto
s’avança et prit la parole tout en déboutonnant sa tunique :
— Non. Ne tirez pas. Je veux avoir la satisfaction de le tuer de
mes propres mains.
— Ne tuez pas la fille non plus, tant que sa mère ne m’aura
pas montré comment utiliser le Bâton, ajouta Jadoo.
Faye se tourna vers le magicien.
— Puisque vous avez l’intention de la tuer, de toute façon,
pourquoi devrais-je vous montrer quoi que ce soit ?
— Pour lui permettre de vivre un peu plus longtemps, bien
entendu. Et, qui sait, si le petit lieutenant assoiffé de sang
changeait d’avis… Aidez-moi, et je m’efforcerai de la convaincre
de vous épargner toutes deux.
— Moi, le sort des femmes ne m’intéresse pas, lâcha
Miyamoto.
Il jeta sa chemise au sol. Même au clair de lune, Indy put voir
les muscles qui gonflaient ses bras et son torse.
— Mais l’homme, il est à moi.
Faye hocha la tête à l’adresse de Jadoo.
Celui-ci lui tendit le Bâton, et elle se redressa.
— Ne le croyez pas, Faye ! lança Indy.
Miyamoto décocha un direct du gauche. Jones le bloqua,
mais il ne fut pas assez rapide pour dévier la droite qui
s’enfonça dans son ventre. Le souffle coupé, il tomba à genoux.
— Relève-toi et bats-toi, lavette d’Américain.
Indy lui montra son majeur tendu.
L’adjudant lui donna un coup de pied en pleine poitrine qui
l’envoya en arrière percuter la stèle.
Miyamoto avançait déjà sur lui. Jones se releva
précipitamment et le frappa aussi fort qu’il put au plexus
solaire. Son adversaire se contenta de sourire et son poing
s’écrasa contre la mâchoire d’Indy, qui s’écroula une fois
encore.
Sa bouche s’emplit de sang et il eut l’impression qu’une de
ses dents était cassée. Il se remit debout en crachant un
morceau de molaire ensanglanté dans le sable.
Spontanément, il pensa à la loi du Talion, dans l’Ancien
Testament : « Œil pour œil, dent pour dent », et son esprit revint
à l’histoire narrée dans l’Exode et aux batailles gagnées par les
Hébreux…
— Faye… marmonna-t-il. Le Bâton…
Cette fois Miyamoto le toucha au ventre, et tandis qu’il se
pliait en deux le Japonais abattit sur l’arrière de son crâne un
coup de poing terrible. Indy dut mettre un genou au sol. Il
frappa l’adjudant à la cuisse. Avec un grognement de douleur,
l’autre recula en titubant.
Jones voulut en profiter, mais le temps qu’il ait réduit la
distance avec son adversaire celui-ci avait récupéré, et
Miyamoto lui martela le visage d’une série de directs rapides.
— Indy ! s’écria Faye. Que puis-je faire ?
Tout lui revint d’un coup.
— Levez-le…
— Quoi ?
Il encaissa deux autres coups au corps.
— Levez le Bâton ! lança-t-il. Tant que Moïse tenait haut le
Bâton, les Hébreux ne pouvaient pas perdre la bataille.
D’un geste hésitant, la jeune femme obéit.
Indy bloqua le coup de poing suivant dans sa main droite et
repoussa le bras de Miyamoto en pesant sur le poignet jusqu’à
ce que l’adjudant tombe en geignant. Le Japonais voulut frapper
de son autre poing, mais Jones arrêta également les deux coups
suivants.
— Allez-y ! lui cria Mystery.
Indy feinta d’un pas en avant et lança deux directs à la
mâchoire de Miyamoto, puis une droite qui s’écrasa entre sa
lèvre supérieure et son nez. L’adjudant s’écroula dans le sable et
cracha une dent de devant.
— Prends ça ! exulta Sallah.
— Tu en as assez ? fit Jones.
Miyamoto leva une main.
Musashi s’approcha.
— Imbécile ! dit-elle à Jadoo. Reprends le Bâton à cette
femme.
Le magicien voulut se saisir de la relique, et Faye et lui
luttèrent pour l’avoir.
— Et toi, finis-en avec Jones ! cria le lieutenant à son
subordonné.
Mais celui-ci secoua la tête pour marquer son refus.
— Tu es pathétique, cracha-t-elle.
D’un seul mouvement, elle dégaina le sabre de Sokai et
décapita Miyamoto.
Mystery hurla.
Alors Musashi pivota, le visage constellé de gouttes de sang
de sa victime, et vint vers Indy.
Elle fondit sur lui si rapidement qu’il eut à peine le temps de
réagir quand il vit la pointe de la lame fondre vers son plexus
solaire. Il réussit cependant à contrer en partie l’attaque en la
déviant de la manche de son blouson contre le plat de la lame,
mais celle-ci lui perça le flanc droit.
Il resta stupéfait.
— Je ne ressens rien, dit-il.
— Pour l’instant, grinça Musashi, qui fit tourner le sabre sur
lui-même.
Une douleur fulgurante envahit le côté d’Indy et du sang
apparut sur son blouson.
Faye profita de ce que Jadoo regardait ce combat inégal pour
le frapper sur la bouche avec l’extrémité du Bâton. Puis elle
éleva la relique dans l’air. Quand le magicien tenta de la lui
prendre, elle lui envoya un coup de pied dans les parties.
Indy recula devant le sabre ensanglanté, qui curieusement
s’inclina jusqu’à ce que sa pointe touche le sable, comme s’il
était subitement devenu trop lourd pour Musashi. L’Américain
fit alors un pas en avant, leva un pied et l’abattit sur la lame.
Elle se brisa en deux.
Musashi lança la poignée au loin et sortit son pistolet. Jones
comprit qu’il allait recevoir une balle entre les deux yeux. Mais
quand la Japonaise tira, il entendit le miaulement du projectile
qui heurtait la stèle derrière lui.
— Comment ai-je pu rater ? bredouilla le lieutenant.
La balle avait ricoché sur la stèle pour revenir se ficher entre
les deux yeux de Musashi. Elle leva la main gauche au ralenti,
toucha des doigts le sang qui perlait à son front et l’examina
sans comprendre. Puis ses yeux se révulsèrent et elle s’effondra
d’une pièce aux pieds d’Indy.
— Non…, murmura Indy.
Mystery vint s’agenouiller et chercha le pouls de la femme.
— Est-ce qu’elle est…
— Raide morte, oui, répondit Mystery en se redressant
devant lui. Elle a eu ce qu’elle méritait. Savez-vous combien de
fois elle a failli nous tuer ?
— Quand même…
Elle ouvrit son blouson et regarda la blessure.
— Je suis touché, dit-il, incrédule.
— Et vous saignez beaucoup.
— Je déteste les épées.
— Mais la lame n’est entrée que dans les chairs du flanc,
diagnostiqua la jeune fille, qui déchira la manche de son
chemisier et la fourra à l’intérieur du blouson, sur la plaie. Une
bonne chose que vous ayez pas mal de graisse à cet endroit. Je
ne crois pas qu’elle ait transpercé un organe vital.
— Merci beaucoup, fit-il.
— Imbéciles ! lança alors Jadoo aux soldats. Prenez le Bâton !
Ils lui répondirent seulement d’un regard de doute qui
semblait dire : Pour finir comme Miyamoto ?
Le magicien se retourna vers Faye.
— Donnez-moi le Bâton d’Aaron, et montrez-moi comment
m’en servir. Je vous laisserai tous partir.
— Ne le croyez surtout pas, avertit Indy.
— Pourquoi donc ? dit la jeune femme. Ces soldats pointent
toujours leurs armes sur nous.
Jones lui révéla la vérité d’une phrase très simple :
— Il a tué Kaspar.
— Quoi ? fit Mystery.
Des nuages d’orage masquèrent la lune pendant quelques
secondes.
— Je suis désolé. Je ne voulais pas vous le dire, mais c’est ce
que le livre affirme. Jadoo l’a empoisonné quand Kaspar est
venu le voir en 1930. Ensuite il l’a décapité et a utilisé son crâne
pour en faire une coupe. Je suis sincèrement désolé, Faye, mais
c’est le crâne de Kaspar que nous avons vu sur son étagère, à
Calcutta.
La jeune femme baissa la tête.
— C’est ce que je craignais…
Le vent fit retomber sa chevelure devant son visage. Une
unique larme roulait sur sa joue et se mit à scintiller.
Une grenouille atterrit aux pieds de Jadoo et s’enfuit en
quelques sauts.
— Vous avez vu ça ? fit Mystery.
Une averse brutale débuta. Une autre grenouille tomba sur le
feutre d’Indy, puis ce fut un véritable déluge de batraciens qui
heurtaient le sable et sautaient dans tous les sens. Jadoo était
éberlué.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Vous ne le savez pas ? railla Jones, ravi. C’est une des
plaies mentionnées dans la Bible.
Les soldats baissèrent leurs armes.
Jadoo les invectiva et ils menacèrent de nouveau les
Américains et l’Egyptien, mais sans beaucoup de conviction.
— Ça n’a rien de magique ! s’emporta-t-il. Il y a déjà eu des
pluies de grenouilles dans le monde. Ceux qui ont lu Le Livre
des Damnés de Charles Fort le savent. Ce n’est pas une des plaies
de la Bible, juste une bizarrerie de la nature.
— Ah oui ? dit Faye d’un ton de défi.
Elle écarta les bras, le Bâton dans sa main droite, et leva le
visage vers le ciel.
— Grêle, ordonna-t-elle.
Un éclair frappa la tête du Sphinx, qui leur laissa les oreilles
bourdonnantes. Il fut suivi par la chute de grêlons de la taille
d’une prune qui très vite formèrent un tapis masquant le sable.
Les soldats lâchèrent leurs armes et mirent les mains sur
leurs têtes pour se protéger. Jadoo hurla, mais ils refusèrent
d’obéir et de ramasser les mitraillettes.
Indy attira Mystery près de lui, tandis que Jadoo se
recroquevillait sur lui-même et que Sallah jetait autour de lui
des regards stupéfaits.
— Faye ! cria Indy à la jeune femme alors qu’un grêlon le
frappait dans le dos. C’est mal !
Elle acquiesça, mais leva de nouveau le visage vers le ciel.
— Sang !
L’averse s’assombrit.
— Oh, mon Dieu, souffla Mystery après avoir porté les doigts
à sa bouche. C’est réel.
Abandonnant leurs armes et Jadoo, les soldats japonais
prirent la fuite.
— Faye, arrêtez ça, dit Jones.
Elle posa sur le vieux magicien un regard brûlant.
— Une malédiction.
— Non, fit-il en tombant à genoux, mains jointes. J’implore
votre pitié.
— Avez-vous montré de la pitié pour mon mari ?
— Je ne l’ai pas tué, mentit Jadoo. Vous ne comprenez pas les
circonstances. Ce n’était pas ma faute.
— La mort, reprit Faye, pour le septième né, du septième
né…
— Non ! s’exclama Indy. Ça inclut Sallah !
— … du septième né.
— D’accord, se résigna Jones avec un haussement d’épaules
fataliste.
Les yeux de Jadoo s’agrandirent. Il se releva et s’éloigna de
Faye à reculons, puis il se retourna et commença à courir.
Soudain il s’écroula au sol en râlant, et crispa les mains sur sa
poitrine. Il mourut d’un infarctus foudroyant, et se figea à
jamais, les yeux grands ouverts et les talons enfoncés dans le
sable, sous les grêlons.
Faye contempla le carnage alentour.
Elle prit le Bâton comme si c’était un javelot et le lança. Il
décrivit une courbe de quelque deux cent mètres avant d’aller
se ficher dans le sable, non loin du Nil.
— C’est terminé, dit Sallah.
— Pas tout à fait, corrigea Indy.
— Les charognards feront disparaître ce qui reste des corps
avant que le désert soit écrasé par la chaleur. Ils ne méritent pas
mieux.
Indy plaquait une main sur son côté blessé. Il eut une moue
résignée.
— Non, décida-t-il, nous devons les ensevelir. Mais il y a une
autre chose que nous devons faire, et c’est de refermer cette
entrée. Viens m’aider à remettre la dalle de pierre en place.
Ensuite nous comblerons le trou, et il n’y aura pas de risque
qu’on la découvre avant bien des années.
— Mais le livre, objecta son ami. Vous l’avez bien trouvé,
non ?
— C’est exact. Nous l’avons trouvé.
— Le monde n’est pas prêt, ajouta Mystery.
— Elle a raison, fit Indy. Elle a raison depuis le début. Et les
prophéties concernant la Salle des Archives sont vraies : le
monde ne la découvrira que des années après qu’elle aura été
localisée.
L’Egyptien fronça les sourcils.
— Mais enfin, Indy, si ce n’est pas maintenant, alors quand ?
— Quand le temps sera venu, mon ami. Quand le temps sera
venu.
12
LE CRÂNE DE CRISTAL

Le taxi fit halte devant l’immeuble et klaxonna. Indy en


descendit. S’il portait un costume neuf, il était toujours coiffé de
son feutre fétiche. Sallah et sa meute d’enfants sortirent sur le
trottoir pour le rejoindre. Les deux amis se serrèrent la main, et
soudain l’Egyptien saisit son ami dans ses bras et le serra dans
une étreinte d’ours.
— Il faut que je te demande un service, déclara Jones quand
il put respirer de nouveau.
— Tout ce que tu voudras.
— La prochaine fois que nous nous verrons, ne parlons pas
de ce qui s’est passé ici, sous le plateau de Gizeh. Et il ne faudra
jamais rien en dire à Marcus Brody. Inutile de révéler tout ça
avant que le bon moment soit arrivé, ou le cours naturel du
temps s’en trouvera complètement bouleversé. Je ne peux pas
t’expliquer, et je te demande simplement de me croire sur
parole.
— Comme tu voudras, mon ami.
Où sont Faye et Mystery ? demanda Indy. Je pensais qu’elles
seraient ici.
— Elles sont parties tôt ce matin. Pour les États-Unis. Mais
elles ont laissé ça pour toi, dit Sallah, qui tendit une lettre à
Jones. Au revoir, mon ami. Ce fut une grande aventure. Mais la
prochaine fois, essayons de trouver quelque chose de moins
dangereux. D’accord ?
Indy sourit, mais ne répondit rien.
Il remonta dans le taxi et effleura de l’index le bord de son
feutre quand la voiture démarra.
— Où allons-nous, monsieur ? demanda le chauffeur.
— À l’aéroport.
Pendant le trajet, il décacheta la lettre et la lut.

Cher Indy,
Désolée que maman et moi ne soyons pas là pour vous dire au
revoir, mais nous sommes superstitieuses avec ce genre de
situations. Merci pour toute l’aide que vous nom avez apportée
afin de découvrir ce qui est arrivé à mon père. J’ai été très triste
d’apprendre qu’il était mort, mais je suis heureuse de connaître
enfin la vérité.
Maman dit que même si la magie fonctionne, elle le fait selon
ses propres lois et ne peut se substituer à la réalité : ainsi elle ne
peut pas ramener à la vie les êtres chers qui nous ont quittés. Je
pense pour ma part que toute vraie magie vient de Dieu, dont les
lois nous font travailler pour les choses que nous désirons, ce qui
nous évite d’être trop gâtés.
Nous allons en Oklahoma, où maman veut que je termine mes
études. Beurk ! Comment pourrai-je retourner en classe alors que
je me suis tenue sur le Sphinx, que j’ai survécu à deux naufrages,
manqué de peu être transformée en momie, et vu de mes propres
yeux de vrais miracles ? Le pire, c’est que personne ne me croira
jamais si je parle du Livre de l’Omega, de la pluie de grenouilles
et de sang, et de tout le reste. Bah, tant pis. Au moins, nous
savons que c’est vrai, n’est-ce pas ?
Prenez soin de vous. Je ne sais pas quelle sera votre prochaine
adresse, mais si j’arrive à vous joindre à l’université de Princeton,
est-ce que vous voudrez bien répondre ?
Votre amie,
Mysti
P.-S. : J’avais un petit béguin pour vous, mais j’ai surmonté
cette faiblesse.

Indy arriva à Princeton une semaine plus tard.


C’était un samedi après-midi somnolent, et l’université
paraissait déserte. Au troisième étage du McCormick Hall, au
département Art et Archéologie, il resta un moment immobile
devant la porte de son bureau et contempla avec surprise son
reflet dans la vitre. Il ne l’avait pas vu beaucoup pendant cette
traque du Livre de l’Omega, car peu d’endroits où il était passé
étaient décorés de miroirs. À présent il pouvait s’examiner de
nouveau, et il lui sembla qu’un inconnu le regardait : il était
plus mince que dans son souvenir, avait grandement besoin
d’un rasage et d’une coupe de cheveux, et certaines ridules de
son visage n’étaient pas seulement le produit du vent et du
soleil.
Il eut une grimace désabusée et tourna le bouton de la porte,
laquelle était verrouillée, bien évidemment. Il tapota les poches
de son costume tout en essayant de se rappeler où il avait laissé
ses clés. Chez lui ? Ou bien les avait-il confiées à Marcus ? Il était
sur le point de briser la partie supérieure vitrée d’un coup de
coude – par frustration, mais aussi parce que son reflet le
mettait mal à l’aise – quand il remarqua un gardien à l’autre
bout du couloir.
— Excusez-moi, dit-il, mais je suis pro…
— Docteur Jones ! le salua l’homme. Je sais qui vous êtes.
— Et vous, c’est…
— Arthur.
— C’est ça, approuva Indy avec un sourire un peu crispé. Le
problème, c’est que je me suis enfermé hors de mon bureau. Je
me demandais si vous voudriez bien m’ouvrir cette porte.
— Docteur Jones, fit Arthur, vous ne laissez jamais vos clés
chez vous. Je suis étonné.
— Euh, oui… Je ne suis pas moi-même, aujourd’hui.
— Vous avez l’air fatigué, c’est vrai.
Le gardien sélectionna une clé au trousseau pendu à sa
ceinture et ouvrit la porte. Indy entra aussitôt, remercia ce bon
Arthur et referma.
Comme toujours, une pile de courrier attendait d’être lue sur
un coin de son bureau, ainsi qu’un paquet de copies à corriger
et noter. La première lettre portait le cachet de Claremore,
Oklahoma. Il la mit dans la poche de sa veste.
La deuxième était plus officielle. Elle émanait du Barnett
College, qui avait un poste à pourvoir, comme Indy le savait. Il
hésita à l’ouvrir, et finalement la reposa avec le reste. Sur une
des étagères il prit un bocal à spécimen en verre, d’une
contenance d’environ dix litres et empli d’alcool dénaturé.
Il glissa la main à l’intérieur et crocha deux doigts dans les
orbites du crâne de cristal, qu’il sortit de son bain. La mâchoire
inférieure pendait, donnant l’impression que le crâne poussait
un cri muet, et des arcs-en-ciel lumineux dansaient dans les
cavités oculaires. L’objet était toujours aussi effrayant que le
jour où il l’avait découvert dans le temple du Serpent, sous la
cité perdue de Cozan, au Honduras britannique. L’événement
remontait à quelques années.
L’artefact avait été l’enjeu occulte d’une partie mortelle de
cache-cache qui s’était étalée sur plusieurs années durant
lesquelles Indy l’avait gagné et perdu à plusieurs reprises. Le
crâne avait traversé l’Europe, coulé au fond de la mer, avant
d’être retrouvé dans l’Arctique. Comme bon nombre de trésors,
il s’accompagnait d’une malédiction : quiconque le retirait de
son autel dans le temple du Serpent causerait la mort de la
personne qu’il aimait le plus au monde. Et même si Indy
n’accordait aucun crédit aux malédictions, il avait vu Alecia
Dunstin périr dans des circonstances dont il se sentait
responsable. Leur lien s’était scellé le jour où ils s’étaient
rencontrés dans la bibliothèque du British Muséum. Si leurs
routes ne s’étaient pas croisées, estimait Jones, la belle Anglaise
extralucide serait encore en vie. De temps à autre, juste avant
de s’endormir, il revoyait son doux visage.
Il consulta un calendrier offert par une banque qui était
accroché au mur. Les samedis y formaient des rangées en
lettres rouges. Chaque jour devrait être inscrit en rouge, se dit-il,
ne serait-ce que pour nous rappeler que chaque jour est précieux,
et qu’il ne faut pas en gaspiller un seul.
Il prit le crâne entre ses deux mains, le leva au niveau de ses
yeux et tourna les orbites vides vers lui.
— J’ai assez perdu à cause de toi, lui dit-il.
Un éclat bleu passa sur les dents, et un froid soudain envahit
les mains de Jones. Il préféra attribuer cet effet à l’alcool, qui
s’évaporait rapidement. D’habitude il évitait de toucher
l’artefact de ses mains nues mais aujourd’hui, pour une raison
qui lui échappait, il éprouvait le besoin d’un contact direct avec
le quartz froid. Peut-être voulait-il simplement lui faire savoir
qu’il était prêt à l’affronter, quoi qu’il puisse lui en coûter.
Il allait rapporter le crâne dans le temple de la cité perdue où
il l’avait découvert. Et bien que cela ait été son objectif depuis
qu’il l’avait retrouvé en Arctique, toujours un événement
quelconque était venu entraver ce projet, et Indy avait laissé le
crâne caché dans ce bocal, sur cette étagère de son bureau. La
teinte spécifique de l’alcool était presque identique à celle du
cristal de roche et rendait le crâne invisible. Son bureau avait
été fouillé plusieurs fois, mais jamais on n’avait trouvé
l’artefact.
Il le déposa sur son bureau.
Le téléphone sonna.
Indy regarda fixement l’appareil et se demanda s’il allait
répondre. Il finit par décrocher.
— Allô, Indy ? dit une voix familière. C’est toi ?
— Marcus ?
— Oui, bien sûr. Heureux de t’avoir au bout du fil. J’ai essayé
de te joindre un peu plus tôt, chez toi.
— Je n’y suis pas encore repassé, fit Jones en s’asseyant.
— Tu reviens a peine et tu te remets déjà au travail, hein ?
— J’avais quelques petites bricoles à régler.
— Dis donc, il s’est produit une chose très étrange pendant
ton absence. Un type qui prétendait être toi a télégraphié au
musée depuis l’Inde et a demandé qu’on lui envoie mille
dollars. Je savais que tu te trouvais en Chine, mais j’ai quand,
même expédié la somme, au cas où ç’aurait vraiment été toi. Et
il semble que ce lascar se soit envolé avec l’argent.
— Ce lascar, c’était moi, dit Jones.
— Vraiment ? Que fabriquais-tu à Calcutta ?
— La routine, répondit-il. J’étais en chemin pour un autre
endroit. J’ai fini à Gizeh, à creuser…
— Pas un mot de plus ! l’interrompit Brody. Je suis sûr que
tes actes étaient strictement professionnels et en accord avec la
loi internationale et les règles du Service des Antiquités.
— On peut dire que mon autorisation est venue de la plus
haute autorité.
— Magnifique. À propos, un paquet est arrivé au musée ce
matin. Il vient du Caire et t’est adressé. Quant à l’expéditeur – si
j’ai bien décrypté son griffonnage –, il semble que ce soit ton
ami Sallah. Serait-ce le butin de ton aventure ? Puis-je l’ouvrir ?
Avant qu’Indy ait pu donner ou non son assentiment, il
entendit le crissement du papier qu’on déchire.
— C’est une boîte d’amandes, révéla Brody d’un ton très
déçu. Il y a un mot avec : Je n’enfreins aucune promesse, mais je
me suis dit que tu aimerais savoir que là où le Bâton est retombé
pousse maintenant un très bel amandier. À la prochaine fois, mon
ami.
Indy ne put s’empêcher de rire.
— Je suppose qu’il y a toute une histoire derrière ça, fit
Brody.
— En effet.
— Et je suis sûr qu’un jour tu me la raconteras. Oh, un
dernier point, qui est aussi la raison première de mon coup de
fil. As-tu déjà entendu parler de quelque chose qui s’appellerait
les cendres de Nurhachi ?
— Oui, mais j’aimerais me reposer un peu avant de partir à
Shanghai pour les rechercher. Et puis il y a une offre d’emploi
que je me dois d’étudier. Il se peut que je change
d’établissement d’ici peu.
— Excellent, commenta Brody. Ah, redevenir un jeune
homme fringant… Repose-toi, et téléphone-moi quand tu seras
décidé.
— Je n’y manquerai pas. Marcus ?
— Qu’y a-t-il ?
Pendant un instant la gorge de Jones fut tellement sèche qu’il
ne put parler. Enfin il dit :
— Ça fait du bien d’entendre ta voix de nouveau, Marcus.
— Tu vas bien ? Il n’y a rien qui cloche, n’est-ce pas ?
— Oui, je vais bien… Ou du moins, ça va venir.
13
LE TEMPS BOULEVERSÉ

Indy planta la torche dans la boue face à l’autel vide et sortit


de sa poche une paire de gants en cuir. Son visage était sale et
luisant de transpiration, et ses mains abîmées étaient
douloureuses quand il enfila les gants. La descente dans la
caverne sous le temple du Serpent avait été aussi difficile et
dangereuse que dans son souvenir, mais avec une différence de
taille : cette fois il n’y avait pas de serpent géant. Les os brisés
de l’anaconda de dix mètres qu’il avait abattu des années plus
tôt jonchaient maintenant les bords du bassin souterrain.
Il retira le gros sac en velours de la sacoche passée à son
épaule et en sortit le crâne de cristal. La lumière de la torche se
réfractait et se démultipliait dans les profondeurs du crâne,
pour ensuite illuminer le sol et les parois de la caverne. Pendant
un moment Jones resta comme hypnotisé par ce spectacle, au
point qu’il envisagea presque de conserver l’artefact.
— Non, dit-il à haute voix. J’ignore qui tu étais, ou qui tu es,
mais ta place est ici.
L’autel était taillé dans une alcôve creusée dans la paroi. Indy
se campa solidement sur ses jambes écartées, s’assura que son
équilibre était sûr et plaça avec soin le crâne au sommet de
l’autel. Ensuite il se recula, attendant à moitié le déclenchement
d’un piège à la base de l’autel ou dans la voûte au-dessus de lui.
— Bien, souffla-t-il.
Avec un sourire de satisfaction il ôta ses gants et toucha le
bord de son feutre en guise de salut. Puis il ramassa la torche et
fit demi-tour pour repartir. C’est alors qu’il l’entendit ; un
clapotis, un bruit de glissement sur le bord boueux du bassin, et
l’horrible sifflement d’un très gros serpent. À la limite du halo
de lumière dispensé par la torche, il aperçut un œil fendu de la
couleur de l’ambre et de la taille d’un cantaloup. Et cet œil
avançait vers lui.
L’anaconda qu’il avait tué dans la caverne la première fois
avait été le spécimen le plus imposant qu’il ait jamais vu, et à
son retour à Princeton il avait demandé à un herpétologiste si
une telle taille était inédite chez cette variété de reptiles. Pas
vraiment, lui avait répondu l’expert, on racontait même que
certains individus vivant dans la forêt tropicale dépassaient les
dix mètres.
À côté de celui qu’il avait maintenant devant lui, le premier
était un bébé.
— Pas encore…, gémit Indy.
Le serpent glissa vers lui.
Il dégaina son revolver.
Il n’y avait aucune possibilité de fuite. Le reptile était si long
qu’il coupait complètement le chemin menant à l’entrée du
bassin souterrain. D’ailleurs Jones aurait accru l’avantage de ce
monstre s’il avait voulu s’échapper en nageant.
Il recula et tira trois balles en visant l’œil du serpent. Si celui-
ci fut touché, il n’en montra aucun signe. Il ouvrit sa gueule sur
des crochets aussi longs que des sabres, et sa langue rose et
bifide frétilla en direction de sa proie humaine. Comme tous les
reptiles, il avait une mauvaise vue, mais son ouïe et son odorat
étaient excellents.
Indy se réfugia tant bien que mal dans l’étroite alcôve autour
de l’autel. L’anaconda frappa, mais sa gueule béante était plus
large que l’alcôve et ses crochets crissèrent contre la roche.
Indy se jeta en arrière et son crâne heurta le linteau d’un
passage ouvrant au fond de la niche. Parce que l’entrée du
boyau était basse – moins d’un mètre cinquante de hauteur –
et les ombres profondes derrière l’autel, il ne l’avait pas
remarquée jusqu’alors. Mais le plus important était que
l’anaconda ne pourrait pas se glisser par cette issue.
À moitié assommé par le coup qu’il s’était lui-même infligé,
Indy mit toutefois un peu de temps avant de le comprendre. Il
tâta l’arrière de sa tête et ses doigts revinrent tachés de sang.
Malgré cela il sourit de sa bonne fortune.
Il ramassa la torche et se mit debout pour explorer le passage
et s’éloigner de la menace reptilienne. Le tunnel était bas et il
dut se courber pour avancer.
Il n’alla pas loin, car le passage s’arrêta très vite.

Il ne se terminait pas sur une grotte, une paroi ou même un


éboulement. Il finissait dans une sorte de nuage de ténèbres
plus profondes que les ténèbres, un néant malveillant qui
refusait de céder devant la lumière de la torche et semblait
même l’absorber. Et ce néant était en expansion. Ou alors il
venait vers Indy.
Celui-ci regarda en arrière, dans la longueur de tunnel, pour
chercher une porte ou une issue quelconque qui aurait
constitué une alternative à cette chose indicible devant lui et le
serpent géant dans la grotte.
Il ne trouva rien.
Il fit passer la torche dans sa main gauche et étendit la droite
pour toucher le nuage. Sa main y disparut, mais il n’eut aucune
sensation particulière.
Il replia prestement son bras et fut très heureux de constater
que sa main y était toujours attachée.
Il jeta encore un coup d’œil en arrière. Des trois choix qui se
présentaient à lui, deux lui offraient une mort certaine : de faim
dans les entrailles du temple, ou étouffé dans les anneaux de
l’anaconda géant. La troisième possibilité semblait seulement
suggérer une suite désastreuse, pourtant il hésitait à la tenter.
Mais le nuage s’était rapproché et commençait à l’envelopper
dans ses volutes sombres. Sa torche grésilla et s’éteignit.
Redoutant de suffoquer comme la flamme s’il ne traversait pas
le nuage pour sortir de l’autre côté, en espérant que ce soit
possible, il retint sa respiration et plongea dans l’obscurité.
Il se retrouva en plein soleil.
J’ai dû me cogner plus sérieusement que je l’avais cru, se dit-il
en se massant le cou et en clignant des yeux sous l’éclat du jour.
Il ferma les yeux un instant, puis les rouvrit.
Sa vision s’adapta à la luminosité ambiante, et les contours
de la cité de Cozan s’élevèrent tout autour de lui. Il était
agenouillé sur le dernier degré du temple du Serpent. Des
oiseaux et des singes grouillaient dans les arbres proches, et
quelque part un jaguar gronda.
Mais ce n’était pas la cité telle qu’il se souvenait de l’avoir
découverte : c’était une métropole vivante, en pleine activité.
Des gens nombreux marchaient dans les rues, à l’ombre de
bâtisses qu’Indy n’avait vues qu’à l’état de ruines envahies par
la jungle. C’étaient des constructions en calcaire magnifiques,
peintes en vert et en ocre brun. Leur nombre était cependant
plus restreint que celui de la Cozan actuelle. Derrière lui
s’élevait le temple du Serpent, mais il était moins haut, avec
moins de degrés.
Indy descendit de son perchoir et s’aventura sur les grandes
dalles alentour. Bien qu’il regardât avec ahurissement les
passants qu’il croisait – des gens robustes, à la peau brune, qui
portaient presque tous des tuniques en fibres végétales –,
aucun ne lui accorda la moindre attention.
Beaucoup échangeaient avec animation du maïs, des fruits et
de la viande rôtie à la broche aux étals tapissés de paille de
l’autre côté de la rue. Ils levaient souvent les yeux vers le ciel,
ou contemplaient leur ombre de moins en moins longue sur le
dallage avec la même expression qu’un homme d’affaires de
Wall Street consultant sa montre.
Le soleil était presque à son zénith.
Quel que soit l’événement prévu, il paraissait évident qu’il
aurait lieu à midi.
Alors qu’il se serait attendu à trouver des Mayas ici, puisqu’il
se trouvait au Honduras britannique, Indy s’étonna du fait que
ces gens avaient les traits plus aigus des Aztèques du centre du
Mexique. Pourtant il ne voyait nulle part une des
caractéristiques aisément identifiables de la culture aztèque. De
même il ne pouvait situer leur langue, mais il était certain qu’il
ne s’agissait pas du nahuatl, celle des Aztèques. Le motif
prédominant dans les glyphes qui décoraient les monuments
était une spirale stylisée s’ouvrant sur la droite. Peut-être la
représentation d’une conque, ou d’une comète. On ne savait
rien de l’histoire de Cozan, sinon qu’à une époque elle avait été
une ville importante par la suite abandonnée à cause de
quelque mal indéfini, et même cette version venait du folklore.
Avant de découvrir la cité, Indy avait douté de son existence.
Le nom de la cité, Cozan, était un emprunt à une traduction
du XVIe siècle d’une phrase maya assez obscure dans laquelle
corazón, le mot espagnol pour « cœur », paraissait central.
Parfois on le traduisait par del mal corazón, ou « sans cœur ».
D’autres fois le nom maya de la cité perdue était impossible à
rendre avec justesse dans une autre langue, mais ce qui s’en
serait le plus rapproché était « le cœur du mal ».
Les guerriers, qui semblaient omniprésents, portaient des
épées en obsidienne à la ceinture et, accrochés à leurs épaules,
des propulseurs en bois de chêne d’aspect redoutable. Ils
arpentaient l’avenue par deux et s’arrêtaient de temps à autre
pour prévenir un marchand qu’il devait terminer promptement
ses affaires car la cérémonie allait bientôt commencer.
Les différences n’existaient pas qu’entre soldats et citoyens.
Une autre classe constituait au moins un tiers de la population.
Ceux-là avaient le visage poudré de bleu, ce qui leur conférait
l’allure de spectres suivant leurs maîtres et maîtresses. Le
regard vide, ils donnaient l’impression d’avoir abandonné tout
espoir, et Indy devina pourquoi : le bleu était la couleur du
sacrifice.
Il s’était souvent penché sur les restes de victimes
sacrificielles, et à quelques rares exceptions près elles
semblaient toutes s’être volontairement soumises à leur sort,
pour le bien de la communauté peut-être, souvent après une
période d’à peu près un an pendant laquelle elles étaient
traitées comme des héros et honorées comme des rois. Même
quand elles avaient les mains liées dans le dos ou qu’on trouvait
la trace d’une ligature sur les vertèbres de leur cou, d’autres
indices laissaient à penser qu’elles avaient accepté cette mort, et
non qu’on les avait assassinées. Mais ces esclaves, certainement
des prisonniers de guerre, n’étaient sans doute pas impatientes
de contribuer au bonheur général.
— Excusez-moi, dit Indy en allant d’un passant à un autre.
Pardonnez-moi, puis-je vous parler ?
Apparemment, aucun d’entre eux ne pouvait le voir ni
l’entendre.
Indy toucha un guerrier, et l’homme sursauta comme s’il
avait reçu une décharge électrique là où les doigts de Jones
étaient entrés en contact avec son bras. Convaincu d’avoir été
piqué par un insecte, il agita une main devant son visage et
continua à marcher.
Au son grave d’une conque, la foule déserta en hâte le centre
de la rue et se massa sur les côtés. Les esclaves au visage bleu
tombèrent à genoux et collèrent le front au sol. Les guerriers se
mirent au garde-à-vous, leurs lances à pointe d’obsidienne
tenues bien droites.
Un chaman avança en crabe vers la pyramide en
dépoussiérant le sol avec une branche feuillue. Dans son autre
main il tenait une massue constituée d’un tibia humain avec un
gros galet lisse de rivière attaché à son sommet par une lanière
de cuir. Il était nu à l’exception d’un pagne, et son corps était
recouvert de tatouages complexes où figuraient des spirales
comme celles remarquées par Indy sur les glyphes. Il portait un
masque repoussant fait de la partie frontale d’un crâne humain
et orné d’éclats de jade et d’obsidienne. Deux pointes en silex
saillaient du front et de la cavité nasale, telles les cornes d’un
rhinocéros.
Ce monstre sous lequel se cachait un humain se précipitait
souvent vers les gens regroupés aux bords de la rue et les
menaçait de sa massue, ce qui les faisait reculer, terrorisés. Quel
que fût le dieu de mort ou de destruction que ce bouffon était
censé incarner, les citoyens le confondaient manifestement avec
son modèle.
Indy lui donna une tape sur l’épaule. Il fut ravi de voir le
sorcier faire un bond en arrière et paraître terrifié par cette
apparente manifestation de vraie magie. Le chaman agita
férocement sa massue dans la direction de l’Américain, puis il
reprit sa progression erratique vers le temple.
Derrière lui marchait une phalange de prêtres vêtus de
tuniques en coton teintes en ocre et vert et frappées de spirales.
Celui qui se tenait au centre de leur carré portait un boîtier en
bois de chêne de la taille d’un carton à chapeau.
Une litière transportée par des esclaves venait ensuite, sur
laquelle était étendue une femme à la beauté saisissante. Elle
portait une robe très simple, en coton, sans aucun bijou ni autre
signe de son rang. Elle était grande, peut-être un mètre quatre-
vingts, et les muscles de ses bras et de ses jambes exposés
suggéraient une athlète. Elle rappela à Indy une panthère noire
à cause de sa chevelure lustrée et de ses iris d’un vert liquide.
Au passage de la litière, leurs yeux parurent s’aimanter.
Pendant une seconde, il eut la certitude qu’elle l’avait vu.
L’expression de la femme fut celle de la stupéfaction et de
l’inquiétude, et elle se redressa pour regarder par-dessus son
épaule l’endroit où elle avait aperçu cet étranger. Cette fois
pourtant elle scruta la foule sans parvenir à le trouver.
Derrière la litière claudiquaient une demi-douzaine
d’esclaves menés par un groupe de soldats. Ils étaient des deux
sexes, jeunes et vieux, et leurs chevilles étaient attachées entre
elles par une longueur de corde qui leur permettait tout juste de
marcher. Tandis qu’ils passaient lentement, la foule leur jetait
des détritus et les insultait. Les enfants présents étaient
encouragés à aller les frapper avec des bâtons, ce qu’ils
faisaient avec enthousiasme, avant de revenir en courant
auprès des parents.
Quand la procession atteignit le pied de la pyramide, la
litière fut déposée en douceur sur le sol. La reine descendit de
son trône ambulant avec la grâce et la souplesse d’un félin, et
elle gravit le grand escalier central. Elle fut suivie par les
prêtres et les autres, et finalement tous les habitants de la cité
partirent à l’assaut de la pyramide. Indy accompagna le
mouvement général et se retrouva bientôt au sommet de
l’édifice. Il fut très étonné d’y découvrir non pas un temple mais
une zone concave qui contenait un bassin sacré. Dans les vingt
ou trente siècles à venir, des degrés successifs seraient ajoutés à
la pyramide, et ce qu’il avait sous les yeux deviendrait le bassin
souterrain au fond du temple du Serpent.
Le grand prêtre plaça le coffret en bois sur un autel de pierre
et en sortit le crâne de cristal. Celui-ci semblait aussi bien fini
que le jour où Indy l’avait découvert. Le prêtre l’éleva au-dessus
de sa tête, et la foule baissa les yeux quand le soleil se
démultiplia dans les prismes derrière les orbites et projeta des
arcs-en-ciel dansants sur eux. Seuls la reine – et Indy, bien sûr
– ne détournèrent pas le regard. Alors le prêtre se mit à parler
d’un ton monocorde, et Jones devina qu’il récitait l’histoire du
crâne. Le chaman masqué se lança dans une pantomime dont
on pouvait déduire qu’eux aussi avaient découvert le crâne
dans la jungle, un jour peut-être au fond d’un puits sacré ou
dans une grotte jonchée d’ossements incroyablement vieux.
Depuis ce temps, le crâne était apparemment devenu l’objet
d’un culte d’État, d’une religion fondée sur la guerre, la
conquête et un insatiable appétit de sacrifices humains.
Bande de fascistes, songea Indy. Je déteste ces types-là.
Quand le grand prêtre eut terminé sa récitation, un de ses
subordonnés prit le coffret en bois et le crâne fut déposé sur
l’autel de pierre, son regard aveugle tourné vers le bassin. Le
grand prêtre entonna un chant sacré, et la reine marcha
nonchalamment dans l’eau, où elle entra. Quand elle fut
immergée jusqu’à la poitrine, elle se figea et joignit ses deux
mains au-dessus de sa tête.
Quelque chose se déplaçait dans l’eau, près d’elle.
Deux anacondas vinrent s’enrouler autour de son torse et
levèrent leurs têtes au-dessus de la surface. Ce n’étaient pas des
individus particulièrement imposants – peut-être trois ou
quatre mètres de long seulement – mais à tout moment Indy
s’attendait à entendre craquer la cage thoracique de la femme
quand ils l’étoufferaient.
Mais les deux reptiles ne resserrèrent pas leur étreinte. La
bouche de la reine s’amollit, et ses paupières battirent dans une
extase religieuse.
Alors les serpents l’abandonnèrent et se dirigèrent vers le
bord de l’eau, là où les esclaves étaient agenouillés sous les
lames en obsidienne des guerriers.
— Eh ! cria Indy en se rapprochant. Relevez-vous ! Tirez-vous
de là. Essayez, au moins !
Il dégaina le Webley, visa avec soin la tête du plus gros des
deux anacondas et pressa la détente. Le revolver aboya, mais le
projectile ne fit aucun dégât. Il tira les dernières balles qui
restaient dans le barillet, sans même provoquer un remous
dans l’eau.
Les serpents s’en prirent d’abord à la victime la plus proche,
un homme. Ils se glissèrent autour de ses jambes, remontèrent
sur le ventre et commencèrent l’étouffement pendant qu'il
tremblait de peur. Quand ils en eurent fini avec lui, ils
l’emportèrent dans le bassin sacré. Puis ils revinrent pour
réitérer la manœuvre avec un deuxième condamné.
— Mais battez-vous ! s’exclama Indy. Pourquoi vous ne
résistez pas ?
Une des esclaves placées au milieu de leur ligne, une jeune
femme au corps puissant et à la bouche encore tuméfiée d’avoir
reçu des coups, gardait la tête baissée mais surveillait
l’approche des reptiles sous ses paupières à demi closes. Indy la
vit prendre une profonde inspiration. Les muscles de ses bras et
de ses jambes se tendirent, et il lui cria des encouragements
quand elle fit volte-face et donna un coup de genou dans
l’entrejambe du guerrier qui la surveillait.
Le soldat poussa un hoquet et l’esclave lui arracha son épée.
La maniant à deux mains, elle abattit la lame sur le côté de la
gorge de l’homme, qu’elle décapita presque. Alors qu’il
s’écroulait au sol, elle lâcha un cri de guerre si terrible qu’il fit
fuir les oiseaux perchés dans les arbres voisins du temple.
Elle trancha les liens qui entravaient ses chevilles. Mais au
lieu de dévaler l’escalier de la pyramide vers la liberté, elle
s’élança vers le grand prêtre. Elle plongea l’épée dans le torse de
ce dernier puis bondit dans le bassin sacré et se rua sur la reine
dans de grandes éclaboussures. Bien que le soleil fût caché par
un nuage, le crâne de cristal parut flamboyer encore plus
férocement qu’un instant plus tôt.
La reine sourit et ouvrit les bras, comme pour l’embrasser.
C’est alors qu’une demi-douzaine de pierres de la taille d’une
orange frappèrent l’esclave. Les guerriers s’étaient servi de
leurs propulseurs pour lancer ces projectiles de toutes leurs
forces. Les pierres brisèrent les os à chaque impact : le dos, les
côtes, le bras gauche. Malgré ces blessures, elle continuait à
avancer et elle brandissait toujours l’épée au bout de son bras
droit épargné.
Elle allait l’abattre sur la tête de la reine toujours souriante
quand une dernière pierre la toucha à la base du crâne. Toute
vie quitta instantanément son corps. Elle s’effondra en avant, et
une corolle rosée s’épanouit dans l’eau autour de sa tête.
Indy se détourna.
Sur l’autel, le crâne de cristal brillait d’un éclat tel qu’il
semblait en feu. Puis sa mâchoire s’ouvrit et un nuage noir en
jaillit.
La vision d’Indy se troubla quand les ténèbres l’engloutirent.
Lorsqu’il put voir de nouveau, il se tenait face aux ruines du
temple du Serpent. La jungle était une fois de plus victorieuse.
Mais sur le sol à ses pieds se trouvait un morceau sphérique de
granit, de la taille d’une balle de base-ball, couvert de sang frais
et de cheveux.
ÉPILOGUE

Jones trouva le professeur dans la Cour carrée, assis sur un


banc au soleil, qui mangeait un sandwich pris dans un sac en
papier posé à côté de lui. L’homme avait la cinquantaine
récente, mais déjà il montrait les signes de distraction d’un âge
plus avancé. À moins qu’il ait toujours été ainsi. Ses cheveux
grisonnants étaient aussi emmêlés que les brindilles d’un nid
d’oiseau. Ses vêtements étaient froissés et n’allaient pas
ensemble, et quand il croisa les jambes Indy remarqua qu’il ne
portait pas de chaussettes.
Tout en mastiquant avec application chaque bouchée, il
regardait fixement au-dessus des flèches et des toits de
l’université de Princeton.
Jones s’arrêta à quelques mètres du banc, son feutre entre les
mains. Il répugnait à troubler l’apparente rêverie de cet
homme. Mais son expression troublée suffit à attirer l’attention
du professeur.
— Venez donc, l’invita celui-ci avec un geste de la main. Vous
allez rester planté là toute la journée, ou vous allez vous
décider à parler ?
— Je ne voulais pas vous déranger, dit Indy d’un ton timide.
— Et vous croyez que me regarder comme ça ne me dérange
pas ?
— Pardonnez-moi. C’était impoli de ma part.
Jones tourna les talons pour s’éloigner.
— Attendez, attendez, fit l’autre. Venez vous asseoir à côté de
moi. C’est moi qui suis impoli, maintenant. Qu’est-ce qui vous
tracasse ? Quelque chose d’intéressant, j’espère. Mais peut-être
que vous n’êtes qu’un chasseur d’autographes ? Je ne
comprends pas cette obsession américaine pour la célébrité.
— Non, professeur, dit Indy en prenant place sur le banc, le
chapeau toujours entre les mains. Je ne suis pas venu vous
demander un autographe, ni une photo. Je suis venu vous
demander conseil.
— Conseil, répéta l’homme en riant doucement. Ah, ces
temps-ci tout le monde vient me demander conseil. Je crains
que vous ne vous adressiez à quelqu’un de très peu doué pour
ce genre d’exercice. On m’accuse souvent d’être assez peu
pragmatique, de passer trop de temps à rêvasser et pas assez à
vivre dans le monde qui m’entoure. Savez-vous à quoi je
pensais, il y a un instant ? Je m’extasiais devant la beauté des
nuages, et cela me rappelait la manière dont je les contemplais
par la fenêtre de la salle de classe, quand j’étais enfant.
— Vous aimiez l’école ?
— Je détestais ça. Moi, je voulais être dans les nuages. L’école
était barbante, rigide, elle pompait l’énergie de nos jeunes
esprits. J’ai été un enfant très malheureux. Quelle honte
d’infliger cette torture à notre jeunesse.
Indy sourit.
— Le conseil que je cherche, expliqua-t-il, est d’une nature
très peu pragmatique.
— Nous nous connaissons ?
— Oui, monsieur. J’enseigne l’archéologie ici. Mon nom est
Jones, et nous nous sommes rencontrés une ou deux fois déjà.
C’est mon ami Marcus Brody qui nous a présentés.
— Je suis désolé, je ne m’en souviens pas.
— Je suis sûr que vous aviez des sujets plus importants en
tête.
— Comme les nuages, dit le professeur avec un sourire
malicieux.
Il termina son sandwich, se frotta les mains pour en chasser
les miettes et farfouilla dans le sac en papier. Il en sortit une
pomme rouge vif qu’il offrit à Indy.
Celui-ci était affamé. Il posa le feutre sur le sol entre ses
pieds. Puis il fit briller la pomme en la frottant sur son
pantalon, observa l’éclat de la peau rouge un instant, et croqua
dedans.
— Quel est ce conseil très peu pragmatique que vous
désirez ?
— C’est sur le temps, marmonna Indy en essuyant d’un
revers de main le jus du fruit sur ses lèvres. Pourquoi est-ce
toujours maintenant ? Est-il possible de revenir dans le passé,
ou de se déplacer dans le futur ? Qu’est-ce que le temps, en fait ?
Le professeur sourit.
— Le temps, répondit-il, c’est ce que vous mesurez avec une
horloge.
Indy attendit patiemment la suite.
— Que voulez-vous de plus ? reprit l’homme.
— Je ne sais pas… Des réponses, je suppose. Après tout, vous
êtes la plus grande autorité au monde en la matière.
— Ah, vous voyez quel mauvais tour le destin me joue…
Toute ma vie j’ai remis en cause l’autorité, et voilà que je me
retrouve être moi-même une autorité !
Indy était déçu.
— J’espérais que vous pourriez me fournir une sorte de…
confirmation. J’ai eu quelques expériences assez singulières
dans lesquelles les miracles semblaient possibles. Le voyage
dans le temps, même.
— Si vous me demandez de vous dire que vous n’êtes pas fou,
je ne peux pas vous aider. Je ne suis qu’un simple scientifique,
un être humain tout comme vous. Les réponses que vous
cherchez sont en vous, mon jeune ami.
Indy acquiesça, et le professeur sourit.
— Une des choses les plus incompréhensibles dans cet
univers, dit-il, c’est justement que nous puissions le
comprendre. Mais l’humanité en est encore à son enfance, et
notre responsabilité s’accroît en proportion de notre
compréhension. Nous sommes tous des voyageurs du temps,
docteur Jones. Vivez dans le présent, tournez-vous vers l’avenir,
mais souvenez-vous toujours du passé. Et surtout, n’oubliez
jamais d’écouter votre cœur.
POSTFACE

La magie est-elle effective ?


Cette question continue à se poser, alors même que les
avancées de la science depuis ces trois cent dernières années
auraient dû y apporter une réponse définitive sous la forme
d’un « Non ! » retentissant et catégorique. Mais la question est
plus que purement rhétorique, car elle empiète sur le domaine
épineux de la croyance, laquelle chevauche la zone
intermédiaire trouble entre la superstition et la religion.
Il convient d’opérer une distinction entre la magie de scène,
qui n’a d’autre but que de distraire, et celle qui est effectuée
avec l’objectif sincère d’influencer les événements humains ou
naturels. Personne n’a un avis aussi tranché à ce sujet et
personne ne fait preuve d’autant de cynisme à l’égard des
chercheurs en magie que des gens tels que James Randi. À
travers une fondation portant son nom, Randi offre pas moins
d’un million de dollars à quiconque pourra, à la demande,
démontrer « toute aptitude psychique, surnaturelle ou
paranormale dans des conditions de contrôle satisfaisantes ».
Bien que quelques-uns s'y soient risqués, personne n’a réussi à
remporter la prime.
L’attitude de Randi, de même que celle de feu Cari Sagan,
auteur de l’ouvrage The Demon-Haunted World, illustre le
paradigme que vivent la plupart des scientifiques. Si quelque
chose ne peut être vérifié par la méthode expérimentale, dit la
frange des ultras, alors cette chose n’existe pas. Les preuves
anecdotiques qui suggèrent l’existence de la perception
extrasensorielle et d’autres croyances comparables ne seraient
qu’une manifestation du besoin humain de se raconter des
histoires et d’alimenter le penchant compréhensible mais puéril
d’une pseudo-pensée magique. De fait, ce besoin de surnaturel
est profondément enraciné et perpétue la croyance en la magie
ou d’autres phénomènes inexplicables, comme tout spécialiste
en « légendes urbaines » vous le dira : les statues qui pleurent
des larmes de sang, les autostoppeurs fantomatiques qui
disparaissent en arrivant à leur destination, ou les
extraterrestres qui commettent des enlèvements à connotations
souvent sexuelles rappellent les contes populaires des siècles
précédents.
Une attitude un peu plus conciliante est celle qu’ont adoptée
des chercheurs comme Rupert Sheldrake, l’auteur de Seven
Experiments That Could Change the World. L’argument de
Sheldrake est que la perception extrasensorielle et d’autres
sujets traditionnellement tabous ont été trop longtemps
négligés par la science officielle. D’après lui, il est grand temps
de tester ces phénomènes sur une grande échelle, et ce projet
ne demanderait pas des investissements vraiment
considérables.
« Ce livre ne traite pas seulement d’une sorte de science plus
ouverte, écrit Sheldrake, mais d’une approche plus ouverte
dans la pratique de la science : plus publique, plus participative,
qui soit moins le monopole d’un clergé scientifique. » Il suggère
sept pistes expérimentales peu coûteuses que le profane
pourrait tester – par exemple, l’aptitude apparemment
psychique des pigeons à rentrer chez eux et la sensation
humaine très commune de sentir qu’on est épié. Environ 80 %
des gens ont fait cette dernière expérience, dit Sheldrake, et le
phénomène a un lien direct avec l’ancien « mauvais œil » – une
croyance en une influence négative qui peut être transmise à
autrui par le seul regard.
La magie fait partie intégrante de tous les systèmes religieux,
ou elle semble au moins participer aux origines de toutes les
religions, bien que son importance fluctue d’un système à
l’autre. Au XIXe siècle, quoi qu’il en soit, une tendance s’est
développée dans la civilisation judéo-chrétienne, qui consiste à
séparer la magie de tout autre phénomène religieux, et qui
qualifie toutes les cultures la pratiquant de « primitives ».
Aujourd’hui, la distinction entre magie et religion est moins
claire, bien que la magie tende à devenir technique et
impersonnelle – un moyen d’arriver au but visé, en d’autres
termes – alors que la religion a des accents personnels et
spirituels.
L’Egypte a été surnommée « le berceau de la magie » par
Albert A. Hopkins, dans son ouvrage de 1897 où il décrit les
tours de magie les plus célèbres, et à juste titre. En plus des
magiciens de Pharaon cités dans l’Exode, les anciens papyrus
sont truffés de sorts et d’incantations, et une grande quantité de
documents magiques de l’âge d’or de la magie égyptienne, qui
s’est produit à Alexandrie aux alentours du IIe siècle, ont
survécu. De fait la magie – tout du moins la magie
professionnelle, l’art du sorcier – semble avoir fort bien
survécu au XXe siècle. Les charmeurs de serpents sont toujours
une grande famille qui fait ses affaires de l’Egypte jusqu’en
Inde.
L’ouvrage intitulé Jadoo, de John A. Keel, a été publié en 1957.
C’est une enquête très fouillée sur « la magie noire en Orient »,
et ceux qui s’intéressent aux charmeurs de serpents, aux tours
de corde et aux abominables hommes des neiges seront
comblés par sa lecture. Précisons que la magie noire est celle
qui a pour objectif de nuire à autrui. On la connaît aussi sous le
nom de sorcellerie. À l’inverse, la magie « blanche » serait
bénéfique. Quant à la divination, c’est une tentative de
comprendre ou de prévoir les événements plutôt que de les
influencer. La magie de spectacle, de son côté, est plus facile à
définir.
Jean-Eugène-Robert Houdin, le magicien français du XIXe
siècle qui est considéré comme le père de la magie de spectacle,
a dénombré cinq classes de magie spectaculaire, qui sont
toujours d’actualité, sous une forme ou une autre : les Exploits
en Dextérité, tels que les tours de cartes et autres tours de
passe-passe ; les Expériences de Magie Naturelle, qui recourent
à des procédés scientifiques reconnus pour divertir ; la Magie
Mentale ; le Prétendu Mesmérisme, tel que les tours de « lecture
de pensées » et les démonstrations de perceptions
extrasensorielles ; et la Prétendue Médiumnité, telle que les
classiques séances de spiritisme du XIXe siècle et sa
contrepartie New Age, le channeling.
Très proche de la magie de scène, l’exploit de l’artiste qui se
libère est apparu au début du siècle dernier. Le plus célèbre de
tous les artistes de l’évasion fut sans conteste Harry Houdini, né
Erik Weisz mais qui prit ce nom de scène en hommage à Robert
Houdin. Comme Randi, Houdini mena une croisade vigoureuse
contre les médiums et autres extralucides, qu’il considérait tous
comme des charlatans. Pourtant la question taraudait Houdini
aussi : la communication au-delà de la mort est-elle possible ?
Bien avant qu’il décède, le jour d’Halloween, en 1926, il avait
établi un code avec sa femme afin qu’elle sache si son esprit
perdurerait de l’Autre Côté. Le code fut communiqué à son
épouse durant une séance de spiritisme, mais on suggéra plus
tard que le médium avait peut-être eu connaissance du code
par une tierce personne.
Le lien entre magie et science se situe dans l’esprit de
chacun. Demandez à n’importe quelle personne sans réelles
connaissances techniques comment fonctionne un téléviseur,
un ordinateur ou un four à micro-ondes, et vous risquez de
vous entendre répondre que l’important n’est pas de savoir
comment ces appareils fonctionnent, mais comment s’en servir.
Ce qui me rappelle une des maximes d’Arthur C. Clarke,
scientifique et écrivain de science-fiction : « Toute technologie
suffisamment avancée est impossible à distinguer de la magie. »

Le Bâton d’Aaron
À l’instar de l’Arche d’Alliance, le Bâton est un artefact
biblique qui continue à évoquer le pouvoir, le mystère et parfois
l’esprit vengeur et belliqueux du Dieu de l’Ancien Testament.
Dans les Saintes Écritures, il est aussi appelé le Bâton de Dieu, et
la culture populaire en fait parfois à tort l’attribut de Moïse.
Quoique le Bâton ait été l’objet grâce auquel les dix plaies
bibliques s’abattirent sur l’Egypte, et qui permit
mystérieusement aux Hébreux de gagner dans les batailles (tant
que Moïse le brandissait), cet instrument miraculeux
appartenait en fait à Aaron. L’histoire de Moïse – qui libéra son
peuple de l’esclavage imposé par les Egyptiens et établit
l’indépendance d’Israël en tant que nation aux alentours de
1440 avant J.-C. – serait incomplète si l’on en excluait Aaron, son
frère aîné, et leur sœur Miriam.
Né trois ans avant l’édit de Pharaon qui ordonnait de tuer
tous les nouveau-nés mâles, Aaron était donc le frère aîné de
Moïse. En hébreu, son prénom signifie « incertain », et cet
adjectif semble très bien le décrire : il se montrait parfois faible
de caractère, et jaloux. Quand Moïse gravit le mont Sinaï pour y
recevoir les Dix Commandements directement de Dieu, Aaron
aida les Hébreux récidivistes à retourner à l’idolâtrie en créant
le Veau d’Or. Avec sa sœur qui était une prophétesse, il critiqua
durement le mariage de Moïse avec une femme couchitique.
Pourtant il bénéficia toujours des faveurs du Seigneur. C’est lui,
et non Moïse, qui fut le guide religieux suprême des Hébreux.
Lorsque son autorité de grand prêtre fut défiée, son bâton
fleurit miraculeusement et donna des fruits, soulignant ainsi
l’origine divine de son autorité. Cette position devint
perpétuelle lorsque le Bâton fut inclus dans l’Arche d’Alliance,
avec la seconde paire des tables de pierre (Moïse avait brisé la
première dans un accès de colère) qui contenait les Dix
Commandements. L’Arche devint le centre du sanctuaire
itinérant des Hébreux, sanctuaire qui, selon les Écritures, avait
la désagréable habitude de foudroyer ceux qui osaient trop s’en
approcher.
Lorsque Moïse fut choisi pour délivrer la parole divine à son
peuple, et qu’il douta de sa capacité à commander – peut-être à
cause d’un bégaiement ou d’un défaut de prononciation, selon
certains –, Dieu se rabattit sur Aaron pour être son porte-
parole. Ce qui précède semble contredire d’autres passages de
l’Ancien Testament où il est dit que Moïse était un orateur
talentueux et un chef naturel. Moïse, on s’en souviendra, passa
les quarante premières années de son existence en tant que
membre privilégié de la cour royale égyptienne. Il fut trouvé
par la fille de Pharaon dans les ajoncs, au bord du Nil, où on
l’avait caché afin qu’il ne soit pas massacré comme tous les
autres bébés mâles, suivant Ledit de Pharaon.
Quand Moïse alla voir Pharaon pour lui demander la
libération des Hébreux, Aaron l’accompagna. Selon l’Exode c’est
Aaron et non Moïse qui laissa tomber son bâton, lequel se
transforma en un serpent qui avala ceux invoqués par les
magiciens de Pharaon.
Comme Moïse, Aaron ne fut pas autorisé à entrer dans la
Terre promise à la fin des quarante années d’errance. Après
avoir remis ses habits de prêtrise à son fils Eleazar, Aaron
mourut à l’âge de cent vingt-trois ans et fut enterré sur le mont
Hor. Du moins si l’on en croit les Nombres. Selon le
Deutéronome, il fut enseveli à Moséra. Dans les deux cas, il n’est
fait aucune mention du Bâton. Fut-il enterré avec Aaron,
transmis à Eleazar, ou se trouve-t-il toujours dans l’Arche
d’Alliance ?
J’ai déjà parlé de la version chrétienne de l’histoire, telle que
relatée par la tradition et la version anglaise de la Bible publiée
en 1611. La raison, bien sûr, n’est pas à chercher dans un
préjugé personnel, mais parce que c’est très logiquement la
tradition culturelle et littéraire prédominante pour Indiana
Jones. Quoi qu’il en soit, il ne faut pas oublier que Moïse et ses
frères et sœurs furent des personnages importants dans l’islam
autant que dans le judaïsme et le christianisme. De plus
l’histoire de Moïse prit une importance particulière quand
Israël devint pour la seconde fois une nation indépendante, le
14 mai 1948.

Le Livre de l’Omega
Bien qu’il soit un pur produit de mon imagination, le Livre de
l’Omega m’a été inspiré par une croyance très ancienne et quasi
universelle : quelque part, peut-être dans cette zone d’ombres
entre ce monde et l’autre, existent des archives soigneusement
tenues qui disent tout de nos vies.

Sous une forme ou une autre, cette légende semble établie


depuis aussi longtemps que l’humanité. C’est un mythe, selon la
description que Joseph Campbell a donné de ce terme, non
parce que c’est un mensonge mais parce qu’il représente une
vérité métaphorique ou, plus précisément, la vérité
« pénultième », puisque d’après Campbell la vérité ultime est
au-delà des mots et des images.
Dans le christianisme, le Livre de la Vie est le registre de
toutes celles qui ont été rachetées par Jésus Christ et qui en
conséquence auront le droit de connaître la Nouvelle
Jérusalem, selon ce qu’en dit la Révélation. Trois livres aux
titres similaires sont traditionnellement évalués lors du Nouvel
An juif, Rosh ha-Shanah : le Livre de Vie des Hommes Mauvais,
le Livre de Vie des Justes, et le Livre de Vie de « Ceux au Milieu ».
Les justes sont promis à une vie agréable et éternelle, alors que
les hommes mauvais sont immédiatement condamnés à mort.
Le Jugement de ceux « au milieu » – et je pense que la plupart
d’entre nous appartiendraient à cette catégorie – est différé
jusqu’à Yom Kippour (« le jour du pardon »).
D’autres religions ont eu des croyances similaires, et
certaines sont aussi anciennes que l’époque babylonienne, où
les dieux pouvaient effacer le nom des hommes mauvais des
« Tables de la Destinée » et les inscrire sur les « Tables de la
Transgression ».
Le titre de mon livre emprunte à la dernière lettre de
l’alphabet grec, laquelle a un écho de finalité très biblique. Il est
aussi influencé par la théorie controversée du « point Oméga »
développée par le physicien Frank J. Tipler. Pour résumer,
Tipler suggère que l’univers pourrait évoluer en une sorte
d’ordinateur omniscient et omnipotent à la fin des temps, et
simuler « tout un univers visible pour l’usage personnel de
chaque individu » qui ait jamais vécu. Le résultat ? La
résurrection virtuelle. Bien que la théorie de Tipler, qui inclut
un débat sur la puissance informatique nécessaire à ces
mondes infinis, soit bien argumentée tout en restant un défi à
l’intellect, il me semble que ce n’est que la dernière mouture
d’une croyance beaucoup plus ancienne. Mais au lieu d’être
représentée par un livre, qui était le système de stockage
d’informations le plus puissant à l’époque de Moïse, le point
Oméga recourt à un ordinateur, ce qui propulse le mythe dans
le XXIe siècle. Il se peut que la vérité ultime rôde dans les zones
informulées de nos psychismes, où se trouvent une vérité
transcendante et une évaluation perpétuelle de nos bontés et
méchancetés.

Le Sphinx
À travers la tradition, le Grand Sphinx de Gizeh symbolise
depuis longtemps d’insondables mystères. Le terme « sphinx »
est grec et désigne un monstre imaginaire et malveillant, à tête
de femme et avec le corps d’un lion ailé, qui était enclin à tuer
les étrangers s’ils ne pouvaient pas donner la réponse correcte à
ses énigmes. Le plus fameux de tous les sphinx grecs est sans
nul doute celui qui apparaît dans l’histoire d’Œdipe. Les sphinx
égyptiens sont très comparables, mais ils pouvaient avoir une
tête humaine ou animale.
Dans la mythologie, tous les sphinx semblent être associés à
des énigmes ou d’anciens secrets, avec toujours la terreur en
arrière-plan. Dans la littérature, les sphinx ont également servi
à personnifier des horreurs futures. Ainsi, dans La Machine à
remonter le temps, le classique d’H.G. Wells, les redoutés
Morlocks émergent de leur monde souterrain à travers une
structure rappelant un sphinx, pour dévorer les Eloi.
Récemment, l’ancienneté du Grand Sphinx de Gizeh et sa
signification culturelle ont été le sujet de nombreux livres de
vulgarisation et d’émissions télévisées avec les égyptologues
assermentés de service. Dans Le Message du Sphinx, par
exemple, Graham Hancock et Robert Bauval affirment que ce
monument énigmatique n’a pas été construit aux alentours de
2500 avant J.-C., comme l’affirment les égyptologues, mais
quelque dix mille ans plus tôt.
Les auteurs se réfèrent aux travaux de John West, qui estime
que l’érosion très prononcée du Sphinx et du cadre avoisinant
n’a été causée ni par le vent ni par le sable, mais par l’eau. Cette
dégradation, dit West, a dû se produire avant la fin de l’âge de
glace. Il est bien évident que, si elle était prouvée, cette théorie
révolutionnerait le consensus scientifique sur l’apparition de la
civilisation.
Hancock et Bauval pensent que le Sphinx est la création non
pas des Égyptiens mais d’une civilisation antérieure et
technologiquement plus développée. L’idée n’est pas neuve, et il
existe une longue tradition qui veut que le Sphinx soit un
monument édifié par une civilisation avancée et maintenant
oubliée qui aurait prospéré avant le Déluge. Edgar Cayce, le
« prophète du sommeil », avait prédit que les registres de
l’Atlantide seraient découverts sous les pattes du Sphinx. Cette
Salle des Archives, a dit Cayce, serait redécouverte durant le
XXe siècle, ou vers sa fin…
Les auteurs Hancock et Bauval semblent d’accord avec cette
théorie, et ils manient faits détaillés, chiffres et conjectures de
façon très similaire à ce que font certains spécialistes des
pyramides depuis des générations.
« Il y a ici quelque chose d’une importance capitale »,
écrivent-ils, qui attend sa découverte – par des relevés
sismiques, des forages et des fouilles, en bref par une
redécouverte et une nouvelle exploration des passages et des
chambres dissimulés [sous le Sphinx]… Il pourrait s’agir là de la
découverte ultime. »
On notera au passage qu’Edgar Cayce croyait être la
réincarnation d’un prince atlantéen nommé Ra-Ta.
Le docteur Mark Lehner, expert incontesté du Sphinx, est
aussi le porte-parole le plus prestigieux et le plus éloquent de
l’égyptologie traditionnelle. Dans une lettre adressée à Hancock
et Bauval, après avoir lu des extraits du manuscrit du Message
du Sphinx, il a écrit :
« J’ai commencé à suggérer aux adeptes de Cayce qu’ils
étudient l’histoire de l’Egypte et de l’Atlantide comme un mythe
tel que Joseph Campbell la popularisé, ou dont Cari Jung s’est
servi pour poser sa psychologie des archétypes. Quoique le
mythe ne soit pas littéralement vrai, il peut d’une certaine
manière être littéralement vrai. Les “interprétations” de Cayce
elles-mêmes disent, à leur manière, que le monde des symboles
et des archétypes est plus “réel” que les détails du monde
physique. J’ai comparé la Salle des Archives de Cayce au
Magicien d’Oz. Oui, nous désirons tous que “la fureur et le
fracas” et la sorcellerie toute-puissante soient réels, sans avoir à
prêter attention au petit homme qui se cache derrière le rideau
(nous-mêmes). En archéologie, bien des dilettantes et des
adeptes du New Age veulent se lancer sur la piste d’une
civilisation disparue, des extraterrestres ou des “dieux”, sans
avoir à se soucier des vrais gens derrière le rideau du temps, et
sans prendre en compte les sujets difficiles sur lesquels les soi-
disant chercheurs “orthodoxes” fondent leur vision des
choses. »
Dans une de ces ironies dont l’archéologie regorge, il faut
souligner que Lehner – l’expert mondial le plus « orthodoxe »
qui soit – commença son étude du Sphinx parce qu’il avait été
inspiré par la prophétie de Cayce, et avec le soutien d’une
organisation d’adeptes de Cayce. Mais, comme le dit Lehner lui-
même, plus il étudiait et plus il devint convaincu qu’il fallait
croire aux preuves empiriques plutôt qu’aux prophéties.

Un dernier mot
Cette série d’aventures inédites d’Indiana Jones n’aurait
jamais vu le jour, on s’en doute, sans les personnages
merveilleux et les situations captivantes que Les Aventuriers de
l’Arche Perdue nous ont offerts. Merci aux créateurs George
Lucas et Steven Spielberg pour ces univers de ravissement, et à
tous les acteurs des quatre Indiana Jones pour avoir aidé à créer
des personnages aussi aisément identifiables. On ne peut écrire
sur Indy – ni, je crois, lire ses aventures – sans imaginer
Harrison Ford.
Je dois des remerciements particuliers à mon éditeur chez
Bantam, Tom Dupree, qui a longtemps souffert et pourtant
infailliblement guidé les trois premiers volets jusqu’à leur
publication, et à son successeur, Pat Lobrutto, qui a souffert un
peu moins parce qu’il avait seulement à se soucier d’un de mes
livres ; à Robin Rue, mon agent, parce qu’elle a cru en moi et
m’a toujours soutenu ; à mon ami Fred Bean, d’Austin, pour ses
contributions créatives. Un remerciement spécial aussi au
regretté Gene DeGruson, bibliothécaire spécialiste des
collections à la Pittsburgh State University du Kansas, pour ses
contributions désintéressées qui ont enrichi ces romans et bien
d’autres livres.
Il est encore de nombreuses personnes que je devrais
remercier ici, dont un bon nombre de bibliothécaires et de
chercheurs dans tout le pays, mais malheureusement leur liste
serait trop longue. Alors un grand et sincère merci à tous.
Cela dit, il est temps que je passe le feutre et le fouet.
Max McCoy est une personnalité aux multiples talents :
écrivain, scénariste et reporter d’investigation. Il vit
actuellement à Pittsburgh au Kansas après avoir arpenté la
planète en tous sens.

Les Aventures d’Indiana Jones chez Milady :

1. Indiana Jones et le péril à Delphes

2. Indiana Jones et la danse des géants

3. Indiana Jones et les sept voiles


4. Indiana Jones et l’arche de Noé
5. Indiana Jones et la malédiction de la licorne
6. Indiana Jones et le Monde Intérieur
7. Indiana Jones et les pirates du ciel
8. Indiana Jones et la sorcière blanche
9. Indiana Jones et la pierre philosophale
10. Indiana Jones et l’œuf de dinosaure
11. Indiana Jones et la terre creuse
12. Indiana Jones et le secret du sphinx
Indiana Jones and the Secret of the Sphinx ™ is a work of fiction. Names, places, and
incidents either are products of the author’s imagination or are used fictitiously.

Indiana Jones et le secret du Sphinx ™ est une œuvre de fiction. Les noms, lieux et
événements sont les produits de l’imagination de l’auteur ou utilisés de manière
fictive.

Titre original :
Indiana Jones and the Secret of the Sphinx ™
Copyright © 1999 by Lucasfilm Ltd. & ® or ™ where indicated.
www.indianajones.com

™ or ® & © 2008 Lucasfilm Ltd. Title and character and place names protected by all
applicable trademark laws. All Rights Reserved. Used Under Authorization.
Les titres, les noms de personnages et les noms de lieux sont protégés par toutes les
lois relatives aux marques déposées. Tous droits réservés. Utilisés avec autorisation.

Cet ouvrage a été publié aux États-Unis par Bantam Books, une maison d’édition de
The Random House Publishing Group, une division de Random House, Inc., New York

Milady est un label des éditions Bragelonne.


© Bragelonne 2008, pour la présente traduction.

Illustration de couverture : Drew Struzan


Copyright © 1999 by Lucasfilm Ltd.

ISBN : 978-2-8112-0044-2

Bragelonne - Milady
35, rue de la Bienfaisance – 75008 Paris

E-mail: [email protected]
Site Internet : http://www.milady.fr
Achevé d’imprimer en octobre 2008

Par CPI Brodard & Taupin - La Flèche (France)


N° d’impression : 49565
Dépôt légal : octobre 2008

Imprimé en France

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