Lamizet - Lugar de La Ciudad
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Mai 2002
Ce qui permet de comprendre les lieux de ville, c’est ce que l’on peut appeler leur géopoli-
tique, qui articule trois instances en les rendant significatives l’une pour l’autre. La première
est ce que l’on peut appeler le réel des usages qui investissent ces lieux dans les pratiques
sociales qui constituent l’habiter urbain ; la deuxième est le symbolique, c’est-à-dire les repré-
sentations dont les lieux urbains font l’objet dans l’activité de communication qui se déploie
dans l’espace public de la ville ; enfin, il s’agit de l’imaginaire, c’est-à-dire des utopies et des
rêves de ville dont nous sommes porteurs.
Il y a une dimension proprement réelle des usages des lieux urbains, que nous mettons en
œuvre dans nos pratiques effectives des lieux de la ville. Le réel des lieux de la ville fait appa-
raître la singularité des habitants et de leur expérience de la ville. En effet, le réel, c’est ce qui
est propre à chacun de nous, la sociabilité et la médiation ayant, au contraire, pour finalité, de
refouler ces différences dans la constitution d’une identité symbolique commune à tous. C’est,
d’ailleurs, la raison pour laquelle la ville est un espace dans lequel se développent les activités
culturelles et les pratiques symboliques de nature à refouler les différences qui distinguent les
habitants pour faire apparaître, au contraire, les logiques collectives d’appartenance et
d’égalité qui entretiennent la sociabilité.
Le réel de l’urbanité est, d’abord, l’action sur la ville, le travail qui la modèle, la transforme
et la valorise, la mise en œuvre des transformations et des aménagements de l’espace urbain :
le réel de l’urbanité, c’est ce que représente la ville pour ses aménageurs, pour ses bâtisseurs,
mais aussi pour ceux qui en vivent, des urbanistes aux acteurs de l’économie et des échanges,
qui, comme les commerçants, les négociants, les prestataires de touts types de services, font
de l’espace urbain leur champ d’activité. La ville est un objet et un enjeu bien réel pour tous
ceux qui font profession de la développer. Historiquement, sans doute, la ville devient-elle
pleinement réelle quand il s’y trouve des corps de métiers et des acteurs sociaux pour travail-
ler sur elle : pour la prendre comme leur matériau, comme leur matière première. La ville,
1
Dans cette recherche, nous nous référons, en particulier, à des travaux de sémiotique de l’espace,
comme ceux de P. Pellegrino (Pellegrino, 2000), ou de sémiotique de la ville (cf. Lamizet, Le sens
de la ville : essai de sémiotique urbaine, à par. aux éd. L’Harmattan).
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auparavant, n’est qu’un simple ensemble de constructions : elle ne devient véritablement un
espace que quand les hommes se mettent à agir sur lui - et avec lui. En fait, la ville devient
bien réelle quand s’y déroulent des activités qui ne peuvent se tenir dans aucun autre lieu,
quand s’inventent des métiers, des rôles, des fonctions, qui ont besoin de la ville pour
s’exercer. Lyon est une ville véritablement réelle quand la Fabrique, le métier de la soierie, va
envahir la Croix-Rousse en en faisant le lieu de son activité, et en y modelant la forme des
constructions (jusqu’à la hauteur des habitations, à cause de la hauteur des métiers à tisser).
Nous faisons aussi, mais cette fois singulièrement, individuellement, l’expérience du réel
de l’urbanité quand nous nous perdons dans une ville inconnue, ou quand nous sommes
confrontés à des lieux de la ville que nous ne reconnaissons pas. Alors, la ville prend, pour
nous, la consistance d’un espace irréductible à toute rationalité, à toute signification ; nous ne
pouvons reconnaître aucun espace et, par conséquent, nous ne pouvons ni nommer les lieux
que nous rencontrons, ni même évaluer leur localisation dans un espace urbain que nous ne
maîtrisons pas. Se perdre dans la ville est véritablement faire de cette ville un désert : un lieu
sans repères, sans signes, sans répétitions, sans monuments - au sens étymologique de ce
terme : sans signaux. Mais, de ce fait, quand nous nous perdons ainsi dans la ville, celle-ci n’a
plus de lieux, en ce que nous ne sommes même pas en mesure de segmenter l’espace urbain
en lieux discontinus : l’espace de la ville est, dans ces conditions, un continuum que nous ne
pouvons structurer par l’imposition de limites entre des lieux que nous pourrions reconnaître.
Mais le réel de l’urbanité s’offre aussi à nous dans une ville à ce point étrangère à notre culture
que nous ne pourrions y déchiffrer aucune forme d’écriture ou de signalisation, que nous ne
pourrions y reconnaître aucune forme symbolique ; nous serions, dans une telle ville, vérita-
blement perdus dans le réel d’une urbanité sans identité et d’un espace sans signification. En
marquant toutes les portes de la même croix blanche qu’elle a aperçue sur la porte de son
maître, et en supprimant, ainsi, tout signe distinctif permettant de reconnaître une façade par-
ticulière en la différenciant des autres, Schéhérazade fait de la ville un véritable désert sans
signification, où ses adversaires vont se perdre.
Enfin, nous faisons l’expérience de la dimension réelle des lieux de la ville au cours des
processus de territorialisation et de segmentation qui divisent l’espace urbain en faisant appa-
raître des différences - voire des antagonismes entre les lieux qui en constituent la géographie.
En effet, la territorialisation morcelle l’espace urbain et fait de lui un lieu de conflit : alors,
s’expriment les rapports de force qui font apparaître le réel des acteurs en présence dans
l’espace politique. Les antagonismes politiques, culturels, sociaux, qui divisent les espaces ur-
bains renvoient les acteurs de la sociabilité à leur singularité propre, sans que s’instaurent
avec les autres acteurs les relations de communication qui instituent la sociabilité urbaine dans
sa dimension symbolique.
La partition de Jérusalem est emblématique de la guerre du Proche-Orient, cette ville fai-
sant l’objet d’une revendication à la fois par Israël et par la Palestine, l’un et l’autre pays fai-
sant de la ville sa capitale. On mesure ici l’importance réelle de la ville à la fois au fait qu’elle
constitue un enjeu de la guerre, et, en même temps, au fait qu’elle est l’objet de fixation sur
lequel se condensent les revendications territoriales et politiques des belligérants. Il en va de
même pour Beyrouth, dont la partition a symbolisé la division du Liban et la guerre qui s’y est
déroulée, comme une sorte de prolongement du conflit palestino-israélien. La partition de
Beyrouth faisait de cette ville un espace de guerre et d’investissement par les rapports de
force : les logiques symboliques, de communication, d’information et de représentation,
étaient suspendues pendant la guerre du Liban, au point de faire de cette ville ce que l’on peut
appeler un lieu de non langage, un lieu symbolisant même l’impossibilité de l’échange symboli-
que. Kaboul est le dernier exemple, en date, de ces villes dont la dimension symbolique est
refoulée, rendue comme invisible, par les opérations de guerre et par les antagonismes entre
acteurs politiques. L’identité même de la ville - la dimension symbolique de l’habiter - se
trouve refoulée par la dissolution même des pouvoirs qui y régnaient et par la mise en place
d’un nouveau pouvoir - garanti par les grandes puissances, donc de l’extérieur, au lieu de
l’être de l’intérieur, par l’adhésion de ceux sur qui il s’exerce. Encore une façon de faire appa-
raître l’urbanité comme un fait réel : pour que l’urbanité acquière une consistance symbolique,
encore faut-il que, pour ceux qui l’habitent, elle ait une signification qu’ils assument dans leur
pratique de l’urbanité. Or, on se trouve ici devant une ville dont les lieux n’ont pas encore été
ré-assumés symboliquement par ceux qui les occupent.
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Mais l’urbanité acquiert aussi une dimension symbolique. Les lieux de ville deviennent des es-
paces symboliques à partir du moment où ils ne font pas seulement l’objet d’un usage, mais
où ils s’inscrivent, aussi, dans des logiques de langage et de représentation. Les lieux de ville
deviennent symboliques quand l’urbanité se met à avoir un sens, pour ceux qui la vivent, pour
ceux qui en rendent compte et qui la parlent, pour ceux, enfin, qui la décrivent et font d’elle un
objet d’information et de communication. Pour tous ces acteurs et ces partenaires de
l’information et de la communication, l’urbanité devient un objet de sens, en devenant un objet
de représentation, et, par conséquent, de savoir et d’interprétation. La dimension symbolique
de l’urbanité s’inscrit dans les pratiques et les stratégies de représentation des lieux de la ville,
telles qu’elles sont pensées et mises en œuvre dans les médias, dans les savoirs sur la ville,
dans les logiques et les activités de connaissance et d’information, dans les discours politiques
sur l’urbanité, mais aussi dans l’art de la ville. Ce n’est, en ce sens, pas un hasard si l’histoire
des médias se confond, à partir du dix-neuvième siècle, avec l’histoire du développement des
villes.
Les médias produisent et diffusent des représentations esthétiques et langagières de
l’urbanité, qui en sont comme l’image d’un miroir symbolique. Le rôle des médias va au-delà
de l’information économique et politique sur le monde : ils tendent à leurs lecteurs ou à leurs
auditeurs, un miroir où ils puissent reconnaître leur identité, leur culture, les formes et les
pratiques de leur sociabilité et de leur engagement. Les médias peuvent s’interpréter de deux
manières complémentaires, qui articulent l’information et la communication. D’une part, il
s’agit de l’histoire quotidienne des événements du monde, et, en ce sens, les médias ont une
dimension à la fois didactique (ils nous informent sur le monde) et politique (cette information
s’inscrit dans un engagement, dans ce que l’on appelle un point de vue). D’autre part, ce mi-
roir représente, comme n’importe quel spectacle, les pratiques, les paroles, les lieux et les ha-
bitudes qui caractérisent ce que l’on appelle une sociabilité, c’est-à-dire un ensemble de faits
caractéristiques d’une identité et d’une appartenance particulières. À cet égard, les publicités,
les critiques de spectacles et les informations sur la quotidienneté (informations sur la mode,
sur l’architecture et l’urbanisme, sur les livres et les arts) sont significatives de l’engagement
du média et sur les formes de la sociabilité qu’il représente, autant que le sont les informations
proprement politiques sur les événements du monde.
Dans les pratiques et l’activité des médias, dans la mise en œuvre de leurs informations et de
leurs représentations du fait urbain, la ville constitue un vaste champ de savoirs et
d’information : une culture.
Les discours politiques construisent une autre forme d’urbanité : ils façonnent ce que l’on
peut appeler un imaginaire politique de l’urbanité. Mais l’imaginaire politique n’est pas un ima-
ginaire de fantasmes ni de désirs singuliers ; il ne s’agit pas pour les politiques de tenir des
discours mettant en scène l’impossible réalisation d’idées et de conceptions irréalistes de la
ville, mais, au contraire, de prévoir et d’organiser la possibilité pour les projets dont ils sont
porteurs de se réaliser et, ainsi, de penser, par anticipation, l’évolution et la transformation
des lieux de ville. À cet égard, le retour régulier d’échéances politiques, comme les élections
municipales, représente une occasion pour les acteurs politiques d’énoncer et de diffuser les
choix dont ils se soutiennent pour le développement des villes : le discours sur la ville des can-
didats aux élections, ainsi que le commentaire et l’analyse qu’en font les médias, construisent
l’imaginaire urbain dont est porteur leur discours politique. La rhétorique électorale, mais aussi
la rhétorique politique des bilans et celle des acteurs engagés dans la vie politique des munici-
palités, dessinent d’autres lieux de ville : elles dessinent ce que l’on peut appeler la géographie
politique imaginaire de la cité.
L’art, enfin, fait des lieux de la ville des lieux chargés de sens. Les villes représentent les
paysages où s’écrit aussi l’histoire de l’art, car elles ont toujours constitué des lieux sociaux,
des lieux politiques, des lieux de médiation - bref : les lieux des médiations symboliques de
l’appartenance et de la sociabilité. Les médiations esthétiques y inscrivent le sens d’un idéal
esthétique de l’urbanité dans les formes de l’art et dans l’invention de paysages urbains nou-
veaux. L’art façonne le paysage urbain, à la fois en y établissant, dans la durée, des témoigna-
ges de l’habitation et des formes de la sociabilité et en y inscrivant des signes interprétables
permettant de comprendre les conceptions culturelles et politiques des habitants des villes :
l’art donne aux lieux de ville une dimension à la fois historique et interprétable - historique
1
Proust (1954), p. 858.
2
Calvino (1996), p. II.
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ne relevant que d’une distance esthétique entre le réel et le symbolique de l’espace urbain,
mais véritablement d’une utopie, c’est-à-dire d’un imaginaire politique, figurant, entre le réel
et le symbolique, une distance de nature politique, planificatrice, relevant de l’ordre du projet,
et non de la fiction. On peut reconnaître dans ces images utopiques de T. Garnier, la repré-
sentation de l’idéal de ville dont se soutenait son imaginaire dans sa pratique institutionnelle.
L’utopie urbaine produit des lieux de ville imaginaires, mais chargés de la signification que leur
donne l’engagement politique de leur concepteur.
Les pratiques culturelles urbaines ont une dimension réelle : les lieux de spectacle, les
lieux de représentation et les lieux de mémoire. La forme symbolique de ces pratiques cultu-
relles s’exprime dans l’esthétique des lieux de la ville : le patrimoine, les représentations de la
spatialité urbaine dans les films, la littérature et les pratiques artistiques. Enfin, la dimension
imaginaire de la culture urbaine s’exprime quand nous associons les lieux de l’espace de la ville
à des sentiments ou à des souvenirs, comme dans la fiction ou dans une œuvre comme La
forme d’une ville de J. Gracq.
Les lieux culturels de la ville articulent l’esthétique qui les inscrit dans les formes du
paysage urbain et la mémoire qui les inscrit dans la dimension culturelle de la médiation ur-
baine. La spécificité des lieux culturels de la ville est de comporter une dimension politique, en
même temps qu’une dimension esthétique, en ce que leur signification renvoie aussi bien à la
sociabilité instituée par l’urbanité qu’à la matérialité esthétique des formes qu’ils inscrivent
dans l’espace de la ville. Il existe, à Lyon, sur les pentes de la Croix-Rousse, un immeuble
construit en 1814 à l’instigation de Napoléon, soucieux de réguler la production de la soierie.
Cet immeuble, nommé « La Condition des Soies », était primitivement destiné au contrôle de
la soie tissée par les canuts dans les ateliers situés dans le quartier. Après avoir perdu sa des-
tination première quand a cessé le travail des canuts, la Condition des soies est aujourd’hui
devenu, sous le même nom, un centre social, abritant une bibliothèque de lecture publique.
Devant un lieu comme celui-ci, on se trouve devant une condensation des différentes formes
qui définissent un lieu culturel urbain.
Première logique formelle des lieux culturels urbains, l’articulation entre leur dimension ar-
chitecturale et leur dimension institutionnelle définit la caractéristique esthétique de l’agora, de
l’espace public de la ville. Les lieux publics, dans la ville, ont une dimension culturelle et es-
thétique qui donne à leur configuration architecturale une signification politique. La monu-
mentalité urbaine représente un pouvoir et, ainsi, fait de l’espace urbain un espace politique.
En l’occurrence, la vie professionnelle de ce quartier présente une dimension institutionnelle
qui va s’inscrire dans les formes imposantes de l’édifice - d’autant plus fortement qu’il va tran-
cher avec le maillage serré des immeubles d’habitation qui l’entourent, faisant d’autant mieux
apparaître, par conséquent, la visibilité de l’institution qu’il représente.
Deuxième aspect d’un tel lieu dans l’espace urbain : l’articulation d’une fonctionnalité pro-
fessionnelle et d’une fonctionnalité institutionnelle. Le propre de l’espace de la ville est que les
activités professionnelles qui s’y déroulent assurent à leurs acteurs un statut politique et une
visibilité institutionnelle aux yeux des autres habitants. L’importance politique de l’activité de
médiation dévolue à un tel lieu est complétée par la double signification qu’il revêt, à la fois
professionnelle et institutionnelle. C’est une caractéristique des lieux de ville de définir des
modes d’activité à la fois sur le plan de l’organisation de la sociabilité (dimension institution-
nelle) et sur le plan de la mise en œuvre d’une professionnalité et d’une technicité (la ville est
un espace social indistinct dans lequel c’est la profession et le statut qu’elle confère qui définit
l’identité des habitants, et non leur filiation ou leurs propriétés foncières). La Condition des
Soies, par sa double fonctionnalité - professionnelle (technicité de l’expertise sur la soie) et
institutionnelle (fonction de médiation et de contrôle de l’activité professionnelle) - s’inscrit
bien dans le système architectural de la ville, caractérisé par une telle surdétermination.
Enfin, un lieu comme la Condition des Soies constitue un repère spatial : en effet, en rai-
son du refoulement de la naturalité qui caractérise l’espace urbain, il faut des repères cons-
truits et culturellement déterminés pour assurer à l’espace une bonne intelligibilité. Les lieux
de ville n’appartiennent ainsi pas à une géographie de sites et de configurations naturelles de
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l’espace, mais, au contraire, à une géographie symbolique de repères sociaux construits et
institués. Ce qui sert de repère à l’usage de l’espace urbain, ce sont des signifiants, et non des
sites : c’est le sens étymologique du terme monument, issu du latin monere, avertir. La
Condition des Soies constitue un repère dans le quartier et dans l’espace urbain : on peut se
situer et s’orienter par rapport à elle, on peut, par rapport à elle, se déplacer dans le quartier,
et avoir une mémoire de ses usages de l’urbanité. Construits et culturellement aménagés, les
lieux de ville sont, en quelque sorte, la matière première - d’ordre esthétique et symbolique,
au lieu de l’être d’ordre naturel - de la géographie urbaine : ils constituent des signifiants qui,
en nous rendant la ville lisible, en constituent comme les formes grammaticales, en favorisant,
par ailleurs, chez le promeneur, l’usager ou l’habitant, la construction d’une mémoire de la
ville. Les lieux de ville, construits ou aménagés par les hommes, tiennent lieu, dans l’espace
urbain, des sites qui nous rendent l’espace lisible.
La littérature réinvente, à sa manière, l’esthétique des lieux de ville, en l’inscrivant dans
des processus de création littéraire et en la faisant vivre dans des mises en scène narratives
fictionnelles. L’esthétique des lieux de ville acquiert, dans ces conditions, une dimension pro-
prement langagière, faite de mots et de phrases, faites de représentations langagières qui font
exister le sens de la ville dans l’univers de la fiction autant que dans celui de l’activité cultu-
relle. La littérature représente une forme esthétique de sublimation des lieux de ville dans les
processus de création littéraire et d’identification fictionnelle qui caractérisent notre rapport au
livre et à l’écriture. Par la médiation de la littérature, qui constitue, en ce sens, parmi les mé-
dias, une forme esthétique particulièrement puissante et active, les lieux de la ville acquièrent
un statut double - à la fois dans le réel de notre expérience et dans nos pratiques symboliques
de lecture ou d’écriture.
Les lieux de la ville sont, d’abord, sublimés par l’expérience même de l’écriture. Le travail
de l’écriture donne naissance, par la médiation de la langue et de la fiction, à des lieux ur-
bains, dont la dimension fictionnelle ne se limite pas à leur statut imaginaire, mais se fonde
sur une véritable sublimation esthétique. Créer des lieux de ville ne consiste pas seulement,
pour le travail de l’écriture, à inventer une urbanité pour les besoins d’une fiction ; il s’agit,
bien davantage, de mettre en œuvre le travail esthétique de la littérature sur la langue, le
style et la fiction, pour donner naissance à des représentations esthétiques de lieux qui cons-
tituent autant de sublimations esthétiques de lieux urbains existants. Dans Les Villes invisibles,
déjà cité, I. Calvino ne se contente pas d’inventer des villes qui n’existent pas : il fait des villes
de son œuvre de fiction des représentations sublimées des différentes formes que l’urbanité
peut revêtir pour lui. À partir du récit qu’il fait sur Bérénice, une des Villes invisibles, il est pos-
sible, écrit-il1, de déduire une image de la Bérénice à venir ; bien plus qu’aucune remarque sur
la ville telle qu’elle se montre à présent, c’est cela qui te conduira à la connaissance du vrai. La
fiction de la ville constitue, en fait, une médiation esthétique permettant de faire apparaître
dans le discours une vérité sur la ville et le fait urbain. C’est ce que l’on peut apercevoir dans
l’autre exemple littéraire que nous invoquons ici, celui de Proust. Voici ce que l’on peut lire
dans Le Temps retrouvé 2 : Le clair de lune, écrit Proust, donnait de ces effets que les villes ne
connaissent pas, et même en plein hiver ; ses rayons s’étalaient sur la neige qu’aucun travail-
leur ne déblayait plus, boulevard Haussmann, comme ils eussent fait sur un glacier des Alpes.
Les silhouettes des arbres se reflétaient nettes et pures sur cette neige d’or bleuté, avec la
délicatesse qu’elles ont dans certaines peintures japonaises ou dans certains fonds de Raphaël.
La sublimation esthétique imaginaire dont fait l’objet ici le paysage urbain donne naissance à
une spatialité urbaine renouvelée.
Par ailleurs, l’expérience de la lecture transforme les lieux de ville grâce à l’expérience
esthétique. La lecture nous fait redécouvrir les lieux de la ville en nous en révélant d’autres
formes que celles que nous connaissons dans notre expérience réelle d’habitants ou de prome-
neurs : lire la ville, dans l’expérience littéraire de la fiction, c’est trouver, grâce à la lecture, de
nouvelles formes et de nouvelles significations aux lieux urbains que nos connaissons déjà,
c’est habiter les lieux de la ville d’une autre manière que celle dont nous avons l’habitude dans
notre expérience réelle de l’urbanité. Les lieux de ville que nous découvrons au fil de nos
1
Calvino (1996), p. 186.
2
Proust (1954), p. 736.
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lectures, même s’ils se réfèrent à des lieux réels de notre pratique urbaine, acquièrent une
consistance particulière, ne serait-ce qu’en raison de la médiation qui s’instaure dans la lecture
entre le scripteur et nous. En la rencontrant dans la fiction, nous inventons une nouvelle géo-
graphie de la ville, en confrontant notre expérience réelle de ces lieux à notre expérience es-
thétique. La lecture peut nous faire redécouvrir toute une forme de ville1 que nous ne soup-
çonnions pas.
Le cinéma a aussi été un puissant inventeur de représentation culturelle de la ville. S’il
existe un art urbain, un art dont l’esthétique a totalement investi les lieux de la ville et qui les a
véritablement recréés, c’est bien le cinéma, né de la culture urbaine et passionnément lié à elle.
Le cinéma a, d’abord, recréé des paysages urbains en nous faisant voir l’espace de la ville
d’une façon nouvelle. Il articule notre regard d’habitants et de promeneurs à un regard
d’artistes ou d’imagination. Comme les médias, le cinéma est un système fondamentalement
urbain de représentation : il appartient à la culture urbaine. Les premières images cinémato-
graphiques, celles des frères Lumière, sont des images de ville (la sortie des usines Lumière),
présentées au public dans un lieu particulièrement urbain (le Grand Café, boulevard des Capu-
cines, à Paris). L’histoire des débuts du cinéma est l’histoire de la représentation de la vie ur-
baine - cette tendance étant renforcée par l’esthétique du noir et blanc qui ne se prête guère à
des vues de nature. C’est pourquoi le cinéma de grande diffusion, au début, si l’on songe aux
films de Chaplin par exemple, met en scène la grande ville américaine et les drames sociaux
qui s’y nouent. Le cinéma, en ce sens, va compléter le regard des journaux et des faits divers
sur la vie urbaine, en nous donnant à lire et à comprendre des scènes auxquelles nous ne
prêtons pas attention, mais à qui l’image va donner une importance esthétique qui nous la fait
remarquer. New York existe autrement, par la médiation du regard d’un vagabond qui tente
d’y habiter.
Mais le cinéma a aussi changé notre perception des lieux urbains en les inscrivant dans
des logiques de fiction et dans des esthétiques d’acteurs et de mises en scène qui constituent
d’authentiques renouvellements esthétiques de la géographie urbaine. Si la peinture, mais,
surtout, sans doute, la photographie, nous avaient donné un regard nouveau sur cet espace
pourtant bien connu, le cinéma invente une nouvelle géographie des lieux de la ville, à la fois
en les investissant par les jeux et les stratégies des acteurs et des personnages, et en leur
donnant une signification nouvelle, liée à l’usage qui en est fait dans la fiction filmique. Dans
un classique comme Quai des Orfèvres, de 1947, H.G. Clouzot donne une nouvelle consis-
tance, dramatique et fictionnelle, à des lieux parisiens que tout le monde connaît, par ailleurs :
la préfecture de Police, sur le quai des Orfèvres, le quartier des Halles, ou encore les Champs
Élysées ou encore l’appartement d’Antoine (L. Jouvet) dans un quartier populaire. Ces lieux de
la géographie parisienne deviennent de nouveaux lieux de ville dès lors qu’ils sont investis
d’une signification nouvelle, produite par la mise en scène et l’image, par la fiction filmique et
la médiation qu’elle établit avec le spectateur.
Enfin, et peut-être surtout, le cinéma, en investissant totalement l’espace urbain, a donné
à la ville un miroir esthétique qui a inventé pour elle une nouvelle logique de représentation.
On pourrait dire que la ville ne naît pleinement à l’art que par le cinéma. Si l’on excepte, sans
doute, la peinture du seizième siècle, sans doute parce qu’on était, alors, à la naissance de la
ville européenne comme fait social, économique et politique - bref : comme fait culturel, c’est
le cinéma, pratiquement en même temps que la photographie, qui donne à la ville la dimension
esthétique d’un espace de représentation. En effet, le cinéma est à la fois un lieu de ville par la
conception et la production de l’image et par sa diffusion et le spectacle qu’il propose. Comme
nous pouvons nous y reconnaître, le cinéma montre la ville à la ville, inscrivant, ainsi, les lieux
de ville dans une forme de spécularité qui leur donne une signification et un statut symbolique
nouveaux. Si Quai des orfèvres représente la ville et la culture urbaine, ce film ne peut, sans
doute, le faire pleinement que pour des spectateurs qui habitent une ville et qui, par consé-
quent, peuvent donner toute leur signification aux jeux des oppositions entre le noir et le blanc
et aux éclairages sur les sites et les paysages urbains, qui font partie intégrante de la signifi-
cation du film. Il en ira de même pour L’Horloger de Saint-Paul, de Tavernier (1973), qui
donne une ampleur narrative particulière au quartier de l’église Saint-Paul, à Lyon.
1
L’expression est de Julien Gracq, qui en a fait le titre d’un de ses livres : cf. Gracq (1985).
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Les médias présentent les lieux de la ville comme des lieux de conception et de diffusion de la
médiation artistique et culturelle, dans l’information sur le patrimoine et l’architecture, dans
l’information concernant la vie artistique et culturelle et dans les informations relatives au tou-
risme et à la mise en valeur esthétique du paysage urbain. Si les médias n’inventent pas de
nouveaux lieux de ville, ni de nouvelles formes aux sites urbains, ils leur donnent, cependant,
une importance et un statut particuliers, qui fait naître une géographie particulière de la ville
dans l’information et la médiation.
La redécouverte patrimoniale et touristique des lieux de la ville s’inscrit dans un mouve-
ment plus global de redécouverte et de requalification des espaces et des paysages. La patri-
monialisation des lieux de ville fait partie du vaste mouvement par lequel nous apprenons à
penser notre environnement comme une valeur et à considérer sa protection et son améliora-
tion comme une responsabilité politique majeure. Les lieux de ville vont, à leur manière, parti-
ciper de cette reformulation de l’exigence environnementale comme un des axes majeurs de
toute politique d’aménagement de l’espace. En un sens, il faut peut-être remonter à Malraux et
aux premières initiatives du nettoyage des monuments historiques, qui, par un changement
radical dans les formes et les couleurs du paysage urbain, ont véritablement fait apparaître des
lieux de ville différents de ceux que l’on avait l’habitude de voir. L’entretien des monuments
historiques donne aux lieux de ville une nouvelle consistance paysagère : si les lieux sont nou-
veaux, c’est que les paysages de la ville le deviennent. Mais, à une autre extrémité dans le
temps, très près de nous, l’invention des Journées du patrimoine1 représente aussi une initia-
tive de nature à produire, sinon des lieux de ville nouveaux, en tous les cas une perception
renouvelée des lieux et des sites urbains.
Parallèlement au développement du souci patrimonial de l’architecture et du paysage ur-
bain, le développement et l’intensification de l’information culturelle rendent possible la mise
en œuvre d’un nouveau regard sur les lieux de ville. En devenant une part majeure de l’action
publique, la médiation culturelle redécouvre, dans la politique urbaine, l’importance de la redy-
namisation des lieux et des aménagements de l’espace public dans l’émergence d’un nouveau
regard sur la ville. À Nantes, l’ancienne biscuiterie Lefèvre-Utile est devenue le Lieu Unique -
conservant, ainsi, le sigle de sa dénomination, par-delà le changement de sa vocation, et de
manière, sans doute, quelque peu ironique et distanciée. Espace consacré à des spectacles, à
des expositions, mais aussi à la rencontre et à la simple convivialité, ce lieu est, désormais,
voué à l’animation socio-culturelle. Cette évolution des lieux consacrés de l’urbanité vers de
nouveaux usages et de nouvelles destinations traduit, sans doute une évolution des lieux de
ville : il ne s’agit, sans doute, plus tant de lieux économiquement fonctionnels ou politique-
ment déterminés, que de lieux dont la signification et la visibilité s’inscrivent désormais dans la
polyvalence de leurs usages et dans la reconnaissance d’exigences nouvelles du développe-
ment urbain. Ils prennent davantage en considération le souci de la solidarité et de la commu-
nication et donnent à la géographie urbaine les formes et les paysages qui correspondent aux
pratiques émergentes de la sociabilité.
Les lieux de ville s’inscrivent, en fait, aujourd’hui, dans une logique nouvelle de
l’architecture urbaine qui se caractérise par quatre traits majeurs. Le premier est l’exigence
renouvelée de lisibilité : l’usage des lieux urbains et les logiques de leur aménagement doivent
être aisément compréhensibles. L’architecture et l’aménagement du paysage urbain
s’inscrivent, désormais, dans une logique d’information et de communication qui requiert une
intelligibilité plus immédiate, renforcée sans doute par l’importance de ce que l’on peut appeler
le regard médiaté sur les lieux de la ville. Le second trait important de l’architecture urbaine
semble, aujourd’hui, l’approche globale des lieux de ville. Ils ne sont plus perçus comme des
lieux fonctionnellement déterminés (lieux de commerce, lieux de passage, lieux de loisirs, lieux
patrimoniaux, etc.), mais davantage comme des surdéterminations de plusieurs caractéristi-
ques à la fois d’ordre sémiotique (signification et médiation) et d’ordre économique (usages).
Par ailleurs, ces lieux sont à la fois des lieux d’activité et des paysages : la coupure semble
n’avoir plus de pertinence entre l’approche fonctionnelle des lieux de ville et leur approche es-
thétique ; sans doute s’agit-il là de la leçon urbaine des logiques environnementales. Habiter la
1
Cf., à ce sujet, la thèse de sciences de l’information et de la communication soutenue par l’architecte
Philippe Fayeton, en 2001, devant l’Université Lumière Lyon II, dont une partie est consacrée à l’étude
des Journées du patrimoine comme médiation de l’architecture.
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ville revêt, dans ces conditions, une dimension nouvelle, celle de l’importance esthétique du
paysage dans la définition même de nos pratiques urbaines. Enfin, les lieux de ville se caracté-
risent, sans doute, aujourd’hui, par une sorte de transfert de la charge symbolique qui
s’attachait jadis à la campagne, et désormais à l’urbanité. Sans doute assiste-t-on à un dépla-
cement de l’opposition entre la campagne supposée permanente et authentique et la ville sup-
posée versatile et artificielle vers une autre opposition toute entière inscrite à l’intérieur du fait
urbain, entre la ville et ses banlieues.
1
Cf. la scène de Madame Bovary où Rodolphe l’emmène au théâtre à Rouen.
2
Dans La ville en scènes, Philippe Chaudoir a bien étudié ces processus de représentation de l’urbanité
dans l’espace de ses rues et de ses places : Voir Chaudoir (2000).
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l’on se reconnaît, mais, au contraire, comme un langage étranger ou distant de nature, tou-
jours, à refonder l’identité urbaine - mais, cette fois, par contraste, ou par différenciation. Ce
que l’on pourrait, ainsi, appeler la différence muséale, qui s’inscrit généralement, et depuis
toujours, dans des lieux appartenant à l’urbanité, se pense le plus souvent comme une pré-
sentation distanciée dans le temps (musées de patrimoine, musées d’œuvres d’art anciennes
ou musées présentant des formes disparues de sociabilité) ou dans l’espace (musées ethno-
graphiques, musées présentant des identités culturelles étrangères). Par le musée, l’identité
culturelle urbaine se refonde, en quelque sorte, par différenciation - comme par métonymie,
comme, à Paris, grâce au Musée de l’Homme, ou, à Marseille, grâce au Musée des Arts Afri-
cains, Océaniens et Amérindiens.
Les médias, enfin, construisent un espace urbain, formé par l’information et la communi-
cation. Le discours des médias ne saurait se réduire à une simple transcription des événe-
ments et des faits qui surviennent dans l’espace de la ville : nous sommes bien en présence de
la construction symbolique d’un espace urbain particulier, celui des médias.
Il convient d’abord d’observer la dimension urbaine de ce que l’on peut appeler le fait mé-
diaté : l’invention de l’information dans les médias. Les journaux appartiennent à l’espace de la
ville, et cela d’abord dans leurs conditions de production et de diffusion. On a montré ailleurs1
comment l’industrialisation de la presse écrite, au dix-neuvième siècle, puis, au vingtième,
l’apparition des médias audiovisuels, ont profondément ancré les médias dans l’espace de la
ville. Il faut le développement de l’espace urbain pour que la vie économique et financière ac-
quière une place majeure dans la presse écrite, qui épouse la croissance de la ville, en donnant
les cours de la Bourse, en informant de l’avancement des travaux d’aménagement et d’extension
des villes. Dans le même temps, les journaux occupent une place importante dans l’espace ur-
bain où ils ont une visibilité considérable, les quartiers des immeubles de presse constituant des
lieux de ville caractéristiques, à Paris, dans le quartier de la Bourse, dans celui de l’Opéra ou
dans celui des Halles, à Londres, à Fleet Street. Par ailleurs, un développement commun va ca-
ractériser, de façon continue à partir du dix-neuvième siècle, les quartiers d’affaires, de finance
et de commerce, et les quartiers de presse et de transmission de l’information (Le télégraphe de
l’Agence Havas, par exemple, est installé, à Paris, en face de la Bourse).
Les faits divers, avec leur corollaire, le feuilleton et le roman policier, représentent les
événements qui marquent la quotidienneté de l’espace urbain. Les lieux de ville vont se trou-
ver, ainsi, transformés, sublimés, recréés, par les formes journalistiques de la fiction (romans
et feuilletons) et de l’information policière (faits divers). Naît, ainsi, dans les médias, une dou-
ble conception des lieux de ville : d’une part, ils font l’objet d’une description précise et infor-
mée à propos des faits divers qui impliquent les habitants des villes, et, d’autre part, ils font
l’objet d’une reconstruction, d’une recréation, due aux écrivains et aux auteurs de feuilletons,
qui vont inventer une ville fictionnelle. Cette dernière, d’ailleurs, ne fera que montrer de façon
amplifiée les caractéristiques de la grande ville, naissante au temps de Conan Doyle et de
Maurice Leblanc, développée et complexe à l’époque contemporaine des romans de P.D. Ja-
mes. Les lieux de ville, dans cette information criminelle, authentique dans le cas des faits di-
vers et fictionnelle dans celui de la littérature policière, font l’objet de ce que l’on pourrait ap-
peler une sublimation négative : l’idéal de référence de ce type de discours est, en effet, un
idéal angoissant, inquiétant ou, dans le cas du fait divers, seulement une information com-
plète, sans complaisance et sans embellissement, parfois à la limite du sordide. Le fait divers
donne des lieux de l’espace urbain une représentation soulignant l’insécurité qui peut y régner.
L’information culturelle et politique, dans les médias, est dominée par la représentation de
la ville. Les lieux de ville constituent, aujourd’hui l’espace dans lequel se déroulent les événe-
ments majeurs dont est faite l’information proposée par les médias. La représentation de la
ville, dans les médias, prend plusieurs formes, en fonction de la nature des événements dont il
est question au cours de l’information, et il est intéressant d’observer que le processus
d’élaboration de l’information - ainsi que son symétrique : le processus d’élaboration de la
connaissance et de l’opinion au fil de la lecture des médias ou de leur écoute - s’inscrit dans le
procès d’une représentation symbolique globale de l’urbanité2.
1
Voir Lamizet (1999).
2
Les exemples qui vont suivre sont tous extraits du Monde du samedi 19 janvier 2002.
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Les lieux de ville y sont, d’abord, un espace, comme un décor. Ainsi de la photo d’une pizzeria
d’une ville de Palestine dans laquelle a eu lieu un attentat, qui représente, dès la première
page, un fragment d’espace urbain. Aux p. 2 et 3 de cette édition, nous sont proposés une
autre photo, de Ramallah cette fois, ainsi qu’un article de reportage sur la ville de Naplouse,
et un autre, sur les « enfants-sorciers » de Kinshasa, tandis que Toulouse et Auxerre sont
mentionnées comme les lieux où sont prononcés des discours politiques faisant partie de la
campagne électorale des candidats à l’élection présidentielle de 2002. Ces fragments
d’urbanité, ces instantanés événementiels de ville, représentent ce que l’on peut appeler
l’emprise urbaine de l’événement : ils constituent la ville comme l’espace, en quelque sorte
naturel, de l’événement.
Les lieux de la ville y sont ensuite présentés comme les territoires qui structurent les évé-
nements et en constituent les enjeux : l’espace urbain représente, en ce sens, dans
l’information médiatée, ce que l’on peut appeler la consistance spatiale de l’événement. On
peut prendre pour exemple l’information sur l’implication d’entrepreneurs bordelais dans le
développement d’un club de rugby de Bègles, près de Bordeaux, ou, encore, l’information sur
la construction, dans la presqu’île scientifique de Grenoble, du pôle technologique Minatec,
spécialisé dans les nanotechnologies. Les lieux de ville territorialisent ainsi l’événement en lui
donnant à la fois un cadre symbolique de pertinence et un espace politique et social de
consistance.
Les lieux de la ville, enfin, représentent l’emprise des événements sur l’espace public :
dans les médias, ils figurent, en quelque sorte, une médiation de l’appropriation des événe-
ments par la sociabilité. Ainsi, l’information économique et sociale reflète-t-elle, dans les mé-
dias, les tensions et les conflits qui marquent l’espace urbain. Par exemple, l’information sur la
campagne présidentielle de N. Mamère est présentée à Toulouse autour du risque industriel,
compte tenu de l’explosion survenue dans cette ville dans l’usine AZF.
La spatialisation urbaine de l’événement dans les médias constitue, ainsi, plus qu’une sim-
ple localisation : les lieux de ville ne sont pas seulement les lieux de survenue de l’événement.
Bien davantage, ils représentent ce que l’on peut appeler une assise symbolique de
l’événement, qui lui donne à la fois un espace, qui permet de le situer et de le penser, et une
matérialité géographique, qui permet d’en faire apparaître la réalité.
On ne saurait évoquer la question des lieux de ville sans penser à ces lieux qui n’en sont
pas, faute d’identité, faute d’investissement symbolique de la part des habitants de la ville
comme de la part de leurs propres habitants. On peut donner à de tels espaces sans significa-
tion le nom de déserts urbains, pour désigner, ainsi, des espaces qui ne sont pas des lieux à
proprement parler, faute de se voir reconnaître une identité et un statut symbolique dans la
culture de l’urbanité.
Les faubourgs désignent, selon l’étymologie même de ce terme 1, des lieux urbains qui n’en
sont pas vraiment, ou qui ne s’en voient pas complètement reconnaître le statut. Avec son
faubourg Saint-Marcel, au Sud-Est, ou son faubourg Saint-Denis, au Nord, Paris connaissait,
ainsi, sous l’Ancien régime, de tels « faux lieux ». Mais il convient d’insister plus particulière-
ment sur le plus connu d’entre eux, le plus actif et le plus remuant, le faubourg Saint-Antoine,
qui prolongeait, à l’extérieur, la rue Saint-Antoine, de l’autre côté de la Bastille. Quartier des
artisans et demeuré aujourd’hui le quartier des fabricants de meubles, le faubourg Saint-
Antoine est une illustration particulièrement éclairante de ce que pouvaient être ces lieux ur-
bains dotés d’une telle identité propre qu’ils finissaient par à peine faire partie de la ville.
Un faubourg est un espace qui ne fait pas partie de la centralité urbaine, qui fait à peine
partie de la ville même, qui est situé à son extrémité. En bordure de la ville, les faubourgs
sont, pour elle, comme des prolongements, des excroissances, qui continuent comme un sas
donnant une véritable consistance à l’entrée ou à la sortie de la ville. C’est en particulier le
chemin de fer qui propose une telle progressivité dans l’entrée en ville, plus ou moins longue
et plus ou moins lentement parcourue avant de gagner le centre ou, au contraire, suivant le
sens du parcours, avant de se retrouver hors de la ville, à la campagne ou dans une autre
ville.
Les constructions des faubourgs se reconnaissent en général au fait qu’il s’agit
d’immeubles moins élevés que ceux de la ville même. La différence est sensible, à Lyon, entre
les immeubles des pentes de la Croix-Rousse d’une hauteur uniformément assez importante et
ceux du faubourg, qui étaient ceux des habitations modestes de ceux qui allaient travailler en
ville, et qui sont plus souvent de petits immeubles. À Bordeaux, les maisons des faubourgs
sont traditionnellement, en général, ce que l’on appelle dans la région des « échoppes », c’est-
à-dire des maisons sans étage - ce qui explique, d’ailleurs, l’étendue de la surface de cette
ville. Les constructions des faubourgs, par ailleurs, sont le plus souvent des constructions as-
sez modestes, si l’on excepte certains faubourgs, comme, à Paris, le faubourg Saint-Honoré,
qui étaient les quartiers extérieurs où habitait, au contraire, l’aristocratie ou la grande bour-
geoisie qui voulait vivre à l’écart de la grande ville. Ce qui caractérise ces lieux de ville, du
point de vue architectural, c’est, finalement, qua la sociabilité et l’ouverture sur le voisinage et
l’extérieur a lieu dans la rue et non dans l’immeuble, dont la petite taille le réserve à
l’habitation d’une famille seule ou d’un petit nombre de familles.
Les faubourgs anciens se caractérisent par la prédominance de l’habitation par rapport aux
autres activités urbaines. Il y a, dans les faubourgs, peu d’activités économiques de produc-
tion, d’échange ou de transformation, à l’exception, bien sûr, des activités économiques vou-
lues par l’habitation même (services de proximité, commerces alimentaires, etc.). S’il existe
des activités professionnelles dans les faubourgs, elles sont liées à l’artisanat, en ce que ce
mode d’activité économique se prête à la vie familiale même élargie, et, par conséquent, peut
s’exercer à l’intérieur des locaux privés d’habitation. Dans les faubourgs, dans ces conditions,
se déploie toute une activité économique particulière qui se caractérise par sa dépendance
étroite vis-à-vis de la ville et par son mode de mise en œuvre essentiellement familial. La pré-
dominance de l’habitation dans l’usage de l’espace urbain des faubourgs explique que, dans
ces lieux, se développent de très forts réseaux de solidarité.
1
Faubourg vient de l’ancien français fors bourg, hors du bourg. Au XIVème siècle, l’expression est deve-
nue faux bourg, par contamination de faux, ce qui montre bien que, si, au départ, le concept renvoie à la
spatialité (hors de la ville), l’évolution lexicale est porteuse de la représentation du faubourg comme d’un
lieu qui n’est pas véritablement perçu comme un lieu de ville (Voir Nouveau dictionnaire étymologique,
d’A. Dauzat, J. Dubois et H. Mitterand (2ème éd., Paris, Larousse, 1971).
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C’est que les faubourgs de ville présentent une sociabilité particulière, fondée sur le voisinage
et la solidarité, à la fois économique et professionnelle, et, par conséquent, se caractérisent
par des identités très fortes. Les journées de juillet 1789 ont commencé à Paris au faubourg
Saint-Antoine, dont on vient de parler, qui regroupait, près de la Bastille, la plupart des arti-
sans de la capitale. De la même manière, le faubourg de la Guillotière, à Lyon, se signale par
une identité très marquée et par une histoire politique très forte, cependant que la Croix-
Rousse n’était que tardivement rattachée à la ville de Lyon. La sociabilité faubourienne, qui
s’exprime dans des façons de parler particulière (l’accent « faubourien » est connu à Paris) et
dans des rituels sociaux très marqués, se caractérise, ainsi, par une appartenance tendue à
l’espace urbain, marquée par une personnalité très autonome et volontiers rebelle.
Comme les faubourgs sont « faux », c’est-à-dire porteurs d’une identité et d’une apparte-
nance ambiguë à l’espace urbain, les banlieues sont ce que l’on pourrait appeler un lieu de ville
sans identité urbaine. La banlieue, étymologiquement, désigne l’espace extérieur à une ville où
s’exerçait encore le droit de ban, c’est-à-dire le droit du suzerain de lever les troupes et de
réglementer les mariages (par les bans) . Aujourd’hui, la banlieue désigne encore un lieu de
ville qui appartient à un espace urbain dépendant d’une ville-centre, mais qui est plus exté-
rieur, plus distant de la ville que ne le sont les faubourgs, en général peu à peu intégrés à
l’espace de la ville-centre. La banlieue est un espace urbain qui, au contraire, pour des raisons
historiques ou sociales, résiste à l’emprise de la ville, sans nécessairement, à la différence du
faubourg, être porteur d’une identité particulière : si le faubourg est bien un lieu qui se donne
l’air d’un bourg (qui est un faux bourg), la banlieue ne se donne pas l’air d’une ville et se voit
rarement reconnaître une identité.
La banlieue, souvent, à la différence du faubourg, n’a pas de nom : on parle plutôt de la
banlieue Nord (ou Sud) ou de la grande banlieue (ou de la proche banlieue). C’est que la ban-
lieue ne constitue pas pleinement un lieu de ville : la banlieue est considérée comme un es-
pace relativement anonyme (c’est pourquoi aucun signifiant ne la désigne en dehors d’une si-
tuation géographique), situé dans la dépendance d’une ville (à la différence du faubourg qui se
voit reconnaître une identité particulière au sein de l’ensemble urbain). Historiquement, c’est
d’ailleurs, en général à partir du moment où elles n’ont plus pu se trouver dans la ville que ces
activités se sont peu à peu éloignées en banlieue. Dans ces conditions, la banlieue est un lieu
de ville sans identité ni spécificité reconnaissable : à peine s’agit-il d’un lieu, en ce que l’on ne
peut ni la délimiter, ni la décrire de façon homogène. La banlieue d’une ville n’existe pas :
seules existent ses banlieues, le pluriel faisant apparaître qu’il s’agit d’un espace
d’agglomération, et non d’un lieu identifiable. Ce qui unifie l’espace urbain composé de la ville
et de ses banlieues, ce sont les réseaux fonctionnels qui le traversent et le structurent : la
banlieue, dans ces conditions, se définit par sa participation au réseau global et non par une
identité symbolique particulière.
Les banlieues sont en général strictement résidentielles, et ne comportent pas d’activité
de nature à définir leur spécificité dans l’espace urbain : sans vocation économique ou cultu-
relle particulière : la banlieue est, en général, définie comme un espace d’habitation ou, si y
sont implantées des activités de production ou d’échange, elles s’inscrivent dans la dépen-
dance de la ville centre. On peut, d’une certaine manière, observer que la résidence ou
l’habitation ne suffit pas à définir l’identité d’une ville : une ville n’existe pleinement, sur le
plan symbolique et sur le plan politique, que dans la mesure où s’y exercent des activités spé-
cifiques et dans la mesure où elle se voit reconnaître une identité politique. Cette dimension
fondamentalement résidentielle de la banlieue, qui trouve son paroxysme dans l’expression
cité-dortoir, représente une forme de déterritorialisation de la banlieue. Cette expression si-
gnifie, en quelque sorte, qu’une banlieue ne sert qu’à dormir, sans participer à l’activité de la
ville : à son économie politique, au sens propre du terme. C’est ce caractère résidentiel de la
banlieue qui explique que les différences de paysage et d’aménagement soient si importantes
et si sensibles dans les espaces périphériques. Tandis que les différences entre les quartiers,
au sein de la ville, s’inscrivent dans une amplitude relativement limitée, c’est entre les ban-
lieues que peuvent se percevoir les différences les plus extrêmes, comme, dans la région pa-
risienne, entre les banlieues résidentielles de l’Ouest et du Sud (Neuilly, Meudon, Saint-Cloud,
etc.) et les banlieues populaires du Nord et de l’Est (Saint-Denis, Pantin, et, plus loin, Sarcel-
les).
annonciatrice des tensions politiques qui aboutiront à la Révolution. À notre époque, il existe
deux limites de l’emprise urbaine parisienne. La première est marquée par un boulevard circu-
laire continu qui prend, dans ses parties successives, les noms des maréchaux d’Empire. Il
s’agit encore d’une voie urbaine, parcourue par la circulation et par des autobus, mais em-
pruntée aussi par les piétons qui peuvent s’y déplacer et la traverser ; en ce sens, cette voie
appartient encore à l’espace de l’urbanité, il s’agit d’un lieu de ville. En revanche, l’autre limite
de la ville est constituée par le boulevard périphérique, qui, lui, ne pouvant ni se traverser ni
se parcourir à pied, relève davantage de l’autoroute que de la voie urbaine, et, en ce sens, ne
saurait constituer un lieu de ville. Il est frappant, à cet égard, que l’aménagement de l’espace
lyonnais au temps de la municipalité de Louis Pradel ait aussi conçu en pleine ville de tels es-
paces proprement inhabitables puisqu’ils ne sont voués qu’à la circulation et, par conséquent,
être considérés comme de véritables lieux de ville.
Cet exemple des voies qui entourent les villes en en marquant la limite permet de com-
prendre la notion de périphérie : le propre du concept de périphérie est de ne pas constituer
un lieu de ville, dans la mesure où ces espaces ne font pas l’objet d’une appropriation symboli-
que par leurs habitants sous la forme de pratiques culturelles et de pratiques de sociabilité.
C’est ainsi que le développement démographique de la population des villes, ainsi que d’autres
faits historiques - par exemple, dans les années soixante, l’installation dans les grandes villes
de populations quittant les anciennes colonies comme l’Algérie - ont entraîné une vaste res-
tructuration des espaces urbains donnant, en particulier, lieu à l’apparition d’espaces périphé-
riques d’habitation, comme l’ensemble de Garges-lès-Gonesse et Sarcelles dans la région pari-
sienne, les quartiers de la périphérie Nord de Marseille, ou encore les périphéries Sud et Est de
Lyon (Vaulx en Velin, Vénissieux). On parle désormais de périphérie pour désigner cet ensem-
ble dense d’habitations et de voies de circulation qui se situe autour des grandes villes, sans,
pour autant, constituer des sites urbains, des lieux de ville, à proprement parler, faute des
aménagements et des activités propres à l’urbanité. C’est ce qui explique la crise de l’urbanité
que l’on peut observer dans les grandes villes, en particulier en France, et qui résulte à la fois
de l’absence de rationalité urbaine dans l’aménagement de ces sites, des difficultés économi-
ques et sociales qui frappent les populations qui y vivent, et des difficultés culturelles
d’intégration de sociabilité que l’on peut y observer.
On peut, dès lors, comprendre le sens des politiques urbaines : il s’agit de faire naître des
lieux de ville dans les périphéries, et de constituer un véritable tissu symbolique et social
d’urbanité de nature à constituer un espace aussi homogène que possible entre les quartiers
des centres urbains et les quartiers des périphéries. L’enjeu de la politique de la ville est bien
là : il ne s’agit de rien d’autre que de penser les lieux de ville de manière à y faire naître de
l’urbanité. Ce devrait être le sens de la politique du développement social urbain, qui, pour
aboutir, devrait ne pas se limiter aux ghettos des quartiers en difficulté, mais, au contraire,
réussir le pari de l’intégration urbaine. L’histoire des villes a toujours été celle de leur exten-
sion et de la façon dont leur croissance a, peu à peu, absorbé les lieux qui les entourent aux
ensembles politiques qu’elles constituent. C’est ainsi que le concept de métropole naît, dès
l’Antiquité, et que, de nos jours, les communautés urbaines représentent la réalité politique
d’une telle intégration et de sa reconnaissance dans le réel de nos pratiques sociales. En se
poursuivant aujourd’hui par l’intégration des quartiers périphériques et par leur aménagement
en espaces urbains au sens plein du terme, la politique de la ville nous rappelle qu’il n’est de
lieu de ville que par l’inscription dans l’espace urbain de sites porteurs d’une identité symboli-
que et politique dans lesquels s’exprime une réelle sociabilité.