13 Fables Lafontaine
13 Fables Lafontaine
13 Fables Lafontaine
de Jean de La Fontaine
(1621-1695)
rangées au
grenier
de notre
mémoire...
1
TABLE DES MATIÈRES
La cigale et la fourmi 3
Le corbeau et le renard 4
La laitière et le pot au lait 5
La grenouille qui veut se faire aussi grosse que le boeuf 6
Le rat de ville et le rat des champs. 7
Le loup et l'agneau. 8
Les voleurs et l'âne. 9
Le renard et la cigogne. 10
Le chêne et le roseau. 11
L'âne chargé d'éponges, 12
Le lion et le moucheron 13
Le lion et le rat 14
Le meunier, son fils et l’âne 15
Le renard et le bouc 16
Le renard et les raisins 17
Le lion devenu vieux 18
Le pot de terre et le pot de fer 19
Le laboureur et ses enfants 20
Le lièvre et la tortue 21
Les animaux malades de la peste 22
Le héron 23
Le chat, la belette et le petit lapin 24
Le savetier et le financier 25
Le coche et la mouche 26
Le rat et l’huître 27
L’äne et le chien 28
Les deux pigeons 29
Le vieillard et les trois jeunes hommes 30
2
LA CIGALE ET LA FOURMI
1
- Cette fable montre qu’il ne faut pas être négligent, si l’on veut éviter le chagrin et les dangers.
Note : - La cigale ne vit qu'un été hors de terre ; sa larve a un cycle sous terre de 2 ans. Elle ne chante pas
mais gratte ses élytres.
3
LE CORBEAU ET LE RENARD
2
- Cette fable montre combien l’intelligence à de la valeur .
- Phénix = oiseau fabuleux, toujours seul de son espèce, qui, après un siècle de vie, renaissait de ses
cendres ; par extension, un phénix désigne tout être d'une beauté et d'un mérite incomparables.
4
LA LAITIÈRE ET LE POT AU LAIT
5
LA GRENOUILLE QUI VEUT SE FAIRE
AUSSI GROSSE QUE LE BOEUF
6
LE RAT DE VILLE ET LE RAT DES CHAMPS
3
- Ortolan : petit oiseau très gras et dont la chair est exquise.
7
LE LOUP ET L'AGNEAU
4
- Cette fable est écrite contre ceux qui, sous des prétextes inventés, accablent les innocents.
8
LES VOLEURS ET L'ÂNE
9
LE RENARD ET LA CIGOGNE
5
- Brouet : sorte de bouillon, avec cette circonstance aggravante qu’il est très clair.
6
- Friande : fine, délicate. A donné le mot : friandise.
10
LE CHÊNE ET LE ROSEAU
11
L'ÂNE CHARGÉ D'ÉPONGES, ET L'ÂNE CHARGÉ DE SEL
12
LE LION ET LE MOUCHERON
13
LE LION ET LE RAT
7
- Rets = filet
14
LE MEUNIER, SON FILS ET L’ÂNE
J’ai lu dans quelque endroit qu’un meunier et son fils, — Parbleu, dit le meunier, est bien fou du cerveau
L’un vieillard, l’autre enfant, non pas des plus petits, Qui prétend contenter tout le monde et son père.
Mais garçon de quinze ans si j’ai bonne mémoire, Essayons toutefois si par quelque manière
Allaient vendre leur âne un certain jour de foire. Nous en viendrons à bout." Ils descendent tous deux.
Afin qu’il fut plus frais et de meilleur débit L’âne se prélassant marche seul devant eux.
On lui lia les pieds, on vous le suspendit Un quidam les rencontre et dit "Est-ce la mode
Puis cet homme et son fils le portent comme un lustre. Que baudet aille à l’aise et meunier s’incommode ?
Pauvres gens, idiots, couple ignorant et rustre ! Qui de l’âne ou de l’homme est fait pour se lasser ?
Le premier qui les vit de rire s’éclata : Je conseille à ces gens de le faire enchâsser.
" Qu’elle farce, dit-il, vont jouer ces gens-là ? Ils usent leurs souliers, et conservent leur âne.
Le plus âne des trois n’est pas celui qu’on pense. " Nicolas au rebours, car quand il va voir Jeanne,
Le meunier, à ses mots, connaît son ignorance ; Il monte sur sa bête et la chanson le dit.
Il met sur pieds sa bête, et la fait détaler. Beau trio de baudets." Le meunier répartit :
L’âne qui goûtait fort l’autre façon d’aller, "Je suis âne, il est vrai, j’en conviens, je l’avoue
Se plaint en son patois. Le meunier n’en a cure, Mais que dorénavant on me blâme, on me loue,
Il fait monter son fils, il suit et d’aventure Qu’on dise quelque chose ou qu’on ne dise rien,
Passent trois bons marchands. Cet objet leur déplut J’en veux faire à ma tête." Il le fit et fit bien.
Le plus vieux au garçon s’écria tant qu’il put :
"Oh la oh, descendez, que l’on ne vous le dise,
Jeune homme qui menez laquais à barbe grise !
C’était à vous de suivre, au vieillard de monter.
— Messieurs, dit le meunier, il faut vous contenter."
L’enfant met pied à terre et puis le vieillard monte,
Quand trois filles passant, l’une dit "C’est grand honte
Qu’il faille voir ainsi clocher ce jeune fils,
Tandis que ce nigaud comme un évêque assis,
Fait le veau sur son âne et crois être bien sage.
— Il n’est, dit le meunier, plus de veaux à mon âge
Passez votre chemin, ma fille et m’en croyez."
Après maints quolibets, coup sur coup renvoyés,
L’homme crut avoir tort et mis son fils en croupe.
Au bout de trente pas, une troisième troupe
Trouve encore à gloser. L’un dit "Ces gens sont fous.
Le baudet n’en peut plus ; il mourra sous leurs coups !
Hé quoi ? Charger ainsi cette pauvre bourrique !
N’ont-ils point de pitié de leur vieux domestique ?
Sans doute qu’à la foire ils vont vendre sa peau.
15
LE RENARD ET LE BOUC
17
LE LION DEVENU VIEUX
8
- De là vient l’expression : “ le coup de pied de l’âne”
18
LE POT DE TERRE ET LE POT DE FER
19
LE LABOUREUR ET SES ENFANTS
20
LE LIÈVRE ET LA TORTUE
Rien ne sert de courir, il faut partir à point :
Le lièvre et la tortue en sont un témoignage.
" Gageons, dit celle-ci, que vous n’atteindrez point
Sitôt que moi ce but. -— Sitôt ? Êtes-vous sage ?
Réparti l’animal léger :
Ma commère, il faut vous purger
Avec quatre grains d’hellébore.
— Sage ou non, je parie encore. "
Ainsi fut fait ; et de tous deux
On mit près du but les enjeux :
Savoir quoi, ce n’est pas l’affaire,
Ni de quel juge l’on convint.
Notre lièvre n’avait que quatre pas à faire,
J’entends de ceux qu’il fait lorsque près d’être atteint
Il s’éloigne des chiens, les renvoie aux calendes,
Et leur fait arpenter les landes.
Ayant, dis-je du temps de reste pour brouter,
Pour dormir et pour écouter
D’où vient le vent, il laisse la tortue
Aller son train de sénateur.
Elle part, elle s’évertue,
Elle se hâte avec lenteur.
Lui cependant méprise une telle victoire,
Tient la gageure à peu de gloire,
Croit qu’il y va de son honneur
De partir tard. Il broute, il se repose,
Il s’amuse à tout autre chose
Qu’à la gageure. A la fin quand il vit
Que l’autre touchait presque au bout de la carrière,
Il partit comme un trait ; mais les élans qu’il fit
Furent vains : la tortue arriva la première.
" Eh bien ! lui cria-t-elle, n’avais-je pas raison ?
De quoi vous sert votre vitesse ?
Moi l’emporter ! Et que serait-ce
Si vous portiez votre maison ?9 "
9
- Cette fable montre que beaucoup d’hommes, heureusement pourvus par la nature, se perdent par la
mollesse et la négligence ; que beaucoup, par leur application et leur effort, triomphent de leurs défauts
naturels.
- Les calendes étaient le premier jour du mois romain, mais le mois grec ne les connaissait pas. Donc
remettre aux calendes grecques, c’est remettre à une date qui ne se présentera pas.
21
LES ANIMAUX MALADES DE LA PESTE
Un mal qui répand la terreur, — Sire, dit le renard, vous êtes trop bon roi,
Mal que le ciel en sa fureur Vos scrupules font voir trop de délicatesse.
Inventa pour punir les crimes de la terre, EH bien ! manger moutons, canaille, sotte espèce,
La peste, (puisqu’il faut l’appeler par son nom), Est-ce un péché. Non, non. Vous leur fites
Capable d’enrichir en un jour l’Achéron, Seigneur,
Faisait aux animaux la guerre. En les croquant, beaucoup d’honneur ;
Ils ne mourraient pas tous, mais tous étaient Et quand au berger, l’on peut dire
frappés : Qu’il était digne de tous maux,
On n’en voyait point d’occupés Étant de ces gens-là qui sur les animaux
A chercher le soutien d’une mourante vie Se font un chimérique empire. "
Nul mets n’existait leur envie, Ainsi dit le renard et flatteurs d’applaudir.
Ni loups ni renard n’épiaient On n’osa trop approfondir
La douce et l’innocente proie Du tigre, ni de l’ours, ni des autres puissances
Les tourterelles se fuyaient : Les moins pardonnables offenses.
Plus d’amour, partant plus de joie. Tous les gens querelleurs, jusqu’aux simples
mâtins,
Le lion tint conseil, et dit " Mes chers amis, Au dire de chacun étaient de petits saints.
Je crois que le ciel a permis L’âne vint à son tour, et dit " J’ai souvenance
Pour os pêchés cette infortune. Qu’en un pré de moines passant,
Que le plus coupable de nous La faim, l’occasion, l’herbe tendre, et je pense,
Se sacrifie aux traits du céleste courroux Quelque diable aussi me poussant,
Peut-être il obtiendra la guérison commune. Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.
L’histoire nous apprend qu’en de tels accidents Je n’en avais nul droit, puisqu’il faut parler net. "
On fait de pareils dévouements. A ces mots on cria haro sur le baudet.
Ne nous flattons donc point, voyons sans Un loup, quelque peu clerc, prouva par sa harangue
indulgence Qu’il fallait dévouer ce maudit animal,
L’état de notre conscience. Ce pelé, ce galeux, d’où venait tout leur mal.
Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons, Sa peccadille fut jugé un cas pendable.
J’ai dévoré force moutons. Manger l’herbe d’autrui ! quel crime abominable
Que m’avaient-ils fait ? Nulle offense ; Rien que la mort n’était capable
Même il m’est arrivé quelquefois de manger D’expier son forfait : on le lui fit bien voir.
Le berger.
Je me dévouerai donc, s’il le faut : mais je pense Selon que vous serez puissant ou misérable,
Qu’il est bon que chacun s’accuse ainsi que moi : Les jugements de cour vous rendront blanc ou
Car on doit souhaiter selon toute justice, noir.
Que le plus coupable périsse.
- La peste inspirait une telle terreur qu’on évitait même d’en prononcer le nom.- Achéron : le fleuve des
enfers. - Dévouements : immolation aux dieux, à Rome - Haro : crie d’appel à la violence contre un
délinquant. - Expier : effacer les péchés. - Cour : cour de justice.
22
LE HÉRON
23
LE CHAT, LA BELETTE ET LE PETIT LAPIN
Du palais d’un jeune lapin,
Dame belette, un beau matin,
S’empara : c’est une rusée.
Le maître étant absent, ce lui fut chose aisée.
Elle porta chez lui ses pénates, un jour
Qu’il était allé faire à l’Aurore sa cour
Parmi le thym et la rosée.
Après qu’il eut brouté, trotté, fait tous ses tours,
Jannot lapin retourne aux souterrains séjours.
La belette avait mis le nez à la fenêtre.
" O Dieux hospitaliers ! que vois-je ici paraître ?
Dit l’animal chassé du paternel logis.
O là, Madame la belette,
Que l’on déloge sans trompette,
Ou je vais avertir tous les chats du pays. "
La dame au nez pointu répondit que la terre
Était au premier occupant.
" C’était un beau sujet de guerre,
Qu’un logis ou lui-même il n’entrait qu’en rampant.
Et quand ce serait un royaume,
Je voudrais bien savoir, dit-elle, quelle loi
En a pour toujours fait l’octroi
A Jean, fils ou neveu de Pierre ou de Guillaume,
Plutôt qu’à Paul, plutôt qu’à moi. "
Jean lapin allégua la coutume et l’usage :
" Ce sont, dit-il, leurs lois qui m’ont de ce logis
Rendu maître et seigneur, et qui de père en fils,
L’ont de Pierre à Simon, puis à moi Jean transmis.
“Le premier occupant” est-ce une loi plus sage ?
— Or bien, sans crier davantage,
Rapportons-nous dit-elle à Raminagrobis. "
C’était un chat vivant comme un dévot ermite,
Un chat faisant la chattemite,
Un saint homme de chat, bien fourré, gros et gras,
Arbitre expert sur tous les cas.
Jean lapin pour juge l’agrée.
Les voilà tous deux arrivés
Devant Sa Majesté fourrée.
Grippeminaud leur dit : " Mes enfants, approchez,
Approchez je suis sourd, les ans en sont la cause. "
L’un et l’autre approcha ne craignant nulle chose.
Aussitôt qu’à portée il vit les contestants,
Grippeminaud, le bon apôtre,
Jetant des deux cotés sa griffe en même temps,
Mit les plaideurs d’accord en croquant l’un et l’autre.
24
LE SAVETIER ET LE FINANCIER
Un savetier chantait du matin jusqu’au soir Le savetier cru voir tout l’argent que la terre
C’était merveilles de le voir, Avait, depuis plus de cent ans
Merveilles de l’ouïr ; il faisait des passages Produit pour l’usage des gens.
Plus content qu’aucun des sept sages. Il retourne chez lui ; dans sa cave il enserre
Son voisin au contraire étant tout cousu d’or, L’argent et sa joie à la fois.
Chantait peu, dormait moins encor. Plus de chant : il perdit la voix,
C’était un homme de finance. Du moment qu’il gagna ce qui cause nos peines.
Si sur le point du jour, parfois il sommeillait, Le sommeil quitta son logis ;
Le savetier alors en chantant l’éveillait ; Il eut pour hôtes les soucis,
Et le financier se plaignait Les soupçons, les alarmes vaines ;
Que les soins de la Providence Tout le jour il avait l’oeil au guet ; et la nuit,
N’eussent pas au marché fait vendre le dormir, Si quelque chat faisait du bruit,
Comme le manger et le boire. Le chat prenait l’argent. A la fin le pauvre homme
En son hôtel il fit venir S’en courut chez celui qu’il ne réveillait plus :
Le chanteur, et lui dit " Or, çà, sire Grégoire, " Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons et mon
Que gagnez-vous par an ? — Par an, ma foi, somme,
Monsieur, Et reprenez vos cent écus. "
Dit, avec un ton de rieur,
Le gaillard savetier, ce n’est point ma manière Note :
- Le dimanche en chaire le curé annonçait les fêtes en
De compter de la sorte et je n’entasse guère spécifiant celles qu’on devait célébrer par le repos.
Un jour sur l’autre, il suffit qu’à la fin - Un écu de cette époque = 1000 francs environ en
J’attrape le bout de l’année 1992.
Chaque jour amène son pain.
— Eh bien, que gagnez-vous, dites-moi, par
journée ?
— Tantôt plus, tantôt moins : le mal est que
toujours
(Et sans cela nos gains seraient assez honnêtes),
Le mal est que dans l’an s’entremêlent des jours
Qu’il faut chômer ; on nous ruine en fêtes ;
L’une fait tort à l’autre ; et Monsieur le curé
De quelque nouveau saint charge toujours son
prône. "
Le financier riant de sa naïveté,
Lui dit : " Je vous veux mettre aujourd’hui sur le
trône,
Prenez ces cents écus ; gardez-les avec soin ,
Pour vous en servir au besoin. "
25
LE COCHE ET LA MOUCHE
- Javelle : poignée d’épis qu’on laisse sur le sol pour les faire sécher avant de les réunir en gerbes.
- Taupinée : petit tas de terre que les taupes rejettent en creusant leurs galeries.
27
L’ÂNE ET LE CHIEN
28
LES DEUX PIGEONS
Deux pigeons s’aimaient d’amour tendre : A ces mots, en pleurant, ils se dirent adieu.
L’un d’eux, s’ennuyant au logis, Le voyageur s’éloigne ; et voilà qu’un nuage
Fut assez fou pour entreprendre L’oblige de chercher retraite en quelque lieu.
Un voyage en lointain pays. Un seul arbre s’offrit, tel encor que l’orage
L’autre lui dit " Qu’allez-vous faire ? Maltraita le pigeon en dépit du feuillage.
Voulez-vous quitter votre frère ? L’air devenu serein, il part tout morfondu,
L’absence est le plus grand des maux : Sèche du mieux qu’il peut son corps chargé de
Non pas pour vous, cruel ! Au moins, que les pluie.
travaux, Dans un champ à l’écart voit du blé répandu
Les dangers, les soins du voyage, Voit un pigeon auprès : cela lui donne envie ;
Changent un peu votre courage. Il y vole, il est pris : ce blé couvrait d’un las
Encor, si la saison s’avançait davantage ! Les menteurs et traîtres appas.
Attendez les zéphyrs : qui vous presse ?un corbeau Le las était usé : si bien que, de son aile,
Tout à l’heure annonçait malheur à quelque oiseau. De ses pieds, de son bec, l’oiseau le rompt enfin :
Je ne songerai plus que rencontres funeste, Quelque plume y périt ; et le pis du destin
Que faucons, que réseaux. " Hélas ! dirai-je , il Fut qu’un certain vautour, à la serre cruelle,
pleut : Vit notre malheureux, qui, traînant la ficelle
Mon frère a-t-il tout ce qu’il veut, Et les morceaux du las qui l’avait attrapé
Bon souper, bon gîte, et le reste ? " Semblait un forçat échappé.
Le vautour s’en allait le lier, quand des nues
Ce discours ébranla le coeur Fond à son tour un aigle aux ailes étendues.
De notre imprudent voyageur Le pigeon profita du conflit des voleurs,
Mais le désir de voir et l’humeur inquiète S’envola, s’abattit auprès d’une masure,
L’emportèrent enfin. Il dit : " Ne pleurez point ; Crut, pour ce coup, que ses malheurs
Trois jours au plus rendront mon âme satisfaite ; Finiraient par cette aventure.
Je reviendrai dans peu conter de point en point Mais un fripon d’enfant (cet âge est sans pitié)
Mes aventures à mon frère ; Prit sa fronde et, du coup, tua plus d’à moitié.
Je le désennuierai. Quiconque ne voit guère La volatile malheureuse,
N’a guère à dire aussi. Mon voyage dépeint Qui, maudissant sa curiosité,
Vous sera un plaisir extrême. Traînant l’aile et tirant le pied,
Je dirai : " J’étais là ; telle chose m’advint. Demi-morte et demi-boiteuse,
Vous y croirez être vous-même. " Droit au logis s’en retourna :
Que bien, que mal, elle arriva
Sans autre aventure fâcheuse.
Voilà nos gens rejoints et je laisse à juger
De combien de plaisirs ils payèrent leurs peines.
29
LE VIEILLARD ET LES TROIS JEUNES HOMMES
Un octogénaire plantait.
"Passe encor de bâtir ; mais planter à cet âge !"
Disaient trois jouvenceaux, enfants du voisinage,
Assurément il radotait.
Car au nom des dieux, je vous prie,
Quel fruit de ce labeur pouvez-vous recueillir ?
Autant qu’un patriarche10 il vous faudrait vieillir.
A quoi bon charger votre vie
Des soins d’un avenir qui n’est pas fait pour vous ?
Ne songez désormais qu’à vos erreurs passées ;
Quittez le long espoir et les vastes pensées
Tout cela ne convient qu’à nous.
— Il ne convient pas à vous-mêmes,
Répartit le vieillard. Tout établissement
Vient tard, et dure peu. La main des Parques blêmes
De vos jours et des miens se joue également.
Nos termes sont pareils par leur courte durée.
Qui de nous des clartés de la voûte azurée
Doit jouir le dernier. Est-il un seul moment qui vous puisse assurer d’un second
seulement?
Mes arrière-neveux me devront cet ombrage.
Eh bien, défendez-vous au sage
De se donner des soins pour le plaisir d’autrui ?
Cela même est un fruit que je goûte aujourd’hui :
J’en puis jouir demain et quelques jours encore
Je puis enfin compter l’aurore
Plus d’une fois sur vos tombeaux."
Le vieillard eut raison : l’un des trois jouvenceaux
Se noya dés le port, allant à l’Amérique,
L’autre, afin de monter aux grandes dignités,
Dans les emplois de Mars servant la république,
Par un coup imprévu vit ses jours emportés ;
Le troisième tomba d’un arbre
Que lui-même il voulut enter
Et, pleurés du vieillard, il grava sur leur marbre
Ce que je viens de raconter.
10
- Un patriarche = un patriarche de la Bible, un Mathusalem qui, selon “La Genèse”, vécut 969 ans.
- Tout établissement = tout ce qu’on fonde.
- Nos termes = les limites dans lesquelles notre vie est comprise.
- Enter = greffer par entaille, par incision.
30
31