AAP Traites Esclavagistes Et Mémoire Culturelle
AAP Traites Esclavagistes Et Mémoire Culturelle
AAP Traites Esclavagistes Et Mémoire Culturelle
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Appel à contributions
« Traites esclavagistes et mémoire culturelle »
Coordination
Gaetano Ciarcia, Directeur de recherche, CNRS / IMAf (Institut des mondes africains)
Argumentaire
Ce dossier a pour thème l’institution commémorative du passé de l’esclavage dans plusieurs
sites, ports et comptoirs négriers européens, africains et américains. Il se propose d’interroger
l’édification – ou éventuellement son absence – d’une « mémoire culturelle » [Assman, 2010],
officielle et normative, des traites esclavagistes, les mouvements d’adhésion et de dissensions
ainsi que les oublis créateurs ou les silences, parfois chargés de significations tacites, qu’une
telle mémoire suscite ou interpelle. Ses divers registres discursifs ainsi que ses chronotopes et,
plus généralement, les motifs catalyseurs des narrations mobilisées seront au centre de notre
réflexion.
Un des objectifs de ce numéro d’Ethnologie française sera de questionner les formes de
recomposition énonciative et rituelle de la relation au passé dans des milieux sociaux et des
contextes politiques où la traite négrière a pu être pensée et ressentie comme un moment à la
fois fondateur et d’effacement ou de dispersion des « origines ». À partir d’une réflexion
générale sur les mémoriaux comme espaces producteurs de passés simultanément perpétuels
et en sursis, nous envisageons de produire une analyse fine des sites et des récits
contemporains véhiculant une mémoire culturelle des traites esclavagistes.
Selon Mikhaïl Bakhtine [1978 : 391], dans les fictions littéraires, afin de produire la
superposition et l’enchâssement de plusieurs registres narratifs et historiques, les chronotopes
sont « les centres organisateurs des principaux événements contenus dans le sujet du roman ».
Dans les divers imaginaires instituant les origines – encore « vivantes » et pourtant déjà
« muséales » au sens large ou ritualisées – de la traite négrière, nous sommes souvent
confrontés à la fabrication de chronotopes mémoriels, tels le bateau, la route, la porte,
l’Océan, le retour, la traversée, etc. À l’appui des artifices et des partis pris nécessaires à la
fabrication et à la diffusion de ces chronotopes, des sources orales et écrites, des supports
visuels, des pratiques cérémonielles participent à la transfiguration du passé esclavagiste à
travers des mythes qui le commémorent. De cette manière, le souvenir endeuillé pour les
humains morts pour de vrai (les esclaves) peut intégrer et prédire par exemple la célébration
de leur retour en tant qu’« héros mythiques » ou « ancêtres » [Sutherland, 2002].
Au sein de sociétés anciennement esclavagistes – fussent-elles africaines, américaines et
européennes – dans la bouche de leurs « rhapsodes » actuels – des intellectuels locaux, des
entrepreneurs d’activités dites traditionnelles, des dignitaires de cultes, des responsables
gouvernementaux de la politique culturelle, des élus, des guides touristiques, des artistes – le
passé des traites négrières peut alors être raconté par symboles. Il peut aussi être mis en scène
telle une épopée diasporique ou urbaine (comme dans le cas d’anciens ports et comptoirs
négriers) ou telle une relation de parenté historique et biologique à reconstituer (comme dans
le cas des sites où des « cimetières d’esclaves » sont censés avoir existé).
À une échelle globalisée, la présence de cérémonies ainsi que la métamorphose des lieux des
traites négrières montrent le devenir d’un processus qui se nourrit entre autres d’un rapport
dialectique – se voulant parfois légal ou juridique – à la notion d’oubli. Il s’agit bien de
l’oubli d’une ère tragique qu’il faut racheter et donc d’un présent qu’il faut réparer. Passer de
l’amnésie à la commémoration permettrait aujourd’hui d’inverser le cours du temps et de ses
stigmates. Il émergerait ainsi de cette durée éprouvée à rebours divers devoirs religieux, civils
et moraux de mémoire. Toute commémoration serait donc marquée par des souvenirs et des
oublis nécessaires à leur performativité mutuelle ainsi que par un palimpseste moral et
cognitif s’inspirant de diverses formes d’actualisation du passé. Parmi ces formes, les discours
administrés par des élites mémorialistes et leur réception corporelle, gestuelle, verbale ou
silencieuse ou parfois ironique, jouent un rôle crucial, conjointement aux formes d’évitement
ou de dénégation de ces mêmes discours. En ce sens, les individus et les groupes d’adeptes de
cultes religieux, de participants à des cérémonies civiles, de visiteurs de sites commémoratifs,
de personnalités politiques, de représentants des associations, de pèlerins de la « diaspora » –
sont les porteurs de mémoires de l’esclavage disponibles et conjoncturelles. Leurs enjeux
politiques actuels, après s’être stratifiés dans le temps, sont devenus synchroniques des
topographies et des scénographies mémorielles contemporaines.
Dans certains contextes, masques d’une mémoire aussi bien sélective que projective, les
temporalités écoulées du temps des traites négrières y sont donc filtrées et appréhendées dans
une simultanéité se voulant apaisée. Une telle tentative coïncide parfois avec la
reconnaissance d’une qualité patrimoniale, anthropologique et historique, dont les origines
dramatiques peuvent aujourd’hui être pensées comme une source féconde d’héritage moral et
de cosmopolitisme. Dans d’autres cas, l’injonction conciliatrice prônant une « bonne »
gouvernance mémoriale du passé de l’esclavage peut faire l’objet de revendications et
d’attaques virulentes de la part d’individus et de groupes qui s’affirment comme descendants,
toujours en situation de conflit, de populations ayant été autrefois victimes de la déportation
ou s’étant révoltées contre le système esclavagiste, et étant aujourd’hui toujours discriminées
ou dominées.
Sur ces thèmes, la revue Ethnologie française publiera en 2020 un numéro consacré aux
passés commémorés des traites esclavagistes en Afrique, en Europe, aux Amériques. Dans
une perspective à la fois comparative et pluridisciplinaire, les contributions attendues peuvent
relever de l’anthropologie, de la sociologie, de l’histoire, de l’histoire de l’art et de la science
politique.
Dans le prolongement d’un dossier pour Gradhiva et intitulé Mémoire de l’esclavage au
Bénin [Ciarcia, 2008], ce numéro devrait nous permettre d’agrandir sensiblement l’échelle
géopolitique du contexte ouest-africain étudié lors de la parution de ce premier recueil de
recherches sur le sujet. Par cet effet de décentrage – à une décennie de distance de l’édition du
numéro Mémoires plurielles, mémoires en conflits, dirigé par Michèle Baussant dans
Ethnologie française en 2007 – cette nouvelle publication de la revue se propose de saisir les
spécificités anthropologique, monumentale et notionnelle des discours multiples et
antagonistes qui actualisent la portée historique et morale des traites esclavagistes.
Significatifs d’un échiquier constitué d’autres « affaires » mémorielles très variées, de tels
discours expriment à la fois les singularités propres aux situations ethnographiques et
historiques concernées et l’incidence de ces affaires dans un débat désormais international
ayant trait, par exemple, aux questions de citoyenneté et de migration, aux rapports à
l’enseignement et à la transmission de l’histoire, aux relations entre les diverses populations
issues de l’expérience coloniale.
À rebours de certaines rhétoriques postcoloniales prônant le devoir heuristique de
« provincialiser l’Europe » [Chakrabarty, 2007], notre projet vise, à travers l’étude d’un
nombre important de cas, à regarder de près le devenir contemporain des mémoires de la traite
négrière transatlantique sur des sites historiques qui furent proéminents du commerce négrier
européen (Bordeaux, Lisbonne, Nantes, Liverpool, Séville, etc.). De nos jours, sur ces sites,
dans un continuum allant de l’absence ou de la rareté de traces rendues publics de ce passé à
leur surexposition commémorative et médiatique, le souvenir de l’esclavage « de retour » des
anciennes colonies et des anciens lieux de déportation se rejoue en tant qu’enjeu politique et
sociétal crucial.
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Références bibliographiques