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M ARGUERITE L ÉNA
N
1. Cf. Etty Hillesum, Une vie OUS avons vécu une journée étrange, écrit Etty Hillesum
bouleversée, suivi de Lettres
de Westerbork, traduites du
dans ses Lettres de Westerbork 1, lorsqu’un transport
néerlandais et annotées par nous amena des catholiques juifs ou des juifs catholiques
Philippe Noble, Points/
Seuil, 1995. Etty était venue
– comme on voudra – nonnes et moines portant l’étoile jaune sur leur
à Westerbork en tant que habit conventuel. Je me rappelle deux garçons, jumeaux dont le beau
membre du Conseil juif,
chargé par l’occupant de
visage brun évoquait le ghetto et qui, le regard plein d’une sérénité
l’administration interne de enfantine sous leur capuce, racontaient aimablement – tout au plus un
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Communauté Saint-François-Xavier.
Edith Stein se sont croisées. Ce mince événement a une portée Edith Stein a été canonisée
par le pape Jean Paul II le
symbolique. Il en va ici comme de ces morceaux brisés des tes- 11 octobre 1998. Etty fait
sères antiques dont la réunion, sumbolon, dessinait une figure erreur sur Rosa Stein, qui
n’était pas carmélite, mais
déchiffrable et permettait une reconnaissance entre les hôtes avait été accueillie par la
communauté du carmel
d’un jour ou les partenaires d’une alliance. La rencontre fugi- d’Echt.
tive et anonyme de ces deux femmes, héritière chacune du
mystère d’Israël, dans un des lieux du déni le plus radical qui
ait jamais été opposé à ce mystère, dessine elle aussi, de
manière discrète mais décisive, une figure significative. Car
Etty et Edith, deux brillantes figures de la culture européenne,
dont l’une partait comme infirmière dans un hôpital militaire,
en 1914, avec les Ideen de Husserl et l’Odyssée d’Homère en
poche 4, et dont l’autre arrive à Westerbork avec Rilke et Tolstoï 4. Cf. Edith Stein, Vie d’une
famille juive, Ad Solem/
dans son sac à dos, vont, chacune à sa manière, se dresser Cerf, p. 399.
contre la logique de mensonge et de mort du nazisme avant
d’en être les victimes. Elles ne le font ni par l’argumentation,
ni par la résistance armée. Car la défense des réalités que le
nazisme attaquait de plein fouet — la vérité et la vie — ne
relève, en dernière instance, ni de l’argumentation, ni de la
force ; elle relève de l’attestation. Attestation qui est plutôt,
pour Edith, celle d’un indéfectible amour de la vérité, et pour
Etty celle d’un non moins indéfectible amour de la vie. Mais,
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La lumière de la Croix
La psychologie fut un des premiers intérêts d’Edith. Mais,
après quatre semestres à l’université de Breslau, elle déchanta :
C’était dès le début une erreur de songer à faire un travail en psycholo-
gie. Toutes mes études en psychologie m’avaient seulement convaincue
que cette science en était encore à ses premiers balbutiements [...]. Et si
ce que j’avais appris jusque-là sur la phénoménologie me fascinait tel-
lement, c’était parce qu’elle consistait spécifiquement en ce travail de
clarification et qu’on y forgeait soi-même dès le début les outils intellec-
tuels dont on avait besoin 5. 5. Edith Stein, Vie d’une
famille juive, p. 261.
Exigence de fondation, exigence d’autonomie dans le
discernement intellectuel : Edith a vingt ans, mais déjà elle est
intellectuellement équipée contre toute espèce de dérive idéo-
logique de la pensée, si l’idéologie commence avec le déguise-
ment des présupposés en raisons, et l’abdication du jugement
personnel. Commence alors un itinéraire qui, d’étape en
étape, transfigure pour elle et en elle les termes de science et de
vérité. C’est d’abord la rencontre avec « la phénoménologie
comme science rigoureuse », en un sens nouveau du terme de
science, faisant droit à l’esprit comme esprit et à l’âme comme
âme. Mais l’attention du phénoménologue à l’expérience reli-
gieuse, dont les cours de Max Scheler lui révèlent l’impor-
tance, n’est pas encore la foi. De manière significative, celle-ci
commence pour Edith avec la découverte de la Croix, lorsque
Anna Reinach, une amie protestante, vit avec sérénité la mort
de son mari au front.
Ce fut ma première rencontre avec la Croix, avec cette force divine
qu’elle confère à ceux qui la portent. Pour la première fois, l’Eglise,
née de la Passion du Christ et victorieuse de la mort, m’apparut
6. Elisabeth de Miribel, visiblement 6.
Comme l’or purifié par le
feu. Edith Stein (1891-
1942), Plon, 1984, p. 61. Edith est alors prête à accueillir la vérité chrétienne, et
le jour où elle ouvre, en 1921, la Vie par elle-même de Thérèse
d’Avila, sa longue quête prend fin. « C’est la vérité », se dit-elle
en refermant le livre.
C’est cette exigence d’aller « jusqu’au fondement »
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Et encore :
Oui, la détresse est grande, et pourtant [...] je sens monter de mon cœur
– je n’y puis rien, c’est ainsi, cela vient d’une force élémentaire – la
même incantation : la vie est une chose merveilleuse et grande, après
la guerre nous aurons à construire un monde entièrement nouveau et,
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L’urgence du témoignage
Mais il y a un second niveau de lecture. Edith et Etty étaient
juives l’une et l’autre. Elles ont eu une jeunesse peu ou non
pratiquante. Edith, malgré la grande piété de sa mère, ne fré-
quente plus la synagogue après ses quatorze ans. Etty n’a,
quant à elle, reçu aucune formation religieuse et ne découvre
réellement la Bible que sur le conseil de Julius Spier. Aucune
des deux n’est donc à proprement parler une convertie du
judaïsme. Mais l’une et l’autre font, à partir de ce fonds
areligieux, un chemin spirituel qui conduit Edith au baptême
et au carmel, et Etty à une intense vie de relation à Dieu, sans
référence dogmatique ni appartenance synagogale ou ecclé-
siale. Dans l’enfer de Westerbork, c’est le Bréviaire pour Edith,
la Bible pour Etty qui sont leur source de paix et de force.
Faut-il en conclure que l’une et l’autre — la première par sa
conversion, la seconde par son absence de toute pratique —
n’ont rien à voir avec le mystère d’Israël ? Leur rencontre nous
conduit peut-être, au contraire, au cœur de ce mystère auquel
elles ont été, l’une et l’autre, de manière paradoxale au premier
regard, profondément fidèles. Mais cette fidélité a pris deux
chemins et deux visages en elles comme dans notre histoire,
l’une ayant rencontré et confessant explicitement le Christ,
l’autre non. Saint Paul donne à penser, dans sa Lettre aux
Romains, que c’est seulement à la fin des temps, à l’heure de la
miséricorde de Dieu, que ces deux fidélités se fondront en une
seule et que ces deux chemins convergeront. C’est pourquoi la
rencontre d’Edith et d’Etty, jusque dans son caractère à peine
ébauché, est non seulement symbolique mais prophétique :
elle anticipe sur cette heure-là, à distance, sans qu’elles aient
pu prononcer ensemble le nom du Christ, un nom qu’Etty
ne cite pratiquement jamais, même si elle se nourrit de
l’Evangile 22. Leur rencontre anticipe cette heure au moment et 22. C’est ainsi qu’elle
répond au vieux commu-
dans les lieux mêmes où l’idéologie nazie entendait précisé- niste Klaas, qui s’étonne de
ment « éradiquer » Israël, et par là priver l’Eglise, greffée sur son refus de la haine et y
voit « un retour au chris-
l’olivier franc, des racines de sa propre existence, et priver tianisme » : « – Mais oui, le
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En moi certaines choses prennent bel et bien une forme, une forme de
plus en plus nette, concentrée et tangible – et pourtant il n’y a encore
rien à saisir, comment est-ce possible ? J’ai l’impression d’abriter un
grand atelier où l’on travaille dur, où l’on martèle, taille, etc. 24 24. Etty Hillesum, Une vie
bouleversée, p. 125-126.
MARGUERITE LÉNA
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