Vie de Frédéric Douglass Esclave Amér

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US
5274

39.4
49. 32:16

Bd Selit 185
US 5274.39.4

ACADEMIA HA
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AONE

The Gift of

SamuelA. Green,MD

of Boston

Class of 1851
( )

5June 1857
L

1
‫ܟܫ ܝ ܘ‬
VIE

DE

FRÉDÉRIC DOUGLASS .
1

ESCLAVE AMÉRICAIN .
J
VIE

DE

FRÉDÉRIC DOUGLASS .

ESCLAVE AMÉRICAIN .

3
!

SAINT-DENIS. IMPRIMERIE DE PREVOT ET DROUARD.


VIE

DE

FRÉDÉRIC DOUGLASS
11

ESCLAVE AMÉRICAIN ,

ÉCRITE PAR LUI-MÊME ,

TRADUITE DE L'ANGLAIS

PAR

S.-K. PARKES .

C
PARIS.

PAGNERRE , ÉDITEUR ,
14 bis, rue de Seine.
G
1848
8!!!
8385.43

U.S.5274,39,4

1857.June . 5.

sist of

Samuel A. Green 4. §.

of Boston .

1(26.24.1851.
)
PREFACE DU TRADUCTEUR .

L'auteur de la relation suivante , M. Frédéric


Douglass, nègre né en Amérique , arriva en Angle
terre dans l'automne de 1845. Il se proposait, par
une absence temporaire des États -Unis , d'échapper
aux conséquences qui devaient résulter en Améri
que de la publication de son livre, de recueillir des
informations sur différents sujets en Angleterre,
d'exposer aux yeux des Anglais toutes les horreurs
de l'esclavage tel qu'il existe aux États-Unis , et
d'exciter le public à s'intéresser au sort de ses mal
heureux compatriotes.
La première édition de sa relation fut publiée au
mois de mai 1845, à Boston en Amérique ; et en
moins d'un an quatre éditions ayant été épuisées ,
il était devenu nécessaire d'en faire imprimer une
cinquième. Depuis l'arrivée de Frédéric Douglass
PRÉFACE

dans la Grande-Bretagne, on a publié à Dublin deux


éditions de son livre , et une troisième à Leeds de
5,000 exemplaires.
La préface de la première édition américaine est
écrite par M. William Lloyd Garrison , qui est le
chef zélé et infatigable de la société des abolitionis
tes en Amérique. Il avait fait la connaissance de
Douglass en 1841 , à une réunion contre l'esclavage ,
tenue à Nantucket, et dont il est fait mention à la
fin de la relation . Voici dans quels termes il a décrit
les impressions qu'il avait éprouvées en cette cir
constance. « Je n'oublierai jamais le discours de
Frédéric Douglass à la convention , les émotions
extraordinaires qu'il excita dans mon esprit, l'im
pression puissante qu'il fit sur un auditoire im
mense, frappé d'étonnement , les applaudisse
ments qui accueillirent ses heureuses remarques ,
depuis le commencement jusqu'à la fin ... Il me
semble que je le vois là devant moi ! droit et majes
tueux quant aux proportions physiques et à la
taille , w doué des richesses de l'intelligence , -
possédant une éloquence naturelle qui tient du pro
dige et une âme tellement élevée qu'elle paraît
<< faite un peu moindre que celle des anges . » -- · Et
pourtant cet homme remarquable n'était qu'un es
clave, et un esclave fugitif, qui tremblait pour sa
DU TRADUCTEUR.

sûreté, et qui osait à peine croire qu'il existât sur le


sol de l'Amérique un seul blanc qui voulût courir
des risques en le traitant en ami , pour l'amour de
Dieu et au nom de l'humanité .
L'idée s'était présentée tout de suite à l'esprit de
M. Garrison que ce serait une chose très -utile au
succès de la cause de l'abolition de l'esclavage, si
l'homme noir que la nature avait doué de facultés
si remarquables, voulait y consacrer son temps et
ses talents. Il en parla donc à Frédéric Douglass ;
mais celui-ci était si défiant de ses propres forces,
qu'il ne consentit qu'après beaucoup d'hésitation.
Enfin, après y avoir longtemps réfléchi, il se décida
à faire cet essai : le succès le plus complet couronna
ses heureux efforts , et depuis cette époque-là la
société des abolitionistes dite « the american anti
slavery Society » l'a employé comme agent pour
aller de ville en ville prononcer des discours en
faveur des objets qu'elle a en vue. M. Garrison a
décrit de la manière suivante le résultat de ses tra
vaux : « Ses efforts ont été infatigables ; son succès
à combattre les préjugés , à faire des prosélytes, à
intéresser l'esprit des masses, a surpassé de beau
coup les espérances qu'avait fait naître l'éclat de
son début . Il s'est toujours comporté avec douceur
et humilité, mais cependant il a déployé un carac
8 PRÉFACE

véritablement ferme et courageux. Comme orateur ,


il brille surtout par la beauté des sentiments , la
vivacité de l'esprit , la justesse des comparaisons, la
vigueur du raisonnement et la facilité de l'élocu
tion . En lui se trouve une rare réunion des qualités
de l'esprit et du cœur ; union indispensable pour
éclairer l'esprit et pour émouvoir le cœur des autres .
Puisse la force physique ne pas lui faire faute dans
sa noble entreprise !
1
Voici les remarques de M. Garrison sur la rela
«<<Frédéric Douglass a eu raison d'écrire
tion même : <
tout seul la relation de sa vie, dans son propre style
et selon la mesure des moyens qu'il possède, plutôt
que d'employer la plume d'un autre, il l'a donc ré
digée sans aucun secours, et lorsqu'on réfléchit à
la durée de sa malheureuse carrière comme es
clave, aux rares occasions dont il a pu profiter
pour se cultiver l'esprit, - elle fait, selon moi, le
plus grand honneur à son intelligence et à son
cœur... Je suis convaincu que tout ce qu'il raconte
est essentiellement vrai , qu'il n'a rien rapporté par
méchanceté ; qu'il n'a rien exagéré ou tiré de son
I
imagination , que, bien loin d'avoir peint sous des
couleurs trop sombres l'esclavage tel qu'il existe
maintenant, il est plutôt resté au-dessous de la
triste réalité... On peut regarder ce qu'il a souffert
DU TRADUCTEUR ,

personnellement comme un échantillon exact et


fidèle du traitement des esclaves en Maryland, et
pourtant on est généralement d'avis que dans cette
province les esclaves sont mieux nourris, et traités
avec moins de cruauté que dans les États de la
Géorgie, de l'Alabama , ou de la Louisiane. >>>
Outre l'introduction écrite par M. Garrison pour
la relation de la vie de Frédéric Douglass , la préface
de ce livre contient une lettre de recommandation
de M. Wendell Phillips , avocat distingué et opulent
de Boston, dans laquelle il affirme que l'on peut
avoir pleine et entière confiance dans la franchise
et la véracité de Douglass , - que son récit ne ren
ferme rien d'exagéré , mais qu'il donne une des
cription exacte de l'état de l'esclavage en Amérique.
M. Phillips dit que lorsque Frédéric Douglass vint
le consulter, il ne put lui conseiller de publier son
livre, par la raison que, même dans ceux des États
Unis de l'Amérique où l'esclavage n'est pas en vi
gueur, un esclave fugitif ne saurait trouver d'asile
légal , et qu'ainsi il était d'avis que Frédéric Dou
glass courrait grand risque d'être repris par son
maître et condamné à un esclavage plus cruel qu'au
paravant, sinon à la mort .
La révélation que Douglass a faite des horreurs
et des iniquités de l'esclavage est si humiliante
1.
10 PRÉFACE

pour les propriétaires d'esclaves du sud des États


Unis et surtout pour ses maîtres d'autrefois , qu'on
a fait en Maryland les plus grands efforts pour ré
futer sa relation et mettre en doute sa véracité .
Douglass, avec la hardiesse d'un homme honorable
qui ne craint pas les conséquences des investiga
tions les plus minutieuses , a inséré, sans en retran
cher un seul mot, dans l'appendice de la seconde
I
édition de son livre publié à Dublin en 1846 , une
des lettres qui attaquent avec le plus de violence la
crédibilité de son témoignage , et dont l'auteur est
-
M. C. C. Thompson . Cette lettre intitulée Réfu
tation du mensonge, fut publiée dans le Delaware
Republican, un des journaux des États à esclaves .
Il est fort singulier que cette tentative , destinée à
invalider l'effet du récit de Douglass , ait produit un
effet tout contraire et ait puissamment confirmé les
faits qu'il raconte . Un des arguments que fait va
loir ce M. Thompson , c'est qu'un esclave qui n'a
eu que l'éducation de Douglass , n'aurait pu écrire
un tel ouvrage, objection qui peut paraître assez
naturelle au premier abord , mais qui serait, au be
soin démentie par des milliers d'Anglais qui ont
entendu les discours éloquents ou la correspon
dance de cet homme vraiment extraordinaire .
M. Thompson, qui s'est proposé de justifier la con
DU TRADUCTEUR . 11

duite des maîtres de Frédéric Douglass, accusés par


ce dernier de cruauté envers leurs esclaves , dit
qu'il connaît fort bien toutes les personnes.dont
parle cet esclave fugitif, et, par là, fournit précisé
ment le témoignage dont le public avait besoin
pour ajouter foi aux assertions de Frédéric Douglass ,
qui ne pouvait désirer rien de mieux pour prouver
et sa propre identité, et l'existence en Maryland
de tous les individus dont il a fait mention .
Il ne reste donc qu'une seule question à décider :
Faut-il croire les déclarations de Frédéric Douglass
ou celles de ses maîtres, par rapport à la manière
dont il a été traité pendant son esclavage ? Les mar
ques que le fouet a laissées sur le dos de Frédéric
Douglass prouvent qu'il n'a pas toujours eu à se
louer de la bonté de ses maîtres. D'un autre côté ,
est-il probable que ses persécuteurs soient disposés
à se reconnaître coupables des actes de barbarie
dont il les accuse? La réponse de Frédéric Douglass
à la lettre de M. Thompson se trouve aussi dans
l'appendice dont il a été parlé plus haut . La manière
dont il remercie son ennemi du service qu'il lui a
rendu , service qu'un ennemi pouvait seul lui ren
dre, est un exemple excellent du ton incisif et caus
tique dont Douglass se sert en s'adressant aux par
tisans de l'esclavage.
12 PREFACE

Ceux qui liront cette relation ne peuvent man


quer d'apprendre avec plaisir que, dans l'automne
de 1846, des amis de l'auteur , au nord de l'Angle
terre, ouvrirent une souscription pour acheter
sa liberté, et qu'après une correspondance avec
M. Hugh Auld , ils convinrent de lui donner 150
livres sterling pour la rançon de l'homme qu'il pré
tendait lui appartenir . Cette somme lui fut payée au
commencement de l'année 1847 ; ainsi la liberté lé
gale de Frédéric Douglass est maintenant assurée .
Il est à propos d'ajouter que Frédéric Douglass
avait toujours pensé qu'il était de son devoir de re
tourner aux États-Unis , après avoir accompli la
mission spéciale qui avait motivé son voyage en
Europe. Devenu libre, grâce à la générosité de ses
amis d'Angleterre, il a résisté à leurs vives instan
ces pour l'engager à rester dans la Grande-Bretagne,
et la jouissance de sa liberté légale n'a fait qu'aug
menter son désir de réaliser ce projet de retour,
qu'il avait conçu à une époque où l'exécution pou
vait entraîner des conséquences bien plus désa
gréables qu'à présent. Il veut consacrer son temps
et ses talents à la cause de l'abolition de l'escla
vage, afin de travailler à faire participer des mil
lions de malheureux aux bienfaits de la liberté dont
il jouit lui-même.
DU TRADUCTEUR. 13

Ses intentions furent expliquées dans un dis


cours d'adieu prononcé à Bristol , le 1er avril 1847,
en présence d'un auditoire fort nombreux , qui
écouta avec plaisir, avec intérêt et souvent avec ad
miration, les paroles tour à tour énergiques et tou
chantes de cet esclave éloquent, ou pour mieux dire
de cet orateur extraordinaire .

Bristol, janvier 1848 .


Frédéric Douglass s'embarqua à Liverpool , à bord du ba
teau à vapeur Cambria , pour les Etats-Unis, le 4 avril 1847.
Il avait payé au bureau la somme demandée pour la prin
cipale chambre, et on lui avait fait la promesse formelle que
sa couleur ne lui ôterait aucuns des avantages ou priviléges
dont jouissent les passagers de première classe. Qu'on se
figure sa surprise et sa juste indignation , lorsqu'après son
arrivée à bord avec ses effets , les agents de la compagnie
des bateaux à vapeur lui déclarèrent qu'il ne pouvait pas
partir dans leur bâtiment à moins de consentir à renoncer
à la place qu'il avait retenue, et de se résigner à manger
tout seul ! Ils donnèrent pour raison de leur étrange con
duite, que les passagers américains seraient offensés qu'un
homme de couleur s'assît à la même table qu'eux , ou même
qu'il occupât une chambre voisine. La bonté et les marques
d'hospitalité qu'on avait prodiguées à M. Douglass en Angle
terre, lui firent sentir plus vivement encore ce traitement
aussi cruel qu'inattendu . Mais il n'y avait pas de remède à
cette injustice criante, et il lui fallut s'y soumettre . En re
vanche, le brave capitaine eut la générosité de céder à
M. Douglass ses propres appartements ; tous les journaux
anglais s'unirent pour condamner l'indigne soumission de la
14 PRÉFACE DU TRADUCTEUR .
compagnie des bateaux à vapeur de Cunard au préjugé amé
ricain ; et les amis de Douglass , pour lui témoigner leur
sympathie, ouvrirent une souscription publique qui s'éleva
bientôt à 450 livres sterling (environ 11,250 francs) . Cet ar
gent lui fut transmis au mois d'octobre 1847. Il s'en servit
de suite pour acheter une presse à imprimer, et il s'est fait
rédacteur d'un journal contre l'esclavage, intitulé l'Astre du
Nord, qu'il publie chaque semaine à Rochester, dans l'Etat
de New-York. Le premier numéro a déjà paru , et ce nou
veau journal offre toutes les garanties désirables de succès.
Ainsi, un nouvel effort pour insulter et rabaisser cet hom
me extraordinaire n'a eu d'autre résultat que d'augmenter
sa puissance morale en lui fournissant le moyen de servir
la cause de ses frères infortunés, qui gémissent dans l'es
clavage.

S. K. P.
VIE

DE

FRÉDÉRIC DOUGLASS .

CHAPITRE I.

Je suis né à Ţuckahoe , près de Villsborough, à


environ douze milles d'Easton , dans le comté de
Talbot (Maryland , Etats-Unis d'Amérique) . Je n'ai
aucune connaissance précise de mon âge, car je n'ai
jamais vu d'acte authentique qui en fasse mention.
La grande majorité des esclaves connaissent aussi
peu leur âge que les chevaux ; tous les maîtres avec
qui j'ai eu des rapports aimaient à tenir leurs
esclaves dans cet état d'ignorance. Je ne me rap
pelle pas avoir jamais vu un seul esclave qui pût
dire le jour de sa naissance. Ils savent , il est vrai,
que cet événement a eu lieu à l'époque de la plan
tation, de la moisson, des cerises, du printemps ou
16 VIE

de l'automne , mais voilà tout . Mon ignorance sur


ce point fut pour moi un sujet de chagrin dès ma
plus tendre enfance . Les petits blancs savaient leur
âge. Je ne pouvais imaginer pourquoi je devais être
privé d'un pareil privilége. Il ne fallait pas songer
à interroger mon maître là-dessus . Il aurait trouvé
des demandes de cette espèce, de la part d'un es·
clave, inconvenantes et déplacées ; il y aurait vu
l'indice d'un esprit inquiet. D'après le calcul le
plus approximatif que je puisse faire, je dois avoir
maintenant de vingt-sept à vingt-huit ans. Je base
ma supposition sur ce qu'un jour j'ai entendu dire
à mon maître, en 1835 , que j'avais alors à peu près
dix -sept ans .
Ma mère se nommait Henriette Bailey. Elle était
fille d'Isaac et de Babet Bailey, qui étaient tous
deux nègres et d'un teint très-foncé. Ma mère
était plus noire que ma grand'mère, ou mon grand
père.
Quant à mon père , il était blanc . Tous ceux à qui
j'ai entendu parler de ma parenté admettaient ce
fait. On disait tout bas que mon maître était mon
père. Cette opinion était-elle fondée , c'est ce que je
ne puis dire ; car les moyens de le vérifier me fu
rent enlevés . Ma mère et moi , nous fùmes séparés
lorsque je n'étais encore qu'un tout petit enfant,
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 17

bien longtemps avant que je la connusse comme


étant ma mère . Il est fort commun dans la partie
de Maryland d'où je me suis échappé , d'enlever les
enfants à leurs mères à un âge très-tendre. Souvent,
avant que l'enfant soit arrivé à l'âge de douze mois ,
on loue la mère pour aller travailler à quelque
ferme à une distance considérable, et on place l'en
fant sous les soins d'une vieille femme, qui est trop
âgée pour être employée dans les champs . Je ne
sais à quoi sert cette séparation , si ce n'est pour
empêcher le développement de l'affection de l'en
fant envers sa mère, et pour émousser et détruire
l'affection naturelle de la mère envers son enfant.
Tel est le résultat inévitable de cette séparation.
Je n'ai pas vu ma mère, après avoir su qu'elle l'é
tait, plus de quatre ou cinq fois dans ma vie, et en
core ces entrevues-là furent-elles de courte durée,
et dans la nuit . Elle avait été louée par un M. Ste
wart, qui demeurait à environ douze milles de l'ha
bitation où je me trouvais . Elle fit son voyage pour
me voir dans la nuit, à pied , après avoir fini son
travail de jour. Elle était occupée à la culture des
champs , or , le fouet punit ceux qui ne sont pas
à leur travail au lever du soleil , à moins que le
maître ne donne une permission spéciale, - per
mission qu'ils n'obtiennent que rarement, et qui
18 VIE

procure le nom glorieux de bon maître à celui qui


l'accorde. Je ne me souviens pas d'avoir jamais vu
ma mère à la clarté du jour . Quand elle était avec
moi, c'était la nuit. Alors elle se couchait auprès de
moi et m'endormait ; mais bien longtemps avant
que je m'éveillasse, elle était partie. La mort mit
bientôt un terme à ces rares entrevues que nous
pouvions avoir pendant sa vie, et avec son exis
tence finirent ses travaux et ses souffrances . J'avais
à peu près sept ans , lorsqu'elle mourut dans une
des fermes de mon maître, près du moulin de Lée.
On ne me permit pas de la voir durant sa maladie ,
ni d'assister à sa mort et à son enterrement . Elle
avait cessé de vivre bien longtemps avant que j'en
susse rien. Je n'avais guère joui de sa présence
consolante, je n'avais guère été l'objet de ses soins
tendres et vigilants; aussi reçus-je la nouvelle de sa
mort à peu près avec la même émotion que j'aurais
probablement sentie en apprenant la mort d'une
inconnue.
Ainsi enlevée par une mort subite , elle me quitta
sans m'avoir fait la moindre révélation au sujet de
celui qui était mon père. Il se peut que mon maître
fût mon père, d'après le bruit qui en courait ; il se
peut également que ce bruit fût sans fondement,
mais il n'importe pas qu'il soit vrai ou faux à mon
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS. 19

égard : le fait reste dans toute son énormité odieuse,


que les propriétaires d'esclaves ont ordonné et éta
bli , en vertu d'une loi , que les enfants de femmes
qui sont dans l'esclavage suivront dans tous les cas
la condition de leurs mères . Cela a lieu bien évidem
ment pour qu'ils satisfassent ainsi leurs désirs im
moraux et pour qu'ils y trouvent à la fois un profit
et un plaisir ; car, par cet arrangement rusé, le pro
priétaire se trouve être dans bien des cas, par rap
port à ses esclaves, dans la double position de
maître et de père .
Je connais moi-même des parentés de cette es
pèce. Une chose qui mérite d'être remarquée, c'est
que ces esclaves-là ont toujours plus de peines et
de souffrances à supporter que les autres . En pre
mier lieu, ils sont pour leur maîtresse une sorte
d'insulte permanente. Elle est toujours disposée à
trouver à redire à ce qu'ils font . Ils ne peuvent lui
plaire que rarement ; elle n'est jamais plus contente
que lorsqu'elle les voit frapper à coups de fouet ,
surtout quand elle soupçonne que son mari accorde
à ses enfants mulâtres des faveurs dont ses esclaves
noirs ne jouissent pas. Il arrive très-souvent que
le maître est obligé de vendre les esclaves de cette
espèce , par déférence pour la sensibilité de sa
femme blanche. Quelque cruelle que puisse sembler
20 VIE

l'action de vendre ses propres enfants à des mar


chands de chair humaine, c'est souvent l'humanité
qui l'y porte; car s'il ne le fait pas , il doit non-seu
lement les fouetter lui-même, mais il faut encore
qu'il soit spectateur, pendant qu'un fils blanc at
tache son frère, dont le teint n'est plus foncé que
le sien que de quelques nuances , et avec un fouet
sanglant déchire le dos nu de sa victime ; s'il laisse
échapper un seul mot de désapprobation , on le
traite de père partial , et les choses n'en vont que
plus mal et pour lui -même et pour l'esclave qu'il
désire protéger et défendre.
Chaque année produit une multitude d'esclaves
de cette classe. C'était sans doute la connaissance
de ce fait qui a porté un grand homme d'État du
sud à prédire l'extinction de l'esclavage par suite
des lois inévitables de la population . Que cette pro
phétie soit destinée à s'accomplir ou non , il est
bien clair qu'une race toute différente de celle
qu'on amena originellement d'Afrique dans ce pays
ci, se multiplie au sud dans l'esclavage. Si l'aug
mentation du nombre de ces malheureux ne pro
duit pas d'autre effet, elle anéantira la force de
l'argument que Dieu a maudit Cain , et qu'ainsi
l'esclavage en Amérique repose sur un bon fonde
ment. S'il n'y a que les successeurs en droite ligne
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS. 21

de Caïn qui puissent être tenus dans l'esclavage


avec la sanction des Écritures saintes , il est certain
que l'esclavage au sud ne peut manquer de deve
nir bientôt contraire aux Écritures saintes ; car il
vient au monde chaque année des milliers de mal
heureux qui ont comme moi des pères blancs ,
pères qui, le plus communément, sont aussi leurs
maîtres .
J'ai eu deux maîtres . Le premier se nommait An
toine. Je ne me rappelle pas son premier nom. On
l'appelait ordinairement le capitaine Antoine ; -
titre qu'on lui donnait sans doute parce qu'il com
mandait un petit bâtiment à voiles sur la baie de
Chesapeack. On ne le regardait pas comme un
homme riche. Il avait deux ou trois fermes et en
viron trente esclaves sous la direction d'un surveil
lant, qui se nommait Plummer. Ce M. Plummer
était un misérable ivrogne, un jureur impie et un
monstre farouche. Il était toujours armé d'un fouet
fait de peau de vache et d'un gros et lourd bâton .
Je l'ai vu couper et balafrer si horriblement le vi
sage des femmes, que mon maître même se mettait
en colère à cause de sa cruauté, et menaçait de le
fouetter lui-même s'il ne se conduisait pas mieux.
Mon maître n'était pas pourtant un propriétaire hu
main. Il fallait , pour toucher son cœur, une féro
22 VIE

cité extraordinaire de la part d'un surveillant. C'é


tait un homme endurci par une longue existence
au milieu des esclaves soumis à son pouvoir. Quel
quefois il semblait prendre un réel plaisir à les
fouetter. J'ai été souvent réveillé au point du jour
par les cris perçants de ma vieille tante , qu'il avait
l'habitude d'attacher à une solive et de fouetter sur
le dos nu jusqu'à ce qu'elle fût toute couverte de
sang . Ni les paroles, ni les larmes, ni les prières de
sa victime ensanglantée, ne semblaient capables de
toucher son cœur de fer et de le détourner de sa
résolution barbare. Plus elle criait haut, plus il
fouettait fort, et c'était à l'endroit où le sang cou
lait le plus abondamment qu'il fouettait le plus
longtemps . Il la fouettait pour la faire crier, il la
fouettait pour la forcer de se taire , et ce n'était
que lorsqu'il se trouvait épuisé de fatigue qu'il ces
sait d'agiter le fouet sanglant. Je me rappelle le
premierjour que je fus présent à cet horrible spec
tacle. J'étais fort jeune, mais j'en ai un vif souve
nir, qui ne s'effacera jamais tant que je conserverai
la mémoire. Ce fut le premier d'une longue suite
de pareils outrages dont j'étais destiné à être spec
tateur et à avoir ma part . Cet événement me frappa
l'esprit avec une force épouvantable . C'était la porte
toute souillée de sang , c'était l'entrée de l'enfer,
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 23

de l'esclavage, que j'allais moi -même franchir . Je


ne pense qu'avec horreur à ce spectacle terrible. Je
voudrais pouvoir exprimer les sentiments avec les
quels j'en fus témoin .
La scène se passa peu de temps après mon arrivée
chez mon ancien maître ; voici dans quelles circons
tances : Ma tante Esther sortit une nuit, où, et
pourquoi, je ne le sais pas, et il arriva qu'elle
était absente, lorsque mon maître désirait sa pré
sence. Il lui avait défendu de sortir le soir, et l'a
vait avertie d'avoir soin de ne pas se laisser sur
prendre à causer avec un jeune homme qui appar
tenait au colonel Lloyd , et qui lui faisait la cour. Ce
jeune homme se nommait Edouard Roberts ou plus
ordinairement l'Edouard de Lloyd . On peut laisser
le lecteur conjecturer pourquoi mon maître la sur
veillait tant. Elle avait une noble taille et de gra
cieuses proportions , aussi comptait -elle peu d'é
gales, et encore moins de supérieures , sous le
rapport des charmes extérieurs , parmi les négres
ses ou les femmes blanches de notre voisinage.
Ma tante Esther avait non- seulement désobéi à ses
ordres, en sortant, mais on l'avait trouvée dans la so
ciété de l'Edouard de Lloyd , ce qui était, à ce qu'il
dit, tandis qu'il la fouettait , son principal délit. S'il
avait été lui-même un homme de bonnes mœurs ,
24 VIE

on l'aurait cru intéressé à protéger l'innocence de


ma tante , mais ceux qui le connaissaient ne le
soupçonneront pas de posséder une pareille vertu .
Avant de commencer son acte de cruauté , il mena
ma tante dans la cuisine, la dépouilla jusqu'à la
ceinture, en lui mettant le cou, les épaules, et le
dos tout à fait nus. Il lui commanda ensuite de se
croiser les mains en lui appliquant des épithètes
infâmes. Il lui lia les mains avec une forte corde ;
et la mena à un tabouret au- dessous d'un grand
crochet planté dans la solive . Il la fit monter sur le
tabouret et lui attacha les mains au crochet . Elle se
trouvait alors prête pour l'accomplissement de son
dessein infernal . Elle avait les bras tendus autant
que possible, de sorte qu'elle se tenait sur l'extrémité
des orteils. Ensuite il lui dit : « A présent, coquine, je
vais t'apprendre à me désobéir ! » Après avoir re
troussé ses manches, il commença à la frapper avec
la lourde peau de vache, et bientôt le sang chaud et
rouge tomba goutte à goutte sur le plancher, avec
les cris déchirants qui sortaient de la bouche de la
victime, et les serments affreux qui s'échappaient
de celle du bourreau . Pour moi , j'étais tellement ef
frayé et frappé d'horreur, que je me cachai dans une
armoire et que je n'osai en sortir que bien longtemps
après que cette scène de barbarie fut terminée. Je
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 25

m'attendais à avoir mon tour après elle. Tout cela


était nouveau pour moi . Je n'avais jamais vu aupa
ravant rien de semblable. J'avais toujours demeuré
avec ma grand'mère sur les confins de l'habitation,
où on l'avait établie pour y élever les enfants des
femmes plus jeunes qu'elle . J'avais donc été jus
qu'alors éloigné des scènes de sang qui avaient
souvent lieu parmi les esclaves.

CHAPITRE II .

La famille de mon maître se composait de deux


fils, André et Richard ; d'une fille nommée Lucrèce,
et de son mari le capitaine Thomas Auld . Ils habi
taient une seule et même maison, qui se trouvait
sur la plantation du colonel Edouard Lloyd . Mon
maître était commis et surveillant du colonel. On
pourrait dire qu'il était inspecteur en chef. Je passai
deux années de mon enfance sur cette plantation
dans la famille de mon vieux maître . J'y fus témoin
de la scène sanguinaire décrite dans le premier cha
2
26 VIE

pitre ; et puisque j'y reçus mes premières impres


sions de l'esclavage, je vais donner quelques détails
sur cette plantation et sur l'esclavage tel qu'il y
existait. Cette plantation est située à peu près à
douze milles au nord d'Easton dans le comté de
Falbot, sur le bord du fleuve Miles. Les principales
productions de cette propriété étaient le tabac, les
grains et le froment, qui abondaient , de sorte qu'a
vec la récolte de cette ferme et des autres qui lui
appartenaient, mon maître avait presque toujours
de quoi employer à son service particulier un grand
bateau qui les transportait au marché de Baltimore.
Ce bateau-ci se nommait Lally Lloyd , en l'honneur
d'une des filles du colonel . Le gendre de mon maî
tre, le capitaine Auld , commandait ce bâtiment,
dont l'équipage se composait d'esclaves du colonel
qui se nommaient : Pierre, Isaac, Riche et Jake .
Les autres esclaves les regardaient comme les pri
vilégiés de la plantation ; car ce n'était pas aux yeux
des esclaves une chose de peu d'importance que
d'avoir la permission de voir Baltimore .
Le colonel Lloyd avait de trois à quatre cents es
claves sur sa plantation ; et en outre il en employait
un grand nombre dans les fermes voisines qui lui
appartenaient. Les fermes les plus proches de la plan
tation se nommaient la ville de Wye et le nouveau
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS. 27

Projet : lapremière était inspectée par un Noé Willis,


et la dernière par un M. Jownsend . Les inspecteurs
de ces fermes et de plusieurs autres encore au nom
bre de plus de vingt, recevaient des conseils et des
ordres des régisseurs de la plantation en question.
C'était là le centre des affaires , et le siége de l'ad
ministration des vingt fermes . C'était là que s'ar
rangeaient toutes les disputes des inspecteurs . Si
un esclave était reconnu coupable d'une conduite
criminelle, s'il devenait intraitable, ou s'il montrait
la détermination de s'enfuir, on l'y amenait tout de
suite, on le fouettait vigoureusement, on le mettait
à bord du bateau, on le transportait à Baltimore,
et on le vendait à Austin Woolfolk, ou à quelque
marchand pour servir d'avertissement au reste
des esclaves . C'était là aussi que les esclaves de
toutes les autres fermes recevaient leur allo
cation de nourriture du mois , et leurs habits de
l'année.
Les esclaves, hommes et femmes , recevaient pour
leur nourriture pendant un mois, huit livres de
porc, ou bien une quantité équivalente de poisson
et un boisseau de farine . Leurs habits pour l'année
se composaient de deux chemises de toile grossière,
d'une paire de pantalons de la même toile , d'une
veste, d'une paire de pantalons pour l'hiver, faits de
28 VIE

toile à nègres grossière, d'une paire de bas, et d'une


paire de souliers ; la valeur totale de ces effets ne
pouvait s'élever à plus de sept dollars. On donnait
aux mères et aux vieilles gardes la portion des enfants
esclaves. Les enfants qui n'étaient pas capables de
travailler dans les champs ne recevaient ni souliers ,
ni bas , ni vestes, ni pantalons ; leur habillement se
composait de deux chemises de toile grossière par
an. Lorsqu'elles étaient usées , ils étaient forcés
d'aller tout nus, jusqu'au jour d'allocation suivant .
On pouvait voir dans toutes les saisons de l'année,
des enfants des deux sexes de l'âge de sept à dix
ans, qui étaient dans un état de nudité presque
complète .
On ne donnait point de lits aux esclaves, à moins
que l'on ne considère comme un équivalent une
couverture grossière, et encore il n'y avait que les
hommes et les femmes qui en reçussent. Cela ne
paraît pas aux esclaves une grande privation . Ils
souffrent moins faute de lits, que faute de temps
pour dormir ; car lorsqu'ils ont fini leur travail du
jour, comme la plupart d'entre eux ont à faire leur
cuisine, à laver et à raccommoder leurs effets , et
comme il est bien rare qu'ils trouvent les facilités
ordinaires pour faire aucune de ces trois choses -là ,
une très-grande partie de leurs heures de repos se
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 29

passent à préparer ce qu'il faut pour aller travailler


au champ le lendemain . Lorsqu'ils ont enfin ter
miné leur ouvrage, vieux et jeunes , hommes et
femmes, mariés et non mariés, tous tombent côte
à côte sur un lit commun, le plancher, - en se
couvrant de leurs misérables couvertures ; ils dor
ment là jusqu'à ce que le cornet à bouquin du con
ducteur les appelle au travail . A cet appel, il faut
que tout le monde se lève, et malheur à ceux qui
n'entendent pas le signal du matin , car si le sens
de l'ouïe ne fait pas son devoir, on a recours à celui
du toucher pour les éveiller ; ni l'âge, ni le sexe
n'obtiennent la moindre faveur. L'inspecteur ,
M. Sévère , restait debout à la porte du quartier
des nègres , armé d'un gros bâton de hickory et
d'une lourde peau de vache , prêt à fouetter celui
qui malheureusement n'avait pas entendu , ou qui,
par une autre raison quelconque, avait été empê
ché de partir pour le champ au son du cornet à
bouquin.
M. Sévère méritait bien son nom : c'était un
homme cruel . Je l'ai vu fouetter une femme au
point que le sang coula pendant une demi-heure ;
et cela au milieu des larmes de ses enfants , qui
priaient pour la délivrance de leur mère. Il sem
blait prendre plaisir à manifester sa barbarie fa
2.
30 VIE

rouche. Outre sa cruauté, c'était un jureur impie.


Il suffisait de l'entendre parler pour glacer le sang
et faire dresser les cheveux. Il ne lui échappait
guère une phrase, qui ne commençât ou ne finit
par un jurement horrible. C'était au champ qu'il
fallait aller pour être témoin de sa cruauté et de
son impiété, car sa présence en faisait le champ du
sang et des blasphèmes . Depuis le lever jusqu'au
coucher du soleil, il jurait, frappait, balafrait parmi
les esclaves de la manière la plus épouvantable.
Mais sa carrière fut de courte durée . Il mourut
peu de temps après mon arrivée chez le colonel
Lloyd ; et il mourut comme il avait vécu en pronon
çant , avec ses derniers gémissements , d'amères
malédictions , et des serments affreux. Les esclaves
regardèrent sa mort comme le résultat de l'inter
vention bienfaisante de la Providence.
Ce fut un M. Stopkins qui remplaça M. Sévère.
C'était un homme tout différent . Il était moins
cruel, ne jurait pas tant, et faisait peu de bruit.
Aucune démonstration extraordinaire de barbarie
ne caractérisait sa conduite. Il fouettait, il est vrai ,
mais il n'y prenait pas plaisir, et les esclaves l'ap
pelaient un bon inspecteur.
La plantation du Colonel Lloyd avait l'apparence
d'un village de campagne. On y faisait toutes les
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 31

opérations mécaniques qui se pratiquent dans les


autres fermes. La confection et le raccommodage de
souliers , les ouvrages de forgeron , de charron , de
tonnelier, de tisserand et la mouture des grains :
tout cela était exécuté par les esclaves de la planta
tion . Il régnait dans cet endroit un air d'activité
bien différent de l'aspect des fermes voisines ; et le
grand nombre d'habitations contribuait à augmen
ter encore la supériorité de cet établissement. Ses
esclaves l'appelaient la Ferme de la Grande Maison.
Ceux des fermes lointaines regardaient comme un
des plus grands priviléges d'être choisis pour aller
faire des commissions à la Ferme de la Grande Mai
son. Cette ferme éveillait dans leur esprit une idée
de grandeur . Un représentant ne pouvait pas être
plus orgueilleux de son élection à un siége dans le
Congrès américain qu'un esclave ne l'était de se
voir choisi pour aller porter un message à la Ferme
de la Grande Maison . Ils y voyaient une marque de
grande confiance de la part de leurs inspecteurs ; à
cette raison se joignait le désir continuel qu'ils
avaient d'être éloignés du champ, et hors de la
portée du fouet de l'inspecteur. C'était donc à leurs
yeux un grand privilége qui valait la peine de se
conduire sagement . On désignait comme le plus actif
et le plus fidèle celui qui obtenait cet honneur-là le
32 VIE

plus souvent. Ses concurrents qui aspiraient à cet


emploi tâchaient aussi soigneusement de plaire à
leurs inspecteurs que les solliciteurs de places en
matière politique s'appliquent à flatter et à trom
per le peuple. On pouvait découvrir des traits de
ressemblance entre ces deux classes d'hommes.
C'étaient surtout les esclaves que l'on choisissait
pour aller à la Ferme de la Grande Maison chercher
les vivres du mois et pour eux-mêmes et pour leurs
compagnons , qui manifestaient le plus d'enthousias
me. Sur la route ils faisaient retentir les bois épais
de leurs chansons étranges , qui révélaient à la fois
la plus grande joie et la plus profonde tristesse . Ils
composaient et chantaient en allant, sans s'inquiéter
ni de la mesure ni de l'air. La pensée qui se pré
sentait à l'esprit était exprimée, si non par des
paroles , au moins par des sons -aussi fréquemment
d'une manière que de l'autre. Ils chantaient quel
quefois le sentiment le plus touchant du ton le plus
animé, leplus pathétique. Ils arrangeaient toujours
leurs chansons de manière à y introduire quelque
chose au sujet de la Ferme de la Grande Maison, sur
tout au moment du départ . Ils chantaient alors d'un
air de triomphe les paroles suivantes :
« Je m'en vais à la Ferme de la Grande Maison !
O oui ! O oui ! O !
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 33

Ces paroles- là servaient pour ainsi dire de refrain


à d'autres mots qui sembleraient à certaines per
sounes un jargon inintelligible, mais qui étaient
cependant pleins de sens pour eux-mêmes . J'ai
quelquefois pensé que ces chansons -là, rien qu'à les
entendre, pourraient faire sentir à quelques esprits
la nature horrible de l'esclavage , mieux que ne
saurait le faire la lecture de plusieurs volumes en
tiers de réflexions à ce sujet.
Pendant que j'étais esclave, je ne comprenais pas
la signification profonde de ces chansons rudes, et, à
ce qu'il me semblait, incohérentes. Je me trouvais
moi-même en dedans du cercle, de sorte que je ne
voyais ni n'entendais comme ceux qui étaient en
dehors pouvaient voir et entendre. Ces chansons
révélaient une histoire de souffrances qui était alors
tout à fait au-dessus de ma faible intelligence ; elles
étaient l'expression de la prière et de la plainte
d'âmes qui débordaient de l'angoisse la plus amère.
Chaque son était un témoignage contre l'esclavage
et une prière à Dieu pour la délivrance. Lorsque
j'entendais ces chants bizarres, ma gaîté ne man
quait pas de disparaître et de faire place à une tris
tesse ineffable. Je me suis souvent surpris à verser
des larmes en les entendant. Le souvenir seul de
ces chansons suffit pour m'affliger maintenant ; et,
34 VIE

tandis que j'écris ces lignes, je m'aperçois que mes


joues portent la trace du sentiment qui m'émeut.
C'est à ces chants que je rapporte mes premières
conceptions indistinctes de la nature inhumaine
de l'esclavage. Je ne puis me défaire de cette
idée. Ces chansons me suivent encore pour aug
menter en moi la haine de l'esclavage, et pour
exciter ma sympathie en faveur de mes frères
qui sont chargés d'entraves . S'il y a quelqu'un qui
désire être frappé des effets de l'esclavage pour
s'endurcir le cœur, qu'il aille à la plantation du
colonel Lloyd , qu'il se place le jour de la distri
bution des vivres dans l'épaisseur des bois de pins,
qu'il y analyse en silence les sons qui feront vi
brer les cordes secrètes de son âme . S'il n'é
prouve pas la même impression , c'est qu'il n'y a
plus une seule partie sensible dans son âme en
durcie.
J'ai été souvent frappé d'étonnement depuis mon
arrivée dans le nord des États -Unis, en trouvant
des personnes qui pouvaient parler du chant parmi
les esclaves comme d'une marque de leur contente
1
ment et de leur félicité. Il est impossible de se
tromper plus complétement. Plus les esclaves sont
malheureux, plus ils chantent. Leurs chansons ré
vèlent les chagrins qu'ils éprouvent ; elles les sou

1
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS. 35

lagent, il est vrai , mais de la même manière que les


larmes soulagent un cœur malheureux . Tel est du
moins le résultat de mon expérience . J'ai souvent
chanté pour étouffer ma tristesse , mais rarement
pour exprimer ma joie. Il m'arrivait aussi rarement
de pleurer de joie que de chanter de joie pendant
que j'étais sous la verge de l'esclavage. On pourrait
avec autant de raison considérer le chant d'un
homme qui est jeté sur une île déserte, comme la
marque du contentement et de la félicité , que le
chant d'un esclave. C'est la même émotion qui ins
pire les chants de l'un comme de l'autre .

CHAPITRE III .

Le colonel Lloyd possédait un grand jardin bien


cultivé, qui fournissait presque continuellement de
l'emploi à quatre hommes, outre le principal jardi
nier (M. M. Durmond ). Ce jardin était probable
ment ce qu'il y avait de plus attrayant dans cet en
droit. Pendant les mois d'été, il venait du monde
pour le voir de Baltimore, d'Easton et d'Annapolis.
36 VIE

Presque toutes les espèces de fruits y abondaient,


depuis la pomme ferme du nord jusqu'à l'orange
délicate du sud . Ce jardin n'était pas la moindre
source de maux dans la plantation . Les fruits excel
lents offraient à la multitude de garçons affamés,
aussi bien qu'aux esclaves plus âgés qui apparte
naient au colonel, une tentation à laquelle peu d'en
tre eux avaient assez de vertu pour résister. Il ne
se passait guères un jour pendant l'été sans que
quelque esclave ne fût fouetté pour avoir volé du
fruit. Le colonel avait recours à toutes sortes de
stratagèmes pour empêcher ses esclaves de péné
trer dans le jardin . Le dernier qu'il imagina et celui
qui réussit le mieux, fut de goudronner la palis
sade tout autour. Ensuite si l'on découvrait un
esclave dont les habits étaient tachés de goudron,
on regardait cela comme une preuve suffisante ou
qu'il avait été dans le jardin , ou qu'il avait essayé
de le faire. En tous cas , le principal jardinier le
fouettait sévèrement. Ce plan réussit fort bien, les
esclaves craignaient le goudron autant que le fouet.
Ils semblaient avoir acquis la conviction complète
qu'il est impossible de toucher le goudron sans se
souiller.
Le colonel possédait un équipage magnifique.
Son écurie et sa remise avaient l'air de quelques
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 37

uns de ces grands établissements de loueurs de che


vaux qu'on voit dans les villes . Ses chevaux étaient
de la plus belle forme et du plus pur sang. Sa remise
contenait trois voitures superbes, trois ou quatre
cabriolets , outre les dearborns et les barouches les
plus à la mode.
Cet établissement était confié aux soins de deux
esclaves , -- le vieux Barney et le jeune Barney,
FAS

père et fils ; ils n'avaient pas autre chose à faire . Ce


n'était pas cependant un emploi facile, car le colo
nel Lloyd ' exigeait plus d'attention pour ses che
vaux que pour toute autre chose. Le moindre man
que de soin était considéré comme impardonnable
et attirait sur ceux qui en étaient chargés la puni
tion la plus sévère ; les excuses ne leur servaient
de rien , quand le colonel avait un soupçon d'inat
tention envers ses chevaux , soupçon auquel il
s'abandonnait souvent et qui rendait fort pénible
l'emploi du vieux et du jeune Barney. -- Ils ne sa
vaient jamais lorsqu'ils étaient à l'abri du châti
ment. On les fouettait souvent quand ils le méri
taient le moins , et ils échappaient à la punition
lorsqu'ils étaient le plus coupables . Tout dépendait
de l'apparence des chevaux et de l'état d'esprit du
colonel Lloyd lui-même, lorsqu'on les lui amenait
pour s'en servir. Un cheval n'allait-il pas vite ou ne
3
38 VIE

tenait-il pas la tête assez haute, la faute en était


aux palefreniers . C'était une chose affligeante que
de se trouver à la porte de l'écurie et d'entendre
les plaintes nombreuses proférées contre eux, lors
qu'on faisait sortir un cheval. « On n'a pas pris as
sez de soin de ce cheval . On ne l'a pas assez bouchonné
ou étrillé; on ne lui a pas donné une nourriture con
venable; sa nourriture était trop humide ou trop séche,
il l'a mangée trop tôt ou trop tard ; il a trop chaud
ou trop froid; il a eu trop de foin et pas assez de
pain, ou il a eu trop de pain et pas assez de foin.
Vieux Barney, vous avez laissé ce cheval aux soins de
votre fils au lieu de vous en occuper vous-même. » Il
ne fallait pas répondre un mot à ces plaintes-là ,
quelque injustes qu'elles fussent. Le colonel Lloyd
ne pouvait souffrir la moindre contradiction de la
part de ses esclaves . Lorsqu'il parlait, il fallait
qu'un esclave restât debout, écoutât et tremblât,
et c'est au pied de la lettre ce qui arrivait. J'ai vu
le colonel Lloyd forcer le vieux Barney, qui avait
de 50 à 60 ans , à découvrir sa tête chauve, à s'age
nouiller sur la terre froide et mouillée , et à rece
voir, sur ses épaules nues et affaiblies par le tra
vail, plus de trente coups à la fois.
Le colonel Lloyd avait trois fils, Édouard , Mur
ray et Daniel ; trois gendres, M. Winder, M. Ni
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS. 39

cholson et M. Lowndes . Ils habitaient tous la Ferme


de la Grande-Maison , et ils jouissaient du privilége
de fouetter les domestiques lorsqu'ils le voulaient ,
depuis le vieux Barney jusqu'au cocher Guillaume
Wilkes. J'ai vu Winder forcer un des domestiques
de la maison à s'éloigner de lui à une distance
convenable pour être touché avec le bout du fouet,
et à chaque coup lui faire venir de gros sillons sur
le dos.
Vouloir décrire les richesses du colonel Lloyd , ce
serait tenter l'impossible . Il avait de dix à quinze
domestiques de maison. On portait à mille le nom
bre de ses esclaves , et je ne crois pas que cette
évaluation fût exagérée. Le colonel Lloyd en possé
dait tant qu'il ne les connaissait pas tous de vue,
et parmi les esclaves des fermes éloignées , il y en
avait beaucoup qui ne le connaissaient pas non
plus. On m'a raconté qu'un jour, se promenant
à cheval sur le chemin , il rencontra un homme de
couleur , et s'adressa à lui de la manière ordinaire
ment usitée quand on parlait aux nègres sur les
grandes routes du sud : « Eh bien ! mon garçon, à
qui appartiens -tu ? - Au colonel Lloyd , répondit
l'esclave . Dis-moi, le colonel te traite-t-il bien ?
-Non, Monsieur, répliqua le nègre sans hésiter.
Est-ce qu'il te fait trop travailler ? - Oui, Monsieur .
40 VIE

- Ne te donne-t-il pas assez à manger ? - Si , Mon

sieur, il m'en donne assez, mais la nourriture n'est


pas bien bonne. >>
Le colonel, après s'être informé du quartier qu'ha
bitait cet esclave, continua sa route ; le nègre, de
son côté, alla à ses occupations, ne songeant guère
que c'était à son maître qu'il avait parlé. Il n'y
pensa plus, n'en parla plus, et n'entendit parler de
rien. Ce ne fut qu'au bout de deux ou trois se
maines que son inspecteur lui dit que, pour s'être
plaint de son maître, il allait être vendu à un mar
chand de Géorgie. A l'instant , on l'enchaîna et on
lui mit les menottes ; ainsi , sans avertissement
préalable , il se vit enlevé et arraché à sa fa
mille et à ses amis par une main plus inexo
rable que la mort elle- même . Voilà une puni
tion infligée pour avoir dit la vérité, rien que la
vérité simple, en réponse à un certain nombre de
questions précises.
C'est en partie, par suite de tels faits, que lors
qu'on s'informe auprès des esclaves de leur état ,
et du caractère de leurs maîtres, ils disent presque
invariablement qu'ils sont contents , et que leurs
maîtres les traitent avec bonté. Ce n'est pas une
chose inconnue que des propriétaires aient envoyé
des espions parmi leurs esclaves pour découvrir
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 41

leurs projets et pénétrer leurs sentiments au sujet


de leur état ; aussi les noirs, instruits par l'expé
rience , ont - ils adopté cette maxime : « Langue
tranquille , tête sage . » Ils s'abstiennent de dire la
vérité plutôt que de courir le risque qui en pour
rait résulter ; et en cela ils montrent qu'ils font
partie de la famille des hommes . Aussi , ont - ils
quelque chose à dire de leurs maîtres , c'est ordi
nairement en leur faveur , surtout lorsqu'ils par
lent à un homme dont ils se défient . On m'a souvent
demandé, lorsque j'étais esclave , si j'avais un bon
maître , et je ne me rappelle pas avoir jamais dit
non . En répondant ainsi , je ne crois pas avoir menti
d'une manière absolue , car j'ai toujours mesuré la
bonté de mon maître d'après les idées qui régnaient
à ce sujet parmi les propriétaires des environs . En
outre les esclaves ne sont pas plus inaccessibles
aux préjugés que les autres gens . Il y en a beaucoup
qui , sous l'influence de ce préjugé , pensent que
leurs propres maîtres sont meilleurs que les maîtres
des autres esclaves, tandis que, bien souvent, c'est
le contraire . Il n'est pas rare de voir des esclaves se
disputer au sujet de la bonté relative de leurs maî
tres, et chacun soutenir que la bonté du sien l'em
porte sur celle des autres , ce qui ne les empêche
pas d'abhorrer chacun leurs maîtres pris séparé
42 VIE

ment. Il en était ainsi dans notre plantation , lorsque


les esclaves du colonel Lloyd rencontraient ceux
de Jacob Jepson ; ils se séparaient rarement sans
se quereller au sujet de leurs maîtres ; les es
claves du colonel Lloyd maintenaient qu'il était le
plus opulent , et ceux de M. Jepson , qu'il était le
plus somptueux et le plus entreprenant. Les pre
miers se vantaient de ce que le colonel était assez
riche pour acheter Jacob Jepson , et les derniers se
vantaient de ce que celui-ci était homme à fouetter
le colonel Lloyd . Ces disputes finissaient presque
toujours par un combat , et l'on supposait que ceux
qui battaient les autres avaient prouvé qu'ils avaient
raison . Ils semblaient penser que la grandeur de
leurs maîtres était de nature à rejaillir sur eux-
mêmes . Etre esclave, c'était sans doute une infor
tune, mais être l'esclave d'un homme pauvre, c'était
véritablement un déshonneur.
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 43

CHAPITRE IV .

M. Hopkins ne remplit que pendant très -peu de


temps le poste d'inspecteur. Je ne sais pourquoi sa
carrière fut si courte, mais je suppose qu'il n'avait
pas la sévérité qu'il fallait pour convenir au colonel
Lloyd. M. Hopkins eut pour successeur M. Austin
Gore qui possédait au plus haut degré tous les traits
de caractère qui sont indispensables à ce qu'on ap
pelle un inspecteur de la première qualité. M. Gore
avait été employé par le colonel Lloyd comme in
specteur d'une des fermes éloignées, et il s'était
montré digne de la place d'inspecteur à la Ferme de
la Grande Maison .
Cet homme était hautain , ambitieux , persévé
rant, rusé, cruel et endurci . L'homme était fait pour
l'emploi et l'emploi pour l'homme . Il lui fournissait
l'occasion d'exercer tous ses talents , et il semblait
s'en acquitter tout à fait à son aise. Il était du
nombre de ceux qui savent s'emparer d'un re
gard , d'un mot ou d'un geste , pour y voir un
44 VIE

signe d'impudence et le punir comme tel . Un es


clave ne devait ni lui répondre , ni s'expliquer
s'il avait été accusé sans raison . M. Gore poussait
au dernier point la maxime des propriétaires : « Il
vaut mieux voir une douzaine d'esclaves recevoir
des coups de fouet mal à propos , que de voir un
inspecteur convaincu en leur présence d'avoir eu
tort. » Quelque innocent que fût l'esclave , - cela
ne lui servait à rien , si M. Gore l'avait accusé de
mauvaise conduite. Etre accusé , c'était être reconnu
coupable ; être reconnu coupable, c'était être puni ;
car ces trois choses se suivaient l'une l'autre avec
une certitude invariable . Pour échapper à la puni
tion , il fallait échapper à l'accusation ; bien peu
d'esclaves avaient la bonne fortune d'échapper à
l'une ou à l'autre sous le règne de M. Gore. Il était
assez orgueilleux pour exiger de l'esclave l'hom
mage le plus dégradant, et assez servile pour ramper
aux pieds de son maître. Il était assez ambitieux
pour ne vouloir se contenter que du rang le plus
élevé parmi les inspecteurs , et assez persévérant
pour atteindre le but de son ambition . Il était assez
cruel pour infliger la punition la plus sévère, assez
rusé pour descendre aux inventions les plus viles ,
et assez endurci pour être insensible à la voix et
aux reproches de sa conscience. De tous les inspec
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 45

teurs , c'était lui que les esclaves redoutaient le


plus. Sa présence produisait sur eux une impres
sion pénible ; son regard les remplissait de confu
sion ; et il était rare qu'ils entendissent sa voix aiguë
et perçante , sans qu'elle répandit parmi eux l'in
quiétude et l'horreur.
M. Gore était grave , et, quoique jeune, il ne se
laissait jamais aller à la plaisanterie ; il ne disait
jamais un mot pour rire , et il ne souriait que rare
ment . Ses paroles s'accordaient parfaitement avec
son air, et son air avec ses paroles . Quelquefois les
inspecteurs laissent échapper une remarque plai
sante, même en s'adressant aux esclaves ; il n'en
était pas ainsi de M. Gore . Il ne parlait que pour
ordonner, et n'ordonnait que pour être obéi . Il était
économe de ses paroles , libéral de coups de fouet ;
et il ne se servait jamais des premières lorsque les
derniers pouvaient suffire . Lorsqu'il fouettait, il
semblait le faire par un sentiment de devoir, et ne
pas en redouter les suites. Il ne faisait rien avec
répugnance , quelque désagréable que fût la be
sogne ; il était toujours à son poste , et il n'y avait
jamais rien d'inconséquent dans sa conduite. Il ne
promettait jamais, s'il ne pouvait pas remplir sa
promesse . En un mot , c'était un homme doué de
la fermeté la plus inflexible et de la froideur la plus
3.
46 VIE

imperturbable. Sa barbarie féroce ne pouvait se


comparer qu'à l'indifférence complète qu'il mani
festait tout en commettant les actes les plus odieux
et les plus inhumains sur les esclaves placés sous
sa surveillance. Une fois , M. Gore voulut fouetter
un esclave du nom de Demby. Il ne lui avait encore
donné que quelques coups, lorsque Demby, pour
échapper aux souffrances , courut vers une anse
non loin de cet endroit, se plongea dans l'eau jus
qu'aux épaules, et refusa d'en sortir. M. Gore lui
dit qu'il allait l'appeler trois fois, et que, s'il n'en
sortait pas, il le tuerait d'un coup de fusil . Le pre
mier appel se fait entendre, Demby ne répond pas
et reste immobile . Le second et le troisième ont le
même résultat. Enfin , M. Gore, sans aucune déli
bération avec qui que ce soit, sans donner à Demby
un avertissement de plus, lève son mousquet, met
en joue sa malheureuse victime , vise avec une
adresse mortelle ; le coup part, et en un instant le
pauvre Demby n'est plus ; son corps mutilé s'en
fonce et disparaît , et il ne reste que du sang et des
débris de cervelle à la surface de l'eau , pour mar
quer l'endroit où il était tout à l'heure.
Un frémissement d'horreur glaça tous les cœurs
dans la plantation , excepté celui de M. Gore lui
même. Il semblait seul indifférent et calme . Le co
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 47

lonel Lloyd et mon ancien maître lui demandèrent


pourquoi il avait eu recours à ce moyen extrême .
Il leur répondit (autant que je puis me rappeler) ,
que Demby était devenu indisciplinable. C'était un
exemple dangereux pour les autres esclaves, -- il
n'aurait pu le laisser passer sans un pareil acte de
rigueur de sa part ; autrement il aurait couru le
risque de voir l'anéantissement total de la disci
pline et du bon ordre dans la plantation . Il donna
pour raison que si un esclave refusait de se sou
mettre à une punition et avait la vie sauve , les
autres esclaves suivraient bientôt son exemple, ce
qui aurait pour résultat l'affranchissement des es
claves et l'asservissement des blancs . La défense
de M. Gore fut approuvée . Il conserva sa place
d'inspecteur dans la plantation . Sa réputation
comme surveillant se répandit au loin . Son crime
horrible ne fut pas même soumis à une enquête
judiciaire ! Il l'avait commis en présence des es
claves, et ils ne pouvaient naturellement introduire
aucune poursuite légale, ni servir de témoins contre
lui. C'est ainsi qu'un homme coupable du meurtre
le plus barbare et le plus exécrable, échappe aux
rigueurs de la justice et aux censures de la société
au sein de laquelle il vit . M. Gore habitait Saint
Michel, comté de Salbot-Maryland, lorsque j'y étais ;
48 VIE

s'il n'est pas mort, il l'habite encore probablement ;


et dans ce cas -là , on l'estime et on le respecte au
tant que s'il n'avait pas trempé ses mains dans le
sang de son frère.
C'est après une mûre délibération que je parle,
quand je déclare que le meurtre d'un esclave ou
d'un homme de couleur n'est traité comme un
crime, ni dans les cours de justice, ni par la société,
dans le comté de Salbot - Maryland . Les faits ne
manquent pas pour le prouver. M. Thomas Lam
nan, de Saint-Michel, avait tué deux esclaves , l'un
des deux d'un coup de hache, en lui faisant sauter
la cervelle . Il avait l'habitude de se vanter d'avoir
commis ce forfait épouvantable . Moi-même je lui
ai entendu dire, en riant, qu'il était le seul bienfai
teur de sa patrie dans la société, et que quand les
autres en auraient fait autant que lui on serait dé
barassé « de ces de nègres. >>
La femme de M. Giles Nicks , qui demeurait à une
petite distance de ma demeure, tua la cousine de
ma femme , jeune fille , âgée de quinze à seize ans ,
en lui mutilant le corps de la manière la plus af
freuse. Elle lui cassa le nez et lui brisa la poitrine
avec un bâton , de sorte que la pauvre fille expira
quelques heures après . Elle fut enterrée immédia
tement, mais il n'y avait pas longtemps qu'elle était
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 49

dans sa tombe prématurée , lorsqu'on déterra le ca


davre pour qu'il fût examiné par l'officier appelé
coroner qui décida qu'elle était morte par suite
des coups qu'elle avait reçus . Voici de quoi cette
filles'était rendue coupable. On l'avait chargée cette
nuit-là de soigner l'enfant de Mme Nicks : elle s'en
dormit, et l'enfant poussa des cris qu'elle n'enten
dit pas , ayant été privée de repos pendant plusieurs
nuits précédentes . Mme Nicks était dans le même
appartement et s'apercevant que cette fille tardait
à s'éveiller, elle sauta de son lit, saisit un bâton de
chêne qui était près du foyer, se mit à en frapper
la pauvre malheureuse . Je ne dirai pas que ce
meurtre horrible ne produisit aucune sensation
dans la société , mais elle ne fut pas assez forte pour
que la coupable fût punie. On lança contre elle un
mandat d'amener, mais il ne fut pas mis à exécu
tion . De cette manière , elle échappa non- seule
ment au châtiment , mais encore à l'humiliation
d'être amenée devant une cour de justice.
Tandis que je suis à raconter les forfaits qui eu
rent lieu pendant mon séjour dans la plantation du
colonel , je vais parler avec brièveté d'un autre
meurtre qui arriva à peu près à la même époque
que celui de Demby par M. Gore.
Les esclaves du colonel Lloyd avaient l'habitude
50 VIE

de passer une partie des nuits et de leurs diman


ches à pêcher des huîtres , afin de suppléer à l'in
suffisance de la nourriture qu'on leur allouait . Un
vieillard était ainsi occupé , lorsqu'il dépassa par
hasard les limites de la plantation de son maître ,
et entra dans celle de Baal-Bondly. Celui-ci , irrité
de ce délit, se hâta de descendre vers le rivage avec
son fusil et le déchargea dans le corps du pauvre
vieillard.
M. Bondly passa le lendemain chez le colonel
Lloyd . Je ne sais pas si c'était pour lui payer la va
leur de son esclave tué , ou pour se justifier du
meurtre. En tous cas , on ne tarda pas à étouffer
entièrement cette affaire. C'était une manière de
parler générale , même parmi les petits garçons
blancs , qu'il en coûtait un demi-centime pour
tuer un nègre et un demi -centime pour le faire en
terrer.
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 51

CHAPITRE V.

Quant au traitement dont je fus l'objet sur la


plantation du colonel Lloyd , il était de tout point
semblable à celui des autres enfants esclaves . Je
n'étais pas assez âgé pour travailler dans les champs ,
et comme il n'y avait guère autre chose à faire, j'a
vais beaucoup de loisir. La plus grande partie de
mes occupations consistait à ramener les vaches le
soir, à empêcher les poules d'entrer dans le jardin ,
à nettoyer la cour au devant de la maison , et à aller
faire les commissions de la fille de mon ancien
maître, Mme Lucrèce Auld . Je passais presque tou
tes mes heures de loisir à aider le jeune Daniel
Lloyd à trouver ses oiseaux après qu'il les avait
tués . Ma liaison avec le petit Daniel m'était assez
avantageuse . Il s'attacha à moi et me servit en
quelque sorte de protecteur. Il ne voulait pas me
laisser duper par les autres garçons et il partageait
ses gâteaux avec moi.
Mon ancien maître ne me fouettait que rarement,
48 VIE

s'il n'est pas mort, il l'habite encore probablement ;


et dans ce cas -là, on l'estime et on le respecte au
tant que s'il n'avait pas trempé ses mains dans le
sang de son frère .
C'est après une mûre délibération que je parle,
quand je déclare que le meurtre d'un esclave ou
d'un homme de couleur n'est traité comme un
crime, ni dans les cours de justice, ni par la société,
dans le comté de Salbot - Maryland. Les faits ne
manquent pas pour le prouver. M. Thomas Lam
nan, de Saint-Michel, avait tué deux esclaves, l'un
des deux d'un coup de hache, en lui faísant sauter
la cervelle . Il avait l'habitude de se vanter d'avoir
commis ce forfait épouvantable. Moi-même je lui
ai entendu dire, en riant, qu'il était le seul bienfai
teur de sa patrie dans la société, et que quand les
autres en auraient fait autant que lui on serait dé
barassé « de ces ..... de nègres. >>
La femme de M. Giles Nicks, qui demeurait à une
petite distance de ma demeure, tua la cousine de
ma femme , jeune fille , âgée de quinze à seize ans ,
en lui mutilant le corps de la manière la plus af
freuse. Elle lui cassa le nez et lui brisa la poitrine
avec un bâton , de sorte que la pauvre fille expira
quelques heures après. Elle fut enterrée immédia
tement, mais il n'y avait pas longtemps qu'elle était
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS. 49

dans sa tombe prématurée , lorsqu'on déterra le ca


davre pour qu'il fût examiné par l'officier appelé
coroner qui décida qu'elle était morte par suite
des coups qu'elle avait reçus . Voici de quoi cette
filles'était rendue coupable. On l'avait chargée cette
nuit-là de soigner l'enfant de Mme Nicks : elle s'en
dormit, et l'enfant poussa des cris qu'elle n'enten
dit pas , ayant été privée de repos pendant plusieurs
nuits précédentes . Mme Nicks était dans le même
appartement et s'apercevant que cette fille tardait
à s'éveiller, elle sauta son lit, saisit un bâton de
chêne qui était près du foyer, se mit à en frapper
la pauvre malheureuse . Je ne dirai pas que ce
meurtre horrible ne produisit aucune sensation
dans la société , mais elle ne fut pas assez forte pour
que la coupable fût punie. On lança contre elle un
mandat d'amener, mais il ne fut pas mis à exécu
tion. De cette manière , elle échappa non-seule
ment au châtiment , mais encore à l'humiliation
d'être amenée devant une cour de justice.
Tandis que je suis à raconter les forfaits qui eu
rent lieu pendant mon séjour dans la plantation du
colonel , je vais parler avec brièveté d'un autre
meurtre qui arriva à peu près à la même époque
que celui de Demby par M. Gore .
Les esclaves du colonel Lloyd avaient l'habitude
52 VIE

et je n'avais guère autre chose à supporter que la


faim et le froid . Je souffrais beaucoup de la faim,
mais encore plus du froid . Pendant les étés les plus
chauds, comme les hivers les plus rigoureux , j'étais
toujours presque nu - je n'avais ni souliers, ni bas ,
ni veste, ni pantalons ; rien qu'une chemise de toile
grossière , qui ne me descendait qu'aux genoux . Je
n'avais pas de lit. Je serais mort de froid , si, pendant
les nuits les plus glaciales , je n'avais volé un sac ,
dont on se servait pour porter le blé au moulin . Je
m'entortillais dans ce sac, ayant les pieds et la tête
en dehors, et je m'y endormais sur la terre froide et
humide. Il y a eu des temps où la gelée m'avait telle
ment fendu les mains , que j'aurais pu placer dans
les crevasses une plume aussi grosse que celle avec
laquelle j'écris maintenant.

Nous n'avions pas une allocation de nourriture


régulière. Nos aliments se composaient de fari
ne grossière et bouillie qu'on appelait mush. On
la versait dans une espèce de grande auge de bois
qu'on mettait à terre. Puis on appelait les en
fants ,comme on appelle les pourceaux , et ils ac
couraient comme autant de petits cochons pour
dévorer le mush ; ceux-ci avec des coquilles d'huî
tres, ceux-là avec des cailloux, quelques-uns avec
les mains seulement, mais pas un seul avec une
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 53

cuiller. Celui qui mangeait le plus vite en avait


davantage ; celui qui était le plus fort, s'emparait
de la meilleure place ; il y en avait bien peu, qui
fussent rassasiés en quittant l'auge.
J'avais, je suppose, entre sept et huit ans quand
je quittai la plantation du colonel Lloyd . Je l'aban
donnai sans regret . Je n'oublierai jamais le trans
port de joie qui me saisit quand je reçus la nouvelle
que mon ancien maître (Antoine) avait résolu de
me permettre d'aller à Baltimore demeurer chez
M. Hughes Auld , frère du gendre de mon an
cien maître, le capitaine Thomas Auld . On me com
muniqua cette résolution , trois jours avant mon dé
part, et ces trois jours furent les plus heureux de
ma vie. Je les passai à l'anse dont j'ai parlé, à me
purifier des traces de mon séjour à la plantation ,
et à faire les préparatifs de mon départ.
Ce n'était pas ma fierté personnelle qui me por
tait à agir ainsi. Je passais mon temps à me laver,
non parce que je le désirais beaucoup moi-même ,
mais parce que Mme Lucrèce m'avait dit qu'il fallait
faire disparaître de mes pieds et de mes genoux toute
la peau morte, avant de pouvoir aller à Baltimore ;
car les habitants de cette ville étaient extrêmement
propres et se moqueraient de moi si j'avais l'air
sale. Elle avait ajouté qu'elle allait me donner une
54 VIE

paire de pantalons , ce qu'elle ne pourrait faire ,


avait-elle dit, si je ne me nettoyais pas entière
ment. Posséder une paire de pantalons, c'était en
vérité une belle perspective ! C'était un motif suf
fisant pour me faire enlever non -seulement ce que
les gardeurs de cochons appellent la gale, mais la
peau elle-même. Je m'y mis avec empressement,
car je travaillais pour la première fois dans l'espé
rance d'une récompense .
Les liens qui attachent ordinairement les enfants
à la maison paternelle, n'existaient pas pour moi .
Mon départ ne me causa donc aucune peine. La de
meure que je quittais n'avait point de charmes qui
pussent me la rendre chère. En m'éloignant , je
sentais bien que je ne me séparais de rien dont
j'aurais pu jouir en y restant. Ma mère était morte;
ma grand'mère demeurait à une distance considé
rable, de sorte que je ne la voyais que rarement.
J'avais deux sœurs et un frère , qui demeuraient
dans la même maison que moi ; mais on nous avait
séparés de notre mère dès la plus tendre enfance ;
et cette séparation avait presque effacé de notre
mémoire le fait de notre parenté. Je cherchais un
refuge ailleurs , mais j'étais bien certain de n'en
trouver aucun qui me plût moins que la demeure
loin de laquelle j'allais porter mes pas . En suppo
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 55

sant que je trouvasse dans ma nouvelle position


de mauvais traitements , la faim , le fouet et la nu
dité, j'avais la triste consolation de penser que je
n'aurais pu échapper à une seule de ces souffrances
dans les lieux où j'étais. Comme j'en avais déjà fait
l'expérience chez mon ancien maître , et comme
j'avais pu les y endurer, j'en concluais naturelle
ment que je pourrais les endurer ailleurs , et sur
tout à Baltimore ; car j'avais au sujet de cette ville
une idée qui se rapprochait du sentiment exprimé
dans le proverbe : « Il vaut mieux être pendu en
Angleterre, que de mourir de mort naturelle en Ir
lande. » En un mot, j'avais la plus grande envie de
voir Baltimore . Mon cousin Thomas, quoiqu'il ne
parlåt pas avec une facilité merveilleuse, m'avait
inspiré ce désir, par sa description de cette ville . Je
ne pouvais lui montrer aucun objet à la Grande
Maison , quelque beau qu'il fût , qu'il n'eût vu à
Baltimore quelque chose de bien supérieur sous
le rapport de la beauté et de la force. Mon désir
était tel, que je voyais dans la possibilité de le sa
tisfaire une ample compensation à la perte quel
conque de bien - être qui pourrait résulter de ce
changement. Je partis donc sans regret, et avec
l'espérance la plus vive d'arriver au bonheur que
me promettait l'avenir.
56 VIE

Ce fut un samedi matin que nous nous éloignâmes


de la rivière Miles. Je ne me rappelle que le jour de
la semaine, car à cette époque-là je n'avais aucune
connaissance des jours du mois, ni des mois de l'an
née. En partant, je me dirigeai vers l'arrière du bâ
timent, pour jeter ( à ce que j'espérais bien) un der
nier regard sur la plantation du colonel Lloyd . Je
me mis ensuite à l'avant, et j'y passai le reste de la
journée à regarder devant moi, et à m'intéresser à
ce qui se trouvait dans le lointain , plutôt qu'à ce
qui se trouvait auprès de nous ou en arrière.
Nous arrivâmes dans l'après-midi à Annapolis ,
capitale de cet état. Nous ne nous y arrêtâmes que
pendant quelques instants , de sorte que je n'eus pas
le temps d'aller à terre. C'était la première fois que
je voyais une grande ville ; certes Annapolis paraî
trait petite si on la comparait à quelques-uns de
nos villages à manufactures de la Nouvelle-Angle
terre ; toutefois , je la trouvai merveilleuse eu égard
à son étendue- plus imposante même que la Ferme
de la Grande Maison !
Nous arrivâmes à Baltimore de bonne heure le
dimanche matin , et nous débarquâmes au quai
Smith, non loin du quai Bowley. Nous avions à bord
du bâtiment un grand troupeau de brebis, et après
avoir aidé à les conduire à l'abattoir de M. Curtis,
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 57

sur la colline de London - Slater, M. Rich , un des


hommes de l'équipage, me mena à ma nouvelle de
meure dans la rue d'Alliciana, près du chantier de
construction de M. Gardner, sur la pointe de Fell .
M. et Mme Auld étaient tous deux à la maison , et
vinrent me recevoir à la porte, avec leur petit gar
çon Thomas, dont j'étais destiné à prendre soin . Je
vis alors ce que je n'avais jamais vu auparavant ; un
visage blanc où brillait l'expression des émotions
les plus bienveillantes ; c'était le visage de ma nou
velle maîtresse , Sophie Auld . Je voudrais pouvoir
décrire le transport de joie qui s'empara de mon
âme en la regardant . Vue nouvelle et étrange ! qui
répandait sur ma route la lumière du bonheur. On
dit au petit Thomas : « Voilà ton Frédéric ! » et on
me chargea de prendre soin de lui . J'entrai donc
dans l'exercice des fonctions qui m'étaient assignées
dans ma nouvelle demeure, avec une perspective
enchanteresse.
Je regarde mon départ de la plantation du colonel
Lloyd comme un des événements les plus intéres
sants de ma vie. Il est possible, et même probable,
que sije n'avais pas été transporté de là à Baltimore,
je serais encore aujourd'hui chargé des chaînes dé
gradantes de l'esclavage, au lieu d'être assis ici de
vant ma propre table, dans la pleine jouissance de
58 VIE

la liberté et du bonheur domestique. Mon départ


pour Baltimore fut l'origine de ma prospérité sub
séquente. Je l'ai toujours regardé comme la pre
mière manifestation évidente de la bonté de la Pro
vidence, qui ne m'a jamais abandonné depuis , et qui
n'a cessé, à différentes époques de ma vie, de me
combler de faveurs . Je considérais comme quelque
chose de très- remarquable que l'on m'eût choisi . Il
y avait dans la plantation un grand nombre d'en
fants qu'on aurait pu envoyer à Baltimore . Il s'en
trouvait de plus jeunes , de plus âgés , et du même
âge que moi. C'était moi sur qui le choix était
tombé. Oui, j'étais le premier, le dernier, le seul
qu'on eût choisi !
Peut -être qu'on me regardera comme supersti
tieux, et même comme égoïste, pour avoir vu dans
cet événement une intervention spéciale de la Pro
vidence divine en ma faveur. Mais je n'exprimerais
pas fidèlement les premiers sentiments de mon
âme, si je m'abstenais de faire connaître cette opi
nion. J'aime mieux obéir à la voix de ma conscience,
au hasard même de m'attirer les sarcasmes d'au
trui, que de dissimuler la vérité et de devenir l'objet
de ma propre aversion . Je date de mon âge le plus
tendre la profonde conviction que l'esclavage ne
pourrait me retenir pour toujours dans ses horribles
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 59

embrassements . Pendant les heures du plus sombre


découragement dans le cours de ma carrière d'es
clave, la foi aux doux accents, et l'espérance, cet
esprit consolateur ! ne m'abandonnèrent jamais ,
mais restèrent auprès de moi, comme deux anges
tutélaires, chargés de soutenir mon courage au sein
de l'adversité. C'est à Dieu que j'en suis redevable :
c'est à lui que j'adresse un juste tribut d'actions de
grâces et de louanges .

CHAPITRE VI.

Ma nouvelle maîtresse montra qu'elle était en


vérité tout ce qu'elle m'avait semblé être, lorsque je
l'avais vue pour la première fois à la porte, une

femme douée du cœur le plus bienveillant, et des


sentiments les plus beaux. Elle n'avait jamais eu
d'esclave soumis à son autorité, et avant son ma
riage, elle avait dû à son travail ses moyens d'exis
tence. Elle avait appris le métier de tisserand, et,
60 VIE

par suite de son application constante, elle s'était


préservée en grande partie des effets dégradants de
la misère. J'étais tout à fait surpris de sa bonté . Je
ne savais comment me conduire envers elle. Elle ne
ressemblait en rien à aucune autre femme blanche
que j'eusse jamais vue. Je ne pouvais m'approcher
d'elle, comme j'avais l'habitude de m'approcher des
autres dames de sa couleur. Les connaissances que
j'avais acquises dès l'enfance, étaient complétement
déplacées auprès d'elle. Une conduite servile, qua
lité ordinairement si agréable dans un esclave , ne
lui convenait pas. Ce n'était pas le moyen de gagner
sa faveur ; elle en paraissait toute troublée . Si un
esclave la regardait en face, elle ne voyait dans cette
action ni impudence ni impolitesse de sa part . Sa
présence rassurait l'esclave le plus bas, et nul ne la
quittait sans se trouver plus heureux de l'avoir vue.
Son visage était animé de sourires célestes, sa voix
était douce comme une musique tranquille.
Hélas ! ce bon cœur ne devait pas rester longtemps
tel qu'il était . Elle tenait déjà dans ses mains le poi
son fatal d'un pouvoir sans responsabilité . Peu à
peu l'œuvre infernale commença . Ses yeux, naguère
pleins d'une gaîté douce, devinrent, sous l'influence
de l'esclavage, rouges de colère ; cette voix qui of
frait un assemblage de sons les plus harmonieux ,
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 61

changea bientôt, et ne fit plus entendre que des ac


cents durs et discordants ; ce visage d'ange fit place
à des traits de démon. Ainsi l'esclavage est l'en
nemi et de l'esclave et du maître.
Peu après mon arrivée chez Mme Auld , elle eut la
la bonté de commencer à m'enseigner l'alphabet.
Après quoi, elle m'aida à épeler des mots de deux
ou trois lettres . J'en étais à ce point-là de mes pro
grès, quand M. Auld découvrit ce qui se passait, et
s'opposa à ce que Mme Auld m'en enseignât davan
tage, en lui disant, entre autres choses , qu'il était
défendu aussi bien que dangereux d'enseigner à
lire à un esclave . Je me sers de ses propres expres
sions : << Plus on donne à un esclave, dit- il, plus il
veut avoir. Laissez lui prendre un pied, il en aura
bientôt pris quatre. Un nègre ne doit rien savoir, si
ce n'est obéir à son maître , et faire ce qu'on lui
commande. Le savoir gâterait le meilleur nègre du
monde. Or, si vous enseigniez à lire à ce nègre
(ajouta-t-il, en parlant de moi), il n'y aurait plus
moyen de le maîtriser. Il ne serait plus propre à
être esclave. Il deviendrait tout de suite indisci
plinable et ne serait d'aucune valeur pour son
maître. Quant à lui-même, le savoir ne pourrait lui
faire aucun bien, et lui ferait certainement beau
coup de mal. Il le rendrait mécontent de son sort
4
62 VIE

et malheureux . » Ces paroles - là pénétrèrent pro


fondément dans mon cœur. Elles y éveillèrent des
sentiments qui dormaient en moi, et elles firent
naître une suite de pensées entièrement nouvelles
C'était une révélation inattendue et spéciale , qui
expliquait des choses obscures et mystérieuses ,
contre lesquelles mon jeune esprit avait lutté, mais
avait lutté en vain . Je comprenais alors ce qui avait
été pour moi une difficulté fort embarassante. — Je
veux dire le pouvoir que possédait l'homme blanc
de rendre esclave l'homme noir . Cette découverte
était à mes yeux une conquête importante, à la
quelle j'attachais le plus haut prix. Dès ce moment
je comprenais le sentier qui mène de l'esclavage à
la liberté. C'était justement ce qui me manquait, et
cette précieuse explication m'arriva au moment le
plus inattendu . Si , d'un côté, j'étais triste, à la pen
sée de perdre l'aide de ma bonne maîtresse ; de
l'autre, je me réjouissais en songeant à la révélation
inestimable que , par l'effet du hasard, je devais à
mon maître. Quoique convaincu de la difficulté
d'apprendre sans maître, ce fut avec le plus vif
espoir, et avec une résolution bien arrêtée , que je
me décidai à apprendre à lire, quelque peine que
cela dùt me coûter. Le ton décisif dont il avait parlé,
et avait tâché de convaincre sa femme des fâcheuses
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS. 63

conséquences qui pourraient résulter de l'instruc


tion qu'elle voulait me donner , ne pouvait man
quer de m'assurer qu'il était profondément con
vaincu des vérités qu'il avait énoncées . C'était la
meilleure manière possible de me persuader queje
pouvais compter avec la plus grande confiance sur
les résultats qui proviendraient inévitablement de
l'imprudence de m'enseigner à lire . Ce qu'il crai
gnait le plus , je le désirais le plus . Ce qu'il aimait
le plus, je le haïssais le plus. Ce qui était pour lui
un grand mal , qu'il fallait éviter avec soin , était
pour moi un grand bien , qu'il était à propos de
chercher avec diligence . L'argument dont il s'était
servi avec tant de chaleur, pour qu'on ne m'ensei
gnât pas à lire, ne m'inspirait que plus fortement
le désir et la résolution d'apprendre . Si je suis par
venu à mon but, je dois mon succès presque autant
à l'opposition hostile de mon maître, qu'à l'assis
tance aimable de ma maîtresse. Je dois donc à l'un
et à l'autre des remerciements .
Je n'étais que depuis très -peu de temps à Balti
more, et j'avais déjà observé une différence re
marquable dans le traitement des esclaves, com
paré à celui dont j'avais été témoin à la campagne.
Le fait est qu'un esclave à la ville est presque libre,
comparé à un esclave dans une plantation . On
64 VIE

donne 'au premier une meilleure nourriture et de


meilleurs habits, et il jouit de priviléges qui sont
entièrement inconnus au second . On remarque à

la ville sous ce rapport un certain degré de décence,


un sentiment de honte qui sert à réprimer en
partie les explosions de cruauté atroce qui éclatent
si souvent dans la plantation . Il faut qu'un proprié
taire d'esclaves soit terriblement endurci pour ne
pas hésiter à déchirer ces malheureux à coups de i
fouet, au risque de blesser par leurs cris l'humanité
de ses voisins qui ne sont pas propriétaires comme
lui. Il est bien rare d'en trouver un qui veuille
s'exposer à la haine qui s'attache à la réputation
de maître cruel ; encore moins à ce qu'on sache qu'il
ne donne pas assez à manger à ses esclaves . Tous
les propriétaires de ville désirent qu'on sache qu'ils
nourrissent bien leurs nègres, et il faut leur rendre
la justice de dire qu'ils le font presque tous. Il y a
cependant des exceptions à cette règle . M. Thomas
Hamilton demeurait vis-à-vis de nous dans la rue
Philpolt, il possédait deux esclaves , Henriette et
Marie. La première avait à peu près vingt-deux
ans, la seconde quatorze ; je n'ai jamais vu deux
femmes si maigres et si mutilées . Pour les regar
der sans être touché de compassion , il fallait avoir
le cœur plus dur que la pierre. La tête, la poitrine
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 65

et les épaules de Marie étaient complétement ha


chées de coups. Je lui ai souvent touché la tête et je
l'ai trouvée presque couverte de tumeurs et de
meurtrissures causées par le fouet de sa cruelle
maîtresse. Je ne sais pas si M. Hamilton la fouettait
jamais lui-même ; mais j'ai été témoin oculaire de
la cruauté de sa femme. J'avais l'habitude d'aller

chez M. Hamilton presque tous les jours . Madame


Hamilton était ordinairement assise dans une
grande chaise au milieu de l'appartement avec une
lourde peau de vache à son côté . Il ne se passait guèr 1
d'heure pendant le courant de la journée où elle
ne fit couler le sang d'une de ces esclaves . Les filles
passaient rarement près d'elle, sans qu'elle leur dit:
<< Va donc plus vite, vilaine bête noire ! » en même
temps elle leur donnait sur la tête ou sur les
épaules un coup qui faisait souvent venir le sang.
Puis elle ajoutait après avoir frappé : « Attrappe
cela, vilaine bête noire ! si tu ne vas pas plus vite,
je saurai bien te faire aller, moi ! » Outre les cruau
tés qu'on leur faisait subir, on leur donnait si peu
à manger, qu'elles étaient à moitié affamées . Elles
ne savaient que rarement ce que c'était que de sa
tisfaire leur appétit. J'ai vu Marie lutter avec les
cochons, pour attraper les abattis et autres objets
de rebut qu'on avait jetés dans les rues . Marie avait
4.
66 VIE

reçu tant de coups de pied et tant de meurtrissures


qu'on l'appelait plus souvent, « la Becquetée, » que
par son propre nom .

CHAPITRE VII.

Je demeurai à peu près sept ans dans la famille


de M. Hughes. Pendant ce temps-là, je parvins à
apprendre à lire et à écrire. Il me fallut avoir re
cours à divers stratagèmes pour l'accomplissement
de mon dessein . Je n'avais aucun maître régulier.
Ma maîtresse, qui avait eu la bonté de commencer à
me donner des leçons, avait , conformément aux
conseils et aux ordres de son mari , non-seulement
cessé de m'instruire elle-même, mais montré la plus
vive opposition à ce que d'autres m'instruisissent.
Je dois dire cependant à l'honneur de ma maîtresse
qu'elle n'adopta pas ce mode de traitement tout de
suite. Elle n'avait pas d'abord la dépravation indis
pensable pour m'emprisonner à jamais dans les
ténèbres de l'intelligence . Il fallut qu'elle reçût
quelques instructions dans l'exercice d'un pouvoir
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 67

sans responsabilité, pour la rendre propre à l'ha


bitude de me considérer comme si j'étais une brute.
Ma maîtresse avait, je l'ai déjà dit, un cœur bon
et tendre ; quand j'allai d'abord demeurer avec elle,
elle commença, dans la simplicité de son âme, par
me traiter comme elle croyait qu'un être humain
devait se conduire envers son semblable . En en
trant dans l'exercice de ses fonctions, comme pro
priétaire d'un esclave, elle ne parut pas s'aperce
voir que j'étais par rapport à elle, ce qu'est l'objet
possédé par rapport au possesseur, et que non
seulement elle aurait tort, mais qu'elle s'exposerait
même à un danger en me traitant comme un être
humain . L'effet de l'esclavage fut aussi funeste
pour elle que pour moi . A mon arrivée, je la trouvai
pieuse, cordiale et tendre. Elle avait des larmes
pour toutes les afflictions et pour toutes les souf
frances . Elle donnait des consolations et des secours
à ceux qui souffraient de la faim, de la nudité et de
la douleur. L'usage de la servitude ne tarda point
à prouver qu'il avait le pouvoir d'enlever ces qua
lités célestes . Ce cœur tendre devint, sous son in
fluence, aussi dur qu'un rocher, et la douceur de
l'agneau fit place à la férocité du tigre . Le premier
pas qui marqua ce triste changement eut lieu lors
qu'elle cessa ce m'enseigner à lire. Elle commença
68 VIE

dès lors à mettre en pratique les préceptes de son


mari. Elle finit par devenir plus violente dans son
opposition que son mari lui-même . Elle ne se con
tentait pas de faire ce qu'il lui avait ordonné de
faire ; elle paraissait désirer d'aller plus loin. Elle
n'était jamais si irritée que lorsqu'elle me voyait
avec un papier public . Elle semblait croire que
c'était-là qu'était le danger. Je l'ai vue s'élancer
vers moi, d'un air de fureur pour m'arracher un
journal, d'une manière qui faisait voir toute l'éten
due de ses craintes . C'était une femme pleine de
sagacité. Il ne fallut qu'un peu d'expérience pour
lui démontrer pleinement que l'éducation et l'es
clavage sont incompatibles.
Depuis cette époque-là, je me vis surveillé de
près. Si j'avais été seul dans un appartement pen
dant quelque temps, on ne manquait pas de me
soupçonner d'avoir un livre, et on m'appelait sur
le-champ pour rendre compte de ce que j'avais
fait. Cependant toutes ces précautions venaient
trop tard; j'avais fait le premier pas ; ma maîtresse,
en m'enseignant l'alphabet, m'avait mis sur la voie ;
désormais nul obstacle ne pouvait m'empêcher
d'aller en avant.
Le plan que j'adoptai , et qui me réussit le mieux ,
fut de me faire des amis de tous les petits garçons
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 69

blancs que je rencontrais dans les rues . Je faisais


des instructeurs de tous ceux que je pouvais . Enfin ,
grâce à la bonne assistance qu'ils m'accordèrent à
différentes époques , et en différents endroits , je
parvins à apprendre à lire. Lorsqu'on m'envoyait
en commission , je prenais toujours mon livre avec
moi, et, en courant une partie de la route, je trou
vais toujours le temps de prendre une leçon avant
mon retour. En outre , j'avais l'habitude d'emporter
du pain avec moi , car il y en avait toujours assez
dans la maison, et on ne m'en refusait jamais ;
sous ce rapport-là , je me trouvais beaucoup mieux
traité que bien des pauvres enfants blancs du voi
sinage. Ce pain, je le donnais à ces pauvres petits
affamés, qui, en récompense, me donnaient le pain
plus précieux de l'instruction . J'éprouve une forte
tentation de faire connaître les noms de deux ou
trois de ces petits garçons, comm preuve de l'af
fection et de la reconnaissance que je leur porte ;
mais la prudence me le défend . Assurément, cela ne
pourrait me faire aucun mal à moi personnelle
ment ; mais il pourrait en résulter pour eux quel
que contrariété ; car c'est un crime presque impar
donnable dans ce pays chrétien que d'enseigner à
lire aux esclaves . Il suffit de dire de ces chers pe
tits, qu'ils demeuraient dans la rue de Philpolt,
70 VIE

près du chantier de Durgin et Bailey. J'avais l'ha


bitude de m'entretenir avec eux au sujet de l'es
clavage . Je leur disais quelquefois que je voudrais
bien avoir la perspective d'être aussi libre qu'eux ,
lorsqu'ils deviendraient hommes. « Ah ! m'écriai
je , vous , vous serez libres dès que vous aurez
vingt-un ans , mais moi , je suis esclave pour la
vie ! N'ai-je pas le droit d'être libre, aussi bien que
vous ? » Ces paroles -là les attristaient ; alors ils
exprimaient pour moi la plus vive sympathie, et
me consolaient avec l'espérance qu'il arriverait
quelque événement pour me rendre la liberté .
J'avais à cette époque à peu près douze ans , et
la pensée d'être esclave pour la vie, commença à être
pour mon cœur un poids douloureux . Ce fut alors
qu'un livre , intitulé l'Orateur colombien , me tomba
sous la main. Je le lisais chaque fois qu'une oc
casion favorable s'en présentait . Parmi beaucoup
d'autres matières intéressantes , j'y trouvai un dia
logue entre un maître et son esclave. On y représen
tait l'esclave comme s'étant sauvé trois fois de chez
son maître. Ce dialogue rapportait la conversation
du maître et de l'esclave , après la troisième reprise
de ce dernier . Il contenait l'exposé de tous les ar
guments que le maître faisait valoir en faveur de
l'esclavage, et de toutes les raisons dont l'esclave se
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS. 71

servait pour les réfuter. On mettait dans la bou


che de celui-ci des choses qui produisaient enfin
l'effet désiré, quoique inattendu ; car le résultat de
la conversation était l'émancipation volontaire de
l'esclave de la part du maître.
Je trouvai, dans le même livre , un des beaux
discours de Sheridan , au sujet et en faveur de l'é
mancipation des catholiques . Que ces deux docu
ments étaient précieux pour moi ! Je les lus et les
relus avec un intérêt toujours nouveau . Ils don
naient une forme, et, pour ainsi dire, un corps à
certaines pensées qui s'étaient souvent présentées
à mon esprit, mais qui s'étaient évanouies faute
d'expression . La moralité que je déduisis de ce
dialogue fut la puissance de la vérité, même sur la
conscience d'un propriétaire d'esclaves . Je trouvais,
dans Sheridan , une dénonciation hardie de l'escla
vage et une défense énergique des droits de l'homme.
La lecture de ces deux ouvrages me rendit capable
d'exprimer mes pensées et de réfuter les arguments
qu'on employait pour la défense de la servitude.
Mais en même temps qu'ils me tirèrent d'une diffi
culté, ils me jetèrent dans une autre plus pénible.
Plus je lisais , plus je me sentais porté à haïr ceux
qui me retenaient dans les fers . Je ne pouvais les
regarder que comme une troupe de voleurs favori
72 VIE

sés par la fortune, qui avaient quitté leur patrie


pour aller en Afrique , nous avaient volés de vive
force, entraînés loin des lieux de notre naissance ,
et réduits à l'esclavage sur une terre étrangère . Je
ne les envisageais qu'avec dégoût et horreur, comme
les plus vils, aussi bien que les plus méchants des
hommes. Pendant que je lisais et que je réfléchis
sais à ce sujet, chose frappante ! le mécontentement
que M. Hughes avait prédit comme une consé
quence inévitable, si j'apprenais à lire , était déjà
venu ! Il me tourmentait le cœur, il le perçait in
cessamment, il me causait des angoisses inexpri
mables. En me débattant sous le poids de ces souf
frances morales , je sentais qu'en apprenant à lire,
j'avais acquis une connaissance qui était pour moi
un mal au lieu d'un bien . L'instruction m'avait ré
vélé l'horreur de ma condition misérable, sans me
fournir aucun remède. Elle m'avait montré l'abîme
affreux où j'étais plongé , sans me donner une
échelle pour en sortir. Dans l'abattement du déses
poir, j'enviais à mes frères esclaves leur ignorance
stupide. J'ai souvent désiré n'être qu'une brute. La
condition du reptile le plus bas me paraissait préfé
rable à la mienne. Je souhaitais un état quelconque,
n'importe lequel, pourvu qu'il me débarrassât du
tourment de penser. La trompette de la liberté
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 73

avait retenti jusque dans le fond de mon cœur et ne


me laissait plus dormir. La liberté s'était montrée
à moi pour ne jamais disparaître. Je l'entendais
dans chaque son , je la voyais dans chaque objet.
Elle était toujours présente pour me tourmenter,
en me faisant sentir ma misérable condition . Je ne
voyais rien sans la voir, je n'entendais rien sans
l'entendre, je n'éprouvais rien sans la sentir. Elle
me regardait du sein de chaque astre, elle me sou
riait dans chaque calme, elle mêlait son souffle à
chaque vent, elle retentissait dans chaque orage.
Je me suis souvent surpris à regretter ma propre
existence ; j'ai bien des fois désiré être mort . Sans
l'espoir d'être libre, ou je me serais tué moi-même,
ou je me serais fait tuer, par quelque acte de déses -
poir. Pendant que j'étais dans cet état d'esprit, j'a
vais toujours la plus grande envie d'entendre n'im
porte qui parler de l'esclavage. Comme j'écoutais
alors avec attention ! De temps en temps , j'enten-
dais un ou deux mois au sujet des abolitionistes .
Il s'écoula quelque temps avant que je comprisse ce
que signifiait ce mot-là . On l'employait toujours
dans des occasions qui en faisaient pour moi un mot
intéressant. Un esclave avait-il réussi à s'échapper,
avait-il tué son maître, avait-il mis le feu à une
grange ou fait quelque chose de très-coupable, se
5
74 VIE

lon la manière de voir d'un propriétaire, on parlait


toujours de cette action comme étant le fruit de
l'abolition. Après avoir entendu ce mot-là bien des
fois, par rapport à des faits de même nature, je me
mis à chercher ce qu'il signifiait . Le dictionnaire
ne m'éclaira que peu ou point. Je trouvai pour dé
finition « l'acte d'abolir ; » mais je ne savais pas ce
qu'il s'agissait d'abolir. Je me trouvais donc em
barrassé. Je n'osais en demander la signification à
personne , car j'étais convaincu que c'était s une

chose sur laquelle on désirait que je fusse aussi
ignorant que possible. J'attendis avec patience ; en
fin , un jour je m'emparai d'un des journaux de
notre ville qui rendait compte d'un grand nombre
de pétitions qu'on avait envoyées du nord , pour de
mander l'abolition de l'esclavage dans le district de
la Colombie, et du commerce des esclaves entre les
États-Unis. Dès lors, je compris la signification des
mots abolition et abolitioniste ; aussi je m'appro
chais toujours , lorsque j'entendais prononcer ces
mots, dans l'espoir d'entendre dire quelque chose
d'important et pour moi-même et pour mes compa
gnons d'infortune. La lumière éclaira peu à peu
mon intelligence . Un jour que j'étais allé sur le
quai de M. Waters , je vis deux Irlandais qui dé
chargeaient une charretée de pierres ; je m'appro
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 75

chai d'eux, sans en être prié, et me mis à les aider .


Lorsque nous eûmes fini notre ouvrage , l'un d'eux
vint à moi et me demanda si j'étais esclave . Je lui
répondis que oui . « Es-tu esclave pour la vie ? me
demanda - t-il . Je lui répondis encore affirmative
ment. Le bon Irlandais sembla être profondément
ému de mon sort. Il dit à l'autre qu'il était dom
mage qu'un brave petit garçon comme moi fùt es
clave pour la vie et qu'on devrait avoir honte de
me retenir dans les chaînes. Ils me conseillèrent
tous deux de me sauver au nord , en m'assurant
que j'y trouverais des amis et que j'y serais libre .
Je feignis de ne pas prendre intérêt à ce qu'ils me
disaient, et je les traitai comme si je ne comprenais
pas leurs remarques , car je craignais qu'ils ne fus
sent des traîtres. Ce n'est pas une chose sans exem
ple de la part des blancs que d'encourager les es
claves à s'échapper , dans l'espoir de recevoir une
récompense en les rattrappant et en les ramenant
à leurs maîtres . J'avais peur que ces hommes qui
semblaient si bons , ne me traitassent ainsi ; cepen
dant je me rappelai parfaitement leur conseil, et,
dès ce jour-là, je résolus de m'échapper . Je me pro
mis bien de guetter l'occasion favorable de m'enfuir
sans danger. J'étais trop jeune alors pour mettre
aussitôt mon projet à exécution : en outre, je vou
76 VIE

lais apprendre à écrire , car il n'était pas impos


sible que j'eusse à écrire mon propre passe-port.
Je me consolais par la pensée que je trouverais un
jour l'occasion tant désirée. En attendant, je vou
lais apprendre à écrire .
Voici comment me vint l'idée de la manière dont
je pouvais apprendre à écrire. Lorsque j'étais dans
le chantier de Durgin et Bailey, je voyais souvent
les charpentiers, après avoir taillé et préparé un
morceau de bois, le marquer en y inscrivant le nom
de la partie du vaisseau à laquelle il était destiné.
Lorsqu'il était préparé pour le babord , on le mar
quait ainsi - « B » ; pour le tribord , — « T » ; pour
le babord d'avant— « B , A » ; et ainsi de suite. J'ap
pris bientôt le nom de ces lettres et ce qu'elles si
gnifiaient , quand on les traçait sur les morceaux
de bois dans le chantier. Je me mis aussitôt à les
copier, et en bien peu de temps je parvins à les
écrire. Ensuite, quand je rencontrais un garçon qui
savait écrire, je lui disais que je savais écrire aussi
bien que lui. La réponse immanquable était : « Je
ne te crois pas. Que je te voie essayer. » J'écrivais
alors les lettres que j'avais eu le bonheur d'appren
dre à former, et je le défiais de surpasser cela . De
ette manière-là, je reçus bien des leçons d'écriture
que je n'aurais probablement pas eues autrement.
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS. 77

Pendant tout ce temps -là, je me servais, en guise


de cahier, d'une palissade, d'un mur de briques et
du pavé ; un morceau de craie me tenait lieu de plu
me et d'encre. Ce fut principalement à l'aide de ces
objets que j'appris à écrire . Je m'appliquai ensuite
à copier les lettres italiques dans l'abécédaire de
Webster, jusqu'à ce que je me sentisse capable de
les écrire toutes sans regarder le livre. Dans l'in
tervalle, mon jeune maître Thomas était allé en
pension. Il avait appris à écrire , et s'était exercé
dans un grand nombre de cahiers , qu'on lui avait
fait apporter à la maison pour les montrer à quel
ques voisins, et qu'on avait ensuite mis de côté. Ma
maîtresse avait l'habitude d'aller, tous les lundis
après midi , à une réunion religieuse dans Wilk
street, et me chargeait alors d'avoir soin de la mai
son. Profitant de ce que j'étais seul , je passais mon
temps à copier ce que le petit Thomas avait écrit
dans les espaces vides de son cahier. Je continuai à
étudier ainsi jusqu'à ce que je fusse parvenu à écrire
à peu près aussi bien que mon jeune maître. De cette
manière, après de longs et ennuyeux efforts pen
dant plusieurs années, je réussis à apprendre à
écrire .
78 VIE

CHAPITRE VIII .

Peu de temps après mon arrivée à Baltimore, le


fils cadet de mon ancien maître , Richard , mourut,
et, à peu près trois ans et demi après sa mort, mon
ancien maître, le capitaine Antoine , mourut aussi,
ne laissant qu'un fils , André , et une fille, Lucrèce,
pour partager ses propriétés foncières . Il mourut
pendant une visite qu'il faisait à sa fille à Willsbo
rough. Une mort si inattendue l'empêcha de laisser
un testament pour disposer de ses biens . Il était
donc indispensable de faire faire une estimation de
tout ce qu'il avait laissé, afin d'en opérer le partage
par moitié entre Mme Lucrèce et M. André. On
m'envoya aussitôt chercher pour que je fusse éva
lué avec les autres objets de la succession . Mes sen
timents d'exécration pour l'esclavage se ranimèrent
dans cette circonstance, qui fut une nouvelle ma
nière de me faire sentir la dégradation de mon état .
J'étais devenu , auparavant , insensible en partie,
inon entièrement, à mon triste sort . Je quittai Bal
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS. 79

timore le cœur accablé de douleur et en proie aux


plus vives alarmes . Je pris mon passage à bord de
la goëlette Wild- Cat , et après une traversée d'en
viron vingt-quatre heures , je me trouvai près
du lieu de ma naissance. Il y avait près de cinq ans
que j'en étais éloigné, mais je m'en souvenais très
bien . Je n'avais qu'environ cinq ans à l'époque où
je l'avais quitté pour aller demeurer avec mon an
cien maître sur la plantation du colonel Lloyd ; de
sorte que j'avais alors entre dix et onze ans .
On nous rangea tous ensemble lorsqu'il s'agit de
procéder à l'estimation . Hommes et femmes , vieux
et jeunes, mariés et non mariés, tous furent rangés
pêle-mêle avec les chevaux, les brebis et les co
chons . Oui, on y voyait à la fois des chevaux et des
hommes, des bêtes et des femmes , des cochons et
des enfants , comme si tous eussent occupé le même
rang sur l'échelle des êtres ; et tous furent soumis
à l'inspection la plus minutieuse : ni la vieillesse
en cheveux blancs , ni la gaîté de la jeunesse, ni
l'innocence des jeunes filles , ni la pudeur des mè
res de famille, n'échappèrent à l'indélicatesse ré
voltante de cet examen . Dans ce moment là , je vis
mieux que jamais à quel point l'esclavage abrutit et
l'esclave et le propriétaire .
Le partage succéda à l'estimation . Je ne puis
80 VIE

trouver aucuns termes pour exprimer l'extrême


agitation et la profonde inquiétude qui régnaient
parmi nous, pauvres esclaves, pendant le cours de
cette opération . Notre sort pour la vie allait être
fixé ! Nous ne pouvions pas plus intervenir dans
cette décision que les brutes parmi lesquelles on
nous avait rangés . Un seul mot prononcé par un
blanc suffisait pour séparer à jamais , contrairement
à tous nos désirs, à nos prières, à nos supplica
tions, les amis les plus tendres et les parents les
plus chers , pour briser les liens les plus forts qui
puissent attacher les hommes les uns aux autres .
Outre la douleur d'une séparation , il y avait en
core la crainte et l'horreur de tomber entre les
mains de M. André. Nous le connaissions tous pour
1
un monstre de cruauté et pour un vil ivrogne, qui
avait déjà consumé une grande partie de la fortune
de son père par son insouciance, sa dissipation et
ses folies. Nous sentions tous qu'autant valait être
vendus de suite aux marchands de la Géorgie, que
de tomber entre ses mains ; car nous savions que
nous ne pourrions échapper à cette destinée, et
nous n'y pensions qu'avec l'horreur et la consterna
tion la plus inexprimable .
J'étais dévoré d'une inquiétude bien plus grande
que celle de mes compagnons. Moi , j'avais éprouvé
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 81

ce que c'était que d'être bien traité ; mais eux , ils


n'en avaient jamais fait l'expérience : ils n'avaient
point vu le monde , ou ils n'en avaient vu que très
peu de chose. Hélas ! c'était bien des hommes et
des femmes de douleur, et ils savaient ce que
c'était que l'affliction . A force de coups , leur dos
s'était, pour ainsi dire, accoutumé au fouet san
glant, et y était devenu moins sensible. Le mien
était encore tendre ; car , pendant mon séjour à
Baltimore , on ne m'avait fouetté que rarement ; et
il Y avait bien peu d'esclaves qui pussent se vanter
d'avoir un maître et une maîtresse meilleurs que
les miens. L'idée de les quitter, pour appartenir à
M. André, était bien propre à m'inspirer de mor
telles inquiétudes sur mon sort ; car cet homme
m'avait donné la veille un exemple de la férocité
de son caractère : il avait saisi mon petit frère par
la gorge, l'avait jeté par terre et lui avait frappé la
tête du talon de sa botte, jusqu'à ce que le sang
coulât de son nez et de ses oreilles . Après avoir
commis cet acte de cruauté, il se tourna vers moi ,
et me dit qu'il avait l'intention de me traiter ainsi
un de ces jours ; ce qui voulait dire, je m'imagine,
lorsque je tomberais entre ses mains.
Grâce à la bonté de la Providence , j'échus en
partage à Mme Lucrèce, qui me renvoya aussitôt à
5.
82 VIE

Baltimore, pour habiter de nouveau dans la famille


de M. Hughes . Leur joie, à mon retour, fut égale à
la tristesse que leur avait causée mon départ. Ce
fut pour moi un jour charmant . J'avais réchappé à
quelque chose de pire que la gueule d'un lion. J'a
vais été absent de Baltimore, pour l'estimation et
pour le partage, environ un mois, et il me semblait
qu'il y en avait six.
Bientôt après mon retour à Baltimore, ma maî
tresse Lucrèce mourut , en ne laissant qu'un en
fant, Amanda ; et, peu de temps après sa mort ,
M. André mourut. Alors toute la fortune de mon
ancien maître , y compris les esclaves, passa entre
les mains d'étrangers , - d'étrangers qui n'avaient
nullement contribué à l'amasser. On n'accorda pas
la liberté à un seul esclave : tous restèrent dans
l'esclavage, depuis le plus âgé jusqu'au plus jeune .
Si une chose, dans le cours de mon expérience,
servit plus que toute autre à fortifier ma conviction
de la nature infernale de l'esclavage, et à m'inspi
rer une haine inexprimable pour les propriétaires ,
ce fut leur ingratitude basse et impardonnable en
vers ma pauvre et vieille grand'mère . Elle avait
servi mon ancien maître avec fidélité depuis sa jeu
nesse jusqu'à un âge avancé . C'était elle qui avait
été la source de toutes ses richesses ; car elle avait
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 83

peuplé d'esclaves son habitation , et était devenue


bisaïeule à son service . Elle l'avait bercé et soigné
dans l'enfance : elle l'avait servi pendant tout le
cours de sa vie : elle avait essuyé, au moment où
il expirait, de son front glacé, la sueur de la mort
et lui avait fermé les yeux . Malgré tout cela, elle
resta esclave , ――――― esclave pour la vie, esclave
entre les mains d'étrangers ; et elle vit ses enfants ,
ses petits- enfants , ses arrière-petits - enfants par
tagés comme des brebis , sans qu'on daignât leur
accorder la faveur d'un seul mot au sujet de leur
destinée ou de la sienne. Afin de mettre le comble
à leur basse ingratitude et à leur cruauté féroce ,
voici comment ils agirent à l'égard de ma grand'
mère, qui était très-avancée en âge, car elle avait
survécu à mon ancien maître et à tous ses enfants ,
et avait vu le commencement et la fin de la famille .

Voyant qu'elle ne valait pas grand'chose, que sa


constitution était affaiblie par les infirmités de la
vieillesse et que l'impuissance s'emparait visible
ment de ses membres autrefois actifs , ils l'emme
nèrent dans les bois , lui bâtirent une petite cabane
avec une cheminée de boue durcie, et lui accordè
rent le privilége de subvenir à ses propres besoins ,
dans une solitude absolue : c'était en réalité la
mettre dehors pour mourir ! Si ma pauvre vieille
84 VIE

grand'mère vit encore, elle ne vit que pour souffrir


dans un abandon complet ; elle ne vit que pour se
rappeler et déplorer la perte de ses enfants , de ses
petits-enfants et de ses arrière-petits- enfants .
Pauvre malheureuse ! quelle triste existence ! On
peut facilement se figurer l'état où elle se trouve.
Le foyer est solitaire . Les enfants qui autrefois
chantaient et dansaient en sa présence ne sont plus
là ! Elle s'avance en tâtonnant dans les ténèbres de
la vieillesse pour chercher quelques aliments ou un
peu d'eau . Au lieu des voix chéries de ses enfants ,
elle entend le jour les gémissements de la col
et la nuit les cris hideux du chat-huant. Autour
d'elle, la tristesse règne partout. Maintenant que le
poids de la vieillesse se fait sentir , que la tête se
penche vers les pieds , que la faible enfance et la
vieillesse souffrante s'unissent et se confondent, -
dans ce temps du plus grand besoin , dans ce temps
où doivent se manifester la tendresse et l'affection
que les enfants seuls peuvent témoigner à une
mère arrivée au déclin de la vie, - c'est alors que
ma vieille grand'mère, la mère dévouée de douze
enfants, est laissée seule dans une petite cabane,
près de quelques cendres prêtes de s'éteindre. Quel
spectacle ! la voilà debout ― elle s'assied - elle
chancelle - elle tombe elle pousse un gémisse
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 85

ment- elle expire ! et il n'y a près d'elle ni un seul


enfant ni un seul petit-enfant , pour essuyer de son
front ridé la sueur froide de la mort, et pour dépo
ser dans la terre ses restes mortels . Dieu bon et
juste ne punira-t-il pas les auteurs de pareilles
cruautés ?
A peu près deux ans après la mort de Mme Lu
crèce, M. Thomas se remaria . Sa seconde femme se
nommait Rouène Hamilton . C'était la fille aînée de
M. Guillaume Hamilton . Mon maître demeurait
alors à Saint-Michel. Peu de temps après son ma
riage, lui et M. Hughes se brouillèrent ; et pou
punir son frère , il me retira de chez ce dernier
pour demeurer avec lui à Saint-Michel. Dans cette
occasion, j'eus encore à souffrir une séparation fort
pénible . Elle ne fut pas pourtant aussi douloureuse
que celle que j'avais crainte au partage de la pro
priété; car, dans l'intervalle, il s'était opéré un grand
changement dans M. Hughes et dans sa femme, au
trefois aimable et affectionnée. L'influence de l'eau
de-vie sur lui , et de l'esclavage sur elle, avait pro
duit un changement funeste dans le caractère de
l'un et de l'autre ; de sorte que, en ce qui les regar
dait, je n'avais que peu à perdre par mon éloigne
ment. Mais ce n'était pas à eux que je m'étais atta
ché. Je sentais la plus vive affection pour les petits
86 VIE

garçons de Baltimore dont j'ai parlé. J'avais pris


d'eux plusieurs bonnes leçons : j'en recevais encore,
et la pensée de les quitter avait quelque chose de
bien pénible. Je partais en outre, sans l'espérance
d'obtenir jamais la permission de revenir. M. Tho
mas m'avait dit qu'il ne me l'accorderait jamais. Il
s'était élevé une barrière entre lui et son frère, qu'il
regardait comme infranchissable.
J'eus alors à regretter de n'avoir pas fait le
moindre effort pour m'enfuir ; car les chances de
succès sont dix fois plus grandes à la ville qu'à la
campagne.
Je partis de Baltimore pour Saint-Michel dans le
bateau Amanda, capitaine Édouard Dodson . Pen
dant la traversée, je fis une attention toute particu
lière à la direction que prenaient les bateaux à va
peur pour aller à Philadelphie . Je m'aperçus qu'au
lieu de descendre la baie, en arrivant à la pointe du
Nord, ils la remontaient dans la direction du nord
est. Je considérai la connaissance de ce fait comme
étant de la plus grande importance. Ma détermina
tion de m'échapper se ranima . Je résolus d'attendre
qu'une occasion favorable se présentât , mais pas
plus longtemps. Dès que cette occasion s'offrirait
à moi , j'étais bien décidé à en profiter pour me
sauver.
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 87

CHAPITRE IX .

Je suis maintenant arrivé à une époque de ma


vie, à partir de laquelle je puis donner des dates .
En 1832 , je quittai Baltimore, pour aller demeurer
à Saint-Michel , chez le capitaine Thomas Auld . Il
s'était alors écoulé plus de sept ans depuis que
j'avais été dans la famille de mon ancien maître sur
la plantation du colonel Lloyd . Nous étions donc
presque étrangers l'un pour l'autre . Il était pour
moi un nouveau maître, comme j'étais pour lui un
nouvel esclave . J'ignorais son caractère et son hu
meur : il ignorait aussi les miens . Il ne nous fallut
que très -peu de temps pour nous connaître parfai
tement l'un et l'autre. J'appris à connaître sa femme,
non moins que lui -même . Ils étaient bien assortis ,
car ils avaient tous deux une égale portion de lési
nerie et de cruauté. Alors, pour la première fois,
j'eus à endurer les tourments de la faim , qui se
prolongèrent pendant sept ans. C'était un genre de
souffrances que je n'avais pas éprouvées depuis mon

*
88 VIE

départ de la plantation du colonel Lloyd . C'était une


privation déjà assez dure dans ce temps-là où l'on
ne me donnait jamais de quoi apaiser ma faim,
mais cette privation était devenue dix fois plus dure
après avoir demeuré chez M. Hughes , où j'avais
toujours eu une nourriture suffisante et bonne. Je
"
viens de dire que M. Thomas était avare, et c'est
bien vrai. Ne pas donner assez à manger à un es
clave, passe pour la marque la plus révoltante d'a
varice même parmi les propriétaires. Voici la règle :
Quelque grossière que soit la nourriture, peu im
porte, pourvu qu'il y en ait assez . Telle est la théo
rie; et dans la partie de Maryland d'où je venais,
telle est la pratique générale , quoiqu'il y ait des
exceptions assez nombreuses . M. Thomas ne nous
donnait pas une quantité suffisante de nourriture
ni bonne ni grossière . Il y avait quatre esclaves
dans la cuisine - ma sœur Elise, ma tante Priscille,
Henriette et moi-même ; et on nous donnait moins
d'un demi-boisseau de farine de blé par semaine, et
bien peu d'autres choses , soit en viande soit en lé
gumes. Ce n'était pas assez pour vivre. Nous étions
donc réduits à la misérable nécessité de nous nour
rir aux dépens de nos voisins . Il nous fallait tantôt
mendier, et tantôt voler, selon que l'un nous était
plus commode que l'autre, au moment du besoin ;
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 89

car le second nous paraissait aussi légitime que le


premier . Pauvres misérables ! il est arrivé bien des
fois que nous mourrions presque de faim , lorsqu'en
même temps une grande quantité de nourriture se
moisissait dans le garde- manger. Notre pieuse
maîtresse le savait bien ; cependant cette maîtresse
et son mari s'agenouillaient tous les matins et
priaient Dieu de leur donner l'abondance.
Quelque méchants que soient les propriétaires ,
on n'en voit que rarement un qui soit privé de tous
les traits de caractère qui attirent le respect. Ce
pendant mon maître était de cette espèce rare . Je
n'ai jamais entendu parler d'une seule action géné
reuse qu'il eût faite. L'avarice était ce qu'il y avait
de plus saillant en lui, et les autres penchants (s'il
en avait) étaient tous assujétis à celui-là. Il était
avare ; et , comme les ladres , il n'avait pas le talent
de cacher sa lésinerie. Le capitaine Auld n'était
pas né propriétaire d'esclaves . Il avait été pauvre,
ne possédant qu'un petit bateau à voiles, qui allait
d'un point de la baie à l'autre . C'était par son ma
riage qu'il était devenu possesseur des esclaves
qu'il avait or , de tous les hommes, il n'y en a pas
un qui soit pire propriétaire que celui qui le devient
par adoption. Il était cruel, mais poltron . Il ordon
nait sans fermeté. Dans sa manière de faire exécu
90 VIE

ter les ordres qu'il avait donnés, il était quelquefois


d'une grande rigueur , quelquefois sans énergie .
Tantôt, il parlait à ses esclaves avec la fermeté de
Napoléon, et la fureur d'un démon , tantôt on l'au
rait pris pour un homme égaré qui demandait son
chemin . Il ne faisait rien de lui -même. Il aurait pu
passer pour un lion , s'il y avait eu d'autres oreilles .
Essayait-il de faire quelque chose de noble, son ava
rice se faisait de suite remarquer . Son air, ses dis
cours , ses procédés ressemblaient , jusqu'à un cer
tain point, à ceux des gens qui étaient nés proprié
taires d'esclaves , mais comme il les avait copiés , ils
étaient d'une gaucherie évidente . Il ne savait pas
même être bon imitateur. Il avait toute la disposition
à tromper, mais sans en avoir le talent. Il n'avait en
lui-même aucunes ressources, aussi était-il obligé
d'imiter les autres . Il en résultait qu'il était conti
nuellement la victime de quelque inconséquence,
et, par suite, un objet de mépris , même parmi ses
esclaves . La possession d'esclaves qui étaient à lui
et qui avaient à le servir , était quelque chose de
nouveau et d'inattendu . Il était propriétaire d'es
claves, sans avoir la capacité nécessaire pour les
bien tenir. Il ne pouvait parvenir à les gouverner
par force, par crainte ou par ruse. Nous l'appelions
rarement « notre maître, » mais ordinairement «་ le
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 91

capitaine Auld, » et nous n'étions même guère dis


posés à lui donner ce titre. Je ne doute pas que
notre conduite n'ait beaucoup contribué à le faire
paraître gauche et par conséquent à le mettre de
mauvaise humeur . Notre manque de considération
pour lui a dù souvent bien l'embarrasser. Il voulait
que nous l'appelassions « notre maître , » mais il
manquait de la fermeté nécessaire pour nous y
contraindre. Sa femme insistait pour nous y con
traindre, mais en vain . Au mois d'août 1832 , mon
maître assista à une réunion de méthodistes en

forme de camp , qui fut tenue sur le rivage de la


baie, dans le comté de Talbot , et y reçut de fortes
impressions religieuses. Je me flattais de la faible
espérance que sa conversion l'engagerait à émanci
per ses esclaves , ou du moins contribuerait à le
rendre meilleur et plus humain qu'autrefois . Je fus
trompé sous l'un et l'autre rapport . Cette conver
sion ne le porta ni à être plus humain envers ses
esclaves, ni à les émanciper . Si la religion produisit
aucun effet sur son caractère , ce fut pour le rendre
plus cruel et plus détestable ; car je le trouvais bien
pire après sa conversion qu'auparavant . Avant sa
conversion , il s'appuyait sur sa propre dépravation
pour lui servir en quelque sorte de bouclier dans sa
barbarie sauvage ; mais après cet événement , il
92 VIE

trouva dans la religion une sanction et un appui


à sa cruauté comme propriétaire d'esclaves . Il affi
chait les plus grandes prétentions à la piété . Sa
maison était une maison de prières . Il priait au
matin , à midi et au soir. Il se distingua bientôt
parmi ses compagnons qui l'élevèrent au rang de
chef de classe et de moniteur . Il déploya une acti
vité extrême dans ce qu'on appelle aux États -Unis
les « Revivals » (sortes d'assemblées pour ranimer le
zèle religieux) et se montra un instrument efficace
entre les mains de l'église pour la conversion de
plusieurs âmes . Sa maison était la maison adoptive
des prédicateurs . Ils prenaient beaucoup de plaisir
à y descendre , car quoiqu'il nous fit presque mou
rir de faim , il leur donnait en abondance de quoi
se régaler. Il nous est arrivé d'y avoir trois ou qua
tre prédicateurs à la fois. Ceux qui y venaient le
plus souvent pendant mon séjour, se nommaient
M. Stocks, M. Ewery, M. Humphrey et M. Hickey .
J'y ai aussi vu M. Georges Cookman . Nous autres
esclaves, nous aimions ce M. Cookman . Il nous sem
blait être un brave homme. Nous étions persuadés
qu'il avait employé son influence à engager M. Sa
muel Harrisson, propriétaire fort riche, à émanciper
ses esclaves, et d'une manière quelconque, nous
nous étions mis en tête qu'il travaillait à accomplir
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 93

l'émancipation de tous les esclaves . Lorsqu'il était


chez nous, on nous appelait toujours aux prières .
Lorsque les autres s'y trouvaient, on nous y appe
lait aussi quelquefois , mais quelquefois on ne nous
faisait pas venir. M. Cookman s'occupait de nous
plus que les autres ministres . Il ne pouvait venir
parmi nous sans laisser voir sa commisération pour
nous, et quelque stupides que nous fussions , nous
avions assez de sagacité pour nous en apercevoir.
Pendant mon séjour à Saint-Michel , il arriva
qu'un jeune homme blanc, nommé M. Wilson , pro
posa de tenir une école du dimanche pour l'ins
truction de ceux des esclaves qui seraient disposés
à apprendre à lire le Nouveau Testament . Nous ne
nous réunîmes que trois fois , après quoi M. West
et M. Jairbauks, tous deux chefs de classe, et plu
sieurs autres encore, vinrent fondre sur nous avec
des bâtons et d'autres projectiles , nous chassèrent
du local où nous étions , et nous défendirent de
nous assembler de nouveau . Telle fut la fin de
notre petite école du dimanche dans la pieuse ville
de Saint-Michel.
J'ai déjà dit que mon maître trouvait dans la re
ligion une sanction à ses actes de cruauté. Par
exemple, je vais raconter un fait parmi plusieurs
autres de nature à prouver la vérité de cette accu
94 VIE

sation . Je l'ai vu attacher une jeune femme boi


teuse , et la fouetter sur les épaules nues avec une
lourde peau de vache, au point que le sang rouge
et chaud en découlait goutte à goutte. En justifica
tion de cet acte barbare, il citait le passage suivant
des Écritures saintes. « Le serviteur qui a connu
la volonté de son maître et qui ne s'est pas tenu
prêt, et qui n'a point fait selon sa volonté, sera
battu de plusieurs coups . >>
Mon maître , après avoir ainsi déchiré à coups de
fouet cette jeune fille , la retenait dans cette situation
horrible pendant quatre ou cinq heures à la fois. Je
sais personnellement qu'il lui est arrivé de l'attacher
de bonne heure le matin et de la fouetter avant le dé
jeuner ; puis de la quitter pour aller à son magasin,
de revenir pour dîner, et de la fouetter de nouveau,
en la frappant sur les parties de son corps qui étaient
déjà écorchées par les coups antérieurs de son fouet
impitoyable. Voici comment s'explique cette cruauté
envers Henriette . C'est qu'elle était presque inca
pable de travailler. Lorsqu'elle était encore enfant,
elle était tombée dans le feu et en avait horrible
ment souffert. Elle avait eu les mains tellement
brûlées dans cette occasion que , depuis , elle n'a
vait jamais pu s'en servir. Elle n'était guère propre
qu'à porter de lourds fardeaux . Elle n'était donc
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 95

pour mon maître qu'une source de dépenses ; et,


comme l'avarice était son défaut dominant, la pré
sence de cette malheureuse lui causait un mécon
tentement continuel. Il semblait désirer la mort de
la pauvre fille. Un jour, il la donna à sa sœur, mais
celle-ci ne se montra pas disposée à garder un ca
deau inutile. Enfin , mon maître bienveillant, je
cite ses propres paroles, « la mit à la porte, afin
qu'elle eût à subvenir à ses propres besoins . » Voilà
comment agissait un homme nouvellement con
verti. Il gardait la mère et expulsait la fille pour
qu'elle eût à mourir de faim ! M. Thomas se trou
vait au nombre des propriétaires pieux qui retien
nent les esclaves dans les fers , uniquement dans le
but charitable de « prendre soin d'eux . >>
Mon maître et moi nous avions de fréquentes dis
putes. Il ne me trouvait pas du tout une humeur
conforme à ses vues . La vie que j'avais menée dans
la ville avait eu, disait-il, un effet pernicieux sur
moi. Elle m'avait rendu propre à toute sorte de
mal et incapable de faire rien de bon. Un de mes
plus grands défauts était de laisser échapper son
cheval, qui s'enfuyait alors à la ferme de son beau
père, située à cinq milles de Saint-Michel. Dans ce
cas-là, j'avais à aller le chercher. J'avais une raison
pour cette espère de négligence ou plutôt de pré
96 VIE

caution; c'est qu'on m'y donnait toujours quelque


chose à manger. M. Guillaume Hamilton ( c'était le
beau-père de mon maître) donnait toujours assez à
manger à ses esclaves. Je ne quittais jamais sa mai
son sans avoir de quoi satisfaire mon appétit, quel
que motif que mon maître eût de désirer mon re
tour aussi vite que possible. Enfin , M. Thomas me
dit qu'il était décidé à ne pas le supporter plus long
temps . Il y avait neuf mois que j'étais chez lui , et,
pendant ce temps-là, il m'avait souvent fouetté avec
rigueur, mais inutilement. Il me dit qu'il était ré
solu de m'envoyer quelque part , pour me faire
dresser convenablement. Dans ce but, il me loua
pour une année à un homme du nom d'Édouard
Covey. Ce M. Covey était pauvre et ne possédait
pas, mais louait seulement sa ferme. Il louait éga
lement les ouvriers qui cultivaient sa terre. M. Co
vey avait acquis une haute réputation dans l'art de
dompter les jeunes esclaves , et cette réputation
lui rapportait beaucoup. Elle lui fournissait le
moyen de cultiver sa terre, en faisant beaucoup
moins de dépense, qu'il n'aurait pu y parvenir sans
une réputation de cette nature. Il y avait des pro
priétaires qui ne regardaient pas comme une grande
perte de prêter à M. Covey leurs esclaves pendant
une année, en considération de la manière dont il
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 97

les façonnait, et sans aucune autre compensation .


Il en résultait qu'il pouvait facilement se procurer
l'assistance de jeunes esclaves . Outre les bonnes
qualités naturelles de M. Covey, il avait l'avantage
de faire profession de piété . C'était un béat, membre
et chefde classe dans l'église méthodiste . Tout cela
ajoutait du poids à sa réputation de « dompteur des
esclaves . » J'étais au courant de tous ces faits , car
je les tenais d'un jeune homme qui avait demeuré
chez lui. Cependant , je vis ce changement avec
plaisir ; car chez lui , du moins, j'étais certain d'a
voir assez à manger, ce qui n'est pas une considé
ration insignifiante pour un homme affamé.

CHAPITRE X.

Le premier janvier 1833, je quittai la maison de


M. Thomas, pour aller demeurer chez M. Covey .
Ce fut alors que j'eus à aller travailler dans les
champs, pour la première fois de ma vie. Je me
trouvai encore plus gauche dans mon nouvel em
ploi , qu'un petit paysan arrivé dans une grande
6
98 VIE

ville. Il n'y avait qu'une semaine que j'étais chez


M. Covey, lorsqu'il me fouetta d'une manière ter
rible, en faisant couler le sang de mon dos déchiré,
et en traçant sur ma chair des sillons aussi larges
que mon petit doigt . Voici les détails de l'affaire :
Une des matinées les plus froides de janvier, M. Co
vey m'envoya de bonne heure dans la forêt cher
cher une voie de bois. Il me donna un attelage de
bœufs encore indomptés. Il m'expliqua celui qui
était le bœuf de droite, et celui qui était le bœuf
de gauche. Il attacha ensuite le bout d'une grosse
corde aux cornes du bœuf de droite, et me donna
l'autre bout, en me disant que si les bœufs com
mençaient à courir, il fallait que je tirasse la corde
en résistant de toute ma force . Je n'avais jamais
conduit de bœufs auparavant je m'y prenais donc
* très-gauchement. Cependant j'allai jusqu'au bord
du bois sans beaucoup de difficulté. Arrivés à ce
point-là, les bœufs eurent peur de quelque chose,
et s'enfuirent en courant de toutes leurs forces , et
en heurtant la charrette contre les arbres et sur les
troncs, de la manière la plus épouvantable . Je m'at
tendais à chaque instant à me briser la tête contre
les arbres . Enfin , après avoir couru ainsi à une
distance considérable, ils renversèrent la charrette ,
la jetèrent violemment contre un arbre, et se pré
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 99

cipitèrent dans un fourré épais . Je ne sais pas com


ment j'eus le bonheur d'échapper à la mort . J'étais
tout seul, dans un bois épais , dans un endroit qui
m'était inconnu ; ma charrette renversée et brisée ;
mes bœufs embarrassés parmi les jeunes arbres , et
personne pour m'aider. Après de grands efforts , je
parvins à relever ma charrette , à dégager mes
bœufs , et à les atteler de nouveau à la charrette. Je
m'avançai ensuite vers l'endroit où j'avais coupé du
bois la veille, et je mis sur ma charrette une lourde
charge de bois, car je pensais ainsi dompter mes
bœufs . Je me mis ensuite en route, pour retourner
à la maison, après avoir employé ainsi la moitié de
la journée. Je sortis sans accident du bois , et je
sentis alors que jétais hors de danger. Je fis arrêter
mes bœufs pour ouvrir la barrière. En ce moment,
même avant que j'eusse pu ressaisir la corde , les
bœufs prirent de nouveau leur élan, se précipité
rent à travers la barrière , l'entraînèrent entre la
roue et le corps de la charrette, et la brisèrent en
morceaux . Quant à moi -même, je fus presque écrasé
contre le poteau et la barrière. Ainsi , dans une
même journée , j'échappai deux fois à la mort, par le
plus grand des hasards . A mon retour, je racontai à
M. Covey tout ce qui s'était passé, et comment
l'accident était arrivé . Il m'ordonna de retourner
100 VIE

aussitôt au bois ; je lui obéis , et il me suivit . Je


venais d'arriver à l'entrée du bois, lorsqu'il s'ap
procha de moi , m'ordonna d'arrêter la charrette,
et me dit qu'il allait m'enseigner à perdre mon
temps et à briser les barrières . Ensuite il alla à un
grand arbre à gomme, coupa avec sa hache trois
longues houssines, et après les avoir ébranchées
avec son couteau de poche, il m'ordonna d'ôter mes
habits . Je ne lui répondis pas , mais je restai im
mobile ; il répéta son ordre avec le même résultat .
Enfin il s'élança sur moi , avec la férocité d'un tigre,
déchira mes habits , et me fouetta jusqu'à ce qu'il
eût usé ses houssines , et qu'il m'eût sillonné le dos
de meurtrissures si cruelles, que les marques en
resterent visibles pendant longtemps . Ce mauvais
traitement fut le premier d'un grand nombre d'au 1
tres du même genre, et qui provenaient de causes
semblables .
Je demeurai chez M. Covey pendant une année ;
il se passa à peine une semaine des premiers six
mois sans quil me fouettât ; j'avais presque toujours
le dos endolori . Ma gaucherie servait d'excuse à
sa cruauté. Il nous accablait de travail, à tel point
que nous n'aurions pu en endurer davantage. Nous
nous levions avant le jour ; nous donnions à manger
à nos chevaux ; et dès que la lumière commençait
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 101

à poindre, nous partions pour les champs avec nos


houes et nos charrues . M. Covey nous donnait assez
de nourriture, mais à peine assez de temps pour la
manger. Nous avions souvent moins de cinq mi
nutes pour prendre nos repas. Nous étions souvent
aux champs depuis l'aube du jour, jusqu'à ce que
le dernier rayon eût disparu ; et dans la saison du
fourrage, il nous arrivait souvent d'être encore
dans les champs à minuit, occupés à botteler .
M. Covey y était avec nous. Voici comment il s'y
prenait pour résister à tant de fatigue : il passait la
plupart de ses après -midis au lit ; il en sortait ra
fraîchi et reposé le soir, prêt à nous stimuler à
l'aide de ses paroles, de son exemple, et souvent
de son fouet. M. Covey se trouvait parmi le petit
nombre des propriétaires d'esclaves qui savent se
servir de leurs mains , et qui en font réellement
usage pour travailler. C'était un homme extrême
ment laborieux ; il savait par sa propre expérience
ce dont un homme ou un garçon était capable en
fait de besogne ; il n'y avait pas moyen de le trom
per. L'ouvrage se faisait en son absence presque
aussi bien qu'en sa présence ; car il avait l'art de
nous faire sentir qu'il était toujours au milieu de
nous. Afin d'atteindre ce but, il avait contracté
l'habitude de venir nous surprendre. Il était rare
6.
102 VIE

qu'il s'approchât ouvertement de l'endroit où nous


travaillions , s'il pouvait le faire en secret : il visait
sans cesse à fondre parmi nous à l'improviste. Il
était si rusé que nous l'appelions « le serpent . >>
Lorsque nous étions au travail dans un champ de
blé, il s'avançait quelquefois en rampant sur les
mains et sur les genoux pour éviter d'être décou
vert, et se levait tout à coup au milieu de nous , en
s'écriant : « Ha! ha ! Allons ! allons ! Avancez ! avan

cez ! » Puisque tel était son mode d'attaque , il n'é


tait jamais sûr pour nous de nous reposer un
instant. Ses approches ressemblaient à celles d'un
voleur dans la nuit ; il nous semblait être toujours
prêt ; il était sous les arbres , derrière tous les
troncs , dans tous les buissons et à toutes les fenêtres
de la plantation . Il montait quelquefois à cheval ,
comme pour aller à Saint-Michel , qui était à la dis
tance de sept milles ; une demi-heure après , on
pouvait le voir blotti dans un coin de la palissade ,
et occupé à surveiller tous les mouvements des es
claves . Il lui fallait , pour l'exécution de ce dessein ,
laisser son cheval attaché dans les bois . En outre il
s'approchait de nous quelquefois, pour nous donner
des ordres , comme s'il était sur le point de partir
pour faire un long voyage, après quoi il nous tour
nait le dos , et faisait semblant d'aller se préparer

I
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 103

à la maison ; mais avant d'avoir fait la moitié de la、


route, il revenait tout à coup sur ses pas , se traî
nait dans le coin d'une palissade , ou derrière un
arbre, et de là nous surveillait jusqu'au coucher du
soleil .
Tromper ! voilà quel était le fort de M. Covey . Il
consacrait sa vie à projeter et à exécuter les décep
tions les plus infâmes ; tout ce qu'il avait acquis en
fait de savoir ou de religion , il le faisait servir
d'instrument à cette disposition à la tromperie ; il
semblait se croire capable de tromper le Tout-Puis
sant lui-même ; il faisait une courte prière le matin ,
et une longue prière le soir ; et quelque extraordi
naire que cela puisse paraître, il y avait certaines oc
casions où il aurait été difficile de trouver unhomme
qui eût l'air plus dévot que lui . Les exercices de
piété qui avaient lieu dans sa famille , commen
çaient toujours par un chant religieux; et comme il
n'était pas bon chanteur lui-même, il m'imposait
ordinairement le devoir d'entonner l'hymne . Il li
sait les paroles , et me faisait ensuite signe de com
mencer ; quelquefois je lui obéissais, et quelquefois
non ; un refus de ma part produisait presque tou
jours une grande confusion . Alors , afin de se mon
trer indépendant de moi, il commençait l'hymne, et
la continuait de la manière la plus discordante . Lors
104 VIE

qu'il avait l'esprit ainsi troublé, il priait avec une


ferveur extraordinaire : le misérable ! Telles étaient
sa disposition et son aptitude à tromper , que je
crois en vérité qu'il lui arrivait quelquefois de se
tromper lui-même, au point d'avoir la conviction
solennelle qu'il était un adorateur sincère du Très
Haut, -- et cela se passait dans le temps où l'on
peut dire qu'il était coupable de forcer une esclave
qui lui appartenait à commettre le crime de l'adul
tère. Je crois devoir dévoiler ici les détails de cet
acte de corruption et de perversité , quelque dégoû
tants qu'ils soient . M. Covey était pauvre ; il venait
des'établirpour son compte . Il n'avait pasles moyens
d'acheter plus d'une esclave. Chose horrible, mais
vraie ! il acheta cette esclave dans le même but
qu'on achète une jument poulinière. Cette femme
s'appelait Caroline, M. Covey l'acheta à un M. Tho
mas Lowe, qui demeurait à environ six milles de
Saint-Michel. Pour mettre le comble à cette tran
saction infâme, il loua à M. Samuel Harrison un
esclave marié, qui fut arraché des bras de sa femme
légitime, et contraint de vivre comme s'il eût été
l'époux de cette malheureuse Caroline !!! - Le
hasard voulut qu'elle donnât le jour à des jumeaux.
Lajoie de Covey et de sa femme ne connut point de
bornes ; ils furent l'un et l'autre aux petits soins
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS. 105

pour Caroline pendant ses couches . Rien n'était trop


bon pour elle ; rien ne leur coùtait pour lui être
agréables . Ils voyaient dans les deux enfants de
cette femme une augmentation à leur fortune.
S'il y a eu une époque de ma vie, où j'aie eu à
boire jusqu'à la lie dans la coupe amère de l'escla
vage, ce fut pendant les premiers six mois de mon
séjour avec M. Covey. Il nous forçait de travailler
dans tous les temps ; il ne faisait jamais ni trop
chaud, ni trop froid ; la pluie, la grèle, la neige , le
vent n'étaient jamais trop violents pour nous empê
cher d'aller aux champs . L'ouvrage ! l'ouvrage !
l'ouvrage n'était guère plus l'ordre du jour que de
la nuit. Les jours les plus longs étaient trop courts
à son gré, et les nuits les plus courtes lui parais
saient trop longues . J'étais assez difficile à gouver
ner, lors de mon arrivée chez lui , mais quelques
mois de cette discipline-là suffirent pour me rendre
plus docile. M. Covey réussit à me dompter : Hélas !
corps , âme, esprit, tout en moi était dompté ! ma
vivacité naturelle avait disparu ; mon intelligence
était dans un état de langueur ; le goût de la lecture
s'était éteint en moi ; l'étincelle joyeuse qui animait
autrefois mon regard cessa de briller ; la sombre
nuit de l'esclavage m'enveloppa ; ce fut ainsi qu'un
homme fut complétement changé en brute.
106 VIE

Je n'avais de loisir que le dimanche ; je passais


ce jour-là dans une stupeur semblable à celle des
bêtes, entre le sommeil et la veille, sous un grand
arbre. Quelquefois je me levais, un éclair énergique
de liberté traversait les ténèbres de mon esprit,
accompagné d'une faible lueur d'espérance qui bril
lait un moment, et puis s'évanouissait . Je retom
bais à terre, et je me remettais à déplorer ma misé
rable position . J'étais quelquefois porté à me tuer
moi-même, après avoir tué Covey, mais un mélange
d'espérance et de crainte m'en empêchait. Mes
souffrances dans cette plantation me paraissent
maintenant un songe plutôt qu'une triste réalité.
Notre maison était située à quelques verges de la
baie de Chesapeake , dont la vaste surface était tou
jours blanchie par les voiles de bâtiments venus de
tous les quartiers du globe . Ces beaux navires avec
leurs ailes d'un blanc pur , ces objets de l'admira
tion des hommes libres, étaient pour moi comme
des revenants, enveloppés de linceuls funèbres, qui
étaient venus exprès pour me tourmenter et pour
m'effrayer, en éveillant en moi mille réflexions sur
ma misérable destinée . Souvent dans la profonde
tranquillité d'un dimanche d'été, je suis resté seul
sur les hautes rives de cette majestueuse baie ; et
j'ai suivi avec un cœur triste et les yeux pleins de
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 107

larmes la multitude innombrable de voiles qui


fuyaient vers le vaste océan . Ce spectacle ne man
quait jamais de me toucher profondément . Mes pen
sées se frayaient un passage ; et sans avoir d'autre
auditeur que le Tout - Puissant , voici comment
j'exhalais l'amertume de mon âme d'une manière
rude, dans une apostrophe à la multitude de vais
seaux en mouvement :
« Les câbles qui vous retenaient sont détachés ,
vous voilà libres ! moi, je reste accablé du poids de
mes chaînes, moi , je suis esclave ! Vous vous avan
cez gaiement au gré de la douce brise ; moi , je me
traîne tristement devant le fouet sanglant ! Vous ,
vous êtes les anges de la liberté ; vos ailes rapides
vous emportent autour du globe ; moi, je gémis dans
des entraves de fer ! Oh ! que je voudrais être libre !
Oh ! que je voudrais être sur un de vos ponts ma
gnifiques , et sous la protection de vos ailes ! Hélas !
entre moi et vous coulent les eaux troublées . Éloi
gnez-vous ! avancez ! Oh ! que ne puis-je vous imiter !
Si je pouvais nager ! si je pouvais voler ! Oh ! pour
quoi suis-je né un homme dont on a fait une brute !
Le joyeux navire est parti ; il a disparu dans le
lointain obscur . Moi , je suis laissé dans les 1tour
ments affreux d'un esclavage interminable. Oh !
mon Dieu ! sauve-moi ! Oh ! mon Dieu ! délivre
108 VIE

moi ! Fais que je sois libre ! Y a-t-il un Dieu ? Pour a


quoi suis-je esclave ? Je m'enfuirai . Je ne veux pas t
supporter plus longtemps la servitude. Qu'on me
rattrappe, qu'on ne me rattrappe pas, je l'essaierai .
Autant mourir d'une manière que d'une autre. Je
n'ai qu'une vie à perdre. J'aime autant être tué en
courant , que de mourir debout . Oh ! quand j'y
pense ! Cent milles au nord, et me voilà libre ! ·
Faut-il l'essayer ? Oui, avec l'aide de Dieu je veux
en faire la tentative . Dois-je vivre et mourir esclave ?
Non, non ! Ce ne sera pas ! Je m'embarquerai . Cette
baie même me portera aux lieux où est la liberté.
J'ai remarqué que les bateaux à vapeur prenaient
la direction du nord-est, en quittant la pointe du
nord. Je suivrai la même route, et quand je serai
arrivé à l'extrémité de la baie, j'abandonnerai mon
canot à la merci des flots, et je marcherai tout droit
à travers Delaware jusque dans la Pensylvanie .
Lorsque je m'y trouverai, je n'aurai pas besoin d'un
passe-port ; je pourrai voyager sans être interrompu.
Qu'une occasion se présente, je pars , quoi qu'il ar
rive. Cependant, je tâcherai de supporter le joug.
Je ne suis pas le seul esclave qu'il y ait au monde.
Pourquoi me désespérer ? Je puis endurer autant
que les autres . En outre, je ne suis qu'un adoles
cent, et tous les garçons du même âge sont soumis
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 109

à quelqu'un . Il se peut que mes maux dans l'es


clavage ne fassent qu'augmenter mon bonheur
quand je serai libre. Un meilleur temps approche ! >>
C'est ainsi que je pensais ; c'est ainsi que je me
parlais à moi-même ; dans certains moments, j'é
prouvais des transports qui allaient jusqu'à la folie ;
dans d'autres je tâchais de me résigner à mon mi
sérable sort.
J'ai déjà fait connaître que ma condition pendant
les premiers six mois de mon séjour chez M. Covey,
avait été bien plus pénible que pendant les derniers
six mois. Les circonstances qui amenèrent un chan
gement dans les manières de M. Covey à mon
égard, forment une époque dans mon humble his
toire . Mes lecteurs ont vu comment d'un homme
on faisait un esclave ; ils vont voir comment un
esclave devint un homme. Un des jours les plus
chauds du mois d'août 1833 , Guillaume Smith ,
Guillaume Hughes , un esclave du nom d'Éli, et
moi-même, nous étions occupés à vanner le grain .
Hughes ôtait le blé vanné de devant le van , Éli le
tournait, Smith le remplissait, et moi j'y portais le
blé. Ce travail était simple, et exigeait plutôt de la
force que de l'intelligence ; cependant il devenait
bientôt fatigant pour quelqu'un qui n'y était pas
accoutumé.
7
110 . VIE

A environ trois heures , il me fut impossible


de continuer : la force me manqua ; un mal de tête
violent me saisit, accompagné de vertiges ; je trem
blais de tous mes membres. Comme je prévoyais
ce qui ne manquerait pas d'arriver, je redoublai
d'efforts, sentant bien qu'il ne fallait pas arrêter
l'ouvrage. Je me tins debout aussi longtemps qu'il
me fut possible de me traîner en chancelant jus
qu'à la trémie avec du grain . Enfin , je ne pus pas
y résister davantage : je tombai , et je sentis comme
un poids immense qui me retenait à terre. Le
van s'arrêta forcément, car chacun avait son propre
ouvrage à faire ; pas un ne pouvait s'occuper de
celui d'un autre, et continuer le sien en même
temps .
M. Covey était à la maison, à environ cent verges
de la cour où nous travaillions. Dès qu'il cessa
d'entendre le bruit du van , il quitta la maison et
s'approcha de nous . Il se hâta de s'informer de ce
qui s'était passé. Guillaume lui répondit que j'étais
malade, et qu'il n'y avait personne pour apporter
le grain au van. J'étais alors parvenu à me traîner
à côté du poteau de la palissade qui entourait la
cour, dans l'espérance de trouver quelque soulage
ment à mes souffrances en me mettant à l'abri du
soleil. Il demanda alors où j'étais . Un des ouvriers
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 111

lui indiqua l'endroit où j'étais couché. Après m'a


voir regardé pendant quelques moments, il s'in
forma de ce que j'avais. Je lui répondis de mon
mieux, car j'avais à peine assez de force pour par
ler. Alors il eut la cruauté de me donner un coup
de pied dans le côté, et m'ordonna de me lever . Je
tàchai de le faire, mais je retombai après un vain
effort. Il me donna un second coup de pied et réi
téra son ordre . Je tâchai encore de me lever, et je
parvins à me tenir debout ; mais en me penchant
pour prendre le baquet dont je me servais pour
remplir le van , je chancelai encore et tombai . Pen
dant que j'étais dans cette situation , M. Covey
saisit l'instrument dont Hughes se servait pour
mesurer le demi - boisseau , m'en asséna un coup
violent sur la tête , et me fit une grande blessure
d'où le sang coula abondamment . Il m'ordonna en
même temps de me lever, mais je ne fis aucun
effort pour lui obéir, car j'étais résolu de le laisser
faire tout ce qu'il voudrait. Malgré la violence de ce
coup, ma tête ne tarda point à aller un peu mieux .
M. Covey n'avait abandonné à mon sort. Ce fut
alors que, pour la première fois, je résolus d'aller
trouver mon maître, de lui faire ma plainte, et
d'implorer sa protection. Il fallait, pour cela, faire
cet après midi même sept milles à pied, ce qui dans
112 VIE

l'état pénible où je me trouvais était une entreprise


bien difficile à exécuter . Je me sentais d'une fai
blesse extrême, qui provenait autant des coups que
j'avais reçus que de la forte indisposition dont je
venais d'être atteint . Cependant je me tins prêt à
profiter de l'occasion , et tandis que Covey avait les
yeux tournés dans une autre direction , je partis
pour Saint-Michel . Je parvins à franchir une dis
tance considérable sur la route des bois, avant que
Covey me découvrît . Dès qu'il m'aperçut , il me
cria de revenir, et me menaça du châtiment le plus
sévère si je ne lui obéissais pas . Je ne tins compte
ni de ses menaces ni de ses cris , et je m'avançai
vers les bois aussi vite que ma faiblesse me le per
mettait. Comme je craignais qu'il ne me rejoignit
si je suivais la grande route, je pris à travers les
bois, en m'éloignant assez de la route, pour éviter
d'être découvert, et en m'en tenant assez près pour
ne pas m'égarer . Je n'étais pas allé loin quand le
peu de force qui me restait m'abandonna encore.
Il me fut impossible de marcher plus longtemps .
Je tombai à terre et j'y restai pendant quelque
temps . Le sang coulait encore lentement de la
blessure que j'avais reçue à la tête . Je me figurai
que j'allais mourir d'hémorragie, et je pense bien
que j'en serais mort en effet , si le sang ne s'était
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 113

pas coagulé dans mes cheveux au point de fermer


la blessure. Après y être resté pendant à peu près
trois quarts d'heure, je fis un nouvel effort, et me
remis en route à travers les marais et les brous
sailles , sans chaussures et nu-tête, en me déchirant
les pieds presque à chaque pas. Après sept milles
de marche, que je n'avais pu faire en moins de
cinq heures, j'arrivai enfin au lieu où était le ma
gasin de mon maître . Mon air avait quelque chose
de si déplorable, qu'il fallait avoir un cœur de fer
pour n'en être pas touché. Depuis la tête jusqu'aux
pieds , j'étais couvert de sang. J'avais les cheveux
tout souillés de poussière et de sang, et ma che
mise était également ensanglantée . Mes jambes et
mes pieds , déchirés en divers endroits par les
broussailles et les épines, étaient aussi couverts de
sang. En un mot , j'avais l'air d'un homme qui s'é
tait échappé, non sans peine, d'un antre de bêtes
sauvages . Tel fut l'état dans lequel je me présentai
à mon maître , en le priant de vouloir bien inter
poser son autorité pour ma protection . Je lui ra
contai les circonstances aussi bien que possible, et
il me sembla, tandis que je parlais , remarquer que
certaines parties de mon récit le touchaient . Il se
promenait alors dans l'appartement, en disant qu'il
supposait que j'avais dû faire quelque chose pour
114 VIE

le mériter, et en tâchant de justifier M. Covey. Il


me demanda ce que je voulais . Je lui répondis
que je voulais qu'il m'accordât la grâce de demeu
rer ailleurs ; que si j'étais forcé de retourner avec
M. Covey, ce ne serait que pour mpurir ; que Covey.
me tuerait certainement, et qu'il était en beau
chemin pour cela . M. Thomas se moqua de la sup
position qu'il y eût le moindre danger que M. Co
vey me tuât. Il dit qu'il connaissait M. Covey, que
c'était un brave homme, et qu'il ne pouvait songer
à me retirer d'entre ses mains ; que , s'il le faisait,
il perdrait les gages de l'année entière ; que j'appar
tenais à M. Covey pour un an, qu'il fallait que je
retournasse chez lui, quoi qu'il dût arriver ; et il
finit par me conseiller de ne plus le tourmenter de
mes sottes plaintes, ou bien qu'il se chargerait lui
même de me faire mon affaire . Après m'avoir ainsi
menacé , il me donna une bonne dose de médecine ,
en me disant que je pouvais rester à Saint- Michel
pendant cette nuit- là (car il était alors bien tard) ; .
mais à condition de retourner de bonne heure le
lendemain matin chez M. Covey. Il répéta que si je
ne le faisais pas, il me ferait mon affaire, ce qui
signifiait sans doute qu'il me fouetterait lui -même.
Je passai la nuit chez mon maître, et selon ses
ordres , je partis pour retourner chez Covey le
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 115

lendemain matin (c'était un samedi), le corps épuisé


et l'esprit abattu. Il ne me donna ni à souper le
soir, ni à déjeuner le matin . J'arrivai chez M. Co-,
vey à environ neuf heures, et, au moment où je
montais par-dessus la palissade qui séparait les
champs de Mme Kemp des nôtres, Covey sortit avec
sa peau de vache pour m'en frapper. Je réussis
à gagner le champ de blé avant qu'il pùt m'at
teindre, et grâce au blé qui était très-haut , il me
fut possible de me cacher.
Il semblait être transporté de colère , et me cher
cha pendant longtemps. Ma conduite était inexpli
cable à ses yeux. Enfin , il abandonna cette vaine
poursuite, et pensant , je le suppose du moins, qu'il
faudrait bien que je revinsse chez lui pour avoir à
manger, il ne voulut pas se donner plus longtemps
la peine de me chercher. Je passai la plus grande
partie de la journée dans les bois, avec l'alternative
devant moi de retourner chez M. Covey et de mou
rir sous les coups de fouet, ou de rester dans les
bois et de mourir de faim. Cette nuit-là, je ren
contrai par hasard Sandy Jenkins , esclave que je
connaissais un peu . Cet homme était marié à une
femme libre, qui demeurait à peu près à quatre
milles de chez M. Covey ; et, comme c'était le sa
medi, il était en route pour aller la voir. Je lui
116 VIE

expliquai ma situation, et il eut la bonté de m'in


viter à l'accompagner chez lui. J'acceptai son offre;
nous causâmes de toutes les circonstances de cette

affaire, et je lui demandai des conseils sur le parti


que j'avais à prendre. Je trouvai dans Sandy un
sage conseiller. Il me répondit avec une grande
solennité qu'il fallait que je retournasse chez
M. Covey , mais qu'avant mon départ, il était à
propos de l'accompagner dans une autre partie du
bois , où il y avait une certaine racine qui avait une
vertu singulière. Il m'assura que si j'en portais sur
moi, en ayant soin de la tenir toujours du côté
droit, il en résulterait que ni M. Covey, ni aucun
autre homme blanc ne pourrait me fouetter. Il
m'assura qu'il avait porté un morceau de cette ra
cine plusieurs années , et que tout ce temps-là , il
n'avait jamais reçu un seul coup, et qu'il s'atten
dait bien à ne pas en recevoir un tandis qu'il la
garderait. L'idée que l'action de porter une racine
dans ma poche pût produire un pareil effet, me pa
rut ridicule ; je rejetai donc d'abord sa proposition ;
voyant que je n'étais pas disposé à porter sa fa
meuse racine, Sandy me représenta la nécessité de
le faire, avec beaucoup de chaleur, en me disant
que cette précaution ne pourrait me faire de mal ,
si elle ne me faisait pas 'de bien . Alors, pour lui
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 117

plaire, je pris la racine, et , selon ses instructions,


je la portai du côté droit . C'était un dimanche ma
tin. Je me mis en route pour retourner à la mai
son de M. Covey, et , en entrant dans la cour , la
première personne que j'aperçus , ce fut lui ; il sor
tait en ce moment pour aller à l'église . Il me parla
avec une grande bonté , me pria de chasser les
cochons loin de l'endroit où ils se trouvaient , et
continua sa marche. Cette conduite singulière de
M. Covey me fit croire qu'il y avait en vérité quel -
que vertu dans la racine que Sandy m'avait donnée ;
un autre jour que le dimanche , je n'aurais pu at
tribuer cette conduite qu'à l'influence de cette ra
cine, et , malgré tout, j'étais à demi disposé à croire
qu'il y avait dans la racine quelque chose de plus
que je ne l'avais imaginé d'abord. Tout alla bien
jusqu'au lundi matin . Alors la vertu de la racine
fut mise à une rude épreuve. Longtemps avant le
jour, on m'appela pour aller étriller les chevaux et
leur donner à manger. J'obéis avec empressement .
Pendant que j'étais ainsi occupé et que je jetais en
bas le foin du grenier, M. Covey entra dans l'écurie
avec une longue corde ; profitant du moment où je
me trouvais à moitié hors du grenier, il me saisit
par les jambes , et se mit à les attacher. Dès que je
m'aperçus de ce qu'il allait faire, je fis un bond
7.
118 VIE

soudain, et comme il me tenait les jambes, je tom


bai étendu de mon long par terre . M. Covey pou
vait alors s'imaginer qu'il était maître de moi , et
qu'il dépendait de lui de faire de moi ce qu'il vou
lait. Mais, dans ce moment-là ( d'où me vint cette
inspiration ? je ne saurais le dire ! ) , je résolus de
me battre avec lui, et, sans perdre de temps , pour
mettre cette idée à exécution , je saisis Covey par
la gorge et me levai . Il ne me làcha point, et moi
je tins bon . Ma résistance était tellement inatten
due, que Covey en parut pour ainsi dire frappé de
stupeur. Il tremblait comme une feuille . Sa frayeur
m'encouragea, et je le serrai vigoureusement au
point que je fis couler le sang dans les endroits
que je pressais du bout de mes doigts. M. Covey
appela Hughes à son secours . Celui-ci vint, et tan
dis que Covey me tenait, il essaya de m'attacher la
main droite. Je profitai d'une occasion favorable
pour lui allonger un violent coup de pied au- des
sous des côtes . Ce coup suffit pour me débarrasser
de Hughes, qui me laissa seul avec M. Covey. Ce
dernier en ressentit l'effet, car lorsqu'il vit Hughes
se plier de douleur, il perdit courage. Il me de
manda si j'allais persister dans ma résistance. Je
lui répondis que oui , quelles qu'en dussent être
les conséquences ; qu'il m'avait traité comme une
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 119

brute depuis six mois , et que j'étais bien décidé à


ne plus le supporter . Après avoir entendu ma ré
ponse, il tâcha de m'entraîner vers un bâton qui
était à la porte de l'écurie. Il voulait s'en emparer
pour m'assommer. Mais au moment où il se pen
chait pour le prendre, je le saisis au collet par les
deux mains , et le renversai à terre par une secousse
soudaine . A cet instant- là, Guillaume arriva. Covey
lui cria de venir à son secours . Guillaume de
manda ce qu'il fallait faire. « Viens le saisir ! viens
le saisir! » lui dit Covey. Guillaume lui répliqua
que son maître l'avait loué pour travailler et non
pas pour aider à me battre ; là- dessus , il nous laissa
Covey et moi finir notre combat sans s'en mêler.
Il dura près de deux heures . Enfin Covey, tout hors
d'haleine, me lâcha , en me disant que si je ne lui
avais pas résisté, il ne m'aurait pas fouetté la moi
tié autant qu'il l'avait fait. La vérité est qu'il ne
m'avait pas fouetté du tout. Selon moi, il avait eu
le dessous dans cette lutte , car il ne m'avait pas fait
saigner, tandis que son sang avait coulé . Pendant
les six mois suivants que je passai chez M. Covey,
il ne leva pas même son petit doigt contre moi
dans un accès de colère . Il disait quelquefois qu'il
ne voulait pas m'empoigner de nouveau . « Non ,
me disais-je en moi-même, vous faites bien , car
120 VIE

vous vous en tireriez plus mal que la dernière


fois . » Le combat avec M. Covey fut une circons
tance décisive , et pour ainsi dire la crise de ma
carrière d'esclave. Il ralluma en moi la flamme
mourante de l'amour de la liberté , et ranima dans
mon cœur le sentiment de ma dignité d'homme.
Il fit revenir cette confiance en moi-même qui avait
disparu , et m'inspira de nouveau la résolution
d'être libre. Le transport de joie que mon triomphe
m'avait causé , était une ample compensation à
tout ce qui pouvait s'ensuivre , à la mort même.
Il n'y a que l'esclave qui a repoussé par la force le
bras sanglant de son oppresseur, qui puisse com
prendre la profonde satisfaction que j'éprouvais .
Ce que je sentais ne ressemblait à rien de ce que
j'avais senti auparavant. C'était comme une glo
rieuse résurrection du tombeau de l'esclavage au
ciel de la liberté. Mon énergie, longtemps abattue,
se releva, ma lâcheté disparut , une audace qui
allait jusqu'à la provocation, prit sa place, et ma
résolution fut définitivement arrêtée. A partir de
ce moment- là , je pouvais bien être un esclave
quant à la forme, je ne pouvais plus être un esclave
en réalité. Je n'hésitai pas à donner à entendre que
tout homme blanc qui se proposerait de me fusti
ger aurait aussi à me tuer. Dès lors il ne m'arriva
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 121

plus d'être fouetté dans les règles, et pourtant je


restai esclave pendant quatre ans de plus . J'eus à
soutenir plusieurs combats, il est vrai , mais je ne
reçus jamais un seul coup de fouet .
Une chose qui, pendant longtemps , fut pour moi
un sujet de surprise, c'est que M. Covey ne m'eût
pas fait saisir immédiatement par le constable, et
entraîner au poteau où l'on fustigeait les esclaves
rebelles , afin de m'y faire fouetter, selon la loi ,
pour le crime d'avoir osé lever la main contre un
blanc , à mon corps défendant . La seule explication
que je puisse en donner ne me satisfait pas com
plétement moi-même ; toutefois , je vais la donner
telle qu'elle est. M. Covey jouissait d'une réputa
tion extaordinaire comme surveillant du premier
mérite, et comme dompteur de nègres . Cette répu
tation , qui était pour lui de la plus grande impor
tance, se trouvait en danger ; et s'il m'avait envoyé,
moi, jeune homme d'environ seize ans , au poteau
public, pour m'y faire châtier, il l'aurait perdue à
jamais ; ainsi, pour la conserver, il me laissa échap
per à ce mode de punition .
L'expiration du terme pendant lequel je devais
rester au service de M. Edouard Covey arriva le jour
de Noël 1833. La semaine qui se trouve entre Noël
et le jour de l'an est accordée aux esclaves à titre
122 VIE

de vacances ; aussi n'exigeait -on de nous aucun


travail, si ce n'est que nous avions à donner à man
ger aux bestiaux , et à en prendre soin . Nous consi
dérions ce temps comme nous appartenant, grâce
à nos maîtres ; ainsi nous en usions, ou nous en
abusions, presque à notre gré . Ceux qui avaient des
familles à quelque distance, obtenaient ordinaire -
ment la permission de passer ces six jours avec
elles. Il y avait différentes manières de passer ce
temps de repos . Ceux d'entre nous qui étaient tem
pérants , rangés , laborieux et réfléchis, s'occupaient
à faire des balais à blé, des nattes , des colliers pour
les chevaux, et des paniers ; une autre classe pas
sait son temps à la chasse aux lièvres et autres ani
maux . Mais la grande majorité s'occupait à divers
jeux, tels que la balle, la lutte, les courses à pied ;
ou bien, s'amusait à jouer du violon , à danser et à
boire du wiski ; ce dernier passe- temps était , de
beaucoup , celui qui plaisait le plus à nos maîtres.
A leurs yeux , tout esclave qui voulait travailler
pendant le temps des vacances , méritait à peine
d'en avoir. Il s'exposait à passer pour un esclave
qui rejetait la faveur de son maître . On considérait
comme un déshonneur de ne pas être ivre à Noël,
et on regardait comme très-paresseux , celui qui
n'avait pas mis de côté assez d'argent pendant le
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 123

cours de l'année, pour se procurer une provision


suffisante de wiski pendant les fêtes de Noël .
Tout ce que je sais de l'effet de ces vacances sur
les esclaves, me fait croire qu'elles sont au nombre
des moyens les plus efficaces qui soient au pouvoir
des propriétaires, pour réprimer tout esprit d'in
surrection . Si ces derniers supprimaient tout d'un
coup cet usage, il en résulterait ( je n'en ai aucun
doute) une rébellion immédiate parmi les esclaves.
Ces vacances servent de conducteurs ou de sou
papes, pour laisser échapper l'esprit de rébellion
de l'humanité souffrante et enchaînée . Si elles
n'existaient pas, l'esclave serait réduit au désespoir
le plus violent ; malheur au propriétaire, le jour
qu'il essaiera d'empêcher ou de supprimer l'action
de ces conducteurs ! Je l'avertis qu'en pareil cas il
éclatera au milieu d'eux, un esprit qui sera plus à
craindre que le tremblement de terre le plus épou
vantable.
Ces vacances sont une partie de la fraude , de l'in
justice et de l'inhumanité grossières que l'esclavage
renferme. C'est, dit-on , une coutume établie par la
bienveillance des propriétaires, mais je n'hésite pas
à déclarer que c'est tout simplement le résultat de
l'égoïsme et une des ruses les plus funestes mises
en pratique, au détriment des esclaves opprimés.
124 VIE

S'ils accordent ce temps à ces malheureux, ce n'est


point parce qu'ils n'aiment pas à les faire travailler
à cette époque , mais parce qu'il y aurait du danger
à les en priver. La preuve de cette assertion se
trouve dans ce fait que les propriétaires aiment
que leurs esclaves passent leurs vacances de telle
manière, qu'ils les voient finir avec autant de plai
sir qu'ils en ont eu à les voir commencer. Il semble
qu'ils aient pour but de dégoûter leurs esclaves de
la liberté, en les plongeant dans tout ce que la li
cence et la débauche ont de plus bas et de plus ab
ject. Par exemple, les propriétaires ne se conten
tent pas de voir avec plaisir leurs esclaves s'enivrer
de leur propre gré, mais ils ont recours à plusieurs
moyens différents pour les engager à boire . Voici
un de leurs stratagèmes : ils font des paris sur
leurs esclaves, pour savoir lequel peut boire la plus
grande quantité de wiski sans s'enivrer ; de cette
manière, ils réussissent à entraîner une multitude
de ces malheureux à boire avec excès . Ainsi , quand
l'esclave lui demande une liberté vertueuse, le pro
priétaire rusé, profitant de son ignorance, le trompe
en lui accordant une dose de dissipation vicieuse ,
qu'il a eu l'art de désigner du nom de liberté . La
plupart d'entre nous avalaient ce breuvage trom
peur, et le résultat en était tel que l'on pouvait bien
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS. 125

se l'imaginer d'avance. Plusieurs étaient portés à


croire qu'il n'y avait guère à choisir entre la liberté
et l'esclavage . Nous sentions avec raison qu'il valait
presque autant être esclaves de l'homme que de
l'ivrognerie. Ainsi, à la fin de nos vacances, nous
nous relevions avec effort de la fange de la débau
che, nous respirions lentement, et nous marchions
aux champs , en sentant , après tout , une espèce
de joie à sortir de ce que la tromperie de notre mai
tre nous avait fait prendre pour la liberté , et à nous
rejeter dans les bras de l'esclavage.
J'ai dit plus haut que cette coutume-là est une
partie du système entier de fraude et d'inhumanité
que présente l'esclavage, et c'est vrai. On étend à
d'autres choses le moyen employé pour dégoûter
l'esclave de la liberté, en ne lui en faisant voir que
l'abus . Par exemple, supposons qu'un esclave aime
la mélasse, et en vole. Que fait son maître ? Il va à
la ville, en achète une grande quantité, revient,
prend son fouet, et ordonne à son esclave de manger
de la mélasse , jusqu'à ce que le pauvre misérable
s'en dégoûte au point d'avoir envie de vomir, rien
qu'à en entendre parler . On se sert du même pro
cédé pour obliger les esclaves à ne pas demander
plus de nourriture que la quantité qui leur est ré
gulièrement allouée . Voici comment on s'y prend .
126 VIE

Un esclave mange sa portion et en demande davan


tage. Son maître se met en colère ; toutefois, il ne
veut pas le renvoyer sans lui accorder un supplé
ment de nourriture . Comment sortir d'embarras ?
Il lui en donne plus qu'il ne lui en faut et le force
à la manger dans un temps fixé . Ensuite, si le pau
vre esclave se plaint d'en avoir trop, et de ne pou
voir plus manger , on lui dit qu'il n'est content ni
rassasié , ni à jeun , et on le fouette parce qu'il est
difficile à satisfaire . J'ai une multitude d'exemples
pour prouver le même principe de conduite , qui
proviennent de mes propres observations, mais je
pense que ceux que j'ai cités sont suffisants . C'est
une manière d'agir très-commune .
Le 1er janvier 1854, je quittai M. Covey, pour aller
demeurer chez M. Guillaume Freeland , dont l'ha
bitation se trouvait à peu près à trois milles de
Saint-Michel. Je trouvai dans ce dernier un homme
tout différent du premier. Quoiqu'il ne fût pas riche,
il était ce qu'on peut appeler un monsieur instruit
du sud. M. Covey, au contraire , était, comme je l'ai
montré, expert dans l'art de dompter les nègres , et
de surveiller les esclaves . Celui-là, quoique pro
priétaire, semblait avoir un certain degré de res
pect pour l'honneur, pour la justice et pour l'hu
manité. Celui-ci paraissait entièrement inaccessible
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 127

à de pareils sentiments. M. Freeland avait, sans


doute, plusieurs des défauts qui sont propres aux
propriétaires, tels que l'emportement et la mauvaise
humeur ; mais il faut que je lui rende la justice de
dire qu'il était tout à fait exempt des vices dégra
dants auxquels M. Covey s'abandonnait constam
ment. L'un était ouvert et franc, et nous savions
toujours où le trouver ; quant à l'autre, c'était le
trompeur le plus rusé, et il n'y avait que ceux qui
avaient assez d'adresse pour découvrir ses manœu
vres subtiles , qui pussent le comprendre. Voici
une qualité que je trouvai dans mon nouveau maî
tre ; il n'affichait aucune prétention à la piété, il ne
se donnait point pour un homme religieux ; et, se
lon moi, c'était un grand avantage . J'affirme, sans
la moindre hésitation, que la religion du sud ne
sert qu'à cacher les crimes les plus horribles, qu'à
justifier les atrocités les plus affreuses , qu'à sancti
fier les fraudes les plus détestables . C'est un abri
sombre où les actes les plus infâmes , les plus abo
minables, les plus grossiers et les plus diaboliques ,
des propriétaires trouvent la protection la plus
sûre. Si ma destinée était de retomber dans les
chaînes de l'esclavage, je regarderais comme le plus
grand malheur, après celui de la perte de ma li
berté, d'être l'esclave d'un maître religieux. Car de
128 VIE

tous les propriétaires que j'ai jamais connus, les


propriétaires pieux sont les pires . Je les ai toujours
trouvés plus avares, plus bas , plus cruels , et plus
lâches que les autres . J'eus le malheur , non-seule
ment d'appartenir à un propriétaire religieux, mais
de demeurer au sein d'une communauté de gens
qui faisaient étalage de sentiments semblables . Le
révérend Daniel Weeden demeurait tout près de
M. Freeland, et le révérend Digby Hopkins habitait
aussi dans le voisinage . C'étaient des membres et
des ministres de l'Eglise méthodiste réformée.
M. Weeden possédait, parmi ses autres esclaves ,
une femme dont j'ai oublié le nom. Le dos de cette
femme restait pendant plusieurs semaines saignant,
et , pour ainsi dire , crù par suite des coups de
fouet de ce monstre impitoyable et religieux. Il
avait l'habitude de louer des esclaves pour travailler
pour lui. Voici quelle était sa maxime : « Qu'un es
clave se conduise bien ou mal, c'est le devoir de son
maître de le foueller de temps en temps, pour l'empê
cher d'oublier l'autorité de son maître. » Sa pratique
répondait à sa théorie.
M. Hopkins était encore pire que M. Weeden . Il
se vantait principalement de son talent pour gou
verner les esclaves. Le trait principal qui caracté
risait son gouvernement était de fouetter les es
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 129

claves avant qu'ils le méritassent ; il s'arrangeait


de manière à avoir un esclave ou deux à fouetter
tous les lundis au matin . Il en agissait ainsi pour
exciter leurs craintes et pour répandre la terreur
parmi ceux qui échappaient . Il était dans l'habitude
de les fouetter pour les moindres fautes , afin de
les empêcher d'en commettre de grandes . M. Hop
kins n'était jamis embarrassé quand il fallait trou
ver une excuse pour fouetter un de ces malheureux .
Celui qui n'est pas accoutumé à vivre parmi les
propriétaires d'esclaves serait étonné de voir avec
quelle facilité surprenante un maître mal disposé
sait faire naître l'occasion de fouetter un esclave.Un
regard, un mot, un mouvement, une méprise, un
accident , un manque de force physique, toutes ces
choses-là peuvent en tout temps servir de prétexte
pour infliger un châtiment . Un esclave a- t - il l'air
mécontent ; on dit qu'il a le diable au corps , et
qu'il faut qu'on le fouette pour l'en faire sortir. Ré
pond-il d'un ton de voix un peu haut aux observa
tions de son maître ; il devient insolent et mérite
d'être rabaissé. Oublie- t-il d'ôter son chapeau à
l'approche d'un blanc ; c'est un manque de respect
qu'il importe de punir. Se permet-il de justifier sa
conduite lorsqu'on la censure ; il est alors coupable
d'impertinence , un des crimes les plus impardon
130 VIE .

nables qu'un de ses pareils puisse commettre. Ose


t-il suggérer une manière de faire une chose diffé
rente de celle que son maître indique ; c'est le
comble de la présomption ; c'est un oubli de son
état qu'il faut réprimer. Vite , le fouet ! Une puni
tion moins, sévère ne suffirait pas ! Casse-t-il une
charrue en labourant, ou une houe en piochant ;
c'est un manque d'attention ; et une pareille chose
ne doit jamais rester impunie ! L'imagination de
M. Hopkins lui fournissait toujours quelque pré
texte de cette espèce pour justifier l'emploi du
fouet, et il manquait rarement de profiter de l'oc
casion. Il n'y avait pas dans le pays entier un seul
homme avec qui les esclaves qui avaient le choix
d'une demeure n'eussent mieux aimé vivre qu'avec
ce revérend M. Hopkins . Cependant il n'y avait pas
à l'entour un seul homme qui fit un plus grand
étalage de religion , qui fùt plus actif dans les
réunions religieuses qu'on appelle Revivals, plus
attentif à la classe, aux assemblées de prières, aux
sermons et aux fêtes pieuses connues sous le
nom de Love-feasts, qui se montrât plus dévot dans
sa famille et qui priât de meilleure heure, plus
tard , plus haut et plus longtemps que ce même
révérend persécuteur d'esclaves, Digby Hopkins .
Mais retournons à M. Freeland et à ce qui m'ar
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 131

riva pendant que j'étais à son service. Il ressem


blait à M. Covey, en ce qu'il nous donnait assez à
manger ; mais ce en quoi il ne lui ressemblait pas,
c'est qu'il nous donnait assez de temps pour pren
dre nos repas . Il nous faisait travailler activement, .
mais toujours entre le lever et le coucher du soleil .
Il exigeait que nous fissions beaucoup de travail ,
mais il nous fournissait de bons outils . Sa ferme
était considérable, mais il employait assez d'ouvriers
pour faire toute la besogne , et même avec facilité,
si on le comparait à plusieurs de ses voisins. Mon
traitement à son service était céleste, par rapport à
celui que j'avais éprouvé chez M. Edouard Covey.
M. Freeland lui -même ne possédait que deux
esclaves, qui se nommaient Henri et Jean Harris . Il
louait les autres, qui se composaient de moi-même,
de Sandy Jenkins(1) , et de Tsandy Caldevell . Henri
et Jean étaient fort intelligents ; et bien peu de
temps après mon arrivée, je réussis à leur inspirer

(1 ) C'était le même homme qui m'avait donné la fameuse


racine pour m'empêcher d'être fouetté par M. Covey.
C'était un habile homme. Nous parlions souvent de mon
combat avec Covey, et toutes les fois que nous le faisions,
il attribuait mon succès à la racine qu'il m'avait procurée .
Cette superstition est très-commune parmi les esclaves
ignorants. Quand un esclave meurt, il est rare qu'on n'im
pute pas sa mort à quelque maléfice.
132 VIE

une grande envie d'apprendre à lire. Ce désir se


communiqua promptement à d'autres . Ils se procu
rèrent bientôt de vieux syllabaires ; et, pressé par
leurs instances , je ne pus me refuser à tenir une
· école du dimanche. Je me mis donc à consacrer
mes dimanches à enseigner à lire à mes compa
gnons d'esclavage. Pas un d'eux ne savait son al
phabet lorsque je commençai à les instruire. Quel
ques-uns des esclaves des fermes voisines informés

de ce qui se passait, voulurent aussi profiter de


cette occasion pour apprendre à lire. Tous ceux
qui venaient à l'école comprenaient clairement
qu'il était important de faire aussi peu de parade
que possible de nos procédés . Il fallait que nos
maîtres religieux, à Saint-Michel, ignorassent qu'au
lieu de passer le dimanche à lutter, à boxer et à
boire du wiski , nous tâchions d'apprendre à lire la
volonté de Dieu ; car ils préféraient de beaucoup
nous voir occupés à ces jeux dégradants que de
nous voir nous comporter comme des êtres intelli
gents , moraux et responsables . Mon sang bout
quand je me souviens de la manière cruelle dont
M. Wright Jairbauks et M. Garrisson West , tous
deux directeurs de classes pour l'instruction reli
gieuse, vinrent avec beaucoup d'autres se précipi
ter sur nous , armés de bâtons et de pierres , et
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 133

mirent en déroute notre bonne petite école du di


manche à Saint-Michel . - Et tous ces gens- là por
taient le nom de chrétiens ! ils se disaient les hum
bles disciples du Seigneur Jésus-Christ ! Mais je
fais encore une digression .
Je tenais mon école à la maison d'un homme de
couleur libre, dont je pense qu'il serait imprudent
de donner le nom ; car, si on le savait, il pourrait
en résulter pour lui bien des désagréments , quoique
ce grand crime ait été commis il y a dix ans. J'avais,
à une certaine époque , plus de quarante élèves , et
de la bonne espèce, je veux dire de ceux qui dési…
raient ardemment d'apprendre à lire . Il y en avait
de tous les âges , mais la majorité se composait
d'hommes et de femmes . Quand ma pensée se re
porte vers ces dimanches-là , j'éprouve un plaisir
inexprimable. C'étaient de grands jours pour mon
âme. L'occupation d'instruire mes chers compa
gnons d'esclavage, était la plus délicieuse à laquelle
je me sois jamais livré . Nous nous aimions, et c'é
tait pour moi une douleur bien vive que de les
quitter à la fin du dimanche . Quand je pense que
ces âmes précieuses sont aujourd'hui enfermées
dans la prison de l'esclavage, mon cœur s'émeut,
et, entraîné par mes sentiments, je suis presque
tenté de dire : « Est-ce qu'un Dieu juste gouverne
8
134 VIE

l'univers ? pourquoi son bras est-il armé de la fou


dre, si ce n'est pour écraser l'oppresseur, et pour
délivrer le malheureux dépouillé d'entre les mains
du tyran qui le dépouille ? » Ces chers élèves ne ve
naient pas à l'école, parce que c'était une manière
d'agir populaire ; et moi, leur maître, je ne les ins
truisais pas , parce que c'était une occupation hono
rable. Non ! car chaque instant qu'ils passaient
dans cette école , les exposait à un châtiment de
trente-neuf coups de fouet . Ils y venaient, parce
qu'ils désiraient apprendre. Leurs maîtres cruels
avaient eu soin de laisser dans un état d'inanition
complet leur esprit, qui était resté jusqu'alors em
prisonné dans les ténèbres de l'ignorance. Quant à
moi, je les instruisais , parce que je trouvais un
charme inexprimable à faire quelque chose qui me
paraissait de nature à améliorer la condition morale
et intellectuelle de ma race. Je continuai à tenir
mon école pendant la grande partie de l'année que
je passai chez M. Freeland ; en outre, je consacrais
trois soirées par semaine , pendant l'hiver, à l'ensei
gnement des esclaves à la maison . J'ai le bonheur
de savoir que plusieurs de ceux qui venaient à cette
école ont appris à lire, et qu'il y en a un , au moins ,
qui est maintenant libre par mon intervention .
L'année s'écoula paisiblement . Elle ne me parut
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 135

guère que la moitié de l'année précédente. Je la


passai sans recevoir un seul coup . Je ferai à M. Free
land l'honneur de dire qu'il était le meilleur maître
que j'eusse jamais connu , jusqu'à ce que je devinsse
monpropre maître. Je dois en partie à la société de
mes chers compagnons, la manière agréable dont
je passai l'année. Ils avaient l'âme noble , et le cœur
non moins brave qu'aimant . Nous étions étroite
ment liés. Je les aimais d'un amour plus profond
que je n'en ai jamais éprouvé depuis . On dit quel
quefois que, nous autres esclaves, nous ne nous
aimons pas et nous ne nous fions pas l'un à l'autre.
Je puis dire, en réponse à cette assertion , que pour
moi, je n'ai jamais témoigné à personne plus d'at
tachement et plus de confiance qu'aux esclaves , mes
compagnons, et surtout à ceux avec qui je demeu
rais chez M. Freeland. Je crois que nous serions
morts l'un pour l'autre. Nous n'entreprenions rien
d'important sans avoir tenu d'abord une consulta
tion mutuelle . Nous étions unis , tant par nos carac
tères et par nos inclinations, que par les souffrances
auxquelles notre position , comme esclaves , nous
exposait nécessairement. A la fin de l'année 1834 ,
M. Freeland s'adressa de nouveau à mon maître,
afin de me louer pour l'année 1835. Mais alors je
commençai à soupirer après le bonheur de vivre
136 VIE

dans un pays libre ; il n'était donc plus possible


que je me trouvasse content de demeurer ni avec
lui, ni avec aucun autre propriétaire. Au commen
cement de l'année, je me mis à me préparer à une
dernière lutte, qui devrait décider à jamais de mon
sort d'une manière ou de l'autre . Tout, en moi, me
portait à sortir de cet état d'abjection . J'approchais
rapidement de l'âge où l'on est homme ; cependant
les années s'étaient succédé , et j'étais encore es
clave ! Ces pensées m'animèrent . - - Je me dis qu'il
fallait que je fisse quelque chose. Je résolus donc
que 1835 ne se passerait pas sans être témoin d'un
effort de ma part pour conquérir ma liberté. Mais
je ne voulais pas nourrir seul cette détermination .
Mes compagnons m'étaient chers . Je désirais qu'ils
se joignissent à moi dans une détermination qui
devait nous donner la vie. Je commençai donc ,
quoique avec beaucoup de prudence, à m'informer
de leurs vues et de leurs sentiments par rapport à
leur condition, et à faire germer dans leur esprit
des pensées de liberté . Je me mis à chercher, à con
certer un plan pour notre fuite , et je tâchai , en
même temps de graver dans leur esprit, toutes les
fois que je trouvai une occasion convenable, tout
ce qu'il y avait d'injustice criante et d'inhumanité
grossière dans l'esclavage . Je m'adressai d'abord à
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 137

Henri, ensuite à Jean, puis à tous les autres . Je trou


vai en eux des cœurs et des esprits pleins d'une noble
ardeur. Ils étaient prêts à m'entendre, et prêts à
agir lorsqu'un plan praticable leur serait proposé.
C'était justement ce que je désirais. Je leur fis sen
tir à quel point nous manquerions de courage , si
nous supportions notre servitude sans faire au
moins un noble effort pour nous en délivrer . Nous
nous réunissions souvent, nous avions ensemble de
fréquentes consultations ; nous parlions de nos es
pérances et de nos craintes . Nous passions en revue
les difficultés réelles ou imaginaires que nous au
rions à surmonter. Tantôt , nous étions presque
disposés à renoncer à toute idée de fuir et à tâcher
de nous contenter de notre misérable sort ; tantôt,
nous étions fermes et inébranlables dans notre ré
solution . Toutes les fois qu'un nouveau plan était
proposé, nous reculions en tremblant ; les chances
contre nous étaient épouvantables ; nous prévoyions
que nous aurions à rencontrer à chaque pas les
plus grands obstacles ; et, supposé que nous réus
sissions à atteindre le but désiré , avions - nous le
droit de jouir de la liberté ? N'étions-nous pas su
jets à être rejetés dans les fers de l'esclavage ? Nous
ne pouvions voir un seul endroit en deçà de l'océan
où il nous fùt possible d'être libres. Quant au Ca
8.
138 VIE

nada, il nous était inconnu . Nos connaissances au


sujet du nord , ne s'étendaient pas plus loin que
New-York ; et la pensée d'y aller, pour y être sans
cesse harassés par la chance épouvantable d'être
repris, et de retomber dans l'esclavage, et par la
certitude d'être, dans ce cas -là, traités dix fois plus
mal qu'auparavant, était vraiment une pensée hor
rible, dont il n'était pas facile de triompher. Voici
quel était quelquefois le tableau que notre imagi
nation se figurait . Nous découvrions devant nous , à
chaque porte par laquelle nous devions passer, un
garde ; près de chaque rivière qu'il faudrait traver
ser, un surveillant ; à chaque pont, un factionnaire ;
dans chaque bois , une patrouille . Nous nous voyions
environnés de toutes parts . Telles étaient les diffi
cultés réelles ou imaginaires que nous envisagions.
Tels étaient les avantages à chercher, et les maux
à éviter. D'un côté, se présentait l'esclavage , sombre
et terrible réalité, qui nous regardait d'un œil fa
rouche, monstre affreux , dont les vêtements étaient
déjà rougis du sang de millions d'infortunés , et qui
se gorgeait encore de notre chair . De l'autre côté ,
dans le lointain obscur, à la lumière incertaine de
l'étoile du nord , derrière une colline raboteuse, ou
une montagne couverte de neige, se tenait la liberté !
La liberté, grande et noble figure, qu'il était dou
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS. 139

teux de pouvoir atteindre au milieu des frimas , et


qui nous faisait signe de venir partager son hospi
talité. Cela suffisait quelquefois pour nous faire
passer du découragement à l'espoir, et pour nous
affermir dans notre résolution ; mais , lorsqu'il nous
arrivait d'oser considérer la nature du chemin, nous
étions souvent frappés d'épouvante. En effet , de
tous côtés, la mort hideuse, sous les formes les plus
horribles se présentait à nous. Tantôt, c'était la
faim qui nous forçait de manger notre propre chair ;
tantôt, nous luttions contre les vagues , et nous fi
nissions par être noyés ; tantôt, nous étions atteints
par les limiers féroces qui nous mettaient en pièces.
Les scorpions nous piquaient , les bêtes sauvages
nous poursuivaient, les serpents nous mordaient ;
et, enfin, après avoir presque atteint le but désiré,
après avoir traversé les fleuves à la nage, après avoir
combattu les animaux dévorants , après avoir couché
dans les bois , après avoir souffert la faim et la nu- .
dité, ceux qui étaient à notre poursuite nous rejoi
gnaient; alors , nous repoussions la force par la
force , et leurs balles meurtrières mettaient fin
à notre vie ! Je le répète , cette perspective nous
effrayait quelquefois au point de nous porter
à penser qu'il valait mieux supporter les maux
qui nous accablaient , que de nous exposer en
140 VIE

fuyant à d'autres maux qui nous étaient inconnus .


En formant cette résolution de nous sauver ,

nous faisions plus que le patriote qui, pour affran


chir sa patrie , expose ses jours et s'écrie : « la li
berté ou la mort ! » En effet , vu la position où nous
étions placés , en cas de succès , c'était tout au plus
une liberté douteuse qui nous était promise ; - mais
c'était une mort presque certaine qui nous mena
çait si nous ne réussissions pas . Quant à moi per
sonnellement, je préférerais la mort à une servi
tude sans espoir.
Un de nous , Sandy, renonça pour son compte à
toute idée de s'enfuir, mais néanmoins continua à
nous encourager à persévérer dans notre projet .
Nous nous trouvâmes ainsi réduits à cinq : Henri
Harris, Jean Harris, Henri Bailey, Charles Roberts
et moi. Henri Bailey était mon oncle et apparte
nait à mon maître. Charles avait épousé ma tante,
et appartenait à M. Guillaume Hamilton , beau - père
de mon maître.

Enfin nous nous arrêtâmes au plan suivant. Il


fut convenu que nous prendrions un canot qui
appartenait à M. Hamilton, et que dans la nuit du
samedi qui précédait les vacances de Pâques , nous
remonterions en ramant la baie de Chesapeake. A
notre arrivée à l'extrémité de cette baie, après être
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 141

parvenus à la distance de cent ou cent quatre kilo


mètres de l'endroit où nous demeurions, notre
dessein était d'abandonner notre canot à la merci
des flots et de marcher dans la direction de l'étoile
du nord, jusqu'à ce que nous fussions arrivés au
delà des limites de Maryland . Nous choisissions la
route par mer, parce qu'il y avait moins de danger
qu'on nous soupçonnât d'être des esclaves fugitifs ;
nous espérions qu'on nous prendrait pour des pê
cheurs ; mais, si nous préférions la route par terre,
nous serions exposés à toutes sortes d'interrup
tions . Tout homme au visage blanc, qui aurait la
fantaisie de nous arrêter et de nous faire subir un
examen , en aurait le droit .
La semaine d'avant celle où devait s'exécuter

notre projet de fuite, j'écrivis plusieurs passe


ports, un pour chacun de nous. Voici, autant que
je me le rappelle, dans quels termes ils étaient
conçus :
« Je, soussigné, certifie avoir donné au porteur,
mon domestique , la liberté d'aller à Baltimore, pas
ser les vacances de Pâques . Écrit et signé de ma
propre main , etc. , 1835. »
« Guillaume HAMILTON,
près Saint-Michel , comté de Talbot , Maryland .
Nous n'allions pas à Baltimore ; mais en remon
142 VIE

tant la baie, nous serions dans la direction de Bal


timore, et ces passe-ports n'étaient destinés qu'à
nous servir sur la baie.
A mesure que le temps de notre départ s'appro
chait , notre inquiétude s'augmentait de plus en
plus. C'était vraiment pour nous une affaire de vie
ou de mort. La force de notre détermination allait
être sérieusement mise à l'épreuve. Quelle activité
je mettais alors à expliquer toutes les difficultés, à
dissiper tous les doutes, à bannir toutes les crain
tes , à inspirer à mes compagnons la fermeté indis
pensable au succès de notre entreprise ! Je le
disais aussi que le premier pas fait, les obstacles
étaient à moitié vaincus ; que nous avions parlé
assez longtemps, que maintenant il fallait agir ,
que si nous n'étions pas prêts maintenant, nous ne
le serions jamais ; et qu'enfin , si nous ne nous dé
cidions pas à profiter de l'occasion pour partir,
autant valait croiser les bras, nous asseoir en re
nonçant à toute espérance, et reconnaître que nous
n'étions propres qu'à être de vils esclaves ! Or,
c'était ce qu'aucun de nous n'était disposé à faire !
Chacun resta ferme , et, à notre dernière réunion ,
nous nous engageâmes de nouveau , de la manière
la plus solennelle , à partir au jour et à l'heure
fixés , pour aller à la recherche de la liberté . Ceci

1
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 143

se passait au milieu de la semaine à la fin de la


quelle notre fuite devait avoir lieu . Nous nous ren
·
• dîmes comme à l'ordinaire aux champs où nous
appelait notre travail respectif , le cœur vivement
agité de notre entreprise dangereuse. Nous tâ
châmes de dissimuler nos sentiments autant que
possible, et je pense que nous y réussîmes bien .
Après une attente pénible, arriva enfin la mati
née du jour dont la fin était destinée à être témoin
de notre départ. Je saluai ce jour avec joie, quel
que triste que pût être le résultat de notre tenta
tive . Pourtant , j'avais passé sans dormir la nuit du
vendredi au samedi. J'avais probablement plus
d'inquiétude que les autres , car j'étais d'un com
mun accord à la tête de l'affaire. La responsabilité
de la réussite, bonne ou mauvaise , pesait tout en
tière sur moi . La gloire de l'une et la honte de
l'autre m'étaient également réservées . Je n'avais
jamais passé deux heures telles que les deux pre
mières de cette matinée là , et je désire ne jamais
en passer de pareilles . Nous allâmes de bonne heure
au champ comme à l'ordinaire. Nous répandions
l'engrais , et , comme nous étions ainsi occupés , un
sentiment inexprimable vint tout à coup me saisir .
Je m'adressai à Sandy qui était près de moi , et lui
dis : « Nous sommes trahis ! Eh bien! me dit- il
144 VIE

cette pensée vient de me frapper aussi à l'instant


mème. » Nous ne dimes pas un mot de plus . Pour
tant je n'avais jamais été plus certain d'une chose
quelconque.
Le cornet à bouquin se fit entendre selon l'u
sage ; à ce signal, nous rentrâmes dans la maison
pour le déjeuner. J'y allai ce matin là pour la forme,
et non parce que j'avais envie de manger. Un peu
après mon arrivée à la maison, au moment où je
regardais par la fenêtre , je vis quatre hommes
blancs et deux hommes de couleur. Les premiers
étaient à cheval, les seconds marchaient derrière
eux, comme s'ils eussent été attachés. Je les exa
minai pendant quelques instants jusqu'à ce qu'ils
arrivassent à la barrière du sentier. Ils s'y arrêtè
rent et attachèrent les deux nègres au poteau . Je
n'étais pas encore certain de ce qui se passait . Au
bout de quelques instants, M. Hamilton arriva à
cheval avec une vitesse qui indiquait beaucoup d'é
motion . Il s'approcha de la porte, et demanda si
M. Guillaume était à la maison . On lui répondit
qu'il était à la grange. M. Hamilton , sans descendre
de cheval, se dirigea vers la grange avec une rapi
dité extraordinaire. Quelques minutes après , il re
vint vers la maison , accompagné de M. Freeland .
Pendant ce temps - là les trois constables étaient
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 145

arrivés ; ils descendirent à la hâte , attachèrent


leurs chevaux , et allèrent à la rencontre de M. Free
land et de M. Hamilton ; après avoir causé ensemble
pendant quelques instants, ils s'approchèrent tous
de la porte de la cuisine. Il n'y avait personne dans
la cuisine , excepté Jean et moi. Henri et Sandy
étaient à la grange . M. Freeland avança la tête dans
la cuisine, et m'appela par mon nom en me disant
qu'il y avait à la porte des messieurs qui désiraient
me voir . Je m'avançai pour demander ce qu'ils me
voulaient. Ils me saisirent sur- le-champ, et sans
me donner la moindre explication , me garottèrent
et m'attachèrent fortement les mains. Je persistai
à demander pourquoi ils me traitaient ainsi . Ils
dirent enfin qu'ils avaient appris que je m'étais
fourré dans une vilaine passe, et qu'il fallait que
je fusse interrogé en présence de mon maître ; que
si leurs renseignements se trouvaient mal fondés,
on ne me ferait aucun mal.
Il ne leur fallut que quelques instants pour par
venir à attacher Jean . Ils s'adressèrent ensuite à
Henri qui venait d'arriver , et lui ordonnèrent de
croiser ses mains. « Je ne veux pas, » dit Henri
d'une voix ferme, qui montrait qu'il était décidé à
subir les conséquences d'un refus. « Vous ne voulez
pas ? dit Thomas Graham, le constable. » Non , ré
9
146 VIE

péta Henri, d'un ton encore plus déterminé . La


dessus , deux des constables tirèrent de leurs po
ches chacun un pistolet et jurèrent, par le Créa
teur, qu'ils le forceraient de croiser ses mains , ou
qu'ils le tueraient. Tous les deux bandèrent leurs
pistolets et s'approchèrent de Henri , les doigts sur
la détente, en lui disant en même temps que s'il
ne voulait pas leur obéir à l'instant, ils allaient lui
brûler la cervelle. « Tuez-moi, tuez-moi, dit Henri ;
vous ne pouvez me tuer qu'une fois. Tirez donc,
tirez donc, et soyez damnés ! Je ne veux pas être
lié! » Il n'eut pas plutôt prononcé ces mots-là
d'une voix forte et d'un ton de défi, que faisant un
mouvement aussi prompt que l'éclair , il arracha en
même temps et d'un seul coup les pistolets des
mains des constables . Là-dessus ils se précipité
rent sur lui tous à la fois ; après avoir battu pen
dant quelque temps ce malheureux , qui succomba
accablé par le nombre , ils parvinrent enfin à l'at
tacher.
Pendant cette lutte, je réussis, je ne sais com
ment, à tirer mon passe-port de ma poche et à le
jeter au feu sans être découvert. Nous étions alors
tous chargés de liens , et comme nous allions partir
pour la prison d'Easton, Elisabeth Freeland , mère
de Guillaume Freeland, vint à la porte, les mains
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 147

pleines de biscuits, qu'elle partagea entre Henri et


Jean. Après quoi , se tournant vers moi , elle m'a
postropha à peu près en ces termes : « C'est toi ,
diable, c'est toi , diable au teint jaune , qui es coù
pable de tout ! C'est toi qui as engagé Henri et Jean
à se sauver. Sans toi , coquin de mulâtre aux lon
gues jambes , ni Henri ni Jean n'y auraient pensé . »
Je ne fis aucune réponse, et on nous emmena à la
hâte dans la direction de Saint-Michel. Un mo
ment avant la lutte avec Henri , M. Hamilton avait
dit qu'il serait prudent de chercher les passe-ports,
que Frédéric , d'après ce qu'il avait entendu dire,
avait écrits pour lui-même et pour les autres . Mais
au moment où il allait procéder à l'exécution de
cette mesure, on eut besoin de son aide pour atta
cher Henri , et l'agitation et le tumulte de cette
scène leur firent oublier, ou peut-être considérer
comme dangereux de nous fouiller, de sorte qu'il
n'était pas encore prouvé que nous fussions cou
pables d'avoir eu l'intention de nous sauver.
Lorsque nous fùmes arrivés à moitié chemin de
Saint-Michel , et au moment où les constables ,
sous la garde desquels nous étions, regardaient en
avant , Henri me demanda ce qu'il devait faire de
son passe-port. « Mangez-le avec votre biscuit, »>
lui dis-je . « Il faut ne rien avouer . » Chacun de
148 VIE

nous répéta : « Il faut ne rien avouer ; il faut ne


rien avouer ! » Notre confiance les uns dans les
autres n'était pas encore ébranlée. Nous étions
aussi résolus de rester unis , et d'agir de concert,
après notre malheur qu'auparavant . Nous étions
alors préparés à tout . On allait ce matin-là nous
traîner à cinq lieues de distance à la queue des
chevaux, et puis nous jeter dans la prison d'Easton.
En arrivant à Saint-Michel , on nous fit subir une
espèce d'interrogatoire . Nous niâmes tous , même
l'intention de nous sauver, plutôt pour faire pro
duire les preuves qu'on pouvait avoir contre nous,
que dans l'espérance d'échapper à être vendus ; car,
comme je l'ai déjà dit , nous y étions préparés . Le
fait est que nous étions indifférents par rapport à
l'endroit où l'on se proposait de nous mener ,
pourvu que nous y allassions ensemble. Ce qui
nous inquiétait le plus, c'était l'idée d'une sépara
tion. Nous la craignions plus que tout autre mau
vais traitement en deçà de la tombe. Nous apprî
mes enfin que les preuves contre nous se bor
naient au témoignage d'une seule personne ; notre
maître ne voulut pas nous dire son nom , mais nous
arrivâmes à une décision unanime sur la question
de savoir qui était notre dénonciateur . On nous
envoya à Easton . A notre arrivée, on nous remit
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 149

aussitôt au schérif, M. Joseph Graham, qui nous


envoya en prison . On enferma Jean Harris , Henri
Harris et moi dans une chambre ; Charles et Henri
Bailey dans une autre. On avait pour but, en nous
séparant, de nous empêcher de nous concerter en
semble.
Il y avait à peine vingt minutes que nous étions
en prison , qu'il y arriva une multitude de mar
chands d'esclaves et d'agents employés par des
personnes du même métier, pour nous examiner
et pour s'assurer on allait nous vendre . Je n'a

vais jamais vu auparavant une troupe de pareils


individus . Il me sembla que j'étais entouré d'esprits
malfaisants qui venaient de s'échapper de l'enfer.
Jamais pirates n'eurent un air plus satanique. Ils
se moquèrent de nous, et nous dirent, en faisant
des grimaces : « Ah ! mes gaillards , nous vous
avons attrapés , nous vous tenons , qu'en dites
vous ? » Après nous avoir insultés de différentes
manières, ils commencèrent , l'un après l'autre, à
nous examiner, afin de s'assurer de notre valeur
respective. Ils nous demandèrent avec imperti
nence si nous ne serions pas charmés de les avoir
pour maîtres ? Nous ne voulûmes leur faire au
cune réponse ; voyant que nous ne leur répon
dions que par le silence du mépris , ils nous ac
150 VIE

cablèrent d'imprécations, et jurèrent que si nous


étions entre leurs mains, ils sauraient bientôt faire
sortir de nous le diable qui nous possédait.
Nous trouvâmes notre séjour en prison bien
moins désagréable que nous ne nous y étions at
tendus . On ne nous donnait pas beaucoup à man
ger, et ce qu'on nous donnait n'était pas très -bon ;
mais au moins nous étions dans une chambre
commode et propre , dont les fenêtres donnaient
sur la rue, ce qui était bien préférable à un des
cachots obscurs et humides . Tout bien considéré,
nous n'avions à nous plaindre ni de la prison
ni du geôlier . Aussitôt que les vacances furent
passées , M. Hamilton et M. Freeland vinrent à
Easton , contrairement à toutes nos prévisions ,
et firent sortir de prison Charles Roberts, les deux
Harris et Henri Bailey, qu'ils emmenèrent chez
eux, en me laissant seul . Je regardai cette sépa
ration-là comme définitive . J'en éprouvai plus de
chagrin que toute autre chose n'aurait pu m'en
causer. J'étais prêt à tout , excepté à cette sépa
ration . Voici comment je me rends compte de la
conduite de MM . Hamilton et Freeland . Ils s'é
taient sans doute consultés à ce sujet, et avaient
décidé que , comme j'avais été l'instigateur des
autres, à qui j'avais inspiré l'idée de prendre la
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 151

fuite , les innocents ne devaient pas payer pour


le coupable. De là leur résolution de ramener les
autres chez eux , et de me faire vendre pour
servir d'avertissement à ceux qui restaient. Il faut
dire à la louange du noble Henri qu'il quittait la
prison avec autant de répugnance qu'il en avait
montré à suivre les constables ; mais comme
nous savions que nous serions probablement sé
parés si nous étions vendus, ce brave ami , voyant
qu'il était en leur pouvoir , finit par consentir à
s'en retourner paisiblement avec eux .
Me voilà donc abandonné à mon sort . Je me
trouvai seul dans l'enceinte d'une prison . Quel
changement soudain et accablant ! Quelques jours
auparavant j'avais le cœur plein d'espoir, car je
m'attendais à être bientôt en sûreté dans un pays,
de liberté ; maintenant sombre et abattu , j'étais
en proie au désespoir le plus profond ; je regar
dais la possibilité de devenir libre comme perdue
à jamais ! Il y avait environ une semaine que
j'étais dans cet état , lorsque mon maître, le capi
taine Auld, à ma surprise extrême , vint me faire
sortir de prison, et m'emmena avec lui dans l'in
tention de m'envoyer chez un monsieur qu'il con
naissait en Alabama. Mais quelque raison inconnue
lui ayant fait changer d'avis, il résolut de m'en
152 VIE

voyer à Baltimore , pour demeurer de nouveau


avec son frère Hughes et pour apprendre un
métier.

Ainsi , après une absence de trois ans et un


mois, on me permit de retourner à Baltimore et
de rentrer dans mon ancienne demeure. J'ai ap
pris plus tard que ce qui avait porté mon maître
à m'envoyer dans un autre endroit , c'est qu'il
existait contre moi un fort préjugé dans le voi
sinage par suite de ma tentative , et il craignait
que je ne fusse tué.
Quelques semaines après mon arrivée à Balti
more , M. Hughes me loua à M. Guillaume Gard
ner, riche constructeur de navires à la pointe de
Fell. J'étais placé dans son chantier pour y ap
prendre à calfater les bâtiments . L'expérience
prouva que ce n'était pas du tout un endroit
favorable à l'exécution de ce projet. M. Gardner
était occupé ce printemps-là à faire construire
deux grands bricks de guerre pour le gouverne
ment mexicain . Ces bâtiments devaient être lan
cés au mois de juillet de cette même année, et
M. Gardner avait consenti à perdre une somme
considérable s'il ne remplissait pas son engage
ment à l'époque convenue ; de sorte qu'à mon
arrivée je ne trouvai partout que hâte et confu
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 153

sion. Comment aurait-il été possible d'apprendre


la moindre chose? Il n'y avait pas de temps pour
cela. Chacun avait à faire ce qu'il savait faire par
faitement. Lors de mon admission dans le chantier,
M. Gardner m'ordonna d'obéir à tout ce que les
charpentiers me commanderaient. C'était me met
tre à la disposition de soixante-quinze maîtres à
la fois. Je devais les regarder tous comme tels, et
leur obéir au moindre signe. Chaque parole pro
noncée par un d'eux devait être pour moi une
loi . Ma situation était fort pénible. Quelquefois il
m'aurait fallu une douzaine de paires de mains .
On m'appelait dans une douzaine d'endroits en
une seule minute . Trois ou quatre voix frappaient
mon oreille au même instant. « Frédéric , viens
m'aider à équarrir ce morceau de charpente.: -
« Frédéric , apporte -moi cette poutre. >> - Frédé
ric , donne- moi donc ce rouleau-là. » — Frédéric,
va me chercher encore une cruche d'eau . » · - Fré

déric , viens m'aider à scier le bout de cette plan


che . >> - « Frédéric, va vite me chercher le levier. >>>
- « Frédéric , cours chez le forgeron , et dis-lui
<
de me donner un poinçon neuf. » - « Frédéric ,
va donc me chercher un ciseau . >> - << Frédéric ,
allume du feu aussi vite que l'éclair sous cette
machine à vapeur. » — « Voyons, nègre, viens ici
9.
154 VIE

tourner la meule . >» « Allons, allons , Frédéric ,


vite , vite ! pousse ce bois en avant . » — « Vilain
nègre, pourquoi ne me fais-tu pas chauffer de la
poix ? (Trois voix en même temps) : « Frédéric ,
viens ici ! - va là . Reste où tu es. - - Ne bouge
pas, ou je te fais sauter la cervelle ! » Voilà quelle
fut mon école pendant huit mois ; voilà comme
j'apprenais un métier ! J'aurais pu y rester plus
longtemps encore sans un horrible combat que
j'eus à soutenir contre quatre des apprentis blancs ,
et dans lequel je perdis presque l'œil , et fus en
outre horriblement mutilé! Voici les circonstances
de l'affaire. Tous les charpentiers de navire, blancs
aussi bien que noirs , étaient dans l'habitude de
travailler les uns à côté des autres . Cet état de
choses durait depuis longtemps , et personne ne
semblait y voir le moindre inconvénient ; au con
traire, chacun en paraissait content . Plusieurs des
charpentiers, noirs étaient des hommes libres , et
tout allait à merveille . Tout à coup les charpen
tiers blancs quittèrent l'ouvrage et refusèrent de
travailler avec les hommes de couleur, en don
nant pour raison que si l'on encourageait ces der
niers , ils auraient bientôt le monopole du métier,
et les pauvres blancs se trouveraient sans travail.
Ils se croyaient donc obligés de porter remède au
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS. 155

mal aussitôt que possible. Profitant de la position


embarrassante de M. Gardner , ils ne voulurent
plus rien faire , à moins qu'il ne congédiât les
charpentiers noirs . Cette déclaration ne me regar
dait pas en apparence ; toutefois elle m'atteignit
en réalité. Les apprentis, mes compagnons, ne tar
dèrent pas à trouver qu'il était dégradant pour
eux de travailler avec moi . Ils commencèrent à
se donner des airs et à parler des nègres comme
d'une race dangereuse qui menaçait de s'emparer
du pays , en ajoutant qu'on devrait nous exterminer
tous. Encouragés par les ouvriers , ils rendaient ma
position aussi dure que possible, me tourmentant
à l'envi ; quelquefois même ils me frappaient .
Alors , fidèle au vœu que j'avais fait après mon
combat avec M. Covey, je rendais coups pour
coups, sans m'inquiéter des conséquences . Tandis
que je parvenais à les empêcher de se réunir , je
m'en tirais fort bien ; car j'étais de force à les
battre chacun séparément . Un jour enfin ils com
binèrent leurs forces et s'élancèrent sur moi tous
à la fois, armés de bâtons, de pierres et de longues
piques . Un d'eux m'attaqua par devant avec une
moitié de brique ; deux autres m'assaillirent, l'un
à gauche, l'autre à droite ; un quatrième fondit sur
moi par derrière . Pendant que je ripostais de
156 VIE

mon mieux aux trois autres, celui qui était der


rière moi m'asséna sur la tête un coup violent qui
me fit perdre connaissance. Je tombai ; ils en pro
fitèrent pour se jeter tous sur moi , et se mirent
à me donner une grêle de coups de poing. Quand
je revins de mon étourdissement , je les laissai
me frapper pendant quelques instants, en atten
dant que j'eusse repris mes forces . Tout à coup, je
fis un grand effort, et je me levai sur les mains
et les genoux . Dans ce moment-là, un d'eux me
porta un coup terrible à l'œil gauche avec sa lourde
botte. La douleur fut telle qu'il me semblait que
j'avais l'œil crevé. En s'apercevant qu'il était fermé
et horriblement enflé, mes quatre assaillants s'é
loignèrent. Je me levai , je saisis la pique et je
me mis à les poursuivre pendant quelque temps.
Mais alors les charpentiers intervinrent , et je
jugeai qu'il était prudent d'y renoncer. Que pou
vais-je faire seul contre un si grand nombre ?
Toute l'affaire s'était passée en présence de cin
quante charpentiers blancs au moins , et pas un
n'avait prononcé un mot de paix . Quelques-uns,
au contraire, avaient crié : Tuez le nègre ! tuez-le !
tuez-le ! Il a frappé un blanc ! » Je vis bien que
la fuite était ma seule chance de sûreté . Je par
vins, non sans peine, à me sauver sans recevoir un
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 157

seul coup de plus, car la punition d'un nègre pour


avoir frappé un blanc , c'est la mort, aux termes
de loi de Lynch , et c'était la loi qui était en
vigueur dans le chantier de M. Gardner. Il faut
ajouter qu'il n'y a guère d'autre loi hors du chan
tier de M. Gardner, dans toute l'étendue de ceux
des États-Unis qu'on appelle États à esclaves.
Je me rendis aussitôt chez mon maître et lui
racontai tout ce qui venait de m'arriver. Il m'est
doux de pouvoir dire de lui que, quoiqu'il ne fît
point étalage de religion , sa conduite fut celle
d'un ange, comparée à la manière d'agir de son
frère , Thomas , dans de pareilles circonstances.
Il écouta avec attention le récit que je lui fis des
provocations qui avaient amené l'attaque brutale
et cruelle dont j'avais à me plaindre , et en té
moigna une indignation extrême . Le cœur de ma
maîtresse, autrefois si bonne, fut encore touché de
compassion. Mon œil enflé et mon visage tout cou
vert de sang l'attendrirent jusqu'aux larmes. Elle
s'assit à côté de moi , me lava le visage , et ,
après m'avoir mis un emplâtre sur l'œil blessé ,
elle me banda la tête avec toute la tendresse d'une

mère . Je trouvai presqu'une compensation et un


dédommagement à mes souffrances dans cette
nouvelle marque de bonté de la part de cette
158 VIE

maîtresse autrefois si compâtissante et si affec


tionnée . Quant à M. Hughes , il se mit dans une
grande colère , et lança un torrent de malédictions
contre ceux qui étaient coupables de cet acte de
brutalité. Aussitôt que je fus un peu rétabli , il me
conduisit chez le juge Watson , dans la rue Bort ,
pour qu'il donnât suite à cette affaire. M: Watson
lui demanda qui avait vu commettre cette attaque?
M. Hughes lui répondit qu'elle avait eu lieu en
plein midi , dans le chantier de M. Gardner, où il
y avait un grand nombre d'ouvriers . « Quant à cela ,
ajouta-t-il , il ne peut y avoir aucun doute sur la
réalité du délit , non plus que sur les personnes
qui l'ont commis . » M. Watson lui républiqua
qu'il ne pouvait rien faire à moins qu'un blanc ne
se présentât pour rendre témoignage des faits .
Ma simple déposition ne suffisait pas pour l'au
toriser à lancer un mandat d'amener contre les
accusés . Si j'avais été tué en présence de mille
hommes de couleur , tous leurs témoignages unis
n'auraient pas suffi pour faire arrêter un seul
des meurtriers . M. Hughes ne put s'empêcher
de s'écrier que cet état de choses était très - blâ
mable. Tout naturellement, il était complétement
impossible d'engager un homme blanc à offrir
son témoignage en ma faveur, et surtout contre
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 159

des jeunes gens de la même couleur. Ceux même


qui m'avaient plaint n'étaient pas disposés à aller
jusque-là. Il aurait fallu pour cela un courage qui
leur était inconnu ; car , à cette époque - là , la
moindre manifestation d'humanité envers un nè
gre ou un mulâtre était dénoncée comme un signe
d'abolitionisme , et cette accusation - là exposait
celui qui se l'attirait à des dangers épouvanta
bles . Les mots d'ordre parmi les hommes les plus
sanguinaires de la population étaient « Mort aux
abolitionistes ! mort aux nègres ! » Qu'en résulta
t-il ? C'est qu'il n'y eut rien de fait , et on n'au
rait probablement pas agi autrement , même si
j'avais été tué. Tel était alors , tel est encore au
jourd'hui l'état de la société dans la ville chré
tienne de Baltimore.
Lorsque M. Hughes vit qu'il ne pouvait obtenir
justice , il refusa de me laisser retourner chez
M. Gardner. Il préféra me garder lui - même, et sa
femme pansa mes blessures , jusqu'à ce que je fusse
complétement rétabli. Après quoi , il me plaça dans
le chantier dont il était contre-maître , au service
de M. Gaultier Price . On me mit aussitôt à calfater,
et j'appris bientôt à me servir du maillet et des au
tres outils . Dans le cours d'une année, à partir de
l'époque où j'avais quitté M. Gardner, je parvins à
160 VIE

gagner les gages les plus élevés que l'on donnât aux
calfats les plus expérimentés . Je devins alors d'un
certain prix aux yeux de mon maître, car je lui ga
gnais de six à sept dollars par semaine et quelque
fois neuf; j'avais par jour un dollar et demi . Lors
que j'eus appris à calfater, il fut convenu que je
chercherais moi-même de l'emploi, que je ferais
mes propres contrats avec ceux qui me donneraient
de l'ouvrage, et que je recevrais moi-même l'argent
que j'aurais gagné. Ce nouvel état produisit une
amélioration sensible dans ma position , qui devint
beaucoup plus agréable. Lorsque je n'avais pas à
calfater, je ne faisais rien du tout . Pendant ces mo
ments de loisir , mes vieilles idées de liberté me
revenaient à l'esprit . Lorsque j'étais au service de
M. Gardner, on me tenait dans un tel état d'agita
tion continuelle, que je ne pouvais guère penser
qu'à la conservation de ma vie ; il en résultait que
j'oubliais presque ma liberté. J'ai remarqué le fait
suivant dans l'expérience que j'ai faite de l'escla
vage, que toute amélioration de mon sort, au lieu
d'augmenter mon contentement, ne servait qu'à
accroître mon désir d'être libre , et à me faire son
ger aux moyens de parvenir à l'indépendance. J'ai
reconnu que pour rendre un esclave content , il faut
l'empêcher de penser, obscurcir ses facultés mo
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS. 161

rales et intellectuelles, et autant que possible anéan


tir en lui le pouvoir de raisonner. Il faut le rendre
incapable de remarquer aucune inconséquence dans
l'esclavage ; il faut l'amener à croire que l'esclavage
est une chose juste ; et on ne peut le réduire à cet
état de dégradation que lorsqu'il a cessé d'être un
homme.
Je gagnais à cette époque-là , comme je l'ai déjà
dit, un dollar et demi par jour . C'était moi qui fai
sais l'arrangement , c'était moi qui le gagnais ; c'é
tait moi à qui on le payait ; cet argent m'appartenait
donc de droit ; cependant, chaque samedi soir j'étais
forcé de le remettre à mon maître, M. Hughes . Et
pourquoi ? Parce qu'il l'avait gagné ? Non . Parce qu'il
avait aidé à le gagner ? Non. Parceque je lui devais ?
Non . Parce qu'il y avait le moindre droit? Non ;
mais seulement parce qu'il avait le pouvoir de m'y
forcer . C'est précisément la même espèce de droit
qu'exerce le pirate en pleine mer.
162 VIE

CHAPITRE XI.

Me voici maintenant arrivé à cette partie de ma


vie pendant laquelle je méditai le plan de ma fuite,
et réussis enfin à échapper à l'esclavage. Avant de
raconter les circonstances particulières de cet évé
nement, je crois qu'il est à propos de déclarer mon
intention de ne pas publier tous les détails qui s'y
rattachent . Voici mes motifs . En premier lieu, si je
faisais une description exacte de tout ce qui se passa ,
il est plus que probable que certaines personnes
se trouveraient placées , par suite de mon récit ,
dans une position des plus embarrassantes. En se
cond lieu, l'effet d'une pareille révélation serait ,
sans aucun doute , d'exciter les propriétaires à une
vigilance plus grande que celle qu'ils ont montrée
jusqu'ici ; ce serait donc fermer une certaine porte
par laquelle quelqu'un de mes chers compagnons
d'esclavage aurait pu échapper comme moi à ses
chaînes accablantes . C'est avec un profond regret
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 163

que je me vois ainsi dans la nécessité de supprimer


même une petite partie des faits qui se rapportent
à mon expérience de l'esclavage. L'intérêt de ma
narration en serait bien augmenté, si je pouvais
satisfaire une curiosité qui existe, j'en suis certain ,
dans quelques esprits, en entrant dans le détail de
toutes les circonstances relatives à ma fuite et à ma
délivrance . Mais , sous certains rapports, le silence
est un devoir, et à tout prix il faut le garder. J'aime
cent fois mieux m'exposer aux accusations les plus
injustes de la malveillance, que de faire, pour me
disculper, certaines révélations , qui pourraient faire
fermer l'issue la plus étroite par laquelle un seul
de mes frères en esclavage aurait eu la moindre
chance de s'enfuir et d'échapper aux horreurs d'un
pareil sort.
Je n'ai jamais approuvé la publicité qu'ont donnée
quelques-uns des abolitionistes de l'ouest à leur
système pour faciliter la fuite des esclaves des
États-Unis au Canada. Ils l'appellent le chemin de
fer souterrain, mais ce n'est plus un secret pour
personne, à cause des déclarations qu'ils ont faites
ouvertement. J'honore la bonté de ces hommes et
de ces femmes, qui montrent un si noble courage :
j'applaudis à leur résolution de s'exposer à une per
sécution sanglante, en avouant publiquement leur
164 VIE

participation à la fuite des esclaves . Mais en même


temps , je ne vois guère en quoi une telle conduite
est avantageuse, ni pour eux-mêmes ni pour les fu
gitifs ; en revanche, je suis tout à fait certain que
ces déclarations publiques sont un mal réel pour
les esclaves qui restent et qui aspirent à se sauver.
Elles ne font rien pour instruire l'esclave , mais
elles font beaucoup pour instruire le maître. Elles
l'excitent à une vigilance plus active, elles augmen
tent son pouvoir de reprendre l'esclave fugitif.· On
doit quelque chose aux esclaves du sud aussi bien
qu'à ceux du nord ; et en aidant ceux - ci sur le che
min qui mène à la liberté, il faut bien se garder de
rien faire qui puisse empêcher ceux - là de fuir l'es
clavage. Je désirerais qu'on s'appliquât à tenir le
propriétaire impitoyable dans une ignorance com
plète des moyens de fuite employés par l'esclave.
Je voudrais qu'on le laissât s'imaginer qu'il y a au
tour de lui des milliers d'adversaires invisibles qui
sont toujours prêts à lui ravir sa proie tremblante,
et à l'arracher de ses mains cruelles . Qu'il soit ré
duit à chercher à tâtons son chemin dans l'obscurité ;
que d'épaisses ténèbres, proportionnées à son crime,
l'entourent de toutes parts ; qu'il sente, à chaque
pas qu'il fait en poursuivant un esclave, qu'il court
le risque épouvantable qu'un coup frappé dans l'om
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 165

bre, par un bras invisible, ne lui fasse sauter la cer


velle. Qu'on prenne garde d'aider en rien le tyran
dans ses recherches ; qu'on ne tienne pas la lumière
qui pourrait servir à lui faire découvrir la trace des
pas d'un frère fugitif ! Mais j'en ai assez dit à ce su
jet-là. Je vais passer maintenant au récit des faits
relatifs à ma fuite, dont je suis seul responsable et
dont personne que moi ne peut avoir à subir les
conséquences.
Au commencement de l'année 1838, la plus vive
agitation s'empara de mon esprit, et ne me laissa
plus aucun repos . Je ne pouvais comprendre pour
quoi j'étais forcé de verser à la fin de chaque se
maine, dans la bourse de mon maître, le fruit de
mon travail. Lorsque je lui portais ce que j'avais ga
gné, il comptait l'argent, et en me regardant avec la
férocité d'un voleur , il me demandait : « Est- ce là
tout? » Il n'était pas content qu'il n'eût reçu jus
qu'au dernier centime. Cependant, quand j'étais
parvenu à lui gagner six dollars , il me donnait quel
quefois six centimes pour m'encourager. Cela pro
duisait sur moi l'effet tout contraire. Je regardais
cet acte comme une espèce d'aveu que j'avais le
droit de recevoir le tout. Je me disais qu'en me
donnant une partie de mon salaire, il laissait voir
involontairement sa conviction que la totalité m'ap
166 VIE

partenait réellement ; de sorte que je me trouvais


toujours plus mécontent après en avoir reçu une
partie , car je craignais qu'il ne me donnât quelques
centimes que pour tranquilliser sa conscience , et
qu'ensuite il ne se regardât comme une espèce de
voleur passablement honnête . Mon mécontentement
allait sans cesse en augmentant . Je cherchais cons
tamment dans mon esprit quelque moyen de fuite .
Voyant que je ne pouvais en trouver un direct, je
résolus de m'y prendre autrement et de tâcher de
me louer en qualité d'ouvrier , à tant par semaine,
afin de gagner ainsi assez d'argent pour exécuter
mon projet. Au printemps de 1838 , M. Thomas Auld
vint à Baltimore , afin d'y acheter des marchandises .
Je saisis une occasion favorable pour le prier de me
laisser louer mon temps de cette manière. Il rejeta
ma demande sans hésitation , et me dit que c'était
un nouveau stratagème pour m'échapper. Il ajouta
que je ne pourrais aller nulle part qu'il ne me re
prît, et que si je me sauvais , il se donnerait toutes
les peines du monde pour me rattraper. Il m'exhorta
au contentement et à l'obéissance, et me dit que si
je me conduisais bien , il aurait soin de moi . Il me
conseilla de m'abstenir entièrement de penser à
l'avenir, et de ne compter que sur lui pour mon
bonheur. Il semblait profondément convaincu de la
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 167

nécessité impérieuse de subjuguer ma nature in


tellectuelle, afin de parvenir à être content, quoique
dans l'esclavage. Mais malgré lui et malgré moi
même, je continuai de penser et de réfléchir à l'in
justice de mon sort et aux moyens de fuite .
Au bout de deux mois environ , je m'adressai à
M. Hughes , pour lui demander la permission de
louer mon temps . Il ne savait pas que je me fusse
adressé à M. Thomas ; il ignorait donc le refus de
ce dernier . Il parut d'abord disposé à rejeter ma
prière, mais après un moment de réflexion , il me
proposa les conditions suivantes : J'aurais tout mon
temps à moi ; je ferais mes arrangements comme
bon me semblerait avec mes maîtres ; je me char
gerais de trouver de l'emploi . En récompense de
cette liberté, j'aurais à lui payer trois dollars à la
fin de chaque semaine ; en outre , l'achat de mes
outils de calfat, ma nourriture et mon habillement
seraient à ma charge. Ma nourriture seule me coù
tait deux dollars et demi par semaine. En ajoutant
à cette somme ce qu'il me fallait pour l'entretien de
mes habits, et l'achat de mes outils , ma dépense
s'élevait régulièrement à environ six dollars par se
maine. J'étais obligé de me procurer cette somme
là, ou bien de renoncer au privilége de louer mon
temps . Qu'il plût ou qu'il fit beau temps , que je
168 VIE

travaillasse ou que je fusse sans ouvrage, il fallait


absolument trouver cet argent-là , pour le lui re
mettre à la fin de la semaine, ou bien perdre cet
avantage si précieux . On peut voir de suite que cet
arrangement-là était incontestablement en faveur
de mon maître. Il n'avait plus besoin de s'inquiéter
à mon sujet, ni de me surveiller . Son argent lui ve
nait régulièrement, et sans qu'il courût aucun ris
que. Il jouissait donc de tous les avantages d'un
propriétaire d'esclave sans avoir à en subir les dé
sagréments. Moi , au contraire, je souffrais tous les
maux d'un esclave , en même temps que toutes les
peines et toutes les inquiétudes d'un homme libre.
Je m'aperçus bientôt que j'avais fait un arrangement
bien dur pour moi . Mais quelque dur qu'il fût, je le
préférais à mon état précédent. C'était un pas vers
la liberté, que d'avoir la permission de supporter
les charges et la responsabilité d'un homme libre,
et j'étais résolu de ne point me soustraire à ce far
deau. Il fallait à tout prix amasser de l'argent. Je
m'y appliquai vigoureusement ; prêt à travailler la
nuit aussi bien que le jour , je parvins , à force de
persévérance, et grâce à mon activité infatigable,
non-seulement à gagner de quoi faire face à mes
dépenses, mais à mettre quelque chose de côté
toutes les semaines. Je continuai à travailler ainsi
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 169

depuis mai jusqu'à août . A cette époque, M. Hughes


ne voulut plus me permettre de louer mon temps,
comme je l'avais fait jusqu'alors . Il en donna pour
raison que j'avais manqué un samedi soir à lui
payer la somme que j'avais à lui remettre pour ma
semaine. Voici comment la chose était arrivée. Il
devait y avoir une réunion religieuse à environ dix
milles de Baltimore. Pendant la semaine j'avais pro
mis à plusieurs de mes jeunes amis de quitter Bal
timore de bonne heure le samedi soir, pour m'y
rendre avec eux ; mais celui pour qui je travaillais
alors m'ayant retenu très-tard , je n'aurais pu aller
chez M. Hughes sans manquer de parole à mes com
pagnons, qui m'attendaient pour partir ensemble.
Je savais bien que M. Hughes n'avait pas besoin de
mon argent ce soir-là. Je résolus donc d'aller à cette
1
réunion et de lui payer les trois dollars à mon re
tour. Malheureusement, j'y restai un jour de plus
que je ne m'y attendais . Mais à mon retour, je pas
sai chez lui , pour lui payer ce qu'il regardait comme
lui étant dù. Je le trouvai d'une humeur affreuse ;
il pouvait à peine réprimer sa colère. Il me dit qu'il
avait bien envie de me châtier à coups de fouet . Il
s'écria qu'il voudrait bien savoir comment j'osais
sortir de la ville sans lui en demander la permis
sion. Je lui répondis que je louais mon temps , et
10
170 VIE

que tant que je lui payais le prix convenu, je ne me


croyais pas forcé de le consulter pour savoir si je
pouvais aller quelque part, ni quand je devais par
tir. Cette réponse le troubla , et après avoir réfléchi
pendant quelques instants, il me déclara qu'il ne
voulait plus me permettre de louer mon temps , et
ajouta que la prochaine chose dont il entendrait
parler serait probablement que je m'étais enfui . Il
m'ordonna, pour la même raison, de rapporter sur
le-champ chez lui et mes outils et mes vêtements.
Je lui obéis aussitôt, mais au lieu de chercher du
travail comme auparavant, je passai la semaine sans
faire la moindre chose. C'était user de représailles .
Il m'appela le samedi soir , comme à l'ordinaire,
pour lui remettre le produit de mon travail . Je lui
dis que je n'avais rien à lui donner, car je n'avais
pas travaillé cette semaine-là . A ces mots, nous
fùmes sur le point d'en venir aux coups. Il se mit
dans une grande colère , et jura qu'il était résolu de
me rosser d'importance. Je ne lui répondis pas un
seul mot, mais j'étais déterminé, s'il me frappait, à
lui rendre coup pour coup . Néanmoins, il ne me
toucha pas, et finit par se contenter de me dire qu'il
saurait s'arranger de manière que le travail ne me
manquerait pas à l'avenir . Je réfléchis à tout ce qui
s'était passé pendant la journée du lendemain , qui
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 171

était un dimanche, et je fixai enfin le 3 septembre


comme le jour où je ferais une seconde tentative
pour obtenir ma liberté. J'avais alors trois semaines
devant moi , pour faire tous mes préparatifs. De
bonne heure, le lundi matin , avant que M. Hughes
eût le temps de faire un arrangement à mon égard ,
je sortis et m'adressai à M. Butler pour obtenir du
travail dans son chantier, près du pont-levis, dans
l'endroit qu'on appelle le City-Block ; de sorte qu'il
n'était plus nécessaire que M. Hughes me cherchât
de l'ouvrage. A la fin de la semaine je lui apportai
de huit à neuf dollars. Il en parut enchanté, et me
demanda pourquoi je n'en avais pas fait autant la
semaine précédente. Qu'il était loin de se douter de
mes projets ! J'avais pour but, en travaillant avec
zèle, de détruire toute espèce de soupçon qu'il pou
vait avoir conservé au sujet de mon intention de me
sauver ; j'y réussis à merveille. Je m'imagine qu'il
croyait que je n'avais jamais été plus content de
ma condition, au moment même où je préparais
tout pour ma fuite. Quand la seconde semaine se
fut écoulée, je lui portai encore tout ce que j'avais
gagné. Il en fut tellement content qu'il me remit
vingt-cinq centimes (il est rare qu'un esclave reçoive
d'un propriétaire une si forte somme) , et me re
commanda d'en faire un bon usage . Je lui répondis
172 VIE

que je ne manquerais pas de suivre ses conseils.


A la suite de cette conversation , tout alla fort
bien ; le calme régnait autour de moi ; mais le
trouble était dans mon cœur . Il m'est impossible
de décrire mon agitation à mesure que le temps
de ma fuite s'approchait. J'avais un grand nombre
d'amis sincères à Baltimore , Su amis auxquels
j'étais attaché presque autant qu'à la vie , - et
la pensée de me séparer d'eux à jamais me cau
sait une peine inexprimable. Je suis d'avis qu'il
a dans l'esclavage des milliers de malheureux
qui s'enfuiraient, et qui pourtant y restent, uni
quement parce qu'ils sont retenus par les liens
puissants qui les attachent à leurs amis . Oni , la
pensée de cette séparation était la plus pénible
qui m'occupât l'esprit, et donnait lieu à une lutte
intérieure qui ébranlait ma résolution plus qu'au
cune autre chose. Si j'avais à me reprocher quel
que faiblesse, mon attachement pour eux en était
cause . En outre, la crainte de ne pas réussir sur
passait celle que j'avais ressentie lors de ma pre
mière tentative . L'échec décourageant que j'avais
essuyé dans cette occasion me revenait à l'esprit
et me tourmentait sans cesse . Je ne pouvais me
faire illusion sur ma condition désespérée ; si je
ne réussissais pas cette fois - ci , mon sort était
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 173

fixé sans retour ; j'étais destiné à être esclave


pour la vie. Il fallait dans ce cas-là m'attendre
à subir la punition la plus sévère, et à être privé
pour toujours des moyens de prendre la fuite.
Il n'était pas nécessaire d'avoir une imagination
bien vive pour me figurer les scènes effrayantes
qui me menaçaient si j'avais le malheur d'échouer.
Les horreurs de l'esclavage et les charmes de la
liberté étaient toujours présents à mon esprit.
C'était pour moi la mort ou la vie. Cependant
je restais inébranlable dans ma résolution . Enfin ,
le 3 septembre 1838, je pris la fuite et je parvins
à arriver à New- Yorck sans rencontrer le moindre
obstacle. Quant à la manière dont je m'y pris,
à la direction que je suivis , - aux moyens de
transport dont je fis usage , - il faut que j'en
fasse un mystère , car les raisons énoncées plus
haut me forcent au silence.
On m'a souvent demandé quels sentiments j'a
vais éprouvés en me trouvant enfin dans un état
libre. Je n'ai jamais pu répondre à cette question
d'une manière qui m'ait satisfait moi- même. Tout
ce que je puis dire, c'est que je n'ai jamais senti
d'émotion plus profonde. Je peux comparer mes
transports de joie à ceux d'un marin sans armes
qu'un pirate poursuivait, et qui vient d'être délivré
10.
174 VIE

par un vaisseau de guerre appartenant à une nation


amie. Dans une lettre que j'adressai à un de mes
plus chers amis après mon arrivée à New- Yorck ,
je lui représentai mes sentiments comme pareils
à ceux d'un homme qui serait parvenu à s'échap
per d'un antre plein de lions affamés . Cependant
la vivacité de mes transports ne tarda point à se
calmer et à faire place à un sentiment de dan
ger et de solitude. Mon manque de sécurité m'a
larmait ; je me disais à moi - même qu'on pou
vait me saisir et me plonger de nouveau dans
les tortures de l'esclavage. Cette pensée scule
aurait suffi pour affaiblir l'ardeur de mon enthou
siasme ; mais c'était surtout mon état de solitude
et d'abandon qui m'accablait . Je me trouvais au
milieu de plusieurs milliers d'êtres humains , et
pourtant je sentais que pour chacun d'eux je n'é
tais qu'un pauvre étranger . Je me voyais entouré
d'une multitude de mes semblables , tous enfants
d'un même père ; et pourtant moi , sans asile et
sans amis , je n'osais révéler à aucun d'eux ma
misérable condition , je n'osais parler à personne ,
de peur de m'adresser à un ennemi , et de tomber
ainsi entre les mains de ces infâmes voleurs d'hom
mes que la cupidité pousse à se mettre aux
aguets pour attendre le fugitif haletant, s'élancer
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS. 175

sur lui , et s'en emparer de la même manière


que les bêtes féroces de la forêt se mettent en
ambuscade pour saisir leur proie. En prenant la
fuite , j'adoptai cette devise : « Ne te fie à per
sonne. » Je voyais un ennemi dans chaque homme
blanc, et je trouvais un motif de soupçon presque
dans chaque homme de couleur. C'était une situa
tion excessivement pénible . Pour s'en rendre
compte , il faut ou la connaître par expérience,
ou s'imaginer dans des circonstances semblables .
Que celui qui voudra en comprendre toutes les
souffrances morales se figure qu'il est un esclave,
parvenu à se sauver dans une terre étrangère ;
qu'il se représente cette terre comme une
sorte de plaine où les propriétaires d'esclaves
vont à la chasse des fugitifs ; - qu'il se dise
que les habitants sont des voleurs d'hommes ,
dont l'infâme métier est sanctionné par la loi ; -
qu'il se considère comme étant exposé à chaque
instant au risque terrible d'être saisi par quel
ques -uns de ses semblables , et remis entre les
mains de ceux qui le poursuivaient ! Oui , qu'il
se mette ainsi à ma place , K qu'il s'imagine sans
demeure , sans amis , sans argent , sans crédit ,
ayant besoin d'un abri , et ne trouvant personue
pour lui en donner un ; mourant de faim , et
176 VIE

n'ayant pas de quoi acheter du pain ; - qu'il


se dise en même temps que des persécuteurs impi
toyables sont sur ses traces ; -- qu'il se figure ne
sachant ce qu'il y a à faire, ni où il faut aller, ni
où il convient de rester ; - dépourvu de tous
moyens de défense et de fuite ; au milieu d'une
ville où règne l'abondance , mais souffrant les
terribles déchirements de la faim ; entouré de
milliers de maisons , mais n'ayant lui -même au
cun asile ; ― parmi ses semblables , mais éprou
vant la même frayeur que parmi des bêtes sau-
vages, prêtes à saisir et à dévorer leur proie. Je
le répète , qu'il s'applique à réaliser dans son
imagination toutes les angoisses de cette situation
pénible et alarmante , alors , seulement alors , il
pourra comprendre dans quel état je me trou
vais ; il sentira toute l'étendue des souffrances
physiques et morales de l'esclave fugitif, au corps
usé par la fatigue , et déchiré par le fouet san
glant de son maître , et il ne pourra refuser sa
pitié à un tel excès d'infortune .
Grâces au ciel, je ne restai que très- peu de temps
dans cette position douloureuse. J'en fus délivré
par M. David Ruggles , dont je n'oublierai jamais la
vigilance, la bonté et la persévérance . Qu'il m'est
doux de pouvoir exprimer à cet homme compatis
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 177

sant (aussi bien que les paroles peuvent le faire) les


sentiments d'affection et de reconnaissance que je

lui porte . M. Ruggles est maintenant affligé de


cécité, et a lui- même besoin des mêmes soins et
des mêmes attentions bienveillantes qu'il était
autrefois si empressé à prodiguer à ses semblables .
Il n'y avait que quelques jours que j'étais à New
York lorsque M. Ruggles , qui tenait une pension
bourgeoise au coin des rues de Church et de Lespe
nard, parvint à me découvrir et m'offrit un asile
dans sa maison . A cette époque, M. Ruggles était
extrêmement occupé de la fameuse affaire de Darg .
Il se dévouait aussi à la délivrance d'un grand
nombre d'autres esclaves fugitifs , s'appliquait à
découvrir et à arranger des moyens de fuite pour
ces infortunés ; et quoique surveillé par des enne
mis qui l'environnaient de toutes parts, il semblait
plus que capable de leur tenir tête.
Peu après mon arrivée chez M. Ruggles, il me
demanda où je voulais aller ; car il était d'avis qu'il
y avait du danger pour moi à rester à New-York. Je
lui répondis que je savais le métier de calfat , et que
j'étais disposé à aller n'importe où je pourrais me
procurer de l'ouvrage. J'avais l'idée d'aller au Ca
nada , mais il fut d'une opinion'contraire , et il
m'encouragea à me rendre à New-Bedford, car il
178 VIE

croyait que je pourrais facilement y trouver de


l'emploi . A cette époque-là , Anne, ma fiancée
(qui était libre) , vint me rejoindre . Je lui avais
écrit aussitôt après mon arrivée à New - York ,
malgré ma situation déplorable , pour lui faire
connaître mon heureuse fuite, et pour la prier de
venir sur-le-champ. Quelques jours après son ar
rivée, M. Ruggles invita chez lui le révérend J. W.
C. Pennington, qui, en présence de M. Ruggles , de
Mme Michaëls et de quelques autres encore, célébra
la cérémonie du mariage, et nous donna un certi
ficat dont voici la copie exacte :

<< Je, soussigné, certifie que j'ai uni par les liens
du saint mariage, en présence de M. David Ruggles
et de Mme Michaëls , Frédéric Johnson ( 1 ) et Anne
Murray.
« JACQUES W. C. PENNINGTON. »
New-Vork, 15 septembre 1838.
Muni de ce certificat et avec un billet de banque
de cinq dollars que je devais à la générosité de
M. Ruggles , je mis sur mes épaules une partie de
nos effets; Anne prit l'autre, et nous partimes sur
´le-champ pour nous embarquer à bord du bateau à
vapeur J. W. Richmond, pour Newport, d'où nous

(1 ) J'avais jugé à propos de changer mon nom de Bailey


pour celui de Johnson .
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 179

devions nous rendre à New-Bedford . M. Ruggles


me donna une lettre pour un M. Shard de Newport,
en me disant que si je craignais que l'argent ne
vint à me manquer avant mon arrivée à New-Bed
fort, il fallait m'arrêter à Newport pour y obtenir
de nouveaux secours . Cependant nous désirions si
ardemment parvenir à un lieu de sûreté, que nous
résolûmes d'arrêter nos places dans la diligence ,
quoique nous n'eussions pas assez d'argent pour
les payer d'avance ; mais nous promîmes au cocher
de le faire à notre arrivée à New-Bedfort. Deux
messieurs , pleins de bonté , qui se nommaient ,
d'après ce que j'appris plus tard , Joseph Ricketson
et Guillaume C. Jaber, nous encouragèrent à faire
cet arrangement et à continuer notre route. Ils
parurent comprendre de suite la position dans la
quelle nous nous trouvions, et nous donnèrent des
assurances si franches et si cordiales de leur bien
veillance, que nous nous sentions tout à fait à notre
aise en leur présence . C'était pour nous un grand
bonheur que de trouver de tels amis dans un pareil
moment. A notre arrivée à New-Bedford , ils nous
indiquèrent la maison de M. Nathan Johnson , qui
nous reçut avec bonté et qui nous traita avec l'hos
pitalité la plus généreuse. M. et Mme Johnson pri
rent un intérêt vif et profond à notre bien-être.
180 VIE

Ils se montrèrent dignes du nom d'abolitionistes .


Lorsque le conducteur de la diligence avait vu que
nous n'avions pas de quoi payer nos places, il avait
retenu nos effets en garantie de la dette. Je n'eus
qu'à faire mention de cette circonstance à M. John
son pour qu'il nous avançât aussitôt l'argent néces
saire.
Nous commençâmes alors à sentir que nous pou
vions jouir d'un certain degré de sûreté, et nous
nous préparâmes aux devoirs et aux obligations
qu'impose une vie de liberté. Le lendemain de notre
arrivée à New- Bedfort, comme nous étions à déjeu
ner, nous agitâmes la question de savoir quel nom
je prendrais. Ma mère m'avait appelé « Frédéric
Auguste Whasington Bailey. » Je m'étais passé de
deux de mes noms longtemps avant mon départ de
Maryland , de sorte qu'on me connaissait comme
« Frédéric Bailey . » En partant de Baltimore, je
m'étais fait appeler « Stanley .» A New-York, j'avais
encore changé de nom , et pris celui de « Frédéric
Johnson . » Je pensais alors que ce serait là le der
nier changement. Mais à mon arrivée à New- Bed
fort, je me trouvai dans la nécessité de changer
encore une fois de nom ; car il y avait dans cette
ville tant de Johnsons qu'il était déjà fort difficile
de les distinguer. Je m'en rapportai à M. Johnson ,
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS. 181

pour me choisir un nom, mais en lui disant qu'il


ne fallait pas m'ôter celui de « Frédéric . >> était
indispensable que je gardasse celui-là pour conser
ver un sentiment de mon identité . M. Johnson , qui
venait de lire La dame du lac de sir Walter Scott,

me proposa tout de suite de prendre le nom de


" Douglass . » J'acceptai ; et depuis lors on m'a ap
pelé « Frédéric Douglass ; » et comme on me con
naît plus généralement par ce nom -là que par tout
autre, je le conserverai.
Je trouvai à New- Bedfort un état de choses tout
à fait différent de ce que je m'attendais à y voir .
L'aspect général de cette ville me surprit agréable
ment , et je m'aperçus qu'on m'avait donné une
impression bien fausse touchant le caractère et la
condition des habitants du nord des Etats-Unis .
J'avais supposé, pendant que j'étais dans l'escla
vage, que ces derniers ne possédaient qu'une bien
faible partie des choses qui rendent la vie douce et
agréable, et qu'ils avaient à peine quelques articles
de luxe ; de sorte que je me les réprésentais comme
étant, sous ce double rapport, bien inférieurs aux
propriétaires du sud . J'avais sans doute été porté à
tirer cette conclusion - là de la connaissance du fait
que les habitants du nord n'avaient pas d'esclaves .
Je supposais donc qu'ils se trouvaient dans une
11
182 VIE

position semblable à celle de la partie de la popula


tion du sud qui ne possédait pas d'esclaves . Je sa
vais que ceux-ci étaient fort pauvres , et j'avais été
accoutumé à regarder leur pauvreté comme le ré
sultat de ce qu'ils ne possédaient pas d'esclaves .
J'avais , je ne sais trop comment, adopté l'opinion
que là où il n'y avait point d'esclaves, il ne pouvait
y avoir ni richesses ni abondance des agréments de
la vie. Je m'étais attendu à trouver au nord une
population grossière, rude et presque sauvage, qui
vivait avec la simplicité des Spartiates , et qui ne
possédait rien du bien-être, du luxe, de la pompe
et de la grandeur des propriétaires du sud ; or qui
conque connaît l'aspect général de la ville de New
Bedfort, peut bien s'imaginer, en sachant qu'elles
étaient mes conjectures, combien il me fut aisé de
découvrir que j'étais dans l'erreur .
Dans l'après midi du jour de mon arrivée à New
Bedford , j'allai sur les quais pour voir les navires .
Je m'y trouvai entouré des marques les plus in
contestables de l'opulence des habitants. J'aperçus
de nombreux navires du plus beau modèle dans le
meilleur ordre et d'une grandeur considérable ,
soit à l'ancre le long des quais, soit à la voile sur
les eaux du fleuve. Des deux côtés, mes yeux s'ar
rètèrent sur de vastes magasins batis en granit
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS. 183

remplis non-seulement de tout ce qui est néces


saire aux besoins de la vie , mais encore de tous les
articles de luxe imaginables. En outre , tout le
monde semblait occupé sans faire de bruit, du
moins en le comparant à celui que j'étais accoutumé
à entendre à Baltimore. Il n'y avait point à New
Bedfort de chansons bruyantes, chantées par ceux
qui chargeaient et déchargeaient les bâtiments ;
point de jurons horribles, - point de malédictions
affreuses ་lancées contre les ouvriers, - point de
malheureux déchirés à coups de fouet ; -- tout

semblait se faire avec une activité paisible . Chacun


paraissait comprendre son ouvrage et s'y livrer
avec une application sage, mais joyeuse, qui mar
quait le vif intérêt qu'il prenait à son occupation,
et le sentiment qu'il avait de sa dignité d'homme .
Tout cela me paraissait fort extraordinaire. Après
avoir examiné les quais , je parcourus la ville et les
faubourgs, en contemplant, avec un étonnement et
une admiration extrêmes, les églises magnifiques,
les belles maisons , les jardins soigneusement culti
vés ; tous ces objets étaient autant de preuves frap
pantes de l'existence de richesses , d'un bien -être ,
d'un goût et d'une élégance comme je n'en avais
vu dans aucune partie de Maryland , quoique ce soit
un pays à esclaves.
184 VIE

Tout avait l'air propre, neuf et beau . A peine y


vis-je quelques maisons dilapidées, dont les habi
tants paraissaient être dans l'indigence ; mais je
n'y aperçus point d'enfants à moitié nus, ni de
femmes marchant sans bas et sans souliers , comme
j'y étais accoutumé à Willsborough, à Easton , à
Saint-Michel et à Baltimore. Les habitants avaient
un air de force, de santé et de bonheur que je n'a
vais point remarqué parmi ceux de Maryland .
Pour la première fois de ma vie , il m'arrivait de
pouvoir contempler avec plaisir le spectacle de ri
chesses immenses , sans être attristé en même
temps par la vue d'une extrême pauvreté. La chose
la plus étonnante , aussi bien que la plus intéres
sante pour moi, c'était l'état des hommes de cou
leur, dont beaucoup s'y étaient réfugiés comme
moi , après avoir échappé à ceux qui les poursui
vaient. J'en trouvai plusieurs qui n'étaient pas
sortis de l'esclavage depuis plus de sept ans, et qui
pourtant habitaient de plus belles maisons et sem
blaient jouir des agréments de la vie plus que la
moyenne des propriétaires d'esclaves de Maryland .
Je ne crois pas me tromper en affirmant que mon
ami Nathan Johnson (dont je peux dire avec toute
la ferveur d'un cœur reconnaissant : j'ai eu faim, et
il m'a donné à manger ; j'ai eu soif, et il m'a donné
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 185

à boire ; j'étais étranger, et il m'a recueilli ) habitait


une maison plus propre , tenait une meilleure
table, recevait, payait et lisait plus de journaux ,
comprenait mieux le caractère moral, religieux et
politique de la nation en général - que les neuf
dixièmes des propriétaires d'esclaves du comté de
Talbot , Maryland . Cependant , M. Johnson n'était
lui-même qu'un ouvrier. Il avait les mains endurcies
au travail ; il en était de même de son épouse. Je
trouvai dans les hommes de couleur beaucoup plus
d'énergie et de résolution que je ne m'y étais at
tendu . Je remarquai parmi eux une ferme détermi
nation de se protéger les uns les autres, sans s'in
quiéter d'aucune espèce de risques ou de périls
contre les tentatives des cruels voleurs d'hommes.
Peu de temps après mon arrivée, on me raconta
une circonstance qui faisait voir de quoi ils étaient
capables. Un homme de couleur et un esclave fu
gitif avaient l'un pour l'autre des sentiments de
haine. Quelqu'un entendit le premier menacer le
dernier de faire connaître à son maître le lieu de
son refuge. Aussitôt tous les hommes de couleur
furent convoqués à une assemblée par une annonce
stéréotypée , qui portait ces mots Affaire d'im
portance. On invita le traître à y assister. Ceux qui
étaient convoqués arrivèrent en foule à l'heure
11.
186 VIE

fixée, et organisèrent la réunion en nommant pour


président un vieillard fort religieux, qui , si je me
le rappelle bien , commença par une prière, et en
suite s'adressa aux auditeurs dans les termes sui
vants : « Mes amis, puisque nous tenons le traitre,
je suis d'avis que les jeunes gens s'emparent de lui,
l'entraînent au dehors et le tuent ! » En un instant,
un grand nombre d'entre eux s'élancèrent vers lui ;
mais quelques - uns plus timides se jetèrent entre
les assaillants et le traître , qui en profita pour
échapper à leur vengeance ; mais on ne l'a jamais
revu à New- Bedford depuis cette époque-là . On n'a
plus entendu de menaces semblables ; s'il y en
avait, je ne doute pas qu'elles ne causassent la mort
de celui qui les aurait proférées .
Le troisième jour après mon arrivée , je trouvai
du travail ; il s'agissait de charger un bâtiment
d'huile. C'était pour moi une besogne nouvelle , sale
et pénible ; mais je m'y mis avec ardeur et avec
joie. J'étais désormais mon propre maître ! Je n'ap
partenais qu'à moi-même ! Quel moment de bon
heur ! Pour comprendre mes transports , il faut
avoir été esclave , et avoir cessé de l'être ! C'était le
premier travail dont j'allais recueillir la récom
pense tout entière. Il n'y avait pas de maître avide
et injuste auprès de moi pour me voler mon ar
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 187

gent aussitôt que je l'aurais gagné. Je travaillai ce


jour-là avec un plaisir que je n'avais jamais éprouvé
auparavant. Je sentais que je travaillais pour moi
même et pour la femme que je venais d'épouser.
C'était le commencement d'une nouvelle existence .
Lorsque j'eus fini ma besogne, je me mis à cher
cher de l'ouvrage en qualité de calfat ; mais il y avait
un préjugé si fort contre la couleur de ma peau ,
que les ouvriers blancs refusèrent de travailler avec
moi, et je me vis dans l'impossibilité de me trou
ver de l'emploi (1 ). M'apercevant que mon métier
ne pouvait me servir de rien , j'ôtai mes habits de
calfat et je me préparai à prendre toute espèce
d'ouvrage que l'on voudrait bien me donner.
M. Johnson eut la bonté de mettre à ma disposition
sa scie et son chevalet, et je trouvai bientôt de quoi
m'occuper activement . Il n'y avait à mes yeux
rien de trop fatigant, rien de trop sale. J'étais prêt
à scier le bois , à entasser le charbon de terre, à
porter le mortier , à rouler les tonneaux d'huile ;
telle fut la nature de mes occupations et de mes
moyens d'existence pendant près de trois années
à New-Bedford , avant que j'eusse l'avantage de me
(1 ) J'ai appris depuis que les hommes de couleur peu
vent trouver de l'occupation comme caifats , à New-Bedford .
- Ce changement est un des résultats des efforts des Abo
litionistes .
188 VIE

faire connaître des hommes bienveillants et géné


reux qui s'opposent à l'esclavage.
A peu près quatre mois après mon arrivée à
New-Bedford , un jeune homme vint me trouver,
et me demanda si je ne désirais pas m'abonner au
journal le Libérateur. Je lui répondis que je le
voudrais bien , mais que comme je venais de me
sauver de l'esclavage , je n'avais pas alors le moyen
de faire cette dépense. Cependant plus tard je finis
par m'y abonner. C'était un journal hebdomadaire .
Je lus le premier numéro et les suivants avec une
ardeur extrême, et je voudrais en vain tâcher de
décrire les sentiments que cette lecture m'inspirait
de semaine en semaine. Ce journal avait l'effet
d'apaiser ma faim et d'étancher ma soif. Il alluma
dans mon âme un feu que rien ne devait éteindre.
Combien j'admirais sa sympathie pour mes frères
- ses accusa
qui étaient encore dans les chaînes,
tions hardies contre les propriétaires d'esclaves,
ses descriptions fidèles des tourments de l'esclavage,
- ses attaques énergiques contre les partisans de

cette exécrable institution ! — tout cela me trans


portait, tout cela me faisait tressaillir d'une joie
telle que je n'en avais jamais senti de pareille.
Il y avait bien peu de temps que j'étais au nom
bre des lecteurs du journal le Libérateur, mais ce
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 189

pendant cela m'avait suffi pour me former une idée


assez juste des principes, des mesures et de l'esprit
de la réforme entreprise contre l'esclavage. Je
m'attachai ardemment à cette noble cause . Je ne

pouvais faire que peu de chose personnellement ,


mais du moins, ce que je pouvais faire, je l'exécu
tais avec zèle et avec joie , et je ne me trouvais ja
mais plus heureux que lorsque j'assistais à une
réunion de personnes opposées à l'esclavage . Je ne
prenais que rarement la parole dans ces occasions ,
par une raison toute simple, c'est que d'autres expri
maientbeaucoup mieux que moi ce que j'avais à dire.
Mais le 11 août 1841 , je me sentis entraîné à parler
à une assemblée contre l'esclavage à Nantucket ; en
outre, M. Guillaume C. Coffin , qui m'avait entendu
parler à la réunion des hommes de couleur à
New-Bedford, m'encouragea fortement. C'était pour
moi une épreuve embarrassante, et je ne consentis
qu'avec répugnance à m'y exposer. Pour dire la
vérité, je sentais que je n'étais qu'un esclave, et
l'idée de parler en public à des hommes blancs
m'intimidait et m'accablait . Cependant je fis un
effort sur moi -même , et je commençai mon dis
cours. Au bout de quelques instants , je sentis ma
timidité disparaître ; peu à peu , ma confiance s'aug
menta, et j'exprimai ce que je voulais dire avec une
190 VIE

facilité remarquable. A partir de ce temps - là jus


qu'à aujourd'hui , j'ai été occupé à plaider la cause
de mes frères infortunés. Je laisse à ceux qui sont
au courant de mes travaux le soin de décider quel
a été le succès de mes efforts , et le dévouement
dont j'ai fait preuve.
FIN.

POST -SCRIPTUM.

Après avoir relu la relation précédente, je m'a


perçois que, dans bien des endroits , j'ai parlé de la
religion d'une manière qui pourrait porter ceux
qui ne connaissent pas mes opinions religieuses , à
me croire l'antagoniste de toute espèce de religion .
Pour ne point m'exposer aux conséquences d'une
pareille méprise , je juge à propos d'ajouter les
courtes explications suivantes . -Ce que j'ai dit sur
et contre la religion , s'applique uniquement à la
religion des propriétaires d'esclaves des États- Unis,
t n'a aucun rapport au véritable christianisme .
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 191

J'établis une très-grande différence entre le chris


tianisme de ces gens - là et le christianisme du
Christ. Je reconnais que ce dernier est bon, pur et
saint , tandis que le premier me paraît méchant,
corrompu et impie. Autant j'admire l'un , autant je
méprise l'autre . Précisément parce que j'aime le
christianisme du Christ, dont la doctrine respire la
paix, la pureté et la justice, je crois devoir détester
cette fausse religion des propriétaires d'esclaves , qui
n'inspire que la corruption , l'injustice , l'hypocrisie ,
la néchanceté , et qui permet à ceux qui la pro
fessent de posséder des hommes , comme on pos
sède des bestiaux , de fouetter des femmes et de
voler des enfants !!! En un mot , je ne peux décou
vrir aucune raison , pour donner le nom de chris
tianisme à la religion de cette partie des États-Unis.
Cela me paraît la profanation la plus révoltante de
ce nom respectable, la plus hardie des fraudes , la
plus grossière des calomnies ; je sens un dégoût
inexprimable à la vue de la pompe extérieure et de
l'étalage de toutes les pratiques religieuses qu'on
voit dans les Etats du sud , à côté des incon
séquences les plus horribles et des contrastes les
plus douloureux . En effet, n'y voit-on pas l'homme
qui , pendant la semaine, est armé d'un fouet en
sanglanté , monter dans la chaire le dimanche et
192 VIE

aspirer à remplir les fonctions de ministre du doux


et humble Jésus ? Celui qui vole les gages de ses
esclaves à la fin de chaque semaine, ne se présente
t-il pas à eux le dimanche matin, en qualité de
maître de classe, à l'école du dimanche, pour leur
montrer le chemin qui mène à la vie éternelle, et
leur indiqur la voie du salut ? Celui qui vend sa
jeune esclave , pour servir aux infâmes pratiqnes de
la prostitution , ne se déclare-t-il pas le défenseur
pieux de la pureté des mœurs ? Celui qui proclame
que c'est un devoir religieux de lire la Bible, n'in
terdit-il pas à son esclave le droit d'apprendre à
lire même le nom du Dieu qui l'a créé ? Celui qui se
fait l'avocat religieux des avantages moraux du
mariage, n'enlève- t-il pas à des milliers de mal
heureux la sainte influence de cette institution
respectable, et ne les abandonne - t-il pas aux rava
ges de la pollution sous toutes les formes ? Celui
qui vante avec une chaleureuse éloquence la sain
teté des liens de famille , n'est-il pas assez cruel
pour disperser des familles entières , séparer le
mari de sa femme, enlever les enfants à leurs pa
rents , entrainer les sœurs loin de leurs frères , en
ne laissant dans la chaumière vide que la solitude
et la désolation ? N'est -il pas trop vrai que l'on y
entend le voleur prêcher contre le vol, l'adultere
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 193

contre l'infidélité au lien conjugal ? Hélas ! on y


vend des hommes pour bâtir des églises, on y vend
des femmes pour seconder la propagation de l'É
vangile, on y vend des enfants pour acheter des
bibles aux pauvres païens , et tout cela pour la gloire
de Dieu et pour le bien des âmes !
La religion et le commerce des esclaves se don
nent la main ! La prison de ces infortunés et l'église
s'élèvent l'une à côté de l'autre ! Là, le bruit des
chaînes ! ici celui des psaumes ! là , des gémisse
ments et des malédictions ! ici des élans religieux
et des prières solennelles . Les marchands qui tra
fiquent des corps et des âmes de leurs semblables,
et les prédicateurs se prêtent un appui réciproque .
Les premiers donnent leur argent, souillé de sang,
pour soutenir la chaire ; les derniers en revanche
jettent sur cet infernal négoce le voile du christia
nisme. Voilà comment on trouve ensemble l'escla
vage et la piété, le vol et la religion ; les proprié
taires d'esclaves et les prédicateurs de l'Évan
gile ! Quelle horrible alliance ! Quel contraste ré
voltant !
Le christianisme du sud des États - Unis de
l'Amérique, je le répète, est indigne de ce nom, et
l'on peut dire de ceux qui le professent comme on
a autrefois dit des scribes et des pharisiens : <<«< Ils.
12
194 VIE

lient ensemble des fardeaux pesants et insuppor


tables , et les mettent sur les épaules des hommes ;
mais ils ne veulent point les remuer de leur doigt.
Et ils font toutes leurs œuvres pour être regardés
des hommes. -- Et ils aiment les premières places
dans les festins, et les premiers siéges dans les
synagogues, et d'être appelés des hommes : notre
maître , notre maître , - mais malheur à vous ,

scribes et pharisiens , hypocrites , qui fermez le


royaume des cieux aux hommes , car vous-mêmes
n'y entrez point, ni ne souffrez que ceux qui y
veulent entrer, y entrent ; vous dévorez les maisons
des veuves , même sous le prétexte de longues
prières, c'est pourquoi vous en recevrez une plus
grande condamnation . Vous courez la mer et la
terre pour faire un prosélyte, et après qu'il l'est
devenu , vous le rendez fils de la Géhenne , deux
fois plus que vous. ―――– Malheur à vous , scribes et
pharisiens, hypocrites ! car vous nettoyez le dehors
de la coupe et du plat ; mais le dedans est plein
de rapine et d'intempérance . - Malheur à vous ,
scribes et pharisiens , hypocrites ! car vous êtes
semblables aux sépulcres blanchis, qui paraissent
beaux par dehors, mais qui au dedans sont pleins
d'ossements de morts, et de toute sorte d'ordure .
Ainsi, vous paraissez justes par dehors aux hom
DE FRÉDÉRIC DOUGLASS . 195

mes, mais au dedans vous êtes pleins d'hypocrisie


et d'iniquité . »
Quelque sombre et terrible que soit ce tableau , je
le crois vrai et fidèle en ce qui concerne la grande
majorité de ceux qui professent le christianisme
dans le sud des États - Unis d'Amérique. Quel
homme de bonne foi pourrait nier que ce ne soit là
l'état réel des églises de ce pays ! Hélas ! ceux qui
les fréquentent, rejetteraient avec indignation la pro
position d'admettre parmi eux un voleur de brebis ;
mais en même temps ils n'hésitent pas à y admet
tre un voleur d'hommes ! Et moi , ils me traitent
d'impie et m'accusent d'incrédulité si j'ai l'audace
de les en blâmer. Ils font l'attention la plus scru
puleuse aux cérémonies extérieures de la religion ,
mais en même temps ils négligent les choses les
plus importantes de la loi ; c'est-à-dire, le juge
ment, la miséricorde et la fidélité . Ils sont tou
jours prêts à offrir un sacrifice, mais rarement à
montrer de la miséricorde . Ce sont eux à qui
s'appliquent ces paroles : « ils aiment Dieu qu'ils
n'ont pas vu , et cependant ils haïssent leur frère
qu'ils ont vu ! Ils aiment le païen qui se trouve de
l'autre côté du globe terrestre ils veulent bien
prier pour lui, ils consentent à donner leur argent
pour qu'on lui mette la Bible entre les mains, et
196 VIE DE FRÉDÉRIC DOUGLASS .

pour que les missionnaires l'instruisent ; et cepen


dant, ô triste inconséquence ! ils méprisent et né
gligent entièrement le païen qui est à leurs
portes.
C'est donc uniquement contre la religion de ces
hommes favorables au maintien de l'esclavage, de
ces hommes qui admettent parmi eux des pro
priétaires d'esclaves, et les traitent en amis , de ces
hommes qui, malgré leur prétendue piété, ne se
font aucun scrupule de voir des millions de leurs
semblables gémir dans les souffrances d'une ser
vitude sans fin , que je crois qu'il est de mon devoir
de protester, en signalant à l'indignation de tous les
amis de l'humanité les discours et les actes de ces
soi-disant chrétiens, comme étant essentiellement
opposés à la doctrine du véritable christianisme.
1
3 2044 004 590 170

MAR 131895

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APRD9E1998R

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R29 1998

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KC 1967
4

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