Richard Philosophie Du Raisonnement D'après Saint Thomas

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Collection philosophique

PHILOSOPHIE

DANS LA SCIEXCE

TD'après Saixxt THOMAS

PAR

T. RICHARD, 0. P.
Lecteuren Théologie.

PARIS
|
3 ET 5, RUE BAYARD
Xifn'l obstat : /

Parisiis, dio 10*leliriiarii i«|iS.


J. ANDIU;.

I.MlM\I.MATl'l\

Parisiis,,din i:v fchiunrii 1018.


Iî. THOMAS,
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*;?7 Collection philosophique

PHILOSOPHIE

or

IAIIO-NNEMENT-;

K^ià^)km U SCIENCE

JD'pbp.vd* Saint THOMAS

PAU

T, RICHARD, O. P.
Lecteuren Thêolopje.

PARIS
3 ET 5, RUE BAVARD
RREFACE

Lu'science vil de/fails et de raisonnement. Nous


n'avons nuHcjnmft lïnlcntion d'opposer l'un à
l'autre ces'-de\rx facteurs. Cependant il nous sera
bien permis de dire avec Cl. Bernard lui-même
que la science véritable ne commence qu'avec le
raisonnement sur les faits (i). Cette, simple re-
marque souligne toute l'importance de ce dernier.
Un savant ne pourrait se dispenser d'en faire une
étude à pari et approfondie, sans manquer à un
devoir primordial. Il ne saurait lui suflire de se
confier uniquement à la logique naturelle de l'es-
prit humain. Cette attitude ne serait rien aulre que
la négation ou l'abandon de la science dans un de
ses éléments générateurs. C'est pénétré de celle
pensée que nous avons entrepris d'étudier la phi-
losophie, nous voulons dire les premiers principes
du raisonnement dans la science. Or ne trouvera
donc dans ce travail ni Somme de logique, ni géné-
ralités scientifiques, ni psychophysiologie. Si
nous avions pris moins haut noire sujet, il n'aurait
aucune raison d'être, il ne répondrait à aucun
besoin actuel des intelligences : en remontant, au

(i) CL.HERMIXII,
Introductionà l'élude de la médecineexpérimentale,
C i", § 0.
Vl PRÉFACÉ
*.
contraire, aux premiers principes dans une telle
matière,' nous croyons faire oeuvre non seulement
d'une réelle utilité, mais encore d'une actualité
évidente pour ceux qui ont quelque peu réfléchi
sur l'état présent de la philosophie scientifique.
Ce n'est pas tant sur les caractères propres que sur
les caractères communs de leur science particu-
lière, que les savants de nos jours sont le plus sujets
à l'erreur. Les mathématiques, qui nous valent une
si pauvre philosophie, en sont un exemple frap-
pant. Mais comment un savant pourrait-il avoir
une opinion raisonnéc et lucide sur les procédés
et les éléments communs qui sont impliqués dans
sa science particulière sans en avoir fait une étude
spéciale, c'est-à-dire philosophique? N'est-ce pas
le rôle propre de la philosophie que de nous
renseigner sur les objets et les principes communs
à toutes les sciences? Ceux qui ne veulent recon-
naître ni la nécessité ni la valeur spéculative et
pratique d'une telle étude, se voient contraints par
leur position même, de se former des opinions de
fortune sur les questions les plus graves : opinions
qui ont mille chances d'êlre des erreurs, d'autant
plus pernicieuses à la spéculation intellectuelle,
qu'elles ont une extension plus grande et qu'elles
portent sur le fond universel et permanent des
choses.
Le seul moyen d'éviter ces fâcheuses consé-
quences en matière de raisonnement, c'est pré-
cisément d'en scruter les premiers principes.
L'importance d'une telle recherche n'avait pas
PREFACE Vil

échappé a Tainc lorsqu'il disait dans son livre De


Vintelligence: « Les Seconds Analytiques d'Aris-
tode sont très supérieurs aux premiers et méritent
encore d\n>?e médités par les savants spéciaux. » (i)
Malheuifascinent, ces derniers n'ont guère suivi
le conseil. Dans la crainte sans doute d'être
accusés de « rabâcher Aristote », ils prennent'
plus que jamais le parti dé l'ignorer. Et ce n'est
pas seulement dans la science et la philosophie
de notre époque que le manque de formation
logique se fait sentir, mais encore dans les oeuvres
d'art pur, au dire de certains critiques : « Ce qui
manque àl'Kcoïe des beaux-arls, écrit l'un d'eux,
c'est une chaire aristotélique. Si on leur appre-
nait a penser, ils verraient peut-être. Le canon
qu'il leur faut, c'est YOrganon. » (PKLADAN, Rev.
hebdom., ao mai 1911.) On a reproché à la Logique
de ne pouvoir créer du nouveau. Quoi qu'il en soit
pour le moment de ce reproche, il faut bien
avouer que les nouveautés dont on iinus gratifie
en son absence sont plutôt regrettables. Nous
ferons observer ensuite que la philosophie du rai-
sonnement est particulièrement nécessaire à la
culture des sciences naturelles et historiques, que
nous visons principalement dans cet ouvrage. Par •
suite de leur faible degré d'abslraction, le raison-
nement y rencontre des difficultés spéciales. Leur
objet est bien loin d'être réduit à la simplicité
idéale des mathématiques. Il fait abstraction,

DeVinleltiçtnce,t. H, p. 4o8.
(1) TAINB,
VIII PREFACE

sans doute, de la matière sensible individuelle.


Etant donné qu'il n'y a de science que du général,
il ne saurait en être autrement. Mais il ne fait pas
abstraction de la matière sensible commune. Or,
qui dit matière dit possibilité, indétermination,
substratum des contraires : autant de choses qui
sont causes d'incertitude dans le raisonnement.
De là viennent des difficultés particulières aux
sciences dont on a pu qualifier l'objet d'abstrait-
concret. Ignorer, dans ce cas, les lois du raisonne-
ment telles que sa matière les détermine, ce qui
est précisément le point de vue des Seconds Ana~
lyliques, c'est s'exposer à de nombreuses erreurs
et surtout à de grandes illusions sur la portée et
la valeur scientifique des conclusions et des résul-
tats obtenus.
On s'étonnera, sans doute, de nous voir
demander à saint Thomas la philosophie du rai-
sonnement dans la science, surtout s'il s'agit des
sciences de la nature. On sait assez que les philo-
sophes de l'Ecole, même les plus grands, sont de
médiocres physiciens. Nous ne dirons pas le con-
traire. Mais ce que nous aflirmons bien haut, c'est
(pie saint Thomas a toujours reconnu et proclamé
la nécessité de l'expérience dans les sciences
naturelles : Qui sensum negligil in naturalibus,
dit-il, incidit in errorem (i). A toute occasion il
formule celle même doctrine en termes dont la
précision et l'énergie n'ont élé égalées ni par le

(i) S. Tnov., In liocliumde Trinitate, i|. vt, n. a.


PRÉFACE IX

Novum Organum ni par YAugmentant scien-


tiarum. Et c'est là un point non pas secondaire,
mais central de sa philosophie. Après cela, on
comprendra sans peine que nous cherchions dans
son oeuvre les principes et les lumières qui peuvent
nous aider à résoudre les questions que nous
avons entrepris de traiter.
Noire travail est'divisé en deux parties: dans
la première, nous nous sommes proposé d'étudier
certaines notions qui, par leur universalité même,
dominent toutes les sciences. Cependant, nous ne
lc$: avons pas choisies au hasard : nous nous
sommes arrêté à celles qui intéressent plus par-
ticulièrement la philosophie du raisonnement dans
la science. C'est ainsi que nous avons traité des
rapports de la science avec la philosophie, des
premiers principes, des différents degrés de la
connaissance. Dans la seconde partie, nous avons
exposé les principes particuliers quoique fonda-
mentaux du raisonnement : nous avons donc
parlé de Vinduction et de ta déduction en tant
qu'opérations logiques, du raisonnement en ma-
tière contingente, etc.
La guerre est le tribunal des nations : elle
met en pleine lumière ce que valent les hommes,
les idées et les institutions d'un pays. Il s'agit
de profiter de ses terribles leçons. C'est à une
réforme intellectuelle et morale qu'elle nous
invite presque toujours. Puisse notre modeste
travail contribuer à la réalisation de •celte réforme
nécessaire. Qu'on ne s'y trompe pas : ce n'est
X PREFACE

pas tant de science proprement dite que le


.monde actuel a besoin que d'un vigoureux rappel
aux vérités les plus fondamentales et les .plus
simples : vérités qu'une certaine philosophie de
la science a fait perdre de vue, lorsqu'elle ne les
a pas complètement dénaturées. C'est pourquoi
l'étude de saint Thomas esl plus opportune cl
plus salutaire que jamais.
PREMIÈRE PARTIE

Notions générales
CHAPITRE Pr

Science et philosophie

La question des rapports de la science et de la phi-


losophie a été souvent traitée el résolue en sens divers.
Nous l'envisageons ici du point de vue des ensei-
gnements philosophiques de saint Thomas. Etant
donné le dessein qui est le nôtre dans cet ouvrage,
e'esl un sujet qui s'impose à nous. Sans parler du
vif intérêt qu'il présente par lui-même, il nous per-
mettra de produire et d'élucider quelques données
fondamentales el quelques principes qui répandront
leur lumière sur les autres parties de noire travail.
Avant tout, il convient de rechercher les raisons
pour lesquelles il s'est opéré, de nos jours surtout,
une scission funeste entre la science et la philosophie,
c'est-à-dire entre deux ordres de connaissance qui,
loin de s'exclure, se complètent naturellement. Pour
nous, ces raisons peuvent se ramener aux trois sui-
vantes : i° la conception utilitaire de la science: Q°ta
méconnaissance du fait el de la nature, de Vabstrac-
tion; 3° la'généralisation des méthodes propres aux
sciences naturelles. C'est ce que nous allons exposer,
en montrant par la même occasion les différences
d'objet cl de méthode de la science et de la philosophie,
ainsi que les liens qui les rattachent l'une à l'autre.
4 DANS LA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

Conception utilitaire de la science,

11 est bien loin de notre pensée de vouloir bannir


toute préoccupation utilitaire de la science. C'est un
outil de merveilleux service que la science, dit Mon-
taigne. Qui pourrait en douter après tous les perfec-
tionnements de la vie matérielle qu'elle nous a valus?
après tous les progrès qui oui modifié les conditions
de notre existence? La question pour nous esl tout
autre. Nous disons que le point de vue utilitaire esl
devenu trop exclusif el qu'il a, connue Ici, contribué
à l'abaissement de la philosophie rationnelle. Il n'est
pas nécessaire, pour s'en convaincre, de s'être livré
à de longues études sur le mouvement des idées
depuis un demi-siècle. Ce mouvement accuse mani-
festement une évolution utilitaire. Les nobles spécu-
lations d'autrefois sont délaissées peu à peu pour des
Ira vaux ayant pour bul de pourvoir à des besoins
matériels ; le laboratoire se mel au service de l'indus-
Irie. Il s'est même formé une opinion publique toul
imprégnée de cet esprit utilitaire. Toute nouvelle
découverte est accueillie par cette question : à quoi
cela peut-il servir? A vrai dire, dans tout ceoi, la
science n'a fait que se conformer à la mentalité des
hommes sans culture. Ces derniers, on le sait, jugent
assez communément l'arbre à ses fruits, l'idée à son
succès, toute chose d'après sa réussite. Il fallait voir
là, avec les grands philosophes de l'antiquité et du
moyen âge, non un progrès, mais un symptôme do
débilité intellectuelle et un danger pour la vraie
science. On n'y a vu, au contraire, qu'un procédé
scientifique fourni el tracé par la nature elle-même
avec laquelle il convient de marcher.
Comme il était facile de le prévoir, on ne s' *sl pas
NOTIONSGÉNÉRALES

arrêté dans celle voie; il s'est trouvé des penseurs


pour ériger en absolu la tendance dont nous venons
do parler. Ils ont. sacrifié, môme en théorie, le vrai
à l'utile. Leur système est connu sous le nom de
pragmatisme. Il est, avec l'intuitionisme, à l'heure
actuelle, tout ce qui reste de philosophie dans les
milieux étrangers à la scolastiquc. Il faut voir en lui
la plus complète expression de l'utilitarisme régnant.
On en pourra juger par les propositions suivantes
dans lesquelles il se condense et se résume : « Les
conséquences d'une proposition sont le critère de sa
vérité. » Ainsi, une assertion sans conséquence pour
notre vie pratique n'est ni vraie ni fausse. Ne repré-
sentant aucun intérêt vital, elle esl pour nous
dépourvue de sens. Elle se présente avec un carac-
tère d'extériorité, qui en fait une chose vide et nulle.
« La vérité d'une assertion, nous dit-on encore,
dépend de ses applications. » D'après ce principe,
l'abstrait n'a aucune valeur par lui-même, il n'en
prend que dans sa traduction concrète. Ainsi, il n'est
pas un moyen d'apprécier, de juger, de manipuler
les réalités particulières, comme le pensaient les phi-
losophes les mieux inspirés. C'est plutôt le contraire
qui a lieu. En tout cas, il est la négation de tout ce
que la réalité a d'intime : il ne peut en exprimer que
la surface extérieure. Mais on oublie que les applica-
tions supposent une valeur stable, indépendante des
cas parliculiers ([d'elle dépasse en oxlension. Nous
aurons maintes occasions de revenir sur ces questions
'
si peu comprises de la science moderne. Pour le
moment, ne cherchant dans les doctrines praginalisles
qu'une preuve ou une manifestation de l'utilitarisme
ambiant, il nous suUit d'eu esquisser les traits prin-
cipaux, Nous ferons seulement remarquer, pour éviter
6 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANS LA SCIENCE

de dénaturer la pensée de qui que ce soit dans ces


questions,' que l'action et l'utilité invoquées par
les pragmatistes doivent se prendre, pour certains
d'entre eux, dans leur sens le plus large et le plus
élevé. Voici encore une des affirmations les plus
caractéristiques de leur système : « Toute vérité est
en fonction d'un dessein. » Une question étant posée,
il n'y a qu'une méthode pour en trouver la réponse
vraie ou fausse : elle consiste à noter la valeur de
cette réponse par rapport à l'idée ou au dessein du
chercheur. Si elle est de nature à favoriser, à pro-
mouvoir efficacement ce dessein, elle est bonne el
vraie. Dans le cas contraire, elle esl fausse. C'est
toujours, on le voit, la réussite, sous une forme ou
sous une autre, qui est le critérium de la vérité. De
la sorte, le pragmatisme obtient un autre résultat
qu'il considère comme très précieux. C'est de faire de
la vérité non plus quelque chose d'extérieur, d'hété-
rogène, comme dans les philosophics de l'absolu, à
ce qu'il prétend, mais quelque chose d'intime, de
personnel. En d'autres termes, la vérité, d'après lui,
esl relative à un étal individuel; elle est créée par
nos besoins, elle est un produit des intérêts vitaux
de chacun de nous. Tel est, dans ses grandes lignes,
un système qui a ramené la notion de la vérité à celle
de l'utilité. Il correspond, on ne saurait le nier, à une
évolution utilitaire bien marquée de la pensée con-
temporaine.
Nous pourrions facilement retrouver l'influence et
l'empreinte de l'utilitarisme dans d'autres manifes-
tations de cette pensée. Ainsi, l'irituitionismc n'est pas
exempt de cette tache originelle; ne part-il pas de ce
principe que notre vie intellectuelle esl orientée vers
la pratique? « Nous sommes faits pour agir autant et
NOTIONSGENERALES J

plus que pour penser, dit Bergson; ou plutôt, quand


nous suivons le mouvement de la nature, c'est pour
agir que nous pensons. » (i) Il suit de là que l'intel-
ligence nous étant donnée pour la vie, la connaissance
doit normalement s'accomplir selon le mode vital, La
connaissance par concept ne réalise pas ces conditions];
elle s'inspire avant tout des intérêts de la pratique et
revêt, par là môme, un caractère artificiel. « Au lieu
de regarder la connaissance intellectuelle comme plus
profonde que la connaissance immédiate, Bergson la
considère comme la plus superficielle des deux. Pour
lui, au lieu d'être la seule connaissance adéquate, elle
est grossièrement inadéquate. Sa seule supériorité est
l'avantage pratique qu'elle offre, en nous permettant
de tracer des chemins de traverse dans l'expérience
et par là de gagner du temps. » (y) Son rôle pratique
est tel qu'elle ne nous présente des choses que le con-
tour de notre action possible sur elles. Par ailleurs,
n'a-t-elle pas pour raison d'être de détailler et de
communiquer l'intuition, de fournir l'instrument avec
lequel nous agissons sur la matière? Nous ne discutons
rien de tout cela ici. Cependant, nous ne pouvons nous
dispenser de relever, pour la combattre, une assertion
gratuite qui tend à devenir un premier principe chez
certains penseurs de nos jours. Elle est relative
à l'orientation naturelle de notre pensée vers l'utile.
On l'admet généralement comme un fait incontesté
et universel. « La pensée vulgaire, dit E. Mach, au
moins à ses débuts, sert des buts pratiques et vise
d'abord la satisfaction des besoins du corps. » (3) Pour

(i) BKROSOS,l'Evolutioncréatrice,p. 3H.


(a| W. JAMIS,Philosophie-dcl'expcrivncc, sixièiîiëlo;on (traduction
E; LEUniset P.vnis).
(3) La connaissanceel l'erreur, p. i3 (traductionM. Dufour).
HIlLOSOl'HIt
1>UllAISO.-OKMt.-U
t'A>>LA8>Clfc>CL
8 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANS LA SCIENCE

Bergson, lo caractère, tout pratique dos premières mani-


festations de la pensée humaine no fail aucun doute.
U on fait même un point important de la philosophie.
« Lu recherche philosophique no |>eul être qu'un
retour conscient et réfléchi, aux données de l'intuition
première. Mais à ces données le sens commun, issu
d'une préoccupation pratique, a sans doute fait subir
une déformation intéressée, artificielle dans la mesure
où elle esl industrieuse. C'est l'hypothèse fondamentale
de M. Bergson et elle porte loin. » (i) Il nous sérail
facile, par d'autres citations, de montrer combien le
fait dont nous parlons ost communément reçu el
exploité par les savants.
Mais, hâtons-nous de le dire : les choses se passent
tout autrement qu'on ne se l'imagine. Ainsi les petits
enfants sont de grands questionneurs. Or, ils obéissent
le plus souvent, en cela, à un sentiment de curiosité
complètement désintéressée; leurs innombrables ques-
tions ne visent que la satisfaction d'un besoiu purement
intellectuel. Leurs pourquoi et leurs comment ont
ordinairement une portée spéculative. C'est la con-
naissance pour elle-même et non pour l'action qu'ils
cherchent. L'observation la plus superficielle suffit
pour nous en convaincre. On ne saurait o)onc, sans
dénaturer les faits, restreindre à la pratique les mani-
festations initiales el spontanées de la pensée humaine.
Ce n'est pas sans raison qu'Aristote ouvre son traité
de la métaphysique par ces mots : tout homino désire
naturellement savoir. Et ce n'est pas seulement à la
connaissance intellectuelle qu'il attribue un caractère
désintéressé, niais encore à la connaissance sensible,
surtout visuelle : non enim ut agamm solum, verum

(i) K.I.r.ROY,ht Philosophienoiteellé,/p.ifï,


NOTIONSGRNBRALES 0

etiam nihil acturi ipsum videre prie omnibus aliis


(ut ita dicam)eligimus (i). Il se montre, en cela connue
en tant d'autres questions philosophiques, bien plus
positif que les modernes et il serre de bien plus près
qu'eux certains faits primitifs. On peut en dire autant
do saint Thomas. Il a construit ses plus belles
doctrines sur les données du sens commun. En
général, les modernes ont soigneusement évité de
s'engager dans cette voie. Ils ont trouvé ce point de
départ trop obvie, trop simple. Ils n'ont pas résisté
à la tentation de le compliquer, c'est-à-dire de
corriger les données du sens commun. Or, dans la
plupart des cas, les corrections n'étaient que de
pures déformations. Nous venons d'en voir un
exemple. Non, ce n'est pas à l'action mais bien à la
connaissance que tend notre esprit en suivant le
mouvement de sa nature propre.
On objecte, il est vrai, que les premières oeuvres de
l'intelligence, aux temps préhistoriques, se rattachent
à l'industrie ; le silex taillé, par exemple. Mais la
préhistoire se charge elle-même d'apporter un démenti
à ces interprétations étriquées et trop exclusives des
faits. Il est prouvé maintenant que l'art n'était pas
inconnu à l'homme des cavernes; que l'intelligence de
ce dernier ne s'appliquait pas uniquement à pourvoir
à des besoins matériels. Les peintures trouvées dans
de nombreuses grottes ne permettent pas d'en douter.
De récentes découvertes dans nue grotte préhistorique
de l'Ariège sont venues fournir un contirmatur écla-
tant à cette opinion. .Là on peut voir « des peintures
murales de toute beauté : figures de chevaux, de
rennes, de bisons finement incisées dans la roche et

(t) Métaphyt.,I. 1,c. i (Firmio-Oidot).


10 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANSLA SCIENCE

entourées de flèches ou de signes probablement


magiques » (i). On y trouve également deux statues
d'argile, deux bisons merveilleusement modelés. Inu-
tile d'insister; ce point constitue une des rares con-
clusions solides delà préhistoire. La plupart des autres,
relatives à l'état intellectuel, moral ou religieux de
notre ancêtre paléolithique, sont obtenues par l'oubli
des conditions de la certitude et la violation des règles
delà logique inductivc ou déductive. C'est ce que nous
montrerons plus loin on parlant du raisonnement on
matière contingente. Quant au présent, nous concluons
avec saint Thomas: « Le désir de connaître la cause
des phénomènes qui apparaissent est naturel à l'homme.
La science et la philosophie en sont sorties. La cause
ou l'explication une fois trouvée, l'esprit se repose
satisfait : invenientes causant quiescebanl. » Ce n'est
pas dans l'action, mais dans la connaissance propre-
ment dite, qu'il trouve l'objet de son désir, le terme de
son mouvement.
Mais, toute réfutation mise à part, il esl permis de
dire que l'intuilionisme témoigne à sa manière des
infiltrations de l'utilitarisme dans les choses de la
pensée. Il n'esl, du reste, qu'une forme particulière
d'un étal d'esprit très commun qui pousse tant d'au-
teurs à crier sans cesse : la vie ! la vie! Comme si la vie
humaine pouvait se passer d'èlre intellectuelle/ Elle
ne le pourrait sans renoncer à ce qui fait son intérêt,
son mérite, sa puissance. Par ellc-môme, elle ne suffit
à rien. L'intelligence est et restera toujours la faculté
maîtresse et dislinctive de l'homme : elle est le vrai et
l'unique motif de l'empire qu'il exerce sur le monde
q_i l'entoure. N'est-ce point par les croyances, la

la Croiic,7 mars igi3 : « Lessurprisesdela préhistoire»


(t ) Tu.MOREUX,
NOTIONSGENERALES II

science cl l'art, que vaut la civilisation? Au surplus,


nous ferons remarquer uno fois pour tonics que la
pensée n'est pas on dehors de la vie, comme on
semble lo croire, mais qu'elle en est, au contraire,
la plus belle manifestation. Pourquoi lui opposer
la vie? Celle-ci ne trouverait-elle sa plus haute expres-
sion que dans l'action extérieure? Ce serait fairo
vraiment trop bon marché de la dignité de la pensée.
Ce serait mettre l'action avant tout, lorsqu'il est bien
plus vrai do dire qu'elle vient après tout, puisque la
connaissance est notre seul moyen d'agir efficace-
ment sur nous-mêmes et sur le monde extérieur;
mais, pour être insoutenable, cette doctrine de
l'orientation nécessaire de notre vie intellectuelle
vers l'utile et le pratique n'en a pas moins, do
nos jours, de nombreux partisans. Les ignorants
l'adoptent et s'y conforment d'instinct dans la vie
courante. Les savants l'érigent en système et consi-
dèrent de plus en plus la vérité comme dynamique.
Quant à la connaissance spéculative proprement dite
qui est à elle-même sa fin, ils ne sauraient la conce-
voir. S'ils ne peuvent lui assigner un but pratique
immédiat, ils nous parlent d'un but esthétique.
Toutes les suppositions leur semblent bonnes plutôt
que d'admettre' une connaissance à titre de pur
remède à notre ignorance, de pure perfection de
notre faculté de comprendre. Est-il rien, cependant,
de plus simple et de plus naturel?
On conçoit que les idées et les tendances que nous
venons do signaler aient été funestes à la philosophie
traditionnelle. Faisant son objet propre des plus hautes
généralités, elle ne pouvait manquer d'être en butte
à toutes sortes d'attaques, de préjugés et d'incom-
préhensions. Un bon nombre d'objections formulées
13 PIML080FHIE DU RAISONNEMENT
DANS LA SCIENCE

contre elle ont leur sourco dans une conception plus


ou moins utilitaire de la science. On nous dit, par
exemple, que les éludes el les discussions philoso-
phiques n'ont jamais conduit à des découvertes effec-
tives ni à la révélation de vérités nouvelles. Histori-
quement prises, ces assertions sont totalement fausses.
En général, les philosophes ont influencé d'une
manière plus profonde eï plus durable la vie intel-
lectuelle de l'humanité (pie les savants. Ils ont même
plus contribué que ces derniers au progrès des con-
naissances humaines dans le sens le plus élevé du
mot. Sous ce rapport, Arislotc n'a-t-il pas joué un rôle
incomparable dans l'histoire de la pensée? Quelles
découvertes no lui doit-on point en logique el en
métaphysique? Mais on nous dit que cette période do
fécondité philosophique représente une phase dis-
parue. Celte condamnation de la philosophie à l'immo-
bilité paraît bien étrange de la part d'écrivains, qui
croient généralement à la marche ascensionnelle et
indéfinie de l'esprit humain. Pourquoi celui-ci, perfec-
tible partout ailleurs, serait-il immobile en philo-
sophie? C'est ce que les auteurs .dont nous parlons
ne peuvent expliquer. Ensuite, quel malheur pour-
rait-il y avoir à la possession d'un certain nombre de
vérités définitives et absolues? Qui oserait soutenir
qu'il n'y a rien d'anormal ni de maladif dans la
frayeur des vérités de ce genre qui se manifeste chee
tant de savants tic nos jours? Non, on ne nous per-
suadera jamais que ce besoin de changement qui
pousse à faire consister la valeur de la science dans
son incertitude et son instabilité même soit l'expres-
sion d'un état de santé intellectuelle ou morale? Le
mouvement perpétuel parait plus irrationnel encore
dans la recherche sans fin que dans le monde phy-
NOTIONSGÉNÉRALES l3

sique. En un mot, la philosophie scrait-ollo impuis-


sante à procurer la moindre découverte, qu'elle ne
perdrait rien pour cela de son importance intrin-
sèque. Elle fournirait toujours à la pensée humaine
les fondements et les valeurs dont elle a besoin. Nous
«jouterons qu'un bon nombre de savants pourraient
faire, pour leur propre compte, de grandes décou-
vertes en philosophie, s'ils consentaient à l'étudier
séparément.Ils ont tort de croire qu'on peut l'apprendre
sans élude spéciale. Il en est parmi eux qui com-
mence ît à s'apercevoir de ce désordre et à le signaler.
Avant tout il faut savoir, nous dit l'un d'eux, ce '
qu'on
entend communément par métaphysique. Bien peu, parmi
les positivistes, se sont posé cette question ; aucun n'y
a. peut-être songé. Ils so sont du moins arrêtés à la réponse :
la métaphysique est la science do l'absolu situé au delà
do la relativité physique; cet absolu est inconnaissable
et vainc la prétendue science qui s'en occupe (i).
On avouera que celte ignorance d'une part et de
Vautre, celte façon sommaire d'écarter des questions
aussi graves, n'a rien de scientifique.
Maintenant, devons-nous admettre sans distinction
ni restriction que la philosophie esl sans utilité pra-
tique? Ce serait une grave erreur, sans doute; une
science spéculative est, par définition même, étran-
gère fc tonte action extérieure. Son but est de con-
naître et non d'agir : spéculatif %finis, ceritas^iïac-
Hcai aillent op\ïs{û), nous dit Aristote avec sa concision
ordinaire. Mais il s'agit ici de l'objet propre, intrin-
sèque,'immédiat d'une science. Cela n'empêche nullc-

les Problèmesde la scienceet de la logique,f. 48


\i\ ï". ESftioUÉs,
(tfàdilctioriJ. DUBOIS).
{3)Métaphys.,1. II, ci.'
' PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANS LA SCIENCE
l4

ment qu'une connaissance malgré son caractère spécu-


latif, ne puisse ètro d'un grand secours pratique Or,
c'est précisément ce qui se vérilic pour lu philoso-
phie. Pj&; l'universalité qui est son domaine, elle
élargit'Singulièrement l'horizon de notre esprit; par
l'habitude de la réflexion profonde qu'elle donne, elle
fait mouler le niveau de noire énergie,intellectuelle
et morale; par les principes généraux qu'elle établit,
elle nous permet d'ordonner et d'éclairer une foule
de choses contingentes. En un mot, elle fortifie cl
élève toutes nos facultés. La sacrifier à un enseigne-
ment utilitaire, c'est se montrer victime d'un mirage
trompeur, d'une illusion grossière. Sans elle, il ne
peut y avoir qu'une culture prétendue utilitaire; en
réalité, il en sera tout autrement. Quant à ceux qui
s'appliquent à une science particulière, on peut affir-
mer, sans la moindre exagération, (pie la philosophie
leur esl indispensable. Sans elle, ils ne pourront
jamais se rendre compte de la place ni de la portée
de leur spécialité dans l'ensemble des connaissances
humaines, ce qui ne va point sans de fâcheux incon-
. vénients. Sans elle, ils n'auront aucune idée des
principes de l'expérience elle-même ni des fondements
réels des sciences particulières. C'est un point sur
lequel nous aurons occasion de revenir. Nous ajoute-
rons seulement une remarque aux réflexions qui pré-
cèdent : c'est que les plus sensés des savants con-
temporains reconnaissent toute l'importance d'une
étude complètement désintéressée.
Il suffit d'ouvrir les yeux, écrit l'un d'eux, pour voir
que les conquêtes de l'industrie qui ont enrichi tant
d'hommes pratiques n'auraient jamais vu le jour si ces
hommes pratiques seuls avaient existé, et s'ils n'avaient
été devancés par des fous désintéressés qui sont morts
NOTIONSGENERALES U>

pauvres, qui ne pensaient jamais à l'utile ot qui pourtant


avaient un autre guide que leur caprice (i).
Nous pourrions ajouter à ce témoignage celui des
écrivains qui ont combattu do nos jours les spéciali-
sations prématurées et l'excès de technicité dans
l'éducation. Ils ont soutenu avec raison contre le
modernisme utilitaire que les humanités constituaient
la meilleure préparation aux éludes scientifiques. Com-
bien cela est plus vrai encore de la philosophie, surtout
si on a soin de renseigner et de l'apprendre en sui-
vant la méthode d'exposition scolastique. En tout
ordre de choses, un utilitarisme trop étroit se tourne
fatalement contre lui-même. Sous prétexte de vouloir
faire une part plus large à la pratique, on risque d'en
tarir la vraie source.
Enfin, les auteurs eux-mêmes les plus opposés à la
philosophie proclament indirectement son utilité. La
philosophie est condamnée, disent-ils, comme science
distincte; mais l'esprit philosophique, le sentiment
philosophique, doit être conservé. « Là science
moderne, écrit l'un d'eux, a le droit de dédaigner la
philosophie, l'ayant distancée grâce à ses recherches,'
mais elle ne pourra jamais se passer de l'esprit
philosophique. Lui seul dégage à chaque époque les
principes généraux de la poussière des faits d'où ils
émanent. » (2) Celle prétention n'est pas nouvelle,
Hcnan l'avait déjà émise*, Paul Janel la repoussait avec
des considérants qui n'ont rien perdu de leur force.
C'est là, disait-il, une bien naïve illusion. Sans, être
un grand prophète, on peut affirmer que s'il n'y a plus de

Scienceel méthode,p. 9.
(1) H. POINCAHÉ,
(a) G. LEBON,Viedes vérités,p. 337.
16 PHILOSOPHIE DU RAISONNEMENTDANS LA SCIENCE

philosophie, l'esprit philosophique no survivra pas long-


temps. Sans doute, des générations élevées par la philo-
sophie peuvent bien conserver l'esprit philosophique'en
renonçant à la philosophie elle-même/ Riais en sera-t-il
do môme lorsque la philosophie aura été entièrement
abandonnée? Ces considérations générales que nos cri-
tiques déploient en se jouant, ces vues générales sur les
sciences que nos positivistes proposent commo la philo-
sophie de l'Avenir, no paraîtront-elles pas à leur tour
entachées d'abstraction, suspectes de métaphysique ; et
après les avoir acceptées comme une arme de guerre, ne
les rejettera-t-on pas pour so concentrer sur les seules
choses qui paraissent ne pas tromper, les choses qui se
pèsent, se comptent et so calculent ? Si les savants aux-
quels je fais allusion réussissaient, ils verraient bientôt
s'établir, en vertu de leurs principes poussés plus loin,
l'empirisme dans la science, l'industrialisme dans la pra-
tique et le servilismo dans la société (i).
C'est ce que nous voyons se réaliser chaque jour
davantage au détriment de ce qui fait la véritable
grandeur de l'humanité. Par ailleurs, on ne peut que
s'élonner de la contradiction dans laquelle tombent
ces mêmes savants. Ils condamnent la philosophie au
nom de la science positive, et ils s'en remettent à l'es-
prit philosophique, c'est-à-dire à la philosophie vola-
tilisée, impossible à formuler, à quelque chose qui est
Vàme, la pensée de toutes les sciences, l'assaisonne-
ment sans lequel tous les mets sont insipides, mais
qui, à lui seul, ne constitue pas un aliment. Contra-
diction, disons-nous, car raisonner ainsi, c'est aban-,
donner visiblement le domaine de la.raison el de la
science pour je ne sais quel tempérament d'esprit
'
qu'il n'est pas permis de traduire en propositions

(i) P. JANF.T,
Eludes sur la dialectique.Inlrod,, p. ut.
NOTIONS<1KNERAI.ES X'J

claires et nettes. De la sorlo, on aboutit à faire île la


philosophie quelque chose de subjectif et do personnel.
C'est sans doute ce qu'on cherche plus ou moins con-
sciemment. Il est facile après cela' de voir un abîme
entre la science el la philosophie.
En résumé, des satisfactions matérielles, voilà ce
que demande à la science ol même à tout travail intel-
lectuel une opinion 1res commune de nos jours. Elle
ne pouvait être (pie funeste à la philosophie, qui pour-
voit avant tout à des besoins intellectuels. Cependant,
nous l'avons vu, celle-ci n'est pas sans exercer l'in-
fluence la plus heureuse sur la pratique elle-même. A
vrai dire, on ne peut le nier tpi'en se faisant une idée
basse cl matérialiste de l'utilité, ce qui est le cas d'un
grand nombre de savants ou prétendus tels de notre
époque. Il ne faut pas chercher ailleurs la cause de
leur dédain pour la philosophie et de leurs apprécia-
tions injustes et erronées de sa portée cl de son rôle.
Enfin, il est impossible en droit, el souvent en fait,
d'identifier le vrai à l'ulilc/Cc sont là des valeurs spé-
cifiquement différentes. L'utile n'est pas indépendant
de nous ni de nos besoins/ Le vrai l'est, au contraire.
Ne s'imposc-t-il pas à nous, parfois, malgré nos
désirs? C'est pourquoi la haine même de la vérité
n'est pas un phénomène introuvable. « Celui qui fait
le mal, dit l'Ecriture, a horreur de la lumière. » On
ne peut nier non plus que le vrai ne revête un carac-
tère d'universalité inconnu de l'ulile. L'état d'esprit
ou le système qui résultent de la confusion'de ces
deux concepts ne sauraient donc fournir des objec-
tions valables contre les éludes spéculatives. Au reste,
la conception utilitaire de la science se rattache elle-
même à une cause plus générale de l'abandon de la
philosophie traditionnelle. Cette cause n'est autre que
l8 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANS LA SCIENCE

la méconnaissance do la nature el du rôle de l'abstrac-


tion dans la science humaine. On peut dire que toute
l'opposition qui existe entre les modernes et les
anciens eu philosophie se ramène à celto question
dont nous allons donner un premier aperçu dans le
paragraphe suivant, mais sur laquelle nous aurons
souvent occasion de revenir d'une manière ou d'une
autre dans la suite de cet ouvrage.

Meoonnaissance.de la nature et du rôle de rab8traotion.

La plupart des savants contemporains mécon-


naissent non seulement la nature, mais encore le fait
lui-même de l'abstraction dans la connaissance
humaine. C'est là chez eux une aberration fondamen-
tale et d'autant.plus grave qu'ils la regardent comme
un progrès. Mais il n'en est pas moins vrai quo ce
progrès prétendu est une erreur et une source d'in-
nombrables erreurs. On n'a, pour s'en convaincre,
qu'à parcourir une des «'Bibliothèques de philoso-
phie scientifique », si répandues de nos jours. Les
ouvrages qui forment ces collections sont signés des
plus grands noms do la science contemporaine. On
y peut constater à chaque page l'oubli et le travers
dont nous parlons. Tout d'abord, les savants dont il
s'agit ne parlent presque jamais de l'abstraction. C'est
un sujet qu'ils évitent d'étudier à part, d'approfondir
ex professo. Ainsi, ils trouvent le moyen de parler
longuement de l'objet et de la classification des
sciences, des formes, du raisonnement, de l'induc-
tion, sans avoir le moindre recours à l'abstraction.
Il en est parmi eux qui s'en vont répétant avec raison
qu'il n'y a de science que du général ; mais on no les
voit pas s'expliquer clairement sur la nature propre
NOTIONSGENERALES }{)

ni sur la poi'lée du ce « général », qui nous esl ainsi


donné comme le véritable objet de la science. 11 esl
vrai que les rares passages où ils parlent de l'abstrac-
tion ne font guère regretter leur silence habituel sur
ce même sujet. Ils s'en font une idée très incomplète
et même très fausse. « Le procédé de l'abstraction,
dit l'un d'eux, consiste essentiellement dans le par-
tage de l'attention et de l'intérêt. » (i) Ainsi, l'abs-
traction n'est pas même définie en fonction des
sciences physico-chimiques, comme ils font ordinai-
rement pour toutes choses; ils la mettent encore plus
bas. Ils en font un procédé qui laisse l'objet de la
connaissance dans sa pleine et entière individualité.
La définition susdite n'a pas d'autre signification par
elle-même. Dans ces conditions, on comprend que le
rôle de l'abstraction paraisse très secondaire el qu'il
n'y ait pas lieu de s'y arrêter.
•'.On'ne voit que trop, en effet, que certains auteurs
ont pour habitude, en pareille matière, de glisser cl
non d'appuyer. L'un d'eux a osé écrire ce qui suit :
« L'abstraction totale est le propre de la méta-
physique.' Un philosophe disait plaisamment : le bota-
niste qui veut décrire l'artichaut décrit la ligo, le fond,
les feuilles, le foin. Le métaphysicien élimine tout cela
cl étudie le reste. Celle manière de procéder, exposée
sous cette forme, parait absurde : c'est cependant
celle des métaphysiciens. Quand il s'agit des êtres
vivants, ils éliminent tous les phénomènes physico-
chimiques. Celle élimination faite, ils supposent qu'il
reste quelque chose » (a); Ces réflexions contiennent
plus ou moins explicitement un très grand nombre
(t) E. MACCII, lu Connaissanceet l'erreur, p. i/Jo. (Traductionde
M. Oufour*) »
(a) P. DKLBET,la Scienceet la réalité, p. 117.
30 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANS LA SCIENCE

d'erreurs. Elles sont manifestement le fait d'un esprit


habitué à juger de tout à la lumière de sa spécialité:
défaut très commun parmi les savants, mais qui n'en
est pas moins déplorable et funeste. Par ailleurs, si
les savants ont tant de peine à s'enfermer purement
et simplement dans lu science particulière qu'ils cul-
tivent, c'est sans doute «pie celte science ne répond
pas à toute la curiosité légitime de leur esprit et
n'ombrasse pas tous les aspecls du réel. Ainsi, après
avoir décrit, comme on vient de le dire, ce fameux
artichaut, il reste bien des questions, et de l'ordre le
plus élevé, à se poser. Sans parler de la dislinedon
que l'on peut faire du légume, du végétal, que
l'auteur semble ignorer, il reste, pour le moins, la
question de l'être en général. Et c'est là, précisément,
l'objet «le la philosophie première, de la métaphy-
sique.
Il est une science, dit Arislotc {que nos auteurs de
philosophie scientifique auraient tant de profil à étudier),
il est une science qui considère l'être comme tel et ses
attributs essentiels. Elle n'est identique à aucune de celles
qui s'attachent à une partie de l'être, car aucune autre
science n'a pour objet l'être universellement en tant
qu'être (i).
Je sais bien qu'il reste à ces mêmes savants la
ressource de dire qu'à ce degré d'abstraction la pensée
est sans objet, cl ils ne s'en privent pas. Avec quelle
complaisance et quelle richesse d'expressions ils font
le procès de la métaphysique ainsi comprise; pour
eux, clic n'est que pur entitéisme, verbalisme stérile,
jonglerie de mots; énorme futilité. Ils ne manquent

(i) Métaphys.,I. IV, c. i.


NOTIONSGENERALES ai

pas d'ajouter qu'on y prend la paille des mots pour


le grain des choses, que les signes y tiennent lieu
des réalités et des problèmes, etc. Mais lorsqu'on
va au fond de leur pensée, qu'est-ce qu'on y trouve?
Une idée fausse de l'abstraction, de sa portée, de
son rôle, de ses conséquences. Une simple remarque
nous fera comprendre l'erreur el l'inconséquence de
leur position.
On est bien obligé d'admettre un certain degré
d'abstraction dans les sciences même les plus posi-
tives. La raison fondamentale en est qu'il n'y a pas
de science de l'individuel. Tout le inonde, croyons-
nous, l'admet en principe. Une science qui se borne-
rait à considérer chaque individualité ne se conçoit
môme pas. Tout d'abord, les choses individuelles
sont en nombre indéfini. Ensuite, l'individuel n'est
pas explicatif. Or, la science a-pour but d'interpréter,
d'expliquer les faits. Elle ne saurait donc, sans se
renier elle-même, se contenter d'éléments purement
individuels. La description des faits, si exacte et si
complète qu'on le suppose, n'est pas la science. On
se demandera, sans doute, pourquoi l'individuel n'est
pas.explicatif, en d'autres tonnes, pourquoi toute
raison explicative implique une généralité. Pour ne
pas anticiper sur le chapitre suivant, nous nous con-
tenterons de répondre que l'individuel ne représente
que lui-même, et qu'à ce titre, il est bien évident qu'il
ne peut rendre raison d'autre chose. Qu'on le veuille
donc ou non, la science ne va pas sans abstraction.
S'il en est ainsi, loul ce qu'on nous dit de l'irréalité
de la métaphysique retombe sur toutes les- autres
sciences. Ici, pas plus qu'ailleurs, le plus ou le moins
ne changent l'espèce. L'abstraction, même à son degré
le plus infime, nous fait sortir do la matière indivi-
aa PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANS LA SCIENCE

duelle. Si cela suffit à détruire toute réalité ou objec-


tivité dans nos connaissances, ce n'est plus la méta-
physique seule qui est en cause, mais toutes les
sciences, même les plus positives. Nous venons de
dire que tous admettent en principe une certaine part
d'abstraction dans la science. C'est vrai. Mais, en fait,
un grand nombre de savants pensent, raisonnent
connue si la science n'était et ne devait être que la
pure et simple copie de l'individuel, et cela quelle
(pie soil leur déclaration de principes par ailleurs.
Quand on remonte aux origines de leur pensée,
dans une question de philosophie scientifique, on
les voit faire les plus grands efforts pour édifier la
science, nous voulons dire un corps de doctrines,
avec la perpétuelle mobilité des réalités conliii:
gentes el sensibles. Ne pouvant guère se faire illu-
sion sur le résultat d'une telle entreprise, ils finissent
le plus souvent par ériger en axiome la mobilité de
la science « qui n'est formée que d'approximations
successives » (i).
La phobie de l'abstraction a enfanté nombre d'autres
opinions tout aussi étranges et déconcertantes. Nous
en prendrons un exemple entre mille dans la philo-
sophie des mathématiques imaginée par quelques
sa\anls. S'il est une matière où l'abstraction joue un
rôle capital autant qu'évident, c'est bien celle des
mathématiques. Aucune science ne peut reproduire
le réel dans toute sa complexité. Elle n'est possible
qu'à la condition de n'en retenir qu'un seul aspect.
Ainsi, les mathématiques n'envisagent du réel que la
quantité : quantité abstraite de ses conditions phy-
siques et matérielles, c'est-à-dire de sa manière d'être

(i) 0. I'ICAIII),
la Sciencemoderneel sonétat actuel.Inlioil.,p, v.
NOTIONSGENERALES à3

dans Ici ou tel corps réellement existant. Il suit de là


que le raisonnement mathématique s'accomplit en
toute indépendance de l'ordre sensible : ses principes
et ses conclusions font abstraction de l'existence. Sa
vérité, en un mot, se trouve tout entière dans le
degré d'abstraction qui lui est propre,cl non ailleurs.
Judicium mathematicum, dit saint Thomas, superat
apprehensionetnsensus{i). Ces données, qui paraissent
si simples et si obvies, sont cependant bien mécon-
nues de la philosophie scientifique. On leur a substitué
des explications alainbiquées; on a vu des mystères
la où il n'y en avait aucun. Et tout cela, faute d'avoir
suffisamment tenu compte de l'abstraction ou, ce qui
revient au même, de la généralisation, qui est pour-
tant le fait dominant de la science.
Avec l'idée plus ou moins explicite que l'abstrac-
tion Tait perdre tout contact avec le réel, que l'expé-
rience est le seul et suprême motif de l'adhésion de
notre esprit à une proposition quelconque, on s'est
posé, au sujet des mathématiques, les questions les
plus bizarres, auxquelles on a donné des réponses qui
ne l'étaient pas moins. Ainsi, on a dû, tout d'abord,
répondre à la question suivante : les mathématiques
sont-elles une science du réel? Quand on se fait une
juste idée de l'abstraction et de son rôle dans la con-
stitution même de l'objet de certaines sciences et des
mathématiques, en particulier, la solution de ce pro-
blème est toute simple : la quantité, pour être abstraite
des réalités concrètes et individuelles, \\fen reste pas
moins, un objet, une matière de science : un objet
non pas imaginaire, mais réel — dans ce sens qu'il
n'est pas une formule vide, mais pleine d'être, au eon-

(i) In Doeliumde Tri.titale,q. vi, 3. 2.


1HIL0S0PUIBt>UlUbO.Wfc.MtM PA>SLAbCItJU.
a4 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANS LA SCIENCE

traire, et, dans le cas qui nous occupe, d'une partie


de l'être, la quantité, dont il s'agit d'étudier les lois
particulières. En dégageant un caractère de son mode
d'être concret et individuel, l'abstraction n'eu détruit
pas le contenu : elle ne fait (pie le dépouiller d'un mode
d'être particulier qui n'entre pas dans le concept
essentiel de la chose; bien plus, lorsqu'il s'agit des
choses matérielles, celte abstraction devient une con-
dition sine qua non d'intelligibilité. Par contre, ceux
qui se font une tout autre idée de l'abstraction se
montrent fort embarrassés pour expliquer/comment
les mathématiques sont une science du réel. Ils ont
recours, pour cela, à toutes sortes de considérations
qui ne sont pas plus efficaces ni satisfaisantes les unes
que les autres. Ainsi, ils nous diront: la mathéma-
tique dérive de l'expérience. Comment, dès lors, ne
serait-elle pas une science du réel (concret)? Ce rai-
sonncmenl repose sur une équivoque. Toutes nos
idées dérivent, de l'expérience, dans ce sens qu'elles
ont une origine première sensible. Mais cela ne suffit
pas pour rendre une science expérimentale, à pro-
prement parler. La distinction entre les sciences expé-
rimentales cl rationnelles a un autre fondement. Il ne
faut pas confondre les matériaux de la science avec
la science clle-inèine. Celle-ci est essentiellement
caractérisée non seulement par la nature de son objet,
mais encore, et 3urtout, par le procédé qu'elle emploie
pour le connaître. Nous pouvons posséder séparé-
ment les deux termes d'une proposition par l'expé-
rience sensible, sans que la raison formelle de leur
liaison dans le jugement' que nous en portons soit
nécessairement l'expérience, nous voulons (lire l'in-
duction, le nombre des cas observés. Il arrive souvent
que cette raison n'est autre que l'analyse directe du
NOTIONSGÉNÉRALES 35

contenu de chaque terme. Et ce que nous,disons


d'une simple proposition se vérifie exactement pour
les sciences. Il en est dont les lois et les faits sont
ceux de la nature elle-même. Dans ce cas, le procédé
expérimental s'impose absolument. On peut dire qu'il
s'applique, par définition, aux sciences de la nature.
Tous les philosophes dignes de ce nom l'ont reconnu,
aussi bien les anciens que les modernes. C'est ce que
fait saint Thomas à toute occasion : in scie'nlia natu-
rali, dit-il, le, .•inari débet cognitio ad sensu/n, ut
scilicet hoc modo judicemus de rébus naturalibus,
secundtim quotl sensus eu demonstral (i). Quant aux
sciences dont le véritable objet est une propriété
abstraite des réalités matérielles, il en est tout autre-
ment. Par l'abstraction de loule matière sensible,
l'objet s'y trouve réduit à une simplicité idéale. Il
s'ensuit que, pour le pénétrer scientifiquement, nous
n'avons besoin que des premiers principes de la
raison. La méthode expérimentale nécessaire, lorsqu'il
s'agit de dégager une loi naturelle du milieu des faits
et de la complexité des phénomènes, n'a plus ici
d'application ni d'usage. Elle serait contradictoire
uux conditions créées par l'abstraction. C'est ce que
CJ. Bernard lui-même enseigne dans le passage sui-
vant ;
Les mathématiques représentent les rapports des choses
dans les conditions d'une simplicité idéale. Il en résulte
que ces principes ou rapports, une lois trouvés,' sont
acceptés par l'esprit comme des vérités absolues, c'est-
à-dire indépendantes de la réalité. On conçoit, dès lors,
quo toutes les déductions logiques d'un raisonnement
niatuomaliquo soiout aussi certaines que leur principe et

(t) 9. Taox.ih ffjtlium de Trinilalt, q. vj, a. a.


a6 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANS LA SCIENCE

qu'elles n'aient pas besoin d'être vérifiées par l'expé-


rience. Ce serait vouloir mettre le sens au-dessus de la
raison, et il serait absurde de chercher à prouver ce qui
est vrai absolument pour l'esprit et ce qu'il ne pourrait
concevoir autrement (i).
Du reste, comment pourrait-on prétendre sérieuse-
ment que nous donnons notre assentiment aux pro-
positions des sciences mathématiques d'après les
résultats de l'expérience? En fait, c'est toul le contraire
qui a lieu, comme il est facile de s'en rendre compte
par la plus légère introspection.
Toujours dans le but de sauver la réalité de l'objet
des mathématiques, malgré leur caractère abstrait,
d'autres auteurs invoquent leur utilité pratique. Coin*
ment une science, dont les applications concrètes sont
si nombreuses et si variées, ne serait-elle pas une
science de la nature? Certes, nous ne voulons pas nier
l'émincnte utilité des mathématiques, mais il nous est
impossible d'accepter les conclusions qu'on tire de ce
fait. Les mathématiques ne peuvent être caractérisées
par ce qui n'en est qu'une conséquence ou corollaire.
Or, leur fonction utilitaire n'est pas autre chose. Que
voyons-nous, en effet? Nous voyons que les mathé*
matiques se développent, en agissant par elles-mêmes,
dans la plus complète indépendance de l'usage qu'on
en fait dans l'expérience ou la réalité. Du point de
vue rigoureusement scientifique, il leur est donc acci-
dentel d'être dirigées vers l'action pratique. Cette
dernière est étrangère à leur essence. Par ailleurs, on
se demande comment cette considération d'utililé
pourrait nous fournir un élément distinctif pour une
science particulière. Un élément de cette nature ne

(1) Introdiict.àl'étudede la médecineexpérimentale,I" part., c, u, g i.


NOTIONSGENERALES 27

peut être que commun ou universel. La pensée la


plus spéculative peut, à l'occasion, sous une forme ou
sous une autre, nous être d'une réelle utilité. On peut
même dire qu'elle a toujours, pour celui qui la pos»
sède, quelque conséquence ou répercussion pratique,
tout au moins indirectement. En lout cas, lorsqu'il
s'agit de la classification d'une science, la question se
pose autrement : elle est tout entière dans le fait de
savoir si l'objet de celte science ou de cette pensée
se réfère, par sa nature même, à l'action : ralione
ipsius reiscitoe (i), dit saint Thomas. S'il en est ainsi,
c'est du point de vue pratique, nous en convenons,
qu'une science tire sa valeur et, en un sens, sa vérité.
Mais ce n'est point le cas des mathématiques, auxquelles
il est indifférent non seulement que les corps natu-
rels reproduisent exactement les propriétés qu'elles
étudient, mais encore qu'elles soient ou ne soient pas
utilisées. Ces réflexions seront mises en plus grande
lumière encore par l'examen que nous allons faire
d'autres opinions provenant de la même source, nous
voulons dire d'une fausse idée de l'abstraction.
Croyant, d'une part, que l'abstraction est exclusive
de tout réel dans la connaissance, de l'autre, qu'on ne
saurait sérieusement prétendre que les propriétés
étudiées dans les mathématiques se rencontrent dans
les corps naturels, certains auteurs ont été amenés
à soutenir le caractère arbitraire des mathématiques.
On sait que le grand mathématicien IL Poincaré a par-
ticulièrement insisté sur ce point. Pour lui, axiomes
et conventions sont synonymes; les définitions, les
points de départ sont des créations arbitraires de notre
esprit; et, pour lout conclure, en un mot, les mathé-

(t) 5MM.theol.,I, <\.xiv, a. IO.


';-. /

28 PHILOSOPHIE DU RAISONNEMENTDANS LA SCIENCE

maiiques sont en nombre indéfini, comme le sont les


langues quand il s'agit de traduire une même idée. De
telles affirmations sont si étranges et si paradoxales
qu'on ne peut se dispenser de citer les propres paroles
de leur auteur. Voici un passage où il résume sa pensée
sur le point en question :
Les axiomes géométriques ne sont ni des jugements
synthétiques à priori, ni des faits expérimentaux. Ce
sont des conventions; notre choix parmi toutes les con-
ventions possibles est guidé par les faits expérimentaux;
mais il reste libre et n'est limite que par la nécessité
d'éviter toute contradiction. C'est ainsi que les postulats
peuvent rester rigoureusement vr.iis quand môme les
lois expérimentales qui ont déterminé leur adoption ne
sont qu'approximatives (r).

Qu'ya-t-il au fond decette extravagante philosophie?


On a beau la tourner el la retourner dans tous les
sens, on ne trouve rien autre à son origine qu'une idéo
fausse de l'abstraction, de sa portée, de ses consé-
quences. On suppose comme un principe acquis et
incontestable que l'abstraction élimine toute réalité de
la pensée cl de la science : on se trouve alors con-
damné par ce fait même aux opinions les plus hété-
roclites et souvent les plus contradictoires sur la
valeur de la connaissance humaine. Les auteurs dont
nous parlons devraient, pour être conséquents avec
eux-mêmes, affirmer catégoriquement que l'objet véri-
table de la science n'est attire ([lie le réel concret indi-
viduel. Mais si cette opinion inspire et gouverne leur
pensée philosophique, elle le fait d'une manière plutôt
subconsciente. Elle n'est pas formellement énoncée

(i) La Scienceet l'hypothèse,p. 66.


NOTIONSGÉNÉRALES 30

par eux. Elle est manifestement sous-enfendiie dans


, leurs opinions en apparence les plus opposées. Ainsi,
elle l'est dans les efforts qu'ils font pour rapprocher
les mathématiques de la méthode expérimentale; elle
l'est lorsqu'ils s'étendent avec complaisance sur l'ori-
gine sensible des premières notions des mathématiques
pu sur leur utilité pratique. Que veulent-ils par là,
sinon introduire dans une science abstraite le réel
compris à leur manière? Quant à ceux qui pensent
'
que celle tentative né saurait aboutir à aucun résultat,
qu'elle ne parvient nullement à prouver ce qu'elle
a en vue, à savoir la réalité concrète de l'objet des
mathématiques, nous les voyons s'engager dans une
tout autre voie. Mais le point de départ esl toujours
le même. On peut le formuler ainsi : notre connaissance
n'a pas d'objet réel en dehors de l'ordre sensible ou
des existences particulières données dans l'espace ot
dans le temps. S'il n'est pas possible, ajoutent-ils, de
faire cadrer les principes et les conclusions d'une
science avec la réalité ainsi comprise, il faut en conclure
qu'elle est une création arbitraire de l'esprit, une con-
vention commode, un symbole pratique. Tel est leur
raisonnement concernant les mathématiques. Et il
n'y a pas aulrc chose dans le passage de II. Poincaré
que nous venons de citer. Il revient à dire ceci : la
géométrie ne peut être une science expérimentale:
car elle ne serait pas exacte; bien plus, elle serait
convaincue d'erreur, puisque nous savons qu'il n'existe
pas de solide rigoureusement invariable. Or, une
science est arbitraire et conventionnelle dans la
mesure oit elle n'est pas expérimentale.
On ne peut raisonner de la sorte qu'en faisant de
nombreuses suppositions, dont l'examen n'appartient
pas précisément aux mathématiques, mais à la seule
30 PHILOSOPHIE DU RAISONNEMENTDANS LA SCIENCE

philosophie'. Nous ne relèverons qu'une ou doux de


.ces suppositions à titre d'exemple. On y verra une fois v
de plus que les sciences particulières soulèvent des
questions, impliquent des principes qui les dépassent
de beaucoup. Qu'y a-t-il au fond du raisonnement de
l'illustre mathématicien? Il y a cette majeure qui, pour
n'être pas énoncée formellement, n'en est pas moins
l'âme de son argumentation : une science, pour être
expérimentale, doit être la copie du réel. Nous y trou-
vons ensuite cette autre proposition : les corps naturels
ne reproduisent pas exactement les formes géomé-
triques. Nulle difficulté relativement à ce dernier
point ; mais, quant à la première proposition, il y a équi-
voque ou cireur. Lorsqu'on dit ou suppose constam-
ment que la science n'a d'autre objet que le réel, que
veut-on dire au juste? S'agit-il, oui ou non, du réel
désindividualisé? Nombre d'auteurs seraient bien
mieux inspirés en s'expliquant avec clarté et précision
sur ce point, qu'en nous parlant sans cesse de vacuité
verbale ou d'abstraction scolastique. S'i's veulent s'en
tenir au réel concret individuel, outre qu'ils demandent
l'impossible à la science, comme nous l'avons fait
remarquer déjà, ils se contredisent eux-mêmes, puis-
qu'ils affirment, à l'occasion, qu'il n'y a de science que
du général. Rien plus, ils contredisent la pratique des
savants. Quelles que soient par ailleurs leurs théories,
ne font-ils pasconsisterleur priitcipaleffbrtà rechercher
les lois universelles dans les faits particuliers? Si main-
tenant on déclare avoir en vue le réel désindividualisé,
on retombe fatalement dans l'abstraction. On avoue
ainsi par le fait même que la quantité abstraite et
généralisée est l'objet même des mathématiques. La
seule question qui se pose alors est de savoir si cette
quantité a une valeur objective réelle : question que
NOTIONSGÉNÉRALES 3t

nos savants se gardent d'aborder de front, sans doute


pour n'avoir pas l'air de ressusciter la querelle des
Universaux. Ils préfèrent la supposer résolue, c'est-
à-dire admettre comme un principe premier l'irréalité
du phénomène abstrait. Mais il n'est pas nécessaire de
pousser bien loin l'analyse de l'abstraction, pour voir
qu'elle ne détruit nullement le contenu d'une idée;
elle ne fait que lui donner plus d'extension. Elle
l'étcnd à un nombre illimité de choses contingentes
et individuelles ayant entre elles un caractère commun.
En effet, un caractère donné, s'il est dégagé de toute
matière individuelle, prend nécessairement plus d'ex-
tension, sans rien perdre de sa valeur réelle comme
objet de science. En lui nous possédons le type d'une
infinité d'individus ou de cas particuliers. La connais-
sance do ces derniers, en tant que réellement existants,
est indispensable dans les sciences naturelles; car il
n'est pas possible autrement de faire une induction
scientifique. Cependant, même alors, il ne faut pas
oublierque les faits particuliers ne sont que la matière de
la science. Nous ne faisons ici que rappeler plutôt que
traiter ces questions fondamentales. Niais ce que nous
venons d'en dire nous permet de nous rendre compte
des lacunes et des erreurs du raisonnement rapporté
plus haut et de beaucoup d'autres du même genre.
On peut so faire une idée, d'après ce qui précède,
de la tendance des savants à vouloir loiît expliquer
dans la science (même dans les mathématiques, ce qui
semble une gageure) sans aucun recours à l'abstrac-
tion. On cherche, en tous cas, à diminuer le plus pos-
sible le rôle de cette dernière, et à rattacher les
sciences rationnelles à la réalité concrète, ne serait-ce
que par des liens tout extérieurs et accidentels. C'est
ce qui arrive lorsqu'on insiste sur le caractère empi-
'
32 PHILOSOPHIE DU RAISONNEMENTDANS LA SCIENCE

rique des notions rudimenlaires des mathématiques.


Admettons que ces notions se présentent exclusive-
ment à l'origine comme des résultats de l'expérience;
que la numération, l'arithmétique et même la géomé-
trie cultivée sur les bords du Nil furent d'abord
toutes matérielles. Il n'y a rien là qui puisse servir
à caractériser intrinsèquement une science. Les faits
dont il s'agit sont, à vrai dire, préscienlifiques. Ils
appartiennent à la science au même titre que les con-
naissances des primitifs, c'cst-à-dirc qu'ils n'en sont
qu'une ébauche lointaine, une tentative obscure et
infructueuse. Ce qui leur manque pour se rattacher for-
mellement à la science, pour entrer dans son domaine
propre, c'est précisément l'abstraction. N'est-ce pas
elle qui fait la différence essentielle entre la pensée
vulgaire, primitive, et la pensée scientifique? Sans
elle, cette dernière n'existe pas. Vouloir écarter le plus
possible l'abstraction de l'objet des sciences, c'est se
condamner à ne rien comprendre à leur naturo ni
à leur portée; c'est même, malgré certaines appa-
rences, en contrarier le progrès. C'c3t par là qu'on
a été conduit à déraisonner, il faut bien le dire, même
sur les axiomes. On a dit avec beaucoup de bon sens:
« Aucun effort n'arrivera jamais à faire admettre par
un esprit non prévenu qu'il y ait le moindre mys-
tère dans cette no.tion si simple que la ligne droite
est lo plus court chemin d'un point à un autre » (i)
Or, par qui cette chose si simple a-t-ellc été embrouillée,
sinon par ceux qui ne tiennent même pas compte du
fait de l'abstraction? Par suite de cette méconnais-
sance souvent systématique, on les voit tenter Vim-
possible, c'cst-à-dirc s'efforcer d'expliquer des vérités
(t) De la méthodedans les sciences,art. « Sciencesmédicales», par
P. DSLBBT.
NOTIONSGÉNÉRALES 33

nécessaires et universelles avec les pures données


de l'expérience, avec des éléments variables et indi-
viduels; on les voit soigneusement replacer dans la
réalité concrète, d'où l'abstraction les avait tirés, la
ligne droite, les axiomes métaphysiques, géométriques
et aulns, *». cela dans le but d'en apprécier #ou
mesurer i. ustesse et la vérité. Une telle contradic-
tion ne peut aboutir qu'à des opinions qui heurtent
le sens commun. Mais il n'y a rien là, on le sait, qui
soit de nature à faire reculer certains savants ou phi-
losophes. Le rôle de l'abstraction mieux compris leur
ferait découvrir dans les axiomes, quels qu'ils soient,
une nécessité intrinsèque qui en fait des vérités indé-
pendantes des existences particulières; des vérités
qui n'attendent pas les résultats de l'expérience pour
s'imposer à nous: en d'autres termes, des vérités qui
ne sont pas le décalque, comme on le veut à lout
prix, mais le modèle, le prototype idéal, la mesure
du réel. Sous ce rapport, nous voulons dire comme
forme abstraite cl généralisée, l'idée comprend tous
les cas particuliers et les.dépasse. Elle devient, par
cela même, un moyen d'appréciation relativement
aux réalités concrètes cl individuelles, lesquelles sonl
saisies par les sens et soumises au jugement de la
raison. Per universalem hominis rafioncm, dit saint
Thomas, possttm judicare de hoc. vel illo^ (i). Ces
questions sont capitales. Nous y reviendrons en" par-
lant des premiers principes. Nous n'en disons ici que
ce qui est strictement nécessaire pour faire com-
prendre l'origine, les lacunes et les erreurs de
quelques opinions de savants mentionnées plus haut.
Seul le réalisme idéaliste de saint Thomas permet-

In Doetiunxde Trinitale,<[.v, a. a.
(i) S. TKOM.,
PHILO SOPHIE DU RAISONNEMENTDANS LA SCIENCE

trait à nos savants de faire une bonne philosophie


scientifique. Tout d'abord, c'est une doctrine qui ne
sépare pas les choses de la raison. Elle fait la part
la plus large à l'expérience wqui sensum negligit in
naturalibns, dit saint Thomas, incidit in errorem (i).
1
Tout part, dans la connaissance humaine, de l'ordre
sensible, et c'est seulement par analogie ou compa-
raison avec cet ordre que nous pouvons nous former
quelque idée du monde spirituel. Ainsi, la première
démarche de la raison consiste à prendre pied soli-
dement sur la réalité concrète. N'y a-t-il pas là de
quoi satisfaire les savants les plus férus de positi-
vité? Aussi n'est-ce pas sur ces généralités que le
désaccord se produit entre eux et saint Thomas. Si ce
dernier ne sépare pas les choses de la raison, il ne
sépare pas non plus la raison des choses, et c'est sur
ce point (pie l'écart des opinions devient sensible el
très grave. L'esprit humain part de la réalité sen-
sible : c'est assez dire qu'il ne s'y enferme pas. Son
rôle n'est pas celui d'un simple récipient. 11 intervient
activement dans la formation de nos idées, et cela
sans détriment de le.ir objectivité bien comprise.
Cette intervention est indispensable, puisque la réa-
lité ,ensible n'est pas immédiatement Intelligible.
Considérée dans sa matérialité individuelle, elle est
étrangère à la vie de l'intelligence; en d'autres termes,
elle n'est pas assimilable. Or, c'est précisément par
l'abstraction qu'elle le devient, c'est-à-dire qu'elle
cesse d'être, intelligible en puissance pour l'être en
acte. Ce qui revient à dire que la réalité sensible est
dépouillée de sa contingence, et que le produit de ce
travail de l'esprit est la nature commune, la forme de

In Doetiumde Trinitate,q. vi, a. 7.


(t) S. THOH.,
NOTIONSGÉNÉRALES 35

l'être dégagée de tous les caractères et de tous les


phénomènes qui Yindividualisent. L'esprit part du
concret, mais, s'il arrive à un résultat d'un autre
ordre, il n'atteint pas, pour cela, des réalités essen-
tiellement étrangères aux réalités sensibles. C'est le
même objet qui se trouve dans l'esprit et dans la
réalité : les modes d'être seuls diffèrent. C'est une dif-
férence d'état et non de contenu ; elle ne saurait donc
nuire à l'objectivité ni à la vérité de la connaissance
intellectuelle. C'est pour n'avoir pas fait celte dis-
tinction que la plupart des savants cl des philosophes
modernes ont vu dans la différence dont nous par-
lons le fondement et la justification du subjecti-
visme. Pour chx, ce qui est un étal inhérent à toute
connaissance est devenu un élément idéal et subjectif,
une forme à priori, un apport du sujet affectant le
contenu même de l'idée intellectuelle. Celle-ci appa-
raît, de la sorte, radicalement infectée de subjecli-
visme. L'objet est donné dans le sujet. Qu'est-ce
à dire, sinon que le sujet entre comme facteur essen-
tiel dans la constitution de l'objet de la pensée? Tout
ceci aboutit finalement à séparer la raison des choses.
Cette théorie de la connaissance est considérée par
un grand nombre d'auteurs comme une des plus pré*
cicuses découvertes de la pensée moderne. Elle est
devenue pour eux une donnée acquise à la science,
un premier principe.
Sans doute, écrit l'un d'eux, nous sommes ainsi faits
que nous projetons au dehors le contenu de toute pensée.
Un jugement que nous énonçons est toujours accompagné'
dans notre esprit d'un doute ou d'une croyance qui, à
coup sûr, veut viser au delà du fait de conscience. Cela
est si vrai qu'il a fullu à l'homme un degré de culture
fort avancé, il a fallu des siècles de méditation pour
30 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANS LA 8CIEXCE

suggérer la distinction du sujet et de l'objet dans l'acte


de pensée le plus simple. Mais où aboutit l'esprit dans
cet effort instinctif de sortir tic lui-même? Lorsqu'il veut
envisager dans lout phénomène, en dehors de l'impres-
sion mémo qu'il reçoit, quoique chose qu'il lui oppose,
à quoi parvient-il, sinon à former une idée encore?
Heteuu en lui-même par une barrière infranchissable,
même au degré le plus élevé île l'ohjcctivntion apparente,
"
l'esprit ne saurait trouver d'autre matière à ses idées que
celle qu'il se forme lui-même par son fonctionnement
naturel (i).
Cette doctrine, de l'aveu même de ses défenseurs,
fuit violence à la nature : on le voit plus clairement
encore dans les conséquences qu'on en a tirées.
Ainsi le subjeclivisme dont on parle comporte eu
quelque sorte deux degrés, malgré son caractère sim-
pliste et absolu. Sans doute, tout se ramène, en der-
nière analyse, à des éléments empruntés au domaine
des sensations et des idées, mais, relativement à ce
domaine, l'activité de l'esprit peut être plus ou moins
grande, et, partant, ses produits plus ou moins réels,
c'est-à-dire plus ou moins conformes à ce qui est
emprunté de toutes pièces au champ de la conscience.
11 y a lieu, dès lors, à une interprétation subjective
et objective du langage et de la science. A la pre-
mière appartient lout ce qui peut être considéré
comme le résultat d'une élaboration ou d'une trans-
formation des matériaux de la science : abstraire,
généraliser, distinguer une sensation d'une autre, se
proposer de convaincre étant des actes qui sup-
posent une intervention de l'esprit, ils doivent être
rangés dans la catégorie du subjectif. Par contre»

De la Certitudelogique,p. 3.
(i) 0. MUIUVD,
NOTIONSGÉNÉRALES 3j

tout ce qui est directement imposé pur les faits de


conscience se réfère à celle de l'objectif. Dans ce cas,
l'esprit ne fait qu'obéir aux impressions ou sugges-
tions qu'il reçoit. Appliquée à une donnée quel-
conque de notre vie intellectuelle, cette doctrine
nous l'ait voir les choses de la pensée sous un aspect
plutôt déconcertant. Ainsi, les propositions néces-
saires cl universelles, les principes premiers évidents
par eux-mêmes, n'ont aucune portée objective. Us ne
nous donnent aucun droit d'affirmer ou" de nier
quoi (pie ce soit sur le terrain réel de l'expérience.
Ne sont-ils pas d'un ordre lout différent? Du point
de vue rigoureusement objectif, il nous est interdit de
parler de contradiction : la non-réalisation de deux
cas contradictoires no signifie rien de plus que l'ab-
sence ou l'ignorance d'une sensation.
Le rond et le carré, dit encore l'auteur que nous résu-
mons ici, reçoivent bien en géométrie des définitions
précises, mais il nous est interdit d'y faire appel sous
peine de céder à la tendance subjective Si, après
avoir dit: mon esprit est incapable d'avoir la représen-
tation d'un cercle carré, j'ajoute : jamais, dans son fonc-
tionnement naturel au cours de l'expérience, rien ne
viendra la lui suggérer, on ne voit pas quelle information
nouvelle j'apporte ainsi. VAXtout cas, on voit bien que
l'information ne vise que le fonctionnement de l'esprit
lui-môme (i).
Telles sont es conclusions extrêmes auxquelles
conduit la méconnaissance du fuit et de la nature de
l'abstraction ; car, nous prions le lecteur de ne pas
l'oublier, c'est uniquement sous ce rapport que nous

Essai sur les conditionsel les limites de la Certitude


(i) G. MILUAUD,
logiqut, p. a3.
38 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANS LA SCIENCE

envisageons ici les opinions que nous venons de rap-


peler. Elles constituent un exemple si frappant de
cotte erreur fondamentale de lant de conceptions de
la science el de la philosophie modernes qu'il ne nous
était pas possible de les passerions silence.
Au fond, le grand grief que les savants et les phi-
losophes en question adressent à la connaissance
intellectuelle ou autre, c'est de n'être pas la chose
elle-même; si étrange que cela puisse paraître, on ne
trouve rien autre à l'origine de leurs systèmes sub«
jeelivistes ou conccplualisles : on peut en dire autant
de l'intuition bergsonienne, selon la juste remarque
de M. Maritain:
Les reproches adressés à la connaissance intellectuelle
par M. li ergs ou reviennent à dire qu'elle n'est pas la
chose olle-inêmc, ni la connaissance sensible ou expéri-
mentale de la chose, que l'idée de la maladie n'est ni la
maladie ni l'expérience de la maladie Cette idée n'en
est pas moins vraie- (i).
Citons encore celle autre réllcxion du même
auteur qui s'applique si bien aux opinions que nous
avons relatées plus haut :
Ce qu'il y a au fond des reproches que la philosophie
nouvelle adresse à la connaissance abstraite, c'est l'im-
patience des lois et des limites propres à notre nature.
Cette philosophie ne veut pas se résigner à ne, percevoir
le réel que par des facultés multiples, à ne pas épuiser la
réalité dans son fond, à ne pas avoir de l'essence des
choses une connaissance expérimentale (a).
Celle exigence, plus ou moins avouée, a naturelle"

(i) La Philosophiebergsonienne,
p. yg.
(a)Ibid., p. 98.
NOTIONSGÉNÉRALES 3p,

ment conduit nos savants à mettre au compte du sub-


jectif pur l'abstraction avec tous ses produits et toutes
ses conséquences : ectto opération intellectuelle,
génératrice de la vraie science, est apparue à un
grand nombre d'entre eux comme un abandon du
réel, une progression dans le vide. Abstraire, c'est,
pour eux, se livrer au même exercice que les officiers
de la Quinlc dont parle Rabelais; c'est-à-dire « couper
le .feu avecques un coustcau cl puiser l'eau avecques
un rets ». S'ils professent celte opinion, c'est avant
lout parce qu'ils demandent à la connaissance d'être
uno reproduction ou un décalque pur et simple du
réel. Etant donné que l'origine sensible de nos idées
est pour nous une loi de nature, c'est demander
l'impossible. La réalité concrète et matérielle n'étant
pas immédiatement intelligible, il appartient à l'abs-
traction de la rendre telle; c'est là son rôle essentiel,
comme nous le verrons au chapitre suivant. Conten-
tons-nous présentement de rappeler encore que,
désindividualiser et généraliser le réel, ce n'est pas
l'anéantir. Bien plus, saint Thomas soutient avec rai-
son que, du point de vue slrict de la connaissance,
l'universel a plus de réalité que le particulier : quan-
tum ad « id quod ralionis est », universalia sunt rnagis
entia quam particularia (i). Et la preuve qu'il en
donne est tirée de la persistance de la représentation
des choses qui disparaissent et périssent. La notion
que nous en avons, en effet, subsiste sans changement,
malgré qu'elles soient entraînées dans un flux perpé-
tuel. Qu'est-ce à dire, sinon que l'universel expri-
mant la forme spécifique d'une chose ou d'un rap-
port a plus d'être rationnel et scientifique que les

Poster, analyt., 1. I, lect. XXXVII.


(i) S. THOM.,
PHILOSOFBUOURUSOKMMSXr DANS LASCUNCB
40 PHILOSOPHIE DU RAISONNEMENTDANS LA SCIENCE

réalités particulières: il est extrait, il ost vrai; de ces


dernières, mais il n'on demeure pas moins indépen-
dant de leur existence ou do leur degré de réalisation,
étant saisi el connu,aussi bien quand elles existent
que quand elles n'existent pas. Or, c'est précisément
ce qui fait la réalité supérieure de l'universel commo
objet do science. Cette philosophie, on le voit, n'a
rien de commun avec lo scientisme positiviste ni
avec lo subjectivisme. Kilo ne nie pas, bien entendu,
quo la connaissance ne soit fonction de l'esprit, mais
elle se refuse à voir là une cause de subjectivité pour
nos idées. A la capieité de représentation active
qu'ollo reconnaît dans l'esprit correspond la repré-
sentation passive do l'objet ou sa disposition à devenir
lo terme à l'acte intellectuel. Nous sommes dans lo
domaine du corrélatif et non pas dans celui de l'oppo-
sition. A vrai dire, tout est fonction do l'objet.
Uno idée no se conçoit même pas sans un rapport
d'objectivité : qu'on le vcuillo ou non, co qui est
perçu directement, ce n'est pas l'idée subjective, mais
le contenu, l'objet de l'idéo. Une idée qui no serait
pas essentiellement relative à un objet no dirait rien
et ne serait même rien du tout. Comprendre, c'est
prendre possession d'un objet, et sans sortir de soi.
L'esprit n'étant, tout bien considéré, rien autre qu'une
forco de représentation, on se demande comment
l'opposition du sujet et do l'objet a pu dovcnïr une
donnée fondamentale, ou plutôt le point de départ
môme do la philosophie moderne. Pour celle-ci, l'es-
prit verse dans le subjectivisme pai' son simple fonc-
tionnement, par le fait même que l'objet no peut être
connu immédiatement, sans l'intermédiaire d'une idée.
C'est là le tréfonds de la théorie de la connaissance
de la plupart des savants do nos jours, *
NOTIONSOÉNÉRALES /\\

Une réalité complètement indépendante do l'esprit qui


la conçoit, la voit ou la sont, c'est uuo impossibilité, écrit
l'un d'eux. Un mondo si extérieur, si'même il existait,
nous serait h jamais inaccessible*.... La seule réalité objec-
tivo, oo sont les rapports des choses. Ces rapports no
sauraient ôtro conçus en dehors do l'esprit qui les conçoit
ou qui les sont Tout ce qui n'est pas pensée est le pur
néant, puisque nous no i ouvons penser qtto la pensée, et
que tous les mots dont nous disposons pour parler des
choses ne peuvent être quo des pensées. Dire qu'il y a
autro chose quo la pensée, c'est uno affirmation qui no
peut avoir do sens (i).
L'univors n'est donc, pour notre mathématicien
philosophe, qu'un ensemble do concepts plus ou
moins artificiellement construits pnr lo sujet. Et qu'y
a-t-il au fond do tout cela, sinon celte idée admise
pomme un premier principe, quo la connaissance, qui
n'est pas la chose elle-même, n'a aucune valeur objec-
tive? Il n'y a pas, il no saurait y avoir dans lo con-
naissant do substitut do l'objet nous permettant d'at-
teindre ooidernicr. En d'autres termes, la connais-
sance par lo moyen do l'idéo ou de la représentation
de la choso ne petit être quo subjective. Mais cette
conclusion ne sort nullement dos prémisses. Elle
n'aurait do valeur qu'autant que l'idée subjective
soroit lo terme ou l'objet môme de l'acte intellectuel.
Or, c'est tout lo contraire qui so produit. Le mode
d'être que l'intermédiaire lient du connaissant dispa-
rait ici complètement pour n'offrira notre esprit que
l'objet représenté. Et saint Thomas exprime un fait
d'expérience universelle lorsqu'il dit : Species inlel-
ligibiles non se habent ad inlellectum sicul quod intel-

t'a Valeurde la science,c. xt.


(i) H. PoiNCAni,
/\9. PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANS LA SCIENCE

ligilur, sed sicnt quo intelligit (i). L'intelligence est


la cause efficiente du concept ou de l'idée, mais non
la cause matérielle : nous voulons dire qu'elle n'en
fournit pas la matière. Autrement, il n'y aurait pas de
raison de penser une chose plutôt qu'une autre. On
ne peut nier que l'idée ne soit, dans une juste mesure,
le produit de l'objet; dans ces conditions, elle le
représente nécessairement. La conception qui s'enfante
dam notre esprit mis en jeu par l'objet ressemble
fatalement à ce dernier et ne peut en être qu'un;'
représentation intelligible. Ce n'est pas une impres-
sion qu'elle traduit, comme on ne cesse de nous le
dire assez légèrement, mais un fait extérieur, en
prenant ces derniers mots dans un sens très large.
Ces considérations nous découvrent la cause do l'er-
reur de ceux qui voient dans la pensée même un
obstacle à l'intelligibilité de l'univers réel: cette
cause n'est aulrc qu'une prétendue opposition
a priori du sujet et de l'objet ou bien encore une
analyse 1res superficielle de la formation de nos
idées cl de nos concepts. Pour tout dire, en un mot,
on veut que l'assimilation entre le sujet connaissant
et l'objet connu soit adéquate sous tous rapports;
qu'elle s'étende jusqu'aux modes d'être de la repré-
sentation et de la chose représentée, ce qui n'amène-
rait pas la perfection de la connaissance humaine,
mais son impossibilité, sa destruction. L'assimilation
quant à la chose représentée suffit parfaitement à la
connaissance; c'est-à-dire qu'elle suffit à établir un
rapport d'objectivité. Ainsi, lorsqu'on nous dit qu'il
n'y a rien autre chose que la pensée et quo l'affirma-

(i) S. THOM., a. a.
Sam. theol., I, q. LXXXY,
NOTIONSGÉNÉRALE! 43

tion contraire ne peut avoir de sens, que fait-on ? on


nie tout simplement, sous une forme différente, l'union
de ce qui représente avec la chose représentée 1
Mais il ne sera pas inutile de nous arrêter encore
à d'autres opinions ou difficultés analogues et prove-
nant de la mè.ne source, c'est-à-dire de la terreur et
de l'inintelligence de l'abstraction; on a dit que le
« lien étroit entre la pensée et l'expérience est la
base de la science moderne ». Nous ne voulons pas
contester la part de vérité contenue dans cette asser-
tion, mais il n'en est pas moins vrai que la préoc-
cupation de resserrer le lien a conduit à toutes sortes
d'erreurs, souvent même les plus opposées, en appa-
rence, comme le subjectivisme et un réalisme exagéré.
Pour se rapprocher de l'expérience, on a fait des
efforts désespérés pour calquer exactement l'idée sur
la chose : tout ce qui dépassait cello dernière a été
considéré comme un élément purement subjectif,
comme une information de l'esprit et non de l'expé-
rience. Dans celte voie on n'a fait que poursuivre,
sous différentes formes, le retour à la sensation dans
toutes les sciences, même celles qui passaient, jus-
qu'ici et à bon droit, pour être spécifiquement ration-
nelles. Ainsi, on a proposé de changer jusqu'aux
définitions en usage dans la géométrie pour les dé-
pouiller de leur caractère abstrait et les adapter, autant
que possible, à la réalité concrète. H faudrait, dans
cet ordre d'idées, définir le point, la ligne droite, le
plan de la façon suivante :
Point: Figure géométrique à trois dimensions toutes
assez petites pour pouvoir être négligeables dans les cal-
culs. Ligne droite: Figure géométrique à trois dimensions
dont deux sont assez petites pour être négligées dans les
calculs. Plan: Figure géométrique à trois dimensions
44 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANS LA SCIENCE

dont une est assez petito pour être négligeable dans les
calculs (i).
En vérité, certains auteurs devraient s'interdire do
ponser, par crainte de l'abstraction et do la métaphy-
sique. En tout cas, pour être conséquents avec eux-
mêmes, ils devraient se borner à rechercher, décrire,
cataloguer, collectionner des faits bruts. Pourquoi aussi
se pormeltraicnl-ils la moindre généralisation même
hypothétique? Une hypothèse est-elle antre chose
qu'une interprétation anticipée des faits, une ébauche de
généralisation systématique? En un mol, ils devraient
se contenter d'être « des rainasscurs de bouts de
faits ». Cette attitude aurait du moins l'avantage
d'êtro conforme à leurs principes. Mais il resterait
encore à savoir si, dans l'oeuvre de la science ainsi
réduitCi ne se trouvent pas engagés des principes
supérieurs aux données purement empiriques el posi-
tives: nous voulons dire des principes quo l'esprit
formule et auxquels il adhère invinciblement sans
avoir égard au nombre de cas observés ou, en d'autres
termes, sans attendre le témoignage de l'expérience
proprement dite. Nous verrons plus loin quo des
principes de ce genre se trouvent impliqués dans
toutes les démarches de l'esprit même les plus rudi-
mentaires cl les plus primitives. Il nous suffira, pour
le moment, d'avoir indiqué à quelles conséquences
extrêmes el inadmissibles pour tous devraient so con-
damner ceux qui veulent édifier la science sans lenir
compte de l'abstraction, et, en particulier, ceux qui
veulent à toul prix rencontrer en dehors de nous,
comme des physiciens et des chimistes, les pro-
priétés qu'étudient les sciences mathématiques. Nous

LBBOX,la Viedes vérités,p. a4o>


(i) GUSTAVE
NOTIONSGÉNÉRALES 4$

avons dit quelque chose des efforts extraordinaires


tentés par des mathématiciens philosophes pour
s'évader de l'abstraction ou pour en diminuer lo rôle
par des interprétations subjectives. Des ctlprls sem-
blables ont été faits dans toutes les sciences cl avec
d'autant plus de raison apparente que leur degré
d'abstraction était plus faible.
On fait valoir, par exemple, que l'idée ou la loi
abstraite ne se superposent pas exactement aux faits.
Cette difficulté se trouve sous différentes formes, à la
base d'un très grand nombre de raisonnements cl d'opi-
nions de la philosophie positive. Elle met en cause
toute la théorie de la connaissance et même la dis-
tinction entre l'ordre sensible et l'ordre purement
intellectuel. On comprendra que nous ne puissions
pas traiter ici avec loule l'ampleur qu'elles exigeraient
ces questions fondamentales. Il n'est pas cependant
impossible de montrer en quelques mots.le peu de
valeur et do portée de l'objection susdite. L'abstrait,
nous dit-on, ne saurait so superposer à la réalité,
attendu qu'il la contredit ou la dépasse. Il la con-
tredit, car le monde réel a sa manière à lui de ré-
soudre les problèmes qui se posent: ce n'est pas
celle de la logique abstraite et conceptuelle, bien au
contraire,
D'une manière ou d'uno autre, dit W\ Jamcs.da vie, en
déployant ses ressources, trouve le moyen de donner du
môme coup satisfaction aux contraires. Kt c'est précisément
là l'aspect paradoxal «pie présente sur bien des points notre
civilisation. Nous assurons la paix par des armements; la
liberté par des lois et des constitutions. La simplicité et
le naturel sont le dernier résultat d'une éducation et d'un
entralnemont artificiels; la santé, la force et la richesse
ne s'accroissent que si l'on en fait usage et que si on les
46 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANS LA 8CIBNGE

dépense sans compter. Notre méfiance de la méfiance


engendre notre système commercial do crédit; notre tolé-
rance à l'égard des manifestations anarchistes et révolu-
tionnaires est le seul moyen d'atténuer leurs dangers;
notre charité doit dire non aux mendiants, afin dp ne pas
aller contre sou propre but; lo véritable épicurien doit
observer une grande sobriété; lo moyen d'arriver à la
certitude réside dans le doute radical; la vertu no signifie
pas l'innocence, mais la connaissance du mal et sa
défaito (i).

Ainsi la réalité a le privilège d'absorber en elle et


de concilier les éléments les plus divers et les plus
opposés. Elle se moque des impossibilités cl des con-
tradictions établies ou constatées par le procédé
abstrait. Ce dernier ne mord pas sur les choses: il
constitue un -monde à part qui ne peut même nous
renseigner sur ce qui est possible en fait. Certains
auteurs ont poussé si loin la séparation entre les phé-
nomènes abstrait et concret qu'ils n'ont plus vu dans
la contradiction logique une preuve ou un signe d'er-
reur. Ce qui se passe dans deux mondes complè-
tement distincts et étrangers l'un à l'autre ne tire pas
à conséquence. Un abîme existe ainsi entre le domaine
de l'abstraction et celui de la réalité. Nous ne pou-
vons rien affirmer concernant les existences particu-
lières, au nom d'un principe abstrait et même du
principe de contradiction. Qu'un objet ne puisse être,
en même temps et sous le même rapport, quelque
chose et autre, c'est une assertion qui n'a pas de sens
pour nous, étant donné qu'elle ne correspond à aucune
sensation connue, c'est-à-dire étant donné que nous

(i) \V. JAMES,


la Philosophiede l'expérience,3"leçonj
NOTIONSGENERALES fy

n'avons jamais éprouvé une sensation se composant


simultanément des deux que l'abstrait déclare incom-
patibles sous le même rapport dans le même objet.
En un mot, au point de vue strict de l'expérience,
on peut parler de chose inédile ou inconnue, mais
jamais d'inconcovabilité ou de contradiction. On no
saurait pousser plus loin la séparation entre l'abstrait
et le réel concret, ni méconnaître plus complètement
des faits constants ou des distinctions nécessaires
que nous allons rappeler brièvement dans l'intérêt
de la saine doctrine et du sens commun.
Tout d'abord, qu'y a-t-il de plus courant et de plus
universellement admis (pic l'application des principes
ou concepts généraux et abstraits, à des cas concrets
et particuliers? Sans remontera la métaphysique,,on
peut en voir un exemple dans les multiples applica-
tions de cette loi: l'énergie demeure constante. Ce
procédé si familier et si connaturcl à notre esprit
prouve, à lui seul, qu'il existe une corrélation de fuit
entre nos représentations abstraites et la*réalité. C'est
là une base solide pour toute discussion relative à la
valeur» objective de nos idées. Le véritable esprit scien-
tifique consiste, en tout ordre de recherches, à tenir
compte des indications de la nature elle-même. Dans
leur fond primitif, elles sont l'ébauche et la mise en
marche de la vraie science. Si nous appliquons d'ins-
tinct et en toutes circonstances des propositions géné-
rales et abstraites à des données de l'ordre réel et
sensible, c'est là un fait dont il convient de faire état
dans toute hypothèse. Il nous donne même le droit
de tenir à priori pour suspectes.d'erreur les expli-
cations qui le dénaturent ou le contredisent. C'est
ce qui a lieu précisément pour les opinions qui
soutiennent la subjectivité et l'irréalité du 'monde
48 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANS LA SGIBNGb

abstrait. Il ne saurait même être question dans cette


manière du voir d'une véritable attribution do l'uni-
versel an particulier el encore moins de la superpo-
sition dont on parle d'un ordre à l'autre. Pour ces
auteurs, le désaccord entre les deux ordres est radical
et nécessaire. Par ailleurs, la suspicion d'erreur qu'ils
encourent du chef de telle séparation absolue so
trouve confirhiée par do nombreuses raisons posi-
tives. Leur position, nous l'avons dit, a pour origine
une fausse idée de la connaissance. Ils supposent
et s'imaginent que la première condition à réaliser
par colle-ci est la reproduction brute du ré.el. Or, une
telle condition est plutôt la négation de toute connais-
sance. Ce qui est requis, avant lout ici, c'est la pré-
sence de l'objet dans lo connaissant. Il est bien évi-
dent qu'il ne peut s'agir de la présence de l'objet
naturel. Comment donc se fera l'union indispensable
enlrc ce qui comprend cl la chose comprise? Elle se
fera par le moyen d'un substitut, d'un suppléant de
l'objet, aulrefhcnl dit par le moyeu de l'idée. Mais
c'est là que les subjcclivislcs et les anliinlelleclua-
listes triomphent et soulignent à l'euvi l'imperfection
et même l'inefficacité de ce moyen de connaître. Ce
n'est pas une équivalence qu'il nous apporte, mais
plutôt une différence générique. Au lieu de permettre
à l'esprit de sortir de lui-même, il ne fait que l'y
enfoncer plus profondément. En un mot, il ne peut
aboutir qu'à une connaissance essentiellement subjec*
tive. Raisonner de la sorte, c'est commettre de regret-
tables confusions. Sans revenir sur ce que nous avons
déjà dit à ce sujet,, nous rappellerons une lumineuse
et bien nécessaire distinction de saint Thomas en ces
matières : non oportet quod ejusmodi esse habeal simU
UtudOt' ciyusnwdi est id eujus est similitudo, sed
'
NOTIONSGÉNÉRAUX 49

solum quod in ratione conveniat (i). Ce qui peut se


traduire ainsi : la corrélation entre les idées elles faits
s'établit non par lo contenant, mais par lo contenu
objectif des idées. Ainsi, nous voyons qu'une statue
n'a pas le même modo d'être que l'original; ot pour-
tant elle nous le révèle, nous le fuit connaître dans la
mesure qui lui convient. Il y a lout d'abord dans
l'idée un élément subjectif : c'est lo mode d'être du
connaissant auquel elle participe forcément: esse
quod habet in cognoscente. Il y a ensuite un élé«
ment représentatif : c'est l'idée en tant qu'elle est l'ox-
pression de l'objet : secundum respectum quem habet
ad rem cujus est similitudo. Or, une expérience
intime de chaque instant nous le dit assez : ce n'est
pas le mode d'être qu'elle tient du connaissant, ce
n'est pas l'élément subjectif ni l'acte immanent qui est,
dans l'idée, le terme direct cl immédiat de notre per-
ception : ce n'est rien autre que l'objet. Pourquoi?
parce que tout lo reste n'a d'autre fonction, d'autre
raison d'être que celle d'intermédiaire, et qu'ici la
fonction est si exclusive qu'elle ne se fait pas voir
elle-même. L'intermédiaire disparait complètement
pour ne laisser apercevoir que l'objet. Ces distinctions
ne sont nullement chimériques. On ne peut leur
refuser le mérite, en tout cas, d'être en parfait accord
avec les faits de conscience les mieux établis, avec la
philosophie naturelle du langage, avec la croyance
vulgaire ou plutôt. universelle qui entend viser
au delà des états subjectifs que les CIIQSCSsuscitent
en nous. Même, toutes'choses égales, d'ailleurs, ce
qui n'est pas, on ne saurait en dire autant de ces doc-
trines qui, loin d'être en continuité'avec la nature,

(O S. THOM.,
De Veritale,q. s, a. h.
50 PBÙ.OSOPHIEDU RAISONNEMENTDANS LA SCItNCÈ

font, de l'homme un avetigle-né dans l'univers ou


détruisent violemment en nous l'unité de la con-
science. Non, l'abstrait ne forme pas un monde à part,
sinon en contradiction, du moins en parallèle avec
la réalité. Il est le réel lui-même simplifié et dépouillé
des contingences qui le limitent et l'individualisent;
c'est pourquoi, une fois en possession de l'abstrait, ce
1sou vent de
qui exige" longues recherches, on peut s'en
servir comme un moyen d'arriver au vrai, sans
recourir à l'observation, ainsi que nous le voyons en
mathématiques. Si réduite et si simplifiée qu'elle soit,
la réalité n'en demeure pas moins un objet de science,
un substratum solide et utile de pensée et de rai^
sonhement. Sans doute, les vérités de raison pure
n'autorisent par elles-mêmes aucune affirmation dans
l'ordre des réalisations et des existences particulières :
nous disons"par elles-mêmes, car, si on les combine avec
des faits de conscience ou d'observation, des données
expérimentales, elles deviennent fécondes même sur
le terrain des existences. Elles nous fournissent un
moyen sûr, une valeur stable pour apprécier, mesurer
le réel, et nous diriger dans les recherches qui le con-
cernent. Aussi appliquons-nous constamment l'uni-
versel à des cas particuliers, à des réalités concrètes
où il se trouve, quant à sou contenu objectif, à l'état
de réalisation individuelle : rationes illas (juniversales)
applicat adresparticutares « quarutn sunt », admini-
culo in/eriorum virium (i). Ainsi'l'intelligible et le.
sensible coïncident, nous sentons et pensons le même
*
objet.
Ces notions auraient besoin de plus longs dévelop-
pements pour ceux qui ne sont pas initiés à la théorie

In Botliutnde Trinitole,<|.v, a. s.
(i) S. TitOM.,
NOTIONSGÉNÉRALES V* of

de la connaissance d'Aristote et de saint Thomas.


Nous aurons plus d'une occasion d'y revenir et de
les préciser et élucider encore. Pour le moment, il
nous suffira, dans l'ordre d'idées que nous poursuivons
ici, d'ajouter quelques mots à l'adresse de ceux qui
voient une preuve de la subjectivité et de l'irréalité
de l'abstrait dans son extension elle-même. Il dépasse, ..
nous dit-on, la réalité concrète, il est donc en désac-
cord avec clic, et aucune superposition n'est possible
de l'un à l'autre. Dans ces conditions, il sera conforme
au véritable esprit scientifique d'éliminer le plus pos-
sible l'abstrait de la science, comme un élément endo-
gène et subjectif. Ce raisonnement ne peut aboutir logi-
quement qu'à la ruine de la science elle-même. Cette
dernière ne saurait se passer de la généralisation; or,
généraliser, c*cst abstraire. Le résultat le plus immé-
diat, le plus obvie de la généralisation n'cst-il pas de
rendre une notion commune à Un grand nombre
d'objets et de phénomènes? Et comment pourrait-elle
être commune, c'est-à-dire susceptible d'être attribuée
à plusieurs, si elle n'est pas abstraite de toute réalité
concrète individuelle? Il y aurait manifcstcmenl'incom-
patibilité dans les termes. Aucun caractère strictement
individuel n'est prédicablc, disent avec raison les sco-
lasliqucs. C'est là le propre du caractère abstrait. On
ne peut nier qu'il ne gagne en généralité, en extension.
Mais devons-nous admettre qu'il rompt, par le fait
même, avec la réalité? Non, cela ne ressort nullement
du procédé suivi dans la généralisation. Ce procédé
n'a qu'un but: transformer l'expérience sensible en
notions ou propositions générales, ou, si l'on veut,
en lois et en principes. En d'autres termes, il nous
fait passer des caractères individuels aux caractères
spécifiques, par l'induction dans les sciences expéri-
'
Qi PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANS LA SCIENCE
'''"-.• *.'
mentales, par l'analyse des concepts dans les sciences
rationnelles. Or, celte transformation a pour résultat
de modifier l'état d'une donnéo concrète et non son
contenu. Co qui disparaît ioi, c'est l'état individuel et
sensible qui s'oppose à l'intelligibilité immédiate: ce
qui restô, au contraire, c'est le contenu fourni par
l'expérience. Mais, étant désindividualisé, il dépasse
nécessairement ectto dernière, en ce sens qu'il n'est
pas simplement la somme des formes réalisées ou des
cas observés, mais qu'il s'étend à un nombre illimité
de formes ou do phénomènes possibles du môme
ordre. C'est par suite do son indépendance même
de telle ou de telle existence individuelle quo l'uni*
versol peut être correctement appliqué dans les cas
concrets et réels sans préjudice pour ceux qui sont
purement possibles. Sous les traits ressemblants des
réalités individuelles, l'esprit perçoit les propriétés
spécifiques et communes. Il peut les considérer à part
comme il peut on fairo l'attribution à ces mêmes réa*
lités d'où il les a tirées. Quant à dire quo l'universel,
en tant qu'il dépasso l'expérience brute, n'apporte
aucune information nouvelle ni objective, on no sau-
rait l'admettrcQu'y a-t-il de plus nouveau quo de
s'élever des réalités individuelles, variables et contin-
gentes à une loi généralo? Et qu'y-a-t-il aussi de plus
objectif puisque celte loi embrasse tous les cas même
futurs et possibles? Dans la formation de la science
humaine,'aucun progrès n'est comparablo à ccltil-lù.
La conquête de l'abstrait est» sans contredit, la plus
noble et la plus utile conquête de l'homme. C'est le
fondement le plus vrai et le plus solide do son empire
sur le monde. Si sa connaissance restait limitée et
comme liée à l'individualité matérielle des objets et
dei fait», il ne serait même pas perfectible. Au Heu
>'
NOTIONSGENERALES t . \ ,63;\-f,

de commander à la nature, il ne pourrait que lui obéir


dans les étroites limites des formes individuelles de sa
connaissance.
Pour ce qui est du privilège qu'aurait le monde
réel de concilier les contraires et de fournir des solu-
tions opposées à celles de la logique abstraite, il no,
'
repose que sur la confusion et l'équivoque. Il est
bien évident que les questions ne se posent pas dans
la pratique avec la simplicité idéale qu'elles ont dans
l'abstrait. Le concret est toujours complexe. Si la for-
mule ou la loi abstraite ne se réalise pas toujours dans
toute sa rigueur, la chose n'a rien d'étonnant ni d'in*
compréhensible. Cette loi n'est pas la seulo à agir
dans lo domaine du réel. Elle s'y trpuvo en opposi-
tion ou en concurrence avec d'autres lois qui en com-
promettent ou contrarient l'effet. Souvent même, dans
le cas d'une causo intelligente et libre, il y aura lieu
de tempérer et de mitiger volontairement cet effet par
l'introduction d'un correctif d'un tout autre genre,
C'est pourquoi, loin de s'exclure, les contraires
s'accompagnent fréquemment dans la réalité. Il s'agit,,
par exemple, de ne pas dépasser son but, de ne pas
donner à une considération ou à une force un trop
grand développement, de tenir compte, en un mot,
do la complexité des choses et des questions. Malgré
son empirisme- systématique, A. llain s'exprime ainsi
au sujet do la réalisation de l'abstrait :
» Dans la réalité concrète, il peut y avoir des forces oppo-
santes qui neutralisent la loi abstraite. Il peut y avoir,
par suite, quelque différence entre les effets d'un pouvoir
qui agirait seul et les effets de ce mémo pouvoir agissant
on concurrence avec d'autres forces. La loi abstraite du
mouvement, à savoir la tendance des corps h persévérer
dans le même état, n'est pas réalisée, dans tes choses con«
54 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
\DANS LA SCIENOE

crêtes, en raison du frottement et des obstacles qui s'op-


posent au mouvement : la tendance à persévérer dans le
mouvement est contre-balancée par d'autres influences, et
il est possible de calculer le résultat complexe do Cette
composition de forces. L'intérêt personnel agissant seul
doit avoir certaines conséquences; mais s'il se mêle
d'autres motifs d'action, ce n'est plus à lui qu'il faut-
attribuer l'effet complexe qui se produit (1).
Nous trouvons donc dans les éléments multiples
du concret, dans les conditions diverses et parfois
hétérogènes des productions de la nature ou de l'art,
la cause des imperfections des formes existantes rela-
tivement à l'abstrait; nous y voyons aussi la raison
d'une certaine rencontre ou concomitance des con-
traires dans la réalité. Mais rien ne nous autorise
à opposer conlradictoircmenl le concret à l'abstrait
ni à parler d'une véritable conciliation des contraires
qui s'accomplirait sur le terrain de la vie. Dépasser
en perfection, ce n'est pas contredire : pas plus que
coexister à divers titres et, à plus forte raison, se
succéder dans le môme sujet, n'entraîne une identité.
C'est ce que saint Thomas résume dans la remarque
suivante : JYihil prohibet idem esse causam contra-
riorum secundum diversa; il n'y a aucun inconvénient
à admettre qu'une même cause sous différents rap-
ports puisse produire des effets contraires. Ainsi,
ajoutc-t-il, l'espérance peut être une cause de joie et
de tristesse : de joie, en tant qu'elle porte sur un bien
futur; de tristesse, en tant qu'elle suppose la privation
présente de ce même bien. Il nous semble que ces
distinctions, comme d'autres que nous avons faites
.dans les pages précédentes, peuvent jeter quelque

Logiquedéductiveet inductive,t. 1", p. 36.


(1)A. BAIN,
'
NOTIONS GÉNÉRALES 55

lumière sur la question capitale de l'abstraction. Con-


trairement à ce que font de nombreux savants de
nos jours, il faut admettre le fait de celte dernière
avec toutes ses conséquences; bien compris, il ne.nuit
en rien à l'objectivité de notre connaissance inlellec-
tuclle. L'esprit dégage la quantité ou toute autre forme
des réalités sensibles : il la saisit, la pénètre, la traite
par le raisonnement, indépendamment de ces mêmes
réalités, bien qu'il ait toujours besoin, dans ses opéra-
tions même les plus abstraites, d'un support concret
jouant, tout au moins, le rôle d'exemple. Ce réalisme
modéré fournit la clé des antinomies les plus irré-
ductibles en apparence; il répond à toutes les diffi-'
cultes, sauvegarde tous les droits, ceux de l'expérience
comme ceux de la raison.

Généralisation
des méthodes propres aux soieribes particulières.
»
.Nous avons signalé, parmi les causes qui ont le
plus contribué à l'abaissement et à l'incompréhension
de la philosophie, la généralisation des méthodes
propres aux sciences particulières. C'est là, en effet,
le péché originel des essais philosophiques de la plu-
part des savants de nos jours. Il est utile et intéressant
d'en étudier les multiples manifestations. C'est ce que
nous allons faire, sans chercher toutefois à les relever
toutes, ce qui nous entraînerait beaucoup trop loin.
Il y a donc des savants, et ils sont légion, qui se
font, plus ou moins consciemment, de leur spécialité
une sorte de philosophie première, à laquelle ils
s'efforcent de ramener toute notre vie intellectuelle i
elle est pour eux un critérium suprême ou encore un
cadre dans lequel tout doit rentrer. Ce qui n'est pas
M RAISOM.NEME.NT
MIILOSOVIIIE DAMStA SCIE.NCE 5
$6 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANS LA SCIENCE

fait à. cette mesure ou ce qui lie peut pas s'y adapter


aisément xVcst ni rationnel ni scientifique. Nous n'exa-
gérons rien, comme on va pouvoir s'en convaincre
tout d'abord par l'idée même qu'ils se font de la phi-
losophie. Les définitions qu'ils donnent de celle der-
niôre supposent toutes, comme une chose acquise, cl
incontestable, que la science positive embrasse la tola-
• lité du réel. N'est-ce
pas cette persuasion qui a dicté
le jugement qui suit :
Je pense qu'il faudrait réserver le mot philosophie pour
les poèmes et les rêveries sur la métaphysique; ce sont
des plantes qu on ne cultive pas dans les laboratoires (i).

ïf.t qu'y a-t-il autre chose qu'un scientisme étroit et


systématiquement fermé dans cette autre appréciation :
La philosophie étant de l'imagination interprétée au
moyen de la raison représente le maximum de ce que
peut cette dernière sans la ressource des méthodes expé-
rimentales. La science contient aussi des hypothèses créées
par l'imagination, mais cllo les soumet au contrôle de
l'oxperienec et de l'observation (a).
Mais tout cela n'est rien, comparé tî la notion que
se forme un autre savant de la métaphysique : ,
La métaphysique, dit-il, est uno prosopopéc dont on
est dupe. C'est uno figure de rhétorique que l'on prend
pour une réalité. Quand Schahabarim, de son bras
étendu, montrait dans lo Bélier la porto de la génération
/ humaine, dans lo Capricorne, colle du. rotpur vers les
dieux, Salammbô s'efforçait dp les apercevoir, car eïlp,
prenait ces conceptions pour des réalités; cllo acceptait.

Citationde 0, LE Bp.v,Viedes vérités,p.. a»a.


(i) E, PICARD.
(a) G.LB BOK,Viedes vfrités, p. aao.
NOTIONSGENERALES 5?

comme vrais en eux-mêmes de purs symboles et jusqu'à


des manières de langage, distinction qui n'était pas non
phis toujours bien nette pour le prêtre.
Les métaphysiciens procèdent do même. Ils consi-
dèrent les propriétés comme ayant une existence réelle,
indépendante de tout substratum, et ils en font des
entités mystérieuses. D'autre part, n'apercevant pas,
l'origino expérimentale des idées générales que le trans-
formisme explique si clairement, ils les considèrent
comme ayant été déposées toutes faites dans le cerveau
de l'homme. Les uns Jcs regardent comme ayant une'
réalité supérieure aux faits. D'autres, eu contraire, qui
ont perdu la confiance dans la divinité, sont rendus
sceptiques par cette origine un peu vague, et ils arrivent
à considérer les idées générales élémentaires comme uno
formo imposée arbitrairement à l'intelligence humaino
et dépourvue de touto valeur objective. Cette variété
pseudo-scientifique de la métaphysique est actuellement
la plus répandue, et c'est la plus dangereuse de toutes (i).
C'est ce inème auteur qui déclare, comme nous
l'avons dit plus haut, que l'abstraclion totale esl le
propre de la métaphysique « totale », c'est-à-dire
qui élimine tout et discute et raisonne sur le reste.
Il faudrait d'abord démontrer, dit-il encore, qu'il reste
quelque chose quand on a éliminé tout co qui peut être
scientifiquement démontré; car il no suffit pas de le
baptiser pour prouver que co quelque chose existe; le
baptême ne confère pas l'existence.
Enfin, d'autres savants s'imaginent la philosophie
comme l'expression d'un sentiment ou d'une ten-
dance mystique de l'Ame humaine, tendance étran-
gère au cycle du rationnel. Nous croyons inutile de

(i) P. DELDET,
la Scienceet la réalité, p. Q8.
58 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANS LA SCIENCE

faire d'autres citations; on en trouvera de semblables


à celles qu'on vient de lire, et en grand nombre, dans
les ouvrages de nos savants contemporains, toutes les
fois qu'ils s'élèvent à des considérations générales et
cherchent à s'orienter dans leur propre spécialité.
Celles que nous venons de faire peuvent être regardées
comme représentatives de l'opinion de la science offi-
cielle au sujet de la philosophie et en particulier de
la métaphysique. Les exceptions sont plutôt rares.
Cette opinion peut se formuler ainsi : i° La méthode
expérimentale est la seule méthode valable et scien-
tifique; 2° elle embrasse, par ses propres moyens, la
totalité de la vérité accessible; 3° le concret est la
seule forme du réel; une connaissance qui sort de ce
qui nous est empiriquement donné perd toute valeur
objective; 4° l'expérience est la seule raison déter-
minante de l'adhésion de notre esprit à une proposi-
tion quelconque. Nous ne croyons pas qu'il y ait
autre chose à la base des explications, généralisations
ou critiques à grande portée, qui constituent la philo-
sophie scientifique. Sans doute, ces affirmations ne se
produisent pas toujours sous cette forme nette el crue
chez les auteurs dont nous parlons; mais elles n'en
gouvernent pas moins leur pensée. G'csl un fort
volume qu'il faudrait pour en montrer les erreurs el
les contradictions. Nous ne toucherons ici qu'à,
quelques points fondamentaux, nous en remettant
pour le reste à d'autres parties de notre présent
travail.
On ne peut nier que la doctrine que nous venons
de résumer rie soit grosse de conséquences : clic
prétend exprimer le caractère et donner la mesure
de toute la connaissance humaine. Avant tout autre
examen; nous demanderons à ceux qui la soutiennent
NOTIONSGÉNÉRALES 69

si elle est vraiment du ressort d'une science parti-


culière, si elle est le résultat d'une application de la
méthode expérimentale. La réponse à ces questions
est d'une grande importance dans la matière qui
nous occupe. Si les assertions susdites no peuvent
être regardées, à proprement parler, comme étant
le fruit de l'expérience; si cette dernière est inca-
pable d'en expliquer l'origine ou d'en rendre compte
par elle-même, la question change entièrement
d'aspect. Ce n'est plus au nom de l'expérience, mais
au nom. de principes d'origine rationnelle, que le
scientisme positiviste fait la critique de la philo-
sophie et de la métaphysique. Dans ces conditions,
il se combat et se détruit lui-même. Ses armes ne
sont qu'un emprunt déguisé fait à un ordre de con-
sidérations dont il se propose de,montrer l'inanité.
Or, c'est bien ainsi que les choses se passent entre
lui et nous. Les preuves du droit souverain et
exclusif de l'expérience « ne sont pas des plantes
qu'on cultive dans les laboratoires ». On ne voit
pas non plus qu'il soit possible, par cette même
voie, de démontrer qu'en dehors de la méthode
expérimentale, il n'y a que mystique" et sentiment.
Et que dire des vérités nécessaires et universelles?
Pourra-t-on les composer ou les expliquer avec des
faits ou des éléments individuels, variables et con-
tingents? La chose étant impossible, on se rabat sur
1,'induction. Mais, outre que, réduite à son propre
mécanisme, elle n'aboutit qu'à des constatations
générales dé fait, il reste à prouver la légitimité de
cette opération logique. C'est toute la critique de
l'entendement humain qui se trouve ainsi mise
à l'élude. Or, une question de cette envergure sort
manifestement des cadres des sciences particulières
60 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANS LA SCIENCE

et positives. Elle les intéresse et les domine toutes :


elle est la racine qui les fait vivre, le fondement qui
les soutient, le nerf qui les anime. On se retrouve
ainsi en présence d'une nouvelle métaphysique. On
peut dire de la philosophie comme du phénix
antique : nioriendo vivit : elle renaît de ses cendres,
elle s'affirme par les efforts mêmes tentés pour la
détruire et en démontrer le caractère chimérique;
elle s'affirme par toutes les questions qui se posent
concernant les méthodes et les principes des sciences
particulières. Les questions spécifiques posées et
étudiées par ces dernières en soulèvent d'autres d'un
ordre plus élevé, plus universel, qui relèvent d'une'
science qui fait précisément des généralités son objet
propre.
En réalité, tous ceux qui ont combattu ou proscrit la
métaphysique l'ont fait revivre sous une autre forme
ou sous un autre nom. Nous ne parlons pas ici, bien
entendu, de certains esprits légers qui traitent par
un silence affecté ou le mépris,- lout ce qui dépasse
leur petite spécialité. Nous prenons à leur égard l'atti-
tude dont ils nous donnent l'exemple, en réservant
notre attention pour ceux qui ont parlé sérieusement
de choses sérieuses. Kant est, sans contredit, le plus
célèbre de ceux qui ont reconstruit, à leur manière,
ce qu'ils se proposaient de proscrire cl de ruiner. 11
n'est pas nécessaire d'avoir fait une étude bien appro-
fondie de sa « Critique de la raison pure » pour savoir
que les questions el les problèmes de la plus haute
philosophie y sont examinés et résolus confor-
mément à certains principes. Il nous dit lui-même que
son but est de rechercher « la solution do la question
de la possibilité ou de l'impossibilité d'une méta-
physique en général et la détermination de ses
NOTIONS'GÉNÉRALES 6l

sources, de son étendue et de ses limites » (i). Il


a pris, comme point de départ, la contre-partie de
l'opinion du vulgaire cl de la philosophie ancienne,
sur la nécessité, pour notre connaissance, de se régler
d'après les objets. Il à supposé, lui, que les objets
devaient se régler sur nos connaissances. A là lumière,
de ce principe, il a édifié une métaphysique nouvelle .
dont on ne pourra jamais dire, comme de celle
d'Aristote et de saint.Thomas, qu'elle est « la métft- /
physique naturelle de l'intelligence humaine ». Mais
il n'en demeure pas moins vrai qu'on ne saurait se
livrer à vme critique raisonnée de la science des pre-
mières causes, sans faire appel aux procédés et aux
principes mêmes qu'on entreprend de ruiner. La
raison en esl qu'il est aussi impossible à nolré esprit
de se mouvoir hors des notions trnnsccndanlalcs
qu'à notre corps de respirer et de vivre hors de
l'atmosphère. On peut bien se refuser à faire des pre-
miers principes un examen à part, une étude spéciale,
mais ils ne cessent point pour cela d'agir ni d'imposer
leur loi à tout travail scientifique.' Pas plus que Kant,
A. Comte n'a pu éviter de se mettre en contradiction
avec lui-même, nous voulons dire avec la loi fonda-
mentale de son système. Il ne suffit pas, en effet, de
dénommer positives certaines considérations pour ,
qu'elles le soient en réalité. Ainsi, on aura beau
qualifier de la sorte la loi des trois étals, elle n'en
restera pas moins une généralisation arbitraire et arti-
ficielle. Nous voudrions savoir aussi comment s'y
prendrait le positiviste le plus décidé pour faire la
preuve, par la seule expérience, de celte assertion

0) K. KAKT,Critiquede la raisonpure. Préface.TraductionJ. DAPIXI,


revue par ÀRCHAMBAULT.
6V PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANS LA SCIENCE

chère au même A. Comte : rien n'est absolu, si ce


n'est cette proposition : tout est relatif. Aucune obser-
vation naturelle ou provoquée, aucun raisonnement
expérimental, aucune induction basée sur des faits
particuliers ne peuvent conduire à une conclusion de
ce genre. Pour essayer de l'établir, il est indispensable
d'aborder un grand nombre de problèmes de philoso-
phie pure et rationnelle, et de sortir dos conditions du
savoir positif.
On dira peut-être que la proposition dont il s'agit,
ainsi que tant d'autres de la même extension qui 3C
rencontrent dans la science ou la philosophie natu-
relles, ne yiolent nullement la règle suprême de la
positivité, qui consiste à n'affirmer ou nier que des
faits particuliers ou généraux; car elles se réduisent
pour le moins à renonciation d'un (ait général. Ce
raisonnement repose sur une équivoque : ensuite, il
prouve beaucoup trop. La question est de savoir
comment s'opère cette transformation et si elle n'a
pas pour premier effet de nous faire franchir les
limites de la connaissance empirique. Qu'est-ce qu'on
entend par fait général ? On accordera, sans peine,
je pense, qu'un tel fait implique abstraction do l'exis-
tence réelle. Il revêt, dès lors, un caractère idéal et
spécifique et constitue, par là même, une proposition
ou une loi s'appliquant à un nombre illimité de cas
particuliers. Du point de vue positiviste, l'expérience
est largement dépassée par suite de celte transfor-
mation. Par ailleurs, si un fait général de cette nature
est une condition suffisante de positivité, il faut dire
que la connaissance positive n'a plus de limites: on
devra l'étendre même aux principes les plus abstraits
et les plus universels, comme ceux d'identité et de
contradiction, attendu qu'ils ne sont rien autre, dans
NOTIONSGÉNÉRALES 63
0
leur fond, que des faits très généraux. Pour être
conséquents avec eux-mêmes, les positivistes purs
devraient déclarer ouvertement que la première et
plus essentielle condition de positivité consiste à ne
pas faire abstraction du fait de l'existence. Cette atti-
tude se comprendrait, mais prétendre que l'expé-
rience transformée, qu'une proposition dérivée direc-
tement ou indirectement de l'ordre sensible donnent
pleine satisfaction à la science positive comme telle,
c'est vouloir caractériser cette dernière par un trait
commun à toutes les sciences : c'e3t abandonner soi-
même explicitement la thèse qu'on se propose d'éta-
blir. D'autre part, si l'on veut s'enfermer résolument
dans les limites des existences particulières, il faudra
renoncer à faire de la science proprement dite,
à moins qu'on ne se ré.'igne à s'inffiger un démenti
à soi-même cl à son principe, pour ainsi dire à chaque
pas. Ainsi.de quelque manière qu'on les envisage, la
science et surtout la philosophie positives ne vivent
que de contradictions.
C'est le sort inévitable de tous ceux qui combattent
la philosophie, soit qu'ils se placent, pour cela, sur
son terrain, soit qu'ils s'efforcent d'établir l'auto-
nonne complète, la maîtrise absolue et universelle
de l'expérience, souvent prise par eux dans un sens
matérialiste. A vrai dire, l'erreur de ces derniers est
de croire qu'une science particulière peut faire la
preuve de ses principes propres. Or, une telle
démonstration n'est pas son affaire. Manifestum est,
dit avec raison saint Thomas, quod non est unius-
cujusque» scientim demonstrare principia sua pro-
pria (i). Par principes, il faut on tendre ici les élê-

(i) S. TIIOM.,
Poster,analyt., I. I, q. xvii.
6$ PHILOSOPHIEDU RMSONNÊWENTDANS LA SCIENCE

ments générateurs d'une science, au nombre desquels


on doit placer non seulement son objet, mais encore
les premiers jugements qu'il suggère de lui-même,
sans aucune recherche scientifique. Ainsi, pour les
mathématiques, ces principes seront la quantité abs-
traite et,les axiomes qui représentent les notions
qu'on acquiert de cette quantité naturellement, c'est-
à-dire à première vue. On comprend, sans peine,
qu'il n'appartient pas au mathématicien comme tel
de démontrer l'origine et la réalité de ces données
constitutives, comme serait, par exemple, de faire la
théorie de l'abstraction ou de déterminer la valeur
el la portée des axiomes géométriques. Cela, c'est
précisément l'objet et le rôle de la philosophie cl,
en particulier, de la métaphysique. Il n'appartient
pas davantage au physicien de prouver l'existence
du monde extérieur ou les fondements cl la légitimité
de l'induction. Une science particulière ne peut se
dépasser; clic ne peut, sans cesser d'être elle-même,
c'esl-à-diro sans faire appel à des principes communs
à toutes les sciences, sans empiéter, en un mot, sur
le terrain propre de la philosophie. Ce travers
regrettable et cause de tant d'erreurs et de confusions
n'en est pas moins habituel à la plupart des savants
de nos jours (i). Ils ne résistent guère à la tentation
de raisonner sur les éléments générateurs el sur les
assises profondes de leur science, autrement dit à la
tentation de faire de la philosophie; mais ce qui les
distingue des vrais philosophes, c'est qu'ils en font
à l'occasion d'autre chose, sans l'avoir étudiée et
môme sans vouloir en convenir. Nous ajouterons
(i) Oi trouveinOmece besoinde philosopherà lï-tat lancinantchez
quequcs'iinsdVnlre eux, comme1\ Le Ojntcc, GustaveLe Bon et
plusieursautres.
NOTIONSGÉNÉRALES 65

qu'ils en fonl avec une grande inconscience des dif-


ficultés et nne candeur de novice.
Il faut voir avec quelle facilité ils tranchent, en
quelques mots, les questions les plus graves. Ainsi,
ils diront en passant, comme nne chose qui va de
soi : la liberté est incompatible avec le principe de
causalité. Une autre fois, ce sont les rapports du
concret et de l'abstrait ou les problèmes si impor-
tants de la connaissance, qui sont présentés et
résolus incidemment. On formulera, par exemple,
ce jugement sommaire : les discussions sur les uni-
versaux sont stériles : l'expression « l'homme »
signifie simplement tous les hommes. Il arrive ailssi
que ces mêmes savants croient faire de véritables
découvertes dans le monde des idées générales et des
questions philosophiques où ils s'aventurent par
hasard : ils s'imaginent facilement tomber sur des
objections nouvelles contre telle ou telle doctrine
reçue. En réalité, elles ne sont nouvelles que pour
eux. Elles se trouvent tout au long exposées el
réfutées chez des auteurs d'une vénérable antiquité.
En résumé, la critique ou la négation de la philo-
sophie, qu'elle se produise au nom de principes
rationnels ou au nom du droit souverain cl exclusif
de l'expérience pure, implique une contradiction
manifeste. G'esl là une thèse qu'on abandonne par
la démonstration même qu'on veut en faire. Ensuite,
les sciences particulières, sans en excepter les plus
positives, loin de fournir des armes contre la méta-
physique et la philosophie, en fournissent plutôt les
éléments par les nombreuses questions qui se posent
à leur sujet, et auxquelles il ne leur appartient pas
de répondre. On prèle la pensée suivante à Carlyle :
Aile?. asseE profond, il y a de la musique partout.
66 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANS LA SCIENCE

Combien il est plus vrai encore de dire : Allez assez


profond, il,y a de la philosophie partout.
Après ces considérations sur la portée générale de
la critique négative qu'on fait de la philosophie au
nom de la science positive, il ne sera pas inutile de
relever maintenant quelques appréciations, préjugés
ou reproches en particulier. Nous n'avons, pour
cela, qu'à nous reporter aux citations faites plus
haut et aux propositions dans lesquelles nous avons
résumé les doctrines qu'un certain empirisme oppose
à la philosophie. Nous avons entendu des savants
très graves comparer la philosophie à un poème ou
une rêverie quelconque, et déclarer que la métaphy-
sique est une prosopopée dont on est dupe. Cette exé-
cution sommaire de choses qui ont tenu une si
grande place dans les préoccupations des plus nobles
esprits et dans l'histoire de la civilisation ne peut
que choquer vivement un lecteur sérieux. On peut
dire sans rien exagérer qu'elle est suspecte a priori
de légèreté, de suffisance et de pauvreté d'information.
Nous ajouterons même qu'elle ne semble possible
qu'à des savants qui prennent les limites de leur
spécialité pour des points d'arrêt de la pensée. En
tout cas, il n'est pas téméraire de supposer que les
ailleurs de pareils jugements n'ont jamais jeté le
moindre coup d'oeil sur la métaphysique d'Arislote,
ni sur les commentaires autorisés qui en ont été faits
par de vigoureux et profonds penseurs. S'ils l'avaient
fait,, ils n'auraient certainement pas eu l'idée baroque
de voir une figure de rhétorique ou une affaire de
poésie cl de sentiment dans la métaphysique. Ils
y auraient vu tout le contraire, à savoir que la méta-
physique possède un objet distinct et nettement défini.
D'une manière générale, la science a pour fonction
NOTIONSGÉNÉRALES 6?

essentielle de connaître ce qui est. Mais les aspects


du réel étant multiples, ils ne peuvent être envisagés
Ions par une seule et même science. Aussi voyons-
nous que chaque porlion de la réalité a donné lieu à
une science particulière. La métaphysique, elle, étudie
l'être comme tel : OswpeîTÔ5Vré vt (i), l'être dans toute
la profondeur du mot. C'est là son terrain propre,
son objet formel et immédiat. Elle ne se confond avec
aucune des sciences particulières : ces dernières ne
s'allachenl qu'à une partie de l'être, sv pipe»,eïr.rr/î JA'/*..
Pour la philosophie première, elle examine l'être
universellement et ses attributs essentiels. L'être ainsi
considéré fournit la matière de propositions évidentes
par elles-mêmes, nécessaires et universelles comme
les principes d'identité et de contradiction. Elles sont
les premières assises et la règle suprême de toutes
nos acquisitions ultérieures : elles constituent en
quelque sorte le cadre dans lequel s'inscrivent et se
détachent les sciences particulières, l'étendue dans
laquelle elles se meuvent. Il faut les regarder comme
les lois les plus générales de l'être qui sont présentes
à toutes les vérités particulières, comme le fondement
l'est à toutes les superstructures, à tous les dévelop-
pements de l'édifice. De même qu'on ne peut con-
cevoir une nature existante en dehors de l'être, de
même une science qui ne se rattacherait pas, en
dernière analyse, à la métaphysique n'aurait aucun
sens. Ce n'est que par suite d'une illusion grossière
ou d'une vue très superficielle des choses de la pensée
qu'on pourrait croire que cette science se soutient
elle-même.
11 n'est pas difficile de comprendre que les vérités

(t) Mélaphys.,I. IV, VI, I.


(>8 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANS LA SCIENCE

particulières ne sont que déterminations successives


des axiomes métaphysiques. L'être, il est vrai, n'est
pas étranger à ces déterminations ni aux différences
quelles qu'elles soient, qui peuvent se présenter : il-
les informe et les pénètre toutes, même les plus
légères. Celles-ci ne s'ajoutent pas à l'être comme
l'espèce au genre, c'est-à-dire comme un élément
nouveau, mais comme un mode d'être qui n'est pas
explicitement énoncé dans la notion transcendantalc :
ialis additio non potest esse nisi rationis tuntum,
cura nullam rem importet quoe non sit eus, licet ali-
quid dicat quod ens non dicit (i). C'est l'affaire du
savant spécialisé que de s'occuper de ces caractères
particuliers et différentiels des choses et des faits :
ainsi, le mathématicien n'envisage qu'un_mode de
l'être, qu'un attribut du réel, la quantité: ens quantum.
Mais c'est l'affaire du philosophe que de s'occuper
des objets et principes communs à tous les èlres et
à toutes les sciences. Il n'est rien autre qu'un spé-
cialiste des plus hautes et des plus vastes généralités :
un spécialiste de l'être el de tout ce qui rentre dans
la nature de l'être comme tel, c'est-à-dire de ses
attributs essentiels, ce qui n'est point le cas des indi-
vidus, ni des espèces, ni des genres, ni rien de ce
qui rappelle le mode d'être matériel : Weo^îï th ov -\
ov /al ?'/ TOÛT(;> ùïtàpyovra xaO'ayti (a). Mais, dira-l-on,
l'être considéré à ce degré d'abstraction est une
forme vide; il ne représente rien, ne conduit à rien.
On le voit : c'est toujours la même difficulté, prove-
nant toujours de cette même idée que l'abstraction
dévore l'objet de la pensée, surtout l'objet fourni

(i) Opusc.philosoph.Denatura generis, c. n.


Métaphys.,I. \, c. iv. f
(a) ARIST.,
NQXIONSGÉNÉRALES 69

par l'expérience, qu'elle coupe le lien entre la science


et la réalité, au lieu, de le resserrer conformément
à la tendance bien connue de la science moderne.
Or, l'abstraction ne dévore rien du tout, pas plus la
quantité et le.nombre en mathématiques que l'être
en métaphysique. Le travail d'élimination qu'elle
accomplit porte sur le contingent et. le particulier;,
mais il relient la, nature commune à tous les indi-
vidus d'une même espèce; il saisit le général dans les
phénomènes qui l'individualisent. En un mot, il
conduit l'expérience à ce qui en esl le véritable bul,
c'est-à-dire l'universel.
Ainsi, l'abstraction, au lieu d'absorber et de détruire
les matériaux de la science, en déguge et en retient
l'essentiel. Par contre, ce qui est absolument incom-
préhensible, c'est, la pensée sans contenu; la pensée
après l'abstraction totale, l'élimination de lout, qui
serait la caractéristique de la philosophie première,
au dire, de nos savants. Non, l'être, même vide de
toute détermination individuelle, spécifique et con-
crète, n'est pas un pur mol. Avec son cortège
d'axiomes, il est. le fondement inébranlable de toute
la connaissance humaine. Sous le rapport de la
science pure envisagée dans sa plus haute expres-
sion, il n'est pas d'objet d'étude plus lumineux et
plus fécond; car les données de la métaphysique
ainsi comprise, qu'elles soient immédiates ou infé-
rées, traduisent les lois les plus universelles de
l'être; elles apparaissent comme une mesure inva-
riable dans la perpétuelle mobilité des choses sensibles
cl individuelles, comme un aspect supérieur et néces-
saire des cas particuliers, des réalités changeantes.
Sans doute, elles n'en expriment que le contour et
comme, les lois limites; sans doute, elles demandent
?0 DANS LA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

à être remplies par une matière concrète. Mais cela


ne diminue en rien leur valeur intrinsèque ni l'impor-
tance de leur rôle. Privé de leur secours, le savant se
trouve sans guide, sans boussole, nous voulons dire
sans aucun principe directeur; il est même incapable
de fournir une explication satisfaisante pour l'esprit,
des phénomènes qu'il étudie. Car l'esprit n'est vrai-
ment satisfait que par la connaissance de la loi néces-
saire et universelle.
. Il nous suffit d'avoir rappelé ces quelques notions
pour montrer combien sont vaines les condam-
nations portées par les scientistes contemporains
contre la métaphysique traditionnelle. Ils s'en font
une idée fausse, ils en ignorent jusqu'à l'objet véri-
table. On peut justement leur faire, au sujet de la
métaphysique, la recommandation que Pascal adres-
sait aux incrédules concernant la religion : Avant
de la combattre, apprenez donc à la connaître/Nous ne
leur reprochons pas précisément de ne pas adopter les
doctrines des grands maîtres de la philosophie médié-
vale : ce que nous leur reprochons, ce que nous jugeons
intolérable et antiscientifique chez eux, c'est l'igno-
rance dont ils font preuve à cet égard; ignorance qui
se rencontre même chez ceux qui sont le plus férus
d'érudition. Cette incuriosité témoigne d'un mépris
évident. Plusieurs d'entre eux donnent nettement
l'impression qu'ils ne savent de la scolastiquc, que ce
qu'ils en ont appris dans Rabelais ou Molière. Cela ne
les empêche pas de formuler à toule occasion contre
clic les critiques cl les accusations les plus graves.
Nous ne relèverons ici que celles qui se rapportent
aux questions que nous traitons dans ce chapitre.
Le cliché le plus ordinaire et le plus obligatoire est,
sans aucun doute, celui qui a trait au « verbalisme »
NOTIONSGÉNÉRALES Jl

et à « l'cnlitéisme » des scolastiques. Si.les auteurs


que nous avons en vue parlent d'abstraction, ils se
croient tenus d'ajouter aussitôt :
J'insiste sur co que le mot « abstractif » n'a rien de"
comparable, ici, à l'abstraction scolastique et verbale.
C'est une abstraction concrète en ce sens qu'elle décom-
pose une réalité donnée en ses éléments (i).
Nous avons vu que l'abstraction ne se borne pas
à isoler des propriétés que l'expérience nous montre
réunies dans un même objet; elle fait plus que cela,
elle généralise les rapports et les caractères indivi-
duels. C'est même là son oeuvre essentielle.
Un autre parlera dans la même circonstance « de
l'idole antique, de l'abstraction grossière des époques
d'ignorance », ou bien encore il dira dans un autre
passage :
Les abstractions considérées comme autant d'éléments
constitutifs des choses sont d'abord de simples hypo-
thèses. Contrôlées, vérifiées, elles deviennent la matière
môme ou l'objet du savoir réel ; mais restées nou vérifiées,
ou confrontées aux faits avec hâte et d'une façon incom-
plète, elles forment la flore immense des entités verbales,
des termes généraux vagues, des suppositions pares-
seuses, des hypothèses prématurément changées en
dogmes qui encombrent les sciences commençantes et
empiriques (et les ontologies théologiques et métaphy-
siques répondant si bien à l'idée qu'on doit so faire d'une
philosophie non constituée) (a).
L'auteur oublie qu'il existe des abstractions qui
n'ont absolument rien d'hypothétique : celles, par

(i) A. HEY,ta Philosophiemoderne,c. n, p. 85.


(a) E. DEIloBKivrr,
les Conceptsde la raison et les lois de l'univers
c. H, p. 18.
PHILOSOPHIEnu H.USO.NNEME.XT
t>.*xs
LASCIENCK
22 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANS LA SCIENCE

exemple, qui nous mettent en possession des pre-


miers principes, qu'ils soient communs à toutes les
sciences ou propres à une science particulière, comme
les axiomes géométriques. Dans ce cas, * c'est un fait
que nous n'attendons nullement îcs témoignages
répétés de l'expérience pour généraliser ni pour donner
notre adhésion ferme et entière à ces mêmes prin-
cipes. Il n'y a donc pas lieu à contrôle ni à vérifica-
tion expérimentale. Et il en esl ainsi même pour
les conclusions des sciences purement rationnelles
comme les mathématiques. Par ailleurs, nous ne vou-
lons pas nier que les abstractions complexes des
sciences naturelles, pour être valables, ne doivent
être précédées de longues recherches el sérieusement
confrontées avec les faits. Mais c'est un grave abus
que d'étendre à toute pensée les conditions d'un
savoir particulier et spécialisé. Les auteurs même les
plus modérés et les plus réfléchis ne sont pas exempts
de la légèreté que nous signalons et déplorons ici,
dans leurs jugements portés sur la scolasliquc.
Détachées du groupe dont elles faisaient partie et géné-
ralisées, dit l'un d'eux, les qualités abstraites n'ont qu'une
existence nominale; les réaliser, c'est les douer d'une
existence objective, c'est affirmer que chacune d'elles a en
soi une réalité supérieure à ses manifestations phénomé-
nales et indépendantes de toutes les autres qualités qui
l'accompagnent dans la représentation sensible; c'est, par
conséquent, créer de toutes pièces, au delà de ce qui
apparaît, un être qui, sans apparaître jamais lui-même,
est partout et toujours le support invisible de ce que nous
voyons. Ainsi faisaient les scolastiqucs (i).
Il n'est pas nécessaire d'avoir beaucoup fréquenté
l'Ecole pour savoir que ces critiques ne sont nulle-
la Sciencepositiveet la métaphysique,c. iv, p. 4".
(t) K. LIARD,
NOTIONSGÉNÉRALE8 "?3

ment fondées. On ne trouverait pas, môme chez


les scolastiques décadents de la seconde moitié du
xvc siècle, un seul auteur auquel elles pourraient jus-
tement s'appliquer. C'est que tous ils faisaient une
distinction capitale, bien méconnue des savants
modernes : une distinction sans laquelle tout n'est
que confusion, équivoque, paralogisme dans les traités
de philosophie positive el scientifique. Ils distin-
guaient donc deux ordres de vérités : des vérités
idéales ou de raison qui expriment le rapport ou
l'enchaînement nécessaire des idées, abstraction faite
de l'existence actuelle des objets que ces idées repré-
sentent. C'est ce qui se vérifie dans les mathéma-
tiques et même dans toutes les sciences rationnelles.
Ensuite : des vérités positives ou d'expérience dont
le caractère essentiel est de se placer sur le lorrain
des existences, de n'exprimer 'que les faits du monde
réel. Ils estimaient avec raison que la première con-
dition de positivité est de ne pas abstraire de l'exis-
tence. Mais, tout en reconnaissant à l'ordre idéal
une valeur objective, ils n'ont jamais enseigné qu'il
fut capable par lui-même de nous donner la connais-
sance de la réalité, ni qu'il nous autorisât à produire
la moindre affirmation sur le terrain des existences.
Il est indispensable pour cela qu'il soit combiné
avec une donnée expérimentale. Il est assez évident
qu'on ne saurait accuser de réaliser des abstractions
ceux qui professent celle doctrine. N'cst-ellc pas la
répudiation raisonnée et systématique d'un lel abus?
Les savants modernes ont une conception beaucoup
moins nclto et moins juste des rapports du concret et
do l'abstrail. Au fond, quel est le grand reproche
qu'ils adressent à l'abstraction, sinon celui de n'être
oas réalisable? C'est à cela (pic se ramènent leurs
24 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANS LA SCIENCE

objections et leurs difficultés sur ce point et, souvent


môme, toute leur théorie de la connaissance. Nous
disons, nous, que l'abstrait et le concret expriment
l'un et l'autre quelque chose de réel; niais, qu'on ne
l'oublie pas, ils l'expriment d'une manière différente.
Toute la question est de savoir si cette différence de
modalité ou de forme fait tort au contenu réel, el
l'absorbe en le faisant disparaître et s'évanouir.
Nous avons vu déjà et nous verrons plus clairement
encore qu'il n'en est rien. Contentons-nous de rappeler,
pour le moment, qu'il n'est pas nécessaire à la vérité
de la connaissance que le concept soit le pendant de
la réalité et quant au contenu et quant au mode d'être.
Une telle exigence est la négation de toute connais-
sance humaine : une fois admise, elle devient une
source d'obscurités et de contradictions inextricables,
elle ne laisse d'autre issue que le subjectivisme pur.
Le lieu commun sur les abstractions réalisées par les
scolastiques auquel nos savants ont régulièrement
recours pourrait donc être abandonné par eux dans
l'intérêt de la vérité et de la justice, et nous ajoute-
rons, dans l'intérêt du bon goût, étant donné qu'il se
présente avec tous les caractères d'un mensonge con-
ventionnel. Maintenant, que les scolastiques, dans les
questions qui se rattachent aux sciences naturelles,
n'aient pas suffisamment pris pied sur les faits et les
réalités concrètes, nous l'accordons volontiers; mais
ce n'est pas faute d'avoir établi les droits primordiaux
de la méthode expérimentale en pareille matière. Ces
droits, ils les ont proclamés aussi clairement que
Bacon ou Descartes. S'il leur est arrivé parfois de les
méconnaître pratiquement, ce n'est certainement pas
pour avoir conféré l'existence à des entités métaphy-
siques ou attribué la vie réelle à des abstractions
NOTIONSGENERALES ?0

vides : cela lient à des causes qu'il n'y a pas lieu


d'exposer ici. En lout cas, il n'y a rien à retenir des
appréciations suivantes de C. Bernard.
Le métaphysicien, le scolastique et l'expérimentateur
procèdent tous par une idée a priori. La différence con-
siste en ce quo le scolastique impose son idée comme une
vérité absolue qu'il a trouvée et dont il déduit ensuite
par la logique seule toutes les conséquences. L'expéri-
mentateur, plus modeste, pose, au contraire, son idée
comme une interprétation anticipée de la nature, plus ou
moins probable, dont il déduit logiquement les consé-
quences qu'il confronte à chaque instant avec la réalité, au
moyen de l'expérience (i).
L'opposition que l'illustre physiologiste établit ici
entre l'expérimentateur et le scolastique n'a aucun
fondement ni dans l'histoire ni dans les doctrines de
l'Ecole. Elle répond à l'opinion courante sur cette
dernière, mais opinion toute factice et très superfi-
cielle. L'auteur aurait tout aussi bien pu opposer
l'expérimentateur au mathématicien. Celui-ci, en
effet, part visiblement de principes qu'il prend, avec
raison, pour des vérités absolues et dont il déduit par
la logique seule toutes les conséquences : principes
et conséquences qui n'attendent nullement le contrôle
de l'expérience pour emporter toute l'adhésion de
notre esprit, ainsi que notre savant le reconnaît for-
mellement lui-même dans un passage que nous avons
cité plus haut. Mais il oublie ici qu'il y a autre chose
que l'idée expérimentale proprement dite. Il y a des
notions, des principes obtenus par une généralisation
ou une inférenec immédiate : ce sont les notions trans-

it c. Het\»Ai\D,
Introductionà l'étudede la médecineexpérimentale,
c. H, p. 46.
?0 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANS LA SCIENCE

cendantales, les principes premiers, qu'ils soient,


nous l'avons dit, communs à toutes les sciences ou
propres à une science particulière. Dans co cas, il n'y
a pas de raisonnement expérimental ni même de
raisonnement quelconque, on passe d'emblée, et avec
l'assurance la plus entière, à une proposition univer-
selle, par la simple comparaison et même juxtaposi-
tion des deux termes. Dans ces conditions, « il serait
absurde de chercher à prouver ce qui est vrai absolu-
ment pour l'esprit el ce qu'il ne pourrait concevoir
autrement », dit avec raison notre auteur lui-même.
Il résulte des textes el des jugements que nous
venons de rapporter que les savants critiquent et
combattent une scolastique et une métaphysique
imaginaires. On demeure stupéfait en voyant quelles
opinions grossières cl absurdes ils.n'hésitent pas à
porter au compte des penseurs les plus profonds de
l'antiquité et du moyen Age. Ce qui perce dans lottl
cela, c'est le mépris du passé, mépris qui a naturelle-
ment pour contre-partie la religion et même la super-
stition de la science moderne. Cependant, un esprit
non prévenu ne peut nier l'anarchie profonde de la.
pensée contemporaine, l'absence de toute explication
rationnelle et vraiment satisfaisante dans la science
positive, sans parler de son peu d'inffuenec moralisa-
trice sur les individus ou sur les sociétés. Ce n'est pas
en élevant à l'absolu les procédés d'un obscur empi-
risme qu'on pourra remédier à ces maux et combler
ces lacunes. On ne fera, au contraire, que les ag-
graver, parce que l'unité de mesure, la règle ouïe cri-
térium suprême qu'on se crée de la sorte conduisent
aux plus graves erreurs par la mutilation de l'esprit
numain. La raison en est que celle mesure et cette
règle ne possédant aucune universalité vraie ne
NOTIONSGENERALES J*)

peuvent constituer un moyen d'appréciation pour


toutes les matières et pour tous les cas. C'est ce
qu'oublient les scicntisles lorsqu'ils regardent les
méthodes des sciences naturelles comme les seules
valables pour n'importe quel ordre de connaissances;
lorsqu'ils affirment que le déterminisme le plus
rigoureux gouverne les actions humaines aussi bien
que les réactions physico-chimiques; lorsqu'ils attri-
buent, pour tout dire, en un mot, à leur spécialité et
aux principes particuliers qui la régissent une portée
nécessaire el universelle qui ne peut convenir qu'à la
philosophie première el à ses axiomes. Il esl curieux,
non moins que désolant, de les voir tout soumettre
à leur juridiction et s'exagérer l'importance et
retendue de leur méthode de recherche el de ses
résultats. En voici quelques exemples. Après une étude
des théories de l'évolution, on ajoutera comme une
chose toute simple :
Nous trouvons en germe, chez lui (Lamarck), la uéga- •
lion du libre arbitre el l'idée do l'irresponsabilité per-
sonnelle de l'homme, produit de son milieu. C'était pour
lui la conclusion naturelle de son système transformiste.
Mais les hommes de son temps n'étaient pas mûrs pour
adopter sa conception transformiste, encore moins pou-
vaient-ils en tirer toutes ces conclusions. C'est, encore
une fois, à Darwin, à l'agitation générale dos esprits, au
travail profond de la ponséo provoqué par son oeuvre,
qu'il faut attribuer l'origine et les progrès rapides de ces
idées nouvelles (i).
Voilà ce qu'on fait dire à un système dont on
attend encore une preuve d'observation directe, el
cette preuve, ce ne sont pas les raisonnements par
(i) Y. UKLAUKCI M. GOLDSMIÎII,
les Théoriesde l'évolution,Conclusion,
1».34o.
78 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANS LA SCIENCE

analogie, si nombreux et si ingénieux qu'ils soient,


qui la remplaceront. Les paroles que nous venons
de rapporter sont d'autant plus surprenantes que
c'est leur util* »T lui-même qui écrit :
Que les espèces soient nées les unes des autres, ce
n'est pas seulement uuo déduction qui s'appuie sur des
faits, car les faits peuvent être contestés et surtout inter-
prétés de façon différente, mais une notion qui s'impose
à notre esprit, comme la teule acceptable dès le moment
que nous avons abandonné la théorio de la création sur-
naturelle (i).
On voit par là ce qu'il y a au fond de certaines
conclusions, el non des moins retentissantes, de la
science positive. S'il voulait être conséquent avec
lui-même, l'empirisme devrait réduire l'esprit à un
rôle purement passif. Or, nous constatons, au con-
traire, que ses tenants les plus convaincus multi-
plient les emprunts à la philosophie el s'aventurent
même fréquemment sur le terrain théologique. On
dirait qu'il suffit de prôner exclusivement la méthode
expérimentale pour pouvoir se livrer à toutes sortes
de fantaisies. Si les savants dont nous parlons ont
abandonné la « théorie de lu création », ce n'est cer-
tainement pas après avoir creusé bien profondément
celle question capitale, ni même après s'être bien
pénétrés du sens de l'enseignement catholique sur ce
point. L'idée courante parmi eux que le transfor-
misme permet de se passer de la création le prouve
bien clairement. Celte idée plutôt inattendue était
chère à une femme savante fanatique du darwi-
nisme (u). Mais on n'aurait jamais cru qu'elle put èlre

(i) Y.DELAGI:
et M.(JOLDSMITII,
USThéoriesdel'évolution,lolroduct.,p.4.
(a) CLÉM.
HOYER.
NOTIONS GENERALES ?0

reprise et adoptée par les sommités de la science con-


temporaine. C'est pourtant ce que nous voyons. « Les
théories concernant la création, dit G. Le Bon, se
trouvèrent ruinées quand l'observation enseigna que
les êtres actuels dérivent d'espèces antérieures par
l'accumulation de toutes les modifications hérédi-
taires. » (i) Et dans un autre passage, après avoir
rappelé l'action considérable de Kanl sur la philoso-
phie européenne, il ajoute : « Seules, certaine? théo-
ries scientifiques, comme le transformisme, qui mon-
trait la possibilité d'éliminer l'idée de création de
l'histoire du monde et d'en bannir la finalité,
curent une répercussion plus étendue. » (2) Un autre
représentant de la science la plu.* positive dit égale-
ment : « En dehors du transformisme intégral, il n'y
a point d'autre explication des êtres vivants qu'une
création, et avec la doctrine de la création toutes les
hypothèses sur la valeur des idées deviennent pos-
sibles. » (3) Ceux qui parlent de la sorte ne donnent
nullement l'impression d'avoir jamais compris que la
création est la production d'une chose sans matière
préexistante {ex nihilo sni cl subjecti). Autrement,
comment pourraient-ils avoir seulement la pensée de
lui opposer le transformisme ? Et comment pour-
raient-ils soutenir que ce dernier résout le problème
de l'origine première des choses, au même titre que
la création? Ce problème subsiste tout entier aussi
bien pour une parcelle que pour une grande quantité
de matière, aussi bien pour l'embryon que pour l'être
achevé. C'est èlre victime d'une illusion grossière que
de croire avoir suffisamment cxpUqué une chose, en
(1) G. LEBON,la Viedes vérités,c. iv, p. aao.
(3)Ibid., c. iv, p. 3a5.
(3)P. DELULT, la Sciencecl la réalité, p. 100.
8o PHILOSOPHIEDU 11AISONNEMENT
• DANS LA SCIENCE

la réduisant à une forme origiuollc rudimcntaire ou


à une quantité infinitésimale Co procédé, par lui-
même, no résout rion, u'oxplique rien. Bien plus,
dans le cas présent, on peut dire quo la question de
la création s'impose, d'autant plus qu'on se trouve eu
présence d'un être dont l'imperfection et la contin-
gence sont plus manifestes. H n'y a dans tout ceci,
«l'un côté, qu'ignorance do la vérité catholique; de
l'autre, qu'exagération do la valeur el do la portée
d'un système qui n'a jamais reçu de l'expérience
aucune confirmation directe. Cela esl si vrai qu'un
savant italien a pu récemment soutenir la théorie de
Yinvotntion (i) sans trop choquer la vraisemblance
et surtout sans contredire des faits patents. Nouvelle
preuve de l'importance primordiale et supérieure de
l'interprétation des faits dans l'édification scientifique
de la connaissance.
Par ailleurs, le transformisme évolutionniste serait
bien mal inspiré tle chercher à suppléer par le rai-
sonnemenl au manque de preuves positives. Sur ce
terrain, la faiblesse de sa thèse est encore plus mani-
feste que sur tout autre. On peut, en disposant les
êtres vivants suivant une série qui va des plus simples
et des plus rudimentaires jusqu'aux plus compliqués
cl aux plus parfaits en organisation, on peut satis-
faire la sensibilité et l'imagination, mais la raison est
beaucoup plus exigeante. Le passage d'une forme
dans une autre spécifiquement différente n'a guère
tle sens pour elle : c'ost une idée qui s'évanouit lors-
qu'on la soumet au contrôle do l'analyse ou qu'on
veut l'expliquer rationnellement. En tout cas, ce

(i) Histoiredel'involulionnaturelle,par le D' 11.MAHCO.NI,


traduitde
l'italienpar M"*IDAMoiu-DuroNT.
NOTIONSGÉNÉRALES 8l

n'est pas dans l'hypothèse ellc-mémo do l'évolution


(pie l'apparition d'une forme nouvelle trouve une
explication satisfaisante. On sera bien étonné un jour
de la prodigieuse fortune d'un système qui manque
à ce point de preuves de fait cl de raison. On sera
bien obligé de recourir, pour y trouver une explica-
tion, à des causes qui n'ont rien à voir avec la science.
Ne venons-nous pas d'entendre des savants authen-
tiques déclarer que « la possibilité d'éliminer la créa-
lion de l'histoire du monde » n'a pas été étrangère
à un tel succès? Il est certain que la loi de constance
dans la nature brillerait du plus vif éclat, si l'on
avait fait pour elle la moitié seulement des travaux,
des recherches el des raisonnements qui ont été faits
pour lancer el soutenir l'idée d'évolution. Les pa-
tientes cl minutieuses observations de J..-1I. Fabrc
ont démontré «pie l'instinct fonctionne automatique-
ment et sans se modifier jamais par l'expérience. Il
esl, dès l'origine, ce qu'il sera toujours. C'est ce
qu'enseigne saint Thomas lui-même par ces mots
qui reviennent si souvent dans sa philosophie :
natura ad unum déterminainr (i).
Mais revenons à notre sujet «pti esl «le dénonce!'
l'abus «pii consiste, pour beaucoup de savants,
à généraliser leur point de vue particulier et à se
croire ainsi en droit «le juger de toutes choses,
même de celles «pii sont le plus éloignées de l'objet
de leur science. Nous en avons encore un exemple
«lans la légèreté peu philosophupic avec laquelle ils
parlent du miracle.
Personne ne croit plus, dit l'un d'eux, que les phéno-
mènes soient absolument fantaisistes, mais nombreux

Sum, Iheol.,Ml, q. ix, a. .'••


(i) S. ÏIIO.M.,
Su PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANS LA SCIENCE

sont ceux qui pensent encore quo les événements peuvent


«lérogerau principe «lo causalité. Ils croient aux miracles.
Tous les Mahdis commencent par persuader à leurs
adeptes qu'ils sont invulnérables. C'est un bon moyen
«l'en recruter et «le leur faire mépriser le danger (i).
Dans un autre passage, le même auteur complète
sa pensée par les réflexions suivantes :
Avec le polythéisme, les hommes pouvaient être au
moins sûrs «le quelquo chose Avec le monothéisme,
cette garantie disparait, le Dieu unique est absolument
libre. Il lui plaît que les choses soient ainsi aujourd'hui;
il peut lui plaire qu'elles soient autrement demain. Le
monothéisme n'est point favorable au développement de
l'esprit scientifique. D'ailleurs, la sensibilité a joué, dans
sa genèse, un bien plus grand rôle que la raison (a).,
Je crois «pi'il serait difficile «le trouver un échan-
tillon plus caractéristique de ce «ju'oii est convenu
d'appeler philosophie naturelle ou scientifique, et
«pii serait bien dénommée : philosophie de la com-
pétence universelle basée sur des études très spé-
ciales. Puisque certains auteurs, à propos et hors
de propos, tiennent à soulever la question du
miracle, ils devraient au moins se procurer une
notion exacte de ce dernier. Or, on voit «ju'ellc
leur fait totalement défaut. Ce n'csl pas le lieu de
l'exposer longuement ici, nous rappellerons seule-
ment «pie le miracle, d'après saint Thonias, « est un
fait produit par Dieu en dehors de l'ordre établi et
communément observé parmi les êtres » : Quod
fit divinitus proeter ordinem stalutum et communiter
servatum in rébus (3). 11 n'y a rien là de contradic-
(i) P. DKLBEÏ, la Scienceet la réalité, 1. III, c. i.
(3)lbiil., 1. I, c. ix.
(3) Smn. contra (lentes,I. 111,c. ci.
NOTIONSGÉNÉRALES 83

toirc au principe do causalité, commo plusieurs so


l'imaginent trop facilement. Ce principe est formulé
ainsi par les savants et les philosophes les plus auto-
risés : tout ce qui commence «l'exister, tout ce «pii
arrive a une cause; or, qui ne voit «pie le l'ait mira-
culeux rentre totalement dans cette définition? Il
serait vraiment trop paradoxal «le l'en exclure, parce
«pi'il se rattache directement à la cause première.
Bien plus, il ne viole même pas la loi particulière
eu dehors de laquelle il se produit. Il la laisse sub-
sister tout entière, excepté dans le cas individuel «pii
le concerne. Celle exception ne fait «pie confirmer la
règle, selon un adage bien connu. Le sentiment de
.I.-J. Rousseau sur la possibilité du miracle a été bien
souvent rappelé. Nos savants pourraient encore le
méditer avec profit.
Dieu, «lit-il, peut-il faire «les miracles, c'est-à-dire
peut-il déroger aux lois qu'il a établies? Cette question
sérieusement faite serait impie si elle n'était absurde. Ce
serait faire trop «l'honneur à celui qui la résoudrait néga-
tivement que tic le punir: il suffirait de l'enfermer; mais
aussi quel homme a jamais douté que Dieu put faire des
miracles (i).
De fait, on ne peut en douter qu'en se faisant une
idée absolument fausse du miracle, qu'en se le repré-
sentant tout d'abord connue une action contradictoire.
Quant à l'opinion d'après laquelle le monothéisme
serait la négation «les causes naturelles ou une perpé-
tuelle menace d'arbitraire et d'instabilité dans la pro-
duction des phénomènes, elle témoigne d'une grande
ignorance de la théodicée traditionnelle. L'existence

(i) ,?•lettre de la Montagne.


84 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANS LA SCIENCE

et même l'intervention d'unecauso première n'enlèvent


rion, est-il besoin de lo dire, à l'activité ni à l'efficacité
«les causes secondes : elle en est, au contraire, lu
garantie la plus sure, l'explication la plus radicale.
L'action divine ne saurait porter pivjtulice à ce «pi'elle
a pour but de crt'^r et d'établir. Il esl contradictoire
de voir en elle ht négation ou une diminution quel-
conque «les énergies particulières. La cause, dans ce
cas, se ferait échec ou obstacle à elle-nièino : sictil
nalnralibus eansis, movendo ras, non aufert JJetts
(juin aetns earum si ut nalurales. Ha movendo causas
voluntarias, non au fer I qttin act innés earum si ni
voientarite, sedpotius a hoc in eisfacil » (i). Dans tut
autre endroit, saint Thomas exprime avec plus «le
profondeur encore la même doctrine : « Il faut con-
cevoir, dit-il, la volonté divine comme extérieure et
supérieure à lout l'ensemble des choses, comme une
«.'ause produisant tout l'être avec Ion tes ses différences
et toutes ses modalités : divina voluntas est intelli-
genda ut extra ordinem entium existent» veltit causa
quoedam profundem totnm ens et omnes ejus diff'e-
rentias. » (a) Ceci, on en conviendra, nous mène loin
de l'idée « du «lotible » familière à l'enfance «le
l'humanité. La crainte de voir la constance «les rap-
ports entre les phénomènes bouleversée à chaque
instant par l'intervention divine est lout aussi fausse
et chimérique. Le miracle, nous l'avons «lit, n'a pas
«le porli'e ni «l'inlluence générale : car il lui convient
par définition «l'être un fait insolite el exceptionnel.
Dans ces conditions, <?ommcnt pourrait-il troubler
l'ordre établi? Ceux «pti professent «pie les lois scien-

(i) Sum. theol., I, IJ.ixxxut, a. i.


(a) Péri Ilermeneias,I. I, c. ix, lect. XIV.
NOTIONSGÉNÉRALES 85

tifiques sont le plus souvent incomplètes et approxi-


matives, «|uo lotir rigidité n'est pas absoluo, «|u'elles
permettent un certain flottement, dovraient, semble-
t-il, se montrer moins réfractaircs «pie d'autres à
l'idée «lu miracle.
Au surplus, leur grand tort est de parler «le choses
qu'ils ne connaissent pas. Il esl moins irritant de voir
un scolastique prouver par un syllogisme l'existence
des qualre éléments ou l'incorruptibilité des corps
célestes, «pt'un savant de nos jours formuler, avec les
seules lumières el les seuls moyens «l'un savoir spé-
cialisé, des jugements npodicthpics sur le miracle, la
création, la foi surnalurelle, la révélation, et même
sur la métaphysique. C'est ainsi qu'on oppose la
sciepee à la religion : opposition «pti est le fait du
savant et non de la science. Nous disons : du savant,
c'est-à-dire «le ses ignorances, «le ses lacunes, «le ses
opinions piïtcnnçucs. On nous dit :
La science a été le trésor où sont toujours venus puiser
les partisans «l'une émancipation rationnelle de l'huma-
nité. Ceux qui no veulent croiro que sur des preuves ne
se sont déclarés satisfaits que par la scionce. Ils ont
opposé dédaigneusement aux croyances les vérités scien-
tifiques (i).
Mais, lorsqu'après avoir lu de telles déclarations,
on cherche les faits avérés, les vérités scientifiques
acipiiscs el incontestables, «pii militent contre les
croyances, on ne trouve rien «le semblable. Ce qu'on
trouve le plus souvent, c'est l'interprétation d'un fail
«pti implique toute une philosophie, c'est une conclu-
sion dont on fausse le sens ou exagère la portée,

<i) A. REV,la Philosophiemoderne,c. i, p. 35.


86 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANS LA SCIENCE

c'est enfin un enseignement religieux très mal com-


pris. Sans aller plus loin, nous trouvons dans l'au-
teur que nous venons de citer une idée do la science
et de son rôle qu'on ferait difficilement passer pour
une donnée de l'expérience : elle est «l'essence pure-
ment rationnelle et, par l'aversion qu'elle témoigne
pour touto règle intellectuelle, peut conduire à toutes
les fantaisies et à toutes les négations,
La science, dit-il, vit «le liberté : la raison n'est autre
chose, en somme, que le libre examen. Aussi scienco et
raison sont-elles avant tout révolutionnaires, et la civili-
sation gréco-occidentale fondée sur elles a été et sera une
civilisation do révoltés. La révolte a été jusqu'ici noire
seul moyen do libération et la seule forme sous laquelle
nous ayons pu connaître la liberté. J'entends la révolte
spirituelle «l'une raison maîtresse d'elle-même, et non la
révolte brutale qui n'a été quo la gangue — souvent utile,
pa.'fois nécessaire — «lu métal précieux qu'est la pre-
mière (i).
Telle est la science qu'on oppose à la religion : la
science qui a «<ruiné traditions el dogmes ». Pour nous,
elle n'est rien autre qu'une mauvaise philosophie :
rien autre cpie la philosophie de ceux qui en font contrai-
rement à tous leurs principes et à leurs continuelles
déclarations de positivité absolue, c'est-à-dire après eu
avoir nié l'objet cl l'existence. Au surplus, on se
demande ce «pie peut bien signifier la liberté du savant
dont on parle. Le savant comme tel n'en a aucune, pas
même celle d'interprétation. Il ne lui appartient pas «le
modifier les lois «le la nature, mais de les constater :
il n'a ni choix ni restriction à faire. L'identité pré-
tendue de la science et du libre examen n'a donc

(i) A. REV,la Philosophiemoderne,c. vi, p. 3oo.


NOTIONSGÉNÉRALES 8j

pas de sens, à moins qu'on ne fasse consister le fond


«le la science dans l'affranchissement de toute auto-
rité extérieure. Mais alors, il paraîtra bien étrange et
bien peu philosophiepie «le caractériser une chose par
un élément «pti lui est manifestement étranger ou
extérieur. Ensuite, est-ce «pic la raison comme la
science dont ellcycsl l'instrument ne nous font pas
une obligation «le nous soumettre non seulement à
1autorité «le l'évidence, mais encore à l'évidence -le
l'autorité? Qu'on nous dise co «pi'il y u d'antira-
lionnel ou d'anliseientifique dans celte dernière sou-
mission? Nous n'ignorons pas «pie les scientistes
mentionnent souvent «lettx sources «le vérités ; l'une
rationnelle, l'autre allective et mystique. Ils font tout
naturellement rentrer dans celle dernière catégorie
l'ancienne philosophie et surtout la théologie. On ne
s'en douterait guère en lisant la Somme de saint
Thomas. C. Bernaril lui-même commet celte erreur,
bien qu'il ait parfois rejoint, dans ses considérations
générales sur la-science et la méthode, les doctrines
aristotéliciennes et ^colaslnpics.
L'esprit humain, dit-il, aux diverses périodes «le son
évolution, a passé successivement par le sentiment, la
raison et l'expérience. D'abord, le sentiment seul s'im-
posaut à la raison créa les vérités «le foi, c'est-à-dire la
théologie (i).
Bien ne nous fera mieux comprendre ce qu'il y a
de factice dans cette division et de faux dans ce juge-
ment que le commentaire que fait le P. Scrtillanges
de ce passage :

(i) C. HK.nN.uu>,
Introductionà l'éludede la médecinecxpérimenlale,
c n, p. ffj.
riiaoiowtifcDUIUISU.»UILM I>A>S>LA!>CI£MJI;
88 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANS LA SCIENCE

Qui ne voit combien cette affirmation est superficielle


et hasardeuse : si, par théologie, on entendait les mytho-
logies naturalistes du paganisme, passe I Mais, s'il
s'agit du dogme chrétien et de la théologie chrétionno, je
demande co qui reste de cette affirmation systématique.
La théologie ne fut jamais pour personne affaire do sen-
timent : elle représente lo travail do la raison sur «les
données à vrai «lire transcendantes en elles-mêmes, mais
prudemment et raisonnablement acquises. La révélation
qui est à«la base de ces données est un fait, non un senti-
ment, et s'il est toujours permis à un philosophe du dehors
d'en discuter la valeur avant de l'admettre, il no l'est
point d'en altérer lo sens Ce n'est pas la science théo-
logique qu'il faut mettre sous la rubrique sentiment, c'est
la superstition et la religiosité vague des peuples. L'ins-
tinct religieux est en nous extrêmement profond et il
n'est pas étonnant qu'il se mêle un peu à tout, quand la
critique n'est pas là pour délimiter son domaine. Mais
confondre ces déviations avec la théologie elle-même,
c'est en méconnaître entièrement la nature et la
portée (i).
. Que trouvons-nous au fond de cet exclusivisme
dont témoignent les appréciations cl les doctrines
des savants «pic nous venons «le mentionner ?
Nous trouvons cette affirmation ; il n'y a qu'une
méthode, qu'une vérité scientifique : affirmation
plutôt, gratuite de leur part et qu'ils ne peuvent,
nous l'avons vu, entreprendre de prouver sans renier
leur attitude et leur principe. Cependant, bien qu'elle
soit plutôt le résultat de leur volonté systématique
que d'une démonstration quelconque, ils ne la consi-
dèrent pas moins comme le critérium suprême. C'est
pourquoi ils n'hésitent pas à s'en servir en tout et

Notesur le passage précité.


(i) SKIWILLAKOES,
NOTIONSGÉNÉRALES 89

partout, même en matière de croyances religieuses


cl d'enseignements théologiques, qu'ils ne con-
naissent, et c'est le moins qu'on puisse dire, «pic lrtNs
superficiellement. L'abus devient alors, pour tout
esprit non prévenu, manifeste et intolérable.
Pour en finir avec cet ordre d'idées, nous conden-
serons et résumerons en quelques brèves formules
les principales assertions du scientisme qui se rap-
portent à son travail «le généralisation de la*
méthode el du degré de connaissance propres aux
sciences physico-chimiques. Tout d'abord, rien ne
lui est plus ordinaire que de répéter sous les formes
les plus variées: l'expérience est la justification de
toute proposition. Pour bien se reconnaître dans le
inonde d'idées cl «le questions que soulève une affir-
mation de ce genre, il conviendrait, avant tout, de
bien définir ce qu'on entend par expérience. C'est ce
qu'on ne fait pas toujours, et ce m an «pie de précision
est une cause d'erreurs et «le confusions regrettables,
tën matière scientifique, le mot expérience n'a qu'un
sens possible : celui d'une connaissance acquise par
une application exacte de la méthode expérimentale.
Or, que tout jugement doctrinal soit le résultat de
l'expérience ainsi comprise, on ne saurait l'admettre.
Il ne s'agit pas ici de l'origine première de nos idées
ni même des éléments incomplexes qui entrent dans
une proposition. La connaissance de ces éléments
dérive toujours, bien «pie plus ou moins prochai-
nement, de notre perception du monde extérieur
et sensible. Par ailleurs, on ne peut nier qu'ils
ne soient que la matière éloignée d'une proposi-
tion. Ce qu'il y a de constitutif et de formel
dans celle-ci, c'est la liaison entre les termes
qu'elle rapproche : liaison exprimée par la copule est.
DANS LA SCIENCE
QO PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

Toute la question est donc de savoir quelle est la


raison de ecl accord : il n'existe pas d'autre manière
de justifier une proposition. Cette raison est-elle tou-
jours et partout l'expérience? En d'autres termes,
une proposition vraie est-elle nécessairement la con-
clusion d'un raisonnement expérimental ou le résultat
d'une opération induclive? On ne saurait le soutenir
sans se heurter à un fait «le conscience des mieux
. établis. Ni les principes ni les conclusions des rai-
sonnements sur la quantité abstraite en mathéma-
tiques, ou sur l'être abstrait en métaphysique, n'at-
tendent une confirmation «pielconquo de l'expérience
pour être acceptés avec une fermeté inébranlable par
notre esprit. Et rien de plus naturel. Quel besoin de
soumettre au contrôle expérimental une vérité par-
faitement claire et s'imposant d'elle-même à notre
assentiment ? Ce besoin ne peut procéder* «pie «l'un
esprit systématique jusqu'à ses dernières limites et,
nous l'avons dit avec C. Bernard, jusqu'à la déraison.
Sans doute, les jugements dont nous parlons sont
dérivés de l'expérience en un sens très vrai. Ils le
sont comme toutes nos idées même les plus abstraites.
Mais cela ne nous autorise nullement à dire «|ue l'ex-
périence esl la raison déterminante de l'adhésion
«pic notre esprit leur donne. Un jugement qui porte
sur un objet qui ne provient de l'expérience qu'indi-
rectement et par abstraction ne peut pas avoir sa jus-
tification dans l'expérience : il ne le peut sans contra-
diction manifeste, c'cst-à-dirc sans que notre esprit
sorte des conditions où il s'est placé lui-même par
l'abstraction. Dans les limites de ces conditions, le
jugement est l'expression d'un rapport nécessaire
d'idées, complètement indépendant de l'existence de
l'objet que ces idées représentent. Il en serait tout
NOTIONSGENERALES QI

autrement, si l'espril rostail enfermé dans le domaine


des réalités concrètes, comme c'est le cas pour les
sciences naturelles; car alors l'expérienco deviont
vraimcnt la règle et la garantie de toutes les acqui-
sitions des sciences de celle nature. Comment pour-
raient-elles se passer de l'observation et de l'expé-
rience, alors qu'elles so cantonnent sur le terrain des
existences? Mais il est abusif d'en conclure, comme
on le fait, que l'expérience et la raison sont un seul
et même terme.
Il ne l'est pas moins de dire : la science est une
comme le réel. Celte assertion est chère au scientisme.
Elle tend à établir «pie les méthodes des sciences natu-
relles sont seules valables pour toutes les questions,
pour tous les problèmes, sans en excepter ceux de
l'ordre moral ou intellectuel. On pose donc tout d'abord
en principe que le réel est un. On voit bien qu'un tel
principe trahit là préoccupation constante et bien
connue de la philosophie scientiste, mais ce qu'on voit
moins, c'est «pi'il soit conforme à la nature des choses.
A première vue, toute affirmation relative à l'unité
du réel parait comme une fantaisie paradoxale. La
nature est diverse infiniment. Cependant on peut so
demander si l'aspect «le multiplicité et même do dis-
persion «ju'elle présente n'est pas plus apparent que
réel; si les divers ordres de phénomènes, au lieu d'être
complètement isolés, ne sont pas reliés entre eux do
quelque manière; si, en un mot, sous cette diversité
et cet enchevêtrement extérieurs, il n'existe pas un
principe d'unification. Tous les savants l'ont cru par
là même qu'ils ont cru à la science. Car celle-ci
implique l'idée de coordination. Son oeuvre essentielle
n'est-elle pas de nous faire passer du composé au
simple, du particulier au général? en d'autres ternies
93 r;«LOSOPHiE DU RAISONNEMENTDANS LA SCIENCE

de faire l'unité d'une multiplicité. Le tort d'un grand


nombre de savants de nos jours n'est pas do s'être
livrés à ce travail inséparable de la science; mais
d'avoir voulu organiser toute l'expérience, synthétiser
toutes nos-connaissances sans recourir à d'autres fac-
teurs, d'autres principes que les données empiriques.
Leur philosophie apparaît comme un effort désespéré
pour tout, faire rentrer dans une seule et même forme,
la forme d'une science particulière. C'est ainsi qu'ils
diront: Tout le réel s'explique mécaniquement. Il n'y
a que du mouvement dans la nature. Le règne de la
quantité est identique au règne du réel. M n'est de
science que du mesurable. Le déterminisme le plus
absolu gouverne le monde, y compris les actions
humaines. Ces assertions et beaucoup .d'autres sem-
blables témoignent bien clairement du besoin do syn-
thèse qui tourmente l'esprit humain. Mais il suffit de
constater qu'olles sont le résultat de la généralisation
systématique d'une valeur particulière pour les tenir
comme suspectes d'erreur. C'est là un procédé qui n'a
jamais rien donné de bon. Il suppose, le plus souvent,
résolu ce qui est en question. Ainsi appliquer la
méthode des sciences naturelles à l'étude du règne
social ou de l'histoire, c'est sous-cnlendrc une identité
do matière dans les deux cas, ce qui est, pour le moins,
contraire à toulcs les apparences. Il serait donc plus
rationnel cl plus scientifique de prouver, tout d'abord,
dans une thèse à part, qu'il n'y a aucuno différence
essentielle d'objet ou de donnée dans des études si
hétérogènes au premier aspect. Sans vouloir entrer
ici dans une discussion qui nous ferait sortir do notre
sujet, nous ferons remarquer que l'explication méca-
nique appliquée à certains phénomènes, ceux de la
vie et de l'espril par exemple, n'explique absolument
NOTIONS GÉNÉRALES • o3

rien: clic n'apporte à l'intelligence ni lumière, ni


satisfaction, ni apaisement d'aucune sorte. Elle ne fait
quo souligner l'individualité''irréductible des phéno-
mènes qu'elle prétend expliquer et ramener l'un
à l'autre.
On né peut se défendre également devoir, du point
de vue où nous nous plaçons, une équivalence pure-
ment verbale dans certaines réductions au «pmnti-
latif; car il existe plus d'une matière où ce procédé
n'a aucune valeur explicative et où la quantité et
i'inintelligibililé se confondent. Si une telle traduc-
tion de certains faits ne dit rien à l'esprit, c'est qu'elle
est inadéquate, c'est qu'elle no rend-pas compte de
tous les éléments qui servent à les former. Celte lare
est inhérente à l'emploi indis'.'.'et des méthodes des
sciences physico-chimiques ou des principes de la
mécanique, dans l'élude des manifestations de la vie,
surtout de la vie intellectuelle et morale. Il n'échappe
même pas aux ignorants que lo quid proprium de ces
phénomènes ne se retrouve nullement dans les
résultats obtenus par l'application oxelusive de ces
méthodes; ces résultats n'atteignent pas, cl expliquent
encore moins, tout co que les phénomènes de cette
sorte ont de réel. Coux-ci possèdont dos propriétés
totalement différentes de celles qui appartiennent aux
parties ou aux éléments dont on les dit composés,
Car il est toujours vrai de dire avec saint Thomas :
onme compositum est aliquid quod non convenit
alicui suarwn partium (i), N'y auroit-il pas souvent
uno source d'erreurs et d'illusions pour la critique
et même pour la science dans l'oubli de co principe
incontestable ?

Sum. theol.,q. m, a. 7.
(i) S. TIIOM.,
94 DANS LA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

On peut voir déjà par ces quelques réflexions l'in-


vraisemblance de la théorie (le l'unité de la science
répondant à l'unilé du réel. Ensuite lorsqu'il s'agit de
la spécification «les sciences, l'unité matérielle de
l'objet n'est pas directement en cause; nous voulons
«lire qu'elle n'est pas le vrai fondement de la division
des sciences. Ce fondement ne se trouve «pie dans
l'objet considéré dans son rapport avec la puissance
intellectuelle ou, en d'autres termes, considéré dans
les différents degrés d'épuration «pi'il subit pour entrer
dans le domaine intellectuel, pour arriver au niveau
de l'esprit. Le réel, en effet, il ne faut pas l'oublier,
pris dans son individualité matérielle, concrète et
périssable, nest pour personne l'objet «le la science.
Dans cet état, il n'est pas hnnu'dialeinent intelligible.
Comment pourrait-il l'être, puisqu'il ne peut s'unir,
sans l'intermédiaire d'une idée, à l'entendement «pti
doit le connaître? Personne n'a jamais cru ni soutenu
qu'il put remplir lui-même les fonctions de celte idée :
ce qui est pourtant re«ptis pour l'intelligibilité immé-
diate. Il en faut conclure «pie celle-ci n'appartient
pas à la matière «lout les propriétés s'opposent à
celles de l'intelligible. Pour être comprise, elle doil
nécessairement s'en rapprocher «le «ptehpie manière.
Or, ce rapprochement s'opère par l'abstraction. C'est
par ce moyen, en effet, «[tic la réalité matérielle arrive
à la portée de l'intelligence, qu'elle en devient l'objet
immédiat. Il suit de là «pic c'est l'objet ou le réel dans
son rapport avec l'intelligence «pii détermine la nature,
le caractère et la division «les sciences; autrement dit,
ce n'est pas l'objet matériellement pris, mais l'objet
en tant que connaissable qui esl le principe de celle
détermination. C'est donc la division de l'être envi-
sagé dans son indépendance plus au moins complète
NOTIONSGÉNÉRALES g5

de la matière, qui divise les sciences. Nous n'avons pas


à dire ici à «juellc classification fondamentale et phi-
losophkpic des connaissances humaines on arrive de
la sorte. Nous y reviendrons. Nous ferons seulement •
remarquer que la classification ainsi obtenue est la
seule qui permette «le s'orienter dans le vaste champ
tics recherches scicnlifupies; la seule «pii nous fasse
comprendre comment l'universel est le véritable objet
«le la science sans rien enlever à l'expérience dans les
sciences naturelles ci sans porter aucune atteinte à la
dignité ni à la vérité des sciences rationnelles. Ce n'est
pas avec le principe de la division des sciences «pie
nous venons de rappeler qu'on aboutira à l'étrange
philosophie de la mathématique si répandue de nos
jours, pas plus qu'on sera tenté d'en faire, à tout prix,
pour sauvegarder une théorie ou un système, une
science «le l'expérience.
Nous n'ajouterons «pi'un mot pour dissiper une
confusion possible concernant la doctrine que nous
venons de résumer brièvement. On au; lit le tort d'en
conclure que la distinction des scicn«>es est purement
idi'aie ou «pi'elle n'a «pic des causes subjectives et
anlhropomorphi([ues. Nous ne disons rien de sem-
blable. Il y a une division de l'être «pii répond à la
distinction des sciences et qui en est le fondement.
L'abstraction plus ou moins grande dans laquelle il
est étudié n'empêche pas l'objet d'une science d'expri-
mer une raison formelle objective, c'est-à-dire une
portion du réel caractérisé par tel ou tel degré d'indé-
pendance de la matière, principe de possibilité et
d'indétermination. Si celle indépendance se vérifie
non seulement «le la n'-alité, mais encore de notre
manière «le concevoir, nous avons la inétaphyskpie :
il y a des notions dans le concept desquelles la matière
OC PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANS LA SCIENCE

n'entre pas nécessairement, commo les notions de


substance, d'aclo, do puissance et do l'être lui-même :
«0/1 universaliter sunt in materia. Si cetto même
indépendance de la matière est seulement consécutive
à notre appréhension sans exister de fait, nous avons
les mathématiques : les propriétés qu'elles étudient,
bien «m'ellcs ne soient pas séparées, dans là réalité,
de la matière sensible, peuvent être objet de science,
c'est-à-dire définies et connues sans souci des cas par-
ticuliers et concrets où elles se rencontrent ; licet esse
non possint nisi in materia sensibili, in corum tamen
deflnitione materia sensibilis non cadit (i). Enfin, il
est un ordre «le faits et d'objets qui no peuvent, ni
exister ni so concevoir en dehors de la matière sen-
sible : ils y sont liés par définition et constituent
ainsi le domaine des sciences naturelles : talia sunt
omnia naluralia quorum esse dependet a materia,
nec sine materia defmiri possunl (a). C'est l'abstraction
au premier degré no portant que sur la matière indi-
viduelle, ce qui ne veut pas dire qu'on puisse so passer
de l'observation ou de la recherche des réalités con-
crètes et individuelles. C'est sur elles <[uc le savant
doit prendre pied pour s'élever du particulier au
général. Loin de diminuer les droits de l'expérienoo,
cette doctrino do saint Thomas en découvre les fonde-
ments rationnels et inébranlables.
Elle nous fait bien comprendre également dans
quels rapports se trouvent la philosophie et la science.
Nous voyons, dans leur différent degré lui-même
d'abstraction, «pi'ellos constituent deux scellons dis-
tinctes du grand travail intellectuel, deux catégories

[i) Physic, I. I, lect, I.


(a) Ibid.
NOTIONSGENERALES Çfl

de connaissances qui, loin de b'opposer l'une à l'autre,


se complètent et s'ordonnent hiérarchiquement. Vou-
loir à toulc force, sous prétexte quo loul part de l'expé-
rience pour y revenir, faire rentrer la philosophie dans
lo cadre dès sciences naturelles, c'est la détruire en
lui enlevant toute sa raison d'être : c'est même mécon*
naître et dénaturer le génie et le caractère propre des
sciences particulières; car on aboutit régulièrement,
dans celle voie, à faire jouer à l'une d'elles, la mathé-
matitpie ou la mécanique, par exemple, le rôle de la
philosophie première. Une science de cet ordre
n'ayant pas «l'objet intelligible commun ne saurait
servir de liaison entre les faits ou les résultats géné-
raux des recherches scientifiques : bien plus, elle no
peut rendre compte, elle-même, ni de sa méthode ni
«le ses principes propres. Elle devrait pour cela sortir
d'elle-même; le particulier, quel qu'il soit, n'est plei-
nement compris par nous qu'autant que nous pouvons
le faire rentrer et l'inscrire dans une loi ou uno notion
plus simple et plus générale, dans un principe qui lui
soit logiquement antérieur et supérieur. C'est l'essence
même do tout procédé explicatif. Il suffit do le con-
stater pour comprendre que toute explication d'en-
semble est interdite à une scionco particulière, même
la mathématique. Bien quo l'objet de cette dernière
soit d'une grande simplicité, il no possède pas,
cependant, ce caraotère universel et transcondantal
«lui seul nous permet de réaliser l'unité suprême do
la pensée. Les généralisations intuitives, autrement dit
les axiomes qui découlent comme naturellement d'un
toi objet, énoncent dos relations entre dos termes ou
des données nettement déflnjçsjîl déterminées, commo
le nombre, l'étenduo, lo njouycniept. Ce» axiomes ou
principes sont essentiellement pr6jm?s à une matière.
98 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANS LA SCIENCE

On ne peut, sans faire violence à la nature des choses


et au langage, en faire la règle ou la mesure de toute
pensée. C'est là le rôle inaliénable de la métaphy-
sique, non pas de la métaphysique imaginaire et
absurde que les savants combattent et poursuivent de
leurs épigrammes, mais de celle qui a été définie par
Aristote et commentée par les plus grands maîtres
de la philosophie médiévale. Celle-là seule peut grouper
et lier les sciences diverses sans nuire à leur indé-
pendance, sans leur imposer aucune synthèse a priori.
Elle le peut parce que son objet est vraiment l'intel-
ligible commun à toutes les sciences, à tous leurs
principes, à toutes leurs conclusions. Cet objet, nous
l'avons dit, c'est l'être comme tel tlans le domaine
duquel tout est compris. Les axiomes qui jaillissent,
en «pielquc sorte, spontanément, de l'être ainsi consi-
déré, sont les règles générales de tout jugement, les
conditions nécessaires de tout acte intellectuel.
N'est-ce pas une nécessité pour un jugement, si indi-
viduel qu'on le suppose, de n'impliquer aucune con-
tradiction? d'être formulé toujours el partout en
conformité avec les lois universelles de l'être? Ainsi
l'étude de l'être comme tel nous apparaît, dans son
essence, dans ses éléments constitutifs, indépendante
de l'évolution, ou de la connaissance f>lus ou moins
parfaite des sciences particulières. Les conclusions ou
résultats «le celles-ci peuvent bien fournir matière à
des applications nouvelles des principes communs,
mais ils ne sauraient les modifier ni rien ajouter
à leur valeur intrinsèque.
Non, ni l'objet de la métaphysique ainsi comprise,
ni les principes premiers à la lumière desquels cet
objet est étudié ne s'appuient sur les résultats des
recherches des savants spécialisés. Les premières
NOTIONSGENERALES 99

démarches-de l'esprit, les manifestations élémentaires


de la pensée réfléchie se suffisent à clles-mèincs dans
ce cas. On peut même dire «pie l'explication générale
«les choses n'exige pas ordinairement un long travail
scientifique de la pensée. Cette explication, surtout
celle «le l'univers «pi'il importe le plus à l'homme de
connaître, esl une affaire de sens commun plutôt
«pic tic science proprement dite : elle surgit, sans
effort, des lumières et des vérités les plus simples de
la raison ainsi «pie des faits généraux qui se mani-
festent d'eux-mêmes aux sens et à la conscience des
hommes. Sans doute, les premiers principes perdent
en contenu ce «pi'ils gagnent en extension; mais
n'est-ce pas à cette condition qu'ils doivent de pou-
voir grouper nos connaissances diverses et d'en
fournir l'explication dernière, sans les absorber?
En résumé, la philosophie n'est pas le prolongement
«les sciences particulières mais du sens commun.
Pour se constituer en science et se développer, elle
n'a besoin que «les données universelles de l'expé-
rience cl de la raison. L'universel, qui esl son
domaine, peut être-approfondi indépendamment des
sciences naturelles. Dans l'ordre de la connaissance
intellectuelle, les caractères communs «les choses
arrêtent tout d'abord notre attention : c'est dans ce
sens que saint Thomas dit : universalius intelligibile
est prius notum nobis secundum intellcclum (i). Ceci
nous explique pourquoi la philosophie a pu atteindre
un haul degré de perfection, malgré l'étal rudiméntaire
des sciences de la nature. Mais il est essentiel, pour le
comprendre, de la maintenir dans son cadre propre,
ce à quoi de nombreux auteurs ne peuvent se résigner.

Physic, Iccl. I.
(l) S»TIIOM.,
CHAPITRE II

Le fait et l'idée

Les faits, si nombreux «ju'on les suppose, ne sont


point par eux-mêmes objet de science. Seule peut lVHrc
une multitude de faits reliés entre eux. Car, qui dit
science dit coordination. Personne n'a jamais sérieu-
sement limité la science à la connaissance brute des
faits : «<On aurait beau multiplier les faits et les obser-
vations, dit Claude Bernard, que cela n'en apprendrait
pas davantage. Pour s'instruire, il faut nécessairement
raisonner sur ce que l'on a observé. » (i) Auguste
Comte lui-même ne se fait pas une autre idée de la
science: « Celle-ci s'obtient, d'après lui, par l'usage
bien combiné du raisonnement et de l'observation. » (a)
Non, on ne saurait réduire la science à la constatation
pure et simple des faits, c'est-à-dire à une affaire d'énu-
mération et de statistique : on ne le saurait sans
mutiler l'esprit humain, sans le violenter tout au
moins dans ses aspirations les plus naturelles cl les
plus élevées. C'est donc faire oeuvre intéressante
autant qu'utile et opportune que d'étudier les rapports
qui existent entre le fail et l'idée. C'est une question
dont l'examen appartient plutôt à la philosophie
(i) Introductionà l'éludede la médecineexpérimentale,c. i, p. 28.
(3) Coursde philosophiepositive, l" Ic«;on.
NOTIONSGENERALES IOI

qu'aux sciences particulières. Voilà pourquoi nous


l'abordons ici à la lumière de la philosophie thomiste.
L'expérience.
Nous ne louchons au fait qu'en raison de l'idée. Nous
retrouvons celle-ci au commencement, au milieu,
à la fin de l'expérience. Tout d'abord, elle en est le
poitil de départ. «<Toute initiative expérimentale est
dans l'idée, dite. Bernard, car c'est elle qui provoque
l'expérience. » (i) Mais, disons-le tout de suite, l'idée
dont il s'agit est quelque chose de 1res complexe; clic
se présente sous différentes formes et à des degrés
divers d'importance et de vérité. Le plus souvent, elle
est une interprétation anticipée des phénomènes de la
nature. Les faits constatés font souvent apparaître
d'eux-mêmes certaines relations. Le savant trouve là
l'excitant ou l'appui dont' il a besoin pour ses
recherches. Une autre fois, « l'idée » sera le corollaire
de théories qui supposent de grands progrès accom-
plis. Ne faut-il pas avoir atteint un développement
psychique considérable pour entreprendre certaines
éludes expérimentales? Enfin, c'est une véritable
hypothèse qui peut se rencontrer à l'origine de l'ob-
servation, surtout de l'observation provoquée où les
faits sont artificieusement obtenus.
On sait, en effet, que l'hypolliôse joue le rôle d'un
stimulant d'une grande fécondité dans la science: «Le
rôle essentiel de l'hypothèse, dit E. Mach, est de nous
conduire à faire de nouvelles observations et de nou-
velles recherches qui puissent confirmer notre con-
jecture, la contredire ou la modifier, en un mot,
étendre notre expérience. » (2) On a fait de la sorte
*
(1)Introductionà l'étudede la médecineexpérimentale,c. n, p. 63.
(»)E. MACH,la Connaissanceel l'erreur, traducl.de M.Duroun,p. a^a.
102 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLAISCIENCE

un très grand mérite au transformisme d'avoir été un


aide puissant dans les investigations scientifiques les
plus diverses. Mais à ceux qui seraient tentés de voir
là un argument en sa faveur, nous recommandons le
passage suivant: « Il n'est nullement nécessaire
d'avoir à priori des vues exactes et une hypothèse
vraie pour faire de réelles découvertes. Des théories,
même très imparfaites, suffisent à suggérer «les expé-
riences «{ui viennent corriger leurs imperfections et
donnent naissance à d'autres théories plus par-
faites. » (i) L'inconvénient à éviter, dans ce cas, esl
l'orientation trop exclusive des recherches. C'est pré-
cisément ce qui s'csl produit pour le transformisme.
La place prépondérante «pi'on lui a faite dans la
science n'a pas été sans créer des préventions ni faire
négliger certains ordres «le faits. Tout entier à recueillir,
les faits plus ou moins favorables à la lttlle entre les
différentes espèces ou au sein de la même espèce, un
savant court grand risque de ne pas même apercevoir
ceux qui se rapportent, par exemple, aux associations
animales et à l'entr'aidc. Mais revenons à notre sujet.
• Nous n'entrons donc dans l'expérience proprement
dile «pie sollicités et soutenus par une idée. Le rai-
sonnement expérimental serait impossible autrement.
Le fait, considéré dans son individualité pure, n'est
pas un objet «le science, mais de sensation. Celle
dernière, en effet, ne s'étend pas au delà «l'un objet
déterminé. Pour elle, le fait ne représente que lui-
même, elle est aveugle pour tout le reste. Or, en s'ar-
rélant à l'individualité matérielle des choses, comment
pourrait-elle s'élever, par ses éléments propres, à
l'ordre scientifique? Pour cela, un principe et des

(i) E. M.iut.,loc.cit.
'
NOTIONSGÉNÉRALES Io3

principes supérieurs sont, nécessaires. S'il est quelque


chose de prouvé en philosophie, c'est l'impossibilité
de faire surgir l'organisation des données de l'expé-
rience, de l'expérience sensible elle-même. L'empi-
risme pur ne vit que de contradictions avec sa donnée *
fondamentale. L'analyse, la réflexion, la généralisa-
tion sont des actes cl des procédés complètement en
dehors de la sphère de la sensibilité. Nul fait indivi-
duel, contingent, ne saurait être la raison explicative
d'autre chose sans l'intervention au moins implicite
d'une affirmation générale d'identité ou de ressem-
blance. En d'autres termes, pour être le fondement
d'une inférenec quelconque, un fail doit être considéré
à la lumière d'une idée générale, soumis à la réflexion
de l'esprit.
Cela est vrai, tout d'abord, «les faits de la con*
science. Prenons pour exemple le fameux,Je pense
donc je suis, de Descartes. Les tenants de la philo-
sophie traditionnelle l'ont, à l'envi, remarqué : l'infé-
rence en «piestion lire toute sa valeur d'une idée
universelle : ce qui pense existe. Sans doute, cette
idée n'est pas explicitement formulée, mais elle n'est
pas moins le nerf de l'inférence cartésienne. Ne vou-
lant pas fonder la science sur le seul fait subjectif du
moi, comme Fiente, Descartes a recours au raisonne-
ment. Et, par là même, il féconde un fait de conscience
par une idée générale : ce qui pense existe. Il fait inter-
venir le principe, la vérité objective qui illumine le fait.
Autrement, il ne lui eût pas été possible même.de com-
parer entre eux deux états successifs de conscience.
La môme chose se vérifie pour les faits externes.
Ils ne peuvent passer do l'ordre sensible à l'ordre
scientifique sans le secours de l'idée. Je vois tomber
une pierre, osciller un pendule. A ne s'en tenir qu'à
rniiosori/iKpu RAISONNEMENTDANS IK SI.IKMJ ft-
104 DANSLÀ SCIENCE.
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

la matérialité du fait individuel, c'csl-à-diro à la sen-


sation qui nous est communo avec la brute, il n'y
a rien de moins scientifique. Mais si je soumets les
faits dont il s'agit à la réflexion, ils deviennent objet
'«le science. Alors interviennent un grand nombre
d'actes qui dépassent de beaucoup la portée de la sen-
sibilité pure.-Za comparaison tout d'abord. Or, com-
parer, c'est non seulement percevoir,, mais encore
apprécier les rapports et les différences. C'est se placer
entre deux termes pour les juger, pour saisir les points
par lesquels ils se rapprochent ou se séparent. Autant
de choses dont la sensation est radicalement inca-
pable. Nous n'avons, pour nous en convaincre, qu'à
nous rappeler les principaux traits qui la caractérisent.
Etant liée à un organe, elle ne peut rien atteindre
que sous une détermination individuelle. Elle lie
perçoit ceci ou cela que dans les limites des condi-
tions matérielles, des circonstances de temps et de
lieu. Jamais elle ne s'élève à la notion de lu nature
universelle. Sans doute, le sens commun possède une
certaine généralité. Il embrasse tous les objets des
sens particuliers. Son domaine est le sensible, «juelle
qu'en soit la forme : objectum ejus est sensibile. C'est
pourquoi il est la racine et le point de convergence
do toutes nos facultés sensilives. C'est de lui que
découle leur vertu perceptive, et c'est en lui t|ue leurs
~ sensations diverses se rassemblent et se distinguent.
Nous sentons la différence qui existe entre un son et
uno couleur. Mais co discernement n'est pas l'oeuvre
d'un sens particulie . Comment lé serait-il? Pour per-
cevoir une différence entre deux objets, il est néces-
saire «le les saisir tous les deux. Or, ce qui n'est pas
dans la sphère d'un sens particulier n'existe pas
pour lui,
NOTIONSGÉNÉRALES , Io5

Faite la différence entre le blai ^t lo doux na;


tient ni à la vuo ni au goût, parce qu il est indispci
pour cela de connaître l'un et l'autre D'où il si.
cette discrimination appartient au sens commun l
aboutissent.les perceptions de tous, les autres sens : ais-
cernere album a dulci non potest neque visus neque
gustus quia oportet quod. qui inter aliqua discernit,
utumque cognoscat. Unde oportet ad sensiun communem
pertinere discretionis judicium (i).
Mais qu'on ne s'y trompe pas : tout reste ici dans
l'individuel. Pour le sens commun, les choses sont
autres ou différentes, mais uniquement par les qua-
lités sensibles et l'impression reçue. Il ne saurait
passer outre à ces limites pour atteindre la notion
générale et abstraite de différence, qui seule vaut pour
tous les instants de la durée et pour tous les points
de l'espace. C'est pourquoi ce qu'il' a vii dans une
circonstance, l'animal, à proprement parler, ne peut
l'appliquer à une autre. Il est vrai qu'une sensation
lui en rappelle une autre avec le sentiment de plaisir
ou de douleur qui raccompagnait, et le porte à agir .
comme il l'avait fait dans le même cas; mais tout
s'arrête à l'individualité matérielle des choses. Lo
caractère commun qui lui permettrait d'apprécier telle
ou telle donnée particulière lui échappe complète-
ment. De là vient que toute vraie comparaison est
hors de la portée de nos puissances sensitives. Com-
parer dit beaucoup plus «pie sentir; c'est soumettre
à une mesure commune deux ou plusieurs choses
pour en apprécier les rapports. Cela ne peut se faire
sans l'intervention d'une idée générale, c'est-à-dire
plus haute et plus étendue.

SHIH.tltenl.,I, IJVt.xxyni,a. t\.


(i) S, THOM.',
DANSLA SCJENCE
I06V PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

La sensibilité, qui n'aperçoit rien au delà des indi-


vidus, ne saurait donc comparer. Or, les sciences
font le plus fréquent usage de la comparaison. On
peut dire qu'elles en vivent surtout dans leur travail
de recherche. « Pour s'instruire, il faut nécessaire-
ment comparer les faits et les juger par d'autres faits
qui servent de contrôle. » (i) Dans le raisonnement
expérimental, il y a toujours jugement par une com-
paraison s'appuyant sur deux faits, l'un qui sert de
point de départ, l'autre qui sert de conclusion au rai-
sonnement. Sous ce rapport, la sensation peut bien
fournir les matériaux de la science, mais ne saurait
édifier la science elle-même. Cela est vrai à d'autres
points de vue encore.
Une simple sensation ne suffit pas toujours à l'appré-
ciation vraie de l'objet senti. Il est nécessaire de faire
appel au témoignage des autres sens, car les sens se
prêtent un mutuel appui. Une simple observation no
saurait non plus nous autoriser à regarder un fait
comme bien établi; nous ne pourrons le regarder
comme tel qu'après l'avoir soumis à une conlrc-
épreuve et à la méthode des variations. C'est alors
seulement que nous connaîtrons ses vraies conditions
d'existence. En d'autres termes, un travail de con-
trôle, souvent très compliqué, est nécessaire. Inutile
de dire qu'il ne peut s'accomplir «jue sous la motion
et la dit action logique de la raison supérieure. Il
excède de beaucoup le pouvoir de la sensibilité pure.
Il exige un haut degré de spontanéité et d'initiative
chez son auteur. Or, la faculté de sentir est plutôt
passive. Elle ne s'attache pas à son objet pour lui

(i) C. Bsn.NAiu»,
Introductionà l'étudede la médecineexpérimentale»
c. i", p. a*.
NOTIONSGÉNÉRALES 10*7

faire subir uno transformation quelconque; elle esl


simplement affectée par lui : polentioe sensitivoe omnes
sunt passi\w quia per sensibilia objecta moventu'r et
Jlunt in actn (i). De plus, le jugement qu'elle porto
sur l'objet senti, relativement à l'attitude pratique
à tenir à son égard, lui esl dicté par la nature elle-
même : autant dire «pi'clle est régie par un détermi-
nisme qui s'oppose à tout changement intentionnel
dans le but à poursuivre comme dans le choix des
moyens. C'est pourquoi les animaux ne sont ni libres
ni perfectibles dans le vrai sens du mot : Judicium
esl eis ex nalurali estimatione, non ex aliqua colla-
tione. Judicium earum est determinalum ad unum (2).
Ils obéissent donc en toutes choses à l'impression
reçue de l'objet et de la nature. Telle esl là loi des
seiis livrés à eux-mêmes. Comment, dès lors, faire
sortir de tous ces éléments passifs l'activité indus-
trieuse et spontanée que réclame l'expérimentation?
Il n'y faut point songer. Et l'on doit en dire autant
du choix et de l'interprétation des faits, dont le rôle
dans les recherches scientifiques est si important;
mais c'est surtout lorsqu'il s'agit du raisonnement
expérimental lui-même que l'insuffisance de la sensa-
tion devient d'une évidence irrésistible.
Le raisonnement est un facteur si important de.la
science qu'il a sa place même dans la recherche et
constatation des faits. Tout n'est pas immédiatement
donné dans l'observation. La «lécouverle d'un fait
peut être amenée par d'autres faits antérieurement
connus. Dans ce cas, il se mêle le plus souvent à l'ob-
servation un grand nombre d'inférences induelivcs ou

(1) De Verit.,q. xvi, a. 1.


(3)Ibid., <!•xxtv, a. a.
Iû8 DANSLA SCIKNCK
rilIl.OSOHIIE DU ltAtSONNKMKNT

déduclivcs. Sans doute, l'induction proprement dite


porte surrussoeialion de deux attributs ; niais, entendue
dans \m sens large, elle peut être limitée à rétablis-
sement d'un fait ou d'une simple notion. Quant à la
déduction, elle n'est pas sans utilité, mémo lorsqu'il
s'agit seulement de s'assurer des faits. Sans doute, elle
n'a pas précisément pour but d'en augmenter le nombre;
mais elle peut nous permettre de les prévoir, en lais-
sant à l'observation le soin de les confirmer. Nous ne
citerons que pour mémoire l'exemple classique o!c Le
Verrier, tirant de calculs mathématiques l'existence
d'un astre (pie l'observation découvrit. Mais c'est prin-
cipalement dans l'observation provoquée ou l'expé-
rimentation que le raisonnement intervient; il y joue
même un rôle de tout premier ordre. La, il s'agit de
soumettre une idée au contrôle des faits, e'est-à-dire de
vérifier un rapport rationnel seulement préconçu entre
un phénomène et sa cause. Pour atteindre ce but, l'expé-
rience ne saurait se suffire à elle-même. La preuve
en est qu'on peut faire des observations cl des expé-
riences sans s'instruire, selon la judicieuse remarque de
G. Bernard. Les faits n'engendrent pas nécessairement
une idée, une théorie. Le raisonnement est nécessaire
pour les féconder, pour recueillir l'enseignement qu'ils
contiennent. Ce raisonnement dans les sciences natu-
relles est expérimental cl inductif. En voici la forme
et le mécanisme d'après les logiciens scolastiqucs; on
y prouve qu'un caractère ou un attribut convient à un
sujet généralisé,-par les faits — oslendit prinuun de
medio per tertùun (i), — ce qu'on peut traduire ainsi :
on démontre Jeprimum, c'est-à-dire l'idée, la question

(i) Formuledu raisonnementinductifdu bienheureuxAlbertle Grand


(I. H, ï'rior., tract. VU,c. iv). Nouslïludicronsplusloin.
NOTIONSGENERALES 100

posée, l'interprétation préjugée, peu importe le nom,


de medio, d'un sujet commun, classe ou espèce, per
tertium, non par la cause comme dans la déduction,
mais par les faits constatés et suffisamment nombreux.
On voil l'importance capitale des faits dans ce pro-
cédé; on les invoque comme seule et unique preuve
de la convenance ou de l'incompatibilité entre un
attribut et un sujet, autrement dit de la loi des phé-
nomènes. Mais il n'en reste pas moins vrai que les
faits ont besoin d'être mis eu oeuvre par une idée.
Ceux qui veulent tout ramener à l'empirisme dans la
science humaine ne manquent pas de «lire (pie celte
idée,, si elle n'est pas toujours un autre fait, doit se
présenter avec un caractère licitement expérimental,
Et ce qu'ils veulent par là, c'est affirmer et sauvegarder
l'indépendance absolue de leur méthode; mais rien no
justifie cette prétention, tout au moins dans le sens
où ils l'entendent. Une chose est universellement
admise : c'est que la science naît de la combinaison
de l'idée avec le fait. Ce dernier, par lui-même, est sté-»
rile. Mais l'idée en question, d'où vient-elle? Quelle
en est la nature? On répond qu'elle est fournie par
l'observation et que sa marque distinctive est d'être
vériliabîe' expérimentalement. Mais on ne saurait voir
là le premier fondement ou point d'appui d'aucune-,
science particulière de la nature. Il faut, pour cela,'
remonter plus haut. Le raisonnement, pour être expé-
rimental, n'en suppose pas moins les principes qui
viennent sans doute de l'expérience comme toute con-
naissance humaine, mais auxquels notre esprit n'adhère
pas précisément sur le témoignage de l'expérience.
Les faits ne peuvent èlre soumis à la réllcxion et
mis en oeuvre sans être considérés à la lumière des
idées générales d'être, de cause, d'elfel : ce qui revient
110 DANSLA SCIENCE
TUILOSOPIIIEDU RAISONNEMENT

à dire à la lumière des principes premiers et univer-


sels de la raison. Sans leur secours, aucune démarche
de l'esprit n'est possible, mémo cl surtout dans l'ordre
réol. Une science particulière, si expérimentale qu'on
la suppose, les renferme, et c'estpar leur vertu cachée
qu'elle agit. C'est donc à eux qu'il faut ramener les
faits si l'on veut en connaître la raison suprême. C'est
pourquoi une science particulière ne peut faire la
preuve de ses principes par ses moyons propres. Elle
ne le peut sans sortir de son cadre, sans renoncer à
sa méthode de recherche, sans abandonner son objet
formel, ^.es éléments premiers et communs sont hors
de sa portée. Leur étude appartient à la philosophie:
principiorum ratio non potest reddi a geometra,
secundum quod geometra est: nulla enim scientia
probal sua principia (i). Une science, en effet, ne
saurait préexister à ses éléments ou principes géné-
rateurs.
C'est pourtant ce que doivent admettre ceux qui
, proclament l'autonomie absolue de la science expéri-
mentale. En réalité, sous prétexte de la glorifier, ils
lui enlèvent tout point d'appui. En s'interdisani d'en
examiner les données premières, ils posent des limites
arbitraires à nos connaissances et mutilent l'aine
humaine. Dans cette voie, ils ne peuvent faire que des
observations et des expériences sans s'instruire, selon
la remarque que nous avons rapportée plus haut, c'est-
à-dire qu'ils peuvent bien rendre des. services à l'in-
dustrie et à la vie matérielle, mais qu'il leur est impos-
sible de faire avancer d'un pas la connaissance dans
son expression la plus noble, ainsi que la solution des

[i) Poster,analyl., cj..v\i.


NOTIONSGÉNÉRALES tIT

problèmes qui intéressent le plus l'humanité. Qu'ils


le veuillent ou non, les faits ne sont que les matériaux.
de la science; ils n'appartiennent à l'ordre scientifique
qu'autant que la raison les pénètre, |cs traduit et los
élève jusqu'à elle. Co n'est pas le doute qui est à l'orl»
giuo première de ce travail, mais la raison avec ses
vérités immuables et immédiates. Dans ce sens, il faut
«lire que c'est elle qui est le principe de tout raison-
nement et de toute invention. %
Toutes ces considérations recevront une nouvelle
lumière de ce qu'il nous reste à dire de la générali-
sation.

La généralisation.

C'est le fait dominant de la science. Pour s'en faire


une juste idée,, il est nécessaire de rappeler les prin-
cipales données de la théorie de la connaissance
intellectuelle d'après saint Thomas. Les voici en
quelques mots.
L'intelligibilité immédiate n'appartient pas à la
matière. Entre l'être matériel concret et le connais-
sant, l'hétérogénéité est complète. Elle s'accuse mani-
festement sous plus d'un rapport. Ainsi, l'Intelligible
est la perfection propre de l'entendement. Comment
la matière le serait-elle? La perfectibilité des êtres ne
se comprend que dans les limites de leur nature: or, la
matière ne peut même pas être l'objet immédiat de l'in-
telligence , nous voulons dire qu'elle ne peu t et re connue
sans l'intermédiaire d'une idée. Etre doué d'activité
intellectuelle, c'est pouvoir posséder, outre sa forme
propre, celle d'un autre. La matière ne réalise point
cette condition fondamentale. C'est pourquoi elle n'est
ni intelligente ni intelligible, c'est-à-dire qu'elle n'est
1IU PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

suscoplible d'aucune représentation ni active ni pas-


sivo. Ello no peut revêtir une nouvelle forme sans se
transformer elle-même plus ou moins complètement.
Ensuite, ello no reçoit rien qu'à l'état individuel. En
tant que soumise à la quantité, elle est le principe
même do l'individualion. Or, l'inlclfigence reçoit les
formes élevées à l'absolu par l'abstraction. Ce n'est
pas tel ou tel homme seulement qui esl le terme de
son.opération,mais Vhomme; autrement dit, la forme
désindividualisêe: anima intellectiva cognoscit rem
aliquam in sua natura absoluta (i). Par la matière
dont elle est l'acte, la forme se limite, se circonscrit,
se rattache aux dernières particularités. Par sa récep-
tion, au contraire, dans l'esprit, elle s'étend, s'univer-
salise, devient quelque chose de virtuellement infini;
cognoscit universale quod est virlule infinitum secun-
dum syiiin ambilum (a). L'opposition est donc aussi
réelle que profonde entre les conditions de la matière
et celles de l'intelligible immédiat. Inutile d'en pousser
plus loin la démonstration. Ce que nous venons de
dire nous autorise pleinement à conclure que l'intel-
ligibilité exige l'immatérialité.
Avec cette doctrine,, il nous sera facile de com-
prendre pourquoi la généralisation esl un procédé
naturel et nécessaire de notre intelligence. La matière
n'étant intelligible qu'en puissance ne peut être connue
qu'au moyen d'une idée qui la représente, c'est incon-
testable. Ce qui ne l'est pas moins, c'est que la con-
naissance que nous en avons revêt, de ce fait, un
caractère de généralité. Mais hàtons-nous d'ajouter
que cette conséquence ne vaut que polir l'intelligence

(i) S. THOM.
Sam, theol., I, q. LXXV,
a. 5.
(a) Sum. wnlra. Gentes^ll,c. XLIX.
NOTIONSQÉNÉIIALES 113

humaine sculcmont. Les purs esprits, qui no tirent pas


leurs idées des choses sensibles elles-mêmes, pouvont
avoir une conception propre et adéquate de la matière
cl do la forme : formai Mw respkiimt et formant et
maleriam immédiate (i). On no voit pas co qui pour-
rait y faire obstacle. L'être, à vrai dire, est commun
ù l'une et à l'autre. Cela suffit pourquo chacune puisso
être distinctement représentée dans l'esprit. Mais il*
en va autrement pour une intelligence, dont les idées ne
sont pas innées, mais viennent des sens et de l'expé-
rience. Alors, en eflbt, une connaissance directe et
autonome do l'élément matériel n'est plus possible.
Saint Thomas nous en donne la raison suivante, qui"
est fondamentale.
Etant donnée l'origine do nos idées, il faut voir
on elles reflet d'une certaine action des objets
matériels; nous disons: d'une certaine action, car
notre esprit ne saurait être afiectp immédiatement par
les choses sensibles. Celles-ci, par leurs qualités
actives, impressionnent tout d'abord les sens. Elles
n'ont besoin que d'elles-mêmes pour cela. Etant en
acte cl du même ordre que les facultés sensilives, elles
n'ont rien à attendre d'une puissance qui remplirait
à leur égard le rôle de l'intellect agent. Par suite de
leur action propre, les objets externes sont donc repré-
sentés dans la'sensibilité, mais bien que déjà plus
proches qu'eux de l'immatérialité, ces représentations
du monde extérieur ne sont pas encore intelligibles
par elles-mêmes. Elles sont encore rovètues de notes
matérielles et individualités que l'esprit ne peut «s'assi-
miler d'une manière intime. 11 leur reste un abîme à
franchir. C'est ce qu'elles font, grâce à l'intervention

U) De Veril., q. x, a^A.
11/| DANS LA SC1ENC
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

«le l'esprit. Celui-ci n'csl pas un pur et simple réci


picnt. Il est doué d'une activité propre en vertu dt
laquelle il peut rendre les formes matérielles intelli-
gibles en aclc; c'est-à-diro qu'il peut les faire passci
de l'ordre sensible à l'ordre intellectuel. La cause
principale de cette transformation est l'intellect actif
les formes sensibles en sont la cause instrumentale
'
l'effet produit est l'espèce intelligible n'exprimant qu.
la nature dépouillée de ses particularités individuelle!
ou, ce qui revient au même, commune à un nombre
illimité d'individus : se habenl phanlasmala ut agen
instrumentale cl secundarium, intellectus vero agen,
ut agens principale et primum (i). C'est plus qu'i
n'en faut pour légitimer celle assertion de sain
Thomas : in mente humann accipiente scientiam i
rébus forma? existunt per quamdam actionem rerun
in animam (a). Quelle que soit la théorie de la con
naissance intellectuelle qu'on adopte, on est hier
obligé d'admettre, pour le moins, que nos idées si
développent en présence de la sensation.
Or, le mode d'action des choses sensibles sur noir*
Ame nous fait bien comprendre pourquoi et commen
la généralisation est la forme ou la condition do h
pensée humaine. Partons de ce principe si connu ci
philosophie scolasliquc : tout agent opère en vertu d<
sa forme; et il opère à son image cl ressemblance. Le;
objels matériels ou leurs représentations sensibles n<
font pas exception à cette loi. L'empreinte qu'il:
déposeront'dans l'esprit sera donc, avant tout, rela
live à leur forme ; primo et principaliter respicinn
res extra animam exislentes quantum ad forma-

(1) De Verii., q. x, a. 6, 7.
(3) Ibid,, q. x, a. 4.
NOTIONSGÉNÉRALES Il5

carum (i). Conformément à ces principes, la matière


ne se révèle donc pas à nous directement : elle n'agit
sur nous que par la forme. Par le fait même, ello reste
au second plan et dans l'obscurité; nous ne la con-
naissons (pie par rapport à la forme. Or, une connais-
sance de ce genre est forcément générale. Je vois
l'empreinte d'un anneau sur la cire molle. Je ne peux
savoir, à no considérer que cette forme, si exacte
qu'elle soit, de quelle matière l'anneau en question
est fait. Esl-il en or ou en argent? La forme, par elle-
même, abstraction faite do tout autre élémcn. d'infor-
mation, ne le dit pas. Nous savons pourtant, à n'en
pas douter, qu'une matière existe. Mais ne la con-
naissant (pie relativement à !u forme, nous n'en avons
idée Pour la connaître ! <dividuelle-
qu'une générale.
ment, il faudrait l'atteindre non pas seulement dans
un rapport, qui ne la détermine pas du tout, mais
encore en tant que principe d'individuation, c'est-
à-dire d'une quantité déterminée. C'est ce que Yesprit
ne fait pas et ne peut faire, et c'est aussi la raison
pour laquelle il ne peut connaître directement le
singulier: habitudo ad formant nonfacil cognoscere
materiam nisi cognitione nnii'ersali (a).
Par ailleurs, la forme, principe de toute intelligibi-
lité, est universelle de sa nature ^ quantem est de se
eut universalisa). Elle exprime les caractères essen-
tiels de la chose, sans être une chose individuelle et
déterminée. Ni l'individuation ni la pluralité n'ont en
elle leur vraie cause. Elle ne peut, de la sorte, con-
duire qu'à la connaissance de l'universel ou d'un

(i) De Veril.,q. x, a. f\.


(s) Ibid., q. x, a. 5.
13)/•/</.
n(i PHILOSOPHIEnu RAISONNEMENTDANSLA SCUBN'C

extrait commun à plusieurs substances sensibles. La


généralité est donc la marque distinclive do notre
connaissance intellectuelle, considérée même du coté
de la forme qui est son principe. En résumé, l'esprit
atteint le même objet que les sens, mais à un point
do vue beaucoup plus élevé. Les sons le saisissent
dans son individualité concrète; l'esprit, lui, lo saisit
dépouillé des conditions et des particularités maté-
rielles qui le caractérisent. Il ne voit en lui que la
forme générale dont il esl la réalisation sensible.
A vrai dire, nous sentons et comprenons la même
chose : circa idem virtus snperior et inferior operatur,
non simililer, sed superior sublimius (i). Remarquons
encore que, conformément à cette doctrine, notre
connaissance intellectuelle porte le cachet de ses deux
facteurs principaux. Nous avons vu qu'ils ne sont
autres que l'intellect actif et les représentations sen-
sibles. Du premier, clic a d'être une forme immaté-
rielle et intelligible; du second, d'être la forme repré-
sentative de tel ou tel objet déterminé. L'un fait de
l'espèce intelligible une entité du même ordre que
l'esprit qu'elle informe et actualise; l'autre en fait la
similitude de quelque chose de spécial : intellcctns
possibilis recipit formas ut intelligibiles actu ex v/7-
tute intellectus agentis sed ut similitudines determi-
natarum rerum ex cognitione phantasmatum (a).-
Toutes les objections de l'empirisme pur et de l'in-
truitionisme contre notre connaissance conceptuelle
viennent se briser contre celte doctrine si harmo-
nieuse et si naturelle de saint Thomas. C'esl pour
ne l'avoir pas comprise ni même connue que tant

(i) De Veril.,a. C, ad 2.
(3) Ib'ui.,q. x, a. Ofad 7.
NOTIONSGENERALES II?

de philosophes ont inventé dos systèmes exclusifs


qui no sont, à vrai dire, qu'une mutilation do l'àme
humaine. Les uns ont tout ramené à la sensa-
tion; ils n'ont vu dans les opérations même les plus
élovées el les plus subtiles de noire esprit qu'uuo
sensation transformée, sans bien se soucier, par
ailleurs, de nous dire comment et par qui s'opèro
telle métamorphose. D'autres ont creusé un ubimo
entre l'ordre sensible et l'ordre intellectuel. D'après
eux, non seulement l'esprit ne tire rien du sensible,
mais encore il doit se tenir le plus éloigné possible
des impressions des sens. N'est-il pas pourvu d'idées
innées? Enfin, il en est qui admettent des concepts
supérieurs à l'intuition sensible, mais qui n'ont, en
dehors d'elle, aucun objet : par eux-mêmes, ils no
sont que des formes vides qui n'apprennent 'rien
à l'esprit. Au reste, on sait ce qu'une philosophie
nouvelle pense de la méthode intellectualiste. Elle
n'y voit qu'une affaire d'intérêt exclusivement pra-
tique. Seule la vie de la sensation nous met en pos-
session de la réalité. « Le fait esl une donnée primi-
tive : toute autre manipulation conceptuelle ne vient
qu'après; et à l'égard do Cette première donnée, elle
n'est qu'un succédané, toujours inadéquat, jamais un
parfait équivalent. » (i) El à combien d'autres inven-
tions, d'autres théories de la connaissance n'a-t-on
pas eu recours? Si nous en rappelons ici sommaire-
ment les principales, c'est pour faire ressortir la
belle simplicité, la plénitude apaisante de la doctrine
idéologique de saint Thomas.
Par les quelques traits que nous venons d'en rap-
porter, on peut voir qu'elle fait à chacune de nos

Philosophieîle /V.iy«W«wv,
(i) \V. JAMES, leç. VJ»
118 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

facultés sa part légitime. Ello ne sacrifie rien ni du


réel ni do l'idéal. Bien plus, elle maintient et explique
la communication entre ces deux ordres avec autant
de profondeur que de vérité. Pour elle, l'un n'est pas
essentiellement différent do l'autre : ils contiennent,
à vrai dire, les mêmes réalités. Seul le mode d'être
est dissemblable. La conformité dans la quiddité for-
melle existe. Cela suffit à la vérité de la connaissance.
Saint Thomas, parlant de l'accord de l'idéo avec :»
chose, dit fort bien : oporlct quod solum in rationc
vonveniat (i). La définition de l'homme, en soi, est la
même que celle qui est attribuée à Callias et à Sooratc,
comme dit Aristote. Au fond, certains empiristes
ou inluitionistes font un grief à l'idée de n'être pas
la chose elle-même. Ils veulent à tout prix non seule-
ment foire rentrer l'objet dans le sujet, mais encore
identifier le connaissant et le connu. Il n'y a, pour
eux, de véritable connaissance qu'à cette condition.
Ils oublient surtout, en cela, que la capacité de com-
prendre admet des degrés divers. Tous les êtres intel-
ligents ne sont pas doués de la même activité intel-
lectuelle. Le connaissant \ ne peut être autre chose
que lui-même, selon sa loi fondamentale, que de deux
manières : per identitatem aut informationem (a), nous
dit Cajetan. Seule l'essence divine, qui est intelligible
par elle-même et contient éminemment toutes choses,
réalise pleinement le premier mode. Il convient
à l'ange, qui est intelligible par essence, mais dans
la mesure seulement où il est en acte, c'est-à-dire qu'il
ne peut, comme Dieu, connaître toutes choses en se
connaissant. Il y a des. choses qu'il ne peut être que

(i) De Verit.,q. x, a. 4>ad 4-


(a) CAJETAN,Cômmtntar.in Suni. theol., q. xiv, a. i.
NOTIONSGENERALES 11Q

par le moyen des idées qui les représentent, per


informationem. Pour l'homme, il ne possède à aucun
degré l'intelligibilité immédiate. Par conséquent,
même pour se connaître lui, il n'a d'autre recours
que l'information. C'est par ses actes et non par son
essence qu'il so comprend. A combien plus forto
raison l'intermédiaire do l'idée lui est-il nécessaire
lorsqu'il s'agit do connaître le monde qui l'entoure?
Nous avons vu que ectto idée en nous, par suite
do son origine sensible, ne représente quo la nature
générale ou spécifique des choses. Mais s'il est naturel
à notre esprit do généraliser, cela ne veut pas dire
qu'il puisse le faire sans règle ni méthode. Qu'il
s'agisse des éléments simples ou complexes de
l'universel, un procédé généralisaient" scientifique
s'impose. C'est en s'y conformant avec la plus grande
rigueur qu'on fait oeuvre de science, c'est-à-dire
qu'on passe légitimement du concret à l'abstrait, du
contingent au nécessaire, du particulier à l'universel.
Si ce passage se fait hâtivement sans une étude
approfondie des données particulières, il ne peut
conduire qu'à des hypothèses prématurées ou à des
entités purement verbales. Cependant, les procédés
en question,varient dans une certaine mesure avec
les sciences. Celles-ci n'ayant pas le môme objet,
n'ont pas non plus la môme méthode pour le con-
naître. Sur ce point, les exigences de la philosophie
ne sont pas celles des sciences naturelles ni même
des mathématiques, mais il n'en reste pas moins vrai
que toutes les sciences suivent dans la formation do
l'universel une marche analogue dont nous allons
donner, d'après Aristote et saint Thomas, la descrip-
tion générale et abstraite.
C'est par étapes successives qu'on aboutit à l'uni-
FHILOSOFHIEDUIUISONXEMEKT DANS LASCIENCE Q
120 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANSLA SCIENCE

versel, Ainsi nous avons tout d'abord la sensation


de l'individuel; ensuite, la mémoire conserve celle
première empreinto : Kx- j;.b awO/çiw; yivjTa». ;/V7,UY;.
Quand cette empreinte s'est plusieurs fois renouvelée
dans des conditions différentes, mais dans le même
ordre do choses, nous avons une expérience : èx. oj
îïo).).àx'.; -O'j OL'J-VJvivoj/ivy^ sù-îivla (l). Cette
JAVYÏJJLÏ,;
expérience n'est pas uno simplo collection de sou-
venirs particuliers; elle suppose essentiellement une
comparaison établie entre ces mêmes souvenirs. C'est
la remarque de saint Thomas : experimentum indiget
aliqua raliocinationc circa particularia per quam cou*
fertur nnum ad aliud (a). Celte comparaison est un
facteur essentiel de l'expérience scientifique. C'est elle
qui nous fait découvrir une identité de rapports entre
les réalités individuelles et nous donne ainsi le droit
d'extraire l'un du multiple, autrement dit de nous
élever à l'universel. Ce dernier n'a rien de composite.
L'unité de concept le caractérise essentiellement. C'est
un point sur lequel il convient «l'insister. Un grand
nombre de philosophes,'ut surtout de savants de pro-
fession qui se sont occupés occasionnellement de phi-
losophie, n'ont vu dans l'universel qu'un simplo total
de réalités particulières; confusion regrettable entre
toutes, car elle est un principe d'erreurs 1res graves.
Pour eux, une proposition universelle esl la même
chose (pie les propositions particulières qui la com-
posent. A. Itain traduit leur pensée et la sienne, sur
co point, dans le passage suivant : « Une proposition
universelle est la somme équivalente de plusieurs pro-
positions particulières; elle n'a point de sens au delà

(i) Poster, anattjï., 1. II, c. xv,


(») H. TMUJI.,Ib'id.,Icet.-XX.
NOTIONSGENERALES lui.

et en dehors do l'ensemble do ces propositions par-


ticulières. Par suite, lorsquo nous établissons un cas
particulier, nous ne faisons que résoudre une propo-
sition universello en sos éléments. Nous prenons ces
éléments à part, tels qu'ils étaient avant que la propo-
sition universelle fût formée. En d'autres termes,
colle-ci n'est que le total de l'énuméralion des propo-
sitions particulières. » (i) Ainsi tout se réduit, dans
ce gravo sujet, à une question d'arithmétique. Do là
à conclure qu'on ne fait pas une inférence réelle,
mais une tautologie en passant do l'universel au par-
ticulier, la distance est minime. Et combien d'autres
erreurs sont implicitement contenues dans celle fausse
conception de l'universel! 11 est pourtant facile de
comprendre que ce dernier est un comme la définition
do la nature, dont il esl la représentation typique.
C'est do l'abstraction qu'il tient d'elle l'unité ou l'élé-
ment commun de multiples réalités particulières.
L'esprit le considère à part de ces mêmes réalités.
C'est pourquoi il a un sens et une portée au delà et
en dehors d'elles. Ne l'attribuons-nous pas, ou du
moins ne peut-il pas être attribué à un nombre illimité
d'individus? 11 dépasse de beaucoup en extension les
données qui lui servent de fondement. Par l'abstrac-
tion, une forme s'élèvo à l'absolu, elle devient exté-
rieure el supérieure au multiple: h î-lou /.v-x ~o).).ùv,
selon la formule aristotélicienne; mais dans cette
forme ainsi abstraite et généralisée, il est nécessaire
do bien distinguer ce qui appartient à la nature conçue
de ce qui relève seulement du mode d'être que celte
môme nature reçoit dans l'esprit. 11 y aurait évidem-
ment beaucoup à dire sur lotit cela, mais nous n'y
Logiquedêdaeliveet induçtivc,t. I, I. 1, c. ni {traduction
(i) A. HAIX,
de C. CONPAYRÉ).
î
iaa PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

touchons, ici, que dans la mesure où la chose est utile


pour se faire une idée de la généralisation.
Nous n'ajouterons qu'une remarque relative au col-
lectif et à l'universel ; on n'est que Irop porté à les
confondre, bien qu'un abinic les sépare. L'humanité
dans le sens de l'ensemble de lous les hommes est
une idée totalement différente de celle de l'humanité
désignant la nature commune à tous les hommes.
Dans le collectif, il y a réunion, agrégat, assemblage
de plusieurs données restant plusieurs : non signi-
ficat aliquid ununl sed adunalum. Dans l'universel,
au contraire, nous avons un élément commun à plu-
sieurs sujets. On peut en faire l'attribution à chacun
d'eux. Il y a donc unité de concept et communication
entière à lous les individus pris distributivement. Rien
do semblable dans le collectif. Sans doute, il signifie
nue chose déterminée, par exemple, le peuple, la
cité, l'armée; mais ni le mot ni la chose ne peuvent
s'appliquer à chaque sujet de la collection : ils ne
conviennent qu'à celte collection même. L'unité, dans
ce cas, apparaît donc toute relative et secondaire. Le
collectif implique une pluralité réelle; les éléments
qui le constituent ont une existence propre : importât
pluralitalem suppositqrum (î). Mois si la pluralité est
réelle, l'unité ne l'est pas au même degré; elle résulte
seulement de la disposition cl de l'arrangement des
réalités individuelles : importât imitaient quamdam
scilicel alicujus ordinis (a). Souvent même, il n'y a
que simple juxtaposition, c'est-à-dire unité des plus
imparfaites. On comprend dès lors que les lois de

(1) Sttnt. tbeol.,f, q. xxxi, a. î.


(a) tbid.
NOTIONSGENERALES 120

l'inférence du collectif ne soient pas celles de l'uni-


versel. Tout d'abord, une proposition particulière ne
contient l'universel ni en acte ni en puissance : uni'
versalis propositio non continetur in particulari neque
aclu neque in potentia (î). Ni la forme ni la matière
du raisonnement ne permettent de faire une telle
déduction. Bien plus, elle n'est même pas possible
dans le cas de plusieurs propositions particulières
prises séparément, c'est-à-dire dans leur particularité.
On peut de la sorte arriver à connaître l'universel en
nombre, mais non dans son universalité de nature :
secundum numerum et non universaliler (a). On par-
vient à le connaître de la sorte, non pas précisément
par le dénombrement, mais par l'abstraction du par-
ticulier. C'est à la nature abstraite cl à elle seule que
convient l'universalité proprement dite. Quant au col-
lectif, rien de l'idée qu'il exprime n'a de sens en dehors
de la collection, surtout de sens dislributif. L'inférence
en semblable matière est donc nécessairement limitée
à la collection comme telle; on ne saurait l'étendre
à chaque sujet comme on le fait pour l'universel, sans
commettre la plus grave erreur. VAXun mot, l'uni-
versel qui résulte de la nature ou de la quiddité conçue
par nolre.csprit à pari des réalités particulières dillèrc
totalement de l'universel qui résulte du simple grou-
pement de ces mêmes réalités. Un abîme sépare le
total ou le tout arithmétique du tout universel.
Ceci bous rappelle que toutes les généralisations
n'ont pas la même portée. Nous avons vu plus haut
que l'universalité convenait à la forme prise en cllc-

(i) Poster,analyt., I. I, lect.XXXVIII.


(a) Ibid., I. I, lect. XII.Ce n'est pas précisémentdes phénomènes
en
tant que multiplesmais en tant que semblablesque nous passonsà
l'universel.
ia4 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

même, puisque seule la matière lui pose des limites


en Yindividualisant. Plus l'abstraction de la matière
sera complète, plus le degré de généralité atteint sera
donc élevé. Nos concepts ne soutiennent pas tous les
mêmes rapports avec la matière. Il en est qui n'ont
par eux-mêmes aucun lien nécessaire avec elle; ils
peuvent se réaliser et se concevoir en délions d'elle;
l'être, la puissance, l'acte, par exemple, n'ont besoin
delà matière, absolument parlant, ni pour exister ni
pour être compris : non dépendent a maleria nec
seçundumesse, neesecundum rationem(i). Les notions
et les propositions de ce genre constituent par consé-
quent les plus hautes généralisations. L'élolguemcnt
de la matière y est aussi grand (pie possible. Ainsi
s'explique l'universalité qui appartient aux proposi-
tions immédiates iranscendantales, c'est-à-diro aux
premiers principes de la science humaine. Ce qui est
vrai dans cet ordre l'est eu tout et partout. Mais tous
nos concepts, ne sont pas, à ce point, affranchis de
tout lien avec la matière sensible. Il en esl dont l'objet
ne peut se réaliser qu'en elle, mais comme il est pos-
sible de l'en séparer par l'abstraction, rien n'empêche
d'en poursuivre l'étude indépendamment de celle
même matière. C'est ce qui a lieu dans le domaine des
mathématiques; licet esse nonpossint nisi in materia
sensibili in corurn tamen de/initione maleria sensi-
bilis non cadil (a). On peut voir par là, disons-le en
passant, l'inconséquence et l'erreur des savants qui font
de la géométrie, par exemple, une science hypothé-
tique pour la raison que les objets réels n'ont pas la

(i) Lib.fihysic, tecl.I.


(a) Phytic, I. I, lect. I.
NOTIONSGENERALES iao
l
perfection des figures doiit elle s'occupe. Ceux qui
raisonnent ainsi (ils sont légion) oublient ou mécon-
naissent le fait fondamental de l'abstraction mathéma-
tique. Ils ne peuvent admettre que l'objet d'une
science ne soit pas la copie de la réalité concrète, ou,
s'ils l'admettent en principe, ils ont vite fait de le nier
pratiquement. Ils s'éviteraient bien des confusions
regrettables, des questions inutiles, des objections
sans portée, s'ils se faisaient une idée plus juste de la
nature cl du rôle de l'abstraction, et surtout s'ils vou-
laient renoncer à étendre à toutes les connaissances
humaines le principe et les méthodes des sciences
naturelles, (lue les unités ou les ligures physiques
soient égales ou inégales, c'esl une question de fait
qui n'entre pas dans l'objet lui-même de l'arithmétique
ni de la géométrie; question qu'il sera d'autant plus
facile de résoudre qu'on aura mieux établi la/ vérité
abstraite. Considérées à ce point de vue, c'est-à-dire
dans un dégagement complet de toute réalité indivi-
duelle, les propositions mathématiques sont univer-
selles. Cependant, celte universalité n'embrasse pas
toutes les catégories, toutes les sciences, comme telle
des principes métaphysiques; elle est relative à une
matière déterminée, mais dans celle matière elle est
sans restriction ni exception. L'abstraction de la
matière n'étant point totale, la généralisation ne peut
l'èlre non plus.
C'est ce qui se vérifie plus clairement encore dans
les sciences naturelles. Là, l'objet dépend de la matière
sensible et dans l'ordre de l'être et dans celui de la
connaissance : sûcundum essectsecundum rationem(i).

(i) Physic, I. I, lect. I.


Ia6 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT DANSLA SCIENCE
i
On fera toujours, dans ce cas, abstraction de la
matière individuelle, ce qui a lieu dans toutes les
sciences proprement dites; mais il ne sera plus possible
de faire abstraction de la matière sensible commune,
puisqu'elle entre dans la définition et la constitution
même de l'objet. C'est pourquoi, si l'on peut définir
le cercle en général, sans tenir compte du sensible, on
ne le peut de l'homme en général et encore moins du
liquide ou du solide. Cependant, même dans l'abs-
traction de la matière sensible, c'est-à-dire en tant
qu'elle est principe de génération et de changement,
il y a des degrés. Il est des choses dont l'essence esl
d'être telle forme liée à telle matière : ainsi l'homme est
essentiellement un composé d'àme et de corps. Bien
plus, il est des formes qui ne se réalisent que dans une
matière présentant tel état ou telle détermination. On
aura de la sorte des généralisations plus ou moins
élevées. Les sciences descriptives se tiennent à peu
de distance de l'individuel; cependant, il leur est
impossible d'enregistrer des fails, de les décrire cl de
les collectionner sans faire état de leurs points de res-
semblance cl de leurs traits communs, autant dire
sans généraliser. L'infinité des choses individuelles
répugne à la notion même de la science. Tout ceci se
résume dans cette doctrine fondamentale que nous
avons déjà rappelée, à savoir que la matière étant le
principe de la limitation des formes, Test aussi, par
le fait même de la généralisation.
Nous ne pousserons pas plus loin l'examen de ces
questions. Qu'il nous sullisc, pour le moment, d'avoir
exposé les éléments essentiels de lu solution qu'elles
comportent. C'est ce qu'il nous reste à faire également
pour la dernière partie du travail scientifique, l'expli-
cation des fails. -
NOTIONSqÉNÉRALES laj

L'explioation.
Toute question porte sur une cause. C'est ce qUc
les logiciens scolastiques expriment sous cette forme :
omnis queslio est questio medii (î). On sait que dans
la philosophie d'Aristote et de saint Thomas, le moyen
terme est précisément la raison démonstrative ou
explicative de la chose en question. Cette raison est
une véritable cause, dans l'ordre de la connaissance
tout au moins. Elle se différencie avec les questions
posées, c'est-à-dire avec les sciences elles-mêmes.
Celles-ci n'ayant pas le même objet d'études ne
peuvent user de la même raison explicative. Il suffit,
pour s'en convaincre, de considérer que le moyen
terme n'est pas une cause quelconque, mais plutôt
une cause formelle. A ce titre, il entre dans la con-
stitution de l'objet et il est, par conséquent, du même
ordre que lui. A vrai dire, toutes les questions se
ramènent d'une manière ou d'une autre à la question
quid est. Car que désirons-nous connaître sinon
l'objet lui-même de nos recherches dans ses éléments
propres? Or, pour atteindre ce but, pour répondre à
la.qucslion quid est, il est indispensable que le moyen
ternie caractérise cet objet et lui appartienne dans une
certaine mesure. Nous disons : dans une certaine
mesure, car autres sont les exigences de la démons-
tration proprement dite, autres celles du raisonne-
nement dialectique. Dans le premier cas, le moyen
terme doit exprimer la cause immédiate et formelle
de l'accord, du sujet et de l'attribut; dans le second,
il suffit qu'il en donne la cause éloignée ou secondaire,

II) S. TIIOM.,
Poster, analyt., I. Il, lecl. t.
iaB DANS LA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

mais il n'en demeure pas moins vrai qu'une certaine


homogénéité est nécessaire entre le moyen terme et
la matière d'un raisonnement, entre une science et la
raison explicative qui lui convient. C'est un principe
qu'on ne peut méconnaît re sans s'exposer à se montrer,
par exemple, métaphysicien en chimie, ou mathéma-
ticien en morale. Expliquer et prouver un rapport ou
un fait, c'est montrer les conditions et les causes de
leur existence. '
De même qu'une science a son objet propre, elle
a donc aussi son procédé explicatif propre. Ainsi, la
métaphysique étudie son objet à la lumière des pre-
miers principes. Ces derniers lui servent donc de
raison explicative, mais on ne salirait s'en servir au
même litre, dans les sciences particulières: on ne le
saurait sans commettre une grave erreur de méthode.
On changerait, par là même, toutes les sciences en
métaphysique. En d'autres termes, au lieu de cultiver
les sciences particulières, on les supprimerait toutes
en fait et même en théorie. Certains seolastiqucs
qui se sont parfois occupés de sciences- naturelles
en philosophes ou théologiens sont tombés, on le
sait, dans ce travers. L'incorruptibilité des corps
célestes, l'existence des quatre éléments, cl nombre
d'assertions de ce genre n'ont guère été soutenues et
prouvées autrement. Dans des questions qui se rat-
tachaient directement an monde sensible, ils argu-
mentaient, ex communibus. Un tel procédé, en sem-
blable matière, ne pouvait être qu'une source de
banalités et d'erreurs. Du reste, en s'eugageimt dans
cette voie, les scolaliques décadents transgressaient
les règles les plus essentielles de la recherche scien-
tifique telles que les grands maîtres de l'Ecole les
avaient eux-mêmes formulées : nalur.alia sunt concreta
N0Ti0NS70ÉNÉRALES iSp.

cum maleria sensibili et motu et secundum esse et


secundum consideralionem (î).
Aussitôt que noire élude porto sur une matière déter*
minée, nous ne pouvons plus nous contenter de tout
expliquer par les seuls premiers principes. L'inter-
vention d'une donnée spéciale est alors indispensable;
nous voulons dire d'une donnée se rattachant à
l'objet même de la science particulière en question,
l'ar eux-mêmes, les principes premiers de la raison
même combinés avec d'autres vérités du môme ordre
n'amènent aucun résultat positif. Us ne nous font
nullement entrer dans le monde réel. Bien plus, si
l'on s'en tient aux principes transccndanlaux, on
peut dire qu'ils ne nous font pas même entrer dans
le monde des genres et des espèces. Pour atteindre
la réalité, ils doivent s'unir à des faits d'expérience
ou ù des propositions particulières. C'est alors seu«
Icmont qu'ils prennent corps et conduisent à des
connaissances positives ou comprises dans les limites
de telle ou telle science. En d'autres termes, toute
explication ou démonstration, dans une science par-
ticulière, doit reposer non sur les caractères communs
mais sur les caractères propres de lu chose à expli-
quer ou à démontrer : demonstralio procedit ex pro-
priis (a). C'est une de ses règles les plus fondamen-
tales. Et rien n'est plus rationnel. Pour connaître
un objet quelconque, n'cst-il pas nécessaire d'en
pénétrer les éléments propres, la différence spéci-
fique? Sans celte condition noire connaissance reste
fort incomplète; elle se réduit à des généralités qui
ii'onl rien d'intéressant ni de scientifique. Un aperçu

(i) S. THOM., In lloeliumde Trinitute,q. vi, a. a.


(a) Poster, analyl., I. I, lect. IV.,
l3o PHILOSOPHIEDURAISONNEMENTDANSLA SCIENCE

vague et confus tient le milieu entre la puissance cl


l'acte, nous dit saint Thomas; il n'est qu'une ébauche,
une approximation. L'acte complet ne s'obtient que
par une connaissance précise et distincte des prin-
cipes et des éléments propres de la chose soumise
à notre étude : quando pervenitur ad dislinctam cogni-
tionem principiorum et elementorum (î). Aussi la dia-
lectique est-elle incapable, par les seuls moyens dont
elle dispose, de conduire à la vraie science. Sans
doute, par ses lieux communs, elle permet d'aborder
toutes les questions, tous les sujets; mais elle ne
sort pas des généralités, même dans les matières les
plus spéciales. Les raisons qu'elle met en avant ne
découlent pas des éléments caractéristiques de la chose
à démontrer : elles sont tirées de très loin et ne peuvent
aboutir qu'à une certaine probabilité. Nous voyons
même qu'elles s'appliquent souvent, avec un égal
à propos, à d'autres questions et à d'autres sujets.
Elles ne sauraient donc engendrer une connaissance
complète dans son genre.
Non, il n'y a pas d'explication scientifique possible
dans une matière nettement définie, avec des principes
communs pour toute ressource. Non seulement ils ne
posent pas la question d'existence, mais encore ils
font abstraction de toute détermination positive.
Comment pourraient-ils, dans ce cas, nous fournir
des connaissances spéciales? Pour naître cl se déve-
lopper, les sciences particulières exigent des principes
propres qui ne sont rien autre que l'immédiat dans un
genre donné. Chaque science a les siens qui ne peuvent
servir, rigoureusement parlant, qu'à elle seule. Sans
cela, elle n'existerait pas comme science particulière.

(i) S. THOM.,
Physieor.,I. î, c. î, lect. T.
'NOTIONS GÉNÉRALES l3l

C'est pourquoi le travers de ceux qui raisonnent sur-


tout avec les seuls principes communs est intolérable.
Ils peuvent donner, parfois, l'illusion de la science;
mais, en fait, ils y demeurent complètement étrangers.
On pourrait objecter que la métaphysique vit des
principes communs, bien qu'elle constitue une science
à part ; mais il ne faut pas oublier que les plus hautes
généralités.lui appartiennent en propre; elle est, nous
dit saint Thomas, dans le même rapport avec les prin-
cipes et les éléments communs que les autres sciences
avec les principes et les éléments qui leur sont parti-
culiers : ita se habel adea quoe sunt communia omnibus,
sicul se habent alioe scientioe particulares ad ea quoe
sunt propria (î). L'universel est son domaine; elle ne
fait donc rien contre sa loi à elle, en s'y tenantenfermée.
Il faul, dans celte matière, se garder soigneusement
de deux erreurs dont l'une consiste à étendre aux
autres sciences les généralités métaphysiques comme
explications prochaines, el l'autre à nier qu'on puisse
se faire une spécialité de l'étude de ces mêmes géné-
ralités, c'est-à-dire des éléments communs à toutes
les sciences. Ce dernier cas est celui d'un grand
nombre de savants modernes qui, dans leur culte
pour la science expérimentale, suppriment toutes les
autres et les dépouillent tranquillement de leur objet.
Mais c'est en vain qu'ils s'efforcent de traiter des
vérités particulières comme si elles étaient indépen-
dantes des principes métaphysiques. Ces derniers
sont l'âme et le nerf de tous raisonnements. Ils se
trouvent impliqués dans les affirmations les plus posi-
tives et dans les moindres démarches de l'esprit.
Ils dominent et règlent toutes nos connaissances. Ils

(i) Poster,analyt., I. I, lect.XVII.


l3a DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

sont, par rapport aux vérités particulières comme le


genre et l'espèce. Le genre est un élément constitutif
de l'espèce. On peut même dire qu'il esl virtuellement
l'espèce. Ainsi les. principes métaphysiques entrent
profondément dans les vérités particulières. Ils sont
"
virtuellement ces vérités. C'est pourquoi il est si
important de les étudier à part, d'en posséder une
connaissance distincte et raisonuée. Si celte connais-
sance fait défaut, on devra renoncer à posséder plei-
'
nement aucune science particulière. Comment se
ferait-on une idée, dans ce cas, des principes qu'elle
suppose, des procédés qu'elle met on oeuvre, sans en
rendro compte elle-même? nous voulons parler d'une
idée scientifique; car on pourra toujours adopter des
thèses sans les établir ou suivro de vagues et incer-
taines lueurs, mais c'csl là précisément l'abus auquel
il s'agit do remédier par une étude approfondie des
notions premières. C'est pourquoi nos savants, qui se
montrent, en louto occasion, si vivement préoccupés
de rompre toute attache avec la. métaphysique,
peuvent être justement comparés aux écervelés qui
coupent du tronc la branche sur laquelle ils sont assis.
En résumé, aucune science particulière ne peut,
sans se renier elle-même, étudier son objet à la lumière
dos principes communs comme lo fait la métaphy-
sique. Elle doit expliquer et prouver ce qui est de
son ressort par une donnée intermédiaire plus pro-
chaine. Nous ne pouvons évidemment pas étudier
chaque science dans ce rapport. Nous rappellerons
seulement les conditions inhérentes à toute raison
explicative ; conditions sans lesquelles ello reste vaine,
illusoire. Toutes les sciences, à vrai diro, no les réa-
lisent pas au même degré; mais elles ne possèdent
pas toutes non plus le même pouvoir d'explication.
\ NOTIONSGÉNÉRALES l33

Tout d'abord, la raison explicative doit être par


définition même plus connue que la chose à démon-
trer : non enim aliquid polcst ficri nobis notum nisî
per idquodest magis notum nobis. Cette règle est sans
exception : elle vaut pour tous les problèmes, toutes
les questions et toutes les sciences. Une explication
par le moins connu ou par le même n'a aucun sens.
Inutilo d'insister. Ensuite, la raison dont il s'agit doit
ùlrc.plus simple que la chose à expliquer. Le com-
plexe, est plutôt rebelle à l'intelligibilité. La preuve en
est qu'on ne peut le définir comme tel. L'objet de
l'inlelligonco étant l'être, une chose n'est intelligible
qu'autant qu'elle présente une certaine unité. Tout
ellbrl de compréhension n'est au fond qu'une ten-
dance vers la simplification-et l'unité. C'est ce qui se
voil clairement dans les sciences de la nature; on
y remonte des faits aux principes; on y explique le
composé par le simple. En séparant un corps en plu-.
sieurs éléments, l'eau, par exemple, en hydrogène et
en oxygène, on ramène l'effet complexe à ses causes
simples, et, malgré l'apparence contraire, le multiple
à l'unité. En ell'ol, l'unité convient en premier lieu et
principalement au simple : celle du composé n'est que
secondaire ot dérivée. La même chose se passo dans
l'ordre purement idéal, dans lo domaine do la. spé-
culation abstraite. Là, on décompose un sujet pour
y trouver l'alli'ibut: on le soumet à l'analyse pour voir
ce qu'il contient. C'est toute l'oeuvre du procédé
démonstratif: oeuvre exposée, comme on sait, dans
des livres désignés précisément sous le nom d'/iwrt-
(ytiques. Uni-, autre condition encore qu'une raison
explicative doit réaliser, c'est d'être plus générale
que la matière à élucider.
De fait, une explication scientifique ne parait pus-
l3.{ PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

siblo qu'à la faveur d'une idée générale dans laquelle


,on fait rentrer des faits particuliers ou des notions
d'extension moindre. L'universel soûl est explicatif.
L'individuel, lui, ne l'est à aucun degré. On so per-
suade parfois le contraire, mais uniquement parce
qu'on le généralise inconsciemment cl qu'on l'em-
ploie comme malière d'une idée universelle. Pris
strictement, il ne représente que lui-même. Rien de
ce qu'il esl ne peut s'appliquer à autre chose et, par
suite, servir d'explication à qui que ce soit. Une
certaine généralité au moins relative constitue doue
une des conditions essentielles que doit présenter l'in-
termédiaire explicatif. Il ne peut atteindre son but
qu'en étant un élément commun à plusieurs, un élément
dans lequel le multiple vient se condenser : unum in
multis et de multis (î). C'est en s'inscrivant dans une
idée plus vaste que des idées partielles sont pleinement
et scientifiquement comprises; c'est en s'associant à
l'universel qu'elles prennent' leur vrai sens, qu'elles
laissent apercevoir leur rapport et apprécier leur
portée. C'est ce que nous comprendrons encore mieux
en considérant un autre caractère de l'explication qui
est le fondement de tous les autres. Nous le formu-
lerons en disant que l'explication doit être causale,
c'est-à-dire se faire par la cause. Il ne suffit pas, en
effet, de faire rentrer un fait particulier dans une loi
ou une classe pour en donner une explication plei-
nement satisfaisante. Il est encore et surtout néces-
saire de le rattacher à sa cause. Or, une loi, en tant
que généralisation expérimentale, est l'expression de
la constance observée dans la succession ou la simul-
tanéité des phénomènes : elle n'est pas le vrai prin-

Poster, analyt., 1. I, (cet,XIX.


(i) S. THOJI.,
NOTIONSGÉNÉRALES l3.*>

cipe de leur réalisation et n'implique même pas direc-


tement une idée d'action ou de pouvoir. En un mot,
elle, ne saurait fournir une explication totale et adé-
quate. Pour cela il esl nécessaire de faire intervenir
la cause propre. C'est dans la nature de cette cause
et de son rapport avec l'elfel que résident la valeur
cl l'efficacité plus ou moins grandes d'une explication
ou d'une preuve, qu'il s'agisse de rendre raison d'un
fait ou d'une proposition.
Nous l'avons remarqué déjà : toute question est
relative à une cause au moins implicitement: in
omnibus quoe quoeruntur est quwslio medii (î). Au
fond, de quoi s'agit-il dans toute recherche, sinon
de l'accord de l'ai tribut et du sujet, en prenant ces
mots dans leur sens le plus large; le sujet peut dési-
gner ici un objet individuel, une classe, un ensemble,
une donnée générale. Relativement à l'accord dont
nous parlons, on se demande pourquoi il existe :
question propler quid. On répond par une raison
explicative, mais cette raison n'est pas la même dans
le syllogisme que dans l'induction. Dans le syllo-
gisme même, elle admet divers degrés. Elle a pour-
tant ceci d'essentiel d'être un concept comprenant les
deux termes dont on cherche à démontrer la liaison;
par conséquent, d'être un concept plus universel.
Sans ce caractère d'universalité, il n'y a pas de
démonstration possible : si non sit univcrsalfi non
erit médium demonstrationis (2), nous dit saint
Thomas. En effet, sans un élément commun, jamais
nous ne pourrons relier entre eux le prédicat et le
sujet, jamais nous ne pourrons associer une idée plus

(1)S. TUOM., Poster, analyt., 1. II, lect. I.


(3) Ibid., 1.1, lect. XIX.
J'UlLOïOVttlïDUIUISO.VIUU-M DAJitf U iUfcMCE 10
l'3() PHILOSOPHIEDU RMSONNEMBNT
DANSLA SCIENCE

étendue à une autre qui l'est moins, ce qui est pour-


tant l'oeuvre essentielle et spécifique de la démon-
stration. Elle ne saurait doue se passer de l'universel.
C'est en lui que l'attribut et le sujet s'accordent ou se
séparent. C'est donc lui qui nous fournit la cause, la
raison, le pourquoi de leur rapport.
Cette raison, disions-nous, n'a pas la mémo voleur
dans tous les cas. L'universel s'obtient par l'abstrac-
tion de la matière. Les degrés de cette abstraction
sont ainsi les degrés de l'universel. Ce dernier se pré-
sente donc à nous plus ou moins affranchi de la
matière, et c'est là précisément le secret do sa plus ou
moins grande valeur ou ellieacilé démonstrative. Le
sujet qui comprend la matière sensible même com-
mune dans sa définition ne peut fournir une raison
démonstrative absolue de sa liaison avec l'attribut
lui appartenant en vertu de la matière. Cette raison
ne peut exister dans un tel sujet. La matière s'y
oppose. Par quoi s'y oppose-t-clle? par sa potentia-
lité. Etant le principe du changement, il ne peut s'éta-
blir entre elle et un caraclèro donné un rapport
nécessaire, absolu. Le point d'attache perpétuelle,
universelle, fait défaut, parce que la matière même
actualisée par une forme reste susceptible de chan-
gement. C'est pourquoi elle n'olfre pas un terrain
solide se prêtant aux affirmations ou aux négations
valables pour tons les temps et tous les lieux ou
mieux encore intrinsèquement nécessaires : inccrli-
tudo causalur propler transmutabililatem materioe
sensibilis (î). Nous ne voulons pas dire cependant
que la certitude n'existe pas dans l'ordre physique ;
ce que la potentialité de la matière exclut, c'est la

(ij S. TMO>U,
P»3ttr. amlyl,, 1. I, lect. XLI.
NOTIONSGÉNÉRALES l3^

nécessité du conséquent, autrement dil l'impossibilité


absolue pour lui d'èlre autrement et l'inconcevablllté
de son contraire. C'est à une conclusion de ce genre
qu'abouti! la démonstration prise dans tonte sa rigueur
scientifique : on sait qu'Anatole, saint Thomas et, en
général, les scolasliques ht prennent de la sorte. De là
naissent bien "dea obscurités et des confusions pour
les savants et les historiens de notre époque, car rien
ne leur est plus étranger que ce concept de la démon-
stration. Il esl pourtant bien nécessaire de ne pas le
perdre de vue, lorsqu'on lit des phrases comme la
suivante : oportel quotl id quod « scilttr » no,t possil
aliter se habere (î). Si l'on étendait celte doctrine aux
sciences morales ou naturelles, on arriverait à leur
refuser toule certitude. Il sera bon de remarquer
aussi, dans ce genre de questions, que la nécessité de
conséquence se vérifie même en choses contingentes.
En s'éloignant de la matière sensible, notre esprit
trouve donc l'universalité et la permanence; c'est-
à-dire qu'il se rapproche de la forme. Or, si la
matière n'est pas d'une efficacité intrinsèque et
absolue à l'endroit du prédicat, la forme l'est au plus
haut degré. Toute raison tirée d'elle a une portée
rigoureusement universelle : un caractère qui convient
au sujet à raison de la forme entre dans la définition
d'un tel sujet : il s'affirmera partout et toujours avec
lui; il ne pourra pas plus s'en séparer que le sujet ne
peut se séparer de lui-même. La cause formelle repré-
sentant la nature spécifique ne peut être qu'univer-
selle : les rapports qui s'expliquent par elle sont tou-
jours nécessaires. Les liaisons dont elle est le fon-
dement sont indestructibles : car elle est immanente

WS.Tnox., Poster, analyi.; 1.1/feel. Vf


l38 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA "iCIENGB

et coexistante à son cire t. Si cet effet est l'accord du


prédicat et du sujet, la présence de l'un de cos deux
termes entraînera toujours fatalement celle de l'autre.
Ces considérations nous font bien comprendre la dif-
férence qui existo entre l'universol dos sciences pure-
ment rationnelles et celui des sciences do la nature.
On peut voir par là aussi quel rolc décisif l'abstrac-
tion joue dans toutes les questions relatives à la portée
et à la certitude do nos connaissances : rôle que les
scolastiques ont merveilleusement compris, et quo les
modernes méconnaissent lo plus souvent. Ne voyons-
nous pas, en cflct, un grand nombre do. ces derniers
tenter de constituer la science et même de composer
les vérités nécessaires sans recourir à l'abstraction?
C'est la principale cause de la pauvreté de leur philo-
sophie scientifique.
On so demandera peut-élre quelle est la valour
explicative de l'induction, d'après l'exposé que nous
venons de faire. Nous répondrons on quelques mots
seulement, pour ne pas prolonger démesurément ce
chapitre. La valeur dont il s'agit est à peu près nulle.
Ce qui caractérise essentiellement l'induction, c'est
l'absence de moyen terme. Elle ne prouve point par
la cause per médium; elle se borne à montrer le fait
de l'accord de l'attribut et du. sujet; livrée à ses
propres ressources, elle ne peut conduire à un autre
résultat. Ses conclusions ne sont que l'affirmation d'un
fait général, comme dans les exemples suivants: les
corps tombant dans le vide parcourent tous le môme
.espace dans le même temps — à une même tempé-
rature, la force élastique d'une masse gazeuse varie
en, raison inverse du volume qu'elle occupe. — Les
corps s'attirent proportionnellement à leurs masses et
en raison inverse du carré de leur distance. Dans
NOTIONS GÉNÉRALE^ I3Q

toutes ces généralisations induclives, comme il appert


par leur rédaction elle-même, il n'est pas question do
cause et il no saurait en être question si l'on s'en
tient à ce que l'induction peut donner vi propria.
Comme nous le verrons plus longuement ailleurs,
elle prouve qu'un caractère convient à un sujet com-
mun non par la cause, mais par l'ensemble des faits
particuliers correspondants : ab oequivalenti, dirait
un philosophe scolastique. Dans ces conditions, elle
ne peut affirmer que le fait do cette convenance.
A vrai dire, l'induction ne répond qu'à la question
an sit. Elle so tait sur la cause et, par conséquent,
n'apporte aucune raison explicative proprement dite.
C'est ce qu'un grand nombre de savants reconnaissent
sans difficulté. « Une loi n'explique rien, dit l'un
d'eux : ce n'est pas une explication, c'est une consta-
tation. » (î) Un autre s'exprime en ces termes sur le
môme sujet :
Il ne faut pas s'imaginer que, grâce aux lois, la causalité
scientifique soit véritablement explicative. Tel rapport
de phénomènes n'est pas le moins du monde expliqué
par la loi qui formule la nécessité de ce rapport,' telle loi
n'est pas expliquée par telle autre loi; la réalité, en se
systématisant peu à peu, ne se trouve pas expliquée par
là même.
Stuart Mill a fait à ce sujet des réflexions d'une
frappante justesse :
Expliquer, comme on dit, une loi de la nature par une
autre, c'est seulement substituer un mystère à un autre ;
lo cours général de la nature n'en reste pas moins mysté-
rieux, car nous ne pouvons pas plus assigner un pourquoi
aux lois les plus générales qu'aux lois partielles (a),
|i) P. DELBKT,la Scienceet la re'nlitè,I. V, c. u.
(a) H. BERR,la Synthèseen histoire,p. $9.
1^0 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

Ceci revient à dire que la généralisation par elle-


mémo n'est pas une explication : ou peut aussi bien
ignorer la cause d'un fait général (pie d'un l'ait parti-
culier. Ce dernier n'est pas, à proprement parler, un
' elfel de la loi ; il en est un
exemple, une manifestation.
Constater n'est pas expliquer. C'est pourquoi uno
science expérimentale, si elle veut être explicative,
110 pom so passor d'un élément rationnel.
Nous dirons donc, comme conclusion générale des
considérations qui précèdent : le fait le plus incontesté,
le plus certain, demeure stérile s'il n'est fécondé par
uno idée. Les constatations de l'ordro sensible, si'
exactes et si nombreuses qu'on les suppose, no peuvent,
par elles-mêmes, se constituer en science: ollos sont
d'une insullisance absolue à cet égard. Vouloir réduire
l'esprit à un rôle passif en présence des faits, c'est
rendre la science impossible sous prétexte de la faire
plus positive. Tout dans le travail scientifique so
ramène primitivement et finalement à une idée, comme
le proclame le grand expérimentateur C. Rernard.
a C'est l'idée, dit-il, qui constitue le point de départ
ou le pNmum movens de tout raisonnemonl scienti-
fique, et c'eslxelle qui en esl également le but dans
l'aspiration de l'esprit vers l'inconnu. » (î) Celte idée
n'est pas seulement une conclusion préjugée, une
interprétation anticipée des faits, une, généralisation
provisoire ou simplement probable: il faut la voir
encore, en dernière analyse, dans les premiers prin-
cipes de la raison, C'est ce que le savant (pie nous
venons de citer reconnaît aussi dans le passage sui-
vant :

Introductionà l'étudede la médecineexpérimentale,


(î) C. BERSAUD,
c. i", $ 0.
NOTIONSGENERALES I/fl

« De mémo que dans la marche naturelle du corps,


l'hommo no peut avancer qu'on posant un pied devant
l'autre, do même dans la marche naturollo de l'esprit,
l'homme no peut avancer qu'en niellant uno idée
devant l'autre. Co qui veut dire, en d'autres termes,
qu'il faut toujours un point d'appui à l'esprit comme
au corps. Lo point d'appui du corps, c'est le sol dont
le pied a la sensation; le point d'appui do l'esprit,
c'est lo connu, c'est-à-dire une vérité ou un principe
dont l'esprit a conscience. L'homme no peut rien
apprendre qu'en allant du connu à l'inconnu; mais,
d'un autre coté, comme l'homme n'a pas en naissant
la science infuse et qu'il 110 sait vieil que co qu'il
apprend, il semble que nous soyons dans un cercle
vicieux et que l'hommo soit condamné à ne pouvoir
rion connaître. Il en serait ainsi, en eflcl, si l'homme
n'avait dans sa raison le sentiment des rapports et du
déterminisme qui deviennent critérium de vérité. » (î)
Comme le remarque le 1*. Serlillaugcs, C. Bernard
englobe dans ces deux mots assez vagues les principes
premiers de la raison qui servent de base à tout le
reste et qui se trouvent virtuellement contenus dans
les données d'où parlent les sciences particulières
comme dans les procédés dont elles font usage. Mais
où notre savant a tort, c'est lorsqu'il ajoute que« nous
ne pouvons obtenir celte vérité (première) ou en
approcher que par le raisonnement et l'expérience ».
Il retombe ici dans l'inconvénient qu'il voulait éviter.
Si toute vérité est la conclusion d'un raisonnement
expérimental ou autre, nous sommes condamnés à
tourner dans un cercle vicieux ou à remonter à l'in-

Introductionà l'étude de la médecineexpérimentale,


(i) C. BERNARD,
c. n, | 5.
I/fa PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

fini dans la démonstration. On n'échappe à ces consé-


quences inadmissibles qu'en admettant avec toute la
philosophie aristotélicienne et scolasliquo des vérités
de raison et surtout des vérités d'évidence immédiate,
c'est-à-dire des jugements où, par la simple com-
préhension des ternies, nous découvrons que l'attribut
convient au sujet ou ne lui convient pas. Il n'est
nullement nécessaire, dans co cas, do recourir à un
moyen terme ni à un raisonnement quelconque. Mais
on évite également do la sorte l'inconvénient grave
de chercher le point d'appui et la justification de l'ex-
périence dans l'expérience elle-même. C'est là une
pétition de principe à laquelle les savants qui n'ad-
mettent que des vérités d'expérience ou de fait ne
peuvent pas échapper. Par ailleurs, il ne s'ensuit nul-
lement que la matière des vérités de raison ne nous
soit pas fournie par les sens.
CHAPITRE III

Des premiers principes

Pour saint Thomas, la philosophie est avant tout


'a culture et l'expression systématiques des données
immédiates et universelles de l'expérience et de la
raison. On peut voir, par là, l'imporlanco qu'il attribue
v. ces dernières et à toutes les questions qui s'y
rapportent. Tout d'abord, il distingue soigneusement,
dans les opérations de notre esprit, la part do la
nature de celle do l'ait, la part do l'intuition intel-
lectuelle do celle du travail discursif ou de l'analyse
rationnelle. Il envisage en premier lieu notre intelli-
gence comme une nature d'un genre donné : ut natura;
ensuite comme un principe de raisonnement, d'acti-
vité savante et méthodique : potentia discurrens. Sous
le premier rapport, elle nous apparait comme une
faculté de principes, c'est-à-dire qu'agissant en tant
que nature, elle nous fournit les premières assises et
aussi les plus solides de l'édifice de la science
humaine; elle pose, en un mot, les lois universelles
qui sont la règle et la garantie de* toutes nos connais-
sances particulières, lois dans lesquelles doivent
rentrer et s'insérer toutes nos acquisitions ultérieures,
môme les plus matérielles et les plus concrètes. Ce
qui caractérise encore ces données premières, c'est
I.ff PHILOSOPHIEnu RAISONNEMENT
DANS LA SCIENCE

qu'elles sont immédiates, c'est-à-diro obtonucs sans


lo secours intermédiaire d'une autro vérité. A ce point
do vue, on peut les regarder comme le cri do la
nature dans l'ordre do la connaissance. Kn toutes
choses, du reste, le commencement n'cst-il pas le fait
de la nature et la mise en oeuvre, le fait de l'industrie
humaine? Or, dans lo monde des idées, les commen-
cements sont les premiers jugements de l'esprit. C'est
pourquoi ils jaillissent de la nature même ; sine
inquisitione (î), dit saint Thomas. G'esl riourquoi
aussi la philosophie ancienne les a appelés : î» Prin-
cipes : a(5'/.cu; a0 éléments : <T-Q:'/,%vx; 3" Proposition
immédiate : r.fa*i\; ZUÎJO;, Kilo n'y a pas vu lo
résultat d'une recherche méthodique ni d'une démons*
tralion quelconque, mais le dictanien de la naluro
elle-même.
Mais si toutes les sciences se rattachent à ces
vérités premières, on peut dire que la philosophie s'y
rattache plus étroitement que toute autre. Kilos no
sont pas seulement pour ello dos semonces : semina,
quwdam omnium scquentiutn cognilorum (Q), mais
encore des principes propres. N'a-t-clle pas pour but
d'étudier les objets et les éléments communs à toutes
les parties du savoir univcrsol, et do h?s étudier à
la lumière des vérités les plus générales et les plus
abstraites, c'est-à-dire des principes premiers et fon-
d^montaux? Co n'est donc pas un rapport indirect
ou plus ou moins éloigné que ces derniers sou-
tiennent avec ello : ils font partie intégrante d'elle-
même Et c'est là ce qui fait, parmi toutes les sciences,
son caractère propre et différentiel. Nous n'ignorons

(î) S; TKOM.,Qwest,disp. Devirtatibus in commnni,a. 8.


(a) Ibid. De Vtrit., q. xt, fl. I.
NOTIONSGÉNÉRALES 1^5

pas que ces idées ne sont pas celles do la philosophie


moderne ou scientifique, En voulant tout maintonir
dans le domaine concret individuel, cette dernière
n'a réussi le plus souvent qu'à embrouiller des ques-
tions qu'on avait toujours regardées comme trèn
simples. Kilo a fini par voir des mystères là où les
plus grands philosophes du passé n'avaient vu qu'uno
affaire do sens commun. C'est ce qui s'est produit
lotit particulièrement pour les premiers principes do
la raison. Leur caractère de nécessité et d'universa-
lité n'a plus été ([lie le résultat d'une interprétation
subjective : il s'est même rencontré des savants pour
n'accorder à um proposition contradictoire d'autre
valeur quo celle d'une sensation inconnue. Sans nous
arrêter aux arguments de bon sens auxquels on no
peut s'empêcher de songer, nous forons appel à la
philosophie d'Aristole et de saint Thomas pour com-
battre de telles opinions. Nous, no pouvons que
déplorer encore une fois l'ignorance dont tant d'au-
teurs et de savants contemporains font preuve à l'égard
de cette philosophie. Ils trouveraient dans son réa-
lisme idéaliste uno réponse à nombre d'objections ot
de difficultés.
Relativement aux premiers principes, saint Thomas
nous apprend à distinguer ceux qui sont communs
à toutes les sciences de ceux qui sont propres à une
science déterminée. Les uns sont formés de termes
transcendantaux comme l'être. Yun, etc. On les
retrouve identiques là eux-mêmes dans les démonstra-
tions les plus hétérogènes, par ailleurs. Les autres,
c'est-à-dire ceux qui dominent.une science particu-
lière, sont formés de termes de moindre extension,
comme tout et partie, pair et impair. Ils ne peuvent
être principes de démonstration que dans lès matières
I$6 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

qui les déterminent. Ainsi, la médecine, la géométrie,


la mécanique ont lours vérités premières évidentes
par elles-mêmes.
La distinction dont il s'agit est nettement formuléo
par Aristoto. Dans maints passages des Derniers
Ana\)'tiqueà, ils parlent des principes propres et des
principes communs : *:à pcv ioia exàrn^ citirr^pqc, "« os
xowà. Ces derniers énoncent des rapports nécessaires
et universels qui s'appliquent à toutes les sciences sans
exception : les autres énoncent des relations générales
et constantes, mais ne s'appliquent qu'à une matière
déterminée. Saint Thomas n'est pas moins explicite
sur ce point : les premiers principes de la démon-
stration sont communs à toutes les sciences : les prin-
cipes relatifs aux sciences particulières sont propres
à chacune d'elles : illa prima ex'quibus demonstratur
sunt communia omnibus scient ils: sed principia circa
quoe sunt scientioe, sunt propria cuilibet scieniioe sicut
numerus arithmeticoe, magnitudo geometrioe (î).
Cependant, l'examen de ces derniers n'est pas com-
plètement étranger à la philosophie. Les savants les
plus spécialisés lo reconnaissent eux-mêmes : « l'étude
des notions premières comme le nombre entier, le
point, la ligne droite, le plan et les axiomes qui s'y
rapportent, intéressent à la fois le mathématicien et
le philosophe » (a) : mais ce sont principalement les
principes communs qui doivent attirer notre attention.
Il est essentiel d'en définir le rôle et la portée. Taiuc
lui-même le reconnaît, toute la valeur de la science
humaine dépend de la solution de ces problèmes fon-

(i) Poster,analyt., I. H, lect. XLIII.


(a) De la méthodedans les sciences,chapitre« Mathématiques
pures»,
par J. TANNERY.
NOTIONS GENERALES ity

damentaux. Tout s'illumine ou s'obscurcit dans nos


connaissances selon qu'on apporte telle ou telle expli-
cation des premiers principes. Parlons, tout d'abord,
de leur origine psychologique.

Origine sensible des premiers principes,

Il existe, relativement à l'origine des premiers prin-


cipes, un certain accord entre les données de la phi-
losophie traditionnelle et celles de lr. philosophie
scientifique contemporaine. De part et d'autre, on
proclame généralement l'origine sensible et expéri-
mentale des vérités premières. Voici quelle est,
résumée en quelques mots, la doctrine de saint
Thomas sur ce point.
Elle n'a rien de commun avec l'inuéismc. Elle dis-
tingue nettement l'ordre sensible de l'ordre intellec-
tuel. Mais il y a communication entre eux, en vertu
de l'unité du composé humain et de la synergio qui
règne entre toutes ses parties. Les deux ordres entrent
en contact continuel sans se confondre ni se dimi-
nuer l'un l'autre. Les sens fournissent à l'esprit les
matériaux de la science, de telle sorte que les réalités
concrètes et sensibles sont, dans leur genre, les pre-
miers principes de la connaissance humaine : sensi-
bilia sunt prima principia cognitionis humanoe (î).
Les vérités premières elles-mêmes n'ont pas d'autre
origine. La connaissance que nous en avons, dit saint
Thomas, vient des sens : cognitio principiorum pro-
venu nobis ex sensu. La potentialité de l'intelligence
à l'égard de l'intelligible quel qu'il soit est sans
limite : intelleclus humanus est in potenlia respeçtu

(i) Sam. theol; Il-ll, q, tixxui, a. 3.


I/|8 DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

intelligibilium (î). Les? textes de ce genre sont aussi


nombreux qu'explicites. Ils ne permettent pas de
garder l'ombre d'un doute sur la pensée du maître.
Quelques auteurs, il est vrai, aussi peu familiarisés
avec sa langue qu'avec sa doctrine, ont voulu en
faire un partisan de l'innéité des idées premières tout
au moins. Mais, les textes qu'ils apportent en faveur
do leur thèse n'onl pas le sens qu'ils s'imaginent.
Saint Thomas nous dit plus d'une fois sans doute :
prima principia quorum cognilio est nobis innata (a).
Mais par ces mots, il veut tout simplement nous
faire entendre que nous parvenons à certaines notions
sans démonstration ni recherche. Et ce n'est pas là
une interprétation gratuite. Il s'explique lui-même
dans ce sens avec toute la clarté désirable, dans
maints passages de ses oeuvres philosophiques. Il
nous suffira d'en reproduire le suivant : quoedam
stalim a. principia naturaliler hotnini innolcscunt
absque studio et investigatione : et httjusmodi sunt
prima principia : hoec naluralitcr homini nota sunt (3).
En d'autres termes, la connaissance de ces vérités
premières n'étant pas le fruit du raisonnement et
n'exigeant ni élude ni effort de notre part peut èlrc
justement regardée comme naturelle. Celte manière
de parler laisse subsister tout entière la potentialité
de l'esprit : elle ne suppose même pas une connais-
sance virtuelle. Elle ne tend qu'à exclure toute inves-
tigation méthodique et qu'à souligner la différence
de procédés dans l'acquisition des principes et celle
des conclusions. Inutile d'insister. Tous ceux qui ont

(l) Sam. theol.,I, q. i XAIX, a. a.


q. (X.xxiti,a. 3.
(?)lbid.s 11-11,
t. dixp, De Virtutibusin eomwttni,q. t, a. 8.
(3) {fsuifs
. . NOTIONSGÉNÉRALES I/ffl

quelque peu étudié la doctrine idéologique de saint


Thomas savent qu'elle est complètement étrangère
à toute théorie innéisle. Ce ne sont 'pas seulement
les principes qui sont contenus dans la lumière de
l'intellect agent, mais encore ta science tout entière.
Il suffit, pour expliquer et légitimer une telle asser-
tion, que nous soyons doués d'activité intellectuelle.
Cette doctrine, en tant qu'elle place dans l'expé-
rience l'origine de nos idées premières, sourit plutôt
aux auteurs contemporains qui se sont occupés de
philosophie scientifique.
L'observation, dit l'un d'eux, est à la base de toutes les
sciences. Il n'y a pas d'autre manière de connaître la
nature que de l'observer. Les relations des nombres entre
eux ont elles-mêmes été constatées par l'observation et
l'expérience. Les bases de la géométrie sont des notions
d'une extraordinaire simplicité. En les appelant des postu-
lats ou des axiomes, on les a enveloppées de mystère. Cer-
tains les considèrent comme des principes éposés dans la
raison humaine par un être omniscient. D'autres, à l'esprit
plus purement mathématique, n'ayant Confiance que dans
la logique, ont cherché à en donner des démonstrations.
Aucun cflbrt n'arrivera jamais à faire admettre par un
esprit non prévenu qu'il y a le moindre mystère dans
cette notion si simple que la ligne droite est le plus court
chemin d'un pointa un autre. C'est un fait d'expérience (î).

Nous ne retenons de cette citation, bien entendu,


comme de la suivante, que l'affirmation de l'origine
expérimentale des vérités premières. Un autre savant,
parlant des axiomes qu'où ne saurait mettre eu doute

(i) De la mèlhudtdans tes wfcrtiv.?,art. « Sciencesmtfdicdts f>,fcar


V. tJt\ui,~
l&O DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDURAISONNEMENT

sans une véritable dislocation intellectuelle, s'exprime


ainsi :
C'est une vérité incontestée aujourd'hui, qu'il n'existe
pas de sciences rationnelles au sens strict du mot : aucune
science ne saurait so fonder sans emprunter à notre per-
ception du monde extérieur quelques notions indéfinis-
sables. Les sciences abstraites par excellence, l'arithmé-
tique et l'analyse qui en dérive, reposent sur les notions
de nombre et de somme de deux nombres. Si intuitives
qu'elles nous paraissent, ces notions n'en ont pas moins
une origine expérimentale : c'est lentement qu'elles se
sont formées en nous, parce que nos sensations forment
des groupes séparés. Des êtres qui vivraient dans un
milieu continu pour leurs sens n'auraient aucune idée
d'unités distinctes ni, par suite, du nombre (î).

Presque tous les savants de nos jours qui ont quelque


peu philosophé sur la science parlent de même. Ils
n'admettent pas qu'il y ait dans l'esprit des principes
préexistants à l'expérience, si immédiats qu'on les
suppose. L'esprit, avant tout exercice de nos facultés
sensitives, est une table rase. A première vue, cette
doctrine ne parait pas différer de celle de saint Thomas.
Des deux côtés, on proclame ce principe fondamental :
nihil in ïnlelleclu quod prius non fueril in sensu.
Mais l'accord n'est que nominal et apparent. Aussitôt
qu'on sort des généralités pour entrer dans quelques
explications précises, des divergences profondes et
irréductibles ne tardent pas à se manifester. C'est
principalement dans l'explication de la nécessité et de
l'universalité des premiers principes que le désaccord
est complet. Presque tout le monde admet ce carac-
tère d'un certain nombre de nos jugements; mais

art. « Mccaoiquc
(t) Deta méthodedanslessciences» », par P. PAIMLBVI.
NOTIONSGÉNÉRALES l5ï

les systèmes adoptés pour en rendre raison, loin


d'atteindre leur but, n'aboutissent le plus souvent
qu'à ébranler les fondements de toute science. Le fait
qu'il s'agit'd'expliquer sans le dénaturer est celui-ci :
il existe des données premières dont la négation est
non seulement fausse, mais encore impossible et incon-
cevable. Et la question qui se pose relativement à ce
fait se formule ainsi : d'où vient le caractère de néces-
sité et d'universalité inhérent aux premiers principes?
Question très grave. (1 en est peu qui l'égalent en
importance dans toute la philosophie. Elle constitue
un tournant dangereux et délicat entre lous où se pro-
duit généralement la confusion des langues entre les
anciens et les modernes. Beaucoup de ces derniers,
en faisant de l'expérience le critérium universel, en
méconnaissant le rôle de l'abstraction dans la genèse
de nos connaissances, ont fort embrouillé cette ques-
tion, pourtant si claire et si féconde, des* vérités pre-
mières. Ils ne font même pas mention dans leurs
études de la vraie solution donnée par saint Thomas
à ce problème capital. Nous accorderons, nous, au
saint Docteur, dans notre exposition, la place d'hon-
neur qui lui revient. Nous résumerons tout d'abord
et réfuterons brièvement les systèmes étrangers à la
philosophie traditionnelle.

Empirisme.
Le premier de ces systèmes qui se présente à nous
est l'empirisme pur. Ses partisans admettent, bien
entendu, l'origine expérimentale et inductive des pre-
miers principes. Mais, pour eux, nous n'avons pas
d'autre motif que l'expérience d'accorder notre assen-
timent à ces principes. L'expérience seule est la raison
l'IllI.OSOIMIIK
Ut' MAISO.I.NEMF.NT
DANSI.ASrlKNCK II
IÎ>2 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANSLA SCIENCE

déterminante do la synthèse des deux termes du juge-


ment qui nous occupe. La vérilé de ce jugement est
dono toute relative au nombre d'oxpériences et d'obser-
vations qui ont été faites. Voici comment A. Bain for*
mule cette opinion qui est la sienne :
Ce qui n'a jamais été démenti, dans aucun cas, en
admettant qu'il y ait eu de nombreuses occasions de lo
vérifier, sera toujours vrai. Dans le cours de notro expé-
rience, nous avons vu souvent contredire par des faits
nouveaux beaucoup d'uniformités supposées. D'autro
part, nous avons rencontré des phénomènes qui n'ont
jamais varié. Dans ce cas, nous nous risquons à prediro
la continuation dans l'avenir de ce que nous avons observé
dans le passé; nous nous abandonnons à notro foi avouglo
jusqu'à co que nous soyons arrêtes par une exception.
Notro confiance grandit avec l'expérience. Cependant,
l'expérience n'a qu'une'valeur négativo; elle nous montro
seulement qu'une choso n'a jamais été controclite et,
d'après ce témoignage, nous nous risquons, à augurer do
l'avenir (î).
On le voit, l'expérience constante et non démenlio
est la seule preuve même dos axiomes; car l'auteur
n'hésite pas à leur appliquer co même critérium. Ils
sont certains dans les limites do notre expérience,
mais rien ne prouve qu'il en sera de même pour les
cas non observés.
Celte empirisme terre à terre est très commun
parmi les savants de nos jours qui ont fait quelques
excursions sur le terrain de la philosophie. Pour eux,
tout dans nos connaissances, mémo îes plus univer-
selles, est mesuré par la réalité sensible.
On peut démontrer, dit l'un d'eux, que certains faits,

(i) A. UAIX,
Logiquediductiveet indwlive, t, I, p. 4oo,
NOTIONSGÉNÉRALES l53

tous les faits connus, si l'on veut, rentrent dans une forme.
On ne peut évidemment pas démontrer que les faits qu'on
ignoro y rentreront aussi. Le procès est toujours pendant.
La valeur d'un principe est toujours incertaine. Un prin-
cipe est à la merci d'une découverte (î).
On no saurait dire plus clairement que l'expérience
seule est la raison qui détermine l'adhésion de notre
esprit aux principes. Ils n'ont partant qu'une vérité
relative. On refuse même, conformément à une telle
philosophie, toute vérité intrinsèque aux axiomes géo-
métriques. Ecoutons H. Poincaré :
Les propositions fondamentales de la géométrie, comme
par exemple le postulatum d'Euelide, ne sont que des
conventions, et il est tout aussi déraisonnable de chercher
gi elles sont vraies ou fausses que de demander si le sys-
tème métrique est vrai ou faux (a).
Notons-le en passant : le fait de pouvoir partir, en
mathématiques, d'une objectivité imaginaire, prise
dans le domaine de l'impossible, et de retirer quelque
utilité d'un tel exercice, inspire une bien mauvaise
philosophie à certains savants. Mais continuons notre
enquête. Avec une note un peu différente, nous trou- i
vous les mêmes conclusions dans P. Enriqucs :
Pour les principes scientifiques, dit-il, nous sommes
dans la nécessité de les considérer comme l'expression
d'expériences déjà faites et de les mesurer en les revoyant
sans cesse, dans leur rapport avec les expériences suc-
cessives. C'est là un point qui n'a pas échappé à M. Poin-
caré. Mais si Ton veut regarder les choses à un point do
vue plus réel que formel, il semble juste (et nous l'avons

(i) De la méthodedons les sciences,nrl. t Physiquegénérale», par


IJOI'ASSB.
(a) H. PoiscAnt,la Scienceet Vhypothist,IIP p., c. vin.
' PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE
l54

déjà indiqué) de désigner ces principes comme des sup-


positions se déterminant progressivement et non comme
des conventions (i).
'Une chose est invariablement afiirmée par tous les
auteurs que nous venons de citer : c'est que rien ne
dépasse l'expérience, même dans les axiomes les plus
fondamentaux. Ils reconnaissent tout au plus que
certains concepte primitifs et généraux comme ceux
de la géométrie et de la mécanique fournissent les
principes directeurs les moins variables. Eu un mot,
pour les auteurs dont nous parlons, la liaison qui
s'établit dans les premiers principes entre deux don-
nées n'est (\tte relative; elle ne porte pas au delà de
notre expérience: elle s'applique à lous les cas observés,
niais non à lous les cas possibles; elle peut se ren-
contrer constamment de fait, mais c'est une coïuciT
denec seulement, non une nécessité de droit.
Pour ce qui est des principes transcendantaux,
l'explication empiliste est manifestement insuffisante.
Nous désignons par là les principes qui découlent
immédiatement de la notion d'être en général, comme
par exemple l'axiome d'identité : une chose ne peut pas
à la fois être et ne pas être dans te même temps et
sous le même rapport. Celle insuffisance se fait sentir
également pour des principes moins généraux, bien
qu'universels dans leur genre, comme ceux qui se
rapportent aux nombres et aux grandeurs géomé-
triques : si de deux quantités égales on retranche des
quantités égales, les restes sont égaux — deux lignes
droites ne peuvent enclore un espace, etc. La vraie
raison déterminante de l'adhésion de notre esprit aux

(i) P. KNntyws,les Problrtnesde lu sciencevt In logiqui; p. afli.


NOTIONS GÉNÉRALES l55 V

propositions de ce genre n'est pas précisément l'expé-


rience. Si l'on prend ce dernier mot dans le sens
d'essai, de tentative ou d'accumulation de témoignages,
la chose est assez évidente. Dans les cas dont il s'agit,
on passe d'un seul fait et sans aucune hésitation
à l'axiome nécessaire et universel. Nous ne suspen-
dons pas du tout notre assentiment pour attendre un
résultat final. Nous généralisons sans crainte el sans
retard le rapport intuitivement saisi. Il nous suffit pour
cela de connaître la signification des termes. Le prin-
cipe (pie nous formons de la sorte dépasse infiniment'
en extension la donnée sensible qui en cslilà matière.
Sa vérité est indépendante des applications particu-
lières qui en sont faites : qu'elles soient en grand ou
petit nombre, ce principe ne gagne ni ne perd en cer-
titude ou en nécessité. 11est si peu à la merci des cas
concrets et individuels (pie nous nous servons de lui,
au contraire, pour les manipuler, les prévoir, les
mesurer, les apprécier de toutes manières. Ainsi
l'expérience considérée comme instrument de contrôle
n'intervient pas dans la formation des premiers prin-
cipes. 11 nous reste à la prendre en tant qu'elle désigne
une connaissance acquise par l'intermédiaire des sens.
Sous ce rapport, rien n'empêche de dire que les
vérités premières et universelles viennent de l'expé-
rience. Mais il ne s'ensuit nullement que les seules
données des sens suffisent à composer ou expliquer
les axiomes. Les sens n'atteignent que les rapports
immédiatement donnés dans le sensible lui-même :
.leur témoignage est essentiellement concret et con-
tingent. Les liaisons perçues par eux n'ont aucun
des caractères des liaisons qui constituent formelle-
ment les premiers principes. Jamais on ne pourra
logiquement passer des unes aux autres sans admettre
106 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

une transformation des objets empiriques. C'est ce


que Kant lui-même a parfaitement compris. En un
mot, la connaissance sensitive se borne aux faits con-
crets et individuels. Elle n'a rien en elle-même (pli
lui permette de s'élever plus haut. Pour atteindre
à l'universel, d'autres facteurs doivent intervenir: un
travail d'abstraction est nécessaire, comme nous l'expli-
querons plus loin. Qu'il nous suffise, pour le moment,
d'avoir constaté que ce n'est pas dans l'expérience ni
dans son témoignage que nous voyons la nécessité
et l'universalité inhérentes aux premiers principes.
Si cela éti^it, il faudrait admettre-qu'un effet peut être
supérieur à sa cause et d'un ordre tout différent. Or,
une saine philosophie se refusera toujours à l'admettre.
C'est pourquoi l'empirisme cherche vainement dans
les données particulières et contingentes les seuls élé-
ments généraux des premiers principes.

Assooiationnlsmo.

Le système associationnisle n'est pas plus satisfai-


sant. Il n'ajoute, du reste, que peu de chose au pur
empirisme, dont il n'est qu'une variété. Ses partisans
les plus célèbres appartiennent à la philosophie
anglaise. Voici, en deux mots, ce qui le caractérise. Les
vérités nécessaires constituent des associations insé-
parables de fait, mais non de droit absolu. C'est une
nécessité relative provenant de notre impuissance
à dissoudre certaines données qui se présentent tou-
jours unies en dehors de nous. En d'autres termes,
la répétition constante et invétérée de certaines liai-
sons phénoménales nous les l'ail concevoir comme
indissolubles. A force de voir deux idées ou deux
images unies ensemble, il nous devient impossible
*
. NOTIONSGENERALES ^ t&J
de les penser isolément et de les saisir à part l'une
de l'autre. L'esprit, dans co cas, est' comme maîtrisé
par l'expérience sensible, toujours la même. Les
auteurs dont nous parlons exposent longuement leur
système. Inutile de les suivre dans leurs développe-
ments. 11 nous suffit de posséder la substance de leur
théorie, étant donné le but que nous poursuivons ici.
Quel est le pouvoir d'explication d'un pareil sys-
tème? Nous le croxons nul. Le problème à résoudre
est celui-ci : quel est le fondement de l'adhésion de
notre esprit aux propositions nécessaires et univer-
selles? On nous répond : c'est une affaire d'habitude;
car c'est là le fond même de la doctrine association-
nistc. L'habitude en question est sans doute engen-
drée par là répétition des faits. Si ces faits se pré»
sentent sans liaison durable cuire eux, ils ne sau-
raient créer, nous ne dirons pas une habitude invin-
cible, mais une habitude quelconque. Si, au contraire,
ils se présentent constamment unis, nous accordons
sans peine qu'ils peuvent engendrer uno habitude.
Mais qu'on veuille bien le remarquer : elle est, dans
ce cas, un effet et non une cause. Or, c'est une cause
que nous cherchons, une raison explicative de la
nécessité et de l'universalité des premiers principes,
une raison qui soit assez profonde pour engager
l'avenir et la nature, tandis (pic l'habitude vaut seu-
lement pour celui qui l'a formée progressivement,
Aulroment dit, invoquer ici l'habitude qui est un
effet, c'est confondre le problème avec la solution,
c'est répondre à la question de la cause de l'asso-
ciation par le fait de l'association. Ce n'est pas uno
réponse.
Quelques philosophes ont cru échapper à ces
inconvénients en faisant, des habitudes intellectuelles
î58 DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDO RAISONNEMENT

dont nous venons de parler, le résultat non plus de


l'expérience individuelle, mais de l'expérience de la
race.. C'est, l'application de la doctrine de l'évolution
à la question qui nous occupe. D'après les auteurs,
les formes nécessaires et universelles de la pensée
sont l'oeuvre continue et progressive des organismes
inférieurs, des générations passées.
Lo cerveau, dit IL Spencer, représente une infinité
d'expériences reçues pendant l'évolution de la vie en
général : les plus uniformes et les plus fréquentes ont été
successivement léguées, intérêt et capital, et elles ont
ainsi monté lentement jusqu'à ce haut degré d'intelli-
gence qui est latent dans le cerveau de l'enfant, et que,
dans le cours de sa vie, l'enfant exerce, fortifie et rend
plus complexe et qu'il léguera à son tour aVcc quelques
faibles additions aux générations futures (î).
Les partisans de ce système croient ainsi concilier
les doctrines les plus contraires. Avant toute expé-
rience individuelle, notre esprit n'est pas une table
rase : voilà pour l'innéismc. D'autre part, toute
pensée vient de l'expérience de la race : voilà pour
l'empirisme. Mais cctle théorie de conciliation, comme
il arrive souvent en pareil cas, tombe dans les dilli-
cultés de toutes les autres. L'expérience de la race
n'est pas d'une essence supérieure à celle de l'indi-
vidu : elle n'en change ni l'objet qui demeure tou-
jours contingent ni les conditions qui la rattachent
à un temps et à un espace déterminés. Elle ne donne
pas quelque chose d'autre que la somme des unités
qui la composent. Et s'il est impossible d'expliquer
les vérités nécessaires et universelles avec les seules

(1}Principesde psychologie,IV p., c. IY.


NOTIONSGÉNÉRALES l5p,

données de l'expérience individuelle, il l'est tout


autant de le faire avec les données de l'expérience
sociale. Cette dernière n'accomplit nullement le tra-
vail d'abstraclioh requis pour cela. Par elle-même,
elle ne sort pas du domaine des phénomènes parti-
culiers. Ensuite, ou les notions universelles existent
en germe et en puissance à l'origine des choses, ou
elles n'apparaissent que plus tard après une série
plus ou moins longue de'transformations. Dans le
premier cas, elles préexistent à l'évolution. On ne
saurait donc avoir recours à elle pour les expliquer.
Dans le second, la nécessité d'un autre facteur pour
rendre compte de leur genèse devient encore plus
évidente. Du reste, ce n'est jamais expliquer une
chose que de la réduire à son minimum ou d'en
reculer indéfiniment les origines, comme, on le fait
trop souvent dans la science moderne. Comment, du
reste, la doctrine de l'évolution qui présente tant 'de
difficultés et même de contradictions à l'analyse phi-
losophique, pourrait-elle éclairer le grand problème
de la formation des premiers principes?
On pourrait peut-être voir quelque analogie entre
ce que saint Thomas appelle habitas principiornm
et les habitudes intellectuelles de l'associalionnismc
ou les expériences accumulées de l'évolulionismc,
mais le rapport n'est que nominal et apparent. Nous
l'avons vu : dans la doctrine thomiste, la potientia-
lité de l'esprit à l'égard de ses intelligibles est sans
aucune restriction. : l'innéité ne s'applique même pas
à l'habilus des premiers principes. Ce dernier est
acquis au même titre que le reste, mais dans des
conditions spéciales. La faculté de comprendre est .
par elle-même indéterminée : elle n'a pas originai-
rement d'inclination plus prononcée pour une vérité
Î6o DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDURAISONNEMENT

que pour une autre. Seule la forme intelligible qui


lui vient de la partie active de l'esprit la détermine.
Or, il arrive (pic cette détermination se produit,
dans certains cas, dès quo la signification des termes
est comprise. A cet instant même, le principe est
conçu, le jugement formé. Il n'est pas le résultat d'un
travail • discursif ou de l'intervention d'un moyen
terme quelconque : il découle de la tendance natu-
relle de l'esprit, supposition faite de la connaissance
des termes : ex ipsa natura animoe intellectualis con-
venu homini quod statim cognito quid est totum et
quid est pars cognoscat quod omne totum est majus
sua parte (î). La compréhension des termes répon-
dant à l'inclination native de la faculté de com-
prendre, fait cesser l'indétermination de cette der-
nière; elle l'entraîne dans une direction donnée, la
fixe dans une manière d'-être et d'agir. Or, ce pen-
chant licitement dessiné, enraciné dans la nature
même, n'est pas autre chose que l'habitus des premiers
principes. Nous n'en poursuivrons pas plus loin
l'analyse : ce que nous venons dédire suffit à montrer
que la doctrine de saint Thomas, en ces matières,
n'a rien de commun avec les systèmes de Yassocia'
lion ou de l'évolution.
Disons maintenant quelques mots de la solution
proposée par le néo-positivisme à la question qui
nous occupe. Elle n'est pas sans analogie avec celle
qui explique les formes universelles de la pensée par
l'expérience de la race. Le néo-positivisme soutient
la théorie sociologique de la connaissance par oppo-
sition à sa théorie métaphysique. Eu voici la donnée
essentielle d'après un de ses plus récents défenseurs :

(i) Sum,theol.,MI, q. ti, a. t.


"
NOTIONSGÉNÉRALES iCl
I
« les rapports iutercérébraux qui forment l'essence
du phénomène social modifient la cérébralité orga-
nique en lui permettant d'atteindre des idées géné-
rales, de produire des concepts, au lieu de s'arrêter
aux images et aux représentations concrètes. Lo terme
de surorganique n'a pas d'autre signification. Il sert
à distinguer lo phénomène social du phénomène
vital tout en indiquant que le premier ne se mani-
feste d'une manière sensible que s'il est accompagné
du second. Il signifie encore que l'interaction con-
tinue des esprits fait jaillir le psychologique du psy-
chophysique et liro la connaissance de la conscience.
Cette interaction est la cause, le quid novum qui
transforme les percepts en concepts, les jugements
isolés et concrets en généralisations s'exprimant par
des formules logiques et abstraites. Le fait qui
s'enregistrait dans la conscience comme une trace
fugitive de l'expérience bio-individuelle, comme une
liaison encore lâche et toujours exposée à être
rompue entre les désirs et les actes passés et les
désirs et les actes futurs, s'y imprime désormais en
caractères nets, et par le phénomène de la tradition,
quasi impérissables » (î). Dans un autre passage, le
même auteur nous dit plus clairement :

La socialisation do l'expérience est la condition néces-


saire et le fondement réel de toute connaissance. Les -
procédés généralisatcurs et abstracteurs de l'esprit ne
peuvent s'exercer que sur des expériences ayant une ori-
gine et un caractère nettement social. Toute distinction
entre le subjectif ou le particulier et l'objectif ou le

les Conceptsde la raison et les lois de t'ani'


(i) Q. DEROBERTY,
vers,p. 10,
iCa PHILOSOPHIEnu RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

général se ramène à une différence de degré dans l'inten-


sité ou la puissance du processus de socialisation (î).
Celle explication de l'universel dans nos connais-
sances diffère peu, dans le fond, de celles que nous
venons de relater. Le néo-positivisme semble seule-
ment plus convaincu du peu de valeur explicative
de l'individuel. C'est pourquoi il a recours à la socia-
lisation de l'expérience pour rendre raison de l'uni-
versalité de nos connaissances. Or, il prend lui
aussi, et manifestement, l'effet pour la cause. Comment
une expérience individuelle revêt-elle un caractère
social? Où est la cause de celle transformation? On
nous dit qu'il faut la chercher dans l'interaction
mentale ou la socialité. Cela suppose évidemment
que cette dernière produit des effets propres et des
effets fondamentaux comme une connaissance et une
psychologie distincte de la connaissance et de la
psychologie individuelles. Or, c'est ce qu'on ne
saurait admettre. On ne peut, sans se faire violence,
déduire les cléments qui composent la société de la
société elle-même. Sar.s doute, certains métaphysiciens
sociologues ne reculent pas devant celle conséquence.
Mais celle conception n'en est pas moins contraire
à la logique et au sens commun. C'est la société qui
dérive des individus, la société dans sa substance,
c'est-à-dire considérée dans les éléments primitifs qui
la font vraiment possible, comme, par exemple, la
faculté qu'a l'homme de rendre ses expériences indé-
pendantes de sa propre individualité. Cette faculté, il
la tient de sa nature propre d'animal sociale cl poli-
licum, comme disaient les anciens. Nous ne prélcn-

(t) Q.DEHODEATY,
les Conceptsde la raisonet lesloisde l'univers,c.m.
NOTIONSGÉNÉRALES lG3

dons pas que l'individu ne reçoit rien de la société :


il en tire au contraire de grands avantages. C'est par
elle qu'il grandit et se perfectionne; mais lorsqu'il
s'agit de la production de la vie sociale, il donne plus
qu'il ne reçoit. Du reste, pour toutes choses, la
société passe par l'individu : elle n'a pas d'autre
manière d'agir.
Ce n'est donc pas la société qui fait de l'individu
un être social, qui le fait passer des images et repré-
sentations concrètes aux idées générales. Le facteur
essentiel de cette transformation est l'individu lui-
même en tant qu'être social. A ce litre, c'est lui qui
pose le fondement de l'interaction mentale et de la
socialilé. La connaissance individuelle ne devient
pas abstraite parce que sociale. C'est le contraire qui
a lieu; elle devient sociale parce qu'elle esl abstraite.
Du reste, l'expérience individuelle, considérée dans
son objet, ne diffère pas essentiellement de l'expérience
collective. Si la première se traduit en images et
représentations concrètes, la seconde n'y ajoute rien
qui puisse l'élever à l'universel. L'action des individus
a beau être réciproque, elle reste ce qu'elle est : l'in-
teraction'n'est pas d'un ordre supérieur à l'action
relativement au point de vue de la généralisation : ni
l'une ni l'autre ne sortent du particulier. On dira,
peut-être, que les données individuelles se retrouvent
dans l'expérience collective, mais contrôlées et véri-
fiées. Soit : mais cela n'en change pas la nature.
Si elles sont individuelles, ce n'est pas précisément
d'être contrôlées qui pourra leur donner un carac-
tère général. L'abstraction seule a ce pouvoir. Par
ailleurs, les principes premiers dont nous parlons
n'ont rien à attendre de l'expérience collective ni du
consentement commun. A-t-on jamais attendu le
164 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

témoignage d'aulrui pour los admettre? Ils s'imposent


d'eux-mêmes à toute intelligence individuelle. Ils
nous apparaissent de la sorte comme les germes de
toute science et de toute sooialité. Au surplus, la
théorie néo-positiviste de la connaissance n'échappe
à aucun des inconvénients de l'empirisme pur : on
peut la combattre par les mémos raisons. Passons
maintenant à l'examen d'un autro système qui, lui,
se différencie nettement de tout autre.

Sutyeotivisme kantien,
Avec Kant, en effet, nous sortons de l'empirisme
et dct ses variétés : nous renonçons à composer les
vérités nécessaires et universelles av.eo les seules
données de l'expérience. D'autres éléments inter-
viennent dans le débat, et, disons-le tout de suilc,
des éléments a priori. Pour Kant, les principes
n'apprennent rien, ne correspondent à rien, en dehors
de l'intuition sensible. On ne peut en fairo qu'un
usage empirique puisqu'ils ne sont par eux-mêmes
que des formes vides, bien plus, des conditions
inhérentes à l'exercice de la pensée. Voici un des
passages les plus caractéristiques de Kant sur ces
questions :
L'usage transccndantal d'un concept dans un principe
quelconque est de lo rapporter aux choses en général
et en soi : l'usage empirique, au contraire, l'applique
simplement aux phénomènes,- c'est-à-dire à des objets
d'uuc expérience possible. Il est aisé de voir qu'en toutes
circonstances ce dernier usage seul peut trouver place.
Tout concept exige d'abord la forme logique d'un concept
(do la pensée) en général et ensuite la possibilité de lui
donner un objet auquel il se rapporte. Sans ce dernier, il
NOTIONSGÉNÉRALES l65

n'a pas do sens et est complètement vide de contenu, bien


qu'il puisso toujours représenter la fonction logique qui
consiste à tirer un concept de certaines données. Or, un
objet ne peut ôtre donné à un concept autrement que
dans l'intuition, et si uno intuition pure est possible
a priori antérieurement à l'objet, cette intuition elle-
même no peut recovoir son objet et, par conséquent, sa
valour objective que par l'intuition empirique dont elle
est la forme pure. Tous les concepts, et avec eux tous les
principes, tout a priori qu'ils puissent ôtre, se rapportent
a des intuitions empiriques, c'est-à-dire aux données
d'une expérience possible. Sans cela, ils n'ont point de
valeur objective et no sont qu'un jeu de l'imagination ou
»lol'entendement avec leurs représentations respectives
Il s'ensuit donc incontestablement que l'usage des
concepts purs de l'entendement ne peut jamais être trans-
cendantal, mais qu'il est toujours empirique; que les
principes de l'entendement pur no peuvent so rapporter
qu'aux conditions d'une expérience possible, aux objets
des sens, mais en aucun cas, aux choses en général (sans
égard à la manière dont nous pouvons les saisir par
intuition) (î).
On le voit, ce sont les formes a priori, appliquées
aux sensations, qui transforment ces dernières en
objets, en établissant entre elles des rapports perma-
nents. Ainsi, d'après Kant, la nécessité inhérente
à certaines de nos connaissances n'a qu'une origine
rationnelle ou mentale. Taine résume clairement la
doctrine du philosophe allemand sur ce point.
Selon Kant, dit-il, ces propositions (axiomes) sont
l'oeuvre d'une force interne et l'effet de notre structure

(i) KAM,Critique de la liaison pure, Analytiquetranscendantale,


I. III, c. ni,
l66 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

mentale. C'est cette structure qui, entre les deux idées


de' la proposition, opère l'attache. Si l'idée de ligne
droite, c'est-à-dire d'une certaino direction, se soude en
moi à l'idée de la moindre distance, c'est-à-dire d'une cer-
taine grandeur, ce n'est pas que cette direction et cotte
distance soient liées entre elles, c'est quo mon intelligence
est faite d'une certaine façon, et qu'étant faite ainsi, clic
no peut s'empêcher d'établir une liaison entre les deux
idées qu'elle a do cette distance et do celte direction. En
s effet, les deux données prises en soi sont d'espèce diffé-
rente : il n'y a point de liaison effective entre elles. Par
conséquent, l'invincible accroc mutuel que je leur con-
state chez moi trouve son explication, non dans leur
nature intrinsèque, mais dans le milieu mental oà elles
ont été introduites. Mon esprit n'a pas constaté leur
liaison, il l'a fabriquée. Il faut donc admettre que ces
propositions nous révèlent une fatalité de notre esprit et
non une liaison des choses. Dans le cercle étroit où notre
expérience est confinée, nous pouvons bien, par induc-
tion, établir qu'approximativement les données sensibles
correspondantes sont liées; mais affirmer qu'en tout lieu
et en tout temps ces données abstraites sont liées et lices
nécessairement, cela ne nous est pas permis; nous n'avons
pas le droit d'imposer aux faits une soudure qui n'appar-
tient qu'à nos idées ni d'ériger en loi des objets un besoin
du sujet (î).

C'est un volume, on le comprend, qu'il faudrait


pour combattre cette théorie explicative de la néces-
sité des vérités premières. Or, notre but dans ce cha-
pitre n'est pus précisément de faire oeuvre de réfu-
tation, mais bien plutôt d'exposer la doctrine de saint
Thomas sur la grave question qui nous occupe. Si
nous donnons un aperçu des autres systèmes, c'est

Del'intelligence.
(i) TAISE,
NOTIONSGÉNÉRALES iC^

principalement pour mieux faire ressortir la position


prise par le saint Docteur. Nous nous bornerons donc
à quelques remarques sur le système de Kant.
De quoi s'agil-il au juste? De la formation des
principes nécessaires el universels. Selon Kant, on
ne saurait faire sortir ces principes de l'expérience.
La raison est que cette dernière est contingente,
individuelle et variable. Or, ce qu'il est impossible
de tirer des objets empiriques et des sensations, on
le tirera de l'esprit lui-même, des conditions qui lui
sont inhérentes. Antérieures à l'expérience, elles la
déterminent et l'organisent. Elles sont, nous dit-on,
la vraie cause de la liaison invariable et constante
des phénomènes. Le problème semble ainsi résolu,
mais il n'en est rien. Cette théorie, au premier
examen, présente unc'dilliculté d'ensemble qui en
montre bien le côté ruineux et arbitraire. On nous
dit en substance : les faits étant particuliers et con-
tingents, ils ne sauraient explique! les lois nécessaires
et universelles; les objets de l'expérience apparaissent
en des points cl des instapls déterminés; il n'est donc
pas possible de voir en eux la matière des principes
qui condensent et dominent le passé et l'avenir. Mais
le sujet lui-même, dirons-nous à notre tour, n'cst-il
pas individuel et variable? Comment alors ses élé-
ments constitutifs peuvent-ils êlre les éléments géné-
rateurs des conditions générales de toute pensée ou
représentation? des formes a priori qui, appliquées
aux objets empiriques, en font l'ordre et la liaison?
Pourquoi ce qui ne peut sortir de ces objets, le fail-on
sortir de l'esprit, du sujet? L'individualité et la con-
tingence sont les mêmes dans les deux cas. Puisqu'on
admet que les principes sont liés à la constitution et
même à la fortune de l'esprit, on doit accepter toutes
llllLOSOillIE
DUKA1S0N.NEMEM DANS LASCIENCL 13
168 DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDURAISONNEMENT

les conséquences de cette affirmation. Or, une do ces


conséquences bien manifeste, c'est qu'il n'est pas plus
logique de tirer la nécessité et l'universalité de l'esprit
que des faits particuliers.
On dira peut-être que ce raisonnement se retourne
même contre la théorie de la connaissance d'après
saint Thomas, mais il n'en esl rien. Dans celte théorie,
l'idée cs.t toujours envisagée sous un double aspect :
i° En tant qu'elle est elle-même une réalité parti-
culière; a0 en tant qu'elle est la représentation d'une
réalité. Dans le premier cas, elle est accidentelle et
contingente; dans le second, c'est-à-dire considérée
dans sa fonction représentative, rien n'empêche
qu'elle ne se rapporte aux choses en général et en soi.
C'est même le seul .rapport direct et immédiat de
l'espèce intelligible qui ne représente que les carac-
tères spécifiques des choses : est similitudo rei quantum
ad naluram speciei (î). Grâce à celte distinction, il est
facile de comprendre que l'idée échappe à toute indi-
vidualité et contingence dans la relation même qu'elle
implique avec l'objet représenté. A ce point de vue,
elle peut être quelque chose d'immuable et d'absolu.
Nous ferons observer encore, à propos du système
de Kant, (pie faire appel à notre structure mentale
pour rendre raison des principes, c'est éluder la ques-
tion plutôt que la résoudre. C'est un fait quo notre
esprit, dans l'affirmation ou la négation de l'accord
*entre deux
termes, ne s'arrête pas à l'idée, mais qu'il
passe à l'objet. 11 applique aux choses la loi dont il
reconnaît la nécessité pour lui-même :
En énonçant, le principe (de contradiction), dit Balmès,

(i) Sam, theol.,I, <\.xiv, a. ia.


'
. NOTIONSGÉNÉRALES . iGQ

on prétend affirmer autre chose que l'incompatibilité


des idées. Cotte incompatibilité, nous la transportons
aux choses mêmes, soumettant à cette loi non seulement
nos pensées, mais tous les êtres réels ou possibles. En
effet, d'un objet, quel qu'il soit ou quelles que soient les
conditions de son existence, nous affirmons sans hésitation
que pendant qu'il existe il ne peut point ne pas exister (î).
La question qui se pose en premier lieu est donc
relative à l'origine et à la nature de la liaison entre
les choses. Pour rester dans la question, il est donc
indispensable d'alléguer une raison tirée des choses
elles-mêmes : par exemple, que la première de ces
choses contient la seconde implicitement ou en puis-
sance, mais tirer cette raison du sujet, c'est, qu'on
le veuille ou non, changer les données du problème,
c'est éviter de répondre à la question telle qu'elle se
pose en fait. En un mot, la question se pose avant
tout par rapport aux objets eux-mêmes, et Kant la
traite comme si elle se posait uniquement par rap-
port aux idées. C'est non seulement se dérober à
l'explication d'un fait, mais encore méconnaître et
tenir pour inexistant le fait lui-même. Mais il est
temps d'exposer ex professo la doctrine de saint
Thomas sur ces matières.

Réalisme idéaliste de saint Thomas.

Dans la question de la formation des premiers


principes, nous avons à considérer deux choses :
î» les termes; a0 le rapport qui les uiiit. Les termes
peuvent être connus séparément, car le principe
même le plus primitif n'est pas un acte premier de

Philosophiefondamentale,t. H, c»xvr,
(i) UALMfea,
I?0. PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANSLA SCIENCE

l'intelligence. Celle-ci n'entre dans le domaine de


l'intelligible que par étapes successives; elle ne passe
pas d'un seul coup de la puissance pure à l'acte com-
plet qui est le jugement. Elle n'acquiert tout d'abord
que de simples concepts sans affirmation ni négation.
Ces conccpls deviennent les termes des propositions
immédiates. Comment sont-ils connus? Par l'inter-
médiaire des sens. Saint Thomas nous dit des pre-
miers principes : non acquiruntur per ratiocina-
tiones, sed solum per hoc quod corum 1er mini
innotercunt, quod quidemfit per hoc quod a^sensibi-
libus accipitur memoria, a memoria expérimentant
et ab experimento illorum terminorum cognitio (î).
On le voit, il se fait en premier lieu un travail de
généralisation. Les objets se présentent dans leur
individualité matérielle et sont désignés par des termes
individuels comme Pierre, Paul. Ensuite, en raison
des ressemblances et des points de contact observés
entre eux, l'esprit en extrait un élément commun
qui est naturellement désigné par un terme général :
homme, par exemple. Par la sensation, la mémoire,
l'expérience sensible, nous obtenons donc, la con-
naissance des termes, éléments universels, mais
simples ou isolés. Dans cet état, en clfct, ils se pré-
sentent à nous comme épars, et nous n'apercevons
pas le rapport qu'ils ont entre eux, mais, en passant
de l'un à l'autre, nous ne tardons pas à le découvrir..
Cependant, la connaissance des termes ne suppose
pas toujours un travail de recherche préliminaire.
Ainsi, la notion des termes transcendantaux s'acquiert
sans aucun effort, dès la première démarche de l'esprit.

(t) Saper IV, Alétaphys.,lect. VI.


NOTIONSGENERALES JJI

Elle se dégage immédiatement et comme d'elle-même


de toute donnée sensible. Dans ce cas, il n'y a pas
lieu à comparaison entre les individus ou les faits
particuliers. Ainsi l'être, dans son acception la plus
générale et la plus éloignée de toute détermination?
positive, est connu par abstraction comme tout le
reste. Cette connaissance n'est pas le résultat d'une
investigation quelconque ni du jeu méthodique et
convergent de nos facultés sensitives, comme cela se
produit pour d'autres notions universelles : preexfs-
(uni in nobis, dit saint Thomas, quoedam scientiarum
semina, scilicet primoe conceptiones intelleclus quoe
statim lumine intelleclus agentis cognoscuntur per
species a sensibilibus abstractas sive sint complexa
ut dignitates, sive incomplexa sicut ratio entis et
unius quoe statim intelleclus appréhenda (î). On ne
peut dire que dans la formation des concepts transcen-
dantaux il y ait, à proprement parler, induction.
Tout d'abord, ils contiennent l'idée sans rapport
aucun, sans affirmation ni négation. C'est dans ce
sens qu'ils sont toujours vrais. Ensuite, le travail de
généralisation dont ils sont le produit ne s'exerce pas
sur plusieurs faits ou cas individuels dont il s'agit
de recueillir et d'exprimer les ressemblances. Il ne
porte que sur une seule donnée immédiate. Or, rien
de tout cela ne saurait suffire à l'induction propre-
ment dite, car elle suppose toujours, à son point de
départ comme à son point d'arrivée, une certaine
complexité. La question qu'elle se pose est relative
au fait de la connexion entre deux attributs qu'elle
associe ou sépare dans sa conclusion.

(i) Quoest.disp. De Verilate,q. xi, de magistro,a. t.


17» PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANS LA SCiEXCE

Quand donc les philosophes parlent de l'origine


inductive des notions premières, il ne peut s'agir
d'induction ni môme d'expérience au sens vrai du
mot. On ne saurait dire sans abus de langage qub
kes notions sont obtenues par application do la
méthode inductive ou expérimentale. Elles découlent,
il est vrai, immédiatement d'un fait de conscience ou
d'une donnée sensible, mais ce n'est point là l'induc-
tion véritable et scientifique. Ce n'est même pas
l'expérience telle qu'on l'entend d'ordinaire. Il s'agit
bien plutôt, dans ce cas, d'abstraction immédiate ou
de généralisation sans procédé généralisatcur. Dans
tout ordre de choses, nous rencontrons le donné et le
construit, c'est-à-dire ce qui, d'une part, est le résultat
de l'activité naturelle de l'esprit, de l'autre, le résultat
de la pensée savante. Mais c'est principalement dans
des opérations aussi fondamentales que celles d'ab-
straire et de généraliser que cette distinction trouve
sa place.
Ces remarques pourront nous aider à dissiper cer-
taines obscurités et confusions regrettables auxquelles
donne lieu la question de l'origine des notions et
vérités premières. Les partisans des idées innées ou
des formes a priori nous disent, par exemple : l'expé-
rience ne saurait fournir ce qu'elle suppose; on ne
peut tirer d'elle les éléments qui la rendent possible.
Or, ces derniers sont les premiers principes et les
conditions générales do toute pensée. Ce raisonne-
ment repose tout entier sur une équivoque. Il ne
peut avoir quelque valeur qu'en attribuant au mot
expérience le sens de raisonnement expérimental :
sens qui ne trou\e nullement son application dans la
matière présente. L'expérience qui nous met en pos-
session des notions premières a une tout autre
NOTIONSGÉNÉRALES ï?3

signification. La chose ne soufire aucune difficulté


pour ce qui est des notions simples, c'est-à-dire non
liées entre elles. Elles dérivent de l'expérience, sans
doute, mais en tant qu'elle désigne une acquisition
dont la matière est fournie par les sens. Or, cette
acquisition étant intuitive et immédiate dans le-cas
des notions transccndantales, il n'y a pas lieu au
raisonnement et pas même au jugement, puisque ces
notions prises en elles-mêmes sont les éléments épars
des premiers principes. Comment pourrait-on, dès
lors, prétendre que ceux-ci se trouvent déjà engagés
dans la simple appréhension?
S'il est maintenant question de la formation des
principes eux-mêmes, rien ne nous oblige à les
regarder comme le résultat ou la conclusion d'une
expérience proprement dite. « Il y a dans toute
connaissance expérimentale trois phases, nous dit
C. Bernard observation, comparaison établie, juge-
ment motivé. » Qui oserait soutenir que c'est par un
semblable procédé que nous parvenons à la connais-
sance des tout premiers principes? A vrai dire, cette
connaissance ne comprend aucune des phases dont
nous venons de parler. Car c'est par la même intui-
tion que nous saisissons la signification des termes
et leur convenance ou incomptabilité; partant, point
d'observation et encore moins de comparaison établie.^
Pour le jugement, il se justifie et se motive par lui-
même, par son évidence intrinsèque et immédiate. Il
se produit sans l'intervention d'aucun moyen terme.
La seule connaissance des termes suffit à mettre en
lumière leur rapport objectif et nécessaire et à motiver
l'énoncé du principe. Sans doute, s'il est question des
principes premiers dans une science particulière,
l'immédiat sera moins absolu. Nous avons dit (pic ces
V)C\ PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

principes énoncent des relations entre des objets déter-


minés : par exemple, en matière de nombre et de
figure. Quant aux principes communs, nous savons
également qu'ils énoncent des relations fondées sur
l'être et ses modalités. On comprend donc que l'im-
médiat ne se présente pas au môme degré pour les
uns que pour les autres. Un certain effort d'attention
sinon de recherche pourra se rencontrer dans la for-
mation des principes propres, étant donné que les
termes en sont moins universellement connus. Mais
pour la connaissance des termes transcendanlaux,
elle est un acte premier de l'esprit comme la con-
naissance du rapport de ces termes entre eux en est
le .jugement premier. Ainsi l'immédiat se vérifie
pleinement dans les principes vraiment communs,
aussi bien pour le jugement qu'ils expriment que pour
les notions qui en sont la matière. Ne l'oublions pas :
l'expérience, experimentum, n'est requise que par suite
de l'insuffisance d'une seule donnée ou d'un seul fait
pour faire luire la vérité, établir un rapport: elle"n'a
plus de raison d'être quand, dans la même intuition,
nous avons les termes et le rapport qu'ils soutiennent
entre eux, le fait et la loi qui le régit.
La conclusion générale de l'exposition que nous
venons de faire, c'est que les premiers principes
métaphysiques ne dérivent nullement de l'expérience
en tant (pic celle-ci signifie raisonnement expéri-
mental ou comparaison établie entre plusieurs don-
nées particulières, mais seulement en tant qu'elle
désigne une connaissance dont la ma'ière est fournie
par les sens. Cette dernière acception est d'un usage
courant. Bain a même pu dire: « Nous possédons
diverses facultés de sentir : les sens (sensibilité pas-
sive), les muscles (sensibilité active). Lorsqu'une de
NOTIONSGÉNÉRALES 1^5

ces facultés est afieotée, il y a expérience (î). On


voit combien il importe de s'expliquer clairement sur
la signification qu'on attache à ce dernier mot. Il
résulte ensuite de la %distinction même que %nous
venons de souligner comme des autres explications
que nous avons données plus haut, que les tout pre-
miers principes ne préexistent nullement à l'expé-
rience, qu'ils ne sont pas impliqués dans les actes ou
les éléments qui les engendrent, ces actes et ces élé-
ments étant, chacun dans leur genre, simples et
irréductibles.

Après avoir plus particulièrement parlé de la con-


naissance des ternies dans les pages qui précèdent, il
nous reste à examiner do plus près leur rapport.
Comment se produit entre eux « l'invincible accroc »
dont parle Taine? Nous pouvons déjà nous en faire
une idée par les principes que nous avons invoqués
et appliqués jusqu'ici. Il ne sera cependant pas inutile
de nous livrer à une étude plus approfondie de la
question. Nous résumerons tout d'abord la doctrine
de saint Thomas sur le point précis qui nous occupe,
dans les propositions suivantes : i° L'expérience
n'est pas la cause de notre assentiment aux premiers
principes, mais l'instrument, la matière de cette
cause: materia causai; 2° la cause efficiente de cet
assentiment, c'est l'esprit; 3° l'abstraction en est la
condition nécessaire; 4° l'évidence objective et immé-
diate, la raison formelle. Nous avons vu que tous les
systèmes d'inspiration positiviste s'obstinent à vou-

(1)A. HAÏ»,Logiquedéducliveet inductive,t. I", p. 19. (Traduction


île 0. Comp.iyré.)
i;(l PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANS LA SCIENCE

loir composer et expliquer les vérités nécessaires


et universelles avec les seules données empiriques.
Kant, comprenant l'inefficacité de ces théories, s'est
jeté o\*ms l'extrême opposé. Il eut recours, pour ré-
soudre le problème, aux formes a priori. En un mot,
il so réfugia dans l'idéalisme. Saint Thomas, lui, tient
un juste milieu, cl ses vues dans toute cette question
sont si conformes à tout ce que nous savons par
ailleurs des exigonecs et des procédés do notre nature,
qu'elles portent, pour ainsi dire, leur justification en
elles-mêmes. Elles ne sacrifient ni les objets de l'expé-
rience ni les réalités intelligibles.
Tout d'abord l'expérience a le rôle qui lui convient.
Elle ne saurait à elle .seule rendre raison do la néces-
sité et de l'universalité des principes. Etant limité
aux faits, son témoignage est toujours particulier et
contingent. S'il ne se produit aucune transformation
dans les données do l'expérience brute, jamais il ne
sera possible d'en fairo sortir les principes et former
des assemblages, des propositions aux rapports
nécessaires et universels. Et cela est vrai, même dans
l'hypothèse où l'expérience s'étendrait à tous les cas
particuliers; car la connaissance ainsi obtenuo n'en
serait pas moins individuelle : quia sensus est singula-
rium, scientia autem consista in hoc quod cognoscimus
universale (î). Les caractères de l'expérience étant
entièrement opposés à ceux des principes, il est im-
possible de passer logiquement des premiers -aux
seconds si l'on ne fait intervenir quoique autre chose.
C'est le raisonnement même d'Aristole au xve cha-
pitre des derniers Analytiques. Il montre tout d'abord

(î) Poster, analyl., !..Il, lect. XLH.


NOTIONSGÉNÉRALES IJJ
i
que la connaissance scnsitive doit précéder la con-
naissance des principes; mais il so gardo bien de
placer dans les données sensibles la cause.totale des
principes. Car il exigo ensuite, pour franchir l'abîme
qui sépare ces deux ordres, l'action d'une faculté
supérieure aux sens : r, li tyvyv\urcapy#eitoiaÛTr, oyjot </>.%
oûvjcrOa».T.%-J/.%>;>
TOVTO.Sans l'existence et l'interventioii
do cctlo faculté, on no peut sortir de l'oxp^rienco
particulière et contingente. Et il n'y a là aucuno pétition
de principe, comme on pourrait le croire à première
vue : car lo troisième élément auquel on a recours, ici,
no contient nullement ce qu'il a pour but do produiro
et d'oxpliquor. En effet, Arislote dit : àvàyxr, atoa e/eiv
aév ~.w%8yvajx».v;il ne dit pas un habitus efo, ni une
connaissance yvûm;, ni enfin un objet connu pwrrov,
mais une faculté ovvxpiî, c'est-à-dire un principe sub-
jectif inné à lui-même. Rien no préexiste donc aux
vérités premières que l'esprit et la sensation. Ces
deux éléments doivent suffire à l'explication de ces
mêmes vérités. L'esprit, dans toute cotte affaire, joue
u\x jôle actif. C'est pour ne l'avoir pas reconnu que
tant de philosophes ont erré dans la question pré-
sente. On no saurait trop lo redire : la sensation, de
quelque manière qu'on l'envisage, est concrète et indi-
viduelle. A ce titre, elle no peut entrer dans la com-
position d'un principe universel : ello no le peut sans
subir une transformation, sans devenir intelligible en
acte. C'est là l'oeuvro do l'esprit. Elle ne consiste pas,
comme le veut Kant, à appliquer aux sensations
subjectives des formes à priori, mais, au contrairo,
à dégager l'intelligible des données particulières et
contingentes. Co n'est pas seulement la matière, mais
encore la forme de là connaissance qui est donnée
dans l'expérience. Par matière, nous entendons ici,
i;8 PHILOSOPHIEPU RAISONNEMENTDANS LA SQIENCE

au sens kantien, les phénomènes; par forme, les lois,


les rapports, les principes qui relient ces phénomènes
entre eux. Nous no voulons pas dire que la forme
ainsi comprise soit donnée en acte dans l'expérience;
elle ne l'est qu'en puissance. C'est l'esprit qui la
dégage en percevant ce qui est commun dans le divers
et dans lo multiple; il n'a besoin pour cela que de
son activité propre et des données expérimentales,
c'est-à-dire d'une matière comme tous los agents de
la création. Dire qu'une forme toute préparée à priori
dans l'esprit attend cette matière, c'est multiplier les
êtres sans nécessité contrairement à un principe uni-
versellement admis ; c'est tomber soi-même dans « l'en-
titéisme » qu'on a s: souvent et avec si peu do raison
reproché aux philosophes scolastiques. N'est-il pas
plus simple, plus naturel, plus conforme à tout ce
que nous savons, par ailleurs, des conditions dans
lesquelles s'exerce l'action des causes secondes, d'ad-
mettre qu'elle esl tirée des matériaux eux-mêmes
fournis par les sens? L'abstraction bien comprise
suffit à nous faire voir comment et dans quelle mesure
la matière et la forme de la connaissance nous sont
données en même temps dans l'expérience.
Nous l'avons vu, en effet. D'après la doctrine idéo-
logique de saint Thomas, elle est le fondement le
plus immédiat do la nécessité et de l'universalité de
nos connaissances. C'est elle qui nous fait passer
du particulier au général, du contingent au nécessaire.
Il est à jamais impossible, sans son intervention, de
sortir des réalités concrètes et individuelles, autre-
ment dit de faire de la science; car, et les anciens et
les modernes s'accordent à reconnaître, en principe,
qu'il n'y a de science que du général. C'est pourquoi
la généralisation esl le fait dominant de la science.
NOTIONSGENERALES IJQ

Il faut en dire autant de l'abstraction : ces deux


opérations do l'esprit no vont pas l'uno sans l'autre.
Mais pour que l'abstraction soit vraiment explicative
do l'universalité et de la nécessité des premiers prin-
cipes, il faut y voir autre chose qu'un partage de
l'attention. Si elle avait seulement pour effet de nous
faire considérer à part une qualité individuelle,
c'est-à-dire comme isolée des autres qualités que
l'cxpéricnco nous montre réunies dans un même
objet, nos sens seraient les premiers abstracteurs;
car il en est qui ne perçoivent rien en dehors de
leur objet propre. On pourrait en dire autant de
l'intérêt qui nous fait distinguer les choses utilisables
de celles qui ne le sont pas. Et il ne manque pas
d'auteurs pour le dire :
Les choses, dit E. Mach, sont pour nous des complexes
relativement stables de sensations liées entre elles,
dépendant les unes des autres. Mais tous les éléments de
co complexe n'ont pas uno égale importance biologique
Un oiseau so nourrit, par exemple, do baies rouges et
sucrées. La sensation sucrée est biologiquoment impor-
tante pour lui, et son organisme a pour cette sensation
une disposition innée; ce môme organisme y associe peu
à peu lo caractère rouge qui est frappant et se découvre
à distance. En d'autres termes, l'organisme présente,
à l'égard des deux éléments, sucré et rouge, une réaction
beaucoup plus sensible. Son attention sera de préférence
dirigée vers ces éléments, mais, par contre, négligera
d'autres éléments du complexo baie.
Une telle idée do l'abstraction repose sur une
analyse bien superficiellp des choses de la pensée, et
principalement sur la prétention de tout définir en
fonction des sciences physiques. Abstraire n'est pas
seulement distinguer. C'est quelque chose de plus.
iSo DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

Ii est sans dtfute nécessaire, pour opérer uno abstrac-


tion, de considérer à part un caractère donné; mais
il faut ajouter r^un caractère commun à plusieurs
individus ou faits particuliers. Ecoulons saint Tho-
mas : si accipiantur multa singnlaria quoe sunt indif-
ferentia quantum ad aliquid unum in cis existens,
illud unum secundum quod non différant, in anima
acceptum est universale (i). L'abstraction consiste
donc non seulement à isoler une propriété, mais
encore à la dépouiller de toutes différences indi-
viduelles. Ce n'est qu'après l'avoir extraite des exis-
tences particulières et ramenée à l'unité spécifique
qu'on petit en faire d'innombrables applications :
applications qui ne seraient pas possibles si l'abstrac-
tion, simple partage de l'attention et de l'intérêt, laissait
les choses dans leur pleine et entière individualité.
Prise à ce degré, la connaissance est indépendante
do telle ou telle réaîilc concrète individuelle : in
multis in qui bus cxperlus est accipit unum commune
quod firmatur in anima et considérât illud absque
consideratione alicujus stngularium (a). De la sorte,
l'extrait commun qui résulte de l'élimination des
notes individualités constitue un concept dislinct de
celui des objets particuliers pris séparément. Ce
concept, - qu'il soit complexe ou simple, notion
fAire ou jugement, ne doit pas èlre regardé connue la
simple somme des faits individuels, l'universel
étant véritablement un : unum proeter multa. Il est
constitué par la quiddilé formelle de l'être dégagée
des phénomènes qui l'individualisent. Or, celte
forme est une.

Poster,analyt. I. H, kct. XX.


(i) S. THOM,,
() Ibid.
NOTIONS GÉNÉRALES l8l

De plus, ello est extérieure et supérieure à la mul-


tiplicité qui lui a servi de fondement. C'est pourquoi,
dans un sens très vrai, l'abstraction donne plus que
ne fournil l'expérience directe. La forme abstraite est
illimitée dans son genre : ello ne représente qu'elle-
même sans aucun mélange, toute considération de
participation et de support étant écarléo. De là vient
la perfection des formes abstraites qui ne peuvent,
par cela même, être attribuées dans l'abstrait au réel.
En un mot, l'universel exprime la chose en soi. Il
est l'élément commun d'un nombre indéfini de sujets
semblables. Quant à son contenu, nous ne disons
pas quant à son mode d'être, il existe dans les êtres
particuliers auxquels nous l'attribuons constamment.
Do cette manière, l'intelligible et le sensible coïn-
cident dans nos opérations intellectuelles. Nous sen-
tons et pensons lo même objet. Cet objet est un
composé de deux éléments : du particulier et do
l'universel, du sensible et do l'intelligible. Nous pos-
sédons à la fois l'abstrait et le concret. Qu'est-ce à
dire, sinon que nous comprenons l'universel dans
des représentations sensibles : in qui bus inspicit
(intellectus) omne quod inspicit (î). Inutile de faire
remarquer que le véritable objet de l'opération intel-
lectuelle, dans ce* cas, n'est pas l'imago sensible.
Celle-ci n'est pas l'objet propre, mais le fondement
de cette opération. Connaître l'universel, dit saint
Thomas, c'est connaître une forme qui se trouve
naturellement réalisée dans la matière, r^ais ce n'est
pas la connaître en tant que liée à telle matière ou
participée par elle; cognoscere formant in materia

(t) In Boeliumde Trinitate, q. vi, a. ? ad quinlum.


l8a PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

qui de ni corporali individualiter cxistentem non tamcn


prout esl in tali materia (î). Cette doctrine si pro-
fonde et si conforme aux procédés habituels d'une
nature composée de corps et d'àmc répond à toutes
les difficultés de l'empirisme pur et de l'idéalisme;
nous n'y touchons ici que dans la mesure où cela
est nécessaire pour expliquer la nécessité et l'univer-
salité des premiers principes. Celte question si impor-
tante s'explique en effet très facilement avec la théorie
thomiste de la connaissance.
Notre esprit part du concret et de l'individuel, mais
il arrive à un objet d'ordre tout différent. Il atteint
à un concept où le fait de l'existence ne compto plus,
à un extrait commun, à un résidu qui ne contient et
n'exprime que la nature de l'être' dégagée de ses par-
ticularités sensibles. Or, entre ces données abstraites,
l'esprit discerne des rapports. Il en est même qu'il dis-
cerne à première vue, car ils découlent immédiatement
de la quiddité même des choses. Aussitôt que les
termes sont connus, que les deux notions sont en
présence, la liaison est perçue. La cause déterminante
de ces premiers jugements n'est pas l'expérience :
c'est la présence évidente de l'attribut dans le sujet,
c'est la perception immédiate de l'identité des deux
termes ou, si l'on veut, de leur convenance ou incom-
patibilité intrinsèques. Nous' tenons ainsi la cause
propre et adéquate de l'universalité et de la nécessité
de ces jugements ou principes premiers. Car, comme
l'observe Taine lui-même, puisque les deux données
sont telles que la première enferme la seconde, nous
établissons par cela même la nécessité de leur
fonction. Partout où sera la première, elle emportera

a. î.
Sunt. thcol.,q. LXXXV,
(t) S. THOM.,
"
NOTIONSGÉNÉRALES l83

la seconde, puisque la seconde esl une partie d'elle-


même et qu'elle ne peut se séparer de soi. Il n'y a
point de place entre elles pour une circonstance qui
vienne les disjoindre, n'étant qu'une seule ot même
chose sous deux aspects. Leur liaison est donc absolue
c» universelle, et les propositions qui les concernent
ne souffrent ni doute, ni limites, ni restriction. Le
rapport qu'elles expriment est vrai en tout point de
l'espace et à tout instant de la durée. Co n'est pas une
association do fait seulement qu'elles constatent : elles
vont plus loin, elles affirment une association de
nature, une nécessité intrinsèque. Dans ces condi-
tions, c'est folie que d'en demander la preuve ou
d'ergoter à ce sujet comme on le fait si souvent
dans la science et la philosophie modernes. Quand
la cause' d'un phénomène extérieur tombe sous
les sens, il n'y a pas lieu à recherche sur ce point :
quando médium per sensum inmotescit, nullus relin-
quitur quoestioni locus (î). Il en est de même pour
les vérités premières dont nous parlons : non fit
quoestio de immediatis, dit encore saint Thomas,
quoe etsi vera sunt non tamen habent médium : quia
hujusmodi eu m sunt manifesta sub quoestione non
cadunt (a). Si banales que puissent paraître ces
notions, il esl pourtant bien nécessaire de les rappeler :
lc.ur oubli si fréquent est la source de toutes sortes de
dillicultés et d'erreurs.
En résumé, l'esprit opérant sur les données des
sens forme ses premiers jugements qui sont les pre-
miers principes. A vrai dire, c'est le procédé suivi
pour toute connaissance. Mais lorsqu'il s'agit de la
pensée prise à sa source, les choses se passent avec
Poster, analyl., I. Il, lect. I.
(i) S. THOM.,
(a) tbid.
PHILOSOPHIEDUIUISON.NEMENT PANS LASCIENCE l3
l8/| PHILOSOPHIEOURAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

une simplicité tonte particulière. Dans co cas, les


termes du jugement sont si abstraits, si universels,
qu'ils ne so rencontrent jamais séparément. Nous
percevons leur rapport d'un seul coup d'oeil. La pré-
sence constatée de l'un, même dans une seule donnée,
entraîne la présence et la perception do l'autre. Le
nombre des cas observés n'a ici aucune importance.
Nous sommes dans le domaine do l'immédiat qui
relève de l'intelligence comme nature: ut natura, et
non comme faculté de raisonnement. C'est pourquoi
les premiers principes participent de la fixité de la
naturo elle-même et sont les fondements éternels de
la pensée. A ce titre, ils rendent non seulement pos-
sible, mais encore nécessaire, l'entente intellectuelle
sur un grand nombre de points. C'est lé sentiment
de leur immanence universelle, nous voulons dire
de leur présence dans toutes les données, toutes les
questions particulières, qui fait le sens commun.
Tous les travaux, toutes les superstructure?, de notre
raison savante et méthodique sont dominés et prédé-
terminés par eux. Et pour reprendre un mot de Baltnès,
ils sont à la fois le guide et le bouclier de cette raison ;
le guide! car ils la précèdent et lui montrent le
chemin du vrai; le bouclier, car ils la mettent, à cou-
vert do ses propres subtilités en forçant le sophisme
à so taire devant le sens commun. N'est-ce pas pour
avoir corrompu la notion des premiers principes
que la pensée contemporaine est plongée dails Une
anarchie profonde et que, maigre une éclosioh incon-
testable de tulehts de toits genres, la spéculation
intellectuelle est dans une impuissance à peu près
complète? Et n'est-ce pas pour la raison contraire
que la doctrine philosophique de saint Thomas n'a
. rien perdu de sa vitalité et de sa bienfaisance?
CHAPITRE IV

Des vérités médiates ou Inférées

et des degrés de la connaissance

Les vérités d'évidence immédiate sont relativement


Jie'u nombreuses. Dans l'ordre rationnel, nos connais-
sances sont, pour la plupart, médiates ou dérivées.
C'est mêiiie par ce caractère qu'elles se rattachent à la
science proprement dite. On peut se poser bien des
questions à leur sujet. Nous rechercherons seulement
ici la raison fondamentale de cet ordre de vérités.
Pourquoi le médiat cxisle-t-il dans nos connaissances?
Qu'est-ce qui en fait une nécessité pour notre enten^
dénient? Tel est le premier point do notre, présente
éludé. Cependant, nous n'y traiterons pas de l'induction
ni de la déduction en particulier. Nous le ferons plus
loin dans des chapitres spéciaux. Nous compléterons
plutôt ce que nous avons à dire des vérités média'es,
par des considérations surlesdcgrésde la connaissance*
Ces deux questions ont plus d'un rapport entre elles*
v
Du fondèrent de là distinction
èûtrô l'immédiat et lo dérivé clans nos connaissances,
La proposition immédiate est celle où l'attribut est
contenu Visiblement dails lé sujet. Cette proposition
i8G l'itiLOsoiMiii: nu RAISONNEMENTOANS LA SCIENCE

s'impose d'elle-même à noire esprit, sans h. secours


d'aucune vérité intermédiaire. La signification seule
des termes aussitôt qu'elle est saisie suffit à nous
révèle.* la convenanco ou l'incompatibilité de l'attribut
avec le sujet. La proposition médiate, au contraire,
est celle où le prédicat n'est pas contenu d'une façon
évidente et à première vue dans le sujet. Pour savoir
s'il y esl oui ou non contenu, il est nécessaire de
recourir au raisonnement ou à l'expérience directe,
c'est-à-dire aux procédés et au? règles d'une saine
logique. C'est à ee prix seulement que nous pourrons
nous assurer de l'existence du rapport en question.
La conclusion dans ce cas esl obtenue par l'interven-
tion d'un nombre plus ou moins grand de vérités
intermédiaires cl d'opérations intellectuelles. On com-
prend (pic ce travail soit parfois considérable, autant
par la durée (pie par l'intensité de la recherche. C'est
ainsi que telle proposition, maintenant courante en
physique ou en chimie, possède une longue histoire.
Or, ce travail d'investigation, d'une logique souvent
compliquée, a toute sa nécessité dans l'imperfection
de Vintelligence humaine Nous savons que celte der-
nière n'est à l'origine qu'une pure puissance, que sa
potentialité relativement à son objet est complète. Or,
de ce chef, elle subit le sort de toutes les choses essen-
tiellement perfectibles, c'est-à-dire qu'elle n'acquiert
sa perfection propre que par étapes successives; aussi
la voyons-nous multiplier les concepts cl les réllexions
pour arriver à se faire une idée scientifique d'un objet
quelconque. La connaissance des termes précède le
jugement proprement dit. Le jugement, à son tour,
devient la base du raisonnement, qui est la troisième
opération de l'esprit. Seul, un examen approfondi peut
nous faire voirdanslesidéestoulcequ'ellescontiennent.
NOTIONSGÉNÉRALES 187

Sansdoute, dans une proposition d'évidence médiate,


lo sujet contient l'attribut. Cependant, la connaissance
de l'un ne nous donne pas tout d'abord celle de
l'autre. Seule, l'imperfection de cette connaissance
en est la cause. Si elle étail plus compréhensive et
plus profonde, nous trouverions en elle le rapport
que nous cherchons, sans avoir besoin de recourir
à l'analyse ou au raisonnement. Nous verrions par
intuition directe les conséquences dans le principe,
l'attribut dans le sujet. Il n'est rien là d'objecliveinent
impossible. Nous dirons même que ce procédé est le
seul qui soit pleinement conforme à la nature des
choses considérées en elles-mêmes et non pas relati-
vement à nous. Le procédé discursif auquel nous
avons recours n'est qu'une nécessité de second ordre,
dérivant tout entière do la faiblesse de notre esprit.
Qu'on veuille bien remarquer que toute démonstra-
tion logique cl même tout raisonnement expérimental
a pour but d'établir qu'un attribut existe ou n'existe
pas dans un sujet. Kn d'autres ternies, son travail
consiste à étendre et à creuser davantage l'idée que
nous avons du sujet : les principes généraux, les
moyens termes et les investigations positives aux-
quels elle a recours n'ont d'autre raison d'être ni
d'autre résultat que d'agrandir cette idée.
Cette constatation est capitale dans la question qui
nous occupe. Elle nous permet de comprendre com-
ment une première connaissance très profonde du
sujet nous dispense, par le fait même, de faire appel
au raisonnement. Voyez encore ce qui se passe dans
l'enthymèmc. On sait que ce dernier n'est rien autre
qu'un syllogisme abrégé. Or, quel est le fondement
de celte abréviation? sinon le fait de voir par intui-
tion une chose dans une autre. Nous disons, par
l88 DANS LA SCIENCE
PHILOSOPHIEPU RAISONNEMENT

oxomploî il est homme, dono il esl raisonnable. Nous


supprimons la majoure : nous ne la ponsons même
pas, parce que dans l'idée d'homme, nous apercevons
inluilivcmonl colle do raisonnable. Plus un esprit est
puissant, plus il est capable de procédei par enlhy*
même, c'est-à-dire plus il sç rapproche do la simple
intuition.

Supposons une intclligonco assez étendue, dit Haïmes,


pour concevoir l'cssonco do la ligne courbo par uno intui-
tion iuunédiato de la loi qui préside à l'inflexion des
points : cette mtclligenco n'aura pas bosoiu do suivre les
évolutions quo nous avons suivies. Kilo verra sans hési-
tation, dans l'idée môme de la figure, toutes les propriétés
qu'cllo contient. Cette supposition n'est pas entièrement
arbitraire. Un géomètre quelconque peut concevoir comme
Pascal l'idée d'uno courbe, mais co géomètre n'atteint que
par de longs offorts les propriétés les plus communes de
cette figure. D'un seul coup, Pascal on saisit les plus
cachées (i).

Mais, il faut bien l'avouer, cette méthode intuitive


est souvent bien plus appareulo (pie réelle dans les
questions do pure science. Là, elle ne peut signifier
quo la pénétration prompte et puissante do l'esprit.
A la réflexion, on voit qu'il y a gradation réollo et
môme succession dans le travail do la ponséo. Or,
tout cela suppose un raisonnement plus ou moins
explioite. Dans nos connaissances, lo passage de la
cause à l'effet ou vice-versa est nécessairement
exclusif do l'intuition proprement dite. Colto dorniôre
ne se vérifie quo dans le cas où notro esprit embrasse

Philosophiefondamentale,t. 1", j>. 22a. (Traductionde


(i) BALMÈS,
K. MHDCO.)
NOTIONSGÉNÉRALES 189

d'un seul et même regard uno ou plusieurs données


dans une autre. Cotte vision do la multiplicité dans
l'unité n'a rien qui répugne à priori. Un principe
contient autro choso quo lui-mémo. Outre son con-
tonu actuel, il a sou contenu virtuel. Kn d'autres
tonnes, il se présonlc non seulement en lui-même,
mais encore avec son cortège de relations et do con-
séquences. Pour arriver à le connaître dans toute son
étendue, nous n'avons que dnwx procédés possibles:
l(t démonstration logique et l'intuition directe. Ils
sont exclusifs l'un de l'autre. L'intuition n'a recours
ni à la comparaison ni à l'analyse pour dégager les
rapports cachés ou le contenu virtuel d'un concept.
Kilo découvre tout cela dans le principe donné, du
premier coup: elle voit l'attribut dans l'idée adéquate
qu'elle a du sujet, les conclusions dans la pénétration
profonde des prémisses, les eflels dans la compréhen-
sion parfaite de la cause.
Notre esprit, il esl vrai, no peut saisir plusieurs
données en tant que plusieurs, par un seul acte. Car
ço qu'il ne peut comprendre par uno seule espèce
ou représentation intelligible entraîne pour lui des
actes dilféreuls. Or, plusieurs, commo tels, no peuvent
èlro perçus par une seule espèce." Conçoit-on uno
matière actualisée ou terminée par deux formes? Mais
rien ne s'oppose à ce que notro esprit atteigne plu-
sieurs objets par un seul acte, s'ils sont reliés entre
eux do quoique manière. Ainsi nous'voyons un objet,
aseo un autre, même disparate, si tous les deux sont
contigus ou dans le même champ do vision. Bien
plus, nous percevons une donnée quelconque avec
et dans uno autro ; par exemple, l'attribut avec et
dans lo sujet. Enfin, il nous arrive de saisir une chose
par une autre. C'est ainsi que nous pouvons voir
If)0 DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

l'etret non seulement «avec la cause, mais encore dans


et par la cause. Toutes ces manières d'atteindre plu-
sieurs rapports par un seul acte témoignent' de la
puissance et de la perfection d'un esprit. C'est parce
qu'elle pénètre plus profondément une cause ou une
question qu'une intelligence voit d'un seul regard ce
qu'elles contiennent et ce qu'elles embrassent. Les
effets ne sont-ils pas en puissance dans la cause, et
les attributs en puissance dans le sujet? Plus la con-
naissance d'une cause est parfaite, plus sa valeur pro-
ductive est connue; plus la compréhension d'un sujet
est profonde, plus nous savons ce qu'il est et ce qu'il
peut être. Du reste, voyez ce qui se passe dans une
démonstration logique ou autre. Là, nous trouvons
toujours une donnée primordiale qui est la règle de nos
autres connaissances. C'est en son nom seul qu'il nous
est permis de conclure. Noire premier soin, si nous
voulons rester dans la vérité, est de ne jamais nous
écarter d'elle. Les idées secondaires n'en sont que le
développement cl l'évolution: elles ne doivent pas
être autre chose. Dans l'idée « d'animal raisonnable »
sont contenues déjà implicitement les propriétés ainsi
que les grandeurs et les misères de l'homme. C'est
pourquoi la définition est le fondement de toute opé-
ration démonstrative. On ne peut rien prouver d'une
chose sans en avoir une notion préalable, sans mettre
en avant, dans une certaine mesure, ce qu'elle est.
L'esprit ne saurait se porter vers une chose dont il
n'a pas reçu une première information. Son objet
propre, celui qu'il atteint avant tout autre, esl la
nature, la quidditc, quod quid esl. Cette notion quid-
ditative, si imparfaite qu'elle soit, tout d'abord, n'en
est pas moins le point de départ et la mise en marche
de toute démonstration, de toute recherche. El ici la
NOTIONS ÉNÉRALES 191

fin du discours répond au commencement : nous vou-


lons dire que c'est toujours à la perception du con-
tenu de l'objet en nalurc et essence qu'il aboutit,
perception, bien entendu, plus complète et plus
scientifique.
En résumé, la perception simplo et directe est l'alpha
et l'oméga de tout travail discursif de la raison. Dans
le jugement, nous comparons le prédicat avec le
sujet; dans le raisonnement, la conclusion avec le
principe. Cette comparaison a manifestement pour
cause unique la débilité de notre esprit. C'est parce
qu'il a plus de puissance que d'acte qu'il n'aperçoit
pas du premier coup d'oeil l'attribut dans le sujet,
la conclusion dans les prémisses. Pour faire cette
découverte, un travail plus ou moins long est néces-
saire : trava.il qui nous ramène finalement au prin-
cipe, ou, si l'on veut, à l'immédiat. C'est dans la
lumière et la vérité de ce dernier que la conclusion
est acceptée : intellectus invenilur ralionis principium
quantum ad viam inveniendi, terminus vero quantum
ad viant judicandi (î). Par la comparaison, l'esprit
met sous son regard deux ou plusieurs notions afin
d'étudier leurs rapports. Puis, réunissant en un concept
lotal les notions, il saisit dans ce concept les rapports
qu'elles ont entre elles. Ainsi la conclusion, abstraction
faite du procédé suivi pour l'établir, n'est rien autre
qu'un jugement analytique en matière de démonstra-
tion logique pure.
Malgré quelques apparences contraires, cette doc-
trine n'a rien de commun avec les idées de la philo-
sophie nouvelle sur l'immédiat cl le construit dans
nos connaissances. Les dilférences sont nombreuses

De Verilate,q. xv, a. 1.
(1)S. THOM.,
103 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

autant que profondes, Tout d'abord, l'immédiat,


dans la philosophio en question, esl l'objet d'une
intuition qui n'émane pas directement do notre
faculté do comprendre. La définition qui en est
donnée par Bergson est bien connue; cette intuition,
d'après fui, est une espèco de sympathie intellectuelle
par laquolle on so transporte à l'intérieur d'un objet
pour coïncider avec ce qu'il a d'unique et d'inexpri-
mable. Il est difficile de voir là un acte ou uno formule
do connaissance intellectuelle. Du reste, l'intuitionisme
no le prétend pas : s'il a pris celle position, c'est bien
dans le. but d'atteindre le réel par d'autres voios que
celles de l'intelligence pure. Saint Thomas, lui, dis-
tinguo comme-deux plans dans le domaine do noire
activité intellectuelle : on peut dire, en prenant le
mol dans son sens étymologique, que le premier est
celui de l'immédiat. Il est constitué par tout ce qui
est saisi ou formulé par notre esprit sans lo secours
d'aucun moyen terme. C'est le cas des données fo?v
damentales de la conscience individuelle et de toutes
les propositions particulières ou universelles connues
sans l'intervention d'une vérité intermédiaire. Ce
domaine est celui do rinlolligcnce envisagéo dans sa
fonction perceptive ou, en d'autres termes, de rinlolli-
gcnce prise à son moment initial, dans les premières
manifestations do sa force propre. Ces manifestations
toutes' naturelles et spontanées sont la sourco même
de la pensée. Elles expriment les rapports les plus
simples, les plus universels, les plus immédiatement
intelligibles qui soient dans lo vasto champ do la
science humaine. Pour saint Thomas, l'entendement
ainsi considéré retientlo nom d'intelligonco:i7i/e/tecta.v.
Si maintenant on l'envisage non plus comme faculté
de principes, mais de raisonnement, c'est le mot de
NOTIONSGÉNÉRALES |f)3

ratio, raison, qui lui conviont: intelleclus simplicent


et absolutam cognitionem designure videlur; ratio vero
discursum qucmdam désignât quo ex uno in aliud
çognoscendum anima humanapertingit velpervenit (î).
Mais ces deux fonctions apparlionnont à une seule et
mémo puissance. Il exislo cuire elles une différence
de degré et non d'espèce. Loin d'être irréductibles,
elles se rattachent naturellement à un mémo prinoipe,
de l'évolution duquel elles ne sont quo les deux
phases ou les deux moments principaux. Il y a
plutôt continuité, et dépendance que séparation outre
la pensée scientifique et la pensée vulgaire ou les
données du sens commun. Ces choses ont lo mémo
rapport entre elles que le plein jour et le crépuscule
Il n'y a donc pas lieu d'apposor le discours à l'intui-
tion. Mais les premières cl les plus simples manifes-
tations de l'intelligence sont-elles vraiment intuitives?
Saint Thomas n'emploie jamais ce mot en. parlant do
la connaissance des premiers principes. Pour lui,
sans doute, comme pour ses commentateurs les plus
célèbres, la connaissance intuitive est cello qui so
réfère et se termine à la présence réelle de l'objet :
nolitia inluitiva est notifia rei proesentis(a). Il est bien
vrai qu'il n'y a pas do connaissance possiblo sans la
présence de l'objet dans le connaissant; mais autre
chose est la présence réelle et physique, autro choso
la présence notionellc cl abstractivo : intentionalis.
La connaissance, quelle qu'elle soit, est inconcevable
sans celle dernière, tandis que l'autre n'en conslituo
qu'un mode particulier. La perception intuitive sera
donc colle qui s'exerce sur la chose concrète elle-mémo,

De Veritate,q. xv art.
(i) S. TIIOM.,
(a) JOAN. Logic, II p.,q. xxm, a, t.
AS. THOJI.,
194 DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

sur les fails d'observation trccte. Dans certains cas,


elle n'est que la vision ajoutée à la connaissance pure :
dans d'autres, elle ne fait que s'assurer ou se saisir
dos matériaux qu'il appartient à la pensée scientifique
d'élaborer. Mais jamais la perception intuitive ne
prend la forme d'une proposition. Elle se borne à la
simple appréhension de la chose concrète. On com-
prend, dès lors, pourquoi saint Thomas ne considère
pas les vérités premières comme étant, à proprement
parler, intuitives. Il distingue ce qui'cst connu par
soi-même, per se notum, ou par la seule explication
des termes, de ce qui est connu intuitivement. Cepen-
dant, rien n'empêche, pour la commodité du langage
tout au moins, de prendre le mot intuition dans un
sens plus large, et de l'appliquer môme à la connais-
sance des premiers principes, e'est-à-dire de toute
vérité connue sans le secours d'un moyen terme.
C'est ainsi .qu'on distingue couramment le discours
de l'intuition dans les travaux de l'esprit, même dans
l'opinion de ceux qui rattachent ces deux opérations
à une seule et même faculté.
Quant à la nature des rapports qui existent entre
ces deux mêmes opérations ou formes de connais-
sance, la philosophie nouvelle a aussi une manière
propre de la concevoir et de l'expliquer. Pour elle,
l'intuition philosophique diffère radicalement du dis-
cours. Le rôle de ce dernier est de traduire l'intui-
tion, de la distribuer en concepts logiquement
enchaînés, de la monnayer, en quelque sorte. Il nous
permet aussi d'en vérifier la consistance et la solidité
en la soumettant à l'épreuve de l'analyse et de la cri-
tique. Cependant, comme il est inséparable de la con-
naissance par concepts, il ne peut jamais nous donne,'
qu'une idée superficielle et grossièrement inadéquate
NOTIONSGÉNÉRALES 10,5

de la chose. Il a beau multiplier les points de vue, les


perspectives, les découpures, il ne saurait atteindre
à la réalité vivante. La décomposition qu'il en fait ne
peut que l'en éloigner à tout jamais. En un mot, les
concepts ne sauraient engendrer l'intuition.

Après avoir morcelé la réalité, dit W. James, pour en


tirer vos concepts, vous ne pouvez plus les reconstituer
dans son intégrité. Avec le discontinu, pris en n'importe
quelle quantité, vous ne pourrez jamais fabriquer du con-
cret, mais placez-nous d'un bond ou d'emblée, comme lo
dit Bergson, à l'intérieur de ce qui fait le fond môme, le
fond mouvant, actif et vivant do la réalité; aussitôt vous
saisissez à pleines mains tout ce qui était distinction et
abstraction (î).

Le plus grave défaut de la méthode conceptuelle,


au dire des nouveaux philosophes, est de morceler,
d'immobiliser le réel cl, par-dessus tout, de le
résoudre en notions générales. Ello n'en fournit de
la sorte que « des vues lointaines et simplifiées, des
manières de croquis schématiques, ne donnant de
leur objet que quelques traits sommaires, variables
suivant la direction de l'angle ». 11 existe donc un
abinïe entre l'intuition philosophique et l'analyse par
concepts. Avec celle-là, on s'installe dans l'objet, on
le pénètre, on en prend intégralement possession:
avec celle-ci, au contraire, on s'en éloigne, on ne le
connaît que par morceaux ou, en tout cas, par ce qu'il
a de général et de commun. Cela ne veut pas dire
«pie la pensée conceptuelle cl discursive n'ait pas sa
raison d'être et son utilité. Comme la science dont
elle est l'instrument, elle nous permet de parler et de

Philosophiede l'expérience,leçon VI.


() W. JAMES,
DANS LA SCIENCE .
14)6Jf PHILOSOPHIEbU RÀÏèONNfctàiENT

manier lés choses. Mais ce n'est pas elle qui nous les
fera voir dans leur nature intime et profonde. Ce
pouvoir est le propre de l'intuition philosophique
qui est la donnée première à là lumière de laquelle
tout doit s'interpréter dans notre vie intellectuelle.
En un mot, la seule connaissance qui atteigne pleine-
ment son but et son objet est celle qui nous fait vivre
l'immédiat, le donné pilr dégagé de ce qui pourrait
en étouffer l'àmc, comme tout ce qui provient des
besoins du langage, de l'action et de la pratique»
En réalité^ les fonctions perceptives et rationnelles
soutiennent entre elles de tout autres rapports. Il est
facile do s'en.convaincre en remontant aux données
primitives de la question. Nous l'avons déjà fait
remarquer en prenant les mots dans leur sens large;
rien rt'cnipêche d'affirmée que notre esprit ne connaît
que pat intuition et raisonnement. De l'aveu de tous,
là première manière est le point do départ, la cause
originelle de l'autre. On ne peut concevoir un dis-
cours ou un raisonnement qui ne se rattacherait pas
à Une hotion première et intuitive, pas plus qu'on ne
SaUrnit remonter à l'infini la série des déductions.
Sous ce rapport, l'intuition se présente avec tous les
caractères d'un commencement d'une ébauche. Dans
la réalité concrète, ce commencement revêt deux
forhics! i<>la formé d'un premier principe: fait
d'ordre rationnel; a° la forme d'une perception sen-
siblê: fait d'expérience brute. Celle dernière * il est
bon de le remarquer, esl la plus fondamentale des
diîtix.îC'est pourquoi saint Thomas écrit : sehsibiïia
sltnl pPimâ hoslroe èàgnitionis principia (î). Pur prin-
cipe, jl faut entendre ici un point de départ et non un

(i) Sum. theol.,1MI,q. cuxm, a. 3.


NOTIONSGENERALES fy 1) ,

sommet. Ainsi l'intuition sensible ne constitue pas la


connaissance proprement dite : elle n'en fournit que
les matériaux. Pour soutenir le contraire, il faut
abolir toute distinction entre l'ordre intellectuel et
l'ordre sensible. C'est, au fond, ce que fait la philo-
sophie nouvelle : en toul cas, au point dé vue de là
connaissance pure, elle admet comme une chose
acquise que la perception sensible et l'image l'em-
portent de beaucoup sut* l'idée. Qu'esl-cc au juste que
cet acte d'intuition pure auquel doit tendre le philo-
sophe? Hors de l'intellectualisme, qu'on le veuille
ou non, il n'est pas autre chose que là sensation.
C'est ce que W. James reconnaît ouvertement.

Peut-être, direz-vous, et quelques-uns d'entre vous


sont sans doute en train de se dire qu'en nous renvoyant
ainsi à la sensation M. Ucr^son en revient, par une véri-
table régression, à cet empirisme plus que rudimentaire
que Vos Idéalistes, depuis Grecn, ont dix fois tué et
enterré. îl y a bien là, je l'avoue, uh Retour à l'empirisme ;
mais Un tel retour, effectué soûs une fOrmo»si heureuse,
ne fait d>c prouver l'immortelle vérité dô cette méthode.
Ce qui lie veut pas rester dans la tombe doit avoir une
réelle vitalité (î).

Un retour à la sensation, telle est l'essence de la


nouvelle méthode et le terme ultime de la réfôrhie et
de la conversion qu'elle exige de nous. |)u reste, un
acte auquel on donne pour objet In chose sensible»
l'expérience concrète, la vie réelle dans sa continuité
fuyante, ne peut être qu'une sensation. Dans ces coin
dilions, l'immédiat est une réalité individuelle dont
nous avons une intuition sensible vivifiée, il est vrai,

(t) W. JAMÊN,
Philosophiede l'expérience,leçonVI.
I98 DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

dans le cas qui nous occupe, par un effort de sym-


pathie et d'assimilation affective. Cette intuition nous
est donnée comme la vraie connaissance, et môme
comme étant, dans son genre, tout au moins, la con-
naissance absolue. Sans vouloir entrer dans l'examen
de toutes les questions soulevées par celte doctrine,
nous ferons remarquer que l'intuition ainsi entendue
est essentiellement imparfaite dans l'ordre de la con-
naissance. Aucun des éléments qui la composent ne
nous met en contact d'intelligence, en rapport de
compréhension avec son objet.
Nous percevons, tout d'abord, dans celle intuition,
un élément affectif. Il est difficile de voir autre chose
dans cette sympathie par laquelle on entre dans la
familiarité de l'objet, on en devine la vie intérieure,
atteint et pénètre le centre d'expansion. On aura beau
varier cl multiplier les expressions, on ne fera pas
que tout cela ne soit d'origine sentimentale. Or, le
sentiment est un moyen d'union,, si l'on veut, mais
non un moyen de connaître. La connaissance se fait
par l'assimilation immanente du sujet connaissant
à l'objet connu. Quelle que soil la théorie de la con-
naissance qu'on adopte, on ïie peut nier que l'objet
connu ne soit dans le connaissant de quelque manière.
Or, il n'y esl pas de loulc évidence dans sa réalité
concrète : il y est donc par xuxv forme représentative.
Ces notions fondamentales constituent des données
précises cl positives ayant toute la valeur d'un fait.
Elles contiennent en germe tout le traité de la con-
naissance. Tous les systèmes édifiés en dehors d'elles
manquent de base. L'intcllection n'est donc pas con-
cevable sans la représentation de l'objet dans le con-
naissant. Or, aucun élément affectif ne produit cetle
représentation : il la suppose seulement. Comment, en
. ' • • NOTIONS GÉNÉRALES
Ï99

cflct, ~unc tendance ou une inclination'pourrait-elle


naître pour une chose qui n'aurait pas été préalable-
ment saisie cl connue, tout au moins dans son rap-
port de . convenance avec l'appétit ou la volonté?
Qu'on le remarque bien avec saint Thomas, ce n'est
pas une affaire accessoire ou accidentelle pour l'objet <
voulu ou aimé, d'être connu : c'est une chose indis-
pensable, une condition essentielle — appetibili non
accidit esse apprehensum sed per se convenit.
Nain appelibile non movet appclitum nisi inquantum
est apprehenslum{i). Il s'ensuit'que le sentiment ou la
sympathie procèdent de la représentation idéale, mais
ne la produisent pas. Tout ce qu'on peut accorder, et
qui cs.t très vrai, c'est qu'ils favorisent'le travail de
l'intelligence; c'est qu'ils nous aident à mieux com-
prendre, à pénétrer plus profondément un objet
donné. Celte distinction permet d'éviter nombre
d'erreurs et de confusions. Mais le fait qu'elle établit
est trop connu pour qu'il soit nécessaire de nous
y arrêter. Nos dispositions affectives ou sentimentales
ne sont donc nullement, par elles-mêmes, un moyen
de connaître, étant par définition, au contraire, con-
sécutives à la connaissance. Bien plus, en tant qu'elles
nous portent vers les choses telles qu'elles sont en
elles-mêmes, non seulement elles n'expliquent rien,
mais s'opposent à toute explication : nous voulons
dire que ce processus est le contraire de celui de la
connaissance.
Quant à l'intuition envisagée comme perception de
l'immédiat, dans le sens de la philosophie nouvelle,
nous venons de voir qu'elle se ramène, somme toute,

S. Sum. a.
theol., q. LXIII, a. '
(1) Titott.,
MULOSOPIUBDURAISONNEMENT DAMLASCtENCE Ijj
200 DANSLAÎSCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

à la sensation. Elle en possède tous les caractères.


Les intuilionnistes-ant-intelleclualistes les plus con-
vaincus le reconnaissent eux-mêmes. W. James, que
nous avons déjà cité à ce sujet, dit encore : « Au com-
mencement était le fait. Le fait est une donnée primi-
tive; toute autre manipulation conceptuelle ne vient
qu'après; et, à l'égard de celle première donnée, elle
n'est qu'un succédané, toujours inadéquat, jamais un
parfait équivalent ». (î) Ce fait primitif et fondamental
n'est autre quo la sensation. La preuve que l'intuitio-
nisriie l'entend bien ainsi, c'est qu'il oppose co môme
fait à la connaissattee conceptuelle. Ce dernier mode
de connaissance est inhérent à loules nos opérations
'de l'ordre intellectuel proprement dit : qu'elles, soient
discursives ou intuitives. II.est bien évident, en
effet, que la vue directe de l'objet, avec tout son
contenu et toutes ses conséquences, n'est pas un
procédé de l'intellect humain. C'est pourquoi nos pre-
mières informations, quelle qu'en soit la matière,
sont toujours rudimentaircs et superficielles. En
d'autres lermes, la représentation intégrale de l'objet
dans le connaissant n'est pas et ne peut pas être
donnée dans un seul acte, dans une seule idée. Cette
représentation, on ne peut le nier, est, dans une cer-
taine mesure tout au moins, lo produit de l'action v
de la chose représentée. Or, une chose complexe et
surtout concrète est un composé de propriétés, de
phénomènes et' de rapports divers qui ne peuvent
agir simultanément ni sur nos sens ni sur notre esprit.
Dans la connaissance qu'on en acquiert, il y a néces-

Philosophiede l'e.rpériincî',leçonVI,
(i) W. JAMES,
NOTIONSGENERALES ' 201

i rement succession et multiplicité d'idées : ce qui


revient à dire qu'une telle connaissance est nécessai-
rement fragmentaire et conceptuelle. Il est bien vrai
que, dans le jugement et la conclusion, notre esprit
réunit dans un concept total les idées particulières
qu'il a comparées; mais ce concept n'en reste pas
moins analytique, puisque notre esprit y découvre
et saisit les rapports des idées partielles synthéti-
sées. Dès lors, l'analyse par concepts se vérifie aussi
bien dans l'intuition intellectuelle que dans le dis-
cours.
Le fait que la philosophie nouvelle place au com-
mencement de tout travail discursif de la raison, cl
que celui-ci ne peut que morceler et amoindrir, c'est
donc toul simplement la sensation. On serait porté
à croire qu'il existe une part de vérité dans celle asser-
tion, étant donnée l'origine sensible de nos idées.
Mais le rapprochement est ici bien plus apparent et
nominal que réel. Pour saint Thomas, la sensation est,
sans aucun doute, un commencement; mais dans ce
sens qu'elle apporte, la matière de la pensée, l'intelli-
gible en puissance, cl qu'elle saisit les individualités
matérielles. Elle esl une première prise de possession
du réel, mais du réel brut non expliqué. Elle n'est pas
l'acte intellectuel, elle en est seulement la condition
nécessaire. En un mol, l'entendement peut connaître
les choses sensibles, mais il ne le peut s'il ne les
abstrait des conditions matérielles en présence des--
quellcs il ne reste pas inaclif. Considéré sous ce rap-
port, il esl la vraie cause de la connaissance : la sen-
sation, elle, ne fournit que la matière sur laquelle
s'exerce celle activité de l'esprit : non potèst dici quod
sensibilis cognilio sit iotalis cl perfecta causa intcllec-
tualis cognitionis sed magis quodammodo est maleria
203 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

causoe (î). Ainsi, c'est renverser les rôles et mécon-


naître gravement l'ordre des facteurs que de faire de
l'intuition sensible un fait primitif, à la lumière duquel
il convient d'ihlcrprétcr notre science rationnelle et
notre perception commune. L'intuition intellectuelle,
dans le sens plein du mot, n'est possible qu'à l'égard
d'un objet qui se représente-lui-même à l'intelligence,
c'est-à-dire qui remplit lui-même les fondions de
l'idée. Pour cela, il est nécessaire que cet objet soit
doué d'intelligibilité immédiate, comme c'est le cas
pour les substances purement spirituelles. C'est alors,
et alors seulement, que se réalise la perception immé-
diate, la connaissance intuitive.
C'est cet idéal de connaissance plutôt pressenti que
clairement défini par eux que les tenants de la philo-
sophie nouvelle cherchent à introduire dans l'expli-
cation de la connaissance humaine; mais comme il
n'y trouve aucune application, il ne conduit finalement
qu'à la sensation pure ou à une intuition d'une objec-
tivité purement imaginaire. Et pourquoi ne trouvc-t-il
aucune application dans notre cas, sinon parce que
l'intelligibilité immédiate n'appartient pas au monde
matériel et sensible? Dans un tel monde, aucun objet
ne peut s'unir immédiatement à noire esprit : cette
union ne peut se faire que par l'intermédiaire d'une idée
extraite des réalités sensibles, idée qui ne représente
par là même que. la nature commune ou la forme de
l'être dégagée des phénomènes qui l'individualisent.
Il ne s'ensuit nullement que le particulier ou l'indi-
viduel échappe à notre connaissance; non, les indi-
vidualités de cet ordre sont directement al teintes par
les sens dont le rôle, avons-nous dit, est de fournir

a. G.
Sam. theol., <{.LXXXIV,
(t) S. THOM.,
NOTIONSGÉNÉRALES' 203

les matériaux à l'intelligence. Celle-ci en lire par


l'abstraction des idées générales, idées qu'elle applique
ensuite aux réalités individuelles et concrètes saisies
par les sens. Il arrive que nous possédons de la sorte,
dans le fait de cette application, toute la réalité spé-
cifique et individuelle d'un objet donné : c'est ce
qu'enseigne saint Thomas en disant : rationis illas
(universales) applicat ad res particulares quorum
sunt, adminiculo inferiorum virium (î). Doctrine
admirable où, non seulement les droits de la pensée
et ceux de l'expérience sont sauvegardés et conciliés,
mais encore où ils se rendent réciproquement témoi-
gnage et se prêtent un mutuel appui. Si, maintenant,
à celle opération intellectuelle fondée sur une donnée
sensible vient s'ajouter la sympathie pour l'objet,
c'cst-à;dire si nous atteignons cet objet non seule-
ment par la pointe de l'esprit, mais encore par la
volonté et le coeur, nul doute que la possession n'en
soit plus complète et humainement plus satisfaisante.
Cet étal affectif fait monter le niveau de l'énergie
intellectuelle; ensuite, il est un lien qui s'ajoulc à
celui de la connaissance. Pour être d'un aulre ordre,
il n'en est pas moins efficace. Bien plus, saint Thomas
nous dit : amor est magis unitivus quant cognitio (2).
Mais qu'on ne s'y trompe pas : l'acte intellectuel ou
perceptif est toujours à la racine de tout : sans lui,
rien ne se produit ni ne s'explique dans le domaine
du sentiment. Tout bien considéré, l'intuition de la
philosophie nouvelle apparaît comme une tentative,
un effort de compréhension intellectuelle par la seule

In Boetiumde Trinilale,(j. v, a. n.
(1)S. THOM.,
Sum. theol.,1-11,q. xxvnr,a. 1.
(a) S. THOM.,
204 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANSLA SCIENCE

voio affective. C'est oublier une vérité d'oxpérionoe


et de raison que saint Thomas formule en ces deux
mots : motus appétitivus sequitur apprehenstonem.
Etant donnée la multiplicité assez évidente de nos
facultés, c'est toujours une mauvaise méthode quo do
vouloir demander toute la connaissance, toute la pos-
session du réel à une seulo d'entre elles, et encoro
plus à un seul acte. En résumé, seule l'intuition qui
porto sur un objot présent et immédiatement intelli-
gible est une connaissance parfaite dans son genre,
mais, prise autrement, elle n'est et ne peut être (qu'il
s'agisse de la sensation ou des axiomes connus sans
le secours d'un moyen terme) qu'un commencement.
Les premiers principes n'expriment que des rapports
communs et indéterminés. Sous ce rapport, ils sont
comme les pierres d'attente d'un édifice. Et cela est
plus vrai encore do la sensation, qui esl uno matière
bien plus éloignée de la connaissance rationnelle et
scientifique. Ce n'est donc pas pour des raisons qui
tiennent à la pratique, mais à la débilité et à l'imper-
fection mémo de ht fonction intuitive de notre intelli-
gence, que nous avons recours à la méthode analy-
tique et discursive. En clfet, le discours n'a pas
d'autre but que d'agrandir, de développer un pre-
mier aperçu, une première information, et d'arriver
ainsi, en comparant des idées partielles, à un concept
total représentant l'objet. Mais, encore une fois, co
procédé trouve sa cause et son explication dans l'in-
suffisance môme de l'intuition humaine. Si cette der-
nière était autre chose qu'une ombre de l'intuition
véritable, nous n'aurions aucun besoin de recourir
à la méthode discursive ni à l'analyse par concepts.
C'est ce que les considérations qui vont suivre achè-
veront de metlre en lumière.
NOTIONSGÉNÉRALES 205

Cause originelle de la pluralité des idées.

La méthode discursive s'impose à la raison humaino


au mémo titre quo la multiplicité des concepts.
A vrai dire, ces deux questions n'en font qu'une,
quant à lour principe. Nous avons plus particuliè-
rement parlé do la première dans les pages qui pré*
cèdent : il ne sera pas inutile do rappeler maintenant
quelques notions do haute philosophie thomiste qui
so rapportent plus immédiatement à l'autre.
On peut conclure déjà do co quo nous avons dit
plus haut quo la pluralité des idées est une nécessité
toute secondaire et rclalivo si l'on prend la connais-
sance dans sa notion abstraite. Cependant, il existe
une raison plus générale et plus, profonde encore do
celle même vérité. Saint Thomas «mseigno quo plus
un esprit est élevé et puissant, plus petit est lo îiombro
de ses idées : oportet quod en quoe Deus cognoscit
per unum, inferiores intelleclus cognoscani'per multa:
et tanto amplius per plura quanto amplius intelleclus
inferior fuerit (î). L'être intelligent est tel parce qu'il
peut .être autro chose que lui-même; c'csl là sa marque
distinclivc, sa dilféronco spécifique; celle qui crousO
un abîme infranchissable entre lui cl les êtres insen-
sibles condamnés à une élornclle solitude. Mais d'où
lui vient co merveilleux pouvoir? De l'immatérialité :
sans ello, rien n'est intelligent ni intelligible. C'est
elle sculo qui fait qu'un être ne se termine pour ainsi
dire pas avec lui-même, qu'il peut on contenir d'autres
on recevant leurs formes. Il existe uno opposition
cOmplèlo enlre les conditions de la matière et celles

Sam. theol,,i\. LV,a. 3.


(i) S. THOM.,
SOC PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

do la connaissance intellectuelle. L'une limite les


formes, l'autre les universalise. Il est bien évident
quo d'autres choses ne peuvent être représentées
dans une forme qu'autant que celle-ci est plus vaste
et plus riche, c'est-à-dire possède une perfection
supérieure. Or, la matière retient la formo, la rat-
tache aux dernières particularités et lui donne par là
même uno valeur ou une signification purement indi-
viduelle. Or, comment ce qui no représente que lui-
même pourrait-il nous conduire à la connaissance
d'autre chose? Ce n'est donc qu'en s'éloignant do la
matière qu'une formo (Vôtre devient plus représen-
tative et par conséquent un moyen plus ellicacc et
plus puissant de connaissance.
Il esl facile de comprendre, en effet, que plus cette
formo sera 'parfaite et eompréhensive,. plus ello
pourra nous révéler de choses par elle-même. C'est
pourquoi Dieu voit toutes choses dans une seule
idée qui est son essence. En pénétrant ce principe
unique, infini, il connaît tout; car un tel principe est
éminemment représentatif de toutes les perfections des
créatures,de tous les modes d'êlre réalisés par elles
ou purement réalisables et possibles. Et la connais-
sance ainsi obtenue n'est ni générale ni confuse. Dieu
possède une idée propre et adéquate de chaque
chose : voyant de combien de manières il peut être
participé et imité, il connaît par le fait même et très
distinctement tous les êtres et leurs rapports. Dieu
connaissant son essence sous tous les aspects, dit
saint Thomas, la connaît donc pleinement. Or, ello
n'est pas seulement connaissante en elle-même, mais
encore en tant que cause exemplaire de tout le créé.
Par ailleurs, une créature ne possède une nature
propre el définie qu'autant qu'elle esl un degré d'imi-
NOTIONSGENERALES 207

talion do l'essence divine. Il suit do là que Dieu, du


moment qu'il perçoit son ossonco comme pouvant
ôtre reproduite dans tello mesure déterminée, possède
une idée propre et distincte de telle créature en par»
ticulicr : in quantum Deus cognoscit suant essenliam
ut sic imitabilem a tali creatura cognoscit eant ut pro'
priant rationem et ideam hujus creaturoe (î).
Chez l'ange, il n'est déjà plus possible de ramener
toute la connaissance à l'unité parfaite, nous voulons
diro à une seule forme représentative : substance
immatérielle, il est évidemment inlclligiblo d'intel-
ligibilité immédiate; mais il ne l'est que dans la pro-
portion où il osl en acte. Or, il n'est ni acle pur ni
acte complet. Etant immédiatement intelligible,
l'essence angélique peut ôtro ellc-mônie sa propre
idée. Ello n'a nul besoin d'être représentée par uno
espèce quelconque. A vrai dire, il est accidentel
à l'objet d'être séparé du connaissant, Uno essence
immatérielle peut non seulement ôtre sa représentation,
mais encore celle de beaucoup d'autres, et ceci par
elle-même, en vertu de sa perfection intrinsèque, du
rang élevé qu'elle occupe dans la hiérarchie des êtres :
accidit cognoscilivo et cognito diversitas inter eu et
similiter composilio eorum (2). Conformément à ces
principes, l'ange voit donc beaucoup de choses dans
son essence même, mais, comme elle n'est pas
un acte parfait, elle ne peut fournir qu'une connais-
sance limitée. C'est la raison pour laquelle il a
besoin, pour connaître certaines vérités, môme dans
l'ordre naturel, d'espèces surajoutées à celle qu'est
son essence. Mais on comprend très bien que plus

(1) S. THOM.,
Sum. Iheol.,q. xv, a. a.
in Sum. Iheol.Comment.I, q. xiv, a. 1.
(a) CAJETAN,
208 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SC1ENCK

un ango occupe un rang élové dans la hiérarchie


céloslo, moins il comprend do choses en dehors de
lui-môme, o'est-à-dire par l'intermédiaire d'idées qui
les représentent. Ainsi so vérifie encore cette doc-
trino do saint Thomas, à savoir quo plus un esprit
est élevé et puissant, plus l'unité so fait dans
ses opérations. En Dieu toute la connaissance
intellectuelle est contenue dans un seul «et môme
principe : continetur in uno. Mais ectto unité
no so retrouvo plus au mônio degré do perfection
dans les êtres créés. Ce que Dieu voit dans un seul
principe, ils no peuvent le voir, eux, quo par le
moyen do multiples représentations : multiplicité
d'autant plus grande qu'il s'agit d'une intelligence
d'un ordre moins élevé. En conséquence, un ange
d'un rang supérieur possède un nombre moindre
d'idées ; mais elles sont plus compréhensives.
Pour l'homme, l'intelligibilité immédiate ne lui
convient à aucun degré. Tout est en puissance en
lui et autour do lui, dans lo domaine où peut s'exercer
l'activité do son esprit. Ainsi notre Amo ne se connaît
pas par son essence, c'est-à-diro en étant ellc-mômo
sa propre représentation : ello no so connaît quo
dans ses actes. Sans doute, ello possède la faculté de
comprendre, mais, si elle peut comprendre, elle lie peut
être comprise que dans la mesure où elle est en acte,
c'est-à-direséparéedola matière par l'abstraction. C'est
à cotte condition seulement qu'elle devient immédia-
tement intelligible. En cela, elle esl soumise à la loi fon-
damentale de toute connaissance humaine, en vertu de
laquelle uii objet ne peut ôtre connu et compris s'il ne
passe de la puissance à l'acte dans l'ordre do l'intelligi-
bilité : consequensest ut sieseipsum intelligat intelleclus
noster, secundum quod fit actu per species a sensibi-
NOTIONSGENERALES 200

libus abstractas per lumen intelleclus agentis, quod


est actus ipsorum intclligibilium (î). Or, co procédé
ahslraclif que suit notro raison a nécessairement pour
résultat de morceler nos connaissances. Par définition,
il multiplie nos concepts puisquo l'abslrail comparé '
à la choso concrète esl toujours inadéquat. Il est
élémentaire et simplo, tandis quo le concret esl com-
posé et complexe. Considéror uno donnéo à part do
celles qui l'accompagnent dans la réalité, c'est ériger
en méthode la pluralité dos concepts. Or, n'est-co
point là une parliode l'oeuvre accomplio par l'abstrac-
tion? On pourrait dire, il esl vrai, qu'ayant, par
ailleurs, l'universel pour résultat, elle réalise l'unité
par le fait môme. No nous éloigne-t-elle pas de la
matière qui est lo principe môme do l'individuation
et do la pluralité? Ensuite, l'universel n'est-il pas
l'unité d'une multiplicité? é'v trX ou xaTà T;O).AÔV, comme
dit souvent Aristoto. Tout cola est vrai, mais no
prouve rien contre lo morcellement inévitable qu'on-
traine touto connaissance abslractive. Si on trouve la
multiplicité au point de départ do l'abstraction, c'est-
à-diro dans la séparation qu'elle opère, ou la retrouve
également dans l'universel qu'elle produit.
Cet universel est une réduction à l'unité, sans doute,
mais réduction qui ne parvient pas à écarlor toule
idée de nombre. Ce qu'ellq fait, c'ost l'unité spéci-
fique. Or, celle-ci est imparfaite .sous plus d'un
rapport. Tout d'abord, l'universel ainsi-obtenu est
nettement limité dans sa valeur représentative. Il est
l'idée d'une nature définie à laqucllo il so. rapporte
objectivement, à l'exclusion de toute autre. A co point

a. i,
Sam. thtol,, q. LXXXVII,
(i) S. THOM.,
210 DANS LA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

do vue, l'unité qu'il produit dans nos connaissances


est bien relative. Elle ne so réaliso que dans un genre
donné. En un mot, l'universel est un, mais il n'exprime
qu'une simple unité spécifique résultant d'un rap-
port do similitude entre les individus qui composent
le multiple. L'élément commun qui le constitue n'est
commun qu'à des sujets d'un môme ordre. Ensuite,
l'unité dont il s'agit embrasse toute une catégorie de
fails ou d'individus que l'universel n'évoque ni simul-
tanément ni explicitement. Il ne les contient que
d'une façon latente et potentielle. Pour les atteindre,
nous sommes dans l'obligation de multiplier les
actes et les concepts, car les choses ne tombent
véritablement sous la connaissance qu'autant qu'elles
sont en acte. Inversement, pour nous élever jusqu'à
l'universel, un temps considérable, des recherches
nombreuses sont souvent nécessaires, nous le voyons
bien pour le général, autrement dit les lois et les
principes auxquels aboutissent les sciences natu-
relles. Seule, la formation des tout premiers prin-
cipes de la raison est, en quelque sorte, instantanée.
Enfin, l'universel n'exprime qu'un caractère commun
à plusieurs. Par là encore, il conduit à la multi-
plicité des concepts. Une idée générale a quelque
chose d'indéterminé : elle perd ordinairement en
contenu positif ce qu'elle gagne en extension. Nous
en avons i»n exçmplc particulièrement sensible dans
les axionvjs métaphysiques et transcendantaux qui
expriment les lois universelles de l'être, mais, quelles
que soient, par ailleurs, l'utilité et même la nécessité
des connaissances de ce genre, elles no sont jamais
qu'un commencement, une première et vague infor-
mation. Il no suffit pas de connaître les généralités
d'une question ni de la traiter avec des lieux communs
NOTIONSGÉNÉRALES 211

ex communibus, comme disent les scolastiqucs. Ce


qu'il faut, c'est atteindre et pénétrer l'objet de nos
recherches dans ses caractères propres. L'idée géné-
rale que nous en avons attend toujours une détermi-
nation positive. Relativement à un objet particulier,
elle est, par définition, indistincte ot confuse : qui scit
aliqnid in universali, scit illud indistincte tune est
scientia compléta in actu quando pervenitur per reso-
lutionem ad distinctam cognitionent principiorum et
elementorum (î). Et la conclusion de tout ceci, c'est
que la pluralité des idées, l'analyse par concepts sont
une exigence intrinsèque et fondamentale de la con-
naissance humaine. Considérée antérieurement au
discours et à toute distribution en concepts, cette con-
naissance nous apparaît toujours rudimentairc, con-
fuse et potentielle. Elle ne reçoit quelque perfection,
comme telle, que du travail discursif et de la
méthode conceptuelle. C'est le seul moyen, pour elle,
de s'étendre et de se fortifier. Ainsi a la manipulation
conceptuelle » où le discours, loin d'être, comme on
le prétend, la dégradation d'une donnée primitive,
en est, au contraire, l'enrichissement. En un mot,
une première notion, quelle qu'elle soit, n'acquiert
son plein développement qie par comparaison et
synthèse d'idées partielles. Sans doute, l'acte final
du discours et du raisonnement appartient à la fonc-
tion perceptive de notre esprit : on peut môme dire,
en tenant compte des distinctions et des remarques
que nous avons faites plus haut, qu'il est un acte d'in-
tuition. Notre esprit y fixe et embrasse d'un seul
coup d'oeil l'objet qu'il a# composé, en quelque

(1)S. THOM.,
Physic, I. I, lect, i.
212 DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDURAISONNEMENT

sorte, par le discours. Mais, on lo comprend, une


intuition de co genre est tout intellectuelle : elle n'est
rien autre, dans son fond, qu'un concept total, expli-
qué et tout pénétré do raison. Elle ne peut pas être
d'un ordre-essentiellement différent do celui du dis-
cours dont ello est lo terme et lo résultat : ratio corn-
paralur ad intcllectum, dit saint Thomas, ni gène-
ratio ad esse (î).
Ce qu'il importe de bien retenir de ces considéra-
tions, c'est que la causo originelle de la pluralité des
idées et do la nécessité du discours réside tout entière
dans l'imperfection cl l'insullisance do la fonction
intuitive do notre esprit : les premières démarches
de ce dernier n'aboutissent qu'à dos notions com-
munes et incomplètes. Le travail propre de la science
consiste précisément à prendre pied sur ces acquisi-
tions naturelles (qu'elles se traduisent par une propo-
sition contingente ou universelle) pour saisir et serrer
de plus près la réalité. Ce n'est donc pas, comme le
veut la philosophie nouvelle, (laits des préoccupa-
tions pratiques, des habitudes utilitaires, dans la
nécessité d'agir, en un mot, ou de traduire l'intuition
en discours intelligibles qu'il faut chercher la raison
et l'origine dé la méthode conceptuelle et discursive.
Non, cette raison se trouve dans le mode d'acquisi-
tion lui-môme de notre connaissance, ainsi que dans
l'intelligibilité purement potentielle do son objet. Par
ailleurs, nous avons vu déjà que les premières mani-
festations de l'intelligence ont une portée beaucoup
plus spéculative que pratique. L'enfant ou le primitif
qui se posent une question concernant quelque phé-
nomène qui se déroule sous leurs yeux obéissent le

(î) S. THOM.,
De Vjeritate,
q. .w, a. î.
, NOTIONSGÉNÉRALES 2l3

plus souvent à uno curiosité exclusivement intellec-


tuelle cl désintéressée. Ils veulent savoir. C'ost là un
fait quo la moindre observation débarrassée do toute
idéo préconçuo*et systématique suffit à établir, et nous
ajouterons : un fait en faveur duquel militent toutes
les présomptions à priori. Il serait bion élrango, en
effet, quo l'intelligence no so retrouvât pas unique-
ment olle-mômo dans l'excrcico spontané do son pou-
voir do comprendre. La question de la pratique est
touto secondaire pour ello : la catégorio dé l'action
suit logiquement celle du savoir.
Dans ces conditions, la connaissance doit so définir
non par uno activité utilitaire quelconque, mais par
des éléments d'ordre strictement intellectuel. Nous
parlerons longuement plus loin de la spéculation et
do la pratique. Pour le moment, nous nous bornerons
à dire cl à prouver très brièvement qu'on no saurait
voir dans l'orientation de notre vie intellectuelle vers
la pratique la cause de l'analyse ou de la décompo-
sition de la réalité par concepts. Tout d'abord, celte
orientation est la conséquence du savoir. Il n'est
donc ni rationnel ni possible de la faire entrer comme
un facteur nécessaire dans la genèse ou l'explication
de la connaissance. La pratique trouve dans celle-ci
toute sa raison d'être et toute sa mesure. Elle est ce
que la connaissance permet ou veut qu'elle soit. Il
serait contradictoire de supposer qu'elle est pour
quelque chose dans la constitution de sa cause elle-
même. 11 est secondaire et accidentel à l'objet de la
connaissance, dit saint Thomas, d'être rapporté à la
pratique : accidit alicui apprehenso per intellectum
quod ordinetur ad opus, vel non ordinetur (î). Cela

(i) S. THOM., a. ti.


Sam, Iheol.,q. LXXIX,
214 r«NS LA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

est si vrai, que les sciences les plus pratiques de


leur nature peuvent ôtre cultivées dans uno intention
purement spéculative, o'cst-à-diro do connaissant
pure. Sans doute, on peut prétendre que la connais-
sance n'est pas logiquement antérieure à la pratique
ou, en tout cas, qu'elle ne lui apporto aucun secours
nécessaire ou efficace. On peut lo prétendre, disons-
nous ; mais contrairement à la nature des choses cl
à l'opinion commune des savants et des ignorants,
qui a toujours vu dans la science le seul moyen
donné à l'homme d'agir sur le monde qui l'entoure
et do produire des oeuvres utiles et durables. D'une
manière générale, il est vrai de dire que la science
et la puissance humaine so correspondent.
Ce n'est donc pas dans la pratique, qui est, par
définition, chose accidentelle et postérieure à la con-
naissance, qu'il faut chercher la raison des procédés
suivis par l'intelligence humaine. Surtout, on ne voit
pas comment la nécessité d'agir serait la vraie cause
de la méthode conceptuelle : car ce qui se passe sur
le terrain de l'action n'est qu'une application particu-
lière de celte méthode, dont la cause originelle, comme
nous l'avons vu, est plus profonde et plus univer-
selle. Sans doute, l'action exige un certain nombre
d'actes d'intellect et de volonté. Pour ne parler que
des premiers, nous voyons que l'intelligence inter-
vient par la perception de la fin à obtenir, par le choix
des moyens appropriés et leur adaptation pratique
au but poursuivi. De toute évidence, il y a là mul-
tiplicité et succession dt concepts. Mais qu'on le
remarque bien : ce morcellement est, en quelque
sorte, fonction de l'unité. Il n'est pas recherché par
lui-même, il n'est pas une fin en soi dans le travail
intellectuel; non, il ne tend qu'à un seul but, la corn-
NOTIONS GÉNÉRALES 2l5

position de quoique chose, la réalisation d'une syn-


thèse : necessarium est, dit saint Thomas, in quolibet
operativa scientia ut procedatur modo composito (î).
Ainsi, la pratique, considérée dans sa tendanco et
son mouvement propre, loin de so faire' un système
de la décomposition et de la discontinuité, accom-
plit une opération synthétique, poursuit uno oeuvre
d'unification.
C'est donc se tromper gravement que de voir uno
exigence de la pratique dans le procédé ou l'analyse
par concepts dont noire esprit fait usage. L'unité
est manifestement le but de toutes nos opérations
intellectuelles. Mais elle no nous est pas donnée
dans un fait primitif ou une intuition fondamentale,
comme on le prétend; elle est tout entière à réaliser
par un travail complexe de recherche, de compa-
raison, de raisonnement et de synthèse. Ainsi, le
discours, loin de nous faire déchoir de l'unité, nous
y conduit, au contraire, par tous les éléments qui le
composent. Certes, on ne peut douter de l'imperfec-
tion de la connaissance humaine. Cette imperfection
se révèle principalement dans la genèse ou le mode
d'acquisition de nos idées. Les objets se présentent
à notre intelligence comme épars et dispersés ; nous
passons successivement des uns aux autres, cher-
chant à découvrir les rapports qu'ils ont entre eux,
afin, précisément, de nous élever.à la connaissance
de l'ensemble; en d'autres termes, la tendance ou
l'aspiration vers l'unité se retrouve au fond de toutes
les démarches do notre esprit. Telle est la condition
de la connaissance humaine. On pourrait donc la
concevoir plus parfaite. Il suffit d'agrandir et d'épurer

p) S. Tnost.,Elhicor.1.1, I. III.
OUAAtSON.NSMBXT
PHILOiOPHIB DANS LASCIENCE |5
aiG PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

le type do connaissance qui nous est connaturol, pour


entrevoir la possibilité d'une intelligence d'un ordre
plus élevé; d'une intelligence affranchie do la mé-
thode discursive et de l'analyso par concepts. Car
il faut laisser à la philosophie scientisto les affirma-
tions dans le genre de celle-ci : « Il n'y a pas d'autre
connaissance que la nôtre, qui est vraiment la con-
naissance de la nature. » (î) Il nous est donc facile
do concevoir une puissance intellectuelle plus simple
et plus intuitive quo la nôtre : les imperfections elles-
mêmes et les laborieuses lenteurs de nos procédés
intellectuels nous en suggèrent l'idée. Mais c'est un
abus qiu; de faire la critique de la raison humaine en
prenant pour critérium les conditions de la connais- ,
sanco absolue : v.n abus quo de vouloir retrouver dans
les opérations cl les habitudes de notre esprit ces
mômes,conditions, et encore plus de regarder notre
connaissance comme illusoire et toute subjective parce
qu'elle ne les réalise pas toutes et à leur plus haut
dcçré. Ccs'réficxions nous conduisent tout naturelle-
ment à la seconde partie de celte étude, qui a préci-
sément pour objet

Les degrés de la connaissance.

Nos connaissances ont des degrés. C'est un fait


d'expérience qu'il importe de ne jamais perdre de
vue. Rien de plus commun dans la science et la phi-
losophie modernes que de n'admettre plus ou moins,
ouvertement qu'une seule forme de connaissance
souvent mal définie; en la serrant de près, on voit

(i) P. DSLDET,
la Scienceet la réalité, p. 334.
NOTIONS-GÉNÉRALES WJ

qu'elle consiste le plus ordinairement à exiger do la


connaissance d'être la sensation ou la chose ellc-mômo
ou do réaliser uno perfection qui dépasso les limites
des choses humaines. C'est pourquoi il no sera pas
inutile de parler des degrés divers de la connaissance;
nous no nous arrêterons, bien entendu, qu'aux plus
actuels el aux plus importants, comme le sont, sans
aucun doute, ceux qui constituent les connaissances
abstraite et pratique.
Quelle quo soit la théorie do la connaissance qu'on
admette, il est dillicilo do no pas souscrire à ectto
assertion do saint Thomas : Cognitio omnis Jit per
hoc quod cognitum est aliquo modo in cognoscente (î) :
toute connaissance se lait par l'assimilation imma-
nente du sujet connaissant à l'objet connu. Orvcctto
assimilation du sujet se produit do deux manières :
per idèntitalem aut informationem, dit Cajetan, par
la propre essence du sujet ou par uno forme représen-
tative. 11 n'y a pas" do milieu. Laissons de côté lo
premier mode qui suppose uno essence en état d'intel-
ligibilité immédiate, et trouvant dans sa perfection
mémo la représentation d'un nombre plus ou moins
grand d'autres choses. Co n'est pas notro cas, nous
lo savons. C'est donc par la présence de l'objet lui-
même dans lo connaissant ou la présence de sa forme,
de son substitut, quo se fait notre connaissance. Il
nous faut encore abandonner la première supposition :
elle est manifestement contraire à la réalité et à l'expé-
rience universelle. La conclusion qui s'impose est
donc celle-ci : noire connaissance s'accomplit par le
moyen d'une forme représentative connue sous le

(î) S. THOM.,
II, De Anima,1.XII.
2l8 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANSLA SCIENCE

nom d'idée ou d'espèce : Idea groece, latine forma
dicitur. Unde per idqas intelliguntur formoe aliarum
rerum proeter ipsas res existentes (î). Celte forme,
est-il encore nécessaire de le faire remarquer? n'est
pas l'objet direct de la perception; elle n'offre à l'esprit
que la chose représentée en se dérobant elle-même.
Elle est un pur moyen terme de connaissance directe :
objectum quo, non objectum quod cognitionis, disaient
les seolastiques avec Aristote. Elle ne devient objet
que par une action réflexe de notre esprit et dans le
cas où elle joue le rôle de modèle exemplar. Toutes
nos connaissances se distinguent et se classent d'après
ces données fondamentales.
La question qui se pose tout d'abord est relative
à l'origine de la représentation ou de l'idée. Sous ce
rapport, notre connaissance est: i° intuitive ou abstrac-
tive, selon qu'elle est lirée directement de la'chose
elle-même réellement présente, ou tirée d'un autre
objet qui la rappelle, la réfléchit, porte son empreinte
d'une manière quelconque; a° immédiate ou inférée.
Nous les avons définies plus haut. Nous ajouterons
seulement cette remarque : une vérité immédiate peut
ôtre universelle, comme nous le voyons dans les pre-
miers principes dont les termes sont universellement
connus, ainsi que leur rapport de convenance, ou
d'incompatibilité; mais elle peut ôtre aussi une vérité
particulière et contingente comme dans les exemples
suivants : j'ai froid, co papier est blanc, etc. Nous
avons ainsi d'un côté un fait primitif d'ordre rationnel,
de l'autre, un fait d'expérience, obtenus tous deux par
intuition directe. Ces dbux sortes d'immédiats consti-

Sum. theol,,I p., q. xv, a. t.


(i) S. TKCM.,
NOTIONSGENERALES ^
219

tuent le point de départ, le fondement solide de tout


travail, de tout raisonnement scientifiques; 3° ration-
nelle ou expérimentale. Toutes nos idées viennent des
sens, c'est entendu. Nous- n'avons d'inné que notre
faculté de comprendre. Cependant, notre esprit ne
se contente pas d'enregistrer ou de collectionner
les matériaux qui lui sont fournis. Ne pouvant les
embrasser lous dans toute leur complexité, il les sim-
plifie par l'analyse cl l'abstraction. Il en retire ainsi
des produits intellectuels, c'est-à-dire des jugements
de portée bien différente. Dans tous, sans doute, un
attribut est affirmé ou nié d'un sujet. Mais dans les
uns on découvre et on explique le rapport entre les
deux termes en décomposant le sujet. Nous avons
ainsi des jugements d'essence rationnelle. Ils ne sont
pas nécessairement immédiats; ils sont souvent le
résultat de longues et laborieuses démonstrations,'
comme nous le voyons dans les mathématiques. Daps
d'autres jugements, au contraire, on perçoit et on
explique le rapport par l'expérience : par l'observation
directe quand il s'agit d'une proposition particulière
et contingente, par l'expérience du semblable et
l'induction, si une proposition générale est en cause.
Ce qu'il faut noter et retenir ici par-dessus tout, c'est
que toute la raison déterminante de l'adhésion de
notre esprit aux vérités de ce genre se trouve dans le
témoignage de l'expérience lui-même; l'assertion géné-
rale n'a sa justification que dans les faits correspon-
dants; elle n'entraîne et n'exprime par elle-même
aucune nécessité. Sans doute, l'union de l'attribut
avec le sujet y est conçue par identité; mais seu-
lement par identité de sujet participant, comme
lorsque je dis : cet homme est vertueux ; ce papier est
blanc. Dans ce cas, c'est l'identité du sujet que j'affirme
220 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

et non des, deux formes qui s'y trouvent réunies.


Il en est toul autrement des attributions que l'on
fait en matière abstraite. Là, les formes pures seules
sont comparées entre elles à part de toute idée de
support. Ce qui est affirmé dans ces conditions se
trouve forcément contenu dans l'idée ou dans la con-
ception même du sujet, et la proposition revêt ainsi
un caractère intrinsèque de nécessité et d'universalité
qui ne peut convenir à aucune généralisation pure-
ment expérimentale. Celte proposition a cela de par-
ticulier qu'elle nous donne en mémo temps que Je
fait sa cause propre cl universelle. Ces distinctions
nous font comprendre la dilférenee qui existe entre
l'universel des sciences rationnelles et celui des
sciences physiques, entre une proposition fondée
uniquement sur le témoignage de l'cxpéiience et une
proposition qui est le résultat de l'analyse et des rap-'
ports qui s'en dégagent. On remarquera également
que la distinction de nos connaissances à raison de
leur origine n'est pas étrangère à celle des objets sen-
sibles comme tels. On sait que ces derniers se par-
tagent en trois classes : i° l'objet sr/isible propre, qui
est perçu immédiatement, mais par un seul sens :
c'est ce qui a lieu pour la couleur, le son, l'odeur et
le gont; 20 l'objet commun, celui que plusieurs sens
perçoivent, comme la forme des corps, qui est l'objet
de la vue et du toucher; 3° le sensible accidentel, qui
n'est directement atteint par aucun organe, mais qui
rentre cependant dans la sphère'de lu sensibilité par
suile de sa liaison avec des qualités perceptibles par
elles-mêmes : nous prenons un certain contact avec
lui, mais d'une manière tout indirecte cl à l'occasion
d'autre chose, ralione allerius, comme c'est le cas
[tour tout ce qui esl purement accidentel. A vrai dire,
NOTIONSGÉNÉRALES • * 221

il est bien plutôt l'Objet de l'intelligence que de la


sensibilité.
Or, ces différences dans les objels sensibles comme
tels se répercutont sur nos idées ou connaissances
intellectuelles. Ainsi nous ne pouvons nous former
un concept propre et autonome des choses qui ne
sont pas directement sensibles; et c'est ce qui a lieu
pour tout ce qui regarde la substance, pour tout ce
qui est spirituel par nature. Tout cela n'est compris
par nous que par analogie et comparaison avec le
monde corporel directement perçu. Une connaissance
acquise de la sorte est nécessairement vague et indé-
terminée; elle ne porte que sur les traits communs
d'une chose : secundum rationem communem (î);
ce que cette chose a de caractéristique nous échappe
complètement. Cependant, malgré son imperfection,
celte connaissance peut ôtre absolument certaine,
rigoureusement déduite. Seul, son mode d'acquisi-
tion en fait quelque chose de moins naturel, de moins
satisfaisant que la connaissance qui repose sur un
objet sensible par lui-môme. C'est pourquoi les
hommes domines par les sens, les intelligences peu
développées oui tant de peine à saisir une question
ou une idée qui manque d'un élément sensible cor-
respondant, directement perceptible. 11 ne faudrait
pas croire que cette dernière catégorie de connais-
sances soit peu étendue ou compréhensive. Elle
occupe, au contraire, une place considérable dans la
science humaine. Ce qu'il y a de plus élevé et de plus
noble dans la spéculation intellectuelle lui appartient.
11 importe néanmoins de ne pas en exagérer la portée
ou la perfection intrinsèque. C'est une connaissance

(i) S. THOM.,
Sunt. theol.,1 p., q. LXXXVIII,
a. a.
"
222 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

très réduite : aliqualis .cognitio, dit saint Thomas. Ce


dernier enseigne, il est vrai, que l'objet propre de
notre intelligence, c'est l'être ou la quiddité des
choses matérielles : intelleclus humani, qui est con-
jonctus corpori, proprium objectum est quidditas sive
natura in materia corporali exislens (î). Mais il faut
entendre cette doctrine avec l'ampleur voulue, car le
saint Docteur lui-même ajoute : « En prenant pied
sur le sensible, notre esprit s'élève à une certaine con-
naissance du monde spirituel et invisible : per hujus-
modi naturas visibilium rerum, etiam in invisibilium
rerum aliqualem cognitionem ascendit. » (2) Qu'est-ce
à dire, sinon que le sensible, en tant qu'il êonstitue le
domaine de notre intelligence, doit ôtre pris avec tout
le cortège de relations et de conséquences dont il est
le fondement; avec tous les rapports de causalité, de
similitude et d'analogie qu'il implique. Relativement
à l'esprit et à la connaissance intellectuelle, il n'est
pas un terme, mais un premier principe ou élément.
Nos idées se distinguent ensuite d'après leur objet :
sous ce rapport, une idée est : i° positive ou négative,
selon qu'elle pose ou exclut une entilé quelconque. Il
est assez évident que la négation ne laisse rien sub-
sister de ht notion à laquelle on l'applique : cela est
vrai, môme lorsqu'elle porte sur l'ôtrc abstrait et indé-
terminé. Elle a pour effet manifeste, dans ce cas, de
rendre impossible toute avance ultérieure de la pensée.
Seul, Hegel y a vu, lui, un stimulant qui nous déter-
mine à découvrir un troisième terme qui opère la
conciliation des deux premiers, c'est-à-dire l'être et
le non-ôlrc : ce troisième terme est le devenir qui est

0. 7.
(î) Sum. Iheol.,1, q. I.XXXJV,
)a) S. THOM.,Sum. theot.,q, txxxvin, a. a.
NOTIONS^GÉNÉRALES 223

cl qui n'est pas. D'où il suit qu'une chose n'est vraie


qu'autant qu'elle est son propre contraire. Ce n'est
pas ici le lieu de relever tout ce qu'il y a d'arbitraire
et de faux dans ce prétendu point de départ de toute
la philosophie. Nous ferons seulement remarquer que '
l'être, si abstrait et si indéterminé qu'on le suppose,
ne peut être conçu comme patsant dans son contraire,
c'est-à-dire conçu comme non-être. Considéré même
au plus haut degré de l'abstraction, il forme une idée
positive, une idée qui exprime, dans l'ordre de la
connaissance, la plus fondamentale des réalités. La
négation qui porte sur une notion pareille fait le vide
absolu, le néant de la pensée : ce qu'on peut dire après
cela est pure inconséquence ou création ex nihilo;
2° toujours d'après son objet, une idée est pure ou
géométrique. Cette dernière implique la représentation
de l'étendue. Elle ne trouve son application que dans
un domaine déterminé. On ne doit pas la confondre
avec l'image sensible, bien que celle-ci l'accompagne
toujours avec plus ou moins de netteté. Et c'est pré-
cisément cette absence de détermination rigoureuse
dans la représentation sensible qui nous montre qu'elle
diffère beaucoup de l'idée intellectuelle, môme géo-
métrique. Celle-ci est tout entière dans la perception
intellectuelle des rapports qui existent entre les
lignes, abstraction faite do leur état individuel. Ici,
comme ailleurs, notre esprit saisit et pénôlre une
forme, mais non pas en tant qu'individuelle. S'il en .
était ainsi, celte forme aurait toujours une matière et
une grandeur déterminées: car il n'y a'rien de flot-
tant dans les contours d'un objet individuellement
donné. Du moment que lo rapport do cette formo
n'est établi que relativement à une donnée ou à une
image sensibles indéterminées, il devient évident
22/| PHILOSOPHIEOU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

qu'elle est conçue indépendamment des faits ou des


cas particuliers qui la réalisent; en d'autres termes,
qu'elle ost conçue comme universelle. Lo géomètre
qui démontre un théorème s'occupe peu do l'exacti-
tude des ligures qu'il trace. Pourquoi cela? parce que
sa démonstration ne s'entend pas de ces figures indi-
viduellement prises, mail de la ligure abstraite, typique
et universelle. Tout ceci est clairement énoncé par
saint Thomas dans le passage suivant :'per intcllectum
connaturale est nobis cognoscere natnras quoe quidem
non habent esse nisi in materia individuali, non tamen
secundum quod sunt in materia individuali; sed secun-
duni quod abstrahuntur ab eu per considerationem
intellectus (î).
Celle doctrine est* capitale et très conforme à
l'expérience intime autant qu'à la philosophie du lan-
gage. On ne peut que regretter vivement, une fois
de plus, qu'elle soit profondément ignorée de tant de
savants et de philosophes do nos jours. On les voit men-
tionner et discuter les opinions les plus étranges, des
opinions qui font violence aux fails et au sens commun,
et passer complètement sotis silence la belle théorie
de la connaissance d'Aristotc et de saint Thomas, qui
maintient si magnifiquement en harmonie les choses
de l'expérience etcelles de l'esprit. Quant à l'idée pure,
elle.n'implique aucune représentation de l'étendue.
La notion qu'elle contient n'est pas enfermée dans le
monde sensible. On la retrouve dans toutes les branches
des connaissances humaines : telles sont les idées
d'être, de cause, de substance, de vérité, etc.; 3° con-
crète oxxabstraite. Celle division est de première impor-
tance. L'idée concrète exprime une forme, uno qua-

I p., q. xn, a. i/».


(i) S. THOM.,
NOTIONSGÉNÉRALES 226

lilé essentielle ou non comme affermant une matière,


un substratum, comme dans les mots homme, ver-
tueux, transparent, etc. Elle représente donc toujours
les choses dans une certaine complexité. Cependant,
le concret n'est pas nécessairement individuel. Dans
notro connaissance, la forme peut affecter une matière
commune aussi bien qu'une matière individuelle,
Bien plus, la forme môme séparée de toute matière
peut recevoir une expression concrète. C'est pourquoi
il y a un concret métaphysique, ainsi qu'on le voit
dans ces mois: l'être, l'un, le bien, etc. Dans ce cas,
la forme ne comporte aucune matière; cependant,
elle connole un sujet, elle se présente comme parli-
,cipée. A mesure qu'elle s'élève, notre pensée se fait
moins concrète: elle échappe lout d'abord à la
matière individuelle, c'est-à-dire aux qualités sensibles
qui appartiennent au temps et à l'espace; elle ne
retient des choses que leur caractère commun et spéci-
fique. La matière, néanmoins, n'est pas absente de
cet universel; mais elle n'y est plus qu'un substratum
commun et non un sujet do toile ou telle qualité.
Mais il est encore possible de se dégager de cet élé-
ment matériel et sensible généralisé. C'est ce qui a
lieu dans l'abstraction mathématique. Là, en effet, on
n'envisage du réel que la quantité, et la quantité isolée,
séparée de ses conditions matérielles et sensibles.
C'est pourquoi le pur mathématicien ne s'occupe pas
des ligures et des propriétés des corps naturels. Sa
science n'est pas une science de la matière. Sans
doute, les propriétés qu'elle étudie dépendent de la
matière quant' à leur être d'existence, mais n'en
dépendent nullement quant à leur ôtre intelligible,
comme c'est le cas pour les sciences physiques. Aussi
est-il essentiel, dans l'élude de ces dernières, de former
226 DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

son jugement d'après les indications des sens et de


l'expérience, tandis que cola n'est pas requis pour la
vérité du raisonnement mathématique. La vérité, pour
lui, c'est de ne pas sortir de son degré d'abstraction
et des conditions de simplicité idéale de son objet.
Cependant, l'abstraction mathématique n'est pas
le dernier terme de notre marche ascendante dans la
région de l'idéalité. Notre er-pril s'élève à des notions
et à des idées qui, par elles-mêmes, n'impliquent
plus aucune exigence matérielle ni pour exister ni
pour être comprises : a materia rion dépendent neque
secundum esse neque secundum considerationem (î).
Dans cette catégorie prennent place les notions trans-
cendantales et les propositions qui en résultent
immédiatement. Ces notions ne constituent pas des
genres à proprement parler: elles s'appliquent à tout,
sont nécessaires à tout : à toute combinaison d'idées,
à toute affirmation, à toute parole. Elles sont les élé-
ments indispensables de tout acte intellectuel. Sup-
primez la notion d'être, d'unité, de substance, de
cause, etc., tout tombe et s'évanouit dans le vide.
A ce degré d'abstraction, l'idée embrasse tous les
êtres, qu'ils appartiennent ou non au monde sen-
sible. Elle ne se rapporte à aucune matière même
commune et indéterminée. C'est ainsi que, parti des
données sensibles individuelles, noire esprit atteint
les plus hautes réalités intelligibles qui constituent le
fonds permanent et commun de toutes choses.
Une division également importante de nos idées
est celle qui se prend de l'extension même de leur
objet; nous avons de la sorte : i° une idée singulière

[\) S. THOM.,
In Doeliumde Trinitate,q. vi, a. M.
NOTIONS.GENERALES -> 22?

ou universelle. La première représente un objet indi-


viduel et n'est applicable qu'à lui seul; exemples :
Pierre, Rome, le Rhône, etc. Une chose ainsi prise
dans son individualité pleine et entière est totale-
ment dépourvue d'extension; on ne saurait l'attri-
buer à aucune autre. Elle constitue une détermination
ultime qui n'est plus susceptible d'aucune addition
différentielle. C'est tout l'opposé de Yuniversel. Ce
dernier, en effet, est une notion qui peut, à un titre
ou à un autre, être attribuée à plusieurs. Strictement
pris, il exige l'unité de concept ou, ce qui revient au
même, il implique une idée univoque. La qualité qu'il
exprime est commune à plusieurs sujets particuliers.
Elle ne représente rien autre qu'un extrait commun du
multiple; elle est précisément le résultat du pouvoir
de généraliser que possède notre intelligence, c'est-
à-dire de percevoir les points de ressemblance dans
le divers, et de ramener le multiple à l'unité. Mais
ce retour à l'unité n'est pas nécessairement complet
de prime abord. En abandonnant le terrain des exis-
tences individuelles, nous n'arrivons pas toujours
immédiatement à l'universel tel que nous venons de
le décrire. Nous formons parfois une proposition
d'une extension moindre, d'une généralisation moins
efiective. C'est ce qui a lieu pour les propositions
particulières. Exemple : quelque homme est sage. Le
mot homme, par lui-même, exprime une notion uni-
verselle; mais, dans notre cas, cette universalité se
trouve limitée par une particule restrictive. Or, cette
restriction fait une différence essentielle : un abîme
sépare la particulière de l'universel, le véritable. Dans
la première, le sujet désigne un individu indéter-
miné : individum vagum, dit saint Thomas. L'abstrac-
tion y est donc très imparfaite, et il faut en dire
228 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

autant de la généralisation. Dire : quelque homme,


c'est désigner la nature humaine avec une manière
d'ôtre individuelle, quoique indéterminée. Si elle
l'était, nous n'aurions plus quelque homme, mais cet
homme est sage. C'est parce que leur sujet n'exprime
qu'un vague individu, que les propositions particu-
lières donnent lieu à des règles spéciales relativement
au syllogisme. Dans la proposition universelle, au
contraire, l'abstraction de l'individualité est complète :
le sujet «'^mnuin n'en relient même pas l'idée géné-
rale. Ai'to, en disant : tous les angles droits sont
égaux, je forme une proposition idéalement vraie, ne
portant directement sur aucun nombre défini ou indé-
fini d'êtres individuels : elle porte sur la nature
abstraite et complètement désindividualisée. C'est
pourquoi elle 'est nécessaire et universelle de droit
et de fait.
Celle nécessité apparaît clairement ici à cause de
la matière sous-jacente; mais il est d'autres généra-
lisations, comme nous le voyons dans les conclu-
sions inductives des sciences naturelles, où elle n'est
ni apparente ni démontrée comme telle. Lorsqu'une
proposition n'est qu'un simple total des fails parti-
culiers observés, comme cela arrive parfois dans les
sciences naturelles, on peut dire que l'abstraction
vst nulle. En résumant ainsi l'expérience, nous ne
sortons pas du domaine des choses concrètes et indi-
viduelles; nous ne mêlions pas en oeuvre les maté-
riaux qui nous sont fournis par les sens, nous nous
bornons à les constater et à en faire le compte: 11
n'y-a même là aucune conclusion inductive propre-
ment dite. Celle-ci comporte essentiellement une
généralisation. Or, la somme des fails n'en comporte
aucune. Elle est fatalement du mémo ordre que les
NOTIONSGENERALES 229

faits eux-mêmes pris individuellement. Il en est tout


autrement lorsqu'on extrait de ces faits une donnée
commune : celle donnée devient leur lien rationnel,
leur loi. Elle les contient tous, et môme en nombre
indéfini, mais à l'état purement potentiel. Qui pour-
rait voir une loi dans le simple total des individus?
Sans doute, des cas se présenteront, surtout dans les
recherches expérimentales, où il sera difficile de voir
si une proposition est vraiment générale ou si elle
n'est que l'expression abrégée des fails observés. Mais
cette question d'espèce laisse intacts les principes
que nous venons de rappeler.
Nous compléterons maintenant «es observations
par une brève remarque concernant l'idée collective.
La notion qu'en donnent quelques auteurs modernes
s'éloigne beaucoup de celle qui était communément
admise autrefois par les philosophes et les grammai-^
riens. Ainsi J. Lachclier donne comme collective la
proposition suivante : lous les membres de celte
famille sont instruits. C'est un abus propre à aug-
menter la confusion des langues en philosophie. La
propriété affirmée dans le cas n'appartient pas au
groupe comme tel; elle porto directement sur chacun
des individus. La mention « de cotte famille » qui
les accompagne est purement déterminative. A vrai
dire, elle n'intéresse en rien la portée essentielle de
la proposition : ce n'est même pas en qualité de
membres de celle famille qu'ils sont instruits. Ce
n'est que par suite d'une illusion créée par le mot
famille qu'on peut faire intervenir ici un sens col-
lectif quelconque. Il s'ensuit (pie la proposition sus-
dite ne désigne que des individus et qu'elle ne peut
être prise que dans un sens individuel. Il sera donc
plus conforme à l'usage et à la vérité, de ne recon-
a3o DANSLA SCIBNCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

naître comme collectifs que les attributs ou les pro-


priétés du groupe comme tel. Nous n'ajouterons rien
à ce qui regarde la distinction de nos idées d'après
l'extension de leur objet, mais nous allons reprendre,
pour nous y arrêter plus longuement, l'une des divi-
sions les plus importantes que nous ayons men-
tionnées jusqu'ici, celle de l'idée abstraite.

Nature et valeur de l'abstrait.

Les choses sensibles sont les premiers éléments de


la connaissance humaine : sensibilia sunt prima
nostroe cognitioms principia (î). Cela s'entend des
choses prises dans leur individualité matérielle. Con-
sidérées sous ce rapport, elles sont l'objet propre des
sens et non de l'intelligence. Aussi la connaissance
complète que nous pourrions en avoir n'implique-
rait môme pas la mise en marche de la vraie science.
Nous l'avions dit déjà avec C. Bernard : « La simple
constatation des faits ne pourra jamais parvenir
à constituer une science. On aurait beau multiplier
les faits et les observations, (pie cela n'en appren-
drait pas davantage. » (2) La science commence
avec le raisonnement sur les faits, ç'est-à-dire quand
la sensation fait place à la pensée proprement dite.
L'esprit et les sens atteignent le même objel, mais
sous des aspects qui diffèrent essentiellement : les
uns s'arrêtent aux qualités sensibles; ils ne saisissent
rien de l'objet au delà et en dehors d'elles. L'esprit,
au contraire, pénètre dans l'intérieur de l'être; il voit
dans le concret le corps de l'idée, dans le phénomène

(1) S. THOM.,
Sum. Iheol.,Ml, q. (LXXIII,o. 3.
Introductionà l'étudedela médecine
(a)C. BERNARD, p.a8
expérimentale,
NOTIONSGÉNÉRALES 231

l'expression de la loi; il résout le composé dans le


simple, et aperçoit ainsi les rapports qui relient les
composants entre eux; il déchiffre, en un mot, le
sens rationnel du réel. Mais il est assez évident qu'il
n'obtient ce résultat, qu'il n'accomplit cette sublime
fonction qu'en s'élevant au-dessus du mode d'être
individuel des choses sensibles; s'il restait attaché et
limité à ce mode d'être, l'ordre scientifique lui serait
à jamais fermé. Or, comment est-ce que noire esprit
perd le contact immédiat avec les réalités concrètes
et individuelles en tant qu'individuelles, sinon par
l'abstraction? C'est en isolant une propriété de celles
qui se trouvent réunies dans le même objet et en la
considérant à pari de toute réalisation particulière,
que nous atteignons l'abstrait et l'universel, c'est-
à-dire la nature commune aux individus, la forme de
l'être dégagée de toul caractère singulier, l'idée intel-
lectuelle, en un mot.
La connaissance humaine est donc à base d'abstrac-
tion; elle n'est scientifique et môme intellectuelle
qu'à cette condition. L'abstraction a son fondement
d'un côté dans la nature môme du composé humain,
de l'autre dans le fait que la matière n'est intelli-
gible qu'en puissance. Notre Ame est une forme
spirituelle actualisant une matière : comme l'opéra-
tion suit l'être, il s'ensuit (pie les choses sensibles
sont l'objet connaturcl de notre pensée. Par ailleurs,
disons-nous, la matière n'est intelligible qu'en puis-
sance, c'est-à-dire qu'elle ne peut être comme telle
le terme immédiat de l'acte intellectuel : elle ne peut
s'unir à notre entendement, qui doit la connaître, que
par l'intermédiaire d'une idée. En d'autres termes, il
est nécessaire qu'elle soit rendue intelligible en acte.
C'est là l'oeuvre de notre esprit lui-même, dont le rôle
DURAISONEMENT
rillt.OSOPIIIF, DANS I.ASC1ENCK lG
a3a PHILOSOPHIEnu RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

à l'égard des matériaux fournis par les sons n'est pas


purement passif. Or, celto oeuvre n'est rien autro
qu'une abstraction : facit phantasmata a sensibus
accepta intelligibilia actu per modum abstructionis
cujusdam (î). Mais on aurait grand tort do croire quo
celle abstraction est une ehoso arbitraire; qu'elle
s'oxerco au hasard. Ello so conforme aux exigonccs
do son objet. Ainsi, il y a des abstraits dont la for-
mation est en quelque sorto instantanée : toiles sont
principalement les notions et les propositions trans-
condantales. La notion no roprésonlo qu'uno soulo
propriété; la proposition roprésonlo uno liaison, un
rapport do doux faits, do deux propriétés. Il y a des
notions qui sont lo résultat d'une abstraction immédiato
comme colles d'être, d'unité, de chose, oto. ; dans co
cas, les points do contact des données sensibles appa-
raissent à première vue, et il so dégago tout naturelle-
ment de cette vue un attribut, une forme, une notion
universelle. Aucuno comparaison explieito n'est
requise pour cela : l'intuition directo suffit à tout. Il so
passe quelque ehoso d'analogue pour les propositions.
Il n'y a qu'à regarder pour découvrir certains rapports
entre les notions premières, et formuler par là mémo
nombre d'axiomes. Il faut en dire autant des prin-
cipes particuliers à chaque scienco : la sculo signifi-
cation des termes bien comprise nous en révèle la
connexion. Mais tous les abstraits ne sont pas conquis
avec la mémo facilité : il en est dont la formation
est plus longuo et plus compliquée. La ressemblance
entre les phénomènes, qui est lo fondement de
l'abstraction, est souvent diffioile à établir : une série
d'observations simples ou provoquées est souvent

Sum. theol.,I p., i\. LXXXIV,


(t) S. THOM., a. 6.
'
NOTIONSORNKIULF8 â33

nécessaire pour coin, conimo on lu voit surtout dans


les sclonces physiques et naturelles. Nombreuses soui
les recherches où lo droit d'abstraire et de généra-
llflor no s'acquiert que lcntemont : c'est sculcmont
lorsqu'il est acquis qu'il est permis d'identifier par
un trait commun des objots différents et faire de ce
trait commun un objet distinct do pensée, un uni-
versel : unum proetcr mulla. G'ost là toute l'idco
nbstrnilo et générale. Kilo néglige los éléments çt les
caractèros individuels, pour no s'attacher qu'au fond
oommun et pormanent des chosos : du concret com-
ploxo, elle rotient une propriété, une forme, qu'elle
considère en elle-même en dehors do tout support
ou sujet déterminé.
Kt, hatons-nous do le dire, il n'y a aucuno fausseté
dans l'abstraction ainsi entendue : abstrahentium non
est me.ndaciiim, disaient les scolastiqucs après Aris-
tote. Ceux qui veulent calquer toutes nos idées sur
les données concrètes et individuelles et faire do
cetto adaptation la mesure de la vérité ponsent tout
autrement. Ceux-là sont légion. Ils no voiont guère
dans l'abstrait qu'une déformation ou une interpré-
tation purement subjectivo du réel. Ils proclament
à toute occasion l'irréalité du phénomène abstrait :
c'est à peine s'ils lui reconnaissent pai fois qnclquo
utilité pratique. C'est une erreur qui, pour être fort
répandue, n'en est pas moins très grave. L'abstrait no
s'oppose pas au réel, il lo continue, comme la spécu-
lation continue l'expérience. Parlant do la valeur
objective de l'abstrait et de l'universel, saint Thomas
s'exprime ainsi : quantum-ad id quod ralionis est
universalia magis sunt entia quant particularia (i).

(i) S. TUOM.,
Poster,analyt., I. I, lect. XXXVII.
a34 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

Celto affirmation paraîtra bien étrange cl bien para-


doxale à plus d'un lecteur : clic est juste la contre-
partie de certaines données considérées comme essen-
tielles par la philosophio scientifique et la pensée
moderne. Et pourtant, lorsqu'on l'examine do très
près, on voit qu'elle contient une vérité aussi
féconde que fondamentale. Du moment qu'on admet
qu'il n'y a de scienco que du général, il est rationnel
do conclure, comme saint Thomas : c'est mémo abso-
lument nécessaire, à moins de se résigner à ne voir
dans la scienco que verbalisme et logomachie. Seul,
un parti pris aveugle de positivité mal comprise peut
nous empocher d'admettre que relativement à la
connaissance scientifique, quantum ad id quod ratio»
nis est, l'universel est plus réel, plus solide que lo
particulier. Il est, dans cet ordre d'idées, un fait
incontestable : c'est que l'universel, en tant que vérité
acquise,'est indépendant des existences individuelles :
il l'est à ce point que la ruine ou la disparition des
faits ou objets contingents qui en ont été les maté-
riaux ne l'affecte nullement. Le type demeure toujours
identique à lui-mùmc au milieu de toutes les vicissi-
tudes des réalités singulières.
La chose est assez évidente pour les vérités de
haute abstraction. Quand je dis, par exemple: les
diagonales d'un rectangle sont égales, lo sens de la
proposition est général, absolu. Il est indépendant
de toute grandeur, de toute position des innombrables
représentations sensibles qu'on peut faire ou tracer
d'un rectangle. Bien plus, ce sont plutôt ces repré-
sentations qui dépendent de l'universel une fois
connu : elles n'ont le caractère de « rectangle »
qu'autant qu'elles se rapprochent de ce dernier et
expriment ce qu'il contient. C'est ce qu'un philo-
NOTIONSGÉNÉRALES a35

sophe de nos jours alTirmc à sa manière dans le pas-


sage suivant : « Lo véritable réel n'est pas ce qui so
perçoit ou s'imagine, mais ce qui se pense. Co qui
est, ce ne sont pas les figures dites circulaires ou
triangulaires que l'on trace sur un tableau et qu'un
coup d'épongé emporte, e'est le cercle et le trianglo
idéaux, seuls objets de notre pensée; car la qualité
d'être n'appartient point aux impressions fugitives
que nous subissons, mais seulement à ce que notre
esprit conçoit comme éternel cl nécessaire. C'est
donc dans l'intelligible que le sensible, et par con-
séquent l'existant — car exister c'est être ou pouvoir
être perçu •— puise tout ce qu'il a d'être et de réalité
véritables, llicn n'est dans la nature que par « parti-
cipation aux idées », comme lo disait Platon. Lo
principe de ce qui existe, c'est ce qui so pense et
n'existe pas. » (i) Inutile de faire remarquer que
l'auteur a plutôt entrevu (pie saisi la doctrine de saint
Thomas dans la question qui- nous occupe. Saint
Thomas distingue soigneusement l'ordre de la con-
naissance de celui de l'existence! C'est par rapport
au premier et à lui seul (pie l'universel a plus d'être,
que le singulier : quantum ad id qnod rationis est.
Et l'on ne peut concevoir le moindre doute à ce sujet,
pour les raisons que nous venons d'exposer. Mais si
l'on se place sur le terrain des existences, le juge-
ment à porter est tout autre : quantum vero ad nain-
ralem subsistentiamparticularia magis sunt entia(z).
Dans cette condition, en effet, on ne les considère
plus comme intelligibles, c'est-à-dire dans leur rela-
tion au connaissant, mais uniquement dans leur

(i) CH.DUNAN,
les DeujcIdèalitmes,p. 5.
(a) S. THOM.,
Poster, anatyt., 1.I, Icct.XXXVJI.
930 PHILOSOPHIEnu IUISONNEMBNTDANSLA SCIENCE

valeur naturelle. Sous ce dernier rapport, lo parti-


culier précède l'universel dans l'ordre do la généra-
tion. N'en est-il pas la matière cl le fondement?
Commo tel, il no saurait donc recevoir de lui sa qua-
lité d'ôtro ni puiser en lui sa réalité véritable. Mais,
dans l'ordre de la réalité intelligible, l'universel pos-
sôdo la priorité, on ce'sens qu'il est conçu commo
so réalisant dans le fait, descendant do la région do
l'idéalité dans celle de l'existence, s'aclualisanl dans
lo particulier. Ainsi, si on lo considère non du point
do vue do la genèse do la science, mais do son der-
nier terme, on peut dire qu'il est lo véritable réel,
parce qu'il est, de la sorte, l'objet propre et direct de
la contemplation scientifique : quod inteltigitur, dit
saint Thomas. Il revêt, dès lors, au regard do la
science, une importance cl une stabilité qui dépassent
de beaucoup celles des réalités individuelles.
Mais on aurait tort de croire que cette doctrino no
trouve son application que dans les mathématiques ou
la métaphysique. Kilo se vérifie également, quoique
d'une manière moins frappante, dans les sciences
naturelles; Il y a des lois, mémo des choses qui
périssent. Par ailleurs, la persistance de la représen-
tation de ces lois ou de ces rapports dans la pensée
est incontestable. La raison en est précisément qu'une
loi est un rapport généralisé et qui cesse par là mémo
d'être empirique. Avec la loi, nous passons dos rela-
tions individuellement données dans les phénomènes
à une formule qui les condense toutes; nous passons,
pour tout dire en un mot, du multiple à l'identité
spécifique. Nous sommes alors dans le domaine de la
fixité et de la permanence. Parvenue à ce point, la
pensée n'exprime plus directement le caractère indi-
viduel des phénomènes, niais leur caractère commun,
NOTIONSGÉNÉRALES oSj

et ce qu'elle oxprime do la sorte n'est et ne peut être


que l'universel. On objecte, il est vrai, la mutabilité
des espèces (dont on attend toujours une preuve d'ob-
servation directe); mais celle objection n'a ici aucune
portée. L'évolution elle-même n'a-l-ello pas ses lois?
Ni lo développement ni le devenir ne sont livrés au
hasard. Ensuite, les changements, si profonds qu'on
les suppose, ne sont jamais tels qu'ils effacent tout
trait commun entre le présent et le passé : il y a
mémo des attributs qui accompagnent l'être' dans
toutes ses transformations.'L'évolution n'est pas une
création ex nihilo. Il y aura donc toujours matière à
généralisation. Par ailleurs, les partisans les plus
convaincus de l'évolution ne peuvent refuser à la
ressemblance des faits particulier ni aux rapports
qu'ils soutiennent entre eux un haut degré de per-
manence et de stabilité. C'est là un fait indéniable
attesté par l'histoire universelle. Ôr, celte constance,
môme temporaire, étant donnée, il est possible et
légitime do ramener le multiple à un type supérieur
et commun, c'est-à-dire de généraliser. Dans ce cas,
les conditions peuvent changer, mais les lois
demeurent. C'est dans la fixité du rapport d'un eff'ot
donné à ses conditions qu'est le fondement de l'uni-
versel : il importe peu, relativement à la science, que
ces conditions et cet effet existent toujours de Tait,
c'est-à-dire possèdent l'universalité de temps : quoedam,
dit saint Thomas, non sunt semper secundum tempus,
sunt autem semper per comparationem ad causant :
quia nunquam déficit quin posita tali causa sequatur
effeclus (i). Il s'ensuit que le changement porte sur
les conditions, non sur les lois.

(i) S. THOM.,
Poster,analyt., I. I, lect. XVI.
Q38 DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDURAISONNEMENT

Quant à la diflicullé (pie l'on tire de la contingence


des choses sensibles, il faut y répondre d'après le
même principe. On ne peut rien conclure de celle
contingence, sinon que la nécessité qui préside aux
phénomènes de la nature diffère notablement do la
nécessité mathématique. Cette dernière est absolue
et, purement ontologique. Dans la proposition qui la
formule, l'attribut est inclus dans la notion même du
sujet : necessaruun absotute judicatur aliquid ex
halitudinc terminorum, ut pote quia prtvdicatum est
in definilionc subjecti vel quia snbjcctum est de
ralione proedicati sivut est neeessttrium numerum esse
parem vel im parem (}). Une telle nécessité est intrin-
sèque et a priori. Elle est antérieure et supérieure
à toute intervention de la volonté et à toute suppo-
lion. On ne saurait en dire autant de la nécessité des
lois de la nature. La différence vaut qu'on s'y arrête.
La loi naturelle est un rapport généralisé : comme tel,
il est perçu à part des faits Nparticuliers : ceux-ci
peuvent disparaître, qu'il n'en reste pas moins
une vérité acquise. La raison en est qu'il ne repré-
sente à leur égard qu'une simple possibilité ou plutôt
qu'il ne les contient que d'une manière latente cl
potentielle. Ce que la loi affirme dans ce cas, elle ne
l'affirme pas comme perpétuellement réel ou existant,
mais comme toujours et partout possible quand les
conditions en sont données. La nécessité qu'elle
implique est donc toute conditionnelle cl de pure
conséquence: quant à son universalité, elle est vir-
tuelle et négative dans ce sens qu'il n'y a pas de temps
où le rapport ne trouverait son application, la

Sum. theol.,q. xix, a. 3.


(i) S. THOM.,
NOTIONSJ&NÉRALES a3o

matière et les circonstances étant les mêmes. La


distribution actuelle aux cas particuliers n'est pas
requise pour l'universel : c'est pourquoi les anciens
le définissaient : quod pluribus inesse natum est,
non quod pluribus inest (i).
Ces notions nous permettent déjà de nous faire une
idée de la portée philosophique de la loi naturelle. Le
passago suivant de C. Hcrnard nous fournira l'occa-
sion de préciser encore notre pensée sur cette impor-
tante question. Après avoir rappelé que les vérités
mathématiques sont des vérités conscientes et
absolues, parce que les conditions idéales de leur
existence sont en pleine lumière, l'illustre naturaliste
ajoute : « Le principe des sciences expérimentales est
un déterminisme nécessaire et conscient dans les
conditions des phénomènes. De telle sorte qu'un
phénomène naturel quel qu'il soit étant donné,
jamais un expérimentateur ne pourra admettre qu'il
y ait une variation dans l'expression de ce phénomène,
sans qu'en même temps il ne soit survenu des condi-
tions nouvelles dans sa manifestation. De plus, il
a la certitude a priori (pie ces variations sont déter-
minées par des rapports rigoureux et mathématiques.
L'expérience ne fait que nous montrer la forme des
phénomènes; mais le rapport du phénomène à une
cause déterminée est nécessaire et indépendant de
l'expérience, il est forcément mathématique et absolu.
Nous arrivons ainsi à voir que le principe du crité-
rium des sciences expérimentales est identique' au
fond avec celui des mathématiques, puisque, de part
et d'autre, ce principe est exprimé par un rapport

Mélaphys.,c. vu, lect. Xil.


(i) S. THOM.,
SUfo PHILOSOPHIEDU HAl^NKMKNT DANSLA SCIENCE

do choses nécessaires et absolu. Seulement, dans


los sciences expérimentales, cos rapports sont
entourés par dos phénomènes nombreux, complexes
cl variés à l'infini, qui les cachent à nos regards. » (i)
Nous admettons sans difficulté' qu'un déterminisme
rigoureux présido aux conditions des phénomènes
naturols : la scienco expérimentale ne sorait pas pos-
sible autrement. Mais on ne saurait partir do là pour
mettre sur le même pied la nécessité mathémajfiquo
ot celle qui so rencontre dans la manifestation des
phénomènes de la nature. Il existe entre los doux une
différence profonde. On pout déjà le conoluro, d'après
ce que nous avons dit plus haut. Nous y ajouterons
les considérations suivantes L'ordre actuel do l'uni-
vers n'est pas intrinsèquement nécessaire. Lo fait de
son oxislence a sa cause dans la volonté créatrice.
Personne n'oserait soutenir qu'il impliquo uno néces-
sité à priori. Il pourrait ètro autrement, et mémo no
pas être du tout. C'ost uno hypothèse qui no choque
en rien la raison, et que l'expérience elle-même nous
suggère. Les conditions, sinon les lois, sont chan-
goables : elles no sont pas les mêmes dans un astro
jouno quo dans un astre mort. N'a-t-on pas constaté
qu'aux températures extrêmement bassos, les corps
prennent des propriétés nouvelles, les métaux deve-
nant fragiles comme verre et la plupart des actions
chimiques ne so produisant plus? Lo monde est donc
contingent* dans son fond, mais son oxislence actuelle
étant donnée, la nécessité n'a-t-ello aucuno place
dans la coexistence et la succession do ses opérations

(i) C. BERNARD,
Introductionà l'étudede h médecineexpirimentalet
c. Il, p. 87.
NOTIONSGÉNÉRALES il/fl

cl tjo scs étals divers? Non, s'il s'agit d'une néces-


site de conséquent. Cotte nécessité est immanente
à la chose considérée en ollc-mémo dans scs éléments
propres et intrinsèques. Ainsi, dans un raisonnement
purement mathématique, la conclusion est non seu-
lement nécessaire, d'une nécossité do conséquonco,
mais encoro do conséquent ; o'ost-à-diro (pic, priso on
elle-même, ollo exprime uno vérité absolue : l'attribut
no peut, en aucun cas, être conçu commo séparé du
sujet. Soit la conclusion suivante : les trois angles
d'un triangle équivalent à deux angles droits. Elle
est aussi nécessaire que l'axiome ou le principe sur
lequel elle s'appuio : et ce n'est pas d'uno nécessité
de simple conséquonco qu'il s'agit ici. Non, le consé-
quent, considéré en lui-même, en dehors de toute
relation, est intrinsèquement nécessaire. Los condi-
tions idéales de son exlstonco nous sont entièrement
connues. Qu'est-ce à dire, sinon quo lo degré d'ab-
straction mathématique produit une simplioité telle
<pie tout rapport dovicnl par là mémo intrinsèquo et
absolu : car, dans ce cas, il no peut intérosscr ou
affecter quo la choso on ollc-mômo. C'ost ce qui a lieu
dans toutes les liaisons do purs abstraits. C'est l'ap-
plication de celle doctrine philosophique de saint
Thomas : ca quoe consequenUw ad formant ex néces-
site insunt (i); co qui convient à un sujot, à raison
de sa forme, lui convient nécessairement.
Il n'en est pas de mémo dans la manifestation dos
phénomènes naturels. La nécessité qui s'y rencontre
n'atteint pas le conséquent en lui-même : e'est-à-diro
qu'elle n'est ni intrinsèque, ni à priori, ni mathéma-

(i) S. THOM., a. 3.
Sum. Iheol.,1,q. LXXXVI,
U^9 DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

tique. Pas plus l'objet que les conditions de l'objet ne


permettent de fonder un rapport de ce genre dans les
sciences de la nature. Les lois traduisent la nécessité
qui dérive des données concrètes elles-mêmes. Or,
cette nécessité, bien que formulée d'une manière
abstraite, ne peut pas être spécifiquement différente de
celle que comporte la réalité. On dit, il est vrai, qu'il
appartient à l'expérience, par l'analyse et la dissocia-
tion des phénomènes, de les réduire à des relations
et des conditions d'une simplicité idéale, et d'ar-
river ainsi à constater entre eux un rapport forcément
nécessaire et mathématique. Mais c'est là précisément
qu'est l'erreur. On ne peut aboutir dans cette voie
qifà sortir du domaine des sciences naturelles ; car
on les réduit de la sorte à une idéalité qu'elles n'ont
pas et qu'elles ne peuvent avoir. Il est certain (pie
leur objet ne peut entrer dans la science qu'en faisant
abstraction de la matière individuelle; mais il ne l'est
pas moins que, pour rester dans les limites d'une
science de la nature, il ne doit pas faire abstraction
de la matière sensible commune. En voulant l'élever
à l'absolu et à la simplicité idéale des mathématiques,
en voulant, en un mol, en faire une forme pure dans
le but de mieux découvrir les rapports qu'elle peut
fonder, on sort tout simplement des conditions essen-
tielles d'une science de la nature. On suit le procédé
inverse de celui qu'ont adopté tant de mathémati-
ciens philosophes, en s'efforçant à tout prix de ren-
fermer leur science dans le champ de l'expérience
sensible : mais les résultats n'en sont pas moins
malheureux. L'objet des sciences physiques n'étant
pas, même idéalement pris, séparé de toute matière,
nous ne pouvons l'en séparer dans l'étude que nous
en faisons : il dépend de la matière, comme dit saint
NOTIONSGÉNÉRALES u{3

Thomas, et en lui-même et relativement à la connais-


sante que nous pouvons en acquérir: secundum esse et
sceundum vonsiderationem (i). Nous touchons ici à la
raison dernière pour laquelle il ne peut fonder un rap-
port à priori ou absolu : cette raison n'est autre que
la matière elle-même, qu'il relient dans son concept.
Par elle, c'est-à-dire par la potentialité et l'indéter-
mination dont elle est le principe, un être reste tou-
jours ouvert à la privation el au changement : il ne
peut, en tant que composé de matière sensible même
commune et de forme, fonder un rapport intrinsè-
quement nécessaire ; sa constitution même s'y oppose.
Sans doute, cet être, commo cause, est déterminé
à des efiets de telle espèce ; mais, bien qu'elle soit
actualisée par une forme, la matière reste en puis-
sance à d'autres réalisations. C'est pourquoi la loi,
qui est la mesure spécifique des actions et des réac-
tions des êtres-matériels, n'est pas l'expression d'une
nécessité ayant sa raison propre dans leur constitu-
tion elle-même, mais dans la supposition faite des
mêmes circonstances ou conditions : supposition qui
détermine ou limite la puissance de la matière ot
permet ainsi une conséquence ferme et générale.
Il est bien vrai de dire : posita causa sujficienti
ponilur effectus : c'est la formule même du détermi-
nisme qui règne dans la nature. Cependant, il ne
suffit pas, pour créer une nécessité absolue, qu'une
cause valable soit posée : il faut encore qu'une fois
posée, rien ne puisse entraver ou empêcher la pro-
duction de l'effet. Ainsi, rien ail monde, les pré-
misses étant données, ne peut s'opposer à une con-

(i) S. TIIOM.,
In Boetiumde TriniUile,c. vr, a. s.
»f4 PANS LA 80IENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

clusion mathématique. En est-il ainsi d'un phénomène


naturel? A s'en tenir au jeu des causes toi qu'il so
présente à nous, il est bien évident quo non, Les
conditions, tout d'abord, no sont pas toujours réa-
lisées : les unes peuvonl être en défaut, les autres en
excès, do telle sorto que la manifestation du phéno-
mène s'en trouve contrariée ou faussée. Les savants
sont les premiers à admettre quo les circonstances
des phénomènes peuvent subir dos variations.
« Sommes-nous absolument sûrs, dit IL Poincaré,
qu'elles sont sans imporlatico? Evidemment non.
Cela pourra étro vralsomhlablo, cola no pourra être
rigoureusement certain. De là lo rôlo considérable
quo joue dans les sciences physiques la notion de
probabilité. » (i) Nous ne relouons de ce passago que
l'affirmation d'un certain lloltemoiit dans les condi-
tions des phénomènes sans adnicllro los conclusions
quo l'auteur, avec beaucoup d'autres, en tiro relative-
ment à l'induction. Il y a là uno question qui sera
étudiéo ailleurs. Ce qu'il importo do souligner ici,
o'est quo, si lo rapport était aussi absolu qu'un le dit,
les circonstances ou les conditions so roproduiraiont
toujours avoo uno oxacliludo mathématique, et l'effet
serait, en tout et partout, inéluctable et identique
à lui-mémo ; il n'y aurait pas lieu de parler du rôle
de la notion do probabilité dans les sciences phy-
siquos ; car le raisonnement, dans ces dernières, éga-
lerait en certitude et en nécessité lo raisonnement
mathématique. Or, cela n'est conforme ni à la raison
ni à l'expérience.
Non seulement les circonstances d'un phénomène

(i) H. PoiKcinÊ,la Scienceet l'Hypothèse,p. 0.


NOTION GÉNÉRALES a^5

peuvent varier, mais encore sa manifestation elle*


mémo pont être empêchée. 11arrive que, dans la réa*
lité concrète, par l'action de forces opposantos, uno
loi no so réaliso qu'imparfaitement dans les faits ;
c'est ainsi quo lo frottement s'oppose à la tcndanco
dos corps à persévérer dans lo même état, et qu'il y
a lieu de distinguer, dans la conservation do l'énergie,
l'énorgio utilisable et cello de déchet. Enfin, nous
rappellerons quo Dieu, intervenant comme agent per-
sonnel, peut déroger dans un cas particulier à l'ordre
établi dans la production des phénomènes naturels,
et cela sans aucun détriment ni inconvénient pour la
science, comme nous l'avons vu ailleurs. Or, rien
de tout cela no serait possible si la loi élait l'expres-
sion d'uno nécessité à priori et absolue. Lue sourco
d'errours dans toute cello question, c'est que, la
cause étant déterminée comme telle par son effet,
les deux termes étant corrélatifs, on s'imagino facile-
ment qu'il existe entre les deux un rapport mathéma-
tique et comme un moud d'identité. On pourrait dis»
siper celte illusion on remplaçant, provisoirement tout
au moins, le molcauso par antécédent, celui d'offet par
conséquent. Mais ce qui sera un préservatif d'errour
bien plus cllicace encore, co sera do ne pas oublier
(pio le degré d'abstraction dans les sciences mathé-
matiques n'est pas celui dos sciences physiques. Cello
différence est capitale : elle so répercute sur toutes les
questions relatives à ces deux ordres do connaissances,
Il résulto de toutes ces remarques ou explications
que la nécessité qui préside à la manifestation des
phénomènes naturels est une nécessite conditionnelle
et de conséquence. C'est la seule que la matièro des
sciences physiques comporte, et la seule que ces
mômes sciences puissent raisonnablement exiger. Cette
O^G PHILOSOPHIEDU R ISONNEMENTDANSLA SCIENCE

nécessité ne se rattache pas à la constitution même


d'un être ni à ses éléments essentiels ou intrinsèques.
C'est pourquoi elle se vérifie en matière purement
contingente. Quand je dis : Si Pierre voyage, il vit,
il change d'endroit, la conséquence est nécessaire.
Cependant, il n'y a là aucune nécessité de conséquent,
car ni le voyage, ni la vie, ni le changement de lieu
de Pierre ne sont nécessaires en eux-mêmes. C'est
dans ce sens que des rapports nécessaires s'établissent
entre les choses les plus contingentes, les plus éphé-
mères et même les plus libres de leur nature ; car il
est nécessaire qu'une chose soit, son existence étant
supposée : omne quod est necesse est esse quando est :
hoec est nécessitas non absoluta sed ex supposi-
tione (i). Cette nécessité résulte d'une application
directe du principe do contradiction. Les lois natu-
relles en sont l'expression la plus scientifique. Ce
qu'elles énoncent est nécessaire quand les conditions
en sont, données (2). Par ailleurs, comme ces lois
sont des conclusions inductives, nous savons qu'elles
s'expriment ordinairement dans les choses. Ceci est
la question de fait que la loi abstraite ne pose pub
directement. Il résulte de toutes ces considérations :
1° que la loi est l'universel que la science recherche
dans les données concrètes et qu'elle considère à part
de ces mêmes données ; 2° que cet universel a plus
d'être et de réalité, au regard de la connaissance
scientifique, que les choses sensibles et contingentes
elles-mêmes; 3° que les notions abstraites, loin de

(1)S. THOM.. Péri Hermemeias,I. I, Iccl.XV.


(a) Il ne sera sansdoutepas inutilede faire remarquerque la géné-
ralisationdans le passé géologiquedu globe terrestre supposeque les
mômesagentset les mêmesconditionsont été donnesde fait: s'il en
était autrement,nosloisinductivesne pourraientlui être appliquées.
NOTIONSGÉNÉRALES ïfy)

déformer ou de réduire à rien le réel, en expriment,


au contraire, le fond permanent, l'élément essentiel
et commun, la réalité spécifique. ' . .
Mais on fait bien d'autres critiques de la connais-
sance abstraite. Ainsi, on lui reproche de fixer non
seulement un aspect, mais encore la notion elle-même
d'une chose. « Or, nous dit-on, la liste des propriétés
pour tout objet demeure toujours ouverte; mais il y
a plus : il ne faut pas se faire illusion sur le caractère
de certitude et de fixité dès attributs que porte cette
liste provisoire. Il est quelquefois difficile, dit Stuart
Mill, de décider jusqu'à quel point un mot particulier
connotc ou non, c'est-à-dire de savoir exactement, le
cas ne s'étant pas présenté, quel degré de différence
dans l'objet entraînerait une différence dans le nom.
Ainsi, il est clair que le mot homme connote, outre
l'animalité et la rationalité, une certaine forme exté-
rieure; mais il serait impossible de dire précisément
quelle forme, c'est-à-dire de décider quelle déviation
de la forme ordinaire serait suffisante pour faire
refuser le nom d'homme à une race nouvellement
découverte. La rationalité étant aussi une qualité qui
admet des degrés, on n'a jamais déterminé quel est le
minimum qu'une créature devrait posséder pour être .
considérée comme un être humain. Dans tous les cas
de ce genre, la signification en reste vague et indéter-
minée. » (i) Il suit de là que « les définitions scienti-
fiques, tout comme la signification ordinaire des noms,
sont éminemment variables ». Et on prend soin de
nous avertir que ces considérations ne s'appliquent
pas seulement aux définitions qui sont du domaine

(i) O. MiuiAfD,Essai sur lesconditionset les limites de la certitude


logique,p. 7.
PHILOSOPHIE DUnAISOS.NEME.NT
DAMSLASCIE.NCB 17
2/|8 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

des sciences naturelles, mais encore aux notions géo-


métriques. Or, cette manière d'interpréter los défini-
tions part d'une supposition .fausse. En effet, ello sup-
pose manifestement que tous les attributs d'un sujet
ont la même importance ou la même valeur qualifi-
cative ou déterminante. Ello méconnaît onsuilo la
règle si justement formulée par les logiciens scolas-
liques : denominalio fit a potiori : on dénomme les
choses par ce qui domine en elles, c'est-à-dire par
leurs traits essentiels et caractéristiques. Considérées
à ce point de vue, les définitions ne sont ni variables
ni indéterminées; car les attributs qui servent à dis-
tinguer uno espèce d'une autre ne sont pas en nombre
indéfini, mais plutôt restreint. Us sont même relative-
ment faciles à reconnaître par comparaison. Non, les
propriétés d'un sujet donné n'ont pas toutes la mémo
importance. Il y a une hiérarchie des faits et des
attributs. Parmi los faits, il en est un premier dont
les autres ne sont que la transformation cl le dévelop-
pement. Parmi toutes les qualités, il en est uno dont
les autres dérivent. L'opération qui indique co fait
premier, cette qualité génératrice, est la définition.
Ainsi, la définition de l'homme expose les propriétés
requises pour constituer ce quo nous appelons l'homme.
Il n'est pas nécessaire, pour faire connaître ou pour
distinguer un objet, d'énoncer sans choix tous scs
attributs : co procédé né mènerait à rien, mais il faut
au contraire n'en retenir (pie les caractères dislinclifs.
C'est le seul moyen do définir. Voilà pourquoi les
scolastiqucs nous disent que la définition se fait par
le genre prochain et la différence spécifique, en pre-
nant ces mots dans le sens large d'élément commun
et d'élément particulier. Ce qui revient à dire que dans
toul objet se trouvent des propriétés propres cl corn-
NOTIONSoÉNÉRAMW afo

munos sans lesquelles il disparaît dans notre pensée.


Il n'est donc pas vrai de dire quo la liste des pro-
priétés d'un objot rosto toujours ouvorto; car cet objet
est limité sous tous rapports. Il no forme pas un tout
faotico. mais un tout naturel qui no manque ni de bon*
tinuité ni do stabilité. Les attributs qui peuvent lui
convenir, pas plus quo les combinaisons d'éléments
physiques ou autros qui lo constituent, no sont sans
borne. Ils sont dominés et prédéterminés par un prin-
cipe fondamental et naturel. C'est pourquoi Arlstote
déclaro qu'on ne peut remonter à l'infini ni dans les
genres supérieurs d'uno donnée ni dans ses détermi-
nations inférieures ; en d'autres termos, que les attributs
dont cclto donnée est susceptible ne sont pas en nombre
illimité I OÛT'ln\ tô avo>OVT'ÉM TOy.xçwarceipa. Et il ajoute :
il n'y a pas do définition possible d'un sujet aux attri-
buts en nombre indéterminé Î £xc(vr,v y*? °'J* faw
oplïSKrOa».-}ti T» aîïtipa xar/jYopeÎTat (i), Comment, en
ciTot, circonscrire un tel sujet? Une opération do cette
sorte n'est possible quo dans la mesure où l'on peut
trouver et tracer des limites. C'est pourquoi seules
les données moyennes peuvent être rigoureusement
définies : seules, en effet, elles ont un genre prochain
et une différence spécifique II en est tout autrement
des notions transccndantalcs comme celles de l'être,
par exemple; elle n'a au-dessus d'elle aucun genre
plus abstrait et plus universel; par ailleurs, elle ne
peut être déterminée par aucune addition étrangère,
Le singulier non plus ne peut être l'objet d'une défi-
nition scientifique : il n'a pas de catégorie inférieure
à laqucllo il puisse être rapporté. Il est une réalité
ultime au delà de laquelle notre intelligence ne peut

(i) AnisT.,Poster, analyl., I, I, c. XXII.


250 PHILOSOPHIEDURAISONNEMENT DANSLA SCIENCE
V ^ -
s'avancer. Ainsi, ne pouvant être encadré, il ne peut
être véritablement défini.
En un mot, la première condition pour la défini-
tion rigoureuse d'une donnée, c'est qu'elle implique
de l'antérieur et du postérieur, autrement dit, une
hiérarchie ou subordination de formes. Au resto, les
auteurs dont nous réfutons l'opinion oublient trop
que toutes les propriétés d'un objet n'intéressent pas
également sa définition. Parmi ces propriétés, il en
est de communes et de propres ou particulières; il
en est qui sont en liaison nécessaire avec l'objet,
d'autres en liaison toute contingente. Enfin, dans
un tout, il est des parties essentielles et d'autres
seulement intégrantes. Or, seules les propriétés essen-
tielles et distinctives importent à la définition. C'est
ce qu'on oublie en mettant sur le même pied, par
exemple, l'animalité, la rationalité et la forme exté-
rieure. Cette forme, si expressive qu'elle soit, ne
saurait être mise au nombre des caractères fonda-
mentaux et spécifiques de l'homme; car elle ne peut
être regardée comme une cause originelle ou primor-
diale des attributs propre* à ce dernier ; elle ne con-
stitue pas à elle seule un fait premier dont les autres
peuvent être considérés à bon droit comme le déve-
loppement et la conséquence. Aussi Bain a-t-il tort de
dire : « S'il y avait des quadrupèdes doués des mêmes
facultés mentales que l'homme, ces facultés ne suffi-
raient plus pour établir l'identité d'un être humain. » (i)
Un fait de ce genre ne prouverait qu'une chose, à savoir
que certaines variétés ou différences sont possibles
dans les limites de l'espèce, à celé des caractères
propres et essentiels.

Logiquediducliveet induçtive,t. I", p. 108.


(i) A. DAW,
NOTIONS GÉNÉRALES 25l,

Sans doute, il sera parfois difficile, dans la réalité


concrète, d'isoler les propriétés déterminantes de l'es-
pèce. Mais cette difficulté d'application ne saurait
porter atteinte au principe. Ensuite, pour ce qui est
de l'homme, la question n'est guère compliquée. Quant
à dire que la rationalité admet des degrés et que jamais
on n'a déterminé le degré qu'une créature doit réaliser
pour être considérée comme un être humain, c'est un
langage peu philosophique. C'est ici le cas de redire
avec les anciens : le plus ou le moins ne changent
pas l'espèce. L'acte le plus rudimentaire et le plus
imparfait de généralisation ou de raisonnement con-
tient tolite l'essence de la rationalité. Et pour prendre
un autre exemple, est-ce que l'idée du triangle ne se
retrouve pas dans les triangles de toutes dimensions
et de toutes variétés? On dit encore que la définition
scientifique se modifie et se corrige sans cesse à mesure
que noire connaissance s'accroît. Mais cette assertion
est équivoque. Il est certain que, dans tout travail de
raisonnement, on ne fait à vrai dire que creuser la
notion d'un sujet donné. Mais t< A ce qui est affirmé
d'un sujet n'entre pas nécessairement dans sa défi-
nition. 11 s'ensuit que notre connaissance peut s'ac-
croître sans que la définition s'en trouve modifiée.
Mais il y a plus : un attribut même essentiel ne figure
pas dans une définition au mémo litre que dans une
conclusion ou dans une proposition formelle. Dans
une définition il n'est pas affirmé explicitement d'un
sujet; il est simplement perçu, sans jugement propre-
ment dit. Tout un travail intellectuel doit suivre cette
simple perception. Saint Thomas établit à ce propos
la comparaison suivante : cum aliquid dejlnùur ita
se habet ad intellectum sicut id quod sensibiliter des»
. 352 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA]SCIENCE

cHbitur se habet ad viswu (i), Or, la vue directe d'un


objet sensible n'est pas le dernier mot des recherches
dont il pout être l'objet, elle en serait plutôt lo pre-
mier. C'est pourquoi il peut y avoir progrès dans la
connaissance mémo des éléments intrinsèques d'un
objet sans qu'il en résulte un changement pour sa
définition. Autre chose est de percevoir ces éléments
sans porter aucun jugement sur eux; autre choso est
de les reconnaître dans une proposition affirmativo
ou négative.
Il faut savoir, en effet, qu'une définition ne con-
stitue pas une proposition à proprement parler; elle
est purement expositive du sujet : elle en est l'exprès»
sion analytique et rien autre. Aussi saint Thomas
observe-t-il avec raison que les attributs qui entrent
dans la définition ne doivent pas Cire unis entre eux
copulativomcnt : definitio signifient unum aliquid:
iindeeaqueponunlurin dejinitione, ad signijlcandum
imitaient debent poni absque copula (2). C'est ainsi
que l'on dira : l'oxygène est un gaz incolore, sans
saveur, sans odeur, peu solublc dans l'eau, ou bien
encore: le triangle est une figure formée de trois
droites se coupant deux û deux, chacune d'elles étant
limitée à ses points d'intersection avec les deux autres.
Le sujet et la définition disent la même choso : le verbe
cet exprime cette identité de signification; mais il
n'affirme pas un rapport de convenance ou d'incom-
patibilité entre deux termes comme dans une propo*
sition. Cette différence est essentielle; mais elle n'crn*
pêche nullement que la définitipn ne contienne d'une
manière explicite ou potentielle un grand nombre do

(i) S. TitoM,,Potier, anâtjt.) 1.1, lect. XXtt.


(9)Ibid.
NOTIONSGÉNÉRALES 253

propositions. Ccà dernières sont obtenues par la com-


paraison des idées ou déduction ou tout autre procédé
intellectuel approprié. Dans bien des cas, elles repro-
duisent la définition sous une autre forme ; car elles
énoncent des rapports entre les notions et les faits
simples qui sont les matériaux de la démonstration.
La définition est si peu atteinte par le développement
de nos connaissances qu'un raisonnement quelconque
fait fausse route du moment qu'il s'en éloigne. Enfin,
on remarquera que la définition est une notion géné-
ralisée. Notre esprit perçoit ce qui est commun dans
ce qui est divers. Pur l'abstraction soit immédiate,
comme il arrive principalement pour les notions
transcendantalcs, soit médiate et longuement élaborée,
comme cela se produit dans d'autres matières, il saisit
et considère cet élément commun à part des réalités
particulières : il obtient de la sorte le sujet même de
la définition. A raison de cette origine, celle-ci repré-
sente les qualités essentielles d'une chose en soi, et
non d'une chose individuelle et déterminée, du moins
d'une manière directe et explicite. Ce qu'il y a de
contingent cl de variable dans les données particu-
lières se trouve éliminé par le procédé même de la
généralisation. Inutile de faire remarquer que nous
parlons ici de la définition essentielle. 11en est d'autres
qui se contentent de faire connaître ou distinguer un
objet par des caractères extérieurs ou accidentels.
Mais il est toujours indispensable que ceux-ci possèdent
un certain degré de constance et de persistance. On
voit, par certaines classifications en usage dans les
sciences naturelles, que la chose n'est pas impossible ;
car un être n'est point, comme certains se l'imaginent,
un agrégat factice do propriétés condamné au change-
ment perpétuel. Tout ceci nécessiterait bien d'autres
20f\ PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANS*LASCIENCE

remarques ou distinctions, car nous touchons à une .


question complexe et difficile. Nous ne couvons
cependant nous y attarder davantage sans sortir de
notre sujet. Nous avons suffisamment, croyons-nous,
répondu à ceux qui reprochent à la connaissance
abstraite de fixer la notion des choses alors que leur
définition reste toujours ouverte et incertaine. Pour
le reste, nous renvoyons le lecteur au second livre
des Derniers Analytiques d'Aristotc. Il y trouvera
traité avec la maîtrise et la profondeur habituelles de
l'auteur tout ce qui regarde la définition en elle-même
et dans ses rapports avec la démonstration.
Mais on trouve encore un autre défaut à la con-
naissance abstraite : celui de procurer l'extériorité de
notre connaissance. La philosophie nouvelle ou berg-
sonienne insiste beaucoup sur ce point dans sa cri-
tique de l'intellectualisme. « Poser devant soi l'objet
d'étude, dit E. Le Roy, comme une chose extérieure,
puis se placer soi-même au dehors, à distance de pers-
pective, en des observations périphériques d'où l'on
n'aperçoit l'objet visé que de loin, avec le recul qui
conviendrait pour la contemplation d'un tableau;
bref, tourner autour de l'objet au lieu d'entrer hardi-
ment à l'intérieur : voilà en deux mots l'attitude et la
démarche ordinaire de la pensée commune qui la
conduisent à ce que j'appellerais {'analyse par con-
cepts, c'est-à-dire à la tentative de résoudre loute réa-
lité en notions générales. Que sont, en effet, les con-
cepts, les idées abstraites, sinon des vues lointaines
et simplifiées, des manières de croquis schématiques
ne donnant de leur objet ([ne quelques traits som-
maires, variables suivant la direction de l'angle? Par
eux, on prétend déterminer l'objet du dehors, comme
si, pour le connaître, il suffisait de l'enserrer dans un
NOTIONSGÉNÉRALES 255

réseau de triangulation logique. Et ainsi pcul-èlrc, en


effet, le tient-on, peut-être en.établit-on la fiche signa-
létiquc, mais on ne le*pénètrc pas. » (i) II est assez
curieux de constater que les inluitionistes bergso-
niens tombent ici dans le défaut qu'ils relèvent eux-
mêmes avec tant de complaisance. Nous voulons dire
qu'ils opèrent une abstraction que l'intellectualisme
traditionnel n'a jamais faite, mais qui est leur oeuvre
propre et le principe de leurs critiques sans portée.
En effet, ils s'imaginent volontiers les propriétés
abstraites comme isolées les unes des autres, et surtout
séparées par un abîme des réalités concrètes, mais ils
devraient comprendre que nous n'entrons en posses-
sion complète du réel ni par un seul acte ni même par
une seule faculté, et qu'il est, par conséquent, d'un
très mauvais procédé de s'arrêter à un stade d'une
évolution pour porter un jugement sur l'ensemble.
Ici plus qu'ailleurs encore nous devons considérer le
multiple et l'un dans le multiple. Et ce que ni un seul
acte ni une seule faculté ne peuvent faire, plusieurs
l'accomplissent; mais, à la fin, il en est un qui les
embrasse tous. On parle de l'analyse conceptuelle
et abstraite comme si elle nous dépouillait de la pos-
session du concret, comme si elle diminuait en quelque
chose le domaine de la connaissance inférieure. Or,
elle ne fait rien de tout cela: elle ne porte aucune
atteinte h la vérité de nos représentations sensibles ni
à la vivacité de nos sensations. Au contraire, elle les
éclaire et les complète. L'ordre sensible est distinct,
sans doute, de l'ordre intellectuel, mais il n'en est pas
séparé. Une expérience de chaque instant nous apprend
que la communicalin oxiste. Tout-système qui tend

(t) E. LEHov, Unephilos-;-'>' nouvelle,p. 35.


2§6 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

à les faire entrer en lutte l'un contre l'autre peut être


hardiment taxé d'erreur.
Notre faculté do sentir nous* fournit les matériaux
de la connaissance abstraite. Des lors, comment pour-
rait-on l'opposer à rintclligenco? Aucun antagonisme
no saurait exister entre la cause matérielle et son
effet. Il faut seulement éviter ces deux extrêmes :
i° d'en faire la cause totale de la connaissance intel-
lectuelle} 2° de croire qu'elle est réduite à rien dans
la transformation qu'elle subit. Les deux ordres sont
complémentaires l'un de l'autre : la synergie des diffé-
rents acles par lesquels s'accomplit notre connais-
sance est parfaite. Lorsque chacun d'eux a joué son
rôle, rion n'empècho qu'ils se rencontrent finalement
dans une représentation totale. Alors, nous appli-
quons l'universel aux cas particuliers, aux réalités con-
crètes correspondantes : ratio/ies (universales) applicat
ad ?'es ctiam parliculares quarum sunt, adminiculo
inferiorum virium (i). C'est ainsi que tout s'explique
et que tout reçoit satisfaction dans la théorie de la
connaissance humaine de saint Thomas : le concret
est directement saisi par les sens et il l'est cil même
temps à un point de vue plus élevé par la raison.
En d'autres termes, il est à la fois senti cl compris,
perçu et pénétré. Vous pouvez y ajouter encore la
sympathie intellectuelle et affective : rien ne s'y oppose.
Tout cela ne fait que rendre la possession de l'objet
plus intime et plus complète. Toute séparation, tout
exclusivisme constitue ici une grave erreur. Cepen-
dant, il est bien permis de soutenir (pic l'esprit seul,
par l'analyse rationnelle, pénètre dans l'intérieur de
l'être t ihielUgerc quasi intus tegeret dit saint Thomas

In Doetiumde Trinitate,q. v, a. lt.


(l) S. TIIOM.,
NOTIONSGENERALES 207 ;

avec tous les anciens. Los sens ne s'arrêtent qu'aux


qualités extérieures : l'esprit, lui, résout un fait ou un
objet en ses composants pour en découvrir les rap-
ports les plus cachés. Il va toujours plus loin quo les
sens : il lui appartient de voir l'esprit sous la lettre,
li substance sous les accidents, l'idée ou le sens sous
les mots, la réalité sous la figure où lo symbole, les
effets dans les causes, et réciproquement: intus légère.
On peut lui appliquer dans une certaine mesure ce
quo l'Apôtre dit du Verbe divin : « Il est vivant et
cllicacc et plus perçant que le glaive à deux tran-
chants. Il pénètre dans les replis de l'Ame et de l'esprit,
jusque dans les jointures et dans les moelles, démêle
jusqu'aux pensées, jusqu'aux plus secrètes intentions
du coeur. » En un mot, il a plutôt pour objet co qu'il
y a do caché et do profond daim les choses, et son
action propre est toujours juste le contraire d'une
observation périphérique.
On remarquera encore dans le même ordre d'idées
qu'un fait singulier est très imparfaitement connu,
s'il est perçu en dehors de toute idée générale. On ne
peut, en effet, en bien comprendre la valeur et la
portée que si on le voit dans l'ensemble dont il fait
partie, autrement dit dans l'universel. Considéré de la
sorte, il prend uno importance et une signification
qu'il ne pouvait avoir, complètement isolé. C'est qu'il
devient alors le représentant d'une espèce. Il en.
reproduit les caractères, et ce rapport le grandit et
l'enrichit. Même sur le terrain de la pratique, l'action
ne tirc*t*ellc pas une puissance et une efficacité
extraordinaires do la subordination de tous scs élé»
monts à un plan général? Par ailleurs, l'universel nous
permet do manipuler le concret en connaissance de
cause, de débrouiller le lacis des contingences, d'ap-
258" DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDURAISONNEMENT

précicr le phénomène singulier à sa juste valeur.


\V. James lui-même reconnaît la force qui nous vient
de l'idée générale dans l'étude des réalités concrètes :
« Chaque concept, dit-il, représente une catégorie par-
ticulière d'objets, et comme les 'choses semblent avoir
été une fois pour toutes créées par catégories, une
élaboration beaucoup plus effective commence pour
telle portion do notre expérience, dès que nous en
avons classé les différentes parties. A une chose une
fois classée, on peut appliquer la loi de sa classe.
A celte possibilité sont attachés d'immenses avantages.
Théoriquement et pratiquement tout à la fois, celte
faculté de former des concepts abstraits est une de nos
plus sublimes prérogatives. De ce voyage au pays des
abstractions, nous rentrons dans le concret avec une
vision et une puissance singulièrement accrues. » (i) Le
moindre effort d'observation psychologique ne sullit-il
pas, du reste, à nous le faire constater ; l'absence ou
la modicité des idées générales sont toujours une
cause d'infériorité intellectuelle; c'est ce qui se voit
chez les enfants, les primitifs, les femmes et les pri-
maires. Il leur arrive souvent, à raison de cette lacune,
de ne pouvoir faire une juste évaluation d'un fait par-
ticulier; ils rhypertrophicnt sans mesure et l'élèvent
à la hauteur d'un principe. Ainsi, pour n'en citer
qu'un exemple entre mille, un fait particulier et mal-
heureux imputable à un monarque devient pour eux
*la monarchie elle-même. Le fait concret et singulier
est travesti en abstrait, en moyen général d'apprécia-
tion. C'est là un travers très commun dans les
domaines les plus divers, surtout à notre époque .sans
principes et- sans doctrine bien arrêtés. A cela rien

(t) W. JAMKS,
Philosophiede l'expérience,leçonV.
'T NOTIONS GÉNÉRALES 2^9

d'étonnant. Sans valeurs ou points de vue stables,


comment juger? Comment interpréter les faits parti-
culiers qui se présentent? Comment diriger môme sa
conduite? Une doctrine, c'est-à-dire un ensemble de
principes, est nécessaire pour cela. Le goût instinctif,
la convenance ou le bon plaisir personnel ne suffisent
pas. Dans tous les domaines, l'absence d'idées maî-
tresses et abstraites donne l'impression de l'incohé-
rence et de l'anarchie : choses qui font naître un pro-
fond malaise dans les âmes et dans les sociétés. En
tout cas, il no saurait rien sortir de grand ni de durable
de telles habitudes intellectuelles. La négation de toute
esthétique formelle, de tout canon de beauté n'a pro-
fité ni à l'art, ni à te littérature, ni à la critique.
Il est donc bien vrai que le concret et l'abstrait se
complètent et s'éclairent mutuellement : il n'y a aucune
raison de les opposer l'un à l'autre et surtout d'éta-
blir entre eux une cloison étanchc. C'est ce que l'intel-
lectualisme, bien compris, ne comporte nullement.
Aussi W. James a-t-il grand tort d'écrire : « En général,
le rationalisme pense atteindre la plénitude du vrai,
en abandonnant la sensation pour le concept, parce
que celui-ci fournit évidemment le tableau le plus
universel et le plus stable de la réalité. » (i) Cette
remarque peut bien s'appliquer à l'intellectualisme
de Malcbranche et des idéalistes qui séparent l'ordre
intellectuel de l'ordre sensible, mais n'a rien à voir
avec l'intellectualisme d'Aristotc, de saint Thomas et
de la grande tradition scolastique. Ce n'est pas saint
Thomas qui abandonne la sensation pour atteindre le
vrai plus parfaitement. Pour lui, le concret est la
racine, le fondement, la matière de l'universel et de

La philosophiede l'expérience,leçonIII.
(t) W. JAMES,
aG0 DANSLA SCIENCE
pniLÔSOPHIBDURAISONNEMENT

l'abstrait : en passant do l'un à l'autre, nous n'attol*


gnons pas uno réalité différente quant au fond et au
contenu, mais quafft à la manière d'être. Pu point
de vue de la connaissance, l'individualité n'est qu'un
modo d'ètro d'uno nature ou d'une qualité quelconque;
c'est pourquoi nous pouvons nous faire uno juste idée
do cotto naturo ou de cotte qualité par abstraction
do la matière individuelle, co qui ost, du rosto, la
condition sine qua non do toute scienco. Copendant,
à raison même do son origino sensible, une idéo
générale ou abstraite ne peut étro saisio et compriso
que dans uno espèco ou représentation conorèto lui
servant de support : sine conversione ad phantasmata.
Une telle idée ost dono plutôt immanonto qu'exté-
rieure au sensiblo, car ello tiro de lui son origino el
peut lui être correctement atlribuéo parco que les
caractères communs ou spécifiques qu'eilo exprimo so
trouvent réalisés en lui à l'état individuel.
. Encoro une fois, l'erreur initiale d'un grand nombro
d'empiristes et d'inluillonislos consisto dans uno
interprétation faussodo l'intellectualisme traditionnel.
Ils supposent gratuitement quo oc dernior établit uno
séparation, uno solution do continuité erjtro les pre-
mières données concrètes et l'universel ou l'abstrait.
Mais uno telle conception do l'intellectualisme n'est
qu'uno création do lour esprit ot mémo do leur igno-
rance de l'histoiro do la philosophie. L'abstrait ne so
donno pas comme un tout, mais commo uno partto
relativement à la réalité conerôtot aussi no peut-on
l'attribuer au concret en louto vérité, en disant, par
oxcmplo: l'homme est la rationalité. Pour la môme
raison, dans l'ordre do la connaissance, I) no prétond
pas nous apporter la notion totale d'une chose maté-
rielle ou sensible : nalura materialis rei, dit saint
NOTIONSGÉNÉRALES 261

Thomas, cognosci non potest complète et vere nisi


secundum quod cognoscitur in particulari existens(i).
Il no dovrait pas être nécessaire do faire remar-
quer qu'autre chose est do considérer séparément
une propriété d'un objet concret, et autre chose d'af-
firmer, do juger qu'elle est réellement séparée de fait.
Une telle affirmation, l'abstraction ne la fait pas et ne
la comporte pas, mémo implicitement. C'est là que
serait l'erreur du procédé abstrait; mais, encore uno
fois, cette erreur, il no la commet pas. Elle lui est seule-
mentprétécparcerlainscriliqucsqui leconnaissent mal.
On a beaucoup reproché aux philosophes scolastiqucs
une tendance à imaginer derrière les mots abstraits
l'existence réelle d'entités abstraites. Rien n'est plus
faux ni plus injuste. Le scolastiquc le plus décadent
n'est jamais tombé dans cet entitéisme grossier. La
théorie de la connaissance de l'Ecole élait trop forte-
ment définie et raisonnéc pour permettre de telles
aberrations. Le reproche trouverait bien mieux son
application à un grand nombre d'écrivains modernes;
car il ne faudrait pas croire quo l'aversion qu'ils mani-
festent en principe pour l'abstrait les dispenso de
recourir à chaque instant aux locutions les plus abs-
traites. Les mots de Droil, de Liberté, de Civilisation,
d'Humanité, etc., otc., reviennent sans cesse dans leurs
discours et sous leur plume. On les entend parler de
lois qui sont de l'essence d'un Etat républicain. Jamais
peut-être on a tant vénéré d'idoles" abstraites. Les
scolastiqucs avaient au moins l'avantage de définir
exactement les termes qu'ils employaient. C'est ce
que no font jamais les écrivains et les orateurs dont
nous parlons. Mais revenons à notre sujet.

Sum. theol., I p., q. I.XXXIV,


(1) S.TIIOM., a. 7.
262 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

Loin d'impliquer la négation de l'être, l'universel-


abstrait nous en livre le fond réel et permanent : il
en exprime comme la charpente à laquelle tous les
modes d'être individuels se rattachent et sont en
quelque sorte suspendus..Il nous en fait connaître,
en un mot, ce qui est durable, ce qui s'impose à tous
les temps et à tous les pays, ce qui ne dépend ni de
l'individu ni du moment. C'est grâce à lui que la
communion intellectuelle de tous les hommes de l'his-
toire est possible; grâce à lui que l'esprit peut élever
des monuments plus durables que l'airain et d'une
vérité toujours actuelle. S'il y a dans la littérature
contemporaine tant d'oeuvres vouées à une chute
rapide et à l'oubli, c'est précisément que ces oeuvres
n'expriment pas la vérité humaine dans le sens le plus
élevé du mot : contrairement aux idées d'un histo-
rien de la.littérature française, elles sont plus indi-
viduelles que générales, plus particulières qu'uni-
verselles : elles sont l'organe de l'impression, de la
sensibilité, du bon plaisir personnels plutôt que de la
raison: l'organe du moi plutôt (pic l'organe de tous (1).
Tant qu'il en sera ainsi, c'est-à-dire tant que la litté-
rature ne sera guère que l'expression des états indi-
viduels des hommes et des choses, et non do leur
réalité spécifique, rien de vraiment supérieur ne sera
fait : en tout cas, rien qui soit de nature à durer long-
temps. Seuls, les produits de la raison, revêtus d'une
forme pure, ont cette vertu cl ce privilège. Pourquoi
cela? Parce que la raison proprement dite saisit moins
l'être des choses en tant qu'il appartient au temps et
à l'espace que ce même être dégagé de ses caractères
individuels. Du point de vue de la connaissance, l'in-

Histoirede la littératurefrançaise, t. 1",c. 1".


(i) D. NISAIXI»,
NOTIONSGÉNÉRALES 263

dividualité n'étant qu'une modalité d'une nature,


celle-ci peut être saisie et comprise indépendamment
des individus et des cas particuliers. Nous possédons
ainsi la forme pormancntc, les qualités essentielles
de la chose, sans chose individuelle et déterminée :
de là vient qu'au regard de la science et du raison-
nement, l'universel a plus de réalité que le particulier.

Du vrai dans la spéculation et la pratique.

Nous avons distingué plus haut divers degrés de la


connaissance d'après l'origine, l'objet, l'extension de
l'objet de nos idées. Il nous reste à dire quelques
mots de la division 'de la connaissance à raison de sa
fin. Sous ce rapport, elle est spéculative ou pratique.
Cette distinction ne manque pas d'importance. « Beau-
coup de difficultés, dit Bergson, naissent peut-être
de ce que nous brouillons la spéculation et la pratique,
ou de ce que nous poussons une idée dans la direction
de l'utile quand nous croyons l'approfondir théori-
quement, ou enfin de ce que nous employons les formes
d'action à penser. » (i) Cette remarque est juste et
vraie; mais on ne saurait en dire autant des conclusions
que l'auteur en tire. Ce qui est certain, c'est que la
substitution du point de vue spéculatif au point de
vue pratique, et réciproquement, est une des causes
les plus ordinaires do confusion et d'erreur dans les
recherches et les discussions doctrinales. 11 importe
donc de bien définir et de limiter le domaine de la
spéculation et celui de la pratique. Un grand nombre
d'auteurs et savants modernes ne s'embarrassent guère
de celte question : ils lav suppriment en admettant,

(i) II. Ikiioso.N,


Matièreet mémoire.Préface,
i'IllI.OSOI'IIIE
t>URAISO.'CfEMEKT
DANSLASCIENCE |8
264 DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

comme une choso qui va do soi, que la raison n'a


qu'une fonction utilitaire. « Le but final de la connais-
sance, dit IL Bain, est la pratique, c'est-à-dire les règles
de la conduite. » (i) C'est devenu un lieu commun
en quelque sorte, dans la philosophie scientifique, que
de reproduire celte même assertion sous une forme
ou sous une autre. « La science, création do l'intelli-
gence cl de la raison, ne sert qu'à assurer notre puis-
sance efficace sur la nature. Elle ne nous apprend
qu'à utiliser les choses; elle ne nous apprend ricii
sur leur essence. » Nombreux sont les auteurs qui
soutiennent en principe que la science a été créée par
et pour nos besoins, que notre raison no vaut que par
son utilité, qu'elle est une conséquence de notre acti-
vité pratique. Il est assez curieux de constater que
cette conception purement utilitaire de la connaissance
a coïncidé avec l'apothéose de la science et de la raison.
On ne peut s'empêcher de voir là une contradic-
tion ou une inconséquence. Ce n'est pas grandir une
faculté quo de la dépouiller de toute valeur propre,
de toute action désintéressée. Saint Thomas, lui, dis-
tingue soigneusement l'intellect spéculatif de l'intel-
lect pratique. Cependant, il ne voit point là deux
facultés différentes, mais deux fonctions d'une même
faculté : l'une spéculative, l'autre pratique. Voyons quel
est pour lui le fondement de cette distinction.
Tout d'abord, il admet qu'il est accidentel pour un
objet connu d'être dirigé ou orienté vors un but pra-
tique : accidit apprehenso per intellectum quod ordi-
nelur ad opus (2). Il veut dire que la relation à la
pratique ne ressort pas du, connu comme tel : que

(ij A. HAIX,
Logiquedeductiveet indttclive,I. 1", p. 4*«
(a) S. TUOM.,
Snm. tfieot.,q. i.xxtx,a. M.
NOTIONSGÉNÉRALES 265

ce n'est pas le rôle primitif de ce dernier d'être un


moyen d'action. Ce n'est là, pour lui, au contraire,
qu'un rôle secondaire cl acccidentcl. N'a-t-il pas, par
rapport à la pratique, une priorité de logique et de
nature? Dans ces conditions, il possède un sens
complet par lui-même et dans son genre. Ce qui
vient, après lui, dans ce cas, ne peut l'affecter que
d'une manière surérogatoire. On ne peut échapper
à cette conclusion qu'en faisant appel aux procédés
non intellectuels de connaissance ou en soutenant
que l'action fait le savoir. Mais il y a là plutôt une
défaite qu'une solution. C'est un fait conforme à
l'analyse rationnelle et à l'expérience même vulgaire
que la science est logiquement antérieure à l'action.
Par science, nous n'entendons pas ici une opinion
raisonnec et pleinement consciente : non, nous
entendons une perception quelconque même instinc-
tive. Cela suffit à établir que l'aclion n'est qu'une
conséquence. La perfection du savoir n'a pas ici une
importance primordiale. Quel que soit le degré de
connaissance requise, le principe est acquis : la science
précède, l'aclion suit. En un mot, connaître est une
choêe, agir en est une autre. La relation du premier
phénomène au second n'est pas intrinsèque, mais
accidentelle : clic n'est pas, elle ne peut pas être,
directement et par elle-même, complémentaire de la
connaissance : accidit alicui apprehenso per intcllectum
quod ordinelur ad opus vel non ordinelur (ï). Le fond
de tout cela, c'est que la pensée est forme d'être et
non d'action. Ce qui le prouve encore, c'est que le
passage à la pratique ne peut se faire sans l'inter-
vention de la volonté.

(t) S. TIIOM.,
Surn,theot., <[,!XMX,a. n,
266 DANS LA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

Tant que le vrai seul est en cause, nous restons


enfermés dans le domaine de la spéculation : et cela
quel que soit l'objet de notre élude. La raison en est
cpic la connaissance n'implique rien autre qu'un rap-
port, de conformité; or, un tel rapport est essentiel-
lement d'ordre abstrait, quelle qu'en soit, par ailleurs,
la matière. Dans notre cas, il s'établit par l'assimila-
tion immanente du connaissant à l'objet connu. C'est
là l'oeuvre propre et toute l'oeuvre de la connaissance :
elle est spéculative par nature et demeure telle tant
qu'un facteur d'un autre ordre n'intervient pas, tant
que la question de vérité se pose seule. Ce facteur
nouveau, c'est la volonté; la question nouvelle, c'est
celle du bien : bonum. Voilà ce qui nous fait sortir
de la théorie et de la spéculation pour nous placer sur
le terrain de la pratique. Comment se produit cette
évolution? Le vrai, disons-nous, considéré comme
tel, ne suffit pas à l'expliquer. Mais comme, par suite
de leur universalité, les transcendantaux se réci-
prpquent, nous remarquerons que le vrai est un bien
particulier, un certain bien : continetur sub universali
bono, est quoddam bonum parliculare (i). Sous cet
aspect, il s'adresse à la volonté : celle-ci en poursuit la
possession en se le proposant no\iv fin. Et ceci n'est
rien autre que la création de l'ordre pratique. Cette
fin étant donnée et posée, elle devient la mesure, lo
principe de tous les actes correspondants : elle les
commande, les conditionne; elle en fait, en un mot,
la vérité. Il ne s'agit plus ici d'un rapport de confor-
mité avec l'objet pris en lui-même, mais avec une fin
voulue et déterminée. Les points de vue diffèrent
radicalement.

Ml, q. ix, a. i.
(i) S. THOM.,
NOTIONSGÉNÉRALES 20*7
Dans lo premier, nous n'avons qu'une loi : l'objet
considéré en lui-même, abstraction faite de toute autre
chose et de toute relation. L'atteindre et l'exprimer
de la sorte est le propre de la connaissance spécula-
tive : verum inielleclus speculativi, dit saint Thomas,
accipitur per conformitatem ihtellectus ad rem (i).
Considérer les choses sous cet aspect, c'est s'établir
dans la région des idées pures. Nous sortons de
cette région, au contraire, lorsque nous sommes en
présence d'un but fixé par la volonté. Dans ce cas,
. tout prend un sens de vérité par rapport à ce but :
verum intellectus practici accipitur per conformitatem
ad appelilum rectum (2). Il ne s'agit plus ici de ce
qui est plus parfait en soi, mais de ce qui est le
mieux adapté et approprié à la fin qu'on a en vue.
Ce serait se tromper lamentablement que de se baser
dans le choix des moyens sur les valeurs abstraites
et absolues. Ce serait oublier que la fin occupe dans
l'ordre de l'action la même place que les premiers
principes dans la démonstration. A vrai dire, elle
est elle-même un principe qui domine et prédéter-
mine tout le reste : le vrai, c'est ce qui est en confor-
mité avec, elle. Mais qu'on le remarque bien : la
fixation de celte fin n'est pas chose arbitraire: elle
doit toujours être faite en tenant compte des lois et
des lumières de la raison; aussi saint Thomas nous
dit-il que le vrai pratique se trouve dans un rapport
de conformité et d'adaptation à imc fin correcte et
sensée : per conformitatem ad appelitum rectum.
C'est ce qui fait qu'il y a une part d'absolu même

(1) S. THOM.,
Sunt. theol., Ml, q. LVII,a. 5.
(2) Ibid.
268 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA
I SCIENCE

dans Tordre pratique. Cependant, il importe de ne


jamais ^oublier que ce qui le distingue et le carac-
térise, c'est une certaine relativité. Malheureusement,
il est assez rare qu'on n'exagère point dans un sens
ou dans l'autre. De là vient l'antagonisme qui oxistc
si souvent, et sous tant de formes, entre les esprits
spéculatifs et pratiques.
Pourtant les deux fondions de l'esprit dont il s'agit
ne s'excluent pas nécessairement. Le but de toute
éducation intellectuelle-digne de ce nom est de nous
rendre également aptes à l'une et à l'autre. C'est, en
grande partie, à un vice de cette éducation qu'il faut
attribuer le fait que cette double aptitude ne se ren-
contre pas souvent chez la môme personne. Le monde
des hommes qui pensent se trouve comme partagé
en deux camps : les spéculatifs tout d'abord. Ils ont
une tendance prononcée à juger de toutes choses en
elles-mêmes, dans l'abstrait, secundnmse. Ils se placent
ainsi, parfois à leur insu, en dehors de toute contin-
gence, de toute qualité individuelle : ils ne voient les
choses que sous le caractère d'éternité, pour nous
servir d'une expression de Spinoza : ils demeurent
étrangers aux variations et aux changements que les
êtres subissent dans la réalité et aux relations nom-
breuses dans lesquelles ils se trouvent engagés. Leurs
jugements reproduisent de la sorte le type idéal des
choses. Ils font de la scienco pure. Et ils auraient
bien raison s'il ne s'agissait que de cela. C'est la con-
sidération des choses en elles-mêmes qui fait le juge-
ment scientifique selon la règle de saint Thomas : de
rébus judicandum est secundum quod compelit eis
per se (i). C'est le point de vue purement scientifique

(t) S. TIIOM.,
Sum. theol.,IMI, q. ex, a. i.
NOTIONSGÉNÉRALES *%

et spéculatif. Nous no devons pas nous en écarter


quand il ne s'agit que d'une question de doctrine;
car une formule doctrinale possède nécessairement
quelque choso do stable et d'universel : cela suppose
qu'elle exprime non'un aspect accidentel et transi-
toire des choses, mais leur caractère fondamental et
spécifique. Seule une connaissance de co genre fait le
monde des idées et des doctrines. C'est pourquoi
l'Eglise, qui a pour mission de maintenir nos intelli-
gences aussi bien que nos coeurs dans les voies du
salut, a toujours attaché uno capitale importance à
l'expression de la vérité abstraito et absolue. Mais on
comprend les inconvénients qui peuvent résulter
d'une telle disposition ou tendance de l'esprit si elle
est exclusive ou trop prédominante. Dans co cas, un
hommo pourra être savant, mais il ne sera guère
doué pour la conduite de la vie et des affaires; il ne
sera ni un homme do conseil ni un homme d'action.
Il pourra nous renseigner sur la naturo des choses,
mais non sur ce que nous avons à faire dans telles
circonstances et en présence de tel but à atteindre.
En un mot, il sera inhabile à donner les conclusions
particulières et pratiques qui découlent des données
concrètes qui sont en jeu, le sens du relatif étant
nécessaire pour porter un tel jugement.
Par ailleurs, une formation trop exclusivement
concrète et pratique no va point sans de fâcheuses
conséquences. On peut môme dire que les inconvé-
nients qui en résultent sont bien plus graves et plus
regrettables quo ceux de la tendance contraire. Le
plus commun d'entre eux est un penchant à admettre
la relativité dé toutes nos connaissances et même
des principes réputés les plus absolus de la morale.
Par suite de la contingence et do la relativité de
270 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

son objet propre, l'intellect pratique n'est pas im-


muable dans ses jugements : non habet fixant veri-
tatem(i), nous dit saint Thomas. Or, qu'arrivc-l-il
à ceux dont l'esprit s'exerce presque toujours sur ce
terrain mouvant et qui, par ailleurs, n'ont pas pour
contrepoids une culture spéculative suffisante? Il
leur arrive de perdre insensiblement la notion de
l'absolu, de ne plus reconnaître comme mesure de leurs
idées que les circonstances et les points de vue pas-
sagers ou accidentels. Il n'y a rien de stable, à leurs
yeux, dans nos connaissances, et le monde des idées
leur apparaît, comme celui d'Heraclite, entraîné dans
un flux perpétuel. Ce tempérament d'esprit se ren-
contre chez un grand nombre d'écrivains et d'orateurs
de nos jours : aucune armature de principes dans leurs
oeuvres. Aussi les voit-on « flotter et tourbillonner
à tout vent de doctrine », pour parler comme saint
Paul. Ils peuvent offrir uno pâture à l'imagination,
une satisfaction à la curiosité, mais ils n'ont pas une
opinion solido et longuement méditée à présenter
à l'intelligence : comment le feraient-ils puisque leur
cerveau n'est ni nourri ni en forme, n'est affermi par
aucun de ces principes qui, pour être abstraits, n'en
sont pas moins le fondement et la substance de nos
jugements et do nos discours.
Mais revenons à notre sujet. Nous disions que con-
sidérer uniquement les choses dans leur rapport avec
l'intelligence et sous l'aspect du vrai, c'était rester
forcément étranger à l'action et à la pratique. Rien,
en effet, dans cette considération, n'implique le mou-
vement ou la vie. Dans la pure région de l'esprit,
de la connaissance, il n'y a qu'immanence et immo-

III Sentent.,dist. XXIII,q. u, a. 3.


(i)S. TnOM.,
NOTIONSGENERALES ^7*

bilité. Notre entrée dans l'action, dans la réalité


vivante et extérieure se fait par. la volonté : intellectus
speculativus non movet (i), dit saint Thomas; dans
le rapport de l'objet connu, non plus avec l'intelli-
gence pure, mais avec la volonté, nous n'avons pas
le vrai comme tel) mais le bien.
C'est la perception ou plutôt la présentation de ce
bien qui déelanche le mouvement et met en branle
les puissances d'action : sicut imaginatio formai sine
oestimatione convenientis vel nocivi non movet appe-
iitum sensitivum, ita nec apprehensio veri sine ratione
boni et appetibilis (a). C'est une vérité que la science
expérimentale proclame à sa manière : n'admct-ellc
pas que l'intelligence n'agit sur la volonté que par
l'intermédiaire d'une disposition affective ou d'états
nerveux qui correspondent à des sentiments? « Une
idée ne produit pas un mouvement, dit Th. Ribot :
ce serait une chose merveilleuse que ce changement
soudain de fonctions. Une idée telle que les spiri-
tualistes la définissent, produisant subitement un jeu
de muscles, ne serait guère moins qu'un miracle. Ce
n'est pas l'état de conscience comme tel mais bien
l'état physiologique correspondant qui se transforme
en acte L'indépendance relative de l'idée et du
sentiment comme cause de mouvement est nettement
établie par certains faits pathologiques. Il arrive que
l'idée d'un mouvement est à elle seule incapable de
le produire; mais si l'émotion s'ajoute, il se produit.
Un homme atteint de paralysie ne peut par aucun
effort mouvoir son bras ; tandis qu'on le verra s'agiter

/
(i) S. TUOM.,
Sunù theol., MI, q. ix, a. i.
(a) Ibid.
2^2 DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

Violemment sous l'influence d'une émotion causée


par l'arrivée d'un ami. » (1) Et ailleurs : « La cause de
l'aboulie, diuléfaut d'impulsion, est une insensibilité
relative, un affaiblissement général de la sensibilité;
co qui est atteint, c'est la vie affective, la possibilité
d'être ému. » Non, la perception du vrai ne suffit pas
pour nous faire entrer en mouvement et en action;,
il faut y ajouter le sentiment du bon ou du mauvais :
oestimatio convenientis vel nocivi, apprehensio veri sub
ratione boni et appetibilis (2). Tout ceci nous montre
quo l'action ou la pratique n'est qu'une conséquence
secondaire et accidentelle de l'idéo : que cette idée
constitue à elle seule un ordre complet dans son
genre et indépendant. Il n'est donc pas possible de
dire en théorie générale que l'action fait la connais-
sance. Celte dernière pourra, dans des cas particuliers,
dépendre dans une certaine mesure de la pratique.
Mais cette dépendance n'est pas, ne peut pas être
primordiale ni universelle. Une priorité do nature
appartient à la connaissance, rien n'est donc plus
faux que de dire que la vérité so définit en fonction
do l'action ou de ses résultats pratiques; non, ello so
définit essentiellement quant à la vérité spéculative
par la conformité avec l'objet considéré en lui-même—
per conformitatem intelfeclns ad rem (3) —• et quant
à la vérité pratique par la conformité avéo une fin préa-
lablement voulue—per conformitatem adappetitum
rectum (4). — L'objet, en tant qu'adapté à uno fin,
relève do l'intelligence; en tant quo voulu en vue de

(t) Cit. IlinoT,lesMaladiesde la volonté,p. 8.


(a) S. TIIOM.,Sunt. theol.,Ml, q. ix, a. i.
(3)Ibid., toc.cit.
(4) Ibid.
NOTIONS GÉNÉRALES' 2j3
> ' '. '';."'
cette même fin, relève de la volonté : c'est-à-dire que,
sur le terrain de la pratique, il est saisi à la fois sous
l'aspect du vrai et sous l'aspect du bien : c'est ce que
saint Thomas exprime en disant : Objectum intel-
lectus praciici est bonum ordinàbile ad. opus iub
ralione veri (i). L'art est un ensemble de règles, dé
moyens aptes à nous faire atteindre tel ou tel but,
l'expression du beau, par exemple. Les sciences pra-
tiques également ont pour objet de nous guider dans
l'adaptation à une oeuvre : ainsi la logique nous
apprend à raisonner juste, la morale à pratiquer la
vertu.
Cependant, si la relation à la pratique est acciden-
telle à la connaissance comme telle, on ne peut nior
qu'elle ne trouve en elle un fondement plus ou moins
prochain. Nous touchons ici à la véritable explication
de la distinction des sciences en spéculatives et pra-
tiques. Elle est tout enlière contenue dans l'aptitude
plus'ou moins grande, plus ou moins directe de
l'objet connu à servir de règle d'action. Il y a des
scicnccs>dont les vérités prises en elles-mêmes et dans
leur degré d'abstraction sont étrangères à la pratique :
elles ne peuvent être ni une mesure ni un moyen
d'action. Nous voulons dire qu'elles ne peuvent l'être
immédiatement et dans ce qui les caractérise comme
vérités so rattachant à telle s.iencc. Ainsi en est-il
des mathématiques qui traitent de la quantité en
général. Mais lo mémo abus do langage qui en fait
une science d'expérience en a fait aussi une science
pratique. C'est en vain qu'on allègue aux savants
qui expriment cette opinion que les mathématiques

Suni. Iheol.,q. i-xxix,n. 11.


(i) S. TIIOM.,
V)\ PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

se meuvent tout entières loin des réalités concrètes ;


loin des propriétés des corps naturels et sensibles:
ils en allèguent, eux, la valeur utilitaire, les applica-
tions expérimentales. « La géométrie, dit l'un d'eux,
a des applications concrètes : elle no se réduit pas
à un simple jeu d'axiomes. Avec son aide on mesure
les champs, on jauge les volumes, on bâtit des édi-
fices, on construit des machines En physique, on
en a besoin à chaque pas; en astronomie, en géodésie,
encore plus La géométrie ne peut donc demeurer
dans son domaine de la logique pure, il lui faut en
sortir. Elle doit considérer des plans, des droites, des
points concrets, il lui faut des axiomes s'appliquant
positivement à de tels objets. » (i) Il est une manière
de procéder dans les questions do co genre qui aboutit
à faire de l'ontologie une science pratique et même de
la géométrie non euclidienne. Mais il no s'agit pas pré-
cisément ici de l'utilité des connaissances : les plus
spéculatives ont la leur, celle, tout au moins, do com-
pléter et de perfectionner le sujet connaissant. On peut
même leur en trouver d'autres moins immanentes. La
question se pose tout autrement : on doit la formuler
ainsi : les vérités mathématiques ont-elles l'action pour
objet et peut-on les considérer comme un ensemble
de règles et de moyens de bien réaliser celte action?
Ce sont là les conditions mêmes d'une science pra-
tique. Il est assez évident que les mathématiques ne
les possèdent point. En traitant de la quantité en
général, abstraction faite de toutes quantités et qua-
lités sensibles, elles sortent, par le fait même, du
domaine de l'action. Dès lors, comment pourraient-

(i) VoirDela méthodedans les sciences,art. « Mathématiques


pures»,
par J. TANNEIIY,
p. 37.
NOTIONSGÉNÉRALES . 2?5

elles en fournir la règle? En diriger et commander


l'exécution? Cela supposo des considérations con-
crètes; or, lo pur mathématicien ne s'en souciopas,
pas plus que de l'éludo do la matière. Tous les pro-
cédés qu'il met en oeuvre ont pour but propre la
connaissance et non l'action. Or, c'est là le caractère
distinctif d'une science spéculative : s'arrêter à la
connaissance, vu la nature et la portée intrinsèque
des moyens dont elle dispose, étant donnée l'abstrac-
tion de son objet.
En un mot, pour qu'une science puisse être dé-
nommée pratique, il est nécessaire qu'elle envisage
son objet non seulement comme connu, ut cognitum,
mais encore et surtout comme un ouvrage à faire, ut
operabilc. Si on ne s'en tient pas à cette manière de
voir, si la moindre utilité, même la plus indirecte et
la plus lointaine, suffit pour attribuer la qualité de
pratique à une science, H ne peut en résulter (pie des
confusions et même des erreurs regrettables. Au fond,
la question qui nous occupe n'exige, pour être résolue,
que l'application de la règle posée par saint Thomas
(pie nous avons rappelée plus haut : nous devons juger
des choses dans la science d'après leurs caractères
propres et essentiels : secundum quod competit eis per
se. Si maintenant l'objet connu se présente comme une
oeuvre à faire ou simplement comme convcrtissable en
action, en ouvrage quelconque, il appartient par là
même à une scienco pratique. Les vérités le concer-
nant auront ainsi le caractère de règles d'action : elles
nous mettront en main, en quelque sorU les moyens
de le réaliser. Il esl vrai qu'on peut étudier un tel
objet sans aucune intention de passer à l'action. Dans
ce cas, on possède une connaissance pratique d'une
manière spéculative, ce qui arrive fréquemment. Pour
276 .PHILOSOPHIEDURAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

tout résumer en un mot, nous dirons avec saint


Thomas : la spéculation et la pratique diffèrent en
ceci quo l'une considère le vrai en lui-même, l'autre
lo considère relativement à l'action, lntellectivus spe-
culativus et practicus in hoc différant quod intelleclus
speculativus considérât verum absolute, practicus
autan considérât verum in ordine ad opus. La science
véritablement pratique est celle qui comprend la
matière et les règles de l'action.
DEUXIÈME PARTIE

Notions particulières
CHAPITRE V

De l'Induction

Ses caractères propres, son rôle, sa portée.

A première vue, l'induction n'offre rien de com-


pliqué. Elle se présente comme une opération logique
fort simple, qui nous fait passer des faits particuliers
aux idées générales. Mais cette simplicité n'est
qu'apparente. Quand on veut se faire une i/léc plus
précise et plus scientifique de l'induction, on ren-
contre de réelles difficultés; on ne tarde pas à se
convaincre qu'une élude approfondie est nécessaire
pour en acquérir une notion exacte, pour en bien
comprendre la valeur, la forme logique et le méca-
nisme. Ce qui ajoute à la difficulté, c'est que les
anciens en ont relativement peu parlé. Les plus émi-
nents des philosophes scolastiqucs ont tous fait preuve
d'une maîtrise incontestable dans les questions qui
se rattachent à la logique. Nous aurions eu grand
profit à les entendre s'expliquer plus longuement sur
l'induction. Une chose frappe tout d'abord : c'est que
Aristotc n'a consacré à l'induction aucun traité spécial.
On sait qu'il a longuement et admirablement parlé
des règles du syllogisme et de scs formes. Mais on
cherche vainement, dans son oeuvre immortelle, un
DURAISONNEMENT
PHILOSOPHIE DANSLASCIENCE IQ
a8o PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

cours d'induction scientifique. Ses commentateurs ont


généralement imité son laconisme sur co point. Cepen-
dant, Albert le Grand f«.U exception dans uno largo
mesure. Il s'étend un peu plus longuement (pic les
autres écrivains de l'Ecole sur l'induction. Ce qu'il
nous en dit présente le plus grand intérêt cl contient
une réponse à toutes les difficultés que les modernes
ont soulevées contre l'induction complète. Nous ne
manquerons pas d'en tirer profit.
Nous ne pouvons nous dispenser néanmoins, avant
d'entrer dans le vif de noire sujet, d'expliquer le
silence relatif des anciens concernant l'induction. Un
grand nombre d'auteurs en voient la cause dans une
conception fausse ou tout au moins fort exagérée de
la valeur çl du» rôle du syllogisme. D'après eux, lo
syllogisme démonstratif était, pour lu philosophie
médiévale, le sçul moyen, le seul instruisent d'acqui-
sition de la science. Oj.', les écrivains do l'Ecole oiit lôiif
jours çnseigné ay.eç.Ariâtotc.quc.dcux procédés étaient
donnés à l'homme pour parvenir à la science.: le syl*
lpgisinc démonstratif et l'induction : unus per demon-
slrqtipnem, alius^per induclioncm (i): que Pun passait,
du. général au, particulier, l'autre du particulier, an.
géqéral : demoiistratia procedit ex universalibus,
ifiduçtip autem pvocedit ex particularibus (a). Ils affir.-.
inaienl bipn. haut qu'on ne pouvait suivre, indiffé-
remment; Jes deux méthodes dans tous les domaines
de, la science. La méthode expérimentale est de rigueur,
dty encore saint,Thomas, dans les sciences naturelles;;
s'qq érçtrtpr, qiv,tpl)c. matière, c'est se condamner,.aux
plus graves.crre.urs.: Quisensum negligiltin natum*.

(i) S. THOM.,
Poster, analyt., I. I, Icct.XXX.
(a) llfidi,
4
NOTIONSPARTICULIÈRES a8r

libus incidit in errorem (i). Dans ces mêmes sciences,


dit-il* encore, lo point capital est de former notre
jugement d'après les indications de l'oxpérience : Ut
hoc modo jndicemus de rébus naturalibits secnndum
quod sensus eu demonslrat (a). Partout et toujours,
entérines lapidaires, il proclame la nécessité de l'expé-
rience dans les scionces de la nature. Tous ceux, du
reste, qulonl In moindre idée de sa théorie de la'con-
mtissanec savent parfaitement à quoi s'en tenir sur
ce point. Il nous serait facile de recueillir des textes
semblables dans les ouvrages d'autres philosophes
scolastiqucs. Il y avait donc autre chose pour eux
dans la scionce que le syllogisme. La seule chose
vraiment nouvelle dans le Novum Organon, c'est sa
forme oratoire et poétique. L'importance de l'expéi
rionco, nous venons de le voir, avait été reconnue et
proclamée bien longtemps avant Bacon. Son grand
tort, comme celui de Descaries, a été de rompre
complètement avec le passé, au lieu d'en utiliser les
ressources considérables. Les ruptures dé celte sorte
ont toujours porte le plus grave préjudice au véri-
table progrès intellectuel. On dira, sans doute, que
les scolastiqucs n'ont guère mis en pratique leurs idées,
théoriquement irréprochables, sur l'expérience et l'in-
duction; Nous Paccordons volontiers, tout en faisant
remarquer qu'on a adressé avec raison le même
reproche à Bacon lui-même; ce qui prouve une fois
de plus que la théorie et la pratique sont choses diffé-
rentes. Les scolasliqucs étaient philosophes et théolo-
giens avant tout; et c'est comme tels qu'ils ont touché

In Hoetiumde Trinitate, qi vl, ai 2.


(i) S. THOM.,
(3) Ibid.
9&1 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

aux sciences physiques. Il n'y a donc pas lieu de


s'étonner qu'ils y aient commis des erreurs. Mais les
questions de ce genre et les réponses qu'ils y ont
faites sont quelque chose de bien secondaire dans
leur oeuvre, qu'il faut juger d'un autre point de vue.
On devra donc chercher ailleurs que dans une idée
trop exclusive du rôle du syllogisme les raisons du
peu de place qu'ils ont faite à l'induction dans leurs
Sommes de logique. Nous en trouvons une, précisé-
ment, dans le fait qu'ils ont beaucoup plus cultivé les
sciences rationnelles que les sciences naturelles et
positives. Il est incontestable que la déduction domine
dans les sciences rationnelles. Là, en effet, on procède
du général au particulier, des causes aux effets, des
lois universelles aux cas divers qu'elles régissent. Dans
les sciences naturelles, au contraire, la marche est une
régression vers les principes en partant des faits, une
régression vers le simple par l'analyse du composé,
vers les conditions générales des phénomènes en se
basant sur les manifestations des effets particuliers.
Sans doute, l'induction peut trouver une place, même
dans les sciences rationnelles. La synthèse n'est pas
plus défendue au naturaliste que l'analyse au philo-
sophe ou au mathématicien. Il y a lieu pour les uns et
pour les autres à induction et à déduction. Mais il n'en
est pas moins vrai (pie l'ensemble du procédé est
déduclif dans les sciences rationnelles et inductif dans
les sciences de la nature. Les anciens, qui se sont
appliqués à peu près exclusivement à l'étude des pre-
mières, n'ont pas accordé la même importance ni la
même attention que les modernes à l'induction. C'est
plutôt une lacune qu'une erreur dans leur oeuvre. Il
sera bon de ne pas oublier non plus dans cette ques-
tion que les scolastiqucs travaillaient surtout
NOTIONS PARTICULIÈRES a83

de l'enseignement. Leur littérature scientifique est


presque toujours appropriée à ce but. Cette remarque
n'est pas.sans importance; elle contient l'explication
des grandes qualités comme de certains défauts de
leur travail; il est bien prouvé que l'enseignement des
écoles s'arrange beaucoup mieux des modes déductifs
d'exposition (pie des autres. Nous voyons qu'il part
autant que possible des premiers principes de la ques-
tion; qu'il condense eu quelques mots les résultats
obtenus après de longues et patientes recherches;
qu'il met en plein relief la marche logique du raison-
nement. C'est pourquoi il s'attache de préférence au
syllogisme. Dans l'induction, l'opération logique est
moins marquée, l'inférencc moins sensible. Les faits
y représentent le connu, les principes l'inconnu. Or,
ces principes et ces lois qu'il s'agit de conquérir sont
comme perdus au milieu des faits et de la complexité
des phénomènes. Pour les découvrir, il est nécessaire
d'analyser et de dissocier ces mêmes phénomènes et
de les réduire à des relations et à des conditions
aussi simples que le permet l'objet même des sciences
naturelles. Or, ce procédé est celui de l'invention
plutôt que de renseignement. Tout est beaucoup plus
simple quand lo principe général est établi tout
d'abord, le fait particulier énoncé ensuite, et enfin la
conclusion déduite. Aussi a-t-on justement remarqué
que les élèves éprouvent de grandes difficultés à décou-
vrir les lois dans les cas particuliers, tandis qu'ils
arrivent très vite à faire l'application à un phénomène
singulier d'une loi exposée en termes généraux. Il
n'est donc pas étonnant que les scolastiques, dans
leur souci d'approprier et d'adapter la doctrine à l'en-
seignement,, aient fait une part si considérable au
syllogisme. Pour atteindre plus pleinement le but
&84 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

yu'ils s'étaient fixé de la sorte, ils ont oonvorti et


présenté en forme syllogistique les résultats ,oux-
mêmes de l'induction. C!cst pourquoi la méthode
d'exposition a mas([iié plus d'une :fois qhoy. toux lie
travail de recherche. Nous parlons, biun entendu,
dans tout ceci de l'induction scientifique. Car ^induc-
tion tcllo qu'elle esl pratiquée dans la vie courante
se présente sous un autre aspect. Ello prend [pied sur
les.conlingcnces les plus communes el se trouve ainsi
beaucoup plus à la portée des hommes sans culture
que le syllogisme. Mais los observations quMui servont
de base dans ce cas sont le plus souvent confuses et
.très sommaires; elles ne peuvent conduire qu'à des
généralisations imparfaites qui ue sorlout guère du
domaine de la probabilité .lorsqu'elles ne sont pas de
simples conjectures ou hypothèses. Tout est rudi-
.meutaire et ^approximatif dans l'induction pratiquée
.de la sorte. Aussi est-elle étrangère à la sqionce.
Ces considérations nous aident à comprendre .pour-
quoi les philosophes scolasliquos ont rolativomont
jpeu parlé et usé de l'induction. Ce n'est pas dit tout
pour ,en avoir méconnu le rôle et l'importance pri-
mordiales .dans les sciences naturelles, comme on 'le
dit si souvent. Quant aux néo-suolastiques, étant
(.tonné le développement énorme que -l'étude de ces
mêmes scicuces a pris de nos jours, ils accordent à
l'induction l'altcnlion et la place qulelle .mérite. Ce
(ju'on peut reprocher à certains d'entre eux, c'est ;de
n'avoir pas su défendre ^'induction complète .contre
les attaques des modernes : induction qui est ja seule
q.ui .ait ,vui sons .comme opération logique. Us u'out
pas suflisannttcnt évité non plus un travers assez
commun dans celte matière : travers .qui consisteià »e
pouvoir parler de l'induction exclusivement prise; à
NOTIONS PARTICULIERES 385

ne s'occuper d'elle que pour la rattacher au syllogisme


on pour montrer les rapports qu'cllo soutient aveo
des cléments qui lui sont étrangers. Il serait pourtant
beaucoup plus simple cl plus scientifique de la prendre
telle qu'cllo est et do se contenter des résultats qu'elle
peut donner par ses propres moyens vi propria. On
ne saurait bien en définir la nature propre autrement.
Conformément à ces principes, nous allons étudier
l'induction : i° dans les faits qui lui servent de fon-
dement; a° dans la proposition générale qui lui tient
lien de conclusion; 3» dans le mode d'inférence qui
lui convient.

Les faits.

Ils sont les matériaux de toute généralisation indue-


tivo. Nous avons recours, pour nous eir assurer, à
l'observation et à l'expérienco. C'est un travail aussi
délicat que nécessaire. Il est soumis à un ensemble de .
règles qui ont principalement pour but do le main-
tenir sur lo terrain expérimental. Il s'agil de constater
scientifiquement les faits et de ne pas mêler à leur
rechercho des idées préconçues. Nous supposons
que ce travail est accompli avec touto l'exactitude
possible, car c'est sur les laits dûment constatés que
l'induction repose. Si l'observation porte sur tous
les faits qui se rattachent à la question poséo, l'in-
duction est, dit-on communément, complôto : sinon
elle est incomplète. Celte manière de parler a prévalu
dans la science et la philosophie modernes. Ello nous
parait cependant, à certains ôgards, impropre et équi-
voque. Si l'observation porte sur tous les faits, ce
n'est pas induction, mais observation complète qu'il
faut dire; et lorsqu'on a recours à un principe général
280 DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDURAISONNEMENT

pour compléter l'expérience' actuelle, ce n'est pas do


compléter l'induction mais l'obsorvation qu'il s'agit.
S'exprimer autrement, c'est confondre l'induction aveo
son fondement; c'est surtout enlever par définition
même à l'induction tout caractère d'opération logique.
Pour nous, l'induction est complète quand lo raison-
nement qu'elle constitue a pour point de départ l'ob-
servation de tous les fails. Maintenant, la question est
de savoir si l'induction, dans ce cas, a quelque valeur
scientifique. Les savants modernes le nient générale-
ment. Us n'y yoient que répétition inutile ou tauto-
logie. Une chose est cependant certaine, c'est que
l'induction complète est la seule qui comptait pour les
anciens. Les textes qui le prouvent sont aussi nom-
breux que formels : inductio est per omnia singularia
nullo omisso (i), dit Albert le Grand. Saint Thomas
n'est pas moins explicite : per viam inductionis sensus
facit universal? inlus in anima in quantum conside-
rantur omnia singularia (2). Les anciens n'auraient
donc connu de l'induction qu'une forme purement
verbale et stérile. Les modernes ne voient aucune dif-
ficulté à l'admettre. Ils leur prêtent bien d'autres
erreurs plus grossières que celle-là. Mais nous ne pou-
vons l'admettre, nous, et personne de ceux qui ont la
moindre notion des traités de logique des écrivains
de l'Ecole ne le pourra non plus. Nous dirons plutôt
que leur analyse de l'induction complète est bien plus
profonde et bien plus juste que celle des modernes.
On peut résumer ainsi l'opinion de ces derniers :
affirmer d'un sujet commun un caractère constaté dans

(1)Ain. MAGN., Prior. analyt., I. II, tract. VU,8. 4«


(a) S. TIIOM.,
Poster, analyt., '. II, lect.XX.
NOTIONSPARTICULIÈRES 387

tous les faits individuels correspondants, ce n'est pas


une opération logique réelle ; c'est une répétition sans
inférence positive, sans progrès dans la connaissance.
C'est ce qui se produit, par exemple, quand, après
avoir constaté que chaque métal est bon conducteur
de la chaleuret de l'électricité, nous affirmons la même
propriété des métaux en général. 11suffit do consulter
une des nombreuses bibliothèques do philosophie scien-
tifique publiées de nos jours pour so convaincre (pie
cette manière d'interpréter l'induclion complète est
non seulement très commune, mais considérée comme
une vérité absolument acquise. Elle n'en est pas moins
le résultat d'un examen très superficiel do la question,
Le passage de tous les cas particuliers au général n'a
rien de tautologique ; il n'a rien non plus qui ressem-
blerait à une répétition inutile. Ceux qui so l'ima-
ginent se trompent doublement. Ils se trompent tout
d'abord sur le fondement ou lo point de départ de
l'opération induclive, c'est-à-dire sur les faits ou plutôt
sur la manière de les envisager et de les prendro dans
la circonstance. Us ne doivent pas être pris collective-
ment, mais individuellement: ce n'est que sous ce der-
nier rapport qu'ils sont et peuvent èlre les matériaux
do l'universel ainsi que l'objet propre de l'observation
et de l'expérience, incipit a singularibus non uno sed
omnibus divisim acceptis (1). En d'autres termes, les
faits doivent être énoncés ou distribués sous le sujet
commun dans la forme et la mesure où ce dernier
leur convient ; or, ce n'est pas au groupe comme tel
qu'il convient et qu'il s'applique en premier lieu,
mais bien à chacun des faits particuliers. Le tout
universel est prêdicable de ses parties séparément

Topicor.,I. I, Iract. III, c. iv.


(1) ALB.MAUX.,
S88 f PHILOSOPHIEDURAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

prises : le tout quantitatif ne l'est pas. Ces distinc-


tions sont capitales pour l'intelligence de l'opération
mduclive (i).
Ensuite, les mêmes auteurs se trompent sur le
point d'arrivée du procédé induclif, à savoir sur
l'universel. Ils le considèrent comme un simple total
des constatations particulières. Il n'est pas étonnant
que, dans ces conditions, l'induction complète leur
paraisse ce que nous venons de dire. Mais leur con-
ception de l'universel n'est pas admissible. L'uni-
versel diffère radicalement de l'expérience sensible
dans laquelle on voudrait le retenir enfermé: il en
diffère par un certain nombre de caractères qui ne
sauraient nullement convenir aux faits particuliers
comme tels. D'un côté, nous avons l'unité de con-
cept: en effet, le caractère généralisé s'applique d'une
manière univoque à tous les cas particuliers du
même ordre. Il en est, dans toule la force du terme,
l'extrait commun: à ce litre, il les condense et les
domine tous. Il est véritablement l'unité d'une multi-
plicité. Il évoque donc une tout autre idée que celle
d'un simple total ou résumé de l'expérience sensible.
Celle-ci est particulière, contingente, variable; elle
appartient au temps et à l'espace. Elle n'a, par elle-
même, en tant que sensible, qu'une portée indivi-
duelle. L'universel, au contraire, vaut poui* l'expé-
rience présente et future : il nous dit que ce qui est
vrai dans les cas particuliers le sera toujours et partout
dans les mêmes conditions. Il existe donc entre lui et
lesphénomènesslngulicrsdcsdifférenccsirréductibles:

(i) Nousferonscependantobserverqu'à l'originede ta rechercheou


de l'opérationinductive,les faits individuelsne sont quetrès impropre-
ment appck'sparties: pars nonest in actu nisi quandoest in loto, dit
avecraisonAlbertle Grand.[Lib, de Pnedicamentis,tract. Il, c. vi.)
NOTIONSPARTICULIÈRESx 2%

ilse distinguedo oes-p'liénomônesparl'oxlensipn, Pa1)s-


traction <du/tompsot du lieu et enfin par l'unité de
concept. S'il on est ainsi, oommont voir dans le pas-
sage dos faits particuliers au général une tautologie,
une répétition? Il importe peu à ce raisonnement que
los faits soient complots ou non; leurs propriétés
demeurent individuelles dans les deux cas. Ce n!est
point '.parce qu'ils seront tous observés qu'ils sorti-
ront de l'ordre particulier et sensible.
Voyou- maintenant ce que devient le raisonnement
indue! if'basé sur une observation incomplète des faits.
Nous supposons'donc que les faits ne sont pas tous
réelle*.^ '!£ connus. Dans ce cas, à s'en tenir à 'la
rigueur (U:s termes, l'induction nv -aurait nous con-
duire à une conclusion certaine : "ile demeure forcé-
ment dans le domaine des probabilités el des conjec-
tures : ad induclionem probabilem sufiieil de pluribus
induclio(t). C'est ce qu'on ne peut nier sans ébranler
les principes fondamentaux de la logique. Pour abouti?
à la certitude, il est donc indispensable de compléter
l'observation des faits à l'aide d'un principe général
et supérieur. Pour les uns, ce principe est relatif
à l'uniformité de la nature; pour les autres, à l'ordre
de l'univers, à l'expérience constante. Mais connue
ces principes ou ces croyances sont, pour eux, des
extraits d'observations ou d'inductions particulières,
ils tournent manifestement dans un cercle vicieux. On
ne peut éviter ce grave inconvénient sans recourir
à un principe analytique, d'essence rationnelle; c'est-
à-dire à un principe auquel nous ne donnons pas pré-
cisément notre adhésion sur le témoignage de l'expé-
rience, mais auquel nous adhérons parce que la com-

Poster.[analyt.,I. II, tract. 7, c. iv.


\\) ALB.MACS.,
200 DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

paraison ou le simple rapprochement des termes nous


fait voir l'attribut dans l'idée du sujet. Ce principe,
dans noire cas, est la loi de causalité universelle pré-
sentée sous cette forme ou sous une autre plus spé-
ciale : Les mêmes causes produisent les mêmes effets.
Par l'application de ce principe, nous passons des
faits observés à ceux qui ne le sont pas; nous sommes
autorisés à dire : a pluribus disce omîtes. La propo-
sition analytique dont il s'agit n'est pas cependaut
une affirmation à priori de l'esprit, connue beaucoup
de savanls se l'imaginent : les éléments commo ceux
de toute connaissance en sont fournis par l'cxpér
rience, c'est-à-dire par les sens; mais la relation qui
existe en Ire eux est perçue et affirmée avec une
entière assurance, sans attendre le témoignage ou
les leçons de l'expérience proprement dite. De la
sorte, on ne prouve pas la validité de la méthode
inductive par l'induction elle-même, comme on le fait
si souvent. Qu'on le veuille ou non, il est absolument
impossible de passer de l'ordre des réalités sensibles
et particulières à l'ordre scientifique, c'est-à-dire de
ce qui est à ce qui doit être, sans l'intervention d'une
vérité d'origine rationnelle, ce qui n'est pas du tout
la même chose qu'une forme à priori ou purement
subjective. Il est donc possible de rendre l'observation
complète en ayant recours à une vérité de raison.
Dans ces conditions, la différence qui existe entre
l'induction complète et incomplète perd toute signi-
fication pratique : on n'aperçoit plus aucune diversité
de nature entre les deux du point de vue du raison-
nement induclif. D'un côté, on s'appuie sur l'obser-
vation directe de tous les faits; de l'autre, sur une
observation partielle de, ces mêmes faits, mais com-
plétée comme nous venons de le dire. C'est donc
NOTIONSPARTICULIERES 201

à tort qu'on nous présente l'induction incomplète


comme étant d'une essence particulière. C'est pour-
tant ce que les modernes ne manquent pas de faire;
induire, pour eux, c'est conclure d'un certain nombre
de faits à tous les faits semblables individuellement
pris; c'est compléter les faits et non les prendre
comme base au point de départ d'un raisonnement,
c'est, en un mot, agrandir l'expérience par l'emploi
des règles contenues dans les tiois tables de Bacon,
ce n'est pas la mettre en oeuvre par un raisonnement.
De fait, si compléter le nombre des faits particuliers
est l'oeuvre propre et spécifique de l'induction, elle
perd jusqu'à l'apparence d'une opération logique.
On comprend maintenant pourquoi les anciens ne
distinguaient pas entre l'induction complète de fait et
l'induction complétée à l'aide d'un principe général. Il
n'y avait là pour eux aucune différence essentielle et,
parlant, aucune nécessité de la souligner dans leur
langage, qui était toujours formel en toutes choses. En
parlant toujours de l'induction complète, ils n'enten-
daient nullement établir ou exiger par là l'observation
directe de tous les cas particuliers; on le voit par le
passage suivant d'Albert le Grand : quamvis singularia
sint infinitoe mullitudinis ut dicit Plato, tan\en ad
induclionem perfeclam oportetinsumma inducere non
quod omnia sigillatim numerentur sed ut breviter col-
lecta insinuentur dicendo et sic de aliis (i). On peut
voir par ces considérations que ceux qui ont abandonné
la défense de l'induction complète ne sont pas exempts
de légèreté. Us ont été surtout frappés du reproche
de répétition qui lui est fait. Us n'ont pas remarqué
qu'on l'adresse également au syllogisme et qu'on

Prior., I. II, tract. VII,c. iv.


(i) ALB.MAO.N.,
' PHILOSOPHIEDURAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE
2p>

pourrait l'adresser à tous nos- jugement»; puisqufils


aboutissent tous-à une perception d'idbntitédc fbronc
ou. de sujet. La conclusion syllogislique,> dit-on,- no
constitue pas une infércnce réelle ni-un progrocdans
la connaissance. N'esU-cllè pas contenue dans les'pré-
misscs? Que fait-elle aulte chose' que do reproduire
sous une forme nouvelle ce qu'on vient» d'affirmer
déjà? H' s'agit toujours, on le voit, du rapport des cas
particuliers avec l'universel. Dans l'induction», ce
dernier ost inféré: singularia principium sunt\ nni-
uersale illatum (i). On-ne peut donc nior qu'il n'ait
son fondement dans les cas particuliers; mais- celte
préexistence virtuelle, loin de prouver quelque chose
contre la réalité de l'inférence, nous; eiv fbuwiity au
contraire, lai preuve et» l'explioatioiu Inversement 1,
dans le syllogisme, l'universel est le point dculépaïC:
oii l'y applique aux< cas- particuliers qu'il» ronformo
sans doute, mais qu'il ne désigno pas nominativement 1.
En d'autres termes, il contient la'conclusion non en*
acte, mais- en puissance seulement. C'est» pourquoi'
celle conclusion est réellement inférée: une' olioso;
on effet, est connue non en tant qu?ello cst: on- puis--
sauce, mais en tant quelle est' en acte. Non», s'élever
de l'expérience sensible au général, ce n'est pas se
répéter inutilement. C'est accomplir un> progrès réel
dans.la connaissance, lo plus grand qu'il soit'donné
à<l'homme d'accomplir, celui 'qui» révèle le-mieux) sa
supériorité spécifique ainsi que l?indépcndanccf«</'*7t-
sèque do la matière d\v principe do la» connaissance'
intellectuelle. Les caractères de l'universel oont-nastent
ouvertement avoo ceux des faitsindividuclltunontdbm-
nés; Nous avons là deux ordres do connaissances-qui

(i) ALB.MAOX.,
Topicor.,I. I, tracll 3, c. iv.
NOTIONSPARTICULIÈRES 293

communiquent entre eux» sans doute, mate qui n'en


sont pas moins, distincts. En passant de l'un à Vautre,
la connaissance s'élève, s'agrandit, s'universalise :
ç'est-àrdire qu'elle s'éloigne de la matière individuelle
qui est, le principe de l'individualion ou, en d'autres
termes, de la limitation et de la pluralité des formes.
L'abstraction d'une telle matière ne peut aboutir qu'à
l'unité et, à l'universalité. La conclusion générale
inductive exprime non seulement les faits particuliers,
mai*, encore et surtout leur ressemblance. C'est ce
qui lui donne une portée que ne peuvent avoir ni les
propositions formées pour chaque cas ni la somme de
ces mêmes, propositions.. Ce qui est purement indivb-*
duel ne représente que lui-même: il ne saurait être
attribué à, plusieurs sairs contradiction dans les termes»
CR,qui est, au.con.tjrairc, la similitude ou la représenta»-
lion, typique de fait* particuliers est naturellement
applicable à chacun d'eux: c'est lài précisément la
condition de la généralisation. inducUve: quodlibeù
singiilar.ifim de uno solo, HUid vero quod, similitudo
corum est de multis predicaLwr (ii)>
Au. fond do toutes; les; difficultés, do toutes: lbs<
objections- qu'on soulève contre l'induction complète,
on, rencontre l'idée'suivante: à savoir que tous; los
faite étant observés et connus, le but do la recherche
soienlilique est pleinement atteint; que tout; ce quo
l'on, imagine on. plus.no peut» être quo redondance),
tautologie, répétition» Mais cette- manienoj de voin est»
superficiollo ot complètement crsronée :àila prendre-
en, toute i.iguour, ello équivaut à> lai négatiom môme'
de la, science. Dire que lo r/ôledé col lc*cii finit: aveos
^observation du tous; les faits» o'esli dira (pi'ollb

Dese.vPrincipes, tract. I,.r. v.


(i) ALB.MACS.,
2p4 DANSLA SCIENCE'
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

finit avant d'avoir commencé : car les faits, même


tous connus, n'en sont que les matériaux nécessaires.
Là science ne les recherche que pour en dégager la
loi, l'idée générale. Et lorsqu'elle conclut à une idée
de ce genre, elle ne conclut pas du tout au tout,
comme on le croit faussement, mais d'éléments dis-
joints et séparés, de faits individuels très improprement
appelés parties, et (pour tout dire en un mot) de la
forme chaque à la forme tout; du tout arithmétique
au tout universel générique ou spécifique. Ce dernier
est une acquisition nouvelle et sa connaissance con-
stitue un progrès infiniment précieux. Il peut être
attribué séparément à chacun des faits particuliers.
C'est pourquoi il est séparé par un abîme du tout
quantitatif avec lequel nos savants le confondent :
une syllabe n'est pas le mot, ni un mot la phrase,
ni une fenêtre la maison, mais Pierre est homme.
Tolum universale adest cuilibel parti et secundum
esse et secundum perfectionem (i). Il représente l'élé-
ment commun et constant mis en lumière par l'expé-
rience directe et considéré à part, grâce à la géné-
ralisation ou abstraction inductive. En un mot, conce-
voir le passage de tous les faits particuliers au général,
dans l'induction, comme un processus logique allant
du tout au tout, c'est encore une fois affirmer que la
science n'a pour mission que d'enregistrer les faits
individuellement donnés ; c'est aussi méconnaître
complètement le rôle de l'abstraction dans la forma-
tion du général bu de l'universel. La répétition des
faits nous les montre reliés entre eux par un rapport
de ressemblance : l'induction généralise ce rapport,
c'est-à-dire le dépouille de toute signification indivi-

a. i.
Sam, theol., I, q. LXXVII,
(t) S. TKOM.,
NOTIONSPARTICULIÈRES. 295

duellc et déterminée en acte.. Elle arrive ainsi à un


élément universel et commun applicable à tous les
cas d'une même catégorie ou espèce : unum in
muttis et de multis, commo dit saint Thomas, et
nous ajouterons applicable même aux cas possibles.
Ces notions sont courantes dans la philosophie de
saint Thomas; mais elles sont si peu comprises, si
méconnues de nos jours, qu'on nous pardonnera
l'insistance que nous mettons à les rappeler* Ceux
qui ne sont que peu ou pas du tout initiés à la con-
naissance de celte philosophie ne s'en plaindront
pas : quant aux autres, il nous seront peut-être recon-
naissants de voir exprimées en français et sous des
formes variées, autant que possible, certaines locu»
lions techniques de l'Ecole.

La proposition générale induotlve.

Nous avons envisagé jusqu'ici l'induction dans les


faits qui en sont la base et le principe : il nous reste
à parler do la proposition générale qui en est le
terme ou la conclusion, mais nous ferons tout d'abord
une remarque d'une grande importance lorsqu'il
s'agit de se faire une idée de l'induction conçue
comme une forme particulière de raisonnement. La
voici : ce n'est pas seulement au terme du travail
inductif que nous rencontrons une idée générale,
mais encore à son début lui-même. En effet, uno idée
de ce genre se trouve toujours au point do départ de
la recherche expérimentale.
Les savants qui ont fait une analyse logique de
cette recherche le reconnaissent sans difficulté. « On
dit souvent, écrit H. Poincaré, qu'il faut expérimenter
son idée préconçue. Cela n'est pas possible : non
DURAISONNEMENT
PHILOSOPHIE DANS LASCIENCE 30
296 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANS;LASCIENCE

seulement ce serait rendre toute expérience stérile,


mais on le voudrait qu'on ne le pourrait pas! » (1)
Nombreux sont les passages où Cl. Bernard proclame
cette même nécessité d'une idée qui soit le primum
movens des investigations expérimentales. « Chaque
homme, dit-il, se fait de prime abord des idées sur ce
qu'il voit et il est porté à interpréter les phénomènes
de la nature par anticipation avant de les connaître
par expérience. Cette tendance est spontanée : une
idée préconçue a toujours été et sera toujours le
premier élan d'un esprit investigateur. La méthode
expérimentale a pour objet de transformer celte
conception a priori fondée sur une intuition ou un
sentiment vague des choses en une interprétation
a posteriori établie sur l'étude expérimentale des
phénomènes. » (2) On objectera, peul-èlre, que le
même auteur reconnaît « qu'il y a des cas où l'on
expérimente sans avoir une idée probable à véri-
fier » (3). C'est vrai : ce sont là, d'après ses propres
expressions, des expériences de tâtonnements, des
expériences pour voir. Mais ces cas sont exceptionnels.
S ils sont vraiment dépourvus de loulc espèce d'intui-
tion même confuse, ils s'exercent au hasard et revêtent
à ce titre un caractère prcscicnlifiquc. Du reste, ils
n'ont qu'un but qui est de faire naître une idée direc-
trice de l'expérience : ce qui est une preuve de plus
de la nécessité de cette dernière. Les expériences en
question, dit encore notre auteur, « sont destinées
à faire surgir une première observation imprévue et
indéterminée d'avance, mais dont l'apparition pourra

(i) H. POINCARÉ,la Scienceet l'hypothèse,p. f»o.


(3)Dansla Scienceexpérimentale(i805),j».78.
(3) Inlroducl,à l'étudede ta médecineexpérim.,0. 1", $ 0.
NOTIONSPARTICULIERES ÎQJ

suggérer une idée expérimentale et ouvrir une voie


de recherche ». Dans, cet ordre d'idées nous citerons
encore la remarque suivante de C. Bernard : « L'idée
directrice de l'expérience doit renfermer tout ce qui
est déjà connu sur le sujet. » (i) Parmi ces connais*
sauces prérequises pour aborder convenablement
l'élude de quelque domaine spécial de la science, il
faut compter celles des premiers principes et (dcs
caractères communs de l'objet particulier soumis à nos
investigations.
Ces notions générales constituent les principes
directeurs les plus élevés de l'expérience : elles sont
l'appui le plus ferme et le plus fondamental de notre
esprit dans scs recherches positives et scs raisonne-
ments sur les faits. Les principes premiers particuliers
ou communs posent en quelque sorte les bornes au
dedans desquelles doit se mouvoir une science spé-
ciale. Mais, loin d'en gêner ou contrarier le déve-
loppement, ils le favorisent au contraire et lui four-
nisscntunebasesolidc.Lcsconnaissaucespréjudiciclles
à l'étude d'une spécialité embrassent donc non seule-
ment ce qui est déjà acquis de l'objet particulier comme
tel mais encore ce qu'il a de commun avec d'autres et
mémo tous les autres. Ce qu'il importe le plus pour le
moment do retenir de ces considérations, c'est qu'une
idée se Irouvc à l'origine môme des investigations''
expérimentales. Celte idée joue un rôle essentiel dans
l'opération logique inductive; elle représente un élé-
ment sans lequel celte opération ne peut ni se définir
ni se concovoir, comme nous le verrons- plus loin en
parlant do l'inférencc induclive.
Quant à l'idée générale considérée comme conclusion

(i) Introduit, à l'étudede la médecineexpérim.,c. i", $ 0.


298 PHILOSOPHIEDÛ RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

du raisonnement induetif, ce qui la caractérise essen-


tiellement, c'est qu'elle est immédiate dans le sens
étymologique du mot : c'est-à-dire qu'elle n'est pas
l'effet, le produit d'un moyen terme. Elle pose en fait
l'accord du prédicat avec le sujet. Elle ne le prouve
point par la cause. En disant, par exemple : la tempé-
rature de l'eau bouillante détruit la vie animale, nous
affirmons simplement un fait général, mais n'en mon-
trons pas la cause. Nous constatons un rapport; mais
nous n'en disons pas la nature. Au fond, nous ne sor-
tons pas de la question de fait, de la question ansit,
v. t'y-:. En d'autres termes, généraliser le fait de la
connexion de deux propriétés, ce n'est pas l'expli-
quer. Autre chose est de connaître cette connexion
par expérience, autre chose est de la connaître par
un moyen terme ou, ce qui revient au môme, par
application du principe de causalité. Seule l'applica-
tion de ce principe nous permet de lier un composé
et d'apprécier la nature et le degré de cotte liaison.
Nous tenons là toute la différence qui existe entre
l'induction et le syllogisme. Elle est considérable et
même irréductible, à ne s'en tenir qu'aux formes
propres aux deux sortes de raisonnements.
La matière de l'induction peut bien être mise en
syllogisme, mais sa forme ne le peut pas : elle s'op-
pose essentiellement au syllogisme véritable par
l'absence de moyen terme qui la caractérise ; aucune
conversion ne pourra jamais faire disparaître ou
effacer cette différence. Induclio in syllogismum redu-
citur materialiter et non formaliter, ita quod forma
inductionis rcdticatur in formant syllogismi (1).
L'induction prouve qu'un caractère convient à un

Prior., I. Il, tract. VII,c. iv.


(1) AI.B.MAUX.,
NOTIONSPARTICULIERES 299

sujet commun par la production des phénomènes sin-


guliers correspondants. C'est là son processus logique
propre. Il suffit d'en saisir la nature pour comprendre
qu'il ne prouve rien autre chose que le fait de la
convenance. Il ne tend qu'à généraliser l'expérience.
De la répétition des faits dans les mêmes conditions,
il conclut à un fait général. Le syllogisme procède
tout autrement : il prouve qu'un sujet et un prédicat
s'accordent entre eux, parce qu'ils s'accordent avec
un même troisième terme. C'est pourquoi ce dernier
est considéré comme le moyen, l'instrument employé
pour unir dans la conclusion les deux termes séparés
dans les premiers. Ce n'est donc pas au témoignage
direct des faits particuliers que le syllogisme fait
appel, mais à une donnée plus générale dans l'exten-
sion de laquelle l'attribut et le sujet de la conclusion
se trouvent compris. En un mot, le moyen terme
nous fournit le fait et la cause de leur convenance.
L'opposition entre les deux procédés ne saurait donc
être plus complète : syllogismo proprie dicto oppo-
nitur inductio (i), dit encore Albert le Grand.
Mais la conclusion inductive n'est pas seulement
immédiate dans le sens que nous venons de dire, elle
est encore universelle dans son genre. La question
est de savoir comment il faut entendre ce caractère
d'universalité. L'interprétation qu'on en donne géné-
ralement dans la science moderne le réduit à rien :
c'est une interprétation nominalisle ou purement
empirique. Elle fait des généralisations inductives un
simple total ou résumé des expériences particulières,
un simple signe représentant un groupe d'êtres sem-
blables. Mais un total de faits singuliers, si élevé

(1)ALB.MAON.,
Prior., I. II, tract. VII, c. iv.
360 DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDURAISONNEMENT

qu'il soit, aura toujours un caractère individuel el


ne pourra jamais être l'expression du général qui est
l'objet do la science.
Et cela est vrai non seulement des réalités sensibles,
mais encore de toute espèce de données particulières
considérées commo telles. Parviendrait-on à les con-
naître toutes, dans un genre convenu, qu'on no pour-
rait so flatter de posséder l'universel correspondant.
Co qui est démontré de chaque cas particulier n'a,'
par ce fait même, aucune portée universelle ; car le
particulier ou l'individu est plus compréhensif que
l'espèce : ce qui est reconnu lui convenir n'appartient
donc pas nécessairement à celle-ci. On no peut passer
immédiatement de l'un à l'autre sans sophisme. On
doil raisonner de même des ospèces par rapport au
genre. Ce qui est constaté de chacuno d'elles ne peut
également, sur ce simple fait, être attribué au genre :
car l'espèce aussi est plus compréhensive quo le genre.
Ce qui appartient à l'homme no saurait être ipso facto
appliqué à l'animal : ce qui esl démontré do chaque
espèce do triangle prise séparément ne l'ost pas, on
bonne logique, du triangle on général. En suivant ce
procédé, nous saurons, par exemple, quo telle ou
telle espèce a ses Iroîs angles égaux à deux droits,
mais nous ne lo saurons pas du triangle lui-même : on
d'autres termes, nous lo saurons dans los limites el
sous le couvert du particulier, mais non universelle-
ment : non cognovit de triangulo secundum quod est
triangulus, sed sub ratione specierum ejtts (i). Qu'on
étende, par hypothèse, la connaissance à tous les cas,
à toutes les espèces sans aucune exception, la con-
clusion restera toujours la même : nous n'avons pas

Poster,analyt., I. 1, lect. XII.


(i) S. THOM.,
NOTIONSPARTICULIÈRES 3oï

l'universel vrai. Comment, en effet, une telle connais-


sance pourrait-elle être universelle du moment qu'elle
représente directement des êtres ou des faits consi-
dérés individuellement? Cela n'est pas possible : elle
reste, dans ces conditions, à la mesure du particulier.
En un mot, elle nous donne, si l'on veut, l'universel
arithmétique : secundum numerum, dit saint Thomas;.
mais non l'universel spécifique : secundum rationem
speciei (i). Ce dernier seul fait tenir dans un même
concept ou uno même proposition les caractères
communs à un nombre illimité d'individus : seul, il
comprend dans son extension l'expérience possible;
seul, il autorise l'anticipation de l'avenir; seul, il rend
possible la démonstration. Et) en effet, sans universel
générique ou spécifique, il n'y a pas âe moyen terme.
Si ces propriétés lui appartiennent, c'est parce qu'il
est réellement l'unité d'une multiplicité. L'universel
arithmétique, au contraire, est une multiplicité pure
et simple. Il ne fait pas tenir le multiple dans une
même idée, il ne fait que le dénombrer. Or, ce qui
est conuu de la sorte l'est forcément sous l'aspect de
la particularité. Il suit de tout cela que le simple
total ou résumé de l'expérience ne nous fait nulle-
ment passer du particulier au général. On ne saurait
donc.interpréter dans ce sens la conclusion indue-
live, c'est-à-dire lut refuser tout caractère d'univer*
salitét
Voyons maintenant dans quelle mesure ce caractère
peut lui convenir. L'universel se présente à nous
sous deux formes : saint Thomas le distingue avec
soin. On peut entendre tout d'abord par universel
toute notion altribuablc à plusieurs : omne quod proe-

(i) S. TICOM.,
Poster, analyt., I. I, tect. XII.
302 DANSLASCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

dicatur de pluribus secundum quod Porphj'rius déter-


minât de quinque universalibus (i). Dans cette accep-
tion, l'universel pris en lui-même fait complètement
abstraction de tout mode d'attribution à scs infé-
rieurs: leur convient-il à titre nécessaire, contingent
ou accidentel? Il ne le dit pas. En tout cas, il peut
être envisagé en dehors de celte question. Il n'en est
pas de même de l'universel que saint Thomas appelle :
universale secundum adaptationem vel adoequationem
proedicali ad subjectum (2). Celui-ci implique non
seulement un caractère commun à plusieurs, mais
encore un caractère qui leur appartient comme un
élément nécessaire el constitutif, un caractère qui
entre dans leur définition même. A la communauté
de rapport, il ajoute la nécessité intrinsèque absolue.
Disons-le tout de suite : cet universel n'est pas et ne
peut pas être celui auquel aboutit l'induction dans
les sciences naturelles et physiques. Il ne suffit pas de
savoir expérimentalement qu'un prédicat convient au
sujet pour se croiro en possession d'une vérité
absolue. Tout dépend de la nature de celle conve-
nance. Or, c'est là une question que l'induction
ne pose même pas directement. Elle se contente d'af-
firmer le fait.de la connexion de deux données.
A raison même de son procédé, elle ne peut se pro-
noncer sur autre chose ni aller plus loin. La preuve,
parles faits, ne peut aboutir logiquement qu'à une affir-
mation de fait général. Celle affirmation, sans doute,
dans certaine matière, ratione materioe, peut, au fond,
se trouver nécessaire, mais elle ne l'est pas en vertu du
procédé suivi; elle ne l'est pas formellement et relali-

(i) S. THOM.,
Poster, analyt., I. I, lect.XI.
(s) Ibid.
NOTIONSPARTICULIÈRES 3o3

vcmcnt à nous, n'étant ni démontrée ni connue comme


telle. C'est ainsi que la conclusion d'un syllogisme
purement dialectique peut être nécessaire :potcstsj-llo-
gizari conclusio necessaria ex medio non necessario,
mais la nécessité, dans ce cas, n'est pas la conséquence
du raisonnement mis en oeuvre. Ces considérations
sont plus que suffisantes pour justifier l'assertion sui-
vante do saint Thomas : ille qui inducit per singularia
ad universale non demonstrat neque syllogizat ex
necessitatc (i). La chose est bien évidente dans l'in-
duction incomplète considérée comme telle. Elle
n'est même pas susceptible d'une nécessité de con-
séquence logique. Les principes les plus élémentaires
du raisonnement s'y opposent. N'apportant pas la
preuve pour tous les individus, nous ne pouvons éta-
blir notre conclusion avec certitude. La raison en est
quo nous no fournissons pas l'équivalent de l'uni-
versel préjugé; nous ne passons pas en revue tout son
contenu. Quand donc nous concluons, dans ces con-
ditions, que B est A, nous ne sortons pas des limites
de la probabilité; nos prémisses manquent d'efficacité*
à l'égard de la conclusion. C'est ce qui se passe dans
tout calcul de probabilité: probabilc de se non habet
sulficientem causant consequentia\ vcl inferentioe (2).
Quant à l'induction complète ou complétée, il semble
à première vue qu'elle possède tous les éléments
requis pour aboutir à une conclusion rigoureusement
nécessaire. Nous ne pouvons cependant l'admettre que •
dans les limites de certaines distinctions qui s'im-
posent. Nous accordons sans difficulté une nécessité de
conséquence au raisonnement inductif dont nous par-

ti) S. THOM.,
Poster, analyt., I. I, lect. XII.
(a) ALB.MA»*.,Topicor.,1.I, tract. III.
3u4 DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEPU UAI80NNUMRNT

Ions, L'induclion imposant aussi bien quo la déduction


sur lo principe d'identité, il ne saurait en être autre-
ment, Dans la prouve par tous les faits, c'est-à-dire par
l'équivalent, la conclusion est inéluctable5 on en pose
la cause suffisante. Celte cause étant posée ou admise,
l'effet suit nécessairement. Il n'est plus question,
dans le cas, de probabilité, mais do cerlitudo. Mais
pourquoi alors, comme nous venons de le voir, saint
Thomas nous dit-il qu'en suivant le procédé induclif
nous n'aboutissons pas à un résultat nécessaire? non
demonstrat en necessitate. Nous répondons que saint
Thomas n'a pas en vue ici la nécessité de consé-
quence : celle-là est incontestablement acquise à l'in-
duclion complète, en vertu même de ce principe do
causalité : posita causa sullicienti, ponitur effectus. La
nécessité (pie le saint Docteur reluso au raisonnement
induclif est uuo nécessité de conséquent, c'est-à-dire
une nécessité intrinsèque ou à priori. Considérées
uniquement dans l'ordre de l'être, indépendamment
de toute supposition, les conclusions scientifiques
inductives n'ont aucun caractère intrinsèque el absolu
de nécessité. Si elles nous apparaissent ne pas pou-
voir être autrement, c'est en vertu d'une supposition
faite : ainsi les lois naturelles expriment un rapport
toujours et partout nécessaire quand les conditions en
sont données. La nécessité est conditionnelle.
An reste, la question n'est pas de savoir si une
proposition peut être reconnue ou démontrée néces-
saire n'Importe commeut» mais si elle peut l'être en
tant que conclusion uYune opération induclive. Nous
disons, nous, que» cousidérée exclusivement sous ce
rapport, elle ne peut pas l'être..Cette démonstration
ne serait possible qu'autant que l'induction apporte-
rait la cause propre et immédiate du conséquent. Or,
NOTIONSPARTICULIERES 3o5

ce n'est pas co qui a Hou. Nous savons qu'cllo ne fait


intervenir aucune ospèoe de cause. La répétition des
faits dans les circonstances déterminées engendre le
sentiment ot l'idée du même. L'abstraction nous fait
considérer ce mémo à part des réalités individuelles.
Nous avons ainsi un rapport généralisé. En d'autres
termes, nous attribuons un prédicat à un sujet
commun, et nous sommes en droit do lo faire; mais
ce procédé induclif ne donne aucune raison intime de
celte attribution; il n'eu fait pas connaître la cause.
Or, seule la causé a la propriété d'expliquer les effets,
puisque seule elle en est la raison suffisante dans
l'ordre de l'être et dans celui de la connaissance.
L'induction manquant do moyen terme, e'est*à«dirone
s'appuyant pas sur la cause, mais sur le fait, ne peut
établir qu'uuo connexion do fait. La déduction, pour
la raison contraire, établit une union do fait et de
droit. Savoir une chose expérimentalement, co n'es!
pas la savoir.prtr raisons: aussi a-t-on pu diro quo la
causalité expérimentale était comme un autel au diou
inconnu. En résumé, la conclusion inductivo ost uni*
versollo : ello est par l'identité spécifique du multiple
qu'elle oxprime, par l'unité do concept qu'elle réalise,
par l'extension qu'elle possède. Elle no représente
pas rexpérienco résuméo, mate complètement désln*
dividualiséo. Mais si elle est universelle, ello n'a, on
tant quinductivo, aucun caractère intrinsèque de
nécessité. Cela serait vrai même des premiers prin«
cipes s'ils étaient uniquement formulés au nom de
l'observation et de l'expérience, comme plusieurs so
l'imaginont, Dans ces conditions, ils n'auraient aucun
sens au delà et en dehors dos cas observés : ou plutôt
leur universalité el leur nécessité ne seraient quo con-
ditionnelles cl relatives, Mais, nous l'avons dit, quand
3oG DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDURAISONNEMENT

on parle do leur origino inductivc, c'est do leur ori-


gino sensible qu'on veut parler. C'est ainsi quo Jean
do Saint-Thomas nous dit: omnis nostra spéculâtio
dependet ab induclione sicut dependet a sensu (i).
Dans les premiers principes, les termes sont si uni-
versels et si abstraits, que, par suite mémo de celle
universalité, ils ne se rencontrent pas l'un sans l'autre.
Une seule donnée suffil, par conséquent, pour faire
apparaître leur connexion. Pris au plus haut degré do
l'abstraction et de l'universalité, les termes se réci-
proquent et s'accompagnent toujours plus ou moins
explicitement. En voyant l'un, mémo dans un seul
cas, on saisit son rapport avec l'autre, avec la plus
absolue certitude. La multiplicité des fails n'a rien
à voir ici. Il serait absurde de chercher à prouver
plus longuement ce qui est absolument vrai pour
l'esprit. Mais les choses se passent tout autrement dans
les généralisations des sciences naturelles. Comme
les termes y sont forcément d'une extension moindre,
ils sont par là môme séparables, et la présence de
l'un n'cnlrainc pas logiquement celle de l'autre. Etant
plus concrets, leur accord demeure caché, à cause de
la complexité môme de tout concret. Cet accord ne
sera clairement constaté qu'autant que le concret aura
été débrouillé par l'analyse et la dissociation des phé-
nomènes. En somme, de quoi s'agit-il dans l'induction?
Il s'agit de savoir si tel caractère peut être attribué
à tel sujet commun. Il ne suffit pas pour s'en assurer
de constater qu'il convient à un ou deux faits. Non,
une constatation aussi restreinte ne donne aucun
droit à la généralisation scientifique. Pour avoir
ce droit, il est indispensable de bien établir que le

(i) JOAN.
AS. THOM.,
Logic, I p. a, q. viu, a. 3.
NOTIONS.PARTICULIERES %J
caractère convient à l'ensemble des faits, ce qui seul
permet d'aboutir à l'universel et de concluro ab oequi-
valenti ad wquivalens. Il n'y a pas, en effet, d'autre
fondement à uno abstraction ou conclusion vraiment
générale que la vérification, au moins implicite, do
tous les faits. Seule, elle nous donne l'oxpérience
complèlo du semblable et la conviction de la cou»
slanco d'un rapport.

Du fondement et du mode de l'inférence dans l'induotton.

La question que nous entreprenons d'étudior


maintenant est le noeud vital do l'induction en tant
qu'opération logique. Car nous ne devons pas oublier
qu'elle est surtout uno forme de raisonnement :
vera species argumentationis (i), nous dit un philo-
sophe do l'Ecole. Do môme que le procédé do l'esprit
qui va du général au particulier a sa formule dans
le syllogisme, celui qui va du particulier au général
a la sienne dans lo raisonnoment induclif. Sous
peine d'être reléguée dans lo domaine do l'irrationnel,
l'opération inductive doit pouvoir revêtir uno forme
logique déterminée ayant son principe et son méca-
nisme propres. Ceux-là seuls peuvent se désin-
téresser de cette question qui se font de l'induction
une idée fausse ou incomplète. C'est le cas de ceux
pour qui l'induction et la méthode expérimentale
sont une seule ctv môme chose = Or, le concept de
méthode n'implique nullement par lui-même celui
d'un raisonnement quelconque : il désigne seulement
le chemin suivi ou à suivre pour arriver à la vérité.
Le concept de méthode expérimentale n'implique pas

A S. THOM.,
(i) JOAN. Logic, I p., q. vin, a. a.
3û8 DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

davantage lo raisonnement induclif. Toutes nos con-


naissances acquises par les sons sont acquises par
expérience ; mais on ne peut pas dire qu'elles soient
toute la conclusion d'un raisonnement indlictif. Ce
n'est pas le cas, nous l'avons vu, des premiers prin-
cipes ni des connaissances qui résultent do la simple
observation. La méthode expérimentale, pour tout
diro en un mot, dépasse en extension l'opération
logique inductivo. Elle use, à l'occasion, même du
procédé déduclif. Ainsi, il arrive au savant natura-
liste do déduire d'une idée qu'il a acquise, ou qu'il
invente par hypothèse, des conséquences qu'il
soumet au conlrôlo des faits. Il ne sort pas pour
cela de la méthode expérimentale. Il n'est mémo pas
toujours facile, commo C. Bernard en fait la remarque,
de séparer nettement, dans la pratique, l'induction de
la déduction. Cependant, si la forme inductivo n'est
pas toute la recherche expérimentale, on doit recon-
naître qu'elle en est l'instrument le plus ordinaire.
C'est à elle qu'on a lo plus naturellement et le plus
souvent recours lorsqu'on procède expérimenta-
lement. Cela ne sullit pas pour croire à un rapport
d'identité.
Il ne manque pas d'autres définitions de l'opéra-
tion inductivo qui lui enlèvent tout caractère de rai-
sonnement proprement dit. Nous en avons un exemple
dans l'opinion de ceux qui ne voient dans l'induc-
tion qu'une opération nous permettant, au moyen
d'un petit nombre de faits observés, de conclure
à un grand nombre de faits qu'il est impossible
d'observer. Cette extension de la connaissance ne se
justifie point par elle-même, elle a besoin d'un prin-
cipe. En d'autres termes, elle ne constitue point par
elle seule un raisonnement : elle n'est pas tirée des
NOTIONSPARTICULIÈRES 3of)

concepts cl dos éléments mêmes qui cuiront en jeu


dans l'induction. On no l'établit qu'en faisant appol
à une vérité d'un ordro plus élové ot plus général :
vérité qui dovient la majeure dans l'inférenco induo-
livo. Ainsi, après avoir constaté quo des morceaux
de bois so consumont dans lo feu, j'affirmo ce mémo
phénomène do Ions les autres et pour la duréo du
temps, en vertu de la constance el de l'uniformité de
la nature et do ses lois. C'est un syllogisme en règle
quo nous formons de la sorte. Nous ne voulons pas
précisément nier sa valeur : nous ferons seulement
observer qu'il no traduit pas du tout le procédé do
l'esprit qui s'élève du particulier au général, il
exprime plutôt le contraire. Il a le grand tort de
passer à coté de la question ou plutôt de croire avoir
résolu la question de la forme inductivo après en
avoir posé le fondement. On no saurait trop lo
redire : compléter l'observation des faits, ce n'est
pas induire, comme tant do savants se l'imaginent.
Les faits observés ne sont (pie la matière do la science
et de l'induction : et cela reste vrai, mémo lorsque
les faits sont tous connus. L'induction, comme la
science, ne commence qu'avec le raisonnement suc les
faits. Elle suppose accompli le travail de l'observation
des faits. C'est sur les résultats de ce travail qu'elle
prend pied pour s'élever jusqu'aux lois et aux prin-
cipes. Ainsi, on n'explique nullement la transforma-
tion des faits en lois en disant quo l'induction consiste
à passer d'un certain nombre de cas observés à ceux
qui ne l'ont pas été. Un tel procédé ne nous fait
pas sortir des faits particuliers. Or, il est indispen-
sable d'en sortir pour faire de la science. « Les faits
sont les matériaux nécessaires, dit Cl. Bernard; mais
c'est leur mise en oeuvre par le raisonnement expéri-
3lO DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

mental, c'est-à-dire la théorie, qui constitue et édifio


véritablement la scienco. L'idée formulée par los faits
représente la science. L'hypothèse expérimentale n'est
quo l'idée scientifique, préconçue ou anticipée. La
théorie n'est que l'idée scientifique contrôlée par
l'expérience. Le raisonnement ne sert qu'à donner
une forme à nos idées, do sorte que tout so ramène
primitivement et finalement à une idée. » (i)
Nous n'ignorons pas que les auteurs dont il s'agit pré-
tendent bien, eux aussi, atteindre l'universel. N'csl-co
pas l'atteindre que do passer de quelques cas particu*
Hors à tous les cas semblables? A s'en tenir à la
rigueur des termes, on ne saurait l'admettre. A vrai
dire, il y a deux manières de comprendre lo passago
de quelques faits particuliers à tous les faits sem-
blables. La premièro relève de l'empirisme pur; ello
est adoptée, sans grand examen, par la plupart des
savants do nos jours. Us la croient seule compatible
avec le caractère positif de la science moderne. La
crainte do métaphysique, la terreur de l'absolu les
empêchent d'entrer bien profondément dans l'analyse
do l'abstraction et do la généralisation. C'est pourquoi
ils ne reconnaissent, théoriquement tout au moins,
qu'une sorte d'universel arithmétique, e'esl-à-diro
résultant do la simple sommation des faits parti-
culiers. Passer du particulier au général, ce n'est
donc rien autre pour eux que compléter l'observation
des faits. Ainsi les lois sont universelles parce qu'elles
expriment tous les faits individuellement donnés d'un
même ordre : faits, pour uno part, d'observation
directe, pour l'autre, d'observation indirecte, c'est-

(i) CL.BERNARD, Introductionà l'étude dela médecineexpérimentale.


If partie,c. 1",§ C.
NOTIONS PARTICULIÈRES 3ll

à-diro obtenue p-»r le jeu du postulat rolatif aux lois


de l'univers et à l'uniformité do la nature. D'après
celto manière de voir purement empiristo, l'induction
n'a pas d'autre but que do s'assurer des faits, do tous
les faits : au fond, elle ne so dislingue pas essentiel-
lement do l'observation. Sans vouloir revenir sur co
({lie nous avons dit ailleurs à co sujet, nous ferons
remarquer qu'on ne sort pas do l'individuel par l'effet
d'une simple addition : les faits et les cas particuliers
lie changent pas d'espèce pour être réunis en un seul
nombre. Us restent bel et bien particuliers ou indivi<$
duels. Leur somme ou total n'a rien de commun avec
l'universel. Il n'y a aucune inférence réelle et même
apparente, aucun progrès dans la connaissance, dans
l'opération qui les réunit. Si, après avoir constaté quo
chaque planète est éclairée par la lumièro du soleil,
j'affirme ce même phénomène de toutes les planètes
observées, je ne formule pas une proposition généralo
proprement dite. En réalité, uno telle proposition
n'est pas une, mais plusieurs. N'est-ce pas choso
reconnue, en effet, que l'unité des propositions se
prend de l'unité de la choso désignée et signifiée? Or,
dans le total des faits individuels et même des vérités
particulières, se trouve comprise et désignée en pre-
mier sens une pluralité d'objets accidentellement
réunis ou juxtaposés. Seule la réduction des faits ou
des rapports particuliers à l'unité spécifique ou géné-
rique nous donne l'unité et l'universalité d'une con-
clusion ou proposition.
Ceci nous ramène à la seconde manière d'expliquer
le passage de quelques cas particuliers à tous les cas
semblables. Avce elle, sans rien sacrifier de la réalité
de la connaissance, nous sortons résolument de l'indi-
viduel. Ce qui la caractérise, c'est précisément qu'elle
PHILOSOPHIE DANS
I>URAISONNEMENT LASCIENCE ai
3ia PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SC1RNCR

nous fait passer do l'individu à l'espèce (i). Ello géné-


ralise les rapports quo l'observation a constatés indivi-
duellomenl. Et quelle esl la justification, le fondement
de cetlo généralisation? C'est la ressemblance dos cas
particuliers : ressemblance mise en lumière par l'ap-
plication des méthodes expérimentales qui permettent
do distinguer les circonstances causales de celles qui
sont simplement accessoires, cl font nailrc le sentiment
de l'accord, do l'identité, de la répétition. Au fond,
l'observation et le travail parfois si long cl si com-
^pliqué de l'expérience n'ont qu'un but : nous faire
"découvrir le caractère spécifique des faits et des ni p.
ports particuliers. C'est par la constatation d'une
similitude dans les êtres, dans les faits, dans la suc-
cession et la coexistence des phénomènes que se pro»
duit cette découverte. La loi n'est pas aulrc chose
quo l'expression de ce caractère spécifique. Seul, lo
passage des individus à l'espèce nous donne Vuni->
verset : parce que seul il dégage par l'abstraction lo
trait commun, la notion fondamentale qui se trouve
impliquée ou plutôt contenue en puissance dans la
diversité des cas particuliers.
Le résultat de celle abstraction, c'est la nature com-
mune, la forme do l'être dépouillée des phénomènes
qui l'individualisent. Dans ces conditions, l'universel
traduit la réalité spécifique des objets sensibles el
. individuels : il nous fait comprendre également la
nature et la portée exacte de la loi scientifique. Cello
doctrine bien comprise répond à toutes les difficultés,
fait disparaître toutes les antinomies (pie soulèvent

(i) Il neserasansdoute pas inuti.'cde faire remarquerquepar le mot


« espèce» nousentendonsici, commepartoutailleursdans cet ouvrage,
I* conceptd'unechosedégagéedes phénomènesqui l'individualisent.
NOTIONSPARTICULIÈRES 3l3

les rapports do la loi aveo les faits particuliers ot mémo


la théorie généralo do la connaissance. Voici quelques
remarques propres à justifier celto assertion.
La doctrine dont il s'agit, et qui est celle d'Arlstoto
et de saint Thomas, reconnaît et sauvegarde le carac-
lèro à la fois positif et rationnel de la loi scientifique.
Celte loi est imnianento «aux laits. Elle n'est pas tom-
béo du ciel : olle est extraite dos existences particu-
lières, ollo ost la traduction intelligente de faits expé-
rimentaux rigoureusement contrôlés. En d'autres
termes, les faits réalisent et expriment la loi, lui
donnent uno forme sensible. Ils n'en sont pas un effet
à proprement parler, mais un cas, une manifestation
particulière. Par ailleurs, l'élément rationnel el lecarac-
lèro universel de la loi n'en sont pas diminués pour
cela. Le caractère spécifique des faits individuels quo
l'abstraction tire à part et met en lumière s'étend par
définition à tous les cas particuliers même simplement
possibles. Il est d'une lelle extension qu'aucun individu
do cet ordre no peut être seulement pensé ou conçu
en dehors de hii : et cela n'est pas l'effet d'un rappro-
chement facultatif ou artificiel, mais d'une nécessité
de nature qui veut quo le fait exprime l'idée, l'indi-
vidu l'espèce. C'est pourquoi nous ne pouvons com-
prendre sans nous représenter d'une manière sensible
ce qui est l'objet même de notre pensée. La loi, pour
être lo produit d'un travail intellectuel, n'est donc
pas une entité mystérieuse et différente de la réalité :
ello est l'expression du trait commun à tous les indi-
vidus, à tous les rapports d'une même espèce. On
trouve, dans ces notions, une réponse aux objections
que l'on fait contre la légitimité du passage des faits
aux lois. On nous dit, par exemple : « Il n'y a pas de
conclusion proprement dite des faits aux lois, puisque
3l4 PHILOSOPHIEDU RAI80NNBMENTDANSLA SCIENCE

l'étcnduo do la conclusion excéderait et dans la plu-


part des cas excéderait infiniment cello dos prémisses.
D'ailleurs, chaque fait considéré en lui-mémo ost
contingent, et une somme do faits, quelque grande
qu'cllo soit, présente toujours le mémo caractère :
une loi est «au contraire l'expression d'uno nécessité,
au moins présumée, c'est-à-diro qu'elle porto que tel
phénomène doit absolument suivre ou accompagner
tel autre, si toutefois nous n'avons pas pris une simple
coïncidence pour uno loi do nature. Conclure des
faits aux lois serait donc conclure non seulement du
particulier à l'universel, mais encore du contingent
au nécessaire. » (i) Pour raisonner comme le fait notre
auteur, il faut supposer (pie notre esprit n'a qu'un
rôle purement passif à l'égard des faits. Or, cette
supposition est fausse et poursuit l'impossible. Les
faits livrés à eux-mêmes ne sont que les matériaux de
la science. C'est à l'esprit do les ordonner, do- les
enchaîner cuire eux par un lien rationnel. Pour cela,
il n'a nul besoin do formes ni de principes à priori.
Il tire des faits eux-mêmes la forme et la matière do
la connaissance. Les tout premiers principes irans-
cendantaux sont obtenus, nous l'avons dit, par induc-
tion immédiate. En un mot, l'esprit est la cause- effi-
ciente de la connaissance : l'expérience brûle en est
la cause matérielle. En tout ordre de choses, cela
suffit pour agir : on 118 voit pas pourquoi l'ordre do
la connaissance ferait exception. Quand on nous dit
que la conclusion des faits aux lois serait plus étendue
que les prémisses, on oublie manifestement le con-
tenu potentiel des faits : on oublie que les faits jouent
le rôle de principes dans la connaissance humaine

Dufondementde l'induction,p.*G.
(1)J. LACIIFXIER,
NOTIONSPARTICULIERES 3l5

et qu'à ce lilro ils ont besoin d'êlro élaborés par


l'esprit pour laisser apercevoir toute leur compréhen-
sion. La loi est ainsi donnée virtuellement dans
l'expérience : elle est contenue dans les faits commo
l'espèce dans les individus où elle se réalise.
D'après ces mêmes remarques, Usera facile do juger
de ce qui manquo aux réllexions suivantes d'un autre
savant sur l'induction : « Quand le même antécédent
se reproduit, le même conséquent doit se reproduiro
également; tel csl l'énoncé ordinaire. Mais, réduit
à ces termes, ce principe ne saurait servir à rien. Pour
qu'on pût dire que le même antécédent s'est reproduit,
il faudrait que les circonstances so fussent toutes
reproduites, puisqu'aucune n'est absolument indiffé-
rente et qu'elles se fussent exactement reproduites.
Et, comme cela n'arrivera jamais, le principe né pourra
recevoir aucune application. Nous devons donc modi-
fier l'énoncé el dire : si un antécédent A a produit une
fois un conséquent B, un antécédent A' peu différent
de A produira un conséquent IV peu différent de B.
Mais comment reconnaîtrons-nous que les antécédents
A et A' sont peu différents? Si quelqu'une des circon-
stances peut s'exprimer par un nombre et que ce
nombre ait dans les deux cas des valeurs très voisines,
le sens du mol « peu différent » est relativement clair;
le principe signifie alors que le conséquent est une
fonction continue de l'antécédent. Et, comme règle
pratique, nous arrivons à cetle conclusion que l'on
a le droit d'interpoler. »'(i) Ce qui se trouve à la racine
des préoccupations et des difficultés que ce passage
révèle au sujet de l'induction, c'est une méconnais-
sance complète du rôle de l'abstraction dans la con-

lu Valeurde la science,IIP partie,e. xi.


(i) II. PoiNCARÉ,
3iC DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIE]DURAISONNEMENT

naissance et la science humaine. On ne cesse de dire :


il n'y a de science que du général et on raisonne tou-
jours comme s'il n'y avait de science que des phéno-
mènes singuliers et individuels en tant qu'individuels.
La plupart des objections qu'on so fait, des systèmes
auxquels on a recours n'ont pas d'autre origine que
cette inconséquence et cette erreur. La loi est le pro-
duit d'un travail intellectuel, d'ui\c abstraction do la
'matière individuelle, au même tilrc que la science
elle-même : en d'autres termes, clic est le résultat
d'une généralisation. L'esprit aperçoit des séquences
ou des relations sans nombre entre antécédent et
conséquent; nous voulons parler de relations indivi-
duellement données et envisagées séparément. Il est
bien évident qu'il existe entre elles des différences
individuelles. Mais -s'il n'y a pas entre elles rapport
d'identité, on ne peut nier qu'il n'y ait rapport de
ressemblance. Or, la ressemblance entre plusieurs
objets ou individus suppose toujours un élément diffé-
rent et une partie commune. C'est dans ce sens qu'on
peut dire que la similitude est une identité partielle.
Or, quand noire esprit aperçoit ce qui est commun
dans ce qui est divers, il généralise; il ramène le mul-
tiple à l'unité; il embrasse dans une idée unique une
multitude de rapports; en un mot, il réalise un type
universel (spécifique ou générique) applicable à tous
les individus d'un même genre. La loi n'est pas autre
chose que cette idée unique, ce type universel. Elle
est née de l'expérience du semblable auquel les traits
ou les différences purement individuelles ne portent
aucune atteinte. Elles ne s'opposent pas plus à la
formation de l'universel qu'à son application aux cas
particuliers. Elles sont en dehors de son concept issu
uniquement de l'expérience du semblable et ne rcte-
NOTIONSPARTICULIÈRES • 3ïJ

nanl que le caractère spécifique. Pour en revenir au


texte cité plus haut, il n'y a donc pas lieu d'insister
sur les petites différences entre les antécédents A cl
A', attendu (pi'elles n'empêchent nullement la ressem-
blance et que celle-ci suffit pleinement à la générali-
sation. Il n'y a donc aucune raison d'étendre les
résultats de l'expérience à des conditions non sem-
blable^ par un artifice de mathématicien. Non, encore
une foi.*, les différences dans les conditions dont il
s'agit n'empêchent pas le semblable. Ces explications
nous montrent une fois de plus que dans la philoso-
phie de saint Thomas les deux points de vue empi-
rique el rationaliste sont toujours complémentaires.
Nous ne pouvons, après cela, que passer rapidement
sur d'autres difficultés relatives à la précision et à la
valeur des lois scientifiques. Une certaine philosophie
admet généralement (pie les relations formulées sous
forme de loi ne sont qu'approximatives; qu'elles ne
concordent pas exactement avec la réalité. « On juge
liés faussement de la science, écrit E. Picard, quand
on oublie qu'elle est essentiellement mobile cl n'est
formée que d'approximations successives dont la con-
vergence, dirait un mathématicien, reste un pos-
tulat. » (i) Les déclarations de ce genre abondent
dans les ouvrages contemporains de philosophie scien-
tifique. Mais c'est partout la même confusion de la
loi avec son application, de la science du concret
avec celle de l'abstrait. Quelques savants ont reproché
à A. Comte de se montrer encore trop préoccupés
d'établir des relations entre le concret et l'abstrait.
Us voyaient là, de la part d'un ennemi de la métaphy-

(i) E. PICAHD,
la Sciencemoderneet sonétal actuel. Introduction.
3l8 DANSLA SCIENCE
.PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

sique, une grave inconséquence. Mais il n'est que


trop évident qu'ils sont, eux, complètement affran-
chis d'un pareil souci ou préjugé. Leurs raisonne-
ments n'en sont ni plus justes ni plus clairs. Ils
posent en principe premier l'irréalité du phénomène
abstrait; il ne concorde pas exactement «avec la réalité,
disent-ils. La question est vite tranchée; elle est
résolue de prime abord, d'après les plus grosses appa-
rences. Nous avons vu ailleurs qu'elle n'est pas aussi
simple que certains savants se l'imaginent, et qu'il
y à tout avanl.ige à lui accorder un examen plus
approfondi. Faut-il rappeler qu'une figure géomé-
trique, par exemple, ou une propriété abstraite, pos-
ei'dcnt, par le fait même, une perfection absolue dans
leur genre? Une telle propriété devient une forme
pure, exemple de tout mélange, parlicipable, mais
non participée. Dans la réalité concrète et indivi-
duelle, au contraire, elle est participée : c'est pour-
quoi elle perd de sa perfection idéale et abstraite :
c'est pourquoi un objet blanc n'est pas la blancheur,
ni le cercle d'une roue la rondeur, etc. En un mol,
le concret individuel ne réalise cl n'exprime l'idée ou
la forme que d'une manièr.e plus ou moins parfaite.
Cette forme, ne l'oublions pas, se trouve non seule-
ment dans la dépendance de la matière qui la reçoit et
la limite, mais encore de l'agent qui l'engendre ou la
produit ; ajoutons encore qu'elle a raison de fin,
comme dit Aristotc, et nous ne serons pas étonnés de
constater des degrés divers dans sa réalisation. Cepen-
dant, ces degrés n'empêchent nullement qu'il y ait
identité spécifique entre l'idée ou la forme abstraite
et les cas particuliers, les réalités concrètes el indivi-
duelles. Mais pour reconnaître celle identité spéci-
fique, cette communauté de nature, il est essentiel de
NOTIONSPARTICULIÈRES 3lp,

considérer l'abstrait non pas seulement dans sa ma-


nière d'être mentale et subjective, comme on le fait
trop souvent, mais encore et surtout dans son con-
tenu objectif. Il est facile de faire l'application de ces
données aux questions qui concernent la précision et
la valeur des lois scientifiques. Nous parlons des lois
établies selon loulcs les règles de la méthode expéri-
mentale et de l'induction scientifique'. Nous ferons
seulement remarquer (pic, pour éviter d'innombrables
confusions, il est nécessaire d'envisager la loi : i° en
elle-même; i° dans les faits qui la réalisent. Dans le
premier cas, elle n'est rien autre que l'universel
extrait des réalités sensibles cl individuelles où domine
le semblable : ainsi considérée, elle a pour caractères
propres d'être intemporelle, absolue dans son genre,
universelle. Invoquer contre elle ces mêmes caractères
ou son degré d'abstraction, comme on le fait si sou-
vent, c'est s'en prendre précisément à ce qui constitue
son cire ou sa qualité de loi : elle n'a cette qualité
que parce qu'elle est supérieure aux cas particuliers
par l'abstraction : mutin de mitltis et privler multa,
comme dit saint Thomas. Dans le second cas, c'est-
à-dire considérée dans les faits qui la réalisent, la loi
nous apparaît sous un autre aspect : elle se trouve
plus ou moins réalisée, plus ou moins participée dans
les faits concrets cl individuels. C'est pourquoi la
science du concret constate des approximations ou
de légères différences. Mais il n'en reste pas moins
vrai (pie ces faits sont spécifiquement identiques à
l'universel : leur tendance à elle seule sullirait à nous
le montrer. En tant qu'universel, la loi est non seu-
lement l'objet propre de la contemplation de la science,
mais encore l'instrument dont elle se sert pour appré*
cier, mesurer les réalités particulières : ralione uni-
320 DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDURAISONNEMENT

versait utitur sciens ni re scita et ut medio sciendi (i),


nous dit saint Thomas. Il est essentiel également,
dans celte matière, de ne pas oublier que l'abstrait,
quel qu'il soit, ne nie pas les questions de réalité,
qu'il ne nous dispense aucunement de les poser ni de
les résoudre. Enfin, il ne sera pas inutile non plus de
ne pas perdre de vue (pie, dans la réalité concrète, il
peut se rencontrer des forces opposantes qui pro-
duisent quelques variations dans les circonstances des
faits et neutralisent même la loi abstraite : c'est ainsi
qu'il arrive à la semence de germer en monstre et
aux ligures des corps naturels de ne pas atteindre
à la perfection des ligures idéales el abstraites.
On trouvera dans la notion de la loi (pie nous venons
d'exposer la solution do beaucoup d'autres difficultés.
Nous ne pourrions les mentionner cl les discuter ici
plus longuement sans sortir de notre sujet. Nous
ajouterons seulement qu'elle nous fait bien comprendre
tout ce qu'il y a d'alambiqué et de contraint dans la
position de ceux qui définissent les lois naturelles
« des restrictions que, conduits par l'expérience, nous
prescrivons à l'attente des phénomènes » (ta). Des
possibilités diverses se présentent : nous découvrons
celle qui correspond à l'observation. Nous limitons
alors nos représentations à l'expérience et donnons
à celle-ci une forme déterminée qui sert de règle.
Avec les progrès de la science, notre uîlente devient,
par le fait même, plus restreinte et plus définie. Les
lois de la nature nous apparaissent, de la sorte, comme
<tun produit du besoin psychologique que nous avons
de retrouver notre chemin dans la nature, de ne pas

(i) S. THOM.,
In lioetiunide Trinitate,q. v«a. 2.
(3)E. MACII,
la Connaissance et l'erreur, c. XXIM.
NOTIONSPARTICULIÈRES 3al
*.
rester étrangers et embarrassés devant les phéno-
mènes ». D'après celte conception, la loi n'existe pas
avant d'être reconnue par l'homme, avant d'avoir été
tr.icéc par scs besoins biologiques plus ou moins
immédiats; elle est une notion toute subjective et
utilitaire. Ello se rattache à des systèmes ou à des
idées philosophiques dont nous ne pouvons entre*
prendre ici l'exposé ni la réfutation. Nous ferons
seulement observer que celte explication de loi n'en
est pas une : elle csl plutôt l'escamotage de la véri-
table question. Il s'agit avant tout de savoir comment
une forme déterminée de l'expérience, une possibilité
unique devient une règle. Cela ne peut se faire sans
un passage du concret à l'abstrait, du particulier au
général. Une règle s'étend par définition à un nombre
plus ou moins considérable de cas d'un même ordre :
elle possède un caractère indéniable d'universalité.
Comme tout universel, elle est tirée du multiple par
abstraction : c'est de l'expérience elle-même et de
l'expérience du semblable qu'elle se dégage, et non
des besoins de l'homme. L'intérêt plus particulier
quo nous pouvons accorder à tels ou tels des phéno-
mènes de l'expérience ne change rien au procédé à
suivre pour transformer cette expérience en loi.
On peut voir, d'après les opinions que nous venons
de rappeler et la critique que nous en avons faite,
combien est féconde et lumineuse la conception de la
loi d'après saint Thomas. Il s'agit, bien entendu, de
la loi naturelle et scientifique qui n'est rien autre
qu'une généralisation induclive. Voyons maintenant
par quelle opération logique on obtient une conclusion
de cette nature. Mais, avant d'aborder cet examen, il
est une remarque essentielle à faire. La voici. Toute
observation ou recherche scientifique répond à une
322 PHILOSOPHIEDURAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

question distincte ou confuse, explicite ou implicite :


hypothèse expérimentale, interprétation oii idée pré-
conçue, anticipée des faits, peu- importe. Ce qui
importe, c'est de ne pas oublier qu'une telle question
existe. Or, celte question doit nécessairement trouver
sa place dans la traduction logique du travail ou de
la recherche scientifique. C'est parce qu'ils ne l'aper-
çoivent pas ou qu'ils n'en font aucun cas, que tant
d'auteurs se refusent à voir dans l'induction une opé-
ration logique et que tant d'autres se montrent inca-
pables de donner une forme satisfaisante à celle mémo
opération. Si on a soin, au contraire, d'en faire étal,
tout devient facile et plus clair dans l'analyse et la
mise en forme du procédé induclif.
La science ne commence qu'avec le raisonnement
sur les faits, avons-nous dit avec C. Bernard. Il en est
de même pour l'induction : l'observation des faits n'a
pour résultat que d'en poser le fondement, d'en fournir
la matière. Il reste à tirer une loi, c'est-à-dire une
conclusion générale de celte matière ou de ces faits.
Cela suppose évidemment une opération logique.
Quel est le principe de cette opération? Quelle en est
la forme? Ce qui la caractérise, ce qui la distingue du
syllogisme, c'est qu'elle nous fait passer des phéno-
mènes singuliers au général. Ce dernier joue le rôle
de conclusion : il est la réponse à la question que le
savant se posait. Quant aux faits, ils* servent à faire
la preuve, autrement dit à unir le prédicat et le sujet
dans la conclusion généiale. Us tiennent lieu de moyen
terme dans le raisonnement induclif. Mais ils n'ont
ni la même portée ni la même valeur : le mode d'infé-
rence auquel ils donnent lieu est tout autre. A vrai
dire, l'induction est essentiellement caractérisée par
l'absence de moyen terme dans le vrai sens du mol.
NOTIONSPARTICULIÈRES 3»3

Prenons de toutes ces choses un exemple concret. Le


phénomène de la chute des corps dans le vide. Dans
la question qui se pose à ce sujet, il s'agit de savoir
si deux attributs ou deux propriétés sont associés oui
ou non. C'est là, du reste, le fond de toute recherche,
de toute question scientifique, «ivons-nous dit. En
procédant par induction, on établit tout d'abord que
le plomb, le papier, les barbes de plumes, etc.,
tombent dans le vide avec une égale vitesse : c'est
l'affaire de l'observation et de l'expérimentation. En-
suite, on met en équivalence les cas particuliers avec
le sujet commun. Enfin, on conclut en lui attribuant
Ja propriété constatée dans chaque cas correspondant.
Inutile de faire remarquer que ce processus logique
ne se conçoit même pas sans la connaissance expéri-
mentale explicite ou virtuelle de tous les faits en
question. Une connaissance de ce genre est le seul
fondement d'une conclusion inductive générale et
certaine. C'est ainsi que l'opération inductive nous
fait passer du particulier au général. La conclusion
n'est pas : tous ces corps observés tombent avec une
égale vitesse : ce qui n'est pas conclure ou inférer,
mais simplement récapituler, faire la somme des faits
individuellement constatés. Pour que la conclusion
inductive puisse être considérée comme une loi, il c'jt
nécessaire que la propriété en question soit associée
non à tels ou tels corps pris séparément, mais aux
corps pris comme sujet commun : secundum rationem
speciei, dit saint Thomas. Dans le procédé induclif
(pie nous analysons, on apporte les faits particuliers
reconnus tous semblables, comme preuve de l'uni-
versel ainsi obtenu. Qu'est-ce à dire, sinon qu'on le
prouve par l'équivalent. Cela ne signifie nullement,
comme on se l'imagine trop souvent, qu'on prouve
32cf DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

par le même. L'équivalence se produit sous une forme


différente; co qui suffit pour donner lieu à uno infé-
rence réelle. Les phénomènes individuels réalisent
déjà, au regard de l'esprit, une certaine unité en tant
(pie semblables el sous le rapport où ils le sont :
celle unité, par l'effet de l'abstraction, trouve son
expression dernière dans l'universel. En lui, en effet,
comme dans une même idée, sont compris et con-
densés tous les faits d'une même espèce. Il est l'unité
d'une multiplicité. Il y a, par là même, équivalence
entre cet un et ce multiple. Mais il est temps de
serrer de plus près le processus logique de l'induc-
tion. Ecoutons tout d'abord, sur ce point, l'opinion
d'un savant de nos jours : nous rapporterons ensuite
celle d'un des plus célèbres commentateurs d'Aris-
totc.
« Soient, dit E. Mach, Ci, C, C,; les individus
d'une môme classe de concepts B; nous constatons
([ne Ci, C,, CJf rentrent dans le concept A. Dans le
cas où les individus envisagés représentent tout le
contenu du concept B cl en même temps rentrent
tous dans le concept A, nous pouvons dire que B
tout entier rentre dans A; c'est là une induction com-
plète. Si nous ne pouvons apporter la preuve pour
tous les individus C, C„ Ci, etc., cl si nous con-
cluo'ns pourtant « B est A » sans avoir passé en
revue tout le contenu de B, nous avons une induction
incoin( 'ètc, cl la conclusion n'est nullement justifiée
d'une façon parfaite. Mais, par habitude, nous pouvons
avoir néanmoins tendance à croire (pic tous les C se
comporteront comme A, et, par conséquent, que
tout B est A. Dans un but scientifique, en pratique
nous pouvons désirer qu'il en soit ainsi el instincti-
vement, ou à dessein el méthodiquement nous pou-
NOTIONSPARTICULIERES 325

vons admellre provisoirement que B ost A. » (i) Ce


passage a au moins lo mérite de poser et d'exposer
clairement la question do l'induction complète ou
incomplète, comme aussi celle de la conclusion induc-
tive certaine ou seulement probable. On remarquera,
de plus, qu'il lient comple de tous les éléments qui
entrent en jeu dans l'induction considérée comme
opération logique. Cependant, il est possible d'apporter
plus de précision cl de pénétrer plus avant dans cette
matière. Le texte suivant du bienheureux Albert le
Grand nous y «Videra. « Sylfogizalur, dit-il, in syllo-
gismo inductivo primum de medio per tertium. Istorum
extremorutn quie sunt A C, médium sil H, tune per (J
oslendere A inesse H est syllogismus inductivus.
Prenons un exemple : supposons qu'il s'agit d'arriver
à cello généralisation inductive : les métaux sont bons
conducteurs de la chaleur et de l'électricité. Soient
donc: i° li le sujet commun, les métaux; a0 C les
cas particuliers semblables du même genre, le fer,
le cuivre, le plomb, le nickel, etc.; 3° A la propriété
en question, à savoir la conductibilité. L'objet de la
recherche est d'établir une connexion entre A et B.
Comment trouver celle connexion? L'induclicn a sa
manière propre do lo fal.ro. Elle montre que A est
associé à.B par C. En d'autres ternies, elle prouve
(pie la conductibilité de la chaleur el de l'électricité
convient au sujet commun, les métaux, parce qu'il
convient à tous les individus de celle classe ou do
ce genre : c'est la preuve ab oequivahnli. On procède
autrement dans le syllogisme proprement dit : on y
associe deux termes dans la conclusion en montrant,

la Connaissanceet l'erreur, c. xvm.


(i) E. MACII,
32G PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLASCIENCE

en invoquant la cause qui les unit: on y prouve par


un moyen ternie, ainsi appelé parce qu'il est l'instru-
ment qu'on emploie pour unir dans la conclusion
deux ternies séparés dans les prémisses; ostendit
primant de tertio per médium. Voyons maintenant
comment doit être rédigée la formule schématique de
l'opération logique inductive. On le fait ordinairement
comme il suit ou d'une manière approchante :
1
C,, C,, Cj, etc., sont B
Or, C,. Cj, Cj, etc., sont A
Donc A est B
Mais, à la considérer de près, celte forme logique,
malgré sa simplicité appareille, ne satisfait pas l'esprit :
elle prêle à l'équivoque. Quand on dit : C,, C., C„ etc.,
sont A, c'est-à-dire le plomb, le papier, les barbes de
plumes, etc., sont les corps, on a tout l'air de totaliser
les cas individuels, et c'est ainsi (pie la chose est ordi-
nairement comprise. Cette mise en forme n'est doue
pas sans défaut. Ceux qui la proposent oublient que
les singuliers doivent être distribués et reliés entre
eux sous l'universel dans un sens non pas copulalif
mais disjonclif. Cette distinction est capitale. Les sin-
guliers, en eîret, doivent être énoncés au regard de
l'universel conformément à son mode d'attribution.
Or, il est attribuahlc non pas à la collection comme
telle, mais à chaque individu séparément. Nous disons :
l'or est un métal, le fer est un métal, etc. La qualité
commune n'est attribuée au groupe que secondaire-
ment et sous le couvert des individus. On dira donc,
d'après ces principes :
Tout ce qui est papier ou plomb on pierre ou barbes
de plumes, etc., tombe dans le vide avec une égale
vitesse. Or. tout ce qui est corps est papier ou plomb
NOTIONSPARTICULIÈRES 32;;

ou pierre, clc. Donc, tout ce qui' est corps tombe dans


le vide avec une égale vitesse.
Le sens disjonctif prévient ou résout ici un grand
nombre de difficultés. Il est comme le résumé do
toute la théorie de l'induction.
Nous ferons remarquer également qu'il est aussi
liés important de reconnaître au sujet commun un
certain degré d'abstraction. On ne peut nier qu'il
ne fasse abstraction de la matière individuelle. N°u 9
lavons dit et lout le monde l'accorde en principe,
la science n'a pas pour objet les phénomènes singu-
liers dont le nombre est pratiquement infini. En
fait, le langage scientifique emploie fréquemment
des ternies généraux qui ne retiennent cl n'expriment
des choses (pie leurs caractères communs. Ainsi nous
disons : les corps sont étendus, impénétrables, com-
pressibles, etc. Nous ne rattachons ces propriétés
à aucun sujet individuel. Du reste, même dans une
proposition relativement particulière comme celle-ci:
le fer est un métal, le mot « métal » est pris univer-
sellement. On sait que, dans une proposition affir-
mative, le prédicat a plus d'extension que le sujet;
il comprend le sujet et d'autres êtres en même temps.
Maintenant, si j'applique successivement à chaque
individu composant la série des métaux, c'est-à-dire
à l'or, à l'argent, à l'étain, au mercure, etc., le pré-
dicat en question, il ne perdra rien de son extension :
on la retrouvera toujours la même dans chaque cas.
En scra-lril autrement si je l'applique à toute la série,
à toute la collection, considérée comme la somme des
cas ou des faits particuliers? Pour en revenir aux
exemples cilés plus haut, est-ce qu'alors les mots
« corps » el « métaux » perdent leur caractère
de généralité? On ne saurait le soutenir en bonne
I-IIILOSOI'IIIE
I>ClUlSO.NKEME.NT I..VMIK.NCE-
IU.NS aa
328 DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

logique. Quand je dis dans l'opération inductive : le


fer, le cuivre, etc., sont les métaux, ce dernier terme
n'exprime que des car«ictères communs; il est con-
stant qu'il ne dit rien des traits particuliers cl dislinc-
tifs du fer, du cuivre ni des autres membres de l'énu-
mération. El lorsqu'il est repris dans la conclusion il
est toujours un nom ou un sujet commun. Une autre
preuve qu'il n'est pas dépourvu déportée universelle,
c'est qu'il doit être pris dislribu'.ivcmcnt : bien plus,
il est réellement « distribué » dans une des proposi-
- tions du raisonnement induclif, ce qui ne serait pas
possible et n'aurait même aucun sens s'il ne s'appli-
quait qu'à la collection prise comme tout, ainsi que
plusieurs se l'imaginent. Il est vrai (pie le pluriel des
noms communs peut, comme dans les cas précédem-
ment allégués, donner l'illusion d'un simple groupe-
ment d'individus, mais elle ne résiste pas à un examen
plus attentif de la question, «ainsi que nous venons
de le voir. Les mots comme les corps, les métau.r,
pris en tant que sujet, font une proposition univer-
selle. Leur extension est au fond la même que si l'on
disait : tout ce qui est corps. Pour ce qui est de l'induc-
tion, la première rédaction a même l'avantage d'écarter
plus clairement toute idée de simple collection ou
sommation d'individus. Du reste, le danger de con-
fusion qui peut naître de ce côté disparait presque
entièrement dans toutes les propositions où le sujet
commun a la forme du singulier; ainsi, quand je dis
en conclusion inductive: la matière est inerte et
pesante, il est difficile de voir là une proposition sin-
gulière. On ne saurait y voir non plus qu'un total
de propositions de ce genre. Ces dernières s'y trouvent,
si l'on veut, mais en puissance seulement.
U y a donc du général dans l'induction scientifique :
NOTIONSPARTICULIÈRES 329

il existe, tout d'abord, dans la question à laquelle cette


induction doit répondre; dans l'idée même qui est le
primant movens de la recherche. Celle-ci n'est vrai-
ment scientifique que dans la mesure où elle tend à la
loi, à la théorie, à l'universel. On le retrouve ensuite
tout naturellement dans la conclusion inductive elle-
même. Là, il est la réponse que se posaitle savant,
la loi qu'il se proposait de dégager des faits particu-
liers. Ce caractère de généralité peut être plus ou moins
«iceusé dans l'opération induclive, mais il n'en est
jamais absent quand celle-ci n'est que la traduction
logique d'un travail qui louche de près à l'objet et à la
fin propres do la science. Sans doute, le savant peut
condenser dans une formule abrégée les résultats de
l'observation directe; exemple : les terres de ce pays
sont incultes, le mercure est un métal liquide. Mais,
dans ce cas, il n'y a ni induction ni raisonnement
quelconque : tout se borne à enregistrer ou, tout au
plus, à totaliser les données de l'expérience brute.
Les généralités inductives el scientifiques sont fondées
sur la répétition des faits. Dans cette répétition inva-
riable, dûment contrôlée par l'application des règles
de l'observation et de toutes les méthodes expérimen-
tales, nous discernons quelque chose de constant et
de commun que nous considérons à part des faits
individuels par abstraction. C'est ainsi que cet élément
constant et commun devient la proposition ou la loi
générale applicable à* tous les cas d'un genre donné.
Le retour des mêmes faits dans les mêmes conditions
est le fondement de toute-généralisation scientifique :
il en est également la justification et la preuve,
comme on le voit dans l'induction où tous les faits
d'un certain ordre sont mis en balance avec l'uni-
versel correspondant.
330 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

En résumé, il convient de distinguer soigneusement


l'induction de l'observation. Pour un grand nombre
de savants et d'auteurs modernes, induire, c'est
donner son plein à l'observation. C'est eu compléter
ou étendre les faits en passant de ceux qui sont
observés à ceux qui no le sont pas, on justifiant ce
passage par un principe supérieur et l'application de
certaines règles de recherche expérimentale. Dans ces
conditions, on ne sort pas de l'observation propre-
ment dite; il serait donc bien plus exact el plus scien-
tifique de ne parler que d'observation complète ou
incomplète. Mais le plus grave inconvénient de cette
analyse ou interprétation du procédé induclif, c'est
do confondre les matériaux de la science avec la
science elle-même, celle-ci ne prenant corps qu'avec
le raisonnement sur les faits. Sans doute, l'observa-
tion, forcément limitée, demande à être complétée
pour servir de base au raisonnement dont nous par-
lons: nous reconnaissons la nécessité de ce travail.
Mais nous ferons remarquer qu'on ne peut l'accom-
plir, sans cercle vicieux, qu'en ayant recours à uu
principe obtenu par généralisation immédiate ou d'ori-
gine rationnelle dans le sens (pie nous avons souvent
expliqué. Ce principe peut êlre celui-ci ou tout autre
semblable : les mêmes causes produisent les mêmes
effets. Dans ce travail mené à bonne lin, c'est-à-dire
dans l'expérience complète des faits semblables, le
savant trouve la preuve do Vidée qui inspire et guide
sa recherche, idée qui peut être acquise d'autre part
ou n'être qu'une interprétation anticipée de l'expé-
rience. Si les faits la traduisent dans tous les cas, c'est
qu'elle trouve en eux son équivalent. Il y a dans tout
ceci un raisonnement au moins implicite dont nous
avons donné la formule. On y prouve l'universel non
NOTIONSPARTICULIÈRES 331

par la cause, per médium, mais par l'ensomblo des


faits correspondants. C'est par là que l'induction se
distingue essentiellement du syllogisme de démon-
stration sinon iVexposition. Cependant, elle repose
en dernière analyse comme lui sur le principe d'iden-
tifié, puisqu'elle prouve par l'équivalent et qu'elle
fonde son inférence sur la parité de nature entre
l'expérience concrète du semblable et l'expérience
généralisée. Enfin, il ne sera pas inutile do faire
remarquer, pour l'intelligence des questions que sou-
lèvo l'induction scientifique, qu'elle n'est pas un
acte primitif de noire esprit. Sous ce rapport, il entre
dans son jeu des notions générales qui ne sont pas
acquises par elle. Elle n'est ni la première ni la seule
source de nos connaissances. Mais, sur ce point, nous
ne pouvons que renvoyer le lecteur à ce que nous
avons dit sur la nature el l'origine des premiers
principes,
CHAPITRE VI

De la déduction

Tout le monde admet, nominalement au moins,


qu'il existe deux sortes de raisonnements. L'un où
l'on passe d'une proposition générale à une proposi-
tion particulière qui en est la conséquence: le syllo-
gisme est l'expression et l'instrument do celle opéra-
tion logique. L'autie où l'on part des faits cl
jugements particuliers pour aboutir à une assertion
générale qui les rassemble el les condense Ions: c'est
l'induction. Nous avons suffisamment parlé de cette
dernière forme de raisonnement. Il nous reste main-
tenant à étudier le principe, le mécanisme, la portée
et les limites de la déduction. Le sujet est vaste : nous
n'en retiendrons que les points fondamentaux el les
principes qu'il importe le plus de rappeler, étant
donné l'état actuel de la science et do la philosophie.

Point de départ do la déduction.

On s'accorde à dire que ce point de départ est une


proposition générale. Nous ne voulons pas contester
la vérité de celle assertion. Cependant, nous ferons
observer qu'il est bien nécessaire de la préciser el
de la compléter, si l'on veut éviter des confusions et
NOTIONSPARTICULIÈRES 333

des erreurs regrettables. Une première question so


pose relativement à l'origine do ces propositions
générales qui servent de point d'appui à la déduction.
Tout d'abord, il est bien évident qu'elles ne sauraient
être toujours et partout lo résultat d'une opération
déductive. Il implique contradiction que toutes nos
connaissances soient dérivées ou déduites. Certaines
vérités fondamentales doivent èlre acquises sans
démonstration proprement dite, autrement il faudrait
remonter à l'infini la chaîne des déductions; ce qui
ne répond ni à l'expérience ni à aucune possibilité :
sunt quoedam principia, dit saint Thomas, ex qui bus
syltogismus proeedil quoe non certificantur per sjyllo-
gismum : alioquin procederetur in infinitum in pria-
cipiis syllogismorum quod est impossibile (i). Les
tout premiers principes sur lesquels repose finale-
ment la déduction ne peuvent donc pas être déduits.
Il faut leur chercher une autre origine. Aura-t-on
recours à l'induction? rien no s'y oppose, pourvu
qu'on prenne ce mot dans un sens très large, comme
nous l'avons expliqué ailleurs. Et c'est ainsi que le
prennent Aiïstolc et saint Thomas. Pour eux, il n'y
a que deux sources de connaissances : l'induction et
le syllogisme — uavOàvo;.uv Y, c-ayMyr,, dit Aristotc,
/, à-oo*i;et (2). Saint Thomas écrit de son côlé : duplex
est modus acquirendi scientiam. Unus quidem /••'/•
demonslralionem, alias aillent per inductioncm (3).
Les premiers principes eux-mêmes doivent être
obtenus par l'un ou l'autre de ces deux procédés. Or,
nous venons de voir qu'ils ne peuvent être tous

(1)S. THOM., V Etli.ic,1.III.


(a) Poster, analyt., I. I, c. xvni.
(3)Ibid., I. I, lect.XXX.
33^ rniLosopiiiE DANSLA SCIENCE
DU RAISONNEMENT

déduits. Il nous faut donc leur reconnaître une cer-


tîiine origine inductive. C'est ce (pie fait saint Thomas
lorsqu'il dil : ttniversalia ex quibus demonstratio pro-
céda non fiant nobis nota nisi per inductionem (i).
Drus un autre passage, il rejette la connaissance
directo des substances spirituelles ainsi que la con-
naissance des choses sensibles par leurs quiddités
séparées, pour la raison suivante : sequeretttr quod
aliqua cognoscerentur absque indtictione et sensu,
quod Philosophus negat etiam de abstractis (a). Mais
il est bien évident qu'eu matière d'axiomes métaphy-
siques, par exemple, le mot induction n'implique ni
procédé scientifique ni raisonnement quelconque : il
no désigne et ne peut désigner, dans ce cas, que l'ori-
gine sensible de ces axiomes et de nos idées en
général, ou bien encore une généralisation intuitive,
c'est-à-dire celle où l'on généralise avec une assurance
entière une relation observée par simple compa-
raison et même rapprochement de deux ternies. Kn
pareille matière, le prédicat est visiblement inclus
dans la notion même du sujet. C'est pourquoi les pro-
positions de cet ordre sont immédiates. Nous les for-
mulons sans crainte d'erreur et cependant sans avoir
recours au raisonnement ni à aucune vérité intermé-
diaire. Notre esprit voit d'un seul coup d'oeil ce qu'il
demande, dans d'autres cas, à une opération logique
plus ou moins longue. Mais est-il nécessaire de le
faire remarquer? si les vérités de celle sorte ne sont
pas l'objet d'une .démonstration en règle, c'est qu'elles
n'en ont nul besoin. Et ce n'est pas une raison

(i) Poster,analyt., I. I, Iccl. XXX.


(a) Ibid.
NOTIONSPARTICULIERES

pour leur attribuer, comme on lo fait trop souvent,


un caractère conventionnel ou pour les ranger dans
la catégorie de la croyance. Il est pour le moins sin-
gulier do voir des savants et des philosophes trouver
une occasion d'erreurs 1res graves relativement aux
premiers principes, dans la surabondance et l'excès
même do leur intelligibilité. Ils ont voulu voir un
mystère là où, c'est lo cas de lo dire, tout ost parfaite-
ment naturel. Les propositions dont nous parlons no
sont pas seulement immédiates mais encore néces-
saires. Le prédicat, avons-nous dit, y est inclus dans
l'idée même du sujet. Il en résulte que la jonction des
deux termes n'y est pas seulement posée en fait, elle
y est afiirméc d'une manière absolue. L'accord, dans
ces conditions, n'a rien d'accidentel ni de contingent.
Etant fondé tout entier sur l'essence même du sujet,
il est intrinsèque et se vérifie fatalement, toujours et
partout. Mais, pour bien comprendre ces choses, il
faut reconnaître une valeur objective «aux idées abs-
traites. Ce n'est pas le cas, nous l'avons vu, de la
philosophie scientiste ni de ces trop nombreux
savants qui se font une métaphysique de leur spécia-
lité. Enfin, si les vérités dont il s'agit ici sont
nécessaires, il est inutile d'ajouter qu'elles» sont uni-
verselles. C'est là une conséquence fnéluctable de leur
nécessité.
Ce que nous venons de dire des principes premiers
par rapport à l'ensemble de nos connaissances s'ap-
plique, proportion gardée, aux axiomes particuliers
des sciences rationnelles. Us constituent, dans leur
genre, des propositions immédiates, c'est-à-dire des
propositions qui obtiennent l'adhésion entière de
notre esprit par leur évidence propre et directe. Ce
n'est pas sur le témoignage de l'expérience propre-
33(3 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

ment dite ni sur l'intervention d'un moyen terme que


cette adhésion so fondo. Ello est l'effet d'une simplo
analyse ou comparaison de termes et d'idées, commo
nous lo voyons dans les axiomos qui so rapportent
aux notions premières do ligne droite, do nombre
entier ou do plan. Une propriété y est affirmée d'un
sujet où elle est manifestement contenue et dont elle
ne peut pas plus so séparer (pie le sujet no peut se
séparer de lui-même. C'est pourquoi lo rapport
énoncé so vérifie d'une manière absolue et universelle.
Mais qu'on ne l'oublie pas : la vérité d'une proposi-
tion ou d'uno science doit être appréciée et mesurée
dans son degré d'abstraction cl non pas dans les cas
individuels et concrets, comme le font tant do mathé-
maticiens philosophes. Ils se mettent en contradiction
flagrante avec le fait capital et constitutif de leur
scienco qui est uno abstraction à tel degré. Renier
co commencement lorsqu'il s'agit de déterminer la
valeur et la portée des vérités mathématiques, c'est
se condamner à toutes sorlcs de confusions et d'er-
rours; c'est vouloir identifier la loi avec les données
individuelles et sensibles d'où on l'a retirée par l'abs-
traction. Pour ce qui est des axiomes, ce travail do
généralisation et d'abstraction so trouve réduit à son
minimum: il se fait immédiatement, mais toujours sur
des matériaux fournis par les sens. Dans tout ordre
do connaissances, il existe un certain nombre de
vérités qui ne sont pas le résultat de l'application
d'une méthode sientifique proprement dite. Ces
vérités sont précisément les axiomes. L'attribut y est
contenu dans le sujet de la manière la plus évidente.
C'est pourquoi ils constituent des jugements analy-
tiques. Les rapports qu'ils énoncent nous sont révélés
par la comparaisonjjdés idées ou, ce qui revient au
NOTIONSPARTICULIÈRES 33?

même, par une compréhension plus complète du


sujet. C'est dans ce dernier quo nous découvrons
une propriété qui nous était inconnue ou, en tout
cas, qui n'y était comprise (pie d'une manière confuse.
Ces axiomes qui ont les mathématiques pour objet
sont tous de cet ordre. Nous citerons connue exemple
les propositions suivantes : Les grandeurs qui coïn-
cident sont égales. Le lotit est jilits grand que la
partie. Les choses égales à une même troisième
sont égales entre elles. Dans les propositions do ce
genre, il n'y a pas, quoi qu'en dise Kant, do synthèse
proprement dite; car on n'y ajoute rien à l'idée qui
ne lui appartienne, on ne l'ait que l'analyser el la
creuser plus profondément. Cette analyse nous fait
découvrir des propriétés nouvelles dans le sujet et
des rapports essentiels qui n'étaient ni explicites ni
distincts dans l'appréhension primitive. En un mot,
nos premières informations sont toujours impar-
faites et superficielles; elles ont besoin d'êlre agran-
dies el développées. Nous avons recours, pour cela,
à lotîtes sortes de comparaisons, de moyens termes
et de raisonnements. C'est à ce prix seulement qu'on
parvient à voir dans les idées ce qu'elles contiennent.
Noire esprit procédant par perceptions successives
n'a pas d'autre méthode à suivre pour progresser
dans la connaissance; el lotîtes les fois que l'attribu-
tion faite a sa raison propre el immédiate dans l'idée
elle-même, ou, ce qui revient au même, toutes les fois
que nous ajoutons à l'idée quelque chose qui lui
appartient, il y a jugement analytique, quelle quo
soil, par ailleurs, la longueur des recherches et des
raisonnements nécessaires pour' aboutir à les for-
muler. Cependant, il n'est ni toujours indiqué ni tou-
jours possible de recourir à l'analyse pour reconnaître
338 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANSLA SCIENCE

qu'un Attribut convient à un sujet. Il est des cas où


il esl nécessaire pour cela do l'aire appel à l'oxpérienco.
Ainsi, sur le terrain des existences el des faits, l'idée,
du sujet, môme avec le secours de principes généraux,
ne sutlit pas à autoriser uno affirmation, quelconque.
Il no s'agit plus ici d'un objet réduit à l'état do sim-
. plicité idéale et de pur intelligible par l'abstraction,
commeccla.se produit pour les mathématiques. Non,
la réalité concrète est fort coinploxe, mêlée de poten-
tialité et de contingence. Les lois simples sont comme
noyées dans cette complexité. Le travail du savant
a pour but do les y découvrir. Or, il ne peut
atteindre ce but qu'en prenant pied sur la nature elle-
même, c'est-à-dire qu'en faisant constamment appel
à l'expérience. On ne conçoit pas (pic les lois imma-
nentes «aux faits particuliers soient connues autrement
quo par l'observation et l'élude attentives des faits
eux-mêmes. En pareille matière, l'analyse et la com-
paraison des idées no nous apprendraient rien : on
n'aboutirait dans celte voie qu'à la confusion de l'ordre
purement idéal avec celui de la réalité ou à des
généralités qui no seraient nullement l'expression
d'une science particulière comme telle.
Ceci nous conduit tout naturellement à parler des
généralisations inductives. Les savants, qui n'ont pour
toute philosophie qu'un réalisme exclusif, déclarent
à l'envi qu'elles sont l'unique point de départ de la
déduction. C'est pourquoi ils n'admettent pas do
sciences à proprement parler rationnelles, et ramènent
tout, même les ma thématiques, à l'expérience, en
faisant, nous l'avons vu, violence au langage autant
qu'à la nature des choses. Saint Thomas enseigne, lui
aussi, que le syllogisme trouve sa base dans l'induc-
tion : relinquitur, dit-il, quod principium syllogismi
NOTIONSPARTICULIÈRES 33rt

sit indnclio (i). Mais, outre qu'il prend ce mot dans lo


sens (pie nous avons dit, el qu'il n'exclut nullement
les propositions abstraites, il ne donne pas la môme
valeur aux généralisations inductives (pie les savants
dont nous parlons. On comprend quo ht détermina-
tion do celle valeur intéresse au plus haut degré la
déduction. Les conclusions de cette dernière suivent
naturellement le sort des prémisses. Pur ailleurs, on
sait quo la quantité des propositions joue un rôle
capital dans le mécanisme et l'efficacité de la déduc-
tion. Il importe donc avant tout de se faire une idée
juste et précise de l'extension cl de la nécessité qu'il-
convient d'attribuer aux résultats de l'induction. Nous
l'avons vu : ce qui caractérise essentiellement l'in-
duction comme forme particulière de raisonnement,
c'est l'absence de moyen terme. Elle prouve par
l'équivalent. De là vient que la jonction du prédicat
cl (lu sujet est simplement posée en fait dans la con-
clusion inductive. On y montre ce qui est, on y
affirme un fait général sans rien' dire de la nécessité
ou de la contingence du rapport énoncé. Celte dernière
question n'est même pas soulevée dans le procédé
induclif. On y reconnaît qu'un attribut convient à un
sujet non' par l'analyse et la comparaison des idées,
mais sur lo témoignage de l'expérience. Ce dernier,
à proprement parler, ne sort jamais de la question
de fait, n'abandonne jamais le terrain des existences.
Nous trouvons là un premier caractère des générali-
sations inductives. Tandis que les propositions ab-
straites et immédiates impliquent, dans leur mode
lui-même de formation, la nécessité du rapport qu'elles

VI Ethic, I. III.
(i)S. THOM.,
3fO PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

énoncent, les généralisations dont il s'agit se bornent


à une affirmation de fail. C'est un point de grande
importance et qu'on ne doil jamais perdre de vue
quand on veut déterminer el mesurer la portée des
conclusions générales ou des lois dans les sciences
naturelles, où règne l'induction. Ceux qui l'oublient
sont fatalement portés à donner aux sciences de cet
oitjrc un degré d'intelleclualilé et surtout un pouvoir
d'explication qu'elles no peuvent avoir. On peut se
faire une idée, d'après ces principes incontestables,
des limites dans lesquelles le savant naturaliste,
l'homme de la méthode expérimentale et de l'in-
duction, doil se maintenir, et aussi de ht part
considérable de philosophie qui se rencontre le plus
souvent, en fait, dans des oeuvres de science, à pré-
tention très positive.
Vue conclusion inductive n'emporte donc, de par
son origine, aucune nécessité intrinsèque. C'est par là
qu'elle se distingue de l'universel proprement dit.
Mais ce n'est pas la seule différence qui l'en sépare.
Ainsi elle ne reproduit ni l'unité ni l'universalité des
jugements purement analytiques. Elle n'en reproduit
pas l'unité tout d'abord. Dans celte sorte de jugements,
il y a identité du sujet et de l'attribut. Ce dernier
a sa cause propre et formelle dans le sujet lui-même.
C'est pourquoi ils sont inséparables et s'accompagnent
nécessairement. Dans ce cas, les deux termes ne sont
qu'une seule et même chose diversement conçue :
diversité qui ne l'empêche pas de rester identique
à elle-même. C'est précisément ce qui est reconnu et
affirmé dans le jugement analytique, qu'il soil immé-
diat ou déduit. Nous ne voulons cependant pas dire
qu'il n'y ait, dans ces conditions, qu'une simple affir-
mation d'identité selon la formule A est A. Non, le
NOTIONSPARTICULIÈRES 3/fl

jugement n'est pas une tautologie. 11 nous apporte


une connaissance plus complète du sujet. Il est cer-
tain que si l'on voyait du premier coup d'oeil tout ce
que ce dernier contient, le jugement ne serait qu'une
vaine et inutile répétition. Mais ce n'est pas notre cas.
Nous avons recours à l'analyse et à la comparaison
des idées qui se présentent, sous différents modes,
pour connaître leur rapport. La découverte de ce
rapport, mémo lorsqu'il s*agit d'identité, nous fait
accomplir un réel progrès dans la connaissance.
Dans les jugements empiriques ou synthétiques, les
choses se passent autrement. Ce n'est pas l'identité,
mais l'union ou la séparation des deux termes qui
s'y trouve affirmée : union ou séparation de fait.
La manière dont ces jugements sont formés m'in-
dique rien autre. Il peut se faire que l'attribut soit
lié' au sujet par un lien phi6 intrinsèque et plus pro-
fond; mais cela ne résulte nullement de la raison
déterminante du jugement ni du critérium employé,
à savoir, de l'expérience. Celle-ci ne décompose pas
une idée pour en connaître le contenu, pour découvrir
le rapport des éléments. Non, elle atteint toutes choses
sous l'angle ou le point de vue d'existence. En un
mot, elle répond à la question, an sit, et non à la
question propter quid : elle démontre, comme dit
Aristote, ib o-«. et non pas tô OWTI.Il lui arrive, sans
doute, de prouver un fait par un autre; mais ce genre
de preuve ou d'explication n'autorise aucune affir-
mation A'/dentité déformes, mais seulement une iden-
tité de sujet. Le seul fondement d'une telle affirma-
tion se trouve dans la preuve par la cause formelle,
ce qui suppose non seulement une généralisation
quelconque, mais encore un degré déterminé d'abs-
traclion. L'affirmation pure et simple de l'union de
3^a PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

l'attribut avec le sujet, tel est donc l'objet ou la portée


des jugements empiriques. On objectera, s«ms doute,
(pie dans loul jugement (que la matière en soit abstraite
ou physique) il y a perception d'identité ou de non-
identilé: quo les jugements synthétiques n'échappent
pas à celle condition qui est essentielle. C'est vrai;
mais il est une distinction non moins essentielle à
faire en pareil c.is. Il s'agit de bien déterminer les
deux points sur lesquels porte la comparaison dans
lo jugement; il est bien évident quo l'identité n'est
affirmée ou niée qu'entre ces deux points exclusi-
vement. Or, dans les jugements de l'ordre physique
cl concret, la comparaison ne se fait pas précisément
cuire deux formes ou qualités considérées en elles-
mêmes, mais cuire les sujets de ces formes ou qua-
lités. Il s'ensuit que l'identité est affirmée ou niée
des sujels seulement. Ainsi nous disons : ce papier
est blanc; nous ne disons pas qu'il est la blancheur.
Le terme concret blanc connole, indirectement tout
au moins, un sujet qui se trouve, comparaison faile,
identique à celui du papier; nous disons de môme :
les corps sont étendus; nous ne disons pas qu'ils sont
l'étendue. Dans ces sortes de propositions, la com-
paraison, ne conclut pas à l'identité des formes, mais
des sujets (pic le concret comporte et désigne tou-
jours implicitement : accidens in concrelo, cum in
recto imporlel formant et in obiiquo snbjeclum, polest
prwdicari de aliquo vel quia habel identilatem cum
illo ex parte formoe vel quia habel identitatei.it ex parte
objecli connotali (i). Il est donc bien vrai de dire que
dans tout jugement, quel qu'il soit, il y a perception

(i) Jo.\>.AS. THOM.,


Il p., <\.v, a. 6. Logic.
NOTIONSPARTICULIÈRES 343

et affirmation d'identité ou de non-identité, mais il


faut ajouter quo, dans beaucoup de cas concrets,
l'identification est plutôt matérielle quo formelle.
Aussi, en semblablo matière, l'attribution n'est-ello
pas essentielle, mais simplement dénominative; ces
distinctions sont très importantes. Elles nous font
comprendre la différence radicale qui oxiste entre les
propositions abstraites et celles de l'ordre physique
et concret. Dans les premières, la comparaison est
nécessairement formelle ainsi quo l'identification qui
en est la conséquence. C'est pourquoi ces proposi-
tions ont un caractère de nécessité et d'universalité.
L'attribution y est essentielle. Dans les secondes, au
contraire, la comparaison ne se fait pas nécessaire-
ment sous le rapport de deux formes ou propriétés
prises en elles-mêmes; il arrive, le plus couvent,
qu'elle so fait entre les sujets de ces formes. C'est
pourquoi il y a plutôt affirmation dcVocxistcnce et
d'inhérence de l'attribut dans le sujet, qu'affirmation
d'identité entre eux. Les généralisations inductives,
dans les sciences naturelles, appartiennent à cetto
catégorie. En tout cas, le témoignage de l'expérience,
sur lequel elles, reposent uniquement, n'autorise
qu'une affirmation de fait. Si paradoxal quo cela
puisse paraître à plusieurs, ce témoignage reste exté-
rieur aux choses que seules l'analyse et l'abstraction
nous permettent de pénétrer pour y découvrir non
plus des rapports de fait ou contingents, mais intrin-
sèques et nécessaires.
Le rapport entre l'attribut et le sujet dans les pro-
positions en matière concrète est donc un rapport de
coexistence, d'union, mais non pas d'identité. Ce der-
nier se vérifie tout naturellement dans l'abstrait,
puisque la comparaison s'y fait entre des formes sépa-
PIIIL0S0PHIBDURAISO.NNEUBNTDANSLASCIENCE a3 '
344 DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

rées des conditions matérielles et devenues, en quoique


sorte, de purs intelligibles. Toute attribution faite,
dans cet ordre, intéresse forcément l'essence des
choses. C'est ce que doivent reconnaître tous ceux
qui accordent une valeur objective aux idées pures;
mais si la liaison entre les deux termes est moins
étroite, si, en un mot, l'unité est moins parfaite dans
les conclusions générales inductives des sciences de
la nature, ce serait une grande erreur que de .ne voir
en elles qu'un amas de propositions particulières,
commo le font l'empirisme et le scientisme. « Une
proposition universelle, dit Bain, est la somme équi-
valente de plusieurs propositions particulières : elle
n'a point de sens au delà ou en dehors de l'ensemble
de ces propositions particulières. Par suite, lorsque
nous établissons un cas particulier, nous ne faisons
quo résoudre une proposition universello en scs
éléments; noiis prenons ces éléments à part, tels
qu'ils étaient avant que la proposition universelle
fût formée. » Il n'y a rien autre dans le passage
suivant d'un autre auteur (i) : « La notion, le concept
ou plus simplement l'idée générale sont le souvenir
global d'un grand nombre de constatations. Elles ne
sont qu'une forme du souvenir: le souvenir n'est
qu'uno sensation répétée, et les sensations sont
conformes à la réalité. » (a) E. Mach dit de son côté :
« Les animaux accumulent des expériences indivi-
duelles de la même façon que l'homme. La biologie
et l'histoire de la civilisation sont, pour la psychologie
et la théorie de la connaissance, des sources qui

(i) A. BAIN,Logiquedédnetiveet inductive,t. I", c. m. (Traduction


it 0. Conrpayrtî.)
. |») P. DILMT,la Sciencetl la réalité, c. tin.
NOTIONSPARTICULIÈRES 345

s'équivalent et so complètent réciproquement. » (i)


Rien de plus commun dans la science et la philo-
sophie contemporaines que l'explication de l'idée
générale telle qu'elle est formulée ou indiquée dans
los toxtes qu'on vienl de lire. Au fond, les savants et
les philosophes dont il s'agit n'ont qu'une idée : no
pas dépasser l'expérience concrète. C'est pour eux le
grand, l'unique principe. Mais comme l'expérience
est, par définition, particulière et contingente, ils so
trouvent en présence d'un problème très ardu, d'une
antinomie qui parait irréductible. Ils croient en
trouver la solution dans l'idéo d'une sorte d'universel
arithmétique. Les faits rostent dans leur individualité :
c'est entendu; cependant ils s'additionnent dans la
mémoire cl finissent par former une collection plus
ou moins considérable. Nous désignons tout naturel-
lement celle collection par un mot général. Co mot
dénota principalement les cas individuels connus.
Dans ces conditions, la multiplicité est réelle, l'unité
purement verbale. Nous n'avons plus, selon la for-
mule aristotélicienne : h tri: r.o/XCv/;ou comme dit saint
Thomas : nnttm de multis. Nous avons, d'un côté, uno
étiquette; de l'autre, un certain nombre de faits par-
ticuliers et contingents. Tout ceci revient à dire, dans
l'opinion des savants donl il s'agil, que l'universel ne
répond pas à un concopl un, distinct et indépendant
des cas individuels. Ainsi, dans cette proposition géné-
rale, l'énergie demeure constante, il n'y a pas unité
d'une multiplicité; car ce principe n'a pas de sens par
lui-même indépendamment des réalités concrètes d'où
il est tiré ou des innombrables applications qu'on en

tt l'erreur, c. v.
(i) La Connaissance
346 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

peut faire. Il ne réalise pas un concept extérieur et


supérieur au multiple. Celle doctrine parait tout
d'abord contraire à l'expérience, car nous nous
servons correctement des propositions de celle sorte,
sans posséder une connaissance complète ni môme
actuelle et distincte des faits particuliers : à vrai
dire, pour nous en faire une idée claire cl ulilc, il
nous suffit que l'énoncé de la proposition soit
accompagné d'un exemple concret. Cela tient à ce
que la connaissance humaine intellectuelle ne peut
se passer de représentation sensible, mais on avouera
que cel exemple ne donne ni n'explique la portée
du principe: loin d'épuiser le sens de ce dernier, il
ne peut en rendre compte à lui tout seul. Par
ailleurs, quand même tous les autres cas particuliers
se trouveraient distinctement représentés dans la
conscience, ils ne seraient pour cela et formellement
l'universel, ils n'en seraient (pic la matière.
Non, ni le sens ni l'usage d'un principe une fois
formé ne dépendent des réalités sensibles et' indivi-
duelles. La preuve en est que nous nous servons de
ce principe pour manipuler, apprécier et mesurer le
concret. Qu'est-ce à dire, sinon qu'il domine l'expé-
rience, bien qu'il en soit sorti. Notre esprit n'est pas
un pur récipient de l'expérience brute : en d'autres
termes, l'universel n'est pas la simple copie des faits
particuliers ni des impressions qu'ils font sur nos
sens, il est le produit d'un travail intellectuel : tra-
vail qui part de la ressemblance des objets et des cas
individuels, pour s'élever à leur identité spécifique,
ce qui ne se fait pas sans abstraction. Sous les traits
et caractères particuliers, l'esprit voit le trait ou le
caractère commun, ou plutôt il le dégage de la parenté
des éléments qui composent le multiple. Les lois
NOTIONSPARTICULIÈRES 34?

scientifiques ne sont donc rien autre que des rapports


particuliers généralisés, c'est-à-dire réduits par l'abs-
traction à leur type spécifique. C'est ainsi qu'il faut
comprendre la proposition que nous avons citée
comme exemple : l'énergie demeure constante. En la
comprenant do la sorte, tout s'explique et s'harmo-
nise très bien. Dans ces conditions, l'universel est un
concept, un, objectif, distinct, indépendant. Il est
l'expression de l'unité et de la réalité spécifiques, qui
ne sont pas un vain mot. D'autre part, il présente un
sens et une portée qui dominent et dépassent de -
beaucoup les cas particuliers, puisqu'il s'applique
non seulement à ceux qui sont connus et énumérés,
mais encore à ceux qui sont simplement possibles :
bien plus, leur disparition totale du inonde des exis-
tences n'enlève rien à la vérité du principe comme
tel. Du reste, il suffit d'analyser les termes d'une
t généralisation scientifique inductive, pour voir qu'elle
n'implique aucune multiplicité actuelle. Soit la pro-
position suivante : les liquides tendent à prendre le
même niveau. Malgré quelques apparences contraires,
cette proposition est formellement une. Nous voulons
dire qu'elle n'est pas un assemblage de propositions
particulières ou d'éléments individuels plus ou moins
homogènes, car l'unité qui lui convient ne saurait
être comparée à l'unité tout accidentelle d'un tas de
pierres, par exemple. Il suffit de bien so rendre
compte de la signification des termes pris séparément
ou associés dans la proposition, pour voir que celle-ci
ne contient aucune pluralité actuelle. Le mot qui
sert de sujet, à savoir : « les liquides », n'a rien
d'individuel. Il n'exprime (pie les traits ou carac-
tères" communs d'un nombre plus ou moins grand
d'individus. N'est-ce pas là, du reste, toute son
348 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

utilité, toute sa raison d'être? Il faut eii dire autant


des mots qui représentent le prédicat dans la propo-
sition dont il s'agit. Ce sont les mots communs qui
ne désignent que les attributs spécifiques des choses,
cl qui ne donnent de ces choses qu'une idée générale.
Sous ce rapport, l'unité d'une telle proposition est
incontestable. Elle est même bien plus formelle cl
plus évidente que celle des réalités individuelles.
Celles-ci, en effet, nous apparaissent, de prime abord,
comme un faisceau de propriétés diverses, tandis que
'les notions générales sont simplifiées et ramenées
à l'unité spécifique pur l'abstraction. Les propositions
dont elles sont la matière n'ont el ne peuvent avoir
qu'une pluralité potentielle; elles expriment directe-
ment l'identité spécifique de plusieurs faits ou de
plusieurs rapports, el ne se réfèrent que d'une
manière indirecte et implicite aux cas particuliers. En
d'autres termes, elles désignent la nature commune
à tous les individus d'une niêinc espèce. Or, celle
nature est, par définition, l'unité d'une multipli-
cité. Cette doctrine, on le voit, n'a rien de commun
avec celle qui explique la genèse des idées générales
par la simple sommation des idées particulières. Les
notions incontestables (pie nous venons de rappeler
nous autorisent à dire qu'une telle explication est
plus apparente et verbale que réelle. Qu'on ne s'y
trompe pas; ou ne donm aucune idée satisfaisante
de l'universel, en se contentant dédire que la mémoire
fait la sommation des eus innombrables où les
phénomènes se sont passés d'une certaine façon;
non, ce n'est pas en multipliant l'expérience qu'on
sort de l'individuel. Quel que soit leur nombre, les
faits restent particuliers et contingents. La sommation
qui peut en être l'aile par la mémoire n'y change rien,
NOTIONSPARTICULIÈRES 34ô

c'est-à-dire ne leur enlève rien de leur caractère


propre. Elle ne fait plutôt que l'étendre et le souli-
gner par l'accumulation même des individus. Autre
chose est donc nécessaire pour s'élever du particulier
au général. Cette chose, on ne saurait Irop le redire,
c'est l'abstraction. Elle seule nous fait vraiment passer
des faits aux lois, parce que seule ello transforme
l'observation el l'expérience. El comment accomplit-
elle cette transformation? Elle, l'accomplit en déga-
geant des individus la forme spécifique. Ce n'est pas
làunq opération arbitraire ou toute subjective, comme
se l'imaginent beaucoup do savants; non, c'est une
opération dont le fondement, la justification et l'amorce,
en quelque sorte, se trouvent dans la similitude ou
l'homogénéité des éléments et des rapports qui com-
posent le multiple. Il y a dans les réalités concrètes
d'un môme ordre multiplicité réelle avec une ébauche
et, pour ainsi dire, une promesse d'unité. Car, comme
le fait justement remarquer saint Thomas, si l'uni*
vcrscl n'existait pas, de quelque manière, dans les
cas' ou les objets individuels, ils ne pourraient pas
nous en suggérer la connaissance : sensus estquodam-
modo cliam ipsius et universalis (i). S'il en était
autrement, ajoulc-t-il, no\t csscl possibile quod ex
apprehensione sensus causaretur in nobis cogniliû
universalis (a). Qu'est-ce à dire, sinon que les sens»
en appréhendant l'individuel, appréhendent par le
fait même le fondement el la matière propre de l'uni-*
versel spécifique. Dans co sens, il est vrai de «dire que
cet universel est immancnt.au singulier. Il est impor*

(l) S. Tito«.,Poster, analyt,, I. Il, leci.'XX.


(i) Ibid.
3§0 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANSLA SCIENCE

tant de ne pas perdre de vue ces considérations,


lorsqu'il s'agit de déterminer la portée et la valeur
des généralisations scientifiques inductives. Elles
nous font bien comprendre dans quels rapports ces
dernières se trouvent avec les réalités sensibles et
individuelles.
Mais il existe encore d'autres sortes de proposi-
tions, il ne rentre pas dans notre dessein de les
examiner toutes. Nous retenons seulement celles qui
présentent quelque intérêt particulier au point de
vue du rôle qu'elles sont appelées à jouer dans le
syllogisme ou la déduction. La proposition collective
est évidemment de ce nombre. Il ne nous reste que
peu de chose à en dire, étant donné que nous avons
eu déjà occasion de parler des caractères différentiels
de l'universel et du collectif. Nous insisterons seu-
lement sur quelques points. L'universel et le col-
lectif impliquent et évoquent tous deux une certaine
pluralité. C'est pourquoi on serait tenté, à première
vue, de leur accorder une valeur égale. Mais, à la
réflexion, on s'aperçoit bien vite que, même sous ce
rapport, ils diffèrent radicalement. En effet, ils ont
chacun leur manière de représenter la pluralité. Chez
l'un, elle n'est représentée qu'en puissance. L'uni-
versel, en effet, signifie directement une nature
abstraite et en quelque sorte schématique, c'est-à-dire
une donnée commune susceptible de se réaliser dans
un nombre indéfini de sujets individuels. Il est vrai
non seulement des cas connus et énumérés, mais
encore en dehors de tous cas. C'est ce que l'empirisme
et la philosophie scicnliste ne peuvent comprendre,
même en présence du fait de la persistance en nous de
l'idée ou de la représentation des réalités changeantes
el périssables. Dans l'universel, la pluralité est donc
1PARTICULIÈRES w 35ï
NOTIONS

potentielle et latente, Il en va tout autrement du


collectif. On sait qu'il faut entendre par là une
réunion ou assemblage d'éléments individuels dans
un certain ordre. En tant que réunis de la sorte, ces
éléments peuvent être désignés par un terme général.
Cela suppose, évidemment, quelque point commun
entre eux; autrement, une telle désignation serait
impossible. Quel est ce point commun? C'est la forme
ou l'êlre accidentel qui résulte de leur réunion plus
ou moins hiérarchisée, comme nous le voyons dans
les mots suivants : nation, armée, multitude, univers.
11 suit de là que le collectif représente une certaine
unité d'une pluralité actuelle. Une telle unité est
quelque chose d'extrinsèque, d'accidentel et de pos-
térieur au multiple. C'est pourquoi ce qui convient
au collectif comme tel ne saurait être attribué aux
individualités.qui le composent. En d'autres termes,
le collectif en tant qu'tm est sujet de certains attri-
buts, et il l'est* exclusivement. Quand je dis : cette
armée est puissante, cette famille est ancienne, je
forme des propositions rigoureusement collectives.
Il serait faux de faire une application distributive de
leurs attributs aux membres de l'armée ou de la
famille dont il s'agit. Nous ne sommes pas en pré-
sence d'un extrait commun susceptible d'être attribué
à un nombre indéfini de réalités particulières. Non,
le cas est tout différent, attendu qu'il ne comporte
pas de généralisation proprement dite. La notion
collective n'est pas le résultat d'une abstraction
opérée sur les individus d'une même espèce. Elle
résulte simplement d'une réunion de ces mêmes
individus. Et ce n'est pas à une forme dégagée des
phénomènes qui l'individualisent qu'on aboutit de la
sorte, mais à une qualité ou une forme accidentelle
53$ PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

qui est exprimée par le nom collectif. C'est pourquoi


ce dernier, employé comme sujet dans une proposi-
tion, ne saurait avoir de sens distribûlif. Aucune attri-
bution ne peut lui être faite que sous le couvert de
la collection. En un mot, l'unité do la proposition
collective est la mesure cxtictc de sa vérité. Il est
donc faux de la considérer comme une somme de
propositions particulières. Ce n'est pas un certain
nombre d'êtres individuels que son sujet désigne
avant tout. Non, il dénote et représente avant tout la
collection, ou, si l'on veut, les êtres individuels en
tant que réunis cl formant un ensemble. Dans ces
conditions, ce qui leur convient en celte qualité no
saurait être particularisé sans une contradiction évi-
dente. On peut voir par là l'erreur de ceux qui
n'attribuent qu'un sens collectif aux conclusions ou
lois générales de la science. Us s'imaginent ainsi
mieux sauvegarder la positivilé de la science. Mais il
n'en est rien. Loin de se tenir de la sorte plus proches
des réalités concrètes, ils s'en éloignent, au contraire.
Lu proposition collective, on vient de le voir, ne
peut même se résoudre en éléments particuliers; elle
ne le peut sans se détruire elle-même. Une collection
de fails même parfaitement observés n'a rien de
scientifique; elle ne constitue que la matière de la
science. Il ne s'ugit pas seulement de constater expé-
rimentalement les rapports que ces faits soutiennent
entre eux, il s'agit surtout de les ramener à une même
idée, de les faire tenir dans une même formule, dans
uno môme loi. Or, cela ne peut se faire autrement
que par le passage des fails et des rapports indivi-
duels à co qui en est l'expression, lu forme spécb
liquc. Il n'existe pas d'autre procédé de généralisation
réelle et satisfaisante pour l'esprit. Tout ce qu'on
NOTIONSPARTICULIERES 353-

a imaginé par ^ailleurs ne sauvegarde ni n'explique


l'unité ni l'extension de la loi. La totalisation des cas
particuliers, si nombreux qu'on les suppose, ne donne
pas une idée générale dans le vrai sens du mot; c'est-
à-dire une proposition idéalement vraie, ayant un
sens en dehors cl au delà des cas observés cl mémo
de leur collection la plus complète qu'on puisse
rêver; s'y irJ. ou xa-râ -o/./.wv. L'erreur d'un grand
nombre de savants est do croire que le général no
peut avoir un sens propre et indépendant, parce
qu'il est inséparable, dans l'ordre du temps et de la
génération, des réalités concrètes cl particulières.
Mais un tel raisonnement, quelle qu'en soit la matière,
ne prouve rien de semblable. De plus, dans le cas
présent, il a le tort de ne tenir aucun compte de
l'activité de l'esprit ni de ses résultats.
Bien que ces explications puissent paraître déjà
longues, nous ne pouvons pas cependant nous dis-
penser de dire quelques mots de la proposition con-
tingente immédiate. Nous avons vu qu'il existe des
principes nécessaires el universels qui s'imposent
à notre esprit par eux-mêmes et non par l'effet d'une
démonstration quelconque: ils sont connus sous le
nom de vérités premières, de propositions immé-
diates. Mais on aurait tort de croire que l'immédiat
se rencontre seulement dans l'ordre idéal et rationnel ;
il existe également dans le domaine de l'expérience.
Nous voulons dire que, parmi nos connaissances
expérimentales, il en est d'immédiates. L'entendement
les saisit avec clarté et leur donne tout son assenti-
ment sans le secours d'aucune vérité intermédiaire
ni d'aucun moyen terme. C'est ce qui a lieu pour
toutes lès vérités qui sont objets d'intuition sensible
ou de conscience immédiate, comme les constatations
354 DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

suivantes : la neige tombe, j'ai froid, le vent secoue


l'arbre, etc. On peut dire, en général, que nous
avons une proposition contingente immédiate toutes
les fois que l'union de l'attribut avec le sujet est
constatée directement par l'observation ou l'expé-
rience. Les propositions obtenues de la sorte sont
ordinairement « singulières », considérées sous le
rapport de la quantité. Cependant, elles ne sont pas
toutes nécessairement contingentes dans leur fond.
Comme toutes les conclusions de l'expérience, elles
énoncent simplement comme un fait la liaison entre
l'attribut et le sujet! A ce point de vue, elles sont
contingentes. Car, ne connaître l'accord cnlre deux
données que comme un fait, ce n'est pas le connaître
comme nécessaire, mais plutôt comme contingent.
Sans doute, il peut se faire qu'en réalité cet accord
soit essentiel, mais cela ne ressort nullement du pro-
cédé de connaissance dont il s'agit. Tout ce qu'il en
ressort, c'est une constatation de fait, sans qu'il soit
même question de cause. On aurait tort également
de croire que la présence d'un sujet concret et singu-
lier dans une proposition suffit à rendre contingent
le rapport qui s'y trouve affirmé. Quand nous disons :
Pierre est homme, nous avons là un sujet concret et
individuel. Cependant, le rapport affirmé n'est p«as
contingent, mais nécessaire. La qualité d'homme con-
vient à Pierre nécessairement : il est homme par défi-
nition, abstraction faite de son existence. Aussi, le
fait de cette existence n'cst-il pas touché directement
par la proposition susdite, et il n'a pas besoin de
l'être, puisqu'il n'est pas la raison formelle pour
laquelle la qualité d'homme convient à Pierre. En
un mot, une proposition de ce genre n'est pas l'ana-
lyse d'une existence, mais d'une nature: le mot est
NOTIONSPARTICULIERES 355 ;

ne s'y joint pas au sujet, mais au prédicat. En d'autres


termes, ce qui est formellement affirmé, ce n'est pas
l'existence du sujet, mais simplement lo rapport de
convenance du prédicat. Nous avons dit, par ailleurs,
que dans les propositions concrètes l'attribution se
fait tantôt en raison de la forme, tantôt en raison du
sujet. Dans le premier cas, l'attribution est essentielle
et nécessaire : ex. : l'arbre est un végétal. Dans lo
second cas, l'attribution, à ne considérer que la
proposition, est contingente et accidentelle; ex. : la
terre est ronde. D'où il suit' que, pour avoir uno
proposition vraiment « singulière », il faut non seu-
lement que les termes soient dépourvus de toute
extension, mais encore que le prédicat soit attribué
au sujet en raison de la nature ou de la matière indi-
viduelle de ce dernier; ex. : Pierre marche, Paul
étudie, le Rhône est rapide. Dans ces conditions,
une proposition est rigoureusement « singulière ».
Elle est aussi contingente; car ce qui est attribué à
l'individu comme tel ne saurait avoir de valeur
absolue. La matière individuelle n'est-cllc pas prin-
cipe de possibilité, substratum du changement? Son
caractère propre, c'est de pouvoir être et n'être pas.
Comment pourrait-elle donc fonder une liaison ou
un rapport nécessaire ? Ces distinctions pourront
paraître parfois bien subtiles; mais elles n'en sont
pas moins très utiles. On ne peut les ignorer ou les
perdre de vue sans s'exposer aux erreurs et aux
confusions les plus regrettables dans un grand nombre
de questions relatives au syllogisme. Il est essentiel,
en effet, pour rendre compte de ce dernier, d'avoir,;
avant tout, une idée juste de la qualité et de l'exten-
sion des termes d'une proposition et du rapport qui
les unit.
. 35(1 PHILOSOPHIEM) RAISONNEMENT
DANSL.\ SCIENCE

Premier principe ou axiome du syllogisme,

Nous n'avons pas l'intention d'exposer ici une


théorie complète du syllogisme. Notre but est plutôt
d'en rechercher los premiers, principes, • et surtout
l'axiome fondamental. Par ailleurs, dans cotte ques-
tion comme dans beaucoup d'autres, nous supposons
le lecteur au courant des notions élémentaires.
On admet assez communément que la proposition
générale est un élément nécessaire du syllogisme. Il
ost certain que le mécanisme de ce dernier ne peut
s'expliquer autrement. Si l'une des prémisses n'est
pas plus générale que la conclusion, le raisonnement
n'est pas vraiment déductif ; il ne nous fait pas passer
par voie dcH'onséqucnce d'une donnée à une autre.
C'est ce que l'analyse de l'opération syllogistiquc
nous fait bien comprendre. Dans tout raisonnement,
il y a une proposition à prouver. Dans l'induction,
elle est prouvée par les fails. C'est la preuve expéri-
mentale ; preuve, qui a scs limites, car il existe des
problèmes oh elle est impossible. Ensuite, toutes les
sciences ne vont pas des faits aux principes. 11en est,
au contraire, qui procèdent du général au particulier.
Leur degré d'abstraction les place en dehors du
domaine do la réalité et de l'expérience. Dans co cas,
l'esprit n'a qu'à se mettre d'accord avec lui-même,
c'est-à-dire qu'il ne doit pas sortir des conditions qu'il
s'est créées. Or, il en sortirait manifestement en ayant
recours à la preuve ou à la vérification expérimentale.
C'est là, nous l'avons vu, l'erreur et l'inconséquence de
ceux qui veulent à tout prix faire de la mathématique
une science d'expérience ou qui déclarent qu'il n'existe
pas à proprement parler de sciences rationnelles.
La seule voie ouverte pour l'élude et le développe"
x NOTIONSPARTICULIÈRES
35jJ

ment scientifique d'un objet isolé par l'abstraction


(Uyses-conditions concrètes et sensibles, c'est lo rai-
sonnement déductif, parce que, précisément, soûl il
du fait initial de cette abstraction. En '
lient compte
effet, ce n'est pas en faisant appel à l'expérience, mais
à l'analyse comparée des idées qu'il procède. Cette
analyse n'est pas une opération aussi simple qu'on
pourrait le croire. Les Analytiques d'Aristote sont
là pour nous ie dire.'Elle embrasse toutes les lois de
la démonstration logique el met en oeuvre de nom-
breux facteurs dont il n'est pas toujours facile do
préciser le rôle et la portée. Mais ce qui ne fait
aucun doute, c'est l'importance capitale de la propo-
sition générale dans le raisonnement dont il s'agit.
Elle en fait toute la force et toute l'efficacité. Dans
la proposition à prouver ou la conclusion, lo sujcl
contient sans doute l'attribut. Mais l'idée que nous en
avons n'est ni «assez complète ni assez profonde pour
nous laisser voir le fait et la cause de ce rapport,
Pour saisir cette cause, il est nécessaire de creuser et
d'étendre davantage la notion ((lie nous en avons.
Mais comment obtenir cette pénétration plus intime
el plus complète du sujet, qui nous permettra de voir
ce qui s'y trouve contenu à l'état latent et potentiel?
Il n'existe qu'une méthode pour cela : c'est de relier
le sujet en question à une donnée plus générale où il
trouve sa raison et sa loi. Celte donnée n'est autre
que le moyen terme. N'est-il pas le véritable instru-
ment dont on se sert pour unir le sujet el l'attribut
dans la conclusion ? A vrai dire, il est leur trait
d'union. Or, il ne pourrait l'être s'il n'avait aucune
portée générale. C'est uniquement parce qu'ils sont
compris dans son extension, que le grand et le petit
terme s'accordent entre eux dans la conclusion.
358 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

Qu'est-ce à dire, sinon que ce qui est vrai du général,


des lois universelles, l'est également du particulier© t
des cas divers que ces lois régissent ? C'est là le fon-
dement de toute opération déduclive réelle. C'est
pourquoi une des règles essentielles du syllogisme
porte que le moyen terme doit être distribué, c'est-
à-dire pris universellement, au moins une fois, dans
les prémisses. Sans universel, dit saint Thomas, il
n'est pas de démonstration possible ; car, sans uni-
versel, il n'y a pas de moyen terme, et sans moyen
terme, comment démontrer? Si non sit universals non
erit médium démonstrations : ergo nec demomtra-
tio (i). Ce qui est attribué à plusieurs, dans un sens
univoque, est de sa nature même universel. Or, c'est
précisément ce qui se vérifie du moyen terme dans le
syllogisme : car il y est comparé et * appliqué aux
« extrêmes ».
Nous verrons plus loin les objections qu'on fait
valoir contre celte explication du syllogisme. Pour le
moment, contentons-nous d'en conclure que le prin-
cipe fondamental sur lequel repose ce dernier est
celui-ci : Tout ce qui est affirmé ou nié d'un sujet
universel l'est également des cas particuliers compris
dans son extension. C'est ainsi que les philosophes
scolastiqucs, à la suite d'Àristotc, formulent l'axiome
du syllogisme. Mais si cette forme est la plus ancienne,
elle est aussi la plus claire et la plus satisfaisante.
Les modifications que les modernes y ont apportées
ne sont pas heureuses. Lorsqu'elles ne sont pas erro-
nées ou incomplètes, elles sont pour le moins inutiles.
C'est ce qui arrive pour la forme suivante : tout ce

Poster, analyl., I. I, lect. XIX.


(i) S. TIIOM.,
NOTIONSPARTICULIÈRES 35*()

qui est affirmé ou nié d'un tout est affirmé ou nié de


toutes ses parties. Cette formule est équivoque- L'uni-
versalité ne s'y trouve pas suffisamment aflirméc. On
peut se demander de quel tout il s'agit. Est-ce d'un
tout collectif? Dans ce cas, un attribut qui convient
au tout comme tel ne convient séparément à aucune
de ses parties, c'est-à-dire qu'il ne peut être pris
dans un sens distributif ; un soldat n'est pas l'armée,
l'océan n'est pas l'univers. Le diclum de omni ne
trouve pas ici son application. Il ne la trouve guère
plus si l'on veut parler d'un simple total de faits con-
tingents et particuliers, comme nous le verrons plus
loin. Il y a donc danger d'erreur ou de confusion
à présenter l'axiome du syllogisme en disant : ce qui
est affirmé ou nié d'un tout l'est également de toutes
ses parties. La formule suivante, que nombre d'au-
teurs donnent comme étant plus compréhensive et
plus satisfaisante que le dictum de omni, n'est pas
non plus sans reproche : nota notoe est nota rei ipsius.
Ce qui revient à dire : les choses qui s'accordent
avec une même troisième s'accordent entre elles. La
supériorité prétendue de cette forme viendrait de ce
qu'elle s'adapte même aux syllogismes ayant un
sujet singulier, car elle se fonde beaucoup plus sur
la coïncidence que sur l'extension des propositions.
Mais si on l'examine de plus près, on voit qu'elle n'a
pas la valeur explicative du syllogisme qu'on lui
attribue. Elle passe à côté de ce qui est la donnée
essentielle et distinctive du raisonnement déduclif,
à savoir l'application d'un principe général à un fait
particulier. Dans les cas de ce genre, et ils sont nom-
breux, la règle nota notoe, etc., ne peut être la raison,
surtout la raison dernière de l'inférencc. Voici un
exemple : L'animal est sensitif. Or, l'homme est
rilUOSOl'HIK
VUnAISO.N.NtMEM PANS LASC1ENCK a4
/
360 • PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

animal. Donc, etc. Il est bien vrai que le prédicat


« scnsitif » (nota) est attribué à l'homme dans la con-
clusion, parce qu'il convient, dans la majeure, au
sujet « animal », lequel, à son tour, est, dans la
mineure, le proedicat ou nota de l'homme. Mais la
question du fondement de l'infércnce n'est pas résolue
de la sorte. Il reste toujours à dire pourquoi, du fait
que le proedicat « scnsitif » est affirmé de l'animal,
ou doit l'affirmer également de l'homme* A cette
question, il n'y a qu'une réponse à faire. C'est que
tout ce qui convient à l'universel générique (animal)
convient aussi à tout ce qui est compris dans son
extension (homme). Nous retrouvons là en propres
termes le diclum de omni. Quant à l'axiome : les
choses égales à une même troisième sont égales entre
elles, il ressemble trop, dans son application au syl-
logisme, à la formule que nous venons d'étudier
pour qu'il soit nécessaire de nous y arrêter. L'identi-
fication dont il s'agit se fait avec un troisième pris
universellement : elle est donc régie par l'axiome
diclum de omni. Il est bien évident que si le moyen
terme n'est pas distribué une fois, on tombe dans
l'inconvénient de deux prémisses particulières.
Cependanl, on produit contre la primauté et l'uni-
vci'salilé de l'axiome diclum de omni une objection
assez grave. Il existe, dit-on, des syllogismes à pré-
misses singulières, des syllogismes ou le moyen
terme n'est pas un nom commun, mais un nom
propre. Or, personne ne saurait mettre en doute, en
pareil cas, la légitimité de l'infércnce ou de la
conclusion. Que devient alors la règle fondamentale
susdite? Elle n'est manifestement d'aucune applica-
tion* là où uc figurent que des éléments singuliers,
comme dans l'exemple suivant: Socrate était le
NOTIONSPARTICULIÈRES 36l

maître de Platon. Or, Socrale fat accusé d'impiété.


Donc, le maître de Platon fat accusé d'impiété. N'y
a-l-il point là, encore une fois, une exception notable
au principe du raisonnement déductif tel que nous
notre : n'est *
l'avons exposé? Voici réponse l'exception
qu'apparente. Les formes en question ne sont pas
à proprement parler syllogistiques; elles ne con-
tiennent ni raisonnement ni inférence réelle. Les
anciens les appelaient syllogismes d'exposition expo-
sitorii. Ils ne font que metlrc en forme une chose
déjà établie ou constatée. Ils la réduisent de la sorte
à une évidence en quelque sorte matérielle. C'est
l'opinion de saint Thomas : syllogismus expositorius,
dit-il, non est verc syllogismus, sed ma gis quoedam
sensiOilis demonstratio seu quoedam resolatio facla
ad sensam,. ad Iwc ut consequenlia quoe vera erat
secundum intellectualem cognitionem, declaretur in
sensibili(i). La forme syllogislique, dans ce cas, joue
le même rôle que l'objet matériel ou la ligure tracée
sur le tableau qui aide à certaines démonstrations.
Mais il n'en est pas moins vrai que la chose, ainsi
rendue ou exposée d'une maliiôre sensible, était déjà
suffisamment présentée à l'intelligence par cette
simple énonciation : Sociale, le maître de Platon,
fut accusé d'impiété. Celle réponse à la difficulté
provenant de ce qu'une proposition singulière prend
la place de la proposition universelle dans certains
syllogismes est suffisamment concluante pour nous
dispenser d'en donner une autre.
.-..Une difficulté analogue à la précédente est tirée de
Vinférence du particulier au particulier: inférence

opusc.II ! Denatura syllopismoram.Edli. roman.,47.


(t) S. THOM.,
362 DANS LA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

qui est regardée par Stuart Mill et d'autres empiristcs


comme étant la forme fondamentale du raisonnement.
L. Liard expose leur opinion dans le passage suivant :
« A leurs yeux, dit-il, toutes nos inférences primitives
se font du particulier au particulier, et non du
particulier au général. Dès la première lueur de
l'intelligence, nous induisons spontanément, et des
années se passent avant que nous apprenions l'usage
des termes généraux. L'enfant qui s'est brûlé le
doigt se garde désormais de l'approcher du feu :
il a raisonné sans faire usage d'un principe général.
l\ se souvient qu'il a été brûlé et, sans autre garantie
que ce souvenir, il croit que, s'il approche encore
son doigt du feu, il se brûlera de nouveau; l'image
du feu cl le souvenir de la sensation douloureuse
précédemment éprouvée sont associés en son esprit,
et la présence de l'une suffit à provoquer l'apparition
de l'autre. La même inférence se répète chaque
fois que se présente un nouveau cas semblable, mais
chaque fois aussi elle ne dépasse pas le cas pré-
sent; il n'y a pas là de généralisation: un fait parti-
culier est inféré d'un fait particulier. » (i) Cette théorie
pose toute la question de la distinction de l'intelli-
gence et de la sensibilité dans l'homme, et de leur
interaction. On comprendra que nous ne puissions la
traiter ici. Il est possible, du reste, sans entamer une
discussion aussi vaste, de montrer que le cas dont on
parle ne constitue pas une exception au dictum de
omni. Nous ferons tout d'abord remarquer combien
il est difficile de nous représenter nos sensations dans
un état d'isolement complet de l'intelligence, c'est-

(t) L. LtARD,
la Sciencepositiveet la Métaphysique,
p. y4<
NOTIONSPARTICULIÈRES 303
à-dire de toute réflexion, de tout raisonnement, de
toute combinaison. Cela tient évidemment au mélange
très intime de nos opérations intellectuelles avec celles
de'nos facultés sensilives. Nos sensations sont presque
toujours accompagnées d'un jugement plus ou moins
conscient ou explicite; nous voyons le plus souvent
l'individuel ou le particulier dans un concept général :
existens sub uni^ersali (i), dit saint Thomas; nous
ne réalisons guère, en un mot, tout ce qu'il y a de
fatalement passif et dépendant des phénomènes exté-
rieurs et individuels dans le mot sentir. C'est
pourquoi nous sommes si portés à prêter une forme
intellectuelle propre non seulement aux sensations
qui se succèdent, mais encore à ce qui se passe dans
les animaux. Mais nous commettons, en cela, une
confusion très grave. La réflexion et l'analyse ration-
nelle nous apprennent qu'il existe des ^différences
non seulement quantitatives, mais encore spécifiques
entre sentir et comprendre, imaginer et penser. Nous
l'avons vu ailleurs : les propriétés de l'idée intellec-
tuelle ne sont pas celles de l'image ou représentation
sensible. L'idée, prise dans sa,plus haute expression,
est une, intemporelle, universelle : la représentation
il\ultiplc, variable, contingente, limitée à des points
et à des instants déterminés. L'une contraste tota-
lement avec l'autre. Prenons maintenant l'homme
avant qu'il ait acquis l'usage de ses facultés intellec-
tuelles et demandons s'il est possible de relever dans
ses actes quelque chose qui soit un raisonnement ou
une inférence même du particulier au particulier. Mais
qu'on ne se trompe pas sur la vraie question : il ne

(i) S. TIIOM.,
II, Deanima, I. XIII,
3J4 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANSLA SCIENCE

s'agit pas de savoir si l'enfant ou l'animal observent


un certain ordre, une certaine logiqite dans leurs
actes. C'est une chose que personne ne met en
doute: la plante elle-même n'obéit-elle pas à une
« idée directrice » dans sa formation ou le dévelop-
pement dans son germe? Toute la question est de
savoir si l'enfant ou l'animal conçoivent cet ordre
ou cette logique; s'ils ont quelque idée de la liaison
ou de la relation qui existe entre leurs mouvements et
une idée distincte de la sensation elle-même. On ne
saurait le prétendre. Si cela était, ils pourraient choisir
les moyens les mieux appropriés ou ceux qui leur
paraîtraient tels : bien plus, l'animal deviendrait par
le fait même essentiellement perfectible. Or, les expé-
riences du grand entomologiste H. Fabrc ont surabon-
damment prouvé le contraire. La logique et l'esti-
mation des moyens dans l'être purement sensitif
sont chose automatique, c'est-à-dire l'effet d'une
inclination naturelle, instinctive, dont il ne peut
s'affranchir. En réalité, il ne peut faire ni autre chose
ni autrement : animalia non operanlur diçersa et
opposita quasi inlellectum habentia, sed sicut a natura
mota ad determinalos quasdam operationes et uni-
formes in cadem specie (i). Sans doute, mio certaHo
variété dans les opérations des animaux peut se pro-
duire sous l'influence de l'homme, niais elle rencontre,
surtout lorsqu'il s'agit de comprendre, des barrières
infranchissables. D'après ces principes, et en nous
plaçant dans l'ordre purement sensible, nous devons
dire qu'il n'y a pas d'inférence du particulier au par-
ticulier. A parler en toute rigueur, il n'y a même point
passage de l'un à l'autre. Nous ne voyons là qu'un

(i) S. TJIOM.,
Sam.contra Génies,II, c. LXVI.
NOTIONSPARTICULIÈRES 3<&

souvenir de sensation. Et encore faut-il bien s'entendre


sur la nature de ce souvenir. Il n'est pas autre
chose qu'une sensation agrandie, plus représentative,
associée, en un mot, à une autre sensation de même
genre éprouvée antérieurement. Dans ce cas, ce n'est
plus seulement l'objet considéré en lui-même qui.tst
vu, senti, mais encore l'objet comme représentant la
sensation passée ut imago pj*uis sensali(i). Tout cela
s'accomplit par un seul et même acte et s'explique
par l'unité permanente de l'être sensible. Il s'ensuit
(juc l'animal, en présence d'un nouveau cas sem-
blable, ne fait que sentir, sans comparer ni inférer,
sans percevoir aucun rapport d'identité ou de diffé-
rence; il est affecté autrement que la première fois,
voilà tout. Et ce n'est pas la même inférence, mais
la même sensation qui se renouvellera dans la suite.
On ne saurait donc voir en celte matière une excep-
tion quelconque à l'axiome du syllogisme; car on n'y
découvre aucune trace de raisonnement. Cette excep-
tion n'existe pas davantage si l'on sort de l'hypothèse
de l'ordre sensible pur, en faisant intervenir la raison.
C'est ce que nous verrons bientôt. Du reste, quand
même il serait prouvé qu'une forme inférieure du
syllogisme n'est pas régie par l'axiome en question,
il n'en itîsterait pas moins vrai «pie ce dernier répond
seul à ce qui est l'essence du raisonnement déductif,
à savoir, l'application à un cas particulier d'un prin-
cipe général. Mais il existe bien d'autres questions
relatives au syllogisme; il en est quelques-unes que
nous ne pouvons passer sous silence ici, élan! ''onnée
leur importance.

De Nemor.tt Reminisc, I. III.


(i) S. TKOM.,
366 DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

Valeur et portée du syllogisme.

Le syllogisme n'a pas une bonne presse dans la


philosophie moderne. Les reproches et les critiques
dont il est l'objet ne s'adressent pas seulement à
l'usage abusif qui en a été fait, mais encore à son
mécanisme lui-même. Dans le syllogisme, dit-on, la
conclusion est déjà contenue dans les prémisses : elle
n'est donc qu'une pure répétition; or, répétition
n'est pas inférence et encore moins progrès dans la
connaissance, passage du connu à l'inconnu. C'est
déjà plus qu'il n'en faut pour ne voir eh lui « qu'un
instrument misérable qui ne peut mener bien loin ».
« Mais, nous dit Bain, il y a une autre objection beau-
coup plus grave et qui porte sur le fond du raispn-
nement formel. Supposons que la conclusion : « les
rois sont mortels » soit douteuse pour vous; de quel
droit alors proclamez-vous, dans la" majeure, que
tous les hommes sont mortels, y compris les rois?
Il faudrait donc, •• ce qu'il semble, avoir établi la
vérité de la conclusion pour avoir le droit d'affirmer
la majeure. Pour avoir le droit de dire : tous les
hommes sont mortels, il faut que nous ayons con-
staté par d'autres moyens que tous les rois, tous les
peuples sont mortels. De telle sorte que la conclu-
sion contribue elle-même, pour sa part, à établir la
majeure et qu'il y a, par suite, un véritable cercle
vicieux. C'est là le point obscur du syllogisme; c'est
pour cette raison qu'on lui a reproché de n'être
qu'une pétition de principe. Et, en effet, il serait
difficile de citer un plus frappant exemple de ce
sophisme. L'explication de cette difficulté est due.à
M. John Sluarl Miil, et celte explication a eu pour
conséquence de produire dans la logique une révo-
\ NOTIONSPARTICULIÈRES 36jf

lulion totale. » (i) Profitons dé cette dernière remarque


pour le dire en passant : seule l'ignorance de la phi-
losophie scolastique a pu faire croire à une décou-
verte en cette matière. On peut en dire autant, du
reste, de bien d'autres prétendues « nouveautés » dans
la philosophie moderne. Mais revenons à notre sujet.
Les critiques du syllogisme que nous venons d'en-
tendre sont reproduites et acceptées comme l'expres-
sion d'une vérité acquise par un très grand nombre
de savants ou d'historiens de la philosophie. Nous en
citerons encore quelques témoignages. « La théorie du
syllogisme, dit Th. Gromperz, forme le centre et le
noyau de la logique aristotélicienne. Pour en élucider
la nature, nous nous servirons de l'exemple tradi-
tionnel :

Tous les hommes sont mortels.


N. est un homme.
N. est mortel.

» Ici, peut-être, quelque lecteur à la pensée


prompte cl pénétrante nous interrompt par une série
d'objections. Comment, s'ccric-t-il, est-il possible de
conclure du fait que tous les hommes sont mortels
à la mortalité d'un individu qui est précisément l'un
d'entre eux? Si je n'étais pas déjà auparavant per-
suadé de sa mortalité, je n'étais pas en droit de poser
la prémisse majeure : tous les hommes sont mortels.
D'autre part, si, au moment où j'énonçais cette affir-
mation générale, j'avais déjà une pleine certitude rela-
tivement au cas particulier qu'elle renferme, ce n'est

(i) A BAI.V,
Logiquedéducliveet indtictive,t. I", I. Il, c. m.
368 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

pas au syllogisme que je dois celle certitude. Ainsi il


ne m'a révélé aucune vérité précédemment inconnue.
Loin donc d'être la forme essentielle et fondamentale
de tout raisonnement, il n'aboutit à aucune conclusion
du tout, au sens propre de ce mot. Il ne constitue
aucun progrès du conau à l'inconnu; ce n'est pas un
moyen d'acquisition de vérités nouvelles. En disant
cela, notre lecteur n'a fait que répéter ce que disaient
déjà les sceptiques de l'antiquité et ce qu'ont dit beau-
coup de penseurs modernes, entre autres et de la
manière la plus sympathique J. S. Mill qui a le plus
insisté sur cet argument. » (i) Cependant, notre auteur,
tout en adoptant cette opinion, se refuse à voir d'une
manière générale dans le syllogisme « une farce solen-
nelle, une pure jonglerie ». Il lui reconnaît quelques
avantages d'exposition, même considéré dans sa forme
subsomplive. C'est le moins qu'on pouvait attendre
d'un homme qui a composé un gros livre sur la philo-
sophie aristotélicienne. Mais, quelles que soient par
ailleurs ses explications, il n'en reste pas moins vrai
que le procédé déductif dans ce qu'il a de propre cl
d'essentiel n'a pour lui aucune valeur réelle.
E. Mach dit à son tour dans le même ordre d'idées
et le même sens : « Considérons le syllogisme sous
la forme classique : tous les hommes sont mortels.
Or, Caïus est un homme. Doue, il est mortel. Mill
a objecté que l'on ne peut acquérir par le syllogisme
aucune notion que l'on n'eût déjà auparavant, puisque
la majeure ne peut être exprimée d'une façon géné-
rale si l'on n'est pas déjà sûr du cas particulier de

les Penseurs de la Grèce, III vol., c. v, Iraduclion


(i) T. GOMPERZ,
de A. Heymond.
NOTIONSPARTICULIÈRES 36o

la conclusion. La mortalité ne peut être affirmée pour


tous les hommes avant d'être affirmée pour Caïus.
Saris doute, peu d'hommes ont pu croire la logique
capable de créer des connaissances avec rien; la cri-
tique de Mill fut néanmoins un éclaircissement et
un progrès. Kanl avait d'ailleurs reconnu depuis long-
temps que des sciences comme l'arithmétique et la
géométrie ne s'édifient pas avec de pures déductions
logiques, mais que d'autres sources de connaissances
leur sont nécessaires. On ne voit plus dans l'intui-
tion pure a priori une source de connaissances. Le
rôle (les syllogismes se borne à mettre plus en lumière
la dépendance réciproque des jugements. » (i) Nous
pourrions multiplier les citations de ce genre. Mais
à quoi bon? Celles que nous venons de l'aire suffisent
à montrer l'opinion régnante parmi les savants de
nos jours, relativement à la valeur et à la portée du
syllogisme. Cette opinion, en résumé, ne reconnaît
aucune valeur réelle au syllogisme. Il ne saurait nous
faire avancer d'un pas dans la connaissance. Tout
ce qu'on peut accorder, c'est qu'il nous permet de
juger plus facilement de la vérité ou de la fausseté de
certaines propositions. En les soumettant à la lumière
crue de l'opération syllogistique, on les rend plus
claires, plus intelligibles; on les étudie l'une après
l'autre, ce qui écarte tout danger de confusion; enfin,
on les connaît non seulement en elles-mêmes, mais
encore dans le rapport qu'elles soutiennent entre elles.
Mais ces avantages, si réels qu'ils soient, ne consti-
tuent pas toute l'oeuvre utile du syllogisme. Il est
doué d'une vertu plus haute et plus essentielle. Il

la Connaissanceet l'erreur, c. xvm.


(i)E. MACII,
3?0 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

suffit, pour le comprendre, de remonter à l'origine do


l'opinion contraire que nous avons abondamment
exposée. On y trouve, comme à l'origine d'un grand
nombre de systèmes de philosophie moderne ou
scientifique, une double erreur : l'une est relative
à la genèèe des idéos générales; l'autre à leur nature.
Tout d'abord, on met en principe que toutes les
idées de ce genre sont des infércnces induclives,
fondées sur le témoignage de l'expérience, garanties
par la croyance à l'uniformité de la nature. Or, la
réalité est tout autre. Il y a des vérités d'évidence
immédiate : des vérités dont la connaissance n'est
pas la conclusion d'un raisonnement quelconque,
mais le résultat de la simple perception ou rappro-
chement des termes. Cette perception suffit à mettre
en lumière leur rapport objectif et nécessaire : elle
suffit à l'énoncé du principe, elle suffit à motiver
notre adhésion ferme et inébranlable. Quant à la
connaissance des termes, elle est obtenue par
abstraction ou généralisation immédiate : la chose ne
fait aucun doute pour les termes transccndanlaux qui
concernent l'être et ses attributs. Il n'y a donc pas
lieu de parler de procédé induclif ni déduclif dans
l'acquisition des vérités de cette sorte. A quoi bon
chercher ce qu'on possède? A quoi bon recourir
à une lanterne pour voir ce quf'brille par soi-même?
En un mot, quand une proposition est intelligible
par elle-même, c'est-à-dire par la simple perception
de ses termes ou éléments incomplexes, comme cela
arrive pour les axiomes métaphysiques, géométriques
et autres, il est inepte de se mettre en quête d'un
moyen terme ou d'un témoignage expérimental. « Il
est absurde, dirons-nous encore une fois avec C. Ber-
nard, de chercher à prouver ce qui est vrai absolument
NOTIONSPARTICULIÈRES 3j t

pour l'esprit et ce qu'il ne pourrait concevoir


autrement. » (i) Cette doctrine entraîne des consé-
quences décisives relativement à la critique du syllo-
gisme. Il y a donc des majeures où il ne saurait être
question des cas observés ou non observés. Il
s'ensuit que, pour certaines matières tout au moins,
l'accusation de pétition de principe tombe d'elle-
même. La majeure n'ayant pas été obtenue par
l'observation des cas particuliers, on ne voit plus
comment la conclusion contribuerait à l'établir : on
ne voit pas davantage qu'il son nécessaire d'être sûr
du cas particulier ou du conséquent pour l'affirmer
de celte majeure. Sans doute celle-ci renferme la
conclusion mais en puissance seulement et non en
acte, c'est-à-dire qu'elle est inconnue pour nous
avant l'opération syllogisliquc. On pourra parfois
découvrir, à première yue, une conclusion donnée
dans une proposition générale; nous dirons alors en
faisant un enthymème : une courbe est plus longue
qu'une droite : donc l'arc est plus grand que sa
corde. Mais il en sera tout autrement si je me trouve
en présence de cette autre proposition : un angle
inscrit a môme mesure que la moitié de l'arc compris
entre ses côtés. Dans ce cas, j'aurai nécessairement
recours au raisonnement, car cette proposition n'est
pas d'évidence immédiate : je ne la vois pas non
plus clairement dans un principe premier. Tout ce
que je peux faire, c'est d'établir l'accord entre le
prédicat et le sujet par l'intervention d'un troisième
élément, autrement dit un moyen terme. Or, cette
opération n'est pas autre chose que le syllogisme.

Introductionà l'éludedela médecine


(i) C.DER2<AM>, c. n.
expérimentale,
3-J'l PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
bANS LA SCIENCE

Plus la proposition énoncée sera savante, plus la


recherche d'un moyen terme sera nécessaire et
difficile. On ne le trouvera que dans une proposition
d'une extension plus grande «pic celle qui est
à démontrer.
C'est pourquoi tout se ramené fatalement aux
axiomes. Eaudra-t-il en conclure que, dans ces con-
ditions, la science mathématique, par exemple, se
réduit à une immense tautologie? « Que les énoncés
de tous ces théorèmes qui remplissent tant de volumes
ne sont «pie des manières détournées de «lire que A
est A? » (i) Non : celte manière de voir procède d'une
bien mauvaise philosophie. Les axiomes ne contenant
que virtuellement les conclusions particulières, il
n'y a donc pas lieu de parler de répétition. On
remarquera ensuite qu'ils n'opèrent pas tout seuls :
ils sont accompagnés, dans le syllogisme, d'une autre
proposition. C'est en se combinant avec elle qu'ils
deviennent féconds et font avancer la connaissance.
Employés seuls, ils formulent «le* rapports indéter-
minés et sans application : employés avec une donnée
particulière ou déterminante dé l'espèce, ils nous
permettent d'énoncer «les relations entre des objets
caractérisés. Dans ces conditions, l'axiome fournit
la règle générale «lu jugement particulier formulé
dans la conclusion. Il représente ce «pi'il y a de
commun dans ce jugement. Supposons une conclu-
sion relative au triangle rectangle : il est bien évident
qu'elle n'est pas étrangère à l'idée générale de
triangle : elle l'est si peu qu'elle ne pourrait sortir
fk. celte idée sans devenir une erreur. Par ailleurs,

la Scienceet l'hypothèse,c. 1".


(i) H. PottCAA*,
NOTIONS PARTICULIÈRES 3?3

on ne saurait soutenir qu'elle n'y ajoute rien. Ainsi


en est-il même du principe d'identité. 11 est là con-
dition générale et essentielle de tous nos jugements.
De même que notre entendement ne conçoit rien
qui ne soil être, il ne juge rien en dehors du principe
d'identité qui est la règle universelle de loute affir-
mation et de toute négation. Mais cela ne veut pas
dire du tout que notre jugement s'arrête à ce qu'il
y a de commun, à savoir à l'être formellement perçu.
Il y a des modifications, des manières d'être qui ne
sont pas exprimées dans l'idée «l'être en tant qu'être,
c'esl-à-dirc abstraite et indéterminée.
On pourra voir, à la lumière de ces mêmes prin-
cipes, ce qu'il faut penser de l'inconvénient que pré-
senterait l'emploi de la déduction logique en certaines
matières. « Si la science du nombre, nous dit-on,
était purement analytique, ou pouvait sortir aiialyli-
«{ucmciitd'un petit nombre de jugements synthétiques,
il semble qu'un esprit assez puissant pourrait d'un
seul coup d'oeil en apercevoir toutes les vérités; que
dis-je, on pourrait espérer qu'un jour on inventera
pour les exprimer un langage assez simple pour
qu'elles apparaissent ainsi immédiatement à une
intelligence ordinaire. » (i) Et ces conséquences sont
jugées inadmissibles. Si l'auteur envisage la possibi-
lité d'atteindre toutes les différences et toutes les
conclusions spécifiques avec le seul secours des
axiomes, la supposition est absorbe : il est indispen-
sable, pour obtenir ce résultat, avons-nous dit, de leur
adjoindre une matière particulière. Si on le fait, il
ri'y plus d'autres limites au travail qui consiste à tirer

(i) H. PMNCARÛ,
la Scienceet l'hypothèse,p, it.
3;1 PlIILOSOrUtE DU RAISONNEMENTDANSLA SCIENCE

des propositions mathématiques les unes des autres,


que celles do l'intelligence humaine. Du reste, la
faiblesse, l'imperfection de celle dernière, est la seule
cause du procédé discursif que nous suivons «laus
l'acquisition de la science. Hicn ne s'oppose à ce
qu'une intelligence supérieure ne voie d'un seul coup
d'oeil le prédicat dans le sujet, et même toutes les
applications d'un principe, sans recourir au discours.
Ici, nous ne pouvons que renvoyer le lecteur à ce que
nous avons dit sur l'origine de la pluralité des idées.
Ce qu'il convient do retenir, pour le présent, se
trouve condensé dans les quelques lignes suivantes ;
il existe des vérités de raison immédiates et médiates.
Employées comme majeures dans le syllogisme, elles
ne peuvent donner lieu au reproche de tautologie
ou de pétition de principe. Bien plus, il y a des
sciences qui, vu leur degré d'abstraction, ne peuvent
ni ne doivent faire appel à l'expérience scientifique;
le procédé général qui s'impose à elles dans ces
conditions est la déduction logique dont la formule
est le syllogisme. Il n'existe pas pour elles d'autre
voie ouverte à la vérité. Nous ajouterons que dans
les sciences de cet ordre, les mathématiques, par
exemple, un grand nombre de théorèmes et de pro-
blèmes ont été conçus avant qu'on en trouve la
preuve. Il s'est écoulé parfois un temps fort long
entre la connaissance du principe et de la mineure
ou réciproquement. Une longue suite de déductions
a été nécessaire pour cela. Rien ne prouve mieux
l'utilité réelle et la fécondité du syllogisme, si on a
soin de le prendre au moment où il se fait, et non
pas dans une formule où il se trouve effectivement
réalisé, comme cela se pratique ordinairement. On
serait mal venu de parler de répétition ou de tauto-
NOTIONS PARTICULIÈRES 3?5

logie à ceux qui so livrent à des travaux du genre de


ceux dont nous parlons.
Mais les vérités d'origine rationnelle ne sont pas les
seules qui puissent figurer comme majeures dans le
syllogisme ; il en est d'autres qui jouent le même rôle
et dont le caractère d'inférenec induclive ne peut
être mis en doute. Celles-là, du moins, ne présentent-
elles pas les inconvénients tant de fois signalés dans
la fameuse proposition : tons les hommes sont mor-
tels? On nous permettra, avant d'entrer en discussion
à ce sujet, d'exprimer notre étonnement de l'emploi
constant, aveugle, du même exemple. On dirait qu'il
épuise à lui tout seul toute l'idée et même tous les
modes possibles du raisonnement déductif. Rien ne
prouve mieux de quelle façon superficielle les ques-
tions de philosophie pure sont le plus souvent trai-
tées par nos savants de profession. Que n'onl-ils
demandé quelques exemples aux mathématiques, à la
mécanique rationnelle, à l'ontologie? Cependant,
nous resterons sur le terrain où ils se sont eux-mêmes
placés. Tout dépend de l'idée qu'on se fait d'une pro-
position générale induclive. Il en est qui n'y voient
que la somme des cas observés ou, ce qui revient au
même, des propositions particulières et contingentes.
Il en est d'autres, au contraire, qui y voient une
proposition exprimant le caractère commun, l'iden-
tité spécifique du multiple. Il est bien manifeste que
la valeur du syllogisme sera diversement interprétée,
selon que l'on s'arrêtera à l'une ou l'autre de ces
deux manières de comprendre la conclusion géné-
rale induclive. C'est ce qui se produit pour la pro-
position: tous les hommes sont mortel . Nos savants
n'y ont vu qu'un total de cas ou d'éléments particu-
liers. Nous leur reprochons moins l'adoption de ce
VURAISONNEMENT
PUILOSOPHli: DANS LASCIENCE . a5
3;G PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

point de vue que le fait de ne jamais en mentionner


un autre, do ne pas mémo en soupçonner l'oxistence
ou la possibilité. Sans remonter au moyen Age, ils
auraient pu cependant se renseigner à. ce sujot, et
même concevoir quelquo doute louchant leur ex pli»
cation. Parlant de la proposition susdite, .1. Lâche-
lier avait écrit : « Cette proposition ne signifie ou du
moins ne signifie pas directement «pie tous les hommes
considérés individuellement sont mortels; elle signifie
«[lie quiconque est homme, ou qu'un être quelconque,
s'il est homme, et par cela seul qu'il l'est, est aussi
mortel. Elle exprime donc avant tout, entre la qua>
lité d'homme et celle do mortel, une liaison telle que,
là où se trouve la première, là doit aussi, et néces-
sairement, nous le présumons du moins, so trouver
la seconde. Notre affirmation, par suite, no porte
pas, dans celte proposition sur un nombre défini
d'êtres individuels. Il ne s'agit pas seulement, pour
nous, de tous les hommes qui sont actuellement sur
la terre : il s'agit de tous ceux qui y sont déjà venus
ou qui y viendront à l'avenir, outre deux limilos qu'il
nous est impossible de fixer. Nous ne considérons
pas ces hommes, en nombre indéfini, comme for-
mant un groupe et possédant en commun la qualité
de mortel; nous les considérons eommo exactement
équivalents et indéfiniment substiluables les uns aux
autres, de sorte que ce «pic nous affirmons de l'un,
nous l'affirmons par cela même de tous les autres.
Notre affirmation porte sur un homme en quelque
sorte schématique qui n'est aucun des hommes indi-
viduels, mais qui peut devenir indifféremment chacun
d'eux; ou plutôt elle porte à la fois sur l'homme
idéal et réel qui est en eux sans être eux, et dont l'exis-
tence purement potentielle en elle-même s'achève et
NOTIONSPARTICULIERES 3jJ

passe à l'acte dans la leur. Une proposition comme :


« Tout homme est mortel » a donc deux sens distincts,
«juoique inséparables : l'un abstrait, que l'on pourrait
appeler de principe ou de droit, dans lequel elle
signifio que la qualité d'homme, considérée en elle-
même, implique celle do mortel; l'autre concret et de
fait, mais général et hypothétique, dans loquel elle
signifie qu'un être quelconque, s'il possède la pre-
mière, possède aussi la seconde. Elle est essentiel-
lement médiate, la qualité d'homme étant à l'égard
de l'être quelconque dont nous affirmons celle do
mortel, la raison même de notre affirmation, et jouant,
par conséquent, entre lui et cette dernière «pialitc, le
rôle logique de moyen terme. Et comme cet être quel*
conque se trouvera toujours être en réalité Pierre,
Paul, Jacques, etc., on peut dire de cette proposition
qu'elle contient et qu'elle est elle-même virtuellement
un nombre indéfini de syllogismes. » (i) Après ces
explications, on trouvera sans doute bien simpliste
la manière de procéder de l'empirisme dans cette
question : on comprendra aussi que les différentes
acceptions dont la proposition dont il s'agit est suscep-
tible ne la désignaient nullement pour figurer dans
un exemple classique du syllogisme. Ces acceptions
peuvent se ramener à deux.
La première n'est autre que le sens abstrait ou de
droit dont parle notre auteur. Sous ce rapport, la
proposition, étudiée n'est pas purement expérimen-
tale et induclive, mais constitue un jugement analy-
tique. Il n'y a pas association de fait, mais liaison
intrinsèque et nécessaire entre le prédicat et le sujet.

Etudessur te syllogisme,p. (\<j.


(i) J. LACHEMIR,
3?8 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

La qualité de mortel se trouve incluse dans la notion


même du composé humain : elle en est la conséquence
naturelle cl forcée. C'est pourquoi elle suit et
suivra toujours et partout le sujet homme. En un
mot, la présence de ce dernier entraîne fatalement
la présence de la qualité de mortel. Dans ces condi-
tions, le nombre des cas observés importe peu. Rien
plus, dans celle proposition particulière : Pierre est
mortel, le rapport n'est pas contingent, mais néces-
saire. Le prédicat convient au sujet nécessairement;
car il lui convient, ainsi que nous l'avons vu plus
haut, par définition et non à raison de son caractère
individuel ou de son existence éphémère. Qu'on le
prenne donc dans sa généralité ou dans un cas parti-
culier, le rapport en question est toujours nécessaire
et intrinsèque; et ce n'est pas précisément une vérité
de fait qu'il fonde, mais une vérité de principe et de
droit avant tout. On comprendra que la proposition
qui énonce un tel rapport ne peut être que la conclu-
sion d'un raisonnement où l'on prouve par la cause,
et où l'on fait intervenir un principe d'essence ration-
nelle. C'est parce (pie le sujet est la cause propre du
prédicat que ce dernier peut lui être attribué univer-
sellement; la cause par soi per se est toujours cause.
Par sa composition intrinsèque, l'homme étant
démontré la cause propre de la mortalité, celle-ci
peut et doit lui être attribuée partout et toujours. C'est
dire qu'une proposition ainsi obtenue ne peut être
à proprement parler une inférence induclive. L'opé-
ration dont elle est le résultat relève plutôt de la
déduction que d'autre chose : car la cause qui inter-
vient ici joue manifestement le rôle de moyen terme.
Par ailleurs, il n'y a aucun inconvénient à ce qu'une
recherche, même expérimentale et scientifique, trouve
NOTIONSPARTICULIERES 3j()

sa traduction logique dans le syllogisme. La déduction


n'est pas défendue au naturaliste; elle lient une place
plus ou moins grande dans toutes les sciences.
Qu'on affirme le prédicat mortel d'un sujet commun
ou d'un individu, la proposition qui en résulte est
susceptible dans les deux cas d'un sens de droit. Elle
ne constitue pas une pure affirmation de fait ni uu
simple rapport contingent de coïncidence. Non, elle
rattache un fait à sa cause propre et partant univer-
selle : le corps humain, composé chimique instable,
doit se dissoudre au bout de quelque temps. Dans
ces conditions, la liaison est telle que ce que nous
affirmons de l'un, nous l'affirmons par cela même de
tous les autres. C'est ce qui se produit toutes les fois
que nous tenons un fait particulier avec sa vraie
cause. Alors nous connaissons d'une chose et quid
est et propter quid : nous voyons non seulement le
fait, mais encore la nature de la convenance entre
un caractère et un sujet donné. Cependant, qu'on ne
s'y trompe pas, celte convenance, en tant que néces-
saire, ne peut être connue sans un recours plus ou
moins explicite à une vérité de raison, à un principe
abstrait. L'expérience pure nous montre seulement ce
qui est, jamais ce qui doit être ou ce qui ne peut pas
ne pas être: son témoignage est toujours particulier
et limité à la question de fail. C'est pourquoi l'induc-
tion ne saurait aboutir à une conclusion connue
comme nécessaire, par ses moyens propres. L'inter-
vention d'une vérité abstraite et d'origine rationnelle
est absolument nécessaire pour cela. De là vient que
les anciens disaient : indncfio nullam habet nécessi-
taient nisi a sj'llogismo (i). En effet, le syllogisme

(i) Ai.u.MAri.N.,
J'oster amilyt., I. Il, tract. VIII,c. iv.
38p DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

proprement dit, partant do l'abstrait, établit des rap-


ports nécessaires entre les principes et les effets : il
montre co qui doit èlre, ce que ne peut faiiC l'in-
duction.
On dira, sans doute, que même dans l'hypothèse
du sens abstrait, les inconvénients signalés plus haut
subsistent : il y a répétition et non progrès dans la
connaissance. Nous répondrons tout d'aborû que
nombreux sont les cas où une donnée particulière
n'est pas manifestement comprise dans l'extension
d'un principe ou d'une majeure. Il est alors nécessaire
de recourir à un autre moyen terme pour fairo rentrer
celte donnée dans ce principe. C'est ce qui se pra-
tique couramment, nous venons de le dire, dans les
mathématiques et quelques autres sciences. Par ail-
leurs, il nous arrive constamment de nous trouver
en présence d'une proposition particulière dont nous
avons à rechercher l'universel ou le moyen terme et
réciproquement. Ce travail est non seulement utile,
mais fécond. Maintenant nous ne voulons pas nier
que, dans certaines matières, la mineure et partant
la conclusion sont manifestement contenues dans
l'affirmation ou la négation générale. C'est même ce
qui arrive toutes les fois qu'il y a subsomption d'un
terme singulier, comme dans l'exemple en question.
Il n'y a pas de raison alors de faire intervenir un
autre principe; car, nous dit saint Thomas, entre le
singulier et l'universel correspondant il n'existe pas
de moyen terme : cum inler singularia et speciem
nullum médium possil inveniri (i). Dans ce cas, nous
connaissons la mineure et la conclusion en même

Poster, analyt., I. 1, lec».II.


(i) S. THOM.,
NOTIONSPARTICULlîmES 38l

temps que le principe ou la majeure : celte dernière


possède pourtant une priorité logique et de nature :
si in minori propositione assumaiur terminus de quo
manifestant sit quod continclttr sub uniwsali in
majori propositione, palet verilas minoris (i) et
sic statim habetur conclusionis vognilio. C'est un
enthymème plutôt qu'un véritable syllogisme que
nous avons alors. On a donc bien tort de prendre
uniquement des exemples de cet ordre pour donner
une idée de la portée et de la valeur du syllogisme.
Les sujets ne manquent pas où il y a succession de
nature cl de temps dans la connaissance des éléments
du syllogisme. La plupart des logiciens n'exposent-
ils pas des méthodes pour trouver le moyen terme?
A parler en toute rigueur, la priorité de nature suffi-
rait à écarter le reproche de répétition.
On aura soin également, daifs toute celle question,
de distinguer soigneusement entre l'enseignement et
la recherche. On enseigne le connu : or, une vérité
acquise mise en syllogisme peul paraître la chose la
plus simple du monde.. Quand on prend une question
au moment où le moyen terme est trouvé et la com-
paraison des idées faite, on est loul naturellement
porté à ne voir qu'une répétition inutile dans h
démonstration. Na-l-on pas soutenu avec raison que
la conclusion n'est pas de l'essence du syllogisme et
même qu'elle est connue en même temps que la
mineure considérée comme telle? Mais qu'on ne s'y
trompe pas, la forme syllogistiquc masque ici le travail
de la recherche et de l'invention, qui est ordinai-
rement plus complexe. Par ailleurs, il est bien évident

Poster, analyt., I. I. Icct.II.


(i) S. THOM.,
38a DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

qu'avant de former un syllogisme je dois en con-


naître tous les éléments, tous les termes pris sépa-
rément. Ainsi, si je veux démontrer que deux angles
dont les côtés sont respectivement perpendiculaires
sont égaux ou supplémentaires, je dois préalablement
posséder les notions d'angle, de perpendiculaire, de
côté, etc., et rien de tout cela n'est en question. La
seule chose qui le soit réellement, c'est l'accord de ces
termes : angles aux cotés respectivement perpendi*
eulaircs et égaux. Or, cet accord n'est pas connu
avant la comparaison des idées avec une troisième
et entre elles : il ne se révèle que dans et par cette
comparaison, autrement dit par le syllogisme. L'objet
précis de la recherche, qu'il s'agisse d'opération in-
duclive ou de démonstration logique, n'est nullement
présent, dès le début, à l'intelligence; celle-ci le com-
pose en comparant les idées dans le jugement et le
syllogisme, pour découvrir de nouveaux rapports.
Nous touchons ici à la cause principale des reproches
de tautologie et de répétition inutile qu'on adresse au
syllogisme : elle est tout entière dans l'ignorance ou
l'oubli de la distinction (pie nous venons de faire.
Nous recommandons tout particulièrement au lecteur
de ne pas la perdre de vue. Elle lui permettra de
répondre à toutes les objections en celle matière et de
se convaincre que le syllogisme est un moyen d'ac-
quisition de connaissances nouvelles.
11 ne nous rcslc qu'un mot, maintenant, à dire de
l'interprétation purement empirique cl concrète de la
proposition: tous les hommes sont mortels. Nombre
de savants et de philosophes ne veulent y voir
qu'un simple résumé de l'expérience, ce qu'ils
étendent, du rcslc, à loule proposition générale. Ils
en concluent que le fondement de loule argumen-
NOTIONS PARTICULIÈRES 383

talion est l'ensemble des cas particuliers qui sont


aclucllcmenl connus par expérience et «pic, dans ces
conditions, la déduction réelle va du particulier au
particulier. Nous avons déjà combattu cette opinion
dans le chapitre précédent : nous n'ajouterons qu'une
ou deux remarques. Ce n'est pas seulement par le
fait,'mais encore et surtout par la cause de la mort
(pie l'homme est dit mortel : c'est en. pénétrant
à l'intérieur do l'être par l'analyse qu'on découvre
celle cause et, par conséquent, celte qualité de mortel,
et qu'on peut la lier pour toujours au sujet homme.
Dans une proposition obtenue de la sorte, la force
du raisonnement dépend avant tout de l'affirmation
générale. Au reste, c'est une illusion de croire qu'il
se produit une inférenec des particuliers donnés
comme tels au particulier. Les empiristes les plus
résolus avouent eux-mêmes qu'une telle inférenec
a son fondement dans la ressemblance des cas par-
ticuliers; en d'autres termes, l'infércnce est appli-
cable partout où la ressemblance oxistc. Or, cette
ressemblance, de quoi est-elle faite, sinon des carac-
tères généraux et communs aux individus d'un même
ordre? N'est-ce pas là l'universel, Vtinuni de multis
de sainl Thomas, l'i'v ls:\, xa-rà TTO/.AWV d'Aristote, l'unité
d'une multiplicité, en un mot. Si donc l'inférenec se
fonde sur la ressemblance, elle se fonde sur le carac-
tère commun, elle se fonde sur l'universel et non
sur les cas particuliers. Il ne servirait à rien de dire
qu'elle se fonde sur ces derniers en tant que ressem-
blants, car cette réduplicalion nous conduit exac-
tement à la iiième conclusion.
En résumé, toute démonstration a pour but d'éta-
blir qu'un attribut existe ou n'existe pas dans un
sujet. Le syllogisme lui montre l'accord entre ces
38/| PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

deux termes par l'intervention d'un troisième appelé


moyen terme. 11constitue une opération féconde, car,
par la comparaison des idées qui esl son essence
même, il nous fait découvrir de nouveaux rapports,
nous fait passer du connu à l'inconnu. Il y a même
des sciences dont il esl le principal procédé d'acqui-
sition et de développement, étant donnés leur objet
propre et leur degré d'abstraction. Quant à refuser
au syllogisme loule portée réelle parce qu'il aboutit
à une perception d'identité, ce n'est pas sérieux. On
peut adresser le même reproche à l'induction, à nos
jugements de toute nature cl même à loule la science
humaine. Celle-ci se compose de perceptions succes-
sives dont elle fait la synthèse dans un concept total.
El cela même est un progrès, une acquisition nouvelle,
qu'il s'agisse d'une identité de forme ou de sujet.
GHAPIT11K VII

Du raisonnement

en matière contingente

La science est le produit de l'observation et du


raisonnement. On ne saurait dire lequel de ces deux
facteurs esl le plus essentiel. Ce qui est incontestable,
c'est que le raisonnement occupe une place considé-
rable même dans les éludes les plus positives. Tout
entiers à la recherche et à la glorification des faits,
les savants, croyons-nous, n'ont pas suffisamment
accordé d'attention au rôle ni aux principes du rai-
sonnement en matière contingente. Nous voudrions
rappeler sur ce point, dont l'importance n'échappera
à personne, les données aussi fécondes que lumi-
neuses de la doctrine de saint Thomas. Ce travail
répond aux besoins les plus urgents de la pensée
contemporaine.
La matière la plus ordinaire du raisonnement pour
les savants modernes, c'csl, à n'en pas douter, le
contingent. Nous voyons qu'ils s'enferment de pré-
férence dans l'observable; même ceux qui ne s'en
font pas un système consacrent la plus grande partie
de leur temps et de leurs travaux à la recherche cl
à l'étude des réalités concrètes et individuelles. Or,
386 DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

une telle étude ne va pas sans de fréquentes inductions


ou déductions en matière contingente. C'est là un
travail dont on ne saurait s'exagérer la délicatesse.
Il esl soumis à des règles qu'on ne peut ignorer ni
méconnaître, sans s'exposer à donner aux faits par-
ticuliers une organisation logique, arbitraire cl -»MI>
jeetive. Les expériences et les observations vulgaires
et communes suffisant à la philosophie, les auteurs
scolastiques ont peu pratiqué le raisonnement en
matière contingente. Ils ne lui ont même fait qu'une
place très restreinte dans leurs traités de logique.
Cependant, il est facile d'utiliser leurs principes
généraux pour élucider ce point particulier. C'est ce
que nous ferons en nous inspirant de saint Thomas.

Notion du contingent. — Objet de la science,

La contingence est faite d'indétermination et de


variabilité. Un savant de nos jours fait observer qu'on
a donné à ce mot des sens bien différents et qu'il
serait utile de les distinguer. Quelques auteurs se
sont livrés sur ce point, en effet, à des divagations
qui n'ont rien de philosophique. Pour eux, une
loi particulière est contingente lorsqu'elle n'est
qu'approchée et probable. Ainsi, la contingence n'est
pas dans les choses elles-mêmes; elle ne se trouve
(pie dans l'imperfection de nos connaissances; elle
disparaît avec le progrès de la science, quand l'approxi-
mation finit par se confondre avec l'exactitude. C'est
là une conception bien nouvelle de la contingence;
mais ce qui suit est plus étrange encore. C'est l'opinion
de ceux qui font consister la contingence dans la
transformation ([lie nous faisons d'une loi expérimen-
tale, «jui n'est qu'approchée, en principe. Cette trans-
'
NOTIONSPARTICULIÈRES 38?

formation, pensent-ils, imprime sa contingence à la


loi elle-même. Il esl difficile de pousser plus loin la
fantaisie nominalislc. Pour saint Thomas, la contin-
gence esl essentiellement un rapport de cause à cfTcl :
respicit ordinem causa' ad ejfeclum(i). C'est de l'indé-
termination de ce rapport que naît la contingence.
Or, cette indétermination a deux fondements : la liberté
et la puissance de la matière, qui sont par là même
là racine et la raison explicative de toute contingence.
Partout et toujours, elles desserrent le lien entre la
cause et l'effet, jusqu'à lui enlever toute force intrin-
sèque'Jusqu'à réaliser la définition du contingent :co?i-
lingens esl quod polest esse et non esse ('S). S'il en est
ainsi, on remarquera (pie la contingence ne disparait
pas avec l'effet réellement produit. Le rapport qu'il
soutient avec sa cause n'en est pas modifié pour cela.
Cependant, l'indétermination dont il s'agit ici com-
porte dillércnts degrés; si elle atteint également l'être
et le non-èlrc de l'effet, nous avons le contingent
proprement dit, celui que les anciens appelaient : con-
tingens ad utrumlibet ou inftnilum. Si elle est inégale
jusqu'à créer une tendance positive dans un sens
plutôt que dans un autre, la contingence n'existe pas
moins; nous n'avons plus le possible pur comme
dans le cas précédent, néanmoins, nous n'avons pas
encore le nécessaire. La tendance en question peut
être conlrc-balancée par d'autres facteurs et manquer
son but. C'est ce qui se produit pour un grand nombre
d'inclinations naturelles de l'ordre physique ou
moral. Les anciens désignaient cette sorte de contin-
gent sous le nom de contingens natum. Ces dislinc-

(i) Péri Uermen.,I. I", Iccl.XIV.


(a) S. TIIOM.,
Sum. theot,,i|. I.XXXVI,
a. 3.
388 DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

lions ont leur importance. En voici une autre qui


sera d'un grand secours pour l'intelligence de ces
matières.
Parmi les caractères qui conviennent à un sujet
individuel, il en est qui lui conviennent en tanl qu'il
appartient à une espèce, à un genre ou à toute autre
catégorie universelle : secundûm universalium ratio*
nés (i), dit saint Thomas. Dans ces conditions, l'es-
prit voit, dans la réalité sensible, la réalité intelli-
gible qui ne change pas. Aussi les propositions
qu'ils forment ont-elles un caractère de nécessité
même lorsque le sujet est singulier: nous disons,
par exemple : Pierre esl homme. Cette attribution
est en matière nécessaire. Mais le prédicat peut
bien ne convenir au sujet qu'à titre particulier el
accidentel : nous sommes alors en plein domaine du
contingent : illa proprie ad singularia pertinent quoe
, contingenter eveniunt (2), dit encore saint Thomas,
Dans !e réel purement individuel, aucune liaison
nécessaire n'est plus possible : tout, dans cet ordre do
choses, devient variable, incertain, mal assuré. Sans
doute, il y a des sciences qui étudient la réalité
sensible; mais si elles prennent pied sur les natures
individuelles, elles ne s'y enferment pas. Nous voulons
dire qu'elles n'ont pas précisément pour objet les indi-
vidus ou les faits particuliers comme tels, mais bien
plutôt les lois et les qualités générales. C'est pourquoi
saint Thomas nous dit souvent que les choses contin-
gentes sont objet de science en tant qu'universalisées
par l'abstraction. « Les choses contingentes, déclare-
t-il, peuvent être envisagées de deux manières : i° en

(1)Péri llermen.,I. I, lect. 111.


<i) lbid„ 1. I, lect. NUI.
NOTIONSPARTICULIÈRES 38fj
tant que soumises au changement; 2° en tant qu'elles
peuvent faire naître un rapport nécessaire. Rien n'est
contingent au point de devenir étranger à toute
nécessité : ainsi le fait de courir est contingent pour >
Socrate, mais le rapport cuire la course et le
mouvement est nécessaire : de loule nécessité, en
effet, s'il court, il se meut. La contingence, dans
chaque chose, surgit de la matière: est contingent
ce qui peut èlre ou ne pas èlre: or, la puissance
appartient à la matière. Quant à la nécessité, elle
découle de la forme : les propriétés qui se rattachent
à la forme sont intrinsèques et inséparables. La
matière est le principe de l'individualion. L'univer-
salité, au contraire, résulte de l'abstraction de la
forme de toute particularité individuelle. L'universel
est l'objet propre cl direct de l'intelligence; le
singulier, lui, esl saisi lout droit par les sens, et en
retour seulement par l'intellect. Il suit de là que le
contingent, comme Ici, est connu directement par les
sens, el n'est atteint intellectuellement que par
l'esprit se repliant sur lui-même. Quant aux éléments
nécessaires et universels des choses contingentes,
rien n'empêche notre esprit de les connaître direc-
tement. Si donc il est question de la réalité abstraite
cl intelligible des choses sensibles, il est vrai de dire
«pie toutes les sciences ont le nécessaire pour objet.
S'il est question, au contraire, des choses elles-mêmes,
on dira (pie certaines sciences ont pour objet le
nécessaire, d'autres, le contingent. » (i) En un mot,
le singulier peut être considéré comme tel et comme
échantillon d'un genre ou d'une espèce. C'est seule-

(i) S. TIIOM.,
Sum, theol.,I., <\.LXXXVI,
a, 3.
399 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

ment sous ce dernier rapport qu'il est objet de science


cl susceptible d'attributions nécessaires. Cette dis-
tinction a son importance : en ne la perdant pas de
vue on évitera de regrettables confusions. Elle revient
à dire que tout objet même réel a des caractères com-
muns à son genre et à son espèce et d'autres carac-
tères particuliers qui distinguent un individu d'un
autre du même ordre. C'est pourquoi le singulier
peut être le sujet d'une proposition ou d'un raison-
nement nécessaire.
Que le contingent à l'état individuel ne soit pas
un objet de science, tout le monde le reconnaît au
moins en principe. 11 n'y a de science que du général,
dit-on communément, et rien n'est plus vrai. L'indi-
viduel ne réunit aucune des conditions que la science
exige. Tout d'abord^, la science se rapporte à un objet
permanent et identique, et non à tel ou tel objet par-
ticulier: ainsi, en géométrie, on raisonne sur le triangle
et non sur tel triangle individuellement donné. Nous
voyons également que la disparition des choses par-
ticulières n'entraîne pas la ruine de notre science; au
contraire, la notion que nous avons de ces choses
subsiste sans aucun changement, preuve évidente que
notre science porte, non sur la réalité sensible, mais
sur la réalité intelligible qui ne change pas. Ensuite,
l'objet d'une science est nécessairement circonscrit et
déterminé : s'il embrasse tous les faits, tous les indi-
vidus, il se détruit lui-même et la science devient
impossible: elle se perd dans l'indéfini. Comment, en
effet, pourrait-elle se constituer sans notions géné-
rales? Le savant n'aurait plus devant lui que l'infi-
nité des choses individuelles, sans coordination
possible. Ce qu'on saurait pour une individualité
ne vaudrait rien pour une autre. Hien rates sont
NOTIONS PARTICULIÈRES 3p,t

les savants qui n'admettent pas théoriquement cette


doctrine; mais ils sont légion ceux qui.la mécon-
naissent en pratique.
On le voit par ces nombreuses questions qu'ils se
posent relativement à la réalité de l'objet de certaines
sciences et par l'embarras où ils se trouvent pour y
répondre. Ainsi, on fera de la géométrie une science
hypothétique, Si on demande la raison d'une asser-
tion si paradoxale, on répond que cette science sup-
pose des figures qui n'e se rencontrent pas et ne
peuvent même se rencontrer dans la réalité ; il n'y
a pas de point sans étendue, ni de ligne sans largeur,
ni de cercle aux rayons absolument égaux, etc. Avec
un tel raisonnement, nombreuses sont les sciences
auxquelles on devra attribuer un caractère hypothé-
tique; bien plus, on finira par n'y plus voir qu'un
jeu de l'esprit ou une affaire purement convention-
nelle. Au fond, ce que beaucoup de philosophes et
de savants modernes exigent de nos connaissances
scientifiques pour être exactes, c'est qu'elles soient
la copie des objets individuels, qu'elles soient adé-
quates aux faits particuliers. Une telle exigence a sa
cause dans le besoin de réel, disons mieux, de sensible
qui les tourmente. Dans bien des cas, elle se présente
moins comme une doctrine que comme une menta-
lité. Elle est, consciente ou non, très commune et très
féconde aussi en erreurs de toutes sortqs. Il n'y a pas
«pie les purs positivistes pour réduire toute propo-
sition à renonciation d'un fait: c'est la tendance de
tous ceux qui ne voient dans la métaphysique qu'en-
lilés verbales ou représentation subjective de la
réalité. « Si on ne veut pas s'égarer dans un rêve
dépourvu de sens, dit F. Enriques, on n'oubliera pas
la suprême- condition de positivité qui oblige notre
flllUJSOl'HH; l.ASUtNU.
DUll.US>0>.M..Mt.Vl
DANS 31}
392 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

faculté critique à affirmer ou nier en dernière analyse


des faits particuliers ou généraux. » (1) Il ne faut pas
chercher l'origine de cette conception de la science
ailleurs que dans la méconnaissance du fait, pourtant
fondamental, de l'abstraction cl de ses conséquences.
C'est là, du reste, le péché capital de la pensée moderne.
Elle n'a jamais su distinguer, avec saint Thomas, entre
le contingent considéré dans sa nature universelle
telle que la représente la définition et le contingent
à 1 état individuel, c'est-à-dire soumis à toutes les con-
ditions de la matière sensible: conlingentia dupliciter
cognosn possunl : uno modo secundum rationes uni-
versâtes: alio modo, secundum quod sunt in partial-
lari (2). Surtout elle n'a jamais su se faire une juste
idée du rôle et de la valeur de l'universel. Elle n'a
vu dans la nature abstraite qu'une forme vide de
tout contenu. Une étude même superficielle de sainl
Thomas lui aurait appris le contraire. Sans doute,
l'universel comme tel n'existe pas dans les choses,
dans la réalité sensible. Mais cela ne l'empêche pas
d'être cette même réalité dépouillée des éléments
matériels qui l'individualisent. La nature abstraite se
rapportant, quant à son contenu objectif, à lous les
individus réels ou possibles dont elle esl le type esl
par là même universelle; mais on ne saurait trop le
faire remarquer, celle universalité lui convient en
tant qu'elle a rapport aux choses dont clic esl la res-
semblance, et non en tant qu'elle est une forme sub-
jective et accidentelle de notre intelligence. Suppo-
sons une statue qui représente un. grand nombre

, («.)1\ lÎMiiçuts,les Problèmesde la scienceet la logique,p. a3,


traductionJ. Dubois.
(3) VIEihic.,!, 1.
NOTIONSPARTICULIÈRES 3ç)3

d'hommes; clic a une manière d'être propre cl indi-


viduelle en tant que taillée dans telle matière; mais
elle est commune en tant que représentative.
Si nous rappelons ces données de la philosophie
thomiste, c'est pour mieux établir la notion du con-
tingent et des rapports qu'il soutient avec le néces-
saire et' l'universel. Nous n'y ajouterons qu'une
remarque avant de passer à d'autres considérations.
Elle a pour but de bien délimiter le sens que nous-
attachons à ces deux mois : matière contingente. Nous
prenons ces mois en tant qu'ils désignent les faits
particuliers, les réalités sensibles et individuelles, les
choses contingentes, non pas secundum rationes uni'
versâtes, mais secundum quod sunt in parliculari,
selon la distinction (pie nous avons faite plus haut
avec saint Thomas. C'est ù ce dernier point de vue que
le contingent présente des difficultés spéciales comme
matière de raisonnement. Malheureusement, ceux qui
se réclament le plus des méthodes expérimentale et
historique ne soupçonnent guère ce côté de la question.
C'est pourquoi il leur arrive si souvent de se livrer
à des généralisations hàlivcs et risquées, au nom même
de la science positive. Nous ne voyons qu'un moyen
de garder, dans les questions de celte sorte, la mesure
et la prudence nécessaires : ii consiste à se bien
pénétrer des lois et des imperfections du raisonnement,
lorsqu'il porte sur des objets soumis à la perpétuelle
mobilité du contingent libre ou sensible. Notre pré-
sente élude n'a pas d'autre but que de mettre en
lumière ces lois, ces imperfections et difficultés. Mais
avant d'aborder plus à fond notre sujet, il ne sera pas
inutile de rappeler, après ce que nous venons de dire
du contingent,;quelques notions relatives à la démon-
stration logique. Nous disons : rappeler; car ceque
3()4 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANS LA SCIENCE

nous avons dit précédemment du raisonnement


déduclif et induclif nous dispense de plus longues
explications.
Nous l'avons vu : l'induction ne sort pas de l'expé-
rience, elle répond uniquement à' la question an sit
v. i7v.. Cette réponse se fait sans l'intervention d'un
moyen terme, c'est-à-dire d'une donnée nouvelle
intermédiaire. En d'autres termes, l'induclion ne
prouve point par la cause, mais par l'équivalent;
elle raisonne ab oequivalenti ad a>quivalens. Toute sa
force se trouve donc dans les faits bien constatés et
suffisamment nombreux. C'est uniquement sur leur
témoignage que nous adhérons à la conclusion
induclive comme telle, adhésion toujours ferme et
certaine lorsqu'elle s'appuie sur l'ensemble des faits.
Quant au syllogisme démonstratif, le principe en est
tout autre. Il prouve un fait ou une conclusion par
leur cause. Si cette cause est immédiate et formelle,
la démonstration atteint toute sa rigueur : elle fournil
la raison adéquate pour laquelle le prédicat convient
au sujet : raison tirée de la définition même du sujet.
Dans ce cas, la conclusion est nécessaire, non seu-
lement d'une nécessité de conséquence logique, mais
encore de conséquent. Cependant, le moyen terme
n'exprime pas toujours la cause propre et immé-
diate de la conclusion : il n'en fournit souvent que
la cause éloignée. La démonstration perd alors
quelque chose de sa force. Cependant, la conclusion
demeure nécessaire. C'est ce qui arrive pour la
démonstration quia ~>oot».. Mais ce n'est pas là le
dernier degré de l'effacement progressif de la cause.
Il n'est pas rare que le moyeu terme sur lequel on
s'appuie n'ait la valeur d'une vraie cause, ni dans
l'ordre de l'être ni dans celui de la connaissance.
NOTIONSPARTICULIÈRES 395

Alors l'enchaînement nécessaire disparaît entre.les


prémisses et la conclusion : l'instrument dont on se
sert pour unir le prédicat avec le sujet est débile : il
n'a que des rapports lointains ou accidentels avec la
chose à démontrer. Nous sommes loin de la cause
formelle; nous tombons dans ce genre de causes que
les logiciens de l'Ecole nomment : causoe ut signum
causoeper accidens. C'est le cas du syllogisme dialec-
tique dont le conséquent peut encore èlre par
ailleurs nécessaire, mais dont la conséquence ne l'est
jamais. Il est le seul possible dans les raisonnements
qui se rapportent aux actes humains, aux faits histo-
riques, aux contingences de toutes sortes. Aussi est-il
devenu, en quelque sorte, le syllogisme de la science
moderne.
On se fera une idée de son imperfection en ne
perdant point de vue que la science proprement dite
est une connaissance par les causes : oportel scientem
si est perfecte cognoscevs, quod cognoscal causant rei
seiloe (i). Or, le syllogisme dont il s'agit ne met en
avant qu'une cause amoindrie et inefficace. Il ne nous
renseigné pas sur les éléments constitutifs de l'objet:
il n'atteint ce dernier que dans les manifestations
éloignées et incertaines. Dans ces conditions, il est
impuissant à nous conduire à une connaissance
absolue. C'est la conséquence de ce principe aussi
vrai que profond de saint Thomas : eadem sunt prin-
cipia esse rei et veritatis ipsius (2). Ce sonl les mêmes
éléments qui font l'être et la vérité des choses. Un
objet dont on ignore la cause surtout formelle reste
à peu près inconnu en lui-même. En (ont cas, ce

(1) S. TIIOM.,
l'os ter. cnali/f., I. I, lect. IV.
(a) Ibid.
096 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANSLA SCIENCE

qu'on en peut savoir n'a pas la portée nécessaire et


absolue des conclusions des sciences mathématiques
où les démonstrations se font par la cause for-
melle. Non, ce n'est pas pour s'être débarrassée de la
recherche des causes que la science moderne a pris
un vigoureux essor, comme on l'a dit. La science ne
peut renoncer à cette recherche sans se détruire elle-
même, sans se condamner à un rôle purement des-
criptif et dépourvu de tout pouvoir d'explication.
Qu'on le veuille ou non, c'est à la recherche des
causes (pic l'esprit humain doit son entrée dans la
science et la philosophie, et c'csl à la découverte des
causes qu'il doit tous les progrès accomplis. Les
savants qui le nient n'oublieraient-ils pas qu'ilexiste
plusieurs sortes de causes?

De la connaissance du contingent par déduction.

Il esl essentiel de remarquer (pic nous parlons


exclusivement dans celte étude de la connaissance
du contingent par voie de raisonnement. Dans les
cas où il est l'objet d'une perception immédiate, il
n'y a plus lieu à aucune difficulté ni même à aucune
question : quando médium per sensum innolescit,
dit saint Thomas, nitllus relinquilur qttwstioni
locns (1). Mais celle perception immédiate n'est pas
toujours possible. C'csl alors qu'on s'cllbrcc d'y
suppléer par un travail de déduction ou d'induction
qui commande beaucoup de circonspection et une
extrême réserve. Voyons d'abord ce qu'il peut être
dans la déduction.

(i) Poster, annlyt., I. Il, Irot. I.


NOTIONSPARTICULIÈRES 3çfl
Sous ce rapport encore plus que sous tout autre, la
positivité ne peut se suffire à elle-même. Une opéra-
lion déductive doit reposer sur un point nxc. On ne
saurait remonter à l'infini dans la démonstration
logique. Mais, ce point fixe, où le trouver dans le
va-et-vient des contingences? C'est précisément là
qu'est la difficulté. En matière abstraite et nécessaire,
on part d'un premier principe commun ou d'une pro-
position universelle fournie par l'induction. La con-
clusion obtenue de la sorte est aussi inébranlable que
le principe d'où elle est tirée, et surtout elle est du
même ordre que lui. Rien de semblable n'est pos-
sible dans le domaine du contingent. Là on ne peut
mettre en avant des prémisses nécessaires. Ce no
serait pas le moyen d'aboutir à une conclusion con-
tingente, la seule qui soit en question. Le contingent
n'a pas sa cause propre dans un antécédent néces-
saire : necessaria non sunl propria principia conlin-
gentittm neque e:- necessariis polest conchtdi vontin-
gens (i). C'est pourquoi il n'est pas permis de passer
dans le raisonnement d'un genre à un autre : il y a
dans cet "écart une violation évidente du principe de
causalité.
Mais, dira-t-on, vous supposez le cas de deux pré-
misses nécessaires. Il n'est pas douteux qu'un raison-
nement de celle nature ne puisse nous donner une
vérité contingente. Mais on peut faire une autre sup-
position. L'une des prémisses, par exemple, peut être
particulière et contingente. C'est même ce qui se pro-
duit fréquemment. Nous l'admettons bien volontiers.
Mais, quoi qu'il eu soit pour le moment de la con-

Poster, unatyt., I. I, q. XLIV.


(i) S. THOM.,
398 DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

clusion dans ce cas, il n'en esl pas moins vrai qu'on


fait appel à une idée générale. Il ne saurait même en
être autrement. On sait qu'il ne pcul y avoir de
déduction véritable sans que l'une des prémisses au
moins soit plus universelle que la conclusion; ainsi il
demeure constant que, par voie déduclive, le contin-
gent ne peut être logiquement mis en oeuvre qu'en
vertu d'une proposition générale. Maintenant, que
cette proposition soit explicitement formulée ou non,
cela importe peu présentement. Nous ajouterons
seulement que. dans celte question, la nature des
choses est plus forte que tous les systèmes. Aussi
voyons-nous même les savants qui se réclament le
plus de la méthode expérimentale ne pouvoir rai-
sonner sur un fait sans faire intervenir une vérité de
raison. Il n'est même pas rare de les voir aborder
l'élude de la réalité avec des idées et quelquefois toute
une philosophie préconçues. Ces idées jouent le rôle
de prémisses dans leurs déductions; mais elles ne
sont jamais l'objet d'un examen à part. On les traite
comme si elles étaient évidentes par elles-mêmes ou
communément reçues. En tout cas, on ne les discute
guère. Mais si elles restent dans la pénombre, elles
n'en font pas moins sentir leur influence; elles sont
comme le nerf caché de tous les raisonnements et
même de l'interprétation des faits. Ainsi nous voyons
Renan, après avoir tant célébré la méthode historique,
faire l'aveu suivant : « L'histoire seule (j'entends
l'histoire éclairée par une bonne philosophie) a le
droit d'aborder ces difficiles problèmes. » (1) Il s'agit
de questions relatives au développement de riiuma-

(1)Histoiregénéraledes languessémitiques,p. .'o'i.


NOTIONSPARTICULIÈRES 399

nilé. Tant il est vrai que le contingent ne peut se


suffire à lui-même. v
Ils sont nombreux, ceux qui, à l'exemple de Renan,
ont fait de l'histoire et (ta la critique à l'aide d'une
« bonne philosophie »; ce serait un travail fort sug-
gestif que de rendre explicite dans la forme cette phi-
losophie implicite dans loir pensée et dans leurs tra-
vaux. Mais sans doute qu'ils ne voudraient pas la
reconnaître ainsi présentée. Elle s'est le plus souvent
formée dans leur esprit sans culture spéciale. Il n'en
est que plus malheureux d'étudier la nature et l'his-
toire à la lumière d'une telle philosophie. On part de
principes que l'on croit nécessaires, de doctrines
qu'on s'imagine prouvées et acquises, pour aboutir à
des conclusions qu'on donne comme la plus pure
expression de la science; mais qu'on est loin du
compte! Un grand nombre de raisonnements dans
des questions de sociologie, par exemple, ont pour
point de départ plus ou moins avoué le sous-entendu
suivant : la société française telle que nous la voyons
représente le plus haut degré de perfection politique
et sociale qu'on ait vu — ou cet autre : l'état des
modernes sauvages tel qu'on le trouve en Afrique et
ailleurs représente la condition primitive des hommes
et des plus anciennes sociétés. Des assertions de ce
.genre constituent les fondements invisibles de nom-
breuses théories ou déductions. Rien de plus commun
chez les modernes que le travers qui consiste à se
servir plus ou moins consciemment d'une vérité
abstraite pour juger et apprécier les choses contin-
gentes, sans vouloir jamais reconnaître et encore
moins considérer à part et en face cette même vérité.
Quel plus sur moyen de se condamner à l'erreur?
Mais ce travers, si funeste qu'il soit, n'en témoigne
|00 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

pas moins à sa manière do l'intervention nécessaire


d'une idée générale dans la déduction en matière
contingente. C'est ce que nous voulons établir tout
d'abord.
Cependant, hàtons-nous de lo dire, celte idée
combinée avec uno donnée vraiment contingente ne
fait pas une conclusion nécessaire. Les extrêmes ne
peuvent èfro plus étroitement associés dans la con-
clusion qu'ils ne le sont avec le moyen terme. Or,
le contingent n'est pas susceptible do liaison néces-
saire avec ce dernier. Le nécessaire, nous l'avons
dit, ne peut être la cause propre'du contingent. Celte
dernière comporlo toujours en elle-même un certain
degré d'indétermination. C'est pourquoi on no peut
se servir d'elle comme d'un moyen, d'un instrument
absolument efficace pour unir le prédicat et le sujet
dans la conclusion. Le lien qui le rattache à l'effet
ne possède aucune nécessité intrinsèque ni dans
l'ordre de l'être ni dans celui de la connaissance. En
nous basant sur elle, nous pouvons toujours craindre
une erreur. Les anciens disaient du raisonnement
déduclif en matière contingente qu'il aboutissait,
à vrai dire, à une double conclusion; qu'il allait de
un à deux : de uno ad duo. Il nous met, en effet, en
présence de deux résultats : l'un, affirmé, si l'on
veut; l'autre, appréhendé. La question posée ne peut,
donc èlre tranchée définitivement; elle reste ouverte,
dans une certaine mesure tout au moins. Le bienheu-
reux Albert nous dit avec raison du pur contingent :
si quoeritur de ipso quoeslio non potest determinari
etjlniri nec ad esse, nec ad non esse (i). De là vient
que tant de questions relatives à des faits particuliers

Prior. analyt., \.\ tract. IV, c. i.


(i) ALB.MAC.V.,
NOTIONSPARTICULIÈRES /jOI

ou à des actes humains individuels sont matière


à des raisonnements sans i\\\, On ne peut aboutir
à uno conclusion qui s'impose. Le sujet lui-même s'y
refuse. Sans doute, on adopte souvent dans ces cas
une opinion de préférence à une autre, mais on lo
fait pour des motifs qui ne sont pas tous d'ordre
intellectuel.
Pour un grand nombre de savants de nos jours, ce
n'est pas une imperfection pour une science (pie de
ne pouvoir conclure d'une manière ferme et exclu-
sive; au contraire, c'est en cela qu'ils font consister
l'intérêt et la noblesse de la connaissance humaine.
« Pour beaucoup de chercheurs, nous dit l'un d'eux,
la valeur de la science est surtout-, si j'ose lo dire,
dans son incertitude et son instabilité : ce qui les
excite, c'est le désir de pousser plus loin l'approxima-
tion en mettant en évidence des complexités jusque-là
ignorées. Artistes, ils admirent, certes, l'harmonie
dont a parlé si éloquemmcnl M. Poincaré, mais leur
plus grand bonheur est de la troubler, l'ne science
qui serait terminée ne serait d'aucun intérêt pour ces
savants. Ils avancent, avancent toujours sans se faire
d'illusion sur la relativité de nos connaissances, toul
disposés à dire avec le mathématicien allemand Jacobi
que le but unique de la science, c'est l'honneur de
l'esprit humain. » (i) C'est vouloir mêler à la science
bien des choses qui sont complètement étrangères
à sa notion essentielle. Et quel étrange état d'esprit
cela suppose! Il semble relever plutôt de la patho-
logie nerveuse que de la science. Comment ne pas
voir une maladie dans celle frayeur de l'absolu et du

(i) ËnxrsTPicvnn,la Sciencemoderneet sonétat actuel,4, 5.


/f03 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

définitif dans nos connaissances? Ensuite, les savants


dont il s'agit sont victimes en cela, comme en beau-
coup d'autres choses, de leur manie de tout ramener,
de tout mesurer, dans les connaissances humaines,
à leur spécialité. Il esl certain que le contingent occupe
une place considérable dans leurs recherches scien-
tifiques. Le lorrain sur lequel ils se trouvent n'est
donc pas bien solide au point de vue du raison-
nement. Ce dernier n'y conduit (pie rarement, à des
conditions d'une absolue certitude. C'csl pourquoi
les savants dont nous parlons font de la science une
chose essentiellement mobile et no voient qu'approxi-
mations et probabilités partout. Ou aurait tort de
croire que les sciences de la nature vivent uniquement
do l'observation directe des faits. Elles sont, au con-
traire, remplies d'opérations logiques qui ont pour
but d'achever l'oeuvre commencée par les sens. Ainsi,
notre globe ayant un rayon de plus de i 5oo lieues et
les plus grandes profondeurs auxquelles on soit par-
venu n'atteignant guère plus de i 5oo mètres, les
géologues n'ont jamais pu étendre leurs observations
au delà de celle limite très restreinte. On peut faire
des remarques semblables pour un grand nombre
d'autres sciences, surtout pour la préhistoire, l'anthro-
pologie cl l'ethnographie. Il est même vrai de dire,
d'une manière générale, avec Cl. Bernard, que
l'homme ne peut observer les phénomènes qui
l'entourent que dans des limites très restreintes. Les
savants ont naturellement recours au raisonnement
pour suppléer à ces lacunes : ils sont du moins
tentés d'y avoir recours. Ce qui leur manque, bien
souvent, c'est le sentiment des difficultés que pré-
sente le raisonnement en pareille matière. Les con-
sidérations philosophiques que nous faisons valoir
NOTIONS PARTICULIÈRES /f°3

dans celle étude sont bien de nature, nous semble-


t-il, à rendre ce sentiment plus net et plus vif, mais
nous n'avons rempli encore qu'une faible partie de
notre tâche. Il nous resterait à parler spécialement
de la connaissance du contingent par induction. Mais
nous avons si longuement parlé de cette dernière que
nous ne pourrions le faire sans nous répéter. Nous
ferons un travail plus utile et plus décisif en exami-
nant les causes d'incertitude qui opèrent dans tout
raisonnement, quel qu'il soit, en matière contingente.

Causes générales de l'incertitude en matière contingente.

Quand on raisonne du contingent proprement dit,


on se trouve aux prises avec deux causes principales
d'incertitude : la puissance de la matière et la liberté
humaine.
La matière sensible individuelle est vouée à une
perpétuelle mobilité; même actualisée par une forme,
elle reste en puissance : nous voulons dire qu'elle
peut toujours passer d'une forme à l'autre. Sous ce
rapport, elle est une grande cause d'instabilité et de
contingence dans le monde et partant d'incertitude
dans nos raisonnements : incerludo causatur propter
transmutabililatem materioe sensibilis (i). Etant sou-
mise par principe au changement, comment pour-
rait-elle offrir une base solide à nos jugements scien-
tifiques qui, par définition, ont une portée universelle?
Puisque la variabilité et l'indétermination la caracté-
risent, la permanence de l'objet requise pour la certi-
tude lui fait nécessairement défaut. Par ailleurs, on

Poster, anatyt., I. I, lect. XL!.


(0 S. THOM.,
/\0f\ DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

ne saurait déduire l'être du possiblo: c'est-à-dire on


ne saurait aboutir à une conclusion ferme et déter-
minée avec l'indétermination en principe. La matière
précisément, parce qu'elle n'est pas limitée à telle ou
toile forme, possède une certaine infinité : infinitam
congndt materioe quoe est individualionis princi-
pium (i). De là vient que plus le raisonnement se
rapproche des réalités particulières, plus il se perd
dans l'indéfini : quanto mugis procedilur versus par-
ticularia, tanto mugis itur versus in/initum (2). En
d'autres termes, raisonner sur une matière sensible
individuelle, c'est entrer dans un domaine sans limites
précises. Or, le raisonnement considéré soit dans son
point do départ, soit dans son point d'arrivée, est
quelque chose de nettement défini. Là où rien n'est
bien délimité, le raisonnement ne peut être efficace.
Ceci, encore une fois, nous fait comprendre pourquoi
les discussions sur les cas particuliers se prêtent à
tant d'opinions différentes. Si, d'après le texte que
nous avons cité de saint Thomas, on tend, dans ces
questions, vers Yinjini de la matière, on peut dire
également que l'on y tend vers l'infini des opinions.
N'est-ce pas là, du reste, ce qu'une expérience quoti-
dienne nous révèle? Et que voyons-nous bien souvent
dans l'histoire et la critique modernes où l'on fait une
si grande place au raisonnement en matière contin-
gente, sinon une poussière d'opinions contradictoires?
On dira peut-èlre que l'indétermination de la
matière peut disparailre sous l'action du milieu, des
circonstances et, en général, des causes efficientes, et

(1)S. TnoM.,Poster,analyt., I. I, lecl.XIV.


(3)Ibid.
NOTIONSPARTICULIÈRES 4°5

qu'on peut trouver de la sorte un lorrain nettement


défini pour opération logique décisive. Mais celte
remarque n'a pas la valeur qu'on lui accorde. Sans
doute, certains éléments peuvent réduire l'indétermi-
nation de la matière en l'appropriant à une forme
Cependant, ils ne peuvent changer la nature des
choses. La contingence consistant avant tout dans un
rapport de la cause avec l'effet, ce rapport demeure
le même, que l'effet soit en puissance prochaine ou
éloignée : bien plus, l'effet même réalisé ne détruit
pas la contingence. Nous ne voulons pas nier pour-
tant que l'indétermination cessant en partie, la con-
naissance ne puisse acquérir par le fait môme une
plus grande probabilité, mais jamais une telle matière,
absolument parlant, ne se prêtera à des raisonne-
ments absolus. Hatiocinari non possumus,- nous dit
saint Thomas, nisi de Us 'quoe sunt scttlper vel fré-
quenter (i): Le raisonnement scientifique ne peut
s'exercer d'une manière efficace que sur des données
soutenant entre elles un rapport constant cl général.
Ce n'est'pas le cas des réalités contingentes comme
telles : les liaisons qui s'y rencontrent sont essen-
tiellement variables et accidentelles. Elles peuvent
être l'objet d'une perception immédiate. Mais elles
ne présentent'pas un fondement solide au raisonne-
ment. Les considérations qu'on met en avant, dans
ces conditions, pour faire la preuve, n'ont rien de
démonstratif. Elles ne sont guère autre chose que des
indices, des conjectures, des signes probables : rien
qui force la conviction. Rien plus, il arrive parfois
que les rapports entre les faits sur lesquels on se

(i) S, Tiwx.,Physic, I. II, c. vi, lect. X.


DANSLA SCIENCE
/|<Xl PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

fonde sont subjectifs et artificiels, autrement dit, une


création do l'esprit. Les exemples de ce travers
abondent dans l'histoiro contemporaine des sciences
les plus positives en principe. En voici quelques-uns
pour rendre notre penséo plus sensible.
Des savants, sur la foi de certains silex baptisés
du nom. d'éolithes, ont voulu ajouter à l'époque
paléolithique une phase antérieure d'une très longue
durée. La retouche sommaire d'accommodation, com-
binée ou non avec des retouches successives d'uti-
lisation, caractérisait ces fameux silex et faisait
d'eux des représentants d'une époque primitive dont
on n'hésitait pas à nous faire une description détaillée.
On voyait dans celle époque « un stade bien parti-
culier et bien nouveau de l'histoire de l'humanité,
stade comparable à l'état social très intéressant et
même très perfectionné des fourmis et des abeilles,
mais ne semblant pas devoir être soumis à modifica-
tion ni progrès » (i). Or, voici qu'on a pu constater la
fabrication naturelle et spontanée de ces prétendus
éolithes. Des silex jetés dans une cuve avec de la
craie et soumis à l'action d'un puissant malaxeur ont
présenté à leur sortie tous les caractères des silex de
la pseudo-période éolithique. Les savants qui les ont
étudiés nous disent môme que certains échantillons
d'une perfection vraiment extraordinaire paraissaient
avoir été l'objet d'un travail fini, de retouches
méthodiques et plusieurs fois répétées. C'était l'écrou-
lement d'une construction ne reposant pas sur des
faits dûment constatés et suffisamment nombreux,
c'est-à-dire ne tenant aucun compte des lois les plus
élémentaires de l'induction.

(i) A. IIELAvi'AiiCNr,
les Sile.ctailléset l'ancientietè
de l'homme,p. a.ri.
NOTIONSPARTICULIÈRES f\OÙ

11 serait facilo de multiplier les traits do co gonre.


Ainsi, pour rester dans le môme ordre d'idées, nous
voyons des auteurs, avec un seul document humain,
individuel, un crâne par exemple, écrire de longs
chapitres de préhistoire. Sur des indices vagues, sans(
signification précise, dépourvus en tout cas de portée
générale, ils affirment péremptoirement que l'homme
primitif n'enterrait pas les morts, qu'il ne croyait
pas à l'existence d'une Ame, que le sentiment de la
religiosité lui était totalement inconnu. Il nous sou-
vient d'avoir lu, dans certains périodiques, des choses
bien plus surprenantes encore, au sujet d'un crâne
de femme, vieux, nous dit-on, de deux cent mille •
ans (i). Il n'indique qu'un commencement de faculté
du langage. La femme en question n'était capable que
de pousser quelques articulations semblables à des cris
d'animaux. Sa nourriture consistait en racines qu'elle
ne se donnait point la peine de laver! On pourrait
croire ces fantaisies assez inoffensives; mais, en fait,
elles ne le sont pas du tout. Les demi-savants et les
primaires s'en emparent, les donnent comme les
résultats les plus incontestés de la science, et s'en font
une arme contre la foi. Quoi qu'il en soit, on reste
confondu en présence d'un tel oubli de la complexité
des choses et des procédés légitimes des règles du
raisonnement. Nous en citerons encore un exemple
plus célèbre. Il s'agit d'un soulèvement brusque des
terres dans la baie de Callao et des conséquences
qu'en a tirées Darwin. Voici comment le fait est
raconté et apprécié par G. Bonnier.
« A une altitude d'un peu plus de vingt-cinq

(i) H s'agissaitd'un crâne découverth Susscx,


miLosorniE DORAISONNEMENT DANSLASCIENCE aj
/|08 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

mètres au-dessus du niveau do la mer, le voyageur


découvre des coquilles identiques à celles qui so ren-
contrent actuellement au bord de la mer; Darwin
remarque au milieu de ces coquilles quelques fils de
coton, des morceaux de tissus, des fragments de
toscan et un épi de maïs. Un autre observateur
n'aurait pas donné une grande attention à celte
remarque ou, s'il y avait trouvé de l'importance, se
serait enquis des causes diverses qui ont pu amener
ces coquilles et ces débris de l'industrie humaine en
cet endroit. Cela aurait exigé de longues et patientes
recherches, Darwin ne se perd pas dans les embarras
*d'une
pareille enquête. Il passe, il voit, il conclut et
sa conclusion appelle l'attention du monde savant
tout entier. Remarquant que la face de l'île de Callao
qui est tournée vers la baie présente trois terrasses
do soulèvement, et comme c'est sur la première de
ces terrasses qu'il a trouvé les objets qui viennent
d'être cités, il en déduit, en supposant que ces
coquilles et ces délrilus aient été apportés par la
mer, que depuis l'apparition de l'homme en Amé-
rique il s'est produit un soulèvement do plus de
quatre-vingt-cinq pieds. Or, une étude plus appro-'
fondic de la question par le capitaine P. Bcrthon
a déniontré qu'il n'y avait pas de « terrasses de sou-
lèvement », et que les dépôts préhistoriques avaient
été mis au jour par le recul de la falaise, ayant tou-
jours été à cette hauteur, à'l'époque où vivaient les
hommes qui ont laissé ces débris. Quant à ces der-
niers, on constata (pi'ils appartenaient exclusivement
à des espèces comestibles telles que celles dont on
mange encore le contenu au Pérou en les transportant
à telle ou telle altitude. M. G. Bonifier ajoute avec infi-
niment de raison et de bon sens : « Si l'on tire une
NOTIONSPARTICULIÈRES 4°0

pareille conséquonco de la présence de ces coquilles


de mollusques alimentaires, mêlés à des débris de
l'industrie humaine, on pourrait aussi bien faire le
raisonnement suivant : autour des hôtels do Saint-
Martin-dc-Vésubie, dans la vallée du Var, de nom-
breux touristes ont été déjeuner sur l'herbe, ils ont
mangé des mollusques marins. Ils ont laissé sur
place (les coquilles mêlées à quelques fragments de
serviettes oubliées, à quelques débris de claies en
roseau ayant servi à transporter les victuailles, à des
noyaux d'olives, etc. Que conclura-t-on en trouvant
ces débris de repas? C'est qu'à une époque récente la
Méditerranée baignait de ses eaux celle localité située
actuellement à plus de mille mètres d'alliludc! » (i)
Les savants de nos jours fournissent plus souvent
qu'on ne le croit des preuves semblables de légèreté
et de méconnaissance des règles de la logique. On ne
saurait pourtant raisonnablement soutenir que celle
dernière est faite pour la déduction et non pour
l'expérience. Il n'est même pas d'observations bien
faites sans qu'elle intervienne activement. El lorsqu'il
s'agit do coordonner les faits, de les présenter dans
leurs rapports mutuels de dépendance, c'est bien
autre chose. Alors il n'est pas moins nécessaire de
soumettre les expériences à la raison et à la logique
que do mettre d'accord la conclusion d'un syllogisme
avec la majeure cl la mineure qui la supportent.
Malheureusement, bien peu de savants soupçonnent
les illusions que fait naître le raisonnement en matière
contingente cl les dillicultés qu'il rencontre. Darwin,

(i) Revuehebdomadaire,i" juillet 1911,« Pour cl contre le darwi-


nisme», par G. Honnicr.
q*IO PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

dont nous venons do parler, moins quo tout autro,


en a eu conscience. C'est pourquoi il lui est arrivé
plus d'une fois de prendre ses déductions pour des
faits, de regarder, a-t-on dit, la nature avec son
cerveau et do fausser ainsi l'expérience. On trouve
un grand nombre de faits inexacts dans son oeuvre, cl
quand l'auteur cite des expériences faites par lui,
avec son concours ou sur ses indications, on constate
que l'illustre naturaliste n'a aucune idée de la
méthode expérimentale (i).
Tout cela nous prouvo, une fois do plus, combien
le raisonnement est d'un maniement difficile dans
l'étude des réalités concrètes individuelles. Ne dépen-
dent-elles pas, dans les modifications qu'elles peuvent
subir, de causes multiples et, qui plus est, de causes
qui s'enlre-croisent et s'influencent réciproquement?
11 faut aussi compter avec le hasard, c'est-à-dire avec
les événements qui échappent aux prévisions et à la
volonté consciente des causes secondes : alors nous
entrons vraiment dans le domaine de l'incoercible
dont nous parle saint Thomas en ces termes : Causoe
taies, in pancioribus existenies, sunt per accidens et
inftnitoe et sine ratione (2). Comment, dans ces con-
ditions, arriver, par le moyen du raisonnement, à
une conclusion scientifique? Les causes fortuites,
purement accidentelles, sont, par définition même,
hors du champ de la science. On peut voir en elles
comme une aggravation du contingent : ce n'est plus
le probable qu'elles nous donnent, mais le possible.

(1)Revuehebdomadaire,iv juillet igu : « Pour cl contre le darwi-


nisme», par G. Bonnier.
(2)Physic, 1. II, c vi, lect. IX.
NOTIONSPARTICULIÈRES /fil

Elles nous transportent ainsi à l'oxlrûine opposé de


la science. Elles échappent à toute espèce de coor-
dination. En résumé, la puissance do la matière est
10 grand obstacle à la certitude de nos connaissances
inférées ; elle est la raison suprême pour laquelle
les choses contingentes, accidentelles ou corruptibles
no peuvent être, comme telles, objet de sciences :
scientia non est de contingentibus, de corruptibi-
libus, de fortuitis, neque de hisque sunt per acet-
dens (i). On trouve dans cette doctrine l'explication
de l'incertitude et des variations des théories de la
science, et même parfois de ses conclusions en appa-
rence les plus fermes. On croit être sur le terrain de
la science cl l'on se trouve seulement sur celui de
Yopinion. Les anciens se gardaient bien d'une confu-
sion aussi regrettable. Ils distinguaient soigneusement
l'objet de la science de celui de l'opinion, ce que les
savants modernes ne font plus. Avec Aristote, ils
regardaient le contingent comme la matière propre de
l'opinion : opinionem esse de contingentibus est quod-
dam confessum (a). Qu'est-ce à dire, sinon que nos
connaissances participent nécessairement de l'immu-
tabilité ou de la contingence do leur objet? Le
contingent, essentiellement mobile, ne peut être le
fondement que d'une connaissance imparfaite : opinio
videtur sonare aliquid débile et incertum (3).
Nombreux sont les sujets où il n'est guère possible
de dépasser Yopinion dans le résultat de ses recherches.
11 faudrait savoir le reconnaître, et on serait alors

(i) S. TIIOM.,
Poster,analyl., passim.
(a) Mil.
(3)lbid.
/fia PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANSLA SCIENCE

moins porté à faire un absolu d'un grand nomhrp (Je


conclusions eu matière contingente. C'est là un tra-
vers assez commun chez ceux qui s'occupent d'histoire
et d'exégèso. Or, il n'est pas d'études ni de recherches
où les raisonnements soient moins démonstratifs,
comme nous le verrons plus loin. Leur objet com-
porte une part de contingence qui ne provient plus
seulement de la puissance de la matière, mais encore
de la libellé humaine, dont il nous resterait à parler
comme d'une cause nouvelle d'incertitude dans nos
inférences. Mais, à vrai dire, les raisons que nous
avons fait valoir pour mettre en lumière l'incertitude
qui résulte de la puissance de. la matière ne sont pas
sensiblement différentes de celles (pic nous pourrions
apporter ici pour établir la même conclusion rela-
tivement à la liberté humaine. Au surplus, la question
sera envisagée quand nous parlerons de la critique
et de l'histoire. Pour lo moment, nous nous bornerons
aux remarques suivantes :
Rien de plus délicat que de raisonner sur les actes
humains. C'est une matière qui se prête bien peu aux
étreintes de la logique. L'absence de tout lien néces-
saire entre la cause ou pluldt les causes et l'ofipt en
est la raison principale. Mais cette liaison, qui n'existe
point par la nature des choses, on est bien porté à h\
créer subjectivement, par des rapprochements artifi-
ciels entre les faits, rapprochements qui Unissent par
se transfqrmcr en identités. Ce qui frappe le pins «jans
les raisonnements sur ces sortes de choses, c'est la.
facilité avec laquelle ils peuvent se retourner en
conservant une probabilité égale. Et rien ne prouve
mieux leur défaut de rigueur scientifique. Il en existe
de nombreux exemples. En voici un pris au hasard :
Un historien, je le suppose, explique, par le milieu,
NOTIONSPARTICULIÈRES t[\3

Ja personnalité d'un grand homme, car, pour lui, lo


génie est un eifet. Aussi lo voyons-nous multiplier les
constatations positives qui établissent une relation
élroito outre la vie et la doctrine do cet homme et la
société où il a vécu. Mais il arrive qu'un autre histo-
rien soutient la thèso contraire, avec autant de raison
et de succès. Pour lui, les circonstances extérieures
ne sont pas les causes déterminantes du génio. A son
tour, il nous montre, par des faits, qu'un grand
homme est en lutte avec son temps; que, souvent, le
milieu lui fait obstacle et que son rôle est do le briser
pour en créer un nouveau. Et n'oublions pas que,
d'un côté comme de l'autre, on se réclamo do la
méthode positive. On peut faire la même observation
au sujet d'un grand nombre de jugements et de consi-
dérations qui encombrent certains livres d'histoire ou
do haute critique littéraire. On peut en saisir, par là,
lo caractôro subjectif ou conjectural.
Dans l'élude des faits humains, on raisonne sou-
vent par analogie. C'est un procédé qui n'est pas
dépourvu de toute valeur; mais combien il est facile
d'en abuser! Du reslo, même lorsqu'on y observe
toutes les règles, il ne peut conduire qu'à des proba-
bilités. Le rapprochement ne porte souvent que sut
des points secondaires. C'est pourquoi deux situa-
lions ou deux événements peuvent avoir des points
de ressemblance et ne dépendre pourtant ni do la
même cause ni de la même loi. Les analogies laissent
subsister, dans ce cas, des différences profondes qui
s'opposent non seulement à toute affirmation d'iden-
tité,* mais encore de vraie parenté. Les points de
contact accidentels ne comptent pas lorsqu'il s'agit
de nommer les choses et de les juger doctrinalement.
Une confusion extrême dans le langage el dans la
4l4 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

pensée est toujours la conséquence inévitable de la


transgression de cette règle. Bien plus, cette trans-
gression conduit aux erreurs d'appréciation les plus
graves. C'est pour l'avoir oublié que tant d'écrivains
de nos jours se permettent les assertions les plus
audacieuses et les plus fantaisistes. Ainsi, l'un nous
présente comme ayant un lien d'étroite parenté avec
l'Evangile la doctrine non seulement de Tolstoï,
mais encore de Nietzsche lui-même; l'autre, parlant
des pratiques d'origine fétichiste, met sur le même
pied les amulettes, les talismans, les scapulaircs et
les reliques, ou bien encore place la première Com-
munion au nombre des « initiations » des adolescents
à la vie sociale en usage chez les divers peuples.
Nous l'avons dit déjà : certains ouvrages de Darwin
abondent en raisonnements de ce genre, c'est-à-dire
en inférenecs inductives fondées sur la ressemblance
de certaines particularités, sans tenir compte des
caractères dissemblables autrement importants et
souvent irréductibles. La conclusion qui semble
résulter d'une similitude partielle peut être radicale-
ment modifiée par l'état des différences. Au fond et
à proprement parler, une ressemblance est toujours
partielle ; les anciens en donnaient la définition sui-
vante : simililudo est rerum differentium cadeni
qualitas (i). On peut dire, d'une manière générale,
qu'un des paralogismes les plus fréquents dans la
science et la critique moderne est celui qui consiste
à transformer les rapprochements en identités.
Il n'esl pas rare non plus de voir ceux qui rai-
sonnent sur les actes humains-ne tenir aucun compte

Topicur.,I. I, tract. IV, c. vm.


(i) Ain. MA<;N.,
NOTIONSPARTICULIÈRES fflS

de la liberté; on suppose que ces acles sont néces-


sairement déterminés par un ou plusieurs phéno-
mènes antécédents. On transporte ainsi' dans les
sciences morales la méthode propre aux sciences
naturelles. On cherche un point d'appui au raison-
nement, et on croit le trouver dans le déterminisme,
mais c'est au détriment de la liberté et du sens
commun. Il faut se résigner à ne pouvoir procéder,
en matière contingente et libre, avec une rigueur
scientifique. Un acte libre ne trouve ni sa cause
complète ni même sa raison adéquate dans un anté-
cédent quelconque. C'est ce qui rend les raisonne-
ments de la critique historique souvent si faibles, si
incertains, si décevants. On peut chercher, il est vrai,
les motifs qui expliquent dans une certaine mesure
la production de tel acte ou l'omission de tel autre.
C'est ainsi qu'on se demande pourquoi les synop-
tiques ne font pas la moindre allusion à la résurrec-
tion de Lazare, fait qui, d'après saint Jean, a joué
un si grand rôle dans l'histoire de Jésus, mais on
comprend que, dans, la rcthcrchc de semblables
motifs, on soit tout particulièrement exposé à l'arbi-
traire et à la fantaisie, étant donné que les témoi-
gnages directs et même indirects font complètement
défaut. A vrai dire, de semblables questions ne sont
nullement du ressort de la science positive ni môme
d'aucune science; on ne peut leur donner une appa-
rence de solution qu'en ayant recours à des hypo-
thèses, à des considérations générales ou en suivant
un instinct de vraisemblance qui ne prouve rien.
Bien plus, les princes d'une certaine critique, dans
des cas pareils, se contentent d'affirmer : la question
que nous venons de rappeler nous en fournit un
exemple. « Le miracle le plus complet, la résurrec-
4l6 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

tion de Lazare qui sentait déjà, est lui-môme allé-


gorique : d'ailleurs, il se lit seulement dans saint
Jean. S'il y avait eu là un fait réel, môme embelli et
transformé par la tradition, il serait inexplicable que
les synoptiques n'en eussent rien dit. » (i) Tels sont
les raisonnements de la critique supérieure. Elle
n'aurait jamais pensé, croyons-nous, à définir la
logique : la science de la preuve. En cherchant à
résoudre une question de fait individuel par des géné-
ralités et des vraisemblances plus ou moins hypothé-
tiques, on ne la résout pas, on la supprime plutôt.
C'est ce que les anciens avaient parfaitement compris :
qui in terminalione problemalis particularis hypo-
thesi ulilur, facit de particulari problema univer-
sale : quia confiletur sicul est in uno, i(a esse in
omnibus aliis (a). C'est ce qui arrive souvent à la
critique sans qu'elle s'en doute : car les ques-
tions de pure philosophie ne comptent guère pour
elle. •»
Passons maintenant à des considérations plus
conslruclivcs, si l'on peut ainsi dire, car jusqu'ici
nous n'avons guère parlé que des dangers, des im-
perfections, des procédés illégitimes du raisonne-
ment en matière contingente. Il nous reste à dire
quelque chose du bon usage de ce raisonnement
et des résultais positifs auxquels il peut nous con-
duire.

(i) SAI.OMOM
IUINACM,Orphens. Histoire gèniralc des religions,
p. 33i.
(a) ALU.MAON.,
Topicor.I. III, tract. III, i\ i.
NOTIONSPARTICULIÈRES fi?

Nécessité de conséquence dans le raisonnement


an matière contingente.

D'après tout ce qui précède, plusieurs points


demeurent acquis. Tout d'abord, le raisonnement en
question ne peut pas exprimer dans sa conclusion
une vérité nécessaire et universelle; en d'autres
termes, la nécessité du conséquent jlui fait toujours
défaut. Ensuite, dans la plupart des cas, il ne possède
même pas une nécessité de conséquence. Ses moyens
de démonstration sont ordinairement trop faibles ou
lires de Irop loin pour cela, comme nous l'avons
expliqué à plusieurs reprises. Cependant, celle néces-
sité de conséquence se réalise dans certaines condi-
tions. Sous ce rapport, le raisonnement en matière
contingente peut être un instrument de certitude. S'il
est d'un maniement difficile et délicat, il n'est cepen-
dant pas sans efficacité. En ne perdant pas de vue
les principes qui le régissent, nous pouvons, par son
moyen, aboutir à des conclusions certaines. Voici
comment la chose se produit d'après saint Thomas.
Dans tout raisonnement, il est nécessaire de partir
d'un point fixe. Pour la démonstration propre-
ment dite, nous trouvons ce point fixe dans les
principes évidents par eux-mêmes ou dans une pro-
position générale fournie par l'induction. Mais où le
prendre pour le raisonnement en matière purement
contingente? Ce ne peut être une proposition néces-
saire; car nous l'avons dit avec saint Thomas : ex
n'ecessariis non pot est vonchidi vont ingens (i). Nous
ne le trouverons pas non plus dans une proposition

(i) Poster,analyt., I. I, lect. XLIV.


418 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

contingente médiate, c'est-à-dire qui a besoin elle-


même d'être prouvée : à ce point de vue, elle ne nous
donne pas l'appui solide que nous cherchons. Cet
appui, nous ne le rencontrons que dans la proposi-
tion contingente immédiate qui se suffît à elle-même :
nous voulons dire qu'il n'est pas nécessaire d'avoir
recours à une autre proposition pour l'établir et la
démontrer. Elle est dans son genre un premier prin-
cipe. Elle exprime un fait qui tombe sous les sens
ou qui est l'objet d'un témoignage direct et autorisé.
Avec un tel point de départ, on peut aboutir à une
conclusion certaine, inéluctable; licet ex premissis
contingentibus non sequatur conclusio necessaria
necessitate absoluta sequilur tamen secundum quod est
ibi nécessitas consequentioe, secundum quod conclusio
sequitur ex premissis (i). Dans ce cas, la proposition
contingente immédiate joue un rôle analogue à celui
des premiers principes dans la démonstration. Voici
un exemple qui fera bien comprendre la portée con-
crète de celte doctrine.
Supposons qu'il s'agit de prouver que certains
mollusques fossiles sont dans les mêmes lieux qu'ils
habitaient à l'état vivant : question qui a son impor-
tance pour la caractéristique des terrains et question
contingente s'il en fut jamais. Pour cela, nous par-
tons de ce fait incontestable et directement observé,
à savoir que les carapaces fragiles de ces mollusques
sont restées intactes et que les délicats ornements
en relief qui parent souvent leurs coquilles n'ont
subi aucune altération, ne présentent aucune usure.
Donc, ces fossiles n'ont pas été transportés, roulés

(i) Poster, analyt., I. I, lect.XIV.


NOTIONSPARTICULIÈRES f\lQ
f
par les eaux, mais ils se trouvent bien réellement
aux endroits qui étaient habités par les mêmes êtres
à l'état vivant. La conclusion esl logiquement néces-
saire, car il est une loi générale à laquelle le raison-
nement en matière contingente n'échappe pas plus
(pic les autres : necesse est dicenti premissa conclu-
sionem dicere et dicere vera in conclusions si vera
sunt quoe proemissa sunt (i). Malheureusement on ne
procède pas toujours comme dans l'exemple que
nous venons de donner. On part, le plus souvent,
de données contingentes qui n'ont aucun des carac-
tères de la proposition immédiate. Ou ces données
sont insuffisamment établies, ou elles sont incom-
plètes, ou faussement interprétées; que de fois elles
ne sont pas autre chose que des probabilités, des
vraisemblances, des conjectures personnelles. Avec
des prémisses si sujettes elles-mêmes à discussion, on
ne saurait aboutir à une conclusion nécessaire, même
d'une nécessité purement logique. Dans le cas dont
nous venons de parler, on voit une chose dans ce qui
est son image ou ce qui porte son empreinte : in quà
quasi proedcpictum résultat aliud. Le raisonnement
prend ici la forme d'un enthymème reposant sur un
signe, qui nous fait passer directement à la connais-
sance de la chose signifiée : ostensibililer sive osten-
dendo ducit in rem signiftcalam (a).
En résumé, le raisonnement en matière contingente
n'est pas sans analogie dans'la forme avec le syllogisme
démonstratif. C'est ce que saint Thomas nous enseigne
dans le passage suivant : sic se habet (opinio) circa

Poster, analyt., I. I, lect. XLIV.


(i) S. THOM.,
Il Prior. analyt., tract. VII, a. 8.
(a) ALB,MAU.N.,
/{ao PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANSLA SCIENCE

conlingcnlia sicut intcllectns et scientia circa neces*


saria (i). En d'autres termes, la proposition contin-
gente immédiate tient lieu, dans le raisonnement eu
matière contingente, des premiers principes qu'on
trouve à la base de la démonstration : principes qui
sont l'objet de l'intelligence, inlellcctus. Ensuite, nous
avons la proposition contingente médiate, répondant
à la proposition démontrable qui appartient à la
science, scientia. Il y a donc analogie entre les deux
procédés, mais analogie qui laisse subsister des dif-
férences essentielles. Nous pouvons voir maintenant
dans quelle mesure les rapports contingents qui
existent entre les réalités concrètes cl individuelles
sont matière à raisonnement scientifique. Celle mesure
est fort restreinte, on devrait înème la considérer
comme nulle, s'il fallait s'en tenir rigoureusement à
la définition de la science par les anciens. On sait
qu'ils ne reconnaissent pas de caractère scientifique
aux choses qui peuvent être autrement qu'elles sont.
Pour eux, la science ne porte que, sur le nécessaire,
aussi donnent-ils comme chose communément reçue
«pie la connaissance du contingent est celle de l'opi-
nion et non celle de la science. Cependant ils admettent
que le contingent peut être le fondement d'une néces-
sité de conséquence. Sous ce rapport, il se rattache
jusqu'à un certain point à la science proprement dite.
Sans doute, entre les êtres les plus contingents,
nous trouvons des relations nécessaires, mais alors
nous sortons du domaine du contingent comme (cl,
et nous cuirons dans celui de l'abstraction. Seule, en
effet, celle dernière nous éloigne de la matière dont

Poster, analyt., I. I, lect. XLIV.


(i) S. TIIOM.,
NOTIONSPARTICULIÈRES ^2\

l'essence est de pouvoir être et n'être pas, et nous


introduit dans le monde de l'universel, vrai support
des relations nécessaires. L'abstraction, on le voit,
joue un rôle capital dans la genèse de la science :
c'est elle qui nous permet de former des proposi-
tions dont la vérité ne dépend pas des choses parti-
culières comme telles :fundaiulo veritatem nondepen-
dentein a connexione mutabili (i). Qu'il n'y ait rien
là qui s'oppose à l'objectivité de vos connaissances,
ce n'est pas ici le,lieu de le prouver.
Une très grancfe réserve s'impose donc dans le
raisonnement en matière contingente. Pour les
raisons «pie nous avons dites, on y est exposé à des
erreurs de toutes sortes : erreurs auxquelles .on se
montre d'autant plus attaché qu'elles sont plus subjec-
tives et plus personnelle*. Il n'est pas exagéré de
voir, dans l'étude exclusive cl désordonnée des réa-
lités particulières cl contingentes, l'origine des
aberrations les plus caractéristiques de la pensée
moderne. C'csl à celle cause que se rattachent direc-
tement les théories de la relativité de nos connais-
sances, de l'individualité du vrai, du primat de la
volonté et de l'action, de l'impuissance de la raison
spéculative, de l'utilitarisme cl enfin de l'agnosticisme.
C'est que le inonde des contingences où l'on peut si
facilement multiplier les points de vue, où tout peut
paraître vrai, en quelque sorte, se prèle à l'éclosion
des systèmes les plus divers, des opinions les plus
personnelles et les plus fantaisistes, et même à la
négation de tout système, sous prétexte qu'on ne
saurait enfermer dans une formule la, puissante

(i) JOAN.
AS. TIIOM.,
t.ogic., Il p., q. xxv, n. a.
4aa PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

variété des choses. C'est donc avec toutes les


ressources d'une saine et forte logique, avec un sen-
timent vif de la complexité des choses, avec une
extrême circonspection, qu'il convient d'aborder
l'étude du particulier, surtout l|élude des fails
humains. Les principes que nous avons rappelés
dans ce chapitre auront au moins l'avantage d'attirer
l'attention sur les lacunes, les imperfections et les
difficultés du raisonnement en matière contingente.
L'opportunité de ce rappel ne peut, en tout cas,
faire de doute pour personne.
CHAPITRE VIII

Les conditions de la certitude

et la critique

L'esprit critique n'a rien de condamnable en. soi.


Il est un facteur nécessaire de la science. C'est pour-
«juoi il est moins nouveau dans le monde que plu-
sieurs se l'imaginent. Ce qui est vrai, c'est qu'il n'a
jamais été si commun que de nos jours. Il a régné et
règne encore en souverain dans la littérature, l'his-
toire et les beaux-arts. Dans ces départements divers
des connaissances humaines, « il a dépensé, nous dit-
on, un talent prodigieux, il faudrait dire du génie si
ce mot pouvait se séparer de l'opération qui crée de
la vie » (i). Mais il ne s'est pas tenu enfermé dans le
domaine des sciences profanes : il a pénétré la théo-
logie dont les livres, les sources, l'enseignement, la
méthode font chaque jour l'objet d'études critiques.
C'est là un travail, on le comprend, particulièrement
délicat. On sait quelle émotion et même quel scan-
dale des écrivains religieux ont soulevé, à notre
époque, par les excès de leur critique. On les a réfutés

(i) M. DEVomlÉ.
PHILOSOPHIE DAISS
l,ASCIE.NCK
DUinAISOSSE-MEMT 28
C\lC\ PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSL/LSCIENCE

en se plaçant sur leur propre terrain. Notre intention,


à nous, est, en élevant la question, de les mettre en
face des conditions de la certitude et des règles du
raisonnement; un grand nombre d'entre eux, et non
des moindres, paraissent les oublier totalement. Ainsi
nous montrerons le côté faible de la critique moderne
en l'examinant de plus haut et du dehors en quelque
sorte. Nous pensons qu'elle pèche plus encore dans
la forme que dans la matière de ses raisonnements.
Elle perd Irop de vue les procédés logiques auxquels
notre esprit est soumis dans la recherche de la vérité.
Aussi la voyons-nous souvent donner au résultat de
ses investigations une portée (pie rien ne justifie.
Faute de s'être, bien pénétrée des règles de la pensée
et du" raisonnement, elle nous présente, comme étant
la plus.pure expression de la science, des conclusions
incertaines et hasardeuses. Nos considérations n'au-
raient pour effet que de rappeler certains esprils à
plus de modestie cl de circonspection, qu'elles méri-
teraient d'êlre favorablement accueillies. En faisant
les plus expresses réserves au sujet de la scolastique,
le passage suivant de M. de Vogué contient beaucoup
de vrai : « On est tenté parfois, dit-il, de se demander
si tout ce filigrane intellectuel de notre temps n'ira
pas rejoindre le byzanlinisme et la scolastique. Eux
aussi, les esprils subtils de V»yzance et de la vieille
Sorbonnc, ils se nattaient d'avoir trouvé la règle du
raisonnement et du chemin do la vérité. Ils devaient
considérer avec mépris leurs devanciers, les ignorants
qui ne connaissaient pas les lois fondamentales du
jeu de la pensée;. Tout ce qui s'emprisonnait dans un
syllogisme a paru prouvé, comme aujourd'hui tout ce
qui s'appuie sur un « document » ou se plie à une
interprétation scientifique. Nous disons: la cervelle
NOTIONSPARTICULIÈRES 4a5

humaine a connu deux passe-temps amusants et


puérils, lo byzantinismc et la scolastique. Nos arrière-
neveu* diront peut-être trois en ajoutant aux deux
premiers la manie critique. » (i)
Caraotère subjectif de la critique.

11est certain qu'il entre un élément subjectif consi-


dérable dans la critique. Son travail n'a bien souvent
(pie les apparences de la positivilé. Les combinaisons
de fait ne sont pas des faits; ensuite les raisonnements
dont ces derniers sont l'objet supposent des principes
d'un ordre tout différent; enfin, les reconstitutions
imaginatives du passé, si ingénieuses qu'elles soient,
no sont pas de l'histoire. Rien ne montre mieux la
part de subjectivité contenue dans la critique que
l'incroyable divergence»de ses conclusions. Avec la
mémo méthode, le même texte, on la voit formuler les
opinions les plus opposées et les plus inconciliables.
C'est le spectacle que nous donnent principalement
les écrivains qui font de la critique interne ou qui
s'occupent des monuments de l'histoire ancienne.
Nous n'avons (pic l'embarras du choix pour les
exemples à produire. Nous n'en rapporterons qu'un
petit nombre, le fait que nous voulons mettre en
lumiève n'ayant pas besoin d'êlre longuement prouvé.
Prenons loul d'abord une question d'érudition pro-
fane, à savoir l'authenticité des dialogues de Platon,
et voyons à l'oeuvre la critique raisonnante. Notre
but n'est pas de prendre position dans les débats (pic
nous évoquons : nous les rappelons seulement à tilre

Heuresd'histoire, p. 116.
() M.DBVOCÛF,
4^6 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANSLA SCIENCE

d'exemple des procédés et des résultats contradic-


toires de la critique.
Jusqu'au xixe siècle, le canon platonicien compre-
nait trente-cinq dialogues et un recueil de douze
lettres. Tous les érudits l'acceptaient comme l'oeuvre
authentique du fondateur de l'Académie. Là-dessus
aucune contestation sérieuse ne s'était produite dans
toute l'antiquité. Si la question d'authenticité s'était
posée parfois, elle avait toujours été résolue dans le
sens que nous venons de dire. On se trouvait donc
en présence d'une tradition plus de vingt fois sécu-
laire. Or, un critique allemand n'hésita pas, au com-
mencement du siècle dernier, à rompre avec cette
tradition vénérable. Voici ce qu'il imagina : c'est la
méthode interne dans toute sa splendeur. On sait
qu'Aristotc cite quelques dialogues de son maître
Platon. On ne saurait raisonnablement élever le
moindre doute sur leur authenticité. S'il existe un
témoignage digne de foi dans cette affaire, c'est bien
celui du Stagirite. Sur ce point tout le monde est
d'accord cl nous trouvons là un terrain solide. Ces
dialogues peuvent donc nous servir de critérium pour
juger de l'authenticité de lous les autres. Par eux,
nous pouvons nous faire une idée exacte de la
manière de Platon. Nous n'avons pour cela qu'à les
étudier attentivement. Après nous être bien pénétrés
de la manière du grand philosophe, notre travail sera
très simple: nous n'aurons qu'à comparer avec ce pro-
totype tous les autres écrits qu'on lui attribue. Par-
tout où nous ne retrouverons pas son style, sa doc-
trine, son tour d'esprit particulier, nous serons, à n'en
pas douter, en présence d'un ouvrage apocryphe.
D'après celte méthode, notre critique ne reconnut
comme étant de Platon que vingt dialogues. D'autres
, NOTIONSPARTICULIÈRES 4a7

critiques, ses continuateurs, admirèrent son principe


et en firent le point de départ de nouvelles investiga-
tions, mais chacun d'eux aboutit à des conclusions
différentes relativement au nombre des écrits authen-
tiques. Il en est même qui finirent par réduire l'oeuvre
de Platon aux dialogues cités par Aristote. C'est ce
qui ne pouvait manquer d'arriver. On pourrait multi-
plier les cas de ce genre (i). Or, il n'est pas nécessaire
d'être grand clerc en science critique, pour voir
combien de semblables procédés sont dépourvus
de toute objectivité. L'idée qu'on peut se faire d'un
auteur,mais il n'y a rien de plus personnel et de plus
mobile. L'un voit dans le Parménide une merveille
d'art, un autre un jeu d'esprit indigne d'un philo-
sophe; celui-ci l'appelle un ouvrage céleste, celui-là
nous en recommande la lecture si nous voulons savoir
jusqu'où peuvent aller les puérilités platoniciennes.
On suppose, du reste, avec le critérium dont nous
parlons, qu'un auteur est toujours resté semblable à
lui-même, qu'il n'a'connu ni tâtonnements ni déclin;
on suppose, en un mot, qu'il n'a pas été soumis aux
conditions de la vie humaine où l'activité est si sou-
vent capricieuse et incohérente, où des circonstances
sans nombre peuvent diversement modifier une nature
individuelle. On l'a dit avec raison : jamais, par le
moyen de la critique interne, on n'aurait attribué
Attila à l'auteur du Cid et de Polycucte.
La diversité des résultais n'est pas moins frappante
ni moins suggestive dans les travaux de la critique
biblique. Voyez la question du Pcntateuque. Elle a

(i) Voirsur celtequestionCil. WADINOTON que nousrésumonsici. La


philosophieancienneet la critiquehistorique.
' MlLOSOlMIIB
DU HA1SONNKMENT
DANSLA SCIENCL
4*J8

donné lieu à un nombre stupéfiant d'opinions con-


tradictoires et inattendues : c'est une confusion babé-
lique, uno forêt inextricable, un inonde d'hypothèses
contradictoires. C'est un sujet où la critique n épuisé
lotîtes les combinaisons possibles. Renan recom-
mande, iquelque part, de s'abandonner, suivant les
heures, à la confiance, au scepticisme, à l'ironie,
comme un moyen sur d'atleindre le vrai, au moins
par moment. On est parfois tenté de se demander si
la critique, eu multipliant à l'infini les opinions sur
un point donné, n'est pas mue, elle aussi, par la triste
espérance de saisir lu vérité eu passant et comme par
hasard. Il est possible qu'un auteur absorbé par son
point do vue particulier n'ait ni le goût ni la pensée
de s'élever à une considération d'ensemble des con-
clusions de la critique, mais lo profane, lui, est porté
à cet examen général. Inutile de dire qu'il eu ressent
toujours un désenchantement profond. Il ne peut se
défendre des malignes vapeurs du doute relativement
h la solidité des constructions de cette critique, ni
s'empêcher de voir cl de déplorer, dans une telle
poussière d'opinions, une invasion de l'impression-
nisme dans le domaine de la science. Nous admettons
très bien qu'il n'est pas plus facile à un homme qui
n'a pas fait d'études spéciales de trancher une question
de critique biblique qu'un problème de chimie, d'anà-
tomic, d'histoire, s'il n'est ni chimiste, ni chirurgien,
ni historien. Cependant, la critique ne saurait émettre
la prétention d'échapper au contrôle de la dialec-
tique : dans toutes ses opérations elle reste soumise
aux lois de la pensée et du raisonnement. Ainsi tout
rapprochement plus ou moins ingénieux ne constitue
pas une preuve. Les critiques qui l'oublient ne font
que jeter eux-mêmes le discrédit sur leurs travaux
NOTIONS PAUTICULIHHHS tfao

et sur la science qu'ils cultivent. Mais revenons à


notre sujet.
Voici ce qu'on lit a propos du Pcnlaleuquc dans
un ouvrage classique : lanta est hodie hypothseon
varictas ni semper patronum aliquein invenias, quid-
quid de numéro vel oetate scriptorum statueris (i).
Un jugement si autorisé nous dispense de longs déve-
loppements. S'agit-il, par exemple, de déterminer le
nombre, des documents primitifs qui ont servi de
base à la rédaction actuelle? Presque tous les
nombres ont leur partisan justpi'à dix-sept! Et voici
qu'on commence à se livrer au même jeu pour
l'Evangile de saint Jean. C'était facile à prévoir. Une
fois entré dans la voie d'un subjeclivisme arbitraire,
on ne s'arrête plus tant qu'il rcslc une position à
prendre ou une combinaison à faire. On se met donc
à distinguer divers documents dans le quatrième
Evangile : on assigne tout d'abord un rang à part aux
paroles de Jésus que l'apôtre aurait mises par écrit :
elles constituent la source primitive. Ensuite nous
avons les faits historiques qui appartiennent à un
écrivain postérieur. Celui-ci aurait combiné les ensei-
gnements écrils de l'apôtre avec les principaux évé-
nements de la vie de Jésus. Après cela, il n'y a qu'à
dresser la liste des passages qui appartiennent à l'une
ou à l'autre de ces deux catégories. La critique n'y
voit aucune difficulté : elle nous donne ce tableau
synoptique; maintenant si cette version n'est pas de
votre goût, ne vous désolez pas trop, il y en a pour
tous les goûts : on n'a même que l'embarras du choix
avec la critique. On vous dira donc que les faits his-

llisl. et crit. Introd. in lib. sacr, Compend.


(I) CORNELY,
430 DANS LA SCIENCE
PlIILOfOPIIIE DU RAISONNEMENT

toriques ont beaucoup plus de chance quo tout le


resto de représenter l'élément primitif do l'Evangile
en question et quo l'apôtre n'a rien écrit du tout.
Ses enseignements ont subsisté dans la tradition orale,
et il est maintenant impossible de les distinguer do la
contribution personnelle du rédacteur.
Qu'on nous permetto d'emprunter encore un
exemple à la critique biblique. Prenons un psaume
dont l'individualité .est très nettement accusée : le
psaume cix, Dixit Dominas Domino meo. Il semble
quo si la critique devait et pouvait tomber d'accord
sur les principales questions qu'on se pose générale-
ment au sujet d'un psaume, c'était bien dans notre
cas. Or, il n'en est rien : les divergences et les con-
tradictions sont aussi nombreuses et aussi fatigantes
ici que dans les matières les plus obscures. On ne
convient ni du nom de l'auteur, ni de la date de la
composition, ni de l'objet du cantique. Les uns nous
disent qu'il a David pour auteur, les autres qu'il
a élé composé seulement en l'honneur de David. Les
critiques les plus récents en placent la composition
au temps des Macchabées, mais chacun d'eux le rat-
tache à des circonstances historiques différentes. Et
pour qu'il ne manque rien à ce désaccord parfait, il
en est qui ont divisé le psaume en deux parties, dont
la seconde n'est qu'un fragment de psaume qui n'a
aucun rapport avec la première.
Nous pourrions continuer cette histoire des varia-
tions, pour ne pas dire des fantaisies de la critique,
mais tous ceux qui se tiennent au courant de ses plus
récents travaux savent à quoi s'en tenir sur ce point.
Il nous sera plus utile de philosopher quelque peu
sur la prodigieuse diversité d'opinions que nous
venons de signaler et d'en rechercher les causes les
NOTIONSPARTICULIÈRES ^|3l

plus générales. Sans doute, le simple fait de celle


diversité accuse la part énorme do subjectivité qui se
glisse dans les travaux de la critique, mais nous no
pouvons nous contenter de cette explication. Il est
nécessaire do rappolcr ici des principes de philoso-
phie qui nous donneront une compréhension plus
juste et plus profonde des incertitudes inhérentes au
jeu de la critique. Auparavant, nous répondrons à
une objection qui se présente. On ne manquera pas
de nous dire, en effet, «pie la multiplicité et la diver-
gence des opinions n'appartiennent pas en propre à
la critique; qu'il n'est pas besoin d'une érudition
extraordinaire pour constater le mémo phénomène
dans d'autres sciences, et tout particulièrement en
théologie. C'est vrai dans une certaine mesure. Nous
n'avons, du reste, jamais prétendu que la critique
cùl le monopole du nombre et de la diversité des
opinions. On voit ce phénomène se reproduire ail-
leurs. Cependant il ne s'y manifeste ni avec la môme
intensité ni dans les mômes conditions. Dans la
critique interne cl historique, il prend des propor-
tions gigantesques et singulièrement déconcertantes.
Ensuite, à bien examiner les choses, la critique
devrait être plus indemne que toute autre science de
l'inconvénient dont nous parlons. N'a-t-ellc pas pour
but d'élucider des questions de fait? « La critique
textuelle s'efforce de reproduire le texte primitif tel
qu'il est sorli de la plume de l'auteur. La critique
littéraire demande à l'auteur quel genre il a entendu
choisir: s'il est poète, moraliste ou historien; s'il
a été témoin oculaire ou s'il a suivi des sources; si
ces sources étaient écrites ou un simple témoignage
oral; s'il a refondu sa matière ou s'il s'est contenté
d'abréger ou de compléter. La critique réelle s'at-
43a DANS LA SCIENCE
PHILOSOPHIEt)U RAISONNEMENT

laque à l'objet mémo du livre, discute sa véracité s'il


s'agit d'histoire, non pas seulement d'après les garan-
ties qu'il parait oHrir de sincérité et do bonne infor-
mation, mais d'après ce (pie nous savons do coilain
on hisloiro; s'il s'agll de doctrines, ello en peso lo sens
ot la portée. C'csl ce quo nos voisins d'oulre-llhin el
d'outrc-Mancho no minent critique supérieure. » (i)
On le voit, c'est bien de questions de fait qu'il s'agll.
Sous ce rapport, disons-nous, la crlliquo devrait
aboutir à des conclusions moins discordantes. llicu
n'est brutal comme un fait, dil-on communément. On
ne s'en douterait guère en voyant la critique à
l'oeuvre : pour olle, au contraire, rien n'est fuyant
comme un fait, et rien ne donne lieu à tant d'opinions
contraires. Il y a là, qu'on le veuille ou non, l'indice
d'un grave défaut dans la méthode ou tout au moins
dans la manière dont elle est appliquée.

Causes générales des incertitudes de la critique.

On ne saurait s'exagérer les difficultés que présente


le raisonnement sur les faits humains, surtout quand
il se propose de suppléer au silence des sources,
à l'absence de témoignages directs cl positifs. Il
lious apparaît alors dépouillé de tout caractère
scientifique. En tout cas, en semblable matière, il est
plus souvent illusoire que démonstratif. Nous ne
pouvons que rappeler ici, en quelques mots, les
principes que nous avons exposés ailleurs. Le
contingent comme tel n'est pas objet de science :
étant variable, accidentel, il n'offre pas un fondement

Méthodehistorique.
(i) LAGRAJÏGE,
NOTIONSPARTICULIÈRES /|33

suffisammcul solide pour un jugement ferme cl


définitif do l'esprit. Il appartient beaucoup plus an
domaine de la probabilité cl do l'opinion qu'à celui
de la science proprement dite. Il se présente toujours
avec la possibilité d'être autrement. Il n'est donc pas
possible do trouver dans son domaine propre urto
liaison permanente entre le sujet et l'attribut, tùulo
liaison, dans ce cas, dépendant plutôt des circon-
stances que de la nature intrinsèque des choses. Ce
n'est qu'en s'élevant à un certain degré de généralité
par l'abstraction (pie l'esprit trouve un terrain solide.
L'incertitude dans les choses, dit saint Thomas, vient
do la puissance de la matière, puissance (pli les rend
susceptibles de passer par divers états et de revêtir
diverses formes, et les condamne, par conséquent,
à la perpétuelle mobilité. Plus on se rapproche de la
matière sensible, plus le terrain so fait donc mouvant
cl peu sûr, et plus HQS raisonnements deviennent
incertains : incerliludo causatnr propter transmuta-
bililatem matrrioe sensibilis: undc quanta magis
accedilur ad cam, tanto scientiaminus est certa (i).
C'est le contraire qui se produit pour la forme. Etant
l'élément délcrminatif des Choses, elle est, par là
même, une cause de certitude. L'abstraction, en nous
éloignant de la matière individuelle et nous rappro-
chant de la forme, nous fournit le véritable objet de
la science, à savoir Ynniversel. C'est ce que des
savants modernes reconnaissent eux-mêmes, aii
moins en paroles, « II n'y a de science quo du
général » (2), écrit l'un d'eux. Taine lui-même, bien

(1) S. TUOM.,
Poster,analyt., I. I, lect. XLV.
la Scienceet l'hypothèse,p. i3.
(a) H. POINCAHÉ,
/ •

(\§f\ DANSLA SCIENCE


PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

qu'il ne voie dans lo inonde que des fusées de


phénomènes qui montent quelques minutes ou
quelques heures, puis s'abîment irréparablement,
admet pourtant que l'oeuvre do la science est de
ramener à quelques lois très simples toute la série
de ses expériences: « Toute science, dit-il, aboutit
à des vues d'ensemble, hasardeuses, si l'on veut,
mais quo pourtant on aurait tort de se refuser, car
elles sont lo couronnement du reste, et c'est pour
monter à co haut belvédère que de génération en
génération on a bàli. » (i) C'est sans doute la même
vérité que Cl. Bernard a voulu proclamer en disant :
« Si l'expérience so passe du raisonnement, nous
ne pouvons: sortir des faits et nous croupissons
dans l'empirisme. » (a)
Tout ceci revient à dire que le contingent étant le
domaine du changement et de la variabilité ne peut
être celui de la science dans la plus haute acception
du mot. Et cela est bien plus vrai encore du contin-
gent libie que de tout autre. Là, en effet, tout
travail de coordination scientifique se heurte à des
difficultés insurmontables. 11 ne saurait en être
autrement, à moins de soumettre tous les actes
humains aux lois d'un déterminisme rigoureux. Par
ailleurs, si coordonner est impossible, raisonner ne
l'est pas moins : nous voulons parler, on le com-
prend, d'un raisonnement efficace, car le raisonne-
ment oratoire et dialectique est toujours possible.
C'est même le seul qui convienne en matière d'actes
humains : « Il y a peu de propositions nécessaires,

Del'intelligence,t. I", p. C.
(i) TAI.NB,
la Scienceexpérimentale,c. 11.
(3)C. UEIUNAHD,
NOTIONSPARTICULIÈRES 435

nous dit Aristoto, parmi celles qui servent à former


des syllogismes oratoire!, un grand nombre des faits
sur lesquels portent les jugements et les observations
pouvant avoir leurs contraires. C'est sur des faits
qu'on délibère et qu'on discute; or, les faits ont tous
co caractère, et aucun acte, pour ainsi dire, n'a lieu
nécessairement. Lo plus souvent il y a lieu et il est
possiblo de raisonner d'après les faits opposés,
tandis que les conséquences nécessaires ne procèdent
que d'antécédents nécessaires, comme nous l'avons
montré dans les Analytiques. » (i) A vrai dire, nous
no trouvons lo plus souvent dans la critiquo quo
matière à raisonnement dialectique et oratoire. Dans
ces conditions, on peut toujours y plaider uno
cause, une opinion avec une certaine vraisemblance.
On avouera que nous sommes alors bien loin de la
vraie science.
L'erreur la plus commune, dans ces questions,
consiste précisément à parler sans cesse de science
à propos d'études et de travaux qui n'en réalisent
nullement les conditions essentielles, comme la per-
manence et la certitude. On peut vraiment faire de
la science à peu de frais à notre époque. Les consi-
dérations les plus subjectives, les plus dénuées de
preuve saisissablc prétendent, chaque jour, parmi
nous aux honneurs de la science, lorsqu'elles méri-
teraient tout au plus d'être regardées comme des
récréations intellectuelles. Les critiques se distinguent
entre tous par les illusions qu'ils entretiennent sur
la solidité et l'importance de leurs légères et fragiles
constructions. Il y a vraiment^ lieu de s étonner de

Rhèlor., c. n. (Traductionde Ch. E. IIUELUÏ.)


(i) ARIST.,
496 DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDURAISONNEMENT

leur admiration, do leur ferveur naïvo, de leur


emballement mémo pour ce merveilleux instrument
de connaissance qu'est la critique. Comment n'en
font-ils pas la remarque? Collo critique porto bien
souvent on elle-même sa propre réfutation. Elle
pratique co genre do réfutation dont il est parlé dans
les Topiques, et qui consiste à procéder per probabilia
opposita. La facilité avec laquelle so produisent les
opinions les plus contraires chez ceux qui so livrent
aux mémos études, pratiquent la mémo méthode,
scrutent le môme fait ou le mémo texte, est uno
preuve, nous l'avons dil, do l'incertitude dés prin-
cipes et des critères auxquels on a recours, et surtout
do l'inconsistance du terrain sur lequel on opère.
Un raisonnement en matière purement contingente
no peut conclure dans lo vrai sons du mot : quod
potest esse potest eliam non esse, nous dirait un
soolastique, et il nous montrerait, dans ce simple
principe, la raison do l'inefficacité de la plupart dos
raisonnements do la critique, ainsi que des diver-
gences do vues qui so produisent dans les questions
concernant les choses contingentes et individuelles.
C'est en vain qu'on objecterait qu'il n'y a aucune
indétermination dans l'objet même des recherches
do la critique, puisqu'elle part toujours de choses
existantes. Nous avons ou déjà occasion de lo faire
remarquer : l'existence réelle d'un être ne détruit
pas sa contingence, celle-ci résido essentiellement
dans lo rapport do la causo à l'oflbt, rapport qui
demeure le mémo dans tous los cas. Ensuite, ce qui
importa le plus à h\ valeur du raisonnement en
matière contingente, c'est de partir d'une donnée par-
ticulière immédiatement perçue, comme nous l'avons
vu plus haut.
NOTIONSPARTICULIERES 43?
Il ost faux enfin quo la criliquo no sorte jamais
dos documents et des faits positifs. Elle so propose
souvent, au contraire, d'établir des faits humains
par toutes sortes de peiits raisonnements, et même
do suppléer par lo mémo moyen au silence de
l'histoire; c'est co qui fait ot fera toujours sa
grando faiblesse sous le rapport scientifique Ou rosto,
personne no peut l'ignorer : chez olle, les dooumonts
vraiment nouveaux sont plutôt rares. Prenons
l'Evangile do saint Jean, par oxemplo, nous sommos
tout d'abord portés à croire que les conclusions si
nouvelles do la critique à son sujet ont leur origine
dans quelque découverte historique le concernant.
Or, il n'en est rien : on opère sur dos données et des
témoignages connus depuis longtemps. Tout ce qu'il
y a do nouveau, c'est lo langage qu'on leur fait tenir.
Il en est do môme pour un grand nombre d'autres
questions. Elles ne sont guère mieux connues qu'au-
trefois. Seulement on- les aborde avec uno mentalité
et des idées tout autres. C'est pourquoi la critique
donne assoz souvent l'impression d'élro une affaire
d'appréciation personnelle et mémo d'être un art do
conclure au delà de ses justifications positives. Nous
voyons qu'elle so livre surtout à uno interprétation
extensivb des faits : interprétation si facilement sub-
jective et conjecturale.
Aussi peut-on affirmer, sans crainte d'erreur, qu'un
très grand nombre des conclusions do la criliquo
actuelle ne résisteront pas à l'éprcuvo du temps.
Lorsque l'état d'esprit auquel elles se rattachent aura
disparu, elles apparaîtront, encore plus quo mainte-
nant, dépourvues de réalité objective. Seul co qui est
objectif est durable. Que rcste-t-il des élucubrations
do Baur et de Renan? Mien, au dire de Harnack lui-
438 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

mémo. Le critique est exposé plus que tout autre à


faire de son degré do culture, do son moi intellec-
tuel, la mesure de la vérité : le groupement et l'inter-
prétation des faits deviennent si facilement quelque
choso de personnel. Ainsi la vérité critique fait men-
tir la vieille définition do la vérité : elle consiste
beaucoup plus dans un rapport de conformité avec
le tempérament d'osprit du critique qu'avec la chose
elle-même. Le caractèro subjectif et arbitraire de cer-
taines opinions est parfois si évident qu'on no devrait
môme pas leur faire l'honneur d'une discussion. Tout
au plus pourrait-on so contenter de répondre comme
l'a lait saint Thomas dans une circonstance : caçlem
facilitale contemnitur qua dicitur.
On a demandé parfois des manuels de théologie
composés d'après toutes les exigences de la critique
et de la pensée modernes. Nous les attendons avec
une certaine curiosité. Lorsqu'on entreprendra un
semblable travail, on se heurtera à de graves diffi-
cultés : on no tardera pas à voir qu'il ne se cache à
peu près rien d'acquis et de catégorique dans les
travaux dont nous parlons. Certains aperçus plus
ou moins scientifiques peuvent bien figurer dans
un article de revue ou. dans un ouvrage de libre
recherche; mais on ne les voit guère dans un manuel
où seul ce qui est définitif ou communément reçu
doit trouver place. Du reste, en cherchant à réduire
en formules concises et sévères les raisonnements et
les conclusions de la critique, on s'apercevrait bien
vite de leur inconsistance et de leur peu d'objectivité.
En r.ésumé, la cause la plus générale des incerti-
tudes et des variations de la critique réside dans la
contingence de son objet et l'indétermination qui en
résulte. On objectera peut-être ici ce que nous avons
*
NOTIONSPARTICULIÈRES 4^9

dit ailleurs, à savoir qu'il existe, môme entre les


choses les plus contingentes, des rapports nécessaires.
C'est très vrai, et c'est même la raison pour laquelle
la science peut s'étendre jusqu'aux choses corrup-
tibles. Mais, dans ce cas, ce ne sont pas les individus
et les faits particuliers soumis au changement qui
constituent l'objet de la science. Co qui en fait l'objet
véritable, c'est ce qu'elle cherche dans les réalités
individuelles et ce qu'elle en dégage, à savoir l'uni-
versel, la nature élevée à un certain degré d'abstrac-
tion avec les principes, les lois, les relations perma-
. nentes dont .elle est le sujet. Rien de tout cela ne
trouve son application rigoureuse à la critique dont
les études et les travaux se rapportent surtout à des
faits particuliers dont la pure, contingence ne fait
aucun doute.
Cependant, les généralités quo nous venons d'expo-
ser, si justes et si pertinentes qu'elles soient, ne
répondent pas suffisamment à l'importance et à l'ac-
tualité de la question que nous traitons ici. Elles
demandent à être complétées et précisées par de nou-
velles considérations : C'est co qu'il nous reste à
faire en examinant le rôle des raisonnements déductif
et inductif dans la critique. Nous aurons de la sorte
plus d'une occasion d'énoncer des principes et d'ap-
porter des exemples qui achèveront d'illustrer notre
thèse.

La déduction dans la oritlquo.

Il est souvent abusif et toujours dangereux de pro-


céder par déduction dans la critique. Pour suivre
cette voie, il est nécessaire de s'appuyer sur des
principes généraux : autrement, le raisonnement
DANS
PURA1SO.NNEMBNT
PHILOSOPHIE LASCIENCE 30
44o pnii.osorniE nu RAISONNEMENT
PANS LA SCIENCE

manque de base et no peut conduire à des conclu-


sions légitime*. C'est une vérité trop connu'o et trop
bien établie en logique, pour qu'il soit besoin de
nous y arrêter. Or, lorsquo nous raisonnons sur des
faits humains, sur des actes individuels, les principes
no peuvent revêtir co caraotôro do généralité. Qu'on
veuille bien méditer ces paroles do saint Thomas :
cira actus singulares hominum, universales proposi-
tiones non possunt assnmi vere (i). Les faits et les
actes dont il s'agit n'ont pas avec leur cause de rap-
port nécessaire : leur contingence et leur liberté s'y
opposent. Nous ne pouvons donc les connaître avec
corlitude par leur milieu historique, doctrinal ou lit-
téraire. Il est aussi difficile de les reconstituer après
coup quo do les prévoir. La difficulté est à peu près
la même dans les deux cas. Sans doute, les faits qui
appartiennent à l'histoire sont sortis do leurs causes
ol sont complètement déterminés en eux-mêmes :
leur état do prétention leur donne même un carac-
tèro d'immutabilité. Considérés à ce point do vue, ils
peuvent être connus avec certitude, mais souloment
par un témoignage diroct revêtu de toutes les condi-
tions nécessaires en pareil cas. Avec un témoignage
do cotto nature, nous avons un fondoment solide;
nous faisons de la science% tout au moins dans co
sens que nous acquérons une connaissance certaine,
parfaite dans son genre ; nous faisons voir une con-
clusion ou une donnée dans sa cause nécessaire et
non dans un signe vague, indéterminé pu équivoque,
auquel cas nous n'établissons tout au plus que le
vraisemblable. Inutile do faire remarquer qu'il s'agit

(i) S. THOM.,
Poster,analyt., \. I, lect. I.
NOTIONSPARTICULIERES 44*

ici de cause dans l'ordre do la connaissance. Par


ailleurs, qu'on no nous accuse point do faire do la
métaphysique dans uno question qui so rapporta à
l'hisloiro. La cause nécessaire dont nous parlons
n'est rien autre que lo témoignage autorisé : c'est lui
qui fait la connaissance certaine, tandis quo les
indices plus ou moins accentués no peuvent engen-
drer qu'une connaissance conjecturale.
Supposons maintenant que tout document authen-
tique et décisif fasso défaut. C'est une supposition
qni est loin d'être chimérique, car elle so réalise
malheureusement dans un grand nombre de cas. On
désire savoir tout de même. Alors quo fait-on? On
étudie le milieu, on scruto et ou compare les docu*
ments qui ont quelque rapport avec le point en
question, on procède par comparaison, on raisonno
par analogie, Tous ces efforts, à vrai dire, tendent à
suppléer au défaut de témoignago direct, en recueil-
lant d'ici, de-là, quelques indications. Mais, dans cette
voie, il n'est guère possible de sortir du domaine de
la probabilité. Il faudrait connaître bien à fond les
habitudes sociales et littéraires d'une époquo pour
en. inférer des faits positifs et pouvoir, par ce moyen,
suppléer à ce qu'il y a d'insuffisant dans les sources.
Noua avons déjà tant do peine à connailro exactement
nombro do faits contemporains, malgré les moyens
particuliers d'information dont nous pouvons dis-,
poser: comment pourrions-nous facilement reconsti-
tuer Un passé lointain? Les anciens nous ont peu
initiés aux détails do leur vie. Nous n'en connaissons
quô lés grandes lignes h peine. Ce qu'il nous serait le
plus ihtéréssaht et lo plus nécessaire de savoir des
Usages et tjes moeurs de leur temps ou des circon-
stances qui ont amené ou accompagné tel ou tel évé-
fâï PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

nemënt, c'est bien souvent ce qu'ils ont négligé de


relater comme étant trop vulgaire et trop connu pour
eux. Ce qu'il faudrait dans bien des cas, c'est avouer
purement et simplement son ignorance. Mais c'est un
aveu que les critiques et même les historiens font
difficilement. Ils aiment mieux combler les lacunes
par d'imaginatives déductions ou invoquer des causes
qui n'oiit aucun rapport nécessaire avec les faits
qu'il s'agit de coordonner et d'expliquer.
On ne peut, lorsqu'il s'agit d'actes humains,
disions-nous avec saint Thomas, s'appuyer sur des
principes vraiment universels. Cependant la critique
ne s'en prive guère, bien qu'elle déclare toujours très
haut vouloir s'en tenir aux faits positifs. La raison en
est que l'universel se trouve impliqué dans toutes les
opérations logiques, dans toutes les démarches de
notre esprit. Il nous domine et nous inspire au
moment môme où nous croyons nous insurger contre
lui et nous enfermer strictement dans le domaine du
particulier et de l'individuel. On l'a dit avec infini-
ment de raison : le positivisme a beau mettre la
métaphysique à la porte, elle rentre par la fenôtre.
Les critiques moins que les autres échappent à la loi
de l'universel. Sans cesse, nous les voyons toucher
au particulier, qui est leur élément, au nom d'une idée
générale. Celte idée n'est pas toujours formellement
exprimée ni même nettement perçue par eux; mais
elle n'en existe pas moins et n'en fait pas moins
sentir son influence sur les conclusions et les résul-
tats des recherches.
Souvent cette idée, qui sert de point de départ et
de principe directeur à la critique, est tout un sys-
tème de philosophie. Ainsi les rationalistes partent
de ce principe que l'univers obéit à des lois inva-
NOTIONSPARTICULIÈRES , 44^
v
riablcs auxquelles nulle dérogation n'a jamais été
constatée. Tel est le critérium suprême, l'astre illu-
minatcur de leur critique. Tout ce qui ne cadre pas
avec celte idée préconçue et regardée comme sura-
bondamment prouvée est vite rejeté; les textes, les
faits eux-mêmes sont plies au gré de cette doctrine.
'
D'autres prennent leurs inspirations et la règle de
leurs jugements dans un système particulier de phi-
losophie, comme le kaulisme. C'est à la lumière de
ce système qu'ils apprécient les faits et les croyances.
Evidemment, si notre esprit n'a pas de portée objec-
tive, s'il ne fait que définir ses propres impressions
sous l'apparence d'une réalité, tout doit prendre un
aspect particulier dans le monde des idées et même
des faits; mais la critique, dans ce cas, ne fait pas
autre chose que l'exposition ou l'histoire de sa propre
philosophie. C'est malheureusement ce qui a lieu
bien souvent, même pour ceux qui ne sont pas
inféodés de la sorte à l'ensemble d'un système philo-
sophique. Nous les voyons faire appel, à l'occasion,
à des (Joclrines fort contestables cl parfois très obs-
cures. N'a-t-on pas vu un critique tristement célèbre
affirmer tranquillement qu'il est impossible à l'histo-
rien de se prononcer sur la nature et la réalité des
apparitions de Nolrc-Seigncur à ses disciples après la
Résurrection pour la raison suivante : « toute preuve
naturelle d'un fait surnaturel est incomplète et défail-
lante ». Il nous fait ainsi passer brusquement du ter-
rain de l'histoire à la métaphysique. N'y a-t-il pas
tout un monde d'idées qui ne sont nullement du res-
sort de l'histoire dans l'affirmation générale que nous
venons de lire? C'est ce qui se vérifie également dans
cet autre passage du même auteur : « On ne saurait
attribuer a Jésus une science sans bornes quo dans
444 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANSLA SCIENCE

une hypothèse historiquement inconcevablo et décon-


certante pour le sons moral, en admettant que le
Christ comme homme avait'la science de Dieu et qu'il
a délibérément abandonné ses disciples et la posté-
rité à l'ignorance et à l'erreur sur quantité de. choses
qu'il pouvait révéler sans le moindre inconvénient.
Uno conjecture déshonorante pour l'homme de génie
qui on serait l'objet no se recommande pas à l'histo-
rien quand il s'agit du Christ. Le théologien peut s'y
complaire, s'il la croit indispensable. Il peut se repré-
senter le Sauveur dissimulant son savoir infiui et
entretenant son.entourage dans l'ignorance. » Eli! que
faites-vous donc ici, sinon de la théologie, et de la
mauvaise? Qu'est-ce que de semblables questions ont
à voir avec l'histoire proprement dite? Qui a jamais
prétendu que l'histoire suffisait à tout et contenait
le critérium universel? En tout cas, comment pour-
rait-on soutenir celte prétention sans faire appel à la
philosophie? C'est tout ce qu'il nous convient de dire
au sujet de la citation qui précède, puisque notre but
est de montrer, par ces exemples, la dépendance
intime et nécessaire de la critique à l'égard des
sciences rationnelles: dépendance que les partisans
les plus exclusifs de la méthode historique avouent
eux-mêmes par leur pratiquo constante. Ce qui les
distingue, c'est bien souvent leur refus systématique
d'établir et de considérer à part la vérité abstraite qui
nous sert à juger des cas particuliers : per univer-
salent raiionem possutn judicare de hoc vel Mo, nous
dit saint Thomas (i).
La criliquo n'est pas plus heureuse lorsqu'elle
invoque les lois générales de L'histoire. Bien de plus

(i) In Boetiamde Ti'initaté,q. v, art. ad»4-


v NOTIONSPARTICULIÈRES 44&

périlleux que les généralisations lorsqu'il s'agit des


actes humains. Après tout, ces actes sont libres. Les
explications qu'on en peut trouver dans le milieu, le
climat, l'éduca|ion ou toute autre cause extérieure ne
sont ni ne peuvent être adéquates; on n'en peut tirer
aucune conclusion ferme. C'est ce que la critique ne
devrait jamais oublier : autrement, elle s'expose à être
accusée d'introduire un déterminisme rigoureux dans
les phénomènes de l'histoire. Rien, du reste, de plus
incertain ni de plus relatif que ces prétendues lois
générales des choses humaines. C'est une loi, dites-
vous, que les faits changent de physionomie avec le
temps. Soit; mais on ne voit pas bien la portée pra-
tique de cette affirmation. Il s'agit de savoir si ce
changement n'est pas plutôt favorable que nuisible à
la vérité de l'histoire. Dans un grand nombre de cas,
il lui est favorable. Ne parlc-t-on pas du recul néces-
saire pour bien juger des événements et des per-
sonnes? Sous ce rapport, nous trouverons, par
exemple, que les évangélistes n'ont écrit ni trop tôt
ni trop tard et qu'ils étaient dans les meilleures-con-
ditions possibles pour écrire l'histoire. Notre remarque
a, tout au moins, l'avantage de bien montrer la face
mobile des choses de la vie morale et la multiplicité
de leurs aspects. Oii se trompe étrangement lorsqu'on
croit les tenir enfermées dans une formule simple et
rigide. Un des travers les plus ordinaires de la cri-
tique est précisément d'introduire des déterminations
arbitraires dans les contingences, de limiter la Vertu
de .causes dont le propre est de se manifester par des
effets multiples et divers, d'opérer des cristallisations
dans des matières essentiellement vaporeuses, et
même parfois de passer, contrairement à toute
logique, de la puissance à l'acte.
44^ PHILOSOPHIEDURAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

Nous ajouterons qu'un défaut assez habituel aux


critiques est celui qui consiste à se forger des
suppositions gratuites. Ils le font, pour la plupart,
inconsciemment, croyons-nous; mais leurs conclu-
sions n'en sont pas plus solides pour cela. Ainsi on
leur ôtera difficilement de l'idée que les Evangiles
renferment une histoire au sens contemporain et
académique du mot; môme ceux qui rejettent expli-
citement celte manière de voir y reviennent, à leur
insu, dans les questions particulières. Il leur faut la
photographie et l'ordre chronologique des faits, et je
ne sais quelle acribic mathématique en toutes choses.
Cette idée préconçue qui leur tient lieu de prémisse
dans leurs déductions devient une source d'observa-
tions subtiles et variées. M. Loisy n'a-t-il pas attaché
une importance considérable à ce fait que saint Marc
rapporte les paroles de la consécration seulement
après avoir mentionné la communion des disciples?
Il n'était plus temps de dire : « Ceci est mon sang »
après que les disciples eurent bu, et Matthieu l'a bien
senti, car il rattache ces paroles à la présentation de
la coupe. Mais le rédacteur du second Evangile
n'avait pas voulu déranger l'économie du' récit pri-
mitif et il s'était contenté d'associer aux paroles dites
après la distribution du calice celles qu'on lisait dans
saint Paul du calice à distribuer. Vrai, il n'était pas
nécessaire d'avoir recours à l'influence de la « théo-
logie de Paul » pour expliquer une chose si simple
et dont on trouve des exemples quotidiens. Cuvier,
nous dit-on, avec quelques ossements fossiles; recon-
stituait des animaux disparus. Les critiques accom-
plissent bien d'autres merveilles: avec un fait très
ordinaire, ils reconstituent tout un monde d'événe-
ments historiques, et cela en matière contingente et
NOTIONS PARTICULIÈRES 447

libre. On avouera que la reconstitution du paléothé-


rium ou de l'anoplolhérium n'est rien, comparée aux
exploits de la critique. Ceux-ci supposent une tout
autre force de raisonnement et d'imagination, d'ima-
gination surtout.
Tout devient un argument pour la critique. L'en-
chaînement des phrases vient-il à se relâcher de sa
rigueur, tout do suite on soupçonne des transpositions
et môme des interpolations; alors, on nous offre une
restitution du texte primitif et on a bien soin d'ajouter :
ainsi rétabli, le texte devient entièrement satisfaisant.
Et ceux qui se montrent si sensibles au moindre
trouble dans l'exposition logique des faits ou des
idées sont ceux-là mômes qui nous disent que le der-
nier effort pour un sémite est de joindre les mois dans
une proposition et qu'ii ne songe môme point à faire
subir la môme opération aux propositions elles-mêmes.
Considérer les Evangiles comme une histoire com-
plète est encore un autre principe auquel se rattachent
de nombreuses remarques et prétentions de la cri-
tique. C'est ce principe qu'on trouvé au tréfonds d'un
grand nombre de ses raisonnements. Ne se montre-
t-elle pas férue de celte idée lorsqu'elle veut tout
décider d'après les témoignages écrits, lorsqu'elle
fait consister toute la pensée chrétienne dans les
paroles mômes do Jésus, paroles qu'elle finit par
réduire à presque rien en leur appliquant divers pro-
cédés d'élimination? Ces procédés ne relèvent pas
toujours de la méthode positive. Ainsi, de quel droit
peut-on affirmer qu'un passage des synoptiques ne se
trouvo pas dans la source commune, lorsqu'on le
rencontre seulement dans l'un d'entre eux? C'est une
supposition gratuite. On établirait difficilement que
les écrivains sacrés étalcui dans l'obligation de ropro-
448 PHILOSOPHIEDU nAISONNEMÈNT
DANSLA SCIENCE

duire tous servilement le document primitif. N'élaicnt-


ils pas libres de puiser dans ce document chacun
selon son but, ses goûts, ses préférences? S'il esl
quelque chose de certain dans ces questions", c'csl
bien le caractère incomplet et fragmentaire des Evan-
giles. Si la critique voulait se pénétrer plus profon-
dément de celte vérité, cela lui éviterait des frais
inutiles d'érudition. Elle aurait souvent occasion de
se dire : ce qu'il y a en plus dans les récits et les
paroles de telle relation ne fait aucun tort à ce qu'il
y a en moins dans les récils cl les paroles de telle
aulrc. La vérité de l'histoire n'a nullement à souffrir
de ces différences, et il n'est pas nécessaire d'avoir
recours à des combinaisons savantes cl compliquées
pour en trouver les causes. Ces différences s'expliquent
par ce fait «pie les évangélislcs n'ont pas eu l'intention
d'écrire une histoire complète.
Nos observations n'ont qu'un but : montrer les
dangers auxquels la critique est exposée dans ses
opérations déduetives. Ces dangers, nous venons de
le voir, elle ne les évile guère. Son grand tort est de
ne pas vouloir reconnaître qu'elle ne peut, ni en fait
ni en droit, se passer d'une philosophie, d'une doctrine
pour accomplir son oeuvre, et qu'ainsi la question
entre elle et l'Eglise n'est pas ce qu'elle parait être.
Elle est plus générale et plus haute : c'csl avant tout
une question de principes. L'universel seul esl expli-
catif: l'individuel qui ne représente que lui-même
ne l'est pas, no peut pas l'être. Qu'il le veuille ou
non, le critique rapporte à des données supérieures
les cas très particuliers dont il s'occupe : il n'a pas
d'autre manière de les coordonner ni de les com-
prendre. Cette remarque diminue de beaucoup la
valeur propre de la critique, mais elle fait magnifi-
NOTIONSPARTICULIÈRES » 449

quement ressortir celle de la philosophie rationnelle


et de la théologie spéculative. C'est ce que nous achè-
verons de mettre en lumière par quelques mots sur.
le raisonnement inductif dans les constructions ou
plutôt les destructions de la critique.
r
L'induction dans la critique.

Tout raisonnement a pour point de départ des


propositions universelles ou des faits particuliers.
Dans ce dernier cas, nous avons le procédé inductif
dont la critique fait un fréquent usage, mais nous
ne voyons pas qu'elle en suive bien scrupuleusement
toutes les lois. Nous l'avons dit : son but est d'étu-
dier les faits humains, (Je les reconstituer autant que
possible. Là où elle se trouve en présence de don-
nées positives suffisantes, aucune difficulté, mais ce
n'est pas la majorité des cas. Il arrive souvent que
les documents directs font défaut. Le critique étudie
alors la vie ambiante des hommes et des choses pour
y recueillir des indices capables de combler les
lacunes de l'information positive. Ce travail, on le
comprend, exige beaucoup de sens historique, de cir-
conspection et de réserve: il peut facilement tomber
dans le subjeclivisme arbitraire, puisqu'il porte sur
un objet mal défini et manquant de matérialité. Il est
si facile de trouver un signe ou un indice à n'importe
quoi et de se laisser induire en erreur par un certain
instinct de vraisemblance.
Il est essentiel que les indications recueillies soient
en nombre suffisant pour fonder au moins une
certitude morale. C'est une loi fondamentale de
l'induction. Cependant, les critiques l'oublient fré-
quemment. Les indications recueillies par eux n'ont
450 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

ni l'importance ni le nombre voulus : elles ne peuvent


servir de base à des conclusions tant soit peu scienti-
fiques. Il vaudrait mieux, dans ces conditions, avouer
qu'on* ne sait pas ou s'en tenir purement et sim-
plement à la tradition s'il en est une, mais c'est un
parti que la critique ne peut se résigner à prendre.
Elle aime mieux regarder comme résolus des pro-
blèmes qu'elle réussit tout au plus à poser. Nous
pourrions produire de nombreux exemples à l'appui
de nos remarques, mais, après ce que nous avons déjà
dit, nous serons brefs.
Par quel prodige de raisonnement la critique peut-
elle nous parler de « théologie paulinienne » et attri-
buer à l'Apôtre, sur la mort et la résurrection du
Christ, un enseignement inconnu à la première com-
munauté chrétienne? On comprend jusqu'à un cer-
tain point qu'une telle idée soit venue à un auteur
protestant pour qui la croyance est une affaire indi-
viduelle; mais comment des catholiques ont-ils pu
hasarder une pareille affirmation? Elle n'avait pour
eux a priori aucune vraisemblance el, en fait, aucun
fondement sérieux. Parce qu'un écrivain sacré a eu
l'occasion d'écrire et d'exposer certains points de
croyance, est-on autorisé par là même à les regarder
comme étant de sa conception personnelle? Comment
la critique ne voit-elle pas qu'elle tombe dans un
travers que l'Apôtre lui-même a combattu par ces
paroles : « Ceux <pii sont de la maison* de Chloé
m'ont laissé entendre qu'il y a entre vous, mes
frères, des contestations. Parlons nettement : chacun
de vous a son parti. Moi, dit l'un, je suis à Paul;
moi, dit l'autre, je suis à Apollo; moi, à Céphas; moi,
au Christ. Le Christ est-il donc divisé? Est-ce Paul
qui a été crucifié pour vous? Est-ce au nom de Paul
NOTIONSPARTICULIÈRES 45l

que vous avez été baptisés? » Qui n'a été frappé, en


prenant connaissance des travaux de la critique, de
la disproportion qui existe entre les affirmations et
les preuves? D'un côté, de troublantes nouveautés
doctrinales; de l'autre, des preuves sans consistance
et parfois tellement subjectives qu'elles en deviennent
incommunicables. Il arrive même que du point de
vue de la simple dialectique une tradition quel-
conque constitue une preuve plus satisfaisante, un
argument plus sérieux que toutes les ratiocinations •
de la critique.
La critique, on le voit, tombe dans tous les travers
qu'elle se propose de signaler et de redresser dans
le passé. Elle invoque la loi de la continuité de la
vie .et du progrès, et nous la voyons, par ailleurs,
dépouiller tout respect du passé et de la tradition.
Elle se déclare éprise de vérité objective, et rien n'est
plus évident que le caractère subjectif de ses recon-
structions. Elle n'a que dédain pour les raisons de
convenance des théologiens d'autrefois, et visiblement
elle ne fait que suivre sans succès leurs errements
sur ce point. Qui a plus que les critiques abusé de
l'argument a simiU ou tiré d'une analogie quelconque?
La moindre coïncidence verbale dans deux textes
différents est pour eux un fait très suggestif: ils s'en
servent tout de suite, pour établir un rapport d'an-
tériorité ou de dépendance entre ces deux textes et
beaucoup d'autres choses encore. On connaît les rai-
sonnements de Loisy sur le passage suivant de saint
Matthieu : Conflteor tibi Pater, Domine coeli et
terra), etc. Quelque peu embarrassé par ces paroles,
il les rapproche d'une prière qui termine le livre de
YEcclésiastique, « Ces affinités, dit-il, ne sont pas
fortuites, et comme il est malaisé d'admettre que Jésus,
45a DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

dans une oraison ou un discours tout spontané, ait


voulu imiter YEcclésiastique, comme la pièce entière
accuse un rythme assez analogue à celui des can-
tiques reproduits dans les premiers chapitres de saint
Luc, comme on trouve un autre passage en Matthieu,
où le Christ parait avoir été identifié avec la Sagesse
divine, il est assez probable que, nonobstant sa pré-
sence dans deux Evangiles, le morceau où se trouve
le texte allégué par Harnack est, au moins dans sa
forme actuelle, un produit de la tradition chrétienne
des premiers temps. » (i) Voilà de quelles puérilités,
on peut bien le dire, vit un critique qui se donne
comme la plus haute expression du progrès scienti-
fique. Voilà, ne craignons pas de nous répéter, les
petites combinaisons, les petits raisonnements qu'elle
prend pour des faits. En voici encore un autre
exemple : « Dans le récit do l'arrestation de Jésus
donné par Marc, il est question de la fuite des dis-
ciples et d'un jeune homme qui suivait Jésus ayant
le corps couvert seulement d'un drap : « Et quelques
jeunes gens l'ayant vu, il leur laissa lo drap et s'en-
fuit nu de leurs mains » La source de cet épisode
est une prophétie d'Amos : Au jour de la colère du
Seigneur, le plus courageux entre les braves s'enfuira
tout nu. Voilà donc, continue la critique, un détail
en apparence caractéristique, parce qu'il semble insi-
gnifiant, qui a été inséré dans le récit pour marquer,
d'une façon puérile, l'accomplissement d'une pro-
phétie. La même préoccupation a motivé l'insertion
do nombreux épisodes dans nos Evangiles. Quelle
confiance avoir en des textes qui ont subi de pareilles

et W» '
ft) L'Evangile l'Eglise,p.
NOTIONSPARTICULIÈRES 4*^3

altérations? » (>i) Non, jamais la scolastique dans ses


plus mauvais jours, dans ses représentants les plus
dégénérés, ne s'est abandonnée à des raisonnements
aussi creux, aussi dépourvus de toute valeur démons-
trative. Avec de tels procédés, on peut prouver tout
ce qu'on voudra, ainsi on pourra voir dans notre
office des Vêpres une transformation des « Vêpres
isiaques », dans la tonsure cléricale un reste de la
« tonsure isiaque », dans les Rogations une survi-
vance des dies parentales de la Rome païenne. Il
est toujours possible de découvrir une analogie quel-
conque entre les manifestations diverses de la vie
intellectuelle, religieuse ou sentimentale des peuples,
mais co qui est un abus intolérable, c'est de voir
dans ces analogies la preuve d'une imitation voulue
et consciente ou de tout autre mode d'interaction.
L'humaine nature, toujours la même dans son fond,
à toutes les époques et sous tous les climats, ne
fournit-elle pas, dans la plupart des cas, uno raison
suffisante de ces analogies?
Nous ferons remarquer encore que'la critique ne
renonce pas à rapprocher môme les textes séparés
entre eux par de profondes différences. Elle voit alors
dans ce fait de précieuses indications pour l'histoire.
Evoquant je ne sais quelle loi des contraires, elle
soupçonne un auteur d'avoir voulu prendre le contre-
pied de ce qu'on lit dans un autre. On a puftlié un
volume pour démontrer que les' maximes de La
Rochefoucauld se trouvent un peu partout; on y

(I)SALOMOM IlEmtii, Orpheus,p. 3io. Cet ouvrage renfermede nom-


breuxexemplesdu travers que noussignalonsici: les raisonnementspar
lointainesanalogiesy abondentet les rapprochements les plus maigres
y sont souventtransformésen faitsou conclusionshistoriques.
t$(\ PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

trouve de curieux exemples de cette manie du rap-


prochement qui sévit dans la critique, exemples, qui
prouvent en même temps l'inanité ou tout au moins
la pauvreté du système, sous le rapport démonstratif.
On peut avoir recours, parfois, à ce procédé pour
y chercher un confirmalur d'arguments plus solides,
mais il ne saurait suffire à lui tout seul. Vrai, les
critiques ne sont pas difficiles sur la preuve. C'est un
mal qui n'est pas nouveau parmi eux, à ce que nous
apprend l'histoire. Il s'est trouvé dans l'antiquité,
comme il s'en trouve encore de nos jours, des critiques
pour soutenir que YIliade et YOdyssée notaient pas
du même auteur. On les appelait Chorizontes, à cause
de la séparation qu'ils établissaient entre les deux
poèmes. Les raisons qu'ils apportaient de leur sen-
timent étaient de nature à faire sourire les scoliastes
les plus graves. Il est impossible, disaient-ils, que le
même auteur ait pu dire que Cassandre était la plus
belle fille de Priam et dans l'autre que c'était Laodice,
et encore, que la Crète eût cent villes dans Ylliade
et qu'elle n'en eût que quatre-vingt-dix dans YOdjssée.
Qui oserait prétendre que la critique moderno,
malgré tous ses frais d'érudition, n'est jamais tombéo
dans de semblables puérilités?
Après les considérations que nous venons d'exposer
dans cette étude, nous ne trouverons rien d'excessif
dans le passage suivant de Brunctière. Au contraire,
• nous ne comprendrons que mieux le bien fondé des
appréciations qu'il contient et des condamnations qu'il
porte. « L'exégèse, dit-il, n'est en somme que la cri-
tique appliquée aux Livres sacrés. Cependant, tandis
(pie nous ne nous lassons pas de nous égayer au
dépens des erreurs, des contradictions et des varia-
tions de la critique, nous prenons tous, tant que
NOTIONSPARTICULIÈRES 455

nous sommes, les conclusions de l'exégèse pour


parole. d'Evangile — c'est le cas de le dire — et nous
attribuons à ses fantaisies et à ses paradoxes, pour ne
rien dire de ses contradictions, la même autorité
qu'aux conclusions les plus assurées de la science.
Quel est donc ce mystère? Et pourquoi cette partia-
lité? Un pasteur protestant, très libéral et très hardi,
s'élevait récemment avec éloquence et indignation
contre ce qu'il appelait le « sans-façon et l'outrecui-
dance de certaines jongleries exégétiques »; et, en
effet, quand un texte est gênant, le déclarer inauthen-
liquc ou interpolé, ou le déplacer, ou le modifier,
rien n'est plus fréquent en matière d'exégèse. Est-il
étonnant, après cela, que sur des questions capitales,
comme celle de savoir en quoi consiste la parousie du
Fils de Dieu ou, plus généralement, ce que c'est que
le royaume des cicux, le désaccord soit criant et que
de deux théologiens exégètes, « l'un dise gravement
blanc tandis que l'autre dit solenncment noir »? Mais
quelle preuve plus décisive qu'en dépit d'une méthode
qui n'a ni la précision, ni la rigueur, ni la certitude
et bien moins encore l'infaillibilité dont elle se vante,
les conclusions de l'exégèse, comme celles de la cri-
tique littéraire la plus impressionniste, ne sont tou-
jours que l'expression des opinions particulières de
l'exégète? » (i)
On a parlé d'une crise de la foi et de l'apologétique.
A vrai dire, les intelligences contemporaines subissent
une crise de raison et de logique. C'est la conclusion
qui se dégage naturellement de cette étude. Toute
l'activité intellectuelle des hommes de nos jours

Discoursde combat.— Les difficultésde croire.


(i) IliurfiittfenB,
l'HILOSOrillKUUlUlSOKKEMEKt IASCIÏJU.E
DANS 3o
456 PHILOSOPHIE. DANS LA SCIENCE
DU RAISONNEMENT

s'exerce et se consume dans la sphère- des choses con-


tingentes : la politique-, l'histoire, la critique, l'éru-
dition, la littérature courante absorbent la majeure
partie de leur attention, et de leurs travaux. Dans
ces. conditions, il était facile à un philosophe thomiste
de prévoir ce qui est arrivé. Dans ce monde iluent
et incertain des contingences dont on abordait l'étude-
sans principes arrêtés, l'on n'a trouvé nulle part cet
essentiel et ce définitif dont nos esprils sont si. avides,
C'csl un monde favorable, avant tout, à l'individua-
lisme doctrinal, à l'éelosion des opinions les plus
contraires et les plus subjectives. Il a besoin d'être
fécondé par quelques vérités idéales ou abstraites
bien établies, pour servir à la science* La grande
erreur de notre temps a été précisément do croire
que le contingent se suffisait à tuirinôme- dans l'ordre-
scientifique. Non, il ne peut se suffire sous ce rapport
s'il n'est mis en oeuvre et en mouvement par la
lumière qu'il emprunte à quelque vérité idéale et, en
dernière analyse, aux principes premiers, nécessaires
et universels de la raison, llenan, comme vaincu par
la force des choses, a fait cet aveu : « Sciences histo-
riques, petites sciences conjecturales, qui se défont
sans cesse après s'être laites et qu'on négligera dans
cent ans! » On peut eu dire autant de beaucoup
d'aulrcs sciences telles qu'on les- envisage à notre
époque. Elles nous apparaissent sans consistance dans
leur partie la plus intellectuelle, nous voulons dire
dans leurs principes cl, leurs théories. A ce point do
vue, elles donnent le spectacle (Kunc sorte de pous-
sière doctrinale cl. l'impression d'une confusion babé-
lique : impression qui tourne en profond malaise chez
les Ames qui n'ont pas la foi et qui rélléchisscnt. Un
tel état de choses est encore aggravé par ceux qui
NOTIONSPARTICULIÈRES 4^7

enseignent la relativité complète de nos connaissances.


Nous résumerons tout, en rappelant encore une
fois ce principe si lumineux de saint Thomas : inecr-
litudo causaiur propter transmulabilitalem materioe :
unde quanto magis accedilur ad cam, tanlo scientia
minus esl cerla (i). Les raisonnements et les pré-
visions qui portent sur les choses individuelles et
contingentes ne peuvent atteindre à une, absolue
cerlilude. Ils ne constituent, pas autre chose, le plus
souvent, qu'un calcul de probabilités qu'on peut jus-
tement définir : le rapport du nombre des cas favo-
rables à un événement au nombre des cas possibles.
Quelle est la cause de la multiplicité des cas pos-
sinon la de la matière 1et la liberté,
sibles, puissance
sources de toute contingence? On comprend main-
tenant l'ultime raison pour laquelle l'incertitude pèse
fatalement sur certaine catégorie de nos connais^
sauces. Les faits uulividuels sont objet d'observation
onde témoignage beaucoup plus que de raisonnement.
Ces- considérations ne présentent ^uère de difficulté
pour ceux qui possèdent la philosophie de saint
Thomas. Cependant, elles sont accessibles- dans- leur
profonde simplicité à tout esprit capable de rélloxionv

(i) Poster,analyt., I. I, Iccl.XLI.


CHAPITRE IX

De l'assentiment donné

aux propositions Inévîdentes

Sous ce titre, nous nous proposons d'étudier la


genèse psychologique de la croyance et de l'opinion.
C'est une question d'une portée considérable. Les
états d'esprit qu'il s'agit d'analyser intéressent tout
le monde ; ils sont connus du savant et de l'ignorant.
La philosophie s'en occupe ; la théologie ne leur est
pas étrangère. Aussi, retrouvons-nous les problèmes
qu'ils soulèvent au fond des principales controverses
qui ont marqué le mouvement intellectuel de cer
dernières années. Ils dominent manifestement les
débats relatifs au fidéisme, au volontarisme, au
primat de l'action, à l'analyse de l'acte de foi. Il
importe donc, sans parler de l'intérêt qu'ils offrent
par eux-mêmes, de leur consacrer une étude spéciale
et approfondie. Cette élude a.été faite, et bien sou-
vent, pour ce qui est de la foi surnaturelle. Nous
n'avons nullement l'intention de la refaire à notre
tour. Nous voulons seulement mettre en relief et
condenser en quelques pages les principes philoso-
phiques qui conditionnent nos actes ou nos états
intellectuels qui portent sur l'inévident. Il y aura
NOTIONSPARTICULIERES 4°9

profit, croyons-nous, à leur consacrer une étude


particulière. Bien souvent, on ne les a formulés.qu'à
l'occasion d'autres questions où ils se trouvaient
impliqués et, partant, sans la profondeur ni la clarté
désirables. C'est une lacune que nous voudrions
combler dans cet article.
Nous n'ignorons pas la délicatesse ni la difficulté
du sujet. Dans l'assentiment donné aux propositions
inévidentes, la volonté intervient. Or, on sait que
les manifestations de la vie affective, surtout lors-
qu'elles se confondent avec les opérations intellec-
tuelles, présentent de grandes difficultés d'analyse et
d'expression. Nous espérons, toutefois, pouvoir
triompher de ces obstacles en puisant aux meilleures
sources de la philosophie scolastique et en nous
aidant des travaux plus modernes parus sur ces
matières. Nous insisterons tout particulièrement sur
le mécanisme intime, le processus vital de l'acte lui-
môme de croyance ou d'opinion. Car c'est un point
sur lequel l'exposition de quelques écrivains récents
nous a semblé, sinon toujours erronée, du moins
confuse et superficielle.

Partons de ce principe qu'une faculté quelconque


agit nécessairement toutes les fois que son objet
propre et adéquat lui est suffisamment présenté. Dans
ce cas, nous sortons du domaine de la volonté libre
pour entrer dans celui des causes naturelles. Or,
nous savons que ce dernier est régi par le détermi-
nisme ; l'enchaînement des causes cl des effets y est
fatal cl rigoureux : Tune omnes causoe sunt agentia
460 DANS LA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

naturalia inimpedibilia a voluntate (i), nous dit J. de


Saint-Thomas. L'intelligence elle-même n'échappe pas
à cette loi: elle ne saurait suspendre son action,
toutes les causes naturelles de cette action étant
posées. Entre ces trois choses : l'oeil ouvert, l'objet
dans des conditions de lumière et de distance voulues
et la vision, le rapport jest nécessaire. C'est l'appli-
cation du vieil adage scolastique : posita causa,
naturali et sufficienti ponitur effectus.
Mais, dans l'espèce, quelles sont les causes qui
jouent, à l'égard de l'intelligence, le rôle de causes
naturelles? A vrai dire, il n'en est qu'une : l'évidence.
Seule, elle emporte nécessairement l'adhésion de
l'esprit. N'est-elle pas la pleine et entière manifes-
tation de l'objet? N'est-elle pas la lumière qui le rend
parfaitement visible? Seule, elle fait disparaître toute
indétermination du côte de l'intelligence ; avec elle,
il n'est plus au pouvoir de celte dernière d'agir ou
de ne pas agir, de produire un acte de telle espèce ou
do telle autre; clic se trouve nécessitée de toutes
parts : quoad exercitium et quoad specificalionem,
comme disent les logiciens de l'Ecole.
C'est surtout dans la connaissance des premiers
principes que celte doctrine reçoit son application la
plus sensible. Là, l'évidence est immédiate', elle
s'impose invinciblement à tous les esprits. Aussi,
voyons-nous que ceux-là mêmes qui font de vains
efforts pour battre eu brèche ces principes dans la
spéculation ne les mettent jamais en doute réelle-
ment dans l'action. Etant acquis par une intuition

{i) Ix>g.,Il p., q. xxiv,a. 3.


NOTIONSPARTICULIERES 4°*!

directe ou par une conscience immédiate, ils sont le


fondement suprême de toute démonstration. Ce qui
les caractérise, c'est précisément qu'ils se manifestent
d'tmx-mômcs sans l'intervention d'une vérité intermé-
diaire. Bien plus, comme on ne peut remontera l'infini
dans la démonstration logique, il faut nécessairement
arriver à un principe qui est le dernier et sur lequel
tout repose.
Quant à l'évidence discursive cl médiate, elle n'en
est pas moins une cause nécessaire déterminante de
l'assentiment. Pour être le résultat du raisonnement
et d'une recherche plus ou moins longitfc, elle ne
perd rien de sa force intrinsèque. Le tout, dans ce
cas, c'est de bien s'acquitter du travail nécessaire pour
'que l'évidence apparaisse avec une parfaite .netteté,
travail qui peut se résumer en ces trois mots : expé-
rience, induction, déduction. On pcul voir par là
combien il est absurde de s'imaginer que le critère
de l'évidence une fois admis, la logique devient com-
plètement inutile. « L'évidence des conclusions
scientifiques est le terme, répond un vrai philosophe*
de nos jours, les règles de la logique ou des méthodes
sont des moyens pour y atteindre plus aisément; or,
le terme ne saurait supprimer les moyens. » (i) Inutile
d'ajouter qu'une conclusion n'est évidente que par
sa liaison plus ou moins étroite avec une vérité
immédiate : liaison nécessaire et parfaitement connue.
Si nous ne pouvons la ramener, par l'analyse
logique, à quelque principe indémontrable, elle est
inévidcnlc pour nous : hoc ipso quod (eu quoe scimus

Revuethomiste,niars-arril1907.Critère«lel'évidence,
(i) FJMOKS,
462 DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

démonstrative probata) per necessariam connexionem


rébus per se visis connectuntur, manent sub ipsis
principiis illuminata, et perinde ac si essent visa (i).
Les vérités d'évidence immédiate et même inférée
s'imposent donc d'elles-mêmes à- l'esprit : per se ipsa
movent intcllectum noslrum ad sui cognilionem (2),
nous dit saint Thomas. Mais la manifestation de la
vérité ne revêt pas toujours ce caractère éclatant et
décisif.- Il est des cas où les choses se passent tout
autrement, ceux où l'évidence proprement dite fait
complètement défaut. La science n'est alors qu'ap-
prochée plus ou moins. Rien de plus commun dans
notre vie intellectuelle. L'homme vit beaucoup plus
de foi et d'opinion que de science. C'est un fait et
môme une nécessité. On s'est demandé avec raison
ce qu'il adviendrait de l'humanité, si, conformément
au précepte cartésien, chacun ne voulait « admettre
pour vrai, que ce qu'il connaîtrait évidemment être
tel »! L'application rigoureuse d'un pareil principe
amènerait infailliblement la ruine complète de la
société et même de l'individu.
Qu'on le veuille ou non, la croyance lient une place
considérable dans la vie humaine. Combien de vérités
ne peuvent êlre connues par une autre voie 1 Les faits
historiques, par exemple. Bien plus, nous voyons
que les conclusions scientifiques les mieux démon-
trées sont objet de foi pour l'immense majorité des
hommes, qui ne les admettent que sur le témoignage
des savants. Qui nous dira aussi le nombre des ques-
tions à l'égard desquelles le raisonnement ne nous

(1)JCMN. AS. THOM., Loy., Il p., q, xxvi, a. h.


(a) 1111.q. i, a. /,.
NOTIONS PARTICULIÈRES 4^3

fournit qu'une somme plus ou moins grande de pro-


babilités? C'est, le plus souvent, le cas du raisonne-
ment en matière contingente, comme nous l'avons
montré ailleurs. Or, l'usage de ce raisonnement est
on ne peut plus commun. C'est donc en vain qu'on
chercherait à construire la vio humaine sur des
données purement scientifiques. Dans ce sens, on
peut dire, sans trop d'exagération, avec Brunctière :
« Le besoin de croire n'est pas moins inhérent à la
nature et à la condition de l'esprit humain que les
catégories d'Aristote ou de Kant. Il y a des pensées
qui ne peuvent naître, se former, se développer que
sous ou dans la catégorie de la croyance. » (i)
Nos états d'esprit inférieurs à la science propre-
ment dite sont donc bien fréquents. On en distingue
trois principaux : la foi, l'opinion, le doute. (Inutile
de faire remarquer que nous ne parlons ici, en prin-
cipe, que de la foi humaine.) Ces trois états diffèrent
essentiellement entre eux. Et il importe beaucoup de
faire ressortir les éléments constitutifs et caractéris-
tiques de chacun. Sans ce travail, on ne saurait éviter
l'obscurité ni la confusion dans l'analyse des causes
déterminantes de notre assentiment aux propositions
inévidentes. Nous sommes même convaincu qu'on
trouverait, dans une étude approfondie de l'opinion,
des indications précieuses pour la solution des pro-
blèmes si difficiles du probabilisme : indications qui
nous seraient fournies par la nature môme mieux
connue des éléments divers qui la composent. Mais,
laissant de coté loulo suggestion dans ce sens, con-

(i) Discoursde combat,— Resoinde croire, y. 33y.


tfàl PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANS LA SCIENCE

tentons-nous, pour le moment, de fcien définir les


principaux caractères de la foi-et de l'opinion.
Saint Augustin a dit avec une intraduisible con-
cision : credere est cum assensn cogitare (i). Le àiot
cogitare se prend ici dans son sens propre, «n tant
qu'il signifie la pensée en mouvement, la iveclierche
de l'esprit dont la vision est le terme connaturel :
coffitatio proprie dicilur motus animi deliberanUs,
nondum perfecti per plénum visionem verilatis (2).
Croire, pour nous en tenir à la définition <le saint
Augustin, c'est donc fixer l'assentiment, arrôter, en
quelque sorte, l'esprit par un jugement positif, sans
que la pensée soit au- repos. Cet assentiment n'est
donc pas, à proprement parler, le résultat de la
recherche, de l'effort discursif de la raison, puisque
celle-ci tend à poursuivre sa marche, à s'unir parfai-
tement avec l'objet, mais le résultat d'un autre prin-
cipe, la volonté. C'est ce qu'on pourra mieux com-
prendre encore par comparaison. Dans là connais-
sance des premiers principes, nous avons l'assenti-
ment sans démonstration ni recherche : assensum sine
cogilatione (3). Dans le domaine de la science pure,
nous avons, à la fois, la démonstration et l'assen-
timent, l'un étant la conséquence naturelle de l'autre :
cogilalionem et assensum. Dans la croyance, nous
trouvons la ferme adhésion de l'esprit avec la pensée
en mouvement : assensum cum cogitatione. Dans
l'opinion, la pensée est aussi en marche, mais l'adhé-
sion n'est pas ferme : cognilionem sine assensu per-

(1) Deproedcstin.snnet., c. n.
q. 11,a. i.
(a) 11-11,
(3).ÎOAN.AS. THOM., Log., II p., q. ssxvi,n. ft.
NOTIONSPARTICULIERES $65

fecto. Dans le doute, l'assentiment est nul, seule la


pensée est en acte : nihil de assensu sed tantum de
cogiiaiiçne. Dans l'ignorance, il n'y a ni pensée ni
assentiment.
On peut, de la sorte, entrevoir déjà ce qui distingue
la croyance des autres actes ou états intellectuels qui
ont pour objet l'inévident.
Quelle que soit la profondeur de la notion que
saint Augustin nous donne de la croyance, dans les
paroles que nous venons de commenter, les scolas-
tiques ne l'ont généralement pas considérée comme
une définition adéquate. Les meilleurs d'entre eux
l'ont complétée en disant: Croire, c'est adhérer au
vrai inévident, — assensus cogitanlis — sur témoignage
autorisé — ab auclcritatem dicentis (i). Nous avons
là tous les éléments qui appartiennent en propre à la
foi et la distinguent nettement de l'opinion, comme
nous le verrons dans la suite. Sans doute, les
modernes, et même les anciens, ont parfois donné un
sens beaucoup plus large au mot croyance. On pour-
rait en citer de nombreux exemples : En voici un tiré
d'Albert le Grand : quorum propositionum non est
médium, esl fides per induclionem (2). Le mot fides
employé en pareil cas n'a pour but que de souligner
la différence qui existe entre la connaissance des
vérités immédiates et celle des conclusions scienti-
fiques. Mais quand les anciens abordaient la question
de la croyance <?.vprofesso, ils ne manquaient pas de
définir le mot avec toute la précision désirable. C'est

(1)JOAX. AS. TIIOM.,LOIJ.,Il p., q. xxvi, a. \.


(2)L. Il, Prinr. analyt., trnet. XII, c. iv.
466 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANSLA SCIENCE

ce que ne font pas les auteurs modernes, qui l'em-


ploient, le plus souvent, et en toute matière, dans le
.sens large. Il y a là un manque de précision et de
rigueur que nous devons bien nous garder d'imiter.
Aussi ne saurions-nous souscrire aux réflexions
suivantes de* l'auteur de l'article sur la croyance dans
le Dictionnaire de théologie catholique (article si
érudit par ailleurs) : « La philosophie moderne, avec
la complicité du grand public, a depuis longtemps
agrandi la portée du terme, et, quand elle parle de
croyance, elle ne se préoccupe nullement de savoir
s'il y a ou s'il n'y a pas témoignage Pourquoi
résister à son courant dans une question de mots, et
se condamner à n'être pas compris de ses contempo-
rains et à ne pas les comprendre? » (i) A cela, nous
répondons qu il ne saurait y avoir plusieurs défini-
tions d'une seule et même chose. Cetle définition
nous est donnée par le sens restreint qui, dès lors,
s'impose absolument dans le langage scientifique.
Qu'on ne retrouve pas celte précision ni celte rigueur
dans la philosophie moderne, c'est fort possible : on
sait que les sévères procédés logiques de l'Ecole lui
sont inconnus et qu'elle souffre tout particulièrement
de l'absence de définitions. Nous n'avons donc pas à
nous mettre à son niveau sur ce point. Notre devoir
est plutôt de réagir contre la fantaisie et l'impression-
nisme dont elle fait preuve si souvent. Quant à la
littérature du grand public, ce n'est pas à elle non
plus que nous irons demander des leçons de sévérité
et de rigueur scientifiques'. Voilà pour les principes.

(i) Voirco!. a3GG.


NOTIONSPARTICULIÈRES ^6j

Ils s'appliquent parfaitement à la question présente.


On pourra mieux s'en rendre compte quand nous
aurons plus complètement dégagé les éléments con-
stitutifs et différentiels de la croyance et de l'opinion.

Caractères différentiels de la croyance et de l'opinion.

La croyance et l'opinion ont un élément commun :


l'inévidcncc. Mais elles diffèrent beaucoup sur d'autres
points. Tout d'abord, le principe formel de la con-
naissance, le motif propre déterminant n'est pas le
même de part et d'autre. Pour la foi, il est dans l'au-
torité extrinsèque du témoignage; pour l'opinion,
dans la probabilité intrinsèque des raisons. Cette
différence est spécifique de sa nature. On peut en
comprendre, par le seul énoncé, toute l'étendue.
Dans la foi, le motif est extérieur, étranger en quelque
sorte. Est-il rien de plus caractéristique pour un de
nos actes intellectuels? Dans l'opinion, il est tout-
intrinsèque, les raisons sur lesquelles on s'appuie ont
un rapport direct avec la conclusion en vue. Sans
doute, ce rapport n'est pas évident; mais il n'existe
pas moins dans notre appréciation, et il agit par sa
propre vertu dans une certaine mesure.
Cette différence radicale dans le principe de la con-
naissance ou le motif propre déterminant en appelle
ensuite une autre non moins sensible dans la manière
dont l'objet est rejoint. Dans la foi, l'assentiment se
produit sous la motion de la volonté : ex cleclionc
voluntatis (i). Dans l'opinion, il trouve sa cause dans

AS. THOM.,
(i) JOA.N. Log,t II p., q.'xxvi, a. 4*
468 DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT^

le poids même des raisons qui sont mises- en avant :


in pondère et momenlis rationum (i); raisons seule-
ment probables qui ne peuvent entraîner qu'une
adhésion mêlée de crainte. On voit toute la différence
existe entre les deux •
qui procédés.
Nous n'ignorons pas qu'on peut faire valoir plus
d'une objection contre cet exposé. C'est pourquoi il
est nécessaire de lui donner de plus amples dévelop-
pements.
Remarquons, avant tout, qu'il est indispensable,
dans cette matière, de suivie, plus rigoureusement
que jamais, la règle si souvent inculquée par saint
Thomas : Unumquodqne magis judicalur secundum
id quod est in eoformaliter et per se quant secundum
id quod est in eo materialiter et per accidens (a);
nous devons juger d'une chose d'après ce qui lui
appartient en propre et par définition. Quant aux
attributs qui ne lui conviennent qu'en second lieu et
accidentellement, ils ne sauraient servir de base à un
jugement scientifique. En dehors de cette règle, il
n'y a qu'incertitude et confusion ; on s'expose ensuite,
en la méconnaissant, à tomber dans les plus graves
erreurs. Il faut même voir, selon nous, dans l'oubli et
la violation de cette règle, une des principales causes
de l'anarchie qui règne dans la pensée moderne. Nous
voyons que celle-ci caractérise et définit le plus
souvent les choses par leurs éléments secondaires et
purement accidentels. Ce travers n'est pas seulement
lu fait de ceux qui n'admettent ni substance ni-nature

(i) JOAN.AS. TIIOM., Loi/., il p., q. xxvi,a. />.


(a) IMI, q. ex, a. i.
NOTIONSPARTICULIÈRES 46$"

des, choses : il se rencontre aussi d'ordinaire chez


ceux qui se livrent trop, exclusivement et • sans le
secours d'une bonne philosophie 5 l'étude de L'hisr
toire, des réalités- concrètes et individuelles, ainsi
qu'aux travaux de la critique. Mais revenons à notre >
sujet.
Nous, disions donc que la distinction, si tranchée
que nous avons faite entre la croyance cl l'opinion,
soulève quelques difficultés. Il en est qui lai com-
battent en. niant la diversité formelle des motifs déter-
minants. Ces motifs, disent-ils, sont identiques dans
les deux cas; ils ne sont pas autre chose que des
raisons plus, ou moins fortes qui ne tendent qu'à un
seul but : produire l'assentiment. El comment le pro-
duisenlrelles? De la même manière. N'ayant pas assez
de force pour le causer par elles-mêmes, la volonté
intervient et supplée par son action décisive au manque
de lumière qui vient de l'objet. Les motifs, dans l'opi-
nion, semblent aussi impuissants par eux-mêmes que
dans- la foi. L'assentiment, d'un côté comme de
l'autre, ne saurait donc s'expliquor sans l'influence
d'un, principe extrinsèque, la volonté. Cela étant,
loule> distinction de nature disparait enlre la foi et
l'opinion. On ne voit cuire elles qu'une différence
de plus et de moins qui ne change pas l'espèce.
C'est bien là. ce qui parait, à première vue, dans
'
cette question; mais un examen plus approfondi nous
conduit à des conclusions toiit autres. Le motif propre
et formel de la foi est l'autorité du témoignage
assetisua cogitahtis ob auctoritalem dicenlis. Qu'on
le remarque bien, celte autorité, indépendamment
de tout le reste, suffit à l'acte de foi : donc elle en
est le motif essentiel et dislinclif. Que faut-il, eu
effet, en tant (pie motif, pour (pie la croyance sjuil
4?0 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

possible et prudente? Une seule chose : quo lo témoi-


gnage autorisé soit constant. Après cela, il n'est pas
du tout requis d'apporter des raisons qui tendent à
prouver, dans une mesure quelconque, la vérité
intrinsèque de la proposition de foi elle-même, ne
serait-ce que des raisons de pure probabilité. Mais
qu'on no s'y trompe pas, nous parlons uniquement
ici des raisons qui tendent à faire apparaître la vérité
spéculative de l'objet. C'est exclusivement de celles-là
que nous affirmons la non-nécessité — l'autorité du
témoignage se suffisant comme motif dans la partie
purement intellectuelle de la croyance. Mais si nous
entrons maintenant avec l'intervention de la volonté
dans le domaine pratique, la question change d'aspect.
Alors nous constatons que la réalisation de l'acte de
foi exige un travail préliminaire cl tout particulier
de persuasion venant se surajouter, en quelque sorte,
à la crédibilité intellectuelle cl objective. Qu'est-ce
à dire, sinon que cette réalisation ne saurait s'accom-
plir que sous l'influence de certains motifs plus ou
moins nombreux et efficaces? Nous revenons de la
sorte au procédé môme de l'opinion, ne manquera-
l-on pas de dire. Mais il n'en est rien. Les raisons
et considérations étrangères au motif d'autorité dont
il s'agit ici n'ont pour but que d'allirer la volonté
par l'appât du bien : ad alliciendum voluntatem (i) :
elles ne tendent pas à faire apparaître la vérilé de
l'objet. Nous sommes sur le terrain de la réalisation
pratique. Or, on sait que la volonté ne s'ébranle
que sous l'attraction du bien. Pour toucher à la pra.-

(i) Joxs. AS. TIIOM.,


Log., II p., q. xxvi, a. 4-
NOTIONSPARTICULIÈRES 471

tique, il ne suffit pas que l'autorité du témoignage


rondo l'objet croyable, il est encore nécessaire que
ce mémo objet soit présenté à la partie affective comme
convenable, sympathique et avantageux, en un mot,
sous l'aspect du bien. Cette présentation est faite par
l'intelligence, elle est la manifestation du bien plutôt
que la démonstration du vrai.
11 nous faut donc distinguer deux sortes de raisons
dans la genèse de l'acte do croyance. Les premières
établissent l'existence du témoignage, la certitude
intellectuelle de la crédibilité; elles sont comme les
garanties spéculatives de la croyance, les arguments
qui l'autorisent. Les secondes ne s'adressent pas
directement à l'intelligence, mais au coeur et à la
volonié: ce n'est plus l'examen rationnel des motifs
de crédibilité qu'elles poursuivent, mais la manifes-
tation de la convenance et de la bonté de l'objet. En
un mot, il ne s'agit plus de la recherche théorique
du vrai, mais de l'amour du bien. C'est, ici que les
raisons du coeur jouent un rôle important et légitime.
Mais il faut bien se garder de lui donner, comme le
font parfois les apologistes, une portée intellectuelle
qu'il n'a pas et qu'il ne saurait avoir. « La crédibilité,
dit excellemment le P. Gardcil, se rattache stricte-
ment à celte sorte de vérité qui résulte du témoignage.
Il ne faudra donc pas la confondre avec d'autres
qualités objectives qui ont de l'affinité avec elle. Par
exemple, « les raisons du coeur », l'harmonie de la
révélation avec nos dispositions morales intimes
peuvent nous rendre aimable ou vénérable une vérité
de foi; elles ne la rendent pas précisément croyable.
Pour engendrer la crédibilité, il faut que de telles
raisons fassent un détour en passant par l'antécédent
obligatoire de la crédibilité qui est la véridicité du
PHILOSOPHIE
DURAISOX.NEMEST
DANS LASCIENCE 3t
4?a PHILOSOPHIEnu RAISONNEMENT
DANS,LA SCIENCE

témoignage. On dira, par oxomple, avec Pascal:


« Qui donc a si bien connu lo coeur de l'homme, si
co. n'csl Dieu ? » Et ainsi les raisons du coeur trans-
formées en arguments à l'appui de l'existence du
témoignago deviendront des motifs do crédibilité.
Auparavant, elles n'élaiont quo des moteurs d'origine
subjective qui pouvaient écarter los obstacles et favo-
riser l'adhésion, mais elles étaient impuissantes à la
légitimer, adéquatement. » (i) Le vrai rôle do ces
raisons, disons-nous, est do persuader la volonté, de
l'attirer par l'appât du bien : ad alliciendum volun-
tatem.
Ces distinctions ont leur importance. 11 est impos-
sible, à lour défaut, de se faire uno idéo juste des
questions relatives à l'analyse et à la psychologie
do la foi surnaturelle. C'est pourquoi tant d'autours
contemporains, écrivant sur ces difficiles questions,
l'ont fait avec des, lacunes et des erreurs de toutes
sortes. Les uns, méconnaissant lo rôlo do la volonté
et du sentiment, sont tombés dans un intollcclualismo
exagéré; ils n'ont vu dans l'acte do foi quo la conclu-
sion d'un syllogismo rigoureux ot nécessitant; ils
n'ont pas dépassé dans leurs analyses et leurs expli-
cations le jugement de crédibilité simple et ration-
nelle : à vrai dire, ils ne sont pas sortis de l'ordro
universel et abstrait. D'autres, plus nombreux, avec
Ncwman, ont sacrifié les droits ot le rôlo do l'intelli-
gence. On sait quelle attitude défiante, pour ne pas
dire hostile, l'illustre cardinal a prise à l'égard des
procédés intellectuels dans son explication des préli-

(i) Dictionnairede théologiecatholique: t Crédibilité».


NOTIONSPARTICULIÈRFS 473

minaires ainsi quo des élémonts constitutifs do la foi.


On n'a qu'à parcourir, pour s'en convaincre, sa fameuse
Grammar of Assent. Cet ouvrage pèche surtout par
son exclusivisme II était parfaitement possible de
donner beaucoup à la volonté et au coeur, sans nier
ni mémo diminuer l'élément rationnel de la croyance.
D'autre part, on pouvait donner beaucoup à l'esprit
sans faire de la croyanco la conclusion nécessaire et
mécanique d'une argumentation quelconque. On peut
déjà s'en rendro compte par les distinctions quo nous
avons faites ci-dessus, cl on le verra encore mieux
en avançant dans celle élude.
Après avoir fixé les principaux caractères do la
croyance, il nous sera maintenant facile do déter-
miner les éléments essentiels et distinctifs do l'opU
nion. Lo principe propre et formel do la connaissance
dans la foi, avons-nous dit, c'est l'autorité du témoi-
gnage; si d'autres considérations sont préalablement
requises à la foi, elles le sont pour faire paraître le
bien et non le vrai; elles n'entrent pas dans la com-
position intrinsèque de cet acte. Pour l'opinion, son
point d'appui n'est pas dans l'autorité extrinsèque;
il est tout entier dans les raisons plus ou moins
fortes qui le conditionnent, raisons qui n'ont pour
but que la seule manifestation de la vérité. On saisit
du» coup toute la différence qui existe entre la foi'et
l'opinion, relativement au motif formel de la con-
naissance; elle ne saurait être plus complète. Pour ce
qui est du mode d'adhésion, cette différence n'est pas
moins radicale. Dans l'opinion, l'intervention de la
volonté n'est pas de première nécessité, nous voulons
dire d'une nécessité qui découle de la nature même
de l'acte. Ce qui caractérise l'assentiment imparfait,
c'est précisément qu'il est le résultat de l'évidence de
4?4 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

la probabilité, et non de la motion do la volonté. C'est


la force des raisons intrinsèques qui le produit. Elle
ne le produit pas ferme et sans mélange de crainte,
les raisons dont il s'agit n'ayant pas de valeur démons*
trative, mais elle le produit tout do même — cum for-
midine ex parte rationnai (i). Nous sommes donc
loin do l'assentiment de foi qui est ferme en lui-même
et dans ses causes.
Cependant, la volonté peut intervenir accidentel-
lement dans l'assentiment de l'opinion. Mais cette
intervention a pour résultat de transformer l'opinion
en croyance. C'est ce qui a lieu, par exemple, quand
lo jugement est dicté par la passion; alors, on ne
cède plus strictement au poids des raisons, mais
encore à la poussée des puissances affectives. Dans ce
cas, on sort des données cl des limites de l'opinion.
C'est ce qui arrive fréquemment et c'est ce qui fait
aussi la difficulté de bien distinguer, dans la pratique
surtout, la foi de l'opinion.
On se demandera, sans doute, comment des raisons
seulement probables peuvent déterminer, par elles-
mêmes, un assentiment même imparfait. Un motif
déterminant, dans cet ordre de choses, peut-il se frac-
tionner? Il est tout entier ou il n'est pas. Cette diffi-
culté est plus apparente que réelle. Ce fractionnement
est un fait/l'expérience. Il nous arrive bien souvent
d'adhérer à une proposition, à un parti avec une
certaine crainte; nous sommes entraînés, il est vrai,
mais non sans quelque résistance. Il existe donc un
assentiment imparfait. Or, comment l'expliquer,

AS. TIIOM.,
(i) JOAN. Log.,Il p., q. xxvi, a. f\.
NOTIONSPARTICULIERES 4^

sinon par l'imperfection de sa cause. Celte cause,


pourrait-on dire, se trouve dans la débilité môme du
commandement et de la motion de la volonté. Mais
on ne ferait, de la sorte, que reculer la difficulté; il
faudra toujours remonter au manque de force des
motifs intellectuels cl se dire finalement : si la
démonstration pleine et entière du vrai détermine
l'assentiment parlait, pourquoi une démonstration
incomplète serait-elle sans aucun effet? L'action de
l'objet peut être inadéquate sans être nulle. C'est
exactement ce qui se passe pour l'opinion. L'évidence
de la probabilité ne reste pas sans action sur l'esprit;
à la différence de l'évidence de crédibilité, elle fait
apparaître la vérité intrinsèque de l'objet, quoique
dans une mesure restreinte. Or, cela suffit non seu-
lement pour diminuer la résistance do l'objet, mais
encore pour lui permettre d'agir directement sur
l'intelligence. Cette action ne peut déterminer un
assentiment ferme. Mais c'est .précisément ce qui
fait,l'opinion.
Cette difficulté n'est point la seule qu'on oppose
à la doctrine qui admet une différence d'espèce et
non pas seulement de degré entre la foi et l'opinion.
« On rencontre rinlluencc de la volonté, nous dit-on,
dans bien des convictions qui n'ont rien à faire avec
le témoignage, et, inversement, il y a des témoi-
gnages qui ne laissent pas la liberté de douter et où
la volonté n'a pas à intervenir pour les faire accepter.
Ainsi, le domaine de la conviction volontaire et le
domaine de l'acceptation du témoignage ne peuvent
pas se superposer exactement; c'est à peine s'ils le
peuvent approximativement, en ce sens que, pour
un esprit difficile, l'autorité extrinsèque du témoi-
gnage force rarement l'adhésion, et que, par leur
4jC PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANSLA*SCIENCE

nature, les raisons intrinsèques laissent moins souvent


place au doulo (i).
Il est certain que l'influence de la volonté s'étend
bien au delà des limites de la croyance proprement
dite, dans l'exercice de notre vio intellectuelle Mais,
quand il s'agit de la spécification d'un aclo, ce qu'il
importe avant tout, c'est de savoir à quel litre celte
influence se produit. Est-elle requise par la nature
même de l'acte, ou n'en est-elle qu'un accompa-
gnement secondaire et accidentel, qu'un élément
accessoire et surajouté? Seule, la réponse à ces ques-
tions peut nous permettre de décider si l'intervention
de la volonté est propre à la croyance au témoignage.
Rappelons, en quelques mots, comment la volonté
ou la partie affective se mêle aux actes de l'intelli-
gence.
Celle dernière présente une double indétermina-
tion; la première est relative à l'état de repos ou
d'activité : quantum ad agere vcl non agere (a). Sous
ce rapport, la volonté intervient dans tous nos actes
intellectuels; aclus ralionis semper imperaripotest (3),
nous dit saint Thomas. C'est la volonté qui nous fait
j>asscr à l'acte; c'est elle qui commande la recherche
et l'attention, nous fait mettre en oeuvre tous les
moyens d'investigation qui sont en notre pouvoir,
nous donne la persévérance dans l'élude et nous rend
capables de discipline intellectuelle. A ce point de
vue, la dépendance de noire faculté de comprendre
à l'égard de la volonté esl donc universelle. La raison

(i) Dictionnairede théologiecatholique: « Croyance>, cohs366.


(a) Ml, q. ix, a. i.
(3) MI, q. XVII,a. G.
NOTIONSPARTICULIÈRES 4?7

en esl simple : la volonté ayant pour objet lo bien en


général tient, par le fait même, sous sa domination
toutes les puissances de l'Ame. Aucuno d'entre
elles, dans ces conditions, ne saurait so passer de
son concours dans la poursuite de sa fin particulière,
c'est-à-dire de son bien à elle. Envisagé do la sorto, le
vrai n'est quo le bien propre do l'intelligence, et il
est compris, comme tel, dans lo rayon d'inlluenco de
la volonté.
La seconde indétermination de l'intelligence est
relative à la nature même do l'acte: quantum ad
agere hoc vel illud. Qu'est-ce à dire'sinon que noire
esprit est en puissance à des actes multiples et divers?
Les objets qu'il lui est donné .d'atteindre ne sont pas
tous de même ordre. Comment, dès lors, les actes le
seraient-ils? Aucune difficulté sur ce point. La ques-
tion est seulement de savoir s'il appartient à la volonté
d'imposer la détermination spécifique. Il est des cas
où la chose n'est nullement en son pouvoir, ceux,
avons-nous dit déjà, où il y a évidence immédiate ou
inférée. Alors, l'inlelligence est suffisamment déter-
minée par l'objet lui-même. La volonté n'y peut rien,
comme cause directe et prochaine; c'est la nature
qui agit toute seule : assensus talium vel dissensus
non est in nostra potestate (i). Nous avons ensuite
le domaine des vérités qui ne sont pas susceptibles
d'une démonstration scientifique rigoureuse; nous
voulons parler de cette démonstration qui ne se vérifie
qu'en matière nécessaire et aboutit à une conclusion
vraiment universelle. On sait que l'impossibilité

(i) MI, q. Xvti,a. ('».-


4^8 DANS LA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

absolue d'être autrement ou tout au moins condition-


nelle est le caractère distinclif do cette conclusion. Il
est bien manifeste qu'un très grand nombre do vérités
no peuvent être démontrées avec cette rigueur. C'est
le sort des faits historiques (pie nous connaissons par
le témoignage et de tant do propositions morales qui
sont en matière contingente générale ou individuelle.
Ces dernières sont d'une application courante, mais
n'ont rien d'absolu. Elles se réalisent le plus souvent,
non, toutefois, sans exception possible. C'est un abus
intolérable que de chercher dans ces vérités et dans
quelques autres de môme ordre une certitude mathé-
matique. Il ne faut jamais oublier dans ces questions
que la certitude morale est une vraie certitude. Elle
exclut toute crainte prudente d'erreur; cela doit suf-
fire à nos raisonnements ainsi qu'à la fermeté de notre
adhésion. Si, dans son élément positif, elle admet
différents degrés, c'est-à-dire si l'assentiment peut être
plus ou moins intense, on ne peut rien en déduire
contre elle. Cela prouve uniquement (pic nos démon-
strations ne sont pas tortes d'égale valeur. On se
rend compte cependant que la certitude morale se
prête plus qu'une autre aux difficultés, aux objections
et au doute; elle frappe moins que la certitude phy-
sique, clic a moins de précision et de netteté dans ses
contours. En fait, elle doit beaucoup à la volonté.
Cette dernière, par ses bonnes dispositions, con-
tribue dans une large mesure à la découverte et à la
conservation de la vérité morale. Elle la défend contre
les doutes imprudents ou trop intéressés ; elle ajoute
à l'assentiment rationnel l'assentiment du coeur, et
réalise ainsi l'adhésion de tout l'être à la vérité. En
un mot, elle vivifie la connaissance par l'amour. On
ne saurait exag cr pratiquement l'importance de
NOTIONSPARTICULIÈRES 479

son rôle, mais gardons-nous bien de le dénaturer.


Pour l'assentiment donné aux vérités moralement
certaines, le procédé intellectuel se suffit à lui-même ;
seule l'évidence morale, indépendamment de toute
intervention volontaire, détermine cet assentiment.
La présence de l'objet es*, assez prochaine et assez
lumineuse pour cela. C'csl que les vérités dont nous
parlons sont démontrables à leur manière ; on peut
en donner des raisons intrinsèques qui ne laissent
aucune place au doute sérieux. Il s'agit seulement do
no pas transporter dans les sciences morales, l'esprit
et les habitudes géométriques, do ne pas exiger une
démonstration par la cause formelle et nécessaire,
dans des matières qui ne le comportent nullement.
N'oublions jamais que là où une telle démonstration
n'est pas possible, il y a encore place pour la certi-
tude morale.
Nous pouvons distinguer deux ordres de vérités
médiates ou inférées. Les unes sont rattachées aux
principes immédiats par un lien nécessaire, intrin-
sèque «et connu comme tel; les autres ne le sont
que par une conséquence purement logique, la
nécessité n'atteignant pas le conséquent dans son
entilé objective. Dans ce dernier cas, bien que la
démonstration soit moins rigoureuse, nous avons
cependant la certitude, môme dans les choses non
nécessaires. Mais ce manque de nécessité intrinsèque
rend le doute possible; il est la vraie cause des objec-
tions, des difficultés de tout genre qu'on peut élever
contre une vérité suffisamment établie par ailleurs.
C'est à la volonté alors, encore plus qu'à l'intelligence,
de nous défendre contre les apparences de raison,
contre les malaises sans fondement sérieux qui
peuvent se présenter. C'est plus souvent le courage
48o PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANSLA SCIENCE

que la lumière qui manque dans ces circonstances.


Que d'erreurs contemporaines, pour le diro en passant,
ont leur source dans une maladie de la volonté! Les
réflexions suivantes de Cit. Pelrce sont plus vraies
que jamais : « Il n'est pas rare de trouver parmi les
dilettanli des hommes qui ont tellement perverti leur
pensée qu'ils paraissent fâchés en songeant quo les
questions sur lesquelles ils aiment à exercer la finesse
do leur esprit peuvent finir par être résolues. Une
découverte positive qui met hors des débats litté-
raires un de leurs sujets favoris rencontre chez eux
un mauvais vouloir mal déguisé. Une pareille ten-
dance est une véritable débauche de l'esprit » (i).
N'est-ce pas ce dilettantisme agnostique qui a si fort
répandu l'idée que la science est essentiellement
mobile? On peut, par suite du dérèglement et de la
maladie de la volonté, en arriver à méconnaître le
caractère • scientifique de connaissances pourtant
rationnellement établies, à nier la valeur du sens
commun et jusqu'à détruire dans son Ame les vérités
les plus nécessaires et les plus sacrées..... L'influence
de la volonté dans l'acquisition et la conservation
des vérités morales est donc considérable, elle l'est
au point (pie le bienheureux Albert le Grand a pu
dire qu'on adhère à ces vérités encore plus par amour
du bien que du vrai : Magis amore boni quant veri
quod eis est (2).
Mais qu'on ne s'y trompe pas : partout où une
démonstration objective aboutissant à une conclusion
moralement certaine est possible, l'activité volontaire

(t) Voir Revuephilosophique,février JQOG, p. ia3.


(a) L. II, Poster, analyt., tract. I, c. 11.
NOTIONSPARTICULIÈRES Sfil

ou affective enveloppe plutôt l'acte intellectuel qu'elle


no lo pônetro ; celui-ci, considéré dans ses éléments
intrinsèques et essentiels, ne relève alors que de lui-
même. Or, nous l'avons dit, rien no s'oppose à une
démonstration se suffisant à elle-même dans lo
domaine si étendu des vérités morales. On ne peut
le nier qu'en parlant d'une fausse notion de la certi*
tude morale. C'est ce qui est arrivé à un grand
nombre d'auteurs contemporains traitant de la ques-
tion qui nous occupe. Il en est, parmi eux, qui ont
posé en principe que cette certitude est « injustifiable
logiquement, qu'elle repose sur une preuve incomplète
quoique suffisante, une preuvo qui pourrait toujours
être plus forte cl qui n'est donc pas absolue » (i);
enfin, qu'elle laisse subsister « la probabilité do la con-
tradictoire ». Mais quo de confusions et quo d'erreurs
en quelques mots ! Ce n'est pas la probabilité de la
contradictoire, comme on ose l'écrire, que laisse
subsister la certitude morale, c'esl sa possibilité
objective et métaphysique : possibilité qui ropré-
sente un élément pratique négligeable, n'ayant rien à
voir dans la détermination d'un acte concret et
individuel. Absolument parlant et dans l'abstrait,
l'objet pourrait être autrement : aliter se habere,
comme disent les philosophes ; mais en fait il ne l'est
pas, ainsi que le montrent précisément de bonnes et
solides raisons. Ces raisons, dit-on encore, pourraient
toujours être plus fortes et ne sont donc pas absolues.
Nous répondrons qu'il y a quelque chose d'absolu
dans ces preuves et dans la certitude qu'elles pro-

(i) Voir Revuedu Clergéfrançais, i" janvier 190&,


p. 3l»,
48a DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

(luisent : c'csl l'exclusion de toute crainte prudente


d'erreur. Cette exclusion constitue l'élément négatif
et absolu de tout3 certitude: s'il n'est pas, nous
n'avons même pas une certitude morale, mais une
simple probabilité. Les preuves les moins fortes
doivent toujours l'être assez pour exclure toute
crainte sérieuse d'erreur. Par ailleurs, nous ne pou-
vons leur demander une force que la matière morale
no comporte pas, nous n'avons même pas à les
comparer avec d'aulrcs d'un ordre toul différent. Ces
comparaisons ne sont guère admises en bonne phi-
losophie. Sans doute qu'en matière nécessaire les
causes propres et immédiates qu'on invoque dans la
démonstration ont une portée toute particulière, mais
c'est sans aucun préjudice pour les raisonnements
qui engendrent la certitude morale.
Toulcs ces remarques tendent à bien préciser le
caractère de l'intervention de la volonté dans l'assen-
timent donné aux vérités morales. Celle intervention
ne nous a point paru jusqu'ici nécessitée par l'insuf-
fisance objective du procédé intellectuel. Nous avons
vu que même l'assentiment imparfait de l'opinion
proprement dite n'est pas du à l'influence volontaire
ou affective : il n'est ou ne peut être, en restant dans
les limites de l'opinion, que le résultat de l'évidence
de la probabilité.

Rôle de la volonté dans la croyance.

Toul( autre esl le rapport de la volonté avec la


croyance. Pour celle-ci, l'action de la volonté n'est ni
secondaire ni accessoire; clic est requise pour la
production de l'acte lui-même. Nous l'avons dit plus
NOTIONSPARTICUUèuEft f\83

haut : le principe formol de la connaissance dans la


foi est l'autorité extrinsèque. Pour faire un acte rai-
sonnable de foi, une scide chose est nécessaire :
établir celle autorité avec certitude : Hoc soliim
su (fiât ad assenlicnduin crcdemlo (i).
La distinction établie entre la foi fondée sur la
science du témoignage et la foi fondée sur la seule
autorité du témoin nous semble une pure tautologie.
Comment l'autorité pourrait-cllo être admise et
reconnue comme telle sans un contrôle quelconque ?
Kt où aboutit ce contrôle, sinon à l'évidence du
témoignage? Seul, un témoignage digne do foi rend
l'objet croyable : Fide dignii testimonial» constituit
dictum in esse credibili (a). Parler de vérifications
objectives étrangères à la question de la science et de
la sincérité du témoin, c'est sortir de l'hypothèse de
la foi.
Mais l'autorité extrinsèque dûment constatée peut-
elle déterminer par elle-même l'assentiment? Non,
les raisons de croire n'ont pas l'acte de foi comme
conclusion nécessaire. Tout le monde admet, en thèse
générale, que cet acte est accompli par l'intelligence
sous, la motion de la volonté: Movetur intellectus
ad assentiendum, Us qnoe suntfidei ex imperio volun-
tatis. Niillus enini crédit idsi voiens (3), nous dit
saint Thomas. Nombreux sont les auteurs qui se
contentent de répéter ces paroles ou d'autres sem-
blables sans en fournir une explication satisfaisante.
Leurs dissertations les plus longues n'atteignent pas

(l) JOAN.
AS. TlIOM., Log., II p., q. XXVI,
.1.\.
(a)CAJETAN, q. i, a. 4. Commentai',
11-11,
(3)Sum. IhtoL, Ml, q. LVJ,a. 3,
. 4^4 DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

lo point précis de la difficulté. A cela, rien d'étonnant.


L'acte de foi est si complexe qu'il n'est pas facile
d'éviter une certaine confusion dans l'analyse des
cléments divers qui le composent. Essayons toutefois
de mettre en lumière la vraie cause de l'intervention
- de la volonté. C'est de l'inintelligence de celte cause
que viennent la plupart des obscurités dans la matière
qui nous occupe.
Remarquons, tout d'abord, que les raisons de
croire, si fortes qu'on les suppose, laissent subsister
toute l'obscurité et tout le mystère intrinsèque et
métaphysique de l'objet. Ce dernier n'acquiert, par
le fait du témoignage, aucune lumière propre qui le
rende visible, qui nous permette de le percevoir et
de le reconnaître directement: nous îï'en avons ni
connaissance immédiate ni même inférée, dans lo
vrai sens du mot; car, pour qu'il y ait démonstration,
il est nécessaire de procéder par des causes ou des
. propriétés se rattachant à l'objet lui-même, Hicn de
semblable quand on procède exclusivement par voie
d'autorité. L'objet, dans ce cas, ne se manifeste nul-
lement de lui-même. Bien plus, on peut dire qu'il
oppose une certaine résistance à son assimilation par
l'esprit; résistance qui s'explique fort bien par lo fait
qu'il n'est pas en. communication directe avec nos
facultés de connaissance. El combien tout cela est
plus vrai encore des vérités surnaturelles que
l'intelligence humaine est radicalement incapable de
pénétrer! La, non seulement l'objet n'est pas vu,
' mais il ne
peut être vu en «'lucunc manière dans les
conditions présentes de noire vie.
L'obscurité demeure donc entière dans l'objet de
la croyance comme tel : les motifs les plus intel-
lectuels de croire et les plus certains n'y peuvent
NOTIONSPARTICULIÈRES- . fffi

rion changer. Ils ne montrent pas la vérité de l'objet


par ses causes propres. Or, seul ce dernier procédé
conduit à la vision; seul il nous manifeste le vrai
dans toute la force du mot. Sans doute, les raisons de
croire aboutissent également au vrai, mais seulement
en tant que certifié et attesté. La distinction peut
paraître subtile; mais elle est d'une grande portée
daiis la question présente. Cajetan formule ainsi le
principe sur lequel elle repose : Çonstare aliquid esse
venu» ut credibile, diminuit de ratione veri constantis
absohile (i). Résumons en quelques mots le com-
mentaire qu'il en donne.
Une proposition connue comme démontrable scien-
tifiquement est quelque chose par elle-même : scibile
est aliquid ex se. Après l'avoir jugée telle, nous la
connaissons comme certaine et nécessaire, et nous
ne pouvons lui refuser notre assentiment, mémo
avant toute démonstration particulière. Une propo-
sition, au contraire, connue comme croyable n'est
rien par elle-même; elle tire toute sa force et toute
sa raison du témoignage; scibile est aliquid ex se,
credibile mitent ex teslimonio; elle est vraie pour
nous, en tant que témoignée, et pas autrement. Nous
n'en a vont ni la science ni la vision intellectuelle;
elle nous met en présence d'une vérité conséquente
au témoignage et non d'une vérité qui résulte do
l'évidence interne des choses. Démontrer qu'un objet
est croyable, ce n'est pas précisément démontrer
qu'il est vrai, mais que, étant donnés les témoignages,
u csl apte à être cru : Si constat aliquid esse credibile,

(i) .Vciw.Iheol.,ll'll, q. i, a. /».


486 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

non constat propterea esse verum, sed testimonia esse


talia ut illud sit credibile (i). Il faut donc nier cette
conséquence : Pierre a l'évidence de la crédibi-
lité des enseignements de la foi; donc, il a l'évidence
de leur vérité. Par l'évidence de crédibilité, ces cnscir
gncments sont vrais, pour nous, comme attestés :
ut âltestala; mais leur vérité intrinsèque ne nous
est pas révélée pour cela.. L'évidence de la vérité
d'une assertion est incompatible avec la foi; mais
l'évidence de sa crédibilité ne l'est pas. Celte dernière
s'oppose à la foi aux témoignages, mais non à la foi
aux choses témoignées. Connaître la crédibilité d'une
proposition, ce n'est donc pas, rigoureusement
parlant, en connaître, nous, l'évidence, ni la certi-
tude, ni la vérité, mais connaître seulement son apti-
tude à être crue ou, si l'on veut, son droit à être
acceptée par notre esprit. Toutes ces explications
reposent, au fond, sur le principe suivant de saint
Thomas : Certitudo non potest haberi de aliquo nisi
possit judicari per proprium principiuih (a). Or, dans
la croyance, nous ne jugeons pas d'un objet par sa
propre eause, mais plutôt par une cause extrinsèque.
Sans doute, ce langage tout scientifique diffère tota-
lement du langage ordinaire; et il pourrait, de ce chef,
engendrer quelque confusion ou équivoque. Il est
pourtant indispensable, pour la pleine intelligence
de la question qui nous occupe, d'envisager les choses
sous cet aspect.
Il nous sera facile, maintenant, de nous faire une

(i) Silm. thtol., II-II,q. i, a. f\.


la) 1-1,q. CXII,a. 5.
NOTIONSPARTICULIÈRES 4^7

idée de l'intervention de la volonté dans la croyance


et d'en saisir le pourquoi; philosophique. Quelques
points importants demeurent acquis : l'objet de la
croyance n'apparaît nullement dans sa vérité intrin-
sèque; son contenu demeure toujours mystérieux;
nous ne pouvons l'expliquer par son propre prin-
cipe. Comment, dans ces conditions, pourrait-il être
considéré comme cause, même partiellement déter-
minante de l'assentiment intellectuel? On peut même
dire qu'il oppose sur ce point une sorte de résis-
tance passive. A auciln degré il ne réalise ces paroles
de saint Thomas : « L'intelligence est déterminée par
l'objet lui-même, soit immédiatement connu comme
dans les premiers principes, soit médiatement connu
comme dans les conclusions de la science. » Il nous
faut donc renoncer à chercher de ce côté la cause
déterminante de l'assentiment, surtout la cause néces-
saire et inéluctable. Il nous reste ensuite le vrai de
crédibilité; mais nous avons vu que, si évident qu'on
le suppose, il ressortit tout entier au témoignage.
Qu'est-ce à dire? sinon qu'il est la conclusion de la
démonstration du fait du témoignage et, par con-
séquent, de la crédibilité. Son évidence, nous venons
de le dire, détruit la foi à l'attestation et rien autre.
Elle signifie : crédibilité nécessairement déduite cl
évidente, et non pas : démonstration des choses
certifiées ou révélées. Nous voilà donc revenus au
même point que précédemment. Ce n'est donc ni
dans la vérité intrinsèque de l'objet ni dans sa
vérité de crédibilité qu'il faut voir la cause déter-
minante de l'assenlimenl de la croyance. Nous pou-
vons voir déjà que cet assentiment n'a rien de
commun avec celui dont saint Thomas nous dit : est
in online nalaroe : proprie loquendo naluroe imperio
DUKAISON.NEJIE.M
PHILOSOPHIE DANSLASCItNCE 3l
DANSLA SCIENCE
488 'PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

subjacet (i). C'est bien loin du domaine des causes


naturelles qu'il faut en chercher la cause, c'est-à-dire
dans le domaine de l'activité volontaire ou affec-
tive.
Mais celle doctrine n'échappe pas à certaines
objections. Il existe des cas, nous dit-on, où, la
volonté n'a pas à intervenir pour faire accepter le
témoignage : par exemple, celui d'entre nous qui
n'a pas vu Rome croit sans aucune hésitation et
sans intervention volontaire' cette assertion : Home
existe.
Les anciens appelaient les propositions de ce
genre propositions famosoe (a). Les difficultés qu'elles
soulèvent dans les questions présentes sont loin d'ôlre
insolubles. Elles vont donner occasion d'apporter
de nouvelles preuves ou explications en faveur de
notre thèse.
On peut tout d'abord répondre qu'on ne lient pas
uniquement les propositions dont il s'agit par voie
d'autorilé : ob auctoritatem dicentis. L'adhésion qu'on
leur donne est motivée plus ou Inoins consciemment
par des inductions ou déductions complètement
étrangères au motif d'autorité. Il est facile de s'en
convaincre par une sorte de eonlre-éprcuve. Sup-
posons que c'est à un sauvage ou à un homme abso-
lument illettré qu'on s'adresse. Le Cas prend tout de
suite un autre aspect et se range de lui-même dans
la catégorie de la croyance pure; il relève tout entier
du motif de l'autorité, et on a moins de peine à com-
prendre alors l'intervention de la volonté, supposé

(i) Ml, q. XVII,a. C.


1.1, Poster, anatyt., tract. 1, c. u. -
(a) ALO.iMAox.»
NOTIONSPARTICULIÈRES 4^9

même la certitude de l'information et de la sincérité


du témoin. Plaçons-nous ensuite dans l'hypothèse
d'une croyance qui rencontre de grands obstacles
dans les passions, l'intérêt ou toute autre disposition
morale. L'influx de la volonté devient, par le fait
même, très sensible. Mais ne peut-on pas dire que
l'obstacle, ici, ne fait que mettre en évidence-un
influx qui existe en toute croyance, môme celle qui
ne heurte ni nos sentiments ni o nos idées ordinaires?
On ne le remarque pas dans les affaires courantes,
tellement il est spontané. Cependant, la réflexion
et l'analyse nous permettent de constater sa pré-
sence.
Ces réponses ne sont pas sans valeur, du moins
pour déterminer la nature de certains cas particu»
liers. Mais elles en appellent une autre plus géné-
rale qui s'altaqtte à la racine môme de la difficulté.
La voici.
Une distinction semble s'imposer relativement à
l'objet du témoignage. Ce dernier peut porter : i» sur
l'existence pure et simple d'un fait sensible de l'ordre
naturel; a° sur une proposition doctrinale de tout
ordre ou un événement surnaturel. Dans le premie?
cas, le témoignage autorisé et connu comme tel est,
à bon droit, considéré comme une démonstration par
la cause propre : per proprium principium. Dans
l'ordre de la connaissance, il y a relation nécessaire
d'effet à cause (autant que la matière le comporte)
entre ce témoignage et l'existence du fait en question.
Celle existence ne peut être connue que par intuition
direcle ou par le témoignage. Elle est donc l'objet
propre et adéquat du témoignage, et, par ailleurs, elle
a, dans le témoignage, son principe propre de con-
naissance. Dans ces conditions, nous ne sommes plus
490 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

en matière de croyance proprement dite, mais bien


en maliôrc de science; car il y a une véritable
démonstration.
Dans le second cas, où nous sommes en présence
d'une assertion doctrinale, d'un événement surna-
turel, la question n'est plus la même. Les raisons
propres d'adhérer à une doctrine sont les raisons
intrinsèques; la preuve extérieure du témoignage ne
vient qu'en seconde ligne, à défaut de preuves plus
directes. Et, mémo lorsqu'elle se produit dans toute
sa force, elle ne nous livre pas le contenu de l'objet,
elle en laisse subsister tout le mystère intérieur, et il
y a toujours place pour la foi : stat fuies eorumdem
secundumproprias rationes (i). Combien cela est plus
vrai encore des mystères chrétiens et des vérités sur-
naturelles, puisqu'il faudrait, pour les connaître de
la sorte, une communication de la science de Dieu
qui ne nous est pas donnée ici-bas.
Il importe donc de bien distinguer le domaine de
la croyance proprement dite de celui de la science
dans le sens large du mot. Il ne sera pas inutile non
plus d'avoir bien présentes, dans ces matières, les
quelques considérations qui vont suivre.
Le témoignage le mieux établi et le plus autorisé
ne fait jamais disparaître lMnévidence objective ; il ne
détruit pas non plus, dans les questions de fait, la
contingence du conséquent; contingence qui est,
comme nous l'avons fait remarquer déjà, la vraie
cause de possibilité des doutes imprudents et des
difficultés apparentes. Du reste, les recherches et les
raisonnements eux-mêmes, qui établissent le témoi-

Sum. t/ieol.,IMI, q. v, ». i.
(i) CAJETAN,
NOTIONSPARTICULIÈRES 49 *

gnage, sont loin d'être en matière nécessaire. Com-


ment une question concernant la science et la sincé-
rité d'un témoin le serait-elle? Nous parlons de
témoignage humain, bien entendu. Quelle que soit la
conclusion à laquelle on s'arrôtp, dans cet ordre de
choses, il n'y aura jamais impossibilité objective
d'être autrement. Voilà donc une porte ouverte
encore aux doutes, aux objections plus ou moins
vraisemblables. Et la chose est d'autant plus grave
qu'elle porte sur l'autorité; sur la preuve extérieure
elle-même. La contingence du conséquent se retrouve
donc avec tous ses inconvénients possibles dans les
préliminaires de la croyance. On voit tout le parti
que l'intérêt et la passion peuvent en tirer.
De ce chef, le témoignage le plus, fort n'apparaît
donc nullement comme cause nécessaire; il ne fonde,
tout au plus, qu'une nécessité de conséquence :
nécessité qui porte tout entière sur la crédibilité de
l'assertion. Cette distinction est essentielle. Elle sau-
vegarde toutes choses : la certitude avec l'inévidcnce
objective; la certitude vraie avec un point métaphy-
siquement vulnérable qui explique fort bien les
doutes imprudents, les difficultés apparentes, les
tentations importunes. Le rôle de la volonté, à ce
dernier point de vue, est considérable, on peut môme
dire capital dans la pratique.
La distinction que nous venons de faire a aussi un
autre avantage : celui de nous faire éviter un travers
regrettable dans lequel sont tombés d'excellents
auteurs — travers qui consiste à porter atteinte à
l'autorité du témoignage humain eu niant la possi-
bilité de son évidence. On peut toujours, disent-ils,
faire l'hypothèse d'un mensonge ou d'une erreur :
cette hypothèse, si improbable qu'on la suppose, n'en
49? PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANS LA SCIENCE

exclut pas moins l'évidence absolue de là véracité du


témoin et, par conséquent, de ses, dires. Tout cela
pour donner un fondement au doute possible et une
cause à l'intervention de la volonté. Mais dans cette
manière d'envisager, la question, il y a erreur ou
équivoque. Que veut-on dire par l'évidence absolue
de la véracité du témoin? On parait oublier que nous
ne sommes pas en matière nécessaire et que, quelle
que soit la conclusion à laquelle on arrive, on sera
toujours en présence de la' possibilité objective d'être
autrement: aliter so^habere: Mais, cela étant admis,
on ne peut ni on ne doit tenir compte pratiquement
de cette possibilité : elle ne saurait empêcher la cer-
titude ou l'évidence morale de la véracité du témoin,
évidence dont la matière sous-jacenle est parfaitement
capable et qui rend toute métaphysique ou contra-
dictoire l'hypothèse d'un mensonge ou d'une erreur.
II s'agit, en d'autres termes, de ne pas confondre des
choses tout à fait distinctes : la contingence du con-
séquent ou de l'être avec celle de la conséquence. Il
serait, par ailleurs, très dangereux d'ébranler de
quelque manière, en thèse générale, l'autorité du
'
témoignage humain.
Nous ne rapporterons pas d'autres objections
contre la liaison que nous avons établie entre la
croyance au témoignage et l'intervention de la volonté.
Les principes que nous avons posés peuvent servir
à résoudre toutes les difficultés. Il ne nous reste plus
maintenant, pour être le moins incomplet possible,
qu'à dire quelque chose du mode d'intervention de
la volonté. Voyons comment cette intervention se
produit.
Une assertion quelconque étant démontrée croyable,
l'esprit juge qu'il est bon et convenable d'adhérer
'
NOTIONSPARTiCULIÈRÉS 4{$

à ce qui est certifié : convincitnr inteUectu$ ad hoc


quod judicet esse credendum his quoe dicnntur (i).
C'est ici le point le plus délicat de la psychologie de
la foi : il nous fait entrer dans une phase nouvelle et
décisive de la croyance. Certain de la crédibilité de
l'objet, l'homme voit avec évidence qu'il peut raison-
nablement et doit moralement croire : videt esse cre-
dendum. C'est un commencement de réalisation.
Cependant, ce n'est pas encore la foi. Pour passer
à l'acte, il est indispensable, nous l'avons vu, que la
volonté se décide; or, elle ne se décide que sous l'at-
traction d'un bien présenté par l'intelligence. Dans
l'ospèce. l'intelligence montra le bien de croire. C'est
ce que les meilleurs philosophes et théologiens sco-
lastiqucs appellent : proposilio boni et conçenientis. Il
ne s'agit plus de là manifestation du vrai, mais du
bien. A ce moment, du reste, le vrai lui-même est
envisagé sous l'aspect du bien : sub ratione boni.
C'est ici que, dans l'ordre surnaturel, se placent l'il-
lumination et l'inspiration du Saint-Esprit, ce credu-
litatis affectas dont parlent les Conciles. Le travail
intérieur qui est ainsi désigné a trait à la présentation
et à l'acceptation d'un bien surnaturel. Le principe
posé par saint Thomas est universel : Sicut imagi-
natio formoe sine oestimatione. coiwenientis vel nociçi
non moçel appétit uni sensitivnm, il a nec apprehensio
veri sine ratione bbni et appetibilis (a). Le passage de'
la théorie à la pratique, de l'idée pure à l'action ne
se fait pas autrement. On comprend, dès lors, le rôle
capital que les dispositions morales de l'homme

q v, n. •>.
(i) Sam. IheoU,11-11,
(?)MI, q. ix, a. i.
494 PHILOSOPHIE-DURAISONNEMENTDANS LA SCIENCE

jouent à ce moment de la formation de la croyance;


on se fait facilement une idée des considérations
personnelles et relatives qui peuvent alors influencer
le jugement.
Do quoi s'agit-il, en effet? Il s'agit d'envisager et
d'accepter l'objet de lavcroyancc et l'autorité qui le
présente sous l'aspect du bien; il s'agit d'accomplir
un acte dont les conséquences morales sont des plus
graves. Tout cela peut facilement fausser et pervertir
le jugement appréciatif de la bonté et de la conve-
nance, Voestimatio convenientis dont nous venons de
parler avec saint Thomas. Ce jugement est livré, en
fait, pour beaucoup, aux inllucnccs subjectives : per
passionem appel Uns sensitivi Jit aliqua immutatio
circa judicium de objecto roluntatis (i); les passions
opèrent une sorte de métamorphose de l'objet de la
volonté. On aurait tort, cependant, de donner à cette
difficulté d'exécution une portée qu'elle ne peut
avoir : de méconnaître, par exemple, le rôle de la cré-
dibilité rationnelle, de s'imaginer que l'acquisition de
la foi est une affaire purement morale. La préparation
morale, certes, est nécessaire. C'est un facteur de pre-
mière importance. C'est dans ce sens que Newman a
pu dire, non toutefois sans une pointe anti-intellec-
tualiste : « C'est en obéissant aux commandements
de l'Ecriture que nous apprenons que les comman-
dements viennent réellement de Dieu. Notre obéis-
sance se change en preuve, nos actes en science. Un
homme qui aime le péché ne désire pas que l'Evangile
soit vrai, et n'est pas, en conséquence, bon juge de la

a. i,
(i) Sam. theol., Ml, q. I.XXVII,
NOTIONSPARTICULIÈRES 4î&
vérité de l'Evangile. » Au contraire, « essayant d'obéir
à Dieu, le chrétien arrive à bien se connaître) lui, ses
misères, ses besoins. Ainsi nous rendons témoignage
à telle doctrine par notre expérience passée, à telle
autre par le besoin que nous avons qu'elle soit vraie,
à telle autre parce qu'en la pratiquant nous la voyons
vraie » (i). Mais, encore une fois, la nécessité de la
préparation morale ne doit pas nous faire oublier le
travail purement intellectuel qui a pour but de déter-
miner objectivement la matière de la foi.
La volonté ayant donc subi l'attraction de l'objet
intervient activement dans la production de l'acte de
foi. Au point où nous en sommes, le rapport de
l'objet à l'intelligence est déterminé par le jugement
de crédibilité, le rapport de l'objet à la volonté l'est
par le jugement tYappétibilitê. C'est sous l'impression
de l'évidence pratique de ce dernier que la volonté
fait passer l'intelligence à l'acte, et nous avons alors
la croyance actuelle.
Toutes ces choses semblent n'en faire qu'une dans
la réalité, car il y a compénétralion réciproque de la
volonté et de l'intelligence: voluntas et intellectus
inutao se includunt (a), nous dit saint Thomas. Mais
il est indispensable, pour posséder une notion scien-
tifique de l'acte de foi, de faire la part de chacune de
ces facultés.
On peut voir par là l'erreur de ceux qui s'ima-
ginent que l'intervention de la volonté fausse l'élé-
ment purement intellectuel de la croyance. Elle le

(i) Voir RevpeAugustinienne,iô janvier1908,« Newmanet le new-


manistnc» (p. 3i).
(t)'Sum. Vital.,I, q. xvi, a. a.
49$ PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT DANSLA SCIBNCE
J
fausse, ùisent-ils, en le dépassant; la volonté de croire
est connue un mensonge qu'on essaye de se faire à
soi-même. Est-ce à la volonté de changer le caractère
de la certitude? de créer la vérité ou de la trans-
former? de donner aux preuves une force qu'elles ne
sauraient avoir par elles-mêmes?
Non, répondrons-nous, tel n'est pas l'objet de l'in-
tervention de la volonté dans la croyance. Elle ne
complète pas le travail de l'esprit par l'apport d'une
lumière nouvelle, ne produit pas une manifestation
plus vive de l'objet, ne le rend pas intellectuellement
plus visible. Cet objet demeure ce qu'il était; les
raisons de croire également; rien n'est changé au
jugement de crédibilité. Seulement, l'objet est envi-
sagé sous un point de vue tout nouveau : sub ratione
boni et appelibilis; il est perçu dans son rapport do
convenance à la volonté, et c'est ce qui détermine
l'assentiment rationnel. Etant donné ce rapport de
convenance, la volonté fait adhérer aussi l'intelli-
gence à l'objet. Celte dernière n'a aucun motif de
refuser cette adhésion. D'une part, le vrai croyable
lui est suffisamment présenté; de l'autre, le vrai est
son bien particulier, à elle, comme faculté de com-
prendre. Le seul obstacle à l'assentiment purement
intellectuel était l'inévidcncc objective: inévidence
qui s'opposait à toute détermination venant de l'objet.
Cet obstacle disparait par l'intervention delà volonté;
c'est-à-dire que le bien évident obtient lo résultat que
le vrai iriévident ne pourrait obtenir. C'est la doc-
trine même de Jean de Saint-Thomas qui nous dit:
Ad Jidem requiritur impcriiim voluntatis etiam
quoad specificationem id est quoad determinationem
ex parte objecti, supplenlem per propositioïicm conve-
nientioe id quod nonpotesl determinare objectum per
' '
NOTIONSPARTKîULriiRES Y 497

évidentiam veritatis (i). On voit par ces quelques


explications que l'intervention de la volonté ni ne
dépasse ni ne dénature les éléments'intellectuels de
la croyance.
\Nous ne poussons pas plus loin cette analyse. Il ne
nous reste maintenant qu'à formuler nos conclusions
générales. Les voici. La foi et l'opinion ont pour
caractère commun l'inévidencc objective. Mais elles
diffèrent totalement sur d'autres points essentiels.
Elles n'ont ni le même principe formel de connaissance
ni le même procédé d'assentiment : differunt essen-
tialiter in modo et ratione formali tendendi in sua
objecta (a). Ainsi la foi s'appuie sur l'autorité extrin-
sèque; l'opinion, sur des raisons intrinsèques qui ont
un rapport direct avec l'objet. Dans l'une, les raisons
autres que l'autorité ne sont requises que subsidiaire-
ment, par rapport à la volonté; dans l'autre, les rai-
sons^ probables font parue essentielle de l'acte ;
ensuite, elles n'ont pour but quo la manifestation du
vrai et ne s'adressent qu'à l'intelligence. Dans la pre-"
mière, l'intervention de la volonté est une nécessité
provenant de la nature même des éléments intellec-
tuels de l'acte; dans la seconde, l'assentiment impar-
fait est le résultat de l'évidence de la probabilité elle-
même. Si la volonté intervient, ce n'est que pour
transformer l'opinion en croyance : quia voluntas
ntitur aliquando opinione tanquam fl.de (3).
Par ailleurs, il est incontestable que notre activité
volontaire ou affective peut se trouver mêlée de fait à
nos convictions les plus intellectuelles en apparence.

(i) Log., Il p., q. xxvi, a. \.


(a) Ibid.
(3)Ibid.
498 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

Ainsi, c'est la volonté qui commande, dirige, active


nos éludes et nos recherches; ce sont nos étatsafiectifs
qui exercent bien souvent une influence aussi décisive
quo malheureuse sur nos jugemonts. Mais, à bien
considérer les choses, l'intervention de la volonté est
lo propre de la croyance. Nous en trouvons la cause
dans l'extériorité môme de son principe de connais-
sance : principe qui n'atteint nullement la vérité
intrinsèque de l'objet, mais constitue seulement ce der-
nier in esse credibili. Il n'en résulte qu'une aptitude
à être cru, et c'est ce qui fait la marque particulière
et distinctive do la croyance. Quant aux exemples de
témoignages où la notion de la volonté semble nulle
de fait et de droit, ils demandent à être examinés avec
soin. En les dépouillant des inductions ou des déduc-
tions plus ou moins conscientes qui peuvent s'ajouter
au motif d'autorité, on se rend mieux compte de la
part de volontaire qu'ils laissent subsister. Nous
avons vu, ensuite, qu'il y a des cas où il finit
admettre une véritable démonstration.
Enfin, l'intervention de la volonté n'a pas pour but
de faire plus de lumière : additionein luminis (1). Ello
ne tend qu'à déterminer l'assentiment de l'intelli-
gence par l'attraction combinée du vrai et du bien.
Ces notions philosophiques ne seront pas inutiles à
ceux qui veulent approfondir la nature de la foi, soit
humaine, soit surnaturelle. Elles demanderaient, sans
doute, des développements plus considérables encore.
Mais ce que nous en avons dit ici suffira, croyons-
nous, au lecteur attentif et studieux pour résoudre
les principales difficultés de celte matière si complexe.

(1)JOAN.
A S. TIIOM.,
Log., II p., q. xxvi, a. 4-
'
CHAPITRE X

L'histoire est-elle une science?

Ce n'est point là une question oiseuse, comme on


pourrait le croire. Nous devons la regarder, au
contraire, comme très importante et très actuelle.
La réponse qu'on y fait est loin d'êlre indifl'érente :
elle poso ou suppose toute une philosophie. C'est
pourquoi elle a été traitée et résolue en sens divers.
Nous l'étudicrons, nous, à la lumière des principes
philosophiques de saint Thomas. Tous ceux qui ont
quelque nolion de ces principes peuvent facilement
préjuger notre conclusion. Disons tout de suite qu'elle
n'a rien de favorable à l'opinion de ceux qui font de
l'histoire une science. Nous considérons même celte
opinion comme une erreur assez grave. Si elle ne se
rattache pas toujours directement aux doctrines qui
soutiennent la relativité et la mobilité de la science
en général, elle est, du moins, de nature à les favo-
riser. On conçoit qu'elle soit bien vue à notre époque
d'aversion pour les principes et pour loutc valeur
stable dans la doctrine. L'histoire-science se prête
mieux que toute autre aux combinaisons et aux inter-
prétations personnelles des faits. Aussi est-elle, sous
ce rapport, une source abondante d'erreurs et de pré-'
jugés, qui sont d'autant plus tenaces qu'ils se donnent
500 DANS"LA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

cornu* • onclusion d'une science positive. C'est là que


se trouvent le danger et l'illusion. Sous le couvert des
faits, on pratique le plus pur subjectivisme, on s'aban-
donne à l'impressionnisme et à la fantaisie. Les abus
de ce genre sont tels qu'une réaction nous parait iné-
vitable. Si l'on ne va pas jusqu'à voir, avec un écri-
vain de nos jours, dans la prétendue rigueur de
l'histoire « la plus colossale plaisanterie de la science
moderne » (i), on y verra, «lu moins, une de ses
erreurs les plus répandues : erreur que nous nous
proposons do combattre ici, en montrant que l'histoire
ne réalise pris les conditions essentielles de la science.
Dans aucun des principaux éléments qui la composent
elle n'atteint à la perfection de connaissance néces-
saire pour cela. Pour nous en convaincre, nous
n'aurons qu'à la suivre dans les phases les plus
importantes de son développement comme science.
Mais, hàtons-nbus de tle duc : la question qui nous
occupe n'a rien de commun avec celle de l'utilité de
l'histoire, comme nous le verrous plus loin. Il n'y a
aucun inconvénient à ce qu'une forme de notre acti-
vité intellectuelle ne soit pas à proprement parler
scientifique; mais il y en a plus d'un à lui reconnaître
la qualité de science, contrairement à sa nature et
à ses possibilités.

La réunion des faits.

Nous l'avons dit, avec saint Thomas cl tous les


vrais savants : les faits ne sont que les matériaux de
la science mais, pour n'être pas la science, ils
n'en sont pas moins nécessaires. Rien ne saurait

ti) E. HEY,Itcnaisiancede l'orgueilfrançais, p. 171.


NOTIONSPARTICULIERES- 5oi

nous dispenser de les rechercher et de les établir


avec toulo l'exactitude possible. C'est te premier
devoir de l'historien. Avant tout, il s'agit d'obtenir la
connaissance brute des faits. Or, même dans ce travail
tout positif, soumis à des procédés techniques, à des
règles précises, il se glisse des imperfections, des
lacunes, une part de subjectivité qui sont incompa-
tibles avec l'idée de science. Nous ne voulons pas
dire qu'un grand nombre de faits historiques no
puissent pas être scientifiquement constatés. Non; ce
n'est pas là notre pensée : l'agnosticisme en histoire
n'est pas plus reccvable qu'en philosophie. Nous
dirons même que la réunion des faits, qui est la partie
la plus essentielIc'et la plus fondamentale de la tâche
de l'historien, échappe plus que toute autre aux
lacunes dont nous parlons. Cependant, elle ne par-
vient pas à se constituer en fondement de science.
Les considérations suivantes suffiront à le prouver.
Tout «l'abord, on ne peut qu'être extrêmement
frappé de la contingence du document en histoire.
Hicn n'en assure l'existence : aucune loi ne préside à
sa production. Il peut êlrc ou ne pas être : il peut
être complet ou n'exister qu'à l'état rudimentairc. En
d'autres termes, les faits historiques ne s'enregistrent
pas d'eux-mêmes, et, par ailleurs, rien n'en fixe le
souvenir avec la régularité et la certitude d'une loi
naturelle. Leur mise en récit ne peut êlrc ramenée à
aucune règle : elle semble plutôt porter, dans une
large mesure, l'empreinte du hasard. Dans ces condi-
tions, on ne dispose pas d'une base, solide pour l'édifi-
cation d'une science : la construction scientifique qu'on
élèvera ainsi sera atteinte d'un vice originel. Les
choses se passent tout autrement dans les sciences de
la nature : la manifestation des faits s'y trouve
I
503 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

ramenée à des lois; ensuite, ces mêmes faits peuvent


être constamment vérifiés par l'observation directe cl
l'expérience, tandis que l'observation en histoire ne
se fait qu'à travers les témoignages et les documents.
Nous ajouterons que môme la constatation empirique
des faits n'est pas fermée à toute intervention d'élé-
ments étrangers et subjectifs; et cela, à un degré qui
n'est guère compatible avec les exigences de h
science proprement dite. Nous n'en chercherons pas
la preuve dans une doctrine que certains théoriciens
de l'histoire formulent ainsi : « L'historien no connaît
jamais directement les faits : il ne connaît que
l'impression qu'ils ont produite sur ceux qui en ont
été les témoins ou qui en ont entendu parler. » On
sait que les modernistes se sont particulièrement
attachés à ce point do vue. Ainsi ils ont parlé d'une
transfiguration des choses par la foi et de leur éléva-
tion au-dessus des conditions historiques. Ils ont
môme été amenés, dans cette voie, à distinguer une
double histoire : l'une intérieure, l'autre réelle. D'où
il suit, comme le fait remarquer l'Encyclique Pascendi,
que nous sommes en présence de deux Christs, dont
l'un est réel et dont l'autre, celui de la foi, n'a jamais
vécu ailleurs que dans les pieuses méditations du
croyant : tel, par exemple, le Christ que nous offre
l'Evangile de saint Jean. C'est l'introduction du subjec-
tivisme en histoire ou, si l'on veut, son application à
un cas particulier. A vrai dire, les auteurs dont nous
parlons sont dans la logique de leur philosophie.
N'enseignent-ils pas couramment que nous ne connais-
sons des choses que les états subjectifs qu'elles sus-
citent en nous? Sans doute, nous projetons instincti-
vement en dehors le contenu de notre pensée. Mai? le
fait de cette objectivation ne compte pas pour nombre
NOTIONSPARTICULIÈRES 5o3

do savants et de philosophes modernes. Leurs efforts


ne tendent pas à l'expliquer, mais plutôt à le déna-
turer. Ils ne regardent comme scientifiques que les
solutions étrangères, sinon contraires, aux données du
sens commun. Saint Thomas suit le procédé inverse :
et c'est ce qui différencie essentiellement sa pensée
do ce qu'on est convenu d'appeler la pensée moderne.
Mais revenons à l'histoire, et cherchons ailleurs que
dans un système philosophique la preuve des lacunes
qui, du point de vue de la science, qui est le nôtre,
se rencontrent dans la simple réunion des faits.
Il n'est pas nécessaire de sortir de l'histoire pour
la trouver, cette preuve. Ainsi, on convient géné-
ralement qu'il y a des vides dans la succession des
faits. Or, il arrive souvent, dans ce cas, que l'historien
a recours au raisonnement pour suppléer au silence
des sources. On comprend toute la difficulté, toute la
délicatesse d'un tel travail. Le moins qu'on puisse en
dire, c'est qu'il n'a rien de scientifique. On n'y peut
suivre de règle absolue. Même après avoir acquis une
connaissance approfondie du milieu, après avoir réuni
un grand nombre de faits certifiés et prouvés, on ne
pourra trouver la certitude dans celte voie. Ceux qui
s'imagineraient le contraire se montreraient par là
môme dénués de tout sentiment de la complexité des
choses, et tout particulièrement des choses humaines.
Non, reconstituer des faits humains par* le raison-
nement, ce n'est pas faire de la science.: rien, dans
un travail de ce genre, ne dépasse la conjecture ou
la vraisemblance. Inutile d'insister : il est assez
évident qu'une opération logique, ayant pour but de
remédier au silence des sources ou à leur insuffisance,
est une porte ouverte à l'incertitude sinon à la fan-
taisie. On peut en dire à peu près autant du choix
DURAISONNEMENT
FUILOSOI'Hie DAMSLASCIENCE 33
504 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANSLA SCIENCE

que l'historien est dans la nécessité d'opérer entre


les faits qui lui sont connus : « On est d'accord à
penser que l'histoire ne relève pas tous les faits que
nous pouvons atteindre dans les documents. Le désac-
cord commence quand il s'agit de définir les faits que
l'histoire doit retenir. Les historiens purs estiment
que l'histoire possède, dans sa méthode elle-même,
un critère qui nous permet de faire un choix. » (i)
Nous croyons, nous, que ces historiens sy trompent.
De quoi s'agit-il, en effet? Il s'agit de trouver une
raison du choix. Or, une telle raison ne peut être
qu'étrangère et supérieure à l'histoire. L'n choix
suppose nécessairement une comparaison. Or, com-
parer c'est étudier le rapport de deux ou plusieurs
données au moyen d'une idée générale : nous voulons
dire d'une idée dont les termes comparés ne sont
pour ainsi dire que les parties. Or, cette idée, ce
critère général, l'histoire proprement dite ne peut la
fournir. N'a-l-clle pas, surtout dans la constatation des
faits, n'a-l-clle pas pour objet propre l'individuel?
Non, le jugement appréciatif de la valeur des faits n'a
pas son principe ni son point d'appui dans l'histoire
elle-même: et cela est doublement vrai du travail
d'érudition dont nous parlons présentement. Ce
jugement ne peut que varier selon la nature des
faits que l'historien recherche plus particulièrement,
selon le point de vue moral, religieux ou doctrinal
qu'il adopte. S'il pense avec raison que l'élément
essentiel de la civilisation est l'élément moral et reli-
gieux, les faits historiques et importants seront toul

[i) La Philosophieallemandeau xix*siècle,par Cn. ANDI.FR,


clc,
p. 310.
NOTIONS PAtoTÏCULlKRES' 5o5

autres pour lui que ceux qui retiennent l'attention


de l'historien polir lequel le perfectioniicment de la
vie matériello et l'accroissement du bicriièt'ro sont les
principaux facteurs du progrès. On nous dit, il est
vrai, que l'histoire se suffit à elle-même pour déter-
miner la valeur des nuls, cl on croit le prouver en
disant : seront historiques les faits qui agissent où
qui ont agi. L'inlérêl historique d'un fait sera d'autant
plus grand qu'il aura eu un rayon d'action plus
étendu. De prime abord, cela parait simple el efficace.
Mais, à bien considérer les choses, il n'en est rien;
Lé critère en question est illusoire et contient' une
pétition de principe. Pour mesurer l'importance
d'un fait à ses résultats, il est avant lout nécessaire
de lui reconnaître la qualité de cause. Or, c'est là
que gît toute la difficulté. Il y a un cercle vicieux, en
effet, dans la règle qu'on nous propose. Le fait pri*
mitif et ses conséquences durables, ditçs-vous, telle
est la réalité historique. Mais le fait primitif étant
déterminé comme "tel par ces conséquences et vic'e-
versa, un ter critère est sans efficacité. 11 laisse sub-
sister en entier la question autrement importante dit
rapport causal entre les faits. Seule pourtant la réponse
à cette question nous permet de discerner les faits
dominants et leur suite plus ou moins durable : c'est-
à-dire que seule elle nous fournit la raison de la
succession des faits. Or, comme nous le verrous
il faut sortir de la succession 1 elle-même
plus loin,
pour découvrir celte raison. L'histoire ne saurait
donc se diriger par ses propres moyens dans le choix
dès-faits à retenir, des faits vraiment historiques.
Cette insuffisance nous apparaîtra bien plus évi-»
dente encore si nous considérons les faits d'ordre
spirituel, car, darts l'histoire comme dans la-nature,
ÔOO PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT DANSLA SCIENCE
/
il y a l'ordre do la matière et celui de l'esprit. Or,
l'appréciation des valeurs revêt un caractère tout
différent selon qu'il s'agit de l'un ou de l'autre cas,
nous voulons dire qu'elle n'engage pas les mêmes
principes ni la même philosophie. Le fait matériel ne
laisse que peu de place à l'interprétation subjective.
La nature est ce quelle est, le savant n'a qu'à s'in-
cliner devant ses manifestations ou ses phénomènes
surtout lorsqu'il n'a d'autre but que de les collec-
tionner. Et même, lorsqu'il en recherche les lois, il
ne lui est pas nécessaire de faire appel à des données
particulières supérieures ou étrangères : car les lois
mident dans les faits eux-mêmes. Il en est tout
autrement des actes humains proprement dits. Ils
iont le produit de l'esprit et d'une loi impéralive.
Les prendre comme des faits purement naturels, c'est
méconnaître ce qu'ils sont, c'est les dénaturer dans
leurs éléments essentiels. N'est-ce pas de leur con-
formité avec les principes supérieurs de la raison et
de la morale qu'ils tirent leur valeur intrinsèque? et
c'est bien aussi par leur caractère moral «pic s'explique
leur action historique. Non seulement l'historien a le
devoir de les enregistrer dans leur matérialité, mais
encore d'en apprécier la valeur morale. S'il ne le fait
pas, il confond le bien et le mal ou il les met sur le
même pied comme moteurs du développement histo-
rique de l'humanité cl de la civilisation. Puisqu'un
choix s'impose à lui et que ce. choix se fonde sur
les valeurs, il ne peut faire abstraction du caractère
moral des actes humains : il ne le peut sans être
convaincu de nier ou d'ignorer les premières valeurs
qui soient au monde, même par rapport à l'évolution
historique. On objectera sans doute que seule l'im-
portance des événements dans la chaîne des causes
NOTIONSPARTICULIÈRES 5oj

et des effets compte pour l'historien. Mais il est


bien évident «pie celte importance n'est pas exclu-
sive de la qualité morale des faits. Bien plus, cette
qualité est un élément nécessaire pour rendre efficace
l'explication historique. II ne suffit pas, en effet,
pour que les faits s'enchaînent et s'expliquent les
uns les autres, d'établir entre eux un rapport
purement extérieur. Un tel rapprochement n'est pas
explicatif. Les « mécauistes » peuvent s'en contenter :
les vrais savants ne le pourront jamais. Seule la
causalité interne et morale lorsqu'il s'agit de faits
humains est vraiment explicative. Les faits de cette
nature sont le produit d'une volonté : tous portent
l'empreinte d'un vouloir individuel ou collectif. Leur
explication se présente donc avant tout comme un
problème de psychologie morale. On ne saurait, en
effet, les bien comprendre que dans et parle vouloir
qui les a fait naître. Mais comment apprécier l'im-
portance de ce vouloir en tant que cause, sans
évaluer son mérite et sa portée, du point de vue
moral. Prétendre le contraire, c'est, d'une part, nier
qu'il soit nécessaire à la pleine intelligence d'un acte
de tenir compte de tous ses composants, et oublier,
de l'autre, que la morale joue un rôle décisif dans la
succession et le progrès du développement historique.
On ne pourra doue opérer un juste discernement
entre les faits humains sans apprécier leur caractère
moral et sans recourir, par là môme, à des principes
extérieurs et supérieurs à l'histoire. C'est ce que
nous voulions faire bien remarquer.
Nous ne prétendons pas, cependant, que la qualité
morale des actes humains soit pour l'historien la
seule valeur, la seule raison du choix qu'il opère
entre les faits. Non, il peut et doit même souvent
PANS LA SCIENCE
QOB PHILOSOPHIEDU.RAISONNEMENT

apprécier les ohoses d'un autre ,poinl de vue sans


méconnaître pour cela la juridiction universelle de
la niornle : ainsi, selon la nature des faits qu'il se
prppose tout particulièrement «l'étudier, les valeurs
seront pour lui sociales, "religieuses, littéraires ou
simplement esthétiques. Mais toujours et partout
tout choix se fera d'après «les critères non tirés expé-
rimentalement des faits «ju'il s'agit de réunir. C'est
là le point capital de la question qui nous occupe
présentement. En somme, dirons-nous avec un
théoricien «le l'histoire, « il est impossible d'écrire
l'histoire sans choisir les faits historiques, pour leur
donner une place el un développement proportionnés
à leur valeur, à la valeur qu'ils ont comme résultat
et résumé des causes antérieures, comme point ,dc
départ cl cause efficiente d'effets ultérieurs. Dans le
tableau que l'historien compose avec les faits, il doit
les mettre en perspective et lesgroupcr'conformément
à leur valeur. Les historiens les plus disposés à nier
la possibilité «le cette évaluation des valeurs la pra-
tiquent néanmoins, même s'ils se bornent à être de
purs narrateurs. Ils choisissent les faits, les paroles,
Je$ traits de caractère les plus expressifs, ceux qui
nous révèlent le mieux l'importance des faits et la
nature des hommes Celle évaluation «les valeurs
.est délicate et sujette à mille causes d'erreurs.. C'est
là encore un des points où les règles sont insuffi-
santes, où le talent personnel de chaque historien
.trouve le plus à s'exercer, où parfois même une sorte
d'intuition fait pénétrer plus loin que l'étude et la
réflexion » (i). Inutile d'insister sur la place qui esl

(i) G. MONOD,
l'Histoire, c. xm de la collccl.DeIn Méthodedans les
sciences.
NOTIONSPARTICULIERES OOQ

ainsi faite à des éléments étrangers et souvent subjectifs


dans le travail tout positif par nature de la réunion
«les faits. Nous signalerons encore une autre lézarde
assez fréquente «lans ce môme travail, en faisant
remarquer le caiwtèrc souvent incomplet et provi-
soire «le la syntlu'se «les faits : nous voulons parler
uniquement ici «le ce qu'on a appelé la synthèse
ériulitc. Pour nn grand nombre de cas, elle n'est
jamais close. Oui peut se flatter d'avoir épuisé tous
les documents, réuni tous les matériaux? Il arrive,
il est vrai, que sur un point donné les témoignages
connus sont tels qu'ils font une certitude, qu'ils ne
laissent aucune probabilité de modification pouvant
résulter de nouvelles découvertes. Maison conviendra
«pie le phénomène «contraire se produit assez souvent.
Des documents sont mis au jour, des mémoires se
publient, des archives longtemps fermées s'ouvrent,
et voici «ju'à mesure nos jugements sur certains
hommes et certains événements doivent changer.
C'est pourquoi rhunclièrc a pu dire : « On ne fixe
pas l'histoire, et, comme l'humanité même, elle est
toujours en mouvement Lequel de nous pense
aujourd'hui de la Révolution ce «ju'en pensait naguère
la génération «les Thiers ou des Michelet? cl pourquoi
ne le pensons-nous plus? C'est «pie nous ne sommes
plus les mêmes hommes; c'est «pie cinquante ou
soixante ans se sont écoulés; c'est «pic les mêmes
faits ne nous apparaissent plus sous le même aspect. »
On le voit : ce n'est pas seulement par la découverte
de nouveaux témoignages «pie certains faits peuvent
changer de valeur, mais encore par le plus ou moins
de maturité ou de vertu intellectuelle de l'historien.
Dans ce dernier cas, lo fait matériel reste le même, mais
il prend une autre signification, une autre portée. .Le
i)IO PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

changement n'en csl «pie plus réel et plus grave. Il


est «lu bien souvent à l'habitude do voir les faits his-
toriques «lu passé à travers les niées et les préoccupa-
tions présentes. A ce point de vue, on a pu dire «pie
les matériaux de l'histoire ne sont jamais complets et
«pic, «l'autre part, ils ne sont jamais «''puisés. Ils ne
sont jamais complets parce «pie les observateurs
d'autrefois dont le témoignage survit parfois seul
aux faits abolis ne se sont pas posé les questions
«pie nous nous posons et n'ont donc pas songé
à y répondre. Et ils ne sont jamais épuisés parce
(pi'une description naïve «les faits pose plus de
«picstions à la pensée «les siècles futurs «pie ne s'en
posait l'esprit <|ui a consigné les faits C'est prin-
cipalement pour les premiers Ages «le l'histoire <|ue
la synthèse érudite est et restera toujours très incom-
plète : les lacunes énormes qu'elle présente ne seront
jamais comblées. Il ne saurait donc être question de
science là où les matériaux de la science eux-mêmes
font défaut. Ce ne sont pas les reconstitutions ima-
ginatives, les petits raisonnements ou les toiles
d'araignée de la critique «pii pourront les remplacer.
On sait «ju'un historien se résigne très difficilement
à un aveu d'ignorance. Que d'occasions pourtant,
'surtout pour les temps primitifs dont nous parlons,
il aurait de faire cet aveu!
II résulte de l'ensemble de nos remarques que la
positivité ne peut se suffire à elle-même en histoire,
même lorsqu'il ne s'agit «pic d'amasser des matériaux,
assembler des fails. Nous avons vu «pic ce travail,
qui est considéré comme le fondement de la science
historique, est sujet à de graves lacunes ou imperfec-
tions. Par suite «lu caractère souvent provisoire do la
synthèse des faits, du choix tjuo l'hisloricn opère
NOTIONSPARTICULIÈRES 5ll

parmi eux, de l'appréciation des valeurs quo ce choix


suppose, la simple réunion des faits ne réalise pas ici
lcsconditions requises par la science proprement
dite : elle ne constitue pas un terrain, une base suffi-
samment ferme et solide pour l'édification de cette
science. Il s'y môle trop d'éléments empruntés d'autre
part pour cela : éléments parfois subjectifs et incer-
tains. Le recours au raisonnement pour suppléer
à l'absence des documents cl des témoignages no peut
pas conduire à des conclusions scientifiques, mais
seulement conjecturales tout au plus. Sur ce point,
aucune difficulté sérieuse ne peut se présenter. Réunir
des faits dans de pareilles conditions, c'est aban-
donner ouvertement le domaine de la science. Nous
avons dit ensuite que toute évaluation des faits est
une porte ouvorte à la subjectivité. Nous ne voulons
pas dire «pic celte évaluation soit par «léfinilion une
affaire purement subjective. Nous croyons, au con-
traire, «pi'elle peut et doit se faire d'après des prin-
cipes objectifs et impersonnels. Mais ces principes,
riiisloirc-scicncc ne peut les fournir. Comment le
pourrait-elle puisque c'est de la réunion de ses maté-
riaux eux-mêmes qu'il s'agit. Qu'il le veuille ou non,
l'historien est «loue dans la nécessité «le recourir aux
données de «pichpie autre science et même «le plu-
sieurs autres sciences. C'est ainsi qu'apparaît avec
évidence, pratiquement tout au moins, le péril de
subjectivité. Chacun appréciera l'importance des faits
d'après ses opinions particulières ou d'après des sys-
tèmes et des doctrines adoptés de confiance sans étude
personnelle approfondie. Du reste, même dans le cas,
très réel, de l'existence de. critères certains et objec-
tifs nous permettant de faire l'évaluation dont il s'agit,
rien ne nous autorise à conclure qu'au moins, de ce
5l2 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

chef, l'histoire satisfait aux exigences de la science.


Non, une science n'est telle <|u'aulant «[u'clle possède
des principes propres à l'aide des«picls elle étudie son
objet. Ainsi les mathématiques, qui ont pour objet la
quantité en général, l'étudicnt à la lumière des axiomes
ou îles vérités qu'elle suggère immédiatement. Ainsi
en est-il de toutes les sciences particulières. Mais
c'est ce <|ue nous ne voyons pas se vérifier pour
l'histoire. Ce n'est pas à la lumière de principes
propres qu'elle envisage et pé:.>trc son objet, mais
de principes dérivés «l'un grand nombre d'autres
sciences, ce «pii lui enlève comme science toute exis-
tence autonome. Et cette raison a une portée générale."
Et ce n'est pas seulement pour èlrc apprécié à sa
juste valeur «pic le fait humain exige l'intervention
«l'un grand nombre de connaissances acquises autre
part, mais encore pour être simplement établi comme
fait.
N'a-t-il pas besoin pour cela d'être compris, jugé,
interprété? Il est profondément pénétré d'intelligence
et de volonté, et cela même fait partie de sa réalité
concrète, de sa constitution intime. On voit par là
l'erreur profonde d'une interprétation matérialiste «le
l'histoire : elle érige en principe la mutilation des
faits, et n'en retient «pie les formes extérieures. En
réalité, un abîme sépare les actes humains des faits
naturels. Ceux-là ne sont «pi'cux-mômcs, ceux-là sont
l'image, l'expression matérielle d'un fait spirituel, le
symbole d'une ànic, de ses sentiments, de ses pensées
et de ses besoins. On ne saurait donc les com-
prendre, les traduire, les apprécier ni même les or-
donner empiriquement sans recourir à des principes
cl à des doctrines supérieurs à l'histoire. La néces-
sité de ce recours est plus universelle, plus profonde,
NOTIONS^PARTICULIÈRES 5l3

plus intrinsèque pour l'histoire que pour n'importe


quelle autre science subalterne: elle l'est au point de
faire d'elle non pas une science ayant sa vie propre,
mais une simple application d'un certain nombre
d'autres scionecs. C'est ce que nous verrons plus
clairement encore «lans la suite. Justpi'ici, nous
n'avons fuit «pie préluder on «pielquc sorte à cette
démonstration en faisant remarquer les lacunes, les
imperfections, l'instabilité, la part de subjectivité qui
se rencontrent jusque dans la réunion des faits. Cette
dernière, sans doute, n'est pas la science : clic n'en
est «pic le fondement. A <;e litre, elle doit réaliser cer-
taines conditions, certains caractères indispensables :
or, c'est ce «pii n'a pas lieu, tout au moins au degré
«pie la vraie science exige. Et, s'il en est ainsi lors-
tpi'il s'agit seulement d'amasser les matériaux, c'est
hieu auli'e chose lorsqu'il s'agit de les coordonner, de
Jes articuler logiquement, et surtout de les rattacher
à des lois générales.

La coordination des faits.

Le point qui intéresse le plus directement la


science dans Je travail de l'historien, c'est assuré-
ment la coordination des faits. S'il ne s'agissait que
clc les réunir ou de les «inlasser d'une manière «juel-
conque, ce travail n'aurait pas grands porliMî inlel-
lecluelle. Mais l'histoire ne se borne pas à collection-
ner les faits et les événements, elle se propose en
outre de nous les montrer «lans leur rapport de cou-
nexité et de dépendance. On admet généralement
que l'histoire d'une périoilfc donnée n'existe pas tant
«lue les faits ne sont pas présentés de façon à en faire
5l4 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

comprendre l'origine, la succession et le dévelop-


pement. Or, cette exposition logique des fails n'est
à vrai dire «pie leur enchaînement causal. Nous n'avons
pas d'autre moyen de les coordonner «pie de les
montrer dans le rapport de causalité qu'ils soutiennent
entre eux. Il s'agit «loue de les rattacher à leur cause.
C'est alors seulement qu'il nous sera donné de
comprendre le changement et de pouvoir en rendre
compte.
On peut apporter «leux sortes de raisons du chan-
gement et de la succession en histoire. La première
consiste à rattacher un fait à un autre fait, qui le pré-
cède et le détermine. Celle causalité est toute concrète
et, en quelque sorte, matérielle. C'est la seule qui
convienne à l'histoire considérée dans ses éléments
propres et constitutifs. A vrai dire, elle ne sort pas
de l'individuel. Elle se borne à constater le fait d'un
rapport «le coexistence ou «le succession. Quant à
enchaîner les phénomènes coexistants ou successifs
par un lien rationnel, elle ne le prétend pas. La
seconde manière de remire compte «le la succession
en histoire est tout autre. Elle consiste précisément
à faire rentrer le changement «lans une loi générale
dont il n'est qu'un exemple «m un cas particulier.
Seul ce procé«lé est vraiment explicatif. Il reste à
savoir si l'histoire peut y avoir recours, ou, ce qui
revient au même, si elle pcilt élaborer le général par
ses propres moyens. Parlons lout «l'abord «le la pre-
mière forme «le causalité.
Elle est, disons-nous, toute concrète et indivi-
duelle. Un fait antécédent s'y trouve relié à un autre
par une relation toute particulière. L'histoire dans sa
tâche la plus intellectclle est la recherche de cetle
relation : cependant, même dans l'hypothèse où elle
NOTIONSPARTICULIÈRES 5l5

s'acquitterait «le celle tâche selon toutes les règles et


toutes les exigences d'une saine critique, elle n'arri-
verait pas à se constituer en science proprement dite
pour cela. Il lui maïupicrait toujours un certain «legre
«le généralité nécessaire. Mais combien l'hypothèse
«lonl il s'agit est loin «le se réaliser exactement! Dans
l'ensemble, la recherche <!c la causalité concrète com-
porte trop «le lacunes, de conjectures, «le notions
tirées d'autre part pour aboutir à des résultats vrai-
ment scientifiques. Les actes et les faits humains dont
l'histoire entreprend l'exposition logicpic sont d'une
complexité telle «pi'ils semblent «léfier le pouvoir
d'unification qui appartient à l'intelligence humaine.
Ils obéissent à «les causes de tout ordre el de toute
nature, à des mobiles infiniment variés. Celte multi-
plicité e.£.lsouvent un obstacle à peu près insurmon-
table à l'articulation «les faits el «les événements. On
dira, peul-étrc, «pi'ellc n'est «m'appareille; «juc la col-
lection entière «les antécédents et «les circonstances
ne constitue à vrai «lire «prune seule «anse. Nous ne
voulons pas le nier. Mais la difficulté dont nous par-
lons n'en subsiste pas moins. Comment, en effet,
saisir dans leur ensemble les causes et les conditions
«l'un événement sans les avoir piralablcmcnt saisies,
vérifiées chacune en particulier? Toute ignorance,
toute méprise ou erreur relativement à un des anté-
cédents peuvent dénaturer le rapport causal qu'il est
question d'établir. On tombe alors dans le sophisme
«lue les logiciens dénomment non causa ut causa.
On sait «pi'il est très commun en histoire.
C'est en vain, par ailleurs, qu'on s'imaginerait
tourner la difficulté inhérente à la multiplicité et à
l'hélérogénéité des causes, en reconnaissant à l'histo:
rien la faculté de faire un choix entre ces mêmes
5l6 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

causes, c'est-à-dire de no faire état que des plus


importantes. Car alors quel sera le critérium du juge-
ment appréciatif de cette importunée? N'est-il pas
à craindre 'qu'il ne soit aussi variable et divers que lb
point «le vue des historiens? Dans les sciences natu-
relles, on doit se borner, nous dit-on, aux faits les
plus intéressants, c'est-à-dire, d'après IL Poincaré,
« aux- faits «jui peuvent servir plusieurs fois, aux faits
qui ont chance de se renouveler »(i). Cette règle «pii
ne manque pas «l'une certaine objectivité ne saurait
s'appliqner à l'histoire. Elle suppose des similitudes
qui ne se rcnconlrcitt pas en matière d'aetes humains
individuels. Aussi dit-on communément «pie les faits
de succession cl non «le répétition sont l'objet de
l'histoire. Par ailleurs, on ne voit pas d'au tries-
normes objectives «pii puissent régler le choix «le
l'historien entre les causes et les conditions. Les law
sons tirées de l'utilité, des besoins pratiques, de l'in-
térêt ou de la commodité «le l'exposition sont «•ti-.Hi*
gères à la science comme telle. Ensuite, quel moyen"
de rester objectifs en entrant dans cette voie? Les faits
humains tels qu'ils sont donnés dans là réalilé empi*
rique ne sont-ils pas la matière propre «le l'histoire?
La malièrc «pi'cllc doit atteindre et exprimer avant
tout sans aucune scission, sans aucune élimination
d'origine subjective? On dira sans doute qu'étant
donnés la multiplicité cl l'enchevêtrement*des causes,
c'est là un travail pratiquement impossible. Nous
dirons que c'est là un travail nécessairement' trop
incomplet pour être appelé scicntifi«pie. Qùaul à se

Scienceet méthode,c. i".


(1) If. PoiNt.irvK,
NOTIONSPARTICULIÈRES ÔIjJ

borner à l'élude des causes les plus proches, «les


conditions les plus immédiates des faits et des évé-
nements, c'est un procédé de simplification qui n'est
pas sans valeur. Mais s'il apporte «piclquc remède
à l'énorme complexité de la réalité historique, il n'en
laisse pas moins subsister, par son principe même,
des lacunes et des ignorances qui sont incompatibles
avec les rigueurs «l'une méthode scientifique.
Une autre difficulté qui entraîne une conséquence
idcntupie provient non plus de la multiplicité «les
causes mais de leur caractère souvent intérieur et
secret. Tout d'abord, selon une réflexion qu'on prôte
à Disraeli, « ceux «pii gouvernent ne sont pas sur la
scène, ils sont cachés dans la coulisse ». Ensuite, les
mobiles et les ressorts des actes humains même les
plus extérieurs ne sont pas toujours apparents. Cela
revient à dire que l'historien se trouve continuelle-
ment en présence de deux catégories de faits : i° les
faits matériels qui sont les ««livres des hommes; 20 les
faits spirituels «pii sont leurs pensées et leurs senti-
ments, leurs intentions, leurs croyances, cl cil
général lous les ressorts intérieurs qui les font agir.
Or, l'observation ne porte «pie sur les apparences
extérieures. Un raisonnement plus ou moins explicite
est donc nécessaire pour passer de ces apparences
à l'état réel des âmes. Or, on ne peut nier que ce pas-
sage ne soit très dangereux pour la vérité objective.
Il pose et met en ouivre un nombre considérable de
données qui ne sont pas du domaine de l'histoire. En
d'autres termes, il ouvre la porte à l'imagination, au
raisonnement subjectif dans une matière qui s'y prête
moins «pie tqutc autre. L'histoire, dans ces conditions,
court risque de n'avoir d'autre valeur que ccllfe de là
philosophie et surtout de la psychologie «le l'ifis-»
5l8 DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

torien. Et c'est bien souvent ce qui arrive. On peut


alors justement la comparer à la fontaine dont parle
Rabelais «pii rendait goust de vin selon l'imagination
des buvants : « buvants de celle liqueur mirifique,
vous sentirez goust de tel vin, comme l'aurez ima-
giné ». Ce n'est pas en ayant recours à l'intuition que
l'on obtiendra des résultats plus satisfaisants dans
la reconstitution de la vie psychique et spirituelle du
passé. Dans une matière où le raisonnement n'a pas
de point d'appui solide cl se trouve sujet à mille
causes d'erreurs, il serait bien étrange «pie l'intuition
pût procéder avec plus de sûreté. Cependant, il ne
maïupie pas de théoriciens de l'histoire et d'histo-
riens pour l'affirmer.
On ne s'attendait guère à voir l'intuition intervenir
en pareille matière. On ne voit pas comment elle
pourrait nous conduire à la connaissance de faits
individuels et nous y conduire par sa vertu propre.
Car il ne s'agit pas ici-«l'un étal affectif qui peut, de
l'aveu de tout le monde, exercer une heureuse
influence sur notre activité intellectuelle, mais bien
d'un moyen particulier de connaissance. Considérée
sous ce rapport, l'intuition est-elle une valeur dans
la recherche historique? On doit répondre négative-
ment. On s'assure «les faits par l'observation. L'his-
toire ne fait pas exception à celle règle, bien que
l'observation s'y produise à travers les documents et
les témoignages. Or, une science qui vit d'observation
exclut par le fait même l'intuition comme instrument
distinct de connaissance. Ou cette intuition a le fait
pour objet immédiat,ou elle ne l'a pas. Dans le pre-
mier cas, elle ne se distingue pas «le l'observation;
dans le second, elle ne donne «pi'une connaissance
abstraetive, le fait n'étant perçu ni en lui-même ni
NOTIONSPARTICULIÈRES 5lO

dans le témoignage : en d'autres termes, nous n'avons


plus ni observation directe ni indirecte. On ne
cherche pas à le nier, on prétend seulement faire
revivre* la réalité la plus intérieure el la plus profonde
par l'imagination créatrice, par un vif sentiment de
la vie, par un don inné de lire par intuition ou par
je ne sais quel mélange de l'histoire et de l'historien
cher à Michelet. Mais tout cela n'aboutit pratique-
ment cpi'à fausser l'histoire en y introduisant un
élément considérable de subjectivité, alors que seul
l'esprit positif doit y régner. L'histoire s'occupe de
l'existence, c'est-à-dire «le l'être des choses en tant
qu'elles se rattachent au temps et à l'espace. C'est là
son caractère dislinctif de se placer sur le terrain des
faits concrets et individuels. Or, pour ac«piérir la con-
naissance des faits de ce genre, nous n'avons que le
témoignage. Nous pouvons bien nous faire une idée
de la nature générale et abstraite d'une chose par le
raisonnement: mais lors«pi'il s'agit du fait de son
existence et «le son action, le raisonnement n'est plus
indupié. Ni lui, ni l'intuition intellectuelle, ni le sen-
timent de la vie si vif «pi'on le suppose, ne peuvent
résoudre par eux-mêmes et scientifiquement une telle
question. Nous disons : scientifiquement. Car nous ne
voulons pas dire que le raisonnement n'est d'aucun
secours dans une question de fait. Non, il peut nous
conduire à des probabilités et des vraisemblances; il
peut nous diriger et nous soutenir dans les recherches
positives; mais il ne peut pas faire la certitude, il ne
peut autoriser une affirmation catégorique. Ceux qui
s'en servent pour reconstituer la vie intérieure, les
phénomènes psychologiques conscients ou incon-
scients «le l'humanité, abandonnent le terrain de la
science. Aussi les voit-on faire revivre le passé à leur
PMItOSOrillK
DUIIAISO.N.NEM^NT
DASS LAStU.NCIC 3',
5Q0 DANSLA SCIENCE
pniLOSOPIIIE DU RAISONNEMENT

image et ressemblance : nous voulons «liro qu'ils lo


considèrent et l'apprécient d'après les passions, les
préjugés ou les idées courantes «lu présent. Cela peut
être de l'histoire évocatrice, mais on avouera «pi'cllo
n'a rien de commun avec l'histoire pure et simple
telle «pi'ellc se déroule dans la réalilé empiriipie. La
sculo conclusion à tirer de celte impuissance à repro-
duire avec certitude le passé dans sa vie intérieure,
«lans sa manière de penser et de sentir, dans sa com-
plexité pleine et entière, c'est, que l'histoire ne réalise
pas certaines conditions essentielles de la science. Il
• a dans son oeuvre la
y plus fondamentale qui est la
réunion des faits, k-ur articulation Iog'upie, île graves
lacunes. Et co n'est pas en faisant appel à tics
méthodes de connaissance qui n'ont rien d'intel-
lectuel comme l'intuition et le sentiment de la vio
«pi'on pourra les combler. En un mol, l'histoire se
trouve limitée par «les barrières infranchissables dans
la recherche scientifique des faits psychitpies cl spi-
rituels, précisément au point «le son domaino où il
importerait le plus de pénétrer. Par ailleurs, comment
établir un lien entre des faits plutôt imaginés que
scientifiquement connus? On peut le faire, on le fait
couramment, mais c'est là \\n travail tlont le caractère
subjectif et arbitraire ne saurait être nié.
La multiplicité des causes, leur nature profonde et
secrète sont donc autant d'obstacles à la coordination
des laits : obstacles souvent insurmontables comme
nous venons «le le dire. Mais il en est un.autre «pio
nous ne pouvons pas passer sous silence : c'est le
hasard. Comme il a pour effet le plus apparent de
rompre le jeu naturel et humain des causes, il inté-
resse au plus haut point la question qui nous occupe.
Il s'agit avant tout de s'en faire une idée Juste. Un
NOTIONSPARTICULIERES 321

certain nombre de théoriciens de l'histoire et de


savants naturalistes en ont parlé assez longuement.
Mais ils n'ont abouti «pi'à obscurcir et à compliquer
une notion très simple dans son fond. Parmi toutes
les définitions «pi'on en a données, la suivante nous
parait la plus juste et la plus complète: le hasard,
c'est ce cjui arrive sans êlre voulu ni prévu par une
cause seconde en exercice. Celle définition est celle
des philosophes et des théologiens scolastiques et,
à peu de chose près, d'Aristote lui-même. On peut en
recueillir les éléments dans les ix° et xc chapitres de
sa Physique. II y établit une distinction entre des
causes <pii agissent pour une fin connue et voulue par
elles et celles qui ne font «pic suivre des tendances
naturelles et aveugles. Dans le premier cas, le hasard
prend le nom de ~'r//,, forluna: dans le second, celui
do TajTÔ;j.a-:ov,ce qui s'offre «le lui-même, casus. Cepen-
dant, dans les deux cas, un effet se produit à l'occa-
sion d'un autre qui était seul en question. Mais lors-
qu'il s'agit d'une cause douée de raison et volonté, le
faitde hasard prend une signification particulière: il
peut être «lit heureux ou malheureux, chance ou
malchance : eufortiinium, inforluniiun. Est-il besoin
de faire remarquer «pi'il n'y a aucun reste d'anthro-
pomorphisme primitif dans cette manière de voir?
On ne saurait soutenir non plus que ses partisans
expliquent le hasard par la volonté capricieuse d'une
sorte «le divinité favorable aux uns, hostile aux
autres. Il ne sera pas inutile également d'en faire la
rcmar«pie : le fait de hasard n'accompagne qu'aeci-
dentcllemenl l'effet directement voulu : s'il était lié à
ce dernier avec une régularité parfaite ou une fré-
quence quelcon«|ue, il ne relèverait plus du hasard.
Il serait voulu; car, comme saint Thomas nous le fait
522 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANS LA SCIENCE

justement observer : slullum est diccre quod aliquis


intendat aliquid et non velit illud quod ut fréquenter
vel semper adjungitur (i). On peut voir par là l'erreur
de ceux «pii nous parlent «les lois du hasard. Un
savant «le nos jours va même jusqu'à dire «pie le
hasard est la loi la plus générale. Il est difficile do
pervertir plus complètement une notion simple: c'est
un sort que le hasard partage, dans la science et la
philosophie modernes, avec le temps et l'espace.
Nous ne voulons pas engager ici «le discussion
approfondie, même au sujet du hasard et de ses pré-
tendues lois. Nous nous bornerons sur i'C dernier
point aux réflexions suivantes. Il est contradictoire
île chercher de la constance et de la régularité dans
les événements fortuits. Car on y introduit par là
même «le la prévision el de la volonté. Or, ce qui est
prévu et voulu n'est à aucun tlegré un fait tic hasard.
Prétendre le contraire, c'est aller non seulement
contre le langage et le sens communs, mais encore
détruire la notion elle-même qu'il s'agit d'expliquer.
Il y a toujours, «pi'on ne l'oublie pas, deux faits
à conshlércr dans le phénomène du hasard : l'un
est directement voulu; l'autre ne l'est pas, mais il
se produit tout de même en liaison avec le premier.
Mais cette liaison est tout accidentelle : elle n'est,
à vrai dire, «pi'une coïncidence ou, si l'on veut, la
rencontre de deux ordres indépendants «le phéno-
mènes. Nous disons : indépendants, «lans ce sens
qu'ils ne sont pas intrinsèquement liés l'un à l'autre
et «pi'ils n'agissent pas de concert. Vouloir donner
«le la consistance et de la régularité au rapport occa-

(i) S. TIIOM.,
Physic, I. Il, Iccl. Vllf.
NOTIONSPARTICULIERES 523

sionncl qui existe entre eux, c'csl, encore une fois,


sortir de la question. Je creuse une tranchée pour
y trouver un abri et je trouve un trésor. Je tire
un perdreau el je tue un homme «pii surgit tout à
coup dans la même direction. J'ai un besoin pressant
d'être remboursé d'un prêt : je me rends pour une
tout autre affaire au marché où je rencontre mon
débiteur cpii a sur lui la somme nécessaire pour s'ac-
«[uitlcr. C'est l'exemple d'Aristote. Les faits de ce
genre échappent à toute science, à tout calcul de
probabilité : ils ne peuvent être matière à raisonne-
ment ni à prévision «pielconque. La relation, entre
l'effet voulu et l'effet oecurrent n'obéit à aucune loi,
n'étant susceptible d'aucune généralisation. Sans
doute l'action de creuser une tranchée est la cause de
la découverte du trésor; mais, «pi'on le remanpie bien,
ce n'est là «pi'une cause accidentelle". Par définition
même, la cause par soi produit son effet toujours ou
le plus souvent. Elle fournit ainsi une base solide à
la science et au raisonnement. Mais il n'en est pas
de même de la cause par accident : le rapport y est
complètement indéterminé, les occurrences possibles
étant en nombre indéfini. En semblable matière, nous
manquons «le point fixe et «le moyen terme po'ur
établir une conclusion. Les causes par accident sont
pratiijiicmcnt infinies, dit saint Thomas : ce qui peut
affecter occasionnellement un effet produit et voulu
appartient au domaine de l'indéterminé : causa per se
estflnila et determinata : causa per.accidens est inji-
nita et indeterminala,' eo quod injinita uni possunt
accidere (i).

(i) S. TIIOM.,
Physic, I. Il, iccl. VIII.
52^ DANS LA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

Nous voilà bien loin du hasard conçu comme « une


forme de notre connaissance »; bien plus, comme
une « base de toute science ». 11 est vrai que, pour
aboutir à ces paradoxes, on met en avant des faits
qui ne réalisent pas ou ne réalisent «pie «l'une ma-
nière très imparfaite la notion du hasard. C'est ainsi
que pour montrer les lois du hasard on suppose une
longue série de faits «le même ordre. On constate
ensuite «pie les variétés de cas possibles s'y pro-
duisent selon une proportion constante. Or, ce carac-
tère homogène des séries étant donné, rien n'empêche
de leur applitpier le raisonnement et le calcul. Quand
on joue un très grand nombre de coups de pile cl
de face, il arrive que les piles et les faces tendent à
s'équilibrer.
Mais, hâtons-nous «le le dire, tout est arbitraire
«lans cette manière d'envisager le hasard; Au lieu de
partir de la notion commune et vulgaire du hasard,
quitte à la compléter et à l'épurer selon la méthode
«l'Aristote et de saint Thomas, l'auteur dont nous
parlons l'écarté purement et simplement. Ce qu'il
veut avant tout, c'est «pie le hasard puisse être étudié
scientifiquement.
Plein de celle idée, il n'a aucune peine à trouver
les prémisses qui la fondent et la justifient. Tout
d'abord, il déclare «pie les seuls phénomènes «lu
hasard sont « ceux «pii, bien loin «l'être exception-
nels, se répètent un très grand nombre «le fois dans
des conditions homologues ». Ensuite, l'homogénéité
des séries étant reconnue, il aboutit tout naturel-
lement à la conclusion préjugée.
Il y aurait beaucoup à dire sur celle manière de
prendre el de poser les questions. Nous nous borne-
rons à «piehpics reinar«iues.
NOTIONSPARTICULIÈRES 5a5

Contrairement à ce que pense l'auteur (i), on ne voit


à priori aucun inconvénient à ce que les événements
fortuits échappent à toute connaissance scientifique
et même à loul calcul de probabilités : l'opinion des
plus grands philosophes en témoigne assez. En tout
cas, c'est une question qui doit se résoudre par
l'examen cl l'analyse de tous les faits dils de hasard.
Or, notre auteur procède tout autrement. Il fait un
choix en Ire eux. Il laisse de colé ceux qui, d'après le
langage commun et l'estimation vulgaire, sont rangés
supcrlativciuent dans la catégorie du hasard, pour
n'en retenir que ceux dont le caractère fortuit est,
par ailleurs, très suspecl. Une telle méthode ne sau-
rait, en aucune matière, donner de bons résultats.
Quant à l'égalité approximative «les coups dans une
longue série, elle n'a pas la portée qu'on lui attribue,
à la supposer exacte. L'auteur, ne l'oublions pas, s'est
placé dans l'hypothèse de faits «le même ordre. Il
n'est donc pas étonnant «pie celle similitude «le nature
se retrouve, dans une certaine mesure, dans les effets
possibles. La déterminai ion introduite dans le prin-
cipe reparait toul naturellement dans la conclusion.
Or, une telle détermination contredit formellement
le concept essentiel du hasard. Elle y introduit la
prévision et la volonté. En «'accordant «les faits de
même ordre, on pose, par là même, une base au rai-
sonnement et au calcul, mais on sort de la question.
Car des faits «le ce genre ont «les consétpienccs homo-
gènes cl régulières, partout prévisibles. Dans ces con-
ditions, toute idée de hasard disparait : quod velsemper,

Id Sciencecl lu réalité.
(1)I*.DtLDLt,
526 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

vel fréquenter conjungilur effeclui cadil sub inten-


tione (i). Nous n'avons même plus ici occurrence
de deux effets; nous n'avons «pi'un seul objet direct
de volonté cl de prévision. D'où il suit «pie les fails
retenus par railleur comme étant les seuls «jui inté-
ressent l'élude du hasard ne l'intéressent pas du tout.
Il est bien évident qu'il n'y a aucun rapport de cau-
salité entre les coups «pii se sucf.'èdcnt, chacun d'eux
ayant sa cause propre cl directe. Tout ce <|u'on peut
dire, c'est qu'on ne connaît pas exactement l'inten-
sité, les différences ni les conditions complexes «le la
causalité pour chaque coup séparé. Et c'est précisé-
ment à raison «le celte jgnoranec «pi'on transforme
en jeux «le hasard les phénomènes dont il s'agit. Mais
ce n'est pas supprimer une cause «pie «le n'en con-
naître qu'imparfaitement le mode d'action : c'est tout
au plus poser le fondement d'un calcul «le probabi-
lités. L'auteur dont nous combattons la théorie com-
mence par introduire dans le phénomène du hasard
de multiples déterminations : similitude des efiels
possibles, limitation de leurs variétés possibles, ana-
logie des conditions de leur production. Il n'est pas
étonnant «pi'il retrouve dans ses conclusions ce qu'il
s'est accordé si libéralement en principe. Mais, encore
une fois, ces conclusions tirées de concepts arbitraires,
loin de résoudre la question, n'en approchent môme
pas. Il conviendrait aussi de ne pas oublier, comme
on le fait souvent en traitant de cette matière, «pi'il
n'y a aucun rapport d'identité entre le fortuit et le
contingent. Le premier ajoute quelque chose à l'idée
du second.

Physic, 1. 11,lecl. VIII.


(i) S. TJIOM.,
NOTIONSPARTICULIÈRES 5a?

Pour achever de dissiper toute confusion dans celte


question du hasard, il ne sera pas inutile d'en sou-
ligner encore d'autres aspects. Tout d'abord, on aurait
tort de s'imaginer «pic le hasard est un événement
sans cause. Aucun philosophe digne de ce nom ne
l'a jamais prétendu. Nous avons distingué dans lo
phénomène fortuit un effet directement voulu et un
effet conjoint. Chacun d'eux a sa cause propre. Leur
rencontre seule a une cause occasionnelle. On n'a
<|u'à se reporter aux exemples «pie nous avons cités
plus haut pour le bien comprendre. Ceux qui ont
voulu voir dans la doctrine «l'Aristote sur le hasard
une atteinte ou une limite à l'universelle causalité ont
commis une grave erreur d'interprétation. Dans cette
affaire, comme dans beaucoup d'autres, saint Thomas
a serré «le plus près et a mieux compris la pensée
du philosophe que beaucoup de savants cl «le com-
mentateurs modernes plus férus de grec.
Nous rappellerons ensuite ce «pic nous avons dit
dans la définition du hasard, à savoir qu'un fait de
ce genre n'est ni voulu ni prévu actuellement par
nous. Il s'ensuit «pic le hasard est quckpie chose do
très relatif. Un de ses caractères essentiels est de se
produire en dehors du cercle ou du champ actuel de
notre connaissance el de notre action consciente. C'est
pourquoi, plus le regard «le l'esprit s'étend, plus il
embrasse de causes et d'cntrc-croiscmcnts de causes,
plus le domaine du hasard se rétrécit f.quanto aliquid
magis subjacet intellcctui, dit saint Thomas, tanto
minus subjacet for tunoe (i). Aussi nous dit-il, dans un

(i) S. THOM.,
Physic, 1. H, lect. VIII.
5u8 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANS LA SCIENCE

autre passage, que le hasard n'existe pas par rapport


à Dieu, cause première et universelle, «lont lo regard
embrasse la totalité «les causes et <h\s effets. Par
ailleurs, tout rentre dans ses vues suprêmes et lout
conspire à leur accomplissement. En un mot, rien
n'est étranger à son ordre. Ce «ju'on ne pourra jamais
dire d'une cause particulière, même la plus puissante.
11 sera facile de nous rendre compte maintenant du
vùlc et de l'importance du hasard dans la succession
cl l'enchaînement des faits historiques. Ces faits im-
pliquent nécessairement l'intervention d'une volonté
humaine. Or, le champ d'action de celle-ci est tou-
jours limité; «les conjonctures imprévues peuvent se
produire: conjonctures favorables ou tléfavorables au
but poursuivi. Dans la première hypothèse, les choses
suivent leur cours; dans la seconde, elles peuvent
êlrc arrêtées «lans leur développement et prendro une
direction nouvelle. Sans doute, il y a «les cas où un
homme supérieurement doué d'intelligence et de
volonté peut faire concourir à ses desseins les événe-
ments imprévus eux-mêmes qui leur font obstacle:
sapiens dominâtur astris, disaient les anciens. Mais
on ne peut nier, par ailleurs, «pi'il ne se produise, en
dehors du cercle actuel de notre vision et de notre
action, des événements et des circonstances qui font
crouler par la base les projets les mieux conçus el
nous iinposcnt,Aen fait, une tout autre orientation dans
nos desseins el nos entreprises. Nous avons de la
sorte une solution de continuité dans la succession
et l'enchaînement tics faits historiques; il se produit
une rupture) une désarticulation dans le jeu normal
des causes. C'est l'apparition non seulement du nou-
veau mais encore de l'irrationnel dans la production
des phénomènes. La coordination ou l'exposition
NOTIONSPARTICULIÈIIKS 520

logique de ces derniers en reçoit un coup mortel.


Comment unifier ou systématiser des faits qui se
succèdent sans ordre assuré et dans des conditions
hétérogènes? Dans lo cas dont nous parlons, ce qu'il
y a de décisif dans la succession des événements
échappe à l'action directe do la volonté humaine,
c'est-à-dire du principal moteur du développement
historique. Inutile d'ajouter «pie le hasard ainsi com-
pris tient une grande place dans l'histoire : on le trouve
à l'origine d'événements de première importance. On
dit que c'est un hasard qui a fait réussir les attentats
contre Philippe de Macédoine, César el Alexandre II
de Russie. Longue serait la liste des événements où
le hasard est intervenu d'une manière décisive. On
en trouve de nombreux exemples dans le récit des
batailles ou l'accession au pouvoir de tel ou tel indi-
vidu. C'est donc se tromper gravement que de conce-
voir les phénomènes de l'histoire comme formant, à
l'instar de ceux de la nature, un ensemble indissoluble
de causes et d'effets. A elle seule, l'intervention du
hasard dans les choses humaines s'opposerait à cette
conception fataliste de l'histoire.
•Mais, contre celle conception, il y a plus que le
hasard : il y a la liberté humaine. Nous venons de le
rappeler : la volonté «le l'homme est le principal,
moteur du mouvement historique. Or, cette volonté
est libre. Nous ne perdrons pa$ notre temps à le
prouver. Si elle est libre, s'il faut tenir compte de son
énergie spontanée, il faut abandonner l'idée d'un
enchaînement rigoureux de causes et d'effets en his-
toire. Celte conséquence n'a pas échappé aux par-
tisans les plus convaincus de l'hisloire-science :
« Naturellement, écrit l'un d'eux, l'histoire prendra
un caractère plus ou moins scientifique, suivant que
530 DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

l'on croira les manifestations de l'activité humaine


plus ou moins soumises aux lois du déterminisme.
Si l'on est bien convaincu «pie tout fait historique a,
comme tout phénomène naturel, sa cause et son expli-
cation dans les faits qui l'ont précédé, on pourra
procéder au travail de coordination et de généralisa-
tion avec infiniment plus de sécurité que si l'on
s'imagine trouver dans le libre arbitre humain une
cause autonome «pii, à chaque instant, peut modifier
le cours do l'histoire. » (i) Et l'on ne so fait pas faute,
dans la science et la philosophie scientifique, de
considérer les produits de la volonté humaine comme
la résultante nécessaire de causes naturelles. La liberté
humaine y est fréquemment niée, et toujours au nom
ilu rapport absolu et nécessaire des choses, c'est-à-dire
du principe de causalité qui est la base de la science.
A ce sujet, un savant de nos jours a osé écrire ce qui
suit : « La plupart des hommes ont la sensation d'agir
librement suivant leur volonté. Je dis la plupart parce
que c'est une sensation «pie je n'ai pas. J'ai, au
contraire, la sensation nette et précise d'être dépourvu
«le toute espèce «le liberté. C'est là, je pense, une
simple question d'habitude «l'esprit. » (2) On peut voir
par là à quel point une certaine science peut non
seulement s'opposer à la nature, mais encore la cor-
rompre cl la détruire autant qu'il est en elle. En
lisant de pareilles choses, on ne peut éloigner de
sa pensée certain passage de l'Epitre aux Romains :
evanuerunt in cogitationibus suis : ils se sont perdus
dans leurs pensées. Nous ne parlerons pas des consé-

(1) G. Moson,de la Méthodedans les sciences,art. « Histoire».


(a) P. DELBET,
la Scienceet la réalité, p. 9O.
NOTIONSPARTICULIÈRES 531

quonces morales d'une telle négation. On nous répon-


drait sans doute «pi'il est contraire à tout esprit
scientifique déjuger ou do réfuter une doctrine d'après
ses conséquences morales; «pic la science considère
los choses en elles-mêmes, sans s'occuper des conclu-
sions pratiques qui seront ce «pi'ellcs pourront être.
Nous répondrons seulement, pour ne pas sortir de
notro sujet, «pie la vérité est essentiellement une
et qu'on ne saurait même la concevoir divisée contre
elle-même. Dans aucun cas, dans aucun ordre de
choses, elle no peut être un principe do mort ou de
désordre : car il y a toujours identité de condition
entre la vérité et l'être : eadem sunt principia ésse
rei et veritatis ipsius (i). Mais revenons au détermi-
nisme. Claude Rernard avait dit : « Il faut croire à
la science, c'est-à-dire au déterminisme. » Beaucoup
de nos savants y croient de toule leur Ame. On peut
môme dire «pi'ils y croient d'une foi aveugle, puis-
qu'ils l'appliquent uniformément à toute matière de
recherche; puisqu'ils no tiennent aucun compte des
différences du donné. Les sciences morales comme
les sciences naturelles sont soumises par eux à la
môme méthode d'investigation. Mais c'est là une
manière absolue et simpliste de prendre le détermi-
nisme : elle cache bon nombre d'équivoques, do
confusions et d'erreurs. Ce «pie les 'savants dont il
s'agit veulent avant tout, ce qu'ils paraissent consi-
dérer comme un axiome intangible, c'est qu'il n'y ait
aucune forme de notre activité intellectuelle qui ne
réalise également toutes les conditions de la science.

(i) S. Tiios».,Poster, analyl., I. I, lecl.IV.


53a PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANSLA SCIENCE

Ayant pour type do celle réalisation la méthode des


sciences naturelles, ils la regardent comme seule
valablo pour toutes nos recherches, pour toutes les
sciences mémo morales, sociales et historiques. Mais
s'ils affirment souvonl que lo détorminisme lo plus
absolu gouverné les actions humaines aussi bion que
les réactions physico-chimiques, ils ne lo prouvent
guère. Rion n'est moins scientifique que de choisir
ontro les faits et do les sacrifier les uns aux autres.
Co qui prôto à l'étpiivoquc et à l'illusion, en cette
matière, c'est que les causes de l'aete libre s'en-
chaînent ontre elles conformément au principe de causa-
lité. Cctto simple constatation suffit à plusieurs savants
do nos jours pour nier la liberté humaine. C'est là à
peu près toute la raison de la position qu'ils prennent
dans cette question capitalo. Dès lors quo l'enchaî-
nement existe, il ne peut être, d'après eux, quo
l'expression d'un rapport nécessaire et mathématique,
A leur sens, lo fait et le droit absolu no sont iei
qu'une seule ot méine chose. La présonco do l'un
cnlrainc celle de l'autre fatalement. Mais cctto manière
d'envisager et de résoudre lo problème est non seu-
lement sommaire et superficielle, mais encore fondée
principalement sur dos apparences verbales. Nous
ferons remarquer tout d'abord «pio l'acte libro n'est
pas, comme certains su l'imaginent, un acte ne so
rattachant à rien, n'admettant ni raison ni explica-
tion; un acte sans.motif aucun, se produisant sans
que notre volonté soit sollicitée par aucun objet. Non,
la liberté n'exigo ni ne comporto rion de semblable.
C'est un acte de raisons, si l'on peut ainsi dire. Toute
la rpiestion est de savoir si ces raisons subjuguent
notre volonté : si les facteurs qui interviennent nous
sont imposés par la nature ou s'ils sont posés par
NOTIONSPARTICULIÈRES 533

nous; si l'arrangement ou la combinaison dont ils


sont l'objet est lo résultai d'une loi nécessaire, intrin-
sèque, m«*cani(pic. Non, l'ordre ou l^irrangemont dont
il s'agit no dérivent pas «lo la nature mémo des élé-
ments qui cuiront en jeu ici : il est noire couvro, il est
do uotro invention. Eu d'autres termes, il est tout
contingent. Sans doute, nous ne pouvons user des
choses que conformément aux lois qui les régissent :
il no dépend pas do nous do los modifier ni do les
changer selon nos besoins ou notre fantaisie. La
liberté n'est pas créatrice do foire. Mais les choses
restant co qu'elles sont, rien ne nous empêche do les
soumettre à un ordre relatif cl accidcntol conçu et
réalisé par nous. Les réalités sensibles sont trop
accessibles aux variations cl aux changements, la part
de conlingenco qu'elles renferment est trop grando
pour quo nous n'ayons aucun empire sur olles. Non
seulcmont nous pouvons intervenir activement dans
la production des phénomènes, mais encore les faire
servir aux fins les plus diverses et souvent les plus
opposées.
Les êtres privés de connaissance sont déterminés
à un type d'action. Ils agissent comme ils sont, c'est-
à-dire en vertu de leur forme naturelle: formo qui
leur impose une direction, .une tendance, un plan
d'action invariable. L'homme, lui, n'agit pas préci-
sément comme il est, mais commo il se fait : en
d'autres termes, ce n'est pas en vertu d'une forme
naturelle, d'une idée organique dans laquelle son
action est donnée, en principe, une fois pour toutes,
qu'il opère. Non, c'est en vertu d'une forme, d'une
idée qu'il a produite lui-môme, qu'il peut varier à
l'infini en quelque sorte. Dans ces conditions, c'est
lui qui pose le principe de son action : ipse determi-
53^ DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

nat sibi suum velle (i). C'est pourquoi il agit avec lo


sentiment d'être maître de son action, «le pouvoir s'en
abstenir, de pouvoir la suspendre ou lui imprimer
une direction tout autre. C'est ce sentiment qui fait
que la liberté humaine est une vérité immédiate do
conscience. Nous ferons encore remarquer, pour dis-
siper toute confusion, «pi'cnlrc les éléments qui con-
courent à la production d'un acte libre, il peut so ren-
contrer une nécessité de conséquence; mais cela sans
aucun détriment pour la liberté. Il est bien évident
qu'une chose étant voulue, un antécétlcnt étant posé,
tello ou telle conclusion doil suivre logiquement.
Dans ce sens, toute suite se trouve dominée et prédé-
terminée par un principe posé antérieurement. Cette
nécessité, on le voit, est toute conditionnelle. Et
encore no se produit-elle quo dans le cas où un moyen
déterminé est indispensable au développement de
l'action ou à l'obtention de la fin : ce qui n'arrive pas
toujours : non omne quod est adjincm taie est quod
sine eoflnis haberi non possil (2). Quoi qu'il en soit,
l'acte demeure libre dans ses éléments primitifs.
Quant à la nécessité intrinsèque ou de conséquent,
elle n'apparaît ici nulle part. Les théoriciens «le l'his-
toire qui disent : tout ce qui est réel est devenu néces-
sairement, oublient précisément la distinction que
nous venons de faire entre la nécessité absolue et la
nécessité conditionnelle ou de conséquence. Il est
bien évident que, étant donné quo je veux, je veux
nécessairement; étant donné qu'une chose devient,
elle ne peut pas ne pas devenir. Mais, on le comprend,

(1)S. TUOM., De Verit.,q. XXIII,a. C.


(a) S. Tnon.,Suni.theol., I-II,q. xm, a. 6.
NOTIONSPARTICULIÈRES 535

il s'agit là d'une simple nécessité conditionnelle et do


conséquence. Cela revient à dire qu'une chose ne peut
pas être, on môme temps et sous lo mémo rapport,
déterminée et indéterminée.
Nous no pousserons pas plus loin ces considéra-
tions. Nous n'avons pus à traiter ici <?.vprofesso la
question do la liberté humaine. Ce quo nous venons
d'en dire répond amplement aux exigences de notre
présente élude. Il est facile d'en faire l'application à
l'histoire. Les actes humains étant libres, c'est-à-dire
n'étant pas soumis à un déterminisme rigoureux, à
un principe rigide de causalité, il faut abandonner
touto idéo d'enchaînement intrinsèque de causes et
d'effets, en histoire. Les conditions d'existence do tels
actes ne peuvent être formulées par aucune loi géné-
rale. Nous disons : les conditions d'existence; car
nous ne voulons pas nier qu'un grand nombre de
principes compiuns et universels ne s'appliquent aux
actes humains. Ces actes no font-ils pas l'objet do
traités spéciaux? C'est vrai. Mais une telle étude no
nous en fait connaître que les caractères abstraits et
les conditions les plus générales : elle ne nous ren-
seigne sur ces actes que dans la mesure où ils relèvent
d'un'genre ou d'une espèce; elle ne nous dit rien do
l'ordre selon lequel ils procèdent dans la réalité con-
crète et individuelle; elle ne nous donne pas la loi
'
des événements historiques. Elle ne saurait donc suf-
lire à une science qui a pour mission de saisir les
choses non dans leur généralité, mais dans leur con-
tenu individuel, pour en rechercher, sous ce dernier
rapport, la causalité concrète et, si possible, la loi '
générale. Nous avons vu que môme la simple coordi-
nation des faits individuels est sujette, dans un grand
nombre de cas, à tant dé lacunes et d'incertitudes,
PURAISONNEMENT
PHILOSOPHIE DANSLASCIENCE . 35 '
536 PHILOSOPHIEnu RAISONNEMENTDANS LA SCIENCE

qu'elle no peut pas etro regardée conimo uno baso


suffisamment solldo pour l'édification d'une science.
Les rolations do causes à effets établies en pareille
matière sont bien souvent hypothétiques dans lo fond
sinon dans la forme. Les maximes les plus générales
concernant la conduite des hommes, malgré leur uni-
versalité apparente, no peuvent étro appliquées scien*
tifiqucinent ou a priori à un cas particulier : ollos no
constituent pas à elles soûles un critère ou moyon
corlain d'appréciation. Souvent aussi les liaisons
obtenues entre los faits n'ont d'autro fondement quo
certaines analogies transformées en rapport do cau-
salité ou d'imitation plus ou moins consciente. Ainsi
un auteur rapprochora gravement la commémoraison
calholiquo des fidèles trépassés dos dies parentales de
la llomopaïonnc, la première Communion de 1' « ini-
tiation » on usage chez les peuples sauvages ou
incultes. Do là à établir entro cos choses un rapport,
de connoxité ou do dépendance historique, il n'y a
qu'un pas aussi vite que régulièrement franchi. L'his-
toire dos religions telle qu'elle est pratiquée de nos
jours ainsi quo los développements d'uno certaine
critique interne sont remplis. do raisonnements de
cette torec. On no peut «pio s'étonner do tout ce qu'il
est loisible de faire passer sous le nom do scionco
à notro époque. 11 sombre tpi'il suffise pour fairo
oeuvre scientifique do s'occuper de la réalité^concrèle
quelles <pios soient, par ailleurs, la pauvreté et l'in-
signifiance du raisonnement.
Mais si la coordination des faits humains indivi-
duels présente parfois des difficultés insurmontables,
si on ne peut en éliminer, une part de subjectivité
et d'incertitude, on ne peut. on dire autant des
ensembles de faits. Cotto affirmation pourra paraître
NOTIONSPARTICULIÈRES / 53?

bien paradoxale après co quo nous venons de dire.


Aussi demande.Ncllo quelques explications. Les
grands ensembles ont en histoire une signification ou
uno vérité qui leur est propre: cllo est môme indé-
pendante do la eonnaissanco complèto des événe-
ments particuliers.Mais, hâtons-nous de le dire: pour
saisir cetto signification, pour dégager cette vérité, la
fol surnaturelle est néccssairo. Kn nous faisant péné-
trer dans lo plan de la Providcnco divine, la Révé-
lation nous fournit un principe directeur, un critère
suprême pour l'Interprétation des ensembles de faits
de l'histoire. C'est à la lumière seulement des ensei-
gnements do la fol quo l'historien peut découvrir
a la suite des conseils do Dieu dans les affaires de
la religion, ainsi quo l'enchaînement des affaires
humaines »,(i), et qu'il lui est permis de dire en
aehovant son oeuvre : « Ce qui est hasard à l'égard do
nos conseils incertains est un dessein concerté dans
un conseil plus haut, c'est-à-dire dans ce conseil
éternel qui renferme toutes les causes et tous les
effets dans un môme ordre. De cette sorte, tout con-
court h la môme fin : et c'est faute ti'cntcndro lo tout
que nous trouvons du hasard ou de l'irrégularité dans
les rencontres particulières. » (a) Mais, encore une
fois, seul l'historien croyant qui sait se servir des
données de la Révélation chrétienne peut accomplir
ce travail de coordination des ensembles de faits
historhpics; c'est pourquoi, dans une Lettre sur les
études historiques, Léon XIII a pu dire : « Quant à
la philosophie de l'histoire, lo grand docteur de

(I)BOIIVIT,Wiloire universelle,Avant-propst,
[•) Ibid,, W pirtle, c. vin,
538 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANS LA SCIENCE

l'Eglise, Augustin, lo premier de tous, en a conçu et


exécuté le plan. Après lui, tous ceux qui ont mérité
d'être mentionnés ont eu le plus grand soin de lo
prendre pour maître et pour guide, et de s'inspirer
de ses écrits et de ses commentaires. Au contraire,
quiconque s'est écarté des vestiges «le ce grand
homme s' st éloigné du vrai par toutes sortes d'er-
reurs parce qu'il lui a manqué, en. parcourant les
évolutions et les phases des sociétés, la connaissance
des causes qui régissent l'humanité. » Il s'agit ici, on
le comprend, des causes suprêmes, des premiers
moteurs de l'évolution historique. Mais celte ques-
tion laisse subsister intégralement celle des causes
prochaines ou des lois de l'histoire à recueillir immé-
diatement des faits particuliers eux-mêmes. Un tel
travail est-il scientifiquement possible? C'est ce qu'il
nous reste à examiner.

Les lois de l'histoire..

« Il n'est pas malaisé, a-t-on dit, de découvrir les


lois de l'histoire, il est contradictoire do les chercher. »
Nous dirons, nous, qu'il n'est pas possible de dégager
ces lois des faits humains que l'histoire étudie, et
qu'au surplus ce travail, s'il était réalisable, n'appar-
tiendrait pas à l'histoire. Celle-ci, eni effet, a £our
objet, propre l'individuel. On ne saurait lui assigner
une autre marque distinctive. L'individuel est toute
sa raison d'être. C'est lui et lui seul qui fait de l'his-
toire une forme distincte de recherche et d'étude. Ceux
qui se refusent à voir en lui l'élément caractéristique
de l'histoire ne savent plus comment la classer ni la
définir; car cet élément est le seul qui ne lui soit pas
NOTIONSPARTICULIÈRES 53$

commun avec d'autres formes de notre activité intel-


lectuelle. Répondre à la «piestion, an sit, c'est-à-dire
à la question relative au fait de l'existence individuelle,
c'ost son rôle fondamental cl déterminant. Il no con-
vient à aucune autre science. L'histoire est donc
essentiellement narrative. C'est une oeuvre assez ardue
et qui exige assez do vertu intellectuelle pour que
l'historien puisse s'en contenter. Mais, dirq-t-on, pour-
quoi lui refuser le droit à la généralisation? Ce droit
n'est-il pas acquis à tous ceux qui s'occupent de faits
particuliers, que ces faits soient naturels ou humains?
Pourquoi l'histoire serait-elle condamnée à rassembler
des matériaux sans pouvoir les mettre en oeuvre, ni
leur donner une organisation scientifique? Parce que,
dirons-nous, ces matériaux ne permettent pas l'élabo-
ration du général. C'est ce que nous allons montrer
brièvement; car ce que nous avons dit du raisonne-
ment en matière contingente, et des conditions de la
certitude dans la critique, nous dispense de longs
développements. Les principes que nous avons rap-
pelés en traitant ces «mestions trouvent ici leur appli-
cation immédiate.
Ni par induction ni car déduction, l'histoire ne
peut atteindre à des lois générales, à l'universel : nous
voulons parler, qu'on ne l'oublie pas, de lois qui per-
mettent de prévoir et de prédire le retour des mêmes
faits. Voyons tout d'abord ce tpù concerne le procédé
inductif. S'il est quelque chose de certain en cette
matière, c'est que la généralisation inductive a pour
base essentielle la répélitioif des faits. Cette répétition
met en lumière la ressemblance des faits particuliers.
Or, cette ressemblance bien constatée nous autorise
à généraliser : en d'autres termes, elle dévient le vrai
fondement de l'inférence inductive. Supprimez toute
5-jO . PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

similitude entre les données concrètes et individuelles,


vous n'avez môme plus l'universel en puissance. Vous
ne pouvez môme pas, dans ce cas, formuler une véri-
table proposition générale : vous en êtes réduit à
multiplier les affirmations pour chaque fait parti-
culier. « Si cha«[ue objet individuel, dit Bain, était
unique dans la nature et ne ressemblait à aucun autre,
il y aurait autant tic lois «juc d'individus. Si, au lieu
de cctle substance commune, l'eau, qui remplit toutes
les mers, toutes les rivières, toutes les fontaines, il y
avait mille substances différentes, il nous faudrait
accroître en proportion le nombre de nos affirma»
lions. Si, au lieu de Irèntc-six corps simples jusqu'à
présent connus, notre globe était composé de six mille
éléments, il y aurait un accroissement considérable
dans la masse de nos connaissances. Si, au lieu de
trente-six, nous n'en connaissions que six, nous
serions en état «le réduire toutes nos connaissances
physiques à un nombre d'affirmations relativement
petit. » (i) Eu d'autres termes, sans répétition de
faits, pas de similitude constatée; sans similitude ou
identité partielle, pas de généralisation inductive.
Percevoir le commun dans le multiple ou le divers, le
considérer à part, en faire un objet distinct de pensée,
telle est l'oeuvre de la généralisation. Elle ne consiste
pas, comme d'aucuns so l'imaginent, à prendre un
individu ou un fait particulier pour en faire un repré*
sentant de Ions les autres. Non, l'individu, môme
vague cl indéterminé, n'est ni le général ni l'univer-
sel. La notion qu'on en a ne peut être correctement

(i) A. BAIN,
Logiquedédactiveel inductive,1. 1", p. Si. (Traduction
0. Compay/é.)
NOTIONSPARTICULIÈRES 5tf I

attribuée à plusieurs : le caractère individuel qu'elle


implique s'y oppose absolument. Il importe peu que
l'individu ne soit pas désigné nominativement: il
l'est d'une manière générale, et cela suffit pouç. rendre
impossible toute attribution à plusieurs. Seule l'ab-
straction complète de tout élément individuel per-
met cette attribution, parce que seule elle fait l'idée
générale proprement dite. Quod a materia indivi-
duali abstrahilur, dit saint Thomas, est universale (i).
Nous n'avons pas d'autre cause génératrice tic l'uni-
versel. Il est contradictoire de prétendre posséder ce
dernier sans quitler le domaine de l'individuel.
La répétition des faits dans les mômes circonstances
est donc le fondement et le nerf de toute inférenec
inductive. Là où elle fait défaut, nous pourrons peut-
être faire une généralisation, probable ou provisoire :
mais rien de définitif ou de scientifique. La générali-
sation ainsi obtenue n'est, au fond, qu'une hypothèse
ayant besoin d'être vérifiée et contrôlée, c'est-à-dire
d'être plus rigoureusement confrontée aux faits. Ce
n'est qu'à cette condition qu'elle pourra devenir
l'objet du savoir. Ces principes étant rappelés, il nous
reste à en faire l'application aux faits historiques.
Est-il possible d'en tirer des lois générales? d'en faire
sortir scientifiquement l'universel? Non, ce n'est pas
possible : les faits dont il s'agit ne réalisent pas les
conditions nécessaires pour cela. La répétition dans
les mômes circonstances leur fait complètement dé-
faut. L'agent qui opère en vertu de sa forme natu-
relle est soumis à un déterminisme rigoureux. Il n'a
pas plus en son pouvoir la spécificité de son action

(t) S. THOM,,
Sam. theol.,I, q. txxxvi, a. t.
5^2 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANSLA SCIENCE

qu'il n'a sa nature propre ou son être lui-môme.


Aucun choix ne lui est laissé. A vrai dire, il agit
moins qu'il n'est agi. Chez les animaux, nous constatons
déjà une certaine variabilité dans leur action : c'est
qu'ils n'agissent plus uniquement en vertu de leur
forme naturelle, mais encore en vertu d'une forme
adventice et surajoutée puisée dans leur commerce
avec le monde extérieur. Le monde, en effet, l'être sen-
sible le perçoit et la faculté représentative ne lui fait
pas défaut. En un mot, il est déterminé à agir selon
que ses sens sont affectés de telle ou telle manière.
Nous«disons bien: il est déterminé, car son action
n'est pas libre, bien que son principe prochain soit
transitoire et non permanent. L'appréciation des rap-
ports individuels que l'action suppose dans ce cas est
tout instinctive, c'est-à-dire dictée, imposée par la
nature elle-même : elle n'est nullement le résultat
d'une comparaison formelle, d'une logkpie lucide et
consciente où d'une délibération quelconque. Elle
suit la forme accidentelle et passagère avec la môme
inflexibilité que les inclinations et les tendances natu-
relles suivent la forme qui donne l'être.
Tout cela, du reste, est parfaitement conforme aux
données de l'observation la plus scientifique. Mais
quand il s'agit de l'homme, le raisonnement et l'expé-
rience aboutissent à des conclusions différentes. L'in-
détermination est chez lui bien plus grande sous tous
rapports. Ce n'est pas seulement en vertu de sa forme
naturelle qu'il agit: non, il y a en lui, si l'on peut ainsi
parler, autre chose que lui-môme, nous voulons dire
une diversité et une succession incomparables de
formes ou d'idées. Sa vision n'est pas bornée ni limitée
à un aspect des choses : elle est essentiellement mul-
tilatérale. A ce point de vue, plusieurs voies lui sont
NOTIONSPARTICULIÈRES 543 .

ouvertes dans le domaine de. l'action. Il est vrai que


sa détermination au bien en général est rigoureuse et
incompressible; mais l'indétermination relativement
à tel ou tel bien particulier sans relation nécessaire
avec la fin dernière reste complète. En d'autres
termes, nous ne pouvons rien vouloir que sous l'as-
pect du bien, et c'est là le sens de la détermination
naturelle dont nous parlons; mais aucun objet parti-
culier ne possède en lui-même assez de bien pour
dominer ou nécessiter notre volonté. C'est pourquoi,
étant donnés d'une part la multiplicité et le caractère
contingent des principes prochains de son action, et
de l'autre l'attraction ou la contrainte insuffisantes
exercées par les biens particuliers, l'homme est laissé,
comme dit l'Ecriture, dans la main de son conseil.
Ce <[ui le caractérise précisément parmi toutes les
créatures de ce inonde, c'est cette faculté dont il jouit
d'exercer son activité dans des sens divers et opposés,
et de peupler l'univers de ses créations spontanées.
Voyons maintenant, à la lumière de ces données
incontestables, ce qu'il faut penser de la répétition
des faits humains. Tout le monde convient qu'elle
ne peut pas être de môme ordre que celle des faits
naturels. La nature laissée à elle-même, placée dans
les mêmes conditions, opère toujours de la môme
manière, s'exprime toujours par les mômes phéno-'
mènes. Nous avons donné de cette constance la raison
philosophique : c'est que toujours, disons-nous, la
nature agit en vertu d'une seule et môme forme. Elle
ne saurait donc varier essentiellement dans la mani-
festation de ses effets. Si une variation de cette impor-
tance se produit, c'est qu'il y a erreur ou insuffisance
dans l'observation. Un déterminisme nécessaire, tel
est le principe de la production des phénomènes
544 DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

naturels : c'est ce que saint Thomas lui-môme pro-


clame avec sa précision et sa clarté habituelles :
[Naturalia] ad certain finem et détermination non
habent nisi certain et determinatam viam (i). C'est
pourquoi il y a répétition, uniformité dans la nature,
et partant une base solide pour l'édification de la
science. C'est ce qu'on ne retrouve pas dans les faits
historiques : là, en effet, il y a succession et non uni-
formité et répétition. Cette affirmation est contredite
par les grosses apparences; car, à considérer les
choses sommairement, l'histoire se recommence, et
les faits humains, pris à différentes époques, ont plus
d'un trait de ressemblance. Mais la réalité est tout
autre lorsqu!on la soumet à un examen raisonné et
approfondi. Alors les similitudes du premier coup
d'oeil s'évanouissent pour faire place à des différences
notables, souvent irréductibles. <«Aux yeux de l'his-
torien, dit Boutroux, tout change, cl il n'y a pas deux
éporpics exactement semblables. Les assimilations
«pi'on établit entre le passé et le présent ne sont
jamais qu'approximatives. Et il semble qu'en effet
les définitions précises, courtes, fermées et posées
comme définitives par lesquelles le philosophe aime
à couronner les généralisations historiques laissent
inévitablement en dehors d'elles une partie de la
'réalité : comme si ce qui vit était par essence incom-
patible avec l'exactitude, l'unité, l'immutabilité d'une
formule. Est-il un homme dont le caractère soit réel-
lement invariable? Est-il une nation dont l'histoire
entière soit l'expression d'une seule et môme idée? »(a)

(t) S. THOM.,
De Verit.,q. xxil/a. C.
(») E. BOUTROUX,
Dela contingence desloisde la nature, p. lu.
NOTIONSPARTICULIÈRES 5^5

Aussi s'exposc-t-on à des erreurs de décision et de


conduite en voulant renouveler exactement certains
faits du passé. Prenons un exemple d'actualité : au
moment où nous écrivons ceci, on invoque, pour
autoriser l'envoi de commissaires aux armées, les
grands souvenirs de la Révolution. Or, cet argument
n'a aucune valeur, car les circonstances ne sont pas
du tout ce «pi'elles étaient à l'époque de la Convention.
Sans rappeler «pic ces commissaires étaient alors les
agents du pouvoir exécutif, il est possible de relever
un grand nombre d'autres différences notables et
individuantes d'ordre politique ou militaire (i).
Mais pour résoudre convenablement la question qui
tious occupe, il est nécessaire de remonter à la cause
originelle de la différence qui existe entre les faits
naturels et les actes humains. Ces derniers .peuvent
avoir le même objet matériel; mais cela ne suffit pas
pour établir entre eux un trait commun qui puisse
servir de fondement à une généralisation inductive.
Cet objet, en effet, peut être atteint ou envisagé sous
des aspects ou des formalités diverses. C'est pourquoi
des actes qui s'exercent sur la môme matière peuvent
avoir une signification ou une portée bien différentes.
En réalité, ils ne sont pas du môme ordre. Mais l'objet
n'est pas le seul élément caractéristique des actes
humains. Il en est d'autres dont il est impossible de
ne pas tenir compte lorsqu'il s'agit de réunir les faits
dans une môme catégorie. Nous avons tout d'abord

(I) C'estpar unoublisemblable desconditionsduraisonnementinductif


en histoire,que certainsjournalistes,sur la foid'une vagueanalogiede
situation,ont annoncéque nous allionsrevoir, arec la rérotutionrusse,
les jours glorieuxde Jcmmapcset de Fleurusl On pourrait multiplier
sani fin les exemplesdece genre.
546 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANSLÀ SCIENCE

la fin intentionnelle : son rôle est considérable et


môme prépondérant dans la constitution de l'acte
humain. Elle en est le ressort intérieur et caché et,
en quelque sorte, le premier moteur. Il est impossible
de porter un jugement autorisé sur les événements
historiques et même de les relater exactement, sans
en tenir le plus grand, compte. Or, celte fin inten-
tionnelle représente ici une cause essentiellement
contingente : Elle est librement posée; ensuite, dans
les raisons explicatives qu'on en peut donner, elle se
rattache à des éléments subjectifs et individuels. Enfin,
les faits humains ne sont pas seulement caractérisés
par leur objet, leur fin intentionnelle, mais encore
secondairement, tout au moins par les circonstances
deitemps, de milieu intellectuel ou social. La contin-
gence et la diversité de tels facteurs sont assez mani-
festes. En un mot, considérés dans leur manifestation
concrète, les fails humains contiennent une part d'indi-
vidualité irréductible. C'est pourquoi la répétilion
proprement dite des causes n'existe pas en histoire.
Or, seule cette répétition entraîne celle des effets, et,
sans cette dernièro, il n'est pas de généralisation
scientifique possible.
On dira peut-ôtre que l'acte humain est fondé sur
la nature, dont la stabilité n'est pas niable. C'est vrai.
Mais les conséquences «ju'on voudrait tirer de cette
constatation, relativement à la question qui nous
occupe, ne sont pas admissibles. Il est incontestable
que l'action volontaire se rattache à la nature : bien
plus, elle a son point d'appui dans une action natu-
relle. C'est en vertu de la détermination innée de notre
volonté au bien en général «pie nous voulons et recher-
chons quelque bien particulier. Ici, comme partout,
l'acte primordial d'orientation et de mise en marche
NOTIONSPARTICULIÈRES §Qj r,

vient de la nature elle-mômc : principium motuum.


voluntariorum oportet esse aliquid naluraliter voli-
tum (i). Mais ce n'est pas des principes éloignés des
actions humaines qu'il s'agit présentement, mais de
leurs causes prochaines : ces causes, il faut les placer
dans les idées ou formes accidentelles, dans les états
affectifs du sujet, dans les circonstances individuelles
et collectives de tout ordre, c'est-à-dire dans des
causes particulières et contingentes en contact immé-
diat avec le temps et l'espace. Nous ne voulons pas
nier «|ue la nature et les lois générales n'aient leur
part, ne jouent leur rôle dans nos volitions parti-
culières; nous voulons dire seulement que ce qui
détermine ces dernières comme telles doit être cherché
dans des considérations concrètes. L'action de la cause
antécédente ou générale se retrouve dans celle de la
cause subséquente; mais cette dernière n'est pas
dépouillée pour cela de toute vertu propre. Ce qu'il
y a de particulier dans l'effet produit lui revient à
elle : ce qui s'y trouve de commun correspond à la
nature en tant qu'elle représente l'espèce : nalurw in
specie acceptai respondet iinuin in specie; naturoe
aillent individuatoe respondet aliquid iinum indivi-
duelle (2). C'est pour«juoi une étude, môme appro-
fondie, de la nature humaine en général ne peut nous
fournir la loi du développement historique; car,
considérée de la sorte, elle n'en est pas le principe
immédiat. Ce qu'elle peut faire, c'est de nous montrer
la voie théoriquement tracée; mais elle est impuis-
sante à nous donner la règle générale suivant laquelle
procèdent les événements dans la réalité concrète.

(1) S. THOM., Sum. theol.,Ml, q. x, a. t,


(a) Ibid., MI, q. x, a. tt.
548 DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

Par ailleurs, les contingences individuelles, qui en


sont les facteurs immédiats, sont essentiellement
variables et diverses : elles ne so répètent pas comme
causes et no peuvent, par conséquent, fonder un ordre
de faits semblables qui soit le fondement d'une géné-
ralisation on d'une loi nous permettant de prédire le
retour certain des mêmes phénomènes, comme il arrive
pour les faits naturels. Ces dorniers, sans doute, exigent
pour se produire des conditions déterminées; mais
ces conditions se représentent substantiellement les
mômes. Il s'ensuit quo les faits naturels sont reliés
par un trait commun. Il devient ainsi possible de les
identifier, de les unir dans la pensée et dans une loi
ou proposition générale. Les principes immédiats* et
les circonstances des actions humaines sont, au
contraire, très variables : ces circonstances ne so
reproduisent jamais toutes ni les mômes. Et la varia*
bilité n'est pas seulement un fait ici, mais encore un
droit. Pour agir prudemment, pour rester dans la
vérité pratique, n'est-il pas nécessaire de tonir compto
des temps et des éléments nouveaux qui se présentent?
Il entre trop do faeteurs contingents dans les faits
humains, pour ôlro autorisés à en fixer les rapports
par uno loi générale. C'est dans ce sens que saint
Thomas nous dit que, sur lo terrain de la pratique, de
l'action concrète et individuelle, il ne faut pas cher-
cher une loi de constance : le rapport entre une telle
action et le but à atteindre, le résultat à obtenir y est
contingent, sans fixité véritable : enin sit contingens
non habetjixant veritatem (i). En un mot, et si nous
pouvons ainsi parler, l'action volontaire] est ptura-

(i) 8. THON,,
Ut Sent., q. i>,i, 3,
'
NOTIONSPARTICULlàRES 549

liste, l'action naturelle, au contraire, moniste. Nous


ne pouvons nous dispenser do citer encore le pas-
sago suivant de saint Thomas, tant il éclaire et com-
plète notre pensée et notre argumentation dans le
cas présent : forma per quant voluntas agit non est
una lantunt sed sunt plures, seciindiwt quod sunt
phires rationes intellectw. Unde quod voluntate agiturt
non est taie quale est agens sed quale vult et illud
intellUjit esse agens. Forum igitur voluntasprincipium
est quoe possunt sic vel aliter esse. Forum autem quoe
non possunt nisi sic esse principum natura est (i).
Telle est la raison explicative do la différence qui
existe, au point de vue do la possibilité et de la légi-
timité de la généralisation, entro les faits naturels et
lés faits humains. C'est méconnaître et dénaturer et
les uns et les autres en les mettant sur lo môme pied,
comme lo fait le scientisme^ qui regarde les méthodes
des sciences naturelles comme les seules valables
les sciences morales. * '
pour
Ce qui résulte de toutes ces considérations peut
être formulé ainsi avec saint Thomas : circa actus
singulares hominum universales proposiliones non
possunt assaini vere (2) : on ne saurait faire rentrer
la production des actes humains, concrets et indivi-
duels, dans une loi générale. Mais si, par suite du
défaut de similitude véritable et d'uniformité, ces
actes ne peuvent nous conduire à l'univcrsol par
induction, ils no le peuvent pas davantage par déduc-
tion. Tout d'abord un raisonnement déductif, dans
la matière dont il s'agit, ne peut s'appuyer sur une
généralisation inductive: nous venons de voir que

Sum. Ihtol; a. xu. «u»,


(1)S. TMOM.,
Potier, anatyh,1.1, lect. I,
(s) 8, THOM.,
550 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT,
DANSLA SCIENCE

celle-ci n'est pas scientifiquement possible. Tout ce


qu'on peut accorder dans ce genre, c'est une déduc-
tion fondée sur un fait produit à titre d'exemple selon
l'usage des orateurs et des moralistes. Mais ceci
n'intéresse pas la science. Aura-t-on recours, alors à
quelque vérité générale d'origine rationnelle pour
établir les lois de l'histoire? Ce serait commettre une
bien grave erreur de méthode. Les vérités idéales les
plus universelles, les plus incontestables, n'autorisent
par elles-mêmes aucune affirmation sur le terrain de
l'histoire : employées toutes seules, elles font abstrac-
tion de l'existence, ce que l'histoire ne peut faire sans
se détruire elle-même. On aura donc beau les en-
chaîner par les liens'd'une logique rigoureuse, elles
ne nous feront jamais sortir du monde des possibi-
lités. Mais, dira-t-on, rien n'empêche de faire, l'appli-
cation de ces vérités à des faits particuliers : ces der-
niers rentreront par là môme dans une proposition
universelle et se trouveront de la sorte systématisés
et logiquement organisés. En d'autres termes, l'histoire
aura ses lois : les faits seront unifiés, reliés par des
explications générales. Il est vrai que ces lois, ces
principes explicatifs ne seront pas tirés des faits his-
toriques eux-mêmes, mais le résultat désiré n'en sera
pas moins acquis. Mais il y a plus d'une erreur cachée
dans cette manière de voir. L'application des vérités
idéales, nécessaires et universelles aux contingences
individuelles ne saurait être immédiate : le nécessaire
n'est pas, ne peut pas être un élément intrinsèque ni
explicatif du contingent comme tel. Il n'atteint ce
dernier que dans ce qu'il a de commun, dans ce qui
répond à son essence générique ou spécifique : il le laisse
complètement inexpliqué dans ce qu'il a d'individuel,
c'est-à-dire dans la seule chose qui était en question.
' *
* NOTIONSPARTICULIÈRES 55l
. - . v . • •
C'est pour cette raison que la philosophie se dis-
tingue nettement des sciences particulières. Elle prend
l'être ou l'objet plus haut que celles-ci : ses explica-
tions ont donc une portée plus générale, mais elles ne
sont pas exclusives" pour cela. Elles appellent, au con-
traire, d'autres méthodes, d'autres explications en
rapport non plus avec ce qu'il y a de commun, mais
avec ce qu'il y a de particulier et de caractéristique
dans l'objet.
Non, une vérité idéale'
ne peut être donnée comme
la raison propre et immédiate d'un fait humain,
contingent et individuel. Une Vérilé de ce genre
exprime un rapport fixe et môme nécessaire. Or,
le rapport fondé sur le contingent proprement dit
n'a aucune constance ni fixité intrinsèque; il est
variable par définition. Nous devons donc chercher
au contingent comme tel une raison et une expres-
sion de même ordre «pie lui : necessaria, dit saint
Thomas 1, noyi sunt propria principia contingenlium,
neque ex necessariispotest conciliai contingent (i); Ce
n'est donc pas dans les vérités d'ordre idéal et ration-
nel que nous trouverons des principes qui nous per-
mettent de faire la synthèse scientifique de l'histoire.
'La déduction pure doit donc être écartée comme
moyen d'élaboration des lois de l'histoire. Du moment
qu'elle ne peut s'appuyer sur une généralisation
inductive scientifique, elle est hors de question. Le
raisonnement déductif, dans ce cas, a nécessairement
recours à des principes rationnels: or, nous venons
de montrer les inconvénients de celte méthode. Le
premier d'entre eux est d'assujettir les faits contiù-

Potier, anatyt., 1.1, lect. XLIV.


(t) S. TIIOM.,
PHILOSOPHIEDUlUISOMKLMtM DANS I..VSCIE.M.K 30
O02 MIILOSOFHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

gents à des règles inflexibles posé#es a priori. Il résulte


de toutes ces considérations que des généralisations
vraiment scientifiques ne peuvent être obtenues en
histoire, ni par induction ni par déduction. Nous
disons : vraiment scientifiques. Nous n'ignorons pas
que les ^travaux des historiens sont- très souvent
niôlés de généralisations spéculatives, empirkpies pu
dérivées. Mais ce sont là des données étrangères à
l'histoire proprement dite, des données d'impor?
tation. On ne se prive guère, en effet, de l'cnriçlnr
par ce moyen. Mais est-ce bien là une richesse?
N'est-ce pas plutôt une corruption de l'histoire?
N'est-ce point par des procédés de ce genre qu'on en
a fait bien souvent une vaste conspiration contre la
vérité?
Le principe «le systématisation que l'histoire ne,
possède pas en propre, l'universel qu'elle ne saurait
produire, lui sont en fait largement octroyés par les
historiens eux-mêmes. Pour beaucoup d'entre eux, un
fait historupie est une matière qui attend 5une forme,
une idée préparée à priori dans leur esprit ou plus
ou moins connue et démontrée ailleurs. Nous avons
sur ce point, de fait, le témoignage autorisé de Fudtel
de Coulanges. « Nos historiens depuis cinquante
ans, dit-il, ont été des hommes de parti. Si sincères
qu'ils fussent, si impartiaux qu'ils crussent être, ils
obéissaient à l'une ou à l'autre des opinions poli-
tiques qui nous divisent. Ardents chercheurs, pen-
seurs puissants, écrivains habiles, ils mettaient leur
ardeur et leur talent au service d'une pause. Notre
histoire ressemblait ù nos assemblées législatives:-on
y distinguait Une droite, une gauche, des centrés.
C'était un champ clos où les opinions luttaient. Ecrire
l'histoire de France était une façon de travailler pour
NOTIONSPARTICULIÈRES q$3.

un parti et de combattre un adversaire. L'histoire est


aiusi devenue chez nous une sorte de guerre civile en
permanence. Ce qu'elle nous a appris, c'est surtout
à nous haïr les uns les autres. Quoi qu'elle fit, elle
attaquait toujours la France par quelque côté. L'un •.
était républicain et se croyait tenu à calomnier l'an*
cienne monarchie, l'autre était royaliste et calomniait
le régime nouveau. Aucun (les deux ne s'apercevait
qu'il ne réussissait qu'à frapper sur la France. L'his-
toire ainsi pratiquée n'enseignait aux Français que
l'indifférence, aux étrangers que le mépris. De là nous
est venu un patriotisme particulier et étrange. Etre
patriote, pour beaucoup d'cnlre nous, c'est être
ennemi de l'ancienne France'. Notre patriotisme ne
consiste le plus souvent qu'à honnir nos rois, à
détester notre aristocratie, à médire etc toutes nos
institutions. Cotte sorte de patriotisme n'est, au fond,
«pie la haine de tout ce qui est français. Il ne nous
inspire que méfiapcc et indiscipline ; au lieu de nous
unir contre l'étranger, il nous pousse tout droit à la
guerre civile. Le véritable patriotisme n'est pas
l'amour du sol, c'est l'amour du passé, c'est le res-
pect pour les générations qui nous ont précédés. Nos
historiens ne nous apprennent qu'à les maudire et
ils ne nous recommandent que de ne pas leur res-
sembler. Ils brisent la tradition française et s'ima-
ginent qu'il restera un patriotisme français. » (i)
On nous pardonnera la longueur do cette citation.
Tout d'abord, elle met en pleine lumière un mal dont
1-ac.lunlilé et la virulence n'ont pas .diminué. Ensuite,
los constatations qu'elle ronferme ne sont pas étran-

DECovLAKor.5,
(i)I'USTEL Quetlionsactuelle*.
554 PHILOSOPHIEDU,RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE.

gères à notre thèse. Elles viennent l'appuyer, au con-


traire. Cette présence si habituelle dans l'histoire de
tant d'idées empruntées et hétéroclites prouve bien
(ju'elle ne peut se suffire à elle-môme, qu'elle ne peut
se constituer en science par ées propres moyens. Si
l'un voit dans l'histoire une matière à prédication
démocratique, l'autre un instrument de pangerma-
nisme, un autre un prétexte pour étaler sa philosophie
ou ses opinions politiques et matérialistes, c'est que
l'histoire par elle-même reçoit plus qu'elle ne donne,
suggère moins d'idées qu'elle n'en suppose. Juger est
difficile, mais le jugement historique est bien de toits
le plus sujet à caution. L'a priori, ou plutôt la masse
de connaissances qu'il présuppose acquises d'autre
part, est considérable; plus considérable relativement
que dans n'importe «pielle autre science. On ne s'en
étonne guère lorsqu'on réfléchit qu'il s'agit, après tout,
d'une étude des actes humains, qui sont comme le
centre de la psychologie', de la philosophie, de la
morale et de la question de notre origine et de notre
destinée. L'histoire soulève donc beaucoup plus de
problèmes qu'elle n'en peut résoudre. En réalité, elle
vit do principes et de doctrines antérieurs et supé-
rieurs à elle: doctrines obtenues par d'autres mé-
thodes que la sienne; doctrines quelle implique bien
souvent, surtout dans ses jugements et ses tentatives
de synthèse, mais qu'elle est impuissante à établir.
On a dit de l'histoire qu'elle était l'expérience de
l'humanité. Mais, à considérer les choses de près, on
voit (juc cette expérience ne réalise pas les conditions
requises par la science la moins rigoureuse, la moins
exigeante. Nous en avons dit la raison : le rapport des
faits humains avec leurs causes immédiates manque
do fixité : les circonstances qui ont donné naissance à
NOTIONSPARTICULIÈRES 555

ces faits une première fois ne se reproduisent pas les


mômes : et la variation n'est pas. ici secondaire et
accidentelle. Non, elle découle de la nature môme des
facteurs qui entrent' dans la constitution d'un fait
humain, concret et individuel. Au reste, dès lors que
le rôle propre de l'histoire est d'envisager les faits
humains dans leur manifestation et leur succession
réelle, l'idée du nécessaire et de l'universel se trouve
exclue par là môme de son objet propre. Car les
faits envisagés de la sorte le sont nécessairement en
tant qu'individuels : ils n'existent pas autrement.
L'historien sort donc de son vrai domaine et se met
en contradiction avec le principe particulier et la
raison d'être de l'histoire en s'occupant du général.
Beaucoup «l'erreurs, de confusions et d'abus se pro-
duisent dans les sciences lorsqu'elles ne sont pas
maintenues dans les limites précises de leur objet.
C'est ce qui est arrivé pour l'histoire plus que pour
n'importe «[uellc autre branche des connaissances
humaines. Comme elle touche à. tout sous le rapport
de l'existence, c'est-à-dire de J'ôtre des choses, en tant
«pi'il appartient au temps et à l'espace, clic n'a pas
résisté à la tentation de toucher à tout sous une foule
d'autres rapports, le plus souvent sans raison ni
compétence.
Utilité de l'histoire.

Nous l'avons dit en commençant: la question de


rhistoirc-science est bien différente de celle de l'uti-
lité de l'histoire. Il nous reste à parler de celte der-
nière. Quelques considérations sommaires et essen-
tielles nous suffiront, car le sujet a été abondam-
ment et complaisamment traité* par les historiens
VS50 PHILOSOPHIEDÛ SAtâONNEiiÎÉNTDANSLA SCIENCE

etix-nlômés. Ils ôrtt surtout reconnu à l'histoire


l'avantagé dé former et dé mûrir lé jugement. Cicétfpn
l'avait appelée « le témoin des, temps passés, l'école
dé là vie : festin témpofum, magistra vitoe » (i); de
nombreux historiens'et philosophes ont parlé dans
lé mônic sens. « Pourquoi lit-on l'histoire, écrit Dom
- Thuïfiér, si ce n'est
pour connaître l'homme et pour
régler sur cette connaissance la manière dont on doit
se conduire avec lui dans les différentes circonstances
de la vie? » (2) Et dans un autre passage : a L'histoire,
par les sages réflexions qu'elle nous fournit ou nous
donne lieu de faire, noits procure en peu de temps
une prudence anticipée fort supérieure aux leçons
des plus habiles maîtres. » (3)
l)c nos jours, ce n'est pas seulement des leçons de pru-
dence «pi'oii a demandées à l'histoire : on lui a attribué
un rôle prépondérant dans la science humaine. On a
voulu en faire la forme dé notre connaissance en fai-
sant de toutes les sciences une histoire. N'a-t-on pas
vu eh elle la base, le centre et le but de toutes les
aulrcs branches de nos connaissances? la méthode par
excellence à la lumière de laquelle il est permis de
chercher la vérité sur toutes les questions que se
pose l'esprit humain? Et ces idées Sont mises en pra-
tique par un très grand nombre de savants: « Les
créations originales de l'esprit, a-t-on pu dire, sont
devenues de moins en moins nombreuses, Ja con-
templation purement esthétique des oeuvres intcllec-
, tucllcs a été de plus en plus négligée pour faire place
à des recherches historiques: histoire des langues,

[\)De Ôratore,11,g.
Prèface\iux oeuvresde Mabillon,p. 19.
(a) D. THUILLEIX,
(3) Traitédes Etudes,I. IV, avant-propos.
•: ' ? • NOTÏdNë PARTICULIERES' •,"*'. v . Jfël;>
•••. ,-.... ;' '- x' . "/ .-.;*''.:;.',; I, \
' ''.'" -"•" ' -.: ~À:
. •-.', ^ A':''-''' ."-'*.'':
histoire dé là littérature, histoire dés institutions,
histoire des philosophics, histoire des religions» toutesV
les études qui ont l'homme et les phénomènes de
l'esprit humain pour objet ont pris un caractère his-
torique, ftotrc siècle est le siècle de l'histoire. » (i) On
sait, qUe l'idée 'de la philosophie et inôme. do toute
doctrine par. l'histoire était chère à Rcnam Pour lui,
l'universalité dé la méthode historique ne faisait
aucun doute. « Le trait caractéristique diuxixe siècle,
écrivait-il, est d'avoir substitué la méthode historique
à la méthode dogmatique dans toutes les études rela-
tives à l'esprit humain..... La criticme littéràii'c n'est
plus «pie l'exposé tics formes diverses de la beauté,
c'est-à-dire des manières dont les différentes familles
ou les différents Ages de l'humanité ont résolu le pro-
blème esthétique. La philosophie n'est «pie le tableau
tics solutions proposées pour résoudre le problème
philosophique. La théologie ne doit plus être que
l'histoire dés efforts spontanés tentés pour résoudre
le problème du divin. La psychologie n'envisage .que
Tindivi«iu et elle l'envisage d'une manière abstraite,
absolue, comme un sujet permanent et toujours
identique à lui-même : aux yeux de la critique, là
conscience se fait dans l'humanité comme dans l'in-
dividu : elle a son histoire. » (2) Ce qu'il veut, comme
lous ceux qui l'ont suivi dans celte voie, c'est
d'écarter toute science abstraite. Mais, nous l'avons
montré plusieurs fois dans le cours de cette ouvrage,
nous ne pouvons toucher aux faits, les comprendre,
les interpréter, en faire la matière d'un raisonnement

. (I) OADRIELMOSOD, « Du progris des éludes historiquesen France


depuisle xvi*siècle». Revuehistorique,t. I" (1876),
' p. 3^7.
(a) RKNAX,Averrhois.Préface. H $
v558 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

même purement expérimental sans poser ou sup-


poser un grand nombre de connaissances abstraites.
On a beau ne pas vouloir les considérer à part, elles
n'en sont pas.moins présentes et agissantes dans la
moindre de nos recherches et de nos conclusions
historiques. L'exclusion dont elles.sont l'objet est
inefficace et contradictoire : elle n'a pour effet prati-
quement que d'amener ceux qui la font à se servir
' d'idées
qu'ils n'ont jamais .étudiées ni discutées. C'est
là une attitude condamnable en toute matière, mais
principalement en histoire, qui exige une plus grande
> somme d'idées antérieures aux fails que toute autre
science particulière. En ne voulant pas reconnaître
l'existence et l'action de ces idées, en refusant d'en
faire l'objet d'une étude approfondie, on les applique
sans les connaître, on ne fait que remplacer bien
souvent la spéculation par la fantaisie individuelle.
Si les anciens ont été trop modestes en ne demandant
à l'histoire «pic des enseignements relatifs à la con-
duite de la vie, les modernes ont dépassé toute mesure
en faisant d'elle la forme/le centre et le but de toutes
les sciences. Cette conception de l'histoire n'a pas
peu contribué à créer l'état d'anarchie intellectuelle et
d'impuissance doctrinale qui caraclérise noire époque.
Faire de toutes les sciences une histoire, c'est les
anéantir toutes: c'est se dépouiller de toute valeur
stable, de tout principe directeur dans son voyage à
travers les réalités concrètes, mouvantes et agissantes.
Cette absence de doctrine, c'est-à-dire de tout
moyen reconnu d'appréciation des fails particuliers,
a pour premier résultat do faire perdre pratiquement"
à l'histoire jusqu'à son utilité la plus vulgaire. Et
c'est précisément ce «pii est arrivé à notre époque.
Comment interpréter et môme comprendre les faits
NOTIONSPARTICULIÈRES 5{>Q

humains sans idées maîtresses, sans principes? L'his-


toire écrite dans ces conditions ne peut être qUe
l'expression, nous ne dirons pas môme des opinions,
mais des passions et des préjugés de l'historien. C'est
ainsi que l'histoire est devenue de nos jours uii ins-
trument de combat qu'on emploie d'autant plus
volontiers que, dans cette immense forêt de choses
qu'elle nous présente, il est toujours possible d'en-
ériger Une en signe d'un parti ou d'une idée môme
la plus absurde par ailleurs. En procédant ainsi, on
1
de suivre une méthode
se donne les apparences
positive et scientifique, mais il n'en est rien. En
réalité, on viole toutes les règles d'une méthode de
ce genre. « On a peine à croire, dit Léon XIII dans
une lettre sur les études historiques, quel mal meur-
trier c'est de rendre l'histoire esclave de l'esprit de
parti et des passions mobiles des hommes. Elle n'est
plus la maîtresse de la vie ni le ilambeau de la
vérité, telle qu'à bon droit les anciens l'ont définie.
Mais elle flatte les vices et favorise la corruption,
surtout dans la jeunesse dont elle remplit l'esprit
d'opinions insensées et qu'elle détourne des moeurs
honnêtes et modestes. Car l'histoire saisit par de
très vifs attraits l'âme prompte et ardente des jeunes
gens. Ce tableau de l'antiquité, cette succession de
personnages évoqués par le récit et comme rendus
à la vie, sont avidement dévorés par l'adolescent et
restent pour la vie profondément gravés dans son
esprit. Aussi lcpoison une fois avalé dans le jeune
âge ne lrouve-t-il pas facilement de remède, car il
y a peu d'espoir qu'avec l'âge le jugement se redresse
en dépouillant les erreurs passées. Peu nombreux, en
effet, sont ceux qui se prêtent à étudier l'histoire
mûrement et à fond, et, par ailleurs, dans un Age
5t3Ô PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

plus avancé, le commerce de la vie offre, peut-être


plus d'occasions de confirmer que de corriger des
erreurs. » (i)
Tous ces inconvénients et bien d'autres sont la con-
séquence d'une histoire sans principes nets, sans doc-
trine acquise d'autre part; d'une histoire qui s'ima-
gine pouvoir vivre d'elle-même lorsqu'en réalité elle
Vit d'un grand nombre d'autres sciences. Mais lais-
sons de côté les abus; parlons des avantages de la
connaissance de l'histoire maintenue dans ses limites
propres et appuyée sur une 'saine doctrine plus ou
moins abstraite. Ces avantages sont réels. JVOUSallons
les résumer brièvement. Tout d'abord, il en est d'ordre
purement intellectuel. De ce que l'histoire n'est pas
une science à proprement parler, il ne s'ensuit nulle-
ment qu'elle rie soit d'aucune valeur, d'aucun secours
pour l'esprit, pour la recherche de la vérité. Noire
thèse contre l'histoire-science ne aonduit pas à celle
conclusion : elle n'a pas et ne peut avoir cette portée.
Elle est parfaitement compatible avec l'affirmation
d'une utilité intellectuelle de l'histoire. Cetle dernière,
nous l'avons vu, ne peut établir de lois ou proposi-
tions générales concernant les conditions d'existence
des actes humains ni par induction ni par déduc-
tion; elle ne le peut par ses propres moyens, vipro-
pria. Tout ce «pi'il lui est permis de faire au sujet
de la manifestation ou du déroulement de tels actes,
ce sont des conjectures, des calculs de probabilités,
des hypothèses. On peut prévoir à quelque degré les
actes d'un individu singulier ou collectif, étant donnés
la nature humaine en général et le caractère particu-

(i) Bref de LéonXIII sur les Etudes historiques,18août i883.


NOTIONSPÀRTiCÙLÏEltfcS 56î
'
^
lier dé là personne ou du groupé; mais Une telle pré-
vision n'a rien de certain ni de scientifique. Elle est
d'un ordre essentiellement différent de celle qu'auto-
risent les lois naturelles. Aucun procédé dans Une telle
matière île nous permettra jamais d'éviter toutes
chances d'erreurs; l'incertitude est ici inhérente
à l'objet même de notre étude : Objet contingent eV
individuel qui ne se prête à aucune fixité de rapport.
Il n'est donc pas possible de tirer des faits histo-
riques des principes scientifiquement certains et uni-
versels qui nous permettent de prédire le retour de
ces mômes fails. Mais ce qui est possible et profi-
table, c'est de demander à l'histoire confirmation d'une
tloclrinc connue d'autre part, nous voulons dire
dans une autre science, par l'application d'une autre
méthode. Ainsi il y a une morale, une politique
rationnelles : en partant de l'idée de la nature
humaine et de la notion abstraite de l'Etat, on peut
établir les données principales de ces deux sciences.
Celle méthode est même indispensable pour s'élever
à la notion de droit et de devoir dans les sociétés.
Ceux qui suivent exclusivement le procédé contraire
ont ruiné cette notion. La pure expérience nous dit
ce qui est, noh ce qui doit être. Pour arriver à un
principe non seulement de fait mais encore de droit,
un certain degré d'abstraction est nécessaire; en
d'autres termes, ce principe ne peut être (|u'unc vérité
idéale ou de raison. Supposons donc que nous sommes
en présence d'un certain nombre de lois de morale, de
politique oii de psychologie abstraites. Rien ne nous
empêche d'en chercher une vérification dans les fails
historiques : tout nous y invite, au contraire. Prenons
l'exemple d'un état social oit tous les pouvoirs sont
périodiquement soumis à l'élection. La raison fa
563 DANS LA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

moins exercée se suffit à elle-même pour trouver• de


graves inconvénients à une organisation politique
de ce genre. Cependant, il ne nous suffira pas de lui
attribuer des conséquences désastreuses sur le seul
témoignage d'un raisonnement abstrait. Nous irons
plus loin dans noire démonstration : nous demande-
rons à l'histoire de la confirmer. On pourra voir ainsi
un penseur puissant, un logicien irréfutable constater,
dans les faits présents et passés, les ravages d'une idée
fausse, et on rendre, par là môme, la fausseté dou-
blement évidente. On raisonnera de même pour cette
autre proposition : le plus grand péril des démocra-
ties, c'est l'affaiblissement et la ruine de l'individualité
humaine; ou cette autre, attribuée à S. Mill : la civi-
lisation moderne tend à la médiocrité collective. On
pourra encore étudier de la môme manière l'action
décisive et bienfaisante de la foi et de la morale chré-
tiennes sur les individus et les sociétés, pour conclure
finalement avec Tainc que seul le christianisme donné
des ailes à l'âme humaine, que, partout et toujours,
sitôt que ces ailes défaillent ou qu'on les casse, les
moeurs publiques et privées se dégradent.
C'est surtout pour les institutions et les lois positives
des hommes «ju'on aura recours au procédé mixte dont
nous parlons. Ces lois sont l'oeuvre de la raison déli-
bérante : à ce titre, elles peuvent et doivent môme
posséder une valeur intrinsèque. Cependant, il reste
tout indiqué «le comparer les tendances ou les déter-
minations qu'elles expriment avec les résultats
obtenus. Le contrôle ou la vérification d'un oertain
nombre d'idées par l'histoire est donc possible. Mais
ici quelque lecteur, sans doute, cherchera à nous
mettre en contradiction avec nous-môme en disant :
Vous soutenez qu'une vraie généralisation concernant
NOTIONSPARTICULIÈRES 563

la succession des actes humains individuels n'est pas


réalisable;, mai s vous devez en dire autant d'une véri-
fication déductive. N'y a-t-il pas corrélation entre les
deux procédés? Nous répondrons, tout d'abord, que le
point de départ de la déduction n'est pas nécessai-
rement une conclusion inductive. Il y a non seu-
lement des vérités expérimentales, mais encore des
vérités idéales ou rationnelles. Nous avons maintes
ibis montré la différence qui existe entre les deux.
La difficulté qu'on nous fait tombe donc en partie,
par le fait de cette remarque. Mais la question exige
et comporte une réponse plus radicale et plus uni-
verselle. Autre chose est de faire sortir une idée
générale des faits, autre chose de demander à quelques
faits confirmation d'une vérité connue d'autre part.
La première opération s'accomplit par une applica-
tion rigoureuse des lois de l'induction. Ce n'est pas
de quelques cas particuliers, mais de leur ensemble,
«jue nous passons au général. Le vrai fondement de
ce dernier se trouve dans l'expérience scientifique du
semblable.. Or, une telle expérience n'est pas pos-
sible, nous l'avons vu-, en matière d'actes humains
individuels. Non seulement la pluralité des causes,
des conditions, des circonstances, mais encore leur
variabilité, leurs transformations incessantes s'y
opposent. Aussi, pour trouver une trame solide et
résistante dans ce domaine, quelques moralistes, et
sociologues de nos jours ont-ils été amenés à consi-
dérer les faits humains moins comme des produits de
la volonté que comme des résultantes nécessaires de
causes déterminées qui»les impliquent physiquement.
Mais, en procédant ainsi, les données ou les matériaux
de la connaissance ne sont pas pris tels qu'ils se
présentent, mais plutôt tournés cl dénaturés. Ccpen-
Vm pïiitosorniE D\J RAISONNEMENTJJANSLA.SCIENCE

dant, s'il n'est pas possible d'établir une proposition


générale et certaine concernant les faits .humains
individuels, rien n'enmôche d'établir, dans ce môme
genre, une généralisation probable. Etant donnés la
nature humaine, le caractère individuel ou ethnique,
l'analogie de certaines circonstances, on pourra géné-
raliser .et prévoir dans une certaine mesure : en réa-
lité, rien n'est plus fréquent dans les discours et les
écrits des hommes. Mais les jugements de cette sorte
n'ont rien de commun avec la vraie science : ils
constituent plutôt un degré de connaissance inférieur
à cellctc^, que les anciens philosophes ne désignaient
pas sous. le nom de science mais d'opinion : ils
«'usaient : scient ta el opinio, enirr/ijjiyj y.a.>.Zh\«.. Cette
distinction, qui revient souvent dans leurs traités de
philosophie, leur permettait d'éviter nombre d'erreurs
et de confusions. C'est donc dans cette catégorie de
l'opinion que nous devons ranger les généralisations
auxquelles peut se prêter la matière historique, en
ayant som de leur appliquer cette rcmartnie de saint
Thomas : opinio videtur sonare aliquid^ débile el
incertum et videtur esse aliqua lalis naturç, quai
habeat in se imhecillitalôm et incertitudinem (i). Les
forces les plus générales comme la tradition, les habi-
tudes de pensées, l'atmosphère sociale d'une époque
ne peuvent assurer la répétition des faits historiques
ni en expliquer la succession. En d'antres termes,
elles ne peuvent pas ôlre considérées comme la lqi
de cette succession. Elles ne sont pas les seuls motifs
qui déterminent l'activité humaine : il faut encore

Poster, analyt., I. I, fret. XLIV.


-(i)4. TIIOM.,
NOTIONS1
PA^TICyLiÈRE^ Ô$ft

tenir çoin,plc du hasard, des réactions possibles^ de


1 énergie spontanée et du pouvoir créateur de .firidi-, .•';
vidu humain.
Tels sont donc les caractères, de la généralisation
en histoire et telle en est la valeur. Mais lorsqu'il
s'agit de demander aux faits historiques confirmation
d'une vérité acquise d'autre part, au moins dans,
une certaine mesure, la question est tout autre.
Dans ce cas, ce n'est plus une première cl unique
preuve que nous cherchons f c'est une preuve SCÇQU-
daire et çonfirmatoire. Pour jouer son rôle, il n'est
pas requis qu'elle soit pleinement démonstrative par
elle-même : une force toute relative lui suffit pour
cela. Par ailleurs, si elle complète la démonstration
principale, on peut dire qu'elle est aussi complétée
par elle. Par conséquent, les faits qui autorisent la
généralisation cmpirkpie el probable dont nous
venons de parler suffiront largement à la vérifi-
cation complémentaire en question; ou pourra môme
se contenter de fails isolés, c'esUà-dire ne se présen-
tant pas dans une succession ou une trame logique;
ils auront toute la valeur requise du moment que
l'idée antérieure se réalise en eux. La parité qu'on
veut établir entre la généralisation inductive pro-
prement dite et la confirmation déduclive d'une vérité
connue n'existe donc pas. Dans le premier cas, il
s'agit de s'élever à une nouvelle connaissance : dans
l'autre, de passer du connu au mieux connu. Les
conditions dans lesquelles on aborde les faits dans
les deux cas ne sont pus les mômes.
Mais en comparant une idée, ou plutôt les tendances
qu'elle exprime, avec les données de l'histoire, on
obtient encore un autre avantage : par cette compa-
raison nous pouvons mesurer la puissance d'action^
DANSLA SCIENCE
5G6 PHILOSOPHIEDÛ RAISONNEMENT

la valeur utilitaire de cette idée. Nous réalisons ains


un progrès très appréciable dans la connaissance.
Cependant, ce critère n'a rien d'absolu. Car il est
toujours possible à l'homme de s'écarter de la voie
tracée par la raison, de se soustraire dans la pratique
à l'influence d'une idée juste : comme, par contre, il
peut ne pas suivre pleinement et jusqu'au bout lès
tendances et les déterminations les plus prononcées
de l'erreur. Ainsi en est-il, par exemple, d'une mau-
vaise constitution politique ou d'un système de
philosophie comme le matérialisme qu'on ne saurait,
à aucun degré, considérer comme un motif réprimant
des passions humaines. Il arrive donc que les insti-
tutions les meilleures, de même que les plus mau- \
vaises, no produisent pas tous les effets respectifs
qu'on" serait en droit d'attendre d'elles logiquement.
Cependant, il est impossible que.ces effets ne se
manifestent pas au moins en partie, surtout lorsqu'il
s'agit d'idées ou de pratiques qui flattent et mettent
en liberté les instincts pervers de l'homme.
L'histoire, malgré qu'elle ne soit pas une science,
n'est donc pas sans utilité intellectuelle. Elle est un
précieux auxiliaire de la doctrine, mais rien de plus.
Nous ferons cependant remarquer «pie l'histoire ecclé-
siastique est bien plus étroitement liée à la doctrine
et à la croyance que toute autre. Là nous avons des
faits dogmatiques par eu .(-mêmes : nous en avons
d'autres également qui sont les témoins, l'expression
d'une croyance et qui, à ce titre, ont une portée
doctrinale considérable. D'où il suit que l'élude de
l'histoire est nécessaire au théologien. « On ne peut,
dit Mabillon, sans connaître l'histoire de l'Eglise,
avoir des Pères et de la théologie une intelligence
parfaile. Mclchior Cano ne craint pas de déclarer
NOTIONSPARTICULIÈRES S67

indignes du nom qu'ils portent les théologiens qui


ignorent l'histoire. » (i) D'autre part, les méprises,
les confusions, les erreurs même les plus regret-
tables attendent l'historien qui n'a qu'une connais-
sance superficielle de la théologie. On sait que, dans
ces dernières années, des historiens plus ou moins
modernistes en ont fait la triste expérience. Aussi
l'Eglise les a-t-elle rappelés à l'étude de la science^
théologique. « Evidemment, dit l'Encyclique Pas*"
cendi, il faut donner plus d'importance que par le
passé à la théologie positive, mais sans le moindre
détriment pour la théologie scolastique : et ceux-là
sont à réprimander comme faisant les affaires des
modernistes qui exaltent de telle façon la théologie
positive qu'ils ont tout l'air de dénigrer en même
temps la scolastique. » Quant aux historiens incré-
dules, il est constant que l'ignorance de la doctrine
catholique leur a fait commettre les plus graves
erreurs. L'abbé Gorini en a relevé autrefois un certain
nombre : il en est d'invraisemblables. On sait que le
mal n'a pas diminué depuis, tout au contraire,'il n'a
fait que grandir avec l'ignorance religieuse.
Nous avons vu plus haut «me les anciens comptaient
parmi les avantages les plus appréciables de la con-
naissance de l'histoire la formation du jugement et
une ccrlaine maturité intellectuelle. Nous complé-
terons ce point de vue en disant <iue l'histoire
développe en nous le sentiment de la complexité des
choses et des questions : sentiment qui est d'un grand
secours dans la recherche de la vérité. De plus, il

Traité des étudesecclésiastiques,


(1) MABILLON, c. vu.
PHILOSOPHIE
DURAISO.N>EMENT DANS LASCIENCE 37
568 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANS LA SCIENCE

est aussi raro quo difficile à acquérir. Il n'est à aucun


degré un don naturel. L'enfant, lo sauvngo, l'homme
sans culture sont toujours simplistes dans leurs idées
et dans leurs solutions. Ils n'aperçoivent qu'une
infime partie de la réalité, n'ont aucun soupçon do
l'infinie variété «les êtres, ni do la multiplicité do
leurs aspects, ni des nombreuses transformations
qu'ils peuvent subir. Ne saisissant pas les traits per-
sonnels et caractéristiques des choses, tout leur
apparaît sous un jour uniforme, et les raisons qu'ils
donnent des phénomènes sont nécessairement vagues
et sommaires. Il no faudrait pas croire cependant
que toute culture intellectuelle, même supérieure,
développe, par le fait même, le sentiment de la
complexité. Les études purement spéculatives ne le
nourrissent guère. Leur tendance la plus manifeste
n'cst-olle pas de tout simplifier, de tout ramener à
l'unité? En se livrant exclusivement à ce travail, on
finit par contracter une sorte «l'impuissance d'exa-
miner en «létaii, de prendre conscience des mille
nuances de la pensée et du sentiment. Une telle
lacune dans la formation intellectuelle no va pas
sans de sérieux inconvénients. Mais clic trouve son
correctif dans l'étude de l'histoire.. Quelle meilleure
école pour cela «pie celte dernière qui nous retrace
les actes humains tels qu'ils ont été réellement,
c'est-à-dire avec toutes les circonstances «jui les ont
accompagnés et modifiés ? qui nous fait suivre
l'homme dans la variété de ses travaux et de ses
idées à travers le monde et |cs siècles, sous la diver-
sité des \costumcs et des moeurs, des habitudes ou
des climats, de la couleur ou de l'usage ? Un vif
sentiment de la réalité et de la complexité résulte
nécessairement d'une telle étude. Nous n'attachons
NOTIONSPARTICULIÈRES 50V)

pas cependant, on le comprendra, une valeur absolue


à un sentiment de cette nature : s'il se développe
sans le secours d'une doctrine abstraite, c'est-à-dire
sans un en.•:»v,jb!e de principes directeurs, il peut,
comme* l'histoi' , conduire au scepticisme ou à
l'anarchie inteîl .ctuelle.
Il ne serait pas utile, croyons-nous, de pousser
plus loin l'examen de la question que nous avons
entrepris d'étudier «lans ce chapitre. Le tort préci-
sément de beaucoup de théoriciens de l'histoire a été
de ne pas remonter aux premiers priucipes, dans
cette recherche, et «le s'y tenir exclusivement. En
s'arrétant à des questions secondaires ou de détails,
ils sont allés contre le but même qu'ils se proposaient
d'atteindre. Nous mettrons «loue fin à notre présente
étude en la résumant ainsi : l'expérience de l'huma-
nité, qu'on a voulu voir dans l'histoire, ne réunit
pas les conditions nécessaires à une généralisation
scicntilhpie : en d'autres termes, on ne saurait for-
muler en lois générales les conditions d'existence des
actes humains, des faits historkjues. Ils sont la résul-
tante de facteurs si nombreux et si variables, de tant
«le circonstances positives ou négatives, sans parler
de leur caractère libre, qu'ils ne peuvent être con-
densés dans une proposition universelle. Us ne con-
stituent pas, à proprement parler, une expérience du
semblable, el la difficulté île les connaître «Unis leurs
causes, souvent cachées, de les connaître dans leur
individualité pleine et entière, c'est-à-dire dans toute
leur complexité, est souvent insurmontable. C'est le
cas d'appliquer à une telle matière d'éludé et de
recherche le principe suivant de saint Thomas : plus
une science se rapproche des réalités concrètes et
individuelles, moins ses conclusions sont certaines :
5^0 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

Quando aliqua scientia magis appropinquat ad sin*


gularia... minus potesl habere de ccrtitudine ; et cela
à cause de la multitude des éléments qu'elle doit
prendre en considération : propter multitudinem
eoram qtur consideranda sunt in talibus scientiis...
el propter eorum variabilitalem. Si, en effet, un seul
de ces éléments est omis, négligé ou inconnu, une
grave erreur peut en résulter: quodlibct si omittalur,
fréquenter erratur (i). C'est poimpioi, lorsqu'il s'agit
«l'établir une doctrine, une loi générale, les argu-
ments purement historiques sont insuffisants par
eux-mêmes : ils n'ont guère qu'une valeur dialectique
et oratoire. On peut leur applkpicr la remarque sui-
vante de saint Thomas : in rhetoricis persuasio
fit per eut}'mena aut per exemptum, non autem per
sj'llogismum vel induclionem complétai», propter in*
certitudincm materiw (2). Nous n'avons pas voulu
dire autre chose.

In liu'tiuni de Trinititc, i\. vi, a. 9.


(1) S. THOJI.,
Poster,analyt., 1. I, lect. I.
(••)S. TUOM.,
CHAPITRE XI

Vue d'ensemble et conclusion

Nous l'avons dit el tout le monde en convient : la


science vit de faits et «le raisonnement. Sous le pre-
mier rapport, la science contemporaine professe un
réalisme étriqué cl obscur dont les conséquences sont
déplorables. Elles se résument «lans la négation pra-
tique de tout ce qui fait la perfection spécifique de
l'homme dans les manifestations de sa vie intellec-
tuelle. Les faits ne sont que les matériaux de la science.
Pris séparément et dans leur individualité concrète,
ils n'appartiennent pas à la science proprement dite.
Ils n'en font vraiment partie qu'autant qu'ils sont reliés
entre eux par des explications ou «les idées générales.
Il s'agit donc pour le savant de passer du particulier
au général, du contingent au nécessaire. Mais il n'y
a là, pour la plupart «les savants de nos jours, qu'un
faux départ. Ils n'ont qu'une crainte : celle d'aban-
donner le terrain des existences; qu'une idée : celle
de s'enfermer dans le domaine du particulier ou, en
tout cas, d'y revenir par une interprétation appropriée
de l'universel. Cette crainte et celle idée se font jour
dans tous leurs essais de spéculation intellectuelle,
dans toute leur philosophie scientifique. Le principe qui
les inspire plus ou moins consciemment, c'est que nos
5?a DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

idées n'ont de valeur et de vérilé que dans la mcsuro


où elles peuvent être cahpiées sur les réalités con-
crètes et individuelles. Pour eux, la science est syno-
nyme d'empirisme, de scnsalionnismc. Nous avons
vu, dès lo premier chapitre de cet ouvrage, leur préten-
tion nullement justifiée de regarder les méthodes des
sciences naturelles comme les seules valables, de vou-
loir faire rentrer toutes les formes «le la penséo dans
lo cadre des études physico-chimiques, et de pro-
clamer la malhématifpie clle-inênie science d'expé-
rience, à moins de lui reconnaître un caractère arbi-
traire De telles opinions tlérivent «l'une fausse notion
de l'abstrait et «lu général. Pour eux, le général est
un simple signe formé par notre esprit pour dénoter
un groupe d'individus du même ordre; mais ce signe
est sans ressemblance avec la réalité des choses. Par
ailleurs, comme notre raison est faite d'idées géné-
rales, il s'ensuit «pie notre connaissance intellectuelle
n'atteint pas lo réel : elle e.i est plutôt une déforma-
tion. En tanl «pie générale et abstraite, elle ne con-
stitue tout au plus «pi'un élément mental et subjectif,
tout au plus nécessaire à une bonne discipline de'
l'esprit. Cette tendance que nous résumons à grands
trails est la plus manifeste et la plus universelle de
la science contemporaine. Les raisons sur lesquelles
on voudrait l'appuyer n'ont rien de convaincant.
Elles reviennent toutes à dire : l'idée d'un être «picl-
conquo réduit aux traits communs est une idée vide;
par l'élimination successive des éléments particuliers
elle perd toute valeur objective, elle devient absolu-
ment impropre à expliquer la vie réelle; tel est le
terme ou lé résultat nécessaire de toulc généralisation
abstraite.
Nous l'avons fait remarquer : il y a dans ces asscr-
NOTIONSPARTICULIERE» » 5?3

lions, tout au moins à leur origine, une idée fausse


de l'intellectualisme traditionnel; on y trouve ensuito
une-analyse trop sommaire et superficielle de l'ab*
straction. Do mémo qu'on reprocho à la connaissance
«lo n'être pas la chose cllo-mémo, on reprocho à l'uni-
versel do n'êlro pas explicitement le particulier. C'est
pourquoi on le conçoit comme un simple total do
l'expérience multiple. Mais les partisans les plus
déterminés «lo la nécessité cl «lo l'universalité intrin-
sô«pies d'un certain nombre do nos idées n'ont jamais
soutenu qu'elles suffisaient à elles seules pour expli-
quer los réalités concrètes et individuelles. Ils n'ont
jamais prétendu, comme on les en accuse parfois,
fairo tenir lo monde dans une poignée d'abstractions.
Non, ils ont toujours soigneusement distingué cnlro
les traits communs ou spécifiques et les traits indivi-
duels. Ils n'ont pas cru «pie la connaissance dos pre-
miers nous dispensait de celle des seconds. Us oui
toujours enseigné, au contraire, quo los vérilés do
l'ordre idéal cl abstrait employées toutes seules ne
pouvaient autoriser aucune affirmation concernant
l'oxistence ou la non-existence d'une réalité quel-
conque. Sans doute les notions communes peuvent
êtro correctement attribuéos aux réalités concrètos,
mais nous ne dovons pas oublier quo «juelque choso
répond en elles à l'idée «let- genres et «les espècos dont
elles sont les échantillons. Les connaître uniquement
par leurs traits los plus généraux et dans les grandes
lignes, c'est no les connaître que d'une manière
vague et confuse : qui scit aliquid in universali, dit
saint Thomas, scit illud, indistincte (i). Notro concept

/ Physie.,lect. I.
(i) S. THOM.,
5^4 DANS LA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

n'est pleinement adapté à l'objet qu'autant qu'il en


exprime avec les caractères communs les caractères,
propres et distinclifs. Mais ce n'est pas à dire pour
cela «pie la connaissance «les premiers soit sans valeur
ou sans utilité. Les inluilionistes anli-intellcctualistcs
le reconnaissent eux-mêmes; c'est avec une vision et
une puissance singulièrement accrues qu'où aborde
l'élude d'un objet particulier ilonl on possède par
ailleurs une idée généralo et abstraito, c'esl-à-diro les
traits fondamentaux. Les plus graves erreurs com-
mises pa«* ceux «pii cultivent 'es sciences particulières
sont relatives aux caractères communs de leur spécia-
lité; les principes d'où part celle dernière, les*pro-
cédés dont elle fait usage ne leur sont pas suffisam-
ment connus. Us ne les ont pas étudiés à part dans une
science supérieure qui est la philosophie. Dès lors,
ils les emploient suis les connaître ou so font à leur
sujet une opinion adoptée «l'instinct ou, en tout cas,
sans examen approfondi comme la matière l'exigerait.
C'est ce qui se produit chez les savants de nos jours;
nous les voyons fréquemment sortir des limites de
leur spécialité pour résoudre en passant les «piestions
d'une portée universelle. Non, ce n'est pas au vide
qu'on aboutit par le retranchement des éléments indi-
viduels et même spécifiques d'une réalité particulière.
Le concept ainsi obtenu gagne en extension ce qu'il
perd en compréhension, mais on . 'ort de croire qu'il
reste sans contenu, sans objet. Il exprime les qualités
les plus communes, les lus universelles du particu-
lier. C'est un résidu, si l'on veut; mais dans ce résidu
nous avons la réalité la plus fondamentale des choses.
Et cela est si vrai qu'une notion de ce genre s'impose
d'elle-même à toute l'espèce et à tous les temps. Elle
est à la fois, selon un mot que nous avons souvent
NOTIONSPARTICULIÈRES 5?5

cité de saint Thomas, tellement il nous parait lumi-


neux et fécond dans los questions de ce gonro, ello est
à la fois : rcs scita et médium sciendi(i); ello constitue
par elle-même une vraie connaissance, et nous fournit
en môme temps un moyen d'appréciation.
En voici un exemple ou deux, soit ce principe
qu'on trouve énoncé, a l'occasion, dans la philosophie
do l'Ecole : la perfectibilité est restreinte à l'ordre
respectif des êtres (a). Une lollo proposition a uno
valeur propre : prise en elle-même indépendamment
de loule application, elle est, pour notre intelligence,
une acquisition précieuse. Son caractère général et
abstrait ne s'y oppose nullement. Elle nous apporte
une idée, une connaissance; en elle nous avons chose
connue : res scita. Ceux-là seuls peuvent le nier qui
n'adniellent comme objet valable de pensée que le
réel individuel. Mais cela, c'est la négation de la
science et mémo de la pensée; car il faut bien
admettre que la pensée prend la réalité concrète plus
haut que la sensation. Le principe dont il s'agit
exprime donc une condition générale ou' commune
des êtres relativement à leur perfectibilité. Mais en
raison môme de cette extension il peut être attribué
à un grand nombre de cas particuliers: c'est-à-dire
qu'il no constitue pas seulement une notion acquise,
mais encore un moyen «le juger, d'apprécier, de con-
naître sur le terrain des existences et des réalités
individuelles : médium sciendi. Il pourra arriver quo
l'ignorance ou l'oubli de ce principe expose quelqu'un
à de graves erreurs dans la solution d'un problème

(i) S. THOM.,In Boetiumde Trinitate,q. v, a. a.


(a) Polentiaet proprius actus semperaccipiunturin codentgénère.
S. THOM., IV Sent,, dist. XLIX,q. u, a. 6.
5jG PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

particulier, d'une question concrète. C'est co que


nous voyons se produire exactement do nos jours
dans les revendications du féminisino intégral. Soit
encore cet aphorisme de saint Thomas: unitatem
mugis ejlicere potest quod est per se. unum quant
plares (i). L'unité est plus sûrement réalisée par un
seul quo par plusieurs. Cette sentence est incontesta-
blement générale et abstraite : vous sorez toute do n'y
voir qu'un cadre ou une formo vide do la pensée,
qu'uno simple sonorité Yorbalo, parce que, selon vous,
on peut qualifier do la sorte tout co qui ne contient
pas une détermination positive. Mais votro errour est
grande Le principe dont il s'agit énonco une relation
entro des termes indéterminés, nous l'admettons sans
peine : mais c'est précisément pour cola qu'il est sus-
ceptible de nombreuses et fécondes applications.
Ceux qui ont vu à l'oeuvre pendant la guerro le gou-
vernement de plusieurs n'ont pas besoin qu'on lour
en fournisse un exemple concret.
Nous «lovons tlonc admettre que l'idée générale et
abstraite a une valeur et une vérité intrinsèques, et en
un certain sens indépendantes des faits particuliers.
Pour les vérités universelles immédiates, la chose est
assez évidente; elles expriment les rapports que notro
esprit découvre à première vue entre certaines notions
primitives. Quant aux vérités générales obtenuos par
une induction scientifique, elles dépendent sansdouto
des réalités particulières quant à leur origine; mais,
une fois acquises, elles échappent à la perpétuelle mobi-
lité du sensible dont elles formulent et- formuleront
toujours, quoi qu'il advienne des cas individuels, la

(i) S. THOM.,
DeregiminePrincipum,c. n.
NOTIONSPARTICULIÈRES tyj

loi spécifique. Le fond «le tout cela, nous l'avons dit,


o'est que l'individualité n'étant qu'un mode d'être,
elle peut être éliminée, sans aucun détriment pour
la connaissance de la chose en soi. C'est dans ce sens
«pie saint Thomas nous dit quo la vision n'ajouto rien
à la connaissance intellectuelle proprement dite: ou
plutôt l'existence réelle fj.u'clle y ajoute n'est ni
nécessaire ni intrinsèque à l'idée, à la conception de
la chose : scienlia visionis addit supra simplicem noti-
tiam aliquid quod est extra genus notitioe scilicet
existentiam rerum (i). D'autre part, l'universalité
formellement prise n'est pas un élément essentiel do
l'objet ou du contenu de l'idée abstraite; en d'autres
termes, pas plus que le mode individuel, le mode uni-
versel n'est intrinsèque à l'objet connu; il ne fait pas
partio de la réalité intelligible, il est seulement une
condition de son intelligibilité. Enfin, on ne perdra
jamais de vue dans toutes ces questions que la con-
naissance abstraite et générale n'abolit nullement la
connaissance inférieure el sensible; «pi'clle nous laisse
en pleine possession du concret; qu'il n'y a par con-
séquent aucuue raison d'opposer l'une à l'autre deux
formes de connaissance qui s'éclairent et se com-
plètent mutuellement.
Rien de plus commun de nos jours qu'une certaino
aversion pour tout ce qui est général ou abstrait :
lorsqu'on ne le repousse pas a priori, on le ruine par
une fausse interprétation. Cette tendance est caracté-
ristique «le la pensée contemporaine. Co serait une
grave erreur t]ue de la croire inofleusive. Elle entraîne
des conséquences désastreuses; elle est directement

De Verit.,q. m, a. 5.
(i) S. THOM.,
5j8 PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

contraire à ce qui fait la supériorité ou la perfection


spécifique do l'homme. Ello est pratiquement la néga-
tion ou la destruction de nos inclinations et de nos
capacités les plus nobles. Nous n'avons qu'à la voir
à l'oeuvre dans le monde qui nous entoure pour nous
en convaincre. C'est elle qui, «lans 1'éd.ucation intel-
lectuelle de la jeunesse, est l'ennemi lo plus irrécon-
ciliable de la tradition humaniste et «lo la culture
générale. On sait que, dans certains milieux imprégnés
des idées que nous rappelons ici, on se plaint chaque
jour que les intelligences formées d'après cette tradi-
tion manquent do réalisme. C'est pourquoi, ouverte-
ment ou par des moyens détournés, ils s'efforcent
d'industrialiser l'intelligence française. Comme les
partisans de celle culture nouvelle sonl bien souvent
aussi les dépositaires de l'autorité universitaire, ils
ont tous les moyens de passer à la prathpie. De là
•nous viennent tant de programmes «l'esprit encyclo-
pédique et utilitaire; de là nous viennent tant do
méthodes pragmalislcs ou directes qui dispensent
l'élève de tout effort. Aussi se plaint-on à bon droit
que la force d'attention va toujours en diminuant ainsi
quo le pouvoir d'association logique des idées. Une
décadence intellectuelle aussi profonde qu'universelle
sera le résultat final de cette conception nouvelle de
l'éducation de l'intelligence. Il ne suffit pas de
repéter: la science, c'est l'expérience. Non, il faut
encore ajouter «pie «lans les sciences expérimentales
comme dans toutes les autres « le seul critérium réel
est la raison » (i). Or, ce n'est pas l'expérience brute,

(i) C. BERNARD,
Introductionà l'éludede la médecineexpérimentale,
c. ii, 57.
NOTIONSPARTICULIÈRES 5^0

ce n'est pas l'accumulation des détails qui nous


apprendront à penser, à raisonner juste. Impossible
de juger, de comparer, d'apprécier, sans itlées géné-
rales. Les faits, pour passer à l'ordre scientifique,
demandent d'être mis en oeuvre. Or, ils no peuvent
l'ôtrc qu'en vertu de principes premiers et «le pro-
cédés «|ue la raison doit connaître. En un mot, il y a
dans toute science un élément rationnel qui est comme
l'àme des faits. Sacrifier cet élément, c'est se con-
damner à déchoir, « à faire des expériences sans
acquérir de l'expérience » (i), c'est-à-dire sans's'in-
struire, selon la judicieuse remarque de Cl. Bernard.
Non, on ne saurait exclure de la science la part
qui revient à l'espril sans les plus graves inconvé-
nients. Inutile de faire observer que par ces mots
« élément idéal », « la part qui revient à l'esprit », nous
n'entendons pas quelque chose de purement subjectif
à la manière des modernes. Nous donnons à ces mots
le sens qu'ils ont et doivent avoir dans une doctrine
philosophique «pii enseigne l'origine sensible de nos
idées sans préjudice pour l'existence de vérités de
raison médiates ou immédiates.
Mais la tendance dont il s'agit se manifeste encore
par tl'autrcs effets non moins déplorables. Elle ruine
la notion du droit dans le inonde. Il est impossible
d'établir celte notion sur le seul témoignage de l'expé-
rience. Nous l'avons vu : l'expérience nous dit ce
qui csl el non ce qui doit être: elle nous montre lo
» fait, non le droit. Les généralisations induclives les
plusv élevées ne sont que l'affirmation d'un fait qui

Introductionà l'étude de la médecineeoepérimen*


(i) C. BERNARD,
taie, c, i".
580 DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

se produit régulièrement dans telles conditions. Elles


no comportent donc par elles-mêmes, vi tpropria, ,
qu'un sens de fait cl non de principe ou de droit
absolu. Jamais de la constatation pure et simple des
faits on ne fera sortir logiquement l'idée ou la
preuve «le leur nécessité. Il faut avoir recours pour
cela au principe du déterminisme ou de causalité :
principe qui est d'essence rationnelle. Car s'il n'est
admis «pic sur le seul témoignage de l'expérience, il
n'a qu'une valeur de fait : de plus, nous tournons
manifestement dans un cercle vicieux. Dans cette
hypothèse, en effet, les uniformités partielles et les
inductions particulières sont à la fois la cause et la
conséquence du principe en «piestion. Noire remarque
a bien plus de portée encore si on l'applique aux
sciences morales et sociales. Nous l'avons vu en trai-
tant «le l'histoire-science : en matière d'actes humains
l'observation «les faits ne peut nous conduire à mie
généralisation scientifique. La loi de ces actes ne leur
est pas immanente: en un sens très vrai, «'lie leur est
«plutôt extérieure. Elle est leur règle, leur mesure.
Mais si imposée tpi'elle nous soit par ailleurs, elle
n'agit efficacement «pi'autant «pic nous nous l'impo-
sons à nous-mêmes. Il peul donc arriver et il n'arrive
que trop souvent «pie l'homme s'écarte de la voie
qui lui est ainsi tracée. Dans ce cas, la loi ne se trouve
pas inscrite dans ses oeuvres : comment, dès lors,
pourrait-on la formuler «l'apies la seule observation
des fails? La « physique morale » ne peut donc
aboutir en toute hypothèse qu'à la ruine de la notion
du droit dans le monde. De môme «pic nos savants
naturalistes oublient qu'il y a des vérités immédiates
qui ne sont nullement des conclusions induclives
proprement dites,, de môme nos savants moralistes
NOTIONSPARTICULIÈRES 581

et sociologues oublient que des vérités de co môme


genre existent dans lo domaine moral. Ce sont les'
prescriptions les plus générales do la loi morale natu-
relle. Elles constituent les premiers principes iné-
branlables de toute science et do toute conduite
morales ainsi que la règle de toute expérience en ces
matières.
On peut voir par la à quels abîmes peut con-
duire une science dont l'idée la plus nette et la plus
arrêtée est de vouloir tout soumettre à la méthode
des sciences naturelles : tout, mémo les vérités pre-
mières, qui sont impliquées dans toutes les démarches
de celte méthode. Elle se trouve vouée, par là
môme, aux erreurs les plus graves, tant dans la
spéculation que dans la pratique. Le résultat le plus
clair de ces doctrines si répandues de nos jours, c'est
d'exclure l'humauitéV des sciences qui 1ont pour objet
l'homme lui-même; c'est de faire régner la force
dans le monde'à la place du droit, c'est-à-dire d'y
faire régner une barbarie scientifique. Un empirisme
et un scientisme qui annulent l'ordre idéal et ration-
nel ne peuvent pas avoir logiquement d'autres con-
séquences. Cependant, il ne faudrait pas croire qu'il
suffit de rejeter théoriquement les idées générales
dans le sens que nous avons défini, pour s'en
passer : elles existent à l'état latent, à l'état de men-
talité à l'origine des entreprises les plus bassement
utilitaires des hommes, et, à plus forte raison, à la
base des travaux intellectuels des savants. S'il est diffi-
cile de les atteindre et de les discuter sous cette forme,
elles n'en sont pas moins l'àme de nos opinions, le
nerf caché de nos raisonnements. On comprend qu'à
raison môme de la pénombre où elles se tiennent
elles puissent conduire très loin dans l'erreur.
58à PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT
DANSLA SCIENCE

Quant à l'autre fadeur de la science, le raisonne-


ment, il importe de ne pas oublier l'importance de
son rôle. C'est lui, à vrai dire, qui nous fait passer
de l'expérience brute à l'expérience scientifique.
Celle-ci se trouve donc liée plus étroitement qu'on ne
se l'imagine bien souvent à la valeur d'une opération
logique. Il n'est pas rare que la science, croyant nous
présenter un fait, ne nous présente en réalité qu'un
raisonnement. Ainsi, après avoir rapporté quelques
faits concernant l'instinct parfois si merveilleux des
animaux, un auteur nous dira gravement : les diffé-
rences entre l'homme et l'animal, au point de vue
psychique, ne sont pas qualitatives : elles sont seu-
lement «piantitatives. Ce qu'on nous donne de la
sorte comme une observation scientifique a tout juste
la valeur de la philosophie et de la logique du savant
Ainsi encore clest un fait que l'acide chlorhydrique
se décompose en chlore et en hydrogène; mais ce qui
n'est pas un fait c'est d'ajouter «ju'il n'est pas une
matière homogène comme ses constituants. Cela c'est
un raisonnement d'une valeur très discutable. Les
faits vraiment nouveaux sont plutôt rares dans la
science : ce qu'on y voit de plus nouveau ce sont
des combinaisons de faits et leur mise en oeuvre par
le raisonnement. Tout cela fait ressortir l'importance
«le la logique dans le travail d'édification de la science.
Les modernes, on le sait, sont loin de partager l'opi-
nion des anciens à ce sujet. Us ont singulièrement
rabaissé la portée de la logique ainsi que sa valeur
utilitaire. « Elle ne nous enseigne rien, ont-ils dit
après Kant, au sujet du contenu de la connaissance,
mais elle se borne à exposer les conditions formelles
de l'accord de la connaissance avec l'entendement.
Ces conditions sont d'ailleurs tout à fait indifférentes
NOTIONS PARTICULIÈRES 583

relativement aux objets. La prétention de se servir


de cette logique comme d'un instrument (d'un orga-
non) pour élargir et étendre ses connaissances, ou du
moins en avoir l'air, ne peut aboutir qu'à un pur ver-
biage par lequel on affirme avec quelque apparence où
l'on nie à son choix tout ce qu'on veut. » (i) Je ne
crois pas qu'on n'ait jamais rien écrit de plus faux
concernant l'idée que les anciens se faisaient de la
logique et de son rôle. Jamais ni Aristote, ni saint
Thomas, ni aucun philosophe scolastique n'ont pré-
tendu que le but propre et direct de la logique était
d'étendre nos connaissances dans un domaine quel-
conque ou une matière déterminée de la science : ils
ont toujours enseigné, au contraire, qu'elle n'avait pas
à se prononcer sur le fond des choses; «pi'clle ne pou-
vait- utiliser même les notions générales qu'elle en
retenait pour établir directement une conclusion rela-
tive à un objet particulier : ad aliquid ostendendum
de rébus quai sunt subjecta aliarum scientiarum (a).
Mais alors, dira-t-on, si elle ne nous enseigne rien au
sujet du contenu «le la connaissance, quels peuvent bien
ôtre son objet et son utilité? Son objet de diriger notre
activité mentale dans notre volonté de connaissance
et notre recherche de la vérité : circa actum rationis
uersatur sicut circa propriam materiam (3). Il lui
appartient de la sorte de fixer et de systématiser lus
procédés et les règles d'après lestjucls notre esprit
atteindra la certitude ou la probabilité dans l'exercice

(i) KANT, Critique de la raison pure, t. I". Logiquetransccndantale,


introduction(J. Barni).
(a) S. THOM., Poster, analyt., 1. I, lect.XX.
(3) Ibid., 1.I, lect.I.
PHILOIOPDIB DURAISONNEMENT DANS LASCIENCE: 38
584 PHILOSOPHIEDURÀiâôftNËMifôf ©ANSLA SCIENCE

de ses opérations : procédés qui ne Sont ni arbitraires


ni, formes a priori, mois qui sont déterminés par
l'objet même de la connaissance. Ainsi, il y a des lois
communes à tout raisonnement quelle qu'en soit la
matière, et il y en a de particulières à telle ou telle
matièf-e déterminée : elles ne sont pas les mômes pour
la morale «pie potir les mathémaUques, pour la phy-
sique que pour l'histoire ou la sociologie. En d'autres
termes, la logique ne saurait se constituer on dehors
de tout objet de pensée. I«'i comme ailleurs, la forme
est donnée en puissance dans la matière môme.
A inoins de vouloir multiplier les ôtres sans néces-
sité, comme le fait Kant, rien ne nous oblige à dire
que la forme de la connaissance est toute préparée
il priori dans l'esprit. Non, la logitpao n'est pas a.3
sorte de psychologie abstraite, une analyse de l'enten-
dement en tanl qu'il contient les premiers germes,
les premiers linéaments des concepts purs ou les
formes vides de la pensée. Elle a pour but de diriger
nos opérations intellectuelles dans leur recherche du
Vrai. Or, pour atteindre ce but, elle ne peut ni he doit
faire totalement abstraction de l'objet, bien qu'elle n'ait
pas à l'étudier au môme titre qu'une science particu-
lière. En un mot, son rôle est de perfectionner l'iti's-
trUmcnt de toute acquisition qui est l'intelligence.
Sous ce rapport, elle est d'une souveraine utilité.
On dit, il est vrai, que même ceux «pii connaissent le
mieux les lois du raisonnement n'y ont jamais recours
dans leur travail seientifkpie. Mais ceci repose sur
une é«juivo<[uc. Il n'esl pas nécessaire, pour éprouver
l'utilité de la logique, d'imiter l'orateur de Rabelais
«fui conclut en baralipton. Non, la loghptc a uhe
autre manière d'exercer son action bienfaisante. Elle
lait l'éducation de l'esprit, elle perfectionne l'ihstru-
NOTIONSPARTICULIÈRES 585

ment du travail, redresse le jugement, fait contracter


de bonnes habitudes intellectuelles, nous permet de
distinguer le certain du probable dans les résultats
obtenus, dissipe les illusions et les chimères, prévient
les écarts de l'esprit en le fortifiant. Ceux qui n'en
ont fait aucune étude sont bien exposés à abandonner,
au gré de leur humeur, leurs idées et leurs jugements.
Quant aux méthodes inductives et déductives» les
deux chapitres que nous leur avons consacrés en
montrent clairement le principe et le mécanisme.
Seule une analyse imparfaite et superficielle de ces
méthodes a pu faire douter de leur efficacité au point
de ne voir en elles que répétition inutile et tauto-
logie. Dans l'induction môme complète l'infércnce est
réelle : ello aboutit à la forme-tout qui représente
une acquisition nouvelle, un progrès dans la con-
naissance. Pour ce qui est du raisonnement déductif,
on lui fait exactement les mômes reproches ; mais ils
sont tout aussi peu fondés. C'est dans la comparaison
des idées qui en fait lo fond que réside sa véritable
fécondité. Cette comparaison nous fait découvrir un
rapport qui est affirmé dans la conclusion : rapport
qui n'était nullement perçu, étant supposé môme que
les termes pris séparément nous étaient bien connus.
Nous ne pousserons pas plus loin cette récapitula-
tion sommaire; il nous suffira d'avoir rappelé ici les
points les plus fondamentaux de ces «picslions. S'il
fallait maintenant nous résumer dans une considération
plus générale encore, nous le ferions do la manière
suivante. Un des traits les plus caractéristiques de la
science moderne, c'est l'attitudo qu'elle a adoptéo à
l'égard des premiers principes. Nous l'avons dit : on
les rencontre dans tous les domaines de noire activité
intellectuelle. Il en est qui sont communs à tous les
586 DANSLA SCIENCE
PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENT

ordres de connaissances : il en est d'autres qui se rap-


portent à une matière déterminée, la quantité, par
exemple; mais les uns et les autres jouent le rôle de
premières assises au-dessus dcsfjuellcs s'élève tout édi-
fice scientifique. Us constituent les axiomes, c'est-à-dire
des vérités immédiates connues par le simple rappro-
chement des termes qui souvent, par ailleurs, sont
universellement compris. Dans ce cas, le rapport est
perçu d'un simple coup «l'oeil, sans recherche, sans
discours : nous formons alors une proposition comme
par elle-même, per se nota, c'est-à-dire une proposi-
tion où le prédicat est manifestement inclus dans
l'idée même du sujet. Nous savons par là même que
les deux termes s'accompagnent toujours et partout,
en fait et en droit absolu. L'expérience n'est nulle-
ment la raison déterminante de notre adhésion ferme
et entière aux principes de celte sorte, bien que les
notions ou les éléments simples dont ils se composent
soient fournis par les sens.
Or, celte explication si féconde et si saine des vérités
premières, la seule qui offre une base solide à l'édi-
fice de la science, nos savants ne l'ont jamais acceptée.
Us n'en font même pas mention, bien qu'elle ait été
enseignée par les plus grands philosophes du passé.
Ils ont vu dans ces mêmes vérités des conventions jus-
tifiées par leur commodité : des conclusions purement
inductives, sans se soucier du cercle vicieux dans
lequel ils. enfermaient ainsi toulc la science : ils y ont
vu encore l'arbitraire et l'irrationnel, puisque de tels
principes étaient indémontrables! Et c'est ainsi qu'ils
ont conçu non seulement les principes les plus uni-
versels el les plus communs, mais encore les prin-
cipes particuliers ou premiers dans un ordre de con-
naissances. Et comme ces mêmes principes sont pré-
NOTIONSPARTICULIÈRES 58?

scnts à toutes les' recherches, à toutes les sciences,


à toutes les vérités particulières comme le fondement
l'est à toutes les superstructures et à tous ses dévelop-
pements, la science s'est vue condamnée par son point
de départ même aux plus graves erreurs. C'est ainsi
que la pensée moderne a manifesté une tendance très
prononcée à construire en toutes choses, en dehors
des indications, des virtualités et des bases naturelles.
C'est là tout le modernisme dans le sens le plus
large et le plus doctrinal du mot. Il n'a rien de ras-
surant pour le progrès moral et intellectuel de l'hu-
manité. Renan et Taine lui-même attendaient un
renouvellement complet de l'existence, une véritable
révélation par la science. C'est de cette science pro-
metteuse de palingénésic intellectuelle et sociale
qu'on a pu justement déjà proclamer la banqueroute.
Mais d'autres déceptions plus amères encore l'at-
tendent si elle persiste dans la voie où elle se trouve
engagée, c'est-à-dire dans l'abandon des principes
naturels et la négation pratique «le toute idée géné-
rale digne de ce nom. Les perfectionnements de la
vie matérielle qu'elle a apportés au monde sont
incontestables. Mais cela ne suffit pas pour renou-
veler la pensée et la vie des individus ni des nations.
Agir autour de l'homme ce n'est pas agir sur l'homme
lui-même. Le progrès ainsi compris n'aurait-il pas
finalement pour résultat «l'exacerber chez lui les ten-
dances utilitaires et d'y faire disparaître peu à peu
les tendances les plus nobles? Il est certain ipi'au
lieu d'une culture intégrale, il ne peut lui apporter
qu'une culture de passion, d'intérêt égoïste et maté-
riel ; une culture sans idéal, sans principe directeur
au milieu «les réalités contingentes et mouvantes,
dans le conflit des intérêts et des questions du temps
588 . PHILOSOPHIEDU RAISONNEMENTDANSLA SCIENCE

présent. Il arrive un moment dans la vie d'une nation


où lo développement économique et sociil a pris une
direction telle qu'un retour à la torre devient abso-
lument nécessaire. Lo moment est venu depuis long-
temps pour la science de rovenir aussi à la terre,
nous voulons dire aux lois et aux données du sens
commun que saint Thomas a. toujours si magistra-
lement interprétées c/t^|sWén/sftmvre.
TABLE DES MATIÈRES

PARTIE
[BR^LiÊ'RE^

CHAPITRE PREMIER
Science et philosophie
Causesdu discrédit actuel de la philosophie: i° Conception
utilitaire de la science : Opinionvulgaire sur ce point.
Manifestationsthéoriques de l'utilitarisme régnant. Prag-
matisme. Antiintclleclualismc.Utilité réelle et supérieure
de la philosophie.— 20 Méconnaissance de la nature
et du rôle de l'abstraction : Idée fausse ou incomplète
de l'abstraction chez un grand nombre de savants. Appli-
cation qu'ils en font aux mathématiques, à l'objet de la
science en général. De l'abstraction dans la théorie de la "
connaissanced'après ;saint Thomas. — 3° Généralisation
des méthodes propres aux sciences particulières :
Tendancedes savants à tout ramener a leur science parti-
culière. Idée qu'ils se font de la philosophieet de la méta-
physique. Juridiction universelle qu'ils attribuent t\ leur
spécialité: exemplesde leurs empiétements 3

CHAPITRE II
Le fait et l'idée

Rapports des fails avec l'idée : i° Dans l'expérlenoe :


L'idéeen est : i° le primum movens; 20le but et la conclu-
59 TABLE DES"MATIÈRES

sibn.
1 Vérités premières et notions universellesnécessaires
au raisonnementexpérimental,à la mise en oeuvredes faits.
—| 20 Dans la généralisation : Fait dominant de Ja
science; sa raison et' son fondement; intelligibilité en .
puissance seulement de la matière. Formation de l'idée
générale. — 3° Dans l'explication : Pouvoir d'explication
de chaque science. Caractères de la raison explicative: plus
connue, plus simple, plus générale, enfin causale. Valeur
explicativede l'induction, des lois naturelles IOO

CHAPITRE III
Des premiers principes

Importance de leur rôle dans la science humaine. —


i° Leur origine sensible : Les sens en fournissent la
matière comme celle de toutes nos connaissances.Vérités
de raison et non d'expérience proprement dite. — 2° Sys-
tèmes explicatifs de la nécessité et de l'universa-
lité des premiers principes: i° empirisme; 2° asso-
ciâtionisme; 3" subjectivisme kantien; f\° réalisme idéaliste
de saint Thomas • i/|3

CHAPITRE. IV
Des vérités médiates ou inférées
' et des degrés de la connaissance

i° De la distinction entre l'immédiat et le dérivé


dans nos connaissances : Imperfection de l'inidli-
gence humaine. Fondement de la méthode discursive. —
2° Cause originelle de la pluralité des idées : Multi-
plicité des concepts en raison inverse de la perfection du
connaissant. Causes prochaines de la pluralité des idées:
procédé abstractif. Insuffisanceet imperfectionde la fonc-
tion intuitivede notre esprit. — 3° Degrés de la connais-
sance: Le connu est dans le connaissant par sa forme*
Distinctionde nos connaissances d'après : i° l'origine de
celte représentationou idée; n°d'après son objet; 3° d'après
TABLE DES MATIÈRES S*)*
son extension,etc. — 4° Notion et valeur de l'abstrait :
Connaissance intellectuelle humaine à base d'abstraction..
L'abstraction n'implique aucune fausseté..Du point de vue !
de la connaissanceintellectuelleel de la science, l'universel '
a plus d'être et de réalité que les chosesindividuelleset con-
tingenles. Valeur et portée des lois naturelles. — 4° Du
vrai dans la spéculation et dans la pratique i85

DEUXIEME PARTIE

CHAPITRE'V
De l'induction
Del'inductionchez les scolastiques.De l'inductionconsidérée:
— i° Dans les faits qui lui servent de fondement:
Distinctionà faire entre l'induction et l'observationcom-
plètes. Passage de quelquesfaits particuliersà l'observation
complète. Principe général sur lequel il repose. Inférence
desélémentsindividuelsou de la forme-chaquea la forme-
tout dans l'induction complète: — 2° Dans la proposi-
tion générale inductive : Une idée générale à l'origine
mêmede la rechercheinductive.Ellese changeen conclusion
après comparaisonavecles faits particuliers. De l'universa-
lité qui convient a cette conclusion.— 3° Dans le mode
d'inférenoe : Induction raisonnementvéritable. Son fon-
dement. — Sa portée 279

CHAPITRE VI
De la déduction
i° Point de départ de la déduotlon : N'est pas nécessai-
rement une propositiongénérale inductive. De la portée de
celte proposition.De la propositioncollectiveet particulière
immédiate. — 20 Premier prlnolpe du syllogisme:
Axiome du syllogisme d'après les anciens. Modifications
que les modernes lui ont fait subir. Exceptionsapparentes
au dictum do omni. Syllogismesà prémissessingulières*
hç)2 TAfiLB t>ES MATURES

Inférenco du porticulier au particulier. — 3° Valeur.et


portée du syllogisme : Critique du syllogisme chez les
modernes. Méconnaîtl'existencedes vérités de raison ou de
l'ordre idéal. Réponse aux objections 33a

CHAPITRE VII
Du raisonnement en matière contingente

Notion du contingent. — Du véritable objet de la


science. — Causes ordinaires d'incertitude dans
le domaine du contingent. — Nécessité de consé-
quence qui s'y rencontre 385

CHAPITRE VIII
Les conditions de la certitude et la critique

Caraotére souvent subjectif de la critique. — Causes


qui la rendent incertaine. — Valeur de l'induotion
et de la déduction en matière de critique histo-
rique. — Exemples /|23

CHAPITRE IX
De l'assentiment donné aux propositions inévidentes
Notions préliminaires. — Caractères différentiels de
la croyance et de l'opinion. —Du rôle de la volonté
dans la oroyance 458

CHAPITRE X
L'histoire est-elle une science?
Ne satisfait pas aux exigencesde lu science: i° Dans la réu-
nion des faits, fondement de la synthèse scienti-
fique. Contingencedu document.Recoursau raisonnement;
faits d'ordre spirituel; choix entre les faits.— a0 Dans la
TABLEDES MATIERES ".'.,' 5g^

ooordlnation des faits : Causalitéconcrète. Multiplicité


-et hétérogénéitédes causes.Leur caractère intérieur et caché.
Hasard. Liberté.Coordinationpossibledes grands ensembles
de faits avec les lumièresde là révélation sur le pian de la
Providencedivine. — 3° Dans les lois de l'histoire : Ni
par induction ni par déduction ne peut atteindre à une géné-
ralisationvraiment scientifique.La répétition des faits dans
tesmêmescirconstancesfait défaut.Différenceentre les faits '
humains et les faits naturels. Utilité de l'histoire : Utilité
morale, intellectuelleauxiliaire de la doctrine 499

, CK^nVxVN,
Vue d'ensemble et conclusion. .1.... s.<..../;« 571

—ltnp.I'. Fsno.vVnAV,
388-17. 3et 5, rueBayarJ,Taris,8'.

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