La Philosophie de La Nature (Partie 2) 000001334

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Les Principes de la Philosophie Thomiste II

LA PHILOSOPH IE
DE

LA NATURE
DEUXIEME PARTIE

LA NATURE VIVANTE
ET CONNAISS ANTE
par
Joseph de TONQUÉDEC, s.j.

P . LETHIELLEUX, EDITEUR
10, rue Cassette - Paris vi*
http://www.liberius.net
© Bibliothèque Saint Libère 2019.
Toute reproduction à but non lucratif est autorisée.
LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE
LA NATURE VIVANTE ET CONNAISSANTE
OUVRAGES PHILOSOPHIQUES DU MEME AUTEUR

Chez P. L ethielleux

LES PRINCIPES DE LA PHILOSOPHIE THOMISTE.


La Critique de la Connaissance, 3* édition.
La Philosophie de la Nature. — irc partie : la nature en
GÉNÉRAL.
F ascic . I. - Prolégomènes. La Nature et la science de la
Nature. — La philosophie et les sciences mathématiques
et expérimentales. — Classification des sciences.
F ascic . II. - La substance et l’accident. — La matière et la
forme.
F ascic. III.-L e mouvement. L ’espace et le temps. Les caté­
gories de l’accident cosmique.

Merveilleux métapsgchique et miracle chrétien. Collection du


Centre d’Etudes Laennec (P. Lethielleux, éditeur).

Chez V rin

Questions de cosmologie et de physique chez Aristote et saint


Thomas. - 1. Le système du monde. - IL Les théories de la
lumière et de la couleur. - III. La théorie de la mesure.

Chez B eauchesne

Immanence. Essai critique sur la doctrine de Maurice Blondel.


Deux études sur « La Pensée » de Maurice Blondel.
Sur la philosophie bergsonienne.
Une philosophie existentielle : l’existence, d ’après Karl Jaspers.
Une preuve facile de l’existence de Dieu : l’ordre du monde.

Les autres ouvrages de l’auteur, tant littéraires que théolo­


giques, sont indiqués en tête du Ier fascicule de la Philoso­
phie de la Nature.
© P. Lethielleux, Editeur, Paris -1962
PREFACE

Avec ce volume» consacré à la Nature vivante et connais­


sante, s’achève l’exposé, en un français facile, de la Philo­
sophie de la Nature, telle qu’Aristote et saint Thomas l’ont
conçue.
Si l’on excepte un certain genre d’esprits que j’appellerai
< chronologiques > — pour qui la date où des idées ont été
émises suffit à décider de leur valeur, l’accueil fait aux pré­
cédents volumes a été généralement favorable. On a su gré
& l’auteur de mettre à la portée du public cultivé, dans leur
précision, des doctrines dont il n’a pour l’ordinaire qu’une
connaissance fort vague.
Les rares critiques ne sont pas venues, la plupart du temps»
des hommes de science, mais de quelques philosophes chré­
tiens. Ils ont craint qu’une dissonance ne se fit sentir entre
le thomisme et la science actuelle, reprochant à celui-là de
n’apporter aucune solution aux problèmes posés par celle-ci.
Par contre, les physiciens, chimistes ou biologistes, consultés
sur le sujet, s’y sont montrés assez indifférents. Vérifiant
en fait la distinction posée dès le début de ces études (d entre
la science et la philosophie» ils n’ont aperçu aucun incon­
vénient à ce que s’organisent des spéculations étrangères à
leurs objets coutumiers, pourvu que celles-ci se maintiennent
dans leurs limites propres. En effet, que leur importe que
les éléments qu’ils traitent soient ou non composés de ma­
tière et de forme ? que les changements vérifiables qui s’y
accomplissent soient censés substantiels ou accidentels ? que
le temps qui entre dans leurs calculs soit ou non défini comme
la mesure du mouvement ? que les relations soient des en­
tités réelles ou des manières d’exprimer des rapports ? etc...
Ces questions ne les intéressent pas. De tout cela» ils n’ont
cure et laissent les philosophes libres de s’ébattre dans ces

(i) Premier fascicule Prolégomènes, Section IV, p. 69.


8 LA NATURE VIVANTE ET CONNAISSANTE

régions que pour leur compte ils n’abordent pas, que souvent
même ils déclarent inaccessibles.
En effet, la science professe le dessein de découvrir
comment les choses se passent, non ce qu’elles sont en elles-
mêmes. Ce qui n’est pas vérifiable par l’expérience et, autant
que possible, mesurable, n’existe pas pour elle. La philosophie
se fonde aussi sur l’expérience, mais sur une expérience pré-
scientifique (qui fournit à la science même son point de
départ obligé, faute duquel toutes ses constructions s’écrou­
leraient). Pour explorer cette donnée première et en tirer
les conséquences, les instruments de la philosophie sont
l'analyse et le raisonnement. Son premier pas, tellement
accusé chez un Aristote ou un Thomas d’Aquin, est d’établir
le sens des mots employés : ce qui l’a fait prendre, bien à
tort, pour une grammaire ou une lexicologie, comme si elle
se bornait à cette tâche initiale. Mais pour ne pas divaguer,
il faut d’abord savoir de quoi il est question, de quoi l’on
parle. Beaucoup de quiproquos, de paralogismes ou d’affir­
mations gratuites, que l’on découvre à la lecture attentive de
certains ouvrages célèbres, viennent de ce que leurs auteurs
se sont affranchis de cette élémentaire précaution. Les pro­
cédés de la dispute scolastique ont donné lieu, surtout aux
époques de décadence, à plus d’une subtilité oiseuse ; son
langage technique et ses règles strictes avaient du moins
l’avantage de rendre impossibles de trop grossières équivoques.
**«

Ceci dit pour répondre aux principales critiques, nous ne


ferons pas difficulté d’avouer que l’ordonnance du présent
volume est quelque peu défectueuse. Un vide considérable
s étale en son milieu. Tout ce qui concerne la structure et
la marche des connaissances sensible et intellectuelle ayant
déjà été exposé dans La Critique de la Connaissance, a dû
être omis ici. On ne pouvait songer à reproduire ces textes
censés déjà connus, et l’on s’est trouvé dans l’obligation peu
élégante d’inviter le lecteur à se pourvoir ailleurs de ce qu’il
ne trouverait pas ici. Et comme cependant nous avons cru
devoir insister maintenant sur quelques points de ces mêmes
questions, l’ensemble donnera, nous le craignons, l’impression
de membra disjecta. Nous nous en excusons, conservant néan­
moins l’espoir que la coordination de ces textes épars se fera
dans l’esprit du lecteur bénévole.
LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE

Deuxième Partie

LA NATURE VIVANTE ET CONNAISSANTE ( lï

Dès le début de nos études philosophiques sur la Nature,


nous avons constaté qu’elle est le théâtre de changements
perpétuels. Le mouvement, en prenant ce terme au sens le
plus large, comme exprimant un changement quelconque, est
l’un des caractères les plus apparents des êtres naturels (a).
Nous avons vu aussi que, chez certains d’entre eux, les vivants,
cette mobilité atteint son point culminant, parce que, posées
les conditions extérieures voulues, ils se mettent d’eux-mêmes
à se mouvoir et opèrent leurs propres changements. (3)
Mais ce n’était là qu’une vue sommaire, l’annonce d’une
étude ultérieure, un cadre solide, mais qui reste à remplir.
Cest cette étude approfondie de la vie, des vivants, seconde
partie de la philosophie naturelle, que nous abordons au­
jourd’hui.

(1) Abréviations : Les références au Traité de l'Ame d’A ristote et au Cotn-


mentaire de cet ouvrage par saint T homas seront indiquées par la lettre A.
. Les références à notre ouvrage précédemment publié : La Philosophie de la
Nature. Première partie. La Nature en général, seront indiquées par les ini­
tiales P .N .I.
(a) P.N .I. Prolégomènes, pp. 24 à 27, Ie r fascicule.
(3) Ibid, et a® fascicule, pp. 24, 38 sq.
Première Partie

LA VIE EN GÉNÉRAL

Chapitre unique

QU’EST-CE QUE LA VIE ?

Section I

LES CARACTERES DE LA VIE

1° De quoi parlons-nous quand nous parlons de la vie ?


D’où tirons-nous ce concept ? Comme dans tous les autres
domaines, de l’expérience, et d’abord de l’expérience sensible.
La plus simple, la plus banale suffit à nous fournir de quoi
le former, (ü Elle nous apprend que certains êtres, les plan­
tes, les animaux, les humains, issus d’un germe minime, se
développent en se différenciant, croissent, se nourrissent en
s’emparant de matériaux étrangers qu’ils transforment en
leur propre substance, engendrent des descendants pareils
à eux, puis dépérissent et meurent. Quelques-uns possèdent
en outre le privilège de la locomotion spontanée, la faculté
de se mouvoir d’eux-mêmes pour changer de position ou de
lieu. Or ce sont là des mutations opérées par l’individu sur
lui-même, des actions immanentes. Là, il n’agit pas sur autrui,
ne subit pas purement et simplement une influence étran­
gère, mais travaille pour son propre compte. Sans doute, il
faut des aliments pour se nourrir et de l’air pour respirer,
mais l’usine où sont élaborés ces éléments se trouve au dedans.
Le descendant se détache finalement du générateur, mais il
a été formé en lui, d’une de ses parties, spécialement diffé­
renciée et active. Le déclin lui-même comporte une lutte de
la vie contre les forces qui l’attaquent.

(i) Aristote. A. H, i, 41a a. 14 et passim.


12 LA VIE EN GÉNÉRAL

Saint Thomas (2) fait remarquer avec raison que les exem­
ples matériels donnés par Aristote, ne sont que des exemples
et non limitatifs, car les opérations psychiques, comme sentir
et penser, sont aussi, et par excellence, des phénomènes
vitaux, où l’individu déploie une activité éminemment per­
sonnelle et se modifie lui-même intérieurement. Les émotions,
plaisirs et douleurs, attraits ou répulsions, et toute la gamme
des passions qui s’ensuivent, consistent également dans des
réactions où l’âme s’épanouit ou se rétracte.
Telles sont les données élémentaires que l’expérience nous
fournit. Il suffit de les exprimer sous une forme générale et
abstraite, pour obtenir une première et déjà valable notion
de la vie. Vivre, c’est se mouvoir d’un mouvement autonome,
changer spontanément. L’être inanimé — un caillou, une
flaque d’eau — est inerte, passif sous des motions étrangères.
Le vivant est continuellement en train de changer quelque
chose dans son état. L’arrêt de cette activité, c’esj la mort. (3)
Tel est le statut complet, normal, du vivant. Remarquons
(2) A. Il, 1. Cf. la, 18, 1 et 3.
(3) Aristote, Phys. V III, ch. 4 en entier. Du Commentaire de saint T homas
(1. 7) détachons seulement cette phrase qui résume toute la doctrine : « Movere
seipsum perlinet ad rationem vitæ et est proprie animatorum » (Ratio =■ essen­
ce, définition).
Les caractères par lesquels Aristote et saint Thomas définissent la vie sont
exactement les mêmes que ceux dont se servent actuellement pour la même fin,
les biologistes (ceux-ci s’occupant seulement de la vie des corps). « Au point
de vue scientifique, dit le Professeur Remy Collin, l’être vivant individuel est
une forme corporelle, distincte des autres formes corporelles, dites inanimées
ou brutes, par le fait qu’elle asservit ces dernières... De la naissance à la mort,
le bionte (l’être vivant) emprunte au milieu extérieur des aliments qu’il trans­
forme et assimile, c’est-à-dire rend semblables à sa propre substance... D ’autre
part, de même qu’il est capable d’assimiler, c’est-à-dire d’accroître, d’entretenir
et de conserver sa propre substance,... l’être vivant, par un des mécanismes de
la reproduction, est l’agent de la pérennité de la vie... Il ne faut pas craindre
de dire que l’explication positive la plus dépouillée d’arrière-plans métaphysiques
ou religieux vient aujourd’hui confirmer une notion issue de l’expérience vul­
gaire et familière aux anciens philosophes, à savoir que l’activité propre des
vivants est immanente, en ce sens qu’elle reste dans (immanere) le sujet où
elle se déploie... J ’insiste sur ce point que l’idée d’action immanente n’est pas
une notion échappant à une explication positive : elle exprime un fait dont les
conditions et les conséquences sont connues et peuvent être connues expérimen­
talement. » (Qu'est-ce que la vie ? Semaine des Intellectuels catholiques, 1957,
pp. 17 et 19).
« Nous pouvons retenir comme caractéritique du vivant animal, dît le P.
Moretti, la naissance, la croissance, la reproduction ou le mouvement... Le
végétal est aussi un vivant. La vie chez lui, se caractérise encore par une nais­
sance... une assimilation grâce à un ensemble de processus métaboliques,... la
reprodctîon, la sénescence qui aboutit à la mort ». Ibid., p. 41.
Il serait facile de multiplier ces citations.
Comme on le voit, les Anciens, pas plus que les Modernes, ni les philosophes
plus que les biologistes, ne posent d’abord une définition de la vie pour chercher
ensuite les sujets auxquels elle peut s’appliquer. Les uns et les autres procèdent
a posteriori. Ils relèvent parmi
les êtres concrets une certaine
différence qu ils expriment par une formule générale Nulle pétition de principe
en cela. ’
SECTION I : LES CARACTÈRES D E LA VIE 13

néanmoins que telle ou telle des activités énumérées peut


lui manquer. Il suffit qu’il en possède quelqu’une, qu’il soit
capable d’action immanente sous une forme quelconque, pour
avoir sa place indiscutable dans le domaine de la vie. (4) Par
exemple chez les abeilles, seules les reines sont fécondes ;
les ouvrières sont stériles, mais possèdent la nutrition, la
locomotion spontanée et même la perception sensible, (s) De
même, il peut arriver que certains actes de la vie soient sus­
pendus pendant un temps plus ou moins long, comme il
arrive chez les animaux hibernants. Leur vie, cependant,
n’est pas éteinte. Elle subsiste, intacte en ses virtualités,
prête à produire ses actes en temps voulu.
2° Les ouvrages où Aristote et saint Thomas traitent
expressément de la vie, sont intitulés De l’Ame, de Anima,
zepl 'Fuxfc • Or il arrive que, dans les habitudes vulgaires
du langage et de la pensée, l’idée de l’âme se trouve liée à
des notions qui lui sont étrangères, par exemple à celle de
la conscience, de la raison, de la liberté, voire de l’immortalité.
En vertu de quoi on refuse l’âme aux plantes, on répugne
à parler de « l’âme des bêtes ». Descartes, en réduisant l’âme
à la pensée, devait nécessairement, par une conséquence
logique, n’admettre aucune espèce d’âme que l’âme qui pense,
c'est-à-dire l’âme humaine. C’est là confondre des choses
fort distinctes et brouiller les idées. Nous voyons en effet les
plantes et les animaux, même les plus bas dans l’échelle de
la vie, naître, se nourrir, grandir, dépérir et mourir aussi
bien que les hommes. Comme à ceux-ci et pour les mêmes
raisons, nous sommes donc fondés à leur attribuer une âme.
Ainsi, avoir une âme et vivre sont une seule et même chose ;
tout ce qui vit a une âme. « Per animam, dit saint Thomas,
intelligimus id quo habens vitam vivit». (6)
Ceci implique qu’il y ait des âmes de diverses espèces. (7)
La vie corporelle elle-même a des différences et des degrés :
elle est prodigieusement variée et sa faculté d’invention paraît
inépuisable. (8) Chez certains êtres, profondément engluée
dans la matière, elle n’est qu’une ébauche de vie, réduite à
des facultés primaires, telles que la nutrition. Chez d’autres,

(4) A ristote . A. II, 2, 413a, 23 à 25. — S aint T homas, 1. 3.


(5) En outre, il faut remarquer que, dans ce cas, la fonction reproductrice
existe dans l'espèce. Les abeilles, prises comme une collectivité, se reproduisent.
(6) A. II, 1 / 1 .
. (7) A ristote , A, I, 1, 402b, 2 sq ; 410b, 18-20. — S aint T homas, II, 1 et 14
fin. — A ristote II, 2, 413a, 22 sq. — S aint T homas, 1. 3. — A ristote , II, 3 :
4 I 4k» 3 2 sq. — S aint T homas, i , 5. — S aint T homas, i , 3.
(8) Ceci est bien mis en lumière dans l ’ouvrage de Paul V ignon : Introduction
à la biologie experimentale.
14 LA VIE EN GÉNÉRAL

elle se dégage progressivement de cette gangue et met au


jour des pouvoirs inconnus jusque-là. Au point suprême
de cette ascension apparaît la vie intelligente, le No&ç , lié
encore extérieurement à la matière, résidant en elle, et de
ce chef devant être étudié en Philosophie de la Nature, mais
la dominant pour ses opérations propres. C’est là que l’indé­
pendance dans l’action, caractère spécifique de la vie, s’accuse
avec plus de force : l’acte intelligent et libre représente ici-
bas le summum de la vie. (9) Nous avons étudié dans nos
Prolégomènes (10) le statut qu’Aristote assigne au Noüç et la
façon dont saint Thomas interprète son Maître et le corrige
discrètement. Nous y renvoyons le lecteur.
3® Mais reprenons, pour l’éclairer et la justifier, notre
première notion de la vie.
a) Le mouvement vital ne peut s’identifier à aucun autre
mouvement naturel. Il a, en effet, deux caractères essentiels
que l’on ne trouve réunis nulle part ailleurs : la spontanéité
et l’intériorité.
Dans la Nature il y a d’autres mouvements d’apparence
spontanés. L’aimant attire, les électricités de nom contraire
se repoussent, les éléments chimiques doués d’affinité mu­
tuelle se précipitent les uns sur les autres, etc. Et la physique
nucléaire nous montre les atomes accomplissant de pareils
exploits. Mais dans tous ces phénomènes il y a des agents
et des patients bien distincts les uns des autres. Rien ici
ne ressemble aux procédés par lesquels un vivant se modifie
et s'entretient luf-méme. (Ajoutons que les combinaisons
chimiques, en particulier, loin d’entretenir ce qui préexistait,
le détruisent pour lui substituer quelque chose de nouveau.)
La Nature nous offre aussi des modifications intérieures
autres que celles de la vie. Dans tous les corps, quand on
dépasse leur surface, seule accessible de prime abord à nos
sens, on découvre souvent quelque mouvement intérieur.
Chez les êtres qui semblent les plus stables, les plus immo­
biles, comme les pierres, un travail secret de transformation
et d’usure s'accomplit. On parle de leurs maladies. On a
parlé de la « nutrition » des cristaux. Mais ici, c’est la spon­
tanéité qui fait défaut. L’altération des pierres est due à
l’humidité, à l’atmosphère chargée d’éléments corrupteurs,
à quelque ébranlement, etc. La croissance des cristaux pro­
vient de la simple superposition de nouveaux éléments aux
(9) S aint T homas, la 18, 3.
(1 0 ) P. 20, 21 et Appendice I.
SECTION I : LES CARACTÈRES DE LA VIE 15

anciens. Dans tous ces cas, il n’y a aucun métabolisme, aucune


transformation d’apports extérieurs par un sujet préexistant.
Toutes ces assimilations de la vie à ce qui n’est pas elle
sont, à vrai dire, assez puériles. Seul, un sauvage animiste
attribuera de tels mouvements à une âme cachée dans la
matière brute. Venons à quelque chose de plus sérieux.
b) Parmi les biologistes et les philosophes, plusieurs trou­
vent la distinction établie entre le vivant et l’inanimé trop
absolue, trop tranchante. Ils inclineraient à lui préférer l’idée
d’une continuité sans hiatus, d’un processus de gradations
insensibles entre les différentes espèces d’êtres naturels. Ne
serait-il pas possible, se demandent-ils, de trouver un inter­
médiaire entre la vie et la matière brute ? Celle-ci, par le
seul jeu de forces infra-vitales, physico-chimiques, se diver­
sifierait, se compliquerait, se « structurerait » peu à peu
jusqu’à atteindre la composition élémentaire, la complexité
et la structure requises par la vie. Sur cette matière disposée
à la recevoir et qui l’appelle, la vie viendrait spontanément
se poser. Ainsi serait renversé le vieil adage Omne vivum ex
vivo, et restaurée l’idée de la génération spontanée, abandon­
née depuis Pasteur. (“ J Enfin, si l’on arrivait à reproduire
artificiellement, dans les laboratoires, ces conditions préala­
bles de la vie, on pourrait « fabriquer » celle-ci. Hâtons-nous
de le dire : une telle évolution ne nous est pas présentée
comme scientifiquement, expérimentalement démontrée, mais
comme une hypothèse, un «rêve», disent même certains.
Il est bon, pourtant, de nous y arrêter un instant, pour
voir ce qu’elle vaut en elle-même et si quelque vice interne
ne s’y trouve point caché. Or il semble bien qu’elle enferme
une pétition de principe et suppose acquis ce qui est préci­
sément en question : à savoir que la vie peut, par un pro­
cessus naturel, résulter d’éléments qui en sont privés ; qu’elle
n’a nul besoin d’une cause qui lui soit proportionnée, c’est-à-
dire qui la contienne sous une forme supérieure ou pour
le moins égale, et soit capable de la transmettre. Dans cette
hypothèse, l’apparition de la vie est proprement sans cause.

(11) Le principe omne vivum ex vivo n'est point un principe scolastique. Il


a été formulé par le médecin anglais William Harvey (1578-1658). Aristote, saint
Thomas et la scolastique en général admettent deux modes de génération du
vivant : l'une qui a Heu « ex semine » et l'autre « sine semine », par l'action
efficiente des corps célestes et principalement du soleil, selon un processus que
nous avons longuement décrit dans le 2® fascicule de notre i r e Partie, p. 150 sq.
Tel est le cas des « animaux inférieures qui naîtraient de la putréfaction ». Mais
on le voit, la génération « sine semine » n ’est aucunement considérée comme
spontanée : des causes efficientes lui sont assignées. (Saint T homas, la, 91,
a, 2, 2xn),
16 LA VIE EN GÉNÉRAL

Les dispositions requises pour la recevoir sont bien là, mais


des dispositions à recevoir ne sont pas des causes qui donnent.
Où est ici Vagent dont l’influence positive donnera la vie ?
Il convient de noter aussi que l’indéniable finalisme, qui
orienterait cette ascension de la matière brute vers la vie ne
saurait être le fait de forces et de mouvements aveugles.
Mais laissons là ces difficultés intrinsèques de l’hypothèse
en question. Supposons qu’elles soient toutes résolues et que
les choses se passent comme elle le veut. Alors se trouvera
vérifiée au maximum la différence entre la vie et tout ce qui
n’est pas elle. En effet, d’après cette hypothèse même, il y a
un moment où tout est préparé pour recevoir la vie, mais où
la vie n’existe pas encore — et un autre moment, postérieur,
où elle est là. Impossible de rêver une distinction plus tran­
chée. Ce qui apparaît là, ce n’est pas la continuité, mais bien
son contraire, sa rupture. Nous sommes en présence de deux
états contradictoirement opposés, entre lesquels il n’y a pas
de milieu, l’un supposant l’absence et l’autre la présence
d’une même réalité. Entre la vie et ce qui n’est pas elle,
il y aura toujours un abîme, que seul un bond, un saut
brusque pourra franchir. Et ceci est vrai même des formes
les plus basses, les plus inchoatives de la vie : le sujet observé
possède-t-il ou non, sous une forme ou sous une autre, la
faculté du changement intérieur autonome ? Toute la ques­
tion est là. Et l'on ne passe point par des nuances insensibles
d’un de ces états à son opposé : il n’y a pas d’état mixte,
d ’ « intermédiaire » entre eux. Et ceci prouve la justesse
et le caractère ineffaçable de la distinction que nous avons
posée. (12)

(12) Faut-il mentionner ici les essais du P. Teilhard de Chardin, où il est


■souvent traité de la vie, de la « biosphère »? Sur la question précise qui nous
intéresse présentement, ce système, si hardi par ailleurs, ne nous offre rien de
particulièrement original. Comme tant d’autres, il pose VEvolution à la façon
d’un fait premier, fondamental, au delà duquel il n’y a pas à chercher de cause.
Elle est seulement chez lui plus radicale, plus absolue que nulle part ailleurs.
Car à son sommet, ce n’est pas seulement la vie qui s’allume, mais l’esprit.
Aucune réponse n’est donc donnée à la difficulté que nous soulevions : comment,
par quel processus ce qui n’est pas vivant peut-il engendrer de la vie ? Il est
vrai que l’auteur place d’avance l’esprit dans la matière. Il nous dit sans mâ­
cher ses mots : « Il n’y a pas concrètement de la matière et de l’esprit, mais il
existe seulement de la matière devenant esprit. Il n’v a au monde ni esprit ni
matière : l’étoffe de l’univers est l’esprit-matière. Le spirituel pur est aussi
impensable que le matériel pur. „ (Esquisse d'un univers personnel (feuilles
ronéotypées). A plus forte raison, n’y a-t-il pas de matière brute, inanimée.
â n ’a qu /ù mettre au jour ce dont elle est
grosse pour que la vie et
même la vie psychique apparaisse. Une fois ces postulats admis, tout se déroule
aisément. Le procédé employé n’est, pas l’argumentation rigourese, mais la
description, les rapprochements ingénieux avec les sujets scientifiques familiers
a 1 auteur, et surtout l’affirmation péremptoire.
SECTION I : LES CARACTÈRES DE LA VIE 17

Mais de ce qu'une frontière nette se dessine entre ces deux


domaines, il ne s’ensuit pas qu’il soit toujours facile de
fapercevoir au premier coup d’œil, de situer d’emblée le
sujet étudié au delà et en deçà d’elle. Parfois, le chercheur
pourra se demander s’il a affaire au pur physique ou chi­
mique, ou bien au vital. Mais les hésitations sur inapplication
d’une différence principielle ne sauraient l’abolir et, bien au
contraire, la supposent. (13)
Conclusion. — L’antique explication de certaines vies
inférieures par l’action des corps célestes étant définitivement
éliminée, et d'autre part la nécessité pour l’éclosion de toute
vie, d’une cause efficiente proportionnée, étant reconnue, il
ne reste qu’à se rallier purement et simplement à l’adage de
Iïarvey : Omne vivum ex vivo.
Il est vrai qu’alors surgit un nouveau problème concernant
le premier vivant. D’où vient-il, celui-là ? Mais cette question
est tout autre que la précédente, — bien que souvent on
ait le tort de les emmêler. C’est une question proprement
métaphysique et même théologique : celle de l’origine des
choses, de la création. La philosophie de la Nature, comme
aussi bien la science biologique, n’ont pour objet que la vie
telle qu’elle est en fait et peut s’observer actuellement dans
notre univers.
4 Ü Nous savons déjà que l’autonomie du vivant ne cons­
titue pas une exception au grand et universel principe que
tout être en mouvement est mu par un autre. Nous avons
vu que, chez le vivant, une partie commande, et une autre
obéit, la première étant en acte et la seconde en puissance, (m)
Que le vivant se meuve lui-même, cela ne veut pas dire du
tout que, chez lui, le moteur et le mobile soient identique^
mais que l’un et l’autre lui sont intérieurs. Aucune de ses
parties n’est autonome: c’est l’ensemble, «le tout,xôoxav»
qui l’est. (15)
(13) Ces hésitations* se produisent actuellement à propos des virus, petits êtres
imperceptibles au microscope ordinaire, qui s’attachent en parasites aux vivants,
animaux et plantes. Sont ils vivants ou non ? « Ils ne possèdent pas de diastase,
ils ne sont donc le siège d’aucun métabolisme ; pas de respiration, pas d’assi­
milation, pas de croissance : ils naissent, si l’on peut dire, à l’état adulte.
Quelles propriétés ont-ils du vivant ? Une seule : ils prolifèrent. Mais attention,
je n’ai pas dit : ils se reproduisent. Quand un virus pénètre dans une cellule
dont il devient le parasite, il détourne à son profit le métabolisme de l’hôte, il
l’oblige à reproduire des nucléo-protéines identiques à lui-même. Peut-on dire
qu’il se reproduit ? N’est-ïl pas plus juste de dire qu’il est reproduit ? La chose
peut se discuter. »
P. Moretti. Qu’est-ce que la vie ? Semaine des Intellectuels catholiques,
I9S7> p- 43.
(14) P.N .I., ch. III, Sect. IV (3e fascicule, p. 37 sq.).
(*5) Aristote. Physique, V III, 4, 254b, 31-32.

2
18 LA VIE EN GÉNÉRAL

5° Tous les mouvements et changements qui s’accomplis­


sent chez le vivant ne sont pas des actions vitales. La chaleur
et le froid, les affinités ou lse répulsions chimiques, les
attractions de la pesanteur, de la gravitation, du magnétisme,
etc., amènent dans le corps vivant, comme dans tous les
autres, non seulement des mouvements extérieurs, mais des
transformations internes qu’il subit passivement. Ces phéno­
mènes restent chez lui ce qu’ils sont au dehors, chez les êtres
inanimés.
D’autre part et cette fois dans les opérations qui lui sont
propres, le corps vivant emploie les mêmes forces qui régnent
dans le reste de la Nature. Seulement elles se trouvent chez
lui dans un état tout nouveau : non plus laissées à elles-
mêmes, éparses, agissant chacune pour son propre compte,
mais coordonnées, harmonisées, subj uguées, intégrées dans
un ensemble qui les dépasse, forcées de coopérer à un but
que ne visait pas leur nature particulière. Loin de les anéan­
tir, la vie les embrasse, les contient en elle, les assimile à
elle-même, et emploie leur variété pour ses propres activités,
qui sont, elles aussi, multiples et variées.
En effet, le corps vivant n’est pas un être simple, homogène,
d’une teneur partout uniforme, comme les matériaux bruts
tels qu’une espèce chimique ; le soufre ou le chlore. (x6) C’est
un être intrinsèquement divers (17), composé de parties diffé­
rentes, chacune ayant son rôle spécial dans la réalisation
d’un but commun. 0*) Bref, c’est un organisme. (19)
« L’organisme, dit le biologiste allemand Hans Driesch, est
un corps spécifique constitué par une combinaison caracté­
ristique de parties différentes. Les termes mêmes de cette
définition signifient implicitement que l’organisme diffère
non seulement des cristaux, mais de toutes les combinaisons
de cristaux, des dendrites par exemple, qui sont formées par
un arrangement caractéristique d’unités identiques... c’est
pourquoi les dendrites, malgré leur apparence d’arborescen­
ces si caractéristique, doivent être considérées comme des
(16) Conformément à sa physique, Aristote donne ici comme exemple, le feu.
Phys., V III, 4, 25a. 18. 2.
(17) Un «anhom éom ère». Cf. P .N .I., 2e fascicule, p. zzz.
(z8) Saint Thomas donne de ceci une raison a priori. Parmi les formes cor­
porelles, dit-il, la forme vivante est supérieure à toutes les autres, en ce qu’elle
est principe de plusiurs spèces d’actions. C’est pourquoi elle requiert beaucoup
d'organes différents. Au contraire, les formes des êtres inanimés, étant moins
parfaites, ne sont le principe que de peu de diversité dans l ’action, et donc ne
requièrent pas cette diversité d organes A, II, leçon z.
(19) Xûpa ôpyavixév A ristote, A H , i, 412a 38. — Saint T homas, leçon z.
SECTION I : LES CARACTÈRES DE LA VIE 19

agrégats. Au contraire l’organisme, même considéré très su­


perficiellement, ne peut être regardé comme un agrégat. » (ao)
6° Les opérations de la vie sont des œuvres intelligentes,
puisqu’on la voit choisir, parmi tous les matériaux de son
milieu, ceux-là seuls qui lui conviennent, les disposer sa­
vamment, minutieusement, en vue de ses fins à elle, réparer
spontanément les pertes, les accidents qui gâtent son ou­
vrage. (2 I ) La nutrition, la respiration — non seulement chez
les animaux, mais aussi chez les plantes (aa), — sont des
œuvres compliquées, délicates, habiles : il faut donc qu’une
intelligence préside à leur exécution comme à leur concep­
tion.
Quoi qu’en aient pensé Descartes et Malebranche, guidés
non par l’observation des faits, mais par une déduction des
principes généraux de leur philosophie, il est impossible de
réduire l’animal et même la plante à de pures machines. La
machine, il est vrai, est aussi un assemblage de matériaux
divers, intelligemment disposés et dont les énergies natu­
relles aveugles, sont utilisées en vue d’une fin supérieure.
Mais l’intelligence qui a mis sa marque sur la machine n’est
plus en elle, elle réside au dehors : c’est celle de l’ingénieur
qui l’a conçue, des ouvriers qui en ont exécuté le plan et
l’ont mise en train. Tandis que, chez le vivant, l’intelligence
est présente et continuellement à l’œuvre aux plus intimes
profondeurs. La « vie » des automates électroniques — pour
prendre l’exemple le plus parfait jusqu’ici d’un appareil

(20) Hans D r1RSch. L a Philosophie de l'organisme. Traduction française, p. 6*


Edit. Marcel Rivière, 1921. — Comment cette diversité intrinsèque ne rompt
pas la formelle et très parfaite unité de l ’individu, dans quel état se trouvent
chez lui les éléments dont il est fait, c'est ce que nous avons longuement expli­
qué dans un précédent volume. (P .N .I., ch. 2, sect. 2, g 3, 2* fascicule, p. 108
sq.
(21) « On rencontre à chaque instant chez les plantes et les animaux des
organes ou appareils plus ou moins compliqués, qui représentent incontestable*
ment des buts ou fins atteints de façon parfaite ; exemple ; parachute des fruits
de composées, ailes d'insectes, d'oiseau ou de chauve-souris, appareils de saut,
rame, ancre, crochets, ventouses, scie, lime ou râpe, bouton-pression, etc... »
L. Cuénot, de l'Institut. Invention et finalité en biologie, pp. 39-40, et tout
Vouvrage. « L'existence de la finalité dans l'organisme est indéniable. Chaque
élément paraît connaître les besoins actuels et futurs de l'ensemble et se modi­
fie d'après eux. » D r Alexis Carrxl, L'homme cet inconnu, p. 236. « Les pro
cessus physiologiques se modifient d ’autant de façons différentes que de
situations nouvelles et imprévisibles se présentant à eux. Ils se modèlent sur le
but à atteindre. » (Ibid, p. 270).
(22) Voir un texte, cité intégralement dans notre second fascicule, p. 40 et
dont voici les dernières lignes : « La plante travaille avec une sûreté remar­
quable..., Parmi trente substances possibles, la plante ne se trompe pas ; une
seule est élaborée et toujours la même... C'est au point qu'il est à peine exagéré
d'affirmer que chaque plante a son chimisme propre... » H. B xlval, profes­
seur de botannique à l'Institut catholique de Paris.
20 LA VIE EN GÉNÉRAL

mécanique — n’est qu’une apparence grossière, une carica­


ture de la vie.
Alors, une question se pose, inéluctable : où l’intelligence
qui se manifeste dans toutes les vies cosmiques prend-elle
son origine ? En qui ou en quoi réside-t-elle comme en son
sujet propre ?
Les organes qui opèrent ces merveilles n’en ont point cons­
cience et ne les dirigent pas, si l’on ose dire, personnellement.
Ils n’ont pas choisi les forces qu’ils manient et en ignorent
le jeu. L’estomac et les intestins ne pensent pas.
Nous l’avons dit (23) et nous le voyons ici dans un cas
concret : vie et conscience ne sont pas une même chose, ni
deux choses liées par essence. Il y a des vies totalement in­
conscientes (celle des plantes), et chez les vivants doués de
la conscience, une grande partie de leur vie (celle qu’on
nomme végétative) leur échappe.
Mais cette observation ne fait que renforcer le problème.
Partout où une intelligence se manifeste, on doit trouver un
individu intelligent, clairvoyant, conscient de ce qu’il opère,
qui en soit le sujet. Encore une fois, ici, quel est-il ? L’intelli­
gence n'est pas une entité subsistant en soi et flottant dans
le vide : il lui faut un point d’attache.
L’intelligence de la Nature I Problème dont se sont inquié­
tés tant de grands philosophes, d’Aristote à Bergson. (24) C’est
en dernier ressort le problème des causes efficientes et fina­
les, et donc un problème proprement métaphysique. L’esprit
humain ne saurait, en effet, se contenter de découvrir les
causes immédiates, directement constatables, des faits cos­
miques. Il ne sera satisfait que s’il leur trouve une cause
première, au delà de laquelle il n’aura plus rien à chercher.
Ici, cette cause ne pourra être que Quelqu’un, l’intelligent
suprême qui opère dans toutes les opérations de la Nature,
sans que son action se confonde avec la leur (25), qui donne
l’être et l’agiT à la vie inconsciente, comme II la donnera,
dans des régions plus élevées, à la conscience et à la liberté.
Qu’il nous suffise d’avoir indiqué cette solution. La traiter
à fond n’est point du ressort de la philosophie de la Nature ;
mais qu’on l ’admette ou non, qu’on lui en préfère une autre,
un fait demeure établi et certain, objet de simple constata-
Ci-dessus, page 13.
<?4) En quelques rares passages, Aristote semble accorder Pintelligence à
la Nature cosmique : il lui prête des dessins et des volontés. « Dieu et la Nature
r æ n e n v a *n ” Caelo, I, 4 fin. « La Nature veut faire des corps
différents aux hommes libres et aux esclaves » Polit, I, 5, i2C4b. 27.
(25) S aint T homas. Pot. q. 3. a 7 . - la, q. 105, a. S .
SECTION II : DÉFINITION DE L’AME 21
tion : les actions de la vie sont des actions intelligentes, fait
auquel toutes les théories explicatives sont postérieures et
se réfèrent. (36)
Section II
DEFINITION PHILOSOPHIQUE DE L’AME
L’âme, avons-nous dit, est dans les corps naturels ce qui
les rend vivants. (37) En la définissant, nous obtiendrons donc,
du même coup, la définition de la vie.
Nous savons pareillement que les seules âmes qui soient
à la portée de notre observation directe sont les âmes vivant
en ce monde, c’est-à-dire animant un corps. C’est de celles-
là, de toutes celles-là, et pas seulement de l’âme humaine,
que nous allons nous occuper. Nous cherchons une définition
générale ( K ow6t«toî Xôfoç ) (2$) qui leur convienne, quel que
soit le rang qu’elles occupent dans la hiérarchie des vivants.
Dans le corps vivant, l’âme n’est pas un appendice, quelque
chose de secondaire et d’accidentel, qui surviendrait en lui
alors qu’il serait déjà entièrement constitué. Elle est une
partie intégrante et constitutive du vivant. Elle fait partie
de sa substance même, , ouata, (39) Or, toute substance cor­
porelle est une substance composée, comprenant une matière
et une forme. (3°) L’âme ne peut être la matière indifférente,
sous-jacente à toutes les formes cosmiques. Elle est ce qui
décide cette matière à devenir une espèce particulière de
corps : le corps vivant, organisé. Elle en est donc la forme,
c’est-à-dire ce qui détermine, achève, spécifie de manière
définitive ( ivreXé^sta ) le corps organisé, ce qui lui donne
son caractère distinctif. (31)
Ici, nous reconnaissons l’un des axes de la pensée d’Aris­
tote : la distinction de la puissance et de l’acte. La matière
est en puissance de recevoir la forme ; la forme est facte
( èvép-fsia ) qui comble cette capacité. Elles sont donc dis-

(36) h La finalité naturelle n ’est pas une interprétation théorique : c’est le


plus incontestable des faits... Reconnaître la finalité de fait n'est aucunement
souscrire à une métaphysique ou à un finalisme (philosophique) quelconque :
c'est rester dans le domaine de la pure observation ». Cuênot, op. cit., p. 40.
(27) Ci-dessus, p. 4.
(38) Aristote, A. II. 1, 412a, 3.
(29) Ibid., 6.
(30) Il est nécessaire d'avoir ici présent à la pensée ce que nous avons dit,
sur ce sujet. P.N .I., a* fascicule, ch. Il, sect. 1, P, 66 sq.
(31) D ans èvxeAé/eta il y a l ’idée de fin xéXo ? , L 'adjectif èvte^ ç désigne
ce qui a atteint sa fin, sa détermination ultime, sa perfection. L* svceWfeia
est cet état ; la perfection atteinte, « ipsam perfectonem »t dît Bonitz {Index
aristoteliens}.
LA VIE EN GÉNÉRAL
22
tinctes l’une de l’autre, mais comme parties essentielles d'un
seul et même être.
Une dernière précision s’ajoute ici. Le mot acte se dit en
deux sens : ou bien il désigne le pouvoir, la faculté d’agir,
(acte premier) : par exemple, la science acquise, telle qu’elle
est au repos dans l’esprit du savant, lors même qu’il ne s’en
sert pas — ou bien l’exercice de cette faculté (acte second),
par exemple l’action du savant qui met actuellement en œu­
vre son savoir. L’âme est acte dans le premier sens. Elle a
une existence continue ; elle est toujours présente, unique et
invariée, dans le vivant, distincte des actes variés qui pro­
cèdent d’elle. C’est pourquoi elle sera qualifiée d’acte premier.
La conclusion de cette analyse est la définition cherchée :
< l’Ame est la première entéléchie (l’acte premier) d’un corps
naturel organisé, en puissance de vie » (32) : définition qui
ne paraît obscure et inintelligible qu’à ceux qui n’ont pas
suivi le processus de son élaboration. Chacun des termes
qui la composent a été rigoureusement pesé et exprime quel­
que chose d’essentiel à l’objet qu’il s’agit de définir.

Section III

SYNTHESE ET HIERARCHIE
DES DIVERSES FORMES DE LA VIE

Nous savons déjà qu’il y a des âmes de diverses espèces


et de perfection inégale. (33) Saint Thomas, en une de ces
vues synthétiques qui sont la marque de son génie, nous
offre le tableau d’ensemble de ces différences, et nous donne
la raison dernière de ces inégalités. Celles-ci tiennent, nous
dit-il, à ce que le caractère propre de la vie, l’intériorité,
l’action immanente s’accuse de façon plus ou moins parfaite,
plus ou moins profonde, chez les divers êtres. Au chapitre
XI du Livre III du Contra Gentiles, il dessine la marche ascen­
dante de la vie, qui devient plus complètement elle-même,
à mesure qu’elle s’intériorise davantage.
La vie végétative, la seule que connaisse la plante, n'est
pas complètement autonome, car elle doit tirer de l’extérieur,
du sol par exemple, de quoi s’alimenter. De plus, le processus
par lequel la plante engendre une autre plante n’aboutit
( îî) Aristotb, A. II, 1, 412a, 19, 20 ; 27, 28. — b. 5, 6, Saint T homas, I. t.
(«3) Ci-des sus, p. 18.
SECTION III : LES DIVERSES FORMES DE LA VIE 23
qu’en dehors d’elle : la graine, le fruit ne deviennent féconds
qu'une fois sortis de la plante mère.
Montons d’un degré. La vie sensitive que mènent l’animal
et l’homme, et qui comporte déjà un certain genre de con­
naissance et d’appétit conscient, dépend encore en partie de
l’extérieur. Car, à ses débuts, on la trouve tournée vers les
objets matériels, dont elle s’assimile les formes. Mais ces
formes, une fois entrées dans le psychisme, y subsistent,
désormais indépendantes ; elles y cheminent, atteignant des
régions de plus en plus profondes, sans avoir désormais
recours aux sources dont elles émanent. (34) La mémoire, qui
les retient l’imagination qui les manipule sont bien la pro­
priété du sujet, dont il peut se servir à son gré. Cependant,
même dans ces actes intérieurs, il ne se possède pas lur-
même complètement. Car la sensation et les échos qu’elle
engendre dans la mémoire et l’imagination, ne sont pas des
actes réfléchis où le sujet reviendrait sur lui-même, se saisis­
sant dans son acte propre, se possédant lui-même à fond.
Ici encore, il manque quelque chose à l’action immanente
pour être parfaite.
Sur la vie sensible éclot la vie intellectuelle, celle de la
pensée, de l’amour spirituel et du vouloir. En elle s’achève
la marche vers l’intérieur et s’atteint la possession de soi
la plus parfaite possible chez l’homme ici-bas. Là en effet,
l’esprit est capable de revenir sur lui-même, de se connaître
dans ses actes, de prendre une conscience explicite de ce
qu’il fait. Cependant tout l’édifice de la pensée et des aspi­
rations les plus hautes, tient encore, comme à son fondement,
aux premières impressions sensibles, matière avec laquelle
ont été élaborés les concepts de l’entendement.
Ici, nous touchons les frontières du domaine ouvert aux
explorations de la philosophie naturelle. Mais saint Thomas,
qui veut embrasser dans sa synthèse la réalité tout entière,
les dépasse et poursuit son ascension. Il nous montre le pur
esprit, l’ange, affranchi de toutes les servitudes de l’existence
corporelle, n’empruntant rien à la matière, et trouvant dans
sa richesse intérieure tous les aliments nécessaires à sa vie.
Cependant, même à cette pointe extrême de la création, la
vie n’est pas encore absolument intériorisées. Car l’action
spirituelle n’est pas identique à la substance dont elle pro-

(34) « Quanto emanatio magis incesserit, tanto magis ad intima devenitur.


7. Gent., Joc. cit.
24 LA VIE EN GÉNÉRAL

cède ; l’être ne s’approprie pas son action jusqu’à l’absorber


en son essence. (35)
Alors, pour découvrir la vie pleine et parfaite, il faut mon­
ter jusqu'à Dieu. En Dieu, l’action ne se distingue pas de
l’essence : l’acte divin, c’est Dieu lui-même, par identité.
Impossible de concevoir une intériorité, une possession de
soi plus entière. Et c’est pourquoi Dieu est le Vivant su­
prême, le Vivant par excellence, sans comparaison possible
avec les vivants qu’il crée et qui, nécessairement, ne sauraient
lui être égaux. (36)

(35) «Perfectior est intellectualis vita in angelis, in quibus intellectus. ad sui


cognitionem non procedit ex aliquo exteriori, sed per se cognoscit se ipsum ;
nondum tamen ad ultimann perfectionem vita ipsorum pertingit, quia licet
intentio intellecta sit eis omnino intrinsceca, nondum tamen ipsa intentio
intellecta est eorum substantia, quia non est idem in eis intelligere et esse ».
-Loc. cit. Que des esprits purs existent en fait, cela ne nous est connu que par
la Révélation. Saint Thomas estime cependant que leur existence est nécessaire
à la perfection du monde : « Necesse est ponere ad hoc quod universum sit
perfectum, quod sit aliqua incorporea creatura » Ia 50. Quoi qu’il en soit, on
peut philosopher sur ce que comportent de telles natures, et c’est ce que saint
Thomas fait largement dans la Somme (q. 50 à 60). Des capacités essentielles
des purs esprits on peut déduire également dans une certaine mesure, leurs
rapports possibles avec Dieu. Mais ce sont les données de la Révélation qui
n °/U £\ QUfHissent la plupart des lumières qui nous éclairent sur ce sujet.
(36) Cf. la, q. 18, a. 3.
Deuxième Partie

LÀ VIE PSYCHIQUE

Chapitre I

1. Sur la vie végétative, en plus de ce qui a été exposé au


chapitre précédent, à propos de la vie en général, la philo­
sophie n’a pas grand chose à dire. Etudier spécialement la
nutrition, la respiration, la croissance, la procréation, etc.,
est du ressort de la biologie. C’est pourquoi nous pouvons,
sans plus attendre, aborder l’étude de la vie psychique, celle
des êtres doués de facultés cognitives et appétits conscients. (0
Nous devrons commencer par considérer ces facultés mêmes
dans leurs activités, parce que ces dernières tombent sous
l’observation directe. Ensuite, des renseignements ainsi re­
cueillis nous tirerons des conclusions sur la nature profonde
des substances, des âmes qu’ils nous auront révélée.
Mais encore, dans ce domaine de la vie psychique, une
méthode judicieuse veut que nous considérions d’abord ce
qui nous est le plus immédiatement connu : c’est-à-dire nos
propres actes. A partir de là, à condition de nous en tenir
aux aspects généraux, identiques de part et d’autre, comme
le langage, les gestes, etc., nous pouvons deviner ce qui se
passe chez nos semblables. Tandis que pour pénétrer le psy­
chisme purement animal — celui d’un chien ou d’un papillon
— nous en sommes réduits à raisonner par analogie, analogie
(i) Cette épithète de « psychique » — comme beaucoup d’autres qui ont été
choisies sous l ’influence d'idées modernes, étrangères à la philosophie d’Aristote
et de saint Thomas — est impropre. Car, nous l’avons vu, tout ce qui vit,
fut-ce d’une vie purement végétative, a déjà une âme, une psyché. C’est pour­
quoi, gardant l’épithète pour des raisons de commodité et de brièveté, nous
avons soin de préciser ce qu’elle signifie pour nous : la vie pourvue d’une forme
quelconque de connaissance et des tendances qui s’ensuivent.
26 LA VIE PSYCHIQUE

de plus en plus lointaine et conjecturale à mesure que nous


descendons plus bas sur l’échelle des êtres, et par là même
nous sommes exposés à interpréter de façon anthropomor­
phique les faits que nous aurons constatés de l’extérieur.
En conséquence, ce qui va suivre roulera nécessairement
d'abord sur le psychisme humain. Nous noterons cependant
au passage les points où le psychisme animal se révèle sem­
blable à lui.
2. Aristote a minutieusement étudié toutes les espèces
d’animaux, la plupart du temps surtout en biologiste — ou
plutôt en naturaliste descriptif — beaucoup moins en psy­
chologue. Il a écrit sur le sujet nombre de traités spéciaux :
Histoires des animaux (qu’il vaudrait mieux peut-être intitu­
ler Recherches (Itrcopiai) sur les animaux (dix livres) ; Les
Parties des animaux ; La Génération des animaux ; Le Mou­
vement des animaux. ( 2 ) Au contraire, le traité de l’Ame,
qui roule à la vérité sur les âmes de toutes sortes, contient
beaucoup de psychologie. C’est là surtout que nous trouvons
les idées d’Aristote sur l’âme humaine, ses facultés, son
immortalité. Le Stagirite avait aussi composé un ouvrage
sur Les Plantes, qui est perdu.
Saint Thomas s’intéresse peu aux questions de pure bio­
logie. Il n’a commenté aucun des traités de ce genre énumérés
ci-dessus. C’est surtout la psychologie humaine qui fait l’ob­
jet de son attention, comme se reliant aux problèmes moraux
et théologiques qui dominent sa pensée et son enseignement.

L’ORIGINE DE LA VIE PSYCHIQUE

Pour énoncer le caractère distinctif de la vie psychique


en général, les philosophes modernes se servent communé­
ment du mot conscience. Ainsi tout ce qui n’est pas conscient
échapperait à la psychologie, resterait en deçà d’elle et appar­
tiendrait de droit à la pure biologie. Cette manière de parler
peut prêter à équivoque. Car conscience signifie connaissance
de soi et rien d’autre. Le Vocabulaire philosophique Lalande
nous le dit : « Conscience psychologique : Intuition (plus ou
moins complète, plus ou moins claire) qu’a l’esprit de ses
états et de ses actes». Or il n'est pas évident que nous ne
puissions rien connaître en dehors de nos états et de nos
actes (ce qui est le postulat de l’idéalisme) et que, par consé-
(a) « Les traités proprement biologiques représentent à eux seuls le quart de
notre Aristote ». - R obin ; A risto te , p. i6.
I. - ORIGINE DE LA VIE PSYCHIQUE 27
quent, la psychologie n’ait pas à s’occuper des autres actes
cognitifs. Il faut donc établir ici une distinction nette. Tout
ce qui n’est pas accompagné ou suivi d’un acte de conscience
« plus ou moins claire » — tels les purs réflexes — échappe
à la psychologie : soit. Mais que tout ce qui n’est point, par
essence et identité, fait de conscience, connaissance de soi,
reste en dehors de sa sphère : non pas.
Si donc nous voulons rester dans la réalité, dans la réalité
psychologique entière et inaltérée, nous ne commencerons
point par nous isoler artificiellement de tout pour nous consi­
dérer seuls et solitaires, comme Descartes dans son poêle.
Ce serait là fausser la perspective. Car nous ne nous aperce­
vons nous-mêmes que plongés dans un milieu qui nous enve­
loppe, nous pénètre, entre en nous de toutes parts, avec ou
sans notre permission, et dont il n’est pas en notre pouvoir
de faire abstraction. Loin de nous sentir enfermés en nous-
mêmes, bornés à réfléchir sur nos propres états, nous nous
sentons directement atteints par des réalités différentes,
marquées dès l’origine par ce caractère d’altérité, — non
pas conclu au terme d’un raisonnement ou d’une analyse
mais immédiatement perçu — et qui ne s’imposent pas à
nous avec une moindre certitude que ce qui se passe en notre
intérieur. Tel est l’ensemble auquel nous avons affaire et
dont nous devons inéluctablement partir.
En lui, qu'est-ce qui est premier ? Quel est l’ordre, soit
temporel, soit causal, selon lequel se déroulent les faits de
notre expérience psychique ? Qu’est-ce qui se présente
d’abord ?
Les opérations intellectuelles, concepts, jugements, raison­
nements, les tendances de la volonté et ses choix viennent
évidemment les derniers. Tous ces actes reposent en effet
sur des expériences préalables. Ces expériences, à leur tour,
s’ordonnent selon certaines précessions et séquences. Quel
est le premier acte psychique ?
A coup sûr. ce ne peut être un acte réflexe (3) par lequel
le sujet revient sur un de ses actes antérieurs. Toute réflexion
suppose nécessairement un acte direct. En quoi peut consis­
ter celui-ci ?
Au plus bas degré de nos expériences, nous trouvons la
sensation qui nous est commune avec les animaux et nous
met en rapport avec les réalités matérielles, soit hors de
(3) Nous ne prenons plus ici ce mot au sens qu’il a en biologie et que nous
venons nous-même de lui donner comme signifiant une réaction inconsciente,
mais au ses primitif de retour sur soi.
28 LA VIE PSYCHIQUE

nous, soit à l’intérieur de notre propre corps. Nous sentons


celui-ci, nous nous éprouvons nous-mêmes comme étendus,
épais, pesants, chauds ou froids, mobiles, etc. Celte sensation
s’aiguise dans la souffrance — et aussi dans le bien-être,
l’aise physique. L’enfant au berceau l’éprouve sans conteste.
Mais aussi l’homme est attiré dès le début par son entourage
matériel. A voir le jeune enfant, cet infatigable explorateur
parti à la découverte du monde, qui veut tout prendre, tout
manier, tout goûter, on ne peut douter de l’intérêt que pré­
sentent pour lui les réalités physiques du dehors. Voici donc
quelque chose d’indiscutablement premier et qui durera tou­
jours sous les expériences plus fines, plus compliquées et
les démarches de l’adulte : la sensation.
Mais l’exercice des sens est lui-même une réalité sensible
et donc sujette elle aussi à faire l’objet d’une aperception
spéciale du même ordre : c’est ce qui a lieu. Et ici nous
retrouvons, sans équivoque cette fois, la conscience que nous
n’avons expulsée des domaines où on l’avait abusivement
installée que pour lui restituer sa vraie place. En effet,
comme le dit Aristote, non seulement nous voyons et nous
entendons, mais « nous sentons ( aur0avoôpt,£0a ) que nous
voyons et que nous entendons ». (4) Et ainsi des autres sens
extérieurs et de ce que nous expérimentons dans notre propre
corps.
(Quand nous aurons étudié les opérations de l’intelligence
et de la volonté, nous y rencontrerons de nouveau une cons­
cience, mais celle-ci d’un autre ordre, plus déliée et plus
distincte que la précédente : toute spirituelle comme les
actes qu’elle perçoit. Son étude trouvera sa place au même
endroit que celle des opérations qu’elle accompagne.)
Telles sont donc les expériences premières à partir des­
quelles et sur lesquelles se déroulera toute la vie psycho­
logique humaine qui, même dans ses formes les plus hautes,
ne perdra jamais l’empreinte de cette humble origine.

***
Ici aurait sa place naturelle une étude détaillée de toutes
les phases de cette vie. Mais nous avons déjà fait cette étude
en grande partie, — à savoir pour certains actes de connais­
sance dont il importait d’établir la valeur contre les objec­
tions idéalistes ou soi-disant scientifiques, — dans le premier
tome de nos Principes de la philosophie thomiste : la Critique
(4) A. I I I , 2, début — Sa in t T h o m a s , la 78, 4, 2m ; Vérit. I, 9.
I. - ORIGINE DE LA VIE PSYCHIQUE 29
de la connaissance. C’était là le point de vue propre de la
critique, qui nous obligeait à décrire d’abord ces actes en
eux-mêmes et à faire ainsi, très largement, de la psychologie.
Le point de vue critique n’est plus ici le nôtre et nous
n’avons pas à y revenir. Quant aux questions de psychologie
proprement dite, nous dirons seulement que leur étude com­
plète, munie de toutes les références voulues aux écrits
d’Aristote et de saint Thomas, figurant dans un gros ouvrage
dont elle occupe les trois quarts, nous ne pouvons songer à
la recopier ici. Ne seront donc traitées pour elles-mêmes
dans le présent volume que les questions non abordées dans
la Critique. Nous ne reprendrons les autres que pour les
rappeler de façon sommaire, y ajouter éventuellement quel­
ques remarques ou développements jugés nécessaires ou
opportuns, par exemple, pour satisfaire aux difficultés qu’elles
ont pu susciter.
Chapitre II

OBSERVATIONS SUR LA SENSATION EXTERNE (s)

Il n’y a rien à ajouter à l’étude approfondie qui en a été


faite dans la Critique. Néanmoins, il peut être utile d’insister
sur son caractère absolument direct, qui' a été mis en ques­
tion.
1° La sensation externe porte sur la réalité extérieure
même et non sur l’ acte intérieur qui la saisit. Son terme
n’est pas une représentation, un tableau peint au dedans du
sujet et qui s’interposerait, comme un rideau, entre le con­
naissant et le connu.
Dans d ’autres actes de connaissance il n’en va pas ainsi.
L’objet qu’ils considèrent ne leur est pas actuellement pré­
sent. Ce à quoi ils aboutissent est une image, un tableau
intérieur, qui peut correspondre ou ne pas correspondre à
la réalité. Tous ces actes subsistent en eux-mêmes, dans leur
autonomie, sans avoir besoin du soutien d’une présence exté­
rieure actuelle. Ainsi en va-t-il des constructions imaginai­
res, des souvenirs de la mémoire, des concepts de la spécula­
tion intellectuelle. Mais la sensation se distingue précisément
de tous les actes de ce genre. Son caractère spécifique, irré­
ductible, inassimilable à tout autre, est qu’elle appréhende
un objet réel actuellement présent.
« La sensation, dit Aristote, ne porte pas sur elle-même :
outre la sensation il y a quelque chose d ’autre [à savoir
les données auxquelles elle s’attache, xà Û7cox,s({x&va ] et cela,
de toute nécessité, est antérieur à la sensation : car il est
dans la nature des choses que le moteur précède le mobile ». (6)
(5) Cette épithète d ’externe, que nous conservons pour faire court et nous
conformer à l ’usage, est mal choisie. Ce n’est pas la sensation qui est externe,
mais son objet.
(6) Met., I, 5, 1010 a. 35.
II. - LA SENSATION EXTERNE 31
Ainsi l’objet sensible existe d’abord en lui-même « indépen-
damnent de la sensation et il la détermine, il la fait, TCoei
Tïjv aiŒ07]oiv » (7) (non pas, bien sûr, sans la coopération du
sujet, comme nous le verrons plus loin).
Ici, il convient de démasquer un sophisme — parent de
celui que nous avons déjà rencontré à propos de l’emploi du
mot conscience — et que l’on s’étonne de voir commis par
des auteurs qui se veulent disciples de saint Thomas. L’un
d’eux écrit : « Nous connaissons les choses grâce à un inter­
médiaire subjectif. Or selon sa nature propre et essentielle,
cet « intermédiaire subjectif » est une similitude de l’objet,
donc, de quelque façon, une «copie», un «décalque». La
similitude-connaissance est à envisager dans l’ordre de la
représentation ». (8) Evidemment, toute connaissance réside
en celui qui connaît, et donc est, à ce titre, quelque chose de
subjectif. Mais de cette vérité de La Palisse, il est abusif de
conclure que l'acte cognitif consiste, par essence et par
identité, à fabriquer une « représentation », à faire une
«copie », à peindre un tableau. La connaissance n’est jamais
ni nulle part cela. (9) Elle n’est pas, à proprement parler, un
« intermédiaire » entre le connaissant et le connu, c’est-à-
dire quelque chose d’interposé entre eux, quelque chose
comme un premier objet qu’il faudrait d’abord considérer,
un milieu qu’il faudrait d’abord traverser avant d’arriver à
l’objet visé. Elle est Yaction même du sujet, l’activité qu’il
exerce pour saisir la réalité — comme le mouvement de la
main qui étreint un objet. (10)
Il y a, à la vérité, nous l’avons dit, des actes cognitifs qui
Raccompagnent de constructions d’images intérieures, mais
nous avons vu aussi que la sensation n’est point de ce genre.
Ajoutons pour élucider à fond cette question capitale que
là même où cet accompagnement a lieu, il ne saurait, en
aucune façon, être identifié avec l’acte même de connaître.
Il en est le terme, le produit, l’appui nécessaire, non le cons­
titutif intrinsèque. Saint Thomas le dit expressément, à
propos de la connaissance par concepts qui, elle, comporte
un «verbe», une image mentale élaborée par l’esprit. «La
conception intellectuelle (le verbe)... diffère de Yaction d£
l'intelligence, parce qu’elle apparaît comme son terme et
(7) Ibid., 33, 34.
(8) R.P. S imonin, O.P. Connaissance et similitude. Revue des Sciences philo­
sophiques et théologiques, 1931, pp. 293 et 396.
(9) Voir là-dessus le premier chapitre de notre Critique de la connaissance.
(10) Aristotb, A. III, 8, 432a 1 sq. : « L ’âme (dans ses actes, Vintellection et
la sensation) est comme la main ».
32 LA VIE PSYCHIQUE

comme quelque chose de constitué par elle »-(r i ) S’il n’y


avait pas, précédemment et à l’origine de toutes nos connais­
sances, des expériences directes, mais seulement des images
intérieures, comment pourrions-nous savoir si celles-ci cor­
respondent à ce qui existe en fait ?
2° Quel est le moyen de l’expérience sensible extérieure ?
Il est bien évident que l’objet matériel n’entre pas lui-même
avec sa matérialité dans le sujet sentant. Voir un arbre ou
une maison n’est pas avoir en soi un arbre ou une maison.
Et pourtant, c’est en avoir quelque chose. Quoi ? Leur
forme. (I2^ L’objet extérieur agit sur le sens en y imprimant
sa forme seule : sa forme, c’est-à-dire ses caractères déter­
minants, les qualités spéciales qui le font ce qu’il est et le
distinguent de tout autre. La matière est en effet chose in­
différente, identique sous toutes les formes et incapable de
fournir aucun renseignement sur la physionomie spéciale des
divers êtres. (13) Ce qui importe à la connaissance des choses
extérieures, c’est donc d’entrer en possession de leurs formes.
A ce premier et plus humble stade, elle les reçoit telles
qu’elles sont là où elles résident, non pas à l’état détaché,
abstrait, général, que l’esprit leur donnera dans ses élabora­
tions postérieures, non pas comme des idées, mais trempant
encore dans la matière et recevant d’elle leur individualité. (14)
Ce que l’objet donnera au sens pour s’en faire connaître,
ce sera donc sa forme eBoç , species, ce que saint Thomas
et les scolastiques en général nomment « l’espèce impresse »
species impressa». Les mots efôcç, , species veulent dire
cela : aspect de l’objet, sa forme, dessinée dans le sujet. Et
ne craignons pas de le répéter pour éviter toute méprise :
cette species n'est pas ce qui est connu, mais le moyen, l’ins­
trument qui sert à le connaître. (15) Une fois équipé de la
sorte, devenu ainsi semblable à son objet, mis pour ainsi
dire à son niveau, entré quant à sa forme dans la même
espèce que lui, le sens devient capable de le saisir.
En effet, toute connaissance doit être proportionnée à son
objet. Quelque chose doit être commun aux deux. (16) Si le
sujet et l’objet se situaient dans des régions absolument
étrangères les unes aux autres, ils ne pourraient jamais se
(11) De Potentia, VIII, 1. Cf. la q. 34 a. 1, 2m - Contra Gent. 1, 53.
(12) Aristote , A. I I I , 8, 431 b. 29.
(13) V oir là-dessus P .N .I., 2e fascicule, ch. I l, sect. I l, p. 68 sq.
( m ) Ibid. Sect. V I, p. 158 sq.
ÜS) S aint T homas, A. I I I 1,3 fin. Spirit. creat. IX , 6m - la , 85, 2, etc.
Çïb) S aint T homas, la, 88, 1, 3m - Cf. A ristote , Gen. et Corr. I, 7 323 b 10
sq. Saint Thomas, leçon 19.
II. - LA SENSATION EXTERNE 33
rejoindre. Or le sens ne porte pas en lui-même la forme
des objets extérieurs. Il ne peut que les recevoir d’ailleurs.
Et en cela il est passif. Le réel extérieur agit sur lui comme
le cachet — c’est la célèbre comparaison d’Aristote — agit
sur la cire et lui imprime sa forme, la figure particulière
dessinée dans l’or ou l’airain dont il est fait, et la cire reçoit
cette forme sans ces matières. De même le sens par rapport
à ses objets. (»5) La comparaison est tout à fait précise. (>9)
L'action des seconds sur le premier — l’action dite « trans-
ciente », cette réalité à deux termes qui appartient à la fois
à l’agent et au patient (20) est le terrain où ils se rejoignent.
Là ils sont vraiment un parce qu’ils communient en une
seule et même forme. L’objet sensible en tant que tel, c’est-
à-dire en tant qu’il se rend sensible par l’influence qu’il
exerce actuellement sur le sens — et d’autre part, le sens,
en tant qu’il subit cette influence — sont une seule et indi­
visible réalité.
3’ Mais ce serait une grossière méprise que de concevoir
ces réalités psychiques à l’instar des actions et réactions
purement matérielles. Nous sommes ici dans l’ordre de la
vie et, qui plus est, de la vie connaissante. L’espèce impresse
n'est pas l’action physique exercée par un corps étranger
sur l’organe de la sensation. Dans cette action physique —
pareille à toutes celles qu’il peut exercer sur les corps ina­
nimés — le corps étranger agit par tout son être, avec sa
matière, et non point par sa forme seule. Là, il n’est pas
question pour lui de se faire connaître, mais de modifier
matériellement un autre corps. Les renseignements que
l’espèce porte en elle ne concernent nullement les modifi­
cations accomplies dans l’organe du sens, mais bien les qua­
lités de l’objet : par exemple, dans la sensation visuelle, non
pas la petite image apparue sur la pupille ou les modifications
de la rétine — mais la lumière et la couleur de l’objet. Cela
est si vrai que les deux actions — la physique et la psychique
— peuvent se contrarier et que la première peut abolir toute
possibilité de la seconde. Une lumière trop vive blesse l’œil
et l’empêche de voir ; un coup violent empêche de saisir la
forme de l’objet percutant.
L’espèce impresse est donc déjà une réalité quasi « spiri-

(iS) A. I l, 12, début.


(19) S aint T homas. Il, 84, 1, fin : Sensus « suscipit form as sine m ateria,
sicut colorem auri sine auro ».
(20) Cf. Critique de la connaissance, p. 22. —• P.N. I., 3e fasc., ch. IV, p. 29 ;
ch. V, sect. 4, p. 124.
3
34 LA VIE PSYCHIQUE

tuelle » et saint Thomas lui applique cette qualification : ce


qui, de prime abord, a de quoi surprendre. Car elle appar­
tient bien au monde matériel ; elle est une forme de la ma­
tière, engendrée par l’action d’un corps sur un autre corps.
L’animal la reçoit comme l’homme, dans ses sens. Elle n’a
aucun titre à entrer dans le monde de Vesprit. Mais, d’autre
part, elle se dégage de la matière où elle résidait et n’arrive
au sens que dans cet état de dépouillement, forme corporelle
sans doute, mais purement forme. (2 I ) C’est là, pour elle, un
mode d’existence nouveau, qui a reçu le nom d’ « intention­
nel ».
De plus, dans la réception de la forme extérieure, le sens
n’est point passif dans tous les sens du mot. Quand on dit
que le sens est une faculté passive, cela veut dire simplement
qu'une activité transformatrice des données reçues ne lui est
pas nécessaire, parce que ces données lui sont accessibles
telles quelles, toutes prêtes à être assimilées, « sensibilia
actu», «en acte d’être sensible». Il n’y a pas de «sens
agent », comme il y a un intellect agent, parce que l’intellect
a besoin, lui, pour former ses concepts, de transformer les
images sensibles qui lui sont fournies, en idées générales. (22)
Mais rien de ce qui se passe chez un vivant, en tant que tel,
ne saurait être entièrement passif : quidquid recipitur recipi­
tur ad modum recipientis. La sensation est une action im­
manente dans laquelle, à parler strictement, « le sens ne
pâtit ni n’est altéré » (23), c’est-à-dire ne perd rien, mais au
contraire se porte à son achèvement naturel. (24) « Toute sen­
sation, dit encore Aristote, est active à l’égard de l’objet
senti ». (25) « Sa cause principale, dit saint Thomas, est une
vertu de l’âme». Par exemple, dans la vision « il y a dans
l’œil quelque chose qui la cause et c’est la faculté de voir ». (26)
Tombant sur un non-vivant, l’influence du corps étranger
n’y provoque pas cette réaction, mais dans la sensation, la
forme arrivant de l'extérieur trouve un patient qui s’ouvre
à sa pénétration. Une acceptation, une prise active de ce qui
vient du dehors, une captation régie par les intérêts propres
de la vie psychique — essentiellement inassimilable à la
(21) Duplex immutatio [senssus]... una naturalis et alia spiritualis... Spiritua­
lis, secundum quod forma recipitur secundum esse spirituale. Ia, 73, 3. —
Item, Pot. V, 8.
(22) Saint T homas, Ia, 79,3.
(23) Aristote, A, III, 7, 431 a 5.
(24) Cf. notre Philosophie de la Nature, fascic. 3, ch. V, sect. 4, p. 125 sq. —
Saint T homas, S la, 54, 2. — Aristote, Met. & IX 1050 a. 35. Saint T homas
IX, 1. 8-
(25) E th ic . N icom ., X , 4, n» 5.
(26) D e Sensu et sensato, i. 9.
i l . - LA SENSATION EXTERNE 35
pure passivité de la matière brute — se produit déjà là. De
par sa nature même, le sens est fait pour recevoir les formes
des objets, il ne peut donc en subir l’invasion comme de
quelque chose qui lui serait étranger et indifférent. (27) Ce
premier mouvement de la vie psychique, encore inconscient,
qu’on pourrait appeler « réflexe » au sens biologique du mot,
sera suivi d’un second, pleinement spontané celui-ci, et accom­
pagné de conscience.
4° Qoddam esse intentionale. Une certaine existence inten­
tionnelle. — Cette notion d’existence intentionnelle qui s’ap­
plique, entre autres réalités, à l’espèce impresse, est délicate.
Habitués que nous sommes à ne voir dans la Nature que
des corps et des actions corporelles, nous sommes déconcer­
tés par cette notion de réalités qui ne sont ni des corps, ni
des actions physiques, et non plus des réalités spirituelles
au sens propre et strict, mais quelque chose d’intermédiaire,
ni tout à fait corps ni tout à fait esprit. Il est donc utile de
l'expliquer quelque peu.
D’abord, que veut dire ce mot d’ « intentio » qu’un débu­
tant risque de prendre à contre sens ? Au point de vue lexi-
cographique, intendere dans le latin médiéval — entre autres
significations surtout juridiques — signifie porter son esprit
sur quelque chose, y faire attention. Et le mot intentio signi­
fie cet acte de l’esprit et, par suite, son objet. Les formules
liturgiques attestent bien ce sens : Deus in adjutorium meum
intende. Intende mihi. Intende deprecationem meam. Quand
on dit que l’espèce est une intention ou quelque chose comme
une intention, on veut dire que c’est une réalité de ce genre.
Or il y a deux espèces d’intention. L’esprit se dirige d’abord
sur les choses elles-mêmes, qui sont les < prima intellecta ».
En second lieu, il les considère sous la forme abstraite, géné­
rale, qu’il leur a donnée en les distribuant en genres et en
espèces. « Secunda intellecta dicuntur intentiones consequen­
tes modum intelligendi... sicut intentio generis et speciei et
secundarum substantiarum ». (28) (Les substances secondes
sont les genres et les espèces.) Ces « secondes intentions »
sont la plupart du temps désignées par le seul mot intentio,
sans qualificatif. C’est de cette catégorie que se rapproche
l’espèce impresse.
Elle n’est pas une réalité d’expérience, c’est une réalité
conclue de l’expérience par une élaboration philosophique,
(27) Cf. P .N .I. fasc. 1, p. 26, sq.
(28) S aint T homas. Pot, V II, 9,
36 LA V IE P S Y C H IQ U E

et dont la notion est nécessaire pour rendre raison des faits


de connaissance sensible (et intellectuelle).
Pour faire comprendre le genre de réalité, cette existence
intentionnelle qui appartient à l’espèce impresse, saint Tho­
mas la montre ressemblante à d’autres réalités naturelles.
Elle ne constitue pas un cas unique, singulier de tout point.
Elle est une forme isolée de la matière ; mais d’autres formes
le sont aussi. Par exemple, les concepts et propositions cons­
truites par l’esprit et qui n’existent que dans l’âme : « Hujus­
modi entia consueverunt intentiones nominari et habent ali­
quid simile cum ente quod est in anima, quod est esse dimi­
nutum, ut dicitur in V P Metaphys ». (29) Ce terme de compa­
raison est encore un peu lointain. En voici un plus proche,
pris d’une réalité qui ne se trouve pas dans l’âme. Un ouvrier
manie une scie ou un rabot. Une force, une « virtus », étran­
gère à l’instrument inerte et immobile par nature, lui confère
un mouvement dirigé, artistique. Cette virtas est bien quel­
que chose de réel, mais qui ne s’arrête pas dans l’instrument
pour le modifier lui-même. C’est un flux « defluxus » « vir­
tus fluens » (3°) qui le traverse en cheminant vers un but
étranger. De même, l’influence de l’objet extérieur traverse
le milieu pour atteindre le sens. La « vertu » de la couleur,
émanée de l’objet, ne s’arrête pas dans le milieu pour le colo­
rer lui-même. « Color quidem est in corpore colorato sicut
qualitas completa in suo esse naturali ; in medio autem in­
complete, secondum quoddam esse intentionale ». (31) Entrée
dans le sens, elle ne s’y repose encore pas, comme en son
terme définitif. Elle n’arrive là que pour préparer autre
chose ; elle ne touche le sens que pour le rendre capable
de percevoir l’objet. C’est toujours le même mode d’existence :
« Habet alterius modi esse forma in sensu et in re extra
animam » . (32)
Les réalités de ce genre n’ont donc pas une existence ferme
et stable. Elles n’existent point pour elles-mêmes, mais pour
autre chose. On pourrait dire : intendunt aliquid aliud. Elles
sont en mouvement, elles sont un mouvement, et donc quel­
que chose d’intermédiaire entre la pure puissance et l’être
achevé, terme du mouvement. (33)

(29) IV Sent. I q. 1, a 4, sol. 2. - Il s'agit là de causalité instrumentale des


sacrements, mais, comme nous allons le voir, une causalité du même genre
appartient à l'espèce.
(30) V erit. X X V II, 7 - I lia 62, 3 et 4.
(31) S aint T homas De Sensu et sensato, leçon 5.
/ ,v S e n *‘ d i s l ' 49» Q- 2, a. 1 : c. et i6 r a ’

(33) D Sent. loc. cit. note 1.


II. - LA SENSATION EXTERNE 37
Voilà ce qu’est l’esse intentionale attribué à l’espèce im­
presse. Celle-ci, rapprochée de réalités naturelles analogues,
se laisse mieux comprendre. Ce n’est pas une chinoiserie
scolastique. L’idée en remonte à Aristote : et saint Thomas
l'a beaucoup approfondie. Elle a été élaborée pour embrasser
et exprimer les données suivantes, qui sont incontestables :
à) Le corps extérieur agit sur l’organe sensoriel, et cela
est requis pour que la sensation ait lieu.
b) Cette action n’est pas une action physique, matérielle,
comme celle qui se produit quand un corps en choque un
autre, le déplace, le blesse, etc. Elle n’est destinée qu’à pré­
parer, à rendre possible un acte de connaissance.
c) Le milieu qui peut s’interposer entre l’objet senti et
le sens n’a, comme tel, qu’un rôle neutre et purement trans­
metteur — bien que l’objet puisse aussi exercer sur lui une
action matérielle concomitante : auquel cas il devient lui-
même objet, élément constitutif partiel de l’objet total de la
sensation.
Il semble qu’on ne puisse exprimer tout cela sans aboutir
à l’idée de formes essentiellement corporelles, mais isolées
de leur matière : ce qui est l’idée même de l’intentionnalité.
5 ’ Le sens, façonné par l’objet extérieur, ayant la même
forme que lui, peut s’y appliquer exactement, le saisir, s’en
emparer, le posséder vraiment de cette possession sans pa­
reille qu'est l’acte de connaître. Il le saisira tout entier, ma­
tière et forme, tel qu’il est. Car ce ne sont pas des formes
pures et vidées de leur matière que nous percevons, mais des
objets compacts, dans la plénitude de leur existence maté­
rielle. Si les préludes de la sensation ne comportaient qu’une
réception des formes seules, il n’en va plus de même quand
la sensation, l’acte de connaître s’accomplit. La forme isolée
reçue dans le sens n’était pour celui-ci que le moyen de saisir
son objet et non — répétons-le — cet objet lui-même. Quand
l’objet est atteint, il l’est dans sa condition réelle et non
dégagé d’elle. (34)
Ici le sujet n’est plus du tout passif, il agit, n’étant plus
désormais en puissance mais en acte et en activité. « Le mou­
vement du sens » déjà informé, perfectionné par l’espèce
(34) Ce qui n’implique nullement que le sens le pénètre à fond, de façon
exhaustive. Au contraire, ce qu’il en perçoit, c ’est uniquement l ’aspect exté­
rieur, ce qu’il montre de lui-même, non pas directement sa substance, mais
les accidents sensibles par lesquels et dans lesquels seulement celle-ci se
manifes’e. Cf. P.N .I. fasc. 2 ch. 1, sect. 4 p. 44 sq. Cf. C ritique de la connais­
sance, ch. 7 p. 272 ; ch. 10 p. 353, 354 et Im m anence Append. V.
38 LA VIE PSYCHIQUE

impresse, quand il passe effectivement à l’acte de connaître,


nous dit saint Thomas, « est une opération au sens propre »
comme les actes de l’intelligence et de la volonté, car c’est
l'acte d’un être complètement équipé pour agir et qui n’a
plus rien à recevoir : « est actus perfecti ». (35)
Et c’est ainsi que, selon la formule, classique depuis Aris­
tote, « l'âme humaine », non seulement par la pensée, mais
déjà par la sensation, « devient, en quelque sorte, toute
chose » (30 — chacune de ces puissances opérant dans sa
sphère : la pensée dans l’ordre spirituel, la sensation dans
le sensible. Insistons quelque peu sur ce dernier sujet.
Je regarde un buisson aux feuilles vertes. Par le fait que
je le regarde, je le prends, je l’assimile à mon être propre.
Mais lui aussi me prend, m’accapare, m’assimile à lui, car
je deviens lui : il occupe et remplit mes sens, il est un
moment de ma vie psychique. Je suis à cet instant, le buis­
son aux feuilles vertes, non point, bien entendu, dans son
être naturel, mais spirituellement « intentionnellement »,
comme la statue de Condillac — fine remarque dans une
philosophie grossière — était « odeur de rose ». Je suis lui
et il est moi. « La sensation, dit Aristote, est les objets sen­
sibles ». (37) Telle est dans l’acte de connaître l’unité du con­
naissant et du connu. Déjà, dans le prélude de la sensation,
dans la réception de l'espèce, une indissoluble unité — nous
l’avons vu — se réalisait entre eux. Mais elle restait ignorée
du sujet. Maintenant c’est dans la lumière que se consomme
et se parfait leur union.
6 U De ce qui a été dit précédemment, il suit que le sens
est infaillible en son propre domaine. En effet, immédiate­
ment uni à son objet, modelé directement par lui, par où
donnerait-il prise à l’erreur ? Si donc il annonce de la cou­
leur, c’est qu’il y a objectivement de la couleur ; du son,
c'est qu’il y a du son ; du mouvement, c’est que quelque
chose bouge, etc. Ce qui peut être erroné, c’est Yinterprétation
de ces données brutes par la pensée, le jugement, le raison­
nement. Ainsi, on a jugé longtemps que le soleil tournait
autour de la terre, alors que le sens témoignait seulement
(35) S aint T homas A. III leçon 12 ; sur Aristote ch. 7. Sur cette question
de l'activité du sens Aristote semble avoir hésité, flotté. Ses textes sont diffi­
ciles à harmoniser. Saint Thomas présente au contraire sur le sujet une doc­
trine ferme et cohérente (Cf. Critique de la connaissance. Appendice IV). Caje-
tan soutient sur le même sujet, dans son commentaire du de Anima d’Aristote,
une opinion singulière que nous étudions ici dans l'Appendice II.
(36) Aristote A. III, ch. 8 432 a, 21. S aint T homas, leçon 13.
(37) ’H x i aEffÔTqxà (icûç) (A. III 8. début.)
II. - LA SENSATION EXTERNE 39

d’un changement de position de l’un par rapport à l’autre,


l’aspect des choses demeurant identique, que ce fût l’un ou
Vautre de ces corps qui se mût.
*
**

Ainsi la sensation externe nous apporte une véritable


connaissance. Il ne convient pas de la dédaigner. Elle n’est
pas — comme certains l’imaginent, — un état obscur du sujet
quelque chose comme un trouble magma, matière a priori
suspecte, que l’esprit devrait soumettre à un rigoureux fil­
trage, pour n’en retenir que ce qui lui paraîtrait suffisam­
ment « rationnel », susceptible d’entrer dans une théorie
scientifique. Un poète romantique du xix® siècle, en réaction
contre le spiritualisme exclusif de certains classiques, disait :
« Je suis un homme pour qui le monde extérieur existe. » Ce
n’est pas seulement pour les poètes, mais pour tout homme
normal, que le monde extérieur existe, et c’est la sensation
qui le lui fait connaître. Par elle, au prime début de notre
expérience, nous sommes mis en rapport avec des êtres diffé­
rents de nous. Immergés dans un monde coloré et mouvant,
dont nous faisons nous-mêmes partie, nous y avons des voi­
sins, par quelque côté au moins nos semblables, dont nous
ne pouvons nous séparer, qu’il n’est pas en notre pouvoir de
supprimer ou d’ignorer. Le vrai, l’authentique, le premier
donné, ce n’est pas nous seuls, mais nous et l’autre. Et cet
autre nous intéresse, nous aimons à nous mettre en rapport
avec lui. C’est pourquoi, comme le dit admirablement Aris­
tote, au début du premier livre de sa Métaphysique : « Tous
les hommes, de par leur nature même, désirent savoir. Ce qui
le montre, c’est le plaisir qu’apportent les sensations. En
effet, indépendamment de leur utilité, nous les aimons pour
elles-mêmes, et par dessus toutes les autres, celles des yeux.
Car ce n’est pas seulement pour agir, mais même comme
lorsque nous ne voulons rien faire d’autre, que nous préfé­
rons voir, pour ainsi dire, plus que tout ». (38) Même chez les
animaux, comme le dit ailleurs le Stagirite, parlant spéciale­
ment d’eux, « la sensation est une certaine connaissance » . (39)
Dans la sensation comme dans la pensée, dit-il encore, « l’âme
discerne et connaît les réalités ». (4°)
La sensation tient une position médiane entre les fonctions

(38) Met A. 1 980 a. 31.


(39) G ener. A n im a l I. 23, 731.
(40) A. III, 3, 427 a. 20. Aristote rapporte en cet endroit l'opinion d'autrui,
mais dans l'incise que nous citons, il parle en son nom.
40 LA VIE PSYCHIQUE

de la vie végétative et l’activité toute spirituelle de l’intellect.


D’une part, en effet, elle se sert d’un organe que des circons­
tances physiques peuvent altérer. Et c’est pourquoi Aristote
et saint Thomas insistent sur la neutralité que le sens doit
présenter en face des réalités extérieures. Car s'il est déjà
occupé par certaines formes, il ne sera pas libre pour la
réception pure de celles qui viendront en surcroîL. Et le
jugement qui interprétera ses témoignages sera exposé à
confondre les unes avec les autres. Les secrétions amères de
la langue du fiévreux sont bien réelles et réellement perçues,
elles n’ont rien d’un « acte de conscience », mais elles occu­
pent la place et l’obstruent. Telles sont les conditions maté­
rielles où s’exerce la sensation extérieure. Mais, d’autre part,
elle est le premier échelon dans la hiérarchie des espèces du
connaître. Elle émerge de la vie dormante du végétal ; en
elle la vie commence à ne plus être aveugle, à savoir ce qui
se passe dans le milieu où elle se trouve et à y choisir avec
lucidité ce qui lui convient. C’est une vraie rupture de conti­
nuité, quelque chose d’absolument nouveau qui apparaît.
Chapitre III

LES SENS INTÉRIEURS

A. - Le sens commun
Nous percevons les qualités des objets matériels qui nous
entourent : couleur, forme, odeur, etc. Mais aussi nous sen­
tons que nous sentons, nous nous percevons nous-mêmes en
train de sentir. Par exemple, pour ce qui concerne la vue,
le sens interne n’est pas la vue des objets, mais la sensation
de la vision : « visionem percipit... videt se videre ».(0 C’est
donc ici un nouvel objet de sensation, une espèce particulière
de connaissance sensible dont l’orientation est inverse de
celle de la précédente qui était tournée tout entière vers
le dehors : celle-ci* regarde au dedans ; acte réflexe, acte de
conscience. (2)
A quel titre peut-elle porter le nom de sens commun ?
Evidemment cette appellation, qui peut étonner le lecteur
français, désigne tout autre chose que cette sagesse moyenne,
vulgaire, censée commune à tous les hommes, qui en d’autres
termes se nomme le bon sens.
à) Le sens intime est dit « commun » parce qu’il accom­
pagne tous les genres d’activité des sens extérieurs. Videi se
videre, avons-nous dit, mais nous aurions pu dire, au même
titre, sentît se audire, olfacere, etc.
Les sens extérieurs sont des spécialistes, confinés dans un
domaine particulier dont ils ne peuvent sortir. La vue ignore
les sons, l’ouïe ignore les couleurs. Et cependant il est de
fait que nous attribuons ces qualités hétérogènes aux mêmes
(1) S aint T homas Ia , 78, 4, 2m .
(2) A ristote . A. III. 2, début. - S aint T homas Ia , 78, 4 - Verit. 1,9.
42 LES SENS INTÉRIEURS

objets. Nous disons, par exemple, que le fiel est jaune (sen­
sation visuelle) et amer (sensation gustative). (3)
Cette attribution n’a pas lieu en vertu de raisonnements,
de concepts qui spiritualiseraient ces qualités matérielles,
n'en retenant que l’idée pure, mais en vertu d’expériences
directes, physiques, où elles ont été atteintes en elles-mêmes
et proprement senties.
Les informations d’ordre sensible aboutissent donc à un
centre unique qui, pour les recueillir, doit être du même
ordre qu’elles, c’est-à-dire sensible lui aussi, un vrai sens.
Les animaux, certains animaux du moins, le possèdent. Le
chien, par exemple, sait très bien que sa soupe qu’il voit a
aussi une certaine odeur qu’il renifle et un certain goût que
n’aurait pas un morceau de bois ou de pierre. Ainsi il existe
une faculté sensible, non spécialisée à une seule espèce de
qualités matérielles, capable de les accueillir toutes, de les
comparer entre elles, de saisir leurs différences et de les
réunir dans un ensemble qui est l’aspect total de l’objet
extérieur. C’est le sens dit commun à un premier titre. (4)
b) Il porte encore ce nom pour une seconde raison, car il
a un autre caractère qui, à la vérité, n’est pas absolument
autre que le précédent. En effet, s’il peut comparer et unir
les données que lui apportent les sens extérieurs, c’est qu’il
ne leur est pas étranger, établi dans une région sans contact
avec la leur. Il en est au contraire le principe et la source
profonde. Il y a une sensibilité générale, diffuse dans tout
l’organisme et qui se manifeste par les issues diverses que
sont les sens extérieurs. On peut la concevoir à la façon
d’une nappe souterraine épandue partout, qui alimenterait
des régions multiples où elle sortirait par des orifices ayant
chacun sa configuration propre et son rôle particulier. « Vis
sentiendi diffunditur in organa quinque sensuum ab aliqua
una radice communi a qua procedit vis sentiendi in omnia
organa, ad quam etiam terminantur omnes immutationes
singulorum sensuum ». (5)
Multiple en tant qu’il accueille les informations irréduc­
tibles des divers sens extérieurs, unique comme leur indi­
visible source, Aristote le compare au point mathématique
qui, lui aussi, remplit deux rôles : étant à la fois multiple

, (3) A ristote III, I, 425 a 30 à b. 3 (texte difficile). S aint T homas I. 1.


circa finem.
(4) A ristote A. III, 2. 426 b. S sq. S aint T homas 1. 3 et I» 78, 4, 2a .
(5) S aint T homas A. III, I. 3.
A. - LE SENS COMMUN 43

comme aboutissement de plusieurs lignes de sens opposé, et


simple comme leur intersection. (6)
c) Il ne faut pas confondre le sens commun, qui est géné­
ral, avec les sensations internes particulières. Par exemple,
je puis sentir une chaleur, un froid qui1 ne m’arrive pas du
dehors, qui naît en moi et qui est un état de mon corps. Des
organes peuvent agir l’un sur l’autre par contact, frottement,
etc. Je perçois les mouvements, les déplacements de mes
membres. Ce sont là des réalités physiques qui ne diffèrent
des objets extérieurs que par leur situation dans mon propre
corps. Leur perception est un acte direct, nullement une
sensation de sensation, comme celles du sens commun, non
pas un regard jeté sur des actes psychiques en cours d’exé­
cution — réalité subjective — mais saisie de réalités maté­
rielles que d’autres que moi peuvent éventuellement percevoir.
d) Que nous ayons conscience de nos sensations, c’est-à-
dire que nous possédions le sens commun, est un fait évident
qui ne souffre pas d'objection. Mais si nous en cherchons
le comment, si nous prétendons pénétrer son intérieur et en
découvrir le mécanisme, les difficultés apparaissent. En effet,
il est impossible de sentir que l’on sent, en ignorant tout à
fait ce que Ton sent. Par exemple, le sens commun ne peut
connaître la sensation de la couleur sans connaître la couleur
elle-même qui caractérise précisément cette sensation. (7) En
outre, comment le sens commun pourrait-il opérer la syn­
thèse des données extérieures s’il les ignorait ? Tel est le
problème.
Une première réponse se présente à l’esprit. Le sens com­
mun appréhende les données extérieures indirectement, par
1intermédiaire et au travers des sensations qui constituent
son objet propre et qui contiennent ces données.
Réponse juste, mais qui demande à être précisée. Elle ne
va pas encore au fond des choses. A quel titre, sous quelle
forme les données extérieures sont-elles présentes dans la
sensation ? Les propriétés sensibles des objets : couleur, fi­
gure, consistance dure ou molle, etc., qui sont l'objet de la
sensation, n’affectent pas physiquement les sens, ne sont pas

(6) Aristote. A. III. 2, 427 a 10 sq. - S aint T homas 1. 3, et de Sensu et


Sonsato, 1. 19 (sur Aristote, ch. 7).
(7) « Dicere quod ille alter sensus (le sens commun) quo quis sentit se
videre, non sentiat colorem, est omnino irrationabile, quia si non cognosceret
colorem, non posset cognoscere quid esset videre, cum videre nihil aliud sit
quam sentire colorem ». S aint T homas A. III, 2 sur A ristote, 2, 425 b. 12 sq.
44 LES SENS INTÉRIEURS

réellement présentes en eux. Bien au contraire, elles doivent


en être rigoureusement exclues pour conserver au sens ce
caractère d’impartialité, de neutralité, nécessaire à la per­
ception exacte des objets. (8)
Pour résoudre la difficulté, saint Thomas se réfère (comme
il le fait en toute occasion) aux principes fondamentaux de
sa philosophie : d'une part, la théorie de la matière et de
la forme, de l’autre, celle de l’existence « intentionnelle » (9)
des choses dans les facultés cognitives par le moyen de l’es­
pèce impresse. (ï0 ) Sur quoi il argumente ainsi : la couleur
est dans le sens selon un mode d’existence intentionnelle,
et le voyant est quasi coloré, parce qu’il possède en lui-
même la forme de la couleur : la forme, c’est-à-dire l’élément
caractéristique et spécifiant de l’objet, ce qui le fait tel.
« Color habet duplex esse : unum naturale in re sensibili,
aliad spirituale in sensu. Videns est tanquam coloratum,
quia unumquodque organum sensus est susceptivum specisi
sensibilis sine materia ». C11 )
e) Mais si l'espèce impresse occupe une place nécessaire
dans Yobjet du sens commun, on ne la retrouve plus dans
les opérations mêmes de ce sens. En effet, il n’a pas besoin
de ce complément, parce qu’il s’exerce sur une réalité inté­
rieure, déjà directement à sa portée. Pour le sens externe
elle était indispensable, parce que l’objet matériel auquel il
devait s’appliquer ne lui était pas présent en sa réalité pro­
pre. Il en va autrement pour le sens commun. Ses objets, qui
sont comme lui des actes intérieurs, s’offrent immédiatement
à ses prises.
La conscience en toutes ses espèces, sensible aussi bien
qu'intellectuelle, est une connaissance plus immédiate que
toutes les autres. Non seulement elle exclut la confection
d un tableau intérieur, copie, représentation de l’objet à
percevoir — mais encore elle n’a nul besoin d’une espèce
impresse, venue du dehors, qui mette l’objet à sa portée,
parce que l’être connaissant est toujours présent à lui-même
dans sa propre action. («)

(8) Cf. Critique de la connaissance, p. 57.


(g) Nous avons longuement expliqué en quoi consiste cette intentionnalité.
Ci-dessus p. 35 sq.
(10) Ibid.
(11) A. III. 1. 2 sur Aristote. Ch. 2. 425 b. - 12 à 24.
(12) Sur ces deux genres de connaissance, Tune qui a Heu par le moyen
d’une action de l’objet, imprimant dans le sens une forme semblable à la sienne,
l ’autre par la présence de l ’objet en son essence propre, voir saint Thomas
I®, 56» a - 3 ! Verit. VIII a.l.c. et 7m ; a. 3, 17m ; a. 7. 3“ ® série, 2m ; Boët
B. - ^IMAGINATION 45

B. - L ’imagination, Phantasia

Les objets perçus par les sens externes laissent dans l’àme
quelque chose d’eux-mêmes après que la sensation s’est
éteinte. Leur image, leur fantôme ou « phantasme » subsiste.
Et celui-ci détermine des actions. L ’animal se met en marche
pour trouver une proie absente dont il porte l’image en lui.
L’homme se décide à agir pour exécuter un ouvrage matériel
dont le plan lui est fourni en partie par ses expériences sen­
sibles passées. L’intelligence n’est pas là seule en jeu, puis­
qu'il s’agit d’un ouvrage matériel ; l’architecte voit d’avance
la maison qu’il bâtira, avec ses pierres et la silhouette qu’elle
dessinera sur le ciel. (z3) L ’homme peut aussi fabriquer des
images composites avec des matériaux qu’il n’a jamais vus
réunis ; par exemple, celle d’une montagne d’or. Mais ces
matériaux eux-mêmes sont les reflets d’objets sensibles an­
térieurement perçus. (14)
Par eux-mêmes, les tableaux de l’imagination sont neutres :
ils n’éveillent pas en nous l’émotion que produirait la ren­
contre des objets ou des scènes qu’ils représentent. Lire dans
un livre d’histoire le récit d’une bataille ou d’un crime nous
laisse dans une froideur et tranquillité d’esprit, que nous
ne conserverions certes pas si nous étions mêlés aux événe­
ments.
S'il arrive que ces tableaux nous émeuvent, c ’est que notre
attention se porte, non plus seulement sur l’image pure et
nue, indifférente en tant que telle, mais sur des caractères
non physiques, non perceptibles aux sens, qui s’y inscrivent :
à savoir les qualités, bonnes ou mauvaises, favorables ou
funestes, utiles ou nuisibles des objets représentés. Et celles-
ci relèvent d’une faculté autre que l’imagination représen­
tative, et dont nous allons incessamment nous occuper.
L ’homme n’est pas le seul à discerner ces aspects généra­
teurs d’émotions. Le chien menacé du fouet, image des châ­
timents dont il garde le souvenir, manifeste tous les symp­
tômes de la peur. (15)
Triw. I, 2. etc. On peut contester, du point de vue de la physique moderne,
tel exemple donné par saint Thomas (« lux per essentiam in oculo »). Il reste
que cet exemple est tout à fait significatif de la pensée du saint Docteur.
Ainsi les actes, les opérations des facultés humaines sont perçues directement,
sans espèce imprese, parce que l'objet à connaître est le sujet lui-même en
action, essentiellement présent à lui-même (saint Thomas 1° 87, a. 1 et 3).
(13) A ristote A. III, 3, 428 b. 10 sq. - 429 a. 1, 2 - S aint T homas, 1. 6 $
I*
(14) S aint T homas I* 78, 4.
(15) A r is w ie . A. I I I , 3, 427 b. 21 sq- - Saint T homas, I. 4, fin.
46 LES SENS INTÉRIEURS

Enfin, l’imagination qui emprunte ses matériaux aux sens


externes (et à la conscience sensible), reste souverainement
libre à leur égard. Affranchie du contrôle que lui imposeraient
la présence réelle des choses et les lois de la raison, elle peut
triturer ces matériaux, les combiner, les déformer à sa guise
et jusqu’à l’invraisemblable. Ses peintures peuvent être véri­
diques ou menteuses ; elle ne porte en elle-même aucun
critère qui puisse départager les unes des autres.

C. - La cogitative ou raison inférieure

a) En tous ses choix, l’homme est guidé par le désir d’un


avantage à obtenir, ou à l’inverse, d’un inconvénient à éviter.
Or ce n'est pas la seule intelligence, la raison pure qui dicte
ces choix. Elle en est radicalement incapable car, nous le
savons, cette faculté est la faculté du général, de l’universel.
Elle forme les idées à partir des choses matérielles que per­
çoivent les sens, mais en les dépouillant de la matière qui
est l'une de leurs parties constitutives et d’où elles tirent leur
individualité. Le particulier matériel échappe à ses prises. OO
Pour pouvoir agir dans ce monde sensible où il vit, l’homme
a donc besoin d’une faculté autre que l’intelligence, d’une
faculté qui soit elle-même d’ordre sensible et qui s’applique
aux réalités matérielles concrètes, particulières, sur les­
quelles doit porter l’action. (17) Elle a reçu dans l’Ecole le
nom de cogitative et a son pendant chez l’animal sous le nom
d'estimative. De sorte que la raison et la volonté qui com­
mandent l’action s’appuient sur une espèce de syllogisme
implicite dont la majeure est le principe général, et la mi­
neure le cas particulier où il se vérifie hic et nunc. Exemple :
la morale générale prononce que l’enfant doit obéir à son
père. Or Pierre est le père de Paul. Donc Paul doit obéir à
Pierre.
b) Mais en dehors de ces démarches réfléchies, la cogita­
tive joue dans la vie humaine un rôle beaucoup plus large
et plus habituel. Elle apparaît là, très souvent, isolée et, si
Von peut dire, à l’état pur, presque pareille à ce qu’elle est
(16) Cf- Critique de la connaissance. Ch. IV. - La Philosophie de la Nature.
fasc. Ch. II. Section 2, § VI.
(17) In homine non solum est ratio universalis quæ pertinet ad partem
intellectivam, sed etiam ratio particularis quæ pertinet ad partim setisitivarn.
Saint T homas I a 11“ 30, 3, 3™.
(18) Aristote. A. III, n , 434 a. 16 à 19. - Saint T homas i . 16. fin ; Ver. X. 5.
C. - LA COGITATIVE 47
chez l’animal privé de raison. Pour la bien caractériser il est
nécessaire de faire une courte excursion dans la psychologie
de ce dernier.
L’animal ne perçoit pas seulement dans les objets leurs
aspects sensibles, couleur, odeur, goût, etc., mais encore
certaines qualités qui ne tombent pas sous les sens. Il recon­
naît, par exemple, l’utilité de certains d’entre eux et sait les
employer comme moyens pour des fins précises. Il se dé­
tourne au contraire de ceux qu’il estime nuisibles. Les exem­
ples de saint Thomas sont bien connus. La brebis fuit le
loup, non point parce que son aspect physique lui déplaît,
mais parce qu’elle voit en lui son ennemi naturel. L’oiseau
collige des brins de paille ou de mousse pour construire son
nid, non que leur couleur ou leur forme flatte ses sens, mais
parce qu’ils sont les matériaux nécessaires de sa construc­
tion. (*9) Parmi les phantasmes de l’imagination animale, il
y en a qui portent la marque du passé (2O) (qui n’est point
chose perceptible par les sens) et servent à construire une
expérience. Sur quoi Aristote n’hésite point à attribuer aux
animaux une certaine prudence ( ?p6viq<nç). (2 I )
On classe souvent tout cela sous le nom générique dïns-
tinct. Ce n’est point parfaitement exact. L’instinct est un
ensemble de tendances innées, irrésistibles, qui parfois sub­
sistent alors que leur utilité a disparu. Il est aveugle et n’a
pas cette apparence de choix, d’activité individuelle, d’inven­
tion qui caractérise l’estimative. L’abeille construit ses al­
véoles, sans tâtonner, d’après un plan ingénieux, qu’elle n’a
pas inventé et qui est toujours le même depuis des siècles
chez tous les individus de l’espèce. Mais dans ce cadre pré-
formé et fixe s’exercent les actes divers et quasi personnels
de l'estimative. Les nids d’oiseaux diffèrent selon les espèces :
chacune a son module propre, invariable, et il est facile de
deviner l’espèce en voyant le nid. Mais pour le réaliser, parmi
les objets innombrables que lui offrent ses sensations, l’oiseau
ira seulement à ceux qui* conviennent à son but. Il ne prendra
pas des cailloux ou de lourdes pièces de bois, mais des maté­
riaux souples, susceptibles d’être tressés. Et encore, ceux-ci
étant généralement fort nombreux, une sélection du second
degré s'opérera parmi eux. (22)
A considérer ces actes de choix, on pense naturellement

(19) 1». 78,4.


(20) Ipsa ratio præteriti... inter hujus modi intentiones computatur. (Ibid.)
(21) Gener. Animal. III ch. 2. 753. - S aint T homas Verit. 25,2.
(2a) Sur la psychologie animale, voir l’Appendice III, à la fin de ce livre.
48 LES SENS INTÉRIEURS

à des raisonnements, à des chaînes d’idées liées par des rap­


ports logiques, en particulier par les notions de cause et
d’effet. C est là une interprétation anthropomorphique, qui
se figure la psychologie animale sous les traits de la psycho­
logie humaine, et encore sous ceux de l’intelligence et de
la raison, hautes facultés qui sont loin de régir toutes les
démarches de l’homme. Pour interpréter correctement ces
faits, il n’est pas besoin de remonter si haut : le sens du
sensible y suffit.
Car il y a des faits matériels qui s’entr’appellent, si bien
que l’un étant posé, un autre suivra nécessairement. Sans
raisonner le moins du monde et même sans penser, un être
doué seulement de facultés sensibles, tel qu’est l’animal, peut
modeler sa conduite sur ces séquences, ces connexions, et
suivre ce courant. Il sait que telle action amènera tel résultat,
et c ’est pourquoi il la pose ou pose l’action contraire, voyant
en elles ces caractères d’utilité ou de nocivité qui font l’objet
de l'estimative.
L’homme lui-même, animal raisonnable, mais qui n’agit
pas toujours selon la raison, ni même pour des motifs pro­
prement intellectuels, se laisse porter la plupart du temps
par ce courant des impressions sensibles, et par les attraits
ou répugnances qu'elles suscitent. Il choisit ceci et évite
cela, parce que ceci lui promet un avantage matériel parti­
culier immédiat et que cela comporte un inconvénient de
même ordre.
Alors, dira-t-on, pourquoi parler ici de «cogitation», de
« raison », fût-ce en adjoignant à celle-ci l’épithète d’ « infé­
rieure » ou de « particulière » ?
Parce qu’il y a osmose entre les diverses facultés. Parce
que, même dans ses actes les plus déraisonnables, l’homme
ne peut dépouiller tout à fait son intelligence et sa raison.
Parce que l’homme pense les choix qu’il fait dans le domaine
du sensible.
Prenons un exemple concret. La colère est une passion que
déclenchent les aspects mauvais, hostiles des événements ou
des hommes. Elle répond au sentiment d’un tort actuellement
subi, d’une injustice commise hic et nunc. Cette vue de l’in­
ju stice actuelle, d’un cas particulier d’injustice ne relève ni
de la sensation, ni de l’évocation d’un principe de morale
générale (les principes de ce genre sont, par eux-mêmes,
inactifs, sans influence sur la conduite). (23) L’homme en

(23) Aristoïe . A. I I I , 11. 434 a 15. - Saint T homas 1. 16 fin.


D. - LA MÉMOIRE 49

colère ne raisonne pas sur le juste et l’injuste ; il est pourtant


bien convaincu de la justice de sa révol Le et donc il y a au
fond de son esprit l’idée du juste et de l’injuste, du bon et
du mauvais. Il saura bien l’y retrouver lorsqu’il s’agira de
légitimer sa colère aux yeux d’autrui ou aux siens propres.
Mais pour le moment il ne s’y arrête pas : ce qui accapare
toute son attention, c’est le fait particulier qui est là devant
lui et qui le révolte.
Ainsi, en l’occurrence, les idées, les principes généraux,
rationnels, ne sont pas tout à fait absents. Ils sont comme
en demi-sommeil, mais ne laissent pas d’exercer une influence
secrète. Et c’est ainsi que la cogitafcive touche, effleure quel­
que peu la raison supérieure, est « en continuité » avec elle. (24)
C'est donc une faculté « médiane » entre l’intelligence et
la perception des qualités sensibles. (25) Elle opère précisé­
ment sur ces aspects, ces « intentions » non sensibles, mais
que présentent les réalités sensibles — l’utile et le nuisible,
etc. Elle forme avec eux ces jugements positifs ou négatifs
qui dirigent le plus souvent la conduite humaine. (26)
c) Ces rapports de la cogitative avec la raison supérieure
s’affirment encore d’une autre façon. Chez l’animal, les appré­
ciations de l’estimative engendrent immédiatement, néces­
sairement, les actions qui y répondent. Chez l’homme, au
contraire, il est possible que la raison intervienne, soit pour
freiner, soit à l’inverse, pour fortifier l’impulsion passion­
nelle. (27)

D. - La mémoire

a} Les mots qui signifient la mémoire ont, chez Aristote


et saint Thomas, un sens très particularisé, beaucoup plus
restreint que leur correspondant français. Ils ne s’appliquent
pas à n’importe quels souvenirs. En effet, îa conservation et
la résurgence des images sensibles a déjà trouvé sa place
dans l’imagination ou « fantaisie ». Mais ces vestiges ne sont
pas les seuls. Il y a aussi et surtout ceux des profits et dom­
mages causés ou annoncés à un individu par la rencontre

(24) III Sent. dist. 23, q2, a. 2, 3“ ; dist. 26 a. 2. - I», 78, 4, 3“ -


Ver. X X V. 2 in fine.
(25) Ver. X. S .
(26) « Confert de intentionibus particularibus » III Sent. dist. 26, a. 2.
« Virtus cogîtativa [habet] operationem solum circa particularia quorum in­
tentiones dividit et componit ». C. Gent. II ch. 73, § Quia.
(27) « Applicando aliquas universales considerationes, mitigatur ira aut
timor... Vel etiam instigatur». I» 81,3,
4
50 LES SENS INTÉRIEURS

de certains êtres ou de certains objets : caractères de choses


sensibles, mais non perçus par les sens, et qui furent relevés
par la cogitative ou l’estimative. C’est à la conservation et
au rappel de ce genre très spécial d’impressions, tout à fait
différentes des images sensibles, qu’est députée la mémoire. (28)
La principale de ces impressions, et qui caractérise univer­
sellement tous les souvenirs, est celle du temps. La distinc­
tion d un tableau purement imaginatif et d’un fait de mé­
moire réside essentiellement en ceci que le second porte le
signe du passé. (29) Il n’y a pas souvenir, simplement parce
qu'apparaît dans l’esprit l’image d’un fait antérieur, mais
parce que le sujet discerne dans cette image le signe tem­
porel dont elle est marquée. Se souvenir, dit saint Thomas,
en une formule prégnante, c’est « sentir le temps, sentire
tempus » (30) ; c’est le sentir comme y étant soi-même engage,
prendre conscience d’y avoir occupé un rang. (31)
b) Mais le temps ou, pour parler plus précisément, la
durée personnelle (32) est un continu fluent que l’esprit ne
saurait retenir ni embrasser tout entier. On ne se souvient
jamais de tout son passé. Pourquoi tels instants sont-ils
choisis par privilège entre tous les autres et retirés du cou­
rant pour reparaître seuls ?
Ce sont les caractères d’utilité ou de nocivité, de plaisir
ou de peine dont ils étaient porteurs, qui leur assurent une
solidité exceptionnelle. Car on ne se souvient guère de ce
qui fut indifférent. C’est l’intérêt personnel d’un événement
qui en enfonce l’empreinte dans le sujet. Et ceci est vrai de
l'animal comme de l’homme. Les attachements et les ran­
cunes des chiens et des chats, par exemple, sont fondés sur
de tels souvenirs. Ces caractères-là constituent donc le noyau
de ce qui est remémoré. (33)
Autour d’eux, comme subissant une espèce d’attraction,
s’en agglutinent d’autres, indifférents ceux-ci, qui complè­
tent le tableau du souvenir. Il est intéressant de noter qu’Aris­
tote et saint Thomas assignent à ces attractions les mêmes
causes qui furent appelées au siècle dernier lois de l'associa-
(28) Saint T homas I a 78,4.
(29/ Ipsa ratio praeteriti quam attendit memoria, inter hujusmodi intentiones
computamur. Saint T homas I a 78,4.
(30) De Memoria et Reminiscenti. 1. 1. fin. « Solum illa (animalia) habent
memoriam quæ sentiunt tempus ». Ibtd. 1. 2. Cf. Aristote. Ch. 2.
(31) Semper enim, cum anima memoratur, pronuntiat se vel prius audivisse
aliqua'd, vel sensisse vel intellexisse. Ibid. 1. 1 fin.
(32) Cf. P.N. III, ch. IV, section 2.
r (33) Principium memorandi fit in animalibus
ex aliqua nujusmodi inten­
tione, puta quod est nocivum vel convenieus. I a 78,4.
D. - LA MÉMOIRE 51
tion des idées : ressemblance, contraste, contiguïté dans le
temps et dans l’espace. (34)
c) Pour désigner la faculté du souvenir, Aristote emploie
deux termes, Mv^p-iq et ’Avàpmjtn;, que saint Thomas tra­
duit respectivement par Memoria et Reminiscentia. Ces mots
ne sont pas synonymes. Parfois le premier porte un sens
générique qui couvre deux espèces. Mais quand il est em­
ployé au sens strict, il s’oppose au second. En effet, le sou­
venir peut surgir spontanément : c’est la simple mémoire ;
Il peut aussi n’apparaître qu’au terme d’une recherche vo­
lontaire, d’un effort conscient dont seul l’homme est capa­
ble (35) : c’est l’anamnèse ou réminiscence. La structure du
mot grec qui exprime la recherche dont il est question, dit
déjà ce qu’elle est. ’ Avapivïjcrtç a la désinence des mots qui
signifient une action, et contient une préposition ’ Àva qui
indique une remontée, un retour en arrière. Et, en effet,
l'homme qui cherche à retrouver un souvenir perdu, remonte
dans son passé et se sert de ce dont il se souvient déjà
comme d’une amorce pour attirer ce qu’il a perdu. (36) Dans
la simple mémoire le sujet est passif, le souvenir lui arrive
par chance, sans que sa volonté ait part au processus qui
Famène. Dans l’anamnèse il est actif : il se livre délibérément
à une chasse, « venatur », à une investigation < inquisitio » ;
il part à la découverte « inventio » de ce qui est caché. (37)
Aristote compare cette démarche à celle du raisonnement
syllogistique, parce que, dans les deux cas, on part d’une
vérité connue pour en trouver une autre qui restait dans
l’ombre. (3*) Tout cela suppose le déploiement d’une activité
intellectuelle intense.
d) Et cependant, même sous cette seconde forme, la mé­
moire appartient au domaine du sensible et doit être rangée
parmi les sens intérieurs.
La démonstration de ceci s’encombre chez Aristote et saint

(34) De Memoria et Reminiscentia, Aristote, ch. a. 451-452. - Saint T homas,


1. 5, p. 208 ; 1. 6, p. aio. - Bergson, on le sait, a contesté le caractère géné­
ral de ces lois ; elles ne sont pourtant guère contestables, car elles formulent
de simples faits d'expérience. - Le mot k idée » est ici impropre, comme nous
le verrons plus loin.
(35) Saint T homas I a , loc. cit. ; De Memoria et Reminiscentia, 1. 1.
(36) Inutile de dire que, spontané ou non, le souvenir reste ce qu’il est
conserve sa même nature et ne saurait se rapporter qu’à une seule et unique
faculté.
(37) Saint Thomas, De Memoria et Reminiscentia, I. 5 et passim.
(38) De Memoria et Reminiscentia, ch. II, 453. - Saint T homas, 1. 7. Cf.
J- s-
52 LES SENS INTÉRIEURS

Thomas de beaucoup de considérations tirées de la biologie


antique, mais il est facile d’en dégager le sens philosophique.
Ce qu’ils veulent dire l’un et l’autre, et ils le disent en pro­
pres termes, c’est que la mémoire n’est pas une faculté spiri­
tuelle, parce qu’elle est attachée au phantasme qui est l’image
de choses matérielles, situées en des points singuliers du
temps et de l’espace. En effet, celui qui se souvient, même
quand il arrive laborieusement à retrouver un souvenir
perdu, n’évoque pas, ne veut pas évoquer une idée, mais un
fait contingent, une expérience qui eut sa place dans la durée
de cet univers matériel et dans la vie des hommes. Et le
procédé employé dans cette recherche n’est pas la démons­
tration : on ne fait pas sortir un souvenir d’un autre par
des raisons, mais par la découverte de connexions d’images
qui s’entr'appellent, selon les lois que nous avons men­
tionnées. L’intelligence dirige de haut ce labeur, mais l’acte
propre du souvenir, qui est résurrection d’un phantasme, n’a
pas lieu chez elle.
Pourtant, dira-t-on, n’y a-t-il pas des souvenirs intellec­
tuels ? Sans doute, mais ils sont soumis aux mêmes condi­
tions que les autres actes de l’intelligence, qui naissent tous
sur des phantasmes. On ne pense pas sans images : les con­
ceptions les plus élevées ne sauraient se passer de cette dou­
blure ou, pour mieux dire, naître ailleurs que sur ce terrain.
(Cela, d’ailleurs, ne ressort pas de la nature propre, de l’es­
sence de l'esprit : cela est la conséquence de son état actuel
d'union au corps, et donc ne lui appartient pas per se mais
per accidens.) Les événements spirituels ne revivent pas
d’eux-mêmes, isolés, à l’état pur : ce qui en amène le sou­
venir, c’est la gangue temporelle, matérielle, dont ils furent
entourés. (39)
Ainsi, le siège de la mémoire ne saurait être d’une autre
espèce que celui des autres sens. Ce n’est pas l’âme seule,
mais le composé humain (4°) et, dans celui-ci, une partie
déterminée du corps, un organe vivant qui a sa place parmi
les autres. (41) C’est pourquoi l’état du corps, son développe-
(39) Per «e memoria pertinet ad apparitionem phantasmatum, per accidens
autem ad udicium intellectus (Saint T homas, De Memoria. 1. 2.).
Si Pâme survit à la mort corporelle, il est évident que les fonctions intellec­
tuelles devront s ’exercer alors sans le secours des phantasmes, ceux-ci étant
le résultat de sensations physiques. Saint T homas, I a , 89,1. - I & II* , 67,2.
(40) Saint T homas, De Memoria, 1. 3.
(41) Les Anciens mettaient cette place dans le cerveau ou le cœur. Nous
pouvons retenir la première indication. (Saint T homas : De Memoria et
niscentia, 1. 8. De même la cogitative, qui a tant de rapports avec la mémoire,
était placée « dans la partie médiane de la tête I a 78, 4,
D. - LA MÉMOIRE 53

ment, ses maladies conditionnent l’exercice de la mémoire.


Une expérience banale nous montre que celui-ci n’est pas le
même chez l’enfant, l’adulte et le vieillard. La mémoire vient
la dernière, après toutes les autres opérations des sens exté­
rieurs et intérieurs ; elle les suppose, s’appuie sur elles et
s'exerce de la même façon qu’elles.
A la lumière de ces explications on comprend mieux la
définition qu’Aristote donne, en termes assez brutaux et au
prime abord déconcertants, non pas même de la simple mé­
moire, mais de sa forme la plus pénétrée d’esprit, la rémi­
niscence : « C’est, dit-il, « une passion du corps n xô
tc«6 oç : ce que saint Thomas traduit littéralement « passio
corporea», en ajoutant toutefois : « id est operatio exercita
per organum corporale ». (42) < Passion » en ce sens qu’elle
est un changement subi par l’organe animé du fait des sensa­
tions précédentes, changement qui persiste comme une pein­
ture, comme l’empreinte de l’anneau sur la cire, état durable,
possession, habitus, eÇiç .(43) Mais cette peinture fixe repré­
sente un instant fugace du mouvement continu et perpétuel
des choses d’ici-bas qui s’appelle le temps. (44)
e) Le souvenir intellectuel, avons-nous dit, se forme sur
des images sensibles. Pris dans son ensemble, avec tous ses
éléments, il est un tableau matériel tout pénétré, d’esprit. En
effet, c’est l’intelligence qui donne à l’image apparue d’être
autre chose qu’un fragment brut, opaque de l’histoire de ce
monde. Elle l’éclaire, l’interprète et lui confère une signifi­
cation spirituelle, humaine.
Mais de plus, dans cet ensemble indivisible, il y a quelque
chose qui appartient exclusivement à l’esprit : c’est son
propre acte, l’énergie spirituelle qui travaille sur les données
sensibles et en tire les idées. Or ces actes de l’intelligence se
succèdent les uns aux autres. Il règne entre eux comme un
mouvement, un changement, « quamdam vicissitudinem »,
dit saint Thomas, selon lequel chacun vient à sa place avant
ou après tel autre. (45) Et cette succession s’accuse dans le
souvenir. L’homme peut se dire : alors j’ai pensé ceci et
ensuite cela. Ce qui ressuscite ainsi, chaque fois, ce n’est pas,
comme dans la mémoire sensible, un fragment du passé de

(42) A ristote, ch. II, 453 ; S aint T homas, 1. 8.


(43) A ristote, De Memoria, ch. I, 450, 20. S aint T homas, 1. 3.
(44) Necesse est quod eadem parte animæ cognoscatur magnitudo et motus
qua etiam cognoscitur tempus. Hæc enim tria se sequntur. S aint T homas,
De Memoria, 1. 8.
(45) I* 85, 4, 1“
54 LES SENS INTÉRIEURS

cet univers matériel, un événement sensible auquel le sujet


aurait pris part, ni même une phase de sa sensibilité inté­
rieure ; c’est un fait purement spirituel, la fabrication des
idées.
11 est vrai que, selon la loi générale, ces idées en appellent
aux images dont elles sont tirées, mais ces dernières n’entrent
pas comme un ingrédient dans la pensée ; elles n’y appa­
raissent pas et sont seulement indiquées à l’arrière-plan,
comme dans le lointain, par la direction que prend l’esprit.
D’ailleurs, les résultats de cette activité ne s’effacent pas.
Ils demeurent dans l’esprit et l’esprit peut les évoquer, reve­
nir sur eux quand il lui plaît. Ils représentent son avoir posi­
tif, sa richesse acquise, cet habitus scientiæ, la science possé­
dée qui n’est vraiment faite que de souvenirs. (46)
Telle est la part propre de l’intelligence dans les phéno­
mènes de mémoire, et la manière dont elle possède, elle aussi,
le sens du passé. (47)

(46) S aint T homas. I*, 89, 5 et 6.


(47) S aint T homas. I a , 79, 6, 2m : « Ex parte vero actus, praeteritio per se
accipi potest etiam in intellectu... quia intelligere animæ nostræ est quidam
particularis actus in hoc vel in illo tempore existens : secundum quod dicitur
homo intelligere nunc, vel heri, vel cras. Et hoc non repugnat intellectui,
quia hujusmodi intelligere, quamvis sit quodam particulare tamen est imma­
terialis actus, etc. ». Cf. aussi I», 85, 4, i m ; 89, 4 j et Q uaest disp, de A nim a*
Chapitre IV

L'INTELLIGENCE

Nous avons étudié dans la Critique de la connaissance, le


fonctionnement de l’intelligence. Nous avons vu comment
elle extrait d’images sensibles — toujours particulières par
essence, parce que représentant une portion définie de ma­
tière — la forme qui s’y incarne et qui, ainsi isolée, devient
générale et capable de représenter en un concept unique
une infinité d’individus. Nous savons comment l’intelligence
connaît chacun de ces derniers, à savoir, d’une manière in­
directe, en replaçant l’idée sur l’image ou phantasme qui fut
son lieu de naissance. Le jugement, le raisonnement suivent
cette élaboration première et utilisent les matériaux qu’elle
leur fournit. Tout cela peut être considéré comme acquis
et il serait superflu d’y revenir.
Mais quelle est la nature profonde de cette intelligence
que nous voyons fonctionner ainsi ? En définitive, qu’est-ce
que l'esprit ?

I. - Généralités

1. La nature d’un agent ne peut être déduite que de sa


façon d’agir. Or l’agent que nous voyons à l’œuvre dans les
opérations susdites prend tout justement la direction oppo­
sée à celle des sens. Tandis que ceux-ci demeurent indissolu­
blement attachés à l’individu matériel dont le phantasme est
l'image, cet agent nouveau délaisse, repousse énergiquement
tout ce qui tient à la matière. Il va chercher dans les en­
trailles de celles-ci ce qui précisément n’est pas elle : les
formes. Il les dégage de l’état d’incarnation où elles se trou­
vaient, pour les conserver seules, dans leur essentielle pureté.
Bref, il spiritualise tout ce qu’il touche.
56 i/lNTELLIGENCE

Ce comportement si caractéristique prouve, sans doute


possible, l’existence, chez l’homme, d’un pouvoir de connaî­
tre différent des sens, c’est-à-dire immatériel, spirituel. Cer­
tes, il ne fonctionne pas à l’écart des sens. Ceux-ci lui four­
nissent les objets sur lesquels il travaille, mais son activité,
son efficience propre est irréductible à la leur — comme
aussi le résultat où il aboutit : Vidée, qui est par nature
ouvrage immatériel, spirituel. Non enfermé dans les limites
de la matière, il les brise et il la domine (« îva xpaTiJ,*’ dit
Aristote répétant Anaxagore) (i), pour la faire servir à ses fins.
On ne peut donc le concevoir comme un dérivé, comme un
produit de la sensation : il vient d’ailleurs et de plus haut ;
il est quelque chose de «plus divin ( OeioTepv )» .( 1234) Il
arrive en sus des sens et comme « du dehors ( OûaôSev ) > (3)»
d une région différente de la leur.
L’expérience la plus banale atteste cette différence. Quand
nous avons une sensation, nous nous éprouvons nous-mêmes
comme affectés dans une partie de notre corps ; nous avons
conscience de mettre en jeu un certain instrument matériel,
l'organe, de voir par nos yeux, d’entendre par nos oreilles,
etc. Et cette mise en train de l’organe entre dans la consti­
tution même de l’acte de sentir.
Au contraire, s’il s’agit de penser, de réfléchir, de raison­
ner, nous n’éprouvons rien de tel. Il se peut que l’effort
mental fatigue le corps, et d’autre part nous savons que les
opérations ordinaires de l’esprit n’ont pas lieu sans le con­
cours d’un organe, le cerveau. Mais la question présente est
justement de savoir si ces phénomènes matériels font partie
de la pensée ou ne sont pour elle qu’une condition nécessaire
concomitante. Pour trancher cette question, il faut noter
d'abord que nous n’avons pas conscience de penser par notre
cerveau comme de voir par nos yeux et d’entendre par nos
oreilles. Ce ne sont pas des expériences directes, mais des
études de biologie ou de médecine qui nous renseignent sur
le rôle de cet organe. Le mal de tête qui suit un travail
mental acharné nous apparaît comme tout à fait extérieur
à la pensée, nullement certes comme l’un de ses ingrédients. (4)
Pour aller au fond des choses on doit dire qu’il n’y a au­
cune ressemblance, aucun rapport de nature entre des modi-

(1) A. III. 4, 429 a 19.


(2) A. I. 4, 408 b. 29. Cf. Gen, Anim. II, 3. 736.
(3) Aristotb. Gen. Anim, loc. cit,
(4) P , 75»3> c - et 3“
I. - GÉNÉRALITÉS 57
fications matérielles, des mouvements ou des combinaisons
de molécules, fût-ce celles du cerveau, et des pensées. Il est
enfantin de croire que le cerveau secrète la pensée comme
le foie secrète la bile.
Aristote exprime cela fortement quand il nous dit que
l’intellect n’est pas « mélangé au corps », qu’à la différence
des sens, il ne peut être « ni froid ni chaud » et que son
fonctionnement n’est l’usage d’aucun organe. (5)
2. L’immatérialité de l’intelligence se marque encore en
ceci qu'elle possède une aptitude générale à s’emparer par
la connaissance de toutes les réalités physiques qui compo­
sent cet univers. Les facultés sensibles, attachées à leurs
organes, sont cloisonnées dans des compartiments étroits.
Chacun des sens particuliers n’a affaire qu’à une espèce de
qualité sensible : la vue aux couleurs, l’ouïe aux sons, etc.
Le sens commun lui-même ne fait que colliger ces données
diverses sans en modifier la nature. L’imagination se con­
tente d’en conserver l’image. La cogitative et la mémoire ne
retiennent que le caractère pratique d’utilité ou de danger
présenté par quelques-uns de ces objets ; cas très spéciaux
et, en somme, peu nombreux.
Mais l’intelligence, affranchie de ces limites, s’étend à l’uni­
versalité de la réalité cosmique. Aucun des éléments de cet
univers n’est, en principe, étranger à sa compétence. Le
procédé qu’elle emploie à leur égard consiste, il est vrai, à
les vider de leur matière pour ne conserver que leurs formes.
Mais faire cela, c’est toucher à ce qu’il y a en eux d’essentiel,
à la racine de ce qui fait l’originalité de chacun et le distingue
de tout autre. Cela ne veut pas dire que, d’un seul coup,
par une intuition exhaustive, l’intelligence pénètre le tout de
ces natures : cela signifie qu’elle est habilitée à en prendre
une connaissance quelconque qui, si sommaire soit-elle, est
caractéristique. (6)
Or, pour exercer ce pouvoir de saisie et d’assimilation à
l’égard de toutes les formes corporelles, il faut que l’intelli­
gence soit elle-même dépourvue de toute forme de ce genre,
c'est-à-dire incorporelle, immatérielle. Comme chaque sens
doit être dépourvu de toute forme du même ordre que celles
qu’il doit accueillir, afin de ne pas altérer ces dernières par

(5) A. III, 4, 429 a. 24,25.


(6) S aint T homas, Ia 75, 2 : Manifestum est enim quod homo per intellectum
cognoscere potest naturas omnium corporum ». Aristotb. A. III, 4, 429 a 18 :
Ttdyra vost
58 l 'intelligence

un mélange (7), ainsi l’intelligence, qui s’empare de toutes,


doit n’être « informée » d’avance par aucune. Aristote la
compare à « une tablette à écrire sur laquelle rien n’est en­
core écrit », mais sur laquelle on peut écrire n’importe
quoi. (789)
La matière, élément quantitatif aux parties diverses, loca­
lise et sépare, en des organes spécialisés, les qualités qu’elle
supporte, recueillant ici les couleurs et là les sons, ailleurs
encore les odeurs, etc. Mais l’intelligence s’avère immaté­
rielle et sans organe, précisément parce qu’elle possède une
capacité d’accueil universel et de réceptivité sans limite à
l’égard de tout ce qu’elle rencontre sur son chemin dans son
exploration de l’univers.
(S’il était permis de dépasser la question présente et ce
qui suffit à la résoudre, on devrait dire que l’intelligence, en
son extension totale, franchit même les limites de ce monde
physique et s’adresse purement et simplement à l’être. Pourvu
que cela soit, elle ambitionne de s’en occuper et se montre
capable de le faire. Ainsi s’élargit encore la manifestation de
son essence spirituelle. Mais revenons à notre sujet.)
3. Un dernier signe de la différence irréductible qui sépare
les sens de l’intelligence est que, même par rapport à son
propre objet, la capacité du sens est étroitement circons­
crite. Il ne peut se livrer sans mesure à la captation de cet
objet — une lumière trop vive aveugle, un son trop violent
rend sourd. A l’inverse, l’esprit est conforté et rendu plus
clairvoyant à mesure que ses connaissances grandissent, que
les « espèces intelligibles » qui le meublent se font plus nom­
breuses, car elles s’éclairent mutuellement. Plus on sait, plus
on peut savoir. Une vérité très lumineuse en fait apparaître
une infinité d’autres. (9)
4. De ce que l’esprit soit dépourvu de toute forme corpo­
relle, il ne s’ensuit pas que lui-même soit informe, indéterminé
en sa nature propre. Rien de tel ne saurait exister. L’esprit,
(7) Cf. Critique de la connaissance, p. 57 et Appendice 112, p. 472 sq.
(8) A. III, 4, 430 11.
(9) Aristote. A. III, a, 429 a 30, 429 b 1 à 5. Saint T homas, lect. 7, I\
75,6 ; Cont. gent. II, 66 fin etc. On dira qu’n grand nombre d’idées accumu­
lées dans l'esprit peut produire l’effet inverse : encombrement, incohérence,
obscurité. Mais cela ne tient pas aux idées. Cela vient de ce que l’esprit, dans
sa hâte, ne s ’empare vraiment d’aucune d ’elles, ne lui laisse pas la possibilité
de s’ouvrir, de s’épanouir et de mettre au jour la lumière dont elle est pleine.
Ne prenons pas les idées pour des blocs de matière compacte qui s’empêche­
raient mutuellement d’occuper un espace donné. Nous avons traité à fond
cette question dans notre Philosophie de la Nature, fascicule 3, Appendice
XIV, p. 167.
I. - GÉNÉRALITÉS 59

comme tout ce qui est, apparaît dans les divers sujets où il


réside comme chose parfaitement concrète, individuelle. Mais,
d'autre part, il est chose simple, non composée d’éléments
divers ( àzXoOv ) (10), forme non mêlée à la matière et sous­
traite par là-même à toute possibilité d’altération (àicaOeç ) («).
à tout risque de dissolution, à la corruption qui est le sort
final de toutes les choses matérielles : il est, par essence,
incorruptible. En effet, la corruption se produit dans les
corps quand la matière dont ils sont faits perd la forme qui
la déterminait pour en prendre une ou plusieurs autres. (I2 )
Mais, dit saint Thomas, « la forme ne saurait se séparer d'elle-
même ». La dissolution arrive quand des éléments réunis se
séparent. Mais l’esprit n’est pas une réunion de ce genre :
il est simple.
Il est vrai que même une chose simple pourrait cesser
d’exister parce que le sujet où elle subsistait s’évanouirait.
Ainsi en va-t-il de l’âme des plantes et de l’âme des bêtes
qui, elles aussi, sont choses simples et immatérielles.
C’est que ces formes inférieures n’ont pas de fonction
indépendante de la matière. Leur rôle est uniquement d’ani­
mer celle-ci, de la rendre vivante et sentante. Aux actions
qu'elles accomplissent : digestion, mouvement local, sensa­
tion, etc., la matière concourt d’une nécessité intérieure. Que
serait une sensation sans organe ni objet matériel à saisir ?
Et la matière qu’emploient ces formes n’est pas indiffé­
rente. C’est une matière spéciale, préparée pour elles, adaptée
à leur usage, combinant les vertus des divers éléments né­
cessaires. Que cette heureuse harmonie vienne à se dissoudre
(par exemple sous l’influence de forces extérieures) et l’âme
qu’elle soutenait s’éteint, comme une flamme qui n’a plus
de matière à brûler.
Mais le cas de l’intellect est tout différent, puisque la ma­
tière n’entre pas dans la constitution de ses actes propres.
Toutes les autres activités de l’âme humaine étant tombées
et le corps dissout, celle-ci peut donc subsister intacte. (13)
Enfin, faculté de l’âme, l’intelligence ne subsiste point à
part : l’âme qui la possède est donc immortelle. « Respondeo
dicendum quod necesse est dicere animam humanam, quam
dicimus intellectivum principium, esse incorruptibilem ». f*4)
(10) A ristote . A. I II, 4, 429 b. 23.
(11) Ibid.
(12) Cf. notre Philosophie de la Nature, 2m o fascicule. Ch. II, surtout
§ IU , B.
(13) I a 75.3-
(14) S aint T homas, I a 75,6.
60 ININTELLIGENCE

II. - Exégèse des textes d f A ristote

Ju sq u ’ici, nous avons exposé la doctrine de l'intelligence


telle q u ’A ristote nous p a ra ît l’avoir conçue et que certaine­
m ent sain t Thom as l’a com prise. Celui-ci l’explique, la p ré­
cise et l’approfondit, m ais cela même q u ’il y ajoute (par
exem ple les preuves explicites de l’incorruptibilité) est to u ­
jo u rs p ris des enseignem ents du Stagirite. Le to u t compose
u n fonds de doctrine au thentiquem ent aristotélicien, orga­
nisé avec rigueu r et cohérent.
N’y a-t-il pas cependant, dans cette belle unité, quelque
faille ? P lusieu rs l’ont pensé. E n effet, l’intelligence exerce
deux fonctions diverses, rem plit deux rôles irréductibles l’un
à l’au tre : u n rôle d ’agent et u n rôle de p atient. Elle cons­
tr u it activem ent les idées en dégageant les form es de la
m atière et, les ay an t ainsi rendues assim ilables, elle les re­
çoit en elle. D ’où la distinction classique de l’intellect agent
( voOç TcouqTiKoç ) et de l’intellect p atien t (voüç 'icaÔYjTwôç ). (j s)
Or voici qu ’A ristote, après avoir parlé longuem ent de l’in ­
tellect com m e s’il était unique, semble se rav iser et restrein d re
ses affirm ations en ne les faisan t plus porter, du m oins pour
ce qui concerne l’incorruptibilité, que sur l’intellect agent
E n effet, à la fin du ch apitre V du livre III du Traité de TAme.
il s’exprim e comme s’il y avait u n intellect « séparé » de to u t
ce qui n ’est pas lui-même, « im passible et sans m élange [avec
le corps]... E t cela seul est im m ortel e t éternel... m ais l’in ­
tellect passif est corruptible ».O6) Ce texte (dont nous avons
laissé de côté certaines incises, su r lesquelles, d ’ailleurs, nous
reviendrons) p a ra ît catégorique : l’intellect agent m érite seul
les qualifications appliquées d ’abord sans distinction à l’in ­
telligence entière, en particu lier il est seul incorruptible.
L ’intellect p atien t périt.
Il convient cependant d ’y regarder de plus près. S’agit-il
vraim ent de deux su je ts f ayant chacun leur existence à part,
ou de deux fonctions d’un même su je t ? A ristote ne pense
assurém ent pas q u ’il y ait en l’hom m e deux âm es : p o u r lui,
l’âm e hum aine est unique, excluant du su je t toute au tre
form e substantielle et c ’est d ’elle q u ’ém anent ces deux pou­
voirs. Ils sont à la vérité, de direction inverse, m ais ils s’en-

(*5) L a seconde expression se trouve seule textuellement chez Aristote, mais


la première qui remonte aux commentateurs grecs, traduit exactement sa pensée,
flfi) 430 a. 22, 23, 25.
II. - EXÉGÈSE DES TEXTES D’ARISTOTE 61

tr’appellent Tun l’autre- Car l’intellect agent n’existe que pour


préparer les aliments de l’intellect patient : privé de ce rôle,
il est inconcevable, il est un non-sens.
D’autre part, en cet endroit même, Aristote appuie sa
doctrine sur des faits très significatifs (qu’expriment les
incises que nous avions laissé tomber). Sans l’intellect passif,
dit-il, « il n’y a pas de souvenir » (a. 24), et, en général, « sans
lui on ne pense rien » (a. 25). (17) Cela nous semble signifier
ce que le Stagirite expose ailleurs explicitement et avec am­
pleur : les concepts, liés par nature aux phantasmes, et les
actes de la mémoire, qui comportent l’assignation à un mo­
ment particulier de la durée matérielle, ne sauraient avoir
lieu indépendamment du corps. Celui-ci dissout, toute une
part de l’activité mentale devient impossible. (18) La faculté
subsiste en sa racine et pour ainsi dire à vide, n’ayant plus
d’objet. Il ne s’agit pas d’un sujet évanoui, mais d’une fonc­
tion éteinte faute de matière. Il en va du reste de même pour
l'intellect agent, lui qui n’est là que pour transformer ce qui
vient des sens. Qu’est-ce qui peut bien subsister de lui, une
fois les sens disparus, sinon, comme pour l’intellect passif,
un pouvoir radical sans exercice ?
Ce qui demeure tel quel, c’est donc le sujet, source de
ces deux pouvoirs : l’âme humaine. (Celle-ci n’est pas un
deus ex machina, imaginé pour les besoins d’une théorie.
C'est de l’action et de sa nature, seules directement observa­
bles, que nous concluons à son existence. Une activité essen­
tiellement spirituelle et simple suppose un pouvoir, une
« faculté » de même espèce, et celle-ci un sujet pareil à elle.
Les facultés ne subsistent pas en elles-mêmes et comme sus­
pendues dans le vide. Elles émanent d’un sujet substantiel
qui s’exprime en elles.)
Mais revenons à l’interprétation des textes d’Aristote. Le
Stagirite attribue sans ambages à l’intellect passif les carac­
tères qui postulent l’incorruptibilité. Sa spiritualité est hors
de doute : il n’a pas d’organe. C’est de lui qu’Aristote écrit :
pour recevoir les formes étrangères sans les altérer, « il faut
que l’intellect soit impassible... qu’il soit sans mélange... Il
n'est pas vraisemblable qu’il soit mêlé au corps... Et ils ont
bien dit ceux qui ont affirmé que l’âme est le lieu des idées...
sauf cette restriction qu’elles n’y sont pas en acte, mais en
puissance ».( T9) Lieu des idées, il ne saurait être d’une autre

(17) Cf. A. I. 4, 408 b. 22 sq.


(18) Cf. saint T homas, I», 89, 1, 31”.
(19) A. III, 4. 489 a 18, 27, 88.
62 i/lNTELLIGENCE

nature qu’elles : il est donc immatériel, « car, dans les choses


qui n’ont pas de matière, le pensant et le pensé sont identi­
ques ». (2°)
La simplicité est de même attribuée à cet intellect. « Il est
simple et [encore] impassible » (21), toujours pour la même
raison qu’il doit recevoir toutes les formes sans exception.
S’il semble s’affaiblir dans la maladië et la vieillesse, ce n’est
point qu’il porte en lui un germe de corruption : c’est que
les organes des sens d’où proviennent à l’origine les maté­
riaux qu’il emploie sont usés ou altérés. (22)

***
Cette interprétation « harmonisante », qui dissout la con­
tradiction apparente des textes, revient en substance à celle
que nous propose saint Thomas. Bien entendu, le saint Doc­
teur n’accepte pas la brutale dichotomie qui scinde en deux
l’intelligence. Pour lui (comme au fond, croyons-nous, pour
son Maître) il n'y en a qu’une, exerçant deux fonctions. Seu­
lement il croit pouvoir traduire les mots déconcertants
d’Aristote d’une façon qui nous paraît inadmissible. Il veut
que le mot d'intellect soit employé, dans le passage litigieux,
d’une façon impropre et désigne la cogitative ou raison infé­
rieure, la mémoire et autres facultés sensibles. (23) Au de­
meurant, la thèse qu’il expose se réduit à ceci : les apports
sensibles conditionnent un certain exercice de l’intelligence,
normal et nécessaire dans la vie présente, mais qui ne peut
continuer après la dissolution du corps. (24)

(20) A. III, 4, 430 a 3.


(21) Ibid. 430 b. 23.
(22) A. I. 4, 408 b. 22 sq. II s’agit là de l’exercice actuel de la pensée
( tô vosîv xxt tô Ôstdpeîv ), auquel le mauvais état des organes ou leur disso­
lution à la mort (26 à 29) fait obstacle, et non pas de l’intellect agent qui, à
proprement parler, ne « pense » pas.
(23) Passivus vero intellectus corruptibilis est : id est pars animæ quæ non
est sine prædictis passionibus (sicut amor et odium, reminiscentia et hujusmodi,
quæ ex aliqua passione corporali contingunt...) est corruptibilis : pertinent
enim ad pariem sensitivam. Tamen hæc pars animæ dicitur intellectus, sicut
et dicitur rationalis in quantum participat aliqualiter ratonem, obediendo
rationm etc... » (A. III, leçon 10 fin).
(24) Non enim intellectus intelligit aliquid sine phantasmate... Et ideo
destructo corpore non remanet in anima separata scientia rerum secundum
modum quo modo intelligit (Ibid.}.
Chapitre V

LES TENDANCES

I. LES TENDANCES SENSIBLES

« Omnem formam, dit saint Thomas, sequitur aliqua incli­


natio ». O) A la forme — c’est-à-dire à ce qui constitue la
nature spéciale d’un être — s’attache toujours quelque ten­
dance. Rien n’est inerte dans l’univers. Tout être, par le seul
fait qu'il existe, tend à embrasser ce qui lui convient, à re­
pousser ce qui lui nuit. Il y a partout comme un instinct de
conservation et de conquête à l’égard de ce qui est bon, har­
monisé à la nature de l’être, et parallèlement, de répulsion
à l’égard de ce qui lui serait funeste. C’est une loi universelle
qui se vérifie même dans les êtres bruts, inconscients. Et
saint Thomas ne craint pas de donner à cet instinct naturel,
tel qu’il apparait chez eux, le nom d’amour : « dici potest
amor naturalis ». (2)
11 faut donc s’attendre à trouver, chez les sujets doués de
facultés cognitives sensibles ou intellectuelles, quelques ten­
dances correspondant à ces caractères. En effet, de tels êtres
ont ceci de particulier qu’outre leur forme naturelle, ils s’assi­
milent par la connaissance les formes des autres êtres. Il y
aura donc chez eux toute une gamme de tendances, d’appé­
tits, engendrés par leurs diverses connaissances : appétits
sensibles et appétit intellectuel. (3) Nous étudierons d’abord
les premiers.

1. Nature des appétits sensibles

a) « Là où il y a sensation, dit Aristote, il y a aussi appé­


tit, désir au sens large, opexuxcv ».(4) Partout l’appétit qui
(1) I*, 80. 1.
(2) 1° IIm e , 26, 1. Cf. Verit. 22. 1.
(3) I* 80. i-
(4) A. Il, 3, 414 b. i.
64 LES TENDANCES

suit la connaissance, est à l’origine du mouvement, de l’acti­


vité extérieure de l’être. « Le principe [nécessaire et immé­
diat] du mouvement, dit encore Aristote, est unique et c’est
l’appétit ». (s)
Les appétits sensibles sont de même nature que les sensa­
tions internes ou externes dont ils procèdent. Ce ne sont pas
de simples états d’âme, mais des mouvements à la fois et au
même titre psychiques et corporels. Ils n’ont pas seulement
des accompagnements, des contre-coups physiques — tels,
par exemple, que la fatigue cérébrale occasionnée par un
travail intellectuel intense, ou même tels que les images qui
sont le vêtement des idées pures. L'apport matériel est une
composante essentielle, une partie intégrante de l’appétit qui,
purgé de cet élément, ne serait plus lui-même. Il est trop
clair, par exemple, que la passion de l’amour sensible com­
porte des éléments charnels. De même la colère n’est pas
une froide condamnation du mal imminent et un refus de
le subir, mais une violente commotion physique suscitée par
son irruption. Le langage vulgaire met cela bien en relief :
on dit que la joie dilate et que la tristesse resserre, qu’on
est glacé d'effroi, échauffé par l’enthousiasme, etc. Dans le
règne infra-humain, où l’intelligence et la volonté font défaut,
se rencontrent de semblables passions. L’animal a des désirs,
des craintes, des colères. Dans ces états le sujet humain est
passif. Il ne peut, à volonté, éteindre la commotion qui
l’ébranle ; capable d’y résister, il ne peut faire qu’elle ne soit
pas. Pour toutes ces raisons, de tels états portent, par excel­
lence et au sens propre, le nom de passions, (*)
Les tendances supérieures qui s’éveilleront dans les régions
spirituelles de l’âme, bien que le langage les désigne par les
mêmes mots que les précédentes (amour, aversion, crainte,
colère, etc.), ne méritent pas proprement le nom de passions.
Car, comme les facultés dont elles émanent, intelligence et
volonté, elles sont d’essence tout immatérielle. (7)
Les mouvements des appétits sensibles sont les réactions
du sujet en présence de faits particuliers, arrivés à tels points
spéciaux de l’espace et du temps : ils sont à la mesure de ces
expériences individuelles. Tandis que les appétits intellec-

(5) A. III, 10, 433 a. 21, et tout le chapitre.


(6) I*, 20, i m : « Semper actum appetitus sensitivi concomitatur aliqua
transmutatio corporis... Sic igitur actus appetitus sensitivi, in quantum habent
transmutationem corporalem annexam, passiones dicuntur) ». - Cf. I* 82, 5,
i “ , etc...
(7) Ibid, - Cf. ci-dessous, ch, V I, p. eq.
I. - LES TENDANCES SENSIBLES 65

tuels ont une plus large envergure et, comme nous le verrons,
leur mise en jeu implique toujours l’intervention de quelque
principe général. (8)
Mais il faut dire aussi que, chez l’être raisonnable qui est
aussi animal, les appétits spirituels ne naissent pas isolés
dans la pure lumière de l’esprit. Ils sont, pour l’ordinaire,
doublés des passions sensibles correspondantes qui sont
comme les harmoniques éveillées par leur mélodie. De même
qu’on ne pense pas sans images, on ne veut pas sans l’accom­
pagnement de quelque mouvement sensible. Il y a, il est vrai,
des cas où les deux appétits vont en sens inverse : par exem­
ple, quand l’homme résiste à ses passions — mais même
alors, la décision de l’esprit éveille dans l'appétit sensible un
écho parfois très violent.
6) Chez l’animal, brut ou humain, en tant que tel, l’appétit
sensible se particularise et se divise en divers courants qui
sont les passions spéciales. Celles-ci suivent deux grandes
directions auxquelles l’Ecole a donné les noms — qui deman­
dent à être expliqués — de < concupiscible » et d’ « irascible ».
Disons d’abord que le mot « irascible », traduit littérale­
ment du latin, ne désigne pas, comme en français, un tempé-
rament prompt à s’irriter, mais la qualité, la spécification de
tendances dont la manifestation la plus voyante est la colère.
De même, le mot « concupiscible » ne désigne pas un objet
désirable, mais la tendance qui se porte vers lui.
Concupiscible peut se traduire, grosso modo, par désirable.
L'appéfit ainsi dénommé s’attache au bien et repousse le
mal, sans plus. Mais il peut arriver que ce bien qui attire soit
d’accès malaisé, que des obstacles se dressent entre lui et
le sujet, — ou, parallèlement, que le mal à éviter soit muni
de défenses difficiles à emporter. Alors ce qui sera d’abord
envisagé, ce ne sera plus simplement le but, mais la diffi­
culté d’y parvenir. Le mouvement sera inverse du précédent
(quoique la fin dernière de l’un et de l’autre soit identique :
bien à posséder, mal à exclure). Ici donc, au lieu de viser
simplement l’avantage à obtenir, ou l’inconvénient à éviter,
le sujet n'aura d'yeux que pour Vobstacle, soit qu’il désespère
de le vaincre, soit qu’il se décide à l’attaquer. C’est ce mou­
vement de l’appétit qui a reçu le nom d’irascible. (9)

(8) I® 80 a, c. et 2™. Verit. 22 4, 2m .


(9) Saint T homas. I*, 81,2. - 1* I I M , 23, 1.
5
66 LES TENDANCES

2. Analyse et classification des appétits sensibles

Ce que nous allons dire maintenant vaudra — mutatis


mutandis et compte tenu de la différence essentielle des deux
zones — aussi bien des tendances supérieures que des appé­
tits sensibles, les premières ayant leurs homologues dans
les secondes. Quand nous traiterons de celles-là, nous n’au­
rons pas à répéter ce que nous aurons exposé en général, à
propos de celles-ci.
Mais aux procédés que nous allons employer, des esprits,
formés à d’autres méthodes, seront peut-être tentés d'oppo­
ser dès l’abord une fin de non-recevoir. De sèches et abstrai­
tes analyses leur paraîtront incapables d’étreindre les faits
concrets, et, si l’on ose dire, d’y «coller». N’est-ce pas, en
effet, aller au rebours de la réalité que de vouloir faire tenir
ces choses vivantes, mouvantes et palpitantes que sont les pas­
sions dans les cadres fixes d’une classification conceptuelle ?
N'est-ce pas comme si de l’anatomie et de la physiologie d’un
corps on ne voulait envisager que le squelette ? Mais dessiner
le squelette, c’est déjà faire connaître une partie importante
de ce corps, la partie solide qui porte et soutient toutes les
autres. Au surplus la comparaison cloche, car rien n’est exclu
par nos analyses. Un ordre est seulement indiqué, dans lequel
tout pourra se loger, mais chaque élément à sa juste place.
On sera peut-être également étonné, sinon choqué, de ce
que les appétits sensibles ici étudiés, par exemple l’amour
et la haine, soient présentés comme préfigurant les homolo­
gues qu'ils trouveront dans les tendances spirituelles les
plus hautes. N’est-ce pas là brouiller les espèces ? Pourtant,
si l’on va au fond des choses, comme c’est le devoir de la
philosophie, on s’apercevra que, dans des régions fort éloi­
gnées, à propos d’objets essentiellement divers, l'attitude du
sujet reste la même : par exemple, dans le cas cité : attitude
d'acceptation ou d’opposition, de complaisance ou de refus.
Et ces analogies mêmes n’excluront nullement — on s’en
apercevra — les précisions, les distinctions minutieuses qui
seront apportées à la description des faits. Les traités mo­
dernes de psychologie foisonnent d’observations détaillées,
souvent sagaces, mais peut-être échouent-ils parfois à donner
une vue exacte des éléments qu’ils manient, à les distinguer
les uns des autres. Or quand on ne distingue pas, on confond :
ce qui ne va pas sans inconvénient, surtout en philosophie.
Nous croyons donc rendre service à nos lecteurs en leur pré­
sentant ces analyses, reproduites d’Aristote et surtout de
I. - LES TENDANCES SENSIBLES 67
saint Thomas, dont la sécheresse n’est qu’une sauvegarde
contre les confusions. La cire aussi est une chose sèche et
dure, mais dont les alvéoles contiennent le miel qui, autre­
ment, s'écoulerait et se perdrait.

A. - Passions de Vappétit concupiscible


a) La première, la plus foncière de toutes les passions,
leur raison d’être, leur racine commune qui reste impliquée
en chacune d’elles, la fin qu’elles servent et qui décide de
leur structure et de leur orientation, c’est I’amour. (io)
En quoi consiste l’amour ? Le bien attire, comme le mal
repousse. Ce qui apparaît bon suscite chez le sujet une incli­
nation naturelle incoercible dont il est le terme. En cette
inclination consiste l’essence de l’amour. Son objet est donc
ce qui plaît, ce qui apparaît bon, ce en quoi le sujet « se
complaît». «L’amour, dit saint Thomas, n’est pas autre
chose qu’une certaine complaisance dans le bien aperçu ;
Amor nihil est quam complucentia boni ». (”)
Cela suppose qu’il y a, entre le sujet et l’objet de l’amour,
une harmonie préétablie, une aptitude à se rencontrer « pro­
portio, aptitudo, connat uralitas, coaptatio » (12), et chez le
sujet, une configuration, pour ainsi dire en creux, de ce que
l’objet aimé remplira. Ils sont faits l’un pour l’autre. Et déjà
leur amour les unit. L'amour tend à l’union effective. Mais
auparavant, par lui-même, indépendamment de la possession
de son objet, il constitue une union, Yunion affective, qui n’ëst
pas moins réelle que l’autre. En effet, il est une attache nouée
entre celui qui aime et celui ou ce qui est aimé. Le premier
se transporte, pour ainsi dire, non pas matériellement mais
psychiquement, dans le second, en prend possession et le fait
sien. (13)
A ce qui est ainsi considéré sous un jour favorable, il est
naturel qu’on veuille (14) du bien et qu’on tende à lui en faire
le plus possible. C’est pourquoi Aristote, définissant l’amour
par Tune de ses conséquences nécessaires, prononce, dans sa
(10) Prim us m otus voluntatis et cujuslibet appetitus viventis est am or...
Om nes alii m otus appetitivi præsupponunt amorem quasi prim am radicem ...
I* 20, 1. Cf. I d I I * 25,2 ; 27,4, etc.
( u ) I a H a e, 25,2.
(12) I a I I a e , 25,? et 27,4.
(13) S a in t T h o m as : I a 20, z, 3m : « dicitur am or vis concretiva quia alium
a g g re g a t sib i» . Cf. I a I I aB , 2 8 ,1 .
(14) En prenant ce dernier m ot au sens le plus large.
68 LES TENDANCES

Rhétorique, qu’ « aimer, c’est vouloir à l’être aimé ce que


l’on estime être bon, avantageux pour lui ».(15) Comme nous
voulons d’instinct que le mal ne soit pas, nous souhaitons
que le bien soit, que ce qui est bon réussisse et prospère. Et
cette faveur que nous portons au bien se traduit naturelle­
ment en fait par l’aide positive que nous lui donnons selon
la mesure de nos possibilités. Le signe certain de la réalité
de l’amour et, pour ainsi dire, sa signature authentique, c’est
le don, le bienfait. 11 en est aussi la mesure. Qui aime peu
donne peu, qui aime beaucoup donne beaucoup, qui aime
pleinement donne tout.
Le bénéficiaire de ces largesses n’est pas nécessairement
un étranger : ce peut-être le sujet lui-même. Il y a un amour
de soi, bien ou mal entendu, qui exige des sacrifices positifs.
Par exemple, il est notoire que la passion charnelle est un
feu dévorant dans lequel le sujet doit jeter quantité des
biens qu’il possède.
Tous les caractères qui viennent d’être énumérés convien­
nent aux appétits sensibles, dont nous traitons ici par priorité,
mais aussi, répétons-le, aux affections les plus hautes, et
même, dans un sens que l’invasion du surnaturel dans la
nature humaine obligera de préciser, à l’amour divin.
6) Chaque passion (sauf une exception qui sera expliquée
plus loin) a son corrélatif dans une passion contraire. («*)
A l’amour s’oppose la haine, odium, mot fort, employé par
saint Thomas et les scolastiques, qu’il faut entendre au sens
large, non pas seulement de l’hostilité violente, mais aussi du
sentiment de déplaisance qui peut être provoqué par le moin­
dre inconvénient.De même que l’objet de l’amour est ce qui
plaît, l’objet de la haine ainsi entendue est ce qui déplait.
Elle s’attaque au mal sous toutes ses formes, minimes ou
énormes, non pas toujours tel qu’il est dans la réalité, mais
tel que son apparence s’impose au sujet. Elle est l’attitude
fondamentale en face du mal, attitude d’opposition, de répro­
bation, qui lui refuse le droit d’exister.
Ses caractères s’entendent d’eux-mêmes et requièrent peu
d’explication, puisque ils sont l’inverse de ceux de l’amour.
La haine provient d’une dissonance, d’une désharmonie entre
les êtres, qui les divise, les sépare. O?) Et de même que l’effet
(15) Rhetor. II. 4, début. - Et saint T homas répète : « Amare aliquem est
velle ci bonum ». I 1 11*6 29, 4. « Hoc enim est proprie amare aliquem velle ei
bonum ». I* 20, i, 3*" etc,
(16) I* I I " 23,2.
(«/) Ibid., 29, i.
I.-L E S TENDANCES SENSIBLES 69

de l’amour est de vouloir du bien à l’objet aimé, la haine


veut du mal à ce qu'elle déteste — ne fùt-ce que sa simple
suppression lorsqu’il s’agit d’un mince inconvénient.
Nous avons dit que l’amour est la racine de toutes les
autres passions. En effet, nous le retrouvons ici au fond de
la haine. On ne repousse le mal que parce qu’il menace ce
qu’on aime. Le mal n’est le mal que parce qu’il est l’opposé
du bien. C’est donc toujours un amour sous-jacent qui allume
la haine. (l8 )
c) Dans la conquête du bien il y a plusieurs étapes. C’est
d'abord le désir, qui vise un bien non encore possédé, et en­
suite, quand le but est atteint, la joie, avec toutes ses nuan­
ces, depuis la simple satisfaction jusqu’à l’ivresse. C’est le
même sentiment que nous appelons en français plaisir, dé­
lectation, délice, etc. Tandis que l’amour a pour objet le
bien entendu simplement comme tel, sans aucune qualifi­
cation spéciale, ces deux passions le considèrent dans cer­
tains états particuliers et inverses ; soit situé à distance dans
une perspective encore lointaine, et c’est le désir, soit présent,
et c’est la joie. (*9) L ’un est une aspiration, le sentiment d’un
manque, une tension qui comporte toujours quelque peine,
1 autre est une pure jouissance où l’âme se détend, se repose,
s'épanouit sans obstacle. (M L ’amour est une attitude, pour­
rai to n dire, purement contemplative, et quasi statique: il
ne fait autre chose que se complaire en son objet. Le désir
est un premier mouvement vers cet objet, dont la joie est
l'étreinte.
d) Le contraire du désir est un sentiment que l’Ecole
désigne par des mots encore très énergiques : abominatio,
fuga : l'horreur, la fuite (celle-ci, bien entendu, n’étant pas
un éloignement dans l’espace, mais un éloignement de l’àme).
Pour n’exclure aucune des nuances même légères de cette
passion, on pourrait, pensons-nous, traduire les mots latins
par le français aversion, répulsion . Au lieu de tendre vers
l'objet qui se présente, le sujet s’en détourne, le fuit autant
qu’il le peut, évite tout contact avec lui.
A l’instar de ce que nous avons remarqué à propos de la
différence entre l’amour et le désir, on pourrait dire que la
haine est quelque chose de quasi statique, un état, une posi­
tion prise où l’on se tient, tandis que l’aversion, la répulsion
est un mouvement de recul devant le mal : premier mouve-
(18) I®. 20, 1.
(19) / M .
(20) Delectatio nihil est aliud quam quietatio appetitus in bono.,. Est quiee
In bono desiderato (I® II®, 2,6, i “). "
70 LES TENDANCES

ment dans ce sens qui précède et annonce les combats effec­


tifs.
e) Le contraire de la joie est la tristesse, sentiment pro­
voqué par un mal contre lequel le sujet se trouve impuissant»
qu'il ne peut que subir.
Ce mot de tristesse que le français réserve à l’exprsesion
de la douleur morale, doit être compris, dans notre classifi­
cation, comme ayant le sens, non seulement de chagrin pro­
prement dit, mais de toute douleur quelconque, de tout mal
ressenti.
Et de même que le désir et la joie représentent deux atti­
tudes diverses à l’égard du bien, selon que celui-ci apparaît
à distance ou présent, ainsi l’aversion envisage un mal pos­
sible non encore introduit chez le sujet, donc évitable, tandis
que la douleur est la réaction à son oppression actuelle.
Il peut arriver que ces sentiments contraires coexistent et
se mélangent. Par exemple, la joie du sacrifice peut accom­
pagner la souffrance ; celle-ci peut devenir plus aiguë par
le contraste avec un bonheur précédent. Mais ces mélanges
n'altèrent point la nature propre de chaque sentiment ; ils
portent sur des objets différents. Ce serait s’exprimer d’une
façon absurde que parler d’une joie triste.
f) Dans un passage célèbre de YEthique à Nicomaque («),
Aristote enseigne que le plaisir naît d’une activité
normale, déployée librement, selon toutes les conditions re­
quises à son achèvement, bref d’une « opération parfaite,
xeXetoTaviq. ». Le plaisir est quelque chose qui vient couron­
ner l'action, qui fleurit d’elle et sur elle, qui est à l’action
«ce que la fleur de l’âge est aux êtres jeunes ».
Ce serait fausser grossièrement cette doctrine que de l’en­
tendre des seules activités extérieures. S’il est certain que
des activités de ce genre — travail artisanal ou artistique,
exercice physique, conversation ou parole publique, etc. —
peuvent être la source de maints plaisirs, il est évident que
des opérations purement intérieures, comme la pensée, peu­
vent engendrer des voluptés intenses. « Ce qu'il y a de plus
doux et de meilleur, dit ailleurs Aristote, c’est la contem­
plation ». (a»)
Aussi saint Thomas, interprétant l’enseignement du Sta­
girite, prend-il soin de nous avertir qu’étendue ou non à des
buts ou objets extérieurs, l’activité intérieure du sujet peut
(21) Livre V , ch. 4, 1171. b. 33, et circa.
(22) Métaphysique, X II, 7, 1072 b. 24.
I. -L E S TENDANCES SENSIBLES 71

être par elle-même la cause du plaisir ; bien plus, que dans


le cas où elle déborde ainsi au dehors, elle en reste la condi­
tion première et nécessaire. En effet, pour éprouver du plaisir,
il faut d'abord percevoir un objet agréable et simultanément
avoir conscience de cette perception. Or ce sont là deux actes
intérieurs absolument indispensables. Chez les êtres doués
du pouvoir de connaître et des appétits qui s’ensuivent, la
rencontre du sujet avec le bien qui le comble ne saurait être
une rencontre aveugle et toute passive, où le sujet ne ferait
rien de lui-même, et ne saurait rien de ce qui se passe en
lui, — comme c’est le cas pour les forces physiques de la
nature qui fonctionnent et arrivent à leurs fins de façon
toute mécanique. (23)
Parallèlement, la douleur apparaît quand l’activité du
sujet rencontre des obstacles, est frustrée des conditions qui
lui permettraient de s’épanouir pleinement, bref, lorsqu’il y
a désharmonie entre le sujet et ce qui lui est présenté. Alors
on dira, pour employer les termes d’Aristote, qu'il y a opé­
ration imparfaite, action manquée. Le sujet expérimente une
présence qui entrave son élan vers le bien. Là encore se
déploie une activité intérieure, mais cette fois dans le sens
du refus, du conflit et de la lutte.
Une objection spécieuse peut néanmoins être formulée
contre cette théorie du plaisir, fleur de l’activité. N’y a-t-il
pas, en effet, des plaisirs qui naissent du repos, c’est-à-dire
précisément du contraire de l’activité ?
Mais ce n’est là qu’une apparence. Le repos, la détente
après la fatigue n’est aucunement la cessation de toute acti­
vité, le vide absolu établi dans la conscience. Si dans ces
états, l’individu ne se sentait plus lui-même, ne posait plus
aucun acte, ce ne serait même pas le sommeil, ce serait la
mort psychique. Au vrai, des opérations moins violentes que
les précédentes s’accomplissent dans le repos. A l’effort fati­
gant, à la tension pénible se substitue une douce activité.
Dans le repos physique, le travail secret de l’organisme qui
revient lentement à un état d’équilibre se fait sentir. Il en
va de même dans les régions de l’esprit. Par exemple, quand
le travail intense de la recherche est couronné de succès et
que l’homme se repose enfin dans la vue du résultat espéré,
il n’est certes pas réduit à un néant d’activité intérieure, à
1 oisiveté complète : il voit, il contemple le vrai, ce qui est
l'exercice de la plus haute activité humaine.

(23) 1» n me 32,1.
72 LES TENDANCES

B. - Passions de Vappétit irascible

Ces passions s’éveillent sur un fond d’amour ou de haine,


de désir ou d’aversion. La conquête du bien, la suppression
du mal sont ici, comme partout, le but ultime de l’appétit.
Seulement ici T « intention » du sujet, son attention ne por­
tent pas diieclemenl sur ce but, mais sur la difficulté d’y
accéder, sur les barrages qui obstruent la roule, sur les
moyens à prendre pour en venir à bout. Ces aspects, qui
reviennent tous à ceux de futile ou du nuisible, sont ceux
qu’envisage chez l’animal l’estimative et chez l'homme la
raison particulière ou cogilalive, appréciatrice des cas con­
crets, (m) Toutes ces passions excluent le repos, la satisfac­
tion, impliquent quelque inquiétude, le senLiment du mal
actuel ou menaçant.
Voici donc les espèces où se répartissent les passions de
l’irascible. (25) L ’attrait du bien, la répulsion du mal, carac­
tères de l’appétit concupiscible étant présupposés, des situa­
tions diverses se dessinent.
а) Arriver au but, conquérir le bien apparaît possible, mais
non sans effort ni lutte. Rien de certain ne s’offre au sujet.
Le mal prévaudra-t-il ? On ne sait, mais pour le moment il
ne masque pas les chances du bien et n’étouffe pas la tension
vers lui. C'est I’espérance .
б) Au contraire, le succès paraît-il absolument impossible»
la tension s’abat : c’est le désespoir .
c) Malgré les difficultés adjacentes, le sujet prend-il le
parti de combattre ? Une passion nouvelle s’éveille en lui ;
c’est Faudace, fondée, comme on le voit, sur une espérance
qui ne demeure pas oisive. Car, en dépit de la célèbre devise
de Guillaume d’Orange, un combat qui n’envisagerait aucun
résultat, ne fût-ce que la vengeance, est chose impensable. A
l'espérance, sentiment par lui-même tout platonique, l’audace
ajoute la détermination d’agir.
d) Le sujet refuse le combat. Il n'ose attaquer l’obstacle
et se contracte, se retire en lui-même pour l’éviter. C’est la
crainte . (26) La crainte diffère de l’horreur, de l’aversion : on

(24) I ' 8 l, 2, 2m.


(25) I* II»e 23,2 et 4.
(26) « Timor refugit impugnationem mali ». I * 11“ ® 41,3. - Est « contrac­
tio... Contractio autem significat motum alirujus ab aliquo a quo retralitur
in seipsum... [Importat] defectum... per comparationem ad aliquid agendum...
etc. ». Sent. I I I , dist. 34, q. a a. 1. sol. 1. - Cf. I» I I " 41,1.
I. - LES TENDANCES SENSIBLES 73

peut avoir horreur de ce qu’on ne craint pas. Elle diffère


aussi du désespoir : celui-ci renonce à prendre aucune me­
sure de protection ou de prévention contre le mal : « il n’y
a rien à faire ». La crainte cherche à s’en garer.
Tous ces sentiments : aversion, tristesse, crainte, ne sont
séparés que par des nuances délicates. Ils s’entr’appellent et
s’engendrent facilement, se fondent insensiblement les uns
dans les autres. Il n’en reste pas moins qu’une analyse qui
veut être précise et complète doit les distinguer.
e) Nous abordons enfin la passion la plus violente et la
plus voyante dans la catégorie de l’irascible, à laquelle elle
donne son nom : la colère, ira. La colère vient la dernière
des passions et suppose plusieurs des précédentes, en parti­
culier l’audace. P?) Non seulement elle repousse le mal et le
combat, mais elle aspire à le punir : est appetitus vindictæ. (28)
Dès lors son objet apparaît double : elle vise à la fois un
bien et un mal. Elle veut, par le châtiment infligé au mal
commis, le réparer : ce qui est un bien, mais un bien qui
ne se réalise que par un mal subi par son auteur. (29) Assuré­
ment, la réaction de l’animal en colère ne tend qu’à rendre
le mal pour le mal : obscure compensation qui est un sem­
blant et comme une préfiguration de la justice. Mais l’homme
irrité, dans toute l’impétuosité de sa passion, caresse cette
conviction que ce qu’il fait est juste, q u ïf a raison de le faire.
La colère humaine repose donc toujours sur une espèce de
raisonnement qui applique une règle de morale générale à
un cas particulier. « Ira est quodammodo cum ratione... Audii
aliqualiter rationem ». (30) Mais il arrive que, par contre-coup,
ses violences bousculent et obscurcissent la raison. (3O On
pourrait dire qu’elle est, non certes la plus raisonnable, mais
la plus raisonnée des passions.
Elle n’est pas intrinsèquement coupable : il y a de justes
irritations et de saintes colères. L ’Evangile nous montre plus
d’une fois le Christ irrité. La colère figure, il est vrai, dans
la liste des péchés capitaux, mais cela doit s’entendre de la
colère qui passe la mesure, qui cesse d’être proportionnée
au mal qu'elle combat et que souvent l’imagination surexcitée
grossit ou même invente de toutes pièces. (3a )
(27) 1» 11« 46,1.
(28) I» II* * 46, 2 ; I I * IP s 158,1.
(29) I* II» , 40,2.
(30) I» 46,4, c. et 31".
(31) Ibid,, 3m .
(32) I I ' I I S 158,2.
74 LES TENDANCES

A la colère ne fait pendant aucune passion contraire. Les


autres passions vont par couples et leurs objets s’opposent
comme l’affirmation et la négation. L’espérance et le déses­
poir s’adressent au bien selon qu’il apparaît accessible ou
non ; l'audace et la crainte envisagent le mal imminent,
acceptent ou refusent de le combattre. Mais la colère se
trouve en présence d’un mal actuel, déjà commis en fait. Il
ne peut donc être question de le fuir ou de l’empêcher d’exis­
ter. La seule opposition possible à son égard ne peut donc
consister qu'à le neutraliser par le châtiment. De plus, une
fois le mal réparé, il n’existe plus comme tel et ne peut faire
l'objet d'aucune passion. La satisfaction qui se produit alors
chez le justicier ne l’a plus pour objet. C’est un plaisir, une
joie qui relève, comme les autres sentiments de cette espèce,
de l’appétit concupiscible. (33)
On dira qu’à la colère s’oppose la patience, la douceur,
mansuetudo zpaénjç . (34) Mais la douceur qui patiente avec le
mal n’est point une passion, c’est une vertu, modératrice de la
violence. (35)

(33) I a Ï I a " 23,4, fin.


(34J I a 21, 1 i n s ; « m ansuetudo est circa iram ».
(35) l a II* j 60, 4 fin. Cf. A k is io ie ELhic. Nie. IV, ch. 5 (alias 11).
Chapitre VI

LES TENDANCES 11

LES TENDANCES SPIRITUELLES

De même que des sensations naissent les appétits sensi­


bles, des pensées, des jugements, réalités spirituelles, naî­
tront des attraits et des répugnances de même ordre. 0) A
ce niveau supérieur nous retrouverons donc des tendances
analogues à celles que nous avons rencontrées plus bas : des
amours et des haines, des désirs et des joies; des craintes et
des colères, etc.
Mais ce parallélisme, ces analogies et cette similitude des
noms n’empêchent point qu’un abîme sépare les tendances
spirituelles des appétits sensibles.
а) D’abord, nous l’avons vu, mais il convient d’y insister :
ici, dans le spirituel, il n’y a point de passions véritables. La
passion, état pour moitié corporel, trouble physique profond,
ne saurait trouver place dans les régions de l’esprit pur et
du pur vouloir. L ’accompagnement, le retentissement que les
tendances supérieures éveillent au dessous d’elles ne fait pas
qu elles se confondent avec lui. Un écho, un accompagnement
ne saurait passer pour un élément intérieur et constitutif
d'essence. (2)
б) L’étude de la connaissance humaine nous a appris que
faction de l’intelligence consiste à dêmatérialiser les apports
des sens pour en former des concepts et des jugements mar­
qués d’un caractère d'universalité. C’est ici qu’éclate l’irré­
ductibilité des deux espèces de tendances. D’un côté, nous
(1) I a 80,2 ; 87,4, etc...
(2) I* 20,1, i m e et 2m ®; 82,5, i m .
76 LES TENDANCES

trouvons le particulier, le concret, le matériel, de l’autre


l'universel, l’abstrait, les formes pures, les principes géné­
raux. Les tendances engendrées par les produits de l’intelli­
gence, calquées sur eux, auront nécessairement le même
caractère spirituel et la même amplitude. Ce sera toujours
quelque motif général qui les fera surgir. Pourquoi, par
exemple, une répugnance spirituelle très vive, très violente,
naît-elle à la vue d’un crime ? Parce que le sujet pensant
tient par devers lui, comme assuré ce principe absolu qu’il
est mal de tuer ou de blesser son semblable. En pareil cas,
une sorte de syllogisme plus ou moins explicite se forme tou­
jours dans l’esprit, dont la majeure est le principe général
et dont la mineure est fournie par l’événement sensible
auquel s’attache la cogitative ou raison particulière. (3) Comme
on le voit, ce détour rationnel qui aboutit à une condamna­
tion quasi juridique ne ressemble pas au dégoût instinctif
que l’on ressent pour un aliment pourri ou une odeur nau­
séabonde, ni même à la réaction primesautière, immédiate,
de l’animal blessé qui abomine et cherche à repousser ce qui
lui fait du mal.
c) Mais voici qui prouve plus directement encore, s’il se
peut, le caractère propre des tendances de l’esprit. Si les
choses sensibles ont besoin, pour tomber sous son regard et
exciter ses appétits, d’être purgées de leur matérialité, il est
des réalités spirituelles par essence qui n’exigent pas le même
traitement. D’elles-mêmes elles s’offrent à ses prises, se trou­
vent spontanément en accord avec lui. C’est ainsi que l’homme
peut aimer la vérité, la justice, la vertu et Dieu même, tel
que notre raison arrive à le concevoir. (4)
d) Une conséquence de ceci est que nous ne retrouverons
point parmi les tendances spirituelles, cette dualité que nous
avons observée chez les sensibles. Ici point d’appétits concu-
piscible et irascible distincts l’un de l’autre, (s) En effet, l’uni­
versel domine et embrasse toute la variété des cas particu­
liers. Les circonstances matérielles diverses parmi lesquelles
se meut l’appétit sensible, n’ont point de sens pour un
appétit exclusivement spirituel. 11 en fait abstraction et s’at­
tache seulement au caractère commun de bien ou de mal
qu’elles peuvent présenter. C’est pourquoi un seul appétit
suffit ici. Et cette tendance unique a nom volonté.

(3) A r is t o t e . A. III. 11 I. 434 a, 7 à 11 et 16 à fin du chapitre. - Sa in t


T ho m a s 1. 16.
(4) I*. 80,2, 2“».
(5) 1% 82,5-
II. - LES TENDANCES SPIRITUELLES 77
Ce mot de volonté par lequel nous désignons toute ten­
dance ou mouvement de l’esprit, n’est point restreint, comme
dans le français usuel, à signifier les seuls actes délibérés.
Il désigne tout ce qui se passe dans l’appétit en question. Et
donc, quand nous parlerons à ce propos d’amour et de haine,
de colère et de crainte, etc., il ne faudra pas entendre qu’il
s'agit d’appétits distincts, mais bien des actes multiples d’une
seule et même faculté.

B
De quelle façon la volonté humaine embrasse-t-elle ses
objets ? Est-ce par un réflexe instinctif immédiat, incontrô­
lable, pareil à celui que déclenchent les sensations dans les
appétits sensibles ? Ou bien par une tendance réfléchie, dont
elle garde la maîtrise, qu’elle est capable de libérer ou de
retenir ? La réponse à cette question tient en une distinction
entre deux sortes d’objets, dont les uns s’imposent irrésisti­
blement et les autres non.
a) L’orientation suprême de la volonté découle de son
essence même, et il n’est pas en son pouvoir de la modifier
ou d'y résister. Elle ne peut aspirer qu’à ce que l’intelligence
lui présente comme un bien, et que rejeter ce qui lui est
montré comme un mal. Or le bien suprême atteint et possédé
par l'homme, c’est le bonheur. De toutes ses énergies, la
volonté tendra donc vers le bonheur ; c’est là son but unique,
la fin irremplaçable qui luit au fond de toutes ses aspira­
tions et les éclaire, gouvernant de façon souveraine toutes
ses démarches. (6) Il n’y a là aucune place pour la liberté. Le
choix ne peut porter que sur ce qui conduit à cette fin. (7)

(6) Voici le texte capital d'Aristote auquel se réfère constamment sur ce


sujet saint Thomas : « Est un bien absolument complet xe’Xetov ) celui
que nous choisissons toujours pour lui-même et jamais pour un autre. Et
tel paraît être, par dessus tout, le bonheur. En effet, nous choisissons tou­
jours le bonheur pour lui-même et j'amais pour autre chose, tandis que l’hon­
neur. le plaisir, l’intelligence et toute sorte de perfection, nous les choisissons
sans doute, aussi pour eux-mêmes (car n’en résulterait-il aucun avantage, nous
les choisirions encore), mais de plus nous les choisissons en vue du bonheur.
Par eux en effet nous espérons acquérir le bonheur. Quant au bonheur, per­
sonne ne le choisit en vue de ces biens, ni généralement en vue de quelque
autre chose. » Ethique à Nicomaque, I. ch. 7. 1057 a 37 sq. (Traduction Souilhé,
légèrement retouchée). Commenté par saint Thomas, leçon 9.
(7) Libertas arbitrii proprie ad electionem se extendi*, electio autem est
eorum quæ sunt ad fineni : ultimus autem finis naturaliter appetitur ab uno-
queque : unde omnes homines... appetunt naturali+er felicitatem tanquam
ultimum finem, et adeo immobilier quod nullus potest velle fieri miser. Com­
pendium theologice, c. 174. Cf. I* II*®, 1, 4.
78 LES TENDANCES

De même que les premiers principes intellectuels — par


exemple, le principe de contradiction et d’identité : une même
chose ne peut à la fois, sous le même aspect, être et ne pas
être — commandent tous les raisonnements de l’intelligence,
de même cette volonté profonde et première du bonheur
commande tous les actes particuliers de la volonté. (8)
6) Mais sous cette fin impérieuse et inéluctable, une infi­
nité d’actes divers peuvent se ranger. Il y a bien des ma­
nières de tendre au bonheur, dont aucune, prise en elle-
même, ne s’impose nécessairement et universellement. Parmi
les hommes, les uns cherchent le bonheur dans le plaisir,
d’autres, ou les mêmes, dans la science, d’autres enfin dans
le dévouement à quelque noble cause ou dans la pratique
religieuse. Constatons d’abord simplement ce qui a lieu,
et concluons qu’aucun de ces buts ne s’impose universelle­
ment et forcément à la volonté. Parmi tout ce qui ne lui
apparaît pas comme sa fin suprême et la condition de son
bonheur, elle peut choisir. Dans le domaine ainsi délimité,
elle est libre.

а) Le fait de la liberté est un fait d’expérience person­


nelle intérieure qui ne peut être sérieusement et sincèrement
contesté. Et ce que nous éprouvons ainsi en nous-mêmes,
nous l’attribuons spontanément à nos semblables. Ceux qui
contestent la valeur de cette expérience le font au nom de
théories fort éloignées des faits, superstructure postiche qui
n’influe pas sur leur conduite pratique ; celle-ci, en dépit
de tous leurs raisonnements, confesse la réalité de la liberté.
Dans son ensemble, l’humanité admet ce fait comme incon­
testable. C’est ce qui motive les conseils, les exhortations,
l’imputation de la responsabilité, l’estime, la louange ou bien
à l'inverse, le blâme et les châtiments. (9)
б) Mais le fait étant admis, il incombe à la philosophie de
l’analyser et de l’expliquer. Qu’est-ce donc qui se passe
chaque fois que l’homme choisit librement un parti ?
Notons bien qu’il s’agit ici exclusivement de ces derniers
cas, et non des réactions instinctives qui tiennent une si
large place dans le psychisme humain, en particulier pour
tout ce qui concerne la vie sensible, où l’homme se conduit,
(8) I* 82. 1.
(9) I a 83, 1. Sed contra.
II. - LES TENDANCES SPIRITUELLES - LA LIBERTÉ 79
mis à part un reflet possible des facultés supérieurs, comme
les autres animaux. Les actes absolument libres, où le sujet
se conduit de façon pleinement indépendante, ne sont pas
fréquents. Ils ont lieu cependant, par exemple, dans les occa­
sions graves où des intérêts capitaux sont engagés et où il
faut réfléchir avant de se décider. C’est de ces actes-là que
nous allons parler.
L ’acte libre ne s’accomplit pas, pour ainsi dire, en l’air,
sans racines dans ce qui le précède et le motive, sans autre
cause que le sic volo. Ce n’est pas du tout sous ce jour théo­
rique que Yexpérience nous montre les faits. Il n’est pas vrai,
quoique certains spiritualistes l’aient soutenu, qu’indépen-
damment de toute raison et quels que soient les caractères
aperçus dans l’option proposée, l’homme puisse toujours la
prendre ou s’y refuser. En ce sens, il n’y a pas de liberté
d'indifférence. Cette indifférence serait de l’aveuglement et ne
saurait être le fait d’un être doué de clairvoyance intellec­
tuelle.
Les partis, disons-nous, qui n’apparaissent pas indissolu­
blement liés à l’obtention du bonheur ne s’imposent pas à
la volonté. Alors, n’ayant pas d’emblée l’intuition, l’évidence
de ce qui serait préférable, l’homme raisonne, compare, pèse
les avantages et les inconvénients des divers partis : en d ’au­
tres termes, il délibère. A l’issue de cette délibération, tel parti
lui apparaît préférable et il s’y tient.
Bien évidemment, dans une telle recherche, l’homme peut
se tromper ; il ne jouit là d’aucun privilège d’infaillibilité. Il
peut aussi être coupable, parce que les attraits illégitimes,
non réfrénés, peuvent faire pencher la décision du mauvais
côté. Mais toujours, en fin de compte, l’homme prononcera
que le parti choisi en l’occurrence est pour lui le meilleur.
C’est ici précisément, dans ce jugement final, que se place
la liberté. C’est lui qui est libre, comme saint Thomas ne
cesse de le répéter (io\ reprenant toujours son même argu­
ment que ce qui n’apparaît pas comme la condition sine qua
non du bonheur ne peut forcer l’assentiment de la volonté.
Mais, dira-t-on, le jugement final ne peut être libre, puis­
qu’il se porte infailliblement sur le parti appuyé des motifs
les plus forts. Telle est l’objection vulgaire que des philo­
sophes qui ont un nom dans l’histoire des idées, ceux de

(io) Par exemple C. Gentes. Il, 48 : « libere judicant quæeumque in


judicando seipia movent... Intellectualia sunt... liberi judicii. Intellectualia
se..., ad judicandum movent, etc...
«0 LES TENDANCES

l’école anglaise représentée principalement par Stuart Mill,


n’ont pas craint de prendre à leur compte.
Pourtant, cette manière de raisonner qui assimile les vues
de l'esprit, les motifs, les raisons à des poids, à des doses
plus ou moins fortes de matière, est vraiment d’une insigne
grossièreté.
Nous ne sommes pas ici dans le domaine de la quantité,
mais dans celui de la qualité, de valeurs irréductibles les
unes aux autres. Chacun des partis qui s’offre au choix se
teint d’une coloration spéciale, unique, qui ne se retrouve à
aucun degré dans les autres. Allez-vous mesurer en mètres
ou en grammes la différence qui sépare le plaisir charnel de
la vertu ? Il n’y a pas de balance qui puisse les peser en
poids uniformes, pas d’étalon commun dont on puisse se
servir pour les évaluer. Il n’y a pas une unité de mesura qui
se trouverait en quantité plus ou moins grande ici et là. Des
esprits façonnés par leurs habitudes mentales et leur spé­
cialité à tout considérer sous le jour de la quant:lé, à placer
sur toute valeur une étiquette numérique, seront naturelle­
ment portés à négliger les estimations de valeur qualitative,
c ’est-à-dire à fermer les yeux sur tout un aspect capital de
la réalité, (n)
Soit, dira-t-on peut-être, mais est-ce là l’aspect absolument
général des choses, et n'y a-t-il pas des cas où les avantages
respectifs des partis à prendre apparaissent comparables et
où les plus grands emportent nécessairement la préférence
de la volonté ? Par exemple, si je veux me procurer un logis
confortable, mon choix tombera infailliblement sur celui qui
me promettra le maximum de confort. Sans doule, mais ici
le choix est déjà fait et la décision prise : pour le moment
je cherche le confort et rien d’autre, il s’agit d’un point de
vue unique et qui fait abstraction de tous les autres, donc
d’avantages du même ordre, et au surplus, tout matériels. Je
me comporte là comme un animal qui se jelle d’instinct sur
la proie la plus proche ou la plus appétissante. A l’intérieur
de cette action, on ne découvrira pas le moindre atome de
liberté. Nous sommes ici hors du sujet.
Mais scrutons plus profondément la nature du choix libre
et tâchons d’en découvrir les dernières racines. Qui est-ce qui
fait le choix ? Quel est l’agent ici en exercice ? Est-ce l’intel­
ligence pure, dans l’éther sans nuages des arguments ration-

p i ) Cf. mon opuscule Questions de cosmologie et de physique chez Aristote


o t saint Thomas. 111 : la théorie de la mesure.
II. - LES TENDANCES SPIR ITUELLES - L A LIBERTÉ 81

nels, isolée de la personnalité concrète du sujet ? Non ; ce sché­


matisme aux lignes rigides n’épouse pas la complexe réalité.
Celui qui choisit, c’est l’individu tout entier, avec ses ten­
dances profondes, son caractère, ses convictions, ses passions,
ses vertus et ses vices, et tout ce que son passé a déposé en
lui. Cet individu-là représente un cas unique, singulier, qui
ne peut être, si l’on ose dire, tiré à plusieurs exemplaires ;
aucun autre ne lui est pareil. Les individus ne sont pas inter­
changeables et Von ne peut prévoir ce que, placé dans des
circonstances extérieures identiques, un autre choisirait. Rien
de plus personnel, de plus indépendant, de plus affranchi de
toute nécessité, de toute règle, et donc de plus libre, que
l ’individu humain dans ses choix. Impossible d’assigner à
l ’événement qui a lieu aucune cause distincte de la volonté
individuelle.
Parlera-t-on alors de < nécessité intérieure » ? Ce serait
substituer des mots aux choses et proférer une affirmation
gratuite. E n effet, il ne suffit pas d’employer le mot de néces­
sité ; il faut montrer en quoi elle consiste, indiquer l’élément
précis par lequel elle s’insère dans l’événement. Or nous
avons montré, tout au contraire, qu’en dehors de la fin su­
prême, aucun m otif n ’est de taille à combler l’amplitude de
la volonté, de telle sorte qu’aucun autre n ’y puisse trouver
place. (Ia )
Insistera-t-on enfin sur les prévisions certaines que l’on
peut faire à propos de certains choix, surtout négatifs ?
N ’est-il pas évident, par exemple, qu’un saint homme, tel
que le Curé d'Ars ou Dom Bosco, n’ira point passer la soirée
d ’aujourd’ hui dans un lieu de plaisir ? Sans doute, cela est
certain, mais non pas nécessaire. Il est sûr qu’un tel refus
se produirait, le cas échéant, mais ce serait un refus libre.
L e certain n ’est pas le nécessaire : les deux notions ne se
recouvrent pas l’une l'autre. Les statistiques montrent aussi
qu’en un groupe d’hommes donné et les circonstances de­
meurant inchangées, se retrouvera toujours approximative­
ment la même proportion de crimes. S ’ensuit-il que les cri­
minels soient irresponsables ? Le Christ a dit : « Des scan­
dales se produiront nécessairement, mais malheur à l’homme
par qui le scandale arrive. » Le Christ ne fait pas de philoso­
phie, il emploie les mots au sens courant et large : le mot
nécessairement veut dire certainement, immanquablement.
Ce qui le montre bien, c’est que le Christ maudit le scanda-

(12) Cf. teste de Malo V I cité plus bas, page suivante.


82 LES TENDANCES

leux : celui-ci ne mériterait pas la malédiction s’il avait agi


sans le vouloir.
D
Cette conception de la liberté, que nous avons recueillie des
enseignements de saint Thomas, peut être qualifiée d’/nteZZec-
tualiste, parce qu’elle explique le jeu de la liberté par son
essentielle dépendance de la raison : ce qui, d’ailleurs, n’est
qu’une application particulière de la loi générale qui veut
qu’un appétit quelconque tire sa spécificité du genre des
connaissances qui le conditionnent. Par là, cette conception
s'oppose aux théories dites volontaristes, qui affranchissent la
volonté de cette subordination et lui attribuent un pouvoir
quasi despotique sur les choix à faire.
a) Ainsi donc, dit saint Thomas, « la nature de la liberté
dépend entièrement du mode de la connaissance qui lui
présente ses objets ». (13) Or, ce mode est un mode rationnel,
il consiste en des raisonnements. C’est pourquoi « la racine
de la liberté est entièrement constituée par la raison», (h )
Que l’homme soit libre, cela résulte nécessairement de ce
seul fait qu’il possède la raison. Parce que la raison atteint
luniversel, élabore des idées générales dont l’extension em­
brasse une multitude de cas' particuliers et donc de partis
possibles, il y a lieu au choix : la volonté peut se porter sur
l’un ou l’autre. Us)
Au contraire, les appétits de l’animal, ne s’exerçant que
sur les perceptions sensibles, toujours particulières, sont im­
manquablement déterminées par celles qui se présentent.
C’est pourquoi l’animal n’est pas libre. On n’exprime rien
d’autre quand on dit qu’il est sans raison : ce qui signifie, en
(13) Tota ratio libertatis ex modo cognitionis dependet Ver. XXIV, 2.
(14) Necesse est quod homo sit liberi arbiiril ex hoc ipso quod rationalis
est. I*. 83,1.
(15J Intellectus est naturaliter universalium apprehensi vus... Sed universale
continet in potentia multa particularia. Potest igitur applicatio conceptionis
intellectualis fieri ad multa et diversa. Judicium igitur intellectus de agibi-
lïbus non est determinatum ad unum tantum. Habent igitur omnia intellectua­
lia liberum arbitrium. C. Gentes II, 48, 4. Forma intellecta est universalis,
sub qua multa possunt comprehendi ; unde cum actus sint in singularibus, in
quibus nullum est quod adæquet potentiam universalis, remanet inclinatio
voluntatis indeterminata, se habens ad multa... - De Malo, VI. — Ex hoc
voluntas libere potest ad diversa ferri, quia ratio potest habere diversas con­
ceptiones boni. - I a II»* 17, 1, 2m .
C’est pourquoi le choix libre est dit, à parler en rigueur, plutôt rationnel
qu'intellectuel ; car il ne s'appuie pas sur une intuition immédiate, mais sur un
raisonnement.
II. - LES TENDANCES SPIRITUELLES - LA LIBERTÉ 83

dernière analyse, qu’il est incapable de s’élever à des consi­


dérations générales.
La brebis fuit le loup parce qu’elle estime (16) qu’il apporte
un danger, un mal pour elle. Mais cette estimation qu’on peut
appeler « jugement » au sens large, n’est pas de même nature
que le jugement humain ; ce n’est pas un vrai jugement, car
il ne résulte pas d’une réflexion sur des motifs ; il dépend
d'un instinct naturel. L’homme qui fuit un ennemi sait très
bien pourquoi il fuit : il pourrait exposer les raisons de sa
fuite et dire par exemple pourquoi il fuit au lieu de faire
face. Ainsi quand il agit librement, l’homme est en mesure
de justifier son jugement ou, comme dit saint Thomas, de le
juger, parce qu’il en connaît les éléments : la fin visée et les
moyens d’y parvenir. (17)
b) Pour faire ressortir, de façon encore plus décisive, la
supériorité de l’intelligence sur la volonté, saint Thomas
institue une comparaison explicite entre les deux facultés.
D’abord, à un premier point de vue, tout à fait simple, il
est évident que la volonté dépend de l’intelligence puisque
celle-ci lui présente ses objets, sans la vue desquels elle ne se
mettrait jamais en train. Leur rapport est de moteur à mo­
bile, l’intelligence étant le moteur qui agit sur la volonté et,
comme dit Aristote : « l’agent est toujours d’une dignité supé­
rieure au patient ». (18) Il est vrai que la volonté peut com­
mander des actes intellectuels aussi bien que d’autres actes
humains : un individu peut se mettre à penser, à réfléchir,
quand il lui plaît, mais c’est parce que cet exercice lui paraît
bon et désirable dans les circonstances données. Ainsi l’an­
técédent rationnel est toujours là. U9)
Mais saint Thomas va plus loin et aborde la question sous
un aspect plus vaste et plus profond, qui tient à l’essence
des deux facultés.
On sait qu’Aristote met au-dessus de toutes les activités
humaines la contemplation de la vérité (20), mais chez lui
cette affirmation générale ne se précise pas en une compa­
raison spéciale, explicite, entre l’intelligence et la volonté.
Saint Thomas va jusque-là. L’intelligence, dit-il, est en soi
quelque chose de plus excellent, de plus < noble » que la
volonté. Sur les degrés de la perfection, la première monte
(16) Sur cette faculté estimative, voir ci-dessus ch. III. C, p. 46 sq.
(17) Ver XXIV, 1 fini et a. - I» 8a, 3, 3®
(iS) A. III, S, 430, a 18, 19.
(19) I», 82,4.
(20) Ethic. Nie. X, ch. 7. Commenté par saint Thomas, leçons 10 et 11,
et en maints autres endroits.
84 LES TENDANCES

plus haut que la seconde. (2 I ) Elle embrasse un domaine plus


vaste et qu’en vérité rien ne limite. Car, en principe, et comme
capacité radicale, elle n’exclut rien. Son horizon contient tout
lêtre réel ou possible, sans aucune condition restrictive a
priori et quelles que soient les circonstances où il se trouve.
Tandis que la volonté ne peut l’aborder en fait que tel qu’il
lui est offert dans des circonstances déterminées, particuliè­
res, contingentes, tenant à ce monde matériel, où se déroule
la vie humaine. Aristote déjà s’approchait de cette considé­
ration quand il écrivait, dans le fameux chapitre de VEthique
à Nicomaque, que, pour contempler la vérité, l’homme n’a
besoin de rien d’extérieur, et que cette activité suprême se
suffit à elle-même. Donc, poursuit et conclut saint Thomas,
l'objet de l’intelligence (ce qui la spécifie et lui donne son
caractère propre) apparaît supérieur à celui de la volonté en
ce qu’il est plus absolu, plus abstrait, c’est-à-dire plus affran­
chi, mieux dégagé des influences étrangères et, par là-même,
< plus simple », alors que les décisions du libre arbitre sont
bridées par mille conditions et incidents extérieurs possi­
bles. (^bis)
Note. - Question secondaire, mais où se marque encore la
précellence que saint Thomas reconnaît à l’intelligence :
chronologiquement, qu’est-ce qui est premier dans la vie de
l’esprit : une volition ou une intellection ?
Saint Thomas répond : Statur in intellectu sicut in primo.
Pemontant la série des actes spirituels, il faut s’arrêter à
lin acte d’intelligence comme à ce qui précède tout le reste.
Toute volition procède d’une connaissance antécédente, mais
l'inverse n’est pas vrai ; toute intellection n’est pas précédée
d’un vouloir. A l’origine de la vie de l’esprit il y a donc une
pensée première qui n’est ni choisie, ni voulue.
D où vient-elle ? Saint Thomas n’hésite pas à répondre
catégoriquement : du créateur, de Dieu. (22) De même qu’un
générateur confère à ce qu’il engendre, non seulement la forme
substantielle, mais le premier mouvement — comme, par
exemple, les corps se trouvent doués du mouvement de la
pesanteur dès qu'ils existent — de même dès qu’émergeant
de la pure vie des sens, l’esprit devient capable de penser,
une première étincelle de connaissance jaillit en lui, allumée
(21) 1» 82, 3.
(21 bis) V o ir sur ce sujet le commentaire, subtil comme toujours, mais éclai­
rant, eue fait (. ajetan de I a 82,3.
(22) I» 82, 4. 3». Cf. Mai. VI.
(23) I», 2. 3-
II. - LES TENDANCES SPIRITUELLES - LA LIBERTÉ 85

par Celui dont émane tout son être avec toutes ses puissances
qui n'ont de raison d’être que pour passer à l’action.

E
Notre étude de la volonté libre resterait incomplète, si nous
ne disions rien des rapports de cette volonté avec la Cause
première qui est Dieu.
Le problème se pose, en effet, et s’est posé de façon aiguë
au cours des siècles, donnant lieu à des discussions passion­
nées, meme entre chrétiens, de savoir comment concilier
l’indépendance de l’homme dans ses choix, fondement de sa
responsabilité, de ses mérites et de sa culpabilité, avec l’action
de la Cause suprême à laquelle rien n’échappe ?
Le problème ne semble pas avoir tourmenté Aristote, bien
qu’il ait aperçu, à l’origine de toutes les activités cosmiques
et comme leur Fin, Celui qu’il appelle le Premier Moteur
immobile. Mais saint Thomas, qui reprend les mêmes termes
en leur infusant un sens tout à fait plein et absolu (23), pose
explicitement ce problème — et le résout sans se départir
de son inaltérable sérénité. Il semble ignorer qu’il y ait là
quelque chose de spécialement difficile à éclaircir.
Bien que, pour être traitée à fond, la question appartienne
& la métaphysique théologique, elle touche à la psychologie
humaine, qui est notre objet présent. Voici donc comment
elle se pose là, dans son inévitable précision.
Dieu est la source première unique de toute perfection, de
tout ce qu’il peut y avoir de bon dans les activités naturelles.
Or le pouvoir d’agir librement est sans conteste une perfec­
tion singulière qui place l’homme à un rang supérieur à
tout le reste de la Nature cosmique. Dans l’exercice de ce
pouvoir, il doit donc dépendre totalement de Dieu. On ne fait
pas à Dieu sa part. Prétendre opérer un équitable partage,
fut-ce sur le point le plus minime, entre Lui et l’homme,
serait parfaitement ridicule.
La réponse à cette difficulté se prend justement de ce
qu’elle allègue : l’éminente perfection de l’acte libre. Si cette
qualité est la plus exquise, c’est elle, plus que toute autre,
qui doit être un don de Dieu. Considérer Dieu comme un
étranger, un rival, dont l’action devrait nécessairement con­
trarier celle de l’homme, est absurde. Dieu est plus intérieur
(33) I * 92, a 3 ; i a et 3® via.
86 LES TENDANCES

à l’homme que l’homme ne l’est à lui-même, puisqu’il est la


source d’où procède tout ce qui le constitue. Loin de détruire
la liberté, Il la fait, « hoc [scilicet libertatem] in eis facit d . (24)
« [A Deo habet homo] hoc ipsum quod seipsum mobet».(25)
L’objection formulée procédait d’un anthropomorphisme naïf,
qui mettait sur le même plan, l’action divine et celle de l’être
créé, leur attribuant une nature identique. Il n’est pas con­
tradictoire qu’un même effet dépende en sa totalité de plu­
sieurs causes, si celles-ci sont coordonnées ou hiérarchisées.
Pour qu’une cause soit une vraie cause il n’est pas requis
qu’elle soit la seule ni même la principale. (2Ô) Ainsi, quand
un ouvrier coupe une pièce de bois, la coupure est à la fois
et totalement l’ouvrage de la hache ou de la scie, comme de
la main humaine qui les actionne. Dans ce cas l’instrument
fournit son apport indépendant, qui est sa nature propre : le
tranchant du fer, que l’ouvrier n’a point créé. Dans le cas
de l'acte libre, la différence est que la nature même de la
volonté qui l’exécute, son pouvoir d’agir librement lui est
conféré par Dieu.
La motion divine sur l’action libre n’est pas une exception
dans l’ordre de l’Univers. Partout c’est la Cause Première,
Dieu, qui donne le pouvoir d’agir, et l’agir même, aux êtres
cosmiques. (27) Et puisque les natures de ces êtres sont di­
verses, et que la liberté constitue un cas spécial, unique,
dont la nature est précisément le pouvoir de choisir, et l'ac-
lion propre une décision que rien ne nécessite, c’est cela
même que Dieu lui donne. Il meut les êtres selon la nature
qui est son premier don ; son action épouse, si l’on peut
dire, les contours de cette nature : autrement elle se contre­
dirait elle-même. C’est ce qu’exprime saint Thomas dans ce
principe qu'il répète si souvent : Dieu meut les êtres selon
leurs natures respectives. (28)

(24) I»
83, 1, 3“ 5 Mal. III. a, 4 m .
(25) Mal., loc. cit.
(26) I a 83,1, 3m . «Non hoc est de necessitate libertatis quod sit prima
causa sui sicut nec ad hoc quod aliquid sit causa alterius requiritur quod sit
prima causa ejus ».
(27) Question traitée dans toute son ampleur dans Pot. III, 7.
(28) Exemple entre vingt autres : « D eus omnia movet proportionnaliter,
unumquodque secundum suum modum ». Mal. 6, 3m .
Chapitre V II

L'UNITÉ DU PSYCHISME HUM AIN


ET DU SUJET HUMAIN EN GÉNÉRAL

Tout au long de ce livre nous avons fait porter notre étude


sur des facultés et des actes d’espèces fort diverses, dont nous
avons, la plupart du temps, simplement constaté Vunion
comme un fait d’expérience. Nous n’avons pas indiqué la
nature, le mode spécial de cette union, k sa cause essentielle,
située aux profondeurs de l’être, condition de la connaissance
complète que nous pouvons en prendre. Cette méthode s’impo­
sait, car avant d’expliquer il faut connaître ce qui est à expli­
quer. Rendu au terme de ces études, nous pouvons aborder
le fonds commun de ces réalités qui ne nous ont encore
montré que leurs visages particuliers.

A. - Le problème : l’unité de la forme humaine

La rencontre en un même sujet des facultés sensibles et


de l’intelligence pose un problème de fond. Le même indi­
vidu sent et pense. Par toute une partie de sa vie psychique,
il se montre simplement animal. Comme ses frères inférieurs,
il voit et entend, palpe et saisit les objets matériels, etc., et
cela au moyen d’organes physiques pareils aux leurs. En tout
cela, il reste indissolublement asservi au monde sensible.
Puis on le voit s’en évader, s’envoler vers des régions supé­
rieures et se mettre à exercer des fonctions toutes spirituelles.
Commnt cela est-il possible ?
Ce n’est pas tout. Le problème s’élargit et devient plus
aigu si l’on fait attention que c’est encore le même individu
qui pense et mange, boit, dort et s’éveille, respire, etc., comme
les autres animaux, bref exerce toutes les fonctions d’une
88 l ’unité du psychism e humain

vie végétative, en partie même semblable à celle des plantes.


Davantage, c’est toujours le même individu qui, comme les
corps bruis, occupe l’espace et s’y meut, est chaud au froid,
pesant, coloré, elc. : toutes qualités que, nous l’avons vu,
Aristote déclare très justement n’avoir rien de commun avec
l'intelligence. Mariage invraisemblable de l’esprit et de la
matière !
Aussi plusieurs philosophes ont-ils tenté de dissoudre
l'antinomie en supprimant l’un ou l’autre de ses termes :
les idéalistes, en faisant du monde sensible une création de
l’esprit, de la sensation une forme de pensée enveloppée,
obscure, qui se développera et s’éclaircira par la suite ; les
positivistes matérialistes, en assimilant la pensée à une sé­
crétion du cerveau, pareille à celle de la bile par le foie. D’au­
tres enfin, poussant l’antinomie jusqu’à la rupture et appli­
quant aux textes d’Aristote, une exégèse apparemment litté­
rale, voient dans l’intelligence, réduite à l’intellect agent,
une divine étrangère, pur esprit, qui après avoir habité un
temps la matière, la laisse tomber pour retourner à son éter­
nité native.
Tous ces systèmes défigurent la réalité. Il ne s’agit pas ici
d’abord de spéculer, mais de constater des faits. La philo­
sophie aristotélicienne et thomiste ne commence point par
poser des entités métaphysiques absolues — esprit, matière
— pour chercher ensuite à les concilier par des expédients
dialectiques. Elle prend le donné tel que l’expérience l’ap­
porte, sans l’adultérer. Or c’est dans la nature même, qui
ne saurait être ni contradictoire ni incohérente, qu’apparaît
à la fois la différence irréductible des éléments qui consti­
tuent la personnalité humaine et, d’autre part, leur indis­
soluble unité.
P D’abord, en ce qui concerne l’allliance de nos deux
facultés de connaître, c’est peu de dire que chez nous les
sensations et les pensées s’emmêlent de façon tellement inex­
tricable que si, par impossible, les unes ou les autres étaient
supprimées, toute notre vie psychique s’effondrerait. Il y a
plus, beaucoup plus. L ’apport des sens s’introduit dans le
fonctionnement même de l’inteiligence puisque les édifices
intellectuels les plus hardis ne sont bâtis que de matériaux
tirés du monde sensible, soumis seulement à une opération
de décantage qui n’efface pas leur caractère originel. La
pensée humaine ne fleurit pas dans un climat angélique.
Nous ne pensons pas comme de purs esprits. Nous pensons
sur de la matière, d’après les sensations qui fournissent à
A.- l’unité de la forme humaine 89

la pensée les matériaux de son travail, sans lesquells elle ne


sàurait fonctionner. A l'intelligence, telle qu'elle existe dans
la vie présente, les sens sont nécessaires, non point par occa­
sion, par l’effet de rencontres extérieures, mais en vertu
d'une nécessité intrinsèque, organique, congénitale, absolue»
î* L ’unité de la personne humaine prise en son entier, —
unité dont les composantes sont la vie intellectuelle, la vie
sensible, mais aussi la vie végétative et la simple existence
corporelle, — n’est pas moins manifeste. Les sensations ne
s’éveillent que chez des sujets vivant d’une vie végétative :
les corps bruts ne sentent pas. Les organes des sens sont
situés dans le circuit qu’arrose cette vie végétative, nourris
et totalement entretenus par elle. Aucune différence foncière
de constitution ne les sépare des autres parties vivantes.
La santé comme la maladie des unes et des autres tient à
des causes identiques. Entre elles règne une continuité vitale
sans rupture.
L ’experience intérieure dépose dans le même sens. Le sujet
humain ne s’aperçoit pas comme plusieurs personnages en
rencontre, en collaboration, voire en amitié, mais comme
un et le même dans toutes ses vies diverses. C’est toujours
lui qui est là, identique, invarié sous ses manifestations diffé­
rentes.
Enfin, la vie ne se réalise en ce monde que dans des corps.
Elle ne leur est pas superposée comme un couronnement,
elle les transforme par le dedans : elle les anime.
Tel est le tableau complet de ce que nous livre l'expérience,
le donné, un et divers, dont toute explication doit partir et
dont aucun élément ne peut être supprimé.
3" Cela entendu, une tâche nouvelle et qui est proprement
la sienne, s’impose à la philosophie. A la rigueur tout ce qui
précède pourrait êLre admis, ou du moins discuté, par une
psychologie uniquement expérimentale, ignorante de tout
problème supérieur. Mais la philosophie ne saurait se ré­
duire à enregistrer ni même à analyser des faits ; il lui in­
combe d'en montrer les causes ontologiques, les principes
premiers dont ils découlent.
Or, ici, la chose ne va pas sans difficulté. Comment rendre
pensable sans incohérence, philosophiquement concevable,
cette unité dans un même sujet de manières d'être si diffé­
rentes, d’essences opposées ? Il y a une impossibilité méta­
physique absolue à ce que plusieurs réalités complètement
achevées en elles-mêmes, douées chacune de son existence
90 l ’unité d u psychisme humain

propre incommunicable, deviennent jamais une seule et même


réalité. Elles peuvent se rencontrer, se joindre, s’agglutiner,
jamais fusionner au point de devenir un unique sujet.
Aussi n’est-ce pas de la sorte que les choses se présentent
d ’après notre philosophie. Une des vues universelles les plus
profondes d’Aristote, une de ses découvertes philosophiques
les plus fécondes fut de s’aviser que le Cosmos ne comporte
pas uniquement des êtres tout faits, « en acte » d’exister,
mais aussi des « puissances », des virtualités, des aptitudes,
des appels à quelque chose d’autre qu’elles-mêmes, et qui
ne sont pas un pur néant, un vide absolu, mais déjà des
éléments positifs de la réalité. La doctrine de la matière
et de la forme (que nous avons exposée en toute son ampleur
dans un précédent ouvrage) W n’est qu’une expression in­
signe de cette vue. L ’intelligence, la vie végétative, le corps
avec ses propriétés physiques ne sont pas des êtres associés,
des substances collées, on ne sait comment, les unes aux
autres, douées chacune de sa forme propre et de son exis­
tence singulière. La substance humaine, non plus que n’im­
porte quelle autre substance, ne saurait être pluriforme, sous
peine de rupture de son unité. Elle ne peut absolument com­
porter qu’une forme unique, un seul « acte », en dehors de
quoi il n’y a chez elle que la matière, pure puissance, récep­
tivité pure.
Les accidents multiples et divers qui peuvent survenir en
plus (2) — soit qu’ils relèvent d’influences extérieures, soit
même qu’ils émanent de la substance par simple résultance :
tels ses facultés ou pouvoirs d’agir — n’entrent point comme
éléments intrinsèques dans sa constitution, dans son être
de substance. Ils la supposent déjà constituée, car pour les
accueillir ou les engendrer, il faut d’abord qu’elle soit. (3)
Cette forme unique, l’âme, est ce qui confère au sujet ses
déterminations spécifiques, son unité, son existence même.
C'est d’elle et d’elle seule que vient à la matière d’être un
corps de telle espèce, un corps vivant et sentant, un corps
humain. Elle contient la forme du végétal, et la forme de
l’animal, et la forme du simple corps physique — non pas
« en acte », comme des réalités spéciales, distinctes, mais
« en puissance », virtuellement et comme fondues dans sa
réalité plus vaste. Elle peut, à elle seule, ce que chacune
d’elles pourrait isolée.
(1) La Philosophie de la Natare, deuxième fascicule, ch. II.
(2) I l ne s’agit pas ici nécessairement d’une succession temporelle, mais
d'une dépendance ontologique.
(3) Même remarque. S aint T homas, Ia 76,3. - Quaest. disp, de Anima, XI.
a . - l ’unité de la forme humaine 91

Ayant achevé son œuvre dans la matière (4), il lui reste un


surplus d'énergie et la possibilité d’actions où, se servant
toujours des apports du sensible, elle les domine, les trans­
forme et les emploie à son usage exclusif. Alors naît la pensée
et tout ce qui en découle, les aspirations spirituelles et les
vouloirs. Ainsi la synthèse est faite, l ’intellect n’apparaît
plus comme un étranger, un solitaire, un principe d’inco­
hérence dans le psychisme humain. Ainsi se réconcilient
l’esprit et la matière et disparaît de la perspective ce couple
monstrueux d’antagonistes irréductibles liés par une indis­
soluble amitié.
Il n’y a là ni contradiction ni incohérence. Bien au con­
traire, la conception exposée est d’une cohérence parfaite,
telle qu’on n’en trouve la pareille dans aucun système philo­
sophique. En effet, le rôle ici attribué à la forme n’est pas
une exception, un cas spécial qui pourrait paraître inventé
pour les besoins d’une croyance ou d’une théorie étrangère
à la question. Nous avons affaire à une loi générale du Cos­
mos. La forme, partout où elle se trouve, même dans les corps
bruts, apparaît comme un principe, de soi et par essence,
immatériel, puisqu’elle se distingue radicalement de la ma­
tière. On comprend dès lors que construire et animer un
corps n'épuise pas son efficacité, et qu’elle puisse s’élever
encore à une activité qui lui soit propre et exclusive, où son
immatérialité foncière s’accuse dans toute sa pureté.
Secondement, chez les substances de cet univers, la forme
est ce qui apporte l’être et toute perfection à la matière. Or
dans cet être et ces perfections il y a des degrés, et les degrés
supérieurs englobent tout le positif des degrés inférieurs,
mais, pour ainsi dire, décontracté, affranchi de ses limites.
La forme supérieure n’est pas une nouveauté absolue, étran­
gère à ce qui existe au dessous d’elle. Elle le continue et
l’achève. C’est comme si la forme inférieure s’ouvrait et se
dilatait pour accueillir des perfections nouvelles et s’y épa­
nouir plus pleinement. Ainsi se dessine une hiérarchie et
une implication entre les formes cosmiques. Le végétal pos­
sède tout ce qui est déjà dans le corps brut, et quelque chose
de plus, la vie. L ’animal a la vie végétative et, en plus, une
connaissance rudimentaire : la sensation, avec les tendances
consécutives. Chez l’homme enfin se retrouve tout cela, mais
en plus, germant pour ainsi dire sur ce terrain, y trouvant
son soutien et ses aliments, la vie de l’esprit, (s) A la place
(4) Même remarque que ci-dessus.
(5) Dicendum quod, cum formæ rerum naturatium sint sicut numeri, in
quibus est diversitas speciei, addita vel subtracta unitate... oportet intelligere
92 l ’unité du psychisme humain

de formes diverses, plaquées les unes sur les autres, qui


scinderaient l’être en fragments, la contenance de l’inférieur
dans le supérieur assure la continuité et l’unité. W Pour
faire comprendre cela, Aristote se sert de comparaisons,
reprises par saint Thomas. C’est ainsi, dit-il, que dans les
figures géométriques, le carré contient les triangles que l’on
retrouve chez lui en le décomposant (7), et dans les nombres,
les plus élevés contiennent, virtuellement, les inférieurs. Car
le nombre n’est pas une collection d’unités distinctes, sim­
plement juxtaposées : il impose à celles qu’il contient son
unité propre et formelle, qui fait de lui un certain nombre
déterminé. (8)

B. - Organisation intérieure du sujet humain :


actions, facultés, substance.

De l’unité de l’âme humaine surgit cette multiplicité de


pouvoirs et d’actions que nous avons constatée. Sont-ce là
des réalités distinctes et discernables ?
Il semble que non et que ces étiquettes diverses ne soient
que l’expression abstraite de ce qui se passe, utile seulement
pour l’analyse et la classification des faits, et dont il ne
faut pas faire des choses. 11 ne saurait y avoir d’intermé­
diaire entre l’àme et ses activités ; elle n’a besoin que d’elle-
même pour les exercer.
Cependant, à y regarder de plus près, on s’aperçoit que
cette identité implique contradiction. En effet, les actions
sont multiples, intermittentes, variées, et le sujet dont elles
émanent est unique, toujours le même. Descartes a été obligé
de poser en principe que l’âme pense toujours, parce qu’il
idenlifiait l’âme avec la pensée, mais ce n’était là qu'une
vue systématique, nécessaire pour l’équilibre d'une théorie,
et non une constatation d’expérience, car il est manifeste
que la pensée n’est pas la seule occupation de l’âme humaine
et que, si celle-ci est une, comme nous croyons l’avoir dé-

diversîtatem form arum naturalium , secundum quas constituitur materia in


diversis speciebus, ex hoc quod una addit perfectionem super aliam : utputa
quod una form a constituit in esse corporali tantum ... alia autem perfectior
forma constituit materiam n esse corporali et ulterius dat ei esse vitale et
ulterius alia form a dat ei esse corporale et esse vi*ale, et super hoc addit ei
esse sensitivum, et sic est in aliis. Qcest. disp. de Anim a, IX . Cf. X I.
(6) Saint T homas , I*, 76, 3, c. et 4““ ; Qucest, disp, de Anima, IX et X I,
(7) A. 11,3, 414 a. 28 à 32.
(8) Metaph. H, ( V I I I) , 3, 1043 b, 36 sq. Saint T homas i . 3.
B. - ORGANISATION DU SUJET HUMAIN 93

montré, ses activités sont multiples et irréductibles les unes


aux autres. Personne jusqu'ici n'a songé à confondre en un
magma unique et indifférencié, la pensée et la digestion, ni
même, pour ne pas sortir du monde psychique, telle pensée
avec telle autre, ni une contemplation avec une décision. E t
ce n'est point la seule succession qui diversifie ces actes ;
ils ne sont pas des pièces de marqueterie, simplement juxta­
posées : il y a sous eux une trame dont ils sont les brode­
ries, qui les supporte et les unit.
Pour concevoir correctement et exprimer philosophique­
ment cela, il faut se reporter au principe dont nous avons
fait usage plus haut : la distinction de la puissance et de
l'acte, mais en y ajoutant une précision nouvelle. Quand le
sujet n'agit pas, quand il s'abstient de poser un certain
acte qui pourtant fait partie de ses possibilités, il est en
puissance à l'égard de cet acte, qui lui apportera une modi­
fication, un perfectionnement réel ; il est là en état de simple
réceptivité : puissance passive. Mais l’acte qui s'accomplira
montre qu'il y a en lui quelque chose de plus ; ce qui appa­
raîtra alors sortira des ressources intérieures, personnelles du
sujet, celui-ci en sera la cause efficace : puissance active. Ces
puissances d’agir, ce s capacités diverses ne sont pas seule­
ment des absences d’action, le repos, l’inertie qu’une simple
négation suffirait à exprimer. Ce sont des moyens positifs
d'agir, et d'agir de telle façon bien déterminée que ne possè­
dent pas indifféremment tous les êtres. Une pierre n'a pas
le pouvoir de penser.
Nous conclurons donc que l’âme n’est point par identité
ses actes. Elle les produit directement, sans se confondre
avec eux. Il n’y a dans cette façon de comprendre les choses,
rien qui rappelle l'imagination ridicule mentionnée plus haut,
d'un intermédiaire étranger posé entre l’àme et ses actes.
Nous conclurons en second lieu que, toute action d’un
être supposant chez lui le pouvoir de l'accomplir — ce qui
est une évidence de sens commun — il y a dans l’âme des
pouvoirs, c ’est-à-dire des facultés correspondant aux diverses
espèces d'action possible pour elle. Ce mot de faculté n'ex­
prime rien d'occulte ou de mystérieux, mais la condition
necessaire de l’action, impliquée dans le concept même de
l’agir.
Nous conclurons enfin que l’âme est une réalité substan­
tielle, constitutive, avec la maLière, de la substance humaine
intégrale — dont les facultés et les actes, et à plus forte
94 l ' unité du psychisme humain

raison les habitus — - qui sont la spécialisation de ces facultés


à tel genre d’action — sont les accidents. (9)

C. - Comment Vâme humaine se connaît elle-même.

Dans quel ordre se présentent à la conscience du sujet


les réalilés que nous venons d’énumérer ? Qu’est-ce qu’il
saisit tout d’abord de lui-même : la substance, les facultés
ou les actes ?
à) Précisons qu’il ne s’agit pas de la connaissance élabo­
rée, abstraite, définition philosophique de l’âme, telle, par
exemple, que nous l’avons présentée d’après Aristote. (10)
Celle-là suit la marche rationnelle, logique, réfléchie, qui
part de la substance, réalité ontologique.première, de laquelle
procèdent les facultés et les actions. Cette connaissance-là
ne peut venir que tardivement, à l’issue de beaucoup d’obser­
vations et de raisonnements. Il s’agit maintenant de la con­
naissance immédiate, de l’expérience directe que nous avons
de nous-mêmes, point de départ de toutes les considérations
subséquentes.
Au cours de ces dernières, bien des faux pas sont possibles,
comme en témoigne largement l’histoire des philosophies.
Mais la conscience que nous avons de nous-mêmes, qui est
une expérience directe, intuitive, n’est pas sujette à ces
dangers. C’est elle que nous allons interroger.
6) Les facultés ne manifestent leur existence que lors­
qu’elles s’exercent et engendrent des actions. Une inférence
instantanée, la plupart du temps inconsciente, conclut, de
faction qui s’accomplit, au pouvoir qui l’accomplit. Ce ne
sont donc pas les facultés elles-mêmes, dans leur vide origi­
nel, avant toute action, qui se présenteront d’abord à la cons­
cience.
Sera-ce alors la substance ? Il semble qu’aucune difficulté
ne s’oppose à ce que l’âme humaine se perçoive elle-même
du premier coup, telle qu’elle est, dans son essence substan­
tielle. Réalité spirituelle, toujours présente, pourquoi échap­
perait-elle aux prises d’une faculté du même ordre qu’elle,
toute spirituelle et toujours présente elle aussi ?
Cela ne va pourtant pas de soi. Cette scène purement spiri­
tuelle ne saurait se jouer, à part de tout le reste, au milieu
(9) I* 77» I et »q.
1
(10) Ci-dessus, i * La vie en général, Section 3, p. 21.
C. - COMMENT I?AME HUMAINE SE CONNAIT 95

d’une âme qui est la forme d’un corps et dont tous les actes
portent le reflet de la matière. C’est justement dans l’acte
même où l'esprit opère sur les images sensibles, en dégageant
les formes de cette gangue originelle, que s’affirme sa spiri­
tualité. C'est là que l’âme se montre dans son intégrité, avec
ce qu’elle porte en elle de plus haut. Il lui faut donc passer
par ce détour de l’action pour s’atteindre elle-même dans sa
substance spirituelle authentique.
Davantage : dans l’intellect nous avons affaire à une faculté
qui n’est elle-même que pure puissance. Souvenons-nous de
la comparaison d’Aristote qui décrit l’intellect comme une
tablette à écrire qui ne porte d’elle-même aucun texte. Force
sera donc d’attendre les actions pour être en mesure d’aper­
cevoir la véritable nature de l’âme.
Ainsi nous voilà derechef ramenés aux actions comme à la
seule manifestation directement perceptible de cette nature. (“ )
La substance apparaît là, mais non pas isolée. Elle fait
partie d’un bloc expérimental où elle se trouve épandue dans
ses accidents, matrice unique de ses facultés et de ses
actions. (12)

(n) i® 87,1.
(12) Sur la m anière dont nou» connaissons en général les substances, voir
P . N . I . , fascicule 2 sect., 4, p. 44 sq.
ÉPILOGUE

Voici donc terminée cette grande bâtisse de la Philosophie


de la Nature, poursuivie au cours de si nombreuses années.
Avons-nous le droit de la considérer comme une réussite et
de répéter à son sujet le mot satisfait du vieux poète : Exegi
monumentum ? N’avons-nous pas plutôt perdu notre temps
en nous attachant à cette besogne longue et difficile ? Les
amants de la philosophie suivent d’ordinaire des voies bien
différentes- La plupart ont souci de se construire un système
bien personnel, dont ils prennent les matériaux de divers
côtés, mais avec le dessein de tout rebâtir sur nouveaux frais,
comme si personne jusque-là n’avait encore trouvé la solu­
tion des problèmes en cause.
Loin de méconnaître les qualités d’ingéniosité et de péné­
tration que révèlent parfois ces essais, nous avons préféré
suivre une grande route déjà foulée par maintes générations :
la route de la philosophie dite traditionnelle, philosophia pe­
rennis.
Peut-être eussions-nous été capable, nous aussi, de jeter
dans le monde intellectuel quelques pensées originales, de dé­
couvrir quelque manière inédite d’envisager les grands problè­
mes. Sans renoncer, bien entendu, à l’exercice de la pensée
personnelle, nous avons choisi, pour le moment, un rôle plus
modeste. Il nous a paru plus urgent, dans les circonstances
actuelles, d ’attirer l’attention sur des doctrines qui ont déjà
et longuement fait leurs preuves, et où des milliers d’esprits,
de nos jours encore, ont trouvé lumière et apaisement.
Ce que contient notre Philosophie de la Nature n’a donc
rien d’original. Nous avons toujours eu soin de nous effacer
devant nos Maîtres, ne voulant que les servir, ne gardant à
leur égard que le rôle d’interprète fidèle et le désir de les
rendre accessibles aux lecteurs actuels. Et par là, nous croyons
avoir été plus utiles à nos contemporains — pris dans une
7
98 ÉPILOGUE

mêlée d’opinions ondoyantes et discordantes — qu’en leur


faisant part de quelques petites trouvailles personnelles.
Sans doute il serait absurde de croire qu’aucune nouveauté
valable n’éclora jamais le long de la route séculaire, et d'es­
timer — comme on nous a jadis, assez sottement, accusé de
le faire — que «saint Thomas a tout dit». Nous pensons
seulement que les nouveautés valables ne pourront surgir
que dans le tracé des vérités éternelles. Que des aspects non
révélés jadis le soient aujourd’hui, que des catégories nou­
velles d’objets surgissent à l’horizon : assurément elles n'étein­
dront pas les certitudes déjà en possession d’existence. Con­
cevoir les diverses vérités comme des individus physiques
qui luttent et s’entredévorent est une imagination matéria­
liste, puérile et ridicule. Une vérité ne peut en étouffer une
autre : entre elles règne une harmonie essentielle, préétablie,
parce que toutes s’appliquent à l’être qui ne saurait se nier
et se détruire lui-même.
Le progrès de l’esprit ne consiste pas en de perpétuels
dépouillements et ruines, mais dans un enrichissement qui
ajoute du nouveau à l’ancien. Autrement la notion même de
progrès s’évanouit.
Qu’on parle d’une évolution des opinions humaines, que
Von décrive les aventures de l’esprit humain le long des
siècles, ses efforts en ordre dispersé pour percer les mystères
de la réalité, rien de plus légitime. Ce sera une histoire, non
l'établissement d’une doctrine de vérité. La valeur de ces di­
verses tentatives, leurs réussites ou leurs échecs sont chose
toute différente, qui peut se formuler dans les qualifications
de vrai ou de faux.
(En particulier, les spéculations aristotéliciennes et tho­
mistes ont un caractère très général, visant toujours les
seuls traits essentiels des choses, cadres très vastes où les
découvertes particulières — disons, par exemple, celles de
la psychologie expérimentale — peuvent aisément prendre
place.)
La vérité est la coïncidence exacte (adæquatio) de la pensée
avec son objet, non qu’elle l’embrasse nécessairement tout
entier, mais là où elle le touche, elle est vraie. C’est une ligne
unique et indécomposable. Lui attribuer des degrés ou des
nuances, c’est assembler des propos discordants. L’esprit
humain peut s’approcher ou s’éloigner plus ou moins de cette
exactitude : il y a des degrés dans l’erreur, il n’y en a pas
dans la vérité.
ÉPILOGUE 99
***
Cet exposé de la Philosophie de la Nature forme avec la
Critique de la Connaissance, dont il est la suite et qui l’étaie,
un bloc, espérons-le, solide, sur lequel pourra s’élever la
partie la plus haute de la philosophie : la Métaphysique,
science de l’être et de Dieu. Mais ce couronnement ne sera
pas posé par l’auteur. Le présent ouvrage est sans doute le
dernier qu’il lui sera donné d’écirre. Tempus breve est. Le
temps, même le plus long ici bas, est toujours bref. Que cet
ouvrage, tel qu’il est, aille donc vers ceux pour qui il a été
composé. Qu’il continue, quand son auteur aura disparu, à
éclairer encore quelques intelligences et à les orienter vers
la vérité.
APPENDICE I

DE LA MULTIPLICATION DE LA VIE PAR DIVISION

Toute âme étant une forme, donc simple par essence par*
tout où elle se trouve, ne saurait nulle part être sectionnée
en parties numériquement dictinctes. Cependant, nous cons*
tâtons que certains vivants peuvent être ainsi divisés sans
périr et que les parties séparées continuent de vivre absolu­
ment comme quand elles éLaient unies dans le tout, conser­
vant toutes leurs facultés de nutrition, de croissance, de
fécondité, etc. Les plantes se multiplient par boutures et
marcottes. Certains animaux inférieurs, comme les vers, cou­
pés en morceaux, sont dans le même cas. Aristote ne pouvait
manquer d’observer ces faits courants et il en parle avec une
tranquillité parfaite, comme s’ils ne constituaient pas une
difficulté à sa théorie de la matière et de la forme. 10 Saint
Thomas fait de même. (2)
L’un et l’autre en donnent une explication qui tient en peu
de mots. La forme, indivisible en elle-même, per se, peut être
divisée per accidens en tant que partie d’un corps soumis»
lui, par essence, à la loi de la quantité, principe de la divi­
sibilité. (3) Pour que cette réponse ne paraisse pas purement
verbale, il est nécessaire de la développer quelque peu.
Remarquons d’abord que les formes qui subissent de telles
divisions ne sont pas des formes pures, incommunicables,
enfermées dans les limites de leur essence singulière. Celles-
là ne sauraient absolument pas être divisées. Elles se situent
en effet hors du domaine de la quantité. On ne découpe pas
un pur esprit. (4)
(1) A. I. s» 4” !>• 19 sq. I I . a. 413 b. 17 sq.
(2) A. I. I. 14. C. Gentiles I I , 58, etc.
(3) t* 76, 8. C. Gent. I I . 72.
(4) Saint T homas . C. Gent, I I . 55.
102 APPENDICE I

Mais ici, il s’agit de formes incarnées, indissolublement


unies à une matière, non susceptibles de s’en séparer, parti­
cipant de toute nécessité à l’état du corps dont elles sont un
élément constitutif. Dans ce cas, ce n’est pas vraiment la
forme qui est divisée, mais la substance dont elle fait partie, (s)
Ce fait ne constitue pas une exception dans la Nature. Des
divisions de ce genre se produisent fréquemment ailleurs.
Dans les substances : la pierre se brise et ses fragments
gardent la forme de pierre qu'ils avaient avant la brisure.
Dans les accidents, par exemple dans les qualités sensibles :
la blancheur se retrouve identique en tous les points du
corps qu’elle blanchit (6) : séparés les uns des autres, ils ne
changeront pas, par le fait même, de couleur.
A l’extrême opposé de ces vivants divisibles, il en est qui
ne peuvent subir certaines mutilations sans que leur vie
s’éteigne. Tels sont les animaux supérieurs et notamment
l’homme. Et la raison en est que ces vies, pourvues de fa­
cultés très différenciées, ont besoin de trouver dans la ma­
tière les dispositions variées qu’exige la formation de leurs
divers organes. N’y trouvant plus la possibilité de constituer
ces organes nécessaires, elles ne peuvent y subsister. Certaines
mutilations de ces corps entraînent la mort.
Entre ces deux extrêmes se placent les vies dont nous
nous occupons présentement. Ce sont des vies peu différen­
ciées, qui n’exigent pas une grande variété d’organes. Les
plantes, par exemple, n’ont ni la sensibilité, ni la locomotion
spontanée. Certains animaux ne semblent posséder que le
sens du tact. Dans toutes les parties de ces corps, la vie se
répand uniforme de bout en bout : elle s’y trouve partout
pourvue des mêmes organes, seuls nécessaires . complète­
ment équipée. Elle peut donc y substster. (7) La partie séparée
est, selon la loi générale de l’individuation par la matière
quantifiée, individuée par les portions de matière où elle
réside. Elle est là, dit Aristote, spécifiquement, mais non
numériquement, identique à celle dont elle s’est détachée. (8)

*
**

(û /( Dividuntur divisione subjecti, quantitatem habentis ». Saint T homas.


C. Gent. II. 72.
(6) « Albedo, sicut, secundum totam rationem albedinis, est in toto corpore,
ita et in parte qualibet ejus ». S aint T homas, C. Gent, II. 72.
(7) S aint T homas. A. I l, 1. - C, Gent. II. 58 § item si id ; 72, circa finem.
I* 76,8.
(S) A. I. 5, 411 b. 20, 21.
LA MULTIPLICATION DE LA VIE PAR DIVISION 103
Le phénomène inverse se produit-il dans la Nature ? Voit-
on quelque part des vies, primitivement distinctes, fusionner
en une seule sans perdre leurs caractères propres ? Il ne
semble pas.
La greffe pratiquée entre espèces différentes n’est pas
cela. Quand on greffe par exemple un « œil » de rosier sur
un églantier, chacun des conjoints garde ses caractères dis­
tincts : les rejetons qui naissent au-dessous de la greffe sont
ceux du tronc primitif. Il n’y a pas fusion mais symbiose :
quelque chose d’analogue au parasitisme.
Dans le monde animal, quand a lieu l’union du sperma­
tozoïde et de l’ovule, d’où résulte l’œuf, ni l’un ni l’autre des
éléments réunis ne subsiste dans l’union : c’est un tertium
quid qui apparaît. De même dans la nutrition où certains
éléments, vivants encore, sont ingérés, perdent leur nature
pour s’assimiler à celle du sujet. C’est en somme toujours
le même processus que dans le monde inanimé, où les élé­
ments qui se combinent ne demeurent pas en acte dans le
produit nouveau : corruptio unius est generatio alterius.
APPENDICE II

L ’UNION DU CONNAISSANT E T DU CONNU


DANS L ’ACTE MEME DE CONNAITRE
L ’OPINION D E CA JE T A N
Mal satisfait de la théorie commune de la connaissance,
telle que nous l’avons exposée (0 et appliquée à la sensation u),
Cajetan veut suivre une voie qu’il estime plus haute et plus
subtile < hæc via est subtilior, altior et rationabilior ». (3)
Possédé par l'idée maîtresse de l'unité du connaissant et du
connu, il la force jusqu’à des conséquences extrêmes qui
en allèrent la justesse. Moins proche ici de saint Thomas
que d’Averroès et des averroïstes latins (4), il identifie abso­
lument l’acte de connaître avec la réception de l’espèce im­
presse. 11 n’y a pas, selon lui, deux événements distincts :
une réception passive et une active ; les deux ne font qu’un,
aussi bien dans la connaissance sensible que dans l'intellec­
tuelle. < Non est putandum quod species sensibilis et sensatio
sint sic duo entia ut dent duo esse : sed se habent ut forma
et esse formæ».(s) < Ad hoc enim ponitur species intelligi-
bilis ut sic, ut intelligens sit intellectum in actu completo...
Speciem igitur uniri actu intellectui, est constituere ipsum
(1) Dans la Critique âe la connaissance»
(2) Dans le présent ouvrage.
(3) Commentaire du de Anima d'Aristote, sur le ch. 5 du Livre I I . P. 102
de l ’édition de Païenne, 1598.
(4) 11 se réclame ouvertement d’Averroès: « u t egregie dixit Averroès»
(in I am 14. 1, n° IV ) : « ut Averroès optime dixit » (in I* m 79. 2). Il se déclare
d ’accord avec Jean de Jandun (Comm. de Anima, loc. cit. p. 34, etc.), et
l ’opinion qu’il défend au sujet de la sensation n'est pas seulement celle de
Gilles de Rome, mais aussi celle de Paul de Venise, de Gaeian de Thienne
(uncle du saint fondateur des Théatins, 1387-1465), averroïstes chrétiens au­
thentiques. C f. Toi-ET, de Anima, I I , cap. 5, q. 12, p. 76 col. 4 et 77 col 1).
Cajetan n'est donc pas l'inventeur de cette opinion : tous ces philosophes lui
sont antérieurs.
(5) Comm. de Anima, lac. cit. p. 102.
106 APPENDICE II

m hoc quod est esse actu intelligentem. Esse autem actu


intelligentem nihil aliud est quam intellectum esse perfecte
ipsum cognitum, esse illud in actu completo ». (6) «Animalis
vis (la faculté de l’âme) habet inchoative quod, facta in actu
[per receptionem speciei], sit activa ».(7)
Nous ne pouvons partager cette manière de voir. On ne
fera jamais de la réception de l’espèce une action du sujet :
recevoir n’est pas agir. L’action immanente procède du de­
dans. Ce n'est pas une entité qui vient, de l’extérieur, se
planter, s’insérer dans l’âme, comme une pièce de marque­
terie dans une planche. Dans la sensation en particulier, les
« espèces » sont des influences de l’ordre physique qui tra­
versent un milieu matériel (« species coloris est in sere : per
serem ad pupillam defertur ») : elles n’ont rien de commun
avec un acte psychologique.
Pour atténuer la différence entre cette passivité et cette
activité, Cajetan argue de la nature de l’action immanente,
qui n’est point action au sens strict, mais qualité. (8) Et sans
doute, l’action immanente n’est point, comme l’action tran-
siente, la production d’un effet distinct d’elle ; elle consiste
dans l’action pure, dans l’action seule, accomplie pour elle-
même, étant sa fin à elle-même. (9) C’est pourquoi elle n’entre
point dans la catégorie de l’action « prédicamentale », mais
dans celle de la qualité. Tout cela est indubitable, mais n’em­
pêche pas que l’action immanente soit une activité et que la
perfection apportée par elle n’émane du sujet qui en est le
principe actif, la cause quasi-efficiente. (i°) Si elle est qualité,
c’est une qualité dynamique, non une qualité statique comme
la figure. Bien mieux : elle représente le type parfait de
l'action, l'activité au degré suprême. Impossible de la réduire
à une réception d’espèce. Saint Thomas, nous l’avons vu, dis­
tingue expressément l’espèce, de l’acte dont elle est l’instru­
ment et le moyen. («)

(6) In I am 12, 2, «° XVI.


(7) In I am 79, 2, n° XIX.
(8) Comm. de Anima, p. 104 ; In Iam 79. 2, n° XX, et passim.
(9) Cf. C. Gent. I, 100, 2.
(10) Cf. I» 77, 6, 2',m et 3m .
(11) Cette opinion de Cajetan est étudiée dans un article très fouillé d’Yves
Simon, où l’on trouvera de larges extraits du commentaire de Cajetan sur le
de Anima d’ARiSTOTE : ouvrage rare et actuellement difficile à trouver. (Revue
de Philosophie, mai-juin 1933. L ’article est intitulé : Positions arùlotéiict,etMes
concernant le problème de Vactivité du sens.) Cf. aussi, dans notre Critique
de la connaissance, Appendice IV.
APPENDICE III

DE LA PSYCHOLOGIE ANIMALE

II n’y a pas une psychologie animale, il y en a une mul­


titude dont chacune demanderait une monographie. Par
exemple, à ce point de vue, on ne trouvera pas grand chose
de commun entre une huître et un singe. Aristote a bien
aperçu cette inégalité des « âmes », douées de facultés di­
verses, plus ou moins riches.
Mais entre toutes ces psychologies et celle de l’homme, il
y a une coupure. Où se dessine-t-elle ? Pour bien l’apercevoir,
prenons les cas des animaux qui semblent raisonner comme
nous. Les abeilles, par exemple, et les fourmis savent s’adap­
ter à des circonstances nouvelles. L’abeille ira puiser dans
une liqueur sucrée, mise à sa portée, qui remplacera pour
elle le nectar des fleurs, seul primitivement connu. Des four­
mis, s’apercevant que le passage sur une route où circulent
des wagons est dangereux, s’ouvriront un tunnel souterrain. (0
Un singe, pour atteindre une banane placée hors de sa portée
immédiate, essaiera successivement plusieurs bâtons de lon­
gueur diverse ou les ajoutera l’un à l’autre. (2)
Mais ces nouveautés, ces adaptations ingénieuses se réali­
seront dans une zone déterminée qui ne sera jamais dépassée
et qui n’offre la possibilité de satisfaire que les besoins pre­
miers, surtout physiologiques.
L'homme, au contraire, invente sans cesse, et dans les
domaines les plus divers ; il s’échappe graduellement des
cercles anciens où il vivait. Un jour, il a entrepris de se
risquer sur la mer. Aujourd’hui, il se risque plus haut que
la stratosphère. La technique fait des pas qui vont toujours

(1) V ignon. Introduction à la Biologie expérimentale, p. 22.


(2 ) I b i d ,, p. 20, 21.
108 APPENDICE III

plus loin ; libre, déchaînée à travers le monde, rien ne semble


pouvoir l’arrêter.
Bien plus, ce n’est pas seulement Vutilité qui commande
ces progrès. L’homme n’invente pas exclusivement pour sa­
tisfaire les besoins de sa vie matérielle ou la rendre plus
agréable, mais purement pour savoir, d’une façon toute désin­
téressée. Même les moins cultivés sont curieux de savoir :
un renseignement apporté sur quelque chose d’inconnu les
intéresse toujours.
D'où vient cette différence entre l’homme et l’animal ? De
ce que l'homme seul possède un instrument de portée uni­
verselle, une faculté de connaître dont l’objet n’est pas telle
ou telle espèce d’être, mais Vêtre en général, quel qu’il soit.
Cette faculté est l’intelligence.
EXCURSUS

QU'IL Y A UNE PHILOSOPHIE THOMISTE AUTONOME


A PROPOS DE L’OUVRAGE DE M. GILSON :
< LE PHILOSOPHE ET LA THEOLOGIE » ü)

I
Y a-t-il une philosophie thomiste, distincte et séparable de
la théologie ? Jusqu’à nos jours, les thomistes en étaient
généralement persuadés. L’un des plus renommés d’entre eux,
Jean de Saint Thomas a même composé un Cursus philosophi­
cus ihomisticus, devenu classique dans les écoles, ouvrage
autonome, absolument indépendant du Cursus theologicus
thomislicus du même auteur. Cette philosophie était consi­
dérée comme fondamentalement identique à celle d’Aristote,
bâtie sur les doctrines du Stagirite. On parlait communément
d'une philosophie aristolélico-thomiste. M. Gilson a entrepris
de renverser cette position. Dans Le Thomisme (4e édition,
p. 37), il écrivait déjà qu’extraire la philosophie contenue dans
les œuvres de saint Thomas, et la mettre à part de la théologie,
c’est « la détruire ». Dans son récent ouvrage il répète, avec
une véhémence accrue, ce même grief. « En coupant, dit-il,
la doctrine du docteur commun de l’Eglise en deux tronçons,
une théologie chrétienne d’une part, une philosophie plus ou
moins aristotélicienne d’autre part, ils (les thomistes) avaient
laissé sécher sur pied l’arbre vingt fois séculaire de la philo-
( t) Cette autonomie est le présupposé fondamental de toutes les études qui
remplissent le présent volume et les précédents, consacrés à la Philosophie de
la Nature — sans parler d ’autres ouvrages écrits dans le même esprit sur des
thèmes philosophiques différents.
Contre cetLe position, M. Gilson multiplie les attaques depuis de longues
années. Il y revient dans sa récente brochure. C’est pourquoi il nous a paru
opportun, à cette occasion, de répondre à ses critiques de façon quelque peu
développée.
110 EXCURSUS

sophie chrétienne. Ils en avaient exactement tranché la racine


et tari la sève » (p. 139).
C’est beaucoup dire. A priori et d’un point de vue tout
extérieur, on peut trouver ces assertions invraisemblables.
Ainsi, pendant sept siècles, les thomistes se sont attachés à
l’étude des œuvres de leur docteur, ils les ont méditées longue­
ment et dans les derniers détails, analysées, scrutées, et ils n’y
ont rien compris... Enfin, M. Gilson est venu qui, le premier
et seul, a retrouvé la clé perdue de la doctrine... N’insistons
pas...
13 - Venant au fond des choses, il convient d’écarter d’abord
ce qui n’est peut-être qu’une question de mots. Quand on dit
qu’il y a une philosophie thomiste empruntée pour une large
part à Aristote et contenue principalement dans les commen­
taires faits par saint Thomas des œuvres du Stagirite, on
n’entend pas que l’aristotélisme soit un bloc dont le saint
Docteur se serait emparé et qu’il aurait transporté tel quel
dans son mobilier intellectuel. Personne ne soutient cette
absurdité. Il est trop clair qu’en prenant la philosophie d’Aris­
tote comme thème et fondement de la sienne, saint Thomas
l'a, si l’on peut dire, digérée, élaborée à sa façon, façon
magistrale, et y a beaucoup ajouté.
Mais cela entendu, il reste que, rompant avec l’augustinisme
en faveur à son époque, saint Thomas s'est posé ouvertement,
non sans hardiesse, en disciple d’Aristote. Cela est un fait
historique, Aristote est pour Thomas « le Philosophe » par
antonomase, auquel il se réfère et nous renvoie sans cesse. Ses
assertions philosophiques sont la plupart du temps si étroite­
ment tressées avec celles du Stagirite que, si l’on voulait
retirer de cet ensemble ce qui provient d’Aristote, c’est le tout
qui s'écroulerait. L’Aquinate suit notamment son maître pas
à pas dans toute la philosophie de la Nature, dans presque
toute la psychologie — en particulier pour cette pièce maî­
tresse qu’est la théorie de la connaissance — dans une très
grande partie de la métaphysique, y compris ce qui regarde
Dieu, car la preuve par le Premier Moteur est prise textuel­
lement d’Aristote. Impossible de récuser ces évidences banales.
M. G. insiste à plusieurs reprises sur les différences qui
séparent le Dieu d’Aristote de celui de la philosophie et de la
théologie chrétiennes. « L’existence d’un seul Dieu, infini,
simple, souverainement libre, créateur de l’univers à titre de
cause efficiente toute puissante, y compris l’homme, etc...
pas une de ces conclusions qu’on puisse retrouver chez
IL Y A UNE PHILOSOPHIE AUTONOME 111
Aristote » (2). On pourrait peut-être chercher ici une chicane
à l’auleur de Le Philosophe et la Théologie et le taxer de
quelque exagération. Car enfin le Premier Moteur immobile
tel qu’il est décrit aux chapitres 7 et 9 du livre XII de la
Métaphysique d’Aristote (3), est « seul » de son espèce, il est
< simple », ne SQuffrant d’aucune composition interne, tout
entier et purement «acte». Mais passons. On ne peut vrai­
ment lire ces chapitres où une splendeur de vérité philosophi­
que éclate sous la sécheresse de la rédaction, sans constater
que nonobstant leurs différences, ce Dieu d’Aristote et le
nôtre ont en commun nombre de traits essentiels. Substance
éternelle, acte pur, suprême Intelligible, immuable en sa
perfection, mais néanmoins cause finale de tout, Vivant
éternel de la vie par excellence qui est celle de la pensée,
Principe auquel sont suspendus tout le Ciel et toute la nature
cosmique : ne sont-ce pas là les caractères de Celui que nous
adorons ? Il est admirable qu’un païen se soit élevé si haut
dans la spéculation philosophique. Honore-t-on Dieu en dé­
préciant ces lumières qu’il lui a plu de répandre sur un esprit
ignorant du Christ ?
Vérités incomplètes, certes, mêlées d’erreurs, d’accord, mais
vérités tout de même, et de l’ordre le plus haut. C’est notam­
ment une vérité capitale que Dieu est la cause finale de tout
ce qui existe. L’aspiration qui pousse tout être, si pauvre et
inférieur soit-il, à capter tout ce qu’il peut de réalité et à le
conserver, est au fond un attrait inconscient vers Celui qui
est l’Etre en plénitude ; et par là, dit saint Thomas, « Omnia
appetunt, quasi ultimum finem, assimilari Deo » (4). Aristote
avait déjà vu cela.
Toutes ces convergences, toutes ces similitudes, toutes ces
identités partielles nous autorisent, semble-t-il, à parler d’une
philosophie aristotélico-thomiste, issue de la collaboration de
deux génies, comme d’une entité philosophique bien caracté­
risée, organisée et complète en soi, offrant une vue générale
de tout le réel (s).

(2) P. IOO, IOI, cf. 164.


(3) Qu e saint Thomas harmonisait avec le chapitre 8 qui semble les démentir.
Cf. mes Questions de Cosmologie et de Physique chez Aristote et.
p. 29 sq.
(4) Contra Gentiles III, 19.
(5) Bergson écrit dans les Deux Sources, p. 258 : « le Dieu d’Aristote a été
adopté avec quelques modifications par la plupart de ses successeurs » — M. G.
commente : « Tout cela est vrai, pourvu que l ’on n’aille pas inclure dans la
liste des successeurs du Stagirite, comme un théologien le faisait encore
récemment, les « grands scolastiques et l’ensemble de la philosophie chrétienne »
112 EXCURSUS

Dans l’Etre et VEssence, M. G. fait force sur la conception


aristotélicienne de la substance, ouata, et soutient qu’elle
exclut absolument la distinction thomiste de l’essence et de
l'existence. Pourquoi ? De ce qu’Aristote n’a pas connu cette
distinction, peut-on inférer qu’elle est inconciliable avec ce
qu’il affirme d’autre part ? Ayant admis avec lui la distinc­
tion de la matière et de la forme, ne peut-on pas, poussant
plus avant et plus profond, découvrir une distinction ultérieure
qui certes n’a rien qui puisse offusquer la première ? C’est ce
qu’a fait saint Thomas, plus clairvoyant que son moderne
interprète, trop purement historien en cela, et pas assez
philosophe.
2° - « Dans ses commentaires, dit M. G-, c’est la pensée
d*Aristote que saint Thomas veut rendre, non la sienne pro­
pre » (6 ). Il suffit pourtant d’avoir fréquenté tant soit peu le
saint Docteur pour s’apercevoir que l’on a affaire à un tempé­
rament éminemment dogmatique, toujours porté à juger au
fond et selon les plus hauts principes. On ne se figure pas
aisément saint Thomas commentateur sous les traits d’un
simple historien des idées — tel que notre époque en connaît
tant — soucieux d’en établir le sens, la genèse, les connexions
historiques, etc... mais se gardant d’engager dans ces exposés
sévèrement « objectifs » ses convictions personnelles. Non.
Ce que saint Thomas affirme dans ses commentaires d’Aris­
tote, qu’il sait fort bien, à l’occasion, corriger ou atténuer par
des interprétations bénignes, il l’a pensé lui-même, pensé
profondément comme vérité authentique. S’il n’en était pas
ainsi, jamais il n’aurait osé faire servir ces idées à l’élucida­
tion des objets sacrés de la théologie. Le mélange d’opinions,
dont la vérité fut demeurée problématique, avec les vérités
assurées de la foi lui eut paru sacrilège. Aussi bien, dans ses
thèses théologiques, il nous renvoie perpétuellement à Aristote,
même là où l’on s’y attendait le moins. En recourant aux
œuvres du Stagirite pour y découvrir la philosophie de saint
Thomas et singulièrement aux vastes commentaires que
celui-ci en a faits et qui représente une part considérable de

(p. 163). (Ce théologien, c ’est moi-même, dans une communication au Congrès
Bergson de 1959, Actes, p. 304).
Il est bien évident que le Dieu des scolastiques et de la philosophie chrétienne
en général, possède beaucoup d’attributs dont celui d’Aristote est déporvu et qui
se concilient dilïicilcment avec quelques-uns de ceux qui caractérisent le second.
Faire remarquer cela, c ’est enfoncer une porte ouverte. Mais il y a un point
d'identité capital entre la conception d’Aristote et celle des chrétiens c'est la
perfection immunahle, de part et d’autre reconnue à Dieu et qui exclut le dieu
en devenir de Bergson.
(6) P. 228.
IL Y A UNE PHILOSOPHIE AUTONOME 113

son œuvre totale — ce qui montre l’importance qu’il y atta­


chait — nous suivons simplement, en élèves dociles, son
conseil.
M. G. prétend que ces références à Aristote (et aux autres)
ne sont faites par saint Thomas que « sous bénéfice d’inven­
taire » (p. 229) ; n’y cherchons pas sa pensée personnelle.
Cependant, s’il choisit ces textes pour y appuyer, comme sur
des autorités, sa propre doctrine, c’est apparemment qu’ils
sont en conformité avec elle, que, sur les points visés, ils la
représentent exactement. Nous ne pensons pas que l’auteur
de Le Philosophe et la Théologie partage l’opinion relativiste,
si répandue de nos jours, à savoir que toute vérité s’écroule
dès qu'on lui donne un nouvel entourage. Certes, détachés de
l'ensemble où ils figuraient et intégrés dans un milieu différent,
les textes tombent sous un éclairage nouveau, mais ils ne se
vident point pour cela de leur substance : autrement ils ces­
seraient d’être des autorités. Ils acquièrent là des relations
nouvelles. Mais, comme on le sait, la relation n’altère pas la
substance des choses qu’elle affecte.
3 ’ - Historien des idées, M. G. a indiscutablement raison de
se refuser à les envisager de façon intemporelle. Son devoir
professionnel est de ne pas altérer la physionomie qu’elles
prirent à leur naissance, à une époque déterminée. Mais cela
donne lieu de sa part, à un argument assez spécieux contre
l’existence d’une philosophie thomiste indépendante. On
démolit, dit-il, une philosophie en l ’arrachant « au milieu qui
l’a vu naître » ; celle de saint Thomas, étant née au sein de la
théologie, on ne peut l’en séparer. De plus, saint Thomas
n’ayant jamais exposé sa philosophie en un système complet
et ordonné, il est téméraire de tenter l’entreprise, car comment
être sûr que nos exposés généraux coïncideraient avec celui
que saint Thomas lui-même nous aurait donné ? (7)
On peut pourtant retourner cet argument contre son auteur.
En effet, l’histoire des idées veut que l’on recherche comment
elles s'articulaient, s’organisaient dans l’esprit de ceux qui
les ont émises, ne fût-ce que de façon occasionnelle et frag­
mentaire. On les altère, non moins sûrement que par une
systématisation outrancière, en les laissant à l’éta( dispersé,
inorganique, « arrachées », pour reprendre l’expression de
M. G., « au milieu » de pensée où elles naquirent. Or le milieu
où des thèses philosophiques particulières peuvent prendre
naissance est assurément un milieu de philosophie générale.

(7) L e thomisme, 4« édition, p. 37.


8
114 EXCURSUS

II est donc nécessaire, pour les bien comprendre, de les


replacer dans ce milieu originel.
D’autre part, peut-on douter que saint Thomas, esprit si
méthodique, si synthétique, qui envisage toutes choses dans
leurs raisons premières, ait possédé par devers lui une philo­
sophie générale ? Peut-on croire qu’il se soit contenté des
membres épars d’une ou plusieurs doctrines ? Il n’a jamais
exposé sa philosophie dans son ensemble. Mais est-il néces­
saire, pour qu’on puisse savoir ce qu’un auteur a pensé sur un
certain sujet, qu’il ait écrit sur celui-ci un traité en forme ?
On ne peut parcourir les exposés de saint Thomas, même
ceux qui roulent directement sur la théologie ou la morale,
sans voir se profiler à travers eux, de façon très nette et très
accusée, les lignes d’un imposant édifice philosophique. Les
explications, les justifications théologiques se formulent dans
la lumière d’une philosophie qui n’est pas faite de pièces et
de morceaux, mais qui est au contraire très complète, très
absolue, systématique au meilleur sens du mot. Penser que
cette philosophie habitait, sous cette forme suivie et achevée,
l’esprit de saint Thomas, n’est donc pas risquer une hypothèse
gratuite. Il n'est ni impossible ni arbitraire de la retrouver
dans ces documents, fussent-ils les seuls, car elle y affleure
partout. On la voit surgir à chaque instant au milieu des
développements théologiques, dont elle est Vune des bases
essentielles, et montrer son visage successivement sous tous
ses aspects. Et il faut vraiment fermer les yeux pour ne pas
s'apercevoir que ces divers aspects se rejoignent spontanément
et composent une même physionomie.
De toute évidence, saint Thomas suppose que ses lecteurs
ou auditeurs connaissent cette philosophie : faute de quoi ses
arguments ne les atteindraient pas. Les étudiants en théologie,
ces « incipientes > pour lesquels il compose sa Somme théolo­
gique, n’étaient des débutants que dans la science sacrée. Ils
étaient censés posséder déjà une formation philosophique
intégrale, avoir suivi un cours complet de cette discipline,
être au fait de l’aristotélisme auquel on les renvoie perpétuel­
lement, sans façon ni explication, avec une brièveté impéra­
tive : ut patet per Aristotelem... Ut dicitur in Metaphgsica,
in Physica, etc... Les deux disciplines restent pourtant là bien
distinctes, en tant qu’hétérogènes par nature et aisément
séparables. (8)
(S) D ans la Préface de la Critique de la connaissance, j ’avais écrit : « Dans
les Sommes, l’ordre suivi par les développements philosophiques leur est exté-
r le u r .: . ^ n e Pa s à eux», (p. XI). A quoi M. G. réplique (Le Thomisme,
p édi+ion, p. 37, note) : « C’est oublier que le problème est de savoir si eux ne
IL Y A UNE PHILOSOPHIE AUTONOME 115

Il y a plus : une masse considérable d’écrits purement philo­


sophiques de saint Thomas nous est parvenue. On les trouve
très souvent intercalés au milieu de l’enseignement de la
théologie, qu'ils ne supposent point et qu’au contraire ilr
étayent. Ainsi dans la Somme théologique elle-même, où saint
Thomas considère l'œuvre créatrice de Dieu, apparaissent de
très longues études qui n’ont absolument rien de théologique,
par exemple, celle des facultés humaines, toute une psycho­
logie rationnelle. — Il y a ensuite nombre d’opuscules qui ap­
profondissent quelque point important, parfois fondamental,
de la doctrine, tel le De Ente et Essentia. — Il y a enfin ces
Commentaires d’Aristote, dont nous avons dit plus haut ce
qu’il faut penser. En ces derniers nous avons la bonne fortune
de posséder le cours suivi de philosophie, tel que saint Thomas
l'a professé. Pourquoi nous interdirions-nous d’aller puiser à
cette source si abondante de renseignements sur la pensée phi­
losophique du Maître ? Lu à travers les interprétations de
TAquinate, qui le complète, l’harmonise, le dilate ou le
redresse tour à tour, le texte du Starigite prend figure d’une
doctrine philosophique totale, cohérente et claire. (9)
Ajoutons qu’en se refusant à considérer la philosophie du
saint Docteur autrement qu’en fonction de sa théologie, on
dénature très certainement le sens que lui-même y attachait.
Le P. Mandonnet, en qui M. G. veut bien reconnaître un
« historien de grande race > (p. 103), spécialement des doc­
trines médiévales, et en particulier de celle de saint Thomas,
ne craint pas d’affirmer qu’en exposant cette philosophie
d’après l’ordre des Sommes théologiques, « on marche à l’en­
contre de l’ordre voulu par le Maître. » Et le savant domi­
nicain justifie cette assertion par plusieurs textes de saint
Thomas, tout à fait formels et décisifs, celui-ci par exemple :
« In doctrina philosophica... prima est consideratio de creaturis
tiennent pas à lui ». Je dois avouer que la pertinence de cette réponse m'échappe
complètement. L'extériorité est réciproque. En disant que les développements
philosopbîqes « tiennent » à l'ordre théologïque, on ne peut avoir en vue qu'un
lien purement extérieur, accidentel, qui ne résulte pas de la nature de ces déve­
loppements ; on ne dit rien de plus que ceci, qui est peu ; c'est l’ordre théolo-
gique qui exige tel développement philosophique à tel endroit, à propos de tel
problème, ici plutôt que là. Rien de plus extérieur en vérité.
(9) Dans l'ardeur de la polémique, M. G. va jusqu’à écrire, p. 108 : Ceux
qui prétendent exposer la philosophie de saint Thomas pour elle-même « com­
mencent par la réduire à celle d’Aristote. Après quoi il leur devient facile de
l'exposer selon l'ordre qu'Aristote lui-même assigne à la philosophie ». C'est le
contraire qui est vrai. Nous commençons par lire saint Thomas et c’est chez
lui que nous trouvons Aristote. Or, comme il nous renvoie sans cesse au
« Philosophe », nous remontons de lui à Aristote. C ’est le mouvement inverse
de celui qu'imagine M. G.
8*
116 EXCURSUS

et ultima de Deo... In doctrina vero fidei... prima est consi­


deratio Dei et postmoduin creaturarum... Non eodem ordine
utraque doctrina procedit ». 0°)
4’ - L’unité de la science théologique, nous dit saint
Thomas, tient à ce que, ne traitant pas seulement de Dieu,
mais aussi des créatures, même corporelles, des mœurs des
hommes, etc... elle envisage ces objets divers sous la lumière
de la foi, tels que la Révélation divine nous les présente : ce
qui en fait un seul et même objet formel C11). Parmi eux se
trouvent des vérités accessibles à la raison philosophique, par
exemple, certains préceptes élémentaires de morale, certaines
vérités psychologiques comme la nature spirituelle de l’ânie
humaine, etc... La garantie divine leur confère une solidité
supérieure à celle de tous les raisonnements humains. « Béné­
fice » certain, dit avec raison, M. G. 0*) Mais ainsi présentées
et par une autorité supérieure, leur contenu reste inaltéré ;
elles ne changent pas de nature. Pas plus, dit Cajelan
(in h. loc.), que si Dieu nous révélait toute la géométrie, celle-
ci ne deviendrait différente de ce qu’elle est en elle-même et
chez les non croyants.
5° - Autre considération. La foi n’est pas un saut dans le
noir ; c’est un acte éminemment raisonnable. Il a donc besoin
de motifs de crédibilité. Pour le petit enfant, ces motifs se
résument dans l’autorité de ses parents et de ses maîtres.
Cela sufTit pour le moment. Mais l’enfant grandira. Plongé
dans un monde en grande partie athé,e, il se posera des
questions sur l’enseignement qu’il a reçu. C’est pourquoi les
évêques de la province de Paris ont très sagement inclu dans
leur catéchisme une apologétique élémentaire. Avant de faire
appel à la révélation que Dieu a faite Lui-même de son
exisLence, ils donnent des preuves rationnelles qui la démon­
trent. Cet ordre déplaît à M. G. (p. 76 sq.). 11 est pourtant
bien légitime et nécessaire. Saint Thomas lui-même dans sa
Somme théologique, ne procède pas autrement. A la question
An Deus sit ? Est-ce que Dieu existe ? il ne répond pas : Gui,
car Dieu a révélé Lui-même son existence. — mais il donne
de cette existence des preuves philosophiques, dont il prend
la première chez Aristote (13).
(10) C o n tra Gentiles II, ch. 4, fin. et In B oet. T rim . Prologue (Bulletin tho­
m iste. Novembre 1924, pp. 134-135).
(11) P , Q. 1. a. 3.
(12) Le Thom ism e, 4e édition, p. 37.
(13) II est vrai qu’Aristoie, dans le livre XII de sa Métaphysique, prouve la
nécessité d’un Premier Moteur immobile uniquement dans l’ordre des causes
finales, tandis que saint Thomas généralise l’application du principe en l'éten­
dant à toutes les espèces de changement. Mais chez l ’un et l ’autre le ressort du
IL Y A UNE PHILOSOPHIE AUTONOME 117

Dans une grande partie de son ouvrage, M. G. s’exprime


comme si l’existence de Dieu, conçu comme cause suprême
et auteur du monde, était par elle-même objet de foi et, à ce
litre, contenue dans celui de la théologie. 11 se félicite
« d’avoir tenu bon » sur ce point « contre l’unanimité des
critiques » (p. 108). Il avoue s’être plu à provoquer là-dessus
la contradiction, en émettant ces assertions qu’il «savait
explosives » (p, 93).
Or, quand il s’agit de légitimer cette position, il écrit :
« La philosophie sait qu’il existe un dieu {avec une minus­
cule) ; aucune philosophie ne peut seulement soupçonner
l’existence de ce Dieu là,... le Dieu de l’Ecriture » et de
l'Evangile, le Dieu sauveur incarné en Jésus-Christ... A la
bonne heure ! Mais alors il ne s’agit plus du même objet
formel. Si M. G. s’était toujours exprimé avec cette précision
et ce souci des dinstinctions, il n’eut pas provoqué tant de
contradictions.
Que dit cependant saint Thomas sur ce sujet ? On sait de
reste avec quelle netteté il affirme l’impossibilité pour un
même objet d’être à la fois naturellement connu et cru (»4>.
Par ailleurs, il reconnaît que des vérités démontrables par
la raison naturelle, comme l’existence et l’unicité de Dieu,
doivent être admises par les croyants, mais non pas comme
articles de foi, « non sunt articuli fidei », simplement comme
présupposés nécessaires de ces articles : « praeexiguntur », —
et aussi parce que, chez les croyants qui sont incapables de
saisir la démonstration, leur foi même exige qu’ils les
admettent

«•

raisonnement est identique : impossible de remonter & l ’infini dans la série des
êin»*i niu*. — En outte. au liv re a de la Mé’ aphvdque, étîqueié I I par les
m édiévaux, a ttrib u é par eux A Aris*oie et commenté A ce titre par saint Thom as.
I cim u r applique expressément te principe A tous les genres de causalité (ch. 2,
début).
An même endroit de son ouvrage (p. 79) M . G. s’élève contre 1e catéchisme
en images où l ’on met sous les yeux de l ’enfant des artefacta, une maison, un
avion, une locomotive, pour le conduire A Dieu A partir des œuvres de H
nature. Faute d’inclure l'idée de création ex nihilo, dît M . G ., ces comparaisons
ne valent rien. — C ’est exagéré. l.e but visé IA est simplement de faire rom ­
pt endre A l ’enfant qu'aux réalisés de ce monde, il faut une cause propuiUviitu 1?
et notamment que par'oui où se marque un ordre, une finalité, il faut une cause
inteliigcrre. C ’est, en rudiment, la 5“ via de saint Thomas. Q u 'il y ait une
cause canah’e d’agir A partir de rien, on parlera de cela plus tard.
(14) I I S II*« q. t, a 5 ; a. 4, 1".
118 EXCURSUS

Posons pour conclure le cas d’un professeur de séminaire


ou de scolasticat 05) à qui l’Eglise enjoint d’instruire ses
élèves dans la philosophie de saint Thomas. Car ce n’est pas
seulement la théologie du Docteur Angélique qui jouit d’une
position officielle dans l’Eglise, c’est aussi sa philosophie et
celle-ci doit chronologiquement précéder celle-là. Deux
années de « philosophie rationnelle » thomiste se placent
obligatoirement avant l’entrée en théologie {Codex juris
canonici, art. 589, 1 J ; art. 366, 2°). Que fera donc ce pro­
fesseur ? Persuadé par les arguments de M. G., commencera-
t-il par dire à ses élèves : il n’y a pas de philosophie thomiste
en dehors de la théologie. Dans notre étude de la première
nous nous appuierons donc constamment sur la seconde, et
quoique nous soyons au début d’un cours de philosophie»
nous suivrons Tordre de la Somme théologique, disant
d’abord ce qu’est la doctrine sacrée, puis, procédant de Dieu
aux créatures, nous parlerons avant tout de Lui, de ses
perfections, de sa subsistance en trois Personnes. En fait de
philosophie, nous nous bornerons à recueillir les notions et
les arguments nécessaires à l’intelligence du dogme.
Cette manière de procéder, — outre qu’elle va au rebours
d’une sage pédagogie, qui veut que Ton présente d’abord à
l’élève, non pas les objets les plus relevés, mais ceux qui lui
sont les plus facilement accessibles — inclut manifestement
un cercle vicieux. Car d’une part, pour valider les proposi­
tions philosophiques, on s’appuie sur la théologie, c’est-à-
dire, en dernier ressort, sur la Révélation et la foi — et
d’autre part, on se sert des mêmes notions et arguments,
comme valant par eux mêmes, pour éclairer le sens des
dogmes.
De plus, en ne les présentant que selon les occasions
diverses où ils apparaissent utiles à la théologie, on laisse
1 esprit des élèves meublé seulement d’un bric-à-brac philo­
sophique, pièces détachées, en vrac, arrachées à Tordre qui
est le leur propre. Et pour en faire comprendre le sens et la
valeur, il faudrait chaque fois procéder à une démonstration
particulière. Je doute que des clercs ainsi préparés, quand ils
se trouveront plongés dans le tourbillon d’idées philosophi­
ques de leur époque, soient bien armés pour s’y reconnaître
et y discerner le vrai du faux.
Ce que l’Eglise veut pour ses clercs, en prescrivant qu’ils
suivent d’abord un cours de philosophie thomiste, c’est
(15) Le même cas serait sans doute aussi celui d'un professeur d'université
catholique.
IL Y A UNE PHILOSOPHIE AUTONOME 119
évidemment autre chose. Elle veut qu’avant d’être théolo­
giens; ils soient, d ’une manière proportionnée à leur capacité,
initiés à une saine philosophie : celle de saint Thomas.

II

Le point central, clé de toute la métaphysique, et sur


lequel, d'après M. G., les thomistes auraient erré, trahissant
en cela leur Maître, est l’existence, l’esse, l’acte d’être. Ils
l’auraient pratiquement négligé, expulsé en fait de leurs
théories, annihilé, pour ne s’occuper que des essences. Le
grief, longuement développé dans L ’Etre et l’Essence est
vivement repris dans la présente brochure.
1° - Les questions de vocabulaires n’ont pas une portée
primordiale. Nous dirons pourtant d’abord que celui de M. G.
ne nous paraît pas toujours heureux. Dans son zèle à reven­
diquer le primat de l’existence, il l’isole un peu trop de
l'essence. Il nous dit, par exemple, qu’elle est « située au
delà de l’essence » 06). L ’expression n’est vraiment pas bien
choisie. Si l’on tient à conserver ces métaphores localisa-
trices, il vaudrait mieux dire que l’existence est dans l’essence,
contenue en elle, limitée par elle, épousant ses formes par
le fait qu’elle les actualise. Les influences — si l’on peut
parler ainsi de réalités qui ne sont pas des êtres, mais les
éléments constitutifs de l’être — sont ici réciproques.
Mais enfin, étant entendu que l’existence est distincte de
l’essence, il faut, d’après M. G., trouver un acte de l’esprit qui
l’envisage comme telle, où elle apparaisse seule, mise expli-:
citement à part de l’essence. Cet acte serait un jugement,
jugement d’existence, celui qui prononce : «cela est. Socrate
existe >.
Cette thèse ne paraît guère solide. Le jugement n’apporte
jamais à l’esprit une connaissance proprement nouvelle. Il
n’est que l’analyse, la dissociation, la mise au clair des
éléments contenus dans une connaissance antérieure, —
analyse suivie de leur représentation synthétique, reconstruc­
tion artificielle de l’objet primitivement saisi. Le jugement
vrai n’est pas — en dépit de son nom, — un acte autoritaire,
juridique. 11 est étroitement calqué sur la matière qui lui est
offerte et ne saurait la dépasser. D’où tirerait-il le droit de
le faire ? Toutes nos connaissances se ramènent en dernier
ressort à l’expérience. C’est là le fonds commun qui sera
(16) L ’E tre et l ’Essence, p. 283.
120 EXCURSUS

diversement exploité. L ’expérience donne lieu, la plupart du


temps, chez l’homme, à une intuition intellectuelle, simple
appréhension de l’objet en sa réalité concrète où l'essence et
l'existence sont indissolublement unies. Cet acte est parti­
culièrement observable en sa réalité distincte, quand il suit
une expérience sensible et « revient sur le phantasme » qui
en est issu. Ce qui est premier, ce n'est donc pas l'esse isolé
mais l'ens dont il est l’acte 07).
De ce bloc primitif analysé sort, entre autres concepts,
celui d'existence. Car à moins de disputer ici encore sur une
pure question de mots, il faut admettre, en dépit de ce
qu’affirme M. G., d’accord pour une fois avec le P. Descoqs,
un concept de l’existence. « 11 est possible, écrit-il, de connaî­
tre ce qu’il n’est peut être pas possible de concevoir » (18).
Sans doute : par exemple dans une expérience directe, mais
quand nous dissertons en philosophes sur l’existence, ce
n ’est pas une connaissance expérimentale que nous manions :
c'est une idée, et une idée générale et abstraite : ce qui est
la définition même du concept ; sinon, que serait cette
< connaissance », cette « pensée » de l’existence comme telle ?
A coup sûr ce n’est pas une image sensible, ni la mémoire
d’expériences singulières. Ce n’est pas non plus un jugement,
mais un terme susceptible d’entrer en des jugements variés
et divergents, comme cette discussion même le prouve. Alors
qu’est-ce donc ? Pour éviter le recours au concept, on nous
dit que c’est < l'homme » qui appréhende l'existence : un
existant saisit un autre existant (19). Solution inadéquate, car
cela dit, il reste à établir comment, par quel genre d’opération,
par laquelle de ses puissances ou « facultés », le sujet existant
saisit cet objet semblable à lui. Il est certain que l'existence
ne peut être définie, c’est-à-dire que son concept ne peut cire
éclairé par des idées plus claires et plus immédiatement
connues, parce que c’est une idée première, claire par elle-
même, et, bien plus, impliquée dans toute description du
réel. Si c’est seulement cela que M. G. veut exprimer, nous
sommes d’accord avec lui. Mais il ne s’ensuit pas que ce soit
une « pensée » non conceptuelle.
2* - Cette « pensée » propre de l'existence, prise en elle-
même, avec tout ce qu’elle inclut de soi, est celle que « les
thomistes » auraient dû offrir à Bergson, comme la solution

(17) Sur tout ceci et pour une justification plus complète, cf. m a Critique d e
la Connaissance, ch. V.
(1 8 ) L ’ E tre et l ’Essence, p . 248.
(iy) Ibd., p. 2S2.
IL Y A UNE PHILOSOPHIE AUTONOME 121

de la difficulté qu’il éprouvait à concevoir un Dieu immuable


en sa perfection. Car l'acte pur et plein inclut nécessairement
la plus intense activité (p. 185). Les thomistes n’ont pas
attendu M. G. pour le savoir et l'enseigner. Mais il ne s’agît
pas de cela. 11 s'agit de savoir si cette activité suprême
comporte une modification de celui qui l’exerce, un devenir
intérieur de la Cause première, c’est cela et nulle autre chose
qui constitue l'irréductibilité du dieu bergsonien au Dieu de
la philosophie et de la théologie thomiste, qui est aussi celui
de la foi chrétienne ( jo).

••

Au terme de cette étude sur Le Philosophe et la Théologie


dois-je m'excuser de n’avoir pas mis en relief ce que l’ouvrage
contient d’excellent et que je suis loin de méconnaître ? ma
raison est que l'attaque contre un certain thomisme, donné
comme înauthenlique et pernicieux, y est menée de façon si
continue, si vive, si largement développée qu’elle constitue
le principal de la partie dogmatique du livre : celle-ci lui doit
son unité. Elle méritait donc, plus que tout le reste, d’ëtre
signalée
P et discutée en ses motifs.
P. S. — La question des rapports de la foi et de la philo*
sophie, des mutuels services qu'elles peuvent se rendre — la
foi étant une lumière et un garde-fou sur le chemin que suit
la philosophie, celle-ci fournissant au dogme des formules
où il puisse s'exprimer sans équivoque — cette question est
tout autre que le sujet du présent article. Ces services mutuels
n'effacent pas les irréductibles tracés des deux routes, mais
au contraire les supposent.
11 n'est donc pas vrai, comme le suppose M. G., que le
chrétien qui philosophe sache d’avance à quoi il aboutira
comme philosophe. Sa philosophie peut faillir à rejoindre les
vérités naturelles qu’incorpore la foi, ou, ce qui est pire>
(20) Je n'écris pas ici un plaidoyer pro dorno. I l est tout de même impossible
de ne pas voir que « les Thomistes » ont fait précisément, à l ’égard du berg*
sonisme, ce que M . G. leur reproche de n’avoir pas fait « Un saint Thomas du
xx* siècle se serait dit : Encore une philosophie ! Que vaut-elle ? Eliminons ce
qu'ell* a de faux ; voyons ce qu’elle a de vrai » (p. 138). Eh ! mon Dieu, c’est
justement cela que ces docteurs si peu intelligents se sont efforcé de faire 1 Leurs
apphuidissements n ’ont certes pas manqué au combat triomphant que Bergson
menait contre le matérialisme positiviste en vogue à son époque. D ’autre part,
ils devaient « éliminer » ce que la construction bergsonienne avait de ruineux.
C ’est aussi ce q u ’ils ont tenté de faire.
122 EXCURSUS

paraître les démontrer en alléguant de mauvaises raisons :


disgrâce que l’histoire nous apprend être arrivée à plus d’un.
Le chrétien philosophe ne sait d’avance qu’une chose : c’est
que, si ses conclusions philosophiques sont incompatibles
avec la foi, c’est qu’elles sont fausses.
TABLE DES MATIERES

P réface ......................................................................... 7
PREMIERE PARTIE : LA VIE EN GENERAL ----- 9
Chapitre unique : Qu’est-ce que la oie? .............. 11
Section l.-L e s caractères de la vie .................. 11
Section 2. - Définition philosophique de la vie .. 21
DEUXIEME PARTIE : LA VIE PSYCHIQUE .......... 25
Chapitre I. L ’origine de la oie psychique ........... 26
Chapitre IL Observations sur la sensation externe 30
Chapitre III. Les sens intérieurs . . . . . . . . . . . . . . . . 41
A. Le sens commun .............................................. 41
B. L’imagination ...................................................... 45
C. La cogitative ou raison inférieure .................. 46
D. La mémoire et la rém iniscence...................... 49
Chapitre IV. L ’intelligence .......................................... 55
I. Généralités .......................................................... 55
II. Exégèse des textes d’Aristote ...................... 60
Chapitre V. Les tendances I. Les tendances sensibles. 63
A. Passions de l’appétit concupiscible ............. 67
B. Passions de l’appétit ira s c ib le .......................... 72
Chapitre VI. Les tendances II. Les tendances spiri­
tuelles. La volonté, la liberté .............................. 75
Chapitre VII. L ’unité du psychisme humain et du
sujet humain en général ...................................... 87
A. Le problème de l’unité de la forme humaine 87
B. Organisation intérieure du sujet : actes, facul­
tés, substance .................................................. 92
124 TABLE DES MATIÈRES

C. Comment l’âme humaine se connaît elle-même 94


E pilogue .......................................................................... 97
Appendice I. De la multiplication de la vie par scissi­
parité .......................................................................... 101
Appendice II. L’union du connaissant et du connu
dans l’acte même de connaître. L ’opinion de
Cajetan ...................................................................... 105
Appendice III. De la psychologie animale .............. 107
E xcursus. Qu'il y a une philosophie thomiste auto­
nome. - A propos d’un ouvrage de M. Gilson .. 109

I mprimi potest Imprimatur

Lutetiæ Parisiorum. 21 Martii 1962


die 22 Maii 1962
Philippe Durand-Viel s.j .
Præp. Provinc. Paris. Hottot. V.G.

L'ouvrage a été déposé conformément aux lois en décembre


1962
Tous droits de traduction, reproduction et adaptation
réservés pour tous pays

© par P. Lethielleux, Paris

Imprimé en France
Dépôt légal 4e Trimestre 1 9 6 2 * ^ ^ 3 4

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