La Philosophie de La Nature (Partie 2) 000001334
La Philosophie de La Nature (Partie 2) 000001334
La Philosophie de La Nature (Partie 2) 000001334
LA PHILOSOPH IE
DE
LA NATURE
DEUXIEME PARTIE
LA NATURE VIVANTE
ET CONNAISS ANTE
par
Joseph de TONQUÉDEC, s.j.
P . LETHIELLEUX, EDITEUR
10, rue Cassette - Paris vi*
http://www.liberius.net
© Bibliothèque Saint Libère 2019.
Toute reproduction à but non lucratif est autorisée.
LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE
LA NATURE VIVANTE ET CONNAISSANTE
OUVRAGES PHILOSOPHIQUES DU MEME AUTEUR
Chez P. L ethielleux
Chez V rin
Chez B eauchesne
régions que pour leur compte ils n’abordent pas, que souvent
même ils déclarent inaccessibles.
En effet, la science professe le dessein de découvrir
comment les choses se passent, non ce qu’elles sont en elles-
mêmes. Ce qui n’est pas vérifiable par l’expérience et, autant
que possible, mesurable, n’existe pas pour elle. La philosophie
se fonde aussi sur l’expérience, mais sur une expérience pré-
scientifique (qui fournit à la science même son point de
départ obligé, faute duquel toutes ses constructions s’écrou
leraient). Pour explorer cette donnée première et en tirer
les conséquences, les instruments de la philosophie sont
l'analyse et le raisonnement. Son premier pas, tellement
accusé chez un Aristote ou un Thomas d’Aquin, est d’établir
le sens des mots employés : ce qui l’a fait prendre, bien à
tort, pour une grammaire ou une lexicologie, comme si elle
se bornait à cette tâche initiale. Mais pour ne pas divaguer,
il faut d’abord savoir de quoi il est question, de quoi l’on
parle. Beaucoup de quiproquos, de paralogismes ou d’affir
mations gratuites, que l’on découvre à la lecture attentive de
certains ouvrages célèbres, viennent de ce que leurs auteurs
se sont affranchis de cette élémentaire précaution. Les pro
cédés de la dispute scolastique ont donné lieu, surtout aux
époques de décadence, à plus d’une subtilité oiseuse ; son
langage technique et ses règles strictes avaient du moins
l’avantage de rendre impossibles de trop grossières équivoques.
**«
Deuxième Partie
LA VIE EN GÉNÉRAL
Chapitre unique
Section I
Saint Thomas (2) fait remarquer avec raison que les exem
ples matériels donnés par Aristote, ne sont que des exemples
et non limitatifs, car les opérations psychiques, comme sentir
et penser, sont aussi, et par excellence, des phénomènes
vitaux, où l’individu déploie une activité éminemment per
sonnelle et se modifie lui-même intérieurement. Les émotions,
plaisirs et douleurs, attraits ou répulsions, et toute la gamme
des passions qui s’ensuivent, consistent également dans des
réactions où l’âme s’épanouit ou se rétracte.
Telles sont les données élémentaires que l’expérience nous
fournit. Il suffit de les exprimer sous une forme générale et
abstraite, pour obtenir une première et déjà valable notion
de la vie. Vivre, c’est se mouvoir d’un mouvement autonome,
changer spontanément. L’être inanimé — un caillou, une
flaque d’eau — est inerte, passif sous des motions étrangères.
Le vivant est continuellement en train de changer quelque
chose dans son état. L’arrêt de cette activité, c’esj la mort. (3)
Tel est le statut complet, normal, du vivant. Remarquons
(2) A. Il, 1. Cf. la, 18, 1 et 3.
(3) Aristote, Phys. V III, ch. 4 en entier. Du Commentaire de saint T homas
(1. 7) détachons seulement cette phrase qui résume toute la doctrine : « Movere
seipsum perlinet ad rationem vitæ et est proprie animatorum » (Ratio =■ essen
ce, définition).
Les caractères par lesquels Aristote et saint Thomas définissent la vie sont
exactement les mêmes que ceux dont se servent actuellement pour la même fin,
les biologistes (ceux-ci s’occupant seulement de la vie des corps). « Au point
de vue scientifique, dit le Professeur Remy Collin, l’être vivant individuel est
une forme corporelle, distincte des autres formes corporelles, dites inanimées
ou brutes, par le fait qu’elle asservit ces dernières... De la naissance à la mort,
le bionte (l’être vivant) emprunte au milieu extérieur des aliments qu’il trans
forme et assimile, c’est-à-dire rend semblables à sa propre substance... D ’autre
part, de même qu’il est capable d’assimiler, c’est-à-dire d’accroître, d’entretenir
et de conserver sa propre substance,... l’être vivant, par un des mécanismes de
la reproduction, est l’agent de la pérennité de la vie... Il ne faut pas craindre
de dire que l’explication positive la plus dépouillée d’arrière-plans métaphysiques
ou religieux vient aujourd’hui confirmer une notion issue de l’expérience vul
gaire et familière aux anciens philosophes, à savoir que l’activité propre des
vivants est immanente, en ce sens qu’elle reste dans (immanere) le sujet où
elle se déploie... J ’insiste sur ce point que l’idée d’action immanente n’est pas
une notion échappant à une explication positive : elle exprime un fait dont les
conditions et les conséquences sont connues et peuvent être connues expérimen
talement. » (Qu'est-ce que la vie ? Semaine des Intellectuels catholiques, 1957,
pp. 17 et 19).
« Nous pouvons retenir comme caractéritique du vivant animal, dît le P.
Moretti, la naissance, la croissance, la reproduction ou le mouvement... Le
végétal est aussi un vivant. La vie chez lui, se caractérise encore par une nais
sance... une assimilation grâce à un ensemble de processus métaboliques,... la
reprodctîon, la sénescence qui aboutit à la mort ». Ibid., p. 41.
Il serait facile de multiplier ces citations.
Comme on le voit, les Anciens, pas plus que les Modernes, ni les philosophes
plus que les biologistes, ne posent d’abord une définition de la vie pour chercher
ensuite les sujets auxquels elle peut s’appliquer. Les uns et les autres procèdent
a posteriori. Ils relèvent parmi
les êtres concrets une certaine
différence qu ils expriment par une formule générale Nulle pétition de principe
en cela. ’
SECTION I : LES CARACTÈRES D E LA VIE 13
2
18 LA VIE EN GÉNÉRAL
Section III
SYNTHESE ET HIERARCHIE
DES DIVERSES FORMES DE LA VIE
LÀ VIE PSYCHIQUE
Chapitre I
***
Ici aurait sa place naturelle une étude détaillée de toutes
les phases de cette vie. Mais nous avons déjà fait cette étude
en grande partie, — à savoir pour certains actes de connais
sance dont il importait d’établir la valeur contre les objec
tions idéalistes ou soi-disant scientifiques, — dans le premier
tome de nos Principes de la philosophie thomiste : la Critique
(4) A. I I I , 2, début — Sa in t T h o m a s , la 78, 4, 2m ; Vérit. I, 9.
I. - ORIGINE DE LA VIE PSYCHIQUE 29
de la connaissance. C’était là le point de vue propre de la
critique, qui nous obligeait à décrire d’abord ces actes en
eux-mêmes et à faire ainsi, très largement, de la psychologie.
Le point de vue critique n’est plus ici le nôtre et nous
n’avons pas à y revenir. Quant aux questions de psychologie
proprement dite, nous dirons seulement que leur étude com
plète, munie de toutes les références voulues aux écrits
d’Aristote et de saint Thomas, figurant dans un gros ouvrage
dont elle occupe les trois quarts, nous ne pouvons songer à
la recopier ici. Ne seront donc traitées pour elles-mêmes
dans le présent volume que les questions non abordées dans
la Critique. Nous ne reprendrons les autres que pour les
rappeler de façon sommaire, y ajouter éventuellement quel
ques remarques ou développements jugés nécessaires ou
opportuns, par exemple, pour satisfaire aux difficultés qu’elles
ont pu susciter.
Chapitre II
A. - Le sens commun
Nous percevons les qualités des objets matériels qui nous
entourent : couleur, forme, odeur, etc. Mais aussi nous sen
tons que nous sentons, nous nous percevons nous-mêmes en
train de sentir. Par exemple, pour ce qui concerne la vue,
le sens interne n’est pas la vue des objets, mais la sensation
de la vision : « visionem percipit... videt se videre ».(0 C’est
donc ici un nouvel objet de sensation, une espèce particulière
de connaissance sensible dont l’orientation est inverse de
celle de la précédente qui était tournée tout entière vers
le dehors : celle-ci* regarde au dedans ; acte réflexe, acte de
conscience. (2)
A quel titre peut-elle porter le nom de sens commun ?
Evidemment cette appellation, qui peut étonner le lecteur
français, désigne tout autre chose que cette sagesse moyenne,
vulgaire, censée commune à tous les hommes, qui en d’autres
termes se nomme le bon sens.
à) Le sens intime est dit « commun » parce qu’il accom
pagne tous les genres d’activité des sens extérieurs. Videi se
videre, avons-nous dit, mais nous aurions pu dire, au même
titre, sentît se audire, olfacere, etc.
Les sens extérieurs sont des spécialistes, confinés dans un
domaine particulier dont ils ne peuvent sortir. La vue ignore
les sons, l’ouïe ignore les couleurs. Et cependant il est de
fait que nous attribuons ces qualités hétérogènes aux mêmes
(1) S aint T homas Ia , 78, 4, 2m .
(2) A ristote . A. III. 2, début. - S aint T homas Ia , 78, 4 - Verit. 1,9.
42 LES SENS INTÉRIEURS
objets. Nous disons, par exemple, que le fiel est jaune (sen
sation visuelle) et amer (sensation gustative). (3)
Cette attribution n’a pas lieu en vertu de raisonnements,
de concepts qui spiritualiseraient ces qualités matérielles,
n'en retenant que l’idée pure, mais en vertu d’expériences
directes, physiques, où elles ont été atteintes en elles-mêmes
et proprement senties.
Les informations d’ordre sensible aboutissent donc à un
centre unique qui, pour les recueillir, doit être du même
ordre qu’elles, c’est-à-dire sensible lui aussi, un vrai sens.
Les animaux, certains animaux du moins, le possèdent. Le
chien, par exemple, sait très bien que sa soupe qu’il voit a
aussi une certaine odeur qu’il renifle et un certain goût que
n’aurait pas un morceau de bois ou de pierre. Ainsi il existe
une faculté sensible, non spécialisée à une seule espèce de
qualités matérielles, capable de les accueillir toutes, de les
comparer entre elles, de saisir leurs différences et de les
réunir dans un ensemble qui est l’aspect total de l’objet
extérieur. C’est le sens dit commun à un premier titre. (4)
b) Il porte encore ce nom pour une seconde raison, car il
a un autre caractère qui, à la vérité, n’est pas absolument
autre que le précédent. En effet, s’il peut comparer et unir
les données que lui apportent les sens extérieurs, c’est qu’il
ne leur est pas étranger, établi dans une région sans contact
avec la leur. Il en est au contraire le principe et la source
profonde. Il y a une sensibilité générale, diffuse dans tout
l’organisme et qui se manifeste par les issues diverses que
sont les sens extérieurs. On peut la concevoir à la façon
d’une nappe souterraine épandue partout, qui alimenterait
des régions multiples où elle sortirait par des orifices ayant
chacun sa configuration propre et son rôle particulier. « Vis
sentiendi diffunditur in organa quinque sensuum ab aliqua
una radice communi a qua procedit vis sentiendi in omnia
organa, ad quam etiam terminantur omnes immutationes
singulorum sensuum ». (5)
Multiple en tant qu’il accueille les informations irréduc
tibles des divers sens extérieurs, unique comme leur indi
visible source, Aristote le compare au point mathématique
qui, lui aussi, remplit deux rôles : étant à la fois multiple
B. - L ’imagination, Phantasia
Les objets perçus par les sens externes laissent dans l’àme
quelque chose d’eux-mêmes après que la sensation s’est
éteinte. Leur image, leur fantôme ou « phantasme » subsiste.
Et celui-ci détermine des actions. L ’animal se met en marche
pour trouver une proie absente dont il porte l’image en lui.
L’homme se décide à agir pour exécuter un ouvrage matériel
dont le plan lui est fourni en partie par ses expériences sen
sibles passées. L’intelligence n’est pas là seule en jeu, puis
qu'il s’agit d’un ouvrage matériel ; l’architecte voit d’avance
la maison qu’il bâtira, avec ses pierres et la silhouette qu’elle
dessinera sur le ciel. (z3) L ’homme peut aussi fabriquer des
images composites avec des matériaux qu’il n’a jamais vus
réunis ; par exemple, celle d’une montagne d’or. Mais ces
matériaux eux-mêmes sont les reflets d’objets sensibles an
térieurement perçus. (14)
Par eux-mêmes, les tableaux de l’imagination sont neutres :
ils n’éveillent pas en nous l’émotion que produirait la ren
contre des objets ou des scènes qu’ils représentent. Lire dans
un livre d’histoire le récit d’une bataille ou d’un crime nous
laisse dans une froideur et tranquillité d’esprit, que nous
ne conserverions certes pas si nous étions mêlés aux événe
ments.
S'il arrive que ces tableaux nous émeuvent, c ’est que notre
attention se porte, non plus seulement sur l’image pure et
nue, indifférente en tant que telle, mais sur des caractères
non physiques, non perceptibles aux sens, qui s’y inscrivent :
à savoir les qualités, bonnes ou mauvaises, favorables ou
funestes, utiles ou nuisibles des objets représentés. Et celles-
ci relèvent d’une faculté autre que l’imagination représen
tative, et dont nous allons incessamment nous occuper.
L ’homme n’est pas le seul à discerner ces aspects généra
teurs d’émotions. Le chien menacé du fouet, image des châ
timents dont il garde le souvenir, manifeste tous les symp
tômes de la peur. (15)
Triw. I, 2. etc. On peut contester, du point de vue de la physique moderne,
tel exemple donné par saint Thomas (« lux per essentiam in oculo »). Il reste
que cet exemple est tout à fait significatif de la pensée du saint Docteur.
Ainsi les actes, les opérations des facultés humaines sont perçues directement,
sans espèce imprese, parce que l'objet à connaître est le sujet lui-même en
action, essentiellement présent à lui-même (saint Thomas 1° 87, a. 1 et 3).
(13) A ristote A. III, 3, 428 b. 10 sq. - 429 a. 1, 2 - S aint T homas, 1. 6 $
I*
(14) S aint T homas I* 78, 4.
(15) A r is w ie . A. I I I , 3, 427 b. 21 sq- - Saint T homas, I. 4, fin.
46 LES SENS INTÉRIEURS
D. - La mémoire
L'INTELLIGENCE
I. - Généralités
***
Cette interprétation « harmonisante », qui dissout la con
tradiction apparente des textes, revient en substance à celle
que nous propose saint Thomas. Bien entendu, le saint Doc
teur n’accepte pas la brutale dichotomie qui scinde en deux
l’intelligence. Pour lui (comme au fond, croyons-nous, pour
son Maître) il n'y en a qu’une, exerçant deux fonctions. Seu
lement il croit pouvoir traduire les mots déconcertants
d’Aristote d’une façon qui nous paraît inadmissible. Il veut
que le mot d'intellect soit employé, dans le passage litigieux,
d’une façon impropre et désigne la cogitative ou raison infé
rieure, la mémoire et autres facultés sensibles. (23) Au de
meurant, la thèse qu’il expose se réduit à ceci : les apports
sensibles conditionnent un certain exercice de l’intelligence,
normal et nécessaire dans la vie présente, mais qui ne peut
continuer après la dissolution du corps. (24)
LES TENDANCES
tuels ont une plus large envergure et, comme nous le verrons,
leur mise en jeu implique toujours l’intervention de quelque
principe général. (8)
Mais il faut dire aussi que, chez l’être raisonnable qui est
aussi animal, les appétits spirituels ne naissent pas isolés
dans la pure lumière de l’esprit. Ils sont, pour l’ordinaire,
doublés des passions sensibles correspondantes qui sont
comme les harmoniques éveillées par leur mélodie. De même
qu’on ne pense pas sans images, on ne veut pas sans l’accom
pagnement de quelque mouvement sensible. Il y a, il est vrai,
des cas où les deux appétits vont en sens inverse : par exem
ple, quand l’homme résiste à ses passions — mais même
alors, la décision de l’esprit éveille dans l'appétit sensible un
écho parfois très violent.
6) Chez l’animal, brut ou humain, en tant que tel, l’appétit
sensible se particularise et se divise en divers courants qui
sont les passions spéciales. Celles-ci suivent deux grandes
directions auxquelles l’Ecole a donné les noms — qui deman
dent à être expliqués — de < concupiscible » et d’ « irascible ».
Disons d’abord que le mot « irascible », traduit littérale
ment du latin, ne désigne pas, comme en français, un tempé-
rament prompt à s’irriter, mais la qualité, la spécification de
tendances dont la manifestation la plus voyante est la colère.
De même, le mot « concupiscible » ne désigne pas un objet
désirable, mais la tendance qui se porte vers lui.
Concupiscible peut se traduire, grosso modo, par désirable.
L'appéfit ainsi dénommé s’attache au bien et repousse le
mal, sans plus. Mais il peut arriver que ce bien qui attire soit
d’accès malaisé, que des obstacles se dressent entre lui et
le sujet, — ou, parallèlement, que le mal à éviter soit muni
de défenses difficiles à emporter. Alors ce qui sera d’abord
envisagé, ce ne sera plus simplement le but, mais la diffi
culté d’y parvenir. Le mouvement sera inverse du précédent
(quoique la fin dernière de l’un et de l’autre soit identique :
bien à posséder, mal à exclure). Ici donc, au lieu de viser
simplement l’avantage à obtenir, ou l’inconvénient à éviter,
le sujet n'aura d'yeux que pour Vobstacle, soit qu’il désespère
de le vaincre, soit qu’il se décide à l’attaquer. C’est ce mou
vement de l’appétit qui a reçu le nom d’irascible. (9)
(23) 1» n me 32,1.
72 LES TENDANCES
LES TENDANCES 11
B
De quelle façon la volonté humaine embrasse-t-elle ses
objets ? Est-ce par un réflexe instinctif immédiat, incontrô
lable, pareil à celui que déclenchent les sensations dans les
appétits sensibles ? Ou bien par une tendance réfléchie, dont
elle garde la maîtrise, qu’elle est capable de libérer ou de
retenir ? La réponse à cette question tient en une distinction
entre deux sortes d’objets, dont les uns s’imposent irrésisti
blement et les autres non.
a) L’orientation suprême de la volonté découle de son
essence même, et il n’est pas en son pouvoir de la modifier
ou d'y résister. Elle ne peut aspirer qu’à ce que l’intelligence
lui présente comme un bien, et que rejeter ce qui lui est
montré comme un mal. Or le bien suprême atteint et possédé
par l'homme, c’est le bonheur. De toutes ses énergies, la
volonté tendra donc vers le bonheur ; c’est là son but unique,
la fin irremplaçable qui luit au fond de toutes ses aspira
tions et les éclaire, gouvernant de façon souveraine toutes
ses démarches. (6) Il n’y a là aucune place pour la liberté. Le
choix ne peut porter que sur ce qui conduit à cette fin. (7)
par Celui dont émane tout son être avec toutes ses puissances
qui n'ont de raison d’être que pour passer à l’action.
E
Notre étude de la volonté libre resterait incomplète, si nous
ne disions rien des rapports de cette volonté avec la Cause
première qui est Dieu.
Le problème se pose, en effet, et s’est posé de façon aiguë
au cours des siècles, donnant lieu à des discussions passion
nées, meme entre chrétiens, de savoir comment concilier
l’indépendance de l’homme dans ses choix, fondement de sa
responsabilité, de ses mérites et de sa culpabilité, avec l’action
de la Cause suprême à laquelle rien n’échappe ?
Le problème ne semble pas avoir tourmenté Aristote, bien
qu’il ait aperçu, à l’origine de toutes les activités cosmiques
et comme leur Fin, Celui qu’il appelle le Premier Moteur
immobile. Mais saint Thomas, qui reprend les mêmes termes
en leur infusant un sens tout à fait plein et absolu (23), pose
explicitement ce problème — et le résout sans se départir
de son inaltérable sérénité. Il semble ignorer qu’il y ait là
quelque chose de spécialement difficile à éclaircir.
Bien que, pour être traitée à fond, la question appartienne
& la métaphysique théologique, elle touche à la psychologie
humaine, qui est notre objet présent. Voici donc comment
elle se pose là, dans son inévitable précision.
Dieu est la source première unique de toute perfection, de
tout ce qu’il peut y avoir de bon dans les activités naturelles.
Or le pouvoir d’agir librement est sans conteste une perfec
tion singulière qui place l’homme à un rang supérieur à
tout le reste de la Nature cosmique. Dans l’exercice de ce
pouvoir, il doit donc dépendre totalement de Dieu. On ne fait
pas à Dieu sa part. Prétendre opérer un équitable partage,
fut-ce sur le point le plus minime, entre Lui et l’homme,
serait parfaitement ridicule.
La réponse à cette difficulté se prend justement de ce
qu’elle allègue : l’éminente perfection de l’acte libre. Si cette
qualité est la plus exquise, c’est elle, plus que toute autre,
qui doit être un don de Dieu. Considérer Dieu comme un
étranger, un rival, dont l’action devrait nécessairement con
trarier celle de l’homme, est absurde. Dieu est plus intérieur
(33) I * 92, a 3 ; i a et 3® via.
86 LES TENDANCES
(24) I»
83, 1, 3“ 5 Mal. III. a, 4 m .
(25) Mal., loc. cit.
(26) I a 83,1, 3m . «Non hoc est de necessitate libertatis quod sit prima
causa sui sicut nec ad hoc quod aliquid sit causa alterius requiritur quod sit
prima causa ejus ».
(27) Question traitée dans toute son ampleur dans Pot. III, 7.
(28) Exemple entre vingt autres : « D eus omnia movet proportionnaliter,
unumquodque secundum suum modum ». Mal. 6, 3m .
Chapitre V II
d’une âme qui est la forme d’un corps et dont tous les actes
portent le reflet de la matière. C’est justement dans l’acte
même où l'esprit opère sur les images sensibles, en dégageant
les formes de cette gangue originelle, que s’affirme sa spiri
tualité. C'est là que l’âme se montre dans son intégrité, avec
ce qu’elle porte en elle de plus haut. Il lui faut donc passer
par ce détour de l’action pour s’atteindre elle-même dans sa
substance spirituelle authentique.
Davantage : dans l’intellect nous avons affaire à une faculté
qui n’est elle-même que pure puissance. Souvenons-nous de
la comparaison d’Aristote qui décrit l’intellect comme une
tablette à écrire qui ne porte d’elle-même aucun texte. Force
sera donc d’attendre les actions pour être en mesure d’aper
cevoir la véritable nature de l’âme.
Ainsi nous voilà derechef ramenés aux actions comme à la
seule manifestation directement perceptible de cette nature. (“ )
La substance apparaît là, mais non pas isolée. Elle fait
partie d’un bloc expérimental où elle se trouve épandue dans
ses accidents, matrice unique de ses facultés et de ses
actions. (12)
(n) i® 87,1.
(12) Sur la m anière dont nou» connaissons en général les substances, voir
P . N . I . , fascicule 2 sect., 4, p. 44 sq.
ÉPILOGUE
Toute âme étant une forme, donc simple par essence par*
tout où elle se trouve, ne saurait nulle part être sectionnée
en parties numériquement dictinctes. Cependant, nous cons*
tâtons que certains vivants peuvent être ainsi divisés sans
périr et que les parties séparées continuent de vivre absolu
ment comme quand elles éLaient unies dans le tout, conser
vant toutes leurs facultés de nutrition, de croissance, de
fécondité, etc. Les plantes se multiplient par boutures et
marcottes. Certains animaux inférieurs, comme les vers, cou
pés en morceaux, sont dans le même cas. Aristote ne pouvait
manquer d’observer ces faits courants et il en parle avec une
tranquillité parfaite, comme s’ils ne constituaient pas une
difficulté à sa théorie de la matière et de la forme. 10 Saint
Thomas fait de même. (2)
L’un et l’autre en donnent une explication qui tient en peu
de mots. La forme, indivisible en elle-même, per se, peut être
divisée per accidens en tant que partie d’un corps soumis»
lui, par essence, à la loi de la quantité, principe de la divi
sibilité. (3) Pour que cette réponse ne paraisse pas purement
verbale, il est nécessaire de la développer quelque peu.
Remarquons d’abord que les formes qui subissent de telles
divisions ne sont pas des formes pures, incommunicables,
enfermées dans les limites de leur essence singulière. Celles-
là ne sauraient absolument pas être divisées. Elles se situent
en effet hors du domaine de la quantité. On ne découpe pas
un pur esprit. (4)
(1) A. I. s» 4” !>• 19 sq. I I . a. 413 b. 17 sq.
(2) A. I. I. 14. C. Gentiles I I , 58, etc.
(3) t* 76, 8. C. Gent. I I . 72.
(4) Saint T homas . C. Gent, I I . 55.
102 APPENDICE I
*
**
DE LA PSYCHOLOGIE ANIMALE
I
Y a-t-il une philosophie thomiste, distincte et séparable de
la théologie ? Jusqu’à nos jours, les thomistes en étaient
généralement persuadés. L’un des plus renommés d’entre eux,
Jean de Saint Thomas a même composé un Cursus philosophi
cus ihomisticus, devenu classique dans les écoles, ouvrage
autonome, absolument indépendant du Cursus theologicus
thomislicus du même auteur. Cette philosophie était consi
dérée comme fondamentalement identique à celle d’Aristote,
bâtie sur les doctrines du Stagirite. On parlait communément
d'une philosophie aristolélico-thomiste. M. Gilson a entrepris
de renverser cette position. Dans Le Thomisme (4e édition,
p. 37), il écrivait déjà qu’extraire la philosophie contenue dans
les œuvres de saint Thomas, et la mettre à part de la théologie,
c’est « la détruire ». Dans son récent ouvrage il répète, avec
une véhémence accrue, ce même grief. « En coupant, dit-il,
la doctrine du docteur commun de l’Eglise en deux tronçons,
une théologie chrétienne d’une part, une philosophie plus ou
moins aristotélicienne d’autre part, ils (les thomistes) avaient
laissé sécher sur pied l’arbre vingt fois séculaire de la philo-
( t) Cette autonomie est le présupposé fondamental de toutes les études qui
remplissent le présent volume et les précédents, consacrés à la Philosophie de
la Nature — sans parler d ’autres ouvrages écrits dans le même esprit sur des
thèmes philosophiques différents.
Contre cetLe position, M. Gilson multiplie les attaques depuis de longues
années. Il y revient dans sa récente brochure. C’est pourquoi il nous a paru
opportun, à cette occasion, de répondre à ses critiques de façon quelque peu
développée.
110 EXCURSUS
(p. 163). (Ce théologien, c ’est moi-même, dans une communication au Congrès
Bergson de 1959, Actes, p. 304).
Il est bien évident que le Dieu des scolastiques et de la philosophie chrétienne
en général, possède beaucoup d’attributs dont celui d’Aristote est déporvu et qui
se concilient dilïicilcment avec quelques-uns de ceux qui caractérisent le second.
Faire remarquer cela, c ’est enfoncer une porte ouverte. Mais il y a un point
d'identité capital entre la conception d’Aristote et celle des chrétiens c'est la
perfection immunahle, de part et d’autre reconnue à Dieu et qui exclut le dieu
en devenir de Bergson.
(6) P. 228.
IL Y A UNE PHILOSOPHIE AUTONOME 113
«•
raisonnement est identique : impossible de remonter & l ’infini dans la série des
êin»*i niu*. — En outte. au liv re a de la Mé’ aphvdque, étîqueié I I par les
m édiévaux, a ttrib u é par eux A Aris*oie et commenté A ce titre par saint Thom as.
I cim u r applique expressément te principe A tous les genres de causalité (ch. 2,
début).
An même endroit de son ouvrage (p. 79) M . G. s’élève contre 1e catéchisme
en images où l ’on met sous les yeux de l ’enfant des artefacta, une maison, un
avion, une locomotive, pour le conduire A Dieu A partir des œuvres de H
nature. Faute d’inclure l'idée de création ex nihilo, dît M . G ., ces comparaisons
ne valent rien. — C ’est exagéré. l.e but visé IA est simplement de faire rom
pt endre A l ’enfant qu'aux réalisés de ce monde, il faut une cause propuiUviitu 1?
et notamment que par'oui où se marque un ordre, une finalité, il faut une cause
inteliigcrre. C ’est, en rudiment, la 5“ via de saint Thomas. Q u 'il y ait une
cause canah’e d’agir A partir de rien, on parlera de cela plus tard.
(14) I I S II*« q. t, a 5 ; a. 4, 1".
118 EXCURSUS
II
(17) Sur tout ceci et pour une justification plus complète, cf. m a Critique d e
la Connaissance, ch. V.
(1 8 ) L ’ E tre et l ’Essence, p . 248.
(iy) Ibd., p. 2S2.
IL Y A UNE PHILOSOPHIE AUTONOME 121
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P réface ......................................................................... 7
PREMIERE PARTIE : LA VIE EN GENERAL ----- 9
Chapitre unique : Qu’est-ce que la oie? .............. 11
Section l.-L e s caractères de la vie .................. 11
Section 2. - Définition philosophique de la vie .. 21
DEUXIEME PARTIE : LA VIE PSYCHIQUE .......... 25
Chapitre I. L ’origine de la oie psychique ........... 26
Chapitre IL Observations sur la sensation externe 30
Chapitre III. Les sens intérieurs . . . . . . . . . . . . . . . . 41
A. Le sens commun .............................................. 41
B. L’imagination ...................................................... 45
C. La cogitative ou raison inférieure .................. 46
D. La mémoire et la rém iniscence...................... 49
Chapitre IV. L ’intelligence .......................................... 55
I. Généralités .......................................................... 55
II. Exégèse des textes d’Aristote ...................... 60
Chapitre V. Les tendances I. Les tendances sensibles. 63
A. Passions de l’appétit concupiscible ............. 67
B. Passions de l’appétit ira s c ib le .......................... 72
Chapitre VI. Les tendances II. Les tendances spiri
tuelles. La volonté, la liberté .............................. 75
Chapitre VII. L ’unité du psychisme humain et du
sujet humain en général ...................................... 87
A. Le problème de l’unité de la forme humaine 87
B. Organisation intérieure du sujet : actes, facul
tés, substance .................................................. 92
124 TABLE DES MATIÈRES
Imprimé en France
Dépôt légal 4e Trimestre 1 9 6 2 * ^ ^ 3 4