Nathalie Quintane - Tout Va Bien Se Passer
Nathalie Quintane - Tout Va Bien Se Passer
Nathalie Quintane - Tout Va Bien Se Passer
DE LA MÊME AUTRICE
Chez le même éditeur
CHAUSSURE, 1997
JEANNE DARC, 1998
DÉBUT, 1999
MORTINSTEINCK, 1999
SAINT-TROPEZ – UNE AMÉRICAINE, 2001
LES QUASI-MONTÉNÉGRINS, 2003
FORMAGE, 2003
ANTONIA BELLIVETTI, 2004
CAVALE, 2006
GRAND ENSEMBLE, 2008
TOMATES, 2010
CRÂNE CHAUD, 2012
DESCENTE DE MÉDIUMS, 2014
QUE FAIRE DES CLASSES MOYENNES ?, 2016
UN ŒIL EN MOINS, 2018
LES ENFANTS VONT BIEN, 2019
LA CAVALIÈRE, 2021
Chez d’autres éditeurs
REMARQUES, Cheyne éditeur, 1997
UNE OREILLE DE CHIEN, éditions du Chemin de fer, 2007
UN EMBARRAS DE PENSÉE, Argol, 2008
LES ANNÉES 10, La Fabrique, 2014
ULTRA-PROUST, La Fabrique, 2018
UN HAMSTER À L’ÉCOLE, La Fabrique, 2021
J’ADORE APPRENDRE PLEIN DE CHOSES, Hourra, 2021
Nathalie Quintane
P.O.L
33, rue Saint-André-des-Arts, Paris 6e
© P.O.L éditeur, 2023
ISBN : 978-2-8180-5897-8
www.pol-editeur.com
Tout va bien se passer
Eh bien, vous n’allez peut-être pas me croire, mais on s’en est bien
sortis. Tout, ou presque, militait pour qu’on finisse pêle-mêle dans un cul-
de-basse-fosse ou dans une de ces taules ultramodernes qui sonnent dès que
vous prenez une fourchette ou encore à récurer les cuves des réacteurs
bouffés par la rouille, mais non. On aurait pu se croire en 69, quand de
vastes horizons s’ouvraient sur des îles touffues, comme plantées de
brocolis géants, avec en arrière-plan la mer.
Bien sûr que les idées géniales ne naissent pas tout armées du cœur ou
d’une cuisse. Il y faut une longue préparation, une approche mesurée. Au
début, c’est pas compliqué : je déballe. Je donne un à un les composantes et
même peut-être les critères. C’est comme un test. Un test d’attention
concentrée rectifié (par moi). Pas mal de choses ne sont là que pour
distraire – vous distraire et me distraire, étant entendu que je suis la
première à être testée.
Par exemple la personne principale ne pouvait décemment pas être
intègre, et il fallait bien le montrer sans que ça se sache – quand je dis
intègre, je veux dire intégrale, naturellement.
Elle n’est donc pas intégrale.
C’est d’abord troublant puis ensuite on s’y fait.
Un torse, donc. Sans tête et sans bras, coupé en haut des cuisses (on lui
rendra une tête et le reste plus tard) – mais on voit tous à peu près de qui je
veux parler.
Évidemment (je parle pour moi) la politique ou le politique (je n’ai
jamais très bien su s’il fallait dire le ou la) nous bourre le mou ; nous avons
le mou bourré par ça, ou de ça, du soir au matin, en tous lieux ; je précise :
en lieux incongrus, que nous ferions mieux de considérer comme incongrus
d’autant plus qu’il nous paraît naturel d’y trouver là du politique ou de la
politique. Par exemple, au-dessus des caisses du supermarché, il y a depuis
quelques années des écrans télé ; des politiques y parlent assis à des tables
avec une bande défilante en dessous, si bien que le son n’est pas nécessaire,
l’essentiel de ce qui est dit ou de ce qui se passe dans le pays passant sur la
bande défilante. La plupart des caisses sont surplombées par cet écran télé,
et je choisis toujours pour faire la queue avec mon chariot une caisse
surplombée. J’imprime des petits mouvements avant-arrière à mon chariot,
en rythme, pendant que je regarde les politiques et les journalistes assis dont
les bouches s’animent, dont les traits se plissent et se rident de soucis, se
détendent d’un rire, dont les torses se ploient d’un côté puis de l’autre, dont
les bras s’allongent et se retirent le temps de rassembler quelques fiches en
tapant le tas à la verticale sur la table. Souvent, je me surprends à faire la
queue justement à la caisse où l’écran a morflé : il est à demi noir, une sorte
d’estafilade barre l’image et perturbe les couleurs, les visages virent au vert
et au mauve, les costumes sont rosâtres. Mais la bande continue à défiler,
lisible, et on a le temps de lire sept ou huit fois les mêmes informations en
attendant de déposer les marchandises sur le tapis roulant.
Je me permets en passant d’éliminer une hypothèse dont je comprends
qu’elle ait pu vous venir à l’esprit : ce n’est pas le torse, d’ailleurs très
partiellement dénudé, du ministre de la Santé que je retiens ici, lorsqu’il a,
devant les caméras, ôté d’un côté sa chemise blanche pour découvrir
l’épaule où la praticienne a effectué la première injection d’un vaccin. De
l’autre main, crispée, il retenait contre sa poitrine sa chemise qui sinon
aurait glissé, montrant son téton. Son épaule était joliment bombée. Nous
n’avons pas pu voir s’il était épilé.
Au jardin ce soir, je suis accroupie dans les carottes, toute suante des
trente degrés qui vous baignent encore à 7 heures du soir. La chatte Zozo,
qui est noire, s’affale d’un coup d’un côté pour que je lui caresse le ventre,
frisé blanc, que j’enroule mon petit doigt dans ses frisures, que je lui
gratouille délicatement l’intérieur d’une cuisse, le temps est humide, et
chaud, que je me lève pour aller prendre une pince à épiler sur le frigo, que
je cherche d’une main experte une tique accrochée là de ses dents. Quand je
reviens, elle roule d’un côté à l’autre dans la terre, sa tête penchée dégage le
triangle étroit de sa mâchoire. Je la prends et la retourne, la fouille pour
retrouver la tique, petite forme bombée sous la pulpe du doigt. Une fois la
pince fermement tenue et serrée sur le corps de l’animal, je tire sèchement :
elle est là sous mes yeux à brasser l’air de ses minuscules pattes ; je la pose
par terre et l’écrase. Je retourne aux carottes. Zozo passe et repasse, se
glisse entre mes cuisses, revient par-derrière, par-devant, par-derrière,
s’agrippe alors et grimpe sur mon dos, enfonçant ses griffes dans ma
colonne jusqu’au cou où elle s’installe, calée sur l’épaule droite. Avec ce
petit poids j’explore les carottes. Je repense au torse, naturellement, et à son
possesseur, ce ministre maniaque qui entend liquider ses poils à la pince,
c’est-à-dire embaucher une esthéticienne, ou pourquoi pas son secrétaire de
cabinet, pour tirer un à un les poils, les placer dans une boîte en plastique,
fermer la première boîte lorsqu’elle est pleine, en ouvrir une deuxième. Il
s’arrime sous la douleur aux poignets du secrétaire qui dégage les mains de
son ministre vers les accoudoirs du fauteuil. Les ongles manucurés du
ministre s’enfoncent dans le cuir, y font comme des points de capiton. Le
torse est plein de rougeurs mais presque net. Allez, plus que trente. Je ne
tiendrai pas, je ne tiendrai pas ! crie le ministre livide dans un souffle court,
vérifiez que votre téléphone est bien éteint, répète-t-il pour la centième fois,
de peur que ses cris et l’action du secrétaire ne soient enregistrés, qu’ils ne
soient diffusés et qu’on ne croie je ne sais quoi, et puis aussi pour stopper la
torture ne serait-ce que quelques secondes, le temps que le secrétaire vérifie
son téléphone ou même qu’il lève la pince pour lui redire qu’il n’y a pas de
risque, que le téléphone est dans un sac et le sac dans l’antichambre de son
bureau au ministère, au pied de la console en marqueterie du XVIIIe, si vous
voulez tout savoir. Vingt-neuf ! hurle le secrétaire, pour (s’)encourager. Le
ministre grince des dents. Vingt-six ! hurle-t-il dans son compte à rebours.
Le ministre tourne de l’œil. Vingt-cinq ! tire-t-il brutalement. Le ministre
reprend conscience. Vingt-deux ! hurle-t-il à nouveau. Il faut que vous me
passiez de la crème, il faut que vous me passiez de la crème ! supplie le
ministre épuisé. À la fin, seulement à la fin, monsieur, dit le secrétaire en
ôtant le vingtième poil.
À présent, le torse est dépouillé. Il clipse la huitième boîte où se voient
par transparence les poils alignés comme à la parade. Il saisit le tube de
crème rose apaisante, dévisse le bouchon, perce l’opercule et presse en
vagues sur tout le torse. Puis il s’essuie et se masse les mains, commence à
étaler la crème autour des tétons, remonte à la base du cou et vers les
épaules, descend jusque sur le ventre, les côtes, retourne aux seins où il
tourne dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, puis aux épaules, au
cou, au ventre, où il supprime au Sopalin le surplus de crème incrusté dans
le nombril ; le ministre sursaute. Toutes mes excuses, monsieur, mais il en
reste un peu, de cette diable de crème, dit le secrétaire. Faites, faites ! dit le
ministre. Le secrétaire détache une nouvelle page, recule sa chaise, ajuste
ses lunettes, enfonce un index de Sopalin dans les replis de la chair,
appuyant de l’autre main pour bien ouvrir le trou, correctement nettoyer,
pendant que le ministre gigote, consulte enfin son téléphone, repose son
téléphone, si vous bougez tout le temps, monsieur le ministre, je ne vais pas
y arriver ! énonce fermement le secrétaire. Le ministre s’immobilise.
Nouvelle page. Cette fois, le secrétaire enfonce son doigt jusqu’à la
deuxième phalange, effectue un tour complet avant de froisser en boule le
Sopalin et de le lancer adroitement dans la corbeille posée trois mètres plus
loin. Merci ! crie le ministre en se levant, bousculant le secrétaire encore
placé entre ses jambes, et il enfile sa chemise, prend sa cravate au vol, sa
veste grise ou noire ou bleue, et il se jette sur la poignée de la porte la
démontant à moitié.
Déjà, et nous venons à peine de commencer, mon regard, c’est-à-dire ma
pensée, ou disons mon esprit, ou alors ma perception, enfin je ne sais trop,
quelque chose s’oriente, voilà, quelque chose s’oriente qui illico stabilote
les torses glabres venant à se présenter, passer, de loin et de près, en chair,
en figure, en signe, pesant quatre-vingts kilos et en deux dimensions.
*
Les femmes n’ont pas de poils aux seins. Quelle étrangeté, somme toute,
fit que les femmes n’eurent pas de poils aux seins. Quelle aperception du
sein aurait eue le nourrisson si sa mère avait eu, au sein, des poils ? Quelle
nouvelle caresse aurait-il, aurait-elle, vécue ? Quelle autre caresse
donnerions-nous au sein si nous avions là des poils, une couverture douce et
divisée, étale et trouée ? Quelle mémoire du sein aurait-il eue ; et nous ?
Quel matelas mental les poils aux seins auraient-ils posé ?
Mais des hommes, eux, ont des poils aux seins, tout autour et au-delà,
jusque sur les cuisses et le dos, parfois – de fait, certains sont tout couverts
de poils, et la caresse est égale à la poitrine et au dos, si bien que yeux
bandés, vous pourriez presque vous demander si l’homme est de face. Mais
d’autres n’ont pas de poils du tout ! Oui, des hommes sont parfaitement
glabres, de partout comme sous la plante des pieds.
Un ami dont le torse est nu, totalement dépouillé, me disait que cela
venait du fait que certains de ses ancêtres étaient des Indiens Tupis, des
Indiens du Brésil qui, comme on sait, sont sans poils. De plus, j’ai vu hier
soir Siegfried, ou plutôt l’acteur jouant le rôle de Siegfried dans la légende
allemande des Nibelungen : le film commence par une contre-plongée sur le
héros, penché sur l’enclume où il forge Balmung, son épée. Il tape comme
un sourd sur la lame (d’autant plus que le film est muet) puis brandit à deux
mains Balmung, rayonnant, devant nous qui sommes pour ainsi dire à ses
pieds, levant les yeux vers lui même si l’écran est sur nos genoux, oui,
même si l’écran est placé bas, nous levons encore aujourd’hui les yeux vers
Siegfried, et précisément, en ce qui nous concerne, sur son torse, un torse
blanc de lumière, un torse dont l’aveuglant reflet ne nous laisse imaginer
aucun poil, c’est-à-dire aucune ombre. Tout autour de lui s’agitent d’ailleurs
des créatures chevelues au sourcil unique que l’on voit en plongée, c’est-à-
dire sous nous. Mais Siegfried est blond, comme si le cheveu blond n’était
pas un poil, et parce que la lumière s’y prend mieux : Siegfried est imberbe,
glabre et blond pour des raisons professionnelles. Beaucoup s’épilent pour
des raisons esthétiques, dit-on, ou de coutume. Substituons un passé simple
à ce présent : s’épilèrent. Vous ne vous épilerez bientôt plus, si vous vous
épilez, que pour des raisons professionnelles. Comme les coureurs cyclistes.
Je m’étonnais auprès de mon oncle, il y a déjà longtemps, qui est un
fervent admirateur des courses cyclistes, de ce que les coureurs exhibent
des mollets huilés et lisses, et même les coureurs amateurs. Les poils
avaient-ils un effet sur la moyenne ? Vous savez bien qu’un dixième de
seconde suffit à faire perdre une épreuve. Si se racler le dos avait un impact
positif, vous verriez des assistants munis d’une râpe en métal limer le dos
des sportifs jusqu’à l’os, avant l’épreuve. Au demeurant, les professionnels
sont rincés et tringlés dès l’enfance jusqu’à la vingtaine, parfois trente,
avant qu’on s’en débarrasse, qu’ils deviennent quelque chose comme chefs
d’entreprise, condamnés pour fraude, et qu’on n’en parle plus. Mais non,
mon oncle m’expliqua que c’était en cas d’accident, cette épilation des
mollets, des cuisses et des bras, que cela permettait aux soignants de gagner
du temps en cas de plaie ouverte. Le sang et les sérosités qui se mêlent aux
poils les collent. Les chairs s’infectent et finalement pourrissent car
l’hôpital est loin et le transport en hélicoptère hors de prix. Un vainqueur ou
un second, comme Poulidor, auraient droit aujourd’hui à l’ambulance,
éventuellement à deux ou trois motards pour ouvrir la route – le cyclisme
n’est pas un sport assez prestigieux pour obtenir davantage. Sans doute
aurait-on laissé Rivière, un coureur des années 50, crever dans son fossé.
On le voit sur les photos, tombé, le nez dans le cresson, bourré de
palfium, qu’il prendra ensuite toute sa vie pour soulager sa douleur, la
double fracture à la colonne qui le laissa paralysé trois jours, puis bancal et
boitant le reste de sa vie. Il prenait cet analgésique avant les courses et c’est
de ne pas avoir senti ses doigts et de ne pas avoir pu freiner qu’il chuta de
vingt-cinq mètres, ce 10 juillet 1960.
Quelques mois auparavant il avait disputé un critérium à Alger. En pleine
guerre, donc. Car tout coexiste. Rivière se défonce sur les routes de la ville
blanche pendant que dans des caves on arrache un ongle à la tenaille. Le
voilà qui franchit une ligne d’arrivée pavoisée de blanc, de rouge, de bleu,
sous les vivats, sous des applaudissements juste assez sonores pour se
confondre et s’harmoniser avec un hurlement à quelques pas de là, pile au
moment où on incise un testicule, où on s’y reprend à deux fois car la lame
est rouillée, Rivière brandit son bouquet, extatique, bourré de palfium, et
c’est l’une des plus belles journées de sa vie, une belle journée fraîche et
bleue de février sur le port d’Alger – mais je mens : ce jour-là il tombe ; il
chute encore et se déplace des vertèbres. Sa douleur est sans fin, il donnerait
tout pour de la morphine.
Acharnement. Le ministre, là, le même, a démonté la poignée à moitié.
De l’autre côté de la porte, un assistant mate les flaques adhésives,
translucides et rose pâle, dispatchées sur le torse en taches de léopard ; dos
tourné, il y en a encore. Ses sourcils en accents circonflexes attirent
l’attention du ministre. Il s’arrête. L’assistant mate. Le ministre baisse les
yeux et regarde son torse. Il frappe alors du poing la cloison, déboutonne à
l’arrache sa chemise, court à la salle de bains où il s’éponge. Il roule en
boule une serviette et se la frotte par un mouvement du bas vers le haut, en
direction du cœur. Son torse est tout rougi et les bras s’en extraient, eux,
tout blancs ; le haut des cuisses coupées est blanc aussi. Il renfile sa
chemise, qui a des tout petits boutons. Elle flotte, sauf au ventre. C’est ce
torse qui traverse le bureau de l’assistant, glissant, taillé par un plateau où
s’entassent dossiers et documents, l’ordinateur et une curieuse et solitaire
fleur dans un vase en forme de col de cigogne. Prenant le couloir, il vole
dans les escaliers moquettés et sursaute aux claquements de talons sur le
carrelage ou le parquet (pas plus que vous je ne fréquente les ministères).
Le ministre est comme nous concentré sur cette partie du corps qui le
brûle encore, qui le lance à proximité des aisselles et à l’aine, de même
autour des tétons. L’air qui monte du fleuve Seine le rafraîchit, et la vue
aussi du fleuve brun et bleu piqueté de mousse, noir vu du ciel. L’air passe
où bâille la boutonnière en suivant la ligne médiane qui monte du nombril à
la pomme d’Adam puis, centrifuge, vers les épaules, les côtes, les premiers
poils pubiens frissonnants, oubliés à l’épilation. Exposé aux vents, le torse
court et tressaute quand le bout pointu d’une chaussure cirée noire heurte le
pavé. Au pont, ses bras s’orientent à la Milo (Vénus), vers le ciel et l’amont
du fleuve. Ils esquissent un demi-tour sans que personne s’en inquiète
parmi les passants tellement il y a de dingues dehors dans Paris qu’on ne
veut plus soigner.
*
Cette crème rose et brûlante qui suinta sous la chemise, nous la
connaissons toutes, cela nous dit à tous quelque chose. Je me souviens de
l’avertissement de ma mère – l’un de ses rares avertissements – surtout, ne
te rase pas ! les poils repousseront drus ! Comme si commençait là, au
rasage, un processus irréversible : des poils durs puis de plus en plus durs
de plus en plus vite, si bien qu’une fois tous les trois jours puis tous les
deux jours et tous les jours il allait falloir le rasoir pour ne pas devenir aux
jambes velue, ne pas avoir à porter toujours un pantalon sous lequel les
poils poussent sans vous. De la crème, donc, rose et grasse (celle à l’odeur
de fleurs de grand-mère), de la crème à étaler, non pour apaiser mais pour
brûler, calciner un peu les poils avant de tout racler à la spatule, et une fois
la spatule pleine et débordante de crème poilue tant qu’à la fin elle tombe et
que tu racles le sol une fois la spatule pleine, un papier de récup, par
exemple l’emballage d’un camembert, que tu barbouilles et replies
soigneusement pour ne pas t’en mettre plein les doigts.
Un jour, une amie affolée m’a dit : ne fais pas ça ! Arrête avec cette
crème ! comme si mes jambes menaçaient de fondre, comme si j’allais
devenir cul-de-jatte et me balader dans ma caisse un fer dans chaque main
pour avancer, ainsi que je l’avais vu au Portugal dans les années 80, car les
temps se chevauchent, aucun ne s’achève quand un autre débute, et la
technique ou technologie (je ne sais jamais s’il faut plutôt nique ou logie)
qui nous propulse dans la stratosphère en simultané nous massacre à
l’ancienne, nous contrôle subtilement pour tout compte fait balancer nos
corps dans une fosse commune. En attendant, je me suis laissé convaincre,
j’ai acheté des bandes de cire en boîte, des boîtes de bandes de cire (rose).
On les frotte vigoureusement jusqu’à ce qu’elles chauffent, ensuite on
applique la partie déjà collante sur la jambe puis on appuie bien, on se
pelote la jambe, alors on soulève l’un des coins de la bande et on tire d’un
coup sec vers soi ; les poils font des virgules réparties côté cire.
L’autre jour, on comparait nos jambes, avec une autre amie, fière de me
montrer de nombreux poils bruns, souples et gaillards, le long de ses
mollets. Bien que je ne m’épile plus, les miens, on ne les voyait pas. Les
conquistadors, par exemple, étaient persuadés de découvrir des Indiens
velus, aux Amériques. Quand ils les virent glabres, ou s’épilant
soigneusement quelques poils jusqu’aux bourses, aux aisselles, certains en
conclurent qu’ils étaient innocents. Les Indiens, eux, trouvèrent les
Européens hideux.
*
Nous suivons le ministre, vous et moi, et vous comme moi nous savons
qu’il ne va pas vers l’Est. Il se peut qu’un ministre un jour se dirige vers
l’Est, mais pour les commodités de l’action, ailleurs que et dans les livres, il
est important de rappeler que vous ne sauriez facilement tomber sur un
ministre dans la partie Est parisienne, là où le soleil se lève. Un ministre se
lève et se couche plutôt là où le soleil se couche.
L’un de ses bras a acheté une petite bouteille d’eau à un vendeur à la
sauvette et s’arrose le torse là où ça brûle, sur et sous la chemise. De gêne
du téton qui pointe et paraît, le torse se prend à fendre l’air francien, à se
tendre bombé vers l’autre rive sans prêter attention à qui défile – à sa droite
un parapet sous un cormoran, une péniche, un bateau-mouche ; à sa gauche,
une voiture noire, une voiture grise, une voiture blanche, une trottinette, une
voiture noire, une voiture grise, et toutes sont fraîches et luisantes dans ce
matin marathonien, dans cette matinée où il est important de faire. À quelle
vitesse sèche la chemise mouillée ? L’aréole est encore bien visible et
comme à nu là où le vent de la course l’esquive, battant les flancs, trois
mètres en avant d’un garde du corps dont on entend le souffle et les
battements accélérés du cœur au-dessus des chaussures noires et pointues. Il
imagine le torse trempé en janvier plutôt qu’en mai, ce fou de torse brûlant
sous la neige, dévalant les rues, dégringolant des trottoirs, sautant par-
dessus les ordures, une grille du métro, une forme à plat ventre qui lui sert
de haie, un étron gigantesque de chien, une bonne heure durant, une heure
entière frappé par l’hiver, glacé jusqu’aux aisselles et pourtant suant il est
entré, il a monté quatre à quatre l’escalier du hall surchauffé, a tapé dans la
porte pour se loger d’un dernier saut dans son fauteuil, face aux autres. Dès
le lendemain, il peine ; la douleur lui tord le ventre, qu’il met sur le compte
d’un homard mal saucé. Le surlendemain, il tousse et prend l’avion. Il
tousse à l’hôtel et se promet de moins fumer. Les négos ne sont
interrompues que par ses quintes. À Charles-de-Gaulle, il crache un sang
dans son mouchoir et le met sur le compte d’une gingivite. Les doux picots
lui font convoquer le secrétaire. Entre ses jambes, celui-ci ne peut éviter de
cogner le buste de sa pince à chaque expectoration. Le ministre salive et se
mord les lèvres. La douleur de l’épilation va-t-elle couvrir la souffrance de
la toux ? se demande le garde du corps. Enfin, ça descend dans les
bronches. Un mot sur trois déclenche un glaviot, qu’il capture à l’entrée
dans le papier et jette adroitement dans la corbeille posée trois mètres plus
loin. À présent, le ministre est assis derrière la fenêtre, une couverture sur
les genoux, imagine le garde. Il se tient les seins, il est livide. Un chat
ronronne sur l’accoudoir.
*
Quand j’étais jeune, j’avais un ami, un artiste dont je consulte
aujourd’hui le catalogue, retrouvé par hasard en rangeant. Ce n’est pas qu’il
vendait des choses : c’est qu’il se vendait lui-même comme chose. Comme
objet fonctionnel. En première page du catalogue, il apparaît debout, tête
cachée, penchée en avant, d’où pend une veste (3). Au bas de la page, il est
assis, toujours nu, sur la moquette, jambes repliées ; entre ses cuisses et son
torse sont posées quelques revues (4). Il porte sur ses cuisses un plateau et
ses jambes sont les deux pieds avant d’une chaise, son torse en constituant
le dossier (1). Il a deux roses, piquées dans sa bouche ouverte (7). Couché,
jambes tendues à la verticale, ses pieds servent d’étagère (12). Couché à
nouveau, il sert de polochon à un homme qui dort (19). À quatre pattes, il
retient dans sa raie la roue avant d’un vélo (29). Pieds et mains attachés par
une corde, soulevé de terre, il sert de balançoire à une fille assise sur son
torse (23). Replié sur lui-même, il est bouillotte, dans un lit (20). Enterré,
semble-t-il, il ne laisse paraître que ses pieds, sur lesquels repose une
pancarte : « Prière de ne pas marcher sur les pelouses » (30). Debout, le
crâne encastré dans une sorte de demi-casque couleur chair d’où sort une
tige métallique, il sert de pied de micro à un chanteur-guitariste (37).
(1) : 189 FF/heure
(3) : 360 FF
(4) : 270 FF
(7) : 100 FF
(12) : 65 FF
(19) : 123 FF
(20) : 49 FF
(23) : 350 FF
(29) : 575 FF
(30) : 120 FF
(37) : 310 FF
En chaise, sur la photo, il est entièrement rasé et épilé et il luit. On a
l’impression qu’on pourrait y entrer comme dans du beurre ou bien qu’il est
parfaitement plastique, rigide et moulé. Je me souviens d’avoir assisté à un
concert des Tétines Noires, groupe au registre gothique qui utilisait sa
fonction pied de micro. La scène était rouge et noire, ou peut-être les
lumières, et verte aussi. Dans un déferlement sonore, le chanteur a d’un
coup saisi son micro par la tige qu’il tirait de droite et de gauche, abaissant
brutalement puis relevant, traînant après lui par la tête le corps-objet.
Une photo ne figure pas au catalogue : allongé toujours raide et nu, rayé
de rouge et de blanc, il garnit un cadre de haie qu’un cheval de course
franchit, ses sabots à quelques centimètres du corps.
Passé le pont, le ministre tâche de se concentrer sur son Conseil, les
phrases qu’il répète luttent contre les brûlures du torse, les changent en
picotements, qu’il s’acharne à vouloir chatouilles, simples titillements, qui
alors le lancent, continuent à lui arracher des poils ou un poil, toujours le
même, sous le sein, à l’endroit où porterait la tige d’une baleine s’il avait un
soutien-gorge, qu’il visualise, il se dit voilà, j’ai mis un soutien-gorge et ce
soutien-gorge me serre, ou ce corset, que mon secrétaire, un pied en appui
sur une table, lace en bandant toutes ses forces, puis relâche et reprend,
tirant toujours plus, jusqu’à ce que mes chairs comprimées forment aux
flancs et au ventre de petits boudins, jusqu’à ce que je sente une déchirure,
une plaie, qui suinte et saigne peut-être, colle au coutil, ou plutôt au satin,
tandis que les phrases du Conseil tournent en boucle il revoit sa grand-mère
qui, elle-même, portait un corset orthopédique, mais était-ce pour une
lombalgie, une discopathie, une fracture ou un simple tassement, cela je ne
me le suis jamais demandé. Il évite de justesse une voiture noire, jette à son
garde du corps un regard assassin, traversant le cours la Reine en direction
des premiers arbres, taillés au cordeau.
Souvent je vais chez une amie qui possède trois fils qui jouent à FIFA.
Ils s’assoient en demi-cercle sur le canapé, devant la télé. Je m’installe juste
derrière eux pour suivre les mouvements des joueurs, de la balle, le défilé
des équipes avant la partie : là, je suis chargée de dire Stop ! aléatoirement
deux fois, d’abord pour l’un (le logo d’une équipe se fige, ce sera la sienne)
puis pour l’autre (idem). Stop ! Ça défile. Stop ! Début du match. Les
manettes crépitent. Les joueurs courent, moelleusement saccadés, sur un
terrain vert pomme. Les caméras s’envolent par à-coups, caressant au
passage les cuisses du buteur qui glisse à genoux sur la pelouse pour
célébrer son but. Ses deux bras unis se lèvent parallèlement vers un ciel
qu’on ne voit pas. Il est rejoint par ses coéquipiers montés en grappe les uns
sur les autres.
Changement de plan, la balle passe lentement d’un pied à l’autre sous les
crépitements des manettes. Des joueurs tournent sur eux-mêmes une jambe
en l’air et shootent. D’autres secouent la tête comme une algue au fond de
l’océan. Dans les tribunes, les figurines inanimées sont grises, ou bleues ou
gris-bleu.
Je n’ai vu que deux versions du jeu, réédité chaque année. Dans la
première, les visages ont encore ces facettes, ou vestiges de facettes aux
angles poncés, adoucis. Les joueurs s’élèvent dans les airs et retombent sans
heurt, touchant le ballon sans le frapper vraiment. Nous volons au-dessus du
terrain, nous voyons sous nous les silhouettes des joueurs s’éloignant et
s’approchant tour à tour les unes des autres, courant et marchant, toujours
légèrement mobiles même lorsqu’elles sont statiques. Nous descendons et
montons dans un manège aux tourbillons prévisibles, nous tourbillonnons,
frôlant en rase-mottes du vert.
Dans la version la plus récente, les figurines ont soudain quelque chose
de plus humain, mais quoi ? Les facettes ont disparu ; des visages
homogènes et divers se saluent, semblent s’invectiver dans des gestes
ralentis par l’air. Le son est sans doute celui, enregistré, de tribunes. Malgré
tout, ou peut-être parce qu’il nous rappelle quelque chose de l’ordre du
vivant, on a le sentiment d’être dans un film muet. Finalement, ce ne sont
pas seulement les joueurs qui sont imberbes, c’est toute l’image qui est
rasée. Impeccable, car il n’y a pas de saletés. La pelouse est propre. Les
shorts et les maillots sont propres. Les chaussures sont propres. Le ballon
est propre. La petite foule moyennement individualisée des tribunes est
propre.
Passons à autre chose, bien que dans la même ligne car on ne peut pas
dire que la vie des ministres nous intéresse particulièrement – si on ne nous
les mettait pas d’une manière ou d’une autre sans cesse dans les pattes,
gageons qu’on ne s’en soucierait guère.
Chaque année, il y a une foire commerciale dans la ville où j’habite, une
foire où, trente ou quarante ans plus tôt, on montrait encore des ours et
peut-être des marmottes dans des cages (même si l’animal n’est pas si
exotique au pays et qu’on en voit encore siffler et pisser dans la neige au
printemps) et où aujourd’hui on montre des piscines, des canapés et des
inserts de cheminée. Nous nous y baladions, avec une amie, quand notre
attention fut attirée par un groupe de dames devant un petit comptoir
derrière lequel il y avait une vendeuse. Elle tenait une sorte de feuille en
carton de la main gauche qu’elle passait et repassait sur son bras droit en
parlant beaucoup. Une dame du public prit alors la feuille et la passa et
repassa sur son mollet. Deux ou trois autres s’éloignèrent et nous en
profitâmes, mon amie et moi, pour les remplacer. Une fois frottée sur le
mollet ou le bras, la feuille ne laissait aucun poil, semble-t-il. On essaya, et
oui : en trois ou quatre coups, la jambe était lisse ; un peu poussiéreuse mais
lisse. On acheta une feuille. Une fois rentrée à la maison, regardant mieux
la feuille, mon amie me dit : Mais c’est du papier émeri ! En effet, le grain
abrasif était fin, mais c’était bel et bien du papier émeri, de celui qu’on
utilise pour poncer et qu’on trouve à Leroy Merlin. On abandonna du coup
l’idée de se poncer les jambes et je ne sais plus ce qu’est devenu ce papier
émeri.
Notre ministre poursuit sa route entre Grand et Petit Palais et leurs
pelouses malingres. Paris déploie par là son bitume aride et nickel entre les
noms de généraux (Eisenhower), d’hommes d’État (Clemenceau, Churchill,
Pompidou, etc.) et de rois (Albert Ier, roi des Belges mort dans un accident
d’escalade en 1934), et ce qui vous paraît, à vous, un brin grandiose ou
ridicule, historique peut-être, pas mal indifférent, est tout naturel pour le
garde du corps et le corps qu’il garde, combien de fois n’ont-ils pas
parcouru, l’un derrière l’autre, l’autre devant l’un, ces allées, ces contre-
allées, ces trottoirs refaits, combien de fois n’ont-ils pas empli leurs quatre
poumons d’un air dégueulasse quand il fait beau, supportable quand il
pleut ?
Justement, le soleil brille et le ministre expose ses fragments apparents
de peau au gaz asphyxiant tout en se pressant les aisselles qui lui cuisent.
Des fleurs.
Un parterre de pétales bruns et jaunes. Il pense à la douceur des fleurs
massantes, il pense au poème des pétales contre son torse, contre son
nombril et jusqu’à l’intérieur de son nombril, ce qui le fera à coup sûr
sursauter, mais il n’y pense pas longtemps puisqu’il se jette sur elles, en
arrache une poignée et s’en balafre. À ce moment-là, le garde effectue un
tour sur lui-même, l’index sur une oreille. Ils repartent, et nous n’allons pas
les quitter en si bon chemin. Voici le bassin circulaire avec jets en forme
d’éventail las de la fontaine Winston Churchill – Winston Churchill, tu
avances encore écharpe au vent sans cigare, quelques-uns d’entre vous
auront de toi une image mentale assez fidèle bien que trahie par les ans, la
maladie, l’indifférence ou l’oubli ; le torse, d’ailleurs, regarde plus bas,
dégrafant d’une main sa chemise. Il s’affale d’une fesse sur un rebord,
plonge un bras et s’asperge au ventre, copieusement aux seins, au cou, la
main en coupelle vers les aisselles qu’elle trempe à plusieurs reprises.
Stop. Ça respire gentiment, pour une fois. La peau enfle à peine, repose
presque à présent. Le garde consulte son bracelet-montre. Un poil, à l’orée
de l’aréole. Entre les ongles d’un pouce et de l’index, il est saisi et tiré –
raté. Saisi en inclinant davantage les deux doigts de façon à ce qu’ils
forment un angle aigu ; raté. Saisi, arrêt de la respiration, tiré, raté. Saisi,
arrêt de la respiration, plus de pression, tiré, à la base tiré. Raté. Saisi, à la
base, tiré, raté. Saisi, à la base, tiré, raté. Saisi, à la base, tiré, raté.
Le garde s’essuie les semelles sur le gravier. Il est temps de gagner les
Champs-Élysées (l’avenue qui va de la place de la Concorde au McDo de
l’Arc de Triomphe). On regarde à gauche, puis à droite, et on traverse. Le
garde et le torse sont à présent côte à côte, comme deux compères, et nous
on est là, on est là, même s’ils ne le veulent pas nous on est là, on les
encadre, on les chérit, on les retourne sous toutes les coutures, et quelle
veste, qu’est-ce que t’as mis comme veste là, c’est quoi ça ? Et tes
godasses, c’est quoi ces godasses ? Attends, je vais te remettre ta veste, là,
je vais te la remonter, bas les pattes, laisse-moi faire ! Et voilà ! j’ai monté
sur tes chaussures mais c’est normal si tu te laisses pas faire, à un moment
donné, vas-y, pousse ta main, pousse-toi, et ton futal, t’as vu ton futal ? Il
est pas bien coupé, ce futal-là, avec tout le pognon, les pépettes, les
picaillons, le pèze, le flouze, le grisbi, l’oseille et le blé, avec tous les
soussous que t’as, t’en as dans tes poches des soussous ? Allez, vas-y, je
parie que t’en as plein les poches, sors-les, tes soussous ! T’en as bien pour
nous, pas vrai ? Attends, je vais regarder, te fatigue pas, faut pas se fatiguer
quand les autres peuvent faire pour toi, pas vrai ? T’as bien une carte
bleue ? Bizness, Master, Privilège ? Donne-moi ton code, je te prends cent
balles et je te la rends, allez, steuplaît, cent balles qu’est-ce que c’est ?
Attends, je t’accompagne, faut faire gaffe aux bagnoles, dans le coin, ça
roule, je traverse avec toi, je te tiens par le bras pour pas que t’aies
d’ennuis, eh merde ! Mais fais gaffe, quand même ! Tu t’es encore cogné !
Tu vas encore rentrer plein de bleus ! C’est bobonne qui va pas être
contente !
*
Le temps file, dit le garde en tapant muettement de l’ongle sur le cadran
de sa montre, à remonter l’avenue de Marigny, longue de deux cent
quarante-huit mètres, on sera jamais à l’heure au 55, signifie-t-il, alors le
torse oblique brusquement et entre à sa droite sous une porte cochère qui
s’ouvre, là, dans le mur de soutènement Second Empire, car tout, ici,
comme on le verra, est Second Empire, et rien ne dépareillerait l’époque, ce
qui confère à l’ensemble une unité esthétique.
Débouchant dans la cour, talonné par le garde, le torse se heurte à un
autre torse, qui tient à la main un tuyau. Il est puissant, velu, sanglé à la
taille par un treillis qui lui gaine prodigieusement le devant. De l’autre
main, il tient l’une de ces grosses clés à molette réglables. Sans s’excuser ni
quoi, il pose à terre par un bout le tuyau et se met à taper dessus comme un
sourd avec la clé à molette. Désarçonné, notre torse s’imagine une
contenance en rectifiant son col. C’est là que le type se déplace de manière
à, est-ce volontaire suis-je parano, de manière à barrer le chemin de son
long tuyau, une extrémité à gauche, l’autre à l’extrême droite, et
recommence de plus belle à frapper. Remontant du tuyau au type et du type
au ministre, le garde voit ce dernier tétanisé. Il faut pourtant passer, vu
l’heure. Il prend la veste par le bord d’une manche et tire doucement. Elle
résiste. Il tire un poil plus ; toujours rien. Pendant ce temps, le type tourne
et retourne le tuyau avec dextérité, où il est tout cabossé et presque plat il
appuie sa Ranger puis finalement le lève à hauteur des yeux, le brandit et le
balade dans les airs, satisfait, accélère même, ce qui produit un son de
sabre. Le ministre suit le tuyau comme un toutou suit la baballe que vous
passez devant son nez, c’est désolant.
L’Élysée
C’est désolant, se dit le garde, qui tire franchement sur la manche et
déséquilibre le torse, qui lui emboîte alors le pas vers le parc, traversant le
jardin d’hiver et la salle des fêtes au pas de course.
À la française, à l’anglaise, on n’a toujours pas choisi.
Cet été, je suis allée visiter la maison d’Edmond Rostand à Cambo-les-
Bains, Pays basque. On passait, vingt-cinq par vingt-cinq, à cause de la
situation sanitaire. Une dame, sur le perron de l’entrée, nous expliqua que
toute la poésie, c’était ça : c’était que ce pauvre pré à faire paître les
moutons du nom d’Arraga, Rostand, en tombant l’r et en le remplaçant par
l’n, l’avait changé en ce nom, l’Arnaga, à la place du pré les jardins de
l’Arnaga, où nichait ou gisait ou se fourrait, et en fin de compte nidifia une
bonne partie de la poésie du XXe siècle tout à fait oubliée aujourd’hui. Eh
bien, ce Rostand, qui avait du mal à pondre (trois pièces en vingt-cinq ans),
écrivit des cahiers entiers de notes, conseils et ordres, pour aménager sa
baraque et ses jardins, et les pots de telle forme et de telle couleur, et les
fresques comme ceci et comme cela, et le gravier plutôt gris-bleu que bleu-
gris, etc. Cette maison, basque à l’extérieur et Second Empire à l’intérieur,
perturbée, à la fois impérieuse puisqu’Empire et en même temps pas très
sûre de son fait, prenant bien soin, un soin minutieux, à ne surtout faire
aucune allusion à ce qui venait de se passer ni à ce qui se passait (Mallarmé,
Manet, Monet, Paul Valéry – La soirée avec Monsieur Teste, 1896 ; Cyrano
de Bergerac, 1897), projetant aux plafonds et en haut des murs des muses,
des nymphes, des ados déhanchés aux aréoles rose pâle, à la peau de plâtre,
était flanquée devant d’un jardin à la française, derrière d’un jardin à
l’anglaise (deux tiers à la française, 10 % à l’anglaise). C’est-à-dire que le
côté anglais, caché par la maison, n’est pas bien entretenu. Si bien que
quand on parle, en France, d’un jardin ou d’un parc à l’anglaise, ce qu’on
entend, ce qu’on en a compris ou ce qu’on voit, c’est que c’est pas bien
entretenu. Je me baladais, il avançait, tâchant d’éviter les entremêlements
de lierre, des sorties de racines, des ronces, il en sautait une, j’esquivais
l’autre, il accélérait talonné, j’accélérai impatiente de me casser, il obliquait,
je contournai, il croyait distinguer un pan de mur, je voyais clairement le cul
basque de la baraque, blanc et rouge, à étages, toit pentu, il se tournait
interrogateur vers le garde, le garde interrogateur, je longeai les écuries, il
s’enfonçait dans ce parc petit, je passai devant le guichet et la foule tenant
en main son passe sanitaire, il s’engageait dans une allée empêtrée de
plantes, j’atteignis rapidement l’entrée, il vit enfin une forme ronde et
beige, je voyais au loin ma Dacia bleu gendarmerie, j’appuyai sur la clé et
les clignotants clignotèrent.
Un poil. Ça fait des années qu’un poil me pousse au menton, au milieu à
gauche pour moi, c’est-à-dire au milieu à droite pour vous, sur l’os. Quand
je le sens rouler sous mon doigt, je vais le vérifier devant la glace. Il est là.
C’est une virgule, façon de parler. Je prends la pince à épiler, et j’essaye de
pas le rater. Je serre la pince, il est pas dedans ; trois ou quatre fois de suite,
des fois cinq ou six, il est pas dedans. Mais je finis toujours par l’avoir ;
alors, bien à la racine, en tenant fort, je tire d’un coup sec. C’est bizarre,
d’avoir un seul poil de barbe ! Et encore, pas de barbe, puisqu’il ne pousse
pas. C’est tératologique. Récemment, je me suis aperçue que ce même poil,
tant de fois repoussé, était blanc. Il était passé du noir au blanc comme ça,
sans phase intermédiaire. Au moins, les autres, à la chatte ou aux cheveux,
se perdent dans des touffes noires ou marron, se localisent ici ou là. Lui,
non. Noir. Blanc.
*
Maintenant il caressait la forme ronde et beige, tout à fait lisse, son dos
plat sans accrocs, ses flancs à la fois droits et rondouillets, son crâne
géométrique au-dessus d’un museau en bronze avec les oreilles qui
dépassent, en bronze. C’était un mouton. Il déboutonna sa chemise, écarta
en grand les deux pans et se mit à frotter sa peau cuisante contre l’époxy. Je
vous assure que ça fait du bien, que ça disait au garde fébrile. Il ne va quand
même pas monter sur ce mouton, pensait le garde – enfin, est-ce que je sais,
mais en tout cas vous, vous le voyez bien dans l’élan général se saisir des
deux oreilles, enjamber la bête et la chevaucher en tapant sans éperons à un
rythme effréné ses côtes, oh ! ses pattes si fines et ses onglons lustrés !
Bon, le garde le décroche et là le guide, car ça fait des années, voire des
décennies, qu’il garde des corps de ministres ou ce genre, alors les jardins
de l’Élysée, il connaît. Va-t-on rentrer par-derrière ou par-devant ? Par-
derrière, naturellement, et son gazon haut de gamme splendide Barenbrug.
La pelouse s’élance, monochrome et douce, d’un seul tenant, verte, vers les
quelques marches qui mènent au Salon des ambassadeurs. Ôtez vos groles,
j’enlève les miennes. On pose tour à tour les pouces du pied (qui
correspondent au nez), puis l’avant de la plante (thyroïde, œsophage), on
descend vers le pancréas, l’estomac (pour celles et ceux qui n’ont pas une
arche plantaire trop prononcée), le duodénum, l’urètre et la vessie et enfin,
au talon, les organes génitaux et le nerf sciatique. C’est si mol qu’on a
l’impression de marcher sur l’eau ou sur rien.
Mais avant le salon, il y a la terrasse, sur laquelle les talons des ministres
font des claquettes quand elles tournent pour le photocall, elles tournent, et
dans le mouvement qu’elles se collent au costume d’un collègue, leurs
talons claquent ou glissent, glissent et claquent, sous le poids sidéral du
maquillage facial, des colliers, des perlouzes, des bracelets et des bagues ou
sobres, lorsqu’une ministre est lesbienne et économiste. Cette terrasse
d’ailleurs est pauvre. On dirait un display à Weldom. Une table de jardin et
deux chaises, sans doute imputrescibles, en teck huilé ? À droite, depuis le
parc, mais à gauche depuis le perron, un mini labyrinthe à la française,
haies riquiqui et touffes de fleurs. De l’autre côté, un pot, évidemment ; je
ne vérifie même pas, je sais que c’est un pot. Exceptionnellement, et parce
que le garde continue à heurter en rythme son cadran de montre, on entre
par la porte-fenêtre. Grande table ovale et contre les murs de droite et de
gauche des chaises, sans doute Restauration ou Louis-Philippe (de toute
façon mentalement on n’a pas dépassé le XIXe siècle). Mais qu’est-ce
qu’elles sont soyeuses ! Toutes bleues et douces comme le cul d’un bébé !
Le torse s’assoirait bien sur ce cul de bébé ou mieux, il s’y bouchonnerait, il
y combattrait le mal par le mal en s’y frottant à genoux, les deux mains
accrochées aux deux pieds de derrière et la cuisson de ses seins baisserait,
s’apaiserait peu à peu.
Affalé sur le tapis et tenant son sein sous sa chemise, il voit le décor face
à lui. Tout est doré : d’abord, au centre d’un demi-cercle, une petite coquille
Saint-Jacques au pubis replet surmontant son creux dans l’ombre ; elle se
jointe, au-dessus, par une façon de fleur de lys minuscule, à un coquillage
bien plus maous, continué sur sa droite et sa gauche, toujours en demi-
cercle grimpant, par des rinceaux exubérants, branches d’où partent des
feuilles recroquevillées de part et d’autre et qui, à la base du coquillage,
viennent pointer ou pousser comme deux clitoris ; à son sommet, un cœur
creux et allongé s’achève en deux tiges toutes chétives qui retombent et
d’où repousse ce qui ressemble à une mauvaise herbe. À quelques dizaines
de centimètres, toujours en remontant, deux glands pendent ; ils sont
accrochés à un bouclier rond ; mais entre les glands et ce bouclier il y a une
tête de lion tournée vers la droite qui tire la langue et dissimule une trompe
ou trompette d’où dégringolent une branchette de chêne et la queue du lion
(sans son corps). Sur le bouclier, il y a tout un fourbi de cheveux, de tiges et
de chaînes entremêlés, d’où jaillit en haut à droite peut-être une tête d’aigle
ou alors une vague ; du haut à gauche au bas à droite, le carquois, c’est-à-
dire cinq flèches liées par une bande ou bandées par un lien ; une même
flèche, bien identifiable cette fois, traverse quelque chose au-dessus du
bouclier ; ensuite il y a un gros ruban dentelé sur ses bords avec une grosse
rosette en plein milieu dont les parties libres font des S ; ce ruban se divise
en deux et en redescendant sur sa droite et sur sa gauche forme un cadre qui
comprend le tout. Au-dessus de ce cadre, en haut, au centre, une coquille de
taille moyenne d’où partent à nouveau des montants qui forment un
deuxième cadre tout autour du premier cadre. Ce deuxième cadre s’aligne,
en bas, sur l’horizontale du haut du dos d’une chaise soyeuse, ou plutôt
d’un fauteuil soyeux, puisqu’iel a des bras. Le garde cale son pied, prend
une main, et en tirant fort il lève le ministre ; tous deux, déséquilibrés,
manquent de s’étaler sur la table.
C’est au moment même où ils s’apprêtent à pénétrer le salon Pompadour,
au seuil, alors qu’ils quittent les Ambassadeurs où se tient, ou se tenait, le
Conseil des ministres depuis 2017 mais qui, sans surprise, depuis 2022,
redeviendra une antichambre, un endroit pour les goûters des enfants, un
nid à poussière de plus, que je me souviens de cette histoire de sillon
interfessier, c’est-à-dire que ça ne m’est pas revenu, d’abord, sous ce nom
de SIF, plutôt l’image d’une raie glabre et un peu bleue d’avoir été trop
tondue, une sorte de lune ouverte en deux. Qui avait bien pu me parler de
cette épilation du cul ? Elle s’était logée, comme ça, naturellement, dans un
coin de mon cerveau où je l’avais oubliée, et elle m’était revenue sans éclat,
sans trompette, pour s’imposer provisoirement sous la forme de Qui a bien
pu me raconter cette histoire d’épilation de la raie ? Tout de même
quelqu’un que je connais suffisamment. On ne vient pas te parler
d’épilation de la raie comme un sociologue. Mais je ne reconstituais aucune
bouche, dans aucune tête, causant de l’interfesses.
Il était peut-être temps d’entrer dans le salon Pompadour, après tout, de
se reconcentrer sur le torse, sur sa station debout devant la grande virgule
blanche du canapé, au-dessus des coussins, car il vient de se glisser entre le
mur tout doré et le dossier du canap et il tâte les coussins un par un. Il en
prend un des dix, le palpe et le pelote avant de le remettre à sa place. Il
prend le deuxième, en partant de la droite, le palpe et le pelote. Le
troisième, le palpe et le pelote trois ou quatre fois puis le quatrième. Ensuite
il contourne le canapé pour bien vérifier qu’il ne les a pas décalés, qu’il n’y
a pas d’espace inutile entre deux coussins mais que chacun s’appuie sur
l’autre et voisine gentiment. Il rejoint le cinquième coussin, qu’il palpe et
pelote, palpe et repelote. Il dégage le sixième coussin du cinquième et du
septième pour le palper et le peloter. Il tourne et retourne plusieurs fois sur
lui-même le huitième coussin avant de le palper et de le peloter. À présent
qu’il a presque fini, il se repositionne face au canapé, dos au garde, hors de
lui. Il reculerait de quelques pas, ce garde, et dès le premier élan lui mettrait
son pied au cul, un coup de latte qui l’enverrait se fracasser contre le stuc,
lui ouvre le crâne en deux et balance la cervelle sur la moquette. On en est
au neuvième, qu’il palpe et pelote et recoince entre le huitième et le
dixième dont il se saisit pour le palper et le repeloter.
C’est là que le torse se cale, épuisé, dans le canapé. À quelques mètres
au-dessus de lui, face à lui, une beauté. Jamais, s’il ne s’était calé dans ce
canapé et nous avec lui, il n’aurait noté cette beauté ; il se serait
essentiellement baladé à hauteur de son regard d’homme, entre un mètre et
un mètre soixante-quinze centimètres, là où on place les chaises, les tables,
les pots ou les vases sur les tables, les consoles, les porte-manteaux, les
luminaires, les livres et les tableaux, les plats fumants, les desserts, les
cakes, les tartes.
Elle lévite, à demi couchée, dans une brume bleue ou un tissu bleu ou un
tissu de brume, un bras brandi et mou à la fois, relâché mais puissant,
placide. Le bras brandi découvre l’aisselle rouquine. C’est une rouquine. On
dit vénitienne, sous Napoléon III. Vénitienne, c’est une blonde rouquine,
que j’ai moi-même du mal à imaginer sur le papier. Si je me rends dans la
réalité, à la recherche d’une blonde rouquine ou d’un blond rouquin que
j’aurais rencontrés, je ne vois personne ; ils sont soit blonds, soit roux, soit
auburn. Après, le fait de l’avoir vu copié à plusieurs endroits, ce blond
vénitien rouquin, est suffisant pour la suggestion, et figurer dans votre
propre passé quelqu’un de roux ou de blond tirant sur le roux ou le blond.
Un sein dépasse du tissu de brume bleu ou de la brume bleue ou du bleu,
tandis que l’autre est couvert ; il dépasse blanc, laiteux, comme rétroéclairé
par le petit matin, et son aréole rose pâle, à peine marquée. Aussi tous les
seins Napoléon III sont ainsi, laiteux, rose pâle, à peine marqués, ils lévitent
sous plafond dans des médaillons dans des châteaux et demeures copies de
Louis XIV, Louis XV, Louis XVI, sous Louis-Philippe, Charles X,
Napoléon III donc, Charles de Gaulle, François Mitterrand et Hollande,
Nicolas Sarkozy, Emmanuel Macron, c’est-à-dire sous nous, à l’époque
même à laquelle nous vivons et évoluons dans des couloirs d’hôpitaux ou
d’immeubles sous ces seins, somme toute, qui nous surplombent, survolent,
planent, bombés, obombrés (ou rétroéclairés), tendus par un bras brandi qui
dirige nos regards ou par-ci ou par-là ou vers la lance (car la beauté tient
une lance) ou vers l’aisselle et cette aisselle, nous nous y condensons, nous
y sommes, le rouquin blond vire, il vire au roux franc puis fonce, il fonce
brun et le brun vire au noir, il fonce noir fondu au noir, et de là les poils
noirs y pointent y durcissent comme des piquants, comme des piquants
d’oursin gonflé, ils s’y déploient et pointent vers le ministre qui n’en peut
plus de cette beauté, de cette beauté dressée en médaillon au-dessus d’une
porte du salon Pompadour.
Il est temps de calter dans la pièce d’à côté, le Salon des portraits, dans
les médaillons desquels on reconnaît le pape Pie IX, l’empereur François-
Joseph, le roi Victor-Emmanuel d’Italie, le tsar Nicolas Ier, la reine Victoria,
le roi Frédéric-Guillaume IV de Prusse, la reine Isabelle II d’Espagne, le roi
Guillaume Ier de Wurtemberg, et c’est tout.
Auparavant, dans ces médaillons, il y avait les membres de la famille de
Napoléon Ier et avant encore, des muses. Qui sont neuf. Mais nous comptons
(et recomptons) huit. Huit portraits. Qu’est devenu le neuvième ? Napoléon
tenait-il à ne garder que huit membres de sa famille et supprima-t-il une
muse, c’est-à-dire un emplacement de muse ? Ou bien Napoléon III fut-il
dans l’impossibilité de sélectionner plus de huit souverains européens ?
Toujours est-il que derrière chacun de ces souverains européens de
l’époque, il y a un membre de la famille de Napoléon Ier, et derrière chacun
des membres de la famille de Napoléon le Ier, il y a une muse. C’est comme
ça que le ministre voit les choses, se touchant et massant le sein gauche, qui
lui cuit encore, contournant de l’index son aréole brune à picots pâles
surimpressionnée d’une identique, mais rose à picots blancs. Il remonte à
l’aisselle, et au lieu de l’oursin escompté ne trouve que des bouclettes un
peu rêches.
Maintenant, on se rassoit.
Ensuite, on est fatigués, stressés de s’être tous paumés, paumées, dans le
Palais, abruti.e.s par la déco, alourdi.e.s par le poulet-frites, la clope, on
ferait bien une sieste.
Pourtant ce n’est pas le moment de faire une sieste, ce n’est certes pas le
moment et certainement pas le moment de faire une sieste, pourquoi on est
incorrigibles, pourquoi on est indécrottables, pourquoi au moment même où
il faudrait ne surtout pas dormir on sent nos paupières battre de l’aile,
pourquoi nul ne songe à s’envoyer des gifles ou gifler l’autre mais songe,
pourquoi ce qui l’emporte c’est le songe, pourquoi nous sommes ceux et
aussi celles qui nous enfonçons dans le songe, préférons le songe, affichons
que nous ne songeons pas pour finalement battre de l’aile aux paupières,
disposer sous nos têtes un coussin, enfoncer le coussin, ouvrir et baver par
la bouche un pied sur une cuisse, l’épaule contre une épaule, la main sur le
cœur ou sous une fesse, occupant bruyamment mais vulnérables, et c’est
toujours comme ça mais ce n’est pas toujours comme ça. Ce n’est pas
toujours comme ça, me dis-je assise sur le bord du canap, ma clope éteinte
et mon verre vide. Je rassemble mes cheveux et je les réunis par deux
élastiques en queue-de-cheval. J’époussette mes frusques et je me relève.
Alors, elles sont où ces toilettes ? Parce que j’ai envie de chier.
II
Bref, un jour, il peignait une toile et certains de ses élèves n’ont pas trop
apprécié. Ils ne la trouvaient pas assez radicale, cette toile. Pas
suffisamment grecque, pas assez néoclassique, au sens où c’est en Grèce
qu’était née la démocratie et que c’était la démocratie qui était justement en
train de se mettre en place, depuis 1789, en France, pays du même nom que
celui dans lequel nous vivons actuellement. David les a foutus dehors. De
fait, qui était le plus radical, là-dedans, lui ou eux ? Je suis bien incapable
de le dire bien que j’aie d’abord cru être tout à fait capable d’en juger.
Je me baladais dans un musée, il y a quelques mois, quand je suis tombée
sur une toile horrible. Une espèce de personnage au buste énorme, assis, à
la peau grise et intégralement glabre, qui se faisait sucer les pouces par une
cohorte de disciples à genoux. Je quittai la salle puis j’y reviens,
comprenant que c’était lié à cette toile. Qu’est-ce qui m’arrêtait ? Quelque
chose me rappelait quelque chose, mais quoi ? Cette peau tondue, rasée
épilée, lisse polie. Mais oui ! me dis-je en voltant, les joueurs de foot ! Les
joueurs de foot sur FIFA ont cette peau-là, intégralement glabre ! Attends…
les joueurs, et les spectateurs, et les gradins, et le ballon, et la pelouse, et le
ciel au-dessus du stade ! Le ciel au-dessus du stade est glabre, totalement
lissé ! Même le cheveu du joueur est glabre, ou la barbe simulée, car ce
n’est pas le personnage mais l’IMAGE, qui est épilée ! Aucune image n’est
poilue peut-être, mais les images dans lesquelles nous vivions tous et toutes
une partie de nos journées possédaient cette caractéristique d’être
collectivement glabres, sans exception ; n’importe quel objet, même le plus
dévoyé et le plus dégoûtant, le plus heureusement suant et débordant, était
par ces images, ce type d’images, rendu glabre, tondu, lisse, poli. Et c’était
ce peintre et ses collègues (il devait en avoir) qui avaient anticipé l’image
dans laquelle naturellement nous nous étions pris à évoluer depuis une
vingtaine d’années.
Deux éphèbes, lisses et très minces, veloutés, nus hors une fine paire de
sandales chacun et un carquois pour l’un, qui soutient l’autre d’un bras
autour du torse, la tête tout contre l’autre tête, une main appliquée contre
une joue de celui qui s’affaisse par-dessus les cheveux blonds, bouclés,
qu’ils ont tous deux car ils se ressemblent, on dirait des jumeaux, des
jumeaux mythiques, amoureux, quand l’un meurt l’autre l’est encore,
amoureux, même quand l’amour est mort, ou disparu, celui qui reste aime
encore à l’aube, la lumière est celle de l’aube, diffuse, blanche au côté droit
du plus faible (une ligne claire descend de son épaule et de la main de celui
qui le tient jusqu’au pied, à la sandale bleu pâle), révèle au loin dans la
brume, bleue, la fumée du matin, un bout de fleuve ou un lac, des arbres sur
la rive, une ville à peine indiquée, deux tiers de ciel et au premier plan un
pré, sur lequel ils se tiennent, tout à fait semblable à la pelouse des terrains
FIFA bien que moins vert, ou pas du même vert. La mort d’Hyacinthe,
1801, prépréraphaélite, je dirais. Radicale et révolutionnaire, disent les
Pensifs, ou Méditateurs, ou Barbus, comme on les nomma.
Expulsés de l’atelier de David, les Pensifs seraient montés pas très loin,
sur la colline de Chaillot, lieu aujourd’hui muséal et parisien qui devait être
autrefois une campagne. Ils squattent un ancien couvent de Visitandines, de
fait une ruine. Ils ont les cheveux longs, se laissent pousser la barbe, nus
sous une tunique grecque, on dirait djellaba. Des hommes ; au moins une
femme. Ils peignent peu, n’écrivent pas. Estiment que la pensée doit
s’appliquer à la vie même, au-delà de la peinture. Qu’un art nouveau ne
peut naître sans une vie nouvelle. Ils mettent tout en commun, sont pour le
partage universel des terres et végétariens. Continue la Révolution après la
Révolution, jusqu’en 1803. 1797-1803 : six ans de vie en communauté,
rétrospectivement « secte », quand la Révolution aux autres n’est plus
qu’un souvenir, un dessin de Bastille dans une assiette à dessert. 1803 :
mort de la communauté, un peu avant que le premier Consul ne se fasse
sacrer. 1804 : ils se coupent la barbe et remettent des bas.
En vérité il n’y avait pas qu’une femme, cette Lucile, elles étaient au
moins vingt, aussi parce que David accueillait des femmes dans son atelier
et que, quand il a exclu le groupe des Barbus, des femmes devaient s’y
trouver – ou qu’elles les ont rejoints à Chaillot, ayant entendu parler d’eux,
qui se faisaient connaître par le scandale ; on les disait sales à une époque
qu’on imagine moins hygiéniste que la nôtre, leur saleté répugnait.
Qu’on ait retenu des femmes du groupe une seule d’entre elles, Lucile,
s’explique : on a encore une ou deux toiles d’elle et des titres de toiles
(peut-être d’une seule toile, d’ailleurs) inscrits dans le catalogue d’un salon,
qui ont ou a disparu ou qui ne sont plus localisées. De plus, elle a épousé
Franque, un autre Pensif, qui a continué sa carrière (il est mort en 1860).
Avec ce Franque, elle a eu une fille : Isis.
Mais il n’y a pas que ça (pour qu’un groupe de peintres ait disparu corps
et biens, faut-il qu’il n’y ait pas que ça) : ils peignaient sans modèles, et ceci
encore les oppose à David. C’est un peu comme si vous décidiez de faire un
film pour la télé sans embaucher de techniciens, en vous privant de mixeur
ou d’étalonneur par exemple, alors quand le monsieur ou la dame de la télé
visionne votre générique, à la fin, iel bugge, iel se le repasse en avant et en
arrière, au ralenti et en accéléré, et rien : pas de mixeur, pas d’étalonneur,
même si, d’une certaine manière (elle tend l’oreille), le film est bien mixé et
même si (il chausse ses lunettes) les couleurs sont bonnes. Eh bien, dans la
peinture, il faut faire bosser les modèles, à moins que vous ne fassiez que
des natures mortes ou des paysages. Or les Barbus peignent des allégories,
des fantaisies, anticipent en moins flatteur les corps préraphaélites ; sans
doute est-ce là ce qui incommode les critiques, ces corps ternes,
languissants, ou triomphants mais froids.
Les Barbus sont morts d’incompréhension puis d’oubli. N’importe quel
groupe d’avant-garde ensuite sera connu, contesté, reconnu, négligé puis
repris, évalué, réévalué en fonction du goût de l’époque. C’est comme s’ils
n’avaient, depuis cette fatale année 1803, croisé le goût d’aucune époque, ni
la romantique, trop proche, ni le Parnasse, ni le symbolisme (et pourtant),
encore moins les Hydropathes ou Dada, l’humour n’étant pas leur fort.
*
Tu ne te détaches que peu, partiellement, du fond, qui est noir, et ta
tunique est du même noir, ce qui fait disparaître ton corps. Ton bras droit,
levé, celui par lequel tu peins, émerge de l’obscurité. Puis ton cou, ton
visage, ovale, tes yeux noirs du noir des yeux des héroïnes nervaliennes, tes
cheveux noirs cachés par des fleurs, des marguerites. Tu nous regardes d’un
air absent. Ta main est posée sur l’épaule de ton frère, un rouquin penché
par-dessus la mère vers l’autre sœur, en bas, à droite, qui lève les yeux peut-
être vers toi, ne croisant pas le regard du frère, cependant qu’une sœur plus
petite regarde le père, par-dessus la mère, ou la mère peut-être, au centre,
assise, qui nous voit, et le père, le plus grand, en haut, à droite, nous voit
aussi. Le jeu des bras, du frère qui tient la main de la grande sœur tandis
que la petite s’accroche au bras de celle-ci et que la mère pose le sien sur la
hanche de sa jeune enfant, clôt ou clôture la famille.
Écoutez, sur cette aile, reste plus qu’une pièce, derrière cette porte. C’est
le Salon d’argent. De l’or blanc qui là paraît gris, qui est gris de fait et là
plombé. Des tissus mauves, que j’ai vus mauves, et là plombés mais d’un
plomb différent.
Pousse-toi, je vois pas bien. Poussez-vous, les autres.
La table dans un coin. Rien sur les fauteuils. Un rayon de poussière
blanche filtre par l’interstice de la fenêtre fermée, bloquée, en direction de
la banquette Empire que les chiens de Sarko avaient niquée. Colle ton œil.
Soulève-toi un peu. Encore. Par terre, là, tu vois rien ? Regarde mieux,
arrête de respirer. Tu vois pas ? Un livre ? Un cake ? Un morceau de cake ?
Un animal ? Un mélodica ? Ça bouge ? Laisse voir, Lucile.
Une jambe. C’est le pied qui bouge d’une jambe. Et là-bas, derrière, une
autre jambe. Des formes. C’est comme des collines, un relief de montagnes
moyennes vertes, violettes, puis rousses et sans neige jusqu’en avril, quand
la dernière poussée d’hiver saupoudre les sommets. Des creux, des vallons
d’où l’eau sourd, lapée par les langues des daims, de leurs mères et de leurs
pères. Les lichens secs se gorgent le matin pour prendre leur texture
caoutchouteuse, céladon à l’intérieur, et noirs. Derrière ce massif rocheux,
ces schistes, il y a le squelette d’un ichtyosaure, l’un de ces dauphins
préhistoriques qui ne chantaient pas la même chanson, ne soufflaient pas
d’une même puissance par leur évent. Leur évent. Le sol est dur, mais si tu
frappes d’un coup et que tu as des bottes, il marque. D’anciennes vagues
aussi, en vaguelettes sont inscrites sur le rocher ; ce fut une mer calme, sans
doute protégée, où vivaient par milliers, centaines de milliers, millions, les
ammonites. Ammonites phalloïdes, ammonites circulaires, sortes de pneus
ou de serpents crantés enroulés sur eux-mêmes, gros escargots de la taille
d’un tapir ou demi-tapir. L’antique crustacé à la coque molle a pourri dans
le sable, enrichi le sable qui ne se mange pas, et les algues salées, qui font
des mouvements de bras incertains dans une ambiance de fin du monde ou
de début de cinématographe, et des champignons dont 95 % ont disparu.
Les oiseaux bien sûr, des oiseaux dentés déjà bavards d’un chant plus
complexe aux plumes colorées décolorées, colorées puis décolorées, aux
grands corps couverts de la poussière qu’on appelle terre, c’est-à-dire de la
terre. Des corpuscules, des corpuscules sans nombre lévitent ou volettent ou
s’enfoncent dans la brume unique de ce plan de mer, planent dans les
gouttelettes de vapeur, transportés de pays à pays, route invisible à route
invisible, colline à plateau et retour, dans le vent, un vent autre, qui ne passe
jamais par où il passe aujourd’hui ou en 1300. Des vers aèrent la terre et le
sable dans la mer ; les vers sont les plus utiles plus beaux de tous les
animaux, réguliers, automates faussement, tordus, droits et souples, luisants
et veloutés. Ils font des trous. L’ensemble de la faune et de la flore font des
trous dans le sol, dans le ciel et dans l’eau, qui se referme voluptueusement
à la suite, l’eau s’ouvre et épouse l’animal en suscitant ses bulles, qui
éclatent ou seulement s’effacent avec discrétion. Une forte odeur de
puissante pourriture et de chaleur humidifiée baigne le tout à moins que six
mois plus tard tout soit congelé. À ce moment, des silhouettes vaquent sous
la glace, continuent leur manège. Un ours au printemps te péterait ça d’une
patte sauf qu’il n’y a pas d’ours. De l’ambre aussi, à cette époque sans
ambre, des arbres à cette époque sans arbre, harnachés, empêchés, empêtrés
dans d’autres, avec des lianes et racines aériennes qui trempaient plus bas,
nourrissaient les poissons d’une époque sans poissons jusqu’à ce que je dise
poisson, et liane, et tapir, et gris et plomb.
Regardez, les gars, la colline bouge. Elle bouge une fesse. Elle se réunit
ou s’assemble péniblement. Elle ramène un mollet contre sa cuisse. Elle se
prend un pied, puis une cheville. Elle se masse la cheville. Se retourne et se
masse douloureusement le ventre.
Est-ce qu’ils dorment ? demande quelqu’un. Ils ont tombé le costume !
Lui, là, même la chemise. Si, dit Lucile.
Oui, dit Lucile. Il y en a une qui traîne au pied de la banquette, roulée en
boule.
Doit faire une chaleur, là-dedans, au moins trente, dit quelqu’un, c’est
pas si vieux que ça mais ça doit bien puer.
Y a une godasse aussi, tu la vois ? Un petit escarpin. Sous le fauteuil,
près de la fenêtre, après la console. La console avec le pot de fleurs.
Ah. Y en a un qui se lève. Tiens, regarde. Il s’approche de la fenêtre. Il
veut voir dehors. Il colle son nez à la vitre. Il essuie son nez à la vitre. Il
frotte son nez un coup à gauche, un coup à droite, son nez tout aplati. Il
recule. Il va se rasseoir et il se tient le front. Il pousse du pied un collègue.
Il le fait rouler presque, demi-rouler.
Le type moufte pas. Ils doivent être crevés.
Tu vois ce qu’ils font tout au fond ? Je suis trop myope et avec la chaleur
ça se brouille, je dis. Ils sont appuyés au mur ? Ils bougent ? Ils remuent un
peu ?
Ils ont la tête sur l’épaule du collègue. Ils dorment. Ils ont encore leur
tête, quoi, dit Lucile.
Sous l’autre fauteuil, au coin, à gauche, tu peux apercevoir la pile des
maroquins, bien rangés, et le plastique froissé des packs d’eau.
*
On a quitté la serrure, avec Lucile, on a laissé les autres et on est
revenues en arrière, toujours tout droit. On a longé la cour de l’Est et on est
sorties sur la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Il était midi. On n’y voyait pas
à deux pas. Le brouillard s’était levé, un brouillard compact, comme un
paquet de coton gris tombé des cintres et qui envahissait tout, se baladait
jusque sur la chaussée en volutes, remontait le long des façades en
arabesques et se tordait autour des enseignes qu’il cachait à demi, aux trois
quarts……INS….COLAS….RADA……ANQ….OSTAL……
PIER….ARDIN…… On s’est vite calées contre un mur pour éviter un
passant qui fonçait, indifférent à la brouillasse. On a juste vu passer une
casquette, ou peut-être un foulard, mauve.
En temps normal, et même pour un trajet que j’ai déjà fait dix fois, je
mets le GPS. Donc j’ai pris le téléphone pour savoir où on était. Donc
c’était clair. Il fallait aller à droite et remonter la rue des Saussaies. Lucile
m’a dit non, qu’elle ne voyait pas pourquoi il fallait aller à droite, que notre
direction c’était à gauche, il fallait aller à gauche, remonter tout simplement
la rue du Faubourg.
Si le téléphone dit à droite, c’est parce que c’est plus court, on va se
rallonger si on passe par la rue du Faubourg, je lui dis. Comme tu veux, elle
a dit.
Pour la rue des Saussaies, le téléphone disait qu’on devait traverser, mais
le brouillard étouffait tout, et quand une voiture arrivait on entendait une
sorte de chuintement, comme au passage d’un escargot gigantesque ou
quand des poissons fraîchement pêchés glissent par quatre dans un petit
évier de cuisine. Je me suis accrochée à sa tunique et on s’est avancées bien
prudemment en tâchant de distinguer quelque chose. À l’aveuglette, on était
sur le trottoir d’en face – j’avais bien vérifié du bout du pied le rebord avant
de monter.
Je tenais toujours sa tunique et de l’autre main je consultais le téléphone,
qui disait tout droit. Devant les vitrines éclairées, la brume s’élançait en
paillettes, prenait des couleurs vertes et jaunes, des violets s’écroulaient
puis escaladaient les parois autrefois blanchâtres de ces murs parisiens.
D’une boutique de fringues fusait en sourdine Born to Be Alive que j’ai tout
de suite reconnu bien que c’eût pu être Rasputin de Boney M. Je me suis
souvenue de ce cirque, dans les années 2000, quand j’ai refusé d’aller voir
Boney M., au bled, juste avant que l’homme meure, qui reprenait Rivers of
Babylon de sa belle voix grave. Comme on n’y voyait goutte, plutôt que de
marcher on s’est mises à danser sur place avec Lucile, et chaque fois qu’une
cliente ouvrait la porte puis aussitôt la refermait, dégoûtée d’autant de
brouillard elle préfère se calfeutrer, on dansait plus fort quelques secondes,
avant de refaire les algues quand le son s’estompait à la fermeture de la
porte.
Ah, tu vois, elle me dit, on est trop remontées ! Si ça continue, on va se
retrouver dans l’Est !
Bon, on n’a qu’à redescendre, je lui dis, et prendre la rue Cambacérès
jusqu’au Franprix.
Tu rêves ! elle me dit, on n’est pas si haut, suffit de revenir en arrière.
Ah non ! je lui dis, on va devoir repasser devant la petite entrée de
Beauvau, j’ai failli me tamponner un CRS !
Excuse-moi, elle dit, si tu veux t’éviter ça, t’es pas dans le bon quartier.
C’est vrai qu’il devrait y en avoir beaucoup plus, des CRS, je lui dis, à
présent, mais l’affaire, c’est qu’on ne les voit pas. Si ça se trouve, y en a des
autobus entiers, et des camionnettes et des canons à eau tout le long de la
Seine.
De toute façon, on passe par-derrière, a dit Lucile qui me traînait par sa
tunique, vu que je n’arrive pas à réfléchir en cherchant mon chemin.
Ici ! Rue de Penthièvre ! j’ai dit en brandissant tout étonnée le téléphone.
C’est quoi l’intérêt ? a dit Lucile, ça nous fait redescendre tout de suite
vers la rue du Faubourg, vaut mieux prendre par La Boétie.
On dit pas La Boétie, tu sais. Il y a trente-sept ans, un prof m’a dit qu’on
ne disait pas La Boétie mais La Boétie (comme dans boîte).
Trente-sept ans ! Comment est-ce possible ?
Je ne sais pas, je lui ai dit, mais ce qui est sûr, c’est qu’on a l’impression
qu’on a énormément de temps, au début ; il y a une plage, entre vingt et
trente, disons, où la vie paraît comme un tremplin très légèrement incliné
qui atteint l’horizon, où il se passe des choses.
Le voilà votre problème, elle a dit, faut pas chercher plus loin.
Je me prendrais bien un petit quelque chose à manger, j’ai dit, car j’avais
vu sur le téléphone qu’on devait être devant une boulangerie, une vaste
boulangerie hygiénique au parterre gris et au comptoir simili-marbre encore
gris sur lequel trônaient de gros bols d’où dépassaient des salades de toutes
sortes puis plus loin vraisemblablement des gâteaux.
Lucile fonçait. Mangeront-elles ?
La porte de l’hygiénique boulangerie glissa devant un carton carré à la
rosette dorée tenue par un index retourné en crochet, qui passa environné de
brume en lévitation. Je m’apprêtais à suivre le carton quand j’ai senti
qu’elle me tirait rudement tout contre elle, tu dis toi-même que ton
téléphone affiche quarante minutes ; en comptant le brouillard, on n’y sera
pas avant deux heures.
*
En effet, ça ne se levait pas ; la luminosité était à peu près celle de
Copenhague en janvier, chaleur en plus. Des nappes impressionnantes
versaient des toits sur les façades et de là sur les trottoirs où elles
tourbillonnaient en panaches à la manière de gaz lacrymogènes inoffensifs.
On s’y baladait naturellement, et je m’amusais de temps à autre à faire
disparaître mon pouce en le tendant le plus loin possible dans la purée de
pois. C’est là, juste avant de passer la rue de Ponthieu, que je me suis pris
les pieds dans une trottinette invisible. Je me suis affalée les mains en avant
et je me suis raclé les paumes.
Allez, relève-toi, c’est rien, a dit Lucile en soufflant doucement sur mes
paumes ensanglantées.
On a fait deux pas de plus avant de se prendre un vélo tout désarticulé
dont la roue avant continuait à tourner. Bon. Décidément, fallait abandonner
les trottoirs. Sauf que sur la chaussée c’était pas mieux. Suffisait de se
pencher, de se courber comme quand on cherche les clés qu’on a perdues,
pour s’apercevoir qu’elle était jonchée de trottinettes et de vélos défoncés
par des voitures. Plus aucune ne roulait, d’ailleurs, même avec les feux
antibrouillard – sans compter qu’il est impossible de passer avec tous ces
cadavres répandus sur le bitume. On passait notre temps à enjamber des
cadres et de la tôle, des pneus et des morceaux de métal. Ah ! On n’y serait
certainement pas en quarante minutes !
D’un coup, une immense plaine de gris s’est étalée sous nos yeux, un
champ, un fleuve dont on ne voyait pas l’autre rive.
Qu’est-ce que c’est ? j’ai demandé à Lucile.
Eh bien, elle a dit, je pense que c’est l’avenue des Champs-Élysées. Oh !
Comme c’est beau !
Jamais l’avenue n’avait été aussi ample, souveraine, sans limites, étale et
souple, mouvante imperceptiblement et cependant toujours la même, ainsi
plongée dans la nuit grise de l’eau condensée, dans la semi-ténèbre.
Crois-tu que nous pourrons la traverser ? j’ai demandé à Lucile.
Regarde, il y a tout de même un réverbère.
De fait, on apercevait un halo de lumière jaune à quelques mètres, dont
on ne savait s’il appartenait à la rive gauche ou à la rive droite de l’avenue.
Écoute, elle a dit, on n’a qu’à fixer cette lumière et on verra bien.
On a avancé à tâtons entre les objets, elle relevant chaque fois sa tunique
d’une main peinte. Quelques passants marchaient sans voir, un peu dans
toutes les directions, un sac ou un verre à la main, une coupe semblait-il, de
champagne, bien qu’aucune fête légale ne se profilât. J’en ai arrêté un.
Alors, qu’est-ce que tu bois ? je lui dis, car le brouillard invitait au
tutoiement.
Mais du champagne ! il a dit (ça tombait sous le sens).
Il m’a tendu la coupe, j’ai bu une bonne gorgée d’un champagne sec,
excellent. À la deuxième (gorgée), j’en eus jusque dans le cou à cause d’un
coup de coude de Lucile dans mes côtes.
Regarde, là-bas ! elle disait, et comme je regardais à droite, elle dirigea
d’un bras ma tête vers la gauche.
Une lumière mouvante trouait l’obscurité. Elle se dilatait et réduisait tour
à tour avant d’enfler à nouveau par langues dans plusieurs sens.
Ça brûle, non ? dit-elle.
J’ai regardé sur mon téléphone ce que ça pouvait bien être.
Boutique officielle du Paris Saint-Germain, j’ai dit, ça peut être que ça.
On a tourné sur nous-mêmes trois fois pour voir si d’autres choses
brûlaient ; mais non. Le brouillard étendait partout ses nappes sauf en un
point, là-bas, à gauche, la boutique officielle du Paris Saint-Germain. Alors
on s’est élancées dans le fleuve en se tenant bien fort par la main pour
passer. Même la tunique noir charbon de Lucile s’estompait et des fleurs
qu’elle avait mêlées à ses cheveux longs et noirs je ne discernais plus que
des signes, des pigments roses et rouges étouffés, sous calque.
J’ai tendu mon autre main devant moi et j’avançais d’abord un pied levé,
qui tentait de repérer les obstacles avant de se poser. Quand ce pied
rencontrait quelque chose, je me penchais pour caresser la forme, savoir si
elle était dure ou tendre, si sa texture me faisait plutôt penser au caoutchouc
ou au fer, si elle était froide ou chaude de la chaleur de cette journée de juin.
Ensuite je portais mes doigts à mon nez pour sentir l’huile ou le pneu usé ou
à ma bouche si s’annonçait un sac de courses tombé, plein des bonnes
marchandises qu’on achète dans le coin, les crus et les viandes, les légumes
rares et les fruits juteux, ananas en novembre, fraises petites et premières
pêches, thon très cher, gibiers et truffes entières ou en poudre qu’on
mélange à l’omelette et au yaourt, champignons non hallucinogènes, éclairs
au café et forêts-noires. Il faut bien dire que par déduction on pouvait
intellectuellement conclure que l’avenue était dévastée. C’était par endroits
un amas chaotique d’ordures, de trottinettes et de substances diverses, mais
entre les tas on circulait à l’aise et, quand on était à dix centimètres de
quelqu’un, on se saluait d’un check ou d’un index au front, à l’ancienne.
Je ne sais trop comment, et il faut croire qu’on était allées tout droit en
zigzaguant, on s’est retrouvées pile à l’entrée de la rue Pierre-Charron, qui
poursuit la rue La Boétie une fois qu’on a traversé les Champs-Élysées.
Et voilà ! j’ai dit à Lucile, il suffit de continuer jusqu’au bout ; tu sens
comme ça commence à monter ?
Pas du tout ! a-t-elle répondu, j’ai l’impression au contraire qu’on
descend ; en tout cas je n’ai pas ces sensations dans les jambes, que j’avais,
à moins que les sensations qu’on a quand on monte soient devenues chez
moi les sensations qu’on a quand on descend.
Quant à moi, j’ai clairement les sensations qu’on a quand on monte ! j’ai
insisté, pour ne pas être seule à avoir conservé les sensations qu’on a quand
on monte quand on monte.
Mais comment tu peux savoir ? a-t-elle dit, on ne voit rien ! Ce n’est pas
parce qu’avant on montait qu’aujourd’hui encore on monte ! D’ailleurs, tu
m’as toi-même dit qu’ils avaient arasé.
Araser ne veut pas dire creuser ! j’ai dit, il ne s’agissait pas de remplacer
une bosse par un trou ! Et puis les habitants du coin ne l’auraient pas
toléré : c’est important d’être au-dessus de ce qu’il y a en dessous.
Et qu’est-ce qu’il y a, en dessous ? a-t-elle demandé.
Sur une carte, le Champ-de-Mars, et sinon, tout l’Est, par poches. Je ne
dirais pas trou, j’ajoute en revenant en arrière, je dirais plutôt cuvette, tu
vois.
Ah oui ? Et pourquoi plutôt cuvette ?
Eh bien, un trou, ça n’a pas de fond, ou alors le fond est loin, tandis
qu’une cuvette, en plus d’être creuse, a des bords, ou des rebords incurvés,
et n’est pas bien profonde, comme à Diên Biên Phu.
Qu’est-ce que c’est, Diên Biên Phu ? a demandé Lucile, me rappelant sur
le coup que j’avais complètement oublié qu’elle était morte en 1803.
C’est une bataille perdue-gagnée, car toute bataille est à la fois perdue et
gagnée, selon. Nous étions positionnés en plusieurs points dans cette
cuvette, véritable camp retranché hérissé de canons, tanks, mitrailleuses,
presse-purée, etc., pendant des mois nous dormions et combattions dans les
brumes de cette cuvette au plafond bas en temps de mousson quand nous
attaquâmes, d’abord en mars, dès le 13, puis début avril, avant de donner
l’assaut final le 1er mai ; c’est là que nous gagnâmes-perdîmes, faisant des
milliers de prisonniers qui crevâmes dans des camps, tradition certaine. En
conséquence de quoi c’est une pas bien bonne stratégie, ce placement en
cuvette, même particulièrement hérissée, renforcée, fortifiée, à moins que
d’une seconde cuvette non loin puissent surgir de nos hommes équipés qui
prirent par-derrière les forces ennemies-amies qui nous prenaient à l’avant :
mieux vaut que le camp hérissé, renforcé, fortifié, se situe ne serait-ce que
légèrement en hauteur. Et maintenant, tu sens que ça monte ?
Ça continue à monter-descendre, a dit Lucile, mais stratégiquement, ou
du moins tactiquement, tu as raison, mieux vaut dominer.
On marchait concentrées sur nos pensées et pour ainsi dire dans nos têtes
et c’est quand Lucile eut fini sa phrase qu’on s’est aperçues qu’on regardait
nos chevilles tachées de boue, le bas de sa tunique noire à présent enduit
comme d’une merde.
Où est-ce qu’elles sont ?
J’ai repris mon téléphone, appuyé sur le bitoniau. On était pile-poil
devant le palais Galliera dont on ne distinguait rien, pas même la fontaine
surmontée d’une silhouette juvénile nue, de ce vert semblable aux
moisissures du fromage roquefort que produit le bronze ; la main droite en
visière, elle désigne indirectement l’horizon soit le futur, ou alors
simplement les confins d’un pays, disons la France.
On ne peut pas rester comme ça, j’ai dit, allons au musée, y a des robes à
ce que je vois.
On a monté les marches, et je m’apprêtais à expliquer dans le détail la
procédure à Lucile (tu te montres au vigile, tu passes sous l’arche, tu te
montres au deuxième vigile, tu vas vers les guichets, tu fais la queue entre
les cordons en restant à un mètre cinquante de la personne qui te précède,
ensuite tu t’approches du guichet et je prendrai les billets) quand je me suis
rendu compte qu’il n’y avait personne. Personne aux guichets et personne
non plus dans le hall. Sans doute une journée gratuite, j’ai dit, ce sera plus
facile.
Ça, il y en avait, des robes, dans ce musée ! Les mannequins toutes sans
tête et les gambettes nues ! Ah ah ! rigolait Lucile, elles sont toutes
décapitées !
Je passais de vitrine en vitrine et j’avais vraiment du mal à choisir. Il y
avait cette jolie robe rouge à bretelles, par exemple, avec des bandes
horizontales de velours à intervalles réguliers et un ruban du même velours
noué à la taille ; mais elle était longue et serait boueuse aux premiers pas.
Oh ! Celle-là m’irait très très bien ! s’exclame Lucile, et c’est une robe
crème, droite, à peine marquée à la taille, d’un tissu gaufré, qui évoque le
chiton ; tu pourrais tout de même changer de style, me-lui dit-elle.
OK, mais je ne me vois vraiment pas là-dedans ! je dis, montrant une
série de robes de même coupe, bustier serré et jupe en corolle, une
turquoise, une blanche, une bleu marine rayée blanc, une à imprimé fleurs,
une à imprimé fleurs (pas les mêmes fleurs) : ce sont les robes de Dalida,
qui nous regarde intensément au-dessus de chacune d’elles. Et je ne vois
pas comment rendre compte de Dalida autrement qu’en chantant l’une de
ses chansons et en l’imitant ; donc j’entonne J’attendrai en levant les deux
bras et en tournant sur moi-même en ployant la tête et en passant ma main
dans mes cheveux, le vent m’ap-por-te / Des bruits lointains / Guettant ma
por-te / J’écoute en vain / Hélas, plus rien / Plus rien ne vient… Le temps
passe et court / En battant tristement / Dans mon cœur si lourd / Et
pourtant / J’attendrai ton retour… Lucile aussi se met à passer sa main
dans ses cheveux pour mieux comprendre ce qu’étaient Dalida, les femmes
et la scène, il n’y a pas si longtemps, puis elle demande comment ça se
termine.
Comment ça se termine ? Mais, disons que le discours m’habillait bien,
c’est comme ça que la chanson se termine.
Maintenant, on reste ébaubies devant une robe qui ressemble à la
colonne de Brancusi, avec une couleur différente à chaque cran, une couleur
vive : azur puis orange puis rouge puis vert émeraude puis jaune puis bleu
roi et marron en bas, ce qui serait parfait.
On va trop se faire remarquer ! elle dit, et moi : Y a pas de risque, vu le
temps qu’il fait, de toute façon on voit rien !
Je l’aide à ôter la Brancusi du mannequin et à s’en revêtir ; elle la fait
paraître encore plus grande et costaude, dans cette armure de papier crépon.
Comme il n’y a pas deux Brancusi, je choisis finalement une robe couleur
brouillard boutonnée devant, qui prend bien les épaules et s’évase
légèrement à partir de la taille, avec deux plis simples qui dessinent comme
une patte de chevreuil, fort longue, au centre.
On quitte le palais et ses silhouettes fines, chauves ou étêtées, traversant
la boue des jardins au-dessus desquels brille, à trois cents mètres, la lumière
intermittente de la tour Eiffel.
À quelques dizaines de mètres, ou peut-être moins ou peut-être plus,
l’étang d’Iéna fume, baladant ses vapeurs, ses gaz inconsistants mais gris, et
par endroits son smog épais, laineux, pesant, qui coule au ralenti sur l’ex-
rond-point.
C’est dommage, dis-je, je serais bien montée derrière Washington !
Il est où ? dit Lucile.
Mais là ! sur son cheval ! je dis en désignant rien.
Va-t-on contourner par la droite ou par la gauche ? Je ferais mieux de me
préoccuper de ça au lieu de vouloir faire du cheval, et je prends mon
téléphone, qui dit par la gauche, que ce sera plus court, que ça tourne mais
qu’en réalité ça va tout droit.
On va tout droit, je lui dis, tu verras, ça tourne un peu.
C’est vrai que nous avions quitté l’Élysée depuis trois heures cinq
minutes et cinquante-trois secondes, vérifiai-je, il était temps de goûter ;
mais où ?
Attends, je regarde, mais si je me souviens bien c’est un vrai bordel pour
bouffer dans le coin, à croire qu’ils n’ont pas d’estomac. Il y a bien le café
du Trocadéro, pas de quoi grailler, si tu veux mon avis, et sinon ce resto, Le
Coq, plats français classiques servis dans une salle à manger au plafond
haut et au design remarquable.
Mets les photos, me dit Lucile : pavé grillé dans son assiette avec une
grosse assiette de frites à part, par exemple ; tranche de saumon
accompagnée d’un demi-citron et d’une feuille de persil plat avec sa
soucoupe de purée à part, par exemple ; gâteau au chocolat pas très joli avec
une feuille de menthe plantée dedans, par exemple ; cinq Saint-Jacques
dans une sauce jaune ou bien une soupe avec leur salade de légumes verts
au milieu, par exemple, ou alors cinq escargots de Bourgogne persillés avec
un, deux, trois, quatre, cinq gressins dans un petit pot en plein milieu (ah,
on voit que c’est le même cuistot !), ou encore des lasagnes, des escalopes
milanaises, des framboises avec un chouïa de Chantilly, tartare de saumon,
pizza aux champignons, entrecôte au roquefort, un flan – bref, la base.
J’ai faim.
C’est là qu’on a entendu un choc, comme un Tupperware plein qui
tombe d’une armoire de cuisine, et puis un autre Tupperware, d’une autre
armoire de cuisine, suivi d’un grondement, début d’orage à remplir le
bassin ; mais pourquoi ce début d’orage après la chute d’une boîte ? De fait,
on a bientôt entendu, et plus près, une grosse boîte de farine cascadant sur
la place, suivie par le broubroulement sourd de l’orage invisible, et j’ai
tendu la main pour zéro goutte, et puis coup sur coup une boîte de pois
cassés et une autre de polenta et l’orage toujours derrière bien continu
comme aux 24 heures du Mans ou alors le circuit 24 qu’on avait quand on
était petits et qu’on appuyait fort sur la manette jusqu’à ce qu’elle imprime
le pouce, puis un glissement de marteau sur un rail et le marteau qui tombe
en fin de course au milieu des vis et du Placo et puis ensuite un sac à
patates, un gros sac à patates qui tombe au milieu des couverts, des
fourchettes, des cuillères et des couteaux, et puis ça redémarre, oui, à
nouveau une boîte de lasagnes secouée comme un prunier suivie d’une
entrée en gare, et tout ça roulait et tombait autour de nous avec des souffles
et des a-han et je me suis dit Troca-Troca-Trocadéro Troca-Troca-Trocadéro
et puis ensuite à voix haute Troca-Troca-Trocadéro Troca-Troca-
Trocadéro : c’est des skateurs.
Des quoi ?
Des skateurs.
Les skateurs continuaient leurs flips dans les ténèbres grises, dans le four
grand ouvert de cette rôtisserie de juin, ils connaissaient tellement la place
qu’ils auraient pu y glisser dans le noir total, dans une nuit sans lampes et
sans étoiles, et c’est exactement ce qu’ils auraient fait, pensai-je, de même
que nous avancions avec Lucile vers un déjeuner classique, quand nous
fûmes surprises par leurs sons, les réverbères un à un se seraient éteints, la
tour Eiffel elle-même aurait disparu en commençant par le haut, d’abord la
pointe, le sommet, le deuxième étage, le premier étage, une pile, une
deuxième pile, la troisième et la quatrième pour finir, fini, plus de tour
Eiffel, puis les restos, les bars, alors on n’aurait pas mangé, on n’aurait pas
bu, puis les boutiques et enfin les grands magasins, dont les derniers clients
auraient franchi les portes marris sans plus, voilà c’était fini, mais après tout
ils avaient tous les objets, nous avions à présent tous les objets nécessaires,
les moules à gâteaux et les tourniquettes, bien sûr ils tomberaient aussi
rapidement en panne, et nous les observerions déchus avant qu’ils ne
choient dans les corbeilles, les poubelles, les grands sacs en plastique noir
qui, fendus en deux, font d’assez bonnes luges en hiver pour les enfants
débrouillards, alors dehors quelqu’un verrait une première étoile décliner,
mais quelqu’un d’autre dirait non, tu te trompes, c’est un satellite puis
l’autre c’est une étoile, un satellite, une étoile, un satellite, sans s’énerver,
juste histoire d’échanger, de se parler sous le dôme, un peu de noir
supplémentaire viendrait au lieu de l’étoile et tous nous serions épatés par le
noir profond de la nuit, un noir, comment vous dire, un noir de velours, un
noir noir le plus noir possible, ensuite ce serait dans la ceinture d’Orion,
l’une des étoiles de la ceinture d’Orion donnerait des signes de faiblesse, ce
qui m’ennuierait car c’est ma constellation préférée parce que c’est un H,
puis ensuite ce serait dans Cassiopée, donc je me dirais allons, puisque
Cassiopée aussi va disparaître, accepte qu’Orion le fasse, ce ne serait pas
juste que Cassiopée annule et qu’Orion continue de plus belle comme si de
rien n’était, deuxième, puis troisième étoile de la ceinture d’Orion où ne
pointeraient plus que les angles d’un rectangle géant, et je suis heureuse
qu’Orion éclaire encore aux quatre coins, je m’accroche et m’accrocherais
et vous conseille de vous accrocher aux coins un à un qui vont s’éteindre là,
après nous avoir ravis ou indifférés des milliers d’années, ce même Orion
qu’ont vu Socrate et l’esclave de Socrate, sa femme et son chien, ce même
Orion mourrait en nous laissant son souvenir et l’Ourse, évidemment,
l’Ourse et les Ourses ne seraient pas épargnées quand il n’est plus question
d’épargne, on ne saurait bientôt plus laquelle des deux fut la petite, la
grande, la petite, la grande, la petite, la grande, la petite, et on en discuterait
sans s’énerver, juste histoire d’échanger, de se parler sous le dôme puis, il
faut pourtant y arriver, personne n’en a envie vous vous en doutez, personne
ne veut, personne n’est prêt, toi moins que moi, moi moins que toi, la lune,
la gentille lune qu’on a parfois prise pour un fromage, la lune ne serait pas
entière bien qu’elle soit entière toujours, on aurait moins de mal à admettre
son éclipse, oui, voilà, on se dirait mais c’est juste une éclipse, elle l’a déjà
fait je ne sais combien de fois depuis la nuit des temps, on n’aura qu’à dire
que c’est une éclipse, très bien, on sera tous d’accord, et puis ensuite une
planète, mais comment une planète peut-elle s’éteindre ? dira quelqu’un, et
un autre, oui, une planète ne peut pas s’éteindre puisque ce n’est pas une
étoile, et alors un physicien qui se baladait dans le secteur, curieux de toutes
ces curiosités astrophysiques, expliquera le phénomène et comment les
planètes ne sont pas des étoiles et qu’une planète ne s’éteint, si on veut,
qu’à condition que son étoile s’éteigne, c’est-à-dire qu’elle s’éteint au
moment même où son étoile rend ses derniers feux, et ce pourquoi il ne faut
pas oublier que le soleil qu’on ne verra plus est une étoile pas plus grosse ni
plus modeste qu’une étoile lambda, c’est tout de même le soleil et il va bien
nous manquer même si nous conservons encore un peu de sa chaleur étant
donné ce mois de juin, dit le physicien, du coup on s’en console, on est à
présent plongés presque dans le noir et nous savons que tant que nous avons
ce presque rien n’est perdu, c’est pourquoi nous choyons ce presque, nous
avons pour les presque de toute éternité un amour sans bornes ou disons
une amitié, presque est le véritable ami qui jamais ne nous trahira, qui nous
soutient quelles que soient les circonstances, qui nous présente le meilleur
côté des choses, la face sans sang de l’accident, la part intacte des gueules
cassées, l’ultime filet d’eau dans la rivière, la queue furtive du guépard
blessé mais pas mort, l’index au bord de la cuve juste avant que l’ouvrier y
sombre, le dernier lit du dernier hôpital, la page à peine brûlée du livre
calciné, une mèche au crâne d’un cancéreux, dit le physicien, tenons-nous
par la main bien que ce soit ridicule, dit le physicien, et je vous propose de
regarder tour à tour l’étoile et la joue de votre voisin ou voisine la ou le plus
proche, comme ça : étoile, joue, étoile, joue, étoile, joue, étoile, joue, étoile,
joue, étoile, joue, étoile, joue, étoile, joue, etc. (et nous savons que, tant
qu’il y a etc., rien n’est perdu).
Donc, nous avions la dalle. On a traversé l’avenue du Président-Wilson.
On est passées devant Le Lit national. Le Coq était en vue.
C’est un restaurant tout ce qu’il y a de plus classique, avec ses deux
buissons taillés en boule de chaque côté de l’entrée et des portes
coulissantes, ses tables de bistro rondes à l’extérieur empiétant élégamment
sur le trottoir, ses sièges rouge vif, ce qui fait qu’entre les tables noires et le
rouge des sièges l’alternance noir/rouge est du plus bel effet, chic ou
anarchiste, selon, ici chic, là anarchiste, là chic, ici anarchiste, ses salles
tamisées à dominante parme sans toutefois le style pompes funèbres qui
s’imposa pendant quelques courtes et trop longues années dans les
années 10 jusqu’aux intérieurs des classes moyennes et populaires après
avoir transité par les magasins et qui nous fit dire que cette fois ça y était,
les protestants l’avaient complètement emporté, mais non, Le Coq n’était
tombé que partiellement dans le piège et ce qui compte, c’est que ce soit
partiel.
Lucile a mis un premier pied sur le tapis devant la porte coulissante et la
porte a coulissé, elle a retiré son pied et la porte s’est refermée, alors j’ai
mis mon pied et la porte s’est rouverte, du coup j’ai ôté ce même pied et la
porte a coulissé. On a fait ça deux bonnes minutes et on s’est bien marrées
avant que le garçon arrive et demande ce qu’on faisait.
Pour deux personnes, s’il vous plaît.
Dehors ou dedans ?
Dedans !
Il nous a désigné une table côté fenêtre et on a bien tortillé du cul avant
de s’asseoir. D’abord on a regardé la carte des vins ; du rouge ou du blanc ?
Du rouge, naturellement, pour que ce soit assorti.
Ensuite j’ai conseillé à Lucile de prendre un pavé avec une grande
assiette de frites, que c’était nettement le mieux vu que le saumon était
encore plus pourri de farines, le veau en général trop vieux quand il était tué
et lasagnes et pizzas pleines de sauce tomate chimique.
Vous avez choisi ?
Noooon !
On a fait le tour de la salle avec nos yeux ; un couple entre deux âges
dont la femme scrollait sur son téléphone ; deux vieux qui en étaient au
dessert ; une femme seule devant un verre de blanc.
Vous avez choisi ?
Nooooooon !
Le garçon est reparti vers la caisse et c’est là qu’on l’a rappelé, on
voulait deux pavés saignants, un chacune, et deux grandes assiettes de frites
voire trois mais on savait pas encore. Il a tamponné nerveusement la
commande et a demandé si on voulait du vin (du rouge pour que ce soit
assorti, déjà dit). On a commencé par les frites qui étaient bien jaunes et
croustillantes et moelleuses et les grillées on les balançait par-dessus notre
épaule. Bien sûr j’en piquais dans son assiette et elle en piquait dans la
mienne. La viande était pas trop mal, saignante, et on n’a pas ruminé trop
longtemps, elle était assez tendre, la sienne, la mienne, on allait et revenait
d’un plat l’autre, fourchettes brandies, couteaux prêts, la moutarde, tu vois,
elle est là, dans ces dosettes, tu déchires et tu presses, savoure, et qu’est-ce
que tu dirais d’une autre ? Garçon ! Hein, encore une ? Garçon ! Non mais
vraiment votre pavé là, il est trop cuit ! On a demandé saignant ! Appelez-
moi le chef, ça va pas du tout ! on a dit en prenant tout le monde à témoin.
Le garçon s’est carapaté et il est revenu avec un pavé pour deux, bien
saignant. Tout de même, un pavé pour deux, quel radin ! Puis on a bu un
coup. On a pris une troisième assiette de frites mais on n’avait plus grand-
faim, on en a mangé trois quatre, on a renversé le reste sur la table et on a
essayé de jouer au mikado avec les plus dures.
Je prendrais bien des fraises à la Chantilly.
Ou des framboises à la Chantilly.
Ou des fraises à la Chantilly.
Ou des framboises à la Chantilly.
Je parie que c’est du surgelé.
Pas du tout, a dit le garçon, nous sommes en juin, c’est la saison des
fraises.
Oui mais c’est pas celle des framboises.
Eh, a dit le garçon, bien prenez des fraises.
Sur quoi on a pris des fraises avec deux tiers de Chantilly, un tiers de
fraises, deux tiers de Chantilly. Les fraises n’avaient pas de goût.
Vous prendrez un café, mesdames ?
Justement, si je prends un café, il va tout à fait annihiler la Chantilly, et
faut-il anéantir la Chantilly dans le café sous prétexte qu’il convient de finir
par un café ? Si le café n’est pas amer, on peut tenter le coup, mais la
plupart du temps dans ces restos le café est amer, il attaque les dents ; en
même temps, finir avec ce goût de Chantilly, c’est écœurant ; écœurant ou
amer, écœurant ou amer, écœurant ou amer. Finalement on a pris un café,
on s’est massé les dents avec et on a recraché le tout.
On y va ?
On s’est levées, on a reculé nos chaises, ou bien on a reculé nos chaises
et on s’est levées et on est allées vers la sortie (les portes coulissantes) : Et
l’addition, mesdames ?!
Ciao, ciao !
Voilà comment nous avons quitté le restaurant Le Coq pour nous
retrouver avenue Kléber, dans le brouillard.
*
La ville de Paris avait affrété deux chasse-neige pour dégager les
trottinettes et les vélos qui encombraient la chaussée. On les repérait à leur
signal sonore étouffé et tournant. Ils poussaient et traînaient les trottinettes
et les vélos et les entassaient dans les caniveaux et sur les trottoirs. À leur
suite venaient les canons à eau et une demi-douzaine de cars de CRS qui
avaient pris le rond-point et n’en sortaient pas ; en bout de peloton, j’ai
même cru distinguer un petit blindé qui tressautait comme un marcassin sur
le bitume. Ils ne se quittaient pas d’un pouce car il faut bien dire qu’on y
voyait de moins en moins. Il aurait fallu des batteries antiaériennes pour
éclairer Paris, et encore.
Tu ne crois pas que c’est la météo idéale pour refaire ton truc, là, les
Méditatifs ? j’ai dit à Lucile. Comme tu l’as déjà fait, ça ne devrait pas être
bien difficile de le refaire, j’ai dit, en tout cas moins que si tu ne l’avais
jamais fait.
Oui, mais il durera combien de temps, ce temps ? a dit Lucile.
Ça je sais pas, je suis pas Météo-France, j’ai dit, attends, je consulte leur
site.
La page est restée blanche assez longtemps avant un début de barre
bleue, qui a bloqué.
Tu vois, maintenant, il s’agit de patienter, je lui explique, ça ne sert à rien
de s’énerver ou de désespérer, il suffit de patienter.
J’ai relancé deux ou trois fois et enfin c’est venu. Quatorze degrés.
Quatorze degrés ?! elle a dit, mais c’est pas possible, il fait au moins
trente-quatre !
Pas du tout, quatorze degrés, j’insiste ; on a peut-être une mauvaise
appréhension sensible, une déficience de ce côté-là.
Mais je transpire ! elle dit, je transpirerais pas à quatorze !
Écoute, le site est fiable, c’est même le dernier site officiel à peu près
fiable ; je te conseille pas d’essayer de t’orienter dans un bâtiment public
avec leurs sites, tout est périmé. C’est comme de manger un yaourt daté de
l’an dernier.
S’il fait quatorze degrés, elle a dit, on a besoin d’un pull ; au moins un
petit pull en coton ou une veste légère ; y a quelque chose dans le coin ?
Oh là là, si je me souviens bien, pas grand-chose. Ils ont pas de corps
dans ce quartier.
Si, là, regarde, elle a dit le nez sur mon écran : Bel Air, 95 avenue
Kléber.
Le torse toujours sous le bras, le garde est monté pour lui procurer un
peu d’air, l’asseoir sur le bord d’un évier et l’asperger d’eau du robinet ou
même, si la fille voulait bien le laisser faire, monter à l’étage et le plonger
dans une baignoire, le douchant abondamment, le retournant sur le
carrelage pour ne pas louper un carré de peau, l’épongeant grossièrement
afin qu’il reste humide.
Mes cheveux ! a dit le ministre, ça goutte dans mon dos, c’est très
désagréable !
Alors le garde a frictionné vigoureusement la tête du ministre, qui
poussait des petits gémissements de satisfaction. Il y avait un peigne, sur la
tablette, au-dessus de l’évier, comme dans n’importe quelle chambre
d’hôtel, mais dessiné par Starck. Naturellement le ministre avait des nœuds,
après toutes ces heures à se tourner et se retourner pour choper la bonne
position sur le parquet du Salon d’argent, la moins douloureuse à défaut
d’être la plus confortable. Chaque fois que le garde tombait sur un nœud, la
tête braquait en arrière et il fallait la tenir tout en décoinçant le peigne.
Quand il n’y arrivait pas, il plaquait les cheveux au-dessus du peigne et
arrachait la touffe emmêlée. Sur le sol de la salle de bains nageaient de fines
méduses de poils noirs, de petites pieuvres désordonnées qui adhéraient à la
peau.
Je ne sais pas ce qui me retient de vous garder dans la salle de bains, a dit
Lucile, mais on n’est pas encore comme ça. Descends !
Le garde a repris le torse sous son bras et les escaliers. On retournait
dans le Salon de la cartographie, sous le Vasarely. Un gros pouf trônait là,
tout blanc. On a fait signe au garde de poser le torse dessus en le calant
contre le mur. Il y avait pas mal d’agitation autour, on n’en était qu’au
début. Le ministre suivait les mouvements des uns et des autres, la
circulation générale, d’un air à la fois embêté et mécontent, en tournant
alternativement la tête vers la droite et vers la gauche.
J’ai soif ! il a dit en tirant à fond une langue de jambon cuit.
Je ne sais pas ce qui me retient de te balancer un seau d’eau, je me suis
dit. J’ai pris une bouteille d’eau et je l’ai tendue à Lucile, qui a rempli un
verre et l’a donné à quelqu’un. Le ministre a lapé l’eau tout en surveillant
ce qui se passait, matant les gens de la tête aux pieds.
Nous aussi, on était tout un groupe à regarder les autres. On s’était
installés peinards et peinardes sur la moquette stylée, à peigner et lisser ses
boucles rases en méditant sur la situation. On suivait d’un doigt les
circonvolutions des menuiseries, le long des bosses et des creux, des
acanthes et des coquilles, qui rappellent la saveur grasse et parfumée des
saint-jacques.
Ils étaient trois ou quatre à se consulter, se parlant à l’oreille, tout près du
lobe. Alors ils se séparent et quittent la pièce, puis reviennent, chacun
tenant à la main un papier. Alors ils ne sont plus trois ni quatre, mais
d’autres les rejoignent et commencent à se dispatcher. Ils se dispatchent
dans l’entièreté du Palais, c’est ce qu’on comprend, montant quatre à quatre
les marches vers les appartements privés, à l’étage, les pièces non
photographiées et les recoins inconnus. Ils en redescendent sur les rampes,
ou sautant par-dessus pour aller plus vite, serrant dans leurs bras des cartons
et des petites caisses.
Ils ramenaient de la bouffe, des ordinateurs, des draps et des serviettes,
du fil de fer et du papier toilette. Ils parlaient fort en se lançant les objets.
Peu à peu s’élevaient en pile des tas bien alignés qui transformaient le salon
en magasin et l’ambiance. On était à l’aise comme dans une supérette,
comme si le patron du Franprix avait posé de la moquette dans les allées et
tapissé les murs derrière les étagères. D’ailleurs, et j’en fis la remarque à
Lucile d’un coup de coude, ils avaient mis les boissons et les œufs au fond,
près du ministre sur son pouf, les conserves côté gauche, juste après les
boîtes de gâteaux, les produits d’hygiène en face et, près de l’entrée, les
caisses de fruits et de légumes et l’alcool.
Et le pain ? j’ai lancé, car je ne vois pas comment on peut se faire des
tartines sans pain (et là je vois une pâte à tartiner en lévitation devant le
Vasarely et moi tâchant de l’attraper au vol, mais elle enduit mes doigts et
encrasse mes ongles avant que j’aie pu la porter à ma bouche), et le pain ?
Tu préfères pas plutôt un sorbet au citron ? me dit un grand gars qui
transporte une glacière, y en avait tout un stock, en haut, du bon !
Il y a des petits grains, dans ce sorbet au citron, des grains piquants qui
relèvent le goût de la glace. Je la portai à hauteur de mes yeux pour mieux
en admirer la translucidité.
*
Cependant, le torse s’impatientait. Il en avait rien à foutre de la
logistique. Il n’arrêtait pas de gigoter sur son pouf.
Il a mal au dos ! avertit le garde, qui essayait d’humecter les lèvres du
ministre à l’aide d’un morceau de papier toilette trempé dans du lait.
C’est normal, ajoute le garde, il peut pas s’appuyer sur ses jambes et ses
bras pour trouver l’équilibre, vous voyez bien !
T’as qu’à le masser ! on a dit.
On était onze dans la pièce. Cinq ont voté pour, six contre. Ça nous a
tous énervés. Il pleuvait à fond, maintenant, et comme il n’avait pas plu
depuis huit mois et que la terre était dure comme du bois, ça coulait en
ruisseaux et ça faisait des mares dans le parc. La température avait bien
baissé de dix degrés, on avait presque froid.
Eh les gars ! on a entendu avant que quelqu’un déboule par l’office, eh
les gars, je crois que c’est le platane !
Quel platane ? De quoi tu parles ? on a dit.
Le platane ! Le platane de Louis XV ! il a dit.
Tu sais très bien qu’y a pas de platane Louis XV. Le platane, il a été
planté sous Louis XVI. T’as bossé ou quoi ? a dit quelqu’un.
Mieux que toi ! Le platane de Louis XV, il a pris la foudre !
Louis XVI. Le platane de Louis XVI a pris la foudre.
Louis XV. C’est un Louis XV qui a pris la foudre.
Y a deux platanes, bande de nazes, a dit quelqu’un, un planté sous
Louis XVI et un planté sous Louis XV, cinq mètres vingt de circonférence à
un mètre du sol.
J’aimerais bien voir ça, j’ai dit.
Écoutez, c’est pas compliqué, y a qu’à y aller. Qui garde le torse et le
garde ?
Moi ! Je veux pas me prendre la flotte, a dit quelqu’un, en plus, y a zéro
parapluie dans cette baraque.
Ils ont enfilé leurs sweats et Lucile et moi on a noué nos robes pour
qu’elles traînent pas par terre d’un gros nœud au côté, sur la cuisse gauche,
ce qui était assez élégant.
Le parc ne ressemblait plus à rien. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’était plus
du tout français ni même anglais. Tout était emmêlé, un bazar incroyable.
J’avais jamais rien vu d’aussi drôle. Évidemment, un parc ou un jardin à la
française est drôle, dans son costume, ses plates-bandes et ses buis taillés en
spirale ou en sucette, en forme de chien ou de saucisson, mais là, la pluie
tombait sur une déchetterie, dans la benne où on jette les branches coupées,
les feuilles et les mottes de gazon après la tondeuse. Il n’y avait pas de voie
à ouvrir pour accéder au vieux platane, pas de chemin couché sous des tas
de pétales, pas d’allée savonnée au sable et invisible, y avait juste à avancer
en se tenant les uns aux autres par un bout de pull ou un nœud de robe, en
crabe. Des rats nous filaient entre les jambes, on aurait dit que tous les rats
de Paris avaient fui l’orage et cherchaient à l’Élysée les dernières pelures
d’oignon ou des peaux de pomme et des restes de steak haché. Peut-être que
tout le secteur était ravagé, que les sacs-poubelle vidés avaient rejoint la
stratosphère et s’agitaient là-haut par à-coups comme on voit les satellites
des nations et de compagnies privées tournoyer dans le ciel (on les confond
avec des étoiles).
Sur les dix, il y en avait qui avaient bien bossé sur le parc et savaient à
peu près où se situait le platane.
On dirait un mec qui fait le poirier, un mec avec des cuisses énormes :
c’est ses branches maîtresses.
On s’était déjà bien tous griffés et bien tous écorchés, on était bien tous
trempés de la tête aux pieds et les tatouages des unes et des autres
disparaissaient sous la boue qui nous remontait jusqu’aux coudes – quand
on l’a vu. Il n’avait plus qu’une cuisse. L’autre était cassée en deux. On
tenait debout à six en dessous. Pour le reste, les parties les plus hautes, elles
s’étaient vautrées sur une serre et l’avaient explosée.
C’est bon signe ! a dit quelqu’un, c’est le Louis XV !
Ce serait bon signe si c’était le Louis XVI, j’ai dit.
Je vois pas en quoi un arbre agressé serait bon signe, on a entendu.
Évidemment ce mot, s’il vous gêne, m’a gênée – agressé. Pour ma part,
je n’aurais pas dit d’un arbre, il y a trente, vingt ou cinq ans, qu’il a été
agressé ; mais aujourd’hui ? Il ne s’agit pas de scrupule mais d’exactitude,
aussi bien qu’il ne s’agit pas d’exactitude mais de scrupule, tant les deux,
parfois, sont difficiles à débrouiller.
Non mais il a pas été agressé, c’est la foudre qui l’a frappé.
C’est bien ce que je dis !
Bon, je propose qu’on fasse un petit rituel, j’ai dit pour éviter que
quelqu’un d’autre ne le propose.
Un petit rituel ?
Oui, un petit rituel de conciliation (j’étais un peu aux fraises concernant
les rituels, pourtant le mot seul ne peut pas faire office de chose, et au
moment même où je le disais je le regrettai)… de conciliation, je sais pas,
entre l’arbre et la foudre.
Et nous ?
Voilà, j’ai dit, entre l’arbre, la foudre et nous.
Non : et nous ?
Ah oui, et vous.
Toi et nous ?
Oui ! Tous ensemble, quoi.
Et comment tu le fais, ton rituel ? on m’a demandé.
Au ton, j’ai su que c’était quelqu’un qui s’y connaissait. Et ce n’était pas
le moment de se diviser ; est-ce que c’était seulement le temps de se parler ?
Il aurait fallu que tout coule, que le geste de l’un prolonge celui de l’autre,
que mon bras soit ton bras, que ta cheville mène à mon pied. J’ai mis une
main sur le tronc.
Les doigts bien écartés, il a dit.
Vos doigts bien écartés, j’ai repris.
Ne comptez pas.
Mais combien de temps alors ? a dit quelqu’un.
Vous ne comptez pas, j’ai repris.
Jusqu’à dix, c’est possible ? Je sais pas, on est dix. Dix, c’est un chiffre
rond.
C’est une convention, on a entendu. Au Moyen Âge y avait pas de zéro,
on comptait jusqu’à neuf.
Peut-être mais le zéro a rendu bien des services, a dit quelqu’un.
On arrête de compter !
Pour toujours ?
Là, maintenant, on arrête de compter !
D’accord !
Les mathématiques, la chimie, tout de même, a dit Lucile.
La physique et la chimie, j’ai dit, l’Essayeur.
L’Essayeur ? a dit le ritualiste.
L’Essayeur, dans lequel les choses contenues dans la Balance sont
pesées dans une balance exquise et juste.
Voilà.
Bien dit : dans une balance exquise et juste. C’est ce qu’on fera.
Qu’on fera. Ce monde n’est pas réel.
C’était la voix d’un gars du groupe. Elle s’élevait, fragile, dans le
désastre du parc.
Pardon ?
Ce monde. N’est pas réel, disait la voix.
Comment ça ?
Il a une épiphanie, non ?
Je ne suis pas pour qu’on soit contre les mathématiques, a dit Lucile.
Manquait plus que ça. Prends-lui la main.
Là où on est. Là où en est.
Les constellations correspondent à des calculs mathématiques et les
calculs mathématiques correspondent à des constellations, expliquait
Lucile.
Tiens-lui la main, qu’il redescende.
Est-ce qu’on supprime le zéro ?
Regarde, je crois que là, c’est le Bouvier. Tu vois ? Y a une étoile juste à
l’emplacement de ses…
Pose-lui la main sur le tronc, là.
Ce monde est. N’est pas, disait la voix. Est. N’est pas.
Et merde ! Mais comment on fait pour le ramener ?! a dit quelqu’un.
Tu traces une ligne vers la gauche, qui passe au-dessus de ce satellite, là,
et à trois mètres, tu vois ?
Elle va entrer en contact avec le tronc.
Avec le tronc.
Elle veut pas bouger, la main, qu’est-ce que je fais ?!
Tire-lui la main, tire.
Oh ! Regarde ! La Girafe !
T’es sûr qu’on peut voir la Girafe fin juin ?
Tu lui poses doucement la main sur le tronc, et tu attends.
Compte à rebours : dix, neuf, huit, sept, six…
C’est comme un planétarium.
Cinq, quatre…
Et ils vont rétablir le courant ?
Trois, deux…
Cette nuit, ça m’étonnerait. Ça nous laisse la nuit, quoi. Quelques heures.
Alors, faudrait pas tarder.
T’as raison. On regardera les étoiles plus tard. On rentre.
Un…
C’est pour être ensemble, voyez, reliés à nous et à l’arbre, reliés à
quelque chose d’autre que nous, disait Lucile.
On est tous venus plaquer nos mains sur le tronc frais et rugueux, le
tronc du platane.
V
Faut pas dormir, monsieur ! on a dit en voyant le ministre affalé sur son
pouf. Réveillez-vous, on va vous servir une collation.
On allait servir une collation au ministre, quelque chose qui le remettrait
d’aplomb, quelque chose d’à la fois léger et consistant, et en lui demandant
ses goûts d’abord, quelque chose qui le mettrait en confiance.
La poêle était sur les genoux du garde qui était en train de gratter les
dernières miettes de tortilla.
Et donc, pour vous, tout s’arrête en haut des cuisses ? on a demandé.
C’est possible, a dit le ministre.
Et quand vous digérez, vous sentez le poids jusqu’où ?
En temps normal, je n’absorbe que des végétaux, il a dit.
Vous êtes végétalien ? Vous ne mangez pas d’œuf de poule ?
Il suce le blanc de l’œuf mais pas le jaune, a répondu le garde.
Pas le jaune ?
Non, pas le jaune, a répété le garde.
C’est dommage qu’on ne puisse pas lui poser de hublot pour mieux voir
ce qui se passe à l’intérieur, j’ai dit.
Pourquoi ?
Parce qu’y a pas de bloc chirurgical.
C’est tout à fait un système digestif classique, a dit quelqu’un.
Comment tu le sais ? j’ai dit.
Eh bien, je suis sûr que si on lui balance un coup de latte dans l’estomac,
il crache et le riz et la ratatouille et la tortilla.
On pourrait lui préparer du tartare, maintenant. Y a des câpres dans le
frigo, j’ai vu.
Du tartare. Cinq cents grammes ?
Quatre kilos ?
La bouche du ministre disparut. Il n’y avait plus qu’un
____________________
Va donc voir si tu peux pas décongeler deux caissettes, a dit quelqu’un.
Un petit gin-tonic, monsieur le ministre ?
Je vous ai dit que je ne buvais pas d’alcool.
Fais-moi donc un gin-tonic, ça fera passer le tartare.
J’ai rien à vous dire, a dit le torse.
Ah mais on attend rien de ce côté-là, vous savez, on veut juste que vous
vous nourrissiez correctement, et que vous vous hydratiez aussi, rapport à la
chaleur.
On tient pas à ce que vous tombiez malade.
Ou à ce que vous déprimiez. Ce serait bête, de déprimer.
Surtout pour si peu, a dit Lucile qui venait de reposer son album.
Vous comprenez bien que dans votre situation, les petits plaisirs, c’est
important.
Mais faut pas non plus vous attendre à ce qu’on vous fournisse l’ultime.
On est pudiques, nous.
Ça décongèlera vite, vous faites pas de souci.
Et toi, le garde, tu continues ton boulot.
Ah, dites ! a dit le garde, j’en ai marre d’être votre larbin.
Larbin, larbin, tu préfères qu’on te coupe bras et jambes, peut-être ?…
Fallait réfléchir avant, mon vieux.
Vous êtes des… séditieux ! a dit le garde.
Ah non. Nous, on est des gentils. Vraiment, tu t’imagines même pas à
quel point on est gentils. C’est pas compliqué : on est dans le soin.
On est les infirmiers de la République.
Vous voulez quoi ? Un changement de régime ? a dit soudain le torse.
On a beaucoup rigolé. Les deux qui étaient déjà sur le tapis se tordaient
dans tous les sens. Ils faisaient des roulades, et plus on les regardait faire
des roulades, plus on rigolait. On aurait bien aimé faire des roulades avec
eux mais fallait quand même se tenir un peu.
Bon alors, ce steak, ça arrive ?! a lancé quelqu’un.
Et là on s’est tous mis à hurler de rire, impossible de s’arrêter, plus on se
regardait rire, plus on riait.
Je ne vois pas pourquoi vous riez comme ça, a dit le ministre, une
Constitution, ça se change. Et même, vous ne pouvez pas imaginer à quel
point la substitution d’un mot par un autre peut tout bouleverser.
Intéressant, a dit quelqu’un.
Comme pour les lois. Sinon, les députés ne passeraient pas des heures
sur un amendement, vous imaginez bien.
Pardi ! a dit quelqu’un.
Tout ce que vous réussirez à faire, c’est à mobiliser l’armée, et la police,
a dit le ministre.
Non. La police d’abord ; l’armée ensuite, on a rectifié.
Alors vous vous en foutez de pousser à mettre en place un régime encore
plus autoritaire ! s’est-il énervé.
Je coupe plutôt un oignon rouge ou un oignon blanc ? a demandé
quelqu’un.
Blanc.
Et comment je le coupe ? (On était vraiment des amateurs, en cuisine.)
D’abord, tu le coupes en deux, comme ça. Ensuite, tu poses une moitié
contre la planche et tu vas tailler de fines demi-rondelles et après, quand tu
as taillé tes fines demi-rondelles, tu les retailles dans l’autre sens de manière
à faire des tout petits morceaux.
Et combien de fois j’en coupe, des demi-rondelles ?
L’équivalent de cinq oignons.
Le gars s’appliquait sur la planche, tenant l’oignon qui glissait de temps
en temps, le redressant, inspirant un grand coup chaque fois qu’il plaçait
son couteau quand, brutalement, il s’est mis à pleurer.
T’es trop près de l’oignon ! Recule-toi ! on a dit.
C’est pas ça ! il a répondu en sanglotant, c’est pas ça !
Ben c’est quoi alors ? on a dit.
Je sais pas, moi, je sais pas ! J’en peux plus, là !
Ils sont trop frais, ces oignons, c’est ça que c’est, j’ai dit.
Bon allez, va te reposer, je vais le faire, a dit quelqu’un.
Oh merci ! Merci ! a dit le gars en sortant de sa poche de pantalon un
vieux mouchoir en papier tout fripé dans lequel il s’est violemment
mouché.
J’espère que l’oignon va pas dominer dans le steak, a dit le gars qui avait
pris le relais.
On pourrait réfléchir à une nouvelle Constitution, disait le ministre, qui
s’intéressait visiblement assez peu à ce qu’il mangeait. Ou plutôt, tiens, moi
je reste là à manger mon steak avec le larbin, enfin le garde, et vous vous
allez dans l’autre pièce pour la rédiger entre vous, a ajouté le ministre en
roulant des yeux.
Ce qui faut, c’est bien lier le tout, a dit quelqu’un, avec au moins quatre
œufs, et faut saler et poivrer. J’ajouterais même un brin de cumin, c’est plus
goûtu.
Ça faisait un bon saladier de tartare, tout hérissé des bouts blancs de
l’oignon. On l’a mis dans les mains du garde et on s’est installés
commodément, avec plein d’oreillers dans le dos et de bons coussins sous
nos pieds surélevés qu’on penchait soit à droite soit à gauche, masquant tout
à tour le garde ou le ministre pour vérifier qu’il prenait bien la cuillère dans
sa bouche et ne cherchait pas à recracher le steak et à le cacher sous le pouf
ou dans son dos sous le Vasarely.
Évidemment ça sentait fort l’oignon et il n’arrêtait pas de grimacer ; on
avait mal pour lui.
Vous devriez boire du café, monsieur le ministre, ça fera passer, on a dit.
Ça durait et ça durait, cette histoire de steak, à tel point qu’on se disait
que c’était peut-être pas la bonne recette, qu’on avait manqué d’inventivité,
comme d’habitude, et qu’au lieu de s’en tenir à une gastronomie
typiquement française on aurait mieux fait de s’inspirer d’autres pays, des
pays qu’on avait visités pour les plus dotés d’entre nous ou dont on avait
simplement entendu parler.
Moi, j’ai passé deux mois en Bulgarie, a dit quelqu’un.
Ah oui ? on a dit, YAOURT !
Et à yaourt on s’est tous mis à rigoler en essayant de se retenir parce
qu’on sentait bien que c’était ridicule et même indécent, de rire comme ça à
yaourt.
N’importe quoi ! a dit le Bulgare, la cuisine bulgare, elle est fantastique,
ça se voit que vous n’avez jamais mangé de tchouchki burek !
C’est vrai, j’ai jamais mangé de tchouchki burek, j’ai dit.
Moi non plus, a dit Lucile.
Et tout le monde a dit moi non plus mais, au milieu de ces moi non plus,
on a soudain capté que le garde faisait de grands gestes : son employeur
voulait aller aux toilettes. Il l’a embarqué et Lucile et moi on a suivi avec
une dizaine de rouleaux de papier cul. On déroulait le papier au fur et à
mesure, des mètres et des mètres que le garde pliait grossièrement avant de
le passer sur les fesses du ministre et jusque dans son dos. J’ai dit à Lucile :
Va donc voir où ils en sont avec la cuisine bulgare, parce qu’ici ça risque
de durer.
Si bien qu’on peut rester avec moi à aider le ministre ou suivre Lucile
pour apprendre la recette des tchouchki burek, qui n’est pas bien
compliquée.
Mais l’odeur, par exemple, l’intense puanteur, c’est quelque chose dont
on ne peut donner l’idée (pas plus que la prise de la Bastille ou la joie qu’on
a quand on vient d’avoir son bac avec mention bien, vous me direz).
Les tchouchki burek, c’est des poivrons. Des poivrons frais ou grillés
farcis de fromage blanc. Et après on les frit. Mais c’est qu’une entrée.
Et qu’est-ce qui y a d’autre, comme entrées, en Bulgarie ? demandait
Lucile en épépinant les poivrons.
Alors, il y a le kyopolou. Le kyopolou, c’est une sorte de caviar
d’aubergines. Il faut du persil et de l’ail. C’est mieux d’avoir du persil et de
l’ail frais.
Y en a forcément au Palais. Ils livrent tous les matins, a dit quelqu’un.
Bien. On peut aussi varier avec des palneni tchouchki : viande hachée,
riz, tomates, oignons, persil et thym.
On va peut-être arrêter avec la viande hachée et les oignons, qu’est-ce
que vous en pensez ? Et pour les plats de résistance ?
Alors il y a le kavarma. C’est un ragoût de porc. Tomates, poivrons,
champignons, oignons. On recouvre d’un œuf et c’est servi dans des petits
pots de céramique très jolis. Sur le bord du Danube débarquent poissons-
chats et carpes.
Poissons-chats et carpes, ça m’étonnerait qu…, a commencé Lucile,
brandissant une grosse cuillère pleine de fromage blanc.
Le garde revenait, avec son ministre sous le bras.
Il l’a posé sur son pouf, le maintenant pour qu’il ne tombe pas. Il était
livide et transpirait à grosses gouttes. Il grimaçait en regardant son ventre.
Le garde s’est mis à caresser le ventre doucement en tournant tout autour du
nombril.
Vous n’êtes pas très résilient, monsieur le ministre, on dirait, a remarqué
quelqu’un.
Et pour les desserts ? j’ai demandé en rangeant les trois rouleaux qui
restaient sur une étagère.
Alors, pour les desserts, a dit le Bulgare, on a les baklavas, que vous
connaissez sans doute, et une pâte cuite, frite puis trempée dans du sirop
sucré qu’on appelle touloumbitchki.
Touloumbitchki ?
Touloumbitchki. Il y a aussi des palatchinka. Des crêpes, en fait. Mais on
n’en est pas encore au dessert.
Non, nous n’en sommes pas encore au dessert. Et je crois que le plus
cohérent, c’est de faire manger au ministre de la shkembe tchorba. Vous
pourrez en goûter vous aussi, naturellement.
J’espère bien ! Qu’est-ce que c’est ?
Une soupe.
Parfait ! Par temps chaud, rien ne vaut une soupe chaude !
C’est un peu surprenant au début mais quand on s’y est fait, c’est une
merveille.
Qu’est-ce qu’il nous faut ?
Du lait…
Du lait. Là-bas, en haut, à gauche.
Des piments…
Des piments comment ?
Des petits piments rouges, là, ça suffira. De toute façon, c’est jamais
qu’une reconstitution. On n’aura jamais le goût de la shkembe tchorba
bulgare, de l’authentique shkembe tchorba bulgare, étant donné qu’on n’est
pas en Bulgarie. Parce qu’un plat bulgare se déguste dans un paysage
bulgare.
Tu serais pas un peu puriste ?
Si on peut plus manger de pizzas sous prétexte que c’est italien, alors…
Ah mais vous pouvez tout à fait manger tout ce que vous voulez
n’importe où, c’est le principe !
Simplement, le lait ne sera PAS du lait de vaches bulgares, les piments
n’auront PAS poussé en Bulgarie, les tripes, je ne sais PAS comment on va
les avoir, et les plats, ça va être ces assiettes d’ambassade.
Y a des tripes ?
La shkembe tchorba est une soupe de tripes, ni plus ni moins.
Ça met très longtemps à cuire, des tripes.
Combien ?
Quatre heures.
Ça laisse au ministre le temps de digérer. Vous en pensez quoi, monsieur
le ministre ?
On s’est retournés vers lui. Il était toujours tout blanc et soufflait fort. Le
garde lui caressait gentiment l’épaule.
Il est d’accord, le ministre.
Quatre heures. On n’a pas le temps. Dans deux heures, c’est l’aube.
Et si on les faisait en cocotte ? En cocotte, ça doit mettre une petite
heure.
On a repris nos places en attendant que le sifflet de la cocotte nous perce
les oreilles.
Quand des peuples entiers, a dit le ministre, et on l’a regardé, quand des
peuples entiers sont privés du strict nécessaire (et on le regardait), quand
des peuples entiers sont privés du strict nécessaire et vivent dans une
dépendance (on était braqués sur lui) ou plutôt, quand des peuples entiers
sont privés du strict, du strict nécessaire et vivent dans une dépendance qui
leur interdit toute initiative et toute responsabilité (on était braqués sur ses
lèvres, sur sa bouche), de même que, de même que, que, toute ascension
culturelle, toute initiative et toute responsabilité, de même que toute
ascension culturelle, répétait le ministre, et leur ôte le droit de participer à la
vie sociale et politique, disaient ses lèvres, dans ce cas-là la tentation,
ouvrait sa bouche, dans ce cas-là la, la, la tentation est grande, disaient ses
lèvres, ouvrait sa bouche, face à une telle injustice, ouvrait sa bouche,
suivaient ses lèvres, face à une telle injustice commise contre la dignité
humaine, suivaient ses lèvres, passait sa langue, contre la, contre la la
dignité humaine de recourir, passait sa langue, de recourir à la violence,
soufflait le ministre, recourir à la violence cependant, disait le ministre,
cependant cependant, rythmait sa langue, passaient ses lèvres, cependant
chaque soulèvement révo, révolu, révolutionnaire, ajouta-t-il, soulèvement
révolutionnaire génère de nouvelles injustices, et entraîne, rajoutait-il, de
nouvelles injustices, et entraîne de nouvelles perturbations, rouvrait sa
bouche, passaient sa langue et ses lèvres, perturbations, bations, bations, de
l’équilibre, nouvelles injustices, nouvelles perturbations, provoque de
nouveaux bouleversements, disait le ministre, on n’a pas le droit, disait le
ministre, nouveaux bouleversements, perturbations, injustices, on n’a pas le
droit de chasser un mal par un mal, par un mal, autre plus grand, les peuples
pauvres, rouvrait le trou de sa bouche, les pauvres peuples ne se protégeront
jamais assez, assez assez, rouvrait le trou, les lèvres, jamais assez de la
tentation à laquelle les confrontent les peuples riches, les riches, disait-il,
mais ils doivent faire un choix, rouvrait le trou dans la bouche, un choix
parmi ce qui leur est, leur est prosopo, prosopop, proposé et le considérer,
appuya-t-il, leur est proposopé et le considérer d’un œil, disait le ministre,
bouleversements, perturbations, injustices, un œil critique, et refuser les
pseudo-valeurs, disait le ministre, qu’on regardait, pseudo-valeurs qui ne
font que nuire aux idéaux humains, qu’on regardait dans la bouche,
humains, ils doivent en revanche adopter, dans la bouche, sur les lèvres,
adopter les valeurs saines et utiles, disait le ministre, qu’ils développeront
en fonction de leur propre singularité, disait-il le ministre, il est nécessaire,
disait le ministre, de faire prosopo, prosposo, prospérer cet humanisme
(qu’on regardait), et seul celui-ci est le véritable humanisme, ils ont
exprimé, les Françaises, achevait le ministre, les Françaises et les Français
une volonté, achevait-il, volonté de dépassement politique, disaient le
ministre, sa bouche, sa langue, dépassement politique que j’ai moi-même
largement largement largement, dit-il, largement pratiqué et qu’il faut
désormais poursuivre.
Puis il s’endormit.
*
Le gros estomac de bœuf était étalé sur une grosse planche de bois et on
était trois tout autour de la planche à le couper en morceaux le plus petits
possible. C’était un gros estomac de bœuf caoutchouteux et on a eu tôt fait
de remplacer les petits couteaux par des haches et des hachoirs si bien
qu’on hachait tour à tour et en rythme, et un, et deux, et trois, et un, et deux,
et trois, et un, et deux, et trois, et un, et deux, et trois, dans de grands gestes
et de grands bruits, le bruit de la hache qui retombe sur le bois, bois, BOIS.
Ensuite on a remis le bouillon à bouillir et puis on a ajouté le lait et les
piments coupés. Ça donnait quelque chose de très liquide où flottaient des
bouts d’estomac et de piment rouge.
Ça manque d’homogénéité, j’ai dit.
C’est pas faux, a dit quelqu’un, il va boire le lait et recracher les
morceaux, si ça se trouve.
Faudrait un fond de sauce, a dit quelqu’un.
Un fond de sauce ?
Un fond de sauce pour épaissir. Tu fais fondre cent grammes de beurre,
tu ajoutes de la farine jusqu’à ce que ce soit bien pâteux, grumeleux, et
alors tu verses petit à petit du bouillon.
Comme pour une béchamel ?
Voilà.
Je trouve pas la farine ! j’ai dit.
Regarde voir si y a pas de la Maïzena.
On ne peut pas servir une shkembe tchorba dans cet état, a dit le Bulgare,
c’est indigne.
Oh, écoute, on a fait ce qu’on a pu et je ne vois pas en quel honneur il ne
l’avalerait pas, a dit Lucile.
Y a pas d’arrangement. La soupe, c’est comme le reste, a dit le Bulgare.
Et je me sens personnellement atteint.
Justement, j’ai dit, n’en fais pas une affaire personnelle. Au nom de
l’intérêt collectif et parce que l’heure tourne, servons-lui cette tchorba en
l’état.
Y a pas un autre moyen de l’épaissir ? a dit quelqu’un. À part la farine,
qu’est-ce qu’on pourrait mettre ?
Je vois pas. Une sauce, ça s’épaissit avec de la farine, a dit le Bulgare,
depuis Aristote au moins.
Alors oui, si on en était restés aux recettes d’Aristote, on boufferait des
pois chiches matin, midi et soir !
C’est vrai, on a le droit d’inventer, quand même ! j’ai dit.
Et s’il y a des pois chiches, on peut pas faire de la farine de pois
chiches ? a demandé quelqu’un.
Trop tard.
Trop tard !
Trop tard !
Trop tard !
Ou alors on enlève les morceaux et on laisse le bouillon.
Ça, ce n’est pas une shkembe tchorba, a dit le Bulgare.
On peut ajouter une petite touche perso à cette recette, non ?
La petite touche perso, ce n’est pas la shkembe tchorba, il a dit.
Et si on mettait un cheveu, enfin, des cheveux dans la soupe ? a dit
quelqu’un.
Des cheveux ?
Oui, si tu ajoutes des cheveux, ça épaissit. Ça prend forcément.
Des cheveux longs ?
Non, des cheveux courts. Des poils, quoi. Les cheveux, c’est des poils.
Du poil végétal, alors. On ne va tout de même pas s’épiler !
Qu’est-ce que c’est, du poil végétal ? a demandé Lucile, et moi aussi.
Eh bien, il y a des plantes qu’on peut dire poilues, a dit quelqu’un,
comme l’épilobe, l’épilobe hirsute, qui est pour ainsi dire velue-hérissée.
Ou bien encore la clématite des haies, dont le poil ressemble à de longs
cheveux blancs rêches et bouclés, qui ont une forme quasi spiralaire,
parfois. Et bien sûr la bourrache, dont la tige est toute pelue. Il y en a
certainement dans le parc, c’est très commun.
Une seule partie du parc avait été rasée par l’orage, celle qu’on avait
visitée au début de la nuit quand on avait entendu la foudre tomber sur le
grand platane. Le reste était intact, si bien qu’en tournant le dos à cette
partie ravagée on pouvait penser qu’il ne s’était rien passé. On a d’abord
traversé main dans la main la longue pelouse, profitant de son élasticité
pour avancer par petits bonds, en silence, sans rire et sans parler, le ciel
commençant à s’ouvrir blanc par endroits. On cherchait dans les fourrés,
sous les arbres et les arbustes, les plantes velues qui pourraient nous servir à
épaissir la sauce. On soulevait des feuilles de toutes les formes, dentées,
lobulées, lancéolées, ovales ou pennées ; on allait même à quatre pattes,
dans l’espoir de découvrir bien dissimulée une espèce particulièrement
velue qui, à elle seule, aurait fourni une quantité suffisante de poils, bien
longs et bien drus. En relevant nos têtes, on s’est aperçus qu’on était sous le
mouton, le vieux mouton sculpté tout lisse placé là pour commémorer les
moutons de l’Ancien Régime décoratifs, à l’époque où les duchesses
s’habillaient en bergères et jouaient aux bergères. On lui a tous donné une
tape sur le cul, c’est ce qui nous est venu. Au premier nuage rose, Lucile a
dit qu’on n’avait rien trouvé et qu’il était temps de rentrer au Palais.
Peut-être qu’on devrait s’arrêter là, j’ai dit, car cette histoire de poils
finissait par me lasser.
Ah non ! a dit le Bulgare, s’est-il exclamé même, il s’agit qu’il mange le
dernier repas, il ajoute en pointant du menton le torse sur son pouf.
Il n’y a plus qu’une solution, c’est qu’on y mette nos cheveux ou nos
poils, a dit quelqu’un, mais juste ce qu’il faut.
Évidemment ! Si on en met trop, la sauce ne prendra pas et la soupe ne
sera qu’un liquide parsemé d’îles de cheveux.
Allez chercher des rasoirs à l’étage, j’ai dit aux deux encore allongés et
qui s’étaient réveillés à notre retour.
Électriques ou manuels ? ils ont demandé.
Regardez donc s’il n’y a pas un sac de Bic jetables, qu’on pourra
balancer dans les jambes de ceux qui viendront sans y être invités. Aussi,
descendez donc des lames. Et décrochez-moi les sabres des murs, les
mousquets, escopettes et pistolets à silex.
Et la hache ! a dit Lucile.
On les revendra, ça nous fera un pécule pour recommencer dans la vie.
Sur ce, on s’est tous mis autour de la cocotte et on a commencé à faire
nos bras et nos jambes et surtout nos aisselles. Lucile, qui avait envie depuis
un peu plus de deux cents ans de se raser la tête, a pris un gros rasoir
électrique et s’est passé la tondeuse méthodiquement, du front vers la
nuque. Ses cheveux noirs tombaient sans bruit en flaque à ses pieds. Les
trop longs, on les recoupait. Les autres, on les versait directement en
touillant. La tchorba a fini par prendre une belle consistance, herbeuse et
algueuse. Le fond d’une rivière.
Avons-nous de grands bols ? dit quelqu’un, on ne peut pas lui donner ça
dans une assiette, il va en mettre partout, le sagouin.
Il y a ce joli récipient Empire, sur la console.
Et une grosse cuillère !
Qu’on a posé (le tout) devant le garde.
Il a beaucoup mangé, a dit le garde (ce qui était vrai).
Oui, mais on ne veut pas qu’on dise qu’il a été maltraité !
On lui a fait des recettes exprès, en plus !
Des petits plats que même à l’Élysée il n’aurait jamais goûtés !
Une cuisine exquise et inventive.
Composée avec rigueur et sans exotisme.
Une cuisine européenne !
Parfaitement. Mais par-dessus tout, une cuisine française, a dit le
Bulgare.
Et puis, c’est l’aube. Il a forcément un petit creux, j’ai ajouté
compatissante.
Alors le garde a soulevé le récipient et a tourné deux ou trois fois le
contenu avant de tendre au torse une cuillère bien pleine, d’où pendouillait
une mèche humide.
La bouche ne s’ouvrait pas, hermétiquement fermée.
Le garde a tapé contre les lèvres avec la cuillère. Rien n’y faisait.
Tape un peu plus fort ! on a dit.
Il a tapé plus fort et les lèvres ont fini par céder, montrant les dents.
Maintenant, il tapait contre les dents, de sa cuillère en argent contre l’émail.
Il veut pas desserrer ! a dit le garde.
Tape un peu plus fort ! on a dit.
Il a tapé plus fort, et vraiment on aurait dit un grossier dentiste.
Tape dans les gencives ! on a dit.
D’un doigt, il a dégagé la gencive du bas et il a tapé dedans comme un
maçon abat une cloison.
Enfin le torse a cédé. Il a ouvert en grand la bouche et la tchorba s’est
engouffrée jusqu’au tréfonds d’un trou sans fond (semblait-il). Mais la
secousse était trop forte et il lui a pris des haut-le-cœur qui le tordaient en le
jetant vers l’avant par à-coups. Le spasme démarrait au plus bas, remontait
en sanglotant et finissait par se lâcher. Alors, il est tombé. Il a dévalé du
pouf et s’est cogné le nez par terre en vomissant sa soupe.
Monsieur le ministre ! on s’est tous écriés, faites donc attention !
Si ça se trouve, il s’est fait mal, a dit quelqu’un.
Ce serait pas de chance, a dit un autre.
Il faut pourtant qu’il finisse sa soupe ! a ordonné Lucile.
Il fallait pourtant qu’il finisse sa soupe.
Remonte-le ! on a dit au garde.
Qui l’a pris sous les aisselles et l’a traîné en haletant jusqu’au pouf.
Au moment où il l’y posait, le torse est retombé puis s’est redressé puis
est retombé, exactement comme un culbuto.
Je l’aurais parié ! a dit quelqu’un.
Vraiment, le garde, fais gaffe, je sais pas, moi, enfonce-le dans le pouf,
appuie-le au mur !
Ça marche pas ! J’y arrive pas ! a dit le garde presque en chouinant car il
était fatigué.
On peut pas s’en prendre au garde, a dit quelqu’un, c’est un petit gars
tout comme nous, on aurait pu être à sa place.
Certainement pas ! a dit un autre, certainement que j’aurais pas accepté
ce genre de taf.
Et si t’avais eu des femmes, des enfants, une voiture et un poisson, hein,
t’aurais pas pris n’importe quel boulot, peut-être !
Ta-ta-ta, au début, c’est du boulot, et après, tu t’attaches, voilà…
Zut, mais c’est bien sûr ! s’est exclamé quelqu’un, c’est ça qui faut
faire ! Faut l’attacher, l’attacher pour qui tombe pas !
C’est marrant qu’on y ait pas pensé, tout de même.
Y a de la corde quelque part ? Lucile a demandé.
Chez les jardiniers !
Pendant que le garde retenait des deux mains son patron sur le pouf on le
sanglait, enfin, on essayait de le sangler, parce que personne n’avait jamais
fait ça de sa vie, même pas un nœud de marin simple. On était de la
campagne et de la ville, pas de la mer, et comme internet ne marchait
toujours pas, on n’avait accès à aucun tuto. Donc on réfléchissait à genoux
devant le torse, est-ce qu’il fallait passer ce bout-là par au-dessus ou par en
dessous, par-derrière ou par-devant, une boucle ou deux boucles, et si tu
tires qu’est-ce que ça donne ?
À un moment, le garde en a eu marre : il nous a pris la corde des mains
et il a ficelé lui-même son patron en deux temps, trois mouvements. Et il
était proprement ficelé. C’était trop joli à voir ! D’harmonieux boudins
creusés de croix et d’entrelacs de toutes sortes décoraient son corps. Un
téton dépassait, pris dans un pli de chemise et un morceau de corde, puis la
corde grimpait au cou qu’elle ravinait. Le ventre était plissé comme un
coussin sur lequel un gros chien fait sa sieste. L’épaule gauche était
strictement séparée tandis que l’épaule droite se dégageait, libre et nue,
quoique entravée un peu plus bas. Pour les cuisses, le garde avait pratiqué
une parfaite symétrie : la corde passait sans façon en haut de l’une et de
l’autre, épousant l’aine. Bref, on avait tous sans se consulter levé les deux
mains en l’air pour applaudir. Au dernier moment, on s’était retenus.
*
Quand le petit jour a frappé la tête du tronc, on s’est dit qu’il fallait
accélérer. On lui a ouvert la gueule en grand et on a enfoncé à un bon
rythme la cuillère pleine de tchorba. Il a tout avalé sans faire d’histoires.
Ça pue, a dit quelqu’un comme l’heure tournait, tirons-nous à présent.
D’autant plus qu’y a du réseau, là, a dit un autre, cassons-nous.
Est-ce qu’on range un peu ? j’ai dit, car c’était vraiment le bordel.
On se demande d’où tu sors, toi ! Tu crois qu’on a le temps de passer
l’aspirateur et de faire l’argenterie ! Allez, faites les sacs, on descend.
Lucile m’a aidée à remplir un cabas ; des fringues, du fric, deux trois
objets précieux mais pas lourds.
Elle a chouré au passage un paquet de pain de mie et du gruyère.
On avait faim.
Remerciements
Couverture
De la même autrice
Titre
Copyright
Tout va bien se passer
I
II
III
IV
V
Remerciements
Présentation
Achevé de numériser
Tout va bien se passer !
D’autant plus que cela se passe à Paris, non dans les rues obscures de
quartiers périphériques mais en plein centre ! Quel bonheur de retrouver
notre capitale, de fières avenues en fiers boulevards – et bâtiments
officiels ! Car l’essentiel a lieu rien moins qu’à l’Élysée. Vous vous y
dirigerez de salons en salons (voluptueusement décrits) sans jamais
vous y perdre et en allant droit au but grâce à vos guides : la narratrice
et… un sémillant ministre.
Mais nous ne serons pas seuls, le ministre, vous et moi. Une autre
personne viendra prêter main forte, née en 1780 : Lucile Franque,
peintre. C’est que je n’ai trouvé personne de mieux pour me donner un
coup de main dans ce livre, c’est-à-dire nous donner un coup de main
dans la vie.
Que dire d’autre ? Ah oui : un brouillard agréable baigne l’ensemble.
Cette édition électronique
du livre Tout va bien se passer de Nathalie Quintane
a été réalisée le 26 juillet 2023 par P.O.L.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage,
(ISBN : 9782818058961 - Numéro d’édition : 614990).
Code produit : Q00651 - ISBN : 9782818058978.
Numéro d’édition : 614992.