Philosophiascientiae 688
Philosophiascientiae 688
Philosophiascientiae 688
Espace-temps thermodynamique ?
Christian Maes
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/philosophiascientiae/688
DOI : 10.4000/philosophiascientiae.688
ISSN : 1775-4283
Éditeur
Éditions Kimé
Édition imprimée
Date de publication : 1 octobre 2011
Pagination : 141-154
ISBN : 978-2-84174-569-2
ISSN : 1281-2463
Référence électronique
Christian Maes, « Espace-temps thermodynamique ? », Philosophia Scientiæ [En ligne], 15-3 | 2011, mis
en ligne le 01 octobre 2014, consulté le 10 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/
philosophiascientiae/688 ; DOI : https://doi.org/10.4000/philosophiascientiae.688
1 Situation
Combiner l’espace-temps comme structure de base pour nos théories
physiques avec la thermodynamique est une vue peu conventionelle 1 . Depuis
William Thomson (le futur Lord Kelvin) utilise pour la première fois le
terme thermodynamique dans un article de 1849 sur l’efficacité des machines
à vapeur, le principal sujet de recherche de Lazare et Sadi Carnot. En 1878,
Maxwell définit la thermodynamique comme l’étude des propriétés dynamiques
et thermiques des corps. Ces propriétés sont entièrement dérivables de la
Première et la Deuxième Loi de la thermodynamique, sans faire aucune hypo-
thèse concernant la composition moléculaire des corps. L’atomisme de Ludwig
Boltzmann et la mécanique statistique de Josiah Willard Gibbs allaient étendre
et corriger cette thermodynamique. Quoique les nouvelles idées statistiques et
les nouvelles méthodes analytiques aient été vraiment révolutionaires, ce furent
surtout le formalisme quantique, l’électrodynamique quantique relativiste, et
la physique nucléaire qui allaient dominer la recherche en physique pour bien
longtemps.
Ce n’est que dans la deuxième moitié du siècle dernier que certains scien-
tifiques (re)considèrent également la complexité de la nature comme fonda-
mentale, mais dans un autre sens. C’est que pour vraiment comprendre le
comportement macroscopique, on a besoin d’autres méthodes, non seulement
des équations, mais aussi des conditions au bord et des arguments statistiques.
La physique s’intéresse aussi à la vie et va se mêler aux débats biochimiques
par une thermodynamique hors équilibre et une compréhension détaillée de
2. Ceci est magnifiquement saisi par un cartoon de Rea Irvin pour le magazine New
Yorker en 1929, qui montre une scène de rue de New York composée d’un balayeur
déconcerté se grattant la tête et entouré par des commerçants et des acheteurs de
passage dans diverses poses de perplexité. La légende cite Einstein : Les gens se sont
peu à peu habitués à l’idée que les états physiques de l’espace lui-même étaient la
réalité physique finale.
3. Le modèle standard (des années 1970) est une théorie quantique des champs
qui décrit les particules élémentaires ; cette théorie constitue une unification formelle
des interactions forte, faible et électromagnétique. La force de gravitation n’est pas
incluse. Dans un sens précis, il n’y a même pas de force fondamentale de gravitation
parce que localement “la gravitation disparaît en chute libre”.
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2 L’émergence du temps
Le paradoxe de l’irréversibilité est assez clair : au niveau microscopique
tout se fait en vertu de lois du mouvement réversibles, c’est-à-dire invariantes
par renversement du temps ; comment cette dynamique microscopique réver-
sible peut-elle engendrer des processus irréversibles ?
Les lois microscopiques sont invariantes 11 par rapport au renversement du
temps — le comportement macroscopique subit la flèche du temps 12 . Dans ce
sens le temps (microscopique), soit n’existe pas, soit existe seulement en tant
que paramètre ou en tant que rythme convenu et sans direction. La distinction
entre le passé et le futur reste arbitraire. Cela est d’autant plus vrai dans
la théorie de la relativité. Non seulement des horloges en déplacement sont
plus lentes que des horloges immobiles, mais aussi, à très haute altitude, où
la force gravitationnelle est moindre, le temps passe plus vite que sur terre.
Si on ne tenait pas compte de ce phénomène, la mesure de la position par
notre GPS serait faussée. Là, le temps fait partie des coordonnées générales,
relatif, intriqué avec l’espace. Dans la théorie de la relativité on ne peut parler
d’un temps local : pour une géométrie donnée les directions du temps sont
déterminées par la structure des cônes de lumière (structures de causalité)
et on ne parle plus d’une évolution dans le temps (absolu). L’extensivité
du temps (sa durée) est quantifiée localement par des horloges idéales et
dépend de la métrique. La flèche du temps naît dans la thermodynamique,
volcaniques, reconnaissent aussi pour cause la chaleur. Extrait des Réflexions sur la
puissance motrice du feu, 1824, par Sadi Carnot, repris de [Locqueneux 1996].
10. Comme l’explique Max Planck dans son autobiographie scientifique.
11. L’interaction faible probablement est asymétrique sous le renversement du
temps. Cette interaction n’est pas négligeable, mais elle ne peut être responsable
de l’irréversibilité macroscopique, qui existe déjà dans un monde purement classique
(mais inimaginable). De toute façon, n’est pas vraiment évident ce que signifie le
renversement du temps dans le formalisme habituel de la mécanique quantique, du
moins si on le prend au sérieux, notamment en ce qui concerne la réduction du paquet
d’onde quantique.
12. Comme l’indiquait Arthur Eddington en 1928, en invoquant l’irreversibilité ma-
croscopique. En général, il est utile de distinguer entre plusieurs flèches : cosmolo-
gique, thermodynamique, psychologique, électrodynamique. . . , mais elles sont toutes
liées.
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W S − S′ 23
′
= exp = 0.01510
W kB
Conclusion : le temps acquiert une flèche lors du passage des lois microsco-
piques au comportement macroscopique en raison 1) du changement d’échelle
(les états macroscopiques étant vraiment inéquivalents), et 2) par la présence
d’un état initial hors équilibre. Cela nous enseigne deux choses : d’un côté et
d’une manière générale, c’est l’existence de phénomènes irréversibles qui per-
met de fixer le sens d’écoulement objectif du temps, de l’autre côté, cela fournit
des contraintes absolues aux conditions initiales de l’univers (pour chaque mo-
dèle de l’univers). Ces contraintes peuvent être perçues comme des conditions
de compatibilité. Mais il est tout aussi possible de les regarder comme fonda-
mentales et déterminantes pour l’univers que nous connaissons. La dynamique
n’est pas constituée seulement des équations du mouvement, mais aussi des
conditions initiales et de bord. Il semble que la thermodynamique, par le se-
cond principe, détermine au moins certains aspects de cette dynamique 17 .
3 Non-localité
Quand vous consultez un livre sur la mécanique quantique, vous y trou-
vez deux sortes d’évolution quantique. D’abord, en dehors des opérations de
17. Que la thermodynamique entre dans des considérations cosmologiques est bien
évident pour un tas de raisons. Toute l’histoire de l’univers, du big bang jusqu’à
l’évolution des étoiles et l’apparition de la vie est remplie des processus thermodyna-
miques. Aujourd’hui encore, la thermodynamique des trous noirs est fondatrice pour
la compréhension de la gravitation dans un formalisme quantique.
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Y à gauche et mesurer dans la direction X à droite, etc.) sur ces deux électrons.
L’argument est très simple, et il est important de souligner qu’on n’a pas
besoin d’hypothèses comme l’existence de certaines mesures de probabilité,
ni de la mécanique classique. L’argument de Bell est simplement une analyse
statistique des expériences, vérifiées par la mécanique quantique. La conclusion
est que la nature est non-locale, dans la mesure où l’on semble rencontrer une
action à distance : instantanée, individuée et à portée infinie. Il est difficile de
dire si cette « influence » entre en contradiction avec la relativité 22 , mais il
est évident que l’image spatio-temporelle qui s’ensuit est contraire à la vision
de la relativité einsteinienne. Peut-être l’idée d’un espace-temps fondamental
n’est-elle plus valable quand on est forcé de renoncer à la localité 23 .
Par ces aspects de non-localité nous sommes rappelés de nouveau à la vision
thermodynamique — Mach termine son livre Mécanique (1883) en observant
que les problèmes purement mécaniques n’existent pas, sauf comme une idéali-
sation — tous les aspects de l’univers sont énergétiquement et entropiquement
reliés. L’étude quantitative de ces effets EPR rencontre la thermodynamique
dans la notion d’entropie d’intrication 24 . Le degré d’intrication d’un système
composé (deux électrons) mesure l’augmentation de l’entropie lorsque la pos-
sibilité de faire des mesures sur le système dans son ensemble disparaît et que
nous n’avons accès localement qu’à l’un des deux sous-systèmes. Dans ce sens
l’influence entre les deux électrons peut être appelée une force entropique. Ce
qui est fascinant, c’est que cette entropie d’intrication croît typiquement (mais
pas toujours) avec la surface et non pas avec le volume du sous-espace, ce qui
peut être lié au principe holographique, cf. [Penrose 2005] ; depuis l’étude ther-
modynamique de Bekenstein (1973), on identifie l’entropie d’un trou noir à sa
surface (la surface de l’horizon des événements qui caractérise le trou noir).
4 Forces entropiques
Le xixe siècle est celui de la révolution industrielle dont le moteur était la
thermodynamique. La vision thermodynamique de la nature, des interactions
et de l’espace-temps est bien présente dès cette époque. La fin de ce siècle, avec
22. Il est cependant assez bien compris que cette non-localité ne permet pas la
transmission de messages.
23. Un autre cas d’une différente sorte de non-localité se manifeste dans l’effet de
Aharonov-Bohm (1959). Là, on peut décider d’admettre que le potentiel électroma-
gnétique offre une description plus complète de l’électromagnétisme que les champs
électriques et magnétiques ne le peuvent.
24. L’intrication quantique a été découverte et décrite d’abord par Schrödinger en
1935. Ironiquement, l’intrication fut considérée jusqu’aux années 1980 comme trop
philosophique par la plupart des physiciens. Toutefois, elle joue aujourd’hui un rôle
important dans les domaines de l’information quantique, tels que la cryptographie et
la téléportation.
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25. Le fait que l’équilibre est une propriété statistique ou entropique et pas (seule-
ment) dynamique, est souvent oublié, notamment par ceux qui veulent résoudre le
problème de l’horizon pour motiver la théorie de l’inflation, cf. [Penrose 2005, 747].
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5 L’épistémologie de l’espace-temps
La vision thermodynamique s’étend aussi aux questions épistémologiques :
que peut-on connaître de l’espace-temps et de quelle manière correspond-il
avec nos expériences ?
26. Comme résumé par l’historien des sciences E. T. Whittaker qui décrivait le prin-
cipe de Hilbert — principe variationnel pour la théorie de la relativité : « la gravitation
représente simplement un effort continuel de l’univers de se redresser. »
27. Je remercie Walter Troost de m’avoir signalé ce travail.
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28. Je prends le point de vue d’un pragmatisme scientifique, comme dans [Haack
2006, 26] : « Et, bien sûr, les scientifiques enquêtent sur le même monde — un monde
réel et unique — comme le font les historiens, les journalistes d’investigation, les
détectives, les juristes et les philologues, les garagistes, les plombiers, et le reste d’entre
nous ».
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raisons. Quand on dit que le temps n’existe pas 29 , cela veut dire le plus souvent
qu’il n’y a pas en général un temps absolu dans la théorie générale de la
relativité. Ce qui résulte des équations d’Einstein sont les structures locales
de causalités, les cônes de lumière. Un temps absolu voudrait dire qu’on peut
définir des surfaces E3 qui coupent la variété quadridimensionnelle de l’espace-
temps et qui donneraient lieu à une direction de temps préférentielle à chaque
point.
29. Même et déjà dans l’espace-temps galiléen il n’y a pas vraiment d’espace absolu
parce que l’espace change dans le temps ; successivement, il y a différents espaces
Euclidiens E3 à chaque instant. Dans la représentation mathématique, cela signifie
que l’espace-temps galiléen possède une structure additionelle à celle de l’ensemble
E1 × E3 .
Espace-temps thermodynamique? 153
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