Mystique Et Theologie Mystique
Mystique Et Theologie Mystique
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Résumé
1
K. Flasch, «Meister Eckhart und die deutsche Mystik. Zur Kritik eines historio-
graphisches Schemas», Die Philosophie in 14. und 15. Jahrhundert, hrsg. von O. Pluta,
Amsterdam, Grüner, 1988, p. 439-463.
2
Dans les Paraboles de la Genèse et dans le Commentaire de l’Exode 20, n. 237.
3
F. von Baader, Sämtliche Werke, Leipzig, F. Hoffmann, 1851-1860, Bd. XV, p. 159.
2 MARIE-ANNE VANNIER
une théologie mystique, dès son premier sermon latin pour la fête de Pâques
jusqu’à son Commentaire de l’Évangile de saint Jean.
En effet, sa mystique est originale, spéculative, ce qui l’oriente du côté de
la théologie mystique, même s’il n’en fait pas la théorie. Pour la caractériser,
Alois Haas parle de «mystique fondamentale, car le dynamisme déjà présent
de “l’être-un” avec Dieu devient, dans l’irruption, offert à l’homme comme
une manière d’être fondamentale. Pour y parvenir, l’homme ne peut rien par
lui-même. Cette manière d’être fondamentale de l’unité avec Dieu dans l’évé-
nement de la naissance de Dieu dans l’âme est un événement de grâce, décrit
dans des catégories ontologiques. Ce que l’homme est, il l’est comme un don,
en Dieu et par Dieu» 4. Cette mystique est christocentrique et trinitaire.
Mais avant d’aller plus loin, il importerait de définir les termes, afin d’éviter
toute espèce d’anachronisme : qu’entend-on par mystique et par théologie
mystique au XIVe siècle ? Eckhart en a-t-il lui-même donné une définition ?
En fait, il ne donne pas plus de définition de la théologie mystique que de la
mystique et ne se définit pas non plus comme un mystique. À son époque,
et comme l’expliquait Jean Leclercq 5 il n’était pas tant question d’articu-
lation entre mystique et théologie mystique qu’entre théologie monastique et
théologie scolastique. En tant qu’universitaire, Lesemeister, Eckhart se situe
du côté de la théologie scolastique, comme en témoigne son œuvre latine, mais
en tant que dominicain et pasteur d’âmes, Lebemeister, il est plus proche de
la théologie monastique. En fait, Eckhart ne sépare jamais ces deux manières
de faire de la théologie, l’une alimentant l’autre, ce qui l’amène à développer
une théologie mystique originale, à laquelle on a donné le nom de mystique
rhénane et qu’on va essayer d’expliciter ici.
Ce terme est relativement récent, il date du XIXe siècle. Il traduisait,
tout d’abord, celui de Deutsche Mystik, mystique allemande, puis, à la suite
de l’usage malencontreux qu’en avait fait le national-socialisme, il a été
remplacé par celui de Rheinische Mystik, mystique des pays de la vallée du
Rhin (des Pays-Bas à la Suisse, en passant par l’Allemagne et la France),
mystique rhénane. Cette mystique se caractérise par sa langue, qui est la langue
populaire de la région : le Moyen Haut Allemand. Le terme : Deutsche Mystik
a été introduit par Melchior Diepenbrocks 6 en 1829, à propos d’Henri Suso.
En 1845, Franz Pfeiffer le reprend dans le titre de son premier volume des
Deutsche Mystiker des vierzehnten Jahrhundert, à Leipzig, où il présente
Eckhart comme «le fondateur de la mystique allemande» 7.
4
A. M. Haas, «Mystique rhénane», Dictionnaire de Spiritualité, Paris, Beauchesne,
t. 13, col. 515.
5
L’amour des lettres et le désir de Dieu, Paris, Cerf, 1957, 20084 (éd. corrigée).
6
H. Fischer, «Zur Frage nach der Mystik in den Werken Meister Eckharts», in : La
mystique rhénane, Paris, P.U.F., 1963, p. 109 ; G. Fischer, Geschichte der Entdeckung
der deutschen Mystiker Eckhart, Tauler und Seuse im XIX. Jahrhundert, Freiburg, 1931.
7
F. Pfeiffer, Deutsche Mystiker des vierzehnten Jahrhunderts, Bd. 1, Leipzig, G.J.
Göschen, 1845, p. X.
MYSTIQUE ET THÉOLOGIE MYSTIQUE CHEZ ECKHART 3
14
Trad. J. Ancelet-Hustache, Maître Eckhart. Sermons, Paris, Seuil, 1974, t. II, p. 48.
15
Cf. A. de Libera, La mystique rhénane d’Albert le Grand à Maître Eckhart, Paris,
Seuil, 1994, p. 10.
16
A. de Libera, Introduction à la mystique rhénane, Paris, Œil, 1984, p. 235.
17
F. Brunner, «Maître Eckhart et le mysticisme spéculatif», Revue de théologie et
de philosophie, 20 (1970), p. 1-11.
MYSTIQUE ET THÉOLOGIE MYSTIQUE CHEZ ECKHART 5
Or, cette expérience mystique, Eckhart semble l’avoir eue très tôt, à tel
point qu’elle apparaît comme le socle de son œuvre. Il n’en parle pas, mais s’y
18
Ibid., p. 11.
19
A. M. Haas, «Mystique rhénane», Dictionnaire de spiritualité, Paris, Beauchesne,
t. 13, col. 506.
20
J. Gerson, Sur la théologie mystique, trad. M. Vial, Paris, Vrin, 2008, p. 149.
21
Pfeiffer, p. 15. Sermon 102.
6 MARIE-ANNE VANNIER
22
Trad. J. Ancelet-Hustache, Maître Eckhart. Sermons, Paris, Seuil, 1979, t. III,
p. 105.
23
J. Tauler, Sermon 15, Paris, Cerf, 1991, éd. Hugueny, Corin, p. 113.
MYSTIQUE ET THÉOLOGIE MYSTIQUE CHEZ ECKHART 7
24
Grégoire le Grand, Dialogues II, 35, 1-7.
25
Ibid.
26
Pierre le Chantre, Verbum abbreviatum, chap. I, P. L. Migne, 1885, t. 205,
col. 25 : «In tribus igitur consistit exercitium sacræ Scripturæ : circa lectionem, disputa-
tionem et prædicationem».
8 MARIE-ANNE VANNIER
évoquée, non pas tant dans les Actes qu’en 2 Corinthiens 12, 1-9. Ce texte est
un passage obligé pour Denys et ses commentateurs, mais l’interprétation qu’en
donne Eckhart est originale. Sans doute met-il l’accent sur cette expérience
de lumière, sur cette théophanie et il essaie de comprendre la nature de cette
lumière. Il y adjoint une réflexion sur le néant, mais là n’est pas encore son
originalité. Elle réside, en revanche, dans le lien qu’il établit par deux fois avec
la naissance de Dieu dans l’âme.
Pour ce faire, il prend deux figures qui en ont fait l’expérience : l’épouse
du Cantique et un homme qui, semble-t-il, n’est autre que lui-même. À la
première, il fait dire : «Lorsque Dieu se forme et s’épanche dans l’âme, si
tu le saisis alors comme une lumière ou un être ou une bonté, tout le temps
que tu connais encore quelque chose de lui, ce n’est pas Dieu» 29. Ainsi fait-il
ressortir le caractère unique et irreprésentable de ce don de Dieu. Sans doute
cette invitation au dépassement de tout est-elle inspirée de Denys, mais le
phénomène auquel elle s’applique : la naissance de Dieu dans l’âme ne vient
pas de Denys.
Eckhart en souligne la nouveauté par le second exemple qu’il donne :
quelqu’un qui a fait l’expérience de la naissance de Dieu en lui, mais qui ne
peut en rendre compte. L’expression en est étrange. Il dit : «Il sembla en rêve à
un homme (Mensch) – c’était un rêve éveillé – qu’il était gros de néant comme
une femme est grosse d’un enfant, et dans ce néant, Dieu naquit : il était le fruit
du néant, Dieu était né dans le néant» 30. Qu’est-ce à dire, sinon que la personne
en question, qui est sans doute Eckhart lui-même, ne peut expliquer ce qui se
passe ?
Il se réfère à un «rêve éveillé», ce qui n’est pas sans faire penser aux visions
d’Hildegarde, qui est plus ou moins lointainement à l’origine de la mystique
rhénane.
De plus, si on reprend la classification des visions, proposée au livre XII
du De Genesi ad litteram, et qui fait autorité à l’époque d’Eckhart, on a affaire,
semble-t-il ici, non pas à une vision corporelle, ni à une vision spirituelle, mais à
une vision intellectuelle, qui est l’expression de l’expérience mystique, comme
on le voit pour Augustin dans la vision d’Ostie. Or, cette vision intellectuelle
lui donne de comprendre le sens de la naissance éternelle et de la création et, à
lire la suite du texte, on est assez proche de la vision de saint Benoît. Eckhart
y dit, en effet, en relisant cette fois la vision de Paul sur le chemin de Damas :
«Il vit toutes les créatures comme un néant, car Dieu a en lui l’être de toutes
les créatures. Il est un être qui a en lui la totalité de l’être» 31, non pas que les
créatures soient rien, mais elles tiennent tout leur être de Dieu.
Si tant est que le Dialogue avec sainte Catherine soit authentique, on y
trouverait, alors, une version imagée de cette expérience d’Eckhart, dans la
29
Ibid., p. 77.
30
Ibid., p. 78.
31
Idem.
10 MARIE-ANNE VANNIER
mesure où après trois jours de léthargie, Catherine revient à elle et dit : «Ich
bin Gott geworden» (Je suis devenue Dieu). Sans doute l’expression est-elle
excessive, mais elle vise à traduire la même réalité : la divinisation, la naissance
de Dieu dans l’âme.
Sur ce plan, la mystique d’Eckhart s’éloigne de celle de Denys. D’ailleurs,
même s’il parle du «lumineux Denys» 32, Eckhart ne commente pas sa Théologie
mystique, à la différence d’Albert le Grand et de nombre de médiévaux.
Pourquoi ? On ne sait. Force est de reconnaître qu’il s’en inspire : comme
Denys, il part de la Trinité, opte souvent pour la voie négative 33 et là où il est
peut-être le plus proche de Denys, c’est dans l’expression de la Durchbruch, de
la percée 34, mais cela n’entre pas directement dans notre propos.
En revanche, il est un seul passage de son œuvre latine où il se réfère expli-
citement à Denys, c’est dans son Commentaire de l’Exode, quand il essaie de
rendre compte de la nuée. Il y explique : «Le sens est donc : Moïse s’approcha
de la nuée obscure où était Dieu, c’est-à-dire, de la lumière surexcellente
éblouissant notre intellect et faisant l’obscurité. Ainsi nous comprenons ce que
nous cachent nos yeux éblouis par les rayons lumineux dans la roue du soleil.
C’est ce que dit Denys dans La Théologie mystique (c. 1) : “Les mystères purs,
profonds et immuables de la Théologie sont secrètement cachés dans la nuée
resplendissante du silence savant, nuée qui fait resplendir le plus lumineux
dans le plus obscur”. Dans la Lettre à Gaïus, I, il dit : “parfaite ignorance est la
connaissance de celui qui est au-dessus de tout ce qui est connu”. Jean Sarracène
dans le Prologue de La Théologie mystique dit : “lorsque, par la dépossession,
on s’est élevé à la connaissance de Dieu, ce qu’est Dieu n’en reste pas moins
clos et caché”.» À la suite de Denys, Eckhart reconnaît le mystère de Dieu et
il opte, en quelque sorte, avant Nicolas de Cues, pour «la docte ignorance».
Faut-il y voir l’expression de sa théologie mystique ? Pour une part, mais
cette théologie mystique est intrinsèquement liée à la naissance de Dieu dans
l’âme.
Chez Eckhart, «le moment mystique est fondateur, si l’on veut, et c’est à lui
qu’Eckhart revient sans cesse, parce qu’en vérité, il ne l’a pas quitté. Mais le
moment rationnel est premier également, puisqu’il est présent dans le moment
mystique qui se pose à la fois comme une certitude du sentiment et comme une
exigence de la raison» 35. Il est à la fois Lebemeister et Lesemeister. En effet,
32
Ibid.
33
Cf. M.-A. Vannier, «Création et négativité chez Eckhart», Revue des sciences
religieuses 67 (1993), p. 51-67.
34
Cf. A. M. Haas, «Durchbruch zur ewigen Wahrheit», Meister Eckhart Jahrbuch
2 (2008), Stuttgart, Kohlhammer, p. 171-187.
35
Ibid., p. 113.
MYSTIQUE ET THÉOLOGIE MYSTIQUE CHEZ ECKHART 11
36
F. Brunner, «Mysticisme et rationalité chez maître Eckhart», Dialectica 45
(1991), p. 112.
37
J. Tauler, Sermon 15.
38
Traité fondamental de la foi, Paris, Le Centurion, 1983, p. 162.
39
M. J. Le Guillou, Préface à H. Le Saux, Sagesse hindoue et mystique chrétienne,
Paris, Le Centurion, 1965, p. 10.
12 MARIE-ANNE VANNIER
40
B. Forte, La Trinité comme histoire, Paris, Nouvelle Cité, 1989, p. 23.
41
Commentaire de la Sagesse, n. 28, LW (Lateinische Werke) 2, 348, 9-11. In Io
(Sur l’Évangile de Jean), n. 361-367.
42
Commentaire de l’Évangile de Jean, n° 106 (LW, 3).
43
P. L. Reynolds, «Bullitio and the God beyond God : Meister Eckhart’s trinitarian
theology», New Blackfriars 70 (1989), Oxford, p. 172 & 177.
44
Commentaire de l’Exode n. 16.
45
P. L. Reynolds, art. cit., p. 175. Saint Bonaventure, Commentaire des Sentences
I, 3, 1, un. 2, ad 4m.
MYSTIQUE ET THÉOLOGIE MYSTIQUE CHEZ ECKHART 13
46
Commentaire de l’Évangile de Jean, n° 342, p. 291.
47
Sermon 10, trad. A. de Libera, Paris, GF, 1993, p. 287.
48
A. de Libera, op. cit., p. 456, n. 291 ; B. Mc Ginn, The Mystical Thought of
Meister Eckhart. The Man from Whom God Hid Nothing, New-York, Crossroad, 2001,
p. 80-81.
14 MARIE-ANNE VANNIER
49
Sermon latin XXV, n. 263.
50
Sermon 104, p. 151.
MYSTIQUE ET THÉOLOGIE MYSTIQUE CHEZ ECKHART 15
une expérience forte de la vie trinitaire et il sait rendre accessible à tous les
subtilia theologiae, ce qui lui a d’ailleurs été reproché lors de son procès. Il
développe une théologie mystique, où la Trinité a une place centrale, comme
chez Denys, mais il en dégage l’enjeu pour l’être humain : la filiation divine.
Cela apparaît encore plus clairement dans le Granum sinapis, ce condensé de
théologie trinitaire.
On en trouve également un exemple dans ce passage du Sermon 18 51.
Il commence par la présentation classique de la Trinité : «L’Être est le Père,
l’Unité est le Fils, la bonté est l’Esprit Saint». Puis il précise le rôle de l’Esprit
Saint, en disant qu’il «prend l’âme, “la ville sainte”, dans ce qu’elle a de plus
pur et de plus élevé et l’emporte en haut dans son origine, qui est le Fils, et le
Fils le porte plus haut dans sa propre origine, c’est-à-dire dans le Père, dans le
Fond, dans le Principe, où le Fils a son être, là où la sagesse éternelle “trouve
également son repos dans la ville consacrée et sainte”, dans le plus intime».
En partant cette fois de l’économie, comme les Cappadociens, le Thuringien
montre comment se réalise la naissance de Dieu dans l’âme. C’est par grâce :
l’Esprit Saint la conduit vers le Fils qui l’amène vers le Père ou plus préci-
sément dans cette bullitio, où se réalise l’engendrement du Fils. Eckhart le
précise quelques phrases plus loin en ces termes : «Quand le Verbe parle dans
l’âme et que l’âme répond dans le Verbe vivant, le Fils devient vivant dans
l’âme [...]. L’âme devient vivante et répond à la Parole» 52. On saisit à quel point
Eckhart est un virtuose de la théologie, d’une théologie qui est fondée dans
la cognitio Dei experimentalis, qui lui donne sa solidité et son sens. Comme
Thomas d’Aquin, Eckhart part de la Trinité et va vers elle par l’épiphanie de la
naissance de Dieu dans l’âme.
Il en dégage également l’enjeu anthropologique, en proposant une figure
de l’être humain accompli, qu’il désigne par le terme d’homme noble. C’est
l’homme nouveau qu’il désigne par là, comme en témoignent ses Sermons
latins et il emploie indifféremment les termes d’homme noble, d’homme
nouveau, d’homme humble, d’homme juste ou d’homme riche. Ce sont diffé-
rentes dénominations pour rendre compte de la même réalité : la conformation
au Christ.
Sans doute Eckhart n’est-il pas original : c’est le sens même du christia-
nisme qu’il exprime avec ses propres mots, à la suite de Paul, relu partiellement
à travers Augustin. Il s’en explique, en disant qu’il fait entendre par «homme
riche, quelqu’un qui a fait l’expérience des richesses célestes» (2 Co 12,2),
et même qui a fait, comme Paul, l’expérience de la rencontre du Christ sur le
chemin de Damas, qui «l’a enlevé jusqu’au troisième ciel». N’est-ce pas cette
expérience qui a été la sienne et dont il parle en filigrane dans le Sermon 71 ?
Il le semble.
51
Traduction J. Ancelet-Hustache, Maître Eckhart. Sermons, Paris, Seuil, 1974, t. I,
p. 162.
52
Ibid., p. 163.
16 MARIE-ANNE VANNIER
53
Cf . M.-A. Vannier, Creatio, conversio, formatio chez saint Augustin, Fribourg,
Éd. Universitaires, 1991, 2e éd. augmentée 1997.
54
Si Denys a infléchi la pensée d’Eckhart, il n’est pourtant pas le seul auteur qui ait
marqué sa pensée.
55
Sermon 53.
MYSTIQUE ET THÉOLOGIE MYSTIQUE CHEZ ECKHART 17
56
Thérèse d’Avila, Œuvres complètes, Paris, Cerf, 1995, p. 71.
57
A. M. Haas, «La mystique comme théologie», Revue des sciences religieuses 72
(1998), p. 261-288.