Comment Peut-On Construire Un Echantillonnage Scie
Comment Peut-On Construire Un Echantillonnage Scie
Comment Peut-On Construire Un Echantillonnage Scie
net/publication/237504691
CITATIONS READS
131 41,793
1 author:
Lorraine Savoie-Zajc
Université du Québec en Outaouais
66 PUBLICATIONS 1,177 CITATIONS
SEE PROFILE
Some of the authors of this publication are also working on these related projects:
Projet Tableau ST: projet de caractérisation et dissémination de pratiques gagnantes en sciences et technologies. Le site Web "Tableau ST.ca" est accessible. Prière de
diffuser à tous vos contacts. View project
All content following this page was uploaded by Lorraine Savoie-Zajc on 28 September 2015.
Recherche qualitative
en sciences humaines et sociales :
les questions de l'heure
Recherches qualitatives
16 mai 2006,
Université McGill, Montréal
Table des matières
Introduction
Collette Baribeau.......………………………...…………………………1
Constructivisme/positivisme :
où en sommes-nous avec cette opposition?
Véronique Nguyên-Duy, Jason Luckerhoff …………………………….4
L’analyse de construits :
un outil légitime pour la recherche en éducation
Ann-Louise Davidson ……………………………………………….125
Introduction
Les questions de l’heure en recherche qualitative
Résumé
Après plus de vingt ans de débats, parfois houleux, autour de cette opposition, la
difficulté que nous semblons éprouver à en disposer constitue le problème séminal de
notre présentation. Comment expliquer en effet que perdure ainsi un débat fondé sur
une opposition conceptuelle dont la pertinence peut aisément être mise en question? Le
constructivisme ne s'oppose pas au positivisme, loin s'en faut. Suggérer le contraire
induit un téléscopage conceptuel qui tend à amalgamer constructivisme, subjectivisme,
relativisme et recherche qualitative dans un tout dont la principale caractéristique serait
d'entrer en opposition radicale avec un autre ensemble résultant cette fois de
l'amalgame du positivisme, du réalisme et des sciences dites exactes. Dans ce jeu
d'opposition, on présume des visées poursuivies et on préjuge de l'éthique et de la
capacité à dire vrai; on joue le tout contre le tout dans une rhétorique qui tend à induire
et réitérer de fausses conceptions. Ainsi, de nombreux chercheurs se réclamant du
constructivisme semblent confondre le constructivisme scientifique et la construction
de l'objet scientifique et, partant, les niveaux ontologique, épistémologique et
méthodologique en ce qui concerne la construction.
Mots clés : ÉPISTÉMOLOGIE, PARADIGME, CONSTRUCTIVISME, POSITIVISME
Introduction
On nous a invités à nous saisir de la question Positivisme / constructivisme : où
en sommes-nous avec cette opposition? D’entrée de jeu, nous avons été frappés
par la pérennité de ce débat qui, après tant d’années, nous semble pourtant
perdre de son intérêt. Pourquoi s’interroger, encore et toujours, sur cette
opposition? Qu’est-ce qui nous empêche d’en disposer? Ce sont les questions
qui fondent la réflexion que nous proposons aujourd’hui.
Nous sommes en effet d’avis que la question qui se pose désormais est
moins de connaître l’état d’évolution de ce débat que de comprendre ce qui
nous retient d’en sortir. Afin d’éclairer cette question, nous réfléchirons tout
d’abord aux débats qui ont présidé à la mise en place du paradigme
constructiviste. Dans un deuxième temps, nous nous pencherons sur les
principales avancées méthodologiques qui ont marqué la constitution du
courant de la recherche qualitative. Enfin, nous nous interrogerons sur les
tenants et aboutissants de ce mouvement fédérateur ainsi que sur les avenues
qui s’offrent aujourd’hui aux chercheurs qualitatifs.
Les fondements du constructionnisme
Le constructivisme est un courant qui trouve ses fondements dans un certain
nombre de discussions relatives à la notion même de construit en science, au
caractère déterministe ou contingent du savoir, aux herméneutiques – de
réfutation ou de dévoilement – qui fondent la réflexion scientifique, aux
différences entre les sciences naturelles et sociales de même qu’entre les
critères de vérité et de valeur.
Nous inspirant en cela de Hacking (2001), nous privilégions le terme
constructionnisme au terme constructivisme. En effet, le recours à la métaphore
du construit ne date pas d’hier et l’usage du terme constructivisme, bien
qu’ayant gagné l’adhésion générale, se fait généralement sans prendre en
considération les divers usages du concept de construction. À plusieurs égards,
on peut considérer la Critique de la raison pure comme une rampe de
lancement pour le concept de construction. Dans la foulée des propositions
kantiennes, « la métaphore de la construction a servi à exprimer beaucoup
d’autres formes de théories philosophiques radicales, pas toutes dévouées à la
défense de la raison » (Hacking, 2001, p. 65). Le constructionnisme s’ancre
donc dans plusieurs mouvements distincts que nous évoquerons ici, sans
aucune prétention à l’exhaustivité.
Tout d’abord, il faut mentionner le constructionnalisme des Russell,
Carnap, Goodman et Quine qui, sans étudier les événements et processus
historiques ou sociaux, défendent l’idée que les constructions sont le fait
d’individus. Les tenants du constructionnalisme adoptent une attitude sceptique
face à des éléments construits et suggèrent que « nos croyances ne sont pas ce
qu’elles nous semblent être » (Hacking, 2001, p. 73). Quant au constructivisme
en mathématique, il repose sur le postulat intuitionniste et sceptique de
Brouwer voulant que « les objets mathématiques n’existent pas tant qu’ils
n’ont pas été construits grâce à des preuves de leur existence, tant qu’ils n’ont
pas été construits par des opérations mentales [...] à partir d’intuitions »
(Hacking, 2001, p. 71). Nous le voyons, « le positivisme logique, que l’on
6 RECHERCHES QUALITATIVES / H ORS SÉRIE / 5
par induction pour inférer des données les lois de la nature. Selon Mill (1856,
p. xii) « The backward state of the Moral [i.e. human] sciences can only be
remedied by applying to them the methods of Physical science, duly extended
and generalized ». Certains naturalistes contemporains présentent leur thèse de
la même façon (voir Papineau, 1979; Thomas, 1979; Kincaid, 1996). En effet,
selon Kincaid (1996, p. 3), les sciences sociales ne peuvent être de bonnes
sciences que si elles respectent les standards des sciences de la nature. On peut
se demander ce qui a conduit la science normale positiviste à privilégier ainsi
une approche hypothético-déductive. La réponse est à chercher dans le principe
voulant que la science se donne pour visée la découverte de lois générales
autorisant l’explication et la prédiction. Une fois découvertes, ces lois générales
sont intégrées dans « un construit, un modèle théorique appelant des
explications allant dans le sens d’une logique hypothético-déductive » (Hesse,
1980, p. 170).
Il ne faudrait cependant pas croire que la recherche qualitative soit
systématiquement inductive. Certaines études qualitatives ont en effet été
conduites dans une perspective hypothético-déductive. De même, bon nombre
d’études ne peuvent être considérées comme proprement naturalistes dans la
mesure où la démarche ne repose pas sur une fréquentation assidue du
phénomène observé dans son contexte. Cela étant, le fait demeure que la
recherche qualitative est en général attachée à établir « un contact plus direct
avec le contenu et le sens, un contact moins médiatisé par la méthode [afin de]
réhabiliter et faire plus de place à la logique inductive de l’acteur comme
logique du sens et de l’existence » (Baby, 1992, p. 15).
La recherche qualitative adopte aussi une posture subjectiviste que l’on
associe souvent au paradigme interprétatif. Nous pourrions poser les choses en
reprenant à notre compte les propos de Kant : « La vérité, dit-on, consiste dans
l’accord de la connaissance avec l’objet. Selon cette simple définition de mot,
ma connaissance doit donc s’accorder avec l’objet pour avoir valeur de vérité.
Or, le seul moyen que j’ai de comparer l’objet avec ma connaissance c’est que
je le connaisse. Ainsi ma connaissance doit se confirmer elle-même » (Kant,
1982, p. 54)3. De cette impulsion séminale, le débat s’est déplacé de la question
de la vérité vers la question de sa représentation et les notions kantiennes
d’entendement, de faculté de juger et de raison sont apparues centrales. Le
sujet, « pensant par lui-même, produit des concepts qui, s’ils ne permettent pas
de saisir la vérité, c’est-à-dire la conformité avec la chose, s’efforcent
néanmoins de comprendre au mieux à travers l’activité réfléchissante du
jugement. Moins que la vérité, il s’agit alors de l’émergence du sens, d’une
direction qui permet la marche de la pensée, son orientation » (Berner, 1997,
p. 87). Avec Nietzsche, « le concept d’interprétation remplace celui de vérité
10 RECHERCHES QUALITATIVES / HORS SÉRIE / 5
Notes
1
. La première perspective correspond à ce que Kuhn décrit comme le
processus continu et cumulatif de développement, de correction et
d’approfondissement des connaissances de la science normale, exempt de toute
remise en cause paradigmatique (Matalon, 1996, p. 25). La deuxième
perspective correspondrait pour sa part à une entreprise de remise en question
de l’autorité scientifique et culturelle d’un paradigme. Ouvrir la voie, comme
l’a fait Kuhn, à l’idée même que « le progrès en science s’écarte de la science
du passé plutôt qu’il n’est orienté vers un compte-rendu correct d’un aspect du
monde [constitue] une thèse de contingence exceptionnellement forte [qui] a eu
pour effet de démasquer l’autorité de la science d’une manière remarquable »
(Hacking, 2001, p. 136).
NGUYÊN-DUY & LUCKERHOFF / Constructivisme/ positivisme… 15
2
. « Bien que beaucoup de constructionnistes soient mobilisés par des
préoccupations profondément morales, le discours général de construction
sociale a eu tendance à détourner notre attention de ces enjeux. C’est sans
doute en partie à cause d’une réticence, que l’on remarque chez certains
constructionnistes, à admettre la possibilité de l’idée même de moralité. Mais
si l’intérêt de l’exercice est moral, nous ne devrions pas avoir peut de le dire »
(Hacking, 2001, p. 86)
3
. Kant ouvrait ainsi un important débat que l’on désigne généralement comme
étant la crise de la vérité. Ce débat s’est poursuivi sur plusieurs siècles, de
Kant à Gadamer, et a présidé à la création de l’herméneutique philosophique.
Références
Baby, A. (1992). À travers le chaos épistémologique ou comment la théorie des
deux sacs permet de faire un bilan sommaire de la recherche qualitative.
Revue de l’Association pour la recherche qualitative, 6, 9-20.
Bachelard, G. (1993). La formation de l’esprit scientifique : contribution à une
psychanalyse de la connaissance. Paris : Vrin.
Beck, L.W. (1950). Constructions and infered entities. Philosophy of Science,
17, 74-86.
Berner, C (1997). L'herméneutique et le problème de la vérité. Dans R. Quilliot
(Dir.). La Vérité.(p. 84-95). Paris : Ellipses.
Bogdan, R.C. & Biklen, S.K. (1982). Qualitative Research for Education : An
Introduction to Theory and Methods, Boston : Allyn and Bacon.
Carey, J. (1975). Sociology and public affairs : the Chicago School. Beverly
Hills, CA. : Sage.
Denzin, N.K. (1978). Sociological Methods : A Sourcebook. New-York :
McGraw-Hill.
Denzin, N.K.(1977). The research act. A theoretical introduction to
sociological methods. New York : McGraw Hill.
Denzin, N.K. & Lincoln, Y.S. (Eds.) (1998). The Landscape of Qualitative
Research : Theories and Issues. Thousand Oaks : Sage.
Deslauriers, J.-P. (1991). Recherche qualitative. Guide pratique. Montréal :
Chenelière.
Dilthey, W. (1988). Introduction to the human sciences : An attempt to lay a
foundation for the study of society and history. Detroit : Wayne State
University Press.
16 RECHERCHES QUALITATIVES / HORS SÉRIE / 5
Résumé
La question de l’opposition entre le construtivisme et le positivisme est mal posée; ce
n’est pas le bon débat. Toutes les recherches, même les plus « scientifiques », sont
constructivistes dans leur processus. On le sait depuis Piaget et cela a été assez
démontré par Latour. Il serait temps que l’on arrête de prendre le processus inéluctable
des démarches de recherche pour la norme à laquelle les recherches devraient répondre
pour établir leur qualité ou leur validité. Les oppositions qui subsistent sont entre
positivisme et subjectivisme, entre sciences naturelles et sciences morales, entre
systèmes durs et systèmes souples. Se définir comme constructiviste, c’est évacuer le
problème. Dans la même foulée de réflexion épistémologique, il faut distinguer entre le
réel et la réalité. Ce n’est pas pour rien que les deux mots existent en français. Nous
poserons, à la suite de Piaget et de Clos, que ce qui est observable est la réalité, au sens
de la matérialité, que nous tentons souvent d’atteindre le réel, c’est-à-dire les
possibilités réalisables mais non réalisées, et qu’il nous arrive de prendre une
construction du réel pour la réalité.
Mots clés : RÉALISME, CONSTRUCTIVISME, SUBJECTIVISME, SCIENCE
Introduction
En réponse à l’invitation qui m’a été faite de répondre à certaines questions du
jour qui semblent encore se poser, j’ai reformulé trois questions et je traiterai
plus longuement de la première.
Notes
1
Le tableau auquel on fait mention ici est repris (et traduit) dans Miles &
Huberman, 2003.
Références
Clos, Y. (1999). La signification psychologique du travail. Paris : PUF.
Giorgi, A. (1999). A Phenomenological Perspective on some
Phenomenographic Results on Learning. Phenomenological Psychology,
30(2), 68-94.
Latour, B. & Woolgard, S. (1988). La vie de laboratoire : la production des
faits scientifiques. Paris : La Découverte.
Miles, M.B. & Huberman, A.M. (2003). Analyse des données qualitatives.
Paris : De Boeck.
Piaget, J. (1970). L’épistémologie génétique. Paris : PUF.
Tesch, R. (1990). Qualitative Research, Analysis Typed and Software Tools.
New-York : Falmer Press.
Theureau, J. (1992). Le cours d'action : analyse sémio-logique. Berne : Peter
Lang.
Vermersch, P. (1996). Pour une psychophénoménologie : esquisse d'un cadre
méthodologique général. Expliciter, 13, 1-11.
Résumé
Dans le domaine des sciences humaines et sociales, le courant qualitatif ou
interprétativiste, d’une part, par sa posture épistémologique, soulignant
l’indétermination du savoir et son interprétabilité, et, d’autre part, par sa position
méthodologique par rapport à la science traditionnelle, met de l’avant l’interaction
sujet-chercheur, la prise en compte du contexte et la volonté d’expression du sujet en
tant qu’acteur social non seulement pour lui donner une voix mais aussi pour que la
recherche soit centrée sur son vécu et sur sa propre interprétation de ce vécu. À la
lumière de cette position épistémologique, cet exposé vise à montrer que les approches
qualitatives sont généralement inductives (bien qu’elles ne le soient pas
exclusivement). En effet, la recherche qualitative se présente généralement sous la
forme d’une construction souple et progressive de l’objet d’étude. Elle s’ajuste aux
caractéristiques et à la complexité des phénomènes humains et sociaux. Elle met en
valeur la subjectivité des chercheurs et des sujets. Elle est ouverte au monde de
l’expérience, de la culture et du vécu. Elle valorise l’exploration et, enfin, elle élabore
une connaissance holistique de la réalité. Par contre, il serait illusoire de chercher
l’induction exclusive. Toute démarche de compréhension implique des moments de
déduction logique. Entre les deux extrémités de l’induction pure et de la déduction pure
– mais tout de même plutôt du côté de l’induction – l’abduction est proposée comme
une voie de réponse aux attentes axiologiques de la recherche qualitative/interprétative.
Mots clés : RECHERCHE QUALITATIVE, INDUCTION, ABDUCTION, ÉPISTÉMOLOGIE
Introduction
Les limites du monisme méthodologique de l’approche expérimentale ont
favorisé l’émergence des approches qualitatives de recherche dans les sciences
humaines et sociales. Ainsi, est apparu le paradigme interprétatif. En parlant
des « méthodes qualitatives », Van Manen affirme que ce vocable est employé
pour désigner différentes techniques d’interprétation qui peuvent servir à
décrire ou à traduire les phénomènes sociaux et qui permettent de porter
attention à la signification des phénomènes plutôt qu’à leur fréquence (Van
Manen, 1990). Dans la perspective interprétative/qualitative, les réalités
subjectives et intersubjectives sont considérées, non seulement comme des
objets de connaissance scientifique, mais aussi comme des instruments de
recherche. L’étude de la vie quotidienne, comme lieu où se construisent et se
développent les différentes dimensions qui constituent le monde humain,
devient de plus en plus nécessaire pour en arriver à comprendre des
phénomènes comme les valeurs, les représentations et les significations que les
acteurs sociaux donnent à la vie humaine – significations qui se construisent à
l’intérieur d’un processus socioculturel et historique dont la compréhension
constitue l’accès à une connaissance pertinente et valide de ce qui est humain.
Méthodologiquement, la légitimation de la connaissance développée par
ces perspectives interprétatives/qualitatives est réalisée à partir de la
construction de consensus construits sur le dialogue et l’intersubjectivité. Par
ailleurs, toujours dans la même perspective, la connaissance n’est possible que
par la collaboration étroite entre chercheurs et acteurs sociaux qui, par
l’adoption d’une « attitude réalisative » (Habermas, 1987b), c’est-à-dire par un
effort conjoint pour comprendre les réalités étudiées, peuvent construire des
perspectives de compréhension plus complexes que celles construites
exclusivement à partir du point de vue du chercheur et des théories existantes.
Avec cette toile de fond, le point de départ que nous avons choisi pour
répondre à la question qui nous oriente « la recherche qualitative est-elle
nécessairement inductive? » est une présentation des orientations
épistémologiques fondamentales de la recherche qualitative. Ce sera notre
premier point. Le deuxième point sera une présentation de la Grounded Theory,
comme approche typiquement inductive et qui sert souvent de référence
paradigmatique en recherche qualitative. Troisièmement, une réflexion sur les
limites de l’induction nous permettra d’aborder le concept d’abduction.
Particularités épistémologiques de la recherche qualitative
Il nous semble impossible de répondre à la question qui nous oriente sans
aborder brièvement les particularités épistémologiques de la recherche
qualitative car, pour comprendre les principes généraux d’une approche
28 RECHERCHES QUALITATIVES / HORS SÉRIE / 5
inductif car la connaissance est produite à partir des données par opposition au
raisonnement déductif où les connaissances théoriques précèdent la lecture de
la réalité. Même dans la détermination de son objet d’étude, le chercheur doit
ajuster continuellement sa démarche aux données à partir desquelles il construit
la connaissance scientifique.
Encore une fois, en recherche qualitative, la finalité est de comprendre
les significations que les individus donnent à leur propre vie et à leurs
expériences. La subjectivité est mise en valeur dans l’interprétation des
conduites humaines et sociales. La signification et l’interprétation sont donc
élaborées par et dans les interactions sociales où les aspects politiques et
sociaux affectent les points de vue des acteurs. Du coup, le mythe de la
neutralité analytique est débusqué et l’étude des réalités humaines devient un
espace de connaissances multiples dans lequel la rationalité et le discours de la
causalité font place à l’interprétation et au consensus. Sans doute, jusqu’ici on
peut affirmer que la recherche qualitative est inductive, notamment en sa
qualité d’effort de compréhension, c’est-à-dire d’appréhension des
significations, mais aussi en sa qualité de méthode de construction d’analyses
générales permettant de comprendre les significations communes qui sont
élaborées pendant le processus de production et d’appropriation de la réalité
sociale et culturelle.
La Grounded Theory : une approche typiquement inductive
L’approche de la Grounded Theory (GT) est essentiellement inductive parce
qu’elle permet de développer méthodiquement une théorie ancrée dans des
données analysées de façon systématique. C’est sa proposition d’un processus
d’analyse inductive (construit en opposition avec l’analyse hypothético-
déductive) qui fait figure de référence paradigmatique pour presque toutes les
autres approches en recherche qualitative. En GT, l’induction se déploie
concrètement par 1) la circularité entre la collecte et l’analyse des données, les
données orientant l’analyse par émergence et les résultats provisoires de
l’analyse orientant la collecte de nouvelles données; 2) l’échantillonnage
théorique par lequel les données sont collectées pour favoriser le
développement de l’analyse théorisante; 3) la validation du développement de
la théorie par la confrontation constante aux données émergentes, selon le
principe de l’emergent-fit; 4) la suspension temporaire de la référence à des
théories existantes pour une ouverture optimale à l’inédit; 5) l’analyse
systématique par la création des codes conceptuels et d’un système catégoriel;
6) le développement des concepts et des liens conceptuels jusqu’à la saturation
théorique (Guillemette, 2006).
32 RECHERCHES QUALITATIVES / HORS SÉRIE / 5
Résumé
Les recherches, qu’elles soient de nature quantitative ou qualitative, visent la
description, l’exploration, l’évaluation, l’explication ou la prédiction du monde-vie
(Schultz) tel que nous le percevons et le construisons socialement. Camper la recherche
qualitative dans le domaine exploratoire représente une amputation de son pouvoir
d’intelligibilité de la réalité. Il est plutôt souhaitable de qualifier l’ambition descriptive,
exploratoire, évaluative, explicative ou prédictive d’une recherche. C’est pourquoi,
dans ce texte, nous tentons de répondre à cette question : la recherche qualitative est-
elle nécessairement exploratoire? Nous délimitons d’abord la notion de recherche
exploratoire. Ensuite, à l’aide d’une recherche-intervention sur la santé mentale au
travail conduite auprès de travailleurs cols blancs, nous tentons de montrer qu’une
recherche qualitative n’a pas nécessairement un caractère exploratoire, bien que
certaines de ses parties puissent être de cet ordre. Enfin, nous précisons le concept de
recherche exploratoire en proposant des repères sur les visées et les modalités de
recherche.
Mots clés : RECHERCHE EXPLORATOIRE, VISÉES ET MODALITÉS DE RECHERCHE
Introduction
La recherche qualitative est-elle nécessairement exploratoire? Pour tenter de
répondre à cette question, nous délimiterons d’abord ce que peut recouvrir la
Tableau 1
Questions et types de recherche
court texte n’a pas la prétention d’avoir épuisé le sujet. Le débat demeure
pertinent sans toutefois viser à cristalliser le concept de recherche exploratoire.
L’exploration par définition peut conserver un certain flou.
Références
Andrea, H., Bültmann, U., Beurskens, A.J.H.M., Swaen, G.M.H., van Schayck,
C.P., & Kant, I.J. (2004). Anxiety and depression in the working
population using the HAD Scale : Psychometrics, prevalence and
relationships with psychosocial work characteristics. Social Psychiatry and
Psychiatric Epidemiology, 39, 637-646.
Bobak, M., Pikhart, H., Kubinova, R., Malyutina, S., Pajak, A., Sebakova, H.,
Topor-Madry, R., Nikitin, Y., Caan, W., & Marmot, M. (2005). The
association between psychosocial characteristics at work and problem
drinking : a cross-sectional study of men in three Eastern European urban
populations. Occupational and Environmental Medicine, 62(8), 546-550.
Bourbonnais, R., Malenfant, R., Vézina, M., Jauvin, N., & Brisson, I. (2005).
Work characteristics and helth of correctional officiers. Revue
d'Épidémiologie et de Santé Publique, 53(2), 127-172.
Creswell, J.W. (1998). Qualitative inquiry and research design : choosing
among five traditions. Thousand Oaks : Sage.
Dejours, C. (1993). De la psychopathologie du travail à la psychodynamique
du travail. Paris : Bayard.
Johnson, J.V. & Hall, E.M. (1988). Job strain, work place social support, and
cardiovascular disease : a cross-sectional study of a random sample of the
Swedish working population. American Journal of Public Health, 78(10),
1336-1342.
Karasek, R.A. & Theorell, T. (1990). Healthy work : stress, productivity and
the reconstruction of working life. New-York : Basic Books.
Niedhammer, I. & Siegrist, J. (1998). Facteurs psychosociaux au travail et
maladies cardio-vasculaires : l'apport du modèle du Déséquilibre
Efforts/Récompenses. Revue d’ Épidémiologie et de Santé Publique, 46,
398-410.
Paillé, P. & Mucchielli, A. (2003). L'analyse qualitative en sciences humaines
et sociales. Paris : A. Colin.
Rugulies, R., Bultman, U., Aust, B., & Burr, H. (2006). Psychosocial Work
Environment and Incidence of Severe Depressive Symptoms : Prospective
Findings from a 5-Year Follow-up of the Danish Work Environment
Cohort Study. American Journal of Epidemiology, 163(10), 877-887.
44 RECHERCHES QUALITATIVES / HORS SÉRIE / 5
faculté, il vient d’obtenir un poste de professeur qu’il occupera en 2008. Ses intérêts de
recherche portent notamment sur la présence du religieux dans les expériences de
maladie grave et chronique.
Le regard qualitatif et le dépassement
des frontières sectorielles et des filtres idéologiques
Résumé
Le regard qualitatif dépasse les frontières disciplinaires comme une mouvance dans les
sciences sociales, humaines, éducatives et de la santé. La réponse affirmative à son
potentiel transdisciplinaire pose paradoxalement le défi opposé, celui d'essayer de
garder et de justifier un principe d'unité à une perspective ayant gagné des droits de
citoyenneté dans tous les domaines de la réflexion scientifique. En ouvrant l'horizon
intellectuel aux contextes socioculturels et sociopolitiques, le regard qualitatif déborde
le quadrillage disciplinaire ainsi que le discours méthodologique et scientifique
conventionnel. Ce dernier est souvent assuré par des silences qui isolent la conception
des sciences sociales de leurs contextes sociopolitiques. La recherche qualitative émane
d’une conscience accrue des rapports sociaux dans un paradigme transdisciplinaire
(Latour, 2001) et des structures profondes des acteurs (Friedberg, 2005) présents dans
les organisations sociales de la recherche. Une analyse de cas souligne ici les
médiations techniques dans l’interphase entre les innovations socio-sanitaires et les
cultures organisationnelles locales.
Mots-clés : TRANSDISCIPLINARITÉ, SOCIOPOLITIQUE, SCIENCES SOCIALES, INNOVATION
SOCIO-SANITAIRE
Questionnement de départ
Dans notre tâche de réflexion sur des questions récurrentes concernant la
définition du champ bien délimité de la recherche qualitative en sciences
humaines – appliquées, nous voudrions contribuer aux échanges, tout en
soulignant les biais pouvant être générés par une triple restriction de
Tableau 1
Un exemple de recherche qualitative : un continuum entre l'action directe et
l'organisation intellectuelle construite collectivement
Par exemple, ils utilisent des formes originales afin d’établir un lien de
confiance ou de surmonter un contexte de dangerosité sociopolitique – pouvant
58 RECHERCHES QUALITATIVES / HORS SÉRIE / 5
Un texte collectif qui a du sens pour nous. Un participant initie avec une idée,
un autre l`accentue, enfin, ce processus se termine avec un texte collectif qui a
du sens pour nous. Ceci justifie l`importance, dans une prochaine réunion, de
retourner sur les thèmes discutés dans la rencontre antérieure. C`est une forme
de consensus sur ce qui est important pour notre projet, pour nous propulser en
direction de l`action. C`est une forme de savoir construit ensemble, qui est à
notre image, avec ses imperfections, mais lié à notre réalité concrète, à notre
travail, à nos pratiques du quotidien.
Une contribution pour la croissance du groupe, le savoir construit
collectivement... Un participant peut reconnaître une phrase, ses paroles, c`est
sa contribution pour la croissance du groupe. Ce n’est pas le nombre de phrases
ou de paroles personnelles qui importe, mais le savoir construit collectivement.
Ceci fait partie du travail de groupe dans lequel la majorité des membres
concordent avec les actions collectivement présentées. Certes, il y a des
histoires plus personnelles, des anecdotes, des situations vécues pour un seul
participant. La présentation de ces extraits d’histoire sont inestimables pour le
groupe. Ces situations ou ces évènements choisis pour être écrits dans le
rapport sont là pour faire image des thèmes choisis et discutés en groupe. Pour
préserver la confidentialité des acteurs, ces histoires sont présentées de manière
impersonnelle et sans nom. Nous savons qui sont les acteurs de telle histoire
racontée dans la réunion précédente, nous nous souvenons, mais devons le plus
possible tenter de préserver l`anonymat pour permettre aux participants de
s`exprimer spontanément et librement durant les rencontres. De plus, les
participants peuvent retirer des parties d`extraits qu`ils ne veulent pas voir
paraître dans le rapport final de la recherche.
Extrait d’un texte écrit collectivement avec les multiplicateurs-pairs (17) lors
de la recherche évaluative en Amazonie, publié dans le Journal Epsilon (juillet
2004) de la COCQ-sida.
Vignette 1. Description du processus de production des connaissances à partir
des acteurs
entretiens collectifs. Ce retour a permis une mise en action plus rapide des
connaissances produites par les entretiens individuels et collectifs. Une
réflexion sur le processus d’action du système évaluation a permis de constater
un déplacement des réseaux d’acteurs du système programmation vers un
Nouvel agir, de nouvelles perspectives d’action sociale (notamment un
engagement collectif avec les prisons municipales), le réajustement du
processus de gestion des projets de prévention dans l’organisation
sociosanitaire locale et, enfin, une meilleure visibilité des actions dans la
municipalité.
Un « micro-système de démocratie » subordonné à une verticalité : le besoin
d’une partie d’opacité et d’arbitraire. Il est possible dans un modèle de co-
production des savoirs de « parler d’apprentissage collectif croisé puisque les
différents savoirs s’enrichissent mutuellement dans le cours même de leur co-
production » (Callon, 1998). Le regroupement des multiplicateurs a été un
point de passage obligé vers la production puis la diffusion des connaissances
provenant de leurs apprentissages collectifs tirés de l’expérience terrain. Pour
optimiser l’influence des données au niveau des politiques (Mark & Henry,
2004), nous avons développé des stratégies d’utilisation pour augmenter la
visibilité du projet par sa diffusion au niveau local, régional et national.
Certains multiplicateurs ont stratégiquement décidé d’utiliser eux-mêmes les
résultats de l’évaluation pour les présenter dans un congrès national MTS/Sida
ou bien dans un journal. Il y avait une variété d’acteurs stratégiques mobilisés
par « l’investissement de forme » (Callon, 1986) de la recherche évaluative. On
ne peut parler de « porte-parole » pour reprendre le terme de Callon (1986),
puisque tous étaient incorporés dans le travail de recherche évaluative selon :
(1) leur disponibilité; (2) leur volonté de témoigner; (3) les opportunités
présentées sur le terrain; (4) la recommandation d’autres acteurs locaux aux
fins stratégiques de mobilisation politique et d’intéressement. Le système
évaluation agit sur le système programmation, mais également sur d’autres
systèmes de l’espace programme d’une communauté relativement petite. En
émettant son point de vue et son opinion autant dans les entretiens individuels
que collectifs, chacun des participants [la chercheure incluse] a le potentiel
d’effectuer un processus d’objectivation (Bourdieu, 2001), du moins au niveau
de la diffusion de son discours « public ». Aussi, les acteurs directement
mobilisés (35) entretiennent à leur tour des relations de coopération – c’est-à-
dire de pouvoir – avec d’autres acteurs du système programme, au moins lors
des négociations.
Le succès d’une action préventive dépend des coopérations basées sur
des objectifs communs, qui sont possibles seulement si les acteurs se
comprennent et viennent à bout de leurs différences pour se diriger vers des
64 RECHERCHES QUALITATIVES / HORS SÉRIE / 5
Résumé
Cette contribution se présente essentiellement sous la forme d’une réflexion
personnelle sur les dimensions de la recherche et plus particulièrement de la recherche
en sciences humaines et sociales. En fait, à partir d’une position qui place le dialogue
au cœur des pratiques éthiques en recherche, l’auteur nous invite à réfléchir sur les
spécificités des dimensions éthiques en recherche qualitative. Il plaide notamment pour
un engagement social de la recherche qualitative.
Mots clés : ÉTHIQUE, RECHERCHE QUALITATIVE, DIALOGUE
Introduction
Chez les Grecs anciens, le projet de connaissance du monde était étroitement
lié à un projet moral de recherche de la vie bonne (voir, par exemple, La
République de Platon). Ce lien étroit, bien que soumis à des tensions à travers
les âges, s’est maintenu du Moyen Âge (de Liberia, 2004) jusqu’à la
Renaissance (Freitag, 2002). Toutefois, à partir de ce moment charnière – et
s’accélérant durant le 18e siècle (Cassirer, 1966) – le rapport entre le processus
de connaissance du monde et la recherche d’une conduite droite se défait.
Chacune des deux sphères de l’action humaine se développe alors le plus
souvent en parallèle.
Au 20e siècle, le développement des sciences humaines et sociales (et
plus singulièrement l’essor des approches qualitatives) remet à l’ordre du jour
le questionnement sur les liens qui existent entre la science qui dit le monde et
l’homme qui le vit et le façonne. Plus particulièrement, les recherches
qualitatives – en questionnant la place du chercheur dans le processus de
connaissance et la fonction des savoirs qu’il produit – ont contribué au
renouvellement des questions sur le rapport entre la science et les sujets.
pas sans incidences sur notre conception de l’éthique, nous y reviendrons plus
loin. En outre, l’éthique au pluriel se distingue de la Morale. Contrairement à
cette dernière, l’éthique n’est pas application d’un système prescriptif mais
réflexion critique notamment sur les morales et leur héritage. Par conséquent,
on constate de nos jours une véritable prolifération des éthiques « locales »,
« situées », prolifération qui se vérifie entre autres dans le pullulement des
éthiques appliquées en contexte de pratique professionnelle.
Le dialogue
On l’aura donc compris à la lumière des deux sections qui précèdent, l’éthique,
en ce début de 21e siècle, repose sur le dialogue entre sujets qui se
reconnaissent mutuellement comme sujets. Or, pour qu’il y ait dialogue,
certaines conditions sont nécessaires. Le dialogue n’est possible que si l’on
s’appuie sur un postulat : l’autre est un interlocuteur valable. En effet,
dialoguer implique inévitablement que je reconnaissance en autrui un sujet
digne de la relation d’échange que je noue avec lui. Même si ce dialogue est
une altercation acrimonieuse, le fait de m’adresser à autrui signifie que je nous
reconnais une commune appartenance à l’humanité.
Ce postulat de la reconnaissance de la valeur de l’interlocuteur ne
saurait tenir lieu à lui seul de condition minimale pour l’éthique. Il apparaît
donc fondamental de lui adjoindre trois principes formels à respecter. Ces
principes sont : 1- Permettre à l’autre de parler; 2- Refuser de manipuler
l’autre; 3- Refuser de mentir à l’autre (Malherbe, 1997). Ces trois principes
indiquent certaines balises éthiques incontournables pour que puisse avoir lieu
le dialogue. Ainsi, si je refuse à autrui le droit de s’exprimer, je ne suis pas
dans un dialogue mais dans un monologue. Si je parle avec autrui dans le but
de le faire agir selon ma volonté et à son insu (comme Kierkegaard en a donné
un exemple saisissant dans Le journal du séducteur), je ne peux à nouveau
prétendre être en dialogue car l’autre ne devient qu’un jouet entre mes mains.
Si, enfin, je mens systématiquement à autrui, je tiens un dialogue faux et donc
non éthique. La littérature est remplie de ce genre de personnage, nous n’avons
ici qu’à penser à la figure légendaire de Dom Juan, mise en scène par Molière,
séducteur impénitent qui, pour arriver à ses fins ment s’en vergogne à toutes les
femmes (Gauthier et Martineau, 1999).
Éthique comme pratique critique
Récapitulons rapidement. L’éthique est une branche spécifique de la
philosophie qui a pour objectif général d’interroger les systèmes de valeurs en
usage. Elle pour finalité dernière le devenir humain. Elle est multiple et
apparaît intimement liée à l’apprentissage du dialogue. L’ouverture au dialogue
MARTINEAU / L’éthique en recherche qualitative… 73
Ces raisons techniques sont bien entendu directement liées à d’autres raisons
que nous nommerons « scientifiques ». Ici, il l’agit de souligner que la qualité
de la relation qui s’établit entre le chercheur et les sujets est garante, dans une
large mesure, de la validité des « données » (Caratini, 2004). En effet, les
données recueillies par entrevues ou observations ne sauraient, par exemple,
être valables si le sujet observé ment ou fait semblant. Enfin, un troisième type
de raisons pourrait être qualifié d’épistémologique. Là encore, les raisons
relevant de ce vocable sont liées aux deux autres types de raisons. Par raisons
épistémologiques nous entendons que la recherche qualitative, dans son
ensemble, appelle une certaine posture « constructiviste » où le savoir naît du
dialogue, de la co-construction et de la prise en compte des représentations des
acteurs qui ne sont pas vus comme des « idiots culturels ».
En définitive, la recherche qualitative par la nature même des sources
de ses données (des sujets humains), par le rapport même que le chercheur doit
établir avec ces sources et le postulat de recevabilité et de valeur qu’il accorde
à ce que disent et font les sujets, est une recherche traversée par des
questionnements éthiques qui vont bien au-delà du simple traitement adéquat
des personnes.
Une pratique qui soulève des interrogations
Ce qui précède nous conduit à identifier certaines questions vives que soulève
la pratique de la recherche qualitative :
Qu’est-ce qui est considéré comme savoir ?
Comment est-il produit ?
Selon quelles procédures ce savoir est-il considéré valide ?
À qui appartient-il ?
Pour qui le produit-on ?
Pourquoi le produit-on ?
Chacune de ces questions renvoie aux enjeux sociaux de la recherche
qualitative, à ses finalité; en somme, à la problématique du rapport entre Savoir
et Pouvoir. En effet, selon nous, la dimension éthique de la recherche en
sciences humaines et sociales (et donc de la recherche conduite au moyen
d’approches qualitatives) dépasse largement le rapport au sujet sur le terrain et
englobe aussi les questions des finalités de la recherche, de l’usage et de la
propriété des savoirs. Ces questions font peu l’objet de débat et tout se passe
comme si, en ces temps de postmodernisme et de néo-libéralisme, un
consensus mou s’était fait pour ne pas ouvrir la boîte de Pandore que semble
être devenue l’interrogation sur le rôle social de la science, rôle qui irait au-delà
de celui dans lequel on la confine trop souvent à savoir celui d’aide à la gestion
MARTINEAU / L’éthique en recherche qualitative… 77
des problèmes sociaux (et, partant, des populations jugées « problématiques »).
Dans un monde qui est revenu des grands récits d’émancipation tel le marxisme
(et pour cause), il y a peu de place pour la remise à l’ordre du jour de l’examen
du rôle critique du chercheur en sciences humaines et sociales et de la place des
sujets humains (autre que celle de simple consommateurs) face au discours de
la science.
Un pratique qui renvoie à des enjeux
Chacune des questions posées plus haut renvoie à des enjeux de fond qui
traversent toutes les sciences humaines et sociales et toutes leurs approches
mais qui ont traditionnellement été posées avec plus d’acuité chez les
chercheurs usant d’approches qualitatives. À ce chapitre, on relèvera entre
autres les enjeux :
De vérité (la validité prescriptive des savoirs);
Méthodologiques (la rigueur dans la production du savoir);
Stratégiques (le chercheur sur le marché de la recherche ou ce qu’il
faut faire pour être reconnu);
De propriété intellectuelle (dans une société où le savoir est un
« capital », cet enjeu est crucial);
Quant aux destinataires (la recherche qualitative comme serviteur du
prince ou d’un autre maître);
Quant aux finalités (pour quelle «cause» travaillons-nous ?)
Ces enjeux émergent dans un cadre où la recherche qualitative se
développe en faisant face à deux apories. En effet, parce que la recherche
qualitative peut être vue essentiellement comme un « art de la rencontre »
(Jeffrey, 2004), elle navigue constamment dans les contradictions :
Prendre la parole pour donner la parole
Donner la parole sans perdre la parole
Dit autrement, le chercheur développe son discours sur la base de celui
des sujets participants et cette rencontre des discours n’est pas sans risque
(Caratini, 2004) que l’on ou l’autre vole la parole ou la voit dévoyée. Sachant
que le chercheur dispose en général du dernier mot et qu’il possède aussi les
organes et les réseaux pour diffuser son discours, il nous apparaît primordial
qu’il réfléchisse à ce pouvoir que le savoir lui confère.
Nous invitons donc le lecteur à penser la recherche en sciences
humaines et sociales sous trois angles. En tant que pratique scientifique
d’abord, c'est-à-dire en tant que discours qui dit ce qu’est le monde avec toutes
les responsabilités que cela implique. En tant que pédagogie ensuite au sens où
78 RECHERCHES QUALITATIVES / HORS SÉRIE / 5
Conclusion
Dans une société de droits, la recherche qualitative peut être une pratique
scientifique où les « sujets » sont autres choses que des « objets » (l’action
instrumentale versus l’action communicationnelle dont parle Habermas). Dans
une société où cohabitent des logiques multiples et souvent contradictoires
(Dubet, 1994), la recherche qualitative peut être ce lieu où le sens du social
peut se reconstruire en évitant tout autant le relativisme que l’essentialisme.
Dans une société où les sciences humaines et sociales sont souvent réduites à
n’être que les auxiliaires du pouvoir (limitées à ce qui est communément appelé
le processus du problem setting / problem solving), la recherche qualitative
peut être une pratique qui contribue à se souvenir que la compréhension n’est
pas d’abord une affaire de maîtrise et de contrôle mais un « advenir », un
« événement » au sens où l’entend une certaine philosophie herméneutique
(Gadamer, 1996; Grondin, 2003a et 2003b). En somme, la question de
l’éthique en recherche qualitative se pose à tous les moments du processus de
recherche et ne concerne donc pas uniquement le rapport aux « sujets » (bien
que ce niveau de questionnement occupe à bon droit une place très importante).
Elle se pose tant en ce qui concerne les attitudes et les comportements du
chercheur qu’en ce qui concerne l’usage des savoirs produits et les finalités de
cette production.
Références
Caratini, S. (2004). Les non-dits de l’anthropologie. Paris : PUF.
Cassirer, E. (1966). La philosophie des Lumières. Paris : Fayard.
Connolly, P. (2003). Ethical Principals for Researching Vulnerable Groups.
University of Ulster. Office of the first Minister and Deputy First Minister.
Conseil de recherches médicales du Canada, Conseil de recherches en sciences
naturelles et en génie du Canada, Conseil de recherches en sciences
humaines du Canada (1998). Énoncé de politique des trois Conseils –
Éthique de la recherche avec des êtres humains. Ottawa : Ministère des
approvisionnements et services du Canada.
Dubet, F. (1994). Sociologie de l’expérience. Paris : Seuil.
Freitag, M. (2002). L’oubli de la société. Pour une théorie critique de la
postmodernité. Québec : PUL.
Freitag, M. (1995). Le naufrage de l’université. Et autres essais
d’épistémologie politique. Québec : Nuit Blanche.
Gadamer, H.-G. (1996). Vérité et méthode. Paris : Seuil.
80 RECHERCHES QUALITATIVES / HORS SÉRIE / 5
Résumé
Pour répondre à la question « peut-on fixer une typologie des méthodes qualitatives? »,
cet article considère un certain nombre de typologies de la recherche qualitative publiée
depuis la fin des années 1980. L’analyse fait ressortir la diversité des classements qui y
sont proposés de même que celle des termes utilisés et des points de vue souvent
opposés qui les caractérisent. En conclusion, trois ordres de questionnements sont
énoncés : face à la diversité des concepts et des étiquettes, doit-on fixer le langage?
Entre purisme et pragmatisme, quelle voie choisir pour classer les méthodes? Plus
globalement, assiste-t-on à une multiplication des perspectives et des stratégies de
recherche qualitative?
Mots clés : TYPOLOGIE, MÉTHODE, STRATÉGIE, PARADIGME, RECHERCHE QUALITATIVE
Introduction
Au fil des années, pour diverses raisons généralement liées à mes
enseignements en méthodologie de la recherche et à mon intérêt pour la
recherche qualitative, j’ai été amenée à m’intéresser aux manières de classer et
de catégoriser les méthodes de recherche. Ce faisant, j’ai construit une petite
collection de typologies. Parallèlement, j’ai aussi fait quelques tentatives
d’élaboration qui n’ont jamais vraiment tenu le coup de la vérification. Chaque
fois que j’en ai eu l’occasion, j’ai adressé cette question à des experts : peut-on
formaliser une typologie des méthodes qualitatives? Chaque fois, j’ai obtenu
des réponses fort intéressantes, pertinentes et complémentaires, mais qui ne
m’ont pas encore permis d’arriver à une telle représentation. Encore
récemment, lors d’un colloque, l’on entendait, à propos d’un même dispositif
de collecte de données, des termes aussi variés que stratégie, méthode,
technique, instrument. Au-delà de la variété des termes que l’on peut constater,
cette situation n’est pas sans révéler des positions théoriques et
RECHERCHES Q UALITATIVES – Hors Série – numéro 5 – pp. 82-98.
Actes du colloque RECHERCHE QUALITATIVE : LES QUESTIONS DE L’ HEURE
ISSN 1715-8702 - http://www.recherche-qualitative.qc.ca/Revue.html
© 2007 Association pour la recherche qualitative
82
ROYER / Peut-on fixer une typologie des méthodes qualitatives? 83
tableaux, limités par la rigidité des colonnes et des rangées. Il dit avoir fait
d’autres tentatives avant d’arriver à celle-ci.
La typologie de Wolcott repose essentiellement sur trois techniques de
collecte de données qu’il juge être les plus courantes en recherche qualitative
d’où leur place centrale dans le tronc de l’arbre : l’observation participante, les
entretiens et l’analyse documentaire. Sur le terrain, ces techniques prennent la
forme d’activités particulières pratiquées par le chercheur telles que l’action
d’expérimenter lorsqu’il pratique l’observation participante, l’action d’enquêter
lorsqu’il fait des entretiens et l’action d’examiner lorsqu’il procède à des
analyses documentaires. Ces trois activités du chercheur sont illustrées par les
racines de l’arbre pénétrant l’empirie, la réalité de la vie ordinaire. Wolcott
ROYER / Peut-on fixer une typologie des méthodes qualitatives? 85
Dans la typologie de Tesh, ces quatre centres d’intérêt sont inscrits dans
un continuum construit à la verticale. Ce continuum situe les types de
recherche les plus structurés dans le haut (analyse de contenu, analyse du
discours, ethnoscience, etc.), alors que les types de recherche les moins
structurés se trouvent au bas de la typologie (analyse de la connaissance,
phénoménologie réflective, recherche heuristique). Au centre du continuum se
trouvent des « types de recherche » semi-structurés tels que la « théorie
enracinée », la recherche-action, la phénoménologie et l’ethnographie.
Construite autour d’intentions d’investigation, la typologie fonctionne selon
une logique algorithmique : si l’intention du chercheur est x, alors il utilisera le
type de recherche y.
Le processus de recherche de Denzin et Lincoln (2005)
Plus récemment, Denzin et Lincoln (2005), deux chercheurs qualitatifs bien
connus pour leurs travaux en recherche qualitative, ont posé un regard sur les
méthodes qualitatives qui diffère quelque peu des approches précédentes. Leur
travail n’est pas en soi une typologie. Il s’agit plutôt d’une conceptualisation du
processus de recherche. Ils ont découpé le processus en cinq phases, chacune
représentant un niveau d’activité ou de pratique de recherche (Figure 3). Les
phases 2, 3 et 4 suggèrent une classification des « paradigmes », des
« stratégies » et des « méthodes » de recueil et d’analyse des données. La
représentation linéaire utilisée par Denzin et Lincoln suggère que chacune des
phases comporte des choix qui prédisposent le chercheur à passer de l’une à
l’autre, chacune d’entre elles se succédant.
Sans reprendre toutes les explications de Denzin et Lincoln, je retiens
globalement qu’au départ du processus se trouve le chercheur qualitatif avec sa
biographie, son parcours propre, ses conceptions du monde et des autres (la
phase 1). C’est de lui que le processus de recherche démarre et c’est par lui que
la recherche prend forme. En entrant dans l’univers complexe des paradigmes
et des perspectives (la phase 2), le chercheur, chargé de son bagage culturel,
tentera de se situer en comparant les paradigmes les uns aux autres, en
constatant leur diversité, leurs caractéristiques, leurs dissemblances 2. Denzin et
Lincoln suggèrent que quatre paradigmes majeurs structurent la recherche
qualitative : le positivisme et le post-positivisme, le constructivisme-
interprétatif, le paradigme critique, et le féminisme – ces paradigmes peuvent
se décliner en perspectives plus fines ou spécifiques. Ces paradigmes,
composés de principes et de croyances, guident leurs actions et leurs choix mé-
88 RECHERCHES QUALITATIVES / HORS SÉRIE / 5
existait aussi une grande diversité dans les façons de faire de la recherche
qualitative, la tendance était à placer toutes les études dans un unique ensemble
désigné par « recherche qualitative ».
Dans ce contexte, la revue American educational research journal avait
demandé à Marie Lee Smith de préciser la nature de la recherche qualitative et
d’énoncer des critères sur lesquels les éditeurs ainsi que les arbitres pourraient
s’appuyer pour évaluer les articles empiriques en recherche qualitative.
L’analyse de Smith s’inscrit ainsi dans le contexte de l’édition et de
l’évaluation de la recherche. Deux thèmes ont guidé son classement des
approches : le point de vue que le chercheur porte sur le réel et le type de
rapport qu’il produit. À l’issue de son analyse, elle propose que les études
qualitatives peuvent être regroupées en quatre approches auxquelles un éditeur
peut se référer pour faire expertiser un texte. Je donne pour chacune une très
brève description :
1. L’école interprétative : dans cette approche, les chercheurs étudient les
actions ainsi que les intentions ou les significations que les acteurs leur
attribuent, ces dernières ne pouvant être comprises qu’à partir du point de
vue de l’acteur. Le rapport comprend des assertions empiriques (c’est-à-
dire des énoncés tirés des données de façon inductive) et des descriptions
du phénomène étudié. Dans le rapport, les indications méthodologiques se
retrouvent bien souvent dans une note infrapaginale.
2. Les approches artistiques : les chercheurs qui s’inscrivent dans ces
approches ne sont pas très différents des autres. Ils cherchent à rendre
compte des événements vécus et à comprendre les significations que les
gens leur donnent. C’est leur écriture ainsi que le format de leur rapport qui
les distinguent. Le rapport est un compte-rendu narratif portant sur ce que
le chercheur a découvert dans son étude. Ces chercheurs ne donnent pas de
détails sur leurs procédures méthodologiques dans leurs articles.
3. Les approches systématiques : dans ces approches, le but du chercheur est
de découvrir et de vérifier. Il fait appel à la triangulation. Il utilise une
démarche inductive/déductive. Il parle de crédibilité, de fiabilité, de
validité. Dans leurs articles, les chercheurs systématiques ont un chapitre
entier sur les méthodes qu’ils discutent en conclusion.
4. Les approches guidées par la théorie : dans ces approches, les chercheurs
étudient et analysent le réel à travers des théories du monde social (théories
conflictuelles, structurales, fonctionnelles, etc.). Smith explique que, parce
que ces théories sont « déterministes », on peut leur appliquer les standards
des approches systématiques (critères de fiabilité et validité).
ROYER / Peut-on fixer une typologie des méthodes qualitatives? 91
Tableau 1
Perspectives de recherche en recherche qualitative (Flick, 2002)
Notes
1
Wolcott explique que ce qu’il désigne par « techniques combinées »
comprend les techniques qui sont généralement regroupées sous le label
« observation participante ». L’on pourrait aussi préciser ici que Wolcott utilise
le mot « technique » de recherche pour désigner ce que d’autres appellent
plutôt des « méthodes » de recherche. Selon Strauss et Corbin (2004, p. 19),
par exemple, les méthodes sont un ensemble de procédures et de techniques
pour récolter et analyser les données.
2
À la suite de Guba (1990), les paradigmes sont définis comme des cadres de
référence composés de principes et de croyances à propos de la manière dont
les chercheurs voient le monde (Denzin et Lincoln, 2005, p.26).
3
« A strategy of inquiry comprises a bundle of skills, assumptions, and
practices that the researcher employs as he or she moves from paradigm to the
empirical world. Strategies of inquiry put paradigms of interpretation into
motion. At the same time, strategies of inquiry also connect the researcher to
96 RECHERCHES QUALITATIVES / HORS SÉRIE / 5
Flick, U., Kardorff, E. & Steinke, I. (Eds.) (2000). Qualitative Forschung – Ein
Handbuch. Reinbek : Rowohlt.
Gauthier, È. (2007). Bilan méthodologique de la recherche en loisir : analyse
de contenu d’articles empiriques publiés dans quatre revues scientifiques
en 2002 [mémoire de maîtrise]. Université du Québec à Trois-Rivières.
Jacob, E. (1987). Qualitative research traditions : a review. Review of
educational research, 57(1), 1-50.
Jacob, E. (1988). Clarifying qualitative research : a focus on traditions.
Educational researcher, 17(1), 16-24.
Kusenbach, M. (2005). Accross the Atlantic : current issues and debates in US
ethnography. Forum Qualitative Research, 6(3) [article #47] [en ligne].
http://www.qualitative-research.net/fqs-texte/3-05/05-3-47-e.htm
Legendre, R. (1996). Dictionnaire actuel de l’éducation. Montréal : Guérin.
Miles, M.B. & Huberman, A.M. (2003). Analyse des données qualitatives (2e
éd.). Paris : de Boeck.
Morse, J. (1998). Designing funded qualitative research. Dans N.K. Denzin &
Y.S. Lincoln (Eds.) (1998). Strategies of qualitative inquiry. Thousand
Oaks, CA : Sage.
Mucchielli, A. (Éd.) (2004). Dictionnaire des méthodes qualitatives en sciences
humaines (2e éd.). Paris : Armand Colin.
Sandelowski, M. & Barroso, J. (2003). Classifying the findings in qualitative
studies. Qualitative health research, 13(7), 905-923.
Smith, M.L. (1987). Publishing qualitative research. American educational
research journal. 24(2), 173-183.
Strauss, A. & Corbin, J. (2004). Les fondements de la recherche qualitative.
Fribourg : Academic Press.
Tesch, R. (1990). Qualitative research. Analysis types & software tools. New
York : Falmer.
Wolcott, H.F. (2001). Writing up qualitative research (2nd ed.). Thousand
Oaks, CA : Sage.
Résumé
Le terme « échantillonnage scientifiquement valide » sera d’abord clarifié et les
différentes acceptions qu’il peut prendre dans une recherche qualitative/interprétative
seront soulignées. Le caractère central d’un échantillonnage dans une recherche et les
répercussions des décisions prises à ce moment sur les résultats de la recherche seront
ensuite rappelés. Il sera argumenté que selon le cadre méthodologique d’une recherche,
des considérations spécifiques pour la constitution de l’échantillon existent. Les aspects
éthiques d’une recherche ont aussi une influence sur les décisions prises au sujet de
l’échantillon. En conclusion, il sera rappelé qu’une recherche se planifie théoriquement
mais qu’elle se vit dans une réalité, celle-ci étant toujours plus riche qu’anticipée,
invitant ainsi le chercheur à adopter un comportement flexible et créatif.
Mots clés : ÉCHANTILLON, ÉCHANTILLONNAGE, CADRE MÉTHODOLOGIQUE
Introduction
Avant de s’intéresser aux conditions qui sous-tendent la construction d’un
échantillonnage, il convient de s’arrêter aux termes « scientifiquement valide »
de la question. À mon sens, une démarche « scientifiquement valide » ne peut
être définie dans l’absolu, c’est-à-dire, faisant abstraction des postulats et des
cadres épistémologiques partagés par une communauté scientifique qui se
reconnaît dans l’exercice et les pratiques de la recherche qualitative/
interprétative, dans le cas qui nous intéresse (pour une bonne description de
ceux-ci voir le texte de Guba et Lincoln, 1994). Je retiens qu’une démarche
scientifiquement valide en recherche qualitative/ interprétative est celle qui
étudie un objet à partir du point de vue de l’acteur, c’est celle qui considère
l’objet d’étude dans sa complexité et qui tente de donner sens à un phénomène,
en tenant compte du jeu des multiples interactions que la personne initie et
auxquelles elle répond. Une démarche « scientifiquement valide » se veut être
cohérente, non seulement au plan épistémologique, mais également aux plans
théorique et technique. Les choix effectués sont justifiés, clairs, ils sont
marqués par un esprit ouvert plutôt que partisan. Ils sont guidés non pas par un
aveuglement méthodologique mais par une intention de dégager une
compréhension riche et originale de l’objet d’étude. Je partage tout-à-fait la
position de Pirès qui écrit « la fonction de la méthodologie n’est pas de dicter
des règles absolues de savoir-faire, mais surtout d'aider l’analyste à réfléchir
pour adapter le plus possible ses méthodes, les modalités d’échantillonnage et
la nature des données à l’objet de sa recherche en voie de construction » (1997,
p. 115).
Les considérations qui seront faites dans ce texte doivent ainsi être
comprises non pas comme un ensemble de règles rigides qu’il convient de
suivre mais plutôt comme des paramètres permettant de guider la réflexion
pour la constitution d’un échantillon justifié, dans le cadre d’une recherche
donnée.
On pourrait dire, à l’instar de plusieurs auteurs (Cresswell, 1998;
LeCompte et Preissle, 1993; Glaser et Strauss, 1967; Pirès, 1997; Schwandt,
1997) dont les idées ont servi à encadrer ma réflexion sur la question de la
construction d’un échantillonnage scientifiquement valide en recherche
qualitative/ interprétative, que celui-ci possède des caractéristiques générales :
il est intentionnel, il est pertinent par rapport à l’objet et aux questions de la
recherche, il est balisé théoriquement et conceptuellement, il est accessible et il
répond aux balises éthiques qui encadrent la recherche. Il est somme toute
acceptable et crédible aux yeux des communautés scientifique et
professionnelle auprès desquelles les résultats de la recherche seront diffusés.
L’échantillon et le processus d’échantillonnage : des définitions de
travail
Pirès voit l’échantillon comme désignant « une petite quantité de quelque chose
pour éclairer certains aspects généraux du problème » (1997, p. 122).
Autrement dit l’idée de l’échantillon est intimement liée à l’idée de la
transférabilité des connaissances qui seront produites par la recherche. Que
vais-je pouvoir apprendre dans cette recherche, que vais-je pouvoir dire de ces
résultats, qui qualifient-ils, quelle projection puis-je faire? Quatre questions
interreliées qui interrogent à la fois l’intention (vers quoi est-ce que je me
dirige, quelles projections pourrai-je faire, qu’est-ce que je veux pouvoir dire,
par rapport à quel/s groupe/s?) et les choix d’orientations (quelles décisions
prendre pour atteindre mes buts?) de la démarche de constitution de
l’échantillon. Poser le problème de l’échantillon s’avère alors être d’une
importance stratégique et centrale car le type d’échantillon retenu va guider,
SAVOIE-ZAJC / Comment peut-on construire un échantillonnage… 101
Tableau 1
L’échantillonage théorique et le mécanisme de comparaison constante
(Traduction libre de Glaser & Strauss, 1967, p. 58)
le phénomène en question (décrochage scolaire tel que vécu par les filles et
celui vécu par les garçons par exemple ou entre des adolescents de 16 et plus et
des adultes de 25 ans et plus de retour aux études) ou il peut mettre en présence
des groupes qui ont un rapport différent avec le phénomène en question
(décrochage scolaire des adolescents et décrochage des jeunes enseignants de
leur profession dans le but de comprendre le phénomène du désengagement par
exemple). Glaser et Strauss proposent le tableau suivant qui est, à mon sens,
d’une importance capitale pour bien saisir les mécanismes du processus
SAVOIE-ZAJC / Comment peut-on construire un échantillonnage… 109
Conclusion
Pour en revenir donc à la question de départ, soit « Comment construire un
échantillonnage scientifiquement valide? », nous dirons que l’échantillon et le
processus d’échantillonnage seront établis en cohérence avec les positions
épistémologiques, théoriques et méthodologiques du type de recherche
entrepris. Au plan épistémologique, pour la recherche qualitative/
interprétative, cela se traduira par le caractère intentionnel de l’échantillon, le
chercheur voulant comprendre le point de vue de personnes « compétentes » eu
égard à l’objet d’étude. L’échantillon et le processus d’échantillonnage seront
justifiés, ils seront balisés par des paramètres théoriques, ils refléteront les
assises méthodologiques de l’approche de recherche choisie. La démarche
d’échantillonnage traduira finalement un souci éthique de respecter les
personnes en faisant en sorte que le recrutement soit le plus transparent
possible et que leur consentement soit libre et éclairé, sans qu’aucune forme de
contrainte subtile ne s’exerce. Il conviendra, pour le chercheur, de clarifier le
bénéfice qu’il y a pour ces personnes à participer à la recherche et contribuer
ainsi à l’amélioration éventuelle de pratiques liées à l’objet de l’étude.
Références
Boivin-Rochon, S. (2002). Étude phénoménologique de la période de
remise en question telle que vécue par des enseignants franco-
ontariens du secondaire. Thèse de doctorat inédite. UQO-UQAM.
Creswell, J.W. (1998). Qualitative Inquiry and Research Design :
Choosing Among Five Traditions. Thousand Oaks : Sage Pub.
Duchesne, C. (2003). Étude du processus d’engagement professionnel
chez des enseignantes du primaire. Thèse de doctorat inédite. UQO-
UQAM.
Duquette, O. (2006). L’enseignement des compétences transversales au
secondaire : le point de vue des enseignants. Mémoire de maîtrise en
cours. UQO.
Freire, I.J. (2002). Étude sur le climat psychosocial de classes de
première année du primaire dans un contexte brésilien. Thèse de
doctorat inédite. UQAM.
Glaser, B.G. & Strauss, A.L. (1967). The Discovery of Grounded
Theory. Hawthorne, NY : Aldine Press.
Goffman, E. (1974). Frame Analysis. New York : Harper & Row.
SAVOIE-ZAJC / Comment peut-on construire un échantillonnage… 111
Résumé
Cette communication est élaborée à partir d'une recherche ethnographique réalisée
auprès d'un réseau oeuvrant au développement d'un secteur de haute technologie dans
une région du Québec. En construisant l'interprétation du sens que donnent des acteurs
sociaux à leur propre action, le chercheur a connu un certain nombre de désillusions par
rapport à des idées préconçues modelées à partir de lectures préparatoires. Par exemple,
en période d'observation, pourquoi le chercheur devrait-il se faire si effacé pour capter
le sens (alors pur?) circulant dans son milieu d'étude? Au moment d'analyser ses
observations, pourquoi le même chercheur se ferait-il le simple canal polyphonique
rendant (véritablement?) la pléthore de significations observées chez les acteurs? Ces
constats démythifiants ont mené à certaines prises de conscience, notamment, durant la
phase d'analyse suivant la présence sur le terrain, alors que le chercheur a eu l’occasion
de s'approprier son « auteurité », de donner un sens cohérent aux phénomènes qu'il
tente d'appréhender, malgré et surtout à travers la diversité des significations observées.
Mais il demeure des interrogations à partager. Comment se préserver de l'interprétation
complaisante envers les acteurs étudiés? Et si les acteurs devaient être en désaccord
avec l'interprétation du chercheur?
Mots clés : INTERPRÉTATION, SENS, ETHNOGRAPHIE, RÉSEAU, MYTHE
Introduction
Le sens, le mien ou le leur? Jusqu'où le chercheur peut-il pousser
l'interprétation des dynamiques à l'œuvre chez les personnes faisant l'objet de
sa recherche, tout en restant fidèle à leur propre expérience? Ce type de
question, central, le chercheur se la pose à toute étape de la description qu'il
élabore du phénomène qu'il étudie. La présente communication vise à donner
Analyse terrain
Analyse post-
terrain
Diffusion à la
communauté
scientifique
boussole qui guide les décisions des membres. La culture est plutôt considérée
ici selon une approche interprétative (Geertz, 1973; Alvesson, 1993) comme un
système de significations (a web of meaning). Ainsi, cette culture formée
d'unités de sens guide, gouverne le comportement des acteurs, sans voir là trop
de déterminisme. Elle in-forme, au sens où elle propose en continue une forme
préétablie de comportement ou de suites d'actions à poser de manière plus ou
moins consciente. Pour le chercheur, la culture s'interprète en observant l'action
même des acteurs, in situ. Ainsi, la méthodologie privilégiée pour étudier la
culture comme système de significations est l'ethnographie, et sa méthode,
l'observation participante.
Autre élément clé permettant d'étudier la culture selon cette approche,
c'est cette idée double d'une part du concept expérience (experience-near
concept, selon Geertz 1983), i.e. un ensemble de significations, plus simple que
le système, qui régit un groupe d'individus dans leur expérience quotidienne et
qui fait référence en bonne partie à des « vérités locales » tenues pour acquises.
D'autre part, le grand concept (great concept, idem; Alvesson, 1995) consiste
en une idée centrale que l'on retrouve et qui fait l'objet d'échanges dans la
littérature scientifique. Le but de l'ethnographie interprétative est donc de tisser
des liens entre les concepts expériences tirés des observations du chercheur sur
le terrain, et les grands concepts, de manière à éclairer les premiers et à
actualiser ou critiquer les seconds. Ainsi, le réseau étudié correspond à un
carrefour où circulent différents courants culturels, qui correspondent chacun à
des concepts expériences que portent des groupes d'acteurs. Les grands
concepts permettent de situer la direction (le sens?) que prennent ces courants.
Un exemple tiré de la thèse permettra d'éclaircir plus loin l'ensemble des idées
maîtresses présentées dans cette section. Passons maintenant à la description
des moments d'analyse qui ont ponctué la recherche.
Présence sur le terrain
Par présence sur le terrain, on considère cette période où le chercheur se trouve
en contact direct avec les acteurs qu'il étudie. Dans le cadre de l'étude en
question, cela impliquait une participation aux réunions de la table de
concertation, où les acteurs tentaient de planifier le développement d'un secteur
régional de haute technologie. L'un des mythes usuels portant sur cette phase
de recherche est celui de la nécessité que s'efface l’enquêteur (Prasad, 1993;
Roberge, 1991, entre autres), qu'il laisse la culture se manifester devant lui dans
son authenticité, sans qu'il ne la modifie, voire ne l'affecte, car il ne doit pas
"contaminer" de ses interventions le sens qui s'incarne devant lui.
Toutefois, avant même de débuter cette phase, il a fallu prendre
conscience qu'une culture, du moins en contexte organisationnel, ne se
116 RECHERCHES QUALITATIVES / HORS SÉRIE / 5
manifeste pas en soi, sans artefact (ceux de type physique se révèlent souvent
bien insuffisants), mais plutôt au cours d'interactions entre les acteurs. Le sens
circule dans des occasions d'échange formelles, comme les réunions, de même
que dans des conversations informelles. De plus, n'est pas admis qui veut dans
un réseau voué au développement économique. Il faut y avoir affaires (et à
faire!). La présence du chercheur a donc dû s'ajuster aux caractéristiques du
groupe, qui dans le cas présent sélectionne ses membres selon l'utilité de leur
apport. À milieu utilitaire, interactions utilitaires entre chercheur et acteurs.
Ainsi, le chercheur a pu s'insérer dans le milieu étudié en y effectuant un
travail – celui de rédacteur d'une politique régionale de développement destinée
au secteur en question. C'est donc en jouant un rôle jugé utile aux yeux des
acteurs que le chercheur a pu fréquenter de manière « ordinaire » ce milieu,
s'intégrer à celui-ci, pour ainsi observer, de la manière la moins restrictive
possible, la manifestation des significations en action.
Toutefois, cet engagement sur le terrain peut susciter des questions :
entre autres, les fonctions qu'exerce le chercheur risquent-elles de susciter une
interprétation complaisante du vécu des acteurs, dans leur ensemble ou pour un
certain nombre d'entre eux? Une réponse partielle à cette question se résume en
un maintien d'une distance critique dans l'analyse de leur comportement. Sur le
terrain étudié, cette prise de distance a été facilitée par l'attente, chez plusieurs
des acteurs étudiés, d’une appréciation critique de leur propre action.
Analyse terrain
Silverman (2000) affirme qu'en recherche qualitative, l'analyse commence dès
les premières prises de notes. Cette phase est celle des interprétations
immédiates ou de l'analyse terrain. Elle correspond à un mythe particulier
quant à l'appréhension du sens à partir des observations faites sur le terrain. La
lecture de descriptions portant sur la culture de groupes humains laisse souvent
l'impression que le sens est « captable », qu'il est prêt à être cueilli à la seule
observation des actions (verbales ou autres) que posent les acteurs. Il en ressort
une évidence quant à la saisie du sens qui apparaît presque palpable au seul
côtoiement des sujets de recherche.
Mais quelques heures sur le terrain suffisent pour se rendre compte
que, dans la relation qu'entretient le chercheur avec un groupe d'acteurs, le sens
pour l'essentiel est « partiel et partial » (marotte de Maurice Landry, professeur
à la retraite de l'Université Laval) : partiel, puisqu'il est diffus, il ne se saisit in
situ souvent que dans l'étendue du temps, au fil d'une compréhension qui se
développe par à-coup; partial, puisque le sens que veulent donner les acteurs à
leur action répond souvent, plus ou moins consciemment, à des intérêts
personnels ou organisationnels.
RACINE / Quelle place peut prendre le chercheur dans l’interprétation du sens… 117
Tableau 2
En résumé
Références
Alvesson, Mats (1995). Management of Knowledge-Intensive Companies, New
York : De Gruyter.
Alvesson, M. (1993). Cultural Perspective on Organizations. Cambridge :
Cambridge University Press.
nd
Bauman, Z. (1999). Culture As Praxis (2 ed.). Thousand Oaks, CA :
Sage.
Bourdieu, P. (1980). Le sens pratique. Paris : Éditions de Minuit.
Clifford, J. (1988). The Predicament of Culture. Cambridge, MA : Harvard
University Press.
Geertz, C. (1983). Local Knowledge : Further Essays in Interpretive
Anthropology. New York : Basic Books.
Geertz, C. (1973). The Interpretation of Cultures. Londres : Fontana Press.
Hammersley, M. & Atkinson P.(1983). Ethnography : Principles in Practice.
Londres : Tavistock.
Prasad, P. (1993). Symbolic Processes in the Implementation of Technological
Change : A Symbolic Interactionist Study of Work Computerization.
Academy of Management Journal, 36(6), 1400-1429.
Rabinow, P. (1986). Representation Are Social Facts : Modernity and Post-
Modernity in Anthropology. Dans J. Clifford & G.E. Marcus (Dirs),
Writing Culture : The Poetics and Politics of Ethnography (p.234-261).
California : University of California Press.
Racine, M. (2006). Perspective culturelle sur le multimédia québécois :
Ethnographie de l'organisation sectorielle en région. Thèse de doctorat
inédite, Université Laval, Québec.
Ricoeur, P. Signe et sens, Encyclopaedia Universalis, [en ligne]
[http://www.universalis-
edu.com/corpus2.php?napp=&nref=Q162741#03010000] (juin 2006).
Roberge, M. (1991). Guide d’enquête orale. Québec : Gouvernement du
Québec, Direction des communications du Ministère des Affaires
Culturelles.
Robert (Le) (1996). Le Robert illustré d’aujourd’hui. Paris : Édition du Club
France Loisirs, avec l’autorisation des dictionnaires Le Robert.
Silverman, D. (2000). Doing qualitative research. Thousand Oaks, CA : Sage.
124 RECHERCHES QUALITATIVES / HORS SÉRIE / 5
Résumé
Ce texte rapporte mes réflexions au sujet de la recherche de sens possible dans
l’utilisation de l’Analyse de construits pour de la recherche en éducation. La première
partie tente de situer l’épistémologie de l’Analyse de construits par rapport à la
problématique de l’instrumentation de la recherche qualitative. La deuxième partie
esquisse la manière dont l’Analyse de construits a été utilisée dans ma recherche
doctorale. La troisième partie souligne les forces de l’outil lorsqu’il est utilisé pour de
la recherche en éducation et argumente que son talon d’Achille est fortement lié au
profil du chercheur.
Introduction1
Aussi simple puisse-t-elle paraître, la question de la recherche de sens soulève
plusieurs autres questions, à savoir : quel sens recherche-t-on, quel sens est-il
possible de rechercher et, lorsqu’on trouve un sens, qu’est-ce qui peut être dit
de ce sens au regard de l’endroit et du moment où il a été trouvé? À ce jour,
aucune réponse précise n’existe encore face à cette question qui n’est pourtant
pas nouvelle. Toutefois, puisque la présence de ce questionnement semble
symptomatique du courant philosophique que l’on traverse, une réflexion sur le
sujet s’impose.
C’est dans ce contexte de recherche que j’ai tenté d’utiliser un outil
novateur, l’Analyse de construits, pour de la recherche en éducation. Ce texte
est l’aboutissement de nombreuses heures de réflexion sur les forces et les
limites de cet outil. Tout au long de ma réflexion, un échange avec d’autres
chercheurs sur les caractéristiques de l’outil m’a permis de prendre conscience,
comme le souligne si bien l’adage, qu’« une question bien posée est à moitié
répondue ». Dans cette perspective, ce texte propose un développement
tripartite. La première partie tente de situer l’épistémologie de l’Analyse de
construits par rapport à la problématique de l’instrumentation de la recherche
étrange, il n’a à peu près pas été utilisé dans de la recherche en éducation et
encore moins dans une recherche doctorale. Entourée d’un réseau de
chercheurs et de praticiens appelé le Collectif des systèmes apprenants2 (CSA),
qui travaille autour d’outils de recherche participative, j’ai mis à contribution
dans ma recherche doctorale, les outils élaborés ou adaptés par Jacques
Chevalier, auteur du Système d’Analyse Sociale3 (SAS2). Ces outils de
recherche-action favorisent la co-construction de sens entre les participants
d’une recherche à travers un processus de gestion de projet ou de résolution de
problème. Précisons qu’une autre étudiante (Philion, 2005) du même collectif a
utilisé l’Analyse de construits dans sa recherche doctorale portant sur le
mentorat étudiant en milieu universitaire. Toutefois, sa thèse s’intéressait à un
sujet tout à fait différent soit, les représentations des mentors de la formation
qui leur est nécessaire et de leur rôle. Quoique ne voyageant pas en solo,
confrontée à cet outil, je n’ai pas pu faire l’économie d’un moment de réflexion
sur le motif pour lequel je l’utiliserais.
Origine de l’Analyse de construits
D’abord orientée vers l’utilisation en psychothérapie, la théorie de Kelly
analyse la géométrie mentale d’un client, en laissant émerger dans son propre
langage la structure psycho-cognitive d’une situation donnée. Formé vers le
milieu du XXième siècle en psychanalyse freudienne, Kelly constate le peu de
résonance que cette approche a sur sa clientèle rurale du Kansas. Toutefois,
Kelly est touché par la confiance que ses clients accordent au professionnel
dans son effort pour comprendre les difficultés qu’ils vivent. Prenant
conscience de cette incohérence entre la méthode freudienne et les besoins de
ses clients, Kelly élabore, grâce à sa formation antérieure de géomètre, la
psychologie des construits personnels (PCP), qui vise à examiner l’univers du
client à partir de ses construits personnels. Formellement, PCP s’appuie sur le
postulat de base suivant : « Les processus d’une personne sont
psychologiquement canalisés par la manière dont elle anticipe les événements »
(Kelly, 1955, p.46, traduction libre).
Dans l’ensemble, la perspective de la PCP considère que l’être humain
est un scientifique de sa propre vie, qui reconstruit sa perception de ses
expériences à partir de caractéristiques. Cette reconstruction influence son agir
subséquent parce qu’il anticipe les événements à partir de ces caractéristiques.
Dans l’univers de la PCP, les expériences de ces personnes deviennent les
éléments de leur vie que Kelly travaille à mettre en relation en faisant émerger
de ces derniers des caractéristiques anticipatoires, qu’il appelle les construits.
La section suivante présente l’opérationnalisation de sa théorie.
128 RECHERCHES QUALITATIVES / HORS SÉRIE / 5
70
80
90
100 100 90 80 70 60
Pôle émergent 2 1 1 6 6 4 3 Pôle implicite 2
Pôle émergent 1 3 6 6 4 4 5 Pôle implicite 1
Pôle émergent 3 2 3 3 3 4 6 Pôle implicite 3
Élément 6
Élément 3
Élément 4
Élément 2
Élément 5
Élément 1
Figure 2 : Dendrogramme
130 RECHERCHES QUALITATIVES / HORS SÉRIE / 5
l’univers quantitatif, mais j’argumente derechef, que les données sont aussi
qualitatives que les discours des participants sous-jacents à ce graphique. Entre
autres, dans la Figure 3, on constate qu’il existe de forts rapprochements entre
les éléments 2, 3 et 4 et le pôle implicite 2. En observant la Figure 3, on
constate également que seul l’élément 1 se rapproche des pôles émergents 1 et
3. Dans un tel cas, on pourrait s’interroger sur la raison d’une telle distribution.
Or, en Analyse de construits, comme par ailleurs dans tous les autres outils du
SAS2, la réponse à pareille question reste participatoire en ce sens que, sur le
champ, le participant est invité à examiner le dendrogramme et le graphique et
à en faire l’analyse et l’interprétation.
Somme toute, l’Analyse de construits permet non seulement de dégager
la cartographie mentale du participant dans son champ d’expérience, mais elle
permet aussi de faire l’analyse et l’interprétation des données avec et par le
participant. Lorsque les données de la grille répertoire sont entrées dans le
logiciel RepGrid IV, le participant peut voir le résultat de sa grille et les
graphiques servent à entrer en dialogue avec le participant, au sujet de la grille
élaborée. Ce type d’interaction avec les participants permet de valider les
données récoltées au moment même de la rencontre. À cet égard, diverses
utilisations de la grille répertoire sont possibles.
Comment utiliser l’Analyse de construits dans une recherche?
Forte de mon expérience de recherche doctorale, je me permets de faire un
commentaire sur l’adaptabilité de l’Analyse de construits appliquée au domaine
de l’éducation. Dans ce qui suit, nous verrons que l’Analyse de construits
convient aussi bien à l’entretien individuel et au groupe de discussion, qu’elle
transige directement avec l’objet de la recherche-action en jouant sur deux
plans : d’une part, le plan de l’avancement de la connaissance scientifique,
parce que cet outil génère des données solides et des représentations
susceptibles de faire émerger un nouveau savoir; d’autre part, le plan de
l’action réflexive participatoire du fait que participants et chercheurs travaillent
ensemble à construire du sens sur une situation donnée. Lors de ma collecte de
données, j’ai utilisé cet outil sous forme d’entretiens individuels et de groupes
de discussion. Au cours de ces moments de collecte de données, les participants
à la recherche ont été en mesure d’utiliser leur propre vocabulaire au sujet des
questions à l’étude et de faire émerger les construits, qui ont permis de
caractériser les unités de sens.
Ma thèse doctorale
Précisons d’emblée que dans ma recherche doctorale, je me suis penchée sur le
problème de l’intégration pédagogique des TIC. En effet, de nombreuses études
montrent qu’à l’échelle du pays, même si les ordinateurs sont présents dans les
132 RECHERCHES QUALITATIVES / HORS SÉRIE / 5
salles de classe et que les écoles sont branchées, les TIC ne s’intègrent que
superficiellement dans la pédagogie. Or, la littérature dans son domaine de
recherche fait remarquer que les usages des TIC qui évoluent naturellement
dans la société ne sont pas nécessairement équivalents aux usages possibles des
TIC dans le système éducatif. Ma recherche a donc pour objectif d’identifier,
d’expliquer et de comprendre la relation émergente entre les représentations de
la pédagogie et les représentations des TIC des personnes enseignantes, à
travers leur processus de choix. Pour atteindre cet objectif, deux questions de
recherche émergent : (1) Quelle est la relation qui se dégage entre les
représentations des enseignants de la pédagogie et leur représentation des
usages des TIC? Et (2) Comment se fait le processus de choix des personnes
enseignantes lorsqu’elles créent des activités d’enseignement-apprentissage
leur permettant d’intégrer un usage des TIC ?
Pour répondre à ces deux questions de recherche, le cadre théorique est
délimité par un réseau notionnel qui se retrouve dans la recension des écrits, et
la thèse proposée devrait être enrichie par un raisonnement qui utilise l'apport
intégré d'une pluralité de thèses devant conduire à la réponse recherchée.
Autrement dit, le cadre théorique est conçu comme un ensemble de références
à l'aide duquel une tentative de résolution de problème sera faite dans le but
d'enrichir la recherche sur l’intégration pédagogique des TIC. Succinctement,
ce cadre théorique pointe du doigt l’absence de relation formelle entre le
concept pédagogie et le concept TIC. Pour combler cette lacune, il propose
d’orienter la recherche vers une direction encore inexploitée. En effet, depuis
près un peu plus d’un quart de siècle, ce type de recherche est orienté sur le
résultat des pratiques pédagogiques où les TIC sont intégrées, ce qui mène
généralement à la conclusion selon laquelle les TIC s’intègrent mieux dans une
perspective constructiviste et que généralement les TIC mènent à des pratiques
constructivistes. Sans mettre en doute la véracité de ces énoncés, ni le bien
fondé de ces recherches, il semblerait que ces conclusions se referment sur
elles-mêmes et qu’elles n’arrivent pas à expliquer la relation entre le concept
pédagogie et le concept TIC. C’est pourquoi le cadre théorique de cette
recherche propose une opérationnalisation du processus de choix que les
personnes enseignantes font lorsqu’elles intègrent les TIC dans leur
pédagogie5.
Avec un tel problème de recherche, le protocole de recherche visait à
faire émerger des représentations de la pédagogie et des usages des TIC. Un
total de dix formateurs d’enseignants francophones ont été recrutés pour une
étude de cas simple, instrumentale et intrinsèque. Dans un premier temps, des
entretiens individuels semi-structurés ont permis de faire émerger les
représentations des participants de la pédagogie et de leur usage des TIC. Dans
DAVIDSON / L’Analyse de construits… 133
les résultats des analyses de construits donnent accès à la manière dont les
participants caractérisent ces activités. Deuxièmement, ces résultats permettent
de comprendre comment les participants anticipent les résultats de leurs
activités. Troisièmement, les grilles répertoires élaborées ainsi que les schémas
qu’il est possible de dégager de ces grilles à l’aide du logiciel RepGrid IV,
permettent de faire bouger la cartographie mentale du participant ou du groupe,
en ajoutant des éléments à la grille élaborée, en questionnant les rapports de
liaison entre les éléments et les construits. Ce travail de catégorisation et de
mise en relation se fait par le biais de valeurs accordées aux éléments de la
grille. Une fois élaborée, la grille montre des mises en relation inattendues, qui
servent à entrer en dialogue avec le ou les participants. J’ajoute que cette
première étape de la recherche, qui ne se voulait pas nécessairement une
recherche-action, en est rapidement devenue une lorsque les participants ont
élaboré leur grille individuellement et en groupe. Les participants du groupe-
cas se sont engagés dans un processus de réflexion explicite, d’abord avec moi-
même puis avec le groupe.
En outre, cette réflexion sur les diverses applications de l’Analyse de
construits m’a permis de constater que l’utilisation d’un tel outil dépend
considérablement de l’intention de recherche, mais encore plus du profil du
chercheur. La prochaine section tente d’aborder une discussion les forces et les
limites de la méthode, en relation avec le profil du chercheur.
Prendre conscience des forces et des limites de ses méthodes
Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée :
car chacun pense en être si bien pourvu,
que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose,
n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils en ont.
-René Descartes-
À cette étape, je me risque à avancer qu’il est trop facile de blâmer la
méthode pour des résultats mal escomptés ou bien de pointer du doigt le
manque de participation à une recherche ne pas être arrivé à la saturation des
données. Dans de telles circonstances, on tente souvent de camoufler les
faiblesses de la collecte de données par diverses méthodes, on interprète
comme on peut, puis on tire des conclusions qui offrent des pistes à d’autres
recherches. Peu importe les motifs rattachés aux insatisfactions qui peuvent
émerger des résultats d’une recherche, il arrive souvent qu’un outil ait été
choisi en acceptant l’argument d’autorité, qui en soit, signifie que parce que des
chercheurs connus et reconnus s’en servent, alors on peut s’en servir nous
aussi. Ce qui est malheureux dans un tel cas, c’est qu’aucune réflexion a priori
DAVIDSON / L’Analyse de construits… 135
n’ait été faite sur le discours sous-jacent à l’outil utilisé ni sur l’épistémologie à
laquelle se rattache l’outil utilisé, ce qui réduit grandement les potentialités de
la recherche.
C’est justement pour éviter ce type d’écueil que j’ai utilisé cet outil de
manière individuelle et en groupe et en conjonction avec l’entretien semi-
structuré. Dans cette perspective, il est vite apparu que j’avais moi-même mes
propres limites par rapport à mes méthodes, que j’en comprenais bien ce que je
voulais en comprendre et que je ne dépassais pas cette limite outre mesure. Au
départ, j’étais convaincue que les entretiens semi-structurés délimiteraient le
périmètre du territoire couvert par les discours des participants et que les
analyses de construits me permettraient d’entrer en profondeur à l’intérieur de
leurs représentations. À ma grande surprise, avec une légère touche de honte de
ne pas y avoir pensé avant je l’avoue, j’ai eu accès à deux univers différents,
l’un étant de l’ordre du discours public (celui qui sert à protéger ou à améliorer
son image), l’autre de l’ordre du discours privé (celui qui présente un moment
de véritable réflexion ouverte). De plus, j’ai été forcée de constater dans ce
contexte que ce n’est pas parce qu’on est en rencontre individuelle, que le
discours est nécessairement de l’ordre du discours privé. Il peut très bien être
de l’ordre du discours public. De même, le sens construit en groupe n’est pas
nécessairement représentatif du discours public, surtout si chacun fait référence
à sa propre expérience dans un champ d’expertise donné.
Cette constatation m’a obligée à repenser au sens qu’il est possible de
rechercher en posant une question spécifique ainsi qu’au sens que la méthode
permet de rechercher. Ajoutons aussi la notion de l’interprétation du sens au
regard du moment et de l’endroit où celui-ci sens a été trouvé, étant donné que
dès que la grille répertoire est élaborée, il y a une mouvance dans la
cartographie mentale puisqu’il y a une réflexion explicite sur le sujet. À cet
égard, on peut se demander dans quel contexte cette construction de sens s’est-
elle faite, à quel moment, pour quelles raisons? Autrement dit, cette précision
du questionnement sur la recherche de sens, me force à soutenir que les forces
et les limites de ses méthodes sont grandement reliées aux forces et limites du
chercheur même.
Somme toute, l’Analyse de construits présente des potentialités
extraordinaires, pour quiconque a envie de réfléchir sur l’apport de l’outil en
tant que méthode de recherche en éducation. Qu’il s’agisse d’une recherche à
caractère exploratoire, d’une recherche-action, d’une étude de cas, d’une
théorie ancrée, d’une ethnographie, tous peuvent y trouver leur compte. Il ne
s’agit que d’être pleinement conscient que la recherche de sens peut prendre un
sens différent de ce qui avait été prévu par le chercheur. C’est en fait, ce que
136 RECHERCHES QUALITATIVES / HORS SÉRIE / 5
Notes
1
Merci à François Desjardins pour son accompagnement dans mon parcours
doctoral, à Michelle Bourassa pour ses précieuses relectures et à Ruth Philion
pour le dialogue entourant l’Analyse de construits.
2
Voir leur site Web :
http://web.mac.com/savoirsapprenants/iWeb/SAS/Bienvenue.html
3
Voir le site Web : www.sas-pm.com
4
Ce logiciel est téléchargeable gratuitement à l’URL suivant :
http://repgrid.com. La version professionnelle du logiciel, RepGrid Research,
peut être achetée sur ce même site Web. Cette version du logiciel permet des
analyses plus poussées, telles que des comparaisons entre les grilles répertoires.
5
Pour plus d’information au sujet du cadre théorique proposé, voir Labtice.ca
6
Éléments génériques : (1) communiquer à l’aide de l’ordinateur; (2) utiliser et
créer des banques de donnée s; (3) utiliser des logiciels de traitement de texte;
(4) partager des ressources; (5) sélectionner l’information de manière critique;
(6) développer des compétences techniques de base; (7) faire de la recherche
Internet; (8) faire des présentations à l’aide des technologies ; (9) utiliser les
technologies comme outil cognitif.
7
Types de construits : (1) construits relationnels entre personnes; (2) construits
relationnels personne-objet; (3) construits séquentiels de construction; (4)
construits épistémologiques.
Références
Kelly, G. A. (1955). Psychology of personal construct. New York : Norton.
Philion, R. (2005). Prise en compte des représentations des étudiants mentors
au regard de leur rôle, de leur pratique et de leurs besoins en matière de
formation. Thèse de doctorat, Université d’Ottawa.
von Glasersfeld, E. (1995). Radical constructivism : A way of knowing and
learning. London : Falmer
DAVIDSON / L’Analyse de construits… 137