Catégories Zoo
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Peigne dit “Peigne Davis”, Égypte, période de Nagada IID-IIIA, c. 3500-3300 av. J.-C. (Metropolitan Museum of Art : inv. no. 30.8.224) / Comb called “Davis
Comb”, Egypt, Nagada period IID-IIIA, c. 3500-3300 BC AD (Metropolitan Museum of Art : inv. no. 30.8.224).
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Axelle BRÉMONT
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Brémont A., Boudes Y., Thuault S. & Ben Saad M. 2020. — Appréhender les catégories zoologiques en anthropologie
historique : enjeux méthodologiques et épistémologiques, in Brémont A., Boudes Y., Thuault S. & Ben Saad M. (éds),
Appréhender les catégories zoologiques dans les sociétés du passé. Anthropozoologica 55 (5): 73-93. https://doi.
org/10.5252/anthropozoologica2020v55a5. http://anthropozoologica.com/55/5
Résumé
Les relations entre humains et animaux sont largement marquées par la volonté récurrente des premiers
d’organiser la diversité et la pluralité des seconds dans des catégories aux contours plus ou moins bien
définis. Bien que très étudiées dans les sociétés extra-occidentales contemporaines, notamment dans
les années 1960-1970, ces catégories zoologiques ont fait l’objet de moins d’incursions du côté des
sciences historiques. Le but du colloque tenu en Sorbonne du 21 au 23 mars 2019 était de mettre en
lumière les pratiques classificatrices de plusieurs sociétés anciennes en s’attachant moins aux résultats
(l’établissement d’une taxonomie pour une aire chrono-culturelle donnée) qu’aux sources et méthodes
sollicitées. Outre une introduction des communications formant le volume, dans une perspective
comparatiste et en fonction des enjeux épistémologiques privilégiés par chacune, ce premier article
se veut tout à la fois introduction historiographique et théorique, rappelant en particulier les réfé-
mots clés rences, les débats et les avancées de l’ethnobiologie, de la linguistique structurale, de la psychologie
Anthropologie historique, cognitive et de l’histoire des sciences, et synthèse de la table ronde générale sur les sources exploitables
épistémologie,
catégories zoologiques, pour reconstituer et discuter les catégories zoologiques d’une société passée. Cette introduction est
taxonomie, donc l’occasion de récapituler l’ensemble de ces témoins historiques – divisés en indices lexicalisés et
ethnobiologie,
linguistique, discursifs, lexicaux indirects et non-lexicaux (iconographiques, archéozoologiques et autres) –, leurs
psychologie cognitive. usages différenciés et la question de leur interprétation.
ANTHROPOZOOLOGICA • 2020 • 55 (5) © Publications scientifiques du Muséum national d’Histoire naturelle, Paris. www.anthropozoologica.com 73
Brémont A. et al.
Abstract
How to grasp zoological categories in past societies. Methodological and epistemological issues.
Human-animal relationships are notably characterized by a recurring desire of the former to organize the
diversity and plurality of the latter within more-or-less strictly-defined categories. Although extensively
studied by anthropologists in the 1960s and 1970s, such zoological categories have attracted much
less attention in historical studies. The goal of the international workshop held in the Sorbonne on
March 21st-23rd, 2019 was to shed light on classificatory practices in several past societies, focusing
less on the results (establishing the taxonomy of one given chrono-cultural area) and rather on the
sources and methods. Besides introducing the contributions in this volume, in a comparativist pers-
pective and according to the epistemological issues they tackle, this first paper is both a historiographic
key words and theoretical introduction, calling to mind the references, debates and advances of ethnobiology,
Anthropological history, structural linguistics, cognitive psychology and history of sciences, as well as an account of the final
epistemology,
zoological categories, roundtable on the question of which sources the historian may exploit in order to reconstruct and
taxonomy, discuss zoological categories in a past society. This introduction aims at summarizing the available evi-
ethnobiology,
linguistics, dence, divided into “lexicalized” and “discursive”; indirect lexical; and non-lexical (e.g. iconographic,
cognitive psychology. zooarchaeological) clues, as well as evoking their differences in use and interpretation.
tenants supposaient l’existence, sous l’influence conjointe traction and isolation of rigidly formalized taxonomies
de la psychologie cognitive et de la linguistique structurale. out of the flow and flux of the dynamic socio-cultural
On reconnaît dans les acteurs principaux de cette phase la plu- and material contexts. » (Zent 2009: 26)
part des grands noms de l’ethnobiologie (Hunn 1976, 2008 ; ([...] le souci prépondérant de démontrer l’existence
Brown 1984 ; Atran 1998), au premier chef Brent Berlin et d’universels perceptifs et cognitifs, ainsi que le cadre très
son école, dont l’opus magnum Ethnobiological Classification strict de collecte des données ethnographiques, ont imposé
(Berlin 1992) fait émerger des principes généraux pour toute l’extraction abstraite de taxonomies rigides et formalisées,
classification des plantes et des animaux. artificiellement isolées de flux socio-culturels et matériels
L’ensemble de ces travaux est ainsi largement lié aux déve- qui sont, eux, dynamiques et mouvants.)
loppements parallèles de la linguistique et de la psychologie.
La première est notamment représentée par le travail de George Sous l’impulsion des critiques de Roy Ellen (2006) en par-
Lakoff, qui s’attache dans Women, Fire and Dangerous Things ticulier, et dans le contexte plus large d’une remise en ques-
(Lakoff 1987) à démontrer les mécanismes langagiers dans tion de la tendance structuraliste à généraliser à l’outrance,
lesquels s’illustre la classification et dont ils sont d’après lui le les anthropologues se consacrent désormais plus volontiers
meilleur vecteur. Ses travaux sur les métaphores sont également aux subtiles variations et individualisations : déclinaison des
d’un grand intérêt pour la réflexion, et font définitivement connaissances et des compétences classificatoires entre les
entrer la problématique des catégorisations dans la tradition divers groupes sociaux ; multiplicité des taxonomies valides
ultérieure en linguistique et sciences du langage (e.g. Hagège au sein d’une même culture, en particulier en fonction des
1985 ; Grinevald 1986, 2000 ; Dubois 1995 ; Vignaux 1999 ; contextes pratiques et discursifs ; et, plus récemment, évolu-
Aikhenvald 2000). tion diachronique des savoirs écologiques, de leur mutation
La perspective psychologique est quant à elle dominée par à leur disparition progressive ou à leur adaptation à un envi-
les travaux d’Eleanor Rosch (2011) sur les processus cogni- ronnement changeant.
tifs à l’origine des catégorisations, notamment deux notions L’application de perspectives analogues sur la classification
essentielles qui influencent considérablement les travaux des des non-humains à l’étude des sociétés du passé a cependant
anthropologues contemporains. D’une part, elle contribue à pris un tout autre chemin. Certes, des travaux précoces se
définir la notion de basic-object level comme niveau de dési- développent au tout début du XXe siècle, parmi lesquels
gnation « par défaut » d’un objet : ainsi, en-dehors de toute Rudolf Burckhardt et son Daskoische Tiersystem (Burckhardt
précision liée au contexte, un chien est bien désigné spontané- 1904), mais désormais datés, notamment par leur propen-
ment comme chien plutôt que comme mammifère ou comme sion à juger la zoologie ancienne à l’aune de nos conceptions
labrador. D’autre part, elle est à l’origine d’un changement de modernes, ils n’ont plus qu’un intérêt historiographique et
paradigme majeur, inscrit dans l’héritage de la psychologie de n’ont de plus appelé que peu de postérité. Le renouveau du
la Gestalt, en proposant que la catégorisation d’un objet n’est champ n’intervient guère avant les années 1960, période à
pas tributaire d’une liste d’attributs essentiels qu’il se doit de partir de laquelle on peut, de manière schématique, distinguer
posséder, mais davantage conçue comme une comparaison trois traditions disciplinaires différenciées et qui se succèdent
globale avec un exemplaire considéré comme prototypique de globalement dans le temps.
la catégorie en question. L’une des conséquences principales Ce sont d’abord les praticiens, et dans notre perspective,
de cette théorie est l’établissement d’une hiérarchie des objets les biologistes, qui s’attachent à retracer un historique, plutôt
au sein même d’une catégorie, puisqu’ils peuvent constituer qu’une véritable Histoire, de leur propre pratique. Souvent,
des exemples plus ou moins valides, se situer à la périphérie de cette vision a en effet été caractérisée par son continuisme
leur catégorie, voire même entre deux catégories, et être diffi- (Duhem 1905 ; voir aussi Roger 1995 ; Rey 2013 ; Biard
cilement classifiables. L’autruche en tant qu’oiseau incapable 2016), recherchant des précurseurs ou des « enfances de
de voler, ou l’ornithorynque (Ritvo 1998 ; Eco 1999), sont l’art ». Souvent également, ces travaux se concentrent sur la
ainsi autant de « mauvais exemples » des catégories Oiseau et Grèce antique d’une part – censée être le lieu de naissance de
Mammifère. À l’inverse, il a été suggéré depuis qu’une caté- la rationalité et de la rigueur scientifique (le fameux miracle
gorie pouvait admettre plusieurs prototypes selon les groupes grec) – et sur la Renaissance ou la période moderne d’autre
sociaux considérés ou le contexte discursif. Arnaud Zucker part, pour lesquelles les formes d’écriture et de présentation
propose ainsi de distinguer « prototype idéal » et « prototype des savoirs sur le vivant paraissent plus directement lisibles
vulgaire » comme deux pôles complémentaires : ainsi, toujours et exploitables, peut-être d’abord du fait d’une proximité
pour les oiseaux, si l’aigle peut constituer un prototype idéal et certaine avec les nôtres.
majestueux, la poule sera son pendant prototypique vulgaire, À partir des années 1960 se développe une « tradition philo-
en tant qu’oiseau le plus commun (Zucker 2005a: 9, note 15). sophe » de l’histoire des sciences, avec les réflexions de Gaston
À la suite de cette phase pionnière, les années 1980 voient Bachelard (1934a, b), Georges Canguilhem (1967, 1977) ou
l’éclosion de nombreux débats, en particulier du fait que : Thomas Kuhn (1963), tandis qu’en parallèle, les travaux des
sociologues des sciences, en particulier britanniques, se déve-
« […] the overriding concern for demonstrating percep- loppent (Shapin 1998, 2010 ; Latour & Woolgar 2003). Cette
tual and cognitive universals and the tightly controlled tradition pose de premiers jalons de réflexion sur la pratique
format for data elicitation have forced the artificial abs- de la science et, pour ce qui nous intéresse, la question de
la catégorisation, en particulier avec la publication des Mots ou exégétiques du bestiaire, de la fable, du matériel cultuel et
et les Choses de Michel Foucault (1966) et le renouveau de autres, ne seront donc pas au cœur de nos approches, même
travaux sur la classification des animaux chez Aristote avec si elles peuvent nourrir des comportements catégorisateurs.
les travaux de Pierre Pellegrin (1982). Une nouvelle génération d’historiens s’est depuis attachée à
Quant à une tradition historienne de l’histoire des sciences, tirer les leçons des travaux des ethnozoologues et à réinterroger
pour paraphraser l’expression de Jacques Roger (1995), elle ces thématiques pour les sociétés du passé. Pour l’Antiquité
se développe en France sur le tard, à partir des années 1980 gréco-latine, on trouve au premier chef les travaux d’Arnaud
(Pestre 1995), et la discipline reste relativement peu préoc- Zucker pour la question de la catégorisation qui nous intéresse
cupée des sciences de la vie dans ses premiers temps, portant (Zucker 2005a, b), mais également ceux de Liliane Bodson
surtout sur des savoirs comme les mathématiques, l’astrono- (1986a, b, 1987, 2009, 2010) et Hélène Normand (2015),
mie ou la médecine. Ce désintérêt relatif s’explique en partie Ingo Schaaf (2019) ou Thorsten Fögen (2009 ; Fögen &
par des obstacles épistémologiques (statut de la biologie ou Thomas 2017).
de la zoologie dans l’histoire des sciences), mais aussi par leur Isabelle Draelants (2000, 2005), Kenneth F. Kitchell (outre
transmission, réalisée au sein de genres longtemps considérés sa traduction du De animalibus d’Albert le Grand [Kitchell &
comme non scientifiques, du fait de leur caractère compilatoire Resnick 1999], voir Kitchell & Resnick 1998 ; Kitchell 2014),
ou littéraire : adab1 arabe médiéval, encyclopédistes médiévaux Michel Pastoureau (1999, 2012, 2019) et Baudouin Van
occidentaux. Pourtant, si l’Occident médiéval n’intègre pas la den Abeele (1996, 1997, 1999, 2005), ou Stavros Lazaris
zoologie, ni la botanique, en tant que telles dans le cadre de ses (1998, 2012, 2016) pour le monde byzantin, ont quant à
classifications du savoir (arts libéraux, trivium et quadrivium), eux largement reconsidéré les œuvres du Moyen Âge latin
elles n’en sont pas moins présentes dans les ouvrages savants. sur la « nature des choses ». Pour la période moderne, une
L’enjeu tient aussi à une certaine fragmentation des sources telle perspective est largement abordée par les travaux de
textuelles qui ont abordé l’animal : médecine vétérinaire, dié- Brian W. Ogilvie (2003, 2006, 2013), notamment à travers
tétique, agronomie, pharmacopée. À l’inverse, dans nombre l’étude de la classe des insectes entre Renaissance et Lumières.
de « classifications des savoirs » arabes, la science des animaux Ce questionnement général sur les modes d’appréhension de
est bien considérée comme une discipline autonome (‘ilm leur environnement par les êtres humains a également connu
al-ḥayawān), à laquelle se consacrent plusieurs monographies. un certain retentissement chez les spécialistes de l’Égypte et
Malgré cette situation, c’est seulement à partir des années 1990 de l’Orient ancien ces trente dernières années. Les signes dits
que les historiens des sciences se saisissent pleinement du cas « déterminatifs » sont devenus un objet d’étude linguistique
de l’histoire naturelle, avec par exemple pour le monde arabe crucial, notamment sous l’impulsion de l’« École de Jérusalem »
les travaux pionniers de Philippe Provençal (1992) et Ahmed (Goldwasser 1995, 2006, 2012)3.
Aarab (Aarab & Lherminier 2015), ou ceux de Pascal Duris Il s’agissait de circonscrire les usages de ces signes ainsi que
(2001, 2016) pour la période moderne. les différents termes auxquels un même déterminatif pouvait
Qu’il s’agisse d’ethnobiologie ou d’histoire des sciences, les se rapporter, afin de distinguer des catégories. L’une des plus
deux traditions académiques ont longtemps évolué en parallèle emblématiques est certainement celle attachée au classificateur
sans dialoguer ou s’inspirer explicitement des concepts et des F27, qu’Orly Goldwasser estime évoluer au seuil du IIe mil-
réalisations de l’autre. Au cours des années 1970 cependant, lénaire d’une catégorie de type lifeform, qui serait l’équivalent
on voit émerger progressivement un intérêt des historiens en de « mammifère », à un échelon plus élevé encore, englobant
général pour les références de l’ethnologie et de l’anthropologie désormais des membres limitrophes tels le crocodile ou la
sociale, dans le sillage notamment de l’École des Annales mais mouche et approximant désormais notre catégorie Animal
aussi des travaux pionniers, en France, de Jean-Pierre Vernant (Goldwasser 2002 ; sous presse). D’autres équipes à Berlin et
(1965) ou Jacques Le Goff (1977, 1985, 2000). à Liège se sont également montrées particulièrement actives
L’explosion de l’intérêt pour une histoire des savoirs zoolo- dans l’étude linguistique de la catégorisation (e.g. Winand &
giques est à situer dans les années 1990 et 2000, en parallèle Stella 2013 ; Chantrain 2014, 2017 ; Polis & Rosmorduc
d’un engouement croissant pour la question de l’animal en 2015). S’est ainsi développé tout un pan de la recherche
histoire culturelle de manière générale2. Celui-ci s’est largement égyptologique centré sur l’usage des classificateurs, les straté-
porté sur les questions de symbolique animale ainsi que les gies employées par les scribes et hiérogrammates, et les pro-
rapports entre l’humain et le vivant, sur lesquels ce volume, sans cessus cognitifs à l’œuvre dans l’usage de tel ou tel sémogramme
les oublier, ne se concentrera pas : les dynamiques allégoriques en fonction du contexte, du document, ou autre.
C’est sans doute en partie ce souffle nouveau des études sur
1. Adab désigne aujourd’hui dans sa forme plurielle (ādāb) les « belles lettres », l’animal dans les sociétés anciennes en général qui a contribué
mais avait au Moyen Âge un sens plus large, englobant un savoir pluriel, une
éloquence, une érudition, et des qualités éthiques et morales dont doit faire
à faire naître plusieurs initiatives focalisées sur la question des
preuve l’« honnête homme », qualifié à la fois comme une « éthique » et une rapports entre les sociétés anciennes et leur environnement,
« esthétique », un genre littéraire et une méthode savante. notamment à travers les problématiques de la dénomination, du
2. Voir, outre les nombreuses publications parues, comme (Kalof & Resl 2007), savoir et de la catégorisation. Citons par exemple le réseau com-
citées ou recensées dans les volumes précédents d’Anthropozoologica, la synthèse
bibliographique dans Baratay & Mayaud (1997) ; Baratay (2012). La biblio- 3. Également à l’origine d’une plateforme destinée à l’étude des classificateurs
graphie présentée à la fin de cette introduction porte principalement sur la en linguistique comparée, comprenant aussi une large bibliographie : https://
question des catégories animales, et n’est à cet égard qu’indicative. www.iclassifier.pw, dernière consultation : 18/03/2020.
paratiste Zoomathia sur les savoirs zoologiques, le projet Ichtya Le Guyader (2001) estiment que les critères de la pratique
portant plus précisément sur les poissons à l’époque médiévale, (de l’éleveur, par exemple) ne sont pas nécessairement les
ou le récent colloque Classification from Antiquity to Modern mêmes et par conséquent ne donnent pas naissance aux
Times (Pommerening & Bisang 2017). On constate aussi la mêmes catégories que ceux employés par un savant cher-
multiplication des réflexions plus générales sur les mécanismes chant à aboutir à une classification globalisante, hiérarchisée
cognitifs à l’œuvre dans le processus de classification et sur les et « rationalisée ». Jacques Roger néanmoins mettait en garde
systèmes de connaissance du monde, comme le colloque Die Liste. contre le jugement de valeur moderniste et positiviste que peut
Ordnungen von Dingen und Menschen in Ägypten (Deicher & induire une telle distinction entre motivations classificatoires
Maroko 2015), ou la création du réseau de recherche Polima utilitaires et scientifiques : « ces connaissances modernes […]
« Le pouvoir des listes au Moyen Âge ». ne doivent ni servir de principe organisateur de la reconstruc-
tion historique, ni de critères de jugement, voire de condam-
nation, de la science du passé » (Roger 1995: 54). Il apparaît
« Ordonner la formidable diversité nécessaire, pour faire œuvre d’historien, de dépasser l’aspect
du vivant » : trier, ordonnancer, classer évolutionniste de cette distinction, en montrant que ces deux
types cohabitent dans presque toutes les sociétés, y compris
Les travaux de Guillaume Lecointre & Hervé Le Guyader dans la nôtre qui, à cet égard comme à d’autres, n’a « jamais
(2001) distinguent plusieurs types de démarches classificatrices été moderne » (Latour 1991). Ainsi, pour un biologiste, la
des espèces vivantes (animales ou végétales), qu’ils différencient catégorie Poisson est inepte et ne recouvre aucune catégorie
en fonction de leur « cahier des charges » et qui permettraient phylogénétique réelle, néanmoins elle demeure essentielle
de déterminer s’il s’agit ou non de classements « rationnels », dans les contextes vernaculaires et quotidiens.
« biologiques » : le tri, l’ordonnancement, la classification. Il semble aussi essentiel de se débarrasser d’une autre forme
Le tri est défini, dans cette perspective, comme une distinc- de projection éthique sur les catégories du passé : celle qui
tion en fonction d’un critère arbitraire, souvent binaire (avec voudrait à tout prix y reconstituer des taxonomies formali-
ou sans cornes, avec ou sans ailes et autres) ; en découle une sées, homogènes et hiérarchiques, au détriment de toute autre
clé de détermination qui, contrairement à une classification forme de classement plus lâche (cf. paragraphe Des taxonomies
proprement dite, ne justifie pas la pertinence de ce groupe et verticales ? Usage et hiérarchisation des ‘superordinates’). Comme
n’apporterait donc aucune explication « rationnelle » ou scien- le rappelle Arnaud Zucker :
tifique du monde ; trier, c’est opérer un choix éliminatoire.
On le comprend, la question du contexte prend ici toute sa « Pour être taxinomique, un classement doit organiser
place et il faut bien mesurer tout l’enjeu textuel qui préside les classes dans une structure hiérarchique et logique selon
à ces catégorisations conjoncturelles et pratiques : elles sont un double principe d’inclusion et d’exclusion : inclusion
à articuler non seulement au type de sources que l’on mani- (verticale) de chaque classe dans une autre (hyperonyme)
pule, mais aussi à l’orientation (pratique, sociale, économique, […] et exclusion mutuelle (horizontale) de toutes les
culturelle) de celles-ci. classes qui appartiennent au même niveau taxinomique. »
L’ordonnancement est une distinction en fonction d’un (Zucker 2005a: 116)
critère continu, introduisant une notion d’ordre : du plus
petit au plus grand par exemple, ou encore telle la « chaîne Un débat continue notamment d’agiter les spécialistes d’Aris-
des êtres » (scala naturae) qui traverse le champ des savoirs tote au sujet du statut épistémologique de sa catégorisation
naturalistes d’Aristote à Leibniz et dispose les êtres vivants animale : s’agit-il d’une taxonomie rigoureusement organisée,
sous la forme d’une ligne ininterrompue allant du plus simple ou d’un classement à la logique bien moins systématique et
au plus complexe. Ordonnancer implique ainsi une hiérar- hiérarchique ? Nous escomptons revenir plus spécialement sur
chisation du vivant. cette question à l'occasion d'un second volume d'actes, encore
Enfin, la classification implique un emboîtement systé- en préparation, qui sera consacré aux questions de transmis-
matisé d’« ensembles argumentés » (Lecointre & Le Guyader sion du savoir zoologique, et particulièrement des réflexions
2001). Il fait intervenir plusieurs critères, notamment d’ordre aristotéliciennes jusqu’à l’aube de la période moderne.
morphologique ; au sein d’une même catégorie, un certain Ce serait ainsi une autre forme d’évolutionnisme, tout
nombre de caractères sont partagés par tous et distinguent aussi vaine et stérile pour l’historien, que de considérer que
cette catégorie des individus hors du groupe. Surtout, ces parce qu’ils n’adoptent pas l’optique taxonomique qui devient
arguments classificatoires sont hiérarchisés entre eux, dans la progressivement celle des naturalistes modernes4, les ency-
mesure où les catégories s’emboîtent en fonction du nombre clopédistes médiévaux (par exemple) n’auraient pas tenu un
de critères qu’elles partagent. discours rationnel sur les catégories zoologiques. Peut-être
Toutes ces démarches demeurent arbitraires, et les moti- l’enjeu est-il à articuler davantage à des questions de récep-
vations des pratiques et des discours classificatoires peuvent tion : nourries à des sources diverses, issues de cultures dif-
apparaître variées. Qu’il s’agisse d’Onomastica égyptiennes, férentes, ces sommes font appel à des taxonomie hybridées,
des traités aristotéliciens ou de philosophes médiévaux de la
nature, s’agit-il de purement énumérer ou de « trier », « ordon- 4. Sur le développement progressif de cette démarche taxonomique aux XVIIIe et
nancer », voire« classer » au sens plein du terme ? Lecointre & XIXe siècles, voir par exemple Foucault (1970) ; Tillier (2005) ; Grange (2015).
Par exemple, dans le cas d’homographes tels que st (femme ; logique n’est pas immédiatement perceptible. Ce phénomène
canard), la désambiguïsation se fera à travers l’ajout d’un semble particulièrement sensible pour aborder la faune aqua-
classificateur à chaque lexème : (femme), (canard tique, par exemple dans l’Occident médiéval. Reprenant à
pilet Anas acuta Linnaeus, 1758). leur compte des motifs antiques, plusieurs textes médiévaux
D’une part, à travers les signes prototypiques, les Égyptiens développent l’idée d’un monde marin miroir du monde exploré
exposent la constitution de leurs catégories via un processus (Février 2007 ; Leclercq-Marx 2017a, b, 2018) où l’analogie
d’inclusion. On trouve, par exemple, une grande variété d’ani- dénominative se déploie largement pour désigner les bêtes
maux volants accompagnés du classificateur prototypique de aquatiques, qu’il s’agisse des « porcs de mer » – pouvant dési-
la catégorie, l’oie dans un premier temps, le canard pilet ensuite : gner les marsouins ou les dauphins –, mais aussi des « pois-
ṯrp (oie rieuse Anser albifrons (Scopoli, 1769)) ; s sons-chevaliers » du Roman d’Alexandre ou du célèbre moine
(sarcelle) ; mnw.t (pigeon-tourterelle) ; mais aussi marin que l’on retrouve jusqu’aux catalogues ichtyologiques
dȝgy.t (chauve-souris) ; ʿff (mouche). de la Renaissance. Dans l’Europe médiévale, cette richesse
À l’inverse, des appellations génériques peuvent accueillir lexicale peut aussi faire écho à la scène de la nomination des
divers classificateurs, offrant alors un aperçu de la composition animaux. Au Paradis, Adam a été capable de nommer, sous
de la catégorie concernée. On trouve même des cas où plu- le regard de Dieu, toutes les espèces qui se sont présentées à
sieurs classificateurs sont associés, procédé traditionnellement lui. Si de nombreuses représentations mettent en scène cette
appelé « dissimilation graphique » ou plus récemment « dissi- taxonomie originelle, première appréhension intellectuelle du
milation graphémique » : mḥy.t (les poissons monde naturel par l’homme, certaines font le choix d’omettre
destinés à être consommés) ; ȝpd.w (les la présence des poissons, présentant Adam sur la terre ferme,
volailles) ; ʿw.t (le petit bétail), et autres. entouré de quadrupèdes et d’oiseaux qu’il distingue, appelle
et nomme successivement dans un premier geste classifica-
Zoonymes binomiaux et « zoonymes pluriels » toire, souvent soutenu par la position de sa main, comme
L’usage de binoms, c’est-à-dire de zoonymes composés d’un le montrent les célèbres bestiaires d’Aberdeen (Anonyme
nom partagé et d’une extension spécificatrice (e.g. âne du XIIe siècle: fol. 5r) et d’Ashmole (Anonyme XIIIe siècle:
Poitou, âne de Nubie), trahit explicitement l’existence d’une fol. 9r), ou encore les enluminures de la Bible Historiale de
catégorie regroupant l’ensemble des taxons qui ont le premier Guiart des Moulins (1310-1320: fol. 14r).
terme en commun. C’est précisément le fonctionnement de la
taxonomie linnéenne qui associe à un même genre plusieurs Énumération de critères classificatoires
espèces (Gazella gazella (Pallas, 1766), Gazella dorcas (Lin- Avec ce quatrième critère, nous sortons désormais de l’acte
naeus, 1758), Gazella leptoceros (F. Cuvier, 1842), et autres). d’apposition pure d’un nom sur une forme animale, pour
Il convient d’ailleurs de relever que, dans cette langue de passer à une stratégie plus proprement textuelle : celle de la
spécialité qui s’est développée pour outiller la biologie moderne, description et du regroupement des objets, qui suppose une
c’est le recours à une situation de bilinguisme qui s’érige en appréhension des indices classificatoires plus directement
norme, le latin fonctionnant comme marqueur de scientificité, conscientisée. En tant que telle, elle est donc d’autant plus
d’autorité et de rupture avec la langue commune (Waquet susceptible de varier d’un individu à l’autre, laissant entrevoir
1998 ; Tillier 2005 ; Selosse 2006, 2012, 2014). Dans l’his- des compétences ou des conceptions différenciées.
toire du français, cet ancrage latin a pu tisser avec les termes Delphine Poinsot (comm. pers.) évoque ainsi un critère
vernaculaires un réseau de relations complexes, sans aboutir de classification parmi ceux employés dans le cadre d’une
néanmoins, dès ses débuts, à l’émergence d’une « langue à vision du monde zoroastrienne : les animaux pourvus de
part » (Hünemörder 1983 ; Le Cornec 2014). grandes griffes sont fréquemment rassemblés dans une même
Ces binoms, particulièrement lorsque leur extension est catégorie, mais celle-ci inclut autant le loup que la chouette.
d’ordre géographique, sont aussi très symptomatiques des Un critère morphologique précis prévaut sur tous les autres,
emprunts et des « nouveaux venus » des classifications, même si ainsi que sur les autres rapprochements qui pourraient primer,
ce n’est pas là la seule stratégie mise en œuvre devant l’inconnu et dominent dans d’autres contextes, rapprochant le loup des
zoologique : le cheval au Mexique est un « cerf de Castille » autres fauves et la chouette des autres oiseaux. Cet exemple
(Goldwasser 2017) tandis que la pintade pour les Romains est prouve qu’au-delà de la stricte ressemblance morphologique,
la Numidica gallina « poule d’Afrique ou de Nubie »(Bodson les hommes choisissent d’accorder de l’importance à tel ou
2010). Contrairement à l’hyperonyme, le « zoonyme pluriel » tel critère en fonction des symboliques qu’ils y attachent et
n’est pas un nom de catégorie, mais bien un nom au niveau de leurs systèmes de croyance : ici, le rapport conflictuel avec
basic-object, appliqué à plusieurs espèces au lieu d’une seule. l’être humain dans la cosmogonie zoroastrienne.
Arnaud Zucker recense chez Aristote une trentaine de termes Ce même rapport à l’homme, tel qu’ordonné par le moment
de ce type, comme ἀετός qui désigne tout à la fois l’aigle, de la Chute, organise aussi des catégories dans l’Occident
l’aigle marin et le squale, établissant de facto une corrélation chrétien : depuis saint Augustin, une rupture anthropocen-
entre ces trois espèces (Zucker comm. pers.). trique fondamentale sépare pecus et bestia, comme l’a montré
De tels zoonymes pluriels sont fréquemment mobilisés pour Pierre-Olivier Dittmar (2012). La distinction binaire s’y double
désigner les éléments du monde marin : en français, « lion de d’un critère d’identification majeur : le régime alimentaire.
mer » ou « loup de mer » font appel à des analogies dont la Si les animaux domestiques, pacifiques, ont conservé l’état
de végétarisme qui avait cours pour tous au Paradis terrestre, égyptiennes rangées d’après les classificateurs principaux qui
les bestiae se caractérisent, elles, suite à leur rébellion contre leur sont associés, séries lexicales connues dans l’ensemble du
l’homme, par un régime carnivore, qui structure aussi, pour monde mésopotamien (cf. Chalendar [sous presse]), struc-
la société, un réseau de symboles et d’interdits. Dans les pro- tures livresques arborescentes et encyclopédiques qui tentent
ductions médiévales de langue arabe, ce même critère peut d’aborder tout ou partie de la faune, réelle ou fantasmée.
acquérir moins d’importance selon les auteurs : c’est une autre Dans les textes égyptiens tardifs mentionnant la création
logique, « élémentaire » et « humorale », qui sous-tend les caté- par le démiurge des différentes créatures destinées à peupler le
gories zoologiques telles qu’elles sont décrites par Aḥmad b. monde, le processus implique le plus souvent l’apparition des
Abī al-Ašʿaṯ au Xe siècle (Lamouchi-Chebbi comm. pers.). divinités dans un premier temps, suivies des êtres humains, de
Un dernier exemple pourrait nous être fourni par l’encyclo- la faune et de la flore (Vernus & Yoyotte 2005 ; Meeks 2012).
pédie latine du XIIIe siècle composée par Barthélemy l’Anglais Surtout, le règne animal se découpe en plusieurs strates suc-
(Bartholomeus Anglicus [1247]). Extrêmement répandu et cessives. Viennent ainsi en première place les quadrupèdes,
diffusé par de nombreux manuscrits, le texte, qui entend faire qui accompagnent les humains au quotidien dans les activités
le tour de la Création de façon ordonnée, consacre aux espèces les plus essentielles : agriculture et élevage (bovins, caprinés),
animales différentes sections au sein de son économie : le livre XII chasse et artisanat (bovidés sauvages), compagnie quotidienne
est dévolu aux créatures qui volent (majoritairement des oiseaux (chiens, chats, singes et autres). En seconde place interviennent
mais aussi plusieurs insectes et la chauve-souris) et le livre XVIII les oiseaux, souvent mis en regard des poissons, parfois les
est occupé par les créatures terrestres (quadrupèdes, reptiles, précédant, parfois apparaissant en même temps.
insectes non ailés notamment).La catégorie des « insectes » se D’autres catégories de textes qui paraissent peut-être moins
trouve alors divisée dans deux espaces textuels distincts, selon explicitement fournir un discours zoologique sont exploitables
la présence ou l’absence de parties ailées. Néanmoins, il ne fau- à cet égard : « listes d’offrandes » des tombes et des temples
drait pas considérer trop vite que la mouche ou la cigale sont censés approvisionner le défunt en toutes choses bonnes et
pour autant des oiseaux au Moyen Âge. Comme le remarque utiles à sa régénération et son existence dans l’au-delà (Thuault
Baudouin Van den Abeele, l’utilisation du doublet « aves et 2017), ou encore listes à caractère plus pratique – divinatoire,
volatilia » pourrait indiquer cette conscience de Barthélemy oniromancien, thérapeutique, pharmaceutique… Tout type
à rassembler textuellement, pour « l’organisation générale de d’énumération construite de manière ni purement aléatoire
son exposé », deux catégories bien distinguées dans la pensée ni sur un critère strictement neutre (ordre alphabétique) est
médiévale (Van den Abeele 2005). Les deux livres consacrent par susceptible de procurer des informations sur les catégories.
exemple un chapitre à l’abeille, qui se retrouve ainsi dédoublée Les listes cunéiformes ont été particulièrement sollicitées du
pour appartenir à deux catégories qui semblaient, lexicalement point de vue de leur structure discursive : on observe ainsi des
et discursivement, distinctes. La traduction française effectuée regroupements d’animaux récurrents entre la liste šummaālu,
par Jean Corbechon en 1372 propose un témoignage intéressant la liste ḪAR-ra (ḫubullu) et d’autres, tels : serpents/scorpions,
de la réception de ce choix catégoriel (Ribémont 1999, 2002). lézards/mangoustes/souris, ovins/bovins/équins (Beaulieu
Si l’apis du livre XII est décrite comme « née sans pieds », fidè- 2000). Le croisement de plusieurs de ces sources permet à
lement à une logique étymologique de description du monde Vérène Chalendar de reconnaître d’autres groupements, dont
(apes), au livre XVIII sur les bêtes, le chapitre s’ouvre quant une catégorie rassemblant lion, loup, chien et renard (que l’on
à lui sur ces considérations : « […] la mouche a miel est une pourrait subsumer sous le terme de Fauve vu ses connotations
beste qui a moult de piez et est petite de corps entre les autres négatives), apparaissant tout autant dans la liste lexicale ḪAR-ra
bestes […] ». L’étymologie est donc habilement déclinée, voire (ḫubullu) et dans plusieurs prescriptions médicales combinant
retournée, pour servir la cohérence d’une classification qui est, des matières animales issues de ces espèces (Chalendar 2019).
on le comprend, avant tout stratégie d’économie de l’ouvrage. De même, les encyclopédies médiévales ne traitent pas toutes
Le hiatus est d’ailleurs explicité par l’auteur dans la suite de des mêmes espèces dans le même ordre et avec la même organi-
l’extrait : « […] et est comptee entre les oyseauls qui volent et sation (Van den Abeele comm. pers.). Si les créatures aquatiques
entre les beste qui vont a leur pié […] ». Par ce jeu de balan- sont généralement rassemblées au sein de la même section,
cement et l’explicitation du critère de la locomotion et, plus comme c’est le cas chez Vincent de Beauvais (1624), Barthélemy
implicitement, du biotope, l’auteur montre son intérêt, discret l’Anglais (Bartolomeus Anglicus [1247]) ou Brunetto Latini
mais révélateur, pour des critères morphologiques justifiant un (Carmody 1948), Thomas de Cantimpré choisit en revanche,
choix catégoriel, même si ce dernier ne va pas sans paradoxe dans son De natura rerum, de scinder cette même matière en
ou fluctuations volontaires. deux livres distincts : De monstris marinis et De piscibus (Avenel
2017). L’existence d’une section consacrée uniquement aux
Ordre d’énumération des espèces au sein du discours serpents et autres bêtes rampantes dans ces catalogues est aussi
Comme ce dernier exemple le montrait déjà, l’ordonnancement sujette à variation en fonction des auteurs et des époques. Si un
même du discours et sa mise en forme dans des stratégies de livre « de reptilibus » est absent du De proprietatibus rerum de
liste, de répartition en chapitres et de divisions textuelles four- Barthélemy l’Anglais, c’est bien parce qu’il n’organise pas son
nissent de précieux indices pour comprendre les répartitions de texte selon le même système que ses confrères : en associant les
la faune chez les sociétés anciennes. Le souci de classification groupes de la faune à un élément (air/oiseaux, eau/poisson, terre/
peut ainsi apparaître au sein de listes d’entités : Onomastica animaux terrestres), il fait donc disparaître, superficiellement,
le groupe des reptiles, qui n’est plus une division livresque mais On connaît toute l’importance que la méthode éty-
se fond ici avec les bestiae. De même, lorsqu’elle est imprimée mologique a pu avoir à l’époque médiévale pour révéler
à Strasbourg en 1533 par Jean Schott, la Physica de Hildegarde la réalité des êtres et des choses, en même temps qu’elle
de Bingen (Hildebrandt & Gloning 2010) perd son livre sur les a pu fournir un appui pédagogique et mnémotechnique
reptiles, attesté pourtant dans les manuscrits : les espèces qui s’y de premier ordre, parfois radicalisé ou détourné par le
trouvaient sont basculées dans le livre précédent, consacré aux Moyen Âge lui-même. Les animaux et leurs noms ne font
animaux terrestres. Changement de paradigme ? Réinterprétation pas exception : Isidore de Séville, dans le livre XII de ses
du « découpage zoologique » proposé par la Genèse ? Nouvelles célèbres Étymologies (André 2012), texte charnière qui sys-
logiques d’organisation et de consultation de l’information tématise cette méthode épistémologique, propose autant
zoologique ? Degré supérieur d’hyperonymie qui permet aux de logiques associatives pour distinguer les catégories ani-
animantium terrae d’intégrer les rampants ? Ce groupe des ter- males. Ainsi, les bêtes de sommes (iumenta) tirent-elles leur
restres a bien, après tout, un sens suffisamment étendu pour nom de l’aide qu’elles apportent à l’homme (iuuent) et le
accueillir aussi les espèces reptiliennes. groupe des ovins se détermine-t-il par le rituel antique du
Les divers indices lexicaux, graphémiques et scripturaux sacrifice (ouis ab oblatione dictum). Le système permet ainsi
étudiés jusqu’ici, s’ils sont souvent privilégiés dans une optique à l’auteur tardoantique de dresser un cadre de catégorisa-
lexicographique, ne sont cependant pas seuls à la disposition tion, englobant souvent les phénomènes de métonymie et
de l’historien, et d’autres éléments doivent être mis en exergue. d’hyponymie : si les serpents (serpentes, de serpere, « ramper »)
appartiennent aux reptilia, ce dernier terme englobe aussi
Indices lexicaux indirects d’autres espèces, non apodes, tels les lézards et les geckos,
Sous le terme d’« indices lexicaux indirects », nous proposons qui, eux, ne sont pas des serpents. Toutefois, le système se
d’inclure tout ce qui, dans les sources textuelles, pointe vers complique : Isidore applique également ce dernier terme aux
une catégorisation sous-jacente, implicite (covert), sans qu’elle créatures aquatiques qui nagent, du fait d’une similitude
soit nécessairement présente dans les zoonymes eux-mêmes du mouvement : « […] serpentes autem reptilia sunt, quia
ou dans le discours conscient dont ils font l’objet. Il nous uentre et pectore reptant […] ». En somme, chez Isidore de
semble pouvoir y compter : Séville, par le recours à l’étymologie et la méthode d’éluci-
– l’étymologie, originelle ou apocryphe, attribuée à un zoonyme ; dation du réel qu’elle propose, le terme de reptilia en vient
– proche de la précédente mais plus pertinent dans les langues à désigner autant les créatures aquatiques que les lézards
sémitiques, le schème de dérivation nominale ayant présidé à pourvus de pattes et les serpents.
la formation du zoonyme ;
– l’ensemble des autres lexèmes qui peuvent être adjoints à Identité du schème de dérivation nominale
un zoonyme, en particulier la dénomination consacrée pour Les langues fonctionnant sur un système de dérivation lexicale à
désigner le groupe formé par certains animaux, leur progéni- partir d’une racine et d’un schème vocalique – au premier chef
ture ou des parties de leur corps ; nous engloberons ici tous desquelles les langues sémitiques – se prêtent particulièrement
ces termes sous le nom de « lexique périphérique » ; à une enquête sémantique et lexicographique sur les points
– le regroupement conscient ou inconscient de taxons animaux communs pouvant unir les représentants de tel ou tel schème
en fonction de leurs connotations, en particulier la possibilité de de dérivation. Ce type d’indices est bien sûr à considérer avec
les substituer l’un à l’autre au sein de « métaphores topiques »6 ; prudence, en particulier dans la mesure où il peut refléter des
– la corrélation entre l’usage d’un zoonyme et un contexte considérations qui ne sont pas à proprement parler classifi-
d’énonciation particulier, laissant supposer un usage différencié catoires, ou, du moins, qui peuvent être moins le fait d’une
par rapport à un terme proche. catégorisation permanente que de rapprochements ponctuels,
dus au contexte, à un calembour, à un enjeu poétique (Guil-
Étymologie réelle ou apocryphe laume de Vaulx comm. pers.) ; ceux-ci demeurent néanmoins
L’origine d’un zoonyme, qu’elle soit bien attestée ou simple dignes d’intérêt et font partie intégrante de l’enquête sur les
étymologie populaire, demeure significative en ce qu’elle trahit catégories animales.
des logiques cognitives qui, au moins au sein de la culture Récemment, Bernard Mathieu a pu mettre en lumière un
considérée et chez un groupe sociolinguistique si restreint fût- schème de formation de noms qui désignent pour l’essentiel
il, sont considérées comme un rapprochement pertinent. À ce des espèces animales, par duplication de la troisième consonne
titre, elle donne à voir une catégorie d’usage plus ou moins (forme ABCC). Parmi eux, on trouve tout autant un lexème
répandue, mais dont l’existence ne peut pas être niée, même ȝbnn qui peut désigner alternativement une espèce d’oiseau ou
si la question du degré de conscientisation de cette étymologie de poisson en fonction du classificateur associé, wnšš dérivé de
lors du discours courant doit être soulevée. wnš (chacal), ḥdqq.w (rats, littéralement « petits mordeurs »),
ou encore pngg (grenouille) et nombre d’autres attestations
6. Nous employons ce terme, qui peut sembler oxymorique, dans le sens d’une (Mathieu 2004). Au vu de réduplications similaires en arabe,
métaphore tellement lexicalisée qu’elle devient un topos, banale dans la langue et en examinant les points communs à toutes les occurrences,
considérée. Le terme est proposé par Vincent Nyckees : « […] un très grand
nombre d’énoncés métaphoriques exploitent des modèles préexistants, fournis
le schème possède clairement une valeur de diminutif péjo-
par la langue ou par les discours circulant dans la communauté linguistique, ce ratif (Mathieu 2004: 387), circonscrivant une catégorie non
que nous appelons la topique discursive. » (Nyckees 2000). nommée d’espèces animales de petite taille et méprisées.
Lexique périphérique : dénomination des troupeaux, des petits, Interchangeabilité au sein de « métaphores topiques »
des parties du corps Les métaphores, surtout celles qui sont devenues si habituelles
Les connotations portées par les termes désignant les groupes qu’elles ont été lexicalisées et sont devenues un topos (méta-
d’animaux, leur progéniture ou les parties de leur corps, phores topiques), emblématisent bien les connotations qui
peuvent trahir des catégories infra-discursives très évocatrices. entourent tel ou tel taxon animal, et peuvent ainsi dessiner les
Ainsi, le français contraste fortement les animaux qui forment contours de regroupements inconscients. Bien évidemment,
des « troupeaux » de ceux qui forment des « meutes », et si le problème pour exploiter de telles figures littéraires dans
les taxons associables à l’un et l’autre ne regroupent pas de un but historique est celui de la potentielle visée poétique
catégorie précise, à l’exception peut-être de celle des Fauves, ou politique de certaines de ces catégories : si, dans les fables,
il est très clair que le premier terme ne recouvre que des her- certains animaux en viennent à symboliser un comportement
bivores inoffensifs tandis que le second dénote exclusivement par leur éthologie particulière, l’association de deux animaux
des carnivores dangereux pour l’homme, y compris dans ses peut paraître contre-intuitive face à leur catégorisation habi-
usages métaphoriques. tuelle (Guillaume de Vaulx comm. pers.).
Il en va de même pour les dénominations de petits d’ani- Il n’est donc peut-être pas nécessaire de surinterpréter les
maux. En anglais, calf désigne à l’origine le veau, mais c’est implications classificatoires de certaines kunya (teknonymes7) en
probablement la conceptualisation du bovin comme prototype langue arabe : ainsi le surnom abū-l-ʿabbās, (le père renfrogné)
de l’ensemble de la large catégorie Mammifère herbivore qui serait attribué autant au lion qu’à l’éléphant selon al-Damîrî
conduit à en étendre l’usage jusqu’à l’hippopotame ou à la (1937: m. 1405). En revanche, le fait que le coq puisse être
girafe, usage attesté aussi en allemand (Giraffenkalb ; Katharina nommé abū Sulaymān semble bien mettre en lumière une asso-
Kolb comm. pers.). Quant à l’égyptien hiéroglyphique, le terme ciation directe avec la huppe (al-hudhud) qui, dans la tradition
ṯȝ/ṯȝwy qui y désigne originellement le « poussin » et est écrit coranique, apporte à Salomon des nouvelles du royaume de
par l’idéogramme correspondant finit au Nouvel Empire Saba. Jacqueline Sublet suggère : « est-ce parce qu’il est un oiseau
par désigner non plus seulement les jeunes des oiseaux, mais qui annonce le jour, et par extension, des nouvelles, que le coq
également ceux du chacal, de la gazelle ou encore du croco- est identifié à une relation avec Salomon ? » (Sublet 2004), mais
dile. Pour d’autres termes, l’usage se restreint au contraire au ce rapprochement pourrait aussi être justifié par le caractère
fil du temps. C’est le cas du latin pullus, adjectif signifiant flamboyant du plumage de la huppe et, précisément, sa huppe
« petit » qui se substantive pour désigner le « petit d’animal » orangée qui ferait écho à la crête du coq. Quoi qu’il en soit, le
de manière générale, et qui finit par se cantonner en français fait que ces animaux puissent, au moins ponctuellement, être
moderne à la désignation du « poulain » (Lacau 1951). De placés dans une même catégorie semble patent.
même, issu du latin classique fetus, le mot « faon » désigne, en
ancien et moyen français, le petit d’un animal quel qu’il soit Contexte d’usage des zoonymes
– quadrupèdes ou oiseaux –, avant de se spécialiser dans la Comme Vérène Chalendar (sous presse) le remarque, et comme
désignation de la progéniture des cervidés. Ce type de termes Arnaud Zucker (2005b) a pu le démontrer, il faut ici prendre
se révèle donc riche de perspectives pour mettre au jour des conscience de l’enjeu porté par la nature et le contexte de la
catégorisations implicites ou, au contraire, évidentes, et leurs source, ses stratégies sociopolitiques, esthétiques ou idéolo-
éventuelles évolutions diachroniques. giques propres.
Les noms de groupes d’animaux ou de leur progéniture ne Il importe en effet de ne pas superposer trop aisément les
sont peut-être pas les seuls à examiner dans le cadre d’une catégories affichées dans les sources qui sont les nôtres et les
discussion du « lexique périphérique » : on peut également logiques d’organisation du vivant aux époques anciennes : traces
soulever la question de la dénomination des parties du corps et outils de stratégies textuelles diverses, elles demeurent des
animal. Si celles-ci sont parfois tout simplement calquées sur objets conjoncturels, pratiques et « orientés » qu’il faut interroger
l’homme, des termes spécifiques tels que le français « serre » en contexte et par la comparaison. Ici, l’exploitation de catégo-
ou « crin » ou l’anglais paw, en tant qu’ils sont applicables à ries créées presque « sur le vif » invite à observer l’arsenal péda-
certains taxons seulement, pourraient être révélateurs de caté- gogique et didactique déployé par certains auteurs. Catégories
gories covert. Ils doivent certes être maniés avec précaution par spécialisées, empiriques ou « artificielles » existent donc aussi
l’historien, car d’autres logiques que celle de la classification et il faut se garder d’en généraliser l’usage à toute une société
peuvent présider à leur utilisation ; néanmoins, même lorsqu’ils pour mieux en mesurer l’utilité directe et l’exploitation habile.
n’expriment pas un rapprochement explicite sous l’angle de Si les espèces sont les mêmes, de nouvelles dynamiques de clas-
la catégorisation morphologique, ils peuvent être révélateurs sement se dessinent, censées répondre à des finalités différentes
du statut prototypique, au sein d’une classe plus ou moins ou des traditions et des sources autres, appelant un déploiement
étendue, de telle ou telle espèce choisie comme parangon et nouveau des frontières catégorielles. En bref, le manuel de dié-
dont les désignations des parties anatomiques sont plaquées sur tétique n’organisera pas son discours ichtyologique de la même
les autres animaux de la même catégorie. C’est probablement manière que le traité de pêche ou que le manuel de biologie
ainsi qu’il faut interpréter la propension égyptienne à désigner animale. On peut se rappeler que Hildegarde de Bingen, dans
certaines parties du corps humain par référence à l’anatomie 7. Appellation originellement fondée sur la parenté dans l’onomastique arabe,
des bovins (Thuault comm. pers.), en sus de plusieurs strates en particulier « père/mère de », « fils/fille de », mais servant aussi, par extension,
de signification métaphoriques et symboliques. à désigner de manière synecdotique un être animé ou inanimé.
Fig. 2. — Paléographie du signe L1 (catégorie des insectes ḫprr d’après Murray 1905: pl. XI).
d’occurrences d’un poisson prototypique n’appartenant à distinction consciente ou inconsciente entre les différentes
aucune espèce précise, mais associant les caractéristiques espèces aviaires, reflétant sommairement trois catégories.
principales de sa classe : le signe K5. Il s’agirait de haut en bas des Oiseaux célestes (ceux dont
De même, Dimitri Meeks rappelle à l’égard du signe L2 l’aptitude au vol est particulièrement valorisée, aussi bien du
qu’il correspond bien plutôt à une catégorie Insecte volant jaune point de vue de l’altitude que de la distance), des Oiseaux de
et noir à dard qu’à la seule abeille (cette particularité avait déjà surface (aptes au vol à longue distance et en haute altitude
été notée de longue date, par exemple par Davies [1958]) : mais dont la majeure partie de l’alimentation se trouve dans
les étendues d’eau, à basse profondeur) et des Oiseaux ter-
« Il s’agit à l’évidence d’un hybride qui amalgame des restres (majoritairement représentés par les échassiers, figurés
éléments disparates […] Ainsi, de façon systématique, plus volontiers marchant que volant) (Thuault 2017 ; Fig. 3).
est-il représenté avec une seule paire d’ailes, alors que les Il semble en aller de même, bien que les représentations
hyménoptères en ont deux. Les exemples en couleurs du animales y soient limitées, au sein du « catalogue descriptif,
signe ont les caractéristiques d’une guêpe ou mieux d’un sans ‘mise en scène’ écologique ou fonctionnelle » de taxons
frelon […] On notera […] un exemple où l’insecte, au animaux et végétaux exotiques dans le « Jardin botanique » de
lieu d’être pourvu de mandibules […] présente une sorte Thoutmosis III à Karnak (Beaux 1990): certaines espèces y
de trompe qui l’apparente plus à certains diptères comme sont clairement disposées côte à côte volontairement afin de
les mouches. » (Meeks 2010) mettre en regard des animaux jugés similaires, tels les divers
« passériformes » des parois est et ouest.
On pourrait multiplier les exemples : cet auteur pense déce-
ler la même logique à l’œuvre pour le signe L1 et le vocable Interchangeabilité dans l’iconographie
ḫprr, qui pourrait englober non seulement les coléoptères, Une variante de cette proximité affichée entre plusieurs espèces
mais également les arachnides, et expliquer ainsi le nombre animales fréquemment associées ou présentées de concert
fluctuant de pattes attribuées à sa figuration : « le scarabée dans un contexte descriptif plutôt que narratif, concernera
sacré proprement dit n’est qu’un prototype, l’indicateur d’une leur interchangeabilité dans l’iconographie. Le fait que, sur
classe comprenant une grande variété d’insectes » (Meeks un même support ou pour une même fonction, tel animal
2010: 287), comme semble l’indiquer la plasticité du signe puisse impunément se trouver remplacé par telle espèce et
et de sa paléographie (Fig. 2). non par telle autre, pourra éventuellement indiquer une forme
d’adéquation entre ces deux taxons alors compris comme deux
Présentation conjointe dans l’iconographie manifestations d’une même catégorie. Il en va normalement
Analogue au regroupement au sein du discours examiné ainsi des objets de niveau subordonné, en particulier les sous-
plus haut, le rassemblement de plusieurs espèces au sein de espèces ou races, dont la substitution l’une à l’autre ne prête
l’iconographie peut trahir l’appartenance à une catégorie pas à conséquence. Mais il peut également concerner deux
cognitive commune. Il sera d’autant plus parlant dans un catégories du niveau basic-level (i.e., deux espèces), considérées
contexte dépourvu de toute intention narrative et s’apparen- comme des variantes d’une même catégorie superordonnée.
tant à une pure présentation de théories d’animaux, où leur Pour l’Égypte, la paléographie (en particulier les éventails de
association comme un artifice de composition et non comme déterminatifs que peut assumer un même mot, et surtout
reflet d’interactions réelles apparaîtra plus sensible. pour les concepts abstraits associés métaphoriquement à tel
À cet égard, l’une des parois du mastaba de Ptahhotep II, ou tel animal) se révèle à nouveau extrêmement informative.
à Saqqâra, apparaît particulièrement éclairante. On constate Cet indice paraît d’autre part particulièrement exploitable
en effet, à travers la composition en registres, une forme de dans le cas de sociétés sans textes, dans lesquelles la produc-
Fig. 3. — Tripartition iconographique des différentes catégories d’oiseaux (d’après Murray 1905, détail).
Enfin, Riccardo Andreozzi (comm. pers.) examine plusieurs pour lui-même dans une optique purement « scientifique », il
méthodes d’étude lexicographique à même de démêler le est au contraire éminemment liturgique et exégétique, tandis
« nœud de serpents » formé par la multitude de termes en que d’autres contextes discursifs peuvent se montrer plus
égyptien hiéroglyphique s’appliquant à des reptiles et recevant sensibles à des traditions intellectuelles émanant des mondes
les déterminatifs I1 ou I15. Mal cernés, certains ont grec ou indien.
été pris pour des hyperonymes génériques ; pourtant, une
étude statistique de la variabilité des déterminatifs qui peuvent L’appréhension des catégories animales dans les sociétés
leur être appliqués, de leur ordre d’apparition dans des listes sans écriture : une gageure ?
lexicales, ainsi que du genre textuel dans lequel ils sont men- Nous avons proposé supra quelques réflexions sur la façon
tionnés, lui permet de circonscrire des significations plus d’exploiter les restes archéozoologiques et les manifestations
précises et de proposer une nouvelle lecture des catégories graphiques pour entrevoir des systèmes de classement mis en
reptiliennes en Égypte ancienne. Par son intérêt pour le pratique, et pas seulement élaborés dans des discours réflexifs
contexte discursif dans lequel apparaissent ces termes et les ou savants, jusque chez les sociétés sans textes. Cette question
enjeux littéraires qu’ils peuvent dévoiler, cette étude offre une fait l’objet d’une quatrième section, certes réduite.
ouverture parfaite sur la section suivante. C’est ce défi que tente de relever Clément Birouste (sous
presse) à travers un réexamen de l’imagerie animalière du
Des animaux en contexte : catégorisations fluctuantes, Magdalénien Moyen, en regard des représentations humaines
licences poétiques et agendas politiques et des pratiques impliquant les ossements humains et non-
Les contributions de la troisième section se proposent d’en- humains. Il conclut de ce faisceau d’indices que si l’échelle
quêter sur l’éventuelle plasticité des catégories appliquées à de l’espèce semble pertinente pour le producteur d’images
une même espèce, ainsi que l’éventuelle hétérogénéité des magdalénien, il est peut-être plus révélateur qu’il traite les
classifications en vigueur dans une même société, en fonction animaux dépeints comme autant d’individus différents. Même
du groupe social sollicité ou du contexte considéré. Particu- si de telles reconstitutions ne peuvent rester que spéculatives,
lièrement observable dans des documents appartenant à des à cause de l’immense éloignement chronologique qui nous
genres littéraires ou à des pratiques bien distincts, il s’agit là, sépare de ces populations, ces témoignages laissent présager
à notre sens, d’un élément décisif pour dépasser la longue l’existence de catégories animales infra-spécifiques : genrées,
controverse, désormais partiellement délaissée, opposant comportementales, saisonnières.
« classifications intellectualistes » et « classifications utilitaires » L’article d’Alizée Legendart (comm. pers.) rappelle lui
(Zent 2009: 27). aussi comment l’appréhension de l’environnement par les
Ces questions de plasticité des catégories et de leur hétérogé- individus contribue à distinguer la faune selon la proximité
néité sont soulignées dans une approche ethnobiologique par qu’elle entretient avec les sociétés.Une mutation de l’attitude
Arnaud Zucker (comm. pers.). Il en démontre l’importance à l’égard du monde animal est sensible dans l’art minoen et
pour la lecture des textes anciens, notamment la littérature transforme progressivement les modalités de catégorisation :
grecque, nourrie d’un regard comparatiste vers la classifica- on observe ainsi comment, en diachronie, l’omniprésence
tion linnéenne. Il nuance ainsi l’apparente opposition entre du bétail va peu à peu laisser la place à une plus grande pré-
connaissances empiriques et cultures livresques, folk taxono- sence des animaux sauvages, ou encore étrangers au milieu
mies et savoirs scientifiques, contestant l’idée d’une dimension de production. Les objets d’art se font ici les témoins d’un
préscientifique des savoirs anciens. Ce faisant, il interroge la enrichissement continu des catégories animales : bétail com-
validité des « formalisations artificielles » que l’histoire des mensal, prédateurs, espèces exotiques et hybrides apparaissent
sciences zoologiques a fait subir à ces savoirs, en mettant comme autant de « modes » iconographiques tout au long de
en avant leur caractère éminemment « bricolé » (espèces aux la civilisation crétoise.
frontières de deux classes, chevauchements entre catégories)
qui défie toute reconstruction fixiste. Dynamiques de transmission et de transformation :
La confrontation de sources archéozoologiques et de comp- les savoirs zoologiques en diachronie
tabilités issues de deux sites castraux poitevins du XVe siècle Enfin, une dernière section explore la contribution majeure
par Aurélia Borvon & Charles Viaut (comm. pers.) permet que, selon nous, une pratique de l’anthropologie historique
un dialogue interdisciplinaire fructueux sur la question des des catégories animales peut apporter : une occasion d’étudier,
catégories animales, mettant en lumière l’existence de logiques souvent sur le temps long et parfois finement, la mutation
classificatoires qui peuvent alternativement surdéterminer de ces systèmes de catégories. Cette problématique, mise de
ou sous-déterminer par rapport aux dénominations de la côté par les premiers travaux ethnobiologiques par néces-
biologie moderne. sité d’asseoir un cadre théorique préalable – et par excès de
Quant à Delphine Poinsot (comm. pers.), elle montre structuralisme – a émergé à la suite des critiques fondatrices
combien les conceptions animales de la Perse sassanide sont de Roy Ellen (2006) dans les années 1980. La distance chro-
tributaires de leur arrière-plan zoroastrien et s’intègrent à nologique, souvent faiblesse ou difficulté de l’historien, fait
un système de valeurs bien spécifique. Loin de constituer ici des sociétés du passé un laboratoire parfait pour étudier
un savoir zoologique indépendant, faisant abstraction des ces dynamiques, en particulier celles de la période médiévale
autres croyances et conceptions de cette société, ou réalisé qui souvent compilent, relisent et réinterprètent des œuvres
antérieures. La multiplicité des héritages aristotéliciens devrait pour son intérêt et sa confiance, ainsi qu’à l’ensemble des
faire l'objet du second volume des actes de ce colloque, auprès relecteurs qui ont fait bénéficier cette contribution et toutes
d'un éditeur différent. les autres dans ce volume de leurs commentaires et corrections.
Guillaume de Vaulx (comm. pers.) pense ainsi discerner la Nous remercions également Nathalie Beaux et Jean Trinquier
marque d’une rupture entre deux grands systèmes de catégo- pour leur contribution active à cette discussion et pour les
risation au long du Xe siècle, dont témoignerait l’épître 22 de références bibliographiques qu’ils nous ont aimablement com-
l’œuvre soufie Rasā’il iẖwān al-ṣafā’ : déclassé de la catégorie des muniquées. Nous sommes particulièrement reconnaissants à
« bestiaux » à laquelle il était originellement rattaché en tant Orly Goldwasser, Baudouin van den Abeele et Arnaud Zucker
que grand herbivore (par opposition aux fauves carnivores), pour leur participation en tant que keynote speakers au cours du
la position du rhinocéros dans la classification est un temps colloque, ainsi qu’à l’ensemble des contributeurs et des partici-
incertaine au moment où émerge une nouvelle polarisation pants.Ces échanges n’auraient pu se tenir sans la participation
de la faune, désormais anthropocentrée, entre domestiques financière de Sorbonne Université, des Écoles doctorales 22
et sauvages. et 433, de l’UMR 8167 du CNRS, du laboratoire SPHERE
Étudiant une œuvre issue d’un milieu intellectuel compa- de l’Université Paris Diderot et de la Humboldt-Universität
rable – celui de la production littéraire médiévale de langue de Berlin, ainsi que l’aimable mise à disposition des locaux
arabe – et pourtant traversé de logiques différentes, Ahmed du Centre de Recherches Égyptologiques de la Sorbonne par
Aarab (comm. pers.) se focalise quant à lui sur les héritages son directeur, Pierre Tallet.
perceptibles dans la classification animale du Kitāb al-ḥayawān
d’al-Ǧāḥiz̩ (IXe siècle), traversée tout à la fois d’influences
aristotéliciennes et des travaux des lexicographes arabes qui
l’ont précédé. Références
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Au travers de ce large panorama, le volume se propose donc de Aikhenvald A. Y. 2000. — Classifiers: a Typology of Noun Categori-
zation Devices. Oxford University Press, Oxford, 564 p.
fournir, sans viser à l’exhaustivité ni à l’universalité, autant de Allan K. 1977. — Classifiers. Language 53 (2): 285-311.
modalités d’appréhension pour comprendre ces classifications, André J. 2012. — Isidore de Séville, étymologies. Livre XII : Des
catégories et découpages que l’humain a tenté d’imposer sur la animaux. Les Belles Lettres, Paris, 312 p. (Coll. Auteurs latins
formidable diversité du monde animal. Résultats de lectures, du Moyen âge; 12).
de pratiques, de sources et de conceptions culturelles variées, Anonyme XIIe siècle. — The Aberdeen Bestiary. [University Library,
ces outils d’organisation du vivant se donnent donc à lire Aberdeen, cote ms. 24].
comme conjoncturels, mouvants, et apparaissent, dans bien Anonyme XIIIe siècle. — The Ashmole Bestiary. [Bodleian Library,
des cas, comme des constructions discursives particulières, Oxford, cote ms. Ashmole 1511].
Atran S. 1998. — Folk biology and the anthropology of sci-
à même de répondre, ou de s’adapter, aux agendas de leurs ence. Cognitive universals and cultural particulars. Behavio-
auteurs ou de leurs lectorats. Ils nous invitent par-là même à ral and Brain Sciences 21: 547-609. https://doi.org/10.1017/
dépasser les distinctions qui nous semblent souvent évidentes, S0140525X98001277
universelles et globalisantes, et notamment la grande division Avenel M.-A. 2017. — Les ‘monstres marins’ sont-ils des ‘poissons’ ?
entre sauvage et domestique : si cette distinction est présente Le livre VI du Liber de natura rerum de Thomas de Cantimpré,
in Draelants I. (éd.), Nature et morale : sources, et postérité
dans l’ensemble des sociétés post-néolithiques, elle n’est pas homilétique, des encyclopédies du XIIIe siècle. Rursus-Spicae
nécessairement de premier plan ni ne préside à l’ensemble de (11). https://doi.org/10.4000/rursus.1320
la classification, mais peut se faire latente pour révéler des cri- Bachelard G. 1934a. — La formation de l’esprit scientifique : con-
tères plus originaux, des catégories plus flexibles, des systèmes tribution à une psychanalyse de la connaissance. Vrin, Paris, 288 p.
non strictement hiérarchiques et verticalisés. En souhaitant Bachelard G. 1934b. — Le nouvel esprit scientifique. Félix Alcan,
Paris, 135 p.
privilégier une approche multidisciplinaire et méthodologique, Baratay É. 2012. — Le point de vue animal : une autre version de
c’est autant la richesse de ces catégorisations que nous avons l’histoire. Seuil, Paris, 400 p. (Coll. L’Univers historique).
voulu tenter d’approcher que la grande difficulté de leur mise Baratay É. & Mayaud J.-L. 1997. — L’histoire de l’animal. Bib-
au jour, impossible, on le comprend donc, sans inscrire tous liographie. Cahiers d’histoire 42 (3-4): 444-480.
ces indices dans leur contexte d’inspiration, de production, Bartholomeus Anglicus [1247]. — Liber de proprietatibus rerum.
Beaulieu P.-A. 2000. — Les animaux dans la divination en Méso-
de réception et de mise en œuvre. potamie, in Parayre D. (éd.), Les animaux et les hommes dans
le monde syro-mésopotamien aux époques historiques. Topoi.
Orient-Occident Suppl. 2: 351-365.
Remerciements Beauvais V. de 1624. — Vincentii Burgundi, ex ordine Praedica-
Les auteurs tiennent à adresser leurs remerciements les plus vifs torum venerabilis episcopi Bellovacensis, Speculum Quadruplex,
Naturale, Doctrinale, Morale, Historiale [...] Vol. 1, in Benedic-
à la direction de publication d’Anthropozoologica pour avoir tini collegii Vedastini (éd.), Bibliotheca Mundi. Balthazar
accepté d’accueillir les actes de ce colloque dans les pages de Bellère, Douai. http://sourcencyme.irht.cnrs.fr/encyclopedie/
cette revue séminale, et particulièrement à Joséphine Lesur voir/133, dernière consultation : 25/03/2020.
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