Critiquesduconsumrisme JDM2011
Critiquesduconsumrisme JDM2011
Critiquesduconsumrisme JDM2011
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Jean De Munck
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Jean De Munck
Il est difficile d’ignorer la place qu’a prise, désormais, la consommation dans l’usage
ordinaire de la notion de « prospérité ». L’Europe de l’Ouest et les États-Unis furent les
premières sociétés historiques à instaurer une forme de « consumérisme réel ». Ce modèle se
répand désormais sur la totalité du globe de sorte qu’on peut aujourd’hui parler – pour la
première fois dans l’histoire de l’humanité – d’un « global consumerism » (Bauman, 2008).
La promesse d’une extension de la consommation est le plus puissant moteur de l’adhésion
des masses à la « religion de la croissance » et aux efforts très exigeants qu’impose à bien des
pays la conversion au capitalisme. Le taux de la consommation des ménages constitue une des
mesures les plus utilisées pour évaluer le niveau de développement économique d’un pays.
Bref, aux quatre coins de la planète, la prospérité économique est, le plus souvent, confondue
avec le consumérisme. Cela justifie que, dans une approche globale de la prospérité, un
moment soit réservé au phénomène spécifique du consumérisme. Il faut poser la question :
What is wrong, if anything, with consumerism?
Disons tout de suite que la réponse à cette question reste inconcevable dans l’économie
néoclassique puisque celle-ci ne connaît que des préférences privées, supposées exogènes au
système des échanges. Impossible de critiquer un mode de consommation réduit aux « goûts »
de consommateurs effectuant des choix privés arbitraires. En revanche, du point de vue
sociologique que j’adopterai ici, il est possible de concevoir le consumérisme comme une
forme de vie collectivement produite et reproduite. Cette forme de vie est structurée par des
normes, pas seulement par des préférences. Si on pose le problème de cette façon, une critique
du consumérisme devient possible.
Ma première intention dans ce texte est de montrer que la critique du consumérisme peut être
menée selon trois lignes argumentatives. La critique peut s’appuyer sur l’idée de justice : la
consommation de masse reproduit des inégalités. Mais alors, la critique reste faible : elle porte
moins sur le consumérisme que sur la distribution de la consommation. Selon une deuxième
ligne, la critique prend une forme culturelle. Elle porte sur la qualité de la vie et suppose donc
une idée du bien (pas seulement du juste, comme la première ligne). Enfin, la critique prend
une forme économique quand elle porte sur les quantités consommées, prises sous l’angle de
leurs effets écologiques.
Ma deuxième intention est de mettre l’accent sur la deuxième de ces trois lignes critiques car
elle est de loin la plus problématique sur le plan normatif. Elle suppose la promotion d’une
idée de la « vie bonne », comme disent les philosophes. C’est cela que s’interdit, en principe,
une société libérale. Cependant, le consumérisme constitue lui-même une culture de la « vie
bonne ». Sous couvert d’un pur respect des choix individuels, il instaure des normes d’autant
moins choisies qu’elles ne sont pas délibérées. Du point de vue qui nous occupe ici, la
question centrale est celle de savoir d’où peut venir le standard normatif de la critique du
consumérisme. Sans répondre définitivement à cette question difficile, je voudrais suggérer
qu’on peut en tout cas repérer des tensions normatives internes au consumérisme qui
témoignent du fait qu’il ne représente qu’une version très appauvrie de la liberté positive.
Présentation de l’auteur. (CriDIS, Iacchos, UCL).
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publié dans Isabelle Cassiers et alii, Redéfinir la prospérité. Jalons pour un débat public, Paris : éd. de l’Aube,
2011, pp. 101-126.
Ma troisième intention est de souligner qu’une vraie et dense critique de la prospérité doit
intégrer – et non pas dissocier – les trois registres normatifs ainsi repérés. La combinaison
entre ces trois registres normatifs est loin d’être, politiquement et conceptuellement, acquise.
On peut comprendre l’intérêt à éviter cette combinaison et à chercher à « réduire la critique »
à une seule ou deux dimensions. Mais sans cette combinaison d’au moins trois registres
normatifs, la critique de la prospérité risque de tourner court ! L’exemple de la critique du
consumérisme m’amène donc à plaider pour une critique complexe de la prospérité fondée sur
l’articulation équilibrée des trois registres.
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publié dans Isabelle Cassiers et alii, Redéfinir la prospérité. Jalons pour un débat public, Paris : éd. de l’Aube,
2011, pp. 101-126.
Même si elle peut aller jusqu’aux pratiques concrètes de consommation, cette première
problématique critique peut être compatible avec des formes de productivisme et de
consumérisme extrêmes et déboucher sur des recommandations en faveur de plus de
consommation là où les inégalités sont les plus criantes. La critique égalitarienne du
capitalisme ne se transforme en une critique du consumérisme qu’en mobilisant deux autres
lignes critiques, qui ne reposent pas quant à elles sur l’exigence d’égalité.
2. La deuxième ligne de critique du capitalisme est culturelle. Dans ce cas, il s’agit de mettre
en question le mode de vie nouveau offert aux masses par le développement de la croissance.
Ce ne sont pas des considérations d’égalité qui sont alors mobilisées, mais des considérations
portant sur la vie « bonne et belle ». Elles peuvent s’exprimer par le concept de « qualité de la
vie » (utilisé par exemple par Nussbaum et Sen, 1993). Le doute est porté sur la nature
désirable de la « forme de vie » produite et reproduite par le développement du capitalisme.
La question du mode de vie ne date pas du XXe siècle. Dès le XIXème siècle, elle a surtout
pris deux formes très puissantes : l’une, conservatrice et restauratrice, vivait comme un
désastre la destruction des modes de vie, fondamentalement ruraux et religieux, par la ville
industrielle en pleine expansion ; l’autre, progressiste, était portée par les artistes et les avant-
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publié dans Isabelle Cassiers et alii, Redéfinir la prospérité. Jalons pour un débat public, Paris : éd. de l’Aube,
2011, pp. 101-126.
gardes modernistes qui cherchaient tout à la fois à se détacher des valeurs conservatrices et
conformistes des anciennes élites aristocratiques et, simultanément, conspuaient la
bourgeoisie « vulgaire » et « philistine » qui avait pris les commandes de la société. Ces
critiques touchaient peu le monde populaire. Cependant, on observe l’émergence d’utopies
socialistes qui ont pris à bras le corps cette question d’un mode de vie critique, comme le
fouriérisme ou diverses tentatives mutualistes.
Le XXe siècle témoigne d’un changement de cap de cette critique. Le capitalisme prend, à
partir des années 1920, le tournant de la société de consommation, qui se répand en Europe
après la seconde guerre mondiale. La critique culturelle va se tourner vers cette nouvelle
réalité. Elle sera développée par des formes nouvelles de sociologie critique et va se répandre
dans la petite et moyenne bourgeoisie. Elle alimentera une bonne part des discours de mai 68
en Occident. Le refus d’une vie « métro-boulot-dodo » est l’expression de cette critique
culturelle qui s’adressait autant au capitalisme fordiste qu’à son concurrent, le socialisme réel
des pays de l’Est. Le consumérisme devient synonyme d’aliénation et d’homogénéisation.
3. Partant dans une troisième direction, la critique peut aussi se faire écologiste : elle souligne
alors le caractère dépensier, gaspilleur et autodestructeur de la croissance de la
consommation. La base normative de la critique est, au fond, très classiquement économique :
il s’agit de la bonne gestion de la rareté. Mais le concept de rareté est étendu au-delà de ses
limites classiques, car il s’agit d’une rareté écologique globale dont la prise en compte par
l’économie classique s’avère déficiente. Le développement tel qu’il est mené ne serait pas
durable en un sens matériel et environnemental, ainsi va l’argument central de cette critique,
car le genre de consommation qui permet de satisfaire les masses et d’égaliser les conditions
d’accès à la richesse entraîne une destruction très rapide des ressources naturelles qui rendent
la production possible. Cette problématique critique ne prendra véritablement sa consistance
et sa portée politique qu’à partir des années 1970. Avec la crise pétrolière de 1974, un sérieux
signal était lancé aux sociétés industrielles avancées, annonçant une problématique qui
devient de plus en plus lancinante et angoissante. Elle est prise en relais par un discours
critique de plus en plus complexe associant les thèmes de décroissance, développement
durable, environnement, etc.
Égalité, qualité de vie, rareté écologique : la critique du consumérisme est plus liée à la
deuxième et troisième de ces valeurs axiales qu’à la première. Cependant, on ne peut évacuer
comme non pertinentes les questions d’égalité. Une critique de la prospérité qui se veut
radicale mélange ces trois répertoires. Mais, comme on le verra, on peut concevoir des
discours critiques beaucoup plus sélectifs qui ne jouent que sur un ou deux de ces registres.
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publié dans Isabelle Cassiers et alii, Redéfinir la prospérité. Jalons pour un débat public, Paris : éd. de l’Aube,
2011, pp. 101-126.
Pourtant, à partir des années 1980, un changement de ton est cependant perceptible en
sciences sociales, changement qu’on attribue d’habitude aux Cultural Studies (ou, en tout cas,
à une partie d’entre elles). Au fond, trois reproches majeurs furent adressés à la critique
d’après-guerre du consumérisme.
Par ricochet, cette critique de la critique mit en question les standards normatifs qui
permettaient de vilipender le consumérisme fordiste.
Le deuxième reproche fut celui d’élitisme : face aux satisfactions populaires apportées par le
consumérisme, la critique sociale ne restait-elle pas désespérément accrochée à une version
élitiste de la haute culture, aristocratique ou bourgeoise ? Ne s’était-elle pas laissée totalement
dépasser par la démocratisation de l’accès aux biens culturels et matériels ?
Le troisième reproche fut celui d’ascétisme répressif, dont témoigneraient tant Adorno que
Bell ou Galbraith. Incapables de s’arracher au monde de l’anankè et de la rareté, aucune
morale n’est pour eux pensable sans la souffrance et la privation. Mais pourquoi ce privilège
moral de l’ascétisme ? La prospérité matérielle est-elle vraiment incompatible avec la valeur
morale ?
La critique de la critique du consumérisme mérite d’être prise au sérieux. Elle ne doit pas
nous conduire à une célébration du consumérisme mais à une plus grande attention à sa
problématique interne. Il est vrai que le consumérisme peut être analysé comme une forme
d’accomplissement de visées normatives tout à fait légitimes ; et que les standards qui
permettent de l’évaluer ne peuvent être posés de l’extérieur, de manière élitiste et ascétique.
Je pense que nous devons considérer le consumérisme sous l’angle d’une institution pour y
repérer sa visée normative fondamentale ; et dans sa réalité même, nous pouvons relever des
tensions et contradictions qui témoignent de difficultés, et même de l’échec à tenir sa
promesse.
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publié dans Isabelle Cassiers et alii, Redéfinir la prospérité. Jalons pour un débat public, Paris : éd. de l’Aube,
2011, pp. 101-126.
Le consumérisme n’aurait certes pas la force qui est aujourd’hui la sienne s’il ne se présentait
comme un mode de vie émancipé, c’est-à-dire comme un mode de réalisation de la liberté des
modernes. Il réalise cette liberté de deux manières. D’abord, il représente, pour des millions
de personnes, une promesse d’émancipation formidable à l’égard de la nécessité économique.
Inclusif, il ne prive par principe personne du droit d’accès à l’opulence. C’est par cette
promesse d’une opulence démocratique que le consumérisme contemporain est en rupture
avec la consommation de luxe des milieux fortunés du XIXe siècle. Il constitue une forme
symbolique d’accomplissement de la liberté de tous. Deuxième caractéristique remarquable :
cette émancipation collective par rapport à la nécessité économique, le consumérisme la
réalise dans le respect et par le biais de la liberté individuelle de choix. Le propre du
consumérisme est de placer au centre de la scène économique l’individu souverain. S’il
accomplit la liberté de tous, c’est par la médiation (et non par la négation, comme les formes
périmées de collectivisme) de la liberté de chacun.
Nous pourrions donc dire que le consumérisme se présente, à première vue, comme une
culture de la liberté positive. En effet, le consumérisme inclut et dépasse le principe du
marché – fondé sur la seule liberté négative. La liberté négative est la liberté formelle, celle de
disposer de droits dont l’exercice n’est entravé ni par autrui ni par le gouvernement. En ce
sens, le consumérisme présuppose, en tant que marché, la liberté négative. Mais il ajoute à
cette liberté négative une forme de réalisation de la liberté : il achemine des moyens de
satisfactions matériels et culturels, il propose des modes de vie, il assure des satisfactions. À
la liberté, il ajoute une culture du plaisir et du bonheur. Il transforme la liberté négative du
marché en liberté positive du consommateur.
Pourtant, cette culture reste insatisfaisante. Elle génère ses propres contradictions normatives.
On a raison de refuser la critique « abstraite » et « ascétique » qui viendrait, de l’extérieur,
dénoncer une culture qui la dépasse. Nous devons tenter à son égard une sorte de critique
immanente d’auto-éclaircissement de ses propres visées axiologiques. La critique culturelle a
tout à gagner à observer, de l’intérieur, les mouvements ambigus du consumérisme, ses
oscillations et contradictions, pour tenter de saisir ce qui, dans son déploiement même,
désigne déjà un au-delà de sa normativité immanente. Sur ce chemin, les thèmes déjà reçus et
éprouvés de la critique du consumérisme peuvent être retravaillés. J’aimerais rappeler ici
quatre grandes tensions normatives. Elles ne traversent et ne sont prises explicitement en
charge par la critique du consumérisme que parce qu’elles traversent, implicitement, le
consumérisme lui-même.
Premier grand reproche au consumérisme : la standardisation des objets, des messages et des
modes de vie qu’entraîne son expansion, désormais planétaire. Cette homogénéisation se paie
d’une baisse de qualité des objets et des services en raison de plusieurs facteurs convergents :
logique du second best pour étendre les marchés, économies d’échelle pour réduire les coûts
de production, sécurisation psychologique du consommateur, etc. Avec la standardisation de
chaque produit et service, c’est la qualité globale de l’environnement culturel que fait déchoir
le consumérisme.
Dès les premières formulations de la Théorie critique, Adorno et Horkheimer avaient fait de
la standardisation une des caractéristiques majeures de l’industrie culturelle de masse. Les
choses n’ont pas changé depuis les années 1940, au contraire. George Ritzer a pu donner une
version actualisée de ce thème en construisant la notion de « McDonaldisation » du monde.
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publié dans Isabelle Cassiers et alii, Redéfinir la prospérité. Jalons pour un débat public, Paris : éd. de l’Aube,
2011, pp. 101-126.
Ce que désigne cette notion, c’est une forme de consommation, exemplifiée dans le fast-food,
dont les caractéristiques sont : l’efficience de la consommation prise et définie selon un
« process » intégralement prédéfini ; la calculabilité de la commande (Big Mac, large/médium
frites, etc.) par le consommateur; la prédictibilité du produit et du service ; le contrôle de
l’activité humaine par des technologies non humaines (sièges peu confortables faits pour
conduire le consommateur à manger vite et partir, menus limités, objets jetables dans des
poubelles prédéfinies). Or ces quatre caractéristiques tendent à être poursuivies
systématiquement dans d’autres domaines par les marchés. La forme « McDonald » saisit
donc d’autres biens et services – sexe commercial, chaînes alimentaires, chaînes d’hôtels,
cartes de crédit, … (Ritzer, 2002). Dans la même veine, certains ont proposé le concept de
« disneyisation » pour définir la tendance à la promotion des parcs d’attraction thématiques
conçus sur le modèle californien et la vaste entreprise de promotion commerciale de biens
culturels qui y est liée.
Le consumérisme lui-même semble à présent (depuis les années 1980) conscient de sa propre
contradiction. Les analyses de la consommation post-fordiste ont eu raison de relativiser (mais
non de nier) le processus de standardisation. Le capitalisme flexible modifie en effet
partiellement la donne. Les technologies de l’information et de la communication ne sont plus
standardisantes, mais interactives. On observe une tendance à la customisation, à
l’individuation des produits et des services. Par ailleurs, l’aspiration moderniste à la
nouveauté permanente s’est emparée du consumérisme, brisant temporellement ce qui
s’uniformise spatialement. Sans cesse, désormais, surgissent de nouvelles « générations » de
produits qui entraînent le consommateur dans un changement permanent.
Le consumérisme nous offre donc l’image d’une culture déchirée entre une standardisation
qui se poursuit implacablement, détruit la diversité et la singularité culturelles, et un culte de
l’individualisation et du changement permanent qui ré-esthétise la marchandise et son usage.
C’est cette contradiction (et non chacune de ses branches prises séparément) qui mérite d’être
pensée comme la manifestation de l’insuffisance éthique du consumérisme du point de vue
d’une liberté moderne accomplie.
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publié dans Isabelle Cassiers et alii, Redéfinir la prospérité. Jalons pour un débat public, Paris : éd. de l’Aube,
2011, pp. 101-126.
Cependant, cette liberté du consommateur privatisé et enfermé dans son calcul individuel sur
des préférences est très illusoire, car la délibération suppose de réels débats publics permettant
à l’individu de disposer des informations et des arguments nécessaires pour éclairer ses choix.
Même si on supposait (contre-factuellement) qu’avec le marché des produits s’ouvrait un
espace informationnel adéquat, on ne pourrait pas encore parler de délibération tant qu’une
discussion, c’est-à-dire un échange libre et gratuit d’arguments avec les autres, ne s’est pas
produite. Mais dans la forme de vie consumériste, l’acte d’achat est systématiquement
découplé de l’espace public et manipulé par des vendeurs. On a donc affaire à un choix,
certes, mais pas à une véritable délibération.
Cette difficulté inhérente au choix marchand ne reste pas ignorée de la culture consumériste.
Celle-ci a donc à cœur de développer des scènes intermédiaires de conseils, consulting, avis
d’experts, susceptibles d’aider le client dans l’exercice de sa souveraineté. Les grands
magasins ouvrent des bureaux d’information, nomment des conseillers dans des gammes de
produits étendus, proposent des spécialistes permettant de délibérer la composition de cuisines
ou d’appartements, diffusent des conseils diététiques dans les grandes surfaces, etc. Mais
comme l’espace de délibération ainsi construit reste inscrit dans l’espace marchand – et non
dans le cadre de vie, comme, aussi diverse soit-elle, l’offre reste prédéterminée, la
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publié dans Isabelle Cassiers et alii, Redéfinir la prospérité. Jalons pour un débat public, Paris : éd. de l’Aube,
2011, pp. 101-126.
délibération ainsi ouverte reste structurellement trop embryonnaire pour pouvoir compter
comme une authentique délibération.
7. Le primat du bien-être
Une troisième tension inhérente au consumérisme tient à la disproportion qu’il introduit, dans
les critères de la prospérité, entre le critère du bien-être et les autres critères de réalisation de
soi. Le consumérisme s’appuie et reproduit une échelle d’évaluation monotone et répétitive
qu’on peut qualifier d’utilitariste. Cependant, cette échelle d’évaluation ne peut suffire à
l’expansion des marchés. Ceux-ci doivent donc mimer d’autres registres moraux sans les
satisfaire vraiment.
Le consumérisme diffuse en effet une culture qui met, de manière prédominante, l’accent sur
le bien-être individuel. Dans la tradition philosophique, cette version s’oppose à la tradition
kantienne, à la tradition aristotélicienne ou aux traditions religieuses. Il ne faut donc pas
s’étonner que la critique du consumérisme emprunte le plus souvent à ces traditions de pensée
pour justifier ses reproches. La mesure du bien-être est, dans la tradition utilitariste, assurée
par diverses mesures : la quantité positive de plaisir (et donc la quantité négative de
souffrance), la satisfaction des préférences. Cette morale trouve une traduction directe dans
les messages publicitaires faisant allusion à ce type de valorisation : bien-être somatique,
bien-être culinaire, bien-être sexuel, bien-être mental, allégement de l’effort, suppression du
travail, etc. À cette valeur, l’utilitarisme associe un raisonnement essentiellement
conséquentialiste et une démarche cognitive calculatrice.
C’est donc à juste titre qu’on peut voir dans le consumérisme une sorte de réalisation, à
l’échelle globale d’une culture, des propositions de la morale utilitariste. Du coup, comme
l’avaient déjà souligné Horkheimer et Adorno, cette culture semble incapable de porter le
désintéressement comme valeur. Cette caractéristique du consumérisme entraîne de graves
conséquences morales et esthétiques.
Sur le plan moral, les formes d’engagement pour autrui, en tant qu’elles sont désintéressées,
semblent de moins en moins valorisées culturellement. La communauté, la citoyenneté,
l’amitié et l’amour s’effacent comme valeurs sociales derrière la seule valorisation du bien-
être. Cela fragilise toutes les relations sociales. Les avancées les plus importantes de ce
phénomène inquiétant sont très documentées en sciences sociales. Récemment, les
anthropologues ont par exemple mis en évidence l’invasion de l’intimité par cette forme de
moralité (Hochschild, 2003). Sur le plan esthétique, on peut décrire comme désublimation
(Adorno) la dégradation consumériste du beau en agréable et en satisfaction hédonique. La
problématique de la désublimation est étroitement liée à celle de la dés-autonomisation de
l’art que diagnostiquent beaucoup de commentateurs de la postmodernité (comme Jameson,
1991).
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publié dans Isabelle Cassiers et alii, Redéfinir la prospérité. Jalons pour un débat public, Paris : éd. de l’Aube,
2011, pp. 101-126.
culture consumériste, une sémiotique qui renvoie au versant non utilitariste de la liberté
positive. Le pillage des plus hautes œuvres de la culture occidentale par l’industrie de
l’advertisement, la tentative d’inclure les gestes, formes et styles de la culture moderniste dans
les produits de consommation, l’esthétisation permanente du store typique des
développements du capitalisme flexible témoignent d’une sorte de tentative désespérée de
lier, à la consommation utilitaire, un rapport à des significations non consomptibles. Un
exemple frappant en est donné par Kate Soper (2008 : 577) : « What has gone missing is the
sense of the meal as prepared, shared, convivial event having its own intrinsic value in
structuring time, fostering human exchange, and providing food for thought as well as bodily
renewal. It will be pointed out, maybe, that more people are now visiting restaurants and
spending ‘quality’ time within them than before. But this only goes to prove the point that the
primary momentum of consumerist culture is to reduce and drive out this time of expenditure
from a more ordinary, immediate, trans-class and everyday experience. And if the need
persists, as suggested by in the increase in restaurant eating, then that is no surprise. It is a
manifestation of an ‘alternative hedonist’ dialectic, through which the satisfaction denied or
marginalised returns to claim attention in some other mode. »
8. La normalisation du sujet
Enfin, le consumérisme est perçu par ses critiques comme une forme de normalisation. Cette
critique heurte, comme les trois premières critiques, les prétentions du consumérisme à
réaliser la liberté positive des individus.
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publié dans Isabelle Cassiers et alii, Redéfinir la prospérité. Jalons pour un débat public, Paris : éd. de l’Aube,
2011, pp. 101-126.
schéma disciplinaire élargi comme celui qu’a conçu Foucault pour rendre compte de la
normalisation de la vie quotidienne, des corps et des désirs, dont la société moderne accable
ses sujets. Cette normalisation n’a bien sûr rien à voir avec la normativité authentique qui
définit l’autonomie morale et la liberté réelle. Elle en constitue, pour ainsi dire, la
contrefaçon, car elle est caractérisée par son incohérence, sa superficialité et sa coordination
permanente à une injonction d’achats généralisée.
Pour résumer nos quatre thèmes, le consumérisme avance donc comme une forme de liberté
positive sans cesse contredite par sa propre réalisation. Il est une institution de la liberté
positive, mais n’en propose qu’une forme rabougrie d’accomplissement. Prise de cette
manière, la critique du consumérisme n’est pas une critique du modernisme culturel. Il ne
s’agit pas de dénoncer, comme Daniel Bell, l’emprise d’une esthétique destructrice et
hédoniste soi-disant liée aux avant-gardes. On peut reconnaître aux avant-gardes modernistes
et postmodernistes une force d’émancipation. Celle-ci est trahie, et non point accomplie, par
le consumérisme.
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publié dans Isabelle Cassiers et alii, Redéfinir la prospérité. Jalons pour un débat public, Paris : éd. de l’Aube,
2011, pp. 101-126.
Deuxième conséquence non voulue du consumérisme : la production des déchets. Sous forme
de CO2, de déchets chimiques et radioactifs ou de vastes dépotoirs situés à la lisière des villes
surpeuplées, les déchets du métabolisme technico-économique constituent désormais la
principale menace pesant sur la continuité de l’espèce humaine en tant que telle. Le
consumérisme est cette forme de consommation où l’accroissement quantitatif des déchets
reste hors contrôle.
Une fois qu’on a bien distingué les registres critiques du consumérisme, on peut aussi
comprendre combien le repli sur un ou deux d’entre eux est théoriquement insatisfaisant mais
politiquement presqu’irrésistible. On peut dans le paysage politique contemporain dégager
deux voies de repli.
Les solutions passent alors par des interventions sur les variables-clefs de la sur-
consommation quantitative : le gaspillage par le consommateur, l’excès démographique du
nombre de consommateurs, les médiations technologiques (la recherche de techniques propres
et économes en énergie). De là viennent l’« éco-managérialisme», l’« éco-droit », l’«éco-
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publié dans Isabelle Cassiers et alii, Redéfinir la prospérité. Jalons pour un débat public, Paris : éd. de l’Aube,
2011, pp. 101-126.
Cette voie est donc fondée sur un évitement, celui de la critique culturelle. Elle se formule en
un slogan qui aujourd’hui fonde un nouveau consensus politique : « Ne pas culpabiliser le
consommateur ! ». Face à cette première voie techno-éco-écologique, la seconde voie est
incarnée au contraire par des groupes minoritaires qui plaident pour une prise en compte
sérieuse des limites culturelles du consumérisme. En jouant sur les quatre thèmes critiques
que je viens de rappeler ci-dessus, ces groupes alternatifs incarnent une conscience morale et
esthétique face à ce qui se présente comme un compact système techno-éco-politique soutenu
tant par le capitalisme international que par l’État social. Dès les années 1970, les
politologues repéraient l’apparition de cette conscience « post-matérialiste » qui a trouvé une
expression dans les nouveaux mouvements sociaux des années 1980-2000. Le problème de ce
type de critique est qu’elle reste très culturaliste dans son fondement. Il est difficile, à partir
des thèmes qui tournent autour de la qualité de la vie, de déboucher sur les préoccupations
normatives de l’égalité et de la gestion collective de la rareté. Et du coup, on peut toujours
accuser cette critique d’élitisme et d’ascétisme. Face à elle, le souci égalitarien propre à la
critique socialiste reste puissant, car il prend en compte l’exigence partagée d’un accès massif
à l’opulence. Si elle ne trouve pas une forme d’alliage entre sa préoccupation et celle qui est
portée par l’égalitarisme, la critique culturaliste restera très vulnérable, enfermée dans un rôle
prophétique mais peu efficace dans les politiques effectives.
Pour eux non plus, cette connexion entre ces trois thématiques ne va nullement de soi. La
reconstruction d’un développement collectif qui prend simultanément en compte les trois
exigences normatives reste encore devant nous. Prenons une tentative récente de philosophie
normative du développement comme celle d’Amartya Sen. Cet auteur a permis de reconnecter
de manière extrêmement stimulante la question de l’égalité (première ligne critique) à celle de
la qualité de vie (deuxième ligne critique) au travers d’une reconceptualisation de la liberté
positive dans le vocabulaire des capacités. À bien des égards, on peut considérer la Capability
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publié dans Isabelle Cassiers et alii, Redéfinir la prospérité. Jalons pour un débat public, Paris : éd. de l’Aube,
2011, pp. 101-126.
De la même manière, une tentative marxiste comme celle de James O’Connor (1998) mérite
l’attention. Celle-ci se caractérise par la tentative de connecter une approche marxiste,
classique dans la première ligne de critique de la prospérité, avec la troisième ligne critique,
affrontant ainsi en marxiste conséquent la crise écologique. Il a proposé une théorie de la
« seconde » crise immanente du capitalisme. La première crise est bien connue : il s’agit de la
crise de surproductivité qui, selon Marx, naîtra tout naturellement de la poursuite de
l’accumulation du capital. Celle-ci va impitoyablement appauvrir les masses de travailleurs et
entraîner l’intensification des forces productives qui vont du coup générer des produits qu’on
ne peut écouler. Mais, selon O’Connor, Marx n’a pas vu que le capital allait aussi être
entraîné dans une crise de sous-production. Dans la mesure où il cherche à réduire les coûts de
reproduction du travail humain (éducation, protection sociale, etc.) et les coûts de
l’exploitation de l’environnement, il ne tient pas un compte juste de la dégradation de son
environnement et donc ne reproduit plus (il « sous-produit », dit O’Connor) les conditions de
sa propre existence. Parce qu’elles cherchent le profit maximal à court terme, les entreprises
capitalistes négligent “to maintain over time the material and social conditions of their own
production, for example, by neglecting work conditions … degrading soils … or turning their
backs on decaying urban infrastructures” (O’Connor, 1998 : 242).
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publié dans Isabelle Cassiers et alii, Redéfinir la prospérité. Jalons pour un débat public, Paris : éd. de l’Aube,
2011, pp. 101-126.
Bibliographie
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