Balkanologie 601
Balkanologie 601
Balkanologie 601
Alexandre Popovic
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/balkanologie/601
DOI : 10.4000/balkanologie.601
ISSN : 1965-0582
Éditeur
Association française d'études sur les Balkans (Afebalk)
Édition imprimée
Date de publication : 1 décembre 2005
ISSN : 1279-7952
Référence électronique
Alexandre Popovic, « La magie chez les musulmans des Balkans (III) : l'apport de Tihomir R. Djordjević
(1868-1944) », Balkanologie [En ligne], Vol. IX, n° 1-2 | 2005, mis en ligne le 14 janvier 2010, consulté le
17 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/balkanologie/601 ; DOI : https://doi.org/
10.4000/balkanologie.601
RECHERCHES
Balkanologie IX (1-2), décembre 2005 \ 291
Alexandre Popovic*
* (CNRS-EHESS, Paris)
1
Il s'agit du séminaire intitulé « Histoire moderne et contemporaine des musulmans balkaniques », du
Centre d'histoire du domaine turc de l'EHESS.
2
Dont nous sommes en train d'analyser les travaux sur la magie, à notre séminaire de l'EHESS, depuis le
début de l'année scolaire 2005-2006.
292 / Balkanologie IX (1-2), décembre 2005, p. 291-308
3
J'ai terminé récemment une étude sur Stanko Sielski et ses publications sur la magie, qui devrait paraî
tre à Belgrade en 2006, dans un volume dédié à la mémoire du turcologue Slavoljub Djindjić (1935-2000).
4
Sur M. Garčevic et ses publications, voir mon article, Popovic (Alexandre), « A propos de la magie chez
les musulmans des Balkans » in Bouillier (Véronique) et Servan-Schreiber (Catherine), De l'Arabie à
l'Himalaya. Chemins croisés en hommage à Marc Gaborieau, Paris : Maisonneuve & Larose, 2004.
5
Voir notamment ses deux ouvrages Radenković (Ljubinko), Narodna bajanja kod Južnih Slovena (The
popular bajanja among the South Slavs), Beograd : Prosveta-Balkanološki Institut SANU, 1996 ; et
Radenković (Ljubinko), Simbolika sveta u narodnoj magiji Južnih Slovena (The Symbolism of the World
in the popular magic among the South Slavs), Beograd / Niš : SANU / Prosveta, 1996.
6
Je compte analyser, dans les années à venir, l'apport de chacun de ces auteurs concernant la magie chez
les musulmans balkaniques, dans plusieurs articles et notices de cette série de publications.
Alexandre Popovic- La magie chez les musulmans des Balkans \ 293
7
Il a ainsi fondé et édité, dans la petite ville d'Aleksinac, à l'âge de 31 ans (et à ses propres frais) le pério-
dique Karadžic (1899-1903). Voir à ce sujet : Janković (Ljubica S.), « Tihomir R. Djordjević i značaj njego-
vog Karadžića » (T. R. Djordjević et l'importance de son “Karadžić”), Narodno Stvaralaštvo, 28, 1968.
8
On trouvera la liste la plus complète de ses publications dans : Janković (Ljubica S.), Janković
(Danica S.), « Bibliografija radova Tihomira R. Djordjevića » (Bibliographie des travaux de T. R. Djordjević),
in Spomenica posvećena stogodišnjici rodjenja Tihomira Djordjevića (Mélanges dédiés à T. R. Djordjević, à
l'occasion du centenaire de sa naissance), Beograd : SANU, 1971.
294 / Balkanologie IX (1-2), décembre 2005, p. 291-308
nik) et ses “directives” (uputstva, sing. uputstvo). Pour lui, un ethnologue devait
être en connexion constante avec d'autres disciplines des sciences humaines,
et notamment avec l'histoire, l'archéologie et l'anthropologie. C'est pourquoi
on trouvera dans ces écrits, et avant tout dans son monumental ouvrage en dix
volumes, intitulé « Notre vie populaire » (Naš narodni život)9, des textes extrê-
mement variés : sur les coutumes et les croyances populaires des Slaves du Sud
(mais aussi des Turcs, des Albanais, des Valaques, des Tsiganes et même, à
quelques occasions plus rares bien entendu, des Čerkesses, des Juifs et des
Noirs de ces régions), sur les métiers et les corporations, les vêtements, la mé
decine populaire, les coutumes médicales, les méthodes et usages ayant cours
dans le domaine de la technologie, la chasse, le droit coutumier, etc.
Naturellement, sa façon d'analyser les phénomènes étudiés était liée à la vi-
sion évolutionniste courante pour l'époque, qui privilégie le “regard historici-
sant” des manifestations observées10.
D'après ce que j'ai pu voir jusqu'à présent de ses publications, trois parmi
ses textes concernent directement notre sujet : tout d'abord un bref article de
quelques pages à peine, sur les talismans, intitulé Amajlije/Hamajlije, paru en
1932 et réédité en 198411 ; ensuite, une étude beaucoup plus longue sur le
9
Djoidjević (T. R.), Naš narodni život (Notre vie populaire), Beograd : Srpska Književna Zadruga, 1930-1934,
10 vols. ; (seconde éd., sous la réd. d'Ivan Čolović), Beograd : Prosveta, 1984, 4 vols. Sur les péripéties de la
première édition, voir les détails dans le tome 4 de l'éd. de 1984, pp. 289-290 ; et sur les différences, plus ou
moins minimes, entre ces deux éditions, les explications de l'éditeur, aux pages 333-334 du même tome.
10
Sur la biographie et l'oeuvre scientifique de T. R. Djordjević, voir : Čajkanovic (Veselin), « Djordjević
Tihomir D r », Narodna Enciklopedija srpsko-hrvatsko-slovenačka, Zagreb, 1926, t.1, p. 695 ; Fishta (Filip),
« Te Akademiku Z. Tihomir R. Gjorgjeviç », Leka, 3 (11), novembre 1931 ; Bajiaktaiović (Mirko R.), « Dr
Tihomir Djordjević i njegov rad » (Dr T. Dj. et son travail scientifique), Glasnik Etnografskog Muzeja u
Beogradu, 16, 1953 ; Janković (Ljubica), Janković (Danica S.), « Gradja o životu i radu Tihomira R.
Djordjevića » (Matériaux concernant la vie et l'œuvre de T. R. Dj.), Bilten Instituta za proučavanje folklora,
3, 1955 ; Bajiaktaiović (Mirko), « Djordjević Tihomir », Enciklopedija Jugoslavije, Zagreb, 1958, t. 3 ;
Antonijević (Diagoslav), « Naučna metoda i tehnika Tihomira Djordjevića » (La technique et la méthode
scientifique de T. Dj.), Narodno Stvaralaštvo, 28, 1968 ; Nedeljković (Dušan), « Značaj naučnog dela
Tihomira Djordjevića » (L'importance de l'oeuvre scientifique de T. Dj.), Narodno Stvaralaštvo, 28, 1968 ;
Antonijević (Diagoslav), «Tihomir Djordjević i njegovo naučno delo » (T. Dj. et son œuvre scientifique),
Zbornik za društvene nauke Matice Srpske, 53, 1969 ; Spomenica posvećena stogodišnjici rodjenja Tihomira
Djordjevića (Mélanges dédié à T. Dj., à l'occasion du centenaire de sa naissance), Beograd : SANU, 1971 ;
Ljubinković(Nenad) «Životi delo Tihomira R. Djordjevića » (Vie et œuvre de T. R. Dj.), in Djordjević (T. R.),
op.cit, seconde édition, t. 4, pp. 275-290 (où l'on trouvera quelques autres références).
111
Djoidjević(T. R.), « Amajlije », in Djordjević (T. R.), op.cit., t. V, 1932 ; puis Djoidjević (T. R.), « Hamajlije »,
in Djordjević (T. R.), op.cit, seconde édition, t. 2. Sur ce terme, cf. Carra de Vaux (B.), « Hamâ'il »,
Encyclopédie de l'Islam, première édition, t. II, 1927.
Alexandre Popovic- La magie chez les musulmans des Balkans \ 295
Mauvais œil dans la croyance des musulmans d'Ohrid, parue en 193412 et, enfin,
son célèbre ouvrage intitulé Le mauvais œil dans la croyance des Slaves du Sud,
paru en 1938 et réédité en 198513, dans lequel il a repris, complété et systéma-
tisé de nombreux passages tirés de ses publications antérieures14.
Pour comprendre sa méthode de travail, son bref article sur les talismans
est un exemple typique qui mérite d'être analysé en détail. Il y présente, de
façon claire et précise, les résultats de ses enquêtes sur le sujet, menés auprès
d'un (ou de plusieurs ?) hodja de la ville de Niš15. L'objet de l'article est briève-
ment introduit, en deux petits paragraphes qui contiennent cependant beau-
coup de données précises :
Chez les Turcs [lire les « musulmans »], il est une coutume très enracinée, en cas de
malheur et en particulier en cas de maladie, d'aller chez les hodja afin qu'ils re-
gardent dans les livres et qu'ils viennent en aide. Les hodja apportent de l'aide de
différentes façons ; entre autres, très souvent, au moyen des talismans [amaj-
Hje/hamajlije]. Les talismans sont très divers et demandent un examen particulier.
Je présente ici, ce que j'ai appris [à ce sujet] pour inciter quelqu'un à examiner ces
phénomènes, non seulement chez les Turcs, mais aussi chez nous [lire les « non
musulmans »], car ils y sont également très fréquents et très divers.
Chez les hodja viennent chercher de l'aide non seulement les Turcs, mais aussi les
chrétiens. À Niš, dans le quartier de Belgrade [u Beograd mahali], il y avait un
hodja auprès duquel venaient chercher remède des gens dans le malheur, depuis
Aleksinac et même de contrées encore plus éloignées.
Suit une minutieuse description de la préparation des hamajlija “turques”
(c'est-à-dire musulmanes), sur laquelle nous devons nous arrêter pour deux
raisons. D'une part, du fait qu'elle montre bien la méthode de travail de
Djordjević ; d'autre part, du fait que très curieusement, dans ses deux autres
12
Djordjević (T. R.), « Zle oči u verovanju muslimana u Ohridu », Glasnik Etnografskog Muzeja u
Beogradu, 9, 1934. (En réalité, le volume en question a dû paraître très probablement en 1935, si ce n'est
encore plus tard.) Cette étude se compose de quatre parties : (a) « Le mauvais oeil en général et chez les
musulmans d'Ohrid en particulier » (pp. 1-12 et 27-28) ; (b) « Les hamajlije en général et chez les musul-
mans d'Ohrid » (pp. 12-28, avec deux planches hors-texte, comportant 28 illustrations) ; (c) La légende sur
les « Sept dormants d'Ephèse » (p. 29) ; et (d) un résumé en allemand « Böser Blick in Aberglauben der
Muselmanen in Ochrid » (pp. 29-30). Cette étude a évidemment été incorporée ensuite dans le volume
paru en 1938.
13
Djordjević (T. R.), Zle oči u verovanju JužnihSlovena, Belgrade : Srpska Kraljevska Akademija, 1938 (se
conde édition , Beograd : Prosveta, 1985, avec une importante postface de Ljubinko Radenković, pp. 367-
380).
14
Voir, à titre d'exemple : pour le “mauvais œil”,t.I,1984, pp. 276-312 ; pour le “couteau ayant un manche
en corne noire” (qui éloigne les mauvais esprits), et les gens appelés“serbetli”(c'est-à-dire les personna-
ges munis de pouvoirs surnaturels), t. II, pp. 221-222 ; pour les “démons qui s'attaquent aux femmes en
couches”, t. 4, pp. 106-123, etc.
15
Il s'agissait visiblement d'un hodja albanais, du fait que la lettre arabe lam (donc le -1- y est régulière-
ment prononcée et transcrite “à l'albanaise”, c'est-à-dire par un -lj- (1 “mouillé”).
296 / Balkanologie IX (1-2), décembre 2005, p. 291-308
études sur la magie (parues à peine quelques années plus tard, en 1934/193516
et en 193817) qui traitent du mauvais œil et des hamajlija, l'auteur n'a plus du
tout abordé le sujet de la confection des talismans de façon aussi détaillée,
alors qu'il a repris, notamment dans son célèbre volume de 1938, tant d'autres
de ses publications antérieures. Dans ce texte, Djordjević relate la séance de fa
brication d'un talisman depuis l'arrivée du patient chez le hodja. On comprend
que Djordjević a demandé au hodja de lui fabriquer pour lui-même un talis
man, tout en lui posant un certain nombre de questions, ce qui lui permet de
décrire le processus, à la fois de façon particulière et de façon générale.
Le patient explique d'abord la raison de sa venue. L'ayant écouté, le hodja
prend alors le tableau de conversion18 des caractères de l'alphabet arabe en
chiffres correspondants (tableau qu'il peut d'ailleurs connaître par cœur) et de-
mande le prénom du patient (ou de la personne absente, c'est-à-dire du malade
que le visiteur représente) ainsi que celui de sa mère19. Au cas où l'on ne
connaît pas le prénom de la mère, on utilise celui d'Ève (c'est-à-dire Hawwâ')
pour un musulman, et celui de Marie (c'est-à-dire Meryem) pour un chrétien.
T. Djordjević ayant pris comme exemple son propre cas, le hodja fait d'abord
additionner les chiffres correspondants aux prénoms de Tihomir et de sa mère
Jelisaveta, ce qui aboutit dans ce cas précis au chiffre 177820. Ensuite, de ce chif
fre global, le hodja enlève autant de douzaines qu'il peut, car il y a douze mois
dans l'année. Après cette opération, il ne reste forcément qu'un chiffre se si
tuant entre un et douze (ici 1778 = 12 x 148 + 2). Le hodja prend alors un ouvrage
dont le titre est « Le livre des étoiles » (Yildiznâme)21qui contient, au début, une
liste des douze têtes de chapitres, dont chacune est suivie du nom d'une étoile
sous laquelle le patient est né. Le hodja cherche donc ici l'étoile figurant sous
16
Voir Djordjević (T. R.), « Zle oči u verovanju muslimana u Ohridu » (art.cit). Cet article sur le mauvais
œil dans la croyance des musulmans d'Ohrid était d'ailleurs le fruit d'une enquête effectuée par
Djordjević en juillet 1934 à Ohrid, région où l'auteur avait l'habitude de passer une partie de l'été.
17
Voir Djordjević (T. R.), Zle oči u verovanju Južnih Slovena (op.cit).
18
Djordjević reproduit ce tableau, mais en caractères cyrilliques, car l'imprimerie ne possédait pas les ca
ractères de l'alphabet arabe. On doit signaler cependant que l'auteur ne mentionne pas à cet endroit
l'existence du « grand et du petit abdjad » (sur ce terme, cf. Colin (G. S.), « Abdjad », EI,nouvelle éd., t. I,
1954).
19
Djordjević rappelle dans une note (dans laquelle il renvoie à un autre endroit de son ouvrage) que,
selon les explications de quelques hodja locaux, la demande du prénom de la mère vient du fait que la fi
liation ne peut être certaine que du côté de la mère, et pas du côté du père. Cela dit, Djordjević rejette cette
explication et y voit plutôt (d'après Robertson-Smith (W.), Kinship and Marriage in Early Arabia, London :
Cambridge University Press, 1885) une survivance du matriarcat chez les Arabes.
20
L'auteur explique scrupuleusement toute cette opération, notant bien le cas des lettres -e- et - i - de
l'alphabet cyrillique que le hodja ne prend pas en compte, alors que pour la lettre - a - finale, il prend la
vingt-sixième lettre de l'alphabet arabe, c'est-à-dire la trentième lettre de l'alphabet turc ottoman (donc :
le « hâ' » en arabe, le « hé » en turc ottoman, dont la valeur numérique est 5).
21
Que Djordjević transcrit ici, en caractères cyrilliques, par : « Y'ld'z nâme ». Au sujet de ce type d'ouvra-
ges, voir Massé (Henri), « Fâl-nâma », EI, nouv. éd., t. II, 1963.
Alexandre Popovic- La magie chez les musulmans des Balkans \ 29?
le titre du chapitre 2, et lit ce qui y est écrit au sujet de la personne née sous ce
signe (donc en l'occurrence de notre auteur). Djordjević présente in extenso le
texte en traduction serbocroate :
L'homme qui se trouve [donc qui est né] sous cette étoile apprécie les gens cultivés,
il est savant et réalise ce qu'il entreprend. Son foyer est prospère, il fréquente des
gens [qui sont] bons. Sur le plan matériel il a une bonne situation. Il a des frères
dont il a beaucoup d'avantages. Il a père et mère, et d'eux également il tire beau
coup de profit. Il aura plusieurs fils et filles. Il a des maladies : il souffre des jam
bes et des genoux, mais cela ne dure pas longtemps. Il a une femme et sa femme
a bon cœur. Il mourra d'une maladie du cœur. Sur le côté droit il a le signe de la
magie (sehir)22, et c'est à cet endroit qu'il a des douleurs. Sur le plan matériel tout
va bien. Il gagne bien sa vie, mais il dépense très vite. Il se mariera deux fois. Il a
une marque à un œil, et aussi sur la jambe [provenant] soit d'une morsure de
chien, soit d'une brûlure. Il a beaucoup d'ennemis mais ils sont plus faibles que lui.
Le mercredi et le mois de zi l-hidjdje lui conviennent. S'il aperçoit la nouvelle lune,
il doit regarder [dans] l'argent et prier Dieu. Il doit porter des vêtements verts.
Lorsqu'il se rend auprès de personnes importantes, il doit se placer à leur droite,
ainsi sa demande sera exaucée. Il aura peur de la mort à trois moments : à l'âge de
sept ans, à l'âge de quatorze ans et à l'âge de quarante-trois ans. S'il surmonte cela,
il vivra quatre-vingts ans, sept mois et sept jours. Pour le reste Dieux sait [mieux].
Après cette première opération, le hodja demande au patient s'il veut une
hamajlija. Le hodja sait, d'après l'étoile sous laquelle la personne en question
est née, quelle hamajlija lui convient. Dans ce cas-là, le patient reçoit une ha-
majlija et quatre nuska23. Si le patient déclare vouloir une hamajlija, alors le
hodja la lui confectionne sur une étroite bande de papier en commençant par
écrire en arabe, le texte suivant : « Au nom de Suleyman (Salomon) et au nom
d'Allah, le Clément, le Miséricordieux », suivi, toujours en arabe, par un autre
texte bref de cinq lignes24. Il ajoute ensuite le tableau suivant (qui est évidem-
ment, dans l'édition de Djordjević, toujours en caractères cyrilliques)25 :
22
Voir Macdonald (D. B.), « Sihr », EI,(première édition) t. IV, 1927 ; et Fahd (T.), « Sihr », EI,(nouv. éd.), t.
IX, 1997.
23
En arabe nuskha (en turc nüsha) veut dire « copie, duplicata, exemplaire, transcription, manuscrit »,
mais aussi « amulette, talisman ». Dans les Balkans on dit généralement nuska. Cf. Škaljić (Abdulah),
Turcizmi u srpskohrvatskom jeziku (Les turcismes dans la langue serbocroate), Sarajevo : Svjetlost, 1965, p.
496, s.v. « nuskadžija ».
24
De ce que j'ai pu déchiffrer, ces quelques lignes écrites en un arabe assez approximatif, et en caractè
res cyrilliques, contiennent une partie du verset 28, de la sourate 46 (« al-Ahqâf »).
25
Tableau où l'on lit horizontalement (première ligne) : harplerte [sic ! au lieu de “harflerte” ; littérale-
ment « en lettres arabes »], tâ', sîn ; kâf, hâ, yâ, 'ayn, sâd ; (seconde ligne) : 3 [fois] hâ, 9 [fois] wâw [et en-
suite les chiffres].
298 / Balkanologie IX ( 1-2), décembre 2005, p. 291-308
Ce ruban de papier est alors plié en triangle, et entouré d'un tissu ciré en
trois épaisseurs ; puis le tout est enveloppé dans un tissu sec et cousu à un cor-
don. L'ensemble, confectionné de cette façon, s'appelle hamajlija et se porte en
pendentif autour du cou26.
Les nuska sont également des morceaux de papier comportant un texte
écrit en arabe. Dans le cas de la visite de Djordjević chez le hodja, la première
nuska comporte un très bref texte commençant par « Bismillahi... »27. Cette
première nuska se met dans l'eau et, pendant trois jours, le malade doit boire
seulement de cette eau-là. Si le malade est chrétien, pendant ces trois jours il
ne peut boire de vin ou de raki (alcool, eau de vie), ni manger de porc, ni d'ail.
Le restant de cette eau doit être versé le quatrième jour dans une rivière. Le
hodja confectionne les trois autres nuska sur un même morceau de papier qui
comporte, en arabe, la triple inscription suivante 28 :
26
Mais aussi, évidemment, autour du bras ou autrement.
27
Suivent trois lignes de texte en arabe, en transcription en caractères cyrilliques, qui se terminent par
une “formule magique” que l'on rencontre souvent, à savoir : « yašafi, yaćafi (“yakâfî”), yameafi ».
28
Comme plus haut (dans la note 20), ici aussi il s'agit de la vingt-sixième lettre de l'alphabet arabe, c'est-
à-dire la trentième lettre de l'alphabet turc ottoman, à savoir le « hé », dont la valeur numérique est 5.
29
Dans le texte « contre le fusil ».
Alexandre Popovic- La magie chez les musulmans des Balkans \ 299
est obligé d'y aller avant de l'avoir remis au malade, alors il doit le laisser à l'ex-
térieur afin qu'il ne soit pas désacralisé ou souillé dans les toilettes, auquel cas
il perdrait son pouvoir. Pour ses services le hodja ne doit pas demander de ré-
tribution, il doit se satisfaire de ce qu'on lui donne, que ce soit en espèces ou en
nature, et seulement de cette façon son travail garde un caractère sacré.
Cependant les hodja suivent peu cette règle et, pour la plupart, ils demandent
à être rétribués.
LE MAUVAIS ŒIL
Comme on l'a déjà dit plus haut, l'ouvrage de Djordjević sur la magie chez
les Slaves du Sud, paru peu de temps avant la Seconde Guerre mondiale, est en
core de nos jours l'unique étude globale sur ce sujet. L'idée de le mettre en chan
tier lui est probablement venue à l'esprit au cours des années passées en Europe
occidentale (1916-1921) où, entre 1890 et 1930, c'est-à-dire depuis la parution des
travaux de Frazer à ceux de Budge, ont été publiées les toutes premières syn-
thèses sur la magie dans le monde, rédigées par une dizaine de savants ayant
des profils et des curiosités scientifiques fort différentes30. D'après son titre, sa
propre étude devait se limiter uniquement aux Slaves de la péninsule balka-
nique, mais en réalité elle englobe aussi des renseignements sur la magie chez
les Albanais et les Turcs de la région. Par ailleurs, comme le remarque très jus-
tement Ljubinko Radenković dans sa postface de la seconde édition de ce livre31,
les matériaux concernant la magie en Slovénie, par exemple, sont plutôt rares,
30
Voici une liste (qui est loin d'être exhaustive) des principaux travaux de ce genre, auxquels Djordjević
renvoie régulièrement le lecteur dans ses très nombreuses notes de bas de page : Frazer (James George),
The Golden Bough. A Study in Magic and Religion, London : Mac Millan, 1890, 2 vols. ; 1900, 3 vols. ; 1911-
1915, 12 vols. ; (trad. fr., Le cycle du rameau d'or, Paris : Geuthner, 12 vols., 1925-1935 ; réed., Le Rameau d'or,
Paris : Robert Laffont, 1981-1984 [et réed. de 1998], 4 vols.) ; Elworthy (Frederic Thomas), The Evil Eye,
London, 1895 ; Doutté (Edmond), Magie et religion dans l'Afrique du Nord, Alger : A. Jourdan, 1908 ; réed.,
Paris : J. Maisonneuve et P. Geuthner, 1984 ; Seligmann (Siegfried), Der böse Blick und Verwandtes. Ein
Beitrag zur Geschichte des Aberglaubens aller Zeiten und Völker, Berlin, 1910, 2 vols. ; réed. en 1 vol. :
Hildesheim / Zürich / New York : Olms, 1985 ; Seligmann (Siegfried), Zauberkraft des Auges und das
Berufen (Ein Kapitel aus der Geschichte der Aberglaubens), Hamburg : L. Friedrichsen, 1922 ; Seligmann
(Siegfried), Die magischen Heil- und Schutzmittel aus der unbelebten Natur mit besonderer
Berücksichtigung der Mittel gegen den bösen Blick. Eine Geschichte des Amulettwesens, Stuttgart : Strecker
und Schröder, 1927 ; Crooke (William), Islam in India or the Qânûn-i-islâm. The Customs and Manners of
the Musalmans of India... by Ja'far Sharîf.., new edition, revised and rearranged, with additions, London :
Oxford Univ. Press, 1921 ; Crooke (William), Religion and Folklore of Northern India, Oxford, 1926 ;
Westermarck (Eduard), Ritual and Belief in Morocco, London : Mac Millan, 1926, 2 vols. ; Westermarck
(Eduard), Pagan Survivais in Mohammedan Civilisation, London, 1933 ; (trad. fr., Survivances païennes dans
la civilisation mahométane, Paris : Payot, 1935) ; Budge (E. A. Wallis), Amulets and Superstitions, Oxford :
Oxford Univ. Press, 1930 ; rééd., sous le titre Amulets and Talismans, New York : University Books, 1961,
1970, 1975 ; etc.
31
Voir, Djordjević (T. R.), Zle oči u verovanju Južnih Slovena (op.cit.), 1985, p. 367.
300 / Balkanologie IX (1-2), décembre 2005, p. 291-308
et sont encore plus rares ceux concernant les diverses régions de la Bulgarie ce
qui est, bien entendu, tout à fait compréhensible. Djordjević en était parfaite
ment conscient d'ailleurs, puisque dans son introduction il écrivait :
Les données consignées [dans cet ouvrage] sur le mauvais œil chez nous, ne sont
pas suffisantes pour pouvoir se faire une idée complète et exacte sur cette question,
pas même pour nos régions où elles ont été un peu plus abondamment notées, du
fait que le plus souvent elles ont été collectées par des amateurs bien intentionnés,
de sorte que leur travail est non seulement insuffisamment détaillé, mais qu'il est
même, parfois, également erroné. Enfin, il y a chez nous des régions [entières] où les
matériaux concernant le mauvais œil n'ont pas du tout été relevés.
La plus grande partie de ce livre (à savoir trois des quatre chapitres : le pre-
mier, le second et le quatrième32) est consacrée au mauvais œil. Dans le premier
chapitre, qui se compose de six sous-chapitres, l'auteur aborde le phénomène du
mauvais œil en général, tout en présentant une grande quantité de détails pro-
venant soit de ses propres enquêtes de terrain, soit des publications d'auteurs
locaux parues depuis les dernières décennies du XIXème siècle. Tout ce matériau
est rangé par thèmes, systématisé et complété par un impressionnant nombre
de comparaisons avec des cas similaires observés dans d'autres régions du
monde. Les exemples comparatifs sont puisés dans les travaux des principaux
spécialistes étrangers, dont Djordjević cite constamment les références, ce qui
témoigne de l'éventail de ses lectures. Il présente ensuite (1) un bref historique
des études sur le mauvais œil dans le monde en général, le rattachant aux tra-
vaux sur la jettatura publiés en Italie. Puis, revenant sur la situation à ce sujet
dans les Balkans, il rappelle qu'il existe, dans le cas de l'Église orthodoxe
grecque par exemple, des prières spécifiques contre le mauvais œil33. Il examine
ensuite (2) la terminologie du mot « urok » (le mauvais œil) et d'autres termes
ayant le même sens, utilisés dans les territoires yougoslaves. Les autres parties
de ce chapitre traitent très en détail de (3) la façon dont le mauvais œil peut être
jeté et des jeteurs de mauvais œil (différentes catégories d'humains mais égale-
ment certains animaux), de (4) qui et quoi est susceptible (et quand et comment)
de subir le mauvais œil (hommes, femmes, enfants, animaux, objets inanimés,
plantes, travail accompli par quelqu'un), de (5) qui ou quoi est immunisé contre
le mauvais œil et, enfin, de (6) quels peuvent être les dommages provoqués par
celui-ci. Dans cette volumineuse partie, Djordjević aborde également une quan
tité d'autres sujets, tels que le phénomène de “magie contagieuse” de Frazer ou
le port des amulettes et des talismans, thème sur lequeel il reviendra d'ailleurs
de façon détaillée dans le troisième chapitre, comme on va le voir ci-dessous. Il
présente également quelques photographies pour mieux illustrer son propos.
32
Chap. I, « Le mauvais œil » (pp. 1-91 de l'éd. de 1938, pp. 11-107 de l'éd. de 1985) ; Chap. II, « La protection
contre le mauvais œil » (pp. 92-116 de l'éd. de 1938, pp. 108-186 de l'éd. de 1985) ; et Chap. IV, « La guérison
du mauvais œil » (pp. 296-324 de l'éd. de 1938 ; pp. 314-343 de l'éd. de 1985).
33
Ilcite notamment l'ouvrage de Rodd (Rennel), The Customs and Lore ofModem Greece, London, 1892, p. 1
Alexandre Popovic- La magie chez les musulmans des Balkans \ 301
34
Il y a lieu de noter ici que (p. 97, de l'éd. de 1938 ; p. 113, de l'éd. de 1985), Djordjević croyait naïvement
que la coutume, ayant eu cours à une certaine époque chez les sultans ottomans, de placer leurs enfants
mâles dans des “cages”, avait été instaurée afin de « les prémunir contre le mauvais œil » !
302 / Balkanologie IX (1-2), décembre 2005, p. 291-308
femmes âgées. Il en ressortirait donc, selon notre auteur, que, d'une part,
presque toutes les actions que l'on entreprend dans le but de la guérison du
mauvais œil appartiennent au domaine de la magie et que, d'autre part, la
croyance à la nuisance par le mauvais œil est, partout dans le monde, extrê-
mement ancienne. Ce chapitre contient quatre parties, dont la dernière est
subdivisée à son tour en huit paragraphes. La première partie a pour objet (1)
la constatation de la maladie. Celle-ci doit être faite pendant qu'il en est encore
temps, sinon elle devient incurable. Pour être sûr qu'il s'agit réellement du
mauvais œil et non pas d'une autre maladie, les procédés peuvent varier. Chez
un enfant, on lèche le front, voire les tempes ou la peau du front entre les sour-
cils, mais on peut aussi toucher ces mêmes endroits avec un doigt que l'on
lèche ensuite. Si le goût est salé, acide ou amer, il est sûr qu'il s'agit du mauvais
œil. Chez les adultes, les signes sont les suivants : mal de tête, malaise, sensa-
tion de chaud et de froid, baillements incessants, etc., et tout cela sans raison
apparente. Il existe aussi des procédés magiques permettant de diagnostiquer
la maladie en question. Par exemple, on jette des braises incandescentes dans
un récipient contenant de l'eau, soit froide, soit chaude. Si les braises surna-
gent, il ne s'agit pas du mauvais œil ; mais si elles tombent au fond, celui-ci est
diagnostiqué. Il existe de nombreuses variantes à ce procédé. On peut faire la
même chose avec du plomb ou de l'étain fondu, puis interprêter les diverses fi-
gures qui viennent de se former au contact du liquide. On peut aussi jeter dans
le feu un morceau de sel, que l'on avait auparavant mouillé dans sa bouche, et
observer s'il fait du bruit en éclatant dans le feu, ou pas. Il existe aussi d'autres
pratiques du même type, ou plus complexes que les précédentes, et notam-
ment celles où le hodja intervient pour confectionner des écrits et faire des cal-
culs “savants” dans lesquels entrent en jeu les lettres de l'alphabet arabe, avec
leur valeur numérique, ce qui permet de multiplier les systèmes et les combi-
naisons. Des procédés analogues (quand ce n'est pas pratiquement les mêmes,
ou avec des variantes) sont décrits dans les deux parties suivantes portants sur
(2) la recherche de la personne ayant jeté le mauvais œil et sur (3) les différentes
façons de deviner l'issue de la maladie.
Mais la partie la plus longue de ce chapitre est évidemment la quatrième,
c'est-à-dire celle qui est consacrée à la guérison. Intitulée (4) traitement contre la
maladie, l'auteur y présente, à l'aide d'une grande quantité de détails, les divers
procédés magiques servant à la guérison, tels : l'extinction des braises, le bajanje
(pour les humains et pour les animaux), la lecture ou la récitation des prières spé-
ciales (différentes chez les orthodoxes, les catholiques et les musulmans), diver-
ses pratiques magiques (combinant les différents procédés cités), des remèdes et
médicaments, ainsi que des méthodes de purification du malade (par l'eau et par
les fumigations). Parmi les pages les plus intéressantes, il faut insister surtout sur
celles concernant le bajanje, qui est une forme très particulière de magie. Opérée
principalement (mais pas exclusivement) par des femmes âgées, elle consiste à
Alexandre Popovic- La magie chez les musulmans des Balkans \ 303
effectuer des actions magiques les plus variées, en chuchotant à voix mysté-
rieuse et peu audible de brèves incantations appelées basma ou basmica35, dont
le sens n'est pas évident à première vue mais qui relève d'un certain nombre de
systèmes qui ont une, voire plusieurs, logiques internes36. L'ensemble de ses ac-
tions sert à éloigner la gêne, le mal, le malheur ou la maladie. La plupart du
temps, pour obtenir la guérison, on combine divers procédés magiques, comme
cela a été souligné plus haut. Ainsi, par exemple, on combine l'extinction des
braises (du plomb ou de l'étain) avec le bajanje, ou bien avec la récitation de telle
ou telle prière, ou encore on combine ces trois actions, et d'autres encore, tout en
effectuant, simultanément ou successivement (mais au cours de la même
séance), des pratiques magiques les plus variées, le tout pouvant être répété un
certain nombre de fois (à tel ou tel moment de la journée ou tel ou tel jour de la
semaine, à tel ou tel endroit, etc.), selon la prescription du guérisseur.
LES HAMAJLIJE
39
L'auteur écrit « česno drvo », ce que l'on pourrait traduire, peut-être, par « l'arbre sacré », (časno drvo),
ce qui n'est qu'une supposition. Mais à un autre endroit de son livre (voir p. 249 de l'éd. de 1938, et p. 312
de l'éd. de 1985), il spécifie qu'il s'agirait en fait de « crni glog », donc de l'aubépine “noire”.
Alexandre Popovic- La magie chez les musulmans des Balkans \ 305
zapisi en question ont un caractère plus magique que religieux. Ces zapisi sont
confectionnés non seulement pour les humains mais aussi pour les animaux
domestiques. En ce qui concerne les hommes, ceux destinés à la population or-
thodoxe sont écrits en caractères cyrilliques, alors que les zapisi pour les ca-
tholiques sont en caractères latins. Dans les toutes dernières pages de cette
partie, l'auteur traite de l'utilisation dans un but médico-magique du fameux
“sceau de Salomon” et des divers livres saints qui sont portés comme hamajlija,
le plus connu étant intitulé « Le rêve de la Sainte mère de Dieu », (San Svete
Bogorodice), dont le texte est tiré d'une hrisovulja, “chrisobulle”40 en prove-
nance du Mont Athos.
La troisième catégorie est celle des hamajlija musulmanes, sujet particu-
lièrement complexe auquel Djordjević consacre plus d'une cinquantaine de
pages et de nombreuses illustrations. Dans son préambule, il décrit comment
elles sont apparues dans les différentes régions étudiées, insistant sur la si
tuation fondamentalement différente de la magie (sihr/sihir) dans l'islam et le
christianisme. Il analyse sa pénétration dans les territoires yougoslaves, y
compris chez les populations non musulmanes du pays. Procédant ensuite de
la même façon que pour la catégorie précédente, il divise les hamajlija musul
manes en deux groupes distincts : les hamajlija populaires et religieuses. Dans
son analyse, il fait ressortir, de façon commode, les analogies et les divergences
par rapport aux hamajlija chrétiennes.
On remarque ainsi dans le groupe des hamajlija populaires minérales mu
sulmanes, la mention de quelques autres minéraux, comme l'ammoniac
(nišador), une sorte d'asphalte ou de goudron mou nommé ljaden, différentes
sortes de pierres (turquoise,“pierrebleue”dite gök taşi,perle de verre bleue, ap
pelée mavi boncuk ou nazar boncuğu), des petites épées, massues et fusils en
miniature (faites en argent ou en autres métaux) que l'on fixe sur les vête
ments ou sur les bonnets des enfants, etc.
En ce qui concerne les hamajlija populaires végétales musulmanes, il men
tionne par exemple l'ail, ainsi que les graines noires de la plante appelée çurek
otu (nigella damascena), avec lesquelles on saupoudre les simit (petits pains en
forme d'anneau) et le pain fait à l'occasion des grandes fêtes religieuses musul
manes comme le bayram (bayram ekmeği), graines que l'on peut aussi envelop
per dans un petit morceau de toile qui sera cousu ensuite sur les vêtements.
Dans cette même catégorie, il mentionne aussi une sorte de noix de galle, dite
mazi (ou mazija), avec laquelle les femmes musulmanes se colorent les cheveux.
Enfin, pour ce qui est des hamajlija populaires animales musulmanes,
Djordjević mentionne, en plus de celles qui ont été citées au sujet des hamaj
lija chrétiennes : la queue de scorpion, l'œil de loup, un morceau de cœur de
loup, voire des hamajlija faites en forme d'œil, et que l'on incruste sur des sab-
40
Privilège accordé à un monastère par l'empereur byzantin.
Alexandre Popovic- La magie chez les musulmans des Balkans \ 30?
res ou d'autres objets. Un genre particulier est celui des hamajlija représentant
la main humaine ou les cinq doigts de la main (faites en or, en argent ou en un
autre métal), la patte d'un animal, ainsi que des cloches, des clochettes et des
hochets que l'on accroche au cou, sur les harnais et sur les brides des animaux
domestiques à quatre pattes. Djordjević ne classe d'ailleurs pas ces objets dans
le groupe des hamajlija minérales, considérant que leur force contre les mal
éfices ne provient pas des matériaux dont ils ont été faits, mais du son que ces
objets produisent, censé chasser les mauvais esprits.
L'auteur s'attarde ensuite longuement sur les hamajlija religieuses musul
manes. Il rappelle tout d'abord leurs origines, puis décrit les nuska (nuskha ou
nüsha, donc les zapisi ou “écritures”) et la manière de les confectionner (ce qui
est surtout fait par les derviches et les hodja), ainsi que les pratiques et les
croyances diverses les concernant, tout en citant - selon son habitude - un
grand nombre d'exemples accompagnés de références. Il mentionne notam
ment les nombreux cas où les chrétiens viennent chercher des nüsha chez les
religieux musulmans et vice versa. Il fait également état de médaillons faisant
office de hamajlija, sur lesquelles on voit parfois des symboles religieux chré
tiens et musulmans se côtoyer (comme par exemple la croix et l'inscription
maşallah). Djordjević mentionne également l'existence des hodžinska hamaj
lija, petit carnet de notes servant de vade mecum aux hodža pour composer des
zapisi, et des ćitap hamajlija, à savoir des Corans en miniature, portés en pen
dentif dans une petite boîte en métal. Il évoque aussi les divers objets en tissu,
en cuir ou en métal servant à contenir les zapisi sur papier, tels que mahfaza
(ou hajmali mahfaza), pazvant (ou pazubent, pazibent, du persan bâz u bend),
dilbagija (dilbaği), et ename (ou enâm-hamajlija).
Enfin, la quatrième et dernière catégorie de hamajlija définie par Djordjević
est celle des hamajlija mixtes, à savoir celles que l'on peut considérer comme
étant à la fois des hamajlija populaires et des hamajlija religieuses. L'auteur exa
mine d'abord, très rapidement, le cas du placenta de nouveau-né qui, chez les
chrétiens, peut revêtir un pouvoir quasi religieux par le truchement de sa “litur-
gisation” préalable. En effet le pope (voire son sacristain) place le placenta près
de lui (donc quelque part dans l'autel), au cours des offices religieux, durant six
semaines, avant de le rendre à la famille. Bien entendu, chez les musulmans des
régions étudiées, le procédé est tout à fait différent. Chez eux on fait d'abord sé-
cher le placenta, sur lequel le hodja va écrire ensuite un zapis (talisman).
Djordjević donne également quelques autres exemples similaires : le pain de la
communion avec un peu de sel et un grain de blé, la patte de taupe, les dents de
sanglier, l'ail, le mercure, voire un zapis fait par le hodja ou par le pope41.
41
Pour compléter la présentation de cette étude de Djordjević, il y a lieu d'ajouter que le volume se ter
mine par une brève version de la légende des Sept dormants d'Éphèse et par un copieux index qui facilite
son utilisation.
308 / Balkanologie IX (1-2), décembre 2005, p. 291-308
CONCLUSION
42
Il avait utilisé, bien entendu, l'Encyclopédie de l'Islam, et avait consulté à plusieurs reprises son collè-
gue de l'Université de Belgrade, Fehim Bajraktarević, qu'il remercie vivement à ce sujet dans l'introduc
tion de son livre.
43
Voir Elezovic (Gliša), Derviški redovi muslimanski. Tekije u Skoplju (Les ordres musulmans des dervi
ches. Les tekke de Skoplje), Skoplje, 1925, pp. 32-95 (dont le texte avait paru auparavant dans plusieurs nu
méros des périodiques Stara Srbija et Crkva i život, de Skoplje). Djordjević n'utilise cet ouvrage qu'à deux
reprises (pp. 242 et 275 de l'éd. de 1938, et pp. 266 et 295 de l'éd. de 1985).