Devant L'effondrement
Devant L'effondrement
Devant L'effondrement
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écrit par Yves Cochet!
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Devant l’effondrement!
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Les années à venir ouvriront la période la plus bouleversante qu’aura jamais
vécue l’humanité en si peu de temps. L’effondrement de notre civilisation
industrielle s’y produira à l’échelle mondiale. Précurseur de la collapsologie, Yves
Cochet nous fait vivre, en historien du futur proche, ce moment de grande
transition.!
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Il se propose d’examiner les origines écologiques, économiques, financières et
politiques de cet effondrement, et, surtout, leurs relations systémiques. Car ce
sont ces liens entre causes qui transforment une petite faiblesse quelque part en
un effondrement global, une épidémiologie des dominos qui tombent les uns
après les autres, dépassant ainsi les seuils de nos « limites planétaires ».!
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Petite cause, grandes conséquences. Dans son « scénario central », le
scientifique décrit et incarne les étapes de l’effondrement depuis les années
2020 jusqu’aux années 2050. Parmi celles-ci, citons la réduction drastique de la
population mondiale, la ruine des États, incapables de gérer les questions de
santé ou de sécurité, la fin des énergies fossiles et nucléaire, le passage obligé à
une alimentation plus végétale, plus locale, plus saisonnière, ou encore
l’avènement d’une mobilité low tech.!
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Cet ouvrage répond à certaines des questions qui surgissent lorsqu’une telle
perspective sans retour devient évidente. Comment diable se fait-il que les
dirigeants du monde aient ignoré cette perspective ? D’où provient cet
aveuglement au futur proche, ce déni de réalité ? Y aura-t-il encore une humanité
civilisée en 2050 ? Quelles sont les institutions qui garantiront aux humains de
faire société ? Dans quelles conditions de vie subsisteront-ils ? !
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Attention : l’idée de l’effondrement est une drogue dure à accoutumance rapide.
La plupart des lecteurs de ce livre n’en sortiront peut-être pas complètement
convaincus, mais certainement pas indemnes non plus.!
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Yves Cochet est ancien ministre de l’Écologie et parlementaire. Docteur en
mathématique, il fut membre des Verts, puis du parti EELV, a publié de nombreux
ouvrages, parmi lesquels Pétrole apocalypse (Fayard, 2005) ou Antimanuel
d’écologie (Bréal, 2009). Il est aujourd’hui président de l’Institut Momentum, un
groupe de réflexion sur l’imminence de l’effondrement de la civilisation
industrielle et les moyens à mettre en œuvre pour tenter de réduire son ampleur.!
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Introduction!
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Cet ouvrage repose sur les recherches que je mène depuis dix ans avec les
membres de l’Institut Momentum autour des questions d’Anthropocène,
d’effondrement, de décroissance. L’effondrement me paraît être aujourd’hui le
plus urgent des concepts à examiner, et en même temps le plus dédaigné par la
recherche universitaire, ainsi que par les dirigeants politiques. Ce hiatus
surprenant fut la première motivation qui me pressa d’écrire. Je voulais
comprendre comment une matière aussi importante que l’éventuelle extinction
prochaine de l’espèce humaine pouvait être à ce point négligée par cette même
espèce humaine. Était-ce une question de connaissances, de communication,
d’insuffisance de preuves ? Ou plutôt un déni collectif banal – mais funeste – dû
à des invariants anthropologiques de l’espèce humaine ? Lesquels ? !
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Victoria Wariaro et ses collègues, auteurs sérieux s’il en est, ont beau affirmer :
« L’ampleur de la destruction dépasse notre capacité de modélisation, avec une
forte probabilité que la civilisation humaine prenne fin », nos responsables et
commentateurs coutumiers proclament imperturbablement que le business as
usual, parfois mâtiné de discours verdâtres, continuera et parviendra à
surmonter les quelques problèmes sociaux et environnementaux qui se
présenteront, moyennant plus de technologie, plus de marché, plus de
croissance. Cette dissonance cognitive, présente chez la quasi-totalité des
décideurs à toutes les échelles, me rappelle l’interrogation contée par Jared
Diamond : à quoi pouvait bien penser le bûcheron pascuan qui abattit le dernier
arbre de l’île de Pâques, au 17e siècle, afin de transporter les immenses statues
moaïs, achevant ainsi une déforestation qui décima la population ? !
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Nous sommes tous des bûcherons terrestres, certains plus que d’autres.!
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Une deuxième motivation provint de la déception que je ressentais souvent à la
lecture de livres et documents sur la mal nommée « crise écologique ». Si la
plupart de ces textes en détaillaient assez bien les multiples aspects
(dérèglement climatique, érosion de la biodiversité, raréfaction des ressources,
perturbation des flux d’azote et de phosphore, acidification des océans…), ils
peinaient à expliquer le pourquoi de cette crise, hormis les condamnations
légitimes, mais insuffisantes, des entreprises industrielles polluantes ou du
système capitaliste.!
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À ce propos : une partie des activistes écologistes considèrent encore que le
combat principal se nomme anticapitalisme et que, conséquemment, la
disparition espérée de ce système-là suffirait à résoudre la plupart des
problèmes sociaux et environnementaux. Ce que je ne crois pas, comme nous le
verrons plus loin. Bien sûr, je n’occulte pas ainsi les responsabilités des firmes
transnationales, de la logique marchande et du système capitaliste lui-même
dans l’intensification des désastres actuels. Mais le cœur de l’explication de ces
désastres est ailleurs. Un seul contre-exemple suffit presque à contredire les
partisans du « Capitalocène » : quand bien même les 450 réacteurs nucléaires
en service dans le monde seraient tous autogérés par des coopératives
ouvrières à but non lucratif, cela n’enlèverait strictement rien à l’aberration
politique et environnementale que constituent de tels outils de production
massive d’électricité. Désormais, la question principale est le contenu même et
l’impact des productions de toute sorte, non la propriété du capital. Ce n’est plus
l’économique qui est déterminant en dernière instance, c’est l’écologique.!
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Beaucoup de mes collègues et amis tiennent un discours censé réduire, voire
effacer, la violence de l’effondrement qui vient, en affirmant que cet effondrement
a déjà commencé depuis longtemps. C’est la troisième raison de mon désir
d’écrire : distinguer entre, d’une part, la dégradation continue et perceptible des
milieux naturels depuis, disons, deux siècles, et, d’autre part, l’événement de
rupture assez rapide que constituera l’effondrement systémique mondial, au
sens que je préciserai au chapitre premier. Bien sûr, depuis le début du
19e siècle – et même bien avant –, il est possible de repérer des signes de
dégradation anthropique de la nature. Un exemple entre mille : la déforestation
massive en France du Moyen Âge à la fin du 18e siècle. Même les catastrophes
écologiques et sanitaires récentes telles que Seveso, Tchernobyl, Bhopal ou
Fukushima ne doivent pas entrer dans l’événement « effondrement » dont nous
parlerons, puisqu’elles ne sont pas globales et systémiques comme l’est le
dérèglement climatique, par exemple.!
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Une quatrième source d’irritation qui me conduisit à écrire est née de la
ritournelle des discours lénifiants affirmant que tout le monde s’accorde sur l’état
de santé du système Terre, mais que c’est au sujet des types d’action à mettre
en œuvre que nous nous différencions. Malgré les rapports réguliers sur le climat
des experts onusiens du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur le
climat) et ceux sur la biodiversité de l’IPBES (Plate-forme intergouvernementale
scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques), qui
apparaissent comme le consensus scientifique mondial au moment de leur
publication, de nombreux responsables politiques à travers le monde refusent
encore de suivre leurs recommandations, estimant sans doute qu’elles vont à
l’encontre des intérêts économiques de leur pays ou, plus profondément, que les
changements de politique publique qui en résulteraient seraient attaqués par
leurs adversaires et dégraderaient leur réputation. Même chez ceux qui
partagent le constat de la catastrophe écologique, des divergences apparaissent
vite quant aux actions à entreprendre. Elles sont dues aux différentes visions du
monde des personnes concernées, c’est-à-dire aux idéologies dont elles sont
imbibées. En matière de dérèglement climatique, par exemple, certains parieront
sur le triptyque déjà rencontré (technologie-croissance-marché), d’autres sur des
législations internationales et nationales beaucoup plus contraignantes
qu’aujourd’hui, d’autres encore sur la mobilisation d’une base constituée de
milliers de groupes d’activistes. Cependant, quelles que soient ces idéologies
inspiratrices, la totalité – ou presque – des acteurs qui s’intéressent à la
catastrophe écologique nourrit encore l’espoir que l’effondrement pourra être
évité.!
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Soyons clairs : par effondrement, j’entends un phénomène qui, en matière
démographique, verrait environ la moitié de la population mondiale disparaître en
moins de dix ans. Vers 2035, celle-ci tournerait autour de trois milliards, au lieu
des huit milliards postulés par l’INED et l’ONU. Et, dans tous les autres domaines
de la vie individuelle et collective, l’ampleur du bouleversement serait du même
ordre. En d’autres termes, un effondrement comme jamais l’espèce humaine
n’en a connu, jusqu’à être confrontée à la possibilité de son extinction.!
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À cela, tous les groupes politiques, toutes les associations écologiques et tous
les citoyens – ou presque – refusent de croire et opposent un optimisme plus ou
moins nuancé. Pourquoi cette croyance persistante au salut ? Pourquoi cet
espoir, alors que les signaux objectifs de l’immensité (c’est-à-dire l’ampleur et
l’imminence) de la catastrophe sont de plus en plus évidents ? Souvent, les
réponses spontanées oscillent entre le simple « L’humanité a traversé bien des
épreuves depuis des millénaires, elle surmontera celle-ci aussi », et le
transhumaniste « Nous parviendrons bientôt, sous l’ère de la Singularité qui
arrive, à échapper à notre pesante condition d’êtres biologiques terrestres grâce
à de prodigieuses découvertes ». En résumé, une foi inconditionnelle en la
créativité humaine.!
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Mais, comme nous le verrons, cette fois-ci la question est différente : elle
concerne toute l’humanité solidairement (nul n’y échappera), tous les domaines
des activités humaines, individuelles et collectives, locales et globales, et tous
les milieux naturels, tout le système Terre. Face à cette perspective incroyable,
certains estiment que, une fois encore, les riches s’en tireront, tandis que les
pauvres trinqueront, ainsi que cela se passe aujourd’hui, il est vrai, avec les
nuisances environnementales usuelles : les habitants du Bangladesh endurent le
dérèglement climatique et la déforestation plus que ceux de la Belgique ; les
Franciliens proches de la porte de la Chapelle vivent dans de moins bonnes
conditions que ceux de la porte Dauphine. Beaucoup pensent aussi que ces
mêmes privilégiés parviendront à se construire des isolats protégés au sein
desquels ils échapperont à l’effondrement, tandis que la plèbe souffrira et mourra
dans le chaos environnemental et social. Ces arguments classiques, basés sur
les inégalités économiques criantes de notre époque, ne tiennent pas lorsqu’on
envisage l’effondrement au sens où nous l’entendons. On pourrait presque les
retourner. De fait, les populations les moins « développées », les plus habituées
à une certaine rusticité dans leur vie courante, seront moins touchées par la
chute de la civilisation thermo-industrielle, parce qu’elles dépendent moins, pour
leur survie, de la mondialisation contemporaine et de toute sa quincaillerie
technologique. Un paysan albanais modeste en polyculture-élevage
agroécologique, utilisant la traction animale, est plus résilient qu’un gros
exploitant beauceron addict à l’agriculture productiviste mécanisée ; une
centaine de Tupinambas isolés dans la forêt amazonienne survivront plus
longtemps que les 650 000 habitants de Las Vegas.!
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Depuis une quinzaine d’années, au fur et à mesure de l’approfondissement de
mes recherches sur l’effondrement, je me suis ainsi aperçu que tous les réflexes,
toutes les idées reçues, tous les clichés propagés aussi bien par l’idéologie
dominante du libéral-productivisme – qui ne cesse de s’étendre sur terre – que
par les écologistes eux-mêmes, souvent partisans du « développement durable »
ou de la « croissance verte », étaient des fables et des illusions qu’il convenait
d’examiner, de critiquer, de contredire intellectuellement et politiquement au
moyen de nouveaux angles de vue sur la réalité géobiophysique de notre
planète et de nouveaux concepts beaucoup plus éclairants pour cette analyse. Il
fallait décoloniser l’imaginaire contemporain sous toutes ses formes et construire
une rationalité et une imagination nouvelles afin de penser l’impensable.!
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Attention ! L’idée de l’effondrement est une drogue dure à accoutumance rapide.
La plupart des lecteurs de livres effondristes n’en sortent pas complètement
convaincus, mais pas indemnes non plus. La pensée de la fin du monde, de la
fin de tout notre environnement et de toutes nos habitudes structurantes, peut se
développer en notre esprit jusqu’à en envahir une part indéfinie, telle une
obsession déprimante.!
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Attention ! L’idée de l’effondrement est un trou noir qui attire à lui toute certitude
passée pour la transformer, souvent, en son contraire. Prenons la question du
logement en France. L’opinion courante est que les villes et agglomérations
aujourd’hui en expansion économique et démographique ne comptent pas assez
de logements, tandis que certaines communes périphériques ou rurales
dépérissent et se vident de leurs habitants. Il faut donc construire là où le
manque est patent. Cependant, lorsque l’effondrement systémique mondial se
déroulera en quelques années, les métropoles deviendront vite inhabitables pour
cause de pénurie de services de base (eau courante, alimentation, énergie,
transports…), tandis que les zones rurales auparavant délaissées posséderont
généralement suffisamment d’aménités naturelles (eau de ruisseaux ou de
mares, bois et forêts, paysages comestibles, ruines rénovables…) pour
permettre de subvenir un certain temps aux besoins élémentaires. Enfin,
affirmons-le tout en le redoutant, les guerres civiles auront anéanti une bonne
partie de la population de la France, laissant de nombreux habitats disponibles
pour les survivants. Dans cette perspective sinistre, mais proche et assurée, le
problème actuel du déficit de logements aura disparu. La structure de ce livre
s’établit de la façon suivante. Une première partie – « Avant l’effondrement » –
présente le vocabulaire, les concepts, les origines, les causes et les prémisses
de l’effondrement. Une deuxième partie – « Le scénario central » – décrit les
étapes de l’effondrement depuis les années 2020 jusqu’aux années 2050. Dans
la troisième partie – « Après l’effondrement » –, nous interrogeons le lien social
qui pourrait subsister et les formes politiques que pourraient prendre les
regroupements humains. Enfin, étonnés que nous sommes que l’effondrement
soit si peu examiné par si peu de personnes et de groupes en cette année 2019
encore, une quatrième et dernière partie – « Le déni de l’effondrement
aujourd’hui » – nous conduit à revisiter nos hypothèses sur la cognition humaine
à la lumière de ce déni massif, non sans quelques disputes avec les collapso-
sceptiques!
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PREMIERE PARTIE!
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Avant l’effondrement!
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CHAPITRE 1!
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De quoi parle-t-on ?!
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QU’EST-CE QU’UN SYSTÈME ?!
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En physique, une « transition de phase » ou « transition critique » désigne un
changement d’état physique de la matière. La fusion d’un glaçon – phase solide
de l’eau – conduit à une flaque – phase liquide de l’eau. La sublimation fait
directement passer un corps de la phase solide à la phase gazeuse sans détour
par la phase liquide. Ces transitions de phase, rapides et radicales, sont les
mécanismes de base de l’effondrement. Les écologues ont adopté ce
vocabulaire après avoir observé de nombreuses transitions critiques locales au
sein des écosystèmes. Aujourd’hui, les pressions anthropiques emportent la
biosphère (le système Terre) vers une transition de phase globale dont nous ne
connaissons pas l’état suivant, mais dont nous pouvons craindre certaines
caractéristiques.!
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Un « système » est simplement un ensemble d’éléments qui peuvent interagir
entre eux selon certaines règles ou certains principes. Pour que cette définition
générale soit utile, il faut préciser la nature des éléments du système et celle de
leurs interactions. Qualifier un système de « dynamique » indique que l’on
s’intéresse à son évolution au cours du temps. Dans certains cas, on peut se
représenter un système dynamique comme un réseau, c’est-à-dire un ensemble
de points – souvent appelés « nœuds » ou « sommets » – reliés par des arcs –
des « liens » – munis d’une étiquette ou d’un nombre censés dire quelque chose
sur la nature et la force du lien entre deux nœuds, y compris pour signaler la
rupture ou la création de liens lors de l’évolution du système. Des atomes reliés
par des liaisons chimiques dans une matière solide forment un système. Le
cerveau est un système de neurones. Un groupe d’individus reliés par l’Internet
forment un système.Les systèmes abondent, dans la nature comme dans la
société. Le plus important des points communs entre systèmes naturels et
systèmes sociaux est la non-linéarité de leur comportement : une petite
perturbation du système peut engendrer des conséquences gigantesques.
L’exemple est connu du battement d’ailes d’un papillon en Amazonie qui
engendre une tornade au Texas au sein du système climatique. C’est pourquoi
l’on qualifie aussi ces systèmes de « complexes », au sens où il n’y a pas de
relation simple entre une cause et ses conséquences. Et même au sens où les
conséquences peuvent rétroagir sur la cause, soit en amortissant la perturbation
– rétroaction négative –, soit en la renforçant – rétroaction positive. Ou encore au
sens où le système, vu comme un tout, présente des propriétés et des
comportements émergents que l’on ne peut pas réduire à l’analyse de ses
différentes parties et de leurs relations. Le système paraît auto-organisé, sans
planification, sans centre organisateur.!
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À l’approche d’une des limites de stabilité d’un système, lorsque la perturbation
est forte, on dit que le système aborde un « point de rupture » (tipping point) qui
peut le faire basculer dans un autre « attracteur » (ensemble de valeurs qui
tendent à le stabiliser). Il peut y avoir transition de phase. La capacité d’un
système dynamique à rester au voisinage du même attracteur, donc loin d’un
point de rupture, est appelée sa « résilience ». Plus généralement, un système
est qualifié d’« adaptatif » lorsqu’il est capable de se réorganiser pour survivre. Si
l’on reprend les exemples évoqués quelques lignes plus haut, des molécules de
gaz reliées par les règles de la physique peuvent, à l’échelle macroscopique,
systémique, présenter des propriétés émergentes de pression ou de température
qui n’ont aucun sens au niveau d’une molécule individuelle. De même, des
dizaines de milliards de neurones de notre cerveau, reliés par des centaines de
milliards de connexions, émerge la conscience, sans qu’un neurone isolé en soit
pourvu. Tout comme un groupe de militants politiques se retrouvant sur
Messenger peut mettre sur pied, en temps réel, une action collective qu’un
individu n’initierait jamais seul.!
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Examinons une représentation du système dynamique du marché. L’état d’un
spéculateur (élément du système financier) est contrôlé par deux variables
indépendantes, la peur et la cupidité, et une variable dépendante, l’indice du
marché. Lorsque la peur l’emporte sur la cupidité, le spéculateur est pris d’une
panique vendeuse. Lorsque c’est le contraire, il est soumis à une fièvre
acheteuse. L’évolution de l’indice du marché a lieu sur une surface lisse
composée de points d’équilibre. Les changements dans les variables de contrôle
– la peur et la cupidité – ont des réponses uniques sur la surface d’équilibre. À
partir d’un marché baissier, où l’indice du marché est sur l’attracteur inférieur de
la feuille, le niveau de la cupidité (demande) est contrebalancé par le niveau de
la peur (offre). Mais l’avidité pour la hausse (l’attente de prix plus élevés)
dépasse peu à peu la peur, jusqu’à ce que le pli inférieur de la feuille soit atteint
(point de rupture). Alors, le marché se déchaîne en une inversion brutale de
tendance, représentée par un saut catastrophique vers la feuille supérieure, et
devient décidément haussier. Lorsque le potentiel haussier est épuisé, l’indice
évolue tranquillement vers l’attracteur supérieur. À ce moment-là, les deux
variables, cupidité et peur, sont élevées. Enfin, la peur surmontant la cupidité,
l’indice du marché est poussé à un autre point de rupture (pli) sur la feuille
supérieure, puis l’indice des prix plonge vers la feuille inférieure par un saut
catastrophique baissier (changement de phase).!
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Cette modélisation représente le comportement d’un seul spéculateur plongé
dans le système du marché en compagnie de milliers d’autres acteurs. Les
variables « peur » et « cupidité » semblent attachées au seul spéculateur
examiné. Mais, bien sûr, les milliers d’autres acteurs du marché sont aussi
partagés entre la peur et la cupidité. L’agrégation de tous leurs comportements à
l’échelle macro produit l’indice du marché, qui n’a pas de sens à l’échelle d’un
individu isolé. Ces comportements – oscillations entre peur et cupidité – ne sont
pas indépendants les uns des autres. Tous les spéculateurs s’observent entre
eux et agissent en fonction du comportement des autres. Mais quelle est la
nature précise de ce lien social ?!
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L’INTERACTION SPÉCULAIRE!
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Comment passer du local (un spéculateur) au global (l’ensemble des acteurs du
marché) ? Plus généralement, peut-on imaginer le comportement d’un système
adaptatif complexe dans le domaine social ? Répondre à cette question requiert
d’énoncer une certaine hypothèse sur l’explication des comportements collectifs.
À la suite des travaux de Jean-Louis Vullierme, nous nommerons cette
hypothèse « l’interaction spéculaire ».!
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La totalité des rapports sociaux entre humains est fondée sur une interaction
cognitive, l’interaction spéculaire, qui émerge nécessairement lorsque des
individus se rencontrent et qui constitue simultanément leur être-au-monde par
une boucle incessante entre l’individu et son environnement. L’être humain est
tout à la fois modelé par le monde qui lui préexiste et modélisateur du monde par
les actions qu’il entreprend. Certes, comme chez René Girard, cette boucle est
alimentée par l’imitation, mais, dans la spécularité, celle-ci est aussi bien
imitation du même qu’imitation de la différence, mimésis duplicative que mimésis
distinctive. La spécularité concerne les entrecroisements des représentations du
monde que chacun élabore progressivement dans l’intersubjectivité avec autrui.
L’enfant (et l’adulte !), doté de cette faculté de modéliser le monde, apprend
aussi bien à imiter les autres qu’à s’en distinguer. Il possède ainsi un ensemble
de représentations du monde, et notamment une représentation de lui-même aux
yeux des autres (les autres sont nos miroirs, ce qu’indique le qualificatif
« spéculaire »).!
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Au sein d’une communauté humaine, chacun étant placé dans la même position
que les autres, la mimésis duplicative tend à rapprocher les représentations du
monde de tous, en particulier la représentation que les autres ont de ma propre
représentation du monde, de telle sorte que les réactions des autres à mes
gestes ne seront pas imprévisibles, voire dangereuses. La mimésis duplicative
tend ainsi à unifier la communauté autour de valeurs, de principes et de
comportements communs. !
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Dans le même temps, la mimésis distinctive (le principe de distinction, eût dit
Pierre Bourdieu) garantit la diversité, sans laquelle l’indifférenciation contagieuse
créerait un chaos social de purs rivaux, une violence générale dans la
communauté – « la guerre de tous contre tous », écrivait Thomas Hobbes.!
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La psychologie sociale structurant les sociétés est donc pour une part un
phénomène émergent qui apparaît quand des individus se rencontrent, et pour
une autre part un processus générique de leur constitution, de la nature humaine
elle-même. Cette conception s’oppose à la vision unidimensionnelle de l’Homo
economicus, réduit à un moi unitaire rationnel sans cesse à la recherche de sa
cohérence et de la maximisation de son utilité (libéralisme). Elle s’oppose aussi à
la conception d’un individu massifié dont la conscience serait entièrement
déterminée par la position qu’il occupe dans les rapports de classes (marxisme).
S’il est une nature humaine, elle se réalise dans l’interaction avec autrui. S’il est
une société, elle émerge des interactions entre les individus. La mimésis
duplicative des modèles est ce qui garantit l’unification des sociétés. La mimésis
distinctive est ce qui assure leur indispensable diversité. L’écologie sociale part
de cela. L’hypothèse de l’interaction spéculaire nous permet d’enterrer le vieux
débat épistémologique sur l’antériorité de l’individu ou de la société. L’un et
l’autre se forment mutuellement.!
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Comment pressentir qu’un système social approche d’un point critique ?
Reprenons l’exemple du marché. Des études récentes semblent montrer que
l’interaction spéculaire s’intensifie avant un krach financier. L’une des modalités
de cette interaction est la contagion par la mimésis duplicative, c’est-à-dire
l’imitation mutuelle massive au sein d’un groupe. Ainsi en est-il parfois, dans le
monde de la finance, des mouvements d’achats et de ventes sur le marché des
actions. Le révélateur de ces mouvements est mesuré par l’ampleur des
mouvements conjoints, ou co-mouvements, autrement dit le nombre de
mouvements d’actions qui vont dans la même direction (à la hausse ou à la
baisse, peu importe). Les agents s’imitent de plus en plus les uns les autres, et
une petite fluctuation peut propulser tout le monde dans la même direction. Dans
ces moments-là, le système est très vulnérable, proche de l’effondrement. Alors
que le co-mouvement est faible lorsque le marché est sain (comme au début des
années 2000), il s’accroît beaucoup au cours des mois qui précèdent un krach
(comme au premier semestre 2008). Au deuxième semestre 2008, le co-
mouvement devient total : les agents ne prennent plus aucune décision
indépendante, mais se copient mutuellement (voir « Les vraies causes de la
récession d’après 2008 », au chapitre 4).!
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De façon analogue, dans les écosystèmes naturels, le phénomène de
« ralentissement critique », importé de la physique, constitue un signal d’alarme
précoce indiquant l’approche d’une transition de phase : le système a besoin de
plus en plus de temps pour revenir à son état d’équilibre après une perturbation.
Une autre réalisation de ce modèle de rupture concerne les « émeutes de la
faim ». À la question : « Pourquoi nous révoltons-nous ? », nous répondons
spontanément : pour protester contre l’oppression, la réduction des libertés
publiques, la pauvreté… Pourtant, la cause principale des émeutes dans le
monde est la faim, lorsque les aliments deviennent trop rares ou trop chers (par
exemple au Soudan en 2019). Une équipe de chercheurs américains a même
décelé un seuil de déclenchement probable d’émeutes en fonction du prix des
denrées alimentaires. Pour des milliards de personnes dans le monde,
l’alimentation représente 80 % du budget des ménages (pour les « classes
moyennes » françaises, autour de 20 %). Lorsque les prix alimentaires montent,
les gens ne peuvent plus s’offrir autre chose. Lorsque vous et votre famille ne
pouvez plus manger, vous vous révoltez, à condition que vos voisins le fassent
aussi (interaction spéculaire). Le passage de la révolte individuelle à l’émeute de
masse découle du franchissement du seuil (point de rupture), c’est-à-dire d’une
petite hausse des prix qui provoque le basculement du système social de l’état
de paix à l’état d’émeute par propagation rapide de la spécularité. Ce
basculement révèle un comportement non linéaire du système social : petite
cause (légère hausse des prix alimentaires), grande conséquence (émeutes).
Cela explique aussi le « printemps arabe » de 2011.!
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Notre sens commun nous habitue à penser que, si certains phénomènes graves
peuvent effectivement se produire, un retour à une relative stabilité advient
toujours ensuite. Aujourd’hui, je pense le contraire. La singularité de la situation
est l’imminence de l’effondrement, théorisée dans des pages qui peuvent
paraître intellectuelles et abstraites, offrant peu de place à l’intuition. Il ne s’agit
pas pour moi d’exposer une sorte de catastrophisme ontologique qui
m’habiterait, mais une réflexion écologiste d’ensemble. Parce qu’il est trop tard
pour éviter l’effondrement, il n’y aura pas d’atterrissage en douceur. Protéger les
plus exposés de nos sœurs et frères en humanité – celles et ceux qui possèdent
peu d’argent, peu de stocks domestiques, peu de relations familiales et sociales,
qui sont peu mobiles – est donc la tâche politique prioritaire, pour laquelle on
trouvera quelques orientations dans des chapitres ultérieurs.!
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L’EFFONDREMENT!
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Appelons « effondrement » de la société mondialisée contemporaine le
processus à l’issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement,
habillement, énergie, mobilité, sécurité) ne sont plus satisfaits pour une majorité
de la population par des services encadrés par la loi. Ce processus concerne
tous les pays et tous les domaines des activités humaines, individuelles et
collectives ; c’est un effondrement systémique mondial. À la suite des travaux de
Joseph Tainter, Jared Diamond, John Michael Greer, Ugo Bardi, David Korowicz,
François Roddier, Pablo Servigne et Raphaël Stevens, il est possible de dessiner
les contours de l’effondrement en quelques traits.!
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Le premier est la déstratification, c’est-à-dire l’affaiblissement des différences de
classes entre les membres de la société examinée. Les anciennes classes (ou
couches) sociales répartissaient les individus selon un ordre vertical, l’ordre de
l’avoir : avoir plus de dignité, plus de puissance, plus de richesses… Après
l’effondrement, la société deviendra plus égalitaire, plus homogène. !
!
Un deuxième trait pourrait être nommé la désegmentation de la société, au sens
où les différences horizontales entre sexes, entre ethnies, entre religions, etc.,
s’estompent au profit d’un ordre moins qualitatif et d’une différenciation plutôt
géographique : d’un côté les proches avec lesquels il faudra vivre en
permanence, quelles que soient leurs caractéristiques (homme ou femme,
catholique ou musulman…), de l’autre les lointains qui nous concerneront
rarement. !
On peut baptiser « démobilité » le trait suivant, qui indique la très forte réduction
du nombre et de la longueur des déplacements des biens et des personnes du
fait de la disparition des modes de transport motorisés. !
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Un autre trait – la déspécialisation – concerne la diminution du nombre d’emplois
différents ou des avantages comparatifs entre territoires. En conséquence, les
individus, les groupes, les territoires deviendront plus multifonctionnels. !
!
Un cinquième trait est la décomplexification de la société sous l’effet de la
décroissance des quantités et de la diversité des échanges d’informations, de
services et de marchandises. Cette simplification va de pair avec une
déstructuration de la société, lorsque les multiples couches d’autorité politique se
seront affaiblies ou auront disparu au profit de modes de vie et d’institutions
locales plus autonomes. !
!
Enfin, question délicate et dramatique que nous aborderons franchement aux
chapitres 2 et 5 : le dépeuplement. Sur l’ensemble du globe, les densités de
population baisseront pour cause de guerres, de famines et d’épidémies.!
!
Nous postulons que la société mondialisée est en cours d’effondrement sous
l’effet de différents facteurs propres à la mondialisation et au productivisme : une
rétroaction positive de déclins nourrie par les interactions entre les ressources, le
capital et les déchets. La question centrale que nous posons se formule alors
ainsi : cet effondrement sera-t-il lent (un ou deux siècles) ou rapide (une ou deux
décennies) ? Catabolique (lent) ou catastrophique (rapide) ?!
!
Derechef, pour éviter toute polémique ou toute confusion, précisons que, dans
cet ouvrage, nous parlons d’un effondrement systémique mondial, et non d’une
catastrophe locale à l’image de l’explosion d’une usine de pesticides à Bhopal
(Inde) en 1984, du naufrage de l’Erika sur les côtes bretonnes en 1999, ou
encore du tsunami qui a entraîné la fusion totale du cœur de deux réacteurs
dans la centrale nucléaire de Fukushima (Japon) en 2011. Il ne s’agit pas non
plus de l’effondrement d’une civilisation locale (l’Empire romain, les Mayas des
plaines, les Pascuans…). Ce qui est en jeu ici est l’ensemble du système Terre et
l’humanité entière.!
!
UNE ÉVOLUTION EN CLOCHE!
!
De nombreux phénomènes naturels ou culturels évoluent selon une « courbe en
cloche ». Ils commencent par croître rapidement, puis cette croissance se ralentit
sous l’effet de différents facteurs, jusqu’à atteindre un maximum, un pic, au-delà
duquel ces phénomènes décroissent inéluctablement. Ça monte, puis ça
culmine, et enfin ça redescend. Le mathématicien belge Pierre-François Verhulst
est le premier à avoir formalisé ce type d’évolution, vers 1840. Ce modèle, qu’il
baptisa « fonction logistique », s’applique à la simulation de nombreux systèmes
évolutifs, par exemple la quantité totale de pétrole extraite à un instant donné
depuis le début de l’extraction industrielle. La dérivée de cette fonction logistique
est une « courbe en cloche » telle que précédemment décrite. !
!
Ainsi se présente la courbe de Hubbert modélisant la déplétion des réserves de
pétrole dans le monde. Le peak oil, c’est-à-dire l’époque du maximum
d’extraction pétrolière, est advenu en 2005 pour les huiles conventionnelles ; il
adviendra sans doute avant 2025 pour la totalité des hydrocarbures liquides.!
!
Une autre modélisation « en cloche » peut être construite à partir d’une vision
thermodynamique du monde, dans laquelle l’économie est décrite et quantifiée
par les flux de matière et d’énergie qui traversent la société, depuis leurs origines
– matières « premières » et énergies « primaires » – et leur transformation en
produits et objets utiles jusqu’après leur consommation, lorsqu’elles ne sont plus
employables.!
!
Ce modèle, très simple, se fonde sur trois stocks : les ressources, le capital et
les déchets. !
!
Les ressources sont les facteurs non encore exploités d’une société : les
ressources matérielles issues du sol ou du sous-sol, telles que les mines de fer
ou les terres arables à exploiter, les ressources humaines à inclure dans le
monde du travail, les ressources d’information telles que les découvertes
scientifiques futures… Bien que nombreuses, complexes et changeantes, toutes
ces ressources sont traitées comme une seule variable. !
!
Le capital comprend tous les facteurs déjà exploités, et qui peuvent encore
l’être, dans les flux de matière et d’énergie d’une société : le capital physique, tel
que l’alimentation, les champs, les machines et les bâtiments ; le capital humain,
tel que les ouvriers et les ingénieurs ; le capital social, tel que les hiérarchies
institutionnelles et le système économique ; le capital informationnel, tel que le
savoir et le savoir-faire technique. !
!
Les déchets englobent tous les facteurs incorporés dans les flux de matière et
d’énergie d’une société et qui ne sont plus exploitables – ainsi des matériaux
usés, des machines hors d’usage, des humains en retraite, de l’information
souillée ou perdue…L’économie est un moteur qui transforme les ressources en
déchets. Son carburant est, essentiellement, le potentiel chimique des énergies
fossiles. Ce modèle est très général. Il ressemble à la loi de la gravitation de
Newton, qui s’applique aux galaxies, aux systèmes planétaires, à la trajectoire
des satellites, à la chute des corps. On n’y trouve pas une force qui attire les
éléments les uns vers les autres, à l’image de la gravitation, mais une puissante
entité qui anime le système : l’entropie. Cette entité est le carburant négatif du
moteur économique. Autrement dit, l’entropie est un peu l’inverse de l’énergie :
plus vous consommez d’énergie, plus vous produisez d’entropie. Plus une
civilisation fabrique et utilise de produits et d’objets qui finissent en déchets, plus
elle génère d’entropie.!
!
Nous revisiterons cette modélisation en cloche des phénomènes au chapitre 2.
Pour l’instant, retenons qu’elle nous permet de reformuler la notion
d’effondrement sous un autre angle : une civilisation s’effondre lorsque s’y
produit un trop grand décalage entre les coûts de maintenance du capital
et les ressources disponibles pour s’en acquitter. Quand cette civilisation
augmente encore son capital (la croissance !), les coûts de maintenance
augmentent aussi, jusqu’à ce que les ressources disponibles n’en puissent plus.
La seule solution est alors de convertir une partie du capital en déchets,
lesquels, dans la théorie économique néoclassique, ont un coût de maintenance
zéro. Ainsi, les ressources initialement destinées à maintenir cette partie du
capital deviennent disponibles pour régler les coûts de maintenance des autres
parties.!
!
En réalité, cette externalisation d’une partie du capital en déchets a elle-même
un coût (écologique), et, bientôt, les ressources disponibles pour la maintenance
de l’ensemble du capital viennent à manquer. Toutes les parties du capital
produisent des montagnes de déchets qui réclament un traitement, c’est-à-dire
redeviennent du capital, et nécessitent donc une maintenance. Ainsi croît le
productivisme, jusqu’à ce qu’un décalage insupportable entre les coûts de
maintenance et les ressources fasse s’effondrer le système entier.!
!
Cette vision thermodynamique peut contribuer à expliquer l’expansion, l’acmé,
puis la chute de l’Empire romain : dès le 2e siècle avant J.-C., l’expansion fut
fondée sur le pillage des richesses énergétiques et matérielles des territoires
conquis. « Plus de conquêtes rapportaient plus de richesses qui finançaient plus
de conquêtes », expliquait Joseph Tainter lors d’une conférence en 2010. Du
moins, tant que ces conquêtes territoriales furent rentables. Lorsque la prédation
impériale se heurta aux limites géographiques du désert ou de l’océan, les
ressources externes diminuèrent et ne purent plus maintenir le niveau de vie des
Romains (coûts de la défense, faste des empereurs et des citoyens…). Celui-ci
diminua inexorablement, jusqu’à la chute de l’empire d’Occident, au 5e siècle de
notre ère. Ce long déclin peut être qualifié de « catabolique », un terme que nous
allons examiner maintenant à la lumière d’autres exemples!
!
EFFONDREMENT LENT, CATABOLIQUE!
!
C’est une crise de déplétion des ressources qui fut la cause principale de
l’effondrement de la civilisation des Mayas des plaines aux 8e, 9e et 10e siècles.
La plupart des recherches, s’appuyant sur des données démographiques et
écologiques, établissent que les populations mayas ont alors augmenté jusqu’à
atteindre un niveau insoutenable pour leur agriculture, les sols latéritiques des
basses terres du Yucatán étant pauvres en éléments nutritifs. De plus, les Mayas
ont investi une grande partie de leur capital dans des programmes de
construction monumentaux, édifiant des bâtiments qui faisaient augmenter les
coûts de maintenance de la civilisation, mais n’avaient aucune utilité pour la
production. Ces programmes se sont poursuivis pendant la phase de déclin, tout
au long de la période classique terminale (de 750 à 950). Au cours de ces deux
siècles, les populations des plaines ont fortement diminué, et de nombreux
centres urbains ont été livrés à la jungle.!
!
À l’inverse, certaines sociétés ont mis en place des mécanismes sociaux pour
limiter la croissance du capital afin de réduire les coûts de maintenance. Le plus
commun d’entre eux consiste dans la destruction régulière de capital improductif.
Le potlatch, par exemple, est un système de dons/contre-dons dans le cadre
d’un échange non marchand. On a pu l’observer de l’Amérique du Nord à l’Inde,
en passant par les îles du Pacifique. Il renvoie, selon Georges Bataille, à la
notion de dépense pure. C’est aussi un processus placé sous le signe de la
rivalité : à travers ses dons, on tente de faire mieux que ses pairs. Dans d’autres
ethnies, on procède à des dépositions rituelles d’objets de prestige dans les lacs
et rivières. De nombreuses interprétations ont été proposées pour expliquer ces
mécanismes. De notre point de vue, l’une des fonctions de tels actes de
destruction est de réduire le stock de capital pour réduire les coûts de
maintenance, et ainsi retarder ou ralentir le déclin. Certains aspects des guerres
peuvent aussi être compris sous cet angle.!
!
Le déclin catabolique, lent, peut également être qualifié d’oscillant. Pour décrire
ce modèle oscillant, nous prendrons une nouvelle fois l’exemple du pétrole (de
l’énergie), représentatif de la déplétion des ressources. Lorsque la production de
pétrole décroît, les prix montent. Cette ressource étant indispensable, ce sont les
autres dépenses – les dépenses de confort ou de prestige – qui décroissent,
ainsi que les emplois et les entreprises associés. Par ailleurs, on observe des
tensions géopolitiques. Le déclin subséquent de l’activité économique conduit à
une chute de la demande d’énergie et à une baisse des prix. Si ces prix restent
supérieurs au coût marginal de production et de fourniture, la croissance peut
reprendre, mais le pouvoir d’achat de l’économie ne revient pas à son niveau
antérieur, puisque la production est limitée par la déplétion de la ressource. La
reprise est donc inférieure à ce que fut l’économie passée. Néanmoins, elle
contribue à la croissance de la demande de pétrole, puis à celle des prix. En
résumé :!
!
croissance économique → hausse des prix de l’énergie → récession →
chute des prix de l’énergie → reprise économique, mais à un niveau
inférieur en raison de la déplétion de la ressource !
!
Dans ce modèle, l’économie oscille par paliers vers un niveau d’activité de plus
en plus bas.!
!
!
EFFONDREMENT RAPIDE, CATASTROPHIQUE!
!
Nous avons modélisé la société mondialisée en un schéma unique, d’inspiration
thermodynamique (ressources, capital, déchets et rétroactions entre ces stocks).
Bien sûr, une telle société présente une complexité plus élevée que cela et
évolue selon des paramètres plus nombreux. Toutefois, l’état global de la société
mondialisée peut dépendre d’un ou deux paramètres clés. Le concept important
est celui d’intégration, de connectivité. Des recherches sur la théorie des
systèmes dynamiques montrent que, à l’approche d’un point de rupture (tipping
point), ces systèmes, quelle que soit leur variété, affichent un comportement
semblable. Ainsi peut-on, en bonne approximation, décrire la société mondialisée
par son PIB et sa variable d’état principale, le flux d’énergie. L’effondrement de
l’Empire romain s’est étalé sur plusieurs siècles, celui des Vikings au Groenland
sur plusieurs décennies. Mon hypothèse est que la vitesse de l’effondrement est
une fonction de l’intégration, du couplage, de la connectivité. Selon cette
hypothèse, l’effondrement de la société mondialisée est possible dès 2020,
probable en 2025, certain vers 2030, à quelques années près.!
!
Dans leur livre à l’écho retentissant, les Meadows et leur équipe du
Massachusetts Institute of Technology ont modélisé les conséquences de la
croissance démographique mondiale sur un monde aux ressources finies. Sur le
graphique le plus connu, l’échelle de temps étant de deux siècles (de 1900 à
2100), la courbe des ressources est en rouge, celle de la production industrielle
en vert, celle de la production agricole en brun. Toutes sont des courbes en
cloche, y compris celle de la pollution (en vert foncé), l’hypothèse étant que la
pollution est progressivement réabsorbée par les écosystèmes. Dans ce
scénario, la chute démographique est décalée par rapport à la chute de la
production agricole, simplement parce que le taux de reproduction des humains
se maintient pendant quelque temps, tant que les stocks de nourriture ne sont
pas totalement épuisés. Néanmoins, la population aussi finit par décroître.!
!
Ce que montre ce graphe, c’est l’effondrement proche de notre civilisation
thermo-industrielle. La cause principale en est la déplétion des ressources.
L’époque actuelle est marquée par les symptômes d’un début d’effondrement,
qui se sont manifestés dès 2005-2008 à travers le pic pétrolier conventionnel et
la crise financière. C’est l’annonce d’une victoire inéluctable de l’entropie.!
!
CHAPITRE 2!
!
Comment sommes-nous arrivés au bord de l’effondrement ?!
!
Il est vain de prétendre décrire l’avenir aussi précisément qu’on peut le faire du
passé. Néanmoins, un souci constant des acteurs économiques et politiques est
de projeter leurs convictions dans le futur afin qu’il advienne conformément à
celles-ci par l’effet d’une prophétie auto-réalisatrice.!
!
De nos jours, malgré un climat d’incertitude plus prégnant que jadis, un premier
modèle de l’avenir du monde tente de s’imposer auprès des populations via les
discours récurrents des dirigeants. Nommons ce modèle « productiviste ».
L’avenir serait une continuation du passé en mieux, après que la « crise » sera
surmontée, ce dont ces acteurs ne semblent pas douter. La croissance
économique – et ses mythes associés : la prospérité partagée et la paix entre les
nations – reprendrait partout son cours, à condition que des « réformes » plus ou
moins « structurelles » soient acceptées par les peuples, selon les orientations
performatives de l’innovation, de l’adaptation et de la liberté régulée du marché.
C’est le « progrès ».!
!
La causalité est linéaire, sans aucun retour sur ce qui a engendré ces
conséquences ; la connaissance est cumulative ; le bien-être se résume au
« toujours plus » ; le présent est sans fin prévisible. Largement dominant dans
les propos des responsables économiques et politiques, en Europe et ailleurs, à
gauche comme à droite, ce modèle est repris sans critique fondamentale par la
plupart des médias, des syndicats et des associations, qui partagent un
optimisme ingénu quant aux capacités de l’humanité à surmonter les épreuves,
malgré les nombreux démentis offerts par l’histoire. S’établit ainsi une vision
consensuelle de l’avenir englobant les mythologies populaires du progrès,
érigeant des hypothèses contingentes en vérités transcendantes, renforçant des
habitudes mentales d’aveuglement au réel.!
!
Dans les domaines économique et politique, la pensée unique ainsi forgée
répète son credo à satiété, à l’image du Conseil européen : « Le Conseil
européen a procédé à un échange de vues sur la situation économique actuelle.
Il approuve les domaines d’action prioritaires recensés dans l’examen annuel de
la croissance et invite les États membres à les intégrer dans leurs prochains
programmes nationaux de réforme et programmes de stabilité ou de
convergence, en vue de favoriser la croissance et l’emploi par des
investissements et des réformes. […] il y a lieu d’assurer une concurrence loyale
au sein du marché unique et au niveau mondial, aussi bien pour protéger les
consommateurs que pour favoriser la croissance économique et la compétitivité,
conformément aux intérêts stratégiques à long terme de l’Union. »!
!
Un autre modèle de l’évolution du monde, contradictoire avec le premier et
minoritaire dans l’opinion publique, est mis en avant par des scientifiques, des
penseurs et des militants. Que prévoit-il ? À moyen terme, les principaux
indicateurs actuels de l’état du monde – la population, l’alimentation, la
production industrielle et, conséquemment, le PIB mondial – entreront en
décroissance. L’ouvrage inaugural décrivant ce modèle fut publié en 1972 par le
Club de Rome. De nombreuses autres études d’inspiration écologiste ont suivi.
Ce modèle pourrait être nommé « modèle en cloche » pour évoquer la forme des
courbes exposée au chapitre précédent (croissance initiale, pic, puis déclin).
Nous l’appellerons « augustinien » en référence à la phrase de saint Augustin :
« Le monde est comme un homme : il naît, il grandit et il meurt. »!
!
Maints historiens et anthropologues ont exprimé le contenu de leurs recherches
selon ce modèle rythmique et cyclique du temps qui passe. Les phénomènes et
systèmes de toute sorte commencent par une période de développement, suivie
d’une stagnation mature qui s’achève par un dépérissement désolant. La théorie
du pic pétrolier, sur laquelle nous reviendrons au chapitre suivant, en est
l’exemple paradigmatique. Comme l’écrit Jean Laherrère : « L’Univers est
constitué de cycles. Tout ce qui est né mourra : étoiles, jours, espèces, humains
et civilisations. […] Tout ce qui monte doit redescendre. La question est : quand
advient le pic ? […] Notre civilisation est habituée à la croissance, et il est difficile
d’imaginer que la croissance est un phénomène transitoire. La seule chose que
je sais à propos de l’avenir, c’est qu’un jour je mourrai. Nous n’aimons pas
penser à notre propre mort, pas plus que nous ne nous plaisons à accepter que
la production de pétrole atteindra un pic, puis déclinera jusqu’à l’épuisement. […]
N’écoutez jamais ceux qui vous parlent de croissance sans parler de pic. »!
!
Plus récemment, un troisième modèle de l’évolution du monde a émergé sous
l’influence des recherches physico-mathématiques dans le domaine des
systèmes dynamiques, puis de la formalisation du devenir des écosystèmes
naturels et sociaux sous cet angle. Au vocabulaire et aux concepts lisses,
progressifs et réguliers du premier et du deuxième modèle s’est substitué un
arsenal de notions et d’images exprimant des ruptures, des bifurcations, des
catastrophes dans la variation des systèmes. Ce modèle est dit
« discontinuiste ». Comme nous l’avons vu, il arrive qu’une petite perturbation
dans le système entraîne des changements considérables, brutaux et souvent
imprévisibles ; leur ampleur est pratiquement impossible à anticiper. Les relations
de causalité sont non linéaires, au sens où une conséquence peut avoir un effet
sur sa propre cause et donc, ensuite, sur elle-même.!
!
Cela implique, entre autres, une relativisation des méthodes de prolongement de
tendances et d’échantillonnage à partir d’observations : il devient plus difficile de
faire des prédictions sur l’évolution du système en partant de données factuelles.
La description du système lui-même est fondée sur les interactions entre ses
éléments, l’absence de contrôle central et de multiples niveaux d’organisation
enchevêtrés. Malgré une ressemblance formelle avec le libéralisme économique,
ce modèle se distingue de celui de la « main invisible » d’Adam Smith, qui
suppose des agents égoïstes, calculateurs et rationnels, indépendants les uns
des autres. Ce n’est pas le cas ici, puisque les agents sont plus ou moins
fortement liés à leurs voisins géographiques ou d’intérêt. Quant à la dynamique
du modèle, elle s’inspire de cette phrase de René Thom : « En fait, la
discontinuité, dans beaucoup de situations, se contrôle elle-même. La
discontinuité se produit parce qu’un état instable dans le système s’est trouvé
précipité dans un état plus stable. La discontinuité annihile d’une certaine
manière les tensions du système. »Examinons de plus près chacun de ces trois
modèles.!
LE MODÈLE PRODUCTIVISTE!
!
La naissance du productivisme coïncide avec l’émergence des sociétés
industrielles au 18e siècle. Foi dans le progrès, interprétation linéaire du
déroulement temporel, démultiplication des moyens de production, rationalisation
et désenchantement des sociétés : le productivisme conçoit les relations sociales
comme étant entièrement agencées autour du système de production-
consommation. L’être humain n’est plus qu’un sujet produisant ou consommant.
La production-consommation obsessionnelle se substitue aux interactions
sociales, les biens échangés sont vus comme des extensions métonymiques des
personnes qui les échangent, le fétichisme de la marchandise réifie les liens
interpersonnels. Que les moyens de production soient collectifs, comme dans
l’ex-système soviétique, ou privés ne change rien à la donne. Le productivisme
n’est pas spécifiquement libéral. L’URSS d’hier était aussi productiviste que les
États-Unis. La Chine communiste d’aujourd’hui l’est autant que le Japon. La
soumission du politique à l’économique est inhérente aux doctrines libérale et
marxiste. La première pose comme fondement de la société bonne la production
et la consommation, reliées par le marché. La seconde affirme que les rapports
de production sont au fondement de la société et rejette les autres domaines
dans des superstructures secondaires déterminées, en dernière instance, par
l’économique. Cette hégémonie de l’économie, qui s’impose dans les
représentations, les décisions, les activités humaines, au détriment des autres
dimensions de l’être, est le premier attribut du productivisme.!
!
Un autre point commun entre les économies capitalistes et socialistes est leur
indifférence à l’environnement naturel. Il ne s’agit pas d’un oubli accidentel au
sein des pensées qui les sous-tendent, mais d’un vice profond dans leurs
architectures respectives, basées l’une et l’autre sur une représentation erronée
de la nature. La nature, implicitement considérée comme inépuisable et
indestructible, est en fait ignorée par ces pensées, ou alors envisagée comme un
ensemble de ressources disponibles pour l’accroissement des forces
productives, et comme un milieu hostile (en raison des pénuries, des maladies,
du climat…) qu’il convient de maîtriser et de dominer. Cette incomplétude des
économies capitalistes et socialistes est le deuxième attribut du productivisme.!
!
Soustraite à tout débat public sur l’utilité de telle ou telle production et insensible
à toute considération sur ses impacts écologiques en amont et en aval,
l’économie s’est concentrée sur l’efficacité à tout prix et la recherche
systématique de la productivité maximale (d’où le terme de « productivisme » ou,
dans sa modalité triomphaliste actuelle, de « libéral-productivisme »). Ce
troisième attribut du productivisme ne correspond donc pas seulement à la
croissance de la production, au « toujours plus » ; il englobe aussi un objectif
d’efficacité optimale, d’accroissement incessant de la productivité, sous peine de
périr. Le productivisme, c’est la démesure, l’hubris, l’illimitation.!
!
Plus généralement, nous qualifierons de « productiviste » toute structure sociale
recherchant la production et la productivité maximales sans égard pour leur
contenu ou leur environnement social, culturel ou environnemental. De telles
structures (les marchés, General Motors, l’agriculture, l’école, la santé…)
engendrent des conséquences internes et externes néfastes, négligées par le
modèle productiviste. La notion de productivité d’une structure tente d’agréger en
une seule mesure un ensemble de facteurs de production hétérogènes, tels ceux
énumérés par le modèle de Solow : le travail humain, le capital, le progrès
technique. En fait, dans le mythe productiviste, c’est l’ensemble de la science qui
est convoquée pour appuyer un projet démiurgique repris aujourd’hui par le
transhumanisme. Le domaine politique (la société des humains réels) et le
domaine naturel étant sources de désordres et d’aléas, il convient de tout
recréer, tout fabriquer, tout vendre selon des méthodes prétendument
incontestables, rationnelles, scientifiques. Y compris les humains, actuellement si
faillibles, si imparfaits, si mortels. Retenons ce quatrième attribut du
productivisme, d’ordre métaphysique : la volonté de refabrication du monde. En
somme, ce premier modèle du monde est un totalitarisme.!
!
LE MODÈLE AUGUSTINIEN!
!
Comme nous l’avons vu, de nombreux phénomènes naturels ou culturels
évoluent selon une courbe en cloche : croissance rapide, ralentissement sous
l’effet de différents facteurs, atteinte d’un maximum, ou pic, puis déclin
inéluctable. La production d’acide borique en Toscane ressemble à une courbe
en cloche imparfaite. Il en est de même de la production mondiale de
phosphates, fertilisants fondamentaux en agriculture. Dans un domaine qui n’a
rien à voir avec les ressources minérales, la production d’huile de baleine pour
l’éclairage et de fanons de baleine pour les corsets, au 19e siècle, a elle aussi
pris la forme d’une courbe en cloche. En principe, les baleines se reproduisent,
mais la chasse fut si intense que le cycle de leur population s’apparente à celui
d’une ressource non renouvelable comme le pétrole. Plus généralement, au
cours du siècle présent, de nombreux phénomènes achèveront leur période de
croissance et entameront leur déclin : la population mondiale, la production de
céréales, la pêche en mer, la disponibilité d’eau douce par personne, les
volumes d’extraction annuelle de certains métaux et minéraux stratégiques…
C’est à Joseph Tainter que l’on doit l’extension de cette modélisation aux
sociétés humaines, notamment celles qu’il qualifie de « complexes ». Par
complexification, il faut entendre la diversification des rôles sociaux,
économiques et politiques, le développement des infrastructures et
l’accroissement de l’économie des services, le tout soutenu par une forte
consommation d’énergie. Relativement aux bénéfices sociaux, on observe
habituellement trois phases de complexification. !
!
La première est caractérisée par une augmentation forte des bénéfices par
rapport aux coûts de la complexification : le taux marginal, c’est-à-dire l’évolution
du rapport bénéfices/coûts, est supérieur à 1. Les solutions les plus simples, les
plus générales, les moins coûteuses, sont très efficaces. !
!
Une deuxième période commence lorsque le taux marginal passe en dessous de
1 : un accroissement de la complexité produit encore des bénéfices pour la
société, mais inférieurs aux coûts. La société devient fragile, sa complexification
devient moins attractive, les prélèvements obligatoires sont moins bien acceptés,
la confiance de la population dans le pouvoir diminue, le collectif se décompose
et ses membres sont moins solidaires des objectifs politiques centraux. !
!
Enfin, lorsque le taux marginal devient négatif, tout accroissement de la
complexité (et de ses coûts) entraîne une diminution des bénéfices sociaux.
L’effondrement économique et social est alors probable.!
!
La représentation de Tainter et celle de l’équipe Meadows, du Club de Rome, en
1972, sont des exemples de ce modèle qui décrit l’évolution du monde en trois
périodes : développement prospère, plateau équivoque, puis déclin fatal. La
décroissance est notre destin.!
!
ÉVOLUTION CONTINUE OU DISCONTINUE ?!
!
L’effondrement de la société mondialisée contemporaine sera-t-il plutôt rapide
(catastrophique) ou plutôt lent (catabolique) ? Comme je l’ai dit, mon hypothèse
est que sa vitesse sera une fonction de l’intégration, du couplage, de la
connectivité, de l’interdépendance entre les éléments clés du monde globalisé.
Ces éléments clés – ces sous-systèmes du système Terre, ces infrastructures
cruciales – sont les suivants : les énergies fossiles, l’électricité, les
télécommunications, les transports, l’eau, les services de santé et d’urgence, le
système banquier et financier, les institutions régaliennes des États. Ces huit
infrastructures sont désormais étroitement reliées entre elles à l’échelle
mondiale, à travers une multitude de réseaux et de sous-réseaux le long
desquels la moindre défaillance de l’un d’eux peut se propager rapidement aux
autres. Nous examinerons précisément ces défaillances et le mécanisme de leur
propagation au chapitre 4.!
!
Vu leur importance, ces éléments clés, ces processus cruciaux, sont non
redondants : ils n’ont pas de substituts de même échelle. Ils sont également
soumis à la loi du minimum : le résultat d’un réseau intégré de processus est
limité par le processus le moins performant. Si, par exemple, le système financier
et monétaire faiblit, alors les flux de matière et d’énergie et la maintenance des
infrastructures critiques faibliront aussi, tandis que des banques s’effondreront et
que, avec l’intensification de l’interaction spéculaire, le chaos social pourra
renverser des gouvernements. Dans cette hypothèse, l’effondrement est
probable avant 2025, certain avant 2030.!
!
Pour être plausible, une telle affirmation doit être étayée par quelques arguments
que nous allons maintenant exposer, en introduisant un nouveau cadre
conceptuel issu des recherches contemporaines en théorie des systèmes
dynamiques et en psychologie sociale. C’est le troisième modèle de l’évolution
du monde, le modèle discontinuiste.!
!
À noter qu’il n’existe pas le même rapport logique entre ces trois modèles du
monde. Le modèle productiviste et le modèle augustinien semblent
contradictoires : l’un est pour la croissance, l’autre pour la décroissance (en des
sens qu’il faudrait encore préciser, tant ces deux notions sont extensibles). Le
modèle discontinuiste, lui, n’opère pas sur le même plan que les deux premiers.
Il pourrait être compatible avec l’un et l’autre, puisqu’il se focalise surtout sur la
forme de l’évolution du monde, et non sur sa substance. Intellectuellement, il
serait donc concevable qu’un modèle productiviste soit discontinuiste, de même
qu’un modèle augustinien pourrait l’être. Cependant, historiquement, le
productivisme préfère une croissance lisse, continue, incrémentale. Les grands
événements de l’histoire, inattendus – la Révolution française, la révolution
russe, les deux guerres mondiales… –, sont considérés comme des accidents
regrettables qui ont retardé le progrès d’un monde prévisible. Paradoxalement,
ce sont ces événements qui, a posteriori, sont analysés comme ayant engendré
des sauts qualitatifs et quantitatifs dans ce progrès, mais à quel prix ! Pour notre
part, nous sommes plus ouverts à un modèle augustinien, décroissant, mélangé
au modèle discontinuiste. Notre sentiment est qu’une période de déclin, de
descente, est plus propice à l’advenue de ruptures et de catastrophes. La
décroissance, ça se passe mal, croit-on volontiers.!
!
La vision du futur qui inspire ce livre est celle-ci : une évolution discontinuiste
couplée à un modèle décroissant. Autrement dit, l’effondrement à venir
s’accompagnera nécessairement d’une décroissance des niveaux de production
et de consommation. Mais plus cette décroissance sera choisie, moins
l’effondrement sera épouvantable. La décroissance est la politique de
l’effondrement.!
!
UNE ORIGINE TABOUE : LA SURPOPULATION!
!
Les « objecteurs de croissance » partisans et, parfois, acteurs du modèle
augustinien écartent souvent la question démographique de la sobriété qu’ils
prônent ou pratiquent dans tous les autres domaines. Cette question est
pratiquement taboue en France, où l’opinion courante est que la « croissance »
doit d’abord être démographique – par naissances indigènes plus que par
immigration, tout de même ! S’il est un pur construit social (par opposition à une
« loi naturelle ») devenu croyance partagée, c’est bien celui-là.!
!
Au fil du temps, nos sociétés industrielles ont résolu, au moins formellement,
certaines questions intrinsèquement sociales, c’est-à-dire dont la réponse ne
dépend que des volontés humaines. Ainsi, en France, la question
multidimensionnelle de l’égalité femmes-hommes a été formellement résolue en
1944 à travers le droit de vote et en 1999 à travers l’égal accès aux fonctions
politiques. Il en va de même de l’abolition de la peine de mort, du mariage
homosexuel ou de l’euthanasie : ce sont des questions d’ordre culturel, sans
relation avec les lois de la physique ni les grands cycles de la biosphère. On peut
regretter qu’il ait fallu tant de temps et tant de souffrances pour faire reculer de
telles discriminations, mais en tout cas ce délai n’a jamais remis en cause
l’existence de la société française ni la possibilité d’une vie humaine civilisée.!
!
Les questions d’ordre naturel qui émergent de la catastrophe écologique, elles,
sont indifférentes aux opinions et à l’agenda électoral. La nature ne négocie pas.
Son évolution – désormais liée aux activités humaines, comme l’indique le
vocable d’Anthropocène – se réalise dramatiquement sous les aspects
interdépendants du dérèglement climatique, de la déplétion des ressources, de
la baisse de la biodiversité et de la croissance des pollutions. Cette catastrophe
écologique s’intensifie, au point que le maintien de la vie humaine sur terre n’est
plus garanti à la fin du présent siècle.!
!
La question démographique se situe à l’intersection des questions culturelles et
des questions naturelles. Elle combine les difficultés et les controverses des
unes et des autres. Pourquoi l’aborder dans un ouvrage sur l’effondrement ?
Parce que, à rebours de l’opinion commune selon laquelle le bonheur et la
prospérité se trouveraient dans la profusion humaine, nous estimons qu’un
nombre modéré d’humains sur un territoire est l’un des trois facteurs cruciaux
déterminant son habitabilité, sa viabilité et sa soutenabilité. Les néomalthusiens,
dont je suis, font l’objet de critiques venues de tout bord. Dans la décroissance
démographique que nous soutenons, la droite décèle une campagne
promouvant les avortements massifs, l’homosexualité et l’abandon du
patriotisme. La gauche nous soupçonne d’attaquer les droits humains, de fuir le
problème du financement des retraites, voire de prêcher l’eugénisme ou le
racisme. D’une manière générale, la question est taboue ou considérée comme
mal posée : l’information, la croissance et la technologie résoudront les éventuels
problèmes démographiques. Quant aux organisations écologistes, associatives
ou politiques, elles résolvent la question en ne la posant pas, alors même que
l’écologie des populations est un pan important de l’écologie scientifique.!
!
Une histoire vécue illustre ce non-pensé et ce non-dit. Au cours du premier
semestre 2013, j’ai participé aux réunions du Conseil national du débat sur la
transition énergétique (CNDTE), composé d’environ 120 personnes, et plus
particulièrement au groupe de travail « Sobriété – Efficacité », dont la
quarantaine de membres représentaient les « forces vives » de la France que
sont les syndicats de salariés, les employeurs, les ONG environnementales, les
associations sociales, les élus locaux, les parlementaires et l’État. Notre groupe
était chargé d’examiner tous les aspects d’une politique énergétique sobre et
efficace dans les domaines de l’habitat, de la mobilité, de l’industrie, de
l’agriculture et de l’électricité spécifique. Nous devions étudier, analyser, débattre
et, bien sûr, proposer des orientations et rédiger des mesures. Plus d’une
centaine de mesures furent mises sur la table, en provenance de tous les
acteurs présents. Toutes étaient d’ordre technique, tels des amendements à un
projet de loi.!
!
Lors d’une des premières réunions du groupe de travail, j’ai tenté, en vain, de
placer notre réflexion collective dans un cadre qui prenne en compte les facteurs
les plus directs de la consommation d’énergie. Plus précisément, j’ai évoqué
l’équation I = P × A × T, que l’on peut interpréter ainsi dans le domaine de
l’énergie : « I » est l’impact des activités humaines sur l’environnement, en
l’occurrence la consommation totale d’énergie ; « P » représente la population du
territoire examiné (le monde, la France…) ; « A » est la variable « affluence »,
c’est-à-dire la consommation moyenne d’énergie par personne ; et « T »
représente l’intensité énergétique de la production de biens et de services pour
l’affluence. Bien entendu, des améliorations technologiques de l’efficacité
énergétique peuvent réduire le facteur « T » dans le second membre de
l’équation. Mais pourquoi se restreindre à ce seul facteur dans une réflexion
politique d’ensemble sur l’énergie ? Le président Hollande lui-même n’affirmait-il
pas, le 14 septembre 2012 : « La transition que je vous propose d’engager n’est
pas un programme, n’est pas non plus un choix politique partisan, c’est un projet
de société, c’est un modèle de développement, c’est une conception du
monde » ? À un tel niveau d’ambition, nous nous devions d’être intrépides, de ne
pas nous cantonner à la technique (« T »). Certes, quelques mesures relatives à
l’affluence (« A »), c’est-à-dire au mode de vie, à la « richesse », furent
envisagées – l’abaissement des vitesses maximales autorisées sur route et en
ville, ou encore l’établissement de la semaine de quatre jours de travail. Mais,
considérées comme trop audacieuses, elles furent rejetées. Quant au facteur
« P », celui de la population, il ne fut pas question d’en parler.!
!
J’avais déjà rencontré cet interdit en 2008 lors d’un séminaire public organisé par
la revue Entropia. Mon exposé portait sur l’empreinte écologique et rappelait
notamment les grandes différences qui existent entre les régions du monde dans
son volet énergétique : le Qatari moyen dissipait 30 kW (kilowatts) de puissance
énergétique, l’Étatsunien moyen 10 kW, l’Européen 5 kW, le Chinois moyen 2
kW, l’Indien 0,5 kW et le Sénégalais 0,3 kW. Les différences étaient du même
ordre lorsqu’on examinait les émissions de gaz à effet de serre ou la
consommation de matières premières minérales. J’en déduisais que, d’un point
de vue écologique, l’empreinte énergétique d’un nouveau-né européen était dix
fois plus importante que celle d’un nouveau-né dans le Tamil Nadu, par exemple.
Que la question de la surpopulation ne se réduisait donc pas au nombre de
personnes, mais à la multiplication de ce nombre par l’empreinte moyenne de la
population sur le territoire considéré. Que, par conséquent, il était rationnel de
s’interroger aussi sur la nécessité d’une baisse de la natalité en Europe,
nécessité que j’ai énoncée sous forme de slogans spectaculaires en parlant de
« grève du troisième ventre européen » ou d’« inversion de l’échelle des
allocations familiales ».!
!
Que n’avais-je pas dit là ! Les innombrables partisans du jeunisme, du
croissancisme et du patriotisme – idéologies compagnes du natalisme comme
horizon indépassable de la richesse des nations – m’ont immédiatement accablé
des qualificatifs les plus pénalisants, jusqu’à celui de « nazi », conformément à la
loi de Godwin. Pourtant, je n’avais fait que résumer une tendance historique
majeure depuis soixante ans : l’accès impérial des Occidentaux aux matières
premières du monde et l’exubérance énergétique bon marché sont les deux
paramètres qui permirent de propager presque partout la « révolution verte »
agricole et l’amélioration sanitaire, engendrant ainsi une forte croissance
démographique. Si l’on respecte le principe d’égalité entre tous les humains,
règle d’or de la morale politique, et si l’on estime que le mode de vie occidental
est le plus désirable de tous – ce qui est contestable, mais qui le conteste ? –, on
en déduit que nos sœurs et frères chinois, indiens, africains et sud-américains
devraient eux aussi pouvoir vivre à l’occidentale en bénéficiant des joies du
consumérisme de masse. Ce lieu commun ressassé dans tous les discours sur
le « développement » depuis cinquante ans est contredit par l’impossibilité
matérielle d’une telle fantaisie.!
!
Prenons un exemple entre mille : en 2015, la France comptait environ 33 millions
de voitures particulières pour presque 66 millions d’habitants, soit une voiture
pour deux habitants. La Chine, elle, comptait environ 120 millions de voitures
particulières pour 1 390 millions d’habitants, soit une voiture pour onze habitants.
Si la Chine devait vivre comme la France, sous le seul rapport des automobiles,
elle devrait avoir 695 millions de véhicules particuliers en circulation. Et l’Inde,
670 millions ! Rien que pour ces deux pays, cela représenterait un doublement
du nombre de voitures particulières dans le monde – environ deux milliards
d’unités contre un milliard aujourd’hui. Jamais ces chiffres ne seront atteints. La
Terre ne recèle pas assez de pétrole, ni d’acier, ni d’aluminium, ni de platine, ni
de palladium, ni de rhodium, ni d’autres éléments pour satisfaire cette demande
à bon compte. Il suffit d’ajouter l’Afrique et l’Amérique du Sud du côté des
humains « en développement », et les écrans plats, les lave-linges et les
ordinateurs du côté de l’affluence, pour renforcer notre conviction que l’extension
planétaire du mode de vie occidental est tout simplement impossible.!
!
Les moyens de communication mondiaux exhibent désormais cette opulence de
l’Occident au-delà de ses frontières. Les plus audacieux des laissés-pour-compte
du « développement » n’hésitent pas à risquer leur vie dans des voyages
sordides pour atteindre les territoires européens ou nord-américains. Ni les
policiers ou les barbelés supplémentaires, ni les murs ou les radars côtiers ne
parviendront à endiguer le flux croissant de jeunes Méditerranéens, Africains ou
de l’Asie centrale qui cherchent à gagner l’Europe, mimétiquement fascinés par
les lumières du Nord. Les conséquences sont incertaines, entre le risque de voir
s’établir des régimes autoritaires et xénophobes en Europe et l’espoir unique
d’un partage équitable des ressources avec les sous-continents dont ces jeunes
sont issus. Sachant que, dans l’un et l’autre cas, lesdites ressources déclinant,
c’est le mode de vie européen – la surconsommation – qui est en question.
Autrement dit, si nous espérons pouvoir continuer à vivre dans un continent
civilisé et démocratique, ne subsiste que la possibilité précaire de diminuer le flux
de migrants vers l’Europe par une politique de décroissance matérielle ici, tout
en encourageant l’évolution endogène là-bas.!
!
Si l’on s’en tient à l’idéal de la pensée progressiste courante, l’Europe
vieillissante et en déclin démographique devra accueillir des millions de jeunes
immigrés du Sud pour tenter de résoudre les problèmes d’une société de
croissance : déséquilibre entre le nombre de retraités et le nombre d’actifs,
mutation de la demande de biens et services traditionnels et des types d’emplois
afférents dans le sens du care, évolution des jeux de pouvoir nationaux au profit
des nouveaux citoyens immigrés… C’est là une conception de l’accroissement
démographique qui ne profite qu’aux tenants de la croissance, du dynamisme
des marchés et de la compétitivité à tout prix. La solution à un vieillissement de
la population ne peut pas être l’augmentation de la proportion de jeunes, car ces
derniers deviendraient un jour vieux à leur tour et réclameraient encore plus de
jeunes : ce serait une fuite en avant, la situation ne ferait que s’aggraver.!
!
Nous croyons au contraire que la peur occidentale du vieillissement doit être
affrontée aujourd’hui, mais aussi qu’il ne faut pas craindre une population âgée.
Une société âgée possède des qualités économiques, sociales et écologiques
comparables, voire plus grandes, que celles d’une société plus jeune. Même à la
retraite, les personnes âgées contribuent de façon appréciable à la prospérité de
la société à travers tout le travail bénévole qu’elles assument, auquel il faut
ajouter les contributions intellectuelles, la sagesse venant souvent avec l’âge.
Les grands-parents européens assurent deux tiers des gardes d’enfants
informelles. La grande majorité des personnes âgées sont autosuffisantes et ne
constituent pas un fardeau financier pour leurs enfants. Ce sont plutôt elles qui,
bien souvent, soutiennent les jeunes générations, notamment les chômeurs. Tout
compte fait, les jeunes coûtent plus cher à l’économie, en temps et en argent
pour leur entretien et leur éducation, que les vieux avec leurs pensions.
L’accroissement du nombre de retraites à payer peut être compensé par la
diminution des investissements scolaires. De même, dans le secteur de l’habitat
et des infrastructures en général, une population stagnante ou déclinante est
moins coûteuse qu’une population croissante. À l’échelon individuel, une famille
avec un ou deux enfants disperse moins son héritage qu’une famille qui en a
trois ou quatre ; les enfants de la première famille sont donc plus favorisés.!
!
« Quel type de monde voulons-nous ? » C’est souvent la question finale qui se
pose à l’issue d’un débat autour d’un grand problème. En tant qu’homme
politique, je devrais être conduit à dresser un constat et à esquisser une solution.!
!
Le constat ? Tous les écologues qui ont travaillé sur les relations entre
démographie et environnement parviennent plus ou moins à la même
conclusion : si nous souhaitons que l’immense majorité de la population
mondiale bénéficie d’un style de vie comparable à celui d’un Européen moyen de
2010, cette population devrait se situer autour de un milliard d’habitants – à
condition aussi que ce style de vie devienne rapidement beaucoup plus économe
en énergie et en matières premières, et beaucoup plus fondé sur les énergies
renouvelables et le recyclage.!
!
La solution ? Une extraordinaire mobilisation internationale mise en œuvre lors
d’un sommet onusien, avec ce double objectif : réduire massivement la
population mondiale par un programme d’information et de formation au planning
familial et réaliser une transition énergétique drastique par la sobriété, l’efficacité
et les énergies renouvelables. Or, quand on voit que le Sommet de la Terre dit
« Rio + 20 », en juin 2012, n’a absolument pas abordé la question
démographique, et que l’accord de Paris de 2015 a détruit le mince espoir que
représentait le protocole de Kyoto, on ne peut qu’être sceptique quant à la
faisabilité de cette « solution ».!
!
CHAPITRE 3!
!
Y a-t-il une bonne économie pour la planète et pour
l’humanité ?!
!
Il n’existe qu’une seule économie dans le monde réel des affaires, des dirigeants
politiques et des universités : l’économie néoclassique. C’est celle du modèle
productiviste, de la croissance, du capitalisme. Certes, quelques variantes
affirment leur différence, se qualifiant de keynésienne, autrichienne,
schumpétérienne, développementale, comportementale, institutionnelle ou
même hétérodoxe. Cependant, l’économie biophysique que nous allons
présenter ici remet en cause les principes communs à l’économie néoclassique
et à ses variantes. Elle se présente comme une alternative à l’économie
mainstream en ses fondements même. C’est l’économie du modèle augustinien,
de la décroissance, de l’écologie politique. Ainsi un exposé comparatif sera-t-il le
meilleur moyen d’appréhender ce dont il s’agit – comparaison avec l’économie
néoclassique d’abord, avec l’économie écologique ensuite. Reste que l’économie
biophysique en est au stade de l’ébauche théorique et pratique. Elle n’a donc
pas la prégnance idéologique, l’exemplarité concrète ou la littérature abondante
que possède l’économie néoclassique.!
!
CRITIQUE DE L’ÉCONOMIE NÉOCLASSIQUE!
!
L’économie néoclassique s’intéresse d’abord aux individus, présentés comme
égoïstes, rationnels et calculateurs. Ces agents économiques sont indépendants
les uns des autres. Tous les produits du marché et tous les facteurs de
production ont des substituts proches. Les prix contiennent toutes les
informations nécessaires aux agents économiques (producteurs et
consommateurs) afin qu’ils puissent prendre des décisions rationnelles
conduisant à des allocations optimales et efficaces. La formation de prix
équilibrés crée des résultats de marché efficients et équitables.Toutefois, cette
machinerie ne produit pas de résultats compatibles avec le comportement réel
des individus, ni conformes aux lois de la thermodynamique. La rareté est l’objet
même de l’économie néoclassique. Ne dit-on pas que l’économie est l’étude de
la répartition des ressources rares entre plusieurs utilisations ? Sauf que, dans la
conception néoclassique, toute rareté est relative. La rareté absolue – ou une
quantité insuffisante de ressources ou de biens – n’est jamais envisagée dans
cette économie qui suppose que tous les biens et toutes les ressources ont des
substituts. Si ces substituts ne sont pas immédiatement présents, ils seront
fournis par le commerce ou par le changement technologique. Ainsi, la théorie
néoclassique affirme qu’il suffit d’étudier les processus d’échange et de formation
des prix pour saisir pleinement la nature d’une économie. Les prix seuls régulent
le marché.!
!
Dans le rêve néoclassique, il n’y a pas de différence entre les marchés
individuels et l’économie de marché dans son ensemble. Comme les entreprises
sont nombreuses et petites par rapport à l’économie globale, aucune d’elles ne
peut influencer le sacro-saint prix du marché. La macroéconomie est tout
simplement l’agrégation des innombrables petites entreprises qui se comportent
comme des individus (méthode dite de l’individualisme méthodologique). En
d’autres termes, l’économie néoclassique ne reconnaît pas l’existence de
rétroactions positives complexes au sein du système.!
!
L’économie dans son ensemble peut être représentée comme un flux circulaire
entre les ménages et les entreprises. Pour l’économie à l’équilibre, il n’y a ni
déplétion des ressources naturelles en amont, ni déchets de production ou de
consommation en aval, alors que, à l’évidence, chaque processus productif
utilise de l’énergie et des matières premières, et produit fatalement des déchets
sous forme de chaleur et de rebuts. Cela n’est pas pris en compte dans la
conception néoclassique du flux circulaire : les échanges sont le système
englobant, et non un sous-système de la société, elle-même enchâssée dans le
système Terre. Finalement, l’économie néoclassique se considère comme une
science universelle, capable d’expliquer toute situation, sur tout territoire, de tout
temps. Les comportements humains (rationnels, égoïstes et calculateurs)
découlent de la nature humaine. Toute discussion sur l’importance des structures
institutionnelles ou sur les relations avec la biosphère est rejetée. L’évolution
naturelle conduit à une société de consommation de masse.!
!
Or le monde réel est très différent des abstractions de l’économie néoclassique.
Les individus réels ne sont tout simplement pas les maximisateurs rationnels de
leur satisfaction que suppose cette théorie. Ils sont aussi susceptibles d’être
impulsifs, vindicatifs ou altruistes qu’égoïstes ou rationnels. De plus, les humains
existent en société. Quant aux entreprises, elles ne sont pas en concurrence
parfaite et non faussée, comme il serait nécessaire pour la réalisation d’un
équilibre efficace et équitable. Les entreprises du monde réel possèdent des
avantages ou des handicaps de situation et de puissance. Une grande
multinationale qui opère dans une mégalopole n’est pas organisée de la même
manière qu’une entreprise familiale implantée dans une petite ville.!
!
Par contraste, l’économie biophysique se concentre explicitement sur les
relations de puissance, à la fois dans le sens physique d’énergie par unité de
temps et dans le sens social de contrôle sur les autres. La nature changeante de
l’énergie et du contrôle des marchés et des processus en dit plus sur le caractère
d’une société que ce qui peut être déduit de l’observation des prix. Les éléments
essentiels de l’économie biophysique sont les suivants :!
!
– Une concentration sur les stocks et les flux de matière et d’énergie plutôt que
sur les comportements individuels (les « préférences des consommateurs »).
L’accent est mis sur la qualité de l’énergie, ainsi que sur la quantité d’énergie
disponible.!
– L’étude de l’économie relève tout autant des sciences physiques que des
sciences sociales. Par conséquent, ses analyses doivent être en cohérence avec
les lois connues des sciences de la nature et les connaissances issues des
autres disciplines. Les économies et les sociétés sont des systèmes complexes
adaptatifs qui interagissent avec les systèmes naturels et sont encadrés par les
propriétés de ces derniers : inputs et outputs, limites, interactions, rétroactions
positives et négatives, déplétion, pollution, non-linéarité, transitions de phase,
attracteurs, points critiques, bifurcations, catastrophes, contagions,
effondrements…!
– L’économie doit être placée dans un contexte historique long, voire
anthropocénique, et se concentrer sur l’explication de l’évolution conjointe des
structures, des rapports sociaux et des écosystèmes.!
– L’économie doit être étudiée comme un système social réel, un système qui est
aujourd’hui mondialisé, financiarisé et destructeur de la nature, non comme un
système abstrait de concurrence parfaite et non faussée.!
– Chaque activité économique doit être considérée comme une espèce
biologique : elle utilise des ressources pour vivre et se reproduire, en rejetant des
déchets.!
!
ÉCONOMIE ÉCOLOGIQUE ET ÉCONOMIE BIOPHYSIQUE!
!
Deux écoles économiques hétérodoxes se partagent aujourd’hui l’hérédité des
travaux de Nicholas Georgescu-Roegen en thermodynamique et de ceux de
Howard T. Odum en écologie des systèmes, publiés dans les années 1970.
L’économie écologique (ecological economics), menée par Herman E. Daly,
tente d’évaluer le prix des services des écosystèmes en intégrant la finitude des
ressources et la pollution dans le cadre de l’économie néoclassique. Quant à
l’économie biophysique (biophysical economy), conduite par Charles A.S. Hall,
elle repose sur la dynamique des flux d’énergie et tente de refonder
complètement l’économie pour en faire une vraie science plutôt qu’une croyance
religieuse, comme l’actuelle économie néoclassique. Pour l’une et l’autre écoles,
cependant, l’analyse du processus économique s’appuie sur la
thermodynamique et l’écologie, deux disciplines ignorées par l’économie
néoclassique. L’économie biophysique et l’économie écologique partagent donc
des principes communs, le plus important d’entre eux étant que l’économie est
un sous-système enchâssé (embedded) dans le système primaire fini et non
croissant de la planète Terre. En tant que sous-système, l’économie est soumise
aux limites du système primaire et doit obéir aux lois fondamentales de la
science, notamment à celles de la thermodynamique. Mais l’économie
écologique s’est focalisée sur deux approches : le capital naturel et l’économie
stationnaire (steady-state economy), provenant des réflexions de Herman Daly.!
!
L’approche par le capital naturel est la plus marquée par le néoclassicisme et la
plus problématique. Les prémisses en sont que les stocks de la nature sont un
capital et deviennent des ressources quand ils sont extraits et placés dans les
flux de l’économie. Par exemple, le bois d’œuvre est une ressource, et une forêt
est un bien en capital. Malheureusement, le revenu national traite la déplétion du
capital naturel comme un revenu courant, sans fin prévisible, au lieu de déprécier
les stocks de la nature qui s’épuisent. Alors que l’économie écologique estime
qu’une juste évaluation des stocks de la nature comme des biens en capital
permettrait au marché de les allouer efficacement, l’économie biophysique, elle,
récuse l’idée qu’ils seraient alloués efficacement dès leur prix connu, car les
limites à la croissance ne sont pas internes à l’économie, mais externes, dues à
la raréfaction des ressources. La décroissance de notre empreinte écologique et
la récession de l’industrialisme nous sont imposées par la finitude de la planète.
Elles sont notre destin.!
!
ÉTAT STATIONNAIRE, ÉTAT INÉGALITAIRE!
!
L’approche stationnaire de l’économie écologique est plus proche des prémisses
de l’économie biophysique, dans la mesure où les limites à la croissance se
manifestent déjà aujourd’hui. Parce que nous avons déjà dépassé de
nombreuses limites de la nature, l’économie doit se contracter pour revenir au
niveau d’avant le dépassement (overshoot) de la biocapacité de la planète. La
plupart des tenants du stationnaire estiment que cette contraction peut être
accomplie sans changer la structure institutionnelle courante de l’économie de
marché. Analytiquement, Daly sépare l’allocation de la distribution. Selon lui, les
marchés sont de simples instruments destinés à l’allocation et s’acquittent
efficacement de cette tâche, tandis que la distribution peut être soumise à des
principes extra-économiques. Pour l’économie biophysique, en revanche,
l’allocation et la distribution doivent être jugées selon les principes de la justice et
de la soutenabilité à l’échelle macroéconomique, non selon la seule efficience.
Une échelle soutenable et une juste distribution doivent aussi être les critères et
les produits d’une planification économique. L’économie biophysique prétend que
les différences entre allocation et distribution, l’une étant purement instrumentale
et l’autre plus principielle, n’ont aucun sens. Allocation et distribution sont
intimement connectées. Elles sont difficiles à séparer, car les résultats du
marché dans le monde réel produisent effectivement de profondes inégalités. De
telles disparités, enracinées dans le processus de travail et dans la division
internationale du travail, ne peuvent être aisément résorbées par une simple
politique économique. Elles sont profondément intégrées au mécanisme de
l’allocation, qui, selon nous, ne relève pas du seul marché.!
!
La croissance, ou, plus précisément, l’accumulation du capital, est l’essence
même de l’économie capitaliste présente. Jadis, elle a été le véhicule de
l’expansion de l’emploi et de la réduction de la pauvreté. Il serait difficile de
réduire le volume de la production sans conséquences majeures sur l’emploi et,
donc, sans faire augmenter les asymétries de revenus. Bref, on peine à imaginer
un capitalisme sans croissance, ainsi qu’une croissance sans augmentation de la
consommation énergétique, synonyme de découplage (voir plus loin), donc
d’accroissement des inégalités, comme l’a indiqué Ivan Illich.!
!
L’économie biophysique est fondée sur l’idée que les taux de croissance
économique sont déjà en déclin dans les pays industrialisés, qu’il en sera bientôt
de même partout, et que le voisinage des limites strictes de la nature réduira de
plus en plus la croissance économique et l’accumulation du capital. L’économie
biophysique est une économie pour l’ère de la décroissance. La croissance n’est
pas uniquement une question de politique économique, disent les économistes
biophysiciens. Ils prétendent que le déclin des taux de croissance est
profondément connecté aux coûts croissants et au déclin de la qualité de
l’énergie (l’EROEI, ou taux de retour énergétique, sur lequel nous reviendrons
plus loin). La croissance économique d’après guerre fut construite sur
l’hégémonie politique et le pétrole bon marché. Nous constatons que ces deux
facteurs commencent à faiblir : des ajustements marginaux des taxes ou des
investissements ne pourront pas restaurer la base biophysique de la croissance
économique dans l’ère de l’après-pétrole.!
!
Comme nous l’avons dit, l’économie biophysique s’attache à l’étude des flux de
matière et d’énergie plutôt qu’à celle des comportements individuels
maximisateurs d’utilité. Elle ne commence pas par les individus en tant que
« globules hédonistes d’agrandissement de soi », et ne termine pas par une
profession de foi glorifiant l’efficacité et l’équité que permet de trouver l’équilibre
du marché libre. Au lieu de considérer qu’une économie peut être adéquatement
analysée par le seul examen des mécanismes d’échange, elle s’intéresse
d’abord à l’intrication humains-nature. L’approche biophysique définit l’économie
de manière substantielle. La substantialité de l’économie dérive des relations des
humains à la nature.!
!
LE RÔLE CRUCIAL DE L’ÉNERGIE!
!
L’économie biophysique ne prétend pas que l’économie est une science
universelle dont les principes sont profondément ancrés dans la « nature
humaine » et ne devraient donc pas faire l’objet de modifications. Au contraire,
en se concentrant sur la manière dont l’économie humaine est façonnée par son
utilisation de l’énergie, elle examine l’évolution sociale. Elle se focalise plutôt sur
les questions de qualité de l’énergie. Les limites économiques résulteront
probablement de la diminution de la quantité et de l’augmentation des prix de
l’énergie disponible. Le défi n’est pas seulement technologique, mais
économique. De grandes fortunes peuvent être gagnées ou perdues lors de la
transition entre régimes de l’énergie, et, tant que les combustibles fossiles
demeurent bon marché, les perspectives à court terme intégrées dans les
processus de marché ne prennent pas encore en compte les technologies
alternatives ou la sobriété énergétique. Mais, bientôt, la production mondiale de
pétrole atteindra son maximum, comme le fit la production domestique de pétrole
conventionnel dans la zone continentale des États-Unis en 1970. Bien que
certains besoins en énergie, en particulier la production d’électricité, puissent
être satisfaits, et le soient, par l’abondance du gaz naturel, ce n’est pas le cas de
tous. Le gaz naturel ne propulse pas beaucoup de véhicules, parce que les
infrastructures nécessaires ne sont pas construites. Les techniques utilisées pour
extraire le gaz de schiste, telles que la fracturation hydraulique et le forage
horizontal, créent d’innombrables problèmes. La rentabilité du secteur des gaz et
huiles de schiste n’est pas assurée. Enfin, bien que le gaz naturel émette moins
de dioxyde de carbone par unité de chaleur que le charbon, augmenter les
émissions de carbone à un taux décroissant ne suffira pas à faire baisser la
concentration de dioxyde de carbone dans l’atmosphère de plus de 400 parties
par million (ppm) aujourd’hui aux 350 ppm nécessaires. Nous devons réduire la
consommation de combustibles fossiles, et non simplement modifier sa
composition.!
!
LE PEAK OIL!
!
L’exemple paradigmatique du modèle augustinien est celui de la raréfaction du
pétrole. Le pic pétrolier mondial, popularisé par les anglophones sous le vocable
de peak oil, est le maximum atteint par la courbe d’extraction du pétrole avant un
déclin inéluctable dû à la déplétion de cette ressource non renouvelable. Depuis
quelques décennies, les experts en hydrocarbures divergent dans leurs
estimations sur la date du pic et sa hauteur. Cependant, les observations
géologiques effectuées dans de nombreuses régions du monde montrent que,
lorsque la moitié des réserves initiales d’une région a été extraite, la production
de pétrole devient stagnante, puis décline.!
!
Il est très probable que le pic de production mondiale de pétrole conventionnel ait
été passé en 2005. Si la production annuelle actuelle est supérieure à ce qu’elle
était en 2005, c’est grâce aux huiles « non conventionnelles », beaucoup plus
difficiles et plus chères à extraire. Dans la mesure où le « non conventionnel »
atteint des limites de rentabilité économique et de débit d’extraction, un doute
persiste sur la possibilité d’une production pétrolière encore croissante. Tous
liquides hydrocarbonés confondus, il est très probable que le pic soit atteint
avant 2025, pour une production avoisinant les 100 millions de barils par jour.
C’est d’abord pour des raisons géologiques que se fera sentir la pénurie de
pétrole dans un monde drogué à l’or noir. Du point de vue économique, l’effet
volume, plus que l’effet prix, entraînera une longue récession. Le passage du pic
de production pétrolière ne signifie pas que nous allons brutalement être à court
de pétrole. Cela signifie la fin du pétrole bon marché, puisque nous passerons
d’un marché d’offre abondante à un marché de demande insatisfaite.!
!
Les sociétés industrielles et le système financier international lui-même furent
bâtis sur l’hypothèse d’une croissance continue et d’un accès illimité aux
énergies fossiles bon marché, à commencer par le pétrole, la plus utile et la plus
utilisée d’entre elles. Le pétrole constitue en effet environ 40 % de la
consommation énergétique du monde. Que nous ayons déjà dépassé le pic de
production pétrolière ou non, quel sera le taux annuel de déclin de celle-ci après
le passage du pic ? La plupart des experts s’accordent sur une fourchette de 2 %
à 4 %. Ce taux sera encore plus élevé pour les pays importateurs de pétrole,
puisque les pays exportateurs conserveront une part croissante de leur
production pour leur propre consommation. Ce qui compte pour un pays comme
la France, c’est donc le déclin de ses importations, qui pourrait bientôt atteindre
5 % à 7 % par an, à moins de payer un prix exorbitant du fait de la concurrence
dans un marché de pénurie.!
!
D’autres sources d’énergie ne pourraient-elles pas se substituer au pétrole
manquant ? C’est ce que croient beaucoup d’économistes et quelques
écologistes, qui, pour échapper à la contrainte carbone du dérèglement
climatique, placent leurs espoirs dans le nucléaire pour les uns, dans les
énergies renouvelables pour les autres. Personnellement, j’en doute. Un simple
graphique, construit à partir des données de 2017 du World Energy Outlook,
publié par l’Agence internationale de l’énergie, confirme mes anticipations de
2005 : il prouve l’hégémonie des énergies fossiles (plus de 82 % de l’énergie
primaire mondiale) et le faible pourcentage (1 %) des nouvelles énergies
renouvelables (solaire ou éolien).!
!
Le remplacement éventuel de la filière pétrolière par une autre de même
puissance et de même volume exigerait plusieurs décennies d’investissements
considérables dans les infrastructures, alors que le peak oil est imminent. Il est
trop tard pour faire en sorte que l’énergie ne devienne pas plus rare et plus
chère. Les conséquences politiques, économiques et sociales seront sévères.
C’est pourquoi les assureurs et les militaires s’en préoccupent plus que les
économistes et les politiques, qui ignorent ou dédaignent le pic pétrolier : « À
court terme, des prix du pétrole croissants réduiraient la consommation et la
production. Cela conduirait à la récession […]. À moyen terme, le système
économique mondial et les économies de marché pourraient s’effondrer. »!
!
RENDEMENTS ÉNERGÉTIQUES DÉCROISSANTS!
!
Le débat sur la qualité de l’énergie remonte à David Ricardo et à son principe
des rendements marginaux décroissants. Tout comme l’aristocratie anglaise et la
bourgeoisie ont d’abord mis en production les terres les plus fertiles, en laissant
les sols de moindre qualité pour plus tard, les humains ont exploité d’abord les
hydrocarbures de qualité les plus accessibles, selon le principe que les
Étatsuniens résument par la formule : « Best first. » Puis, avec le déclin des
premiers champs pétrolifères et le progrès des techniques, la croûte terrestre a
été soumise à la modélisation informatique et à la prospection sismique dans le
cadre de la recherche de nouveaux gisements. Il en a résulté, depuis une
trentaine d’années, quelques découvertes de petite taille dans des lieux hostiles
ou en eaux profondes, celle du bitume incomplètement réduit de la rivière
Athabasca (Canada), ou encore du brut de faible qualité, lourd et aigre. Il va
devenir de plus en plus coûteux, en termes énergétiques et financiers, d’extraire
et de raffiner ces hydrocarbures résiduels, gaz et huiles de schiste compris. Les
prix de l’énergie, tout comme ceux des produits alimentaires à l’époque de
Ricardo, auront tendance à augmenter, et l’impact sur la société sera profond.!
!
LE RETOUR ÉNERGÉTIQUE!
!
Le taux de retour énergétique (Energy Return On Energy Invested, EROEI) est la
principale mesure de la qualité de l’énergie (voir aussi chapitre suivant). Il s’agit
du rapport entre l’énergie utilisable par la société et l’énergie mise en œuvre pour
la rendre utilisable. Il se révèle être un pur chiffre, puisque les unités d’énergie
sont les mêmes pour le numérateur et le dénominateur.!
!
Les coûts d’exploration et de production étaient faibles aux débuts de la
production de pétrole, donc l’EROEI était assez élevé. Plus sophistiquées et plus
coûteuses seront les technologies nécessaires pour exploiter les réserves en
eaux profondes et celles de l’Arctique. L’EROEI a été estimé à 100 :1 lorsque de
grandes découvertes de pétrole ont été faites au Texas et dans l’Oklahoma dans
les années 1930, la décennie de pointe des découvertes. Après que la
production de pétrole conventionnel étatsunien eut atteint un sommet dans les
années 1970, les coûts de production ont augmenté et l’EROEI est tombé à
environ 40 :1. Aujourd’hui, la moyenne mondiale pour l’extraction du pétrole
conventionnel est de l’ordre de 15:1.!
!
La recherche sur le concept d’EROEI se poursuit. Les chiffres que je viens de
citer sont le rapport obtenu en tête de puits. Mais doit-on aussi inclure les coûts
de raffinage et de transport du combustible, les coûts de transformation du
pétrole en engrais, de la production d’aliments et de l’alimentation des familles
des travailleurs du pétrole ? Ce sont des questions importantes. De quel niveau
d’EROEI aurons-nous besoin pour maintenir les systèmes d’éducation et de
santé ? Charles A.S. Hall et ses collègues estiment qu’un EROEI d’au moins 5:1
est nécessaire pour soutenir une société civile durable. Dans sa récente thèse,
Victor Court estime plutôt ce minimum à 11:1. Comme le surplus énergétique
diminue avec la baisse de l’EROEI, le surplus économique sur lequel la société
moderne est construit est destiné à baisser aussi.!
!
ÉCONOMIE POLITIQUE HÉTÉRODOXE!
!
Plutôt que de prendre la rareté relative comme point de départ, l’économie
biophysique se concentre sur le surplus économique et la pénurie absolue. Un
surplus économique est la différence entre la valeur d’un produit et le coût de sa
production. Une approche par le surplus est clairement impliquée par une
définition substantive de l’économie. L’économie biophysique estime aussi que la
rareté absolue n’est pas facilement transcendée par le commerce ou la
technologie. Même si des substituts peuvent parfois être trouvés ou de nouvelles
technologies développées, les transitions sont souvent difficiles et conflictuelles.!
!
Le changement technologique dépend de l’énergie. La plupart des grandes
innovations qui marquèrent une époque au 19e et au 20e siècle, telles que la
machine à vapeur, les chemins de fer, l’automobile ou l’électrification, exigèrent
une augmentation de l’énergie nette pour transformer l’économie. Sans un
surplus d’énergie, il y aurait eu peu de surplus économique. C’est ce surplus
d’énergie qui permet de concentrer des populations dans les villes en expansion,
d’atteindre des standards de vie supérieurs et de fournir des soins de santé et
d’éducation. L’énergie n’est pas un petit facteur de production, c’est le plus
important d’entre eux. Le couplage de la croissance du PIB avec la croissance
de la dépense énergétique est désormais bien établi (voir plus loin). Mieux : on
considère aujourd’hui comme un nouveau principe de la thermodynamique le fait
que les êtres humains et les sociétés tendent à maximiser le flux d’énergie qui
les traverse. C’est le principe d’entropie maximale (MEP, Maximum Entropy
Principle).!
!
L’approche substantiviste implique également que la théorie économique doit
être fondée sur la production, sur la manière dont les êtres humains consomment
de l’énergie pour transformer les produits de la nature en produits utiles à la
satisfaction de leurs besoins. Les prix eux-mêmes sont déterminés en grande
partie par les coûts de production, y compris ceux de l’énergie. L’économie
biophysique met l’accent sur la production, tandis que l’économie néoclassique
la traite de manière périphérique. Or, sur le long cours de l’histoire humaine,
l’économie de marché n’a occupé qu’une petite niche dans le temps et dans
l’espace. La domination de l’économie de marché se produit principalement à
l’époque où les combustibles fossiles deviennent une source prépondérante
d’énergie et de puissance. Pendant l’immense majorité de l’existence de la
population humaine, la vie sociale put être caractérisée par trois phénomènes :
1) un petit surplus d’énergie obtenu à partir du flux solaire ; 2) une production
artisanale pour une utilisation directe ; 3) une population peu nombreuse et quasi
stable.!
!
BRÈVE HISTOIRE ÉNERGÉTIQUE DE L’ÉCONOMIE!
!
L’énergie solaire est pratiquement illimitée et non polluante. Malheureusement,
elle est diffuse, difficile à capter et difficile à stocker. Pendant des millénaires
avant l’apparition du genre Homo, les plantes ont servi à cette fin. Au début, les
humains (chasseurs-cueilleurs) se sont tout simplement approprié le surplus
d’énergie tel qu’ils l’ont trouvé. Plus tard, avec le développement de l’agriculture
et de l’élevage, ils ont systématisé la capture de l’énergie solaire pour fournir
plus de nourriture. Cependant, comme le note l’anthropologue Joseph Tainter,
l’énergie solaire était locale et de flux, ce qui a limité le surplus économique. Ces
premières sociétés eurent tendance à produire pour une utilisation directe, plutôt
que de fabriquer de grandes quantités de produits destinés à être vendus sur les
marchés. Certes, le commerce existe depuis l’Antiquité, mais ces sociétés
produisaient des valeurs d’usage et n’échangeaient que leurs excédents. La
production pour l’échange – la production de marchandises – n’apparut pas
avant le 16e siècle.!
!
En trouvant des façons novatrices d’utiliser l’énergie solaire, comme l’exploitation
de l’énergie du vent et de l’eau, les premières sociétés purent augmenter le
surplus d’énergie, donc le surplus économique. C’est cet excédent qui a permis
aux villes de l’ancien monde de prospérer. Lorsque le surplus d’énergie a
disparu, de nombreuses villes antiques complexes se sont tout simplement
effondrées. Le monde moderne, d’autre part, est caractérisé par : 1) un grand
surplus d’énergie obtenu à partir des combustibles fossiles ; 2) une production de
masse pour le profit et pour les échanges commerciaux ; 3) une population
importante et en croissance rapide.!
!
Vers le début du 18e siècle, les Européens, après avoir épuisé la majorité du
bois sur lequel leurs sociétés avaient été construites, se sont tournés vers le
charbon, considéré comme un substitut plutôt inférieur. Cependant, ils ont vite
constaté que le charbon pouvait être transformé en un carburant de combustion
plus chaud, appelé coke, par le même procédé que celui par lequel le bois est
transformé en charbon de bois. La révolution industrielle a été basée,
biophysiquement, sur ces nouveaux hydrocarbures fossiles. Ils étaient
relativement bon marché, très denses en énergie et faciles à extraire, à stocker
ainsi qu’à transporter. Néanmoins, la révolution industrielle ne se réduit pas à
l’utilisation accrue des hydrocarbures et des machines. Elle a également entraîné
des transformations sociales au niveau de l’échelle géographique sur laquelle le
travail a été organisé, du degré de compétence et de contrôle que les travailleurs
étaient en mesure d’exercer et de la conception même de ce qu’est la richesse.
C’est au cours de cette période que l’économie a évolué comme une discipline à
part entière.!
!
CE N’EST PAS UNE QUESTION D’ARGENT!
!
L’économie biophysique renvoie aux idées de l’économie politique : l’économie
est mieux analysée si l’on commence par la question de la production plutôt que
par celle des « préférences des consommateurs » ; les excédents et les pénuries
économiques absolus existent et constituent un angle d’analyse supérieur à celui
de la rareté relative ; les conflits sociaux autour de la production et de la
répartition du surplus économique sont une composante importante de l’histoire
économique. L’économie biophysique croit fermement que l’économie humaine
est soumise à des limites à la croissance. À l’objet traditionnel de l’économie
politique, qui met l’accent sur les limites internes à la croissance continue et à
l’accumulation du capital (cette stagnation à terme qu’Adam Smith nomme
« mélancolie »), l’économie biophysique ajoute une analyse des limites externes
en se concentrant explicitement sur l’énergie.!
!
Les limites peuvent prendre la forme de pénuries absolues, avec la hausse des
prix et la diminution de la qualité des énergies fossiles, ou résider dans la
capacité de l’atmosphère à absorber le carbone supplémentaire dû à la
combustion de ces fossiles. Ces deux aspects du flux d’énergie – amont et aval
– peuvent interagir et auront un impact sur le cours de la croissance future, sur la
reproduction de l’économie et, très certainement, sur la qualité de vie dans les
zones urbaines. Les limites biophysiques qui se profilent – celles posées par le
pic pétrolier, la baisse de l’EROEI et le coût énorme du dérèglement climatique –
sont susceptibles de se produire dans la même période historique, aggravant
une économie dont le potentiel de croissance est en baisse depuis des
décennies. L’économie biophysique, qui envisage un monde au climat déréglé et
à l’énergie rare, est une meilleure base d’orientation pour la construction d’une
société soutenable que les formes individualiste et croissanciste de la théorie
économique néoclassique.!
!
Examinons de plus près le rapport à la croissance et le rapport à l’argent
qu’entretiennent respectivement l’économie néoclassique et l’économie
biophysique. En ce qui concerne le premier, l’économie néoclassique considère
qu’Homo economicus est un être mû par des désirs sans limites qu’il cherche à
satisfaire par la consommation de biens et services commerciaux. Certes, il peut
lui arriver de recourir aussi à des biens et services non commerciaux mais, selon
cette conception, ces derniers contribuent peu à son bien-être. Cet Homo est
réputé insatiable et tend donc à augmenter son bien-être (son « utilité », disent-
ils) par une consommation croissante de biens et services. L’addition de toutes
ces utilités individuelles conduit à une croissance économique sans fin.!
!
Le mécanisme du marché serait le plus efficient pour réaliser l’allocation optimale
des biens et services dans une société. Bien sûr, les fins désirables d’un individu
ou d’une société sont susceptibles d’être évaluées selon un système de valeurs,
notamment morales. Mais l’économie néoclassique, qui se présente comme une
« science », se refuse à entrer dans des débats philosophiques d’un registre
autre que celui de l’allocation. De son côté, l’économie biophysique examine
d’abord les bases matérielles de la vie sociale, notamment les flux de matière et
d’énergie. Inspirée par les analyses de Nicholas Georgescu-Roegen et de René
Passet, elle estime qu’une croissance continue est impossible, que la
décroissance du PIB est notre destin.!
!
Le rapport à l’argent qu’entretiennent ces deux conceptions économiques fournit
une autre illustration des différences qui les séparent. Les « biophysiciens »
partent de l’idée que l’économie n’est pas essentiellement une question
d’argent : elle est principalement une fonction du surplus d’énergie. Lorsque le
surplus d’énergie décroît, comme il le fait aujourd’hui, c’est-à-dire lorsqu’il faut de
plus en plus d’énergie pour extraire et fournir de l’énergie – bref, lorsque
l’énergie nette diminue –, la croissance ralentit, puis l’économie décline. L’argent
ne serait alors que le langage de l’économie, dont la substance est l’ensemble
des biens matériels et des services tangibles susceptibles d’entretenir la vie des
communautés humaines. Il serait un simple moyen de se procurer biens et
services.!
!
Au contraire, les néoclassiques – ainsi que les « atterrés », les « développement-
durablistes » et même les « écologistes » – estiment que l’argent est l’essence
de la vie économique, qu’il est au centre des décisions et que, comme le disait le
keynésien Hyman Minsky, « l’argent n’est pas toutes choses : il est la seule
chose ». Les familles et les entreprises prennent leurs décisions à partir d’une
estimation financière, et non en fonction de l’énergie nette.!
!
Complémentairement, d’un point de vue psychosocial, on peut soutenir que
l’argent est l’attracteur le plus puissant des passions et des comportements
humains, car il donne à ceux qui en possèdent plus du pouvoir sur ceux qui en
possèdent moins. La production de biens matériels et de services tangibles ne
serait alors qu’un moyen d’amasser de l’argent pour acquérir du pouvoir sur les
autres humains et de la sécurité, pour obtenir la reconnaissance d’autrui et jouir
d’une domination sur lui.!
!
L’IMPOSSIBLE DÉCOUPLAGE!
!
On emploie le terme « découplage » pour qualifier une croissance du PIB sans
croissance de la consommation d’énergie. Cependant, en moyenne depuis 1970,
chaque augmentation (ou diminution) de 10 % de la consommation d’énergie
primaire a induit une augmentation (ou diminution) de 0,6 % du PIB mondial.
Autrement dit, depuis quarante-neuf ans, malgré les progrès techniques et
l’amélioration de l’efficacité énergétique, il y a une corrélation positive entre
activité économique et énergie.!
!
Le « découplage » n’existe pas. Or, dans tous les scénarios examinés lors du
débat sur la loi « relative à la transition énergétique et à la croissance
verte » (2013-2015), le contraire est affirmé pour les trente-cinq ans à venir
(2015-2050). Il est ainsi écrit que, à l’horizon 2050, la France réussira le tour de
force inédit dans l’histoire de diviser par deux sa consommation d’énergie tout en
multipliant par deux son activité économique. Consommation d’énergie ‒50 %,
PIB +100 % ! Je suis disposé à écouter tout économiste, politicien ou expert
susceptible de me démontrer la plausibilité de ce scénario. Plus sérieusement, je
crains que cette dernière fantaisie, ajoutée aux précédentes – l’oubli de l’énergie
nette (EROEI) et la sous-estimation du peak oil –, ne discrédite complètement la
transition énergétique et la loi afférente. Ces trois paramètres sont pourtant
nécessaires à la compréhension du monde énergétique et, au-delà, à l’analyse
de la catastrophe multiforme qui guette la planète.!
!
Alors, ignorance ou dissimulation ? Quelle que soit la réponse, le volontarisme
politique féliciste du gouvernement se heurtera, hélas, à l’incontournable réalité
des lois de la thermodynamique.!
!
CHAPITRE 4!
!
Les prémisses : la crise de 2008!
!
!
!
LES VRAIES CAUSES DE LA RÉCESSION D’APRÈS 2008!
!
Voici ce que je sais de la récession, en reconstituant l’enchaînement des causes
et des conséquences, en replaçant les dominos dans l’ordre de leur chute.
L’hypothèse initiale est simple : si la dépense énergétique croît plus vite que le
revenu, alors la part du revenu destinée aux autres dépenses décroît – par
exemple, les remboursements d’un emprunt contracté pour acheter un logement.
Or la stagnation puis le déclin de la production de pétrole brut conventionnel
depuis 2005 ont entraîné une hausse rapide des prix des produits pétroliers
jusqu’en juillet 2008.!
!
Ainsi, dès l’été 2007, la crise des subprimes a émergé de l’incapacité des
ménages les moins riches à rembourser leurs emprunts : à budget domestique
égal, ils ont restructuré leurs dépenses en continuant d’acheter l’obligatoire
devenu plus cher (les carburants) et en économisant sur le non-obligatoire (le
remboursement des emprunts immobiliers). De même, les « émeutes de la
faim » du printemps 2008 en Afrique et en Asie furent une conséquence, dans le
secteur alimentaire, de la hausse des produits pétroliers, dont dépend
lourdement l’agriculture productiviste (machinisme, engrais, pesticides…).!
!
Le premier domino à basculer fut donc le cours du baril à New York, et le
deuxième les défauts de remboursement d’emprunts des ménages. Le troisième
fut celui des banques. L’agrégation des défauts de remboursement représenta
pour elles des centaines de millions de dollars de pertes. Une fois un certain
volume dépassé, et la folie de la titrisation aidant, elles perdirent brutalement
confiance les unes dans les autres en septembre 2008. À ces facteurs lourds
s’ajouta l’immense dette étatsunienne, en forte croissance depuis 1980.!
!
La crise actuelle est donc d’abord et avant tout une crise énergétique. C’est
l’économie matérielle (l’énergie) qui est à l’origine de la crise financière, et non
l’inverse. Ce diagnostic a été confirmé par deux acteurs pétroliers libéraux peu
suspects de compassion écologique, mais lucides quant aux bases biophysiques
de notre économie : « Au risque de défier le bon sens économique, nous
pensons que le krach financier s’est produit parce que le monde
consomme maintenant plus de pétrole qu’il ne peut raisonnablement en
produire et à des prix trop élevés pour être supportés par l’économie. Ce
problème n’est pas apparu du jour au lendemain. Depuis plus de vingt ans
s’est creusé un déséquilibre croissant entre l’offre et la demande de
pétrole. Une poudrière potentielle que les hommes politiques, les
économistes et les banquiers ont délibérément choisi d’ignorer, afin de
profiter des quelques années de complaisance financière qui se sont
achevées durant l’été 2007. Le tournant s’est produit lorsque le monde
virtuel de la monnaie a été rattrapé par la réalité. Le temps du pétrole bon
marché est désormais révolu. Et, dès lors que l’économie mondiale est
privée de son élément vital, la croissance économique ne peut que
s’arrêter. »!
!
C’est aussi la conclusion à laquelle on parvient en raisonnant par l’absurde : si
c’était le resserrement du crédit qui avait engendré la récession, les économies
européennes auraient plongé après septembre 2008, alors que leur croissance a
décru dès mars 2008, est devenue nulle en mai, puis « négative », selon
l’expression de Christine Lagarde. De fait – pour mettre à bas une autre idée
reçue –, les économies de la zone euro et du Japon sont beaucoup plus
vulnérables aux pointes de prix du pétrole que l’économie des États-Unis, pays
qui, en 2008, produisait un quart de sa consommation de pétrole. Cette
sensibilité négative aux prix élevés du pétrole, les quatre cinquièmes de
l’économie des pays de l’OCDE la ressentent, notamment dans les domaines
des transports et de l’agriculture.!
!
QUELQUES ÉLÉMENTS D’AGGRAVATION!
!
Notre analyse matérialiste rend mieux compte que les autres des cinq récessions
mondiales que nous avons connues depuis 1973. À l’exception de la crise
« asiatique » de 1998-1999, tous ces épisodes de récession furent précédés de
hausses fortes et rapides du cours du baril. La dernière hausse en date a atteint
500 % entre 2002 et la mi-2008, soit trois à quatre fois plus que les hausses
observées lors des premier et deuxième chocs pétroliers des années 1970 ou
lors de la guerre du Golfe en 1991. Tandis que la bulle immobilière incitait les
ménages américains défavorisés à s’installer plus loin de leur lieu de travail pour
acquérir une maison moins chère, la hausse concomitante des carburants les
frappa plus lourdement, en proportion de cet éloignement. Ce qu’ils avaient
espéré gagner en vivant loin de la ville avec un gallon d’essence à moins de 2
dollars, ils le perdirent lorsque celui-ci dépassa les 3 dollars. L’implosion de la
bulle immobilière seule aurait pu ralentir l’économie américaine. Mais la forte
hausse des produits pétroliers de 2007 à la mi-2008 a engendré la récession.La
quasi-totalité des commentateurs de révérence, des responsables politiques et
des économistes orthodoxes s’en sont tenus à une analyse interne des tares du
système financier, alors que celui-ci n’a constitué que le quatrième domino. Les
plus prolixes d’entre eux nous ont abreuvés de longs discours et de colonnes
outrées sur les scandales que représentent les revenus démesurés, les bonus et
autres parachutes dorés des dirigeants d’entreprise, sur les dérégulations
opérées au cours des dernières années par le capitalisme financier sous l’égide
du gourou Alan Greenspan, sur les risques insensés pris par les investisseurs
immobiliers, incapables d’imaginer l’éventualité d’un retournement des prix. Les
meilleurs de ces analystes (Paul Jorion, André Orléan) nous ont aidés à penser
les mécanismes cognitifs de cet « aveuglement au désastre ».!
!
Cependant, pour essayer d’évaluer l’ampleur et la durée de la récession, nous
devons complexifier un peu la chaîne causale des dominos en examinant la
façon dont la chute des derniers d’entre eux a provoqué une accélération de la
chute des premiers par une boucle de rétroaction positive.!
!
Avouons d’abord qu’il existe un domino zéro qui n’est autre que le déclin de la
production de pétrole brut conventionnel (c’est-à-dire peu cher) depuis 2005.
Face à une demande mondiale croissante, le pétrole supplémentaire ne provient
plus que de l’extraction des réserves non conventionnelles (chères), ce qui
entraîne la chute du premier domino : la hausse des cours du baril et des prix
des produits pétroliers. !
!
Le deuxième domino se dédouble : d’un côté, la crise du remboursement des
crédits hypothécaires risqués (les subprimes), puis la baisse des prix de
l’immobilier ; de l’autre, les difficultés des compagnies aériennes et des
industries automobiles. Ces deux facteurs provoquent la crise bancaire, le
resserrement du crédit, la récession. !
D’autres dominos tombent alors – affaissement du marché des produits dérivés
sur le marché pétrolier, diminution de la demande mondiale de pétrole –, ce qui
provoque une baisse des prix du pétrole et une réduction de la production
(l’OPEP tente de faire remonter le cours du baril en fermant un peu les robinets).
S’ensuit un ralentissement des investissements dans l’exploration et la
production pétrolières (inutile d’extraire un baril pour 80 dollars si vous ne le
vendez que 60) afin de compenser la déplétion géologique. Alors, la production
mondiale de pétrole décroît et décroîtra, pour conduire bientôt à quelques
pénuries et à un deuxième choc sur les prix, après celui de 2008.!
!
La boucle se boucle : cette hausse rapprochée des prix des produits pétroliers –
et de toutes les énergies – reviendra heurter à la baisse les prix de l’immobilier
hors agglomération, à la hausse le coût des transports et de l’alimentation, à la
baisse la santé déjà défaillante des compagnies aériennes et des industries
automobiles. La récession deviendra dépression par suite de quelques
événements économiques et sociaux importants (faillite d’un grand pays,
dislocation du système financier mondial, forte augmentation du chômage…). !
!
Quand ? !
!
Bientôt.!
!
!
COMMENT SE REPRÉSENTER LA MONDIALISATION ?!
!
Jadis, les sous-systèmes sectoriels (énergie, agroalimentaire, immobilier,
finances…) étaient peu reliés les uns aux autres. Nos grands-parents se
chauffaient au bois local ou à l’anthracite français, se nourrissaient des poulets et
du lait de la ferme d’à côté, de fruits et légumes régionaux et de saison, leur
maison avait été construite par une entreprise générale indépendante, et les
francs de leur salaire circulaient à proximité. Aujourd’hui, la plupart des sous-
systèmes qui soutiennent notre vie matérielle s’organisent en circuits beaucoup
plus longs, plus enchevêtrés, plus interconnectés. Le sous-système financier
apparaît comme le tableau de bord du système global, un ensemble
d’indicateurs de surveillance, de communication, de maintenance et de mise à
jour des autres sous-systèmes. La mondialisation peut ainsi être représentée
sous la forme d’un immense système réticulé, un réseau de réseaux à la
manière d’Internet.!
!
Un exemple de l’interconnexion croissante des sous-systèmes est le lien accru
entre pétrole et agriculture. Depuis un certain temps déjà, l’agriculture était
connectée au pétrole par le machinisme agricole énergivore, par les engrais et
les pesticides ; aujourd’hui, des millions d’hectares sont devenus des usines à
éthanol. La connexion s’est renforcée dans les deux sens : nous utilisons le
pétrole pour servir l’agriculture productiviste, et nous utilisons l’agriculture (maïs,
betteraves, palmiers à huile…) pour produire un mauvais substitut au pétrole. Un
exemple du rôle du sous-système financier comme marqueur de la
mondialisation : si une partie du sous-système énergétique rencontre un
problème – par exemple, si une grève éclate au Nigeria –, alors le message
envoyé via le sous-système financier sous forme d’augmentation des prix peut
inciter d’autres parties du sous-système énergétique à accroître la production de
pétrole, si elles le peuvent, ou bien une partie du sous-système des transports à
modérer sa consommation de carburants, ou bien une partie du sous-système
immobilier à économiser le fuel domestique.!
!
Le point à noter est que tous les sous-systèmes matériels de la mondialisation
ne peuvent pas s’effondrer aussi rapidement que le sous-système financier. Face
à une demande croissante de carburants et à une stagnation de l’offre, le sous-
système pétrolier utilisera encore ses installations à pleine capacité. Simplement,
par l’interconnexion, il transmettra son problème de surcharge à un autre sous-
système (transports, immobilier, agriculture…) qui devra détruire une partie de la
demande excédentaire. Le sous-système financier est la seule partie du système
mondial qui peut s’effondrer rapidement, parce qu’il est purement virtuel,
dépourvu de base matérielle, et va à la vitesse de la lumière, sans jamais
s’arrêter. Les autres sous-systèmes, plus capitalistiques, sont plus lents à réagir.
Cependant, par rétroaction positive sur eux, le sous-système financier peut
finalement les entraîner dans sa chute et transformer la récession actuelle en
dépression, puis en effondrement. Bref, la finance est LE marqueur des actifs
réels : le capital naturel (l’énergie, les matières premières, l’eau, le climat, les
écosystèmes…), le capital fixe (les entreprises, l’immobilier, les transports…), le
capital social (les relations, les emplois, les compétences…).!
!
Le sous-système financier aussi peut être représenté en réseau, et sa
déstabilisation analysée avec les outils de la théorie des graphes. De ce point de
vue, la crise des subprimes (troisième domino) provient d’abord des véhicules
d’investissements qui permirent aux premières banques prêteuses de partager le
risque en le propageant dans le sous-système. Ce fut la « titrisation » des prêts
hypothécaires accordés à des ménages peu solvables, les ménages plus aisés
bénéficiant de prêts « prime », de première qualité. Cette titrisation transforma
les subprimes en titres négociables, de type obligataire, diffusés auprès
d’investisseurs qui pensaient acheter des biens, non des dettes. Des biens,
parce que le logement est perçu comme un investissement qui prend de la
valeur au fil du temps. Se constitua ainsi un réseau d’institutions financières
chargées d’obligations douteuses sans qu’elles le sachent. Ou, plus exactement,
sans qu’elles compensent, par des réserves supplémentaires de liquidités, le
risque lié aux défauts de remboursement des prêts immobiliers. L’interconnexion
entre ces institutions financières était renforcée sans que leur solidité le soit.
Quand quelques-unes d’entre elles se virent en faillite faute de remboursements
suffisants, cette faillite se propagea aux autres, qui faillirent aussi, à la manière
d’un réseau électrique maillé brutalement soumis à une surcharge : les fusibles
fondent les uns après les autres par propagation de la vague d’électrons.!
!
REPENSER LA MATÉRIALITÉ DE NOTRE VIE!
!
Il me paraît nécessaire de revenir sur les fondements de notre raisonnement (les
dominos zéro et un) dans la perspective plus générale d’un déclin, actuel ou très
proche, de l’extraction de nombreuses matières premières dont dépend de
manière cruciale le mode de vie productiviste. Je filerai encore la métaphore du
réseau dans l’étude du sous-système pétrolier.!
!
Derechef, le peak oil vu sous un autre angle. Si une ressource non renouvelable
du sous-sol, un stock initial de pétrole, ne cesse d’être extraite depuis un siècle
et demi en quantité croissante chaque année, il arrivera un jour où cette
extraction passera par un maximum, puis diminuera par tarissement progressif
de tous les champs pétrolifères les uns après les autres. C’est cet événement
évident que l’on appelle peak oil, ou pic de Hubbert, ou pic de production
mondiale de pétrole. Il s’agit même d’un théorème mathématique qui s’énonce
ainsi : si une fonction (de production de pétrole) est égale à zéro à l’instant zéro
(le tout début de la production) et reprend la valeur zéro à la fin des temps
(quand il n’y a plus de pétrole), elle passe nécessairement par un maximum (le
jour du peak oil).!
!
Le 11 juillet 2008, le cours le plus élevé du baril fut atteint à la bourse de New
York (plus de 147 dollars). Bien sûr, le cours du baril pourra dépasser ce niveau
dans les années qui viennent, mais nous serons alors dans la seconde partie de
l’ère du pétrole, après le passage du pic, celle du déclin géologique inéluctable
de son extraction (la déplétion pétrolière) et celle du pétrole plus lourd, plus
visqueux, plus soufré et plus cher que le light sweet crude de la première partie.!
!
Si l’on s’en tient au pétrole brut conventionnel, le pic de Hubbert eut sans doute
lieu au printemps 2005. En réponse à la demande croissante, on cessa alors de
parler de « pétrole » pour parler de « liquides ». Ce terme désigne toute une
série d’huiles non conventionnelles, l’off-shore profond, les huiles extra-lourdes,
les sables asphaltiques, les huiles de roche-mère (parfois appelées « pétroles de
schiste », shale oil) et autres substituts du pétrole. Autrement dit, la partie du
réseau appelée « pétrole conventionnel » fut connectée à d’autres parties
huileuses. On y ajouta même le gaz naturel liquéfié (GTL, Gas-To-Liquid) et le
charbon liquéfié (CTL, Coal-To-Liquid), étendant ainsi le sous-réseau pétrolier à
d’autres sources d’énergie fossile. En raison de la soif mondiale de « liquides »,
l’extension se prolonge aujourd’hui par la connexion à l’agriculture via les
agrocarburants de première génération, tels l’éthanol et le diester. Plus
récemment, certains rêvent de se connecter à la forêt par les agrocarburants de
deuxième génération, voire de s’étendre aux phytoplanctons marins pour une
troisième génération.!
!
Par ces « avancées » technoscientifiques, le sous-réseau pétrolier se connecte à
l’environnement terrestre au détriment de l’environnement atmosphérique,
puisque ces substituts, de moindre densité énergétique que le pétrole
conventionnel, émettent plus de CO2 pour une même quantité de travail fourni.
Le sous-réseau du pétrole conventionnel provoquait déjà une catastrophe
écologique ; son extension à l’environnement va l’accélérer.!
!
Le sous-sol contient d’autres ressources non renouvelables que les énergies
fossiles. En fait, il abrite trois quarts des richesses matérielles de notre monde.
Hormis le bois, les pierres, les aliments et une partie de l’eau, l’ensemble des
objets qui nous entourent sont fabriqués à partir de matières premières extraites
du sous-sol. Et elles sont toutes non renouvelables. Toutes ont déjà connu ou
connaîtront un pic de production analogue au peak oil. Avant d’examiner d’autres
exemples de déplétion, tentons de comprendre pourquoi ces fantastiques
richesses offertes par le sous-sol sont aussi culturellement méprisées, alors
qu’elles fondent universellement notre confort.!
!
Dans toutes les mythologies, ce qui est en haut est noble, exaltant et admirable,
tandis que ce qui est en bas est sale, sombre et triste. Le paradis n’est-il pas du
ciel, comme les énergies renouvelables que nous aimons ? L’enfer n’est-il pas
souterrain, comme le charbon que nous haïssons ? Fort opportunément, un livre
d’art nous propose une revue complète des récits et de l’iconographie liés au
sous-sol dans la plupart des grandes civilisations. « L’humanité a enfoui dans
son sous-sol la part la plus sombre et la moins facile à exprimer de son
imaginaire », écrit son auteur. Gilgamesh descendit aux enfers pour obtenir
d’Uta-Napishtim la vie éternelle ; il n’en éprouva que du désespoir. Orphée tenta
de sauver son épouse Eurydice, prisonnière du royaume d’Hadès, mais il échoua
avant même d’en être sorti, tandis qu’Eurydice était engloutie par l’abîme. Jan
Brueghel l’Ancien nous offre un Orphée aux enfers (1594, Florence, palais Pitti)
peuplé de suppliciés, de monstres et de fournaises. Le Dante et Virgile dans le
neuvième cercle de l’Enfer (1861, Bourg-en-Bresse, musée de Brou) de Gustave
Doré est encore plus sinistre. Bref, l’humanité projette ses fantasmes ténébreux
en bas, tandis qu’elle adore le soleil, le vent et les oiseaux. Quelle ingratitude !
Car, en bas, il n’y a pas que le charbon, le pétrole, le gaz et l’uranium –soit plus
de 90 % de nos sources d’énergie primaire –, il y a aussi tous les métaux. Votre
voiture, votre ordinateur, votre téléphone mobile sont entièrement constitués de
matières extraites du sous-sol. De même que vos panneaux solaires
photovoltaïques, votre éolienne et vos diodes électroluminescentes. Un panneau
photovoltaïque, par exemple, contient du cadmium, du tellure, de l’indium, du
gallium, du germanium et du silicium qui proviennent essentiellement d’Afrique,
de Russie et de Chine. Une ampoule basse consommation exige des terres
rares telles que le cérium, le lanthane et l’europium, importées de Chine à plus
de 97 %. Ce sont des éléments chimiques dont il n’existe aucun substitut
synthétique. Et certains d’entre eux déplètent ou déplèteront, fatalement.!
!
Comme pour le pétrole, il n’est pas question, pour l’instant, de pénurie définitive
par disparition de la ressource, mais plutôt d’une fin des métaux « faciles »,
c’est-à-dire provenant de mines bien situées et avec du minerai de haute teneur.
En 1930, la teneur moyenne des minerais de cuivre était de 1,8 % ; elle
descendit à moins de 1 % en 1975 pour arriver aujourd’hui à 0,6 %. La
production d’une tonne de cuivre engendre environ 250 tonnes de déchets
solides, tandis que l’énergie consommée pour l’extraction s’accroît
exponentiellement avec la diminution linéaire de la teneur. Néanmoins, me
rétorquerez-vous, on trouve trois cents fois plus de minerai lorsque la teneur
baisse d’un facteur 10. Oui, mais le facteur limitant devient alors l’énergie
nécessaire à l’extraction pour une même quantité de métal concentré, parce que
vous devez creuser beaucoup plus profondément et remuer beaucoup plus de
minerai, ce qui prend beaucoup plus de temps. Bientôt, vous vous heurterez à un
seuil, la « barrière minéralogique », en dessous duquel la trop faible teneur du
minerai interdit toute extraction économiquement rentable. Les océans
constituent la plus grande mine d’or du monde, mais aucun investisseur ne
brassera des milliers de tonnes d’eau de mer pour récolter un gramme du
précieux métal.!
!
Les profils temporels de production des grandes mines du monde ressemblent à
la courbe en cloche de la production de pétrole : cela croît pendant un certain
temps jusqu’à atteindre un maximum, avant de décroître inexorablement. En
outre, tout comme le pétrole, le minerai de la partie descendante de la courbe est
de moins bonne qualité et demande plus d’énergie pour être extrait que celui de
la partie ascendante. Pour la quasi-totalité des métaux, il est aujourd’hui très
improbable que l’on découvre de grandes mines à haute teneur, de même qu’il
est improbable que l’on découvre de nouvelles Arabie saoudite pétrolières. De
nombreuses régions du monde ont déjà déplété leurs réserves minérales.
L’Europe abritait plus de 60 % des mines de la planète en 1860 ; elle n’en a plus
que 5 %. Les États-Unis étaient champions du monde de l’extraction minérale en
1940, avec 40 % des mines ; ils sont aujourd’hui dixièmes, derrière la Russie,
l’Australie, le Canada, la Chine et cinq autres pays « émergents ».!
!
!
!
DEUXIÈME PARTIE!
!
Le scénario central!
!
!
!
CHAPITRE 5!
!
La fin du monde tel que nous le connaissons!
!
La période 2020-2050 sera la plus bouleversante qu’aura jamais vécu
l’humanité en si peu de temps. À quelques années près, elle se composera de
trois étapes successives : la fin du monde tel que nous le connaissons
(2020-2030), l’intervalle de survie (2030-2040), le début d’une renaissance
(2040-2050).!
!
La première étape pourrait aussi être dénommée « l’acmé et l’effondrement de
la civilisation industrielle », ce dernier étant possible dès 2020, probable en 2025,
certain vers 2030. Une telle affirmation s’appuie sur de nombreux articles, études
et rapports internationaux consacrés à ce que l’on peut réunir sous la bannière
de l’Anthropocène, lequel doit être compris au sens de rupture au sein du
système Terre caractérisée par le dépassement irrépressible et irréversible de
certains seuils géobiophysiques globaux. Ce type de rupture est désormais
inévitable, le système Terre se comportant comme un automate qu’aucune force
humaine ne peut contrôler.!
!
Paradoxalement, alors que l’effondrement se compose d’événements qui sont
tous d’origine anthropique, les humains, quelle que soit leur situation de pouvoir,
ne peuvent plus modifier que marginalement la trajectoire fatale qui y conduit. En
effet, au-delà de la profonde perturbation de la dynamique des grands cycles
naturels du système Terre, une autre cause parallèle, purement psychosociale,
renforce cette avancée vers l’effondrement. Il s’agit du système de croyances
actuellement prédominant dans le monde : le modèle libéral-productiviste. Cette
idéologie est si prégnante, si invasive, qu’aucun assemblage alternatif de
croyances ne parvient à la remplacer tant que ne s’est pas produit l’événement
exceptionnel de l’effondrement imminent, dû au triple crunch énergétique,
climatique, alimentaire.!
!
La deuxième étape, dans les années 2030, s’annonce comme la plus pénible,
compte tenu du brusque abaissement de la population mondiale (à cause des
épidémies, des famines, des guerres), de la déplétion des ressources
énergétiques et alimentaires, de la perte des infrastructures (y aura-t-il de
l’électricité en France en 2035 ?) et de la faillite des gouvernements. Ce sera
pour l’humanité une période de survie précaire et malheureuse au cours de
laquelle l’essentiel des ressources nécessaires proviendront de certains restes
de la civilisation industrielle – un peu comme, après 1348 et pendant des
décennies, les survivants de la peste noire en Europe purent bénéficier, si l’on
peut dire, des ressources non consommées par la moitié de la population qui
avait été décimée en l’espace de cinq ans. L’activité quotidienne se résumera à
chercher un abri, une eau et une nourriture saines, et à lutter contre le froid.
L’agriculture intensive et les transports de masse ayant disparu, la recherche de
ces ressources s’effectuera à l’échelon local et, le plus souvent, hors des villes.
Celles-ci seront devenues inhabitables, on l’imagine, du fait de l’éclatement des
canalisations d’eau et de chauffage à cause du gel ou de la présence
d’immeubles en partie ravagés par des incendies dus à la foudre ou au
vandalisme. Nous omettrons les descriptions atroces des rapports violents
consécutifs à la cessation de tout service public et de toute autorité politique.
Certains groupes humains auront pu s’établir près d’une source d’eau et stocker
quelques conserves alimentaires et médicamenteuses pour le moyen terme, en
attendant de réapprendre les savoir-faire élémentaires qui permettront de
reconstruire une civilisation authentiquement humaine. En fait, la dépression
collective consécutive à l’effondrement du monde et à la mort d’un grand nombre
de proches incitera les survivants à pratiquer une solidarité de proximité, à
poursuivre une sophrologie politique persévérante pour cimenter la cohésion de
la communauté locale à laquelle ils appartiendront, au-delà des questions de
survie biologique et matérielle déjà évoquées.!
!
Sans doute peut-on espérer que s’ensuivra, autour des années 2050, une
étape de renaissance au cours de laquelle les groupes humains les plus
résilients, désormais privés des reliques matérielles du passé, retrouveront à la
fois les techniques initiales de sustentation de la vie et de nouvelles formes de
gouvernance interne et de politique extérieure susceptibles de garantir une
assez longue stabilité structurelle, indispensable à tout processus de civilisation.
À titre d’illustration, il faudra réapprendre à maîtriser une agroécologie
alimentaire, énergétique et productrice de fibres pour les vêtements, cordes et
papiers, la production de matériaux de construction indigènes, voire la fabrication
de quelques substances secondaires, mais utiles, telles que l’alcool, l’ammoniac,
la soude, la chaux… Tous ces domaines étant équipés en outils low tech aptes à
être fabriqués, entretenus et réparés par des ouvriers locaux.!
!
Avant d’examiner les contraintes que devra affronter l’humanité vers 2050 et le
retentissement qu’elles auront sur la vie en France, nous voudrions faire trois
remarques afin de clarifier les hypothèses de notre perspective et leurs
conséquences.!
!
Premièrement, anticiper une possible renaissance dans une trentaine
d’années est un choix éthique plus qu’une prospective rationnelle. Il eût été tout
aussi plausible d’énoncer que la seconde moitié du présent siècle allait être
dominée par un affaissement économique permanent, des guerres incessantes,
des phénomènes météorologiques violents, un air irrespirable, des famines à
répétition, des épidémies de maladies infectieuses et une contamination
radioactive durable dans certaines régions du monde. C’est aussi un choix dicté
par l’observation de la bizarrerie sanitaire d’après 1348 en Europe : la mort
soudaine de la moitié la plus faible de la population a agi comme une sélection
darwinienne, laissant en vie des personnes qui ont vécu plus longtemps et en
meilleure santé que leurs prédécesseurs. S’il en va de même dans les années
2040 et au-delà, non seulement la croyance collective dans le libéral-
productivisme se sera effacée et aura été remplacée par la permaculture, mais
l’espèce humaine elle-même – si elle n’a pas disparu – aura acquis une plus
grande résistance biologique.!
!
Deuxièmement, il nous faut parler de l’acceptabilité politique et psychologique
de notre perspective. Comme nous le verrons en détail, les aménités matérielles
disponibles en France vers 2050 seront beaucoup moins nombreuses et moins
modernes que celles dont nous jouissons aujourd’hui. Après l’effondrement des
années 2030 et 2040, les sociétés locales résilientes auront été fortement
décomplexifiées : ce seront des sociétés plus égalitaires, caractérisées par la
sobriété énergétique et la modestie des moyens, et peuplées d’individus
multifonctionnels.!
!
La lecture des paragraphes qui précèdent a peut-être entraîné une sensation
de malaise chez le lecteur (vous !), au point qu’il pourrait se demander si le
présent ouvrage n’est pas l’œuvre d’un psychopathe extrémiste qui se vautre
dans la noirceur et le désespoir. Au contraire, bien loin des enjeux de pouvoir et
de la recherche d’effets, je ne cesse d’agir pour tenter d’éviter la catastrophe, et
je m’estime trop rationnel pour être fasciné par la perspective de l’effondrement.
Je ne suis pas pessimiste ou dépressif, je crois toujours à la politique, mais je
tiens à examiner les choses le plus froidement possible. Les extrémistes qui
s’ignorent se trouvent plutôt du côté de la pensée dominante – de la religion
dominante, devrais-je dire –, fondée sur la croyance selon laquelle l’innovation
technologique et le retour de la croissance résoudront les problèmes actuels.
Mon scénario n’est donc pas une sorte de prophétie radicale qui se situerait dans
la frange extrême d’un ensemble de prospectives plus ou moins dérangeantes
sur l’ordre actuel, depuis le business as usual jusqu’aux ouvrages raisonnables
de Jeremy Rifkin, en passant par les prédictions de négaWatt, de Solagro, de
Greenpeace ou de l’ADEME. Il est celui qui me paraît le plus réaliste de tous et
sonne comme un appel à faire éclore une inventivité politique nouvelle, à
décoloniser notre imaginaire. Néanmoins, bien que guidé par la raison, je ne nie
pas être émotionnellement saisi par les vérités ainsi mises au jour, et j’avoue
avoir rédigé cet ouvrage d’une main tremblante.!
!
Troisièmement et dernièrement, je ne doute pas que, en dépit de cette
prétention au réalisme, on me reprochera de jouer sur la peur, toujours mauvaise
conseillère, et de dépeindre un avenir proche si sombre que les lecteurs ne
sauront que faire, si ce n’est baisser les bras, se désengager de toute action et
se recroqueviller sur leur quotidienneté. Provoquer l’anxiété n’est pas
mobilisateur, dit-on. Je suis convaincu du contraire. Une chose est d’établir un
rapport objectif sur l’état du monde et son évolution vers le pire ; une autre chose
serait de nier que le débat sur cette situation est évidemment traversé d’affects,
surtout lorsqu’on cherche à englober toutes les dimensions de la vie humaine,
comme le fait cet ouvrage. Qui peut imaginer que la lecture de ce texte ne
provoque pas du chagrin, de la colère et un sentiment d’impuissance ?!
!
Cette dimension sensible de l’expérience est saine et nécessaire. Nous
n’entendons pas protéger le lecteur contre la vérité crue et les émotions qu’elle
fait naître ; nous entendons lutter contre la barbarie en esquissant finalement une
renaissance possible, après la rigueur churchillienne qui sera de mise pendant
les prochaines années, correspondant aux deux premières étapes. Les
orientations que nous esquissons ne sont pas de type gradualiste, comme
aujourd’hui la taxe carbone progressive ou la réduction raisonnée de l’usage des
pesticides en agriculture. Nous proposons de « transformer le monde », comme
le disait Marx, et de « changer la vie » à la manière de Rimbaud, en appelant nos
sœurs et frères en humanité à l’héroïsme.!
!
En guise d’illustration, décrivons cinq domaines de la vie individuelle et
collective tels qu’ils pourraient évoluer en France métropolitaine au cours des
trente prochaines années : la démographie ; l’organisation politique ; l’énergie ;
l’alimentation ; la mobilité.!
!
LES PROCESSUS DE L’EFFONDREMENT!
!
Tous les deux ans, pendant l’été, l’ONU publie ses projections
démographiques pour le siècle. En juin 2019, cette institution estimait que nous
serions 9,7 milliards d’habitants en 2050 et 11 milliards en 2100, contre 7,7
milliards aujourd’hui. Notre hypothèse principale, celle d’un effondrement
systémique mondial dans les toutes prochaines années, nous incite à réfuter ces
projections croissancistes. Hélas, il est à craindre que les trois raisons majeures
qui, historiquement, ont fait baisser le nombre d’humains se combineront
pendant ce sombre futur : les guerres, les épidémies et les famines.!
!
Les scénarios envisageables sont légion. Verra-t-on une tension
internationale intense aboutir à l’utilisation d’armes nucléaires, rayant de la carte
plusieurs grandes villes du monde, tandis qu’un nuage de poussières et de
cendres envahira l’atmosphère pendant des années et que l’amincissement de la
couche d’ozone conduira les humains à être brûlés par les UV, la diminution du
flux solaire ayant en parallèle un impact catastrophique sur les cultures ? Une
souche virulente aussi mortelle qu’Ebola et aussi contagieuse que la grippe se
propagera-t-elle rapidement au monde entier sans qu’une réponse sanitaire ait
pu être mise au point ? Le franchissement d’un seuil de raréfaction des
pollinisateurs sous l’effet conjoint de la transformation des habitats, de l’excès de
pesticides et de la prolifération d’espèces invasives fera-t-il chuter brusquement
la production agricole, provoquant des famines massives ? Le déclin accéléré de
l’approvisionnement en pétrole après le passage du pic de Hubbert mondial
provoquera-t-il une panique sur les marchés des matières premières et une
pénurie de carburants, dont les conséquences se diffuseraient bientôt aux autres
volets cruciaux de l’économie mondiale : la fourniture d’électricité, les
communications, les transports, l’eau courante et les services régaliens des
États ? Un nouveau choc systémique global de très grande ampleur au sein du
système bancaire, monétaire et de crédit prolongera-t-il ses effets dans les
chaînes de production mondiale de biens et services, par contagion croisée
intensifiante entre le système financier et les réseaux de production et de
commerce, même si les acheteurs et les vendeurs sont liés par des monnaies
fortes et une bonne intermédiation bancaire ? Assistera-t-on à un relargage
massif et brusque de méthane dans l’atmosphère dû à la fonte des pergélisols
arctiques et sibériens ou à la libération des hydrates de méthane sous-marins,
au point que la température moyenne de la Terre augmentera de plus de 1 °C en
quelques années ? L’explosion d’une bombe thermonucléaire à haute altitude
au-dessus de territoires cruciaux comme les États-Unis d’Amérique ou l’Europe
créera-t-elle une impulsion électromagnétique capable de paralyser toute
l’alimentation électrique du continent pendant plusieurs mois ? Le basculement
dans la mer d’Amundsen des glaciers de Pine Island entraînera- t-il une montée
du niveau de la mer de 3 mètres, submergeant toutes les villes côtières de la
planète ? Le brusque arrêt du Gulf Stream marquera-t-il la fin de l’Europe
tempérée, la soumettant à des étés chauds et secs et à des hivers rigoureux ?
La déforestation rapide pour pallier le manque d’énergies fossiles en déplétion
accélérera-t-elle la chute de la civilisation occidentale par pénurie de bois ?!
!
Telles sont quelques-unes des causes plausibles de l’effondrement du
système et, conséquemment, de la population humaine, par effet domino. Plus
intéressés par les arguments et les raisonnements que par le spectaculaire
hollywoodien, nous n’insisterons pas davantage sur les atrocités probables.
Toutefois, nous nous permettrons de renvoyer le lecteur à une œuvre artistique
qui décrit avec beaucoup de talent ce qui risque de se passer : le film No Blade
of Grass, de Cornell Wilde, sorti en 1970. Belle anticipation réaliste !!
!
Venons-en à l’essentiel : il nous faut estimer la taille de la population
mondiale et de celle de la France vers 2050, après les étapes « fin du monde tel
que nous le connaissons » et « intervalle de survie ». Notre hypothèse est que
moins de la moitié de ces populations survivra, soit environ trois milliards d’êtres
humains sur terre et une trentaine de millions sur le territoire actuel de la France.
Dans cet espace, la répartition géographique envisagée – par biorégions – sera
de type exode urbain, c’est-à-dire que les milieux ruraux seront plus peuplés, et
les zones urbaines moins. De toutes nos hypothèses de travail (détaillées plus
loin), celle-ci semble sans doute la plus surprenante, mais elle est aussi la plus
fondamentale.!
!
DES ÉTATS SIMPLES SUR CHAQUE BIORÉGION!
!
Après la période d’effondrement du monde (les années 2020), puis l’intervalle
de survie (les années 2030), les institutions locales, nationales et internationales
auront toutes disparu. Chaos. Dans les années 2040, les jeunes survivants se
demanderont ce que pouvait bien être la République française indivisible, laïque,
démocratique et sociale. Mais ils pourront encore apercevoir au fronton des
mairies, des écoles, des collèges et des lycées la devise de la République
défunte : liberté, égalité, fraternité (le drapeau tricolore, lui, se sera évanoui). Au
milieu du siècle, mille formes d’organisations politiques locales nouvelles et
différentes émergeront de la barbarie, révolue dans la plupart des sous-
continents. En France, chaque biorégion sera munie d’un micro-État simple.
Nous entendons par là qu’une communauté humaine autonome, c’est-à-dire un
niveau d’organisation territoriale qui ne sera subordonné à aucun autre qui lui
soit supérieur, se sera formée autour des trois valeurs républicaines précitées –
en fait, surtout la fraternité – et aura institué une « assemblée » et un
« gouvernement », lequel détiendra le monopole de la violence physique
légitime.!
!
Chacun a le droit d’être protégé par l’État local ; personne d’autre ne peut
exercer de pouvoir. Nous suivrons Hobbes en définissant l’État comme une
association d’individus qui engendre un pouvoir capable de protéger les citoyens
d’eux-mêmes et des autres. La taille adéquate de l’État local sis sur une
biorégion française dépendra de la taille du groupe ennemi situé à l’extérieur de
cet État et auquel il s’opposera. On peut imaginer que, les formes de mobilité
traditionnelles ayant disparu au cours des décennies précédentes, on assistera à
la naissance d’une mosaïque de petites biorégions politiques, à l’image, peut-
être, de ce qu’étaient les cités-États germaniques ou italiennes au 18e siècle.!
!
Une biorégion politique autonome ne sera pas nécessairement isolée ni
indépendante. Malgré ses efforts pour devenir autosuffisante – notamment en
matière énergétique et alimentaire –, elle pourra échanger des fournitures avec
une ou plusieurs autres biorégions autonomes. On peut être à la fois autonome
et dépendant. Ainsi, la biorégion du Mantois, constituée des quelques dizaines
de milliers d’habitants établis près des quais ouest de la Seine et d’une partie
des départements des Hauts-de-Seine et des Yvelines, pourrait entretenir des
liens avec la biorégion du Vexin pour son alimentation en échange de
connaissances et de culture, les archives rescapées étant plutôt situées à Paris.!
!
Cependant, ces échanges ne seront pas toujours fiables au vu des fortes
disparités territoriales en matière de sécurité. En effet, l’ancienne topologie
républicaine du territoire français était celle d’un espace partagé, public,
homogène, où la sécurité était garantie partout. Désormais – vers 2050 –, la
France présentera la topologie d’un havre, avec un territoire divisé en lieux sûrs
et en zones abandonnées ; une topologie de réseaux, avec des nœuds
sanctuarisés (les biorégions politiques autonomes) reliés par des arêtes
douteuses. Faute de moyens de faire respecter les principes républicains sur un
si vaste territoire, l’espace français sera fragmenté parce que l’État central
(disparu) ne pourra plus prétendre au monopole de la violence physique légitime.!
!
!
DES ÉNERGIES 100 % RENOUVELABLES!
!
On aurait pu s’en douter, mais ce fait confirme la cécité des cornucopiens
face aux réalités thermodynamiques du monde : le taux de croissance de la
production planétaire d’énergie nette a franchi son maximum à la fin du
20e siècle et n’a cessé de décroître depuis. La production nette d’énergie elle-
même va bientôt piquer et entamer son déclin terminal, de même que la qualité
des énergies fossiles restantes. Compte tenu de l’importance première de
l’énergie dans toute civilisation et de la folle exubérance de la consommation
énergétique dans les pays industrialisés, ce seul facteur de décroissance de la
quantité et de la qualité de l’énergie disponible suffirait presque à expliquer
l’effondrement du monde au cours des prochaines années, ainsi que le
vandalisme rival des années suivantes pour acquérir les derniers stocks de
carburant liquide avant épuisement définitif. C’est pourquoi notre scénario
n’envisage pas, vers 2050, d’autre disponibilité que certaines formes d’énergies
renouvelables. Pas de fossiles, pas de nucléaire, pas d’électricité (même issue
de renouvelables).!
!
La situation globale et locale est, de ce fait, intégralement renversée. En
France, la consommation totale d’énergie primaire – aujourd’hui environ 250
millions de tonnes d’équivalent pétrole (Tep), soit 3,7 Tep par habitant et par an –
sera sans doute divisée par vingt en 2050 compte tenu de la disparition de toutes
les sources industrielles de production. Si l’effondrement systémique mondial
imminent n’entraîne pas la disparition de l’espèce humaine, les habitants de la
France dans la seconde moitié du 21e siècle pourraient bénéficier de trois
sources principales d’énergies renouvelables thermiques, produites localement :
le bois de chauffage, le charbon de bois et le biogaz. Complémentairement, la
domestication élémentaire de l’eau et du vent (roues à aube, moulins à vent),
ainsi que l’utilisation d’animaux de trait (bœufs et chevaux), pourraient fournir un
peu d’énergie mécanique.!
!
Le bois de chauffage est la plus économique et la plus écologique des
énergies renouvelables. Il peut être produit avec un impact environnemental
réduit, nécessite peu de traitement et est utilisé à une faible distance de sa
source forestière. S’il est bien sec et brûlé dans un insert, un poêle ou un
fourneau à bon rendement, son énergie nette est de l’ordre de 30 :1, la meilleure
de toutes les sources d’énergie actuelles. Le ratio 30 :1 signifie qu’il suffit
d’utiliser l’équivalent énergétique d’un stère de bois en amont pour obtenir (faire
pousser, scier, calibrer, transporter) trente stères de bois de chauffage en aval, à
côté de votre chaudière. Certes, la combustion émet du monoxyde de carbone,
du dioxyde de carbone, des hydrocarbures imbrûlés et quelques particules fines.
Mais, en 2050, toute la pollution atmosphérique et stratosphérique due aux
véhicules à moteur thermique ou aux procédés industriels aura disparu.!
!
En France, présentement, le bilan carbone de ce secteur est positif, puisque
le prélèvement forestier est inférieur à l’accroissement naturel de la forêt. En
2050, s’il s’agit de sylviculture durable, on pourra considérer que le bois de
chauffage est pratiquement neutre en carbone, entre les émissions dues à la
combustion et les absorptions permises par la croissance des arbres. Bien géré,
un hectare de forêt à rotation courte (dix à vingt ans) fournit entre 5 et 10 tonnes
de bois énergie, tandis que la sylviculture à rotation longue (un siècle) est plutôt
dédiée à la production de bois d’œuvre. C’est trop long pour les besoins de la
France en 2050. Par exemple, les 260 000 hectares de la forêt francilienne
actuelle sont aujourd’hui mal adaptés à la production massive de bois énergie
par manque de taillis. Les deux gros massifs forestiers de Rambouillet et de
Fontainebleau, auprès desquels une partie de la population aura migré,
évolueront vers davantage de gestion en taillis sous futaie pour augmenter la
production de bois de chauffage et de charbon de bois. Ainsi, une production
annuelle d’environ 3 millions de mètres cubes de bois énergie pour fournir un
million de ménages franciliens devrait être facilement atteinte dans les années
2050. Bien que cette géométrie soit plus efficace, la centaine de réseaux de
chaleur franciliens alimentés par des chaufferies au bois automatiques n’aura
pas résisté aux dégradations des années 2030 et 2040. Ce seront donc des
poêles, des inserts et d’autres fourneaux domestiques qui pourvoiront chaleur
d’ambiance et eau chaude sanitaire aux familles des biorégions françaises. Cette
modalité d’apport d’énergie thermique aux particuliers sera la plus résiliente pour
cette époque.!
!
La production de charbon de bois est une autre filière intéressante et permet
d’obtenir des températures beaucoup plus élevées que le simple bois.
Malheureusement, il n’existe en France que peu d’entreprises de production de
charbon de bois capables de satisfaire ne serait-ce que la consommation
domestique des barbecues dominicaux. Avec la réorientation de la gestion
forestière et la réhabilitation des taillis, y compris sur les 11 millions d’hectares de
forêts privées dispersés en petit lots, il ne sera pas difficile de pyrolyser le bois
disponible pour obtenir du carbone presque pur : le charbon de bois. En creusant
sur place, en forêt, une grande tranchée remplie de rondins, en allumant cette
masse, en la recouvrant de tôles ondulées et de terre, puis en laissant s’effectuer
la lente consumation, on pourra multiplier les lieux de production low tech de
charbon de bois afin de lancer des activités locales de poterie, de brique ou de
verre, et même de machine à vapeur. Toutefois, cette fabrication artisanale est
souvent peu efficace et peut être toxique.!
!
Depuis 2017, la « stratégie nationale bioéconomie » prévoit, entre autres, le
développement de la méthanisation, c’est-à-dire la production industrielle de
biogaz par fermentation de matières organiques en l’absence d’oxygène. Si le
principe de la filière biogaz nous semble excellent, sa croissance industrielle sera
stoppée au cours des deux décennies à venir par la faillite des infrastructures et
machineries nécessaires à sa maintenance. Des digesteurs plus petits, plus
rustiques, plus nombreux, auront remplacé les méthaniseurs intégrés comme
celui d’Étampes (Essonne) et les gros digesteurs anaérobies de Valenton (Val-
de-Marne) ou d’Achères (Yvelines). Il s’agira plutôt d’unités de méthanisation à la
ferme, avec co-substrats exogènes à l’agriculture. L’implantation de ces unités
sera donc plus rurale qu’urbaine, d’abord parce que l’augmentation du volume de
paille et de certaines ressources fourragères (légumineuses) non consommées
par un cheptel en diminution se fera sentir en campagne, mais aussi parce que
le ramassage des déchets verts des ménages et des entreprises – gisements
dispersés – demeurera incertain au vu des questions de transports et de
sécurité.!
!
À cette biomasse méthanisable pourraient s’ajouter des cultures
intermédiaires (vesce, avoine, seigle, trèfle…) entre deux récoltes principales, de
façon généralisée sur toutes les terres arables de France. Elles serviraient de
couvert végétal, évitant la nudité du sol pendant l’interculture, et d’intrant au
méthaniseur local. Le retour au sol du digestat (purin) après méthanisation ajoute
une fonction d’engrais vert à ce cycle. Le biogaz sera utilisé pour alimenter les
cuisinières domestiques de proximité et le chauffage des serres. Toutefois,
impossible à stocker facilement, il devra être utilisé au fur et à mesure de sa
production.!
!
Notre affirmation initiale sur l’absence de nucléaire en 2050 mérite réflexion
dans la perspective de l’effondrement. En effet, certains éléments radioactifs
utilisés dans cette filière demeurent radioactifs très longtemps, et le resteront
bien au-delà de 2050. Il se pourrait donc que, lors de la débâcle des services, la
sécurité et la sûreté des 450 réacteurs nucléaires existants dans le monde – dont
58 en France aujourd’hui – deviennent défaillantes par manque de personnel.
Cette hypothèse n’a jamais été envisagée par les thuriféraires du nucléaire.
Pourtant, l’édification, la conduite et la surveillance de la filière nucléaire
réclament un certain type de société, à la fois très technologique, très sécurisée
et très stable sur le long terme.!
!
On peut considérer comme une chance que, depuis soixante ans, aucun
conflit, aucun attentat dans le monde n’ait affecté de zones munies d’installations
nucléaires. Mais qu’en sera-t-il au cours du 21e siècle ? Qui a parié que la
France, ou les États-Unis, ou la Russie, ou la Chine, ou l’Inde, ou le Japon, ou
tout autre pays nucléarisé, demeureront des sociétés technologiques, sécurisées
et stables pendant encore un siècle ? Les décideurs productivistes fascinés par
la puissance de l’atome, tels – parmi d’autres, et pour la France – Frédéric Joliot-
Curie sous l’angle scientifique en 1945, le général de Gaulle sous l’angle militaire
en 1958, et le Premier ministre Pierre Messmer sous l’angle civil en 1974. C’est
pourtant mal connaître l’âme humaine et l’histoire sanglante du 20e siècle,
s’aveugler devant les bouleversements qui s’annoncent face aux déséquilibres
croissants entre les régions du globe rêver innocemment à un monde de paix et
de fraternité comme il n’en a jamais existé, que de croire possibles la poursuite
et le développement du nucléaire sans désastres majeurs, qu’ils soient civils ou
militaires, fortuits ou volontaires.!
!
Que deviendrait un réacteur nucléaire laissé à lui-même – c’est-à-dire sur un
territoire effondré, sans personnel de contrôle, de sûreté et de sécurité, et sans
électricité ? À la suite des catastrophes de Tchernobyl (1986) et de Fukushima
(2011), il est possible de prédire que la réaction en chaîne qui, en
fonctionnement ordinaire, permet de fournir beaucoup de puissance s’arrêterait
rapidement grâce à la descente gravitaire des barres de contrôle en quelques
secondes, ce qui exclut, en principe, toute explosion de type bombe atomique
(sauf dans les réacteurs comme celui de Fukushima, où ces barres sont placées
au fond de la cuve !). La puissance résiduelle due à la radioactivité sans réaction
en chaîne serait alors suffisante pour faire grimper la température jusqu’à
plusieurs milliers de degrés et faire fondre le cœur en quelques heures. Se
formerait ensuite un magma de métaux et de minéraux fondus, le corium, qui
pourrait traverser la cuve du réacteur, éventuellement engendrer une explosion
de vapeur si de l’eau est présente. Une fois le fond de la cuve fondu, le corium
pourrait percer ou faire exploser le bâtiment réacteur, et ainsi répandre quantité
d’éléments radioactifs dans le milieu naturel.!
!
Selon la dynamique de la catastrophe, la topographie des lieux et la
météorologie, la dispersion de ces éléments serait plus ou moins étendue, pour
des décennies. En outre, une autre source de dispersion que le corium serait
simultanément activée : l’arrêt de refroidissement des piscines de stockage du
combustible usagé ou neuf. Lorsque l’eau s’évaporerait – en quelques jours –,
les barres de combustibles s’échaufferaient jusqu’à s’enflammer ou fondre, avec
la possibilité d’un dégagement d’hydrogène, par radiolyse de l’eau, produit par
l’interaction avec le béton. Derechef, des explosions dispersives pourraient alors
répandre des éléments radioactifs dans le milieu ambiant. Dans certaines
régions de France, une contamination radioactive durable rendrait inhabitables,
voire intraversables, les territoires concernés. Enfin, rien n’exclut une guerre
nucléaire mondiale qui pourrait mettre fin, entre autres, à l’espèce humaine.!
!
Dans les paragraphes qui précèdent, je me suis appliqué à employer des
verbes au conditionnel et efforcé de fournir une description objective, sans
pathos. Toutefois, je ne puis me retenir de souligner que cette dimension
nucléaire de l’effondrement sera la plus terrifiante de toutes.!
!
!
UNE ALIMENTATION PLUS VÉGÉTALE, PLUS LOCALE, PLUS
SAISONNIÈRE!
!
Après la période, brève et mouvementée, au cours de laquelle ils auront
encore accès aux stocks alimentaires de la société industrielle passée, les
survivants n’auront d’autre choix que d’apprendre à bêcher le plus de plantes
cultivables possible, celles-ci étant vite concurrencées dans les potagers, les
surfaces maraîchères et les grands champs par des rivales sauvages indigestes
(les « mauvaises herbes »). Les sachets et sacs de semences devront être
reconstitués. La difficulté principale réside dans la nature hybride de la plupart
des plantes cultivables contemporaines, qui ne peuvent se reproduire à
l’identique pour les semailles de l’année suivante. Elles perdent ainsi les qualités
de maximisation de la valeur nutritive que les paysans avaient sélectionnées par
croisement pendant des siècles. L’urgence sera donc de récupérer les espèces
traditionnelles que l’on peut ressemer d’une année sur l’autre. En espérant qu’un
certain nombre d’agrobiologistes contemporains de France aient eu le temps et
la volonté, par anticipation, de préserver des semences de variétés anciennes à
l’abri du chaos dans quelques conservatoires phytogénétiques frais et secs, par
milliards de graines, il sera possible, dans une trentaine d’années, de produire
suffisamment de fruits et légumes dans et pour chaque biorégion française. Le
cas des céréales est plus compliqué, car il ne suffit pas de tendre la main pour
récolter une denrée à faire cuire ou à manger immédiatement – sauf pour le
maïs, qui sera privilégié, puisqu’on peut cueillir les épis directement sur les tiges
et qu’il ne nécessite pas forcément d’irrigation dans les régions assez humides.!
!
Le choc alimentaire sera comparable à celui que connurent les habitants de
Cuba immédiatement après la chute de l’URSS, en 1991. Du jour au lendemain,
ils constatèrent la fin de l’approvisionnement en pétrole soviétique et la
disparition subséquente de l’agriculture industrielle sur l’île. Autant dire qu’ils
furent motivés pour adopter un mode d’alimentation alternatif, comme nous le
serons dans les années 2050. Chaque mètre carré nu de La Havane et d’ailleurs
fut planté, et la consommation de viande baissa d’environ 90 % en trois ans.
C’est ce que les habitants de France expérimenteront bientôt sous la forme
d’une alimentation plus végétale, plus locale, plus saisonnière, grâce à la
multiplication des jardins en permaculture et des paysages comestibles.!
!
Compte tenu de la forte densité urbaine dans les grandes métropoles et
autour d’elles, ainsi que de l’état de ruine de nombre de quartiers de ces
espaces après 2040, la permaculture en tant que moyen de concilier l’agriculture
et l’urbanisme nous apparaît comme la voie privilégiée pour cultiver la ville.
D’autant plus qu’il ne s’agit pas seulement d’une technique agricole ou
urbanistique ; c’est une philosophie de vie complète, propre à favoriser la lutte
contre les névroses urbaines ou le sentiment d’impuissance des années 2040,
ainsi que l’émergence d’idéaux, la solidarité et la paix de l’esprit. Ainsi parlent les
deux fondateurs occidentaux de la permaculture, Bill Mollison et David
Holmgren : « Toutes les cités ont des terrains libres, non utilisés ; les bords des
voies, les coins de rue, les pelouses, les terrains devant et derrière les maisons,
les vérandas, les toits en béton, les balcons, les murs de verre et les fenêtres
faisant face au sud. […] Or les villes pourraient, à peu de frais, subvenir à une
grande partie de leurs besoins alimentaires ; et, pour ce faire, utiliser une grande
quantité de leurs propres déchets comme mulch et compost. »!
!
Dans les biorégions plus rurales, les paysages comestibles seront
principalement constitués de plantes ligneuses et de plantes vivaces, et non de
plantes annuelles. En favorisant la coopération écosystémique entre les
espèces, le paysage comestible peut nourrir en continu pendant des années,
sans que l’on ait besoin de détruire les espèces et avec un faible entretien. Cette
philosophie et cette pratique permaculturelles protègent mieux, en principe, des
bactéries, virus et parasites, contre lesquels il a fallu lutter de tout temps. Voilà
qui nous donne l’occasion de préciser que, si l’on veut éviter le choléra, la polio,
la dysenterie et d’autres maladies, il faudra faire bouillir l’eau accessible par
fontaines publiques, puits privés et porteurs d’eau. Potabilité = ébullition. !
Ajoutons que nous ne serons pas les seuls à rechercher de la nourriture : nous
serons concurrencés par certaines espèces proliférantes, comme les rats, les
cafards, les pigeons et les loups.!
!
Le régime alimentaire d’aujourd’hui sera modifié de la façon suivante :
réduction de la consommation carnée à quelques poulets trimestriels,
multiplication par cinq des volumes de haricots et de légumes, par deux de ceux
de fruits locaux de saison, diminution de trois quarts des graisses et huiles et
augmentation d’autant des noix et noisettes, suppression des sucres autres que
le miel, produits laitiers issus principalement des chèvres, enfin maïs doux,
châtaignes et farine de glands.!
!
!
UNE MOBILITÉ LOW TECH!
!
Historiquement, les regroupements humains commencèrent par s’établir en
bord de mer ou le long des fleuves. Puis, au 19e siècle, le charbon et le rail
permirent l’édification de villes éloignées des ports. Enfin, au siècle dernier, le
pétrole, les voitures et les camions favorisèrent une considérable extension
banlieusarde. À l’heure de la lutte contre le dérèglement climatique et de
l’imminent pic de production de pétrole, certains croient encore que cette
expansion automobile pourrait continuer en passant simplement à d’autres
carburants. Ainsi, en 2017, nous avons appris que le Royaume-Uni et la France
se fixaient pour objectif d’arrêter la vente de voitures à moteur thermique à
l’horizon 2040. Les constructeurs prétendent pouvoir y parvenir grâce à l’arrivée
des moteurs électriques, hybrides ou à hydrogène.!
Selon nous, cet objectif est irrationnel. À notre hypothèse d’une absence
totale de fourniture d’électricité en 2050, nous voudrions ajouter quelques
éléments de réflexion sur la bêtise que constituerait la transition des véhicules
thermiques aux véhicules électriques, hydrogène ou batteries – peu importe.
L’hydrogène est très cher à produire, très cher à transporter, très cher à stocker
(dans les véhicules), très cher à convertir en électricité et très dangereux à
manipuler. Exit l’hydrogène. Restent les batteries, rechargeables bien sûr. La
question est alors celle des infrastructures. Dans ces domaines, les chiffres
sensibles sont ceux qui concernent les pics de la demande. Les moyennes
journalières, mensuelles ou annuelles n’ont aucune pertinence : l’offre doit être
capable de satisfaire les demandes de pointe, c’est-à-dire, en ce qui concerne
l’électricité, la montée en charge entre 6 et 9 heures le matin et le pic du soir
entre 18 et 20 heures. Si vous ajoutez à la courbe actuelle de demande
d’électricité quotidienne la recharge de batteries pour voitures électriques, ainsi
que celle nécessaire pendant les journées rouges ou noires de Bison futé
(plusieurs dizaines de jours par an), il faudrait plusieurs EPR nucléaires
supplémentaires pour satisfaire ces pointes pour un parc de 40 millions de
véhicules en France – des EPR qui seraient sur-sollicités en pointe, sous-utilisés
hors pointe (leur durée d’utilisation nécessaire serait de l’ordre de 500 heures par
an). C’est de la folie. Exit les véhicules électriques.!
!
Nous ne nous attarderons pas sur le transport aérien, qui sera éteint pour
toujours. Aucun carburant ne pourra faire perdurer la civilisation thermo-
industrielle, la mondialisation intensive des échanges, la mobilité à longue
distance et à bon marché pour la moitié riche de l’humanité actuelle.!
!
Après l’effondrement du monde, le dense réseau routier français se
détériorera rapidement sous l’effet du cycle annuel gel/dégel et la pression des
graines, herbes et arbustes qui auront proliféré dans les fissures des
revêtements. Alors que des routes romaines vieilles de deux mille ans sont
encore praticables, nos macadams ne résisteront pas longtemps. !
!
Corrélativement, adviendra la disparition des véhicules automobiles par manque
de moteurs, de carburants et de caoutchouc, et par impossibilité de les entretenir
régulièrement. Cependant, certains tracteurs diesel à faible taux de compression
pourraient encore être utilisés et alimentés en huiles végétales brutes (tel le D22
Renault de 1957 que je possède). Le réseau ferré semble plus résistant, mais il
exigerait néanmoins beaucoup d’entretien et un retour à la manœuvre manuelle
des aiguillages, qu’il faudrait préalablement munir de leviers, à moins de
renoncer à tout changement de voie. Le matériel roulant, léger, pourrait être
tracté par des locomotives rudimentaires à vapeur alimentées au charbon de
bois, ainsi que par des trains de draisines à pédalier et/ou à voile. Cette
hypothèse n’est pas impossible à tenir en 2050 si une réorientation radicale de la
R&D ferroviaire et un effort continu d’investissement dans ces matériels
s’accomplissent au cours des trente prochaines années, si tourmentées soient-
elles.!
!
Néanmoins, les moyens de mobilité du futur sont plutôt à envisager du côté
de la marche à pied, de la bicyclette et de la traction animale, de la voile et des
embarcations à rames. La géométrie et les performances des bicyclettes ont peu
changé depuis un siècle, et, s’il est bien entretenu, un tel engin peut durer très
longtemps, à condition de disposer d’une réserve de pneus et de chambres à air.
Cependant, de même que dans d’autres domaines que nous abordons, il faudrait
anticiper dès aujourd’hui la fabrication massive de bicyclettes afin d’en disposer
en abondance en 2050. En effet, bien que simple d’apparence, le vélo requiert
des matériaux industriels tels que l’aluminium et le caoutchouc. Comme la
marche, le vélo fait uniquement appel à l’énergie musculaire, mais, à dépense
énergétique égale, il est deux fois plus efficace et trois fois plus rapide. En outre,
c’est un engin multi-usages : équipé d’une caisse à l’avant ou d’une remorque à
l’arrière, il permet de transporter des charges ; à quatre roues, il se transforme
en tracteur à pédales capable de semer, déchaumer, faner, andainer, tirer et
autres tâches réclamant une faible puissance ; en station fixe et branché à une
courroie, il peut actionner une petite batteuse à grains, une cardeuse de fibres,
un extracteur de jus, une pompe à eau, un broyeur, un petit lave-linge, un
mélangeur…!
!
Privés de moteurs, mais épris de puissance, nous ferons de nouveau appel à
la traction animale. Plutôt que sur les bœufs, nous parierons sur les chevaux de
trait, plus rapides, plus forts et plus résistants. Ici aussi, cela nécessite une
préparation bien en amont pour un bénéfice en aval – principalement, une
possibilité de production agricole en faveur des chevaux (un quart des terres
cultivées), la fabrication de harnachements spécifiques (harnais, colliers de
travail, courroies, sangles…) et de différents types de chariot, des espaces pour
leur habitat et, bien sûr, un nombre conséquent de chevaux aptes à l’attelage.
Toute une sellerie, une maréchalerie et des infrastructures sont à créer. Le
cheptel équin français existant est de l’ordre de un million de têtes, dont
seulement 8 % d’ânes et 6 % de trait, le reste servant au loisir ou aux courses. Si
nous voulons atteindre un million d’ânes et de chevaux de trait en France en
2050, une réorientation des haras devra être effectuée au plus tôt. Ces
considérations prophétiques s’appliquent mutatis mutandis à la voile et aux
embarcations à rames.!
!
Notre démarche est holistique et systémique. La France est considérée
comme un tout inséré dans un système de contraintes mondiales, et destinée à
être peuplée d’habitants civilisés en 2050 et en 2150. Si nous insistons
beaucoup, dans cet ouvrage, sur les conditions et les contraintes matérielles,
nous estimons cependant que le fondement de la vie bonne dans ces futurs
résidera dans les relations humaines et dans les activités culturelles et
artistiques, qui réjouissent par le seul plaisir de leur pratique. D’autant plus que
nos descendants auront été traumatisés par les années effroyables d’avant
2050. Cependant, nous sommes convaincus que, sans une base modeste de
besoins matériels satisfaits, aucune civilité, aucune civilisation, aucune
cosmologie ne peut surgir et s’épanouir.!
!
À la différence de nos amis des associations négaWatt, Solagro et
Greenpeace, nous partons donc d’une vision globale, et non des prospectives
plus sectorielles et plus continuistes de scénarios énergétiques (négaWatt,
Greenpeace) ou agroalimentaire (Afterres-Solagro). Ces projections vont toutes
très loin dans l’analyse et les propositions pour 2050 sur leurs thématiques
respectives, mais elles raisonnent toutes choses étant égales par ailleurs. La
croyance induite par ce postulat nous semble illusoire.!
!
Comme tous les amis précités, nous avons utilisé la méthode du backcasting
pour penser et articuler l’esquisse de perspective qui constitue ce chapitre.
Usuellement, cette méthode consiste à décrire un objectif de société rêvée pour
2050, un futur désirable, puis les étapes nécessaires pour y parvenir par
réorientation continue, réforme graduelle, transition souple à partir de l’existant.
En ce qui nous concerne, notre vision de 2050 tient compte de l’effondrement
inéluctable des années prochaines. Les étapes pour s’adapter à ce futur sont
donc inspirées par la nécessité plus que par la volonté, sauf celle de minimiser
les souffrances et les morts au cours des trois décennies à venir.!
!
!
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!
!
!
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TROISIÈME PARTIE!
!
Après l’effondrement!
!
!
!
CHAPITRE 6!
!
Faire société face à l’effondrement!
!
Après l’effondrement, en l’absence d’un État et de ses prérogatives régaliennes,
les survivants se regrouperont-ils encore pour faire société ? Comment
contiendront-ils la violence interne à ce regroupement, et la violence externe
éventuelle en provenance d’autres regroupements ? Aujourd’hui, la grande
majorité des humains vivent dans un État, si l’on désigne ainsi la réunion d’un
territoire et d’une population soumise à un pouvoir politique unique capable de
fixer les règles du vivre-ensemble, de garantir seul la sécurité par les armes et
de lever impôts et taxes. Quelle que soit la diversité historique et géographique
de cette institution, elle paraît triompher dans la seconde moitié du 20e siècle,
une période pendant laquelle le nombre d’États passe d’une cinquantaine à près
de deux cents. Paradoxalement, ce succès est souvent synonyme
d’effondrement d’États antérieurs qui se sont fracturés – l’URSS, la
Tchécoslovaquie, la Yougoslavie, pour ne citer que trois exemples issus du
continent européen. Cependant, le mot « effondrement » ne semble pas adapté
à ces configurations-là, puisque, assez rapidement, d’autres États sont nés de la
partition des premiers. Il est donc nécessaire de préciser à nouveau ce que nous
entendons par « effondrement », afin notamment de distinguer cette notion de
celle de « défaillance », très à la mode depuis trente ans.!
!
L’expression d’État failli ou défaillant (failed state) qualifie souvent un pays qui ne
peut plus assurer le service de sa dette ou le financement de ses services
publics, ou encore qui est rongé par des conflits internes, ou survit grâce à une
aide externe. Ce dernier point différencie absolument la « défaillance » de
l’« effondrement » dont nous voulons traiter, et même de la notion courante
d’État effondré (collapsed state). Dans notre perspective, l’effondrement
concerne la planète entière, États et institutions internationales compris. Aucun
État ne peut compter sur ses voisins ou amis pour lui venir en aide, tant la
situation globale et la situation de chacun sont dégradées.!
!
LE BON ET LE MAUVAIS GOUVERNEMENT!
!
Examinons les divisions et la violence qui règnent dans la société. Quatre termes
encadrent notre réflexion : effondrement, sécurité, traumatisme, défection. Bien
que nous ayons déjà défini le premier, nous pouvons encore affiner notre
analyse en distinguant trois points de vue dont les effets se rejoignent. !
!
Un point de vue institutionnaliste (à la Max Weber) : le monde est en cours
d’effondrement lorsque, quel que soit le territoire examiné, on n’aperçoit plus
aucune possibilité de respect de la loi, aucun contrôle sur les armes, aucune
capacité de lever des impôts, pendant une durée continue d’au moins un an. !
!
Un point de vue stato-providentialiste : l’effondrement est un processus à l’issue
duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie,
mobilité, sécurité) ne sont plus fournis à une majorité de la population par des
services encadrés par la loi. Ici, on se concentre non sur les institutions, mais sur
les individus. L’objectif n’est plus de penser une société idéale, mais de
minimiser le nombre de morts. !
!
Un point de vue thermodynamique, enfin : l’économie mondialisée connaîtra
l’effondrement lorsque la chute du flux d’énergie deviendra beaucoup plus forte
que la baisse du PIB.!
!
À partir de l’approche institutionnaliste, nous parlerons, pour l’instant, de sécurité
publique intérieure à un territoire local, en écartant donc la question de l’accès à
l’alimentation et à l’énergie, ainsi que celle de la défense contre un ennemi
extérieur. Comment garantir un faible risque d’agression entre membres d’une
société locale ? Dans notre hypothèse de rupture plutôt que de transition,
l’exercice de pensée consiste à nous projeter cinq ans après un effondrement
systémique mondial, dans une ère marquée par les guerres, les famines et les
épidémies. Les survivants auront subi le plus grand traumatisme de leur vie, le
plus grand traumatisme de l’histoire humaine : la mort de sœurs et de frères en
humanité par centaines de millions, des personnes qu’ils auront connues avant
l’effondrement par les médias électroniques, désormais muets.!
!
Traumatisme ? !
!
Selon Günther Anders, ce traumatisme-là sera la conséquence directe de
l’effondrement, c’est-à-dire un phénomène « supraliminaire » qui excédera
l’expérience humaine ordinaire, dépassera les capacités neuronales forgées par
l’évolution – un phénomène que l’on ne pourra que rejeter. Ce déni aggravera
l’effondrement lui-même, faute de préparation. Les souvenirs des disparus
proches et lointains retentiront longtemps sur la santé physique et mentale des
survivants. À ce sujet, quelques lumières nous sont apportées par les études et
rapports concernant la reconnaissance du trouble de stress post-traumatique
(TSPT) par l’OMS après la guerre du Vietnam. Pour les survivants à
l’effondrement, ce sera peut-être la principale difficulté à gérer : comment vivre
après cela ? Aujourd’hui déjà, on aperçoit quelques signes d’un stress pré-
traumatique engendré par une anticipation de l’effondrement.!
!
Enfin, la défection. Ici, nous ne partageons pas entièrement l’avis de nos amis
collapsologues Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle. Ces
derniers, insistant sur la solidarité au cœur du désastre, ont une lecture plutôt
optimiste de certaines catastrophes, comme celle de Katrina. D’après les
comptes rendus que j’ai pu lire, il y eut de nombreuses défections au moment de
Katrina : on parle notamment de 15 % des membres de la police municipale, soit
qu’ils aient volontairement fait défaut, soit qu’ils n’aient pas pu contribuer à l’élan
de solidarité parce qu’ils étaient eux-mêmes bloqués. La situation a donc été très
tendue, alors même qu’existaient des aides extérieures à La Nouvelle-Orléans
qui seraient absentes dans un scénario d’effondrement général. Là réside
d’ailleurs l’une des principales différences de nature entre une catastrophe locale
et un effondrement systémique mondial : si les services de sécurité et de secours
manquent sur le territoire où vous vous trouvez, il ne sera pas possible de faire
appel à la « solidarité internationale », elle-même disparue.!
!
Un précédent de grande ampleur est plus instructif : la peste noire en Europe
(1347-1352), qui tua environ un tiers de la population du continent. En 1340, la
France comptait 17 millions d’habitants ; en 1440, ce chiffre était tombé à
10 millions, car la peste est revenue régulièrement, quoique moins intensément,
tout au long du siècle suivant. Dans Le Décaméron, Boccace dépeint avec
précision la spécularité funeste qui fit suite aux événements : « Ajouterais-je que
les citoyens s’évitaient mutuellement, que presque aucun n’avait souci de son
voisin, que les parents se rendaient visite de loin en loin et rarement, sinon
jamais ? Cette tribulation avait pénétré d’une telle épouvante les cœurs des
hommes et des femmes, que le frère abandonnait le frère, l’oncle le neveu, la
sœur le frère et souvent l’épouse son mari. Chose plus forte et presque
incroyable, les pères et les mères évitaient de rendre visite et service à leurs
enfants comme s’ils n’eussent pas été à eux. » À l’image de cette description
saisissante, il existe de nombreux récits des défections massives que l’épidémie
de peste a entraînées au sein des familles, chez les aidants, les médecins et les
religieux.!
!
L’ÉTAT DE NATURE!
!
Comment naît une société, un gouvernement ? De nombreux auteurs se sont
essayés à cette fable primordialiste, expérience de pensée anhistorique,
purement conceptuelle. « Position originelle », « état de nature », « horde
primitive » sont quelques-unes des expressions utilisées comme germe de la
réflexion sur l’origine de la socialité. Lorsque les humains se regroupent (et
pourquoi le font-ils ?), y a-t-il des mécanismes, des règles, des tendances qui
régulent alors les comportements des individus ? Parce qu’il est injustement
ignoré et que ses analyses sont originales, nous partirons des propositions du
mathématicien et philosophe français René Thom.!
!
Une « prégnance » est une sorte d’énergie reçue ou émise par une entité, un
objet, une forme, une idée, et qui suscite chez un récepteur une réaction de
grande ampleur. Cette perception de la prégnance est due à la diffusion de celle-
ci hors de l’objet investi, un peu comme on ressent une source de chaleur
lorsqu’on s’en approche. Le récepteur – le sujet – est alors à même de localiser
la source émettrice de cette prégnance et de remonter le gradient de
concentration afin de l’atteindre. Il peut le faire soit pour satisfaire son désir dans
le cas des prégnances attractives (l’attirance sexuelle), soit, au contraire, pour
s’en éloigner dans le cas des prégnances répulsives (la peur d’un prédateur en
vue). Schématiquement, il existe trois grandes prégnances chez les animaux : la
faim, la peur et la libido. Il y en a beaucoup plus chez les humains : tout concept
peut se transformer en prégnance ! On retrouve cette idée de prégnance sous
différentes appellations : Mana (chez les Polynésiens), les affects (chez
Spinoza), l’aura (chez Walter Benjamin), le désir mimétique (chez René Girard),
les interactions spéculaires (chez Jean-Louis Vullierme – voir notre chapitre 1).!
!
Une entité saillante – une « saillance » – est une forme qui se sépare de son
fond. Une discontinuité – son bord – lui permet de se distinguer du fond dont elle
se détache. Ce peut être le tintement d’une sonnette, l’émission de phéromones,
l’apparition d’une belle fille… – toute forme discernable. « Lorsqu’une forme
saillante capture une prégnance, elle est investie par cette prégnance ; elle subit
de ce fait des transformations de son état interne qui peuvent produire des
manifestations extérieures dans sa forme : ce sont les “effets figuratifs”. » Une
saillance, c’est ce qui surgit ; une prégnance, c’est ce qui se répand.!
!
De nombreux penseurs affirment que les humains se regroupent pour des
raisons utilitaristes, par exemple pour chasser ensemble. Mais Aristote et
d’autres pensent plutôt en termes de prégnance : les humains se rassemblent
parce que ça les rend heureux. Ils échangent des affects (sentiments et
mouvements), et ça leur plaît. Les saillances (= les individus) sont investies par
les prégnances (= les désirs) des autres. L’effet figuratif engendré chez moi par
le désir émis par l’autre me transforme et propage réciproquement vers les
autres une modalité nouvelle du désir. Ce mouvement incessant donne sens à
ma vie et à l’univers. Qui n’a jamais vibré ainsi au milieu d’une foule musicienne
à la Philharmonie de Paris ou d’une foule sportive au Roazhon Park devant un
match du Stade rennais ?!
!
Le beau film de Michael Haneke Le Temps du loup (2003) illustre une telle
situation : tout le monde est traumatisé après un effondrement qui a privé la
population d’eau, de nourriture et d’électricité. Que deviennent alors les relations
humaines, la civilisation ? Dans ce cas, la prégnance principale est
probablement la peur (éventuellement teintée de religiosité). La peur incite les
humains rescapés à se rassembler pour échanger leurs affects et asseoir la
sécurité mutuelle des personnes et des biens. La peur de la violence et la
violence elle-même demeurent, mais elles sont modérées par quelque institution
locale spontanée émergeant du regroupement humain dont le film raconte
l’histoire. Le réalisateur distingue et montre subtilement les deux types de peur
que nous rencontrons tous dans nos vies, ici exacerbés par les conditions de vie
précaires que subit la micro-société des survivants, entassés dans un hangar
ferroviaire : la peur de la violence d’autrui et la peur de la violence de l’État (en
l’occurrence, un trafiquant d’eau et de sexe qui s’impose en petit chef). La
violence interindividuelle est souvent maladroite, passionnée, irréfléchie ; la
violence d’État est froide, rationnelle, constante. Comment réagir entre ces deux
peurs ?!
!
LA SÉCURITÉ DANS UN ÉTAT SIMPLE LOCAL – UNE BIORÉGION!
!
Avant d’examiner plus longuement les questions de sécurité intérieure et de
défense au chapitre suivant, énonçons brièvement quatre orientations sociales
que devrait suivre toute communauté humaine résiliente après l’effondrement.
Ces orientations sont tendues vers le double objectif de réparer les survivants
après les deuils et les chocs qu’ils auront subis pendant l’effondrement et de leur
garantir, si possible, une paix sociale pérenne.!
!
D’abord, une politique du care au sens américain du terme, c’est-à-dire une
éthique de la sollicitude. L’entraide est une interaction de guérison, le care est un
moyen efficace d’assurer la sécurité collective, la sophrologie politique est une
protection contre le risque d’agression. Cette attention, ce soin1 aux autres
peuvent s’étendre aux formes saillantes non humaines, se transformer en une
faculté à se mettre à la place des choses, telle que professée par l’écologie
politique et la philosophie de la permaculture. Cette politique de l’attention
ordinaire s’imposera après l’immense traumatisme qu’aura constitué
l’effondrement systémique mondial. Les souvenirs, les légendes, les histoires
que l’on se racontera longtemps y participeront aussi.!
!
J’ajoute, sans vouloir essentialiser un rapport privilégié des femmes à la nature,
que l’écoféminisme sera d’une grande influence dans ce contexte. Comme le dit
Émilie Hache : « Se réapproprier, réhabiliter cette nature complètement
disqualifiée, avec laquelle on entretient nécessairement aussi un rapport critique
vis-à-vis de tout ce qu’elle a signifié et tout ce à quoi elle a servi dans la culture
occidentale ; et en même temps se réapproprier ce qui a été mis du côté des
femmes naturalisées – le rapport au soin, aux émotions, à la vie, etc. Bien sûr, il
ne s’agit pas de domaines propres aux femmes, mais l’on ne va précisément pas
s’en priver pour se construire en concurrence à la masculinité dominante. C’est à
mon sens un des apports majeurs de l’écoféminisme : on a immensément besoin
des émotions, du sensible, pour faire de la politique différemment et transformer
le monde. »!
!
Une deuxième orientation sociale, destinée à atténuer les effets destructeurs de
l’interaction spéculaire que sont l’envie, la jalousie et la haine, consistera dans la
mise en œuvre d’une politique de quotas individuels de ressources de base dans
les domaines de l’énergie et de l’alimentation – une politique de partage
égalitaire, de rationnement, au moyen d’une carte carbone. Chaque habitant de
votre biorégion recevra un quota annuel de droits d’émission de CO2 qui
encadrera toute consommation d’énergie et d’alimentation. Si, par exemple, vous
voulez acquérir cent kilogrammes de charbon de bois, vous paierez cette
quantité en monnaie locale, et votre carte carbone sera décrémentée des droits
d’émission de CO2 correspondants. Tout le monde n’ayant pas les mêmes
consommations d’énergie ou d’alimentation, une bourse d’échange biorégionale
sera mise en place, de telle sorte que ceux qui voudront consommer plus que
leur quota pourront racheter des unités supplémentaires aux plus économes.!
!
Mathilde Szuba a parfaitement décrit les avantages écologiques et sociaux d’une
politique de rationnement, en période d’abondance comme en période de
pénurie, à travers l’instauration d’une carte carbone : « La justice sociale et la
protection des plus fragiles se traduisent de deux façons dans la carte carbone.
La première, et la plus évidente, est dans la garantie d’accès à l’énergie [et à
l’alimentation] en situation de pénurie. L’allocation des ressources rares, dans
une situation classique de distribution par le marché, se fait par le biais du prix :
la demande excédentaire est détruite quand ceux qui ne peuvent pas payer se
privent. Avec un système de rationnement, au contraire, si la quantité de quotas
distribués correspond à la quantité d’énergie [et d’alimentation] disponible sur le
marché, alors chacun a sa part « réservée », et la demande ne peut pas être
supérieure à l’offre. C’est donc directement en limitant les achats des plus gros
consommateurs que l’on garantit une consommation minimum pour tous. La
seconde façon est plus indirecte, mais tout aussi intéressante : la possibilité
d’acheter et de vendre des quotas devrait bénéficier en priorité aux plus pauvres,
du fait de la très nette corrélation entre niveaux de revenu et niveaux de
consommation d’énergie. »!
!
Une troisième orientation sera celle du festoiement commun. La rareté absolue
de certaines aménités perdues de l’industrialisme (électricité, produits exotiques,
voyages lointains, etc.) et la rareté relative de l’alimentation et de l’énergie
obligeront au partage pour réduire les inégalités à l’intérieur de la société. Mais,
par contraste, cette incorporation sociale des limites environnementales sera
contrebalancée par des potlatchs collectifs rassemblant les citoyens de la
biorégion en des fêtes et dépenses pures, souveraines, sans autre fin apparente
que leur effectuation joyeuse. Derrière ce rituel se cache en fait une ambiguïté
qui tient, d’un côté, à la spécularité rivale entre les citoyens, qui se disputent la
palme de celui qui donne le plus à la communauté au cours de cette cérémonie,
et, de l’autre, la dilapidation d’énergie et d’objets de désir peu partageables,
censée désamorcer la possible violence mimétique qui entoure la possession de
ces saillances rares, investies d’une prégnance attractive pour tous (par
exemple, un riche détenant un étang poissonneux va le donner aux communs de
la société en cette occasion).!
!
Plus encore que le care, ces rituels contribuent à forger des histoires, des
contes, des mythes, qui se perpétueront au bénéfice de la cohésion sociale.
Georges Bataille, le premier, a observé qu’une caractéristique de la vie sociale
authentiquement humaine, qui lui donne son sens, est l’usage souverain,
somptuaire, non utilitariste, de l’énergie excédentaire (sa « part maudite »). Les
sociétés se distinguent par les différentes manières dont elles utilisent cet
excédent, tandis qu’elles se ressemblent par la consommation de l’énergie
« servile », pour la simple subsistance et le métabolisme biologique. Sous
l’idéologie croissanciste et individualiste contemporaine, la dépense excédentaire
se réalise dans la surconsommation marchande de masse et les obscénités
privées des individus, les « éructations honteuses » de la petite bourgeoisie.
Après l’effondrement, la dépense souveraine peut être un facteur de lien social si
elle se réalise en un festoiement collectif, ludique, joyeux, érotique (un exemple
actuel en est le carnaval, notamment celui de Rio).!
!
Enfin, quatrième et dernière orientation : la rotation des gardiens de l’ordre.
Comme en permaculture, à chaque fonction plusieurs facteurs, et à chaque
facteur plusieurs fonctions. Ici, à chaque personne plusieurs fonctions, et à
chaque fonction plusieurs personnes. Dans les biorégions résilientes des années
2050 et au-delà, le nombre de rôles sociaux aura considérablement diminué par
rapport à celui qui prévalait au temps du triomphalisme industriel. Aujourd’hui, on
trouve par exemple des « influenceuses de mode sur Youtube ». Faute
d’Internet, au milieu du présent siècle ce rôle professionnel saugrenu aura
disparu – avec beaucoup d’autres – au profit d’une polyactivité de tous. Ainsi, en
matière de sécurité, il semblera sans doute important à nos descendants d’éviter
la violence prédatrice et les exactions possibles d’une police permanente dans
une communauté biorégionale qui pourrait se transformer en féodalité ou en
petite dictature. En instaurant la rotation des gardiens de l’ordre, notre hypothèse
de l’interaction spéculaire induit que toute personne assurant la police sait qu’elle
se retrouvera ensuite de l’autre côté du fusil ou de la matraque. Le tourniquet de
la fonction policière incite chacun à se mettre à la place de l’autre en imaginant
ce qu’il adviendra lorsque les postes auront permuté. En d’autres termes,
spécularité et spéculation freinent la violence.!
!
Le chapitre suivant développera plus en détail cette proposition. Mais, avant
cela, attardons-nous un instant sur un aspect du présent : celui du terrorisme.!
!
LE TERRORISME AUJOURD’HUI!
!
Roy ou Kepel ? Aujourd’hui, une guerre des tribunes fait rage entre les deux
penseurs. Quelle est la matrice originelle du terrorisme islamiste : la violence ou
la religion ? Pour Olivier Roy, c’est la violence : il y a une islamisation de la
radicalité. L’accroissement des inégalités sociales rend les gens plus radicaux, et
l’exutoire de cette radicalité est la prégnance de la religion dans sa version
islamiste. Gilles Kepel, lui, dit que c’est la religion : il y a une radicalisation de
l’islam. Selon lui, l’islam, en ne dénonçant pas le sacrifice comme quelque chose
de mauvais, n’a pas fait son travail girardien sur lui-même, comme l’aurait fait la
chrétienté.!
!
Pour notre part, nous penchons plutôt du côté d’Olivier Roy. Mais d’où vient la
radicalisation ? Du déchaînement de la spécularité, encouragée plutôt que
confinée par les prégnances basées sur la concurrence, la compétition, la
rivalité, telles que martelées par les discours dominants à longueur de colonnes
et d’émissions. Or ce déchaînement lui-même est nourri par de sinistres boucles
de rétroaction positive au sein du système global, affaibli par le déclin
énergétique.!
!
Reprenons l’enchaînement des causes sous notre angle systémique et
thermodynamique. Depuis les années 1960, la production mondiale
d’hydrocarbures augmente – hormis deux petites baisses passagères après
chacun des deux chocs pétroliers (1973 et 1979) –, tandis que le taux de retour
énergétique baisse (voir le chapitre 8). Ce dernier paramètre – parfois nommé
EROEI (Energy Return On Energy Invested) – mesure plutôt la qualité de la
ressource énergétique, alors que la production en mesure la quantité.!
!
On comprend aisément pourquoi l’EROEI – ce quotient, ce ratio, ce paramètre –
baisse depuis soixante ans. Au début de l’extraction pétrolière, les compagnies
ont exploité les champs les plus rentables, ceux qui réclamaient peu
d’investissements et regorgeaient du meilleur pétrole, le light sweet crude. À
cette époque – la première moitié du 20e siècle –, l’EROEI dépassait
couramment 50 : 1. Autrement dit, il suffisait d’investir un seul baril de pétrole
pour en extraire cinquante. L’épuisement de ces premiers champs contraignit les
compagnies à rechercher et à exploiter des champs moins hospitaliers et des
huiles plus lourdes et plus soufrées. Aujourd’hui, l’EROEI de l’extraction de
pétrole conventionnel se situe aux alentours de 15:1 en moyenne mondiale,
tandis qu’il chute à environ 3:1 pour les pétroles non conventionnels (les sables
bitumineux de l’Alberta, le pétrole et le gaz de schiste du Texas et du Dakota du
Nord, les huiles extra-lourdes de l’Orénoque…). L’évolution de l’extraction des
hydrocarbures présente ainsi des coûts énergétiques et des coûts financiers
croissants, pour des raisons géologiques incontestables. Maintenir ou accroître
la production va coûter de plus en plus cher.!
!
Une première boucle de rétroaction positive apparaît alors : si la demande de
pétrole augmente pour soutenir la sacro-sainte croissance économique (il n’y a
pas de découplage possible – voir le chapitre 7), la production doit augmenter en
requérant plus d’investissements énergétiques et financiers. Cependant, comme
l’EROEI baisse inexorablement, il faut de plus en plus de production de pétrole
pour satisfaire la demande croissante. Cela accélère le déclin de l’EROEI, ce qui
réclame encore plus de production… Ajoutons que nous n’avons pas inclus dans
ces calculs les coûts environnementaux et sanitaires (l’augmentation des
émissions de gaz à effet de serre et ses conséquences climatiques, la pollution
des milieux, la multiplication des maladies respiratoires…). Enfin, pour cette
première étape, constatons que l’époque du pétrole bon marché et de l’EROEI
élevé fut aussi celle d’une forte croissance économique et d’une expansion de
l’argent, tandis que, depuis un demi-siècle, la hausse tendancielle du cours du
baril et la baisse de l’EROEI ont réduit les taux de croissance, faisant basculer le
financement de l’économie vers le crédit et la dette concomitante, ainsi que vers
l’austérité relative pour les populations. Cette situation du système du monde
humain, brièvement résumée, est une conséquence directe du changement
fondamental intervenu dans le sous-système énergétique, tel que nous l’avons
précédemment décrit : des hydrocarbures plus chers, de moindre qualité et très
destructeurs du sous-système naturel et de la santé humaine.!
!
Une seconde boucle funeste de rétroaction positive se cache derrière la
précédente, purement matérialiste. Pour satisfaire la voracité énergétique des
sociétés industrielles et l’augmentation du commerce mondial, vue comme un
bienfait (ce qui, du point de vue financier, est arithmétiquement idiot : la somme
excédents + déficits de tous les pays est égale à zéro ; certains gagnent, les
autres perdent), les interventions militaires occidentales furent et restent
nécessaires ; elles ne cessent de croître depuis quarante ans. Ajoutées aux
troubles civils dus à l’austérité relative, elles ont contribué à provoquer une
augmentation du terrorisme islamiste et, conséquemment, une montée de
l’extrême droite. Ces deux derniers facteurs ont, en rétroaction, provoqué le
renforcement des appareils et des interventions militaires, internes comme
externes.!
!
La croissance de la courbe entre 2011 et 2014 (+350 %) s’explique par les
conséquences des printemps arabes, l’escalade de la violence en Irak, la
montée de Daech, le début de la guerre civile en Syrie et le retour de Boko
Haram au Nigeria. Quant à la décroissance depuis 2014 (‒44 %), elle s’origine
dans le renforcement des interventions militaires et/ou policières, notamment en
Irak et au Nigeria, ainsi que dans la défaite territoriale de Daech en Syrie.
Cependant, depuis 2001, le nombre de militants islamistes dans le monde a
quadruplé, jusqu’à atteindre environ 230 000 aujourd’hui. En conséquence, les
mouvements et partis d’extrême droite, dont la principale thèse est
l’islamophobie, semblent plus influents, notamment en Europe.!
!
Bref, nous observons une spirale ascendante militarisation-autoritarisme ↔
activisme islamiste ↔ montée de l’extrême droite ↔ militarisation-autoritarisme,
initiée par le triple crunch évoqué dès le début du chapitre 5. (Dans le présent
chapitre, nous n’avons examiné que la dimension énergétique ; les dimensions
climatique et alimentaire auraient réclamé d’autres développements, entremêlés
à l’énergétique.)!
!
Que faire ? D’abord, sortir au plus vite de notre addiction à l’abondance
énergétique, c’est-à-dire aux énergies fossiles et au nucléaire. La loi française de
2015 « relative à la transition énergétique et à la croissance verte » aurait pu être
l’instrument législatif de ce sevrage si, outre sa timidité, elle n’était pas affublée
de trois tares qui la rendent inadéquate : l’absence de l’EROEI comme
instrument principal d’évaluation d’une politique énergétique, le mutisme sur le
peak oil et la croyance illusoire dans un découplage entre croissance du PIB et
croissance de la consommation énergétique (sur ce dernier point, voir le chapitre
3). Donc, organiser une descente énergétique rapide et équitable en suivant le
processus du cap and share – plafonner et partager – mis en œuvre par la carte
carbone et le rationnement (voir la section précédente). Ensuite, réduire la
propagation des prégnances négatives, des passions tristes, par l’éducation et la
morale. Par exemple, neutraliser le libéral-productivisme et son idéologie
absurde de la concurrence. Comment croire, dans une perspective
d’effondrement, que la concurrence puisse être bonne pour la société ? Hélas,
de nombreuses prégnances négatives, basées sur la rivalité, sont des
composantes idéologiques de l’Occident, jusqu’au nazisme : suprématisme
racial, eugénisme, nationalisme, antisémitisme, propagandisme, militarisme,
bureaucratisme, autoritarisme, messianisme politique, colonialisme, terrorisme
d’État, populisme, jeunisme, etc. Par contraste, augmenter la propagation des
prégnances positives (passions joyeuses) : liberté, égalité, fraternité,
responsabilité, autonomie, partage, effort, solidarité, amour, respect, amitié,
justice, altruisme, convivialité, démocratie, etc. Toutes ces prégnances sont aussi
des composantes de la cosmologie occidentale. Entre ces prégnances-là et
celles-ci, la lutte continue!
!
CHAPITRE 7!
!
La sécurité!
!
De nos jours, les mots « État » et « politique » sont communément confondus
dans nos sociétés, la « politique » se réduisant souvent à la lutte entre groupes
pour « prendre le pouvoir », accéder aux fonctions et en jouir. Les attributs
classiques de l’État selon Thomas Hobbes et Max Weber, c’est-à-dire le pouvoir,
la représentation, la loi et le monopole de la violence physique légitime, semblent
aujourd’hui en déclin. Le pouvoir devient impuissant à l’extérieur face à la
mondialisation, mais aussi à l’intérieur, parce que le désir de plaire se substitue
au courage d’affronter la réalité. La représentation (le Parlement) représente
moins la population, les lois se multiplient et deviennent inintelligibles (en France,
plus de 10 000 lois, plus de 100 000 décrets). Quant à la violence étatique, elle
paraît aujourd’hui davantage tournée vers le maintien de l’ordre intérieur que
vers les conquêtes territoriales d’antan ou la défense armée contre des
envahisseurs.!
!
Les marxistes, paradoxalement, ont souvent critiqué l’État bourgeois comme un
facteur de domination et d’oppression, et souhaité son « dépérissement ». Les
libéraux ont également dénoncé l’État encombrant et tracassier pour prôner une
conception formelle et procédurale de l’État, c’est-à-dire un État minimal, vidé de
substance politique. Qu’en est-il des écologistes, décroissants et
collapsologues ? Quelle conception de l’État se font-ils – ou, plus précisément,
sachant l’effondrement inéluctable, quelles institutions seraient les plus
adaptées ? Que reste-t-il de l’État dans l’effondrement ? Je n’examinerai que
quelques aspects de cette immense question – ceux du confinement de la
violence, de la taille et de la solidarité – en partant de deux citations : l’une de
Joseph Tainter, l’autre de Max Weber.!
!
Dans The Collapse of Complex Societies, Tainter écrit : « Une société complexe
qui s’effondre est soudainement plus petite, moins différenciée, moins
hétérogène. La spécialisation décroît et il y a moins de contrôle central sur le
comportement de ses membres. Elle devient incapable d’offrir des surplus, de
proposer bénéfices et aménités à ses membres, de garantir la subsistance et la
sécurité. Elle peut se décomposer en l’un des constituants à partir desquels elle
fut créée (région, groupes ethniques, villages). »Dans Le Savant et le Politique,
Weber écrit : « De nos jours, la relation entre État et violence est tout
particulièrement intime. Depuis toujours, les groupements politiques les plus
divers – à commencer par la parentèle – ont tous tenu la violence physique pour
le moyen normal du pouvoir. Par contre, il faut concevoir l’État contemporain
comme une communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire déterminé
– la notion de territoire étant une de ses caractéristiques –, revendique avec
succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime. »!
!
Nous allons prendre au sérieux ces deux citations et tenter d’en décliner
succinctement quelques conséquences pour les institutions de la décroissance,
pour le rôle de l’État dans l’effondrement : comment contenir la violence ?
Qu’est-ce qu’un État simple local, une biorégion résiliente (sous l’angle de la
sécurité) ? Que devient la solidarité ?!
!
LA BONNE ET LA MAUVAISE VIOLENCE!
!
Thomas Hobbes, le premier, a remarqué que c’est par la violence que l’État nous
protège de la violence. En renonçant à notre violence et en la transférant
unanimement à l’État, nous la métamorphosons en la rendant légitime : elle
devient une « bonne » violence dont le but est la paix civile, contrairement à la
« mauvaise » violence, qui engendre le désordre. L’État acquiert ainsi une
autorité proprement morale. Ce monopole de la violence légitime, théorisé par
les partisans du contrat social, s’oppose à l’état de nature de Hobbes, où chacun
est libre de distinguer lui-même entre bonne et mauvaise violence. Cet état de
nature est primordialiste et n’a sans doute jamais existé. L’hypothèse de Hobbes
est conceptuelle, logique, et non historique. C’est une expérience de pensée. En
effet, dans les sociétés premières, et même féodales, le partage entre bonne et
mauvaise violence n’est pas le fait des individus, mais « résulte du jeu des
multiples obligations de solidarité et d’hostilité qui rassemblent les individus en
groupes opposés : familles, hordes, clans, tribus, seigneurs et vassaux, nobles et
manants ». L’État moderne efface toutes ces obligations dans une perspective
égalitariste : chacun a le droit d’être protégé de la violence par l’État, et personne
d’autre ne peut exercer ce pouvoir.!
!
Peut-on conserver cet attribut moral de l’État – la distinction entre la bonne et la
mauvaise violence – dans les conditions d’effondrement décrites par Tainter ? Il
le faut ! C’est un progrès moral en tant que rationalisation et sécularisation de la
violence. C’est le problème premier de la décroissance : comment éviter la
régression vers la violence privée au moment où notre société complexe
s’effondre ? Répondre à cette question suppose de se représenter, même
imparfaitement, l’origine de la violence entre les humains. René Girard a tenté de
résoudre cette énigme en édifiant une théorie du désir mimétique : la violence
serait engendrée par le désir du désir de l’autre, par l’imitation d’autrui, qui
conduit à la rivalité pour l’objet désiré, jusqu’à la violence. Malgré un certain
succès dans un pan de la recherche anthropologique, la théorie de Girard
demeure objet de controverses, notamment en raison de son axiomatique
traitant la violence comme un invariant humain.!
!
Un autre chercheur que nous avons rencontré au chapitre 1, Jean-Louis
Vullierme, demeure quasi inconnu, alors que son hypothèse psychosociale sur
les fondements de toute société me semble plus fructueuse que celle de Girard.
Selon lui, la violence, mais aussi la force – les « rapports de forces » sont
premiers chez Karl Marx – ou la volonté – telle qu’illustrée par la « servitude
volontaire » d’Étienne de La Boétie – ne sont pas des réalités premières, mais
des réalités dérivées, construites à partir d’un processus psychosocial plus
fondamental nommé « interaction spéculaire ». Rappelons-nous le chapitre 1 :
« La totalité des rapports sociaux entre humains est fondée sur une interaction
cognitive, l’interaction spéculaire, qui émerge nécessairement lorsque des
individus se rencontrent et qui constitue simultanément leur être-au-monde par
une boucle incessante entre l’individu et son environnement. »!
!
Concernant la violence, je me demande d’abord comment les autres – proches,
mais surtout, le plus souvent, lointains – voient les choses à mon endroit : me
considèrent-ils comme ami ou comme ennemi ? Pacifique ou dangereux ? Si je
veux la paix, je ne prépare pas la guerre : j’essaie, par mes discours et mes
comportements, de convaincre les autres que ma manière d’être, bien que
différente de la leur, est une configuration viable entre nous. S’il y a, malgré tout,
conflit violent, c’est que je me suis trompé à leur sujet ou qu’ils se sont trompés
au mien. La violence n’est donc pas un attribut interne qui serait propre à un
agent ou à un groupe humain. Elle s’origine dans une erreur de l’interaction
spéculaire. Cependant, ce sont bien nos comportements et nos discours
pacifiques et vertueux qui peuvent influencer les autres, et non le fait de répéter
que notre analyse du monde est bonne, tandis que la leur serait mauvaise.!
!
Reste que, au moins dans les populations majoritairement influencées par la
civilisation occidentale, chaque groupe – et, en son sein, chaque individu –
possède un modèle du monde caractérisé par une certaine configuration du
réseau idéologique formé par la douzaine de prégnances négatives et la
douzaine de prégnances positives listées à la fin du précédent chapitre. Selon sa
trajectoire, tel groupe ou tel individu peut être, à un moment donné, davantage
habité par telle prégnance que par telle autre. C’est le débat actuel autour de
l’« identité ». Jadis, celle-ci se définissait plutôt par une appartenance de classe :
influence prépondérante des prégnances du propagandisme, du messianisme
politique et du terrorisme d’État côté triste, de la liberté, de l’égalité et de la
fraternité côté joyeux. Aujourd’hui, on note une évolution de l’« identité » vers le
clanisme sous l’influence du suprématisme racial, du nationalisme et du
populisme face à l’autonomie, à la solidarité et à la convivialité.!
!
CONFINEMENT DE LA VIOLENCE LOCALE!
!
Nous pouvons désormais en revenir à la question du confinement de la violence
dans la décroissance, après l’effondrement de l’État central. Dans une société
plus petite, plus simple, plus locale – une biorégion –, la maîtrise de la violence
réciproque pourra difficilement être garantie par une police professionnelle
légalement instituée, et ce pour au moins deux raisons. D’abord, l’envie, la
jalousie et la haine, qui découlent fatalement de l’interaction spéculaire et
habitent les policiers professionnels lorsqu’ils voient les aménités dont
bénéficient les autres citoyens, pourraient s’exacerber chez eux en une violence
prédatrice (cf. les pouvoirs discrétionnaires de la police dans les États
dictatoriaux). Ensuite, les autres citoyens n’auront pas les moyens de contrôler la
violence de cette minorité professionnelle, alors que c’est encore le cas dans les
États démocratiques complexes, comme la France d’aujourd’hui.!
!
Une issue possible devient alors le principe suivant : tous policiers tour à tour
(voir le chapitre précédent). Que tous les sociétaires participent à un service
policier à tour de rôle. Le monopole de la violence physique légitime n’étant plus
exercé par un groupe particulier stable (les policiers professionnels), il est
probable que la rivalité mimétique ne s’emballera pas, qu’elle sera contenue par
le tourniquet universel des policiers. En effet, chaque sociétaire étant placé dans
la même position vis-à-vis de la « police », aucun n’aura intérêt à profiter de sa
situation temporaire de « policier » pour en tirer un avantage en exerçant une
contrainte sur d’autres sociétaires qui, un jour, deviendront à leur tour
« policiers » et pourront se venger des contraintes infligées antérieurement
(calcul spéculaire). L’universalité rotationnelle du rôle de « policier » devient alors
un levier pour que se recrée l’unanimité des sociétaires sur le monopole de la
violence physique légitime. À cette différence près que ce n’est plus un corps de
professionnels qui détient ce monopole, mais l’institution « police » elle-même,
dont les fonctions sont assurées par un corps de sociétaires régulièrement
renouvelés.!
!
Cette disposition – tous policiers à tour de rôle – pourrait-elle s’élargir à l’armée :
tous militaires à tour de rôle ? Dans ce cas, il ne s’agirait pas de maîtriser la
violence réciproque entre sociétaires – la violence « intérieure » entre « amis » –,
mais de défendre la société contre la violence « extérieure » des « étrangers »,
des « autres », des « ennemis ». On le sait, l’opposition amis/ennemis est à la
base de la réflexion politique de Carl Schmitt. Thomas Hobbes, déjà, considérait
que l’État (le Léviathan) devait faire coïncider la relation d’inimitié avec la
séparation entre l’intérieur et l’extérieur de l’État. Carl Schmitt va plus loin en
distinguant deux types d’ennemis : les ennemis intérieurs et les ennemis
extérieurs. Curieusement, les États modernes – européens, par exemple –
réservent désormais la plus grande violence à leurs ennemis intérieurs :
terroristes présumés, groupes subversifs, minorités ethniques, étrangers
résidents…!
!
La question du système de défense militaire d’un État simple local, d’une
biorégion, demande beaucoup plus de réflexion que celle de la sécurité
intérieure. En effet, l’interaction spéculaire et ses institutions locales dérivées
autour de valeurs communes peuvent être absentes de la confrontation guerrière
entre deux communautés dont les évolutions indépendantes auront pu conduire
à des systèmes politiques assez différents. Bien sûr, dans la mesure où la mise
en place d’États simples locaux après l’effondrement sera le résultat de
l’éclatement d’un État central antérieur, il est probable que les systèmes de
valeurs de biorégions voisines ne divergeront pas très rapidement.
Paradoxalement, il paraît même possible que des biorégions confrontent
occasionnellement leurs puissances militaires dans une guerre afin de conserver
une certaine homologie des arsenaux, des formes de commandement et des
systèmes politiques. Dans ce cas de figure, la conséquence des hostilités ne
serait pas l’annexion et la subordination de l’un par l’autre – situation instable –,
mais une sorte de reconnaissance d’un destin parallèle (la pénurie de
ressources) sous des organisations sociopolitiques différentes. Une paix jalouse.
Néanmoins, il demeurera toujours une incertitude quant à la disparité des forces,
et, donc, la tentation d’une confrontation, aiguisée par les inévitables difficultés
internes advenues au cours de l’effondrement.!
!
Notre approche systémique et thermodynamique, ignorée des stratèges
contemporains, dévoile en outre une immense rétroaction positive entre le sous-
système « naturel » et le sous-système « culturel ». D’abord, il est désormais
scientifiquement établi que le modèle productiviste (voir le chapitre 2) est la
cause idéologique de la dégradation continue du sous-système naturel. Le
business as usual, l’économie croissanciste, est en train de détruire la nature. Ce
processus dévastateur est avant tout caractérisé par une dépense croissante
d’énergie qui engendre le dérèglement climatique, la perte de biodiversité, la
pollution des milieux et autres calamités s’abattant sur le sous-système naturel.
Certains paramètres de ce sous-système ont déjà dépassé leur limite (leur
tipping point), si bien que son évolution globale ressemble à celle d’un automate
devenu incontrôlable du fait d’un enchevêtrement de rétroactions positives. La
destruction de ces aménités naturelles que sont la stabilité du climat, la richesse
de la biodiversité, la santé des milieux, etc., sape les bases mêmes de la
sustentation de la vie, civilisation comprise, ce qui conduit à une rivalité
géopolitique pour les ressources (voir les achats de la Chine à l’extérieur de son
territoire), à des révoltes sociales (printemps arabes, Gilets jaunes…), à une
exacerbation de la violence.!
!
Ici aussi, on observe que ces mouvements géopolitiques ou sociaux, une fois
dépassés certains seuils, affichent une agitation disproportionnée par rapport à
l’origine apparemment modeste de leur déclenchement, et s’auto-entretiennent
par différentes rétroactions positives emmêlées. Le système englobant, formé
par la connexion des deux sous-systèmes – la nature et la culture –, est alors lui-
même emporté par des rétroactions positives globales : les déstabilisations des
sociétés reçoivent classiquement des réponses sécuritaires en termes d’analyse
des « menaces » et des « risques », dont la conséquence habituelle est
l’augmentation de l’autoritarisme législatif, des forces de l’ordre et des moyens
militaires pour perpétuer le modèle productiviste d’extraction et de prédation. Ce
processus emprisonne les responsables politiques et économiques dans une
incapacité d’agir en faveur de quelque changement structurel que ce soit – par
exemple, le modèle augustinien de la décroissance – qui permettrait de réduire
les destructions du sous-système naturel. (Il n’est que de constater
l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre en dépit des innombrables
discours triomphalistes consécutifs à l’accord de Paris en 2015.) La boucle est
ainsi bouclée : la destruction intensifiée du sous-système naturel accentuera en
retour la déstabilisation des sociétés productivistes, jusqu’à l’effondrement du
tout.!
!
DE L’ÉTAT CENTRAL AUX BIORÉGIONS!
!
La topologie républicaine du territoire telle qu’elle s’est construite de façon
paradigmatique en France au cours du 20e siècle est celle d’un espace partagé,
public, homogène (voir le chapitre 5). C’est celle d’un plan isotrope, d’un territoire
où les lois s’appliquent de la même manière dans toutes les parties de la
République, d’une réalisation invariante du principe égalitaire sur l’ensemble de
son étendue. Sous la pression de coûts de maintenance exorbitants pour des
bénéfices sociaux stagnants ou déclinants (en paraphrasant Joseph Tainter : le
taux marginal de la républicanicité devient négatif), l’État en décroissance aura
de moins en moins les moyens de garantir cette identité de traitement où que
l’on se trouve (voir les nombreux articles de presse sur les inégalités d’accès aux
services publics selon les régions). La topologie républicaine s’effacera devant
une topologie du sanctuaire (voir aussi, au chapitre 5, la section « Des États
simples sur chaque biorégion »). Le territoire se divisera entre lieux sûrs et zones
abandonnées. C’est une topologie de réseaux, de nœuds sanctuarisés reliés par
des arêtes douteuses, un graphe où l’espace situé dans les mailles est d’une
importance politique moindre. L’espace se fragmente sous l’effet du
renoncement de l’État au monopole de la violence physique légitime, de
l’abandon de l’idéal d’un droit égal de tous à être protégés, faute de moyens de
garantir ces principes républicains sur un si vaste territoire. La nouvelle
économie politique de la violence est celle de la « sécurité » pour les puissants
et des « dommages collatéraux » pour les dominés. Aujourd’hui, en France mais
aussi en Inde, par exemple, se multiplient les quartiers ou villages fortifiés pour
riches, symptômes du déclin de la puissance isotropique de l’État sur le territoire
qu’il est censé gérer. Le coût entropique est trop élevé, la complexité ne peut que
diminuer, la surface étatique doit décroître.!
!
Selon Hobbes, aucun groupe d’une taille inférieure à celle de l’État ne peut
protéger ceux qui se réclament de lui. Autrement dit, l’État correspond par
définition au niveau d’une association d’individus qui engendre un pouvoir
capable de protéger les citoyens d’eux-mêmes et des autres. Hobbes ajoute que
la taille adéquate de l’État dépend de celle du groupe ennemi situé à l’extérieur
de lui et auquel il s’oppose. Par une sorte d’interaction spéculaire entre groupes,
ce qui détermine la bonne taille d’une biorégion autonome dans un État central
en décroissance, c’est la dimension des groupes ennemis auxquels elle devra
faire face (voir le chapitre 5).!
!
La diminution de la taille de l’État central ne devrait pas nécessairement conduire
à une régression institutionnelle oublieuse du droit qu’il symbolise. La cité
grecque, la polis, est une communauté existentielle de fait, pas un État. C’est le
cas aussi de la civitas romaine, et même des féodalités médiévales. Ces
regroupements humains sont des réalités concrètes sans concept juridique du
pouvoir. C’est la construction intellectuelle de la séparation entre rapports publics
de gouvernants à gouvernés (de dominants à dominés) et rapports privés de
chefs à sujets qui fondera l’État. De ce point de vue – celui de l’État comme
artifice –, il serait possible de retrouver, à l’échelle locale, une personnalité
juridique génératrice de droit que l’on pourra appeler « État », quel que soit le
régime, autoritaire ou démocratique, qui s’exerce ici, à condition que soient ainsi
préservées l’intégration des pouvoirs publics au sein d’une entité unique et la
capacité de celle-ci à créer du droit, y compris du droit qui limite son pouvoir.!
!
!
!
!
LES RELATIONS DE SOLIDARITÉ DANS LA DÉCROISSANCE!
!
Traditionnellement – c’est-à-dire avant l’érection de l’État-Providence –, l’espace
de solidarité peut se représenter en trois cercles concentriques basés sur un
modèle d’interactions spéculaires. Le premier cercle est celui de la famille plus
ou moins élargie, ou, comme disent les anthropologues, le cercle de l’identité
lignagère ou clanique. Le recours à la violence y est en principe interdit. Mais, si
violence il y a, la punition est terrible. En contrepartie de cet interdit, la solidarité
est illimitée. On donne (son temps, sa nourriture, son argent, son gîte…) à ceux
qui en ont besoin et on attend d’eux la réciproque, le cas échéant. Marshall
Sahlins a analysé les liens entre solidarité et hostilité : l’obligation de solidarité
illimitée entraîne des devoirs de violence, de vengeance et de défense des
membres du groupe vis-à-vis de l’extérieur. La violence qu’il faut exercer contre
les autres est inséparable de l’aide que l’on doit apporter aux siens.!
!
Le deuxième cercle est dominé par les relations d’adversité, de rivalité mesurée.
Il n’y a plus d’identité commune, mais une réciprocité commune : un affront
provoque une réplique proportionnelle, et un don sollicite un contre-don
équivalent (vendetta, échange cérémoniel, potlatch, cycle du kula…). Dans ce
cercle, il faut mesurer, équilibrer la violence. L’important est de ne pas perdre (la
face). Gagner, peut-être, mais sans déchaîner l’envie, la jalousie ni la haine
infernales.!
!
Le troisième cercle est celui des « autres », des « étrangers », ceux à qui nous
ne sommes liés par aucune obligation réciproque. C’est le cercle de l’hostilité
guerrière, mais aussi des échanges marchands contemporains.!
!
Bien sûr, ces cercles géométriques idéaux ne sont pas clos ; ils sont poreux.
Chaque individu, selon ses identités multiples, peut se retrouver dans l’un d’eux
en fonction de sa situation du moment. La structure tripartite demeure, les
individus y circulent et adaptent leur identité au gré des rencontres. Cependant,
la violence est d’autant plus interdite et la solidarité d’autant plus obligée que la
distance sociale est faible.!
!
Dans l’État moderne, l’hostilité est exclue du droit. Il n’y a plus de cercles, il n’y a
que le centre étatique et des individus atomisés. Il n’y a plus de cercles
d’obligations intermédiaires, la société n’est plus segmentaire, elle est plate,
égalitaire : mêmes droits, mêmes devoirs pour tous. Le droit est le « tiers
impartial ». L’État, c’est la fin des groupes. Ce sont les tensions entre groupes
(noblesse, clergé, tiers état) qui provoquèrent la Révolution française. En effet,
ce qui manqua à la monarchie absolutiste, c’est l’égalité. À l’intérieur de l’État,
tous doivent être « amis », égaux. La naissance de la nation correspond au
rabattement par l’État du deuxième cercle sur le premier. La nation est
l’extension de la solidarité inconditionnelle à l’ensemble des citoyens. L’État-
providence a organisé cette solidarité sous la forme impersonnelle de la
« protection sociale », dont il paraît que la France est un exemple
d’aboutissement. Dans un État simple local, la protection sociale ne pourra plus
s’exercer par le biais d’une administration aussi complexe que l’actuelle, avec
ces différentes « caisses » engluées dans les innombrables « régimes » de la
Sécu.!
!
Peut-on conserver le caractère universel et inconditionnel de la protection sociale
dans un État simple local, une biorégion ? Peut-être, si cette solidarité de
proximité est fondée sur le pur voisinage territorial, et non sur des affinités
ethniques, religieuses, philosophiques ou autres. Cependant, dans un contexte
de déspécialisation des rôles sociaux et de coûts de gestion minimaux, le
système de protection sociale comptera beaucoup plus sur le bénévolat, la
participation citoyenne et la démocratie. À titre d’exemple, imaginons un quartier
ou un village dont les habitants (tous les habitants, pour éviter la fragmentation
sociale due à une rivalité spéculaire entre sous-groupes) se réunissent chaque
mois pour examiner les questions de santé. Chacun paie une cotisation annuelle
proportionnelle à sa fortune et connue de tous grâce à la proximité
géographique. Cette connaissance commune (common knowledge), bien que
approximative, limite la contagion de la jalousie entre voisins. Le quartier ou le
village contracte pour un an avec un médecin qui perçoit un salaire mensuel et
se tient à la disposition gracieuse des habitants concernés. Ce contrat annuel
est, pour le médecin, une incitation à fournir des prestations de qualité, sous
peine de non-renouvellement l’année suivante. Certes, ce système n’est pas
parfait, mais les exemples historiques, comme la solidarité organisée par les
loges maçonniques du début du 20e siècle aux États-Unis, montrent qu’il peut
être viable.!
!
Après l’effondrement, des États simples locaux, des biorégions, peuvent émerger
ici ou là si des institutions légères de sécurité et de solidarité contiennent (au
double sens du terme) la violence potentielle des rapports spéculaires.!
!
!
!
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QUATRIÈME PARTIE!
!
Le déni de l’effondrement aujourd’hui!
!
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CHAPITRE 8!
!
Alarmisme versus catastrophisme!
!
Récemment, nos amis Will Steffen, Johan Rockström, Anthony D. Barnosky et
leurs équipes nous ont de nouveau alertés sur l’état pitoyable du système Terre
et l’approche d’un seuil planétaire qui, s’il était dépassé, provoquerait de
« graves disruptions [ils écrivent comme Macron parle] dans les écosystèmes,
les sociétés et les économies ». Leur article se termine par une série de
recommandations politiques destinées à nous éviter de franchir ce seuil, dans
l’hypothèse où elles seraient suivies.!
!
ALARMISME!
!
Nous qualifierons d’« alarmiste » la posture de cet article respectable. Ce n’est
que l’une des plus récentes des publications de ce type. Sans remonter au
premier Sommet de la Terre, à Stockholm, en 1972, nous observons que de
nombreux papiers, appels, tribunes et pétitions du même tonneau sont apparus
ces dernières années. Par exemple, le « cri d’alarme » de quinze mille
scientifiques sur l’état de la planète en novembre 2017, l’appel de deux cents
personnalités pour sauver la planète au lendemain de la démission de Nicolas
Hulot du gouvernement, le 3 septembre 2018, ou encore l’appel de sept cents
scientifiques aux dirigeants politiques pour qu’ils passent à l’acte en matière
d’environnement, le 8 septembre 2018. Ajoutons à cela les manifestations pour
« sauver la Terre » dans des dizaines de villes, le samedi 8 septembre 2018.
Puis les récurrentes « marches pour le climat » initialisées par des jeunes partout
dans le monde. Et, bien sûr, les différents scénarios de transition écolo-agro-
énergétique élaborés par nos amis associatifs. Tous ces événements aux
origines très diverses ont une structure commune : un constat alarmiste sur l’état
du monde, suivi de propositions d’action plus ou moins précises et radicales
adressées au pouvoir politique. Rien que de tout à fait normal et sain dans une
démocratie, pourrait-on dire.!
!
Anecdote amusante : lors d’un déménagement récent, j’ai retrouvé une pétition
de même tonalité que nous avions envoyée en 1982 à Michel Crépeau, ministre
de l’Environnement, avant les États généraux de l’environnement organisés par
le ministère cette année-là – comme le fut le Grenelle de l’environnement en
2007, vingt-cinq ans après. Par la même occasion, j’ai récupéré les comptes
rendus de ces États généraux de 1982 et ceux du Grenelle de 2007. Tous ces
textes – ceux de 1982, de 2007, de 2018 – sont saisissants par leur lyrisme,
empreint d’une même urgence diagnostique, des mêmes hautes ambitions
politiques. Et puis… rien. Ou presque. En résumé, depuis près de quarante ans,
l’écologie et les écologistes ont tout perdu (ou presque) face au triomphalisme
croissant du libéral-productivisme, de ses serviteurs, et à leur (quasi-)indifférence
à l’égard du système Terre. Pourtant, les pétitionnaires alarmistes continuent
d’en appeler à ces mêmes serviteurs politiques pour qu’ils bouleversent un ordre
socio-économique qui est la principale cause du cataclysme planétaire naissant.
Un ordre auquel ces derniers croient sincèrement : avec plus de technologie,
plus de croissance et plus de marché, on réduira bientôt les problèmes
écologiques et les inégalités sociales.!
!
Cette première illusion de nos amis alarmistes s’accompagne d’une seconde : ils
pensent, aujourd’hui encore, que l’effondrement systémique planétaire n’aura
pas lieu. Nous (ma ville, ma région, mon pays, l’Europe, le globe) saurons éviter
la catastrophe grâce à des réformes volontaristes, à des accords graduels, mais
décidés, à des initiatives incrémentales tant publiques que privées. Tel est le
credo maintes fois réaffirmé depuis plus de quarante ans, malgré une situation
géobiophysique qui ne cesse de se dégrader. Comment expliquer ce qui
s’apparente à une dissonance cognitive, à un déni de réalité éternellement
renouvelé ?!
!
CATASTROPHISME!
!
De l’autre côté, on trouve les « catastrophistes », ou « collapsologues », pour
ceux qui affichent « une ambition de scientificité et de démonstration : est-il
méthodologiquement possible et pertinent de conduire une étude rigoureuse de
la dynamique d’effondrement en cours dans les sociétés industrielles ? ». Eux
estiment que l’effondrement mondial est désormais inévitable et que l’on ne peut
qu’en atténuer les effets funestes, c’est-à-dire « minimiser le nombre de morts »,
qui s’élèvera à des centaines de millions en quelques années par les voies
traditionnelles que sont les famines, les épidémies et les guerres.!
!
Attention ! Les catastrophistes – dont je suis – ne peuvent pas prétendre à une
certitude absolue quant à la survenue de l’effondrement. Ils estiment simplement
que, à l’heure actuelle, c’est le scénario le plus probable. En effet, en toute
rationalité, il n’y a pas de preuve intégrale par accumulation : ce n’est pas parce
que des milliers de personnes prétendent avoir vu des soucoupes volantes que
celles-ci existent vraiment. Ce n’est donc pas parce que de plus en plus de
personnes croient à l’effondrement que celui-ci est certain. Il n’y a pas non plus
de preuve intégrale par intimidation : ce n’est pas parce que de plus en plus
d’honorables scientifiques écrivent des articles sur la plausibilité d’un « planetary
threshold » imminent du système Terre que ce changement de phase inconnu se
produira demain avec certitude.!
!
Cependant, objectivement (comme disaient les communistes il y a cinquante
ans), par addition de signes avant-coureurs ou par autorité scientifique
croissante, la probabilité d’un effondrement systémique global semble
augmenter. Pour ma part, c’est aussi subjectivement que cette probabilité
m’apparaît encore plus élevée. Subjectivement, c’est-à-dire sous l’angle de la
psychologie évolutionniste et de la psychologie sociale. Parce que j’ai
précédemment évoqué ces points (voir le chapitre 1), je résumerai ici les deux
arguments psychologiques en quelques courtes formules.!
!
PSYCHOLOGIE DU DÉNI!
!
D’abord, l’angle évolutionniste. L’argument est une resucée de sentences du
philosophe Günther Anders lorsqu’il écrivait sur la bombe atomique et le « temps
de la fin » : l’effondrement global ne peut être saisi dans toute son ampleur ni
affronté proportionnellement, parce que son immensité dépasse les capacités
cognitives de l’esprit humain. Il s’agit d’un phénomène supraliminaire, supérieur
à tout ce que le processus d’hominisation a connu depuis un million d’années. Il
est impensable, impossible à prendre en compte politiquement pour prétendre
l’éviter ou même en réduire les conséquences sinistres. Notre appareil cognitif,
forgé pendant des centaines de milliers d’années par la gestion des trois grandes
prégnances (la faim, la peur, la libido), puis, plus récemment, par celle des
prégnances immatérielles issues des concepts, est évolutionnairement incapable
d’imaginer la possible prochaine extinction de l’espèce humaine comme seule
priorité politique et de réaliser, concrètement, sans relâche et pendant
longtemps, un crash program susceptible d’éviter l’effondrement systémique
mondial. On ne peut pas collectivement (planétairement) souscrire à une
économie de guerre avant la guerre. Nous ne pouvons pas croire à ce que nous
savons.!
!
Ensuite, l’angle psycho-social. Un citoyen moyen dont le modèle écologique du
monde est assez informé pour qu’il ressente parfois la nécessité d’agir en
changeant sa vie et celle de sa famille ne réfléchit pas à son seul comportement,
mais aussi à l’image qu’il donne aux yeux des autres. S’il était seul à juger, sa
volonté serait sans doute de transformer ses habitudes pour diminuer son
empreinte écologique. Il en va probablement de même pour la majorité de nos
concitoyens, plus ou moins bien avertis de la catastrophe écologique.!
!
S’il suffisait d’additionner les volontés individuelles pour changer les
comportements, l’éden écologique règnerait depuis longtemps partout dans le
monde. Ce n’est pas le cas. Pourquoi ? Parce que, selon notre hypothèse, la
volonté n’est pas une réalité première, mais une réalité dérivée de l’interaction
spéculaire. L’individu averti de la catastrophe ne se demande pas s’il veut
changer sa vie, mais seulement s’il le ferait au cas où un certain nombre
d’autres le feraient aussi. Chacun étant placé dans la même situation que les
autres, la catastrophe sera évitée, non pas à cause de la volonté de tous, mais à
cause de leurs représentations croisées, c’est-à-dire des anticipations de chacun
sur la capacité effective de ceux qui l’entourent à changer leur vie. De nombreux
exemples historiques montrent ainsi qu’une situation rejetée par (presque) tous –
mettons, une dictature – s’impose et se maintient malgré l’aspiration d’une
majorité à un autre mode de vie.!
!
CONSÉQUENCES POLITIQUES!
!
On pourrait croire que la prolifération récente des scénarios écolo-agro-
énergétiques alarmistes, plus ou moins gradualistes et réformistes, et celle des
études et ouvrages catastrophistes forment ensemble un continuum futuriste au
sein duquel on irait du plus raisonnable au plus extrême. Et que – comme
toujours ? – la vérité se trouverait au milieu. Ce n’est pas du tout mon opinion. Il
existe une rupture ontologique, épistémologique et politique entre un scénario
alarmiste quelconque et un scénario catastrophiste.!
!
Prenons l’exemple d’une politique de la mobilité et des transports. Tous les
scénarios alarmistes prévoient le développement des véhicules autonomes,
électriques, intelligents. En 2050, zéro énergie fossile, et même zéro nucléaire
pour les plus radicaux, mais nous roulerons électrique, renouvelable et « smart »
– avec l’intelligence artificielle et le monde numérique qui croissent. En voiture
électrique, en bus, en tramway, en train et en vélo. Autrement dit, il y aura de
l’électricité en 2050. Je suis (presque) certain que non (hypothèse de rupture à
bords francs). Je propose donc d’ores et déjà une tout autre politique des
transports, dont le mode principal dès 2035 devrait être le cheval (avec tout le
respect dû à la condition animale). Je planifie la disparition en cinq ans de
Renault et de PSA et, parallèlement, j’étends considérablement les haras
nationaux. À supposer que la Terre soit encore habitable dans le chaos mondial
des années 2030, il sera plus résilient d’avoir un cheval qu’une automobile
(électrique).!
!
Dans le même ordre d’idées, certains alarmistes estiment que le monde va
subsister, mais que certains privilégiés s’en tireront mieux que d’autres. C’est
l’hypothèse du Capitalocène (versus Anthropocène). Les riches s’en sortiront
toujours en se réfugiant dans des isolats ad hoc, des forteresses durables,
comme l’illustre le film Soleil vert. Derechef, je n’y crois pas un instant.
Lorsqu’une infrastructure critique du système mondialisé (la finance ?)
s’écroulera, toutes les autres en feront rapidement de même, tels des dominos.
Nous n’aurons pas des bourgeois protégés de l’effondrement d’un côté et des
prolétaires misérables de l’autre. Tout au plus peut-on imaginer que, dans
certains pays, quelques armées – des micro-sociétés plus ou moins autonomes
–demeureront structurées quelques semaines de plus que le reste du monde en
train de s’effondrer.!
!
Je suis trop rationnel pour souhaiter un désastre. Je sais qu’une catastrophe
peut faire surgir le pire lorsqu’elle signifie la fin brutale de notre vie ordinaire. Je
ne me vautre donc pas dans le désespoir, je ne me délecte pas de sarcasmes, je
ne consens pas à la tragédie du monde qui s’écroule sous prétexte que, par
exemple, je n’aurais pas atteint mes objectifs de pouvoir ou de reconnaissance.
D’ailleurs, je ne cesse d’agir depuis des décennies pour prévenir ou atténuer les
conséquences de cet effondrement, lesquelles toucheraient aussi les membres
de ma famille et moi-même. Je crois que la majorité de la population
(communale, régionale, française, européenne, mondiale) en fera de même,
mais trop tard. Ce n’est que lorsqu’elle ressentira quotidiennement
l’effondrement dans sa chair que la nécessité la conduira à agir. Espérons
qu’alors on pourra encore parler de civilisation.!
!
LES SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES (SHS)!
!
Comment un phénomène aussi menaçant et aussi imminent que l’effondrement
systémique mondial peut-il rester si peu étudié – voire ignoré – par les SHS ?
Bien sûr, le déni de réalité, déjà analysé dans cet ouvrage, frappe autant les
élites scientifiques que le citoyen lambda. Cependant, n’est-ce pas l’une des
missions des SHS que de proposer une analyse plus perçante que celle de
l’opinion commune sur l’humain et ses sociétés, afin que nos contemporains
enrichissent leur vision du monde qu’ils habitent ? C’est à une telle analyse
qu’appelle l’Anthropocène, dernière tentative en date pour bouleverser les
canons de l’Histoire.!
!
L’hypothèse anthropocénique propose une extension historique et géographique
maximale de l’histoire humaine en la contextualisant comme la dernière époque
de la géologie terrestre – l’Anthropocène succède à l’Holocène interglaciaire,
commencé il y a plus de 10 000 ans – et comme une action tellurique des
activités humaines à l’échelle planétaire, d’un impact comparable à celui des
grands cycles du système Terre. Cette extension n’a d’intérêt scientifique que si
elle permet de mieux appréhender les relations mutuelles entre l’histoire
humaine et l’histoire non humaine afin d’établir entre elles un nouvel avenir
commun et de les rendre moins destructrices que dans le présent. L’hypothèse
anthropocénique recouvre ainsi plusieurs courants scientifiques apparus
dernièrement : l’écologie comportementale, l’histoire globale, l’économie
biophysique, la nouvelle géographie, le naturalisme social, le physicalisme de
l’esprit, la psychologie évolutionniste, la théorie mathématique des systèmes
adaptatifs, les humanités environnementales…!
!
C’est ainsi que l’historien étatsunien Kenneth Pomeranz a tenté de comprendre
pourquoi, au milieu du 18e siècle, l’Angleterre, puis l’Europe, ont inauguré la
révolution industrielle, tandis que la Chine, aussi complexe que l’Europe à cette
époque, a attendu deux siècles pour passer à l’industrialisme, éclairant ainsi les
divergences de modèles sociétaux ancrés dans des singularités locales. Le
sociologue allemand Harald Welzer s’est efforcé d’articuler la catastrophe
écologique avec la question des libertés et celle de la violence productiviste,
inaugurant une critique sociale dans laquelle le dérèglement climatique est un
déterminant politique plutôt qu’une catégorie extérieure à la condition humaine. Il
parle même de phénomènes « écosociaux ». Les soubassements de la
modernité industrialiste ont été soulignés par l’historien indien du colonialisme
Dipesh Chakrabarty, qui a perçu que l’émancipation du sujet moderne était
également ancrée dans la destruction de la nature et la prédation des
ressources.!
!
Les créateurs du concept d’Anthropocène ont analysé la « grande accélération »
du monde depuis 1950 en examinant « l’impressionnant tableau de bord de
l’overshoot planétaire », représentant l’évolution depuis 1750 de vingt-quatre
paramètres caractéristiques de l’état de santé du système Terre. Ces savants en
appellent alors aux SHS, et notamment à la science politique, pour ériger une
nouvelle compréhension des sociétés industrielles, une nouvelle gouvernance
réflexive qui permettrait à ces sociétés de se fixer des limites via des conventions
internationales. Ce type d’approche devrait entraîner dans les SHS une « crise
des fondements » comparable à celle que traversèrent les mathématiques et la
physique il y a cent quinze ans, ainsi que l’a souligné l’historien étatsunien John
McNeill. Un programme d’appropriation de l’hypothèse anthropocénique par les
SHS consisterait à analyser le profond déni de la réalité biogéophysique actuelle
par l’immense majorité des décideurs et des populations. Quels sont les
mécanismes psychologiques et sociaux générateurs de la désolation écologique
et producteurs de l’obscurantisme politique à cet égard ?Globalement, on
observe un triple mouvement dans la pensée contemporaine. D’abord,
massivement, une continuation des thèmes classiques des sciences humaines et
sociales, dominées par les idéologies libérales ou marxistes, c’est-à-dire une
indifférence conceptuelle et méthodologique à l’égard de la nature, de l’écologie
et de la collapsologie. Il n’est que de parcourir les programmes de recherche ou
d’enseignement supérieur en sciences humaines et sociales (les SHS
mainstream) pour constater leur désuétude face à l’immense désastre qui
s’annonce. Ensuite, de la part de quelques laboratoires publics ou think tanks
privés, une tentative pour centrer leurs recherches sur l’écologie, l’Anthropocène
ou le climat dans une perspective réformiste, c’est-à-dire en se donnant un
horizon de temps indéfini – le « développement durable ». Enfin, chez une petite
minorité de groupes ou de personnes, un essai de percée intellectuelle ou
politique sur les thèmes de l’Anthropocène et de la collapsologie, sur les limites
désormais visibles dans la géosphère et dans le temps, donc sur le
bouleversement total et global que cela produira, qu’on le veuille ou non
(hypothèse catastrophiste). Bien sûr, cette classification est grossière et
poreuse. !
!
Le mainstream. !
!
Si l’on se limite à la France, les SHS dominantes ont à faire avec les humains,
seuls ou en collectif, pour le bénéfice des humains. Toutes les SHS sont
« humanistes », au sens où l’anthropocentrisme est la valeur suprême : ni les
non-humains ni les écosystèmes ou l’écosphère ne sont pris en compte pour
eux-mêmes ou en relation partenariale avec les humains. Bien que adversaires,
le libéralisme et le marxisme, eux, ont la légitimité d’être issus de l’étude des
humains et de la société, et non importés d’un ailleurs naturaliste. Il est
inadmissible, voire impossible, qu’une force exogène telle que l’écologie politique
bouleverse une conception des sociétés et une conception de soi en affirmant
proposer une autre vision du monde comme totalité, tant à l’échelon idéologique
qu’à l’échelon pratique. Cela fait plus d’un siècle que la culture et la nature se
sont séparées ; on ne va pas régresser vers une « philosophie naturelle »
syncrétique datant d’avant l’époque contemporaine.!
!
Cette réticence des SHS à inclure l’écologie politique et les sciences de la nature
dans leur étude des phénomènes humains provient de la crainte de justifications
naturalistes – entendons par là des formulations de type causaliste dans un
langage emprunté aux sciences naturelles – aux inégalités sociales ou aux
différences culturelles. Cette forme de légitimation a maintes fois permis de
présenter comme « naturelles » des entreprises de domination d’une personne
sur une autre, d’une classe sociale sur une autre, d’une société sur une autre. La
simple liste des mots honnis d’esclavagisme, de colonialisme, d’impérialisme, de
classisme, de sexisme, de racisme, de fascisme, de totalitarisme, illustre cette
défiance envers une idéologie ségrégationniste que l’on a vue à l’œuvre dans les
colonies des empires, en Afrique du Sud au temps de l’apartheid, et jusqu’aux
horreurs du nazisme. !
!
Le développement durable. !
!
Cependant – second phénomène et phénomène second –, à la suite de
quelques intellectuels lanceurs d’alerte criant dans le désert écologique de la
pensée au 20e siècle, plusieurs esprits ont récemment entrepris de concevoir
ensemble la nature et la culture au moyen de regards et d’outils nouveaux. Parmi
quelques dizaines, retenons arbitrairement sept livres représentatifs de cette
évolution :– André Gorz, Écologie et politique, Paris, Galilée, 1975– Edgar Morin,
La Méthode (six tomes), Paris, Seuil, 1977-2004– Ilya Prigogine et Isabelle
Stengers, La Nouvelle Alliance, Paris, Gallimard, 1979– Nicholas Georgescu-
Roegen, Demain la décroissance. Entropie, écologie, économie, traduction,
présentation et annotations de Jacques Grinevald et Ivo Rens, Lausanne, Pierre-
Marcel Favre, 1979– Hans Jonas, Le Principe responsabilité [1979], Paris,
Flammarion, 1991– Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris,
Gallimard, 2005– François Flahault, L’homme, une espèce déboussolée.
Anthropologie générale à l’âge de l’écologie, Paris, Fayard, 2018 !
!
Sur l’« Anthropocène », dernière tentative de cette lignée pour bouleverser les
canons de l’Histoire :– Paul J. Crutzen et Eugene F. Stoermer, « The
Anthropocene », IGBP [International Geosphere-Biosphere Programme],
newsletter no 41, 2000– Dipesh Chakrabarty, « The Climate of History : Four
Theses », Critical Inquiry, no 35, hiver 2009, p. 197-222– Christophe Bonneuil et
Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement Anthropocène, Paris, Seuil, 2013 !
!
Quelques associations et clubs de pensée ont fondé leur légitimité sur le succès
médiatique de l’expression ambiguë de « développement durable », aujourd’hui
souvent renommé « transition écologique » (pour la croissance verte !) – depuis
les plus modérés, tel le Comité 21, jusqu’aux plus modernistes, comme The Shift
Project. (C’est vrai en France, mais il en est de même ailleurs.) Dans la
communauté d’associations du 33, rue de la Colonie (adresse du siège de
l’Institut Momentum, que je préside, dans le XIIIe arrondissement de Paris), nous
côtoyons ainsi négaWatt, Wise ou encore la Fondation de l’écologie politique
(FEP), que l’on peut également inclure dans cet ensemble radical et réformiste,
continuiste et gradualiste, positif et féliciste. Des réformes radicales permettront
d’améliorer la situation ; une transition forte et persévérante nous conduira
graduellement vers l’intégrité écologique et la justice sociale ; de nombreuses
solutions techniques, sociales et politiques existent déjà pour apporter à toutes et
tous un plus grand bonheur. !
!
Le catastrophisme. !
!
Un certain nombre de personnes et d’associations de par le monde estiment
désormais que les postures intellectuelles et politiques de la High Church et de la
transition écologique ne sont plus tenables. Non qu’elles cultivent le désespoir,
qu’elles se soient soudainement converties à quelque millénarisme
métaphysique ou qu’elles aient abandonné toute rationalité : au contraire ! C’est
parce qu’elles se sont informées et ont pris au sérieux les rapports des
scientifiques que ces personnes et associations sont devenues catastrophistes,
discontinuistes, collapsologues. Oui, l’effondrement du monde est proche ; oui,
l’événement sera brusque et brutal ; oui, il est urgent d’essayer de le penser.!
!
Cette conviction est étayée par de nombreux rapports internationaux publiés ces
dix dernières années, par exemple la synthèse « Global Change and the Earth
System » (Will Steffen et al., 2004) du Programme international Géosphère-
Biosphère, le « Millennium Ecosystem Assessment Report 2005 » des Nations
unies, le « Global Environment Outlook 5 » du Programme des Nations unies
pour l’environnement en 2012 ou encore le cinquième rapport du Groupe
d’experts intergouvernemental sur le climat (GIEC, 2014), auxquels il faut ajouter
le rapport du même GIEC sur les impacts du réchauffement climatique à +1,5 °C,
paru en octobre 2018, et celui de l’IPBES (Plate-forme intergouvernementale
scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques) sur
l’état de la biodiversité mondiale, paru en mai 2019. Outre ces volumineux
rapports, de nombreux articles scientifiques corroborent l’idée d’un effondrement
global du système Terre à brève échéance, parmi lesquels :– Antony D.
Barnosky, Elizabeth A. Hadly et al., « Approaching a state shift in Earth’s
biosphere », Nature, 7 juin 2012– Will Steffen, Katherine Richardson, Johan
Rockström et al., « Planetary boundaries : Guiding human development on a
changing planet », Science, 13 février 2015– Clive Hamilton, « The
Anthropocene as rupture », The Anthropocene Review, 22 février 2016– Will
Steffen et al., « Trajectories of the Earth System in the Anthropocene », PNAS,
14 août 2018, vol. 115, no 33, p. 8252-8259 !
!
À noter que ces rapports et articles ont tendance à minimiser l’état des choses et
l’accélération des processus, parce qu’ils sont écrits par de nombreux auteurs
qui doivent parvenir à un consensus, mais aussi parce que ces auteurs sont
soucieux de conserver leur réputation de sérieux scientifique et sont sous le
regard budgétaire des politiques. Une des conséquences de cette prudence est
la publication journalistique régulière de papiers affirmant que la situation est
plus grave et se dégrade plus rapidement que ne l’avait prévu le précédent
rapport (pour preuve les cinq rapports du GIEC publiés au cours des vingt-cinq
dernières années). En dehors du champ des sciences dures, un mouvement
récent a conduit plusieurs auteurs à écrire des livres catastrophistes, parmi
lesquels (en français) :– Agnès Sinaï (dir.), Penser la décroissance. Politiques de
l’Anthropocène, Paris, Presses de Sciences Po, 2013 ; Économie de l’après-
croissance. Politiques de l’Anthropocène II, Paris, Presses de Sciences Po,
2015 ; avec Mathilde Szuba, Gouverner la décroissance. Politiques de
l’Anthropocène III, Paris, Presses de Sciences Po, 2017– Erik M. Conway et
Naomi Oreskes, L’Effondrement de la civilisation occidentale, Paris, Les Liens
qui Libèrent, 2014!
!
– Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer, Paris,
Seuil, 2015– Carolyn Baker, L’Effondrement, Montréal, Écosociété, 2015– Paul
Jorion, Le dernier qui s’en va éteint la lumière. Essai sur l’extinction de
l’humanité, Paris, Fayard, 2016– Fred Vargas, L’Humanité en péril. Virons de
bord, toute !, Paris, Flammarion, 2019 !
!
Ces écrits ne sont pas fatalistes. Ils ne signifient pas la fin de la réflexion ni de
l’action. Au contraire, ils sont une aspiration à une imagination et à une créativité
nouvelles, comme on en rencontre parfois lorsque l’histoire s’intensifie. Nous
l’avons vu, cette orientation est fondée en raison. En outre, il ne servirait à rien,
pour l’avancement de la pensée collective, que l’Institut Momentum devienne à
son tour un laboratoire d’idées du type « transition écologique », en tentant par
exemple de rédiger des notes d’actualité destinées à influencer la politique à
court terme des décideurs. Nos convictions profondes sont catastrophistes. C’est
notre mission intellectuelle et éditoriale.!
!
Néanmoins, comment ne pas partager la fatigue morale de certains d’entre nous
à force d’examiner depuis dix ans des perspectives que l’on peut qualifier de
déprimantes ? C’est pourquoi, sans abandonner l’analyse de l’effondrement sous
ses aspects matériels les plus crus, nous consacrons une partie de notre temps
de recherche à ses dimensions sociales et psychologiques, voire à des
interrogations sur ce que pourraient être une sophrologie politique, un care
collectif, une gentillesse d’État, une eschatologie bienveillante. Se pencher sur
les réalités personnelles et les échanges d’affects en temps de débâcle complète
le fracas des idées par le tremblement des sensibilités.!
!
CHAPITRE 10!
!
Quelques controverses!
!
Apparemment, depuis sa création linguistique et médiatique il y a une quinzaine
d’années, (la science de) l’Anthropocène partage plusieurs analyses inaugurales
avec l’écologie politique, même si ces deux termes ne ressortent pas au même
registre. Ainsi, les savants anthropocénologues et les militants écologistes
s’accorderaient rapidement sur quelques constats fondamentaux concernant
l’impact croissant des activités humaines sur le système Terre : le dérèglement
climatique, la perte de biodiversité, la raréfaction des ressources, la dégradation
des écosystèmes naturels, la pollution des milieux, l’accroissement
démographique… Cependant, cette liste plate et consensuelle masque la rupture
que constitue l’Anthropocène par rapport à l’écologie scientifique et la
refondation qu’il permettrait à l’écologie politique de connaître si elle le
choisissait comme nouveau cadre de pensée dans la perspective d’un
effondrement proche.!
!
L’étude de l’Anthropocène se présente comme une nouvelle discipline
académique dotée de l’objectivité et de la respectabilité de la science au même
titre que l’écologie scientifique, plus anciennement établie. Cependant, alors que
cette dernière s’intéresse aux relations des organismes avec leur environnement
en se tenant à l’écart des considérations politiques, (la science de)
l’Anthropocène prétend embrasser des phénomènes complexes qui dérivent de
choix politiques. L’Anthropocène est d’emblée une pensée politique du système
Terre. Il étudie les impacts globaux mesurables des activités humaines sur le
fonctionnement de tous les grands cycles terrestres, tandis que l’écologie
scientifique est encore empreinte de naturalisme écosystémique.!
!
L’Anthropocène est la philosophie politique du 21e siècle commençant. Dès lors,
l’écologie politique, qui a toujours lié nature et culture, trouverait en lui un
meilleur cadre que celui offert par l’écologie scientifique. Ce serait pour elle
l’occasion de renouveler son système idéologique et ses propositions d’action,
qui n’ont guère changé depuis 1974 (aux OGM près, inexistants à l’époque).!
!
En tout premier lieu, le cadre anthropocénique permettrait à l’écologie politique
de justifier l’adoption d’une stratégie catastrophiste, au sens où la catastrophe
serait considérée comme une ressource intellectuelle pour modifier la pensée et
les pratiques des écologistes ainsi que celles de la population. Plus justement
encore, l’imminence de l’effondrement que l’on repère dans nombre de textes
anthropocéniques pourrait conduire la stratégie de l’écologie politique jusqu’à un
millénarisme laïc favorisant le mélange efficace de la raison et de l’émotion.!
!
THIS TIME, IT’S DIFFERENT!
!
Dans un livre récent, le philosophe Hicham-Stéphane Afeissa rapproche le
discours écologique et le discours apocalyptique en examinant la généalogie du
premier à la lumière du second. Il ne commet pas l’erreur irritante de certains
contempteurs de l’écologie politique qui banalisent ses avertissements en les
plaçant dans une série de prophéties millénaristes toujours contredites par
l’histoire. Pourtant, même au sein de la nébuleuse écologiste, les discours ne
sont pas majoritairement catastrophistes ou apocalyptiques. Au contraire, dans le
cadre inaugural de l’écologie scientifique, les propos et propositions de la plupart
des porte-parole de l’écologie politique relèvent du réformisme annonciateur de
jours meilleurs, à condition que les populations, notamment électorales, veuillent
bien les écouter et les suivre. Ce qu’elles – les populations – ne font pas. En
effet, depuis quarante ans, les résultats électoraux des formations écologistes
ont rarement dépassé les 10 %, et les politiques publiques ont peu entravé les
dégradations locales ou globales de la biosphère. Bref, depuis sa naissance
dans les années 1970, l’écologie politique a généralement échoué, en Europe et
ailleurs.!
!
L’hypothèse que je développe dans ce chapitre est que le nouveau cadre de
pensée condensé dans le terme « Anthropocène » semble plus favorable que
celui de l’écologie scientifique à un éventuel succès de l’écologie politique.
Précisons tout de suite que le segment exact désignant ce nouveau cadre serait
plutôt « science de l’Anthropocène » et que, au sens restreint, l’Anthropocène lui-
même ne désigne qu’une nouvelle époque géologique, non encore reconnue
comme telle par les membres de la Commission internationale de stratigraphie,
gardiens officiels de l’échelle des temps. Enfin, nous entendons par « écologie
scientifique » l’étude des relations et interactions entre organismes vivants dans
leur milieu, par « écologie politique » un ensemble de personnes et de groupes
visant à penser les liens entre nature et culture et à participer, de ce point de
vue, aux luttes et aux décisions politiques, et par « système Terre » la réalité
dynamique globale de la planète Terre.!
!
Comme son nom l’indique (Anthropos = l’humain), l’Anthropocène choisit pour
objet même l’interaction nature/culture. Mieux, son premier axiome devrait être
aussi le premier de l’écologie politique : les activités humaines jouent désormais
un rôle intégral, croissant, dominant, dans le fonctionnement du système Terre.
Le corrélat direct de cet axiome est que les activités humaines ont aujourd’hui
une empreinte géologique mesurable, ce qui est nouveau dans l’histoire et
permet de récuser l’idée que l’Anthropocène s’inscrit dans une suite de cadres
apocalyptiques antérieurs. This time, it’s different. Cette nouveauté est aussi ce
qui distingue l’Anthropocène de l’écologie scientifique. Il y a dix mille ans, une
écologie scientifique eût été possible, prolongée politiquement par quelques
militants écologistes paléolithiques opposés à l’agriculture naissante, puisque
des impacts des activités humaines sur les milieux étaient déjà localement
perceptibles ; en revanche, point d’Anthropocène à cette époque, car il n’existe
nulle trace géologique mesurable due aux activités humaines d’alors. Le système
Terre n’est pas une agrégation d’écosystèmes plus ou moins perturbés. Selon ce
point de vue, le début de l’Anthropocène – en temps qu’époque géologique –
peut être fixé vers 1800 ou vers 1950 (le début de la « grande accélération »),
mais pas il y a dix mille ans. L’Anthropocène n’est pas l’Holocène.
L’Anthropocène est une nouvelle catégorie de l’entendement.!
!
ESCHATOLOGIE POLITIQUE!
!
Les savants écologues et les politiques écologistes sont rarement
catastrophistes. Les publications scientifiques relevant de l’écologie et les textes
des militants Verts depuis une quarantaine d’années sont très majoritairement
empreints d’une retenue toute académique pour les unes et d’un félicisme
électoraliste pour les autres, malgré la gravité des constats initiaux – à quelques
exceptions près, tel le livre-programme de René Dumont lorsqu’il s’est présenté
à l’élection présidentielle de 1974. Cependant, il semble que le nouveau cadre
anthropocénique ait libéré quelques savants et militants des discours
euphémisants de jadis. Certains articles largement médiatisés, comme celui
d’Anthony D. Barnosky, Elizabeth A. Hadly et al., ou celui de Will Steffen et al.,
sont typiques de cette nouvelle posture scientifique alarmiste.!
!
Mieux, dans le cadre de (la science de) l’Anthropocène, il existe désormais une
nouvelle discipline universitaire du risque catastrophique global dans laquelle
sont évoqués les pires scénarios (pandémie, guerre nucléaire, famines
massives, épisodes météorologiques brutaux, effondrement sociétal…), ainsi
que les moyens les plus draconiens pour réduire ou éviter ce risque. Connus
sous le nom de « geoengineering », ces moyens pourraient, par exemple,
annuler la hausse de la température moyenne sur terre par diffusion de
particules d’oxyde d’aluminium dans la haute atmosphère. Du côté des
politiques, en revanche, les partis écologistes et leurs responsables ne
paraissent pas avoir révisé leurs fondamentaux ni leur stratégie. Collés à
l’actualité, obsédés par la rivalité pour les places – comme dans les autres partis,
en somme –, la quasi-totalité des animateurs Verts se bornent à décliner les
clichés rassurants du développement durable, aujourd’hui renommé « Green
New Deal » ou « transition écologique ». Le réformisme persévérant et le
continuisme historique sont la méthode et la pensée dominantes au sein des
partis écologistes, qui se réfèrent à des bases anciennes de représentations et
de croyances. L’accueil plutôt favorable par EELV (Europe Écologie-Les Verts)
de la loi « relative à la transition énergétique et à la croissance verte »,
promulguée en 2015, est un bon exemple de cette posture politique modérée et
irréaliste, aveugle aux contradictions rédhibitoires de ce texte (voir le chapitre 3).!
!
Au contraire de mes camarades de parti, j’aspire depuis une quinzaine d’années
à une refondation idéologique catastrophiste de l’écologie politique dans le cadre
de l’Anthropocène. Il s’agit d’élaborer toute une politique dans la perspective d’un
effondrement imminent du monde et de l’humanité. Si l’on prend au sérieux les
publications et débats anthropocéniques des dix dernières années, on peut
estimer que cet effondrement est possible vers 2020 et certain avant 2030. Dans
cette hypothèse, nous ne sommes plus politiquement dans l’élaboration, même
« participative », d’un programme souriant de transition vers un avenir meilleur ;
nous sommes dans le compte à rebours avant l’apocalypse. Dès lors, la seule
posture politique et morale est de tout faire pour minimiser le nombre de morts.
J’insiste : s’il m’était donné d’influencer les comportements afin que le nombre de
morts des années 2020 soit de 49 % de la population mondiale plutôt que de
50 %, je serais en droit d’être fier.!
!
Les conséquences de cette analyse sont assez considérables pour chacun
d’entre nous en termes de « décolonisation de l’imaginaire », pour reprendre
l’expression de Serge Latouche. Ainsi de l’imaginaire politique de la gauche –
réformiste ou radicale, peu importe. Essayez, par exemple, de vous représenter
l’étonnement de Jean-Luc Mélenchon lorsque je lui ai dit, il y a quelques
années : « Oui, le capitalisme sera bientôt vaincu, non par la lutte des classes,
mais par la géologie. » Et d’ailleurs, vous-même, qu’en pensez-vous ?
L’Anthropocène, en tant que tentative de totalisation intellectuelle du monde (non
humain), de l’humanité et du temps, est donc pour l’écologie politique l’occasion
de se refonder pour devenir politiquement majeure en présentant un paradigme
indépendant des traditions de droite et de gauche, en édifiant une nouvelle
dramatisation, un nouveau « grand récit », en évoquant un nouveau rapport au
temps, un « pessimisme actif » à la Walter Benjamin, en établissant un nouveau
régime d’historicité contre le « présentisme » dominant, en prenant enfin au
sérieux l’urgence de la situation par l’adoption, l’explicitation et la mise en œuvre
de la seule issue politique viable : tout le pouvoir au local, un biorégionalisme
résilient, comme au Rojava (nord de la Syrie).!
!
CRITIQUE ET ÉLOGE DE L’ANTHROPOCÈNE!
!
Dès son apparition sur la scène électorale, l’écologie politique fut critiquée pour
son réductionnisme biologisant et sa dépolitisation des sujets, ou dénoncée
comme le nouvel « opium du peuple » au service de la gouvernance néolibérale,
ou méprisée comme un petit lobby sectoriel. Il fallait voir et subir, dans les
années 1970, l’arrogance des militants des partis de droite et de gauche pour les
hurluberlus écologistes, qui « ignoraient le b.a.-ba de l’économie » ou n’avaient
« aucun sens de l’histoire ». Il en est de même aujourd’hui pour la science de
l’Anthropocène, accusée de précipiter le déclin du politique en utilisant des
vocables universalistes, analytiquement peu féconds et politiquement
dissimulateurs, tels qu’« humanité » ou « espèce humaine ». Il y aurait ainsi une
tentative, plus ou moins consciente, de négation du politique, de naturalisation
du social, d’oblitération des contradictions et inégalités entre groupes, entre
classes, entre nations. En outre, cette dissimulation s’opérerait sous artifice
scientiste, la profusion de graphes, de courbes et de modèles mathématiques
conférant au domaine étudié (l’Anthropocène) une image de sérieux et de
rigueur.!
!
Ces accusations sont vraies si l’on se place du point de vue de l’historien qui
essaie de repérer les choix politiques effectués par les puissants pour accroître
encore leur pouvoir, et de contredire ainsi un certain déterminisme historique,
voire biologique, promu par eux pour camoufler la contingence ou l’arbitraire de
leur situation de domination. En revanche, elles sont fausses si l’on se place du
point de vue de la politique à mener, si l’on s’efforce de répondre à la question
léninienne bien connue : « Que faire ? » !
!
Erroné sur le plan historique, le « grand récit » de l’Anthropocène semble
suffisamment mobilisateur pour que l’écologie politique l’adopte comme fable de
fond, faute de temps pour en élaborer une autre. Car – je le rappelle encore –
nous sommes dans l’urgence politique, pas dans la controverse intellectuelle. Or
j’ai pu constater que le récit anthropocénique faisait rêver de nombreux acteurs
issus de mondes différents par sa capacité à parler autant à la raison qu’à la
sensibilité, ce que n’ont jamais fait l’« écologie » ou le « développement
durable ».!
!
En outre, maintenant que nous connaissons les risques de naturalisation du
social et les risques symétriques de réductionnisme social de la nature
(constructivisme), pourquoi ne pas réinterroger les concepts d’« humanité » ou
d’« espèce humaine » afin de prendre en compte, dans la réflexion
philosophique comme dans l’action politique, tous leurs attributs ? Ces vastes
concepts doivent en effet être appréhendés sous tous rapports : sociaux,
économiques, politiques, mais aussi phylogénétiques, écosystémiques,
anthropocéniques… S’il s’agit d’examiner les conséquences de nos actes,
individuels et collectifs, l’image que nous avons d’eux doit être aussi complète
que possible, sinon nous retomberons dans la myopie productiviste et
consumériste. Jean Jaurès a créé L’Humanité ; est-ce à dire que le contenu de
ce journal établissait une équivalence universelle abstraite entre tous les
humains, dans toutes les situations ?!
!
Si les anthropocénologues divergent quant aux moyens à utiliser pour atténuer la
catastrophe annoncée (géo-ingénierie versus permaculture), leur constat est le
meilleur qui soit pour combattre le productivisme et ses modalités : deux siècles
de « progrès » pour aboutir au saccage de la planète et à la fin de l’humanité !
Bravo ! Et qu’on ne nous dise pas, comme le font les Zizek, les Badiou et bien
d’autres, que l’on se trompe de combat en ne désignant pas la finance
mondialisée et le capitalisme comme ennemis à vaincre prioritairement. Que les
centrales nucléaires soient autogérées par des soviets, que le secteur bancaire
soit entièrement nationalisé, que l’amont du carbone – les ressources fossiles –
soit considéré comme « commun » et géré par un dispositif onusien, comme l’est
l’aval du carbone – les émissions de CO2 – par la Convention climatique, ne
changera rien au contenu même de la civilisation thermo-industrielle. La question
de la propriété des moyens de production est seconde dans l’ordre des priorités
politiques contemporaines. Le contenu est premier. C’est lui qu’il faut
intégralement modifier. Mais, pour les raisons psycho-sociales exposées
précédemment, les changements à l’intérieur des sociétés ne peuvent être que
lents et longs, sauf à l’occasion de catastrophes. Ce qui va être le cas sous peu.!
!
Cette dernière affirmation apparaît comme le message répétitif d’un millénariste
azimuté, tel le prophète Philippulus dans L’Étoile mystérieuse, une aventure de
Tintin imaginée par Hergé.!
!
Le catastrophisme politique est souvent rejeté par les états-majors des partis
comme produisant une angoisse stérilisante, la démobilisation, le repli sur soi,
voire incitant à se précipiter vers les bonimenteurs d’extrême droite. C’est
pourtant la stratégie délibérée qu’ont choisie les promoteurs du mouvement de la
transition (transitionnetwork.org), qui semble se répandre un peu partout à partir
de sa base mythique de Totnes, dans le Devon (Grande-Bretagne) : « Le
catastrophisme est omniprésent dans ce mouvement, qui est entièrement motivé
par la perspective quasi certaine d’un effondrement inéluctable et à court terme.
Cette hypothèse, que beaucoup d’organisations écologistes tendent à écarter
pour ne pas apparaître trop anxiogènes, la transition parvient au contraire à
l’assumer totalement, sans pratiquement jamais chercher à minimiser l’ampleur
des bouleversements qui se profilent. Mais la transition parvient aussi à toujours
coupler ce catastrophisme à une certaine dose d’optimisme, fondée avant tout
sur la possibilité que nous avons de nous préparer à ces chocs pour les atténuer
et même – comme le suggère l’idée de résilience – à en sortir par le haut en
inventant une vie meilleure sur une base matérielle plus simple. »!
!
Dans son livre Face à l’effondrement, Luc Semal explique plus longuement
encore pourquoi le catastrophisme peut être une bonne stratégie politique : « La
dimension politique du catastrophisme tient au fait que c’est parfois en
reconnaissant que quelque chose est rare, ou que quelque chose est en train de
disparaître, que l’on en comprend la valeur. En ce sens, le catastrophisme
politique des années 2000 nous a montré qu’il n’est pas justifié de postuler
l’opposition entre logiques catastrophistes et logiques démocratiques. Au
contraire, il nous invite à comprendre la subtilité avec laquelle ces logiques
viennent parfois s’articuler de manière inattendue, contribuant ainsi à ancrer le
catastrophisme écologiste dans le paysage des idées démocratiques
modernes. »!
!
Du catastrophisme éclairé au millénarisme laïc, il n’y a qu’un pas, que je
franchis. Non parce que mon ontologie spontanée serait décliniste, dépressive
ou désespérée. Mais, d’une part, parce que l’imminence de l’effondrement est
une conséquence logique des constats de l’Anthropocène, et, d’autre part, parce
qu’il est possible que le pessimisme actif soit plus efficace pour agir
collectivement que le félicisme professé par les partis traditionnels et sans cesse
contredit par l’histoire.!
!
L’ANTHROPOCÈNE CHANGE-T-IL LA PENSÉE POLITIQUE ?!
!
Comme nous venons de le voir, j’entends le mot « Anthropocène » au sens que
lui donne Clive Hamilton : une époque de rupture, de discontinuité, de transition
de phase dans le fonctionnement global du système Terre. Cette transition est
rapide au regard des temps géologiques (quelques décennies au lieu de
quelques millions d’années). Elle a déjà commencé et continue son cours de
façon accélérée, comme le montre l’évolution des paramètres qui la mesurent,
bien que les événements géobiophysiques associés ne soient pas encore très
spectaculaires. La progression des paramètres de la « grande accélération » se
traduit par vingt-quatre courbes qui se ressemblent beaucoup, notamment
depuis 1950, où elles prennent une forme de type exponentiel. L’Anthropocène
n’a pas commencé au début du Néolithique, ni même avant. Ce n’est pas une
conséquence fatale d’une nature humaine qui serait intrinsèquement
productiviste, destructive, démesurée. C’est une défaillance politique, un choix
opéré pendant le 19e siècle européen : le choix de la puissance du feu.!
!
Parmi les scientifiques qui étudient le système Terre, une partie estime qu’il faut
utiliser les grands moyens, la géo-ingénierie, pour tenter de réduire les effets
mortifères de l’Anthropocène, notamment le dérèglement climatique. Le texte de
l’accord de Paris, issu de la COP 21 et adopté le 12 décembre 2015, prévoit
d’ailleurs de telles possibilités en son article 4.1 : « […] parvenir à un équilibre
entre les émissions anthropiques par les sources et les absorptions anthropiques
par les puits de gaz à effet de serre […] ». Le parallélisme entre sources
d’émission dues aux activités humaines – essentiellement la combustion des
énergies fossiles – et puits d’absorption « anthropiques » indique clairement que
ces puits seront activés par des procédés technologiques de très grande
ampleur, au vu des masses de gaz à absorber. Projets démiurgiques, typiques
de l’Anthropocène. D’autres scientifiques estiment, au contraire, que la géo-
ingénierie risque d’avoir des conséquences désastreuses sur le système Terre et
se prononcent donc pour une réduction à la source des causes de
l’Anthropocène, par exemple en laissant sous terre les énergies fossiles,
responsables des émissions de gaz à effet de serre qui engendrent le
dérèglement climatique. Projet idéaliste, sans attrait face à la soif de
« développement » de tous les pays, chacun selon ses propres modalités, mais
tous selon de sales modalités. C’est pourquoi, le dérèglement climatique
devenant de plus en plus sensible et terrible, il est probable que ce seront les
populations elles-mêmes qui réclameront la mise en œuvre des technologies
globales de géo-ingénierie, en une sorte de dernier recours pour retrouver des
situations météorologiques moins extrêmes. Un élan vers le pire.!
!
L’IGNORANCE POLITICIENNE, L’ÉVEIL ACTIVISTE!
!
Le mot « Anthropocène » est pratiquement inconnu de la classe politicienne
française, européenne et mondiale. En supposant qu’il a émergé en 2003, aucun
des collègues que j’ai rencontrés dans les instances du pouvoir politique ces
quinze dernières années ne l’a jamais évoqué devant moi. Au sein de la pensée
politique européenne, seuls quelques isolats universitaires s’intéressent à
l’Anthropocène depuis quelques années. Ainsi, à Sciences Po Paris, Agnès Sinaï
et Luc Semal délivrent un cours intitulé « Politiques de la décroissance » depuis
dix ans, tandis que l’Institut Momentum a publié trois livres aux Presses de
Sciences Po. Bien sûr, les dernières recherches de Bruno Latour se placent
désormais sous la bannière de l’Anthropocène. Signalons aussi les publications
des éditions du Seuil dans la nouvelle collection « Anthropocène », dirigée par
Christophe Bonneuil.!
!
Bien que non exhaustive et limitée à la France, cette recension indique le faible
écho que rencontre l’Anthropocène, pour l’instant, dans les milieux politiques ou
universitaires. Pourtant, si l’on prend l’Anthropocène dans son sens hamiltonien
– c’est-à-dire une transition de phase imminente du système de sustentation de
la vie vers un état inconnu –, il devrait être, et de loin, le premier objet de
préoccupation de l’action et de la pensée politiques. On observe le contraire : le
déni ou l’ignorance de cet immense processus. Seuls quelques groupes
d’activistes locaux ont pris au sérieux l’événement Anthropocène et, en
conséquence, bouleversé leur vie individuelle et collective. L’exemple le plus
connu est celui des « villes en transition ».Ces militants ont une posture
« catastrophiste » en politique dans les deux domaines de la pensée et de
l’action. 1) Quant à la pensée, c’est l’idée prégnante, bien que insupportable, que
l’Anthropocène mène à l’effondrement du monde à court terme (une ou deux
décennies). 2) Quant à l’action, c’est la mise en œuvre d’une politique
biorégionaliste, consdérée comme la plus pertinente pour minimiser le nombre
global de morts sur la planète. 3) Cette politique de résilience devra tendre
rapidement vers l’autosuffisance alimentaire et énergétique à petite échelle.!
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Bien que courtes, les trois propositions précédentes contiennent presque tout du
caractère inédit et renversant de la réflexion politique sur l’Anthropocène. La
première affirme la forte probabilité de la fin du monde tel que nous le
connaissons, dans un avenir proche. Une telle annonce ne relève plus du
délicieux « catastrophisme éclairé » de Jean-Pierre Dupuy, qui impliquait
paradoxalement un évitement de la fin par la certitude de son advenue. Non : les
chiffres et les tendances exhibés depuis quinze ans par de nombreux rapports et
articles scientifiques ne permettent plus de croire que l’effondrement pourra être
évité. Le fondement de notre conviction sur l’imminence de l’effondrement réside
dans la forte corrélation entre la complexité et la prodigalité matérielle de nos
sociétés, d’un côté, et la disponibilité des ressources minérales et des énergies
fossiles à bas coût d’extraction, de l’autre. Le flux de ces ressources et énergies
va bientôt diminuer, et, par couplage (voir le chapitre 3), diminueront aussi les
niveaux de complexité et d’exubérance matérielle de nos sociétés. Selon la
vitesse de cette diminution et les possibilités d’adaptation locale, ces dernières
évolueront vers des configurations plus ou moins chaotiques, voire vers la guerre
civile.!
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La deuxième proposition énonce que, dans la perspective effrayante de cet
effondrement global, le nombre de morts sera moindre si l’organisation de la
survie civilisée s’effectue à l’échelle locale, selon mille schémas différents issus
de la connaissance des milieux et des talents des habitants. Une politique
biorégionaliste. « Une biorégion est un territoire local délimité par des réalités
écosystémiques et sociales, adapté à la résistance à l’effondrement. C’est un
appel à l’action solidaire de proximité pour organiser et maintenir une certaine
cohésion sociale et des moyens de subsistance autosuffisants, notamment dans
les domaines de l’alimentation et de l’énergie. C’est un bien commun,
autogouverné, pour la valorisation des ressources et des savoirs du lieu. C’est
une société de la démocratie participative, de la sollicitude, du care. C’est une
mésologie – culture du milieu réel – issue de la nécessité historique. C’est une
politique de rationnement démocratique des ressources de base qui permet à
chacun de ne manquer de rien et interdit à tous de surconsommer. C’est la
meilleure alternative à la débâcle de la mondialisation et aux risques
d’autoritarisme, de fascisme ou de barbarie subséquents. On le voit, il n’y a là
aucun déterminisme ou réductionnisme environnemental, aucune identité
localiste réactionnaire, aucune fermeture aux autres biorégions. »!
!
La troisième proposition exprime l’idée simple que, en l’absence partielle ou
totale de possibilités de transport sûr, les ingrédients élémentaires de la survie –
énergie et alimentation – doivent être produits et consommés localement. L’effroi
peut nous saisir lorsque nous rapprochons cette idée de la réalité actuelle – les
très longs chemins empruntés par nos fluides énergétiques et nos aliments pour
parvenir jusqu’à chacun d’entre nous, consommateur final. Or c’est le domaine
des transports et de la mobilité, celle des biens comme celle des personnes, qui
sera le plus rapidement touché par l’effondrement. Toutes les chaînes
d’approvisionnement qui caractérisent aujourd’hui la mondialisation, toute cette
connectivité continentale ou globale, toute cette interdépendance en réseaux
constituent les attributs les plus vulnérables de la complexité du monde,
notamment du fait de la vitesse de circulation qui est la leur, le just in time, le flux
tendu. En outre, ces interconnexions sont à la fois le support indispensable des
échanges mondiaux et la cause d’une transformation rapide d’une défaillance
locale en de multiples défaillances un peu partout. En quelques mois de
l’année 2008, par exemple, les défauts des subprimes californiens ont contaminé
(presque) toutes les banques du monde en raison de la titrisation de ces
créances et de leur diffusion planétaire (voir le chapitre 4).!
!
LES DIFFICULTÉS DES CHERCHEURS!
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Notre définition de l’Anthropocène ne concerne pas simplement l’espace de la
Terre, elle implique aussi une nouvelle pensée du temps et de la temporalité. La
totalité des programmes politiciens se projettent dans un futur proche, meilleur
que le temps présent, en propageant un discours que l’on peut résumer ainsi :
« Votez pour moi, ça ira mieux demain. » Avec un peu plus de recul, il en est de
même des pensées et des projets politiques depuis Adam Smith jusqu’au
transhumanisme, en passant par Karl Marx. Chaque fois, il s’agit d’élaborer une
vision positive de l’avenir dont la réalisation prendra un temps indéterminé. Au
contraire, prendre au sérieux l’Anthropocène implique d’abandonner le rêve
d’une société meilleure dans un avenir indéfini pour accepter la réalité d’un
compte à rebours avant le proche effondrement du monde. Cela revient à
renverser toute pensée politique. Pour l’instant, peu de chercheurs
professionnels adoptent cet angle de vue alarmiste sur le monde, même s’ils
participent au débat sur l’Anthropocène. Dominique Bourg fait figure d’exception
en s’affichant désormais catastrophiste, après des travaux plus modérés au
20e siècle. Par contraste, de nombreux auteurs publient des ouvrages ou des
articles touchant à l’Anthropocène en récusant l’originalité du concept et de la
situation mondaine qu’il désigne, ou en le réduisant à un nouveau masque du
capitalisme.!
!
Le butinage sur Internet m’a conduit à lire un article caractéristique de cette
appréciation. Ne connaissant pas les auteurs de ce texte, je tenterai d’y répondre
sans affect particulier. Ces derniers concentrent leur analyse sur certains
discours écologistes, qu’ils qualifient à juste titre de « catastrophistes », en
raison non pas de la véracité des faits ou de la vraisemblance des conséquences
exposées, mais de leur rapport à la démocratie et de leur conception du temps.
Or il me semble que les discours qui emploient de très gros mots –
« catastrophe », « effondrement », « fin du monde »… – doivent d’abord être
évalués sur le fond, par l’examen de la plausibilité de leurs affirmations, et non
sur d’autres aspects, peut-être intéressants, mais seconds. Autrement dit, à quoi
servirait de proposer une analyse sérieuse et savante d’un dire écolo-
catastrophiste sous l’angle de sa compatibilité avec la démocratie, par exemple,
si l’on considère par ailleurs que la thèse principale qu’il défend est fantaisiste ?!
!
À la question de la véracité de la thèse catastrophiste, les auteurs ne répondent
pas directement, mais plutôt par un biais : « Si l’on veut tout à la fois prendre au
sérieux la crise écologique et éviter les discours catastrophistes, il convient alors
de construire une conception alternative du temps, une conception qui soit
spécifiquement démocratique. » Ou encore par un amalgame : « Nous
conclurons avec l’élaboration d’une conception alternative du temps qui permette
de penser un projet écologique dégagé à la fois de l’autoritarisme, du
catastrophisme et du conservatisme. » L’utilisation du mot « crise », dont l’article
contient maintes occurrences – dans les expressions « crise écologique » ou
« crise climatique » –, me semble aussi être une erreur, d’une part parce que sa
banalisation dans de nombreuses questions contemporaines – la « crise
démocratique », la « crise économique »… – lui ôte toute pertinence, d’autre part
parce que son sens implicite laisse penser que nous sommes dans une transition
dont nous finirons bien par sortir, de la même manière qu’on sort d’une rage de
dents. J’emploie plutôt le terme « catastrophe », qui me paraît adapté à la
situation du système Terre telle que brièvement évoquée dans ce livre.!
!
Le discours catastrophiste tend-il à sur-responsabiliser les citoyens
consommateurs, les désignant comme causes du désastre ? S’il en était ainsi,
en appellerait-il à l’éducation, à l’information, à la communication, pour que ce
citoyen consommateur adopte un comportement écologiquement vertueux qui,
après addition de tous les comportements individuels, réduirait l’empreinte
écologique d’un territoire ou du globe lui-même ? Cet individualisme
méthodologique n’a jamais été le mien. Pas plus qu’un pur structuralisme
marxisant. J’estime que c’est le mécanisme de spécularité qui explique le mieux
l’inaction collective et individuelle face à la catastrophe écologique (voir le
chapitre 4). Le déni de l’effondrement n’est pas dans la tête de chacun en tant
qu’il serait un être déraisonnable ou insuffisamment informé ; c’est un effet de
système qui émerge de la combinatoire spéculaire.!
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Quant à l’urgence d’agir, oui, elle est affirmée à partir de l’observation de la
dynamique de la catastrophe (l’évolution des courbes de la grande accélération).
Mais, en ce qui me concerne, cet appel à l’urgence est simplement une
conséquence logique de cette dynamique ; il ne répond pas à un espoir de
convaincre les décideurs et les citoyens occidentalisés de réduire rapidement
l’empreinte écologique de leur mode de vie. En effet, en l’absence d’événement
monstrueux, il ne peut y avoir de consensus rapide et cohérent sur des questions
complexes et controversées comme cette réduction de l’empreinte écologique.
L’accord de Paris de 2015 l’a démontré une fois encore : il y a bien consensus,
mais sur des mesures trop faibles et trop lentes pour éviter la catastrophe.!
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Je ressens un malaise en lisant : « La propriété des moyens de production, et
donc la capacité différenciée des individus à affecter les décisions
d’investissement, et donc les lieux, formes, durées et intensités des productions,
ne sont pas questionnées. » Nous retrouvons là une énième version de l’idée
selon laquelle le capitalisme et son attribut constitutif – la propriété privée des
moyens de production – sont la cause principale de la dévastation écologique,
parfois accompagnée de l’idée qu’un système communiste serait plus protecteur
de l’environnement. L’histoire de l’URSS ou celle de la Chine montrent qu’il n’en
est rien. S’il est une « cause principale » de la dévastation écologique, elle se
nomme « productivisme » et s’inscrit dans la cosmologie occidentale que
Philippe Descola nomme « naturalisme ». Le triomphalisme actuel du libéralisme
économique nous autorise à la nommer « libéral-productivisme », sans en
oublier l’origine extra-économique.!
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Les auteurs dénoncent ensuite le discours catastrophiste de l’Anthropocène
comme conservateur : il s’agirait de préserver le monde actuel, notamment ses
rapports sociaux inégalitaires. Ils s’appuient pour cela sur la pensée du
philosophe Michaël Fœssel. Cette fois-ci, notre divergence porte sur la définition
même de l’Anthropocène et de ses conséquences catastrophiques. Dans la
mesure où, selon moi, la question n’est plus de savoir si l’effondrement va se
produire, mais quand il va le faire, c’est l’ensemble du monde qui va se trouver
renversé, rapports sociaux compris. Comment, d’ailleurs, les collapsologues
pourraient-ils être conservateurs, puisqu’ils estiment que c’est l’organisation
actuelle du monde, rapports sociaux inclus, qui est cause du désastre à venir ?
Nous désignerions le libéral-productivisme comme principal responsable de
l’Anthropocène et, en même temps, essaierions de le défendre ? Cette
contradiction n’est pas la nôtre.!
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Pour Jean-Baptiste Fressoz, nous – les catastrophistes – serions enfermés dans
une autre contradiction : « D’un côté nous transformons radicalement la nature
quand de l’autre nous proclamons l’impossibilité de modifier la société. » En
réalité, il ne s’agit pas d’une contradiction, mais d’une dissymétrie de position
entre les deux « nous » de cette phrase. Le premier est ce « nous » productiviste
qui utilise la puissance du feu et des technologies associées (entités de faible
entropie) dans le processus de production, tandis que le second se trouve
confronté à l’impossibilité thermodynamique de rassembler les pollutions
dispersées dans les milieux (forte entropie, irréversibilité) et à la difficulté
politique, due à l’interaction spéculaire, de prendre des mesures radicales de
mitigation, sauf cas de rupture violente (guerre, révolution, chaos, effondrement).!
!
À compter du § 30 de leur article, les auteurs accentuent leur critique de la
prétendue dépolitisation dont serait coupable le catastrophisme écologique, tout
en dévoilant plus encore leur posture marxisante, jusqu’à mettre dans le même
sac capitalisme et écologie, « les rapports sociaux de production ayant été
évacués de l’analyse ». Pour l’orthodoxie marxiste, pour l’orthodoxie libérale et
pour l’orthodoxie politicienne de droite ou de gauche, bref, pour la pensée
dominante, la structure de base de la société est économique : « Le facteur
déterminant dans l’histoire est, en dernière instance, la production et la
reproduction de la vie réelle. » Avec le même aplomb, nous pourrions aujourd’hui
affirmer que « l’écologique est déterminant en dernière instance », puisque, sans
les aménités environnementales, nulle société ne pourrait être. Surtout, si ces
aménités ont été ignorées par la pensée et l’action politiques au 19e siècle,
parce que la question de leur accessibilité, de leur abondance et de leur qualité
ne se posait pas, il n’en est plus de même au 21e, où cette question est au
contraire la plus grave et la plus urgente qui puisse se poser.!
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Là se situe la nouveauté politique de l’écologie, de l’Anthropocène : depuis
toujours, en Occident, la nature et son exploitation étaient affaire de savants,
d’ingénieurs et de techniciens. Elles restaient hors du champ politique, restreint à
des conflits et à des arbitrages entre humains à propos d’affaires humaines
(échanges, souverainetés, valeurs). Aujourd’hui, ces affaires humaines doivent
partager l’espace politique avec les relations nature/culture, voire devenir
secondes par rapport à elles. Car, contrairement aux humains, la nature ne
négocie pas. Peu importe que l’origine des grands bouleversements écologiques
soit anthropique ou non : l’évolution du système Terre échappe désormais en
grande partie aux actions humaines. Gaïa acquiert une autonomie irréversible et,
en retour, affecte de plus en plus lourdement les affaires traditionnelles, jusqu’à
menacer l’existence même de l’espèce humaine. Le périmètre de la politique a
donc beaucoup changé, tandis que, curieusement, la pensée et l’action
politiques demeurent confinées aux affaires humaines. Funeste aveuglement.!
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Pour conclure, les auteurs-chercheurs esquissent la description de ce que
pourrait être un temps démocratique. Rien que de très banal si l’on adopte leur
point de vue anti-catastrophiste. Je ne suis pas plus savant écologue qu’Antoine
Chollet ou Romain Felli. En désaccord avec eux, je leur propose au moins de
chercher ensemble ce que disent sur la santé du système Terre et son évolution
des tiers dignes de confiance. Choisissons les articles publiés par la revue en
ligne The Anthropocene Review, créée il y a cinq ans, en convenant que
l’autorité scientifique de ses éditeurs et de ses auteurs est incontestable, même
s’il existe des controverses et des débats en son sein. Pour avoir lu une bonne
partie des contributions mises en ligne depuis cinq ans, ma conviction est que
l’effondrement du monde est proche et inévitable, même si les scientifiques qui
les ont rédigées ne s’expriment pas en ces termes. En reprenant les mots
mêmes de Chollet et Felli, j’estime donc que la posture catastrophiste est aussi
« responsable » et porteuse de « projet » que sa négation, qu’ils soutiennent.!
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Remerciements!
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Merci à Agnès, Alice, Flore, Françoise, Manon, Mathilde, Benoît, Domi, Gérard,
Luc et Philippe, qui ont eu la patience de me lire et de me corriger en quelque
manière. Merci à tous les amis de l’Institut Momentum avec lesquels je débats
depuis huit ans et qui continuent à participer à notre laboratoire d’idées. Merci à
mon éditeur, Henri Trubert, qui a parié sur la possibilité de ce livre.