Le Porteur D'histoire

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Alexis Michalik

Le Porteur d’histoire
Présentation, notes, questions et après-texte établis par
Stéphane Maltère
professeur de Lettres

Sommaire
Présentation. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5

LE PORTEUR D’HISTOIRE
Texte intégral . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

Après-texte
Pour comprendre
Présentation
5

XXXXX

Xxxxxxxxxx
6
Alexis Michalik Présentation

Alexis Michalik
Le Porteur d’histoire
PERSONNAGES 10

15

20
25
La prise de la Bastille, 1789.
1. Prologue
Christophe Colomb en Amérique, 1492.
Robespierre, Galilée, Ravaillac.
L’homme. – Nous allons vous raconter une histoire. La guerre de Cent Ans,
Mais auparavant, nous allons nous interroger un instant sur le fait même de raconter La guerre de Crimée,
une histoire, sur l’importance qu’on accorde à un récit, et sur les frontières qui La guerre d’Algérie…
séparent la réalité de la fi ction. D’abord qu’est-ce que l’Histoire ? Avec un grand H ? En Algérie, les Français débarquent en 1830 et repartent en 1962. 132 ans
L’Histoire, c’est notre mémoire commune, notre identité. C’est ce qui d’occupation.
nous défi nit en tant qu’êtres humains. Et pendant 132  ans, les petits Algériens ont appris à l’école «  Nos ancêtres les
Pour nous tous, l’Histoire est concrète, écrite, immuable1. Il y a des dates ou des Gaulois… ».
évènements dont on est parfaitement sûr. On les a apprises, à l’école, ou dans un livre, Souvent, presque toujours, le récit du vainqueur est celui qu’on retient. Et dans tout
et on sait, on en mettrait littéralement sa main à couper, que ces dates sont exactes. récit historique, il y a, comme son nom l’indique, une part de récit.
Comme par exemple, Marignan ? 1515.
1. Qui ne change jamais.
10
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 11

Chaque historien, même s’il tâche d’être le plus intègre 1 possible, s’inscrit
60

L’homme. – Ensuite, qu’est-ce qu’une histoire ?


dans une époque, traversée par des courants de pensée qui sont directement 35

liés aux moyens d’information disponibles. Une petite histoire.


Chaque historien est avant tout un homme. Ce sont des mots, du vent, de l’air en vibration.
Ce n’est rien du tout.
Prenons une religion, au hasard :
Le christianisme… qui repose sur le judaïsme, d’ailleurs, par l’intermé

55

L’Histoire ne peut donc pas être absolument objective,


30

elle est mouvante, elle évolue, s’estompe et s’enrichit.


Notre identité, notre passé,
tout ce qui nous défi nit n’est qu’un récit.
Alia. – Tout notre passé est une fi ction.
65 75
40
daté du 14 juin 2001,
diaire de la Bible.
Et qu’est-ce que la Bible, sinon le plus formidable réservoir d’histoires qui
1. Honnête, impartial.
soit ! L’arche de Noé, le jardin d’Éden, la multiplication des pains, la dans un grand quotidien algérien.
résurrection de Lazare, la Pentecôte : des histoires !… sur lesquelles s’appuie
une pensée philosophique et spirituelle, mais des histoires ! au Alia. – «  Une mère et sa fi lle disparaissent mystérieusement à Mechta Layadat. »
Alexandre. – « Dans ce petit village du nord, c’est la perplexité qui règne. »
Martin. – « Cela fait maintenant un mois que Alia Ben Mahmoud, 34 ans, et
sa fi lle Jeanne, 15 ans, ont disparu. »
Alexandre. – « Le 17 mai 2001,
au matin,
un voisin les croise toutes les deux.
Elles ne semblent pas inquiètes. »
L’homme. – « C’est la dernière fois qu’on les voit. »
Jeanne. – « Le 23 mai, une commerçante passe chez elle pour livrer des
courses et ne trouve personne. Elle s’inquiète et alerte l’antenne de police
locale, qui vient perquisitionner.
Ils ne trouvent aucune trace de violence, aucune marque d’eff raction. Les
deux femmes ont disparu.
De la nourriture reste dans le frigo, et, plus étonnant encore, la voiture
d’Alia Ben Mahmoud est toujours là, tout à fait fonctionnelle. » L’homme. –
Bonsoir !
Jeanne. – «  Leur maison se trouvait isolée, à 15  km de toute autre
habitation. »
L’homme. – Il y a quelqu’un ?
70 Jeanne. – « Une battue a été eff ectuée, sans succès. »
45

nom desquelles des millions de croyants, chrétiens, protestants, musul mans


ou bouddhistes, se sont entretués, au cours des siècles, dans le seul but de
défendre… leur histoire.
Alors je repose la question : qu’est-ce qu’une histoire ?
Jeanne. – C’est un fait divers,
50
12
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 13
2. Mechta Layadat, 2001 je roule depuis des heures…
25
Alia. – Vous voulez une chambre ?
L’homme. – … J’ai pris des pistes invraisemblables,
Entre l’homme, 45 ans.
Il croise le regard de Jeanne, qui va prévenir sa mère.
L’homme reste seul un instant, et s’approche de la bibliothèque. Il prend un livre, l’ouvre.
Alia rentre, dans son dos.

30
5

Alia. – Bonsoir.
L’homme surpris. – Oh ! Bonsoir madame,
c’est absolument incroyable de trouver ça en plein désert, comme ça… (il lui fait
machinalement la bise)

40
15

il y a des panneaux dans le mauvais sens, parfois il y en a pas du tout, je…


Je veux bien une chambre, s’il vous plaît, oui.
Alia. – Jeanne.
(Jeanne part chercher une chaise)
20

35

Oh ! Pardon, je suis navré, je sais pas ce qui m’a pris,


10

je suis désolé, je suis complètement perdu,


j’ai laissé ma voiture là, devant, je…
45 50

C’est mal indiqué… 1. Plantation de palmiers.


1 Euh non, merci, je vais rester debout, après des heures de voitures, ça… On est où,
L’homme. – C’est très mal indiqué, je me suis retrouvé derrière la pal meraie , je…
ici, exactement ?
(refusant la chaise de Jeanne)
Alia. – Mechta Layadat.
L’homme. – Mechta Layadat… Ah oui, non c’est pas du tout… Oui. Oui.
Alia. – Vous avez soif ?
L’homme. – Non, merci.
(Jeanne part chercher de l’eau)
Je m’abreuve de la contemplation de ces livres.
Quelle surprise, cette bibliothèque !
(montrant le livre)
Et ça, c’est un véritable trésor, ça…
Alia. – Monte-Cristo ?
L’homme. – Le Comte de Monte-Cristo, « Attendre… Alia. – … et espérer. »
L’homme. – Et espérer, et c’est une édition…
Alia. – Originale.
L’homme à Jeanne, qui ramène l’eau. – Merci.
(il passe le verre à Alia)
Enfi n, non, prenez, vous, prenez.
(à la bibliothèque)
Oh ! Swift !
(prenant les livres un à un)
Magnifi que…
Rabelais ! Madame de Lafayette, elle est là…
Et… Et…
(il reste interdit)
14
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 15

Mais qu’est-ce que… (il ouvre, submergé par l’émotion)


55
(il donne les livres à Alia, et sort l’incunable1)
Excusez-moi, je… je fais très attention, je vous promets.
80 90

Pardonnez-moi, c’est la première fois que j’en tiens un dans mes mains. Mais c’est… Un héritage de… de… de famille, oui, bien sûr.
c’est un incunable, ça.
Vous avez des origines françaises ?
Alia. – Oui.
Alia. – Qui n’en a pas ?
L’homme. – C’est exactement ce qu’on appelle un incunable, un ouvrage imprimé
L’homme. – … des origines françaises ?
dans le… le premier siècle qui suit l’invention de… 70
60
Oui, bien sûr, votre père… ?
(Jeanne acquiesce en souriant)

85

… de l’imprimerie, oui bah vous savez, bien sûr, suis-je bête…


Mais d’où ça vous vient, ce trésor ?
Alia. – Un héritage.
L’homme. – Un héritage !
65

(il remet l’incunable)

95

Alia. – Ma mère.
L’homme. – Votre mère…
(Jeanne lui tend un verre d’eau)
Merci…
75

(le rendant à Jeanne)


100
L’homme. – Et la maison aussi ?
1. Ouvrage imprimé dans les premières années de l’invention de l’imprimerie en Europe (entre 1454 et 1501). Donc, dans cette famille, tout se transmet par les femmes… Alia. – En quelque sorte.
Mais buvez, buvez, il fait un peu chaud… L’homme. – Et votre mari ? Il n’est pas là ?
(à Alia)
Alia. – Non. Mon mari n’est plus là.
Votre mère, d’accord, et c’était sa bibliothèque…
L’homme. – Ah ! Ah ! Ah pardon. Excusez-moi, je ne voulais pas… Mais il n’est plus
Alia. – Non, celle de ma grand-mère.
là, quoi, il est mort ?
L’homme. – Ah, sa mère à elle, donc…
Alia. – Non. Non.
Alia. – Non, de mon père. Il est rentré en France.
Algérien. (elle croise le regarde de Jeanne, hésite un instant)
L’homme. – C’est votre grand-mère… Il a divorcé. Ça fait six ans.
Alia. – … algérienne. Et, quand un homme divorce, en Algérie, la femme n’a droit à rien. Alors, Jeanne et
moi, nous sommes venues vivre ici, à Mechta Layadat. C’est le seul bien qui nous
L’homme. – … algérienne, qui vous a légué cette magnifi que biblio thèque ?
reste.
Alia. – … et la maison.
16
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 17

Mais c’est pas facile. 135

Ne vous inquiétez pas, la cuisine, ça me connaît.


L’homme. – Excusez-moi, je vous écoute, mais je n’ai rien mangé depuis ce
matin… C’est bien un oignon, ça ?
105 Je plaisante.
(il se met à cuisiner)
115

Et donc, vous disiez que c’est pas facile ?


130

Alia se levant. – On va vous préparer quelque chose…


L’homme. – Non non mais pas du tout ! Restez assise !
Je me débrouille très bien… Je peux prendre les deux petites tomates, là ?
Alia. – Oui.
110

L’homme. – Peut-être trois, elles sont vraiment petites…


140
femme n’avait pas le droit d’avoir un chéquier…
Alia. – Non, c’est pas facile, ici, quand on est une femme seule.
C’est pas facile en Algérie, d’ailleurs, quand on est une femme.
1. Abdelaziz Boutefl ika (né en 1937) est le président de la République algérienne démocratique et
Vous avez entendu parler du code de la famille ? populaire depuis 1999.
L’homme. – C’est Boutefl ika1 ? Alia. – Dans les années 60 !
120
En Algérie, en 2001, on en est encore au même point ! « … Leurrées1 de
Alia. – Oui. respects apparents, dans une servitude2 réelle ; traitées en mineures pour nos
biens, punies en majeures pour nos fautes ! » L’homme. – Beaumarchais3, ça
c’était un féministe !
Alia. – Il écrit ça en 1778 et trois siècles plus tard c’est toujours valable ici !
C’est intolérable !
L’homme. – Mais pourquoi vous rentrez pas en France ? Alia.
– On ne veut pas rentrer en France !
On ne veut pas partir ! Partir, c’est renoncer !
Partir, c’est abandonner !
(elle aperçoit Jeanne, se calme)
Excusez-moi.
L’homme, souriant. – Je vous en prie
Alia. – Vous me faites parler…
Et vous alors ?
L’homme. – Moi ?
(il quitte sa cuisine)
Tout le monde a une histoire,
vous, vous avez une histoire, vous venez de me la raconter,
votre fi lle, sûrement, a une histoire,
moi je… porte une histoire.
145
J’ai, un jour, croisé la route d’une histoire tellement incroyable,
Toute sa vie, la femme algérienne doit référer à l’autorité de son père, de
son frère, de son mari, de son cousin, d’un homme.
1. Trompées, dupées.
La femme est considérée comme une mineure, toute sa vie ! 2. État de dépendance totale, esclavage.
L’homme. – Vous savez, en France, jusque dans les années 60, une 3. Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais (1732-1799) est un dramaturge, auteur du Mariage de
Figaro, qui exploite le thème de l’égalité des sexes.
125
18
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tellement extraordinaire qu’elle a changé ma vie, qu’elle est… devenue 150 En pleine forêt des Ardennes, à la nuit tombante.
5 Il pleut depuis des heures.
ma vie. Et cet homme, seul, dans cette voiture, cet homme est perdu.
165

Alia. – Racontez-nous.
L’homme. – Ah non, non, non, c’est trop long…
Alia. – Ah ! mais je vous préviens, on est très mauvais public.

10

C’est pour ça qu’on aime les livres, on les ouvre, on les ferme.
155

Si votre histoire nous ennuie, on vous le dira.


L’homme. – Bon.
Alors c’est l’histoire d’un homme qui est seul, dans sa voiture, et qui est
complètement perdu.
Alia. – Non, ça c’est vous ! C’est vous, sur la route, tout à l’heure… 160

20

Il ne sait pas où il est.


Il ne sait plus très bien qui il est.
Il sait juste une chose : il cherche son chemin.

3. Forêt des Ardennes, 1988

Mars 1988.
Martin, 32 ans, est dans sa voiture, perdu.
Martin. – Putain.
15
Putain de merde.
L’homme. – Non, non, non…
Cette histoire commence en France, un jour de mars 1988.
5
a un café, vous entrez dans le café, vous demandez au patron, il vous
Putain putain putain de merde !
indiquera !
(il aperçoit la passante, baisse sa vitre)
Madame ! Elle disparaît.
Madame, ici, oh ! Martin. – Non ! Non ! Non, je cherche Linchamps !
Je cherche Linchamps, le village de Linchamps ! Linchamps ! Putain ! Putain ! PUTAAAAIN !
La passante. – Vous cherchez le château ?
Martin. – Quel château ? Je cherche Linchamps !
4. Café de Nouzonville, 1988
La passante. – Le château perdu ?
Martin. – Non, je cherche Linchamps. Linchamps ! Un café.
La passante. – Ah ! Gérard, le patron. Josiane, sa femme.
Alors vous allez prendre tout droit ! Gérard. – On va bientôt fermer.
Au carrefour vous tournez à droite ! T’es perdu ? Tu cherches le château ?
Après vous continuez sur 3 km, vous arrivez à Nouzonville ! Sur la place il y
Martin. – Quel château ?
20
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 21

Gérard. – T’as pas lu le routard ? C’est une légende, un château perdu dans Martin. –
la forêt, habité par une princesse… Région
Martin. – Je cherche Linchamps. parisien
Le village de Linchamps. ne…
Vous
connais
sez
35 Lincha
Gérard. – Un petit café, d’abord ? mps,
10
ou
Martin. – … Ok, un café.
pas ? 40
Josiane s’aff aire au café.
Gérard. – Bien sûr qu’on connaît Linchamps, on est de Nouzonville !
Gérard. – T’es pas du coin, t’es d’où ? 15

Bon !
Quand tu sors du café tu vas à gauche, tu prends la deuxième à droite, tu
sors de Nouzonville et là tu fais première à gauche, première à droite, et tu
vas te retrouver à un carrefour avec une vieille grange qui a cramé, tu verras 50

dernière à Josy, hein Josy les cèpes, elle nous a fait une omelette suc culente,
sur la droite t’as la départementale qui va vers Charleville, toi
tu traverses tu traverses tu traverses, et en bas tu vas arriver sur un pont qui
passe au-dessus d’une – écoute-moi parce que c’est là que tout le monde se
goure, t’arrives à une espèce de vieille fourche merdeuse avec quatre routes,
surtout tu prends celle du milieu et t’y
30

45
20

tu prends pas ça, toi tu prends à gauche et tu vas tout droit sur environ deux
kilomètres, deux kilomètres cinq, trois bornes à tout casser, tu vas voir une
forêt avec des grands chênes, tu peux pas la rater, tu traverses tu traverses, et
là d’ailleurs si t’as le temps tu regarderas sur ta droite, t’as des champignons
gros comme ça, des cèpes, j’en ai ramené la semaine
25

55

vas mollo niveau vitesse parce qu’au kilomètre trois t’as une chicane1 1.
Aménagement d’une voie destiné à ralentir la vitesse des véhicules en créant ou en accentuant une Josiane. – C’est à pièces.
courbe. Martin, au café, téléphone à sa femme, Sylvie.
super vicieuse, et y’a six mois y’a le fi ls de Jeannot, le facteur, qui s’est foutu Sylvie. – Oui allô ?
en l’air…
Martin. – Allô Sylvie c’est moi.
Josiane. – C’est le fi ls d’Éric.
Sylvie. – Mais t’es où là ? Tu percutes que t’es pas allé chercher Justine ? Je
Gérard. – Qu’est-ce que tu dis ? n’en peux plus de toi ! Une fois, je te demande un truc ! Une fois, je te
Josiane. – C’est le fi ls d’Éric. demande d’assurer, t’en es même pas capable ! Je n’en peux plus, j’en ai
Gérard. – Mais non, y’a six mois, c’est le fi ls de Jeannot qui s’est planté… marre !
Ça fait six ans que je te traîne comme un vieux boulet et je n’en peux plus,
Josiane. – C’est le fi ls d’Éric, j’te dis ! j’en ai ras-le-bol, t’es un minable ! Un minable de père, un minable de mari,
Gérard. – Y’a six mois ! Sur la chicane ! C’est pas le fi ls d’Éric ! Éric, un minable d’homme, je veux plus t’écouter  ! Je veux plus t’écouter !
il était… Martin en même temps. – Je t’ai pas appelée parce que… Je sais,
Martin. – Bon, excusez-moi, vous avez le téléphone ? je suis pas allé chercher Justine, c’est juste…
Gérard. – Juste là.
22
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 23

Sylvie, écoute-moi deux secondes. 5

85
Martin. – …
Mais je sais bien que je suis pas écoute-moi juste arrête ! Sylvie. – Bon, t’es où ?
70
Arrête, c’est pas le moment, c’est pas le moment, là Sylvie…
60 Martin. – J’en sais rien, je suis dans un bled, à Gouzainville…
Sylvie, tais-toi. Gérard et Josiane. – Nouzonville.
Sylvie, tais-toi, bordel, laisse-moi parler.
MAIS TU VAS FERMER TA GUEULE PUTAIN !
(Sylvie a raccroché)
Sylvie ! Sylvie ! Putain !
65

Il fait le tour du café, se retourne.


Il s’avance, reprend le téléphone.
Sylvie. – …
10 5

Martin. – Ouais, bref, Nouzonville, je me suis paumé, je suis dans les Allô ?
Ardennes. Sylvie, allô ?
Sylvie. – T’es allé voir ton père ? Gérard. – Si tu mets pas de pièce, ça coupe, après une minute. Bon,
75 pour Linchamps, je t’explique…
Martin. – Mon père est mort.
On m’a appelé ce matin, j’étais au boulot. Il a fait une crise cardiaque, il est
mort. 5. Linchamps, 1988
Il a fait une crise cardiaque.
C’est pour ça que j’ai pas pu aller chercher Justine. Il se retrouve devant la porte close. Il pleut toujours.
80

Ça fait deux heures que je tourne en rond dans la forêt, il pleut, j’en peux Le notaire. – Monsieur Martin ! Monsieur Martin !
plus, là… Monsieur Martin… Vous êtes bien Monsieur Martin ? Oui…
Martin. – Ouais, ouais.
Le notaire. – Maître Favreau, on s’est eus au téléphone pour… Martin. – Ok,
vous avez les clés, ou pas ? J’aimerais rentrer. Le notaire. – Euh… oui, j’ai les
clés, mais elles sont chez moi, j’habite juste en face, là, c’est pour ça, je vous
ai vu par la fenêtre. On va pas res ter sous cette pluie, hein ? Venez, venez,
ma femme a dû nous préparer quelque chose… une petite boisson
chaude…

6. Chez le notaire, Linchamps, 1988

La femme du notaire. – Ah, vous êtes là…


Le notaire. – Joséphine…
La femme du notaire. – Vous êtes arrivé, enfi n.
Le notaire. – Ah là là…
La femme du notaire, donnant une chaise à Martin. – Installez-vous, installez-
vous.
24
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 25

Le notaire. – Aide monsieur à… à se défaire… La femme du notaire à Martin. – Je vais prendre votre…
Martin. – Ça va, ça va, merci. 45

Martin. – Au Canada.
Le notaire. – Qu’est-ce qu’il tombe…
10 Le notaire. – Au Canada, c’est ça.
(s’installant) Voilà. Vous avez réussi à le joindre ?
Martin, après un temps. – … Oui.
Le notaire. – Tant mieux. Tant mieux. J’ai bien connu votre père,
25

nous étions voisins, vous voyez… C’était un homme charmant, un peu


secret, mais on sentait un grand érudit1, un grand lecteur, il avait été
35
journaliste, il me semble, par le passé, avant de venir s’établir ici, et c’était
La femme du notaire. – Vous êtes sûr ? vraiment… enfi n, nous l’aimions beaucoup.
Un petit café ? La femme du notaire. – Beaucoup.
30
Martin. – Je viens d’en prendre un.
Le notaire. – Merci, merci, Joséphine, ça ira.
15

40

(à Martin) Bon, eh bien toutes mes condoléances, d’abord, monsieur Martin.


Nous aimions beaucoup votre père…
Vous avez un frère, également, un frère aîné, Henri…
Martin. – Henri, oui.
Le notaire. – Henri. Il vit aux… aux États-Unis, je crois ?
20
5
Venez avec moi.
(sa voix se perd progressivement)
1. Personne qui possède des connaissances très étendues et contribue à les faire progresser.
Le notaire. – Oui, oui. Je ne sais pas quelles relations vous aviez avec lui, Oui, on ne peut pas investir la maison d’un défunt tant que l’identifi - cation
mais… du corps n’a pas été prononcée par un membre de la famille…
Martin. – Je pense que vous le connaissiez mieux que moi. Est-ce que je
pourrais avoir les clés de la maison ? J’aimerais rentrer… Le notaire. – Euh
oui, non, ça, ça ne va pas être possible avant que vous procédiez à la 7. Hôpital, Bogny-sur-Meuse, 1988
reconnaissance du corps, à l’hôpital. À Bogny. Bogny-sur-Meuse.
Ils attendent dans le hall. L’infi rmière s’avance vers eux.
Martin. – Vous plaisantez. C’est une plaisanterie ?
L’infirmière au notaire. – Monsieur Martin ?
Le notaire, se levant. – Ce n’est pas une plaisanterie, c’est la procédure légale,
mais c’est à 20 km à peine, je… je vous emmène, si vous… Martin. – À Le notaire. – Euh… non, c’est monsieur.
Bogny-sur-Meuse ! L’infirmière à Martin. – Vous me suivez ?
Le notaire. – Vous avez déjà beaucoup roulé aujourd’hui, je vous emmène. Le notaire. – … Je vous attends en bas.
Martin retrouve le cadavre de son père. L’infi rmière sort.
26
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 27

Martin. – Mademoiselle. (un temps) Vous pouvez rester ? 15

Elle revient à ses côtés. Martin s’approche du cadavre.


L’infirmière. – Il a l’air gentil.
Martin. – Il était très gentil. Tout le monde l’aimait.
10

Comme mon frère, c’est des gens qu’on aime, des gens qui savent parler.

15 20

L’infirmière. – Et vous ?
Moi je sais pas parler.
Martin. – Je suis dans la restauration.
L’infirmière. – Pourquoi il est pas là, votre frère ?
Je ne suis pas comme eux.
Martin. – Henri ? J’ai jamais été comme eux.
Il habite au Canada, il… il est prof d’histoire.
25
connais pas ce trousseau, non, c’est pas ça… Pas celle-ci…
8. Maison du père, Linchamps, 1988 Heureusement qu’il ne pleut plus, hein ?
Écoutez si c’est pas celle-là, je me suis trompé de trousseau.
5
Le notaire cherche la bonne clé dans le trousseau. Ah si ! Voilà.
Voilà, suivez-moi.
Martin et le notaire pénètrent dans la maison du père. Le notaire bute sur

Le notaire. –
Voilà,
le tout,
ça va
être de
trouver
la
bonne
… je
ne 30
35
une chaise. Le notaire dans le livre. – C’est une magnifi que édition, originale en plus !
Le notaire. – Oh là ! Oh là ! Vous savez où est la lumière, parce que…10 … et paraphée1.
Martin. – Non, c’est la première fois que je viens. « Pour Adélaïde, qui se reconnaîtra. »
Mon père s’est installé ici il y a dix ans. Martin allume la télé.
Le notaire. – Attendez, bougez pas, je vais… je vais trouver… (il Jacques Chirac off. – Permettez-moi juste de vous dire que ce soir, je ne suis
trouve l’interrupteur, allume) Voilà ! pas le Premier ministre et vous n’êtes pas le Président de la République,
nous sommes deux candidats, à égalité, et qui se sou mettent au jugement des
Martin, découvrant. – … On se demande pourquoi.
Français, seul qui compte. Vous me permet trez donc de vous appeler
Le notaire. – Ah ! (devant la bibliothèque, admiratif) monsieur Mitterand.
Belle bibliothèque, hein ? Je savais que votre père était un grand lecteur,
François Mitterand off. – Mais vous avez tout à fait raison, Monsieur le
mais je ne soupçonnais pas un tel trésor.
Premier ministre.
Ah ! Alors, ça, ça c’est un beau livre, « Le Comte de Monte-Christo » !
Le notaire dans ses dents. – Mon dieu mon dieu… Excusez-moi… 1. Portant
« Attendre, et… » et ? « … espérer ». Vous ne l’avez pas lu ? Martin. – Non.
J’ai pas le temps de lire des livres.
la signature de l’auteur.

28
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 29

(il baisse le son de la télé et s’installe devant) nouvell


60
es, je
suis
Voilà, alors, en ce qui concerne le testament de monsieur votre père, je ne navré
peux pas vous en faire lecture tout de suite, car votre frère n’est pas là, mais de 65
je peux vous en livrer offi cieusement 1 une partie du contenu, car votre père vous le dire, il y a surtout des dettes…
m’en avait beaucoup parlé avant d’en établir la rédaction (Martin se lève, énervé)
40
Non, non, mais pas… pas de grosses dettes, des… des… des petites dettes,
ici ou là, surtout à des libraires…
45

Martin. – Très bien. On vendra la maison.


Le notaire. – Ah ! non. Non, ça ce n’est pas possible, votre père n’était

défi nitive. Ce
ne sont
pas que
des
bonnes
70 5

pas propriétaire de cette maison, il la louait. Martin. – À Linchamps, ici ?


Martin. – … Alors, on vendra les bouquins.
1. À titre privé, de manière non offi cielle.
Le notaire. – Il y a une dernière volonté… 2. Enterré.
50
Le notaire. – Il n’y a, à ma connaissance, qu’un seul Linchamps en France.
Martin. – Je peux pas vendre les livres ? Martin. – Mais c’est n’importe quoi ! Le caveau familial est dans le sud ! Il y
Le notaire. – Non, non, non, les livres, vous en ferez ce que vous vou drez. a un cimetière, à Linchamps ?
Votre père a… a souvent exprimé, à plusieurs reprises, le souhait très vif Le notaire. – Absolument, nous avons un très joli petit cimetière. Il est un
d’être inhumé2 ici-même, à Linchamps. peu à l’abandon… C’est un modeste cimetière.
Martin. – Quoi ? Martin. – Bien.
55
Bien.
Le notaire. – Votre père désirait être enterré à Linchamps.
Bien. Qui s’en occupe ?
Martin. – À Linchamps ?
Le notaire. – Ce serait Michel.
Le notaire. – À Linchamps, oui.
Martin. – Michel ?
Le notaire. – Michel. Un personnage.
C’est le fossoyeur1 de la commune, il prend également soin des tombes
abandonnées, c’est un passionné, un… je vais lui dire de vous appeler.

9. Maison du père, Linchamps, 1988

Milieu de la nuit, Martin est réveillé par le téléphone.


Martin mal réveillé. – Allô ! Allô ! Allô !
Michel. – Allô ! C’est Michel ! Michel Le Borreu.
Martin. – Hein ?
Michel. – Michel. C’est Michel.
Martin. – Ah Michel ! Oui, Michel…

1. Employé d’un cimetière chargé de creuser les tombes.


30
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 31
Michel. – Il y a un problème. Pour votre père, il y un problème. 20

Martin. – Hein ? Mais il est quelle heure, là !?


Martin. – Mais il est quelle heure, là ?
Michel. – À tout de suite !
Martin. – Attendez ! Attendez ! Michel ! Michel !
20

10 …Michel ?
Michel. – Le cimetière est plein, il est complet ! Oh, putain…
Martin. – Le cimetière est complet ?
10

Michel. – C’est un petit cimetière, vous savez, cinquante tombes, à peine, et


y’a plus de place…
Martin. – Putain mais je fais comment, moi ? Je fais quoi ?

15

Michel. – Écoutez j’ai une solution, rejoignez-moi au cimetière.


Martin. – … Demain ?
15

Michel. – Non, là, tout de suite. Il pleut plus. C’est juste à côté de l’église.

25

10. Cimetière, Linchamps, 1988

Michel. – Monsieur Martin ! Monsieur Martin !


30
prostituées, elles amenaient leurs clients ici ! Martin. – Euh, Michel…
Bonsoir. Michel Leborreu, enchanté.
On se tutoie, hein ? Michel. – C’est ton père qui m’a appris ça !
(il éclaire le visage de Martin avec sa lampe) À l’époque, les vivants étaient en harmonie avec les morts. Aujourd’hui, les
5
morts, on les respecte trop, comme des pièces de musée. Martin. – Michel ?
Oh ! Ce que tu ressembles à ton père.
Michel. – Tu sais ce qu’il m’a appris d’autre, ton père ? Au milieu du
Martin. – Euh… la lampe ! xviie siècle, y avait un type qui s’appelait Jacques Duclos. C’était un bagnard,
Michel. – Excuse-moi ! Viens, c’est par là. condamné à perpète. En 1666, la ville de Toulouse, qui ne trouvait pas de
(aux tombes) candidat pour devenir bourreau, a proposé à Jacques un marché : s’il
Bonsoir madame Bellechasse… Bonsoir monsieur Legendre… (à devenait le bourreau offi ciel de la ville, on annulerait sa peine. Il a accepté.
Martin) Et Jacques Duclos est devenu Jacques Le Bourreau, dit Jacques «  Le
Marche pas sur madame Bellechasse ! Borreu », et Le Borreu, c’est mon nom, Michel Leborreu. Et Jacques, c’est
(il lui tend la lampe) mon ancêtre.
Tiens… T’as pas peur j’espère ? C’est ton père qu’a trouvé ça dans ses bouquins.
Faut pas avoir peur, ce cimetière c’est comme chez moi ! Tu sais, jusqu’au
xixe siècle, les cimetières, c’était des lieux de vie : on faisait sécher le linge, on 1. Avait des relations sexuelles.
faisait pousser des fruits, on y dansait, on y forniquait 1, même ! Les
32
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 33

Martin. – Ah ouais ? C’était des gens pauvres, mais qui travaillaient dur, et pendant la Révolution
60 industrielle, les Leborreu, on a même fait fortune ! Dans nos fonderies2 de
Michel. – Ouais ! Jacques a engendré une lignée de quinze bourreaux. Charleville, on fabriquait des grandes croix en fonte qui se vendaient dans
35
tous les cimetières de France !
Quinze générations de Leborreu ! Et puis on a tout perdu…
Du coup, toute ma famille s’est spécialisée dans les métiers de la mort : Les 45

femmes étaient couseuses de linceuls1, ou alors ensevelisseuses, tu sais, celles Tout ça c’est ton père qui me l’a appris.
qui nettoyaient les cadavres… Avant j’étais perdu, moi, dans les cimetières.
Ton père, il m’a appris à accepter mon héritage, et à en être fi er.
Mon père était fossoyeur, moi je suis fossoyeur, et j’en suis fi er, mon pote.
50

(il cherche la tombe)


Et ce soir, je vais enfi n pouvoir remercier ton père.

65

Et puis les gars, ils étaient menuisiers, porteurs à bras, croque-morts…


40
5
Martin. – Putain…
Voilà ! C’est celle-là. Elle a plus de cent ans, c’est la plus vieille tombe du
village. C’était sa préférée.
Martin découvrant la pierre tombale. – « Ante… Antès. » 11. Mechta Layadat, 2001
55

Michel. – Antès. A-N-T-È-S


C’est pas un nom du coin. Ça fait vingt ans que je travaille ici, personne est Alia. – Comment ça ? Comment ça ?
jamais venu la fl eurir. Ils ont déterré un cercueil, en plein milieu de la nuit ?
Qui que soit monsieur Antès, ça fait belle lurette qu’il a plus de descendant. L’homme. – Absolument !
Ils sont allés chercher des pelles, ils ont poussé la pierre tombale, et ils se
1. Drap mortuaire dans lequel on enveloppe un cadavre.
2. Forges, usines métallurgiques. sont mis à pelleter. La terre était encore humide, ils avaient froid, mais l’eff
On enlève la pierre tombale, on sort le cercueil et on l’enterre à côté du ort les a réchauff és.
cimetière. Et une heure plus tard, ils touchaient le cercueil.
Martin. – Michel, on peut pas faire ça. Un cercueil magnifi que, en chêne massif, orné de poignées de bronze.
Michel. – Je les connais bien, les corps.
Au bout de cent ans, c’est plus que de la poussière et des os. Ah !
Y’a plus de place au cimetière de Linchamps ? 12. Cimetière, Linchamps, 1988
Eh bah on va lui en faire, de la place, à ton père. Allez viens mon pote, j’ai
des pelles dans la remise. Michel. – C’est bizarre ça !
Un cercueil de riche dans une tombe de pauvre.
34
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 35
Martin. – L’homme. – En soulevant le cercueil, les deux hommes ont tout de suite
5
Qu’est constaté que celui-ci était anormalement lourd !
-ce
Martin en souff rance. – Ils sont combien là-dedans ?
qu’on
L’homme. – À tel point que l’un des deux a lâché.
en a à
foutre 
? On le
sort,
ou on
le
laisse ? 10

5
Le cercueil est tombé brutalement et s’est fracassé sur le sol.
Michel. – On le sort.
Martin. – Michel, il y a quoi, là-dedans ? 20

10 Michel. – C’est rempli de livres !


Michel. – C’est pas possible ! Martin. – Des livres ?
Martin. – Quoi ?

13. Mechta Layadat, 2001

15

Michel. – C’est pas possible !


Martin s’approchant. – Quoi ?
L’homme. – Et le cercueil a révélé son contenu.
15

Martin. – Quoi ?
Alia. – Quoi ?

25

Alia. – Des livres ?


Quoi des livres ? Pourquoi des livres ? Comment des livres ? C’est qui, cet
Antès, celui qui est enterré là, ou celui qui a mis les livres dedans ? L’homme.
– Je n’en sais rien. 30

Alia. – Comment ça, vous en savez rien ?


L’homme. – Je n’en sais rien. C’était des livres, la tombe était libre, on a
enterré mon père.
Alia. – Mais les livres, ils les ont pas ouverts ?
L’homme. – Mettez-vous à ma place : mon père venait de mourir, j’étais en
plein divorce, j’étais en train de creuser une tombe au milieu de la nuit, en
pleine forêt des Ardennes…
Alia. – Attendez, attendez, je croyais que ce n’était pas votre histoire. Moi je
croyais que vous étiez le notaire !
L’homme. – Le notaire ? Mais non !
Alia. – C’est vous monsieur Martin ?
(montrant Martin)
Ce type, là, c’est vous ?
L’homme. – Oui, oui, c’est moi…
Martin prenant sa place. – Oui, oui, c’est moi, mais j’étais un autre homme,
j’étais perdu, j’étais tourmenté, je savais pas qui j’étais, mais oui, oui, c’est
moi, mais là je suis fatigué…
L’homme. – Je suis fatigué, j’ai roulé toute la journée, je vais aller me
coucher.
Alia. – Ah non ! On veut savoir la suite.
L’homme éclate de rire.
Alia. – Pourquoi vous riez ?
L’homme. – Mais parce que c’est Dumas ! C’est Dumas ! Alia.
– Quel rapport avec Dumas ?
L’homme. – Tout à l’heure vous étiez là à dire « on est très mauvais public,
ça nous intéresse pas », maintenant vous êtes prête à me déchi
36
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 37

queter pour savoir la suite et ça, c’est la règle numéro un du feuilleton, tel que l’a lendemain pour avoir le chapitre suivant ! « Le Comte de Monte-Cristo », « Les
inventé Dumas, le suspense de bas de page, qui vous fait acheter le journal du Trois Mousquetaires », « Vingt ans 20
après », « Bragelonne »… espérer que la pluie se remette pas à tomber !
35
Michel. – Mais les livres, ils ont peut-être plus de cent ans !
Alia. – On s’en fout de Dumas ! On veut savoir la suite !
L’homme riant presque.. – D’accord ! D’accord ! D’accord !

14. Cimetière, Linchamps, 1988

Michel. – Des livres ? Quoi des livres ? Pourquoi des livres ? Comment des
livres ? C’est qui, cet Antès, celui qui est enterré là, ou celui qui a mis les
livres dedans ?
Martin. – J’en sais rien !

10
10

Martin. – Je suis pas dans les mythes et dans les histoires, moi ! J’en ai rien à
foutre des livres ! Moi, je me lève à six heures du matin pour aller couper de
la viande, et quand je rentre le soir, tout ce que je veux c’est allumer la télé
5 pour m’endormir devant parce que j’ai le dos cassé, tu comprends ? Le dos
Michel. – Mais les livres, tu veux pas les ouvrir ? cassé !
5
15

Martin. – On s’en fout des livres !


Mon père vient de mourir, je suis en plein divorce, je suis en train de creuser
une tombe au milieu de la nuit, en pleine forêt des Ardennes, dans la boue, à
15
L’homme. – Je suis rentré dormir.
Michel. – Alors quoi, on les jette ?
Martin. – Prends-les ! Ils sont à toi. Alia. – Mais après ? Après !
Michel. – Ah non ! C’est ton père qu’on va enterrer là ! C’est ta tombe, c’est L’homme. – Après, j’ai enterré mon père, j’ai fait le ménage… Alia.
tes livres ! C’est ton héritage ! – Mais le soir venu ?
Martin. – Ok  ! Ok  ! On les met dans le coff re de ma voiture, ça marche ? ! L’homme. – Mais d’abord le soir n’est pas venu, parce que quand je suis
Michel. – Ça marche ! arrivé chez mon père, c’était presque le matin. J’ai dormi, trois heures, puis il
a fallu appeler les pompes funèbres, organiser l’enterrement… Et qui allait
venir ? Ma mère ? Morte. Ma femme ? Mon frère ?
15. Mechta Layadat, 2001 Alia. – Votre frère ?
L’homme. – … C’est compliqué.
Alia. – Et après ? Vous les avez lus, ces livres ? Alia. – Et donc, vous êtes rentré sur Paris ?
L’homme. – Non. L’homme. – Non. Je ne suis jamais retourné à Paris.
Alia. – Non ? Comment non ?
38
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 39

Alia. – Pourquoi ? 16. Station-service, 1988


L’homme. – Je ne suis jamais arrivé à Paris. La nuit tombait, il pleuvait
toujours…
J’étais fatigué, au bord de l’épuisement, je me suis arrêté dans une sta tion-
service.
20

J’ai pris un café, je suis revenu à la voiture.


La voiture était pleine de livres, on n’avait pas eu la place de les mettre

10

Martin prend un café, épuisé.


5

tous dans le coff re. Il y en avait sur le siège passager. Il retourne à sa voiture, s’assied.
Il fouille, cherche quelque chose.
Il boit son café. 1. Inutile.

Il tombe de sommeil. 17. Sidi Zouaoui, 1832


5

Alia. – « Plus tôt ce matin, nous nous sommes baignés dans le lac. Nous
avons fait nos ablutions1.
Nous avons remercié le Tout Puissant de nous accueillir au village. Les
Français sont encore loin, je suis sereine, nous avons au moins trois jours
devant nous. »
Adélaïde. – « La fontaine est magnifi que : la pierre est sculptée, des
ornements simples et purs, elle est surmontée d’une forme oblongue 2, et en
liseré3, entourant le rebord, je peux distinguer l’arbre-calice. Nous avons
longuement contemplé la fontaine, puis un homme sans âge, à la haute
stature, nous a fait signe d’entrer dans sa maison. Il semblait nous connaître,
il semblait nous attendre.
Le trésor des Saxe de Bourville est ici.
Après un voyage de dix ans, après une quête qui m’a menée aux confi ns4 de
ce monde nouveau, je touche au but. Nous touchons au but. Les Français
sont loin derrière.
Les Prussiens ne savent même pas que nous sommes en Alger. Nous
sommes les premiers à atteindre la fontaine de Sidi Zouaoui. »
15

L’homme. – J’ai pris un livre, machinalement.


Je l’ai ouvert, au milieu.
18. Mechta Layadat, 2001
Ce n’était pas un livre, c’était un carnet, manuscrit.
Et là…
je suis rentré dans l’Histoire. Alia. – Sidi Zouaoui ?
10
L’homme. – Vous connaissez ?
Martin. – « Enfi n, nous touchons au but.
La mort d’Abbès et Karim ne sera pas vaine1. 1. Lavage du corps afi n de le purifi er.
2. Allongée.
Devant moi se trouve la fontaine, elle rayonne de simplicité… » 3. En bordure.
4. Aux limites, à l’extrémité.
40
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 41

Alia. – Sidi Zouaoui, en Algérie ? L’homme. – Vous connaissez ?


Alia. – C’est un village. Il y a un lac, quelques maisons… 10

L’homme. – C’est loin d’ici ? Je vous dois combien, pour la chambre ? Pour le repas ?
5
Alia. – Rien, rien, mais la suite de l’histoire…
Alia. – Non, enfi n, 50 km. L’homme. – Je dois vraiment y aller.
L’homme. – 50 km. Je peux y être en une heure ? Alia. – S’il vous plaît !
Alia. – Pas plus. 20

… Je viens avec vous.


L’homme. – Comment je fais pour y aller ?
Alia. – Vous remontez la route d’Aïn Tagrout, vous passez par Benina,
10

après, c’est de la piste, mais…

L’homme. – Mais je suis en Jeep. J’y vais.


Alia. – Attendez !
L’homme. – Quoi ?
Alia. – La suite de l’histoire.
15

L’homme. – Je dois y aller.

15

Un temps.
L’homme. – Mais… et votre fi lle ?
Alia. – Jeanne ?
Jeanne. – … Je viens aussi. Martin. – « 1832 ! »
25

L’homme. – Parfait. Alia. – 1832 ?


Nous serons de retour dans trois heures. L’homme. – 1832.
Alia. – C’est le début de l’invasion française en Algérie ! L’homme. – J’ai
ouvert les autres livres  : c’était tous des carnets. La même écriture. Une
19. Dans la Jeep, Mechta Layadat, 2001 femme, une vie entière racontée dans des carnets. Alia. – Comment
s’appelait-elle ?
Alia. – Jeanne, monte à l’arrière ! Monte dans le coff re ! Et
L’homme. – J’ai regardé les dates, à chaque début de carnet. J’ai
après ? Après ? trouvé le premier. Le 17 mai 1822.
L’homme. – Après ? Martin. – « 17 mai 1822 » !
Après j’étais harponné.
Alia. – On est le 17 mai ! C’était il y a… il y a 150 ans, non, plus !
Je me disais : Qu’est-ce que c’est que ce carnet ?
L’homme. – 179 ans.
J’ai regardé la date. 1832.
Alia. – 179 ans ! C’était encore en Algérie ?
42
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 43

L’homme. – Attendez, attendez, je tourne à gauche, là ? 15

20
j’ai ouvert le premier carnet.
Alia. – Non, non, tout droit, tout droit. Alia. – « 17 mai 1822.
L’homme. – D’accord. Qu’est-ce que je disais ? Aujourd’hui, j’ai rencontré l’homme qui m’a donné envie d’écrire.
30

Pourquoi maintenant, pourquoi ici ? Après tout, cela semble évident. C’est
ici que tout commence.
10

Alia. – Le premier carnet.


L’homme. – Ah oui, le premier carnet, oui.
Je l’ai pris avec moi et je suis retourné à la station-service, je me suis pris
25

à manger, je me suis installé…


Et
20 30

C’est aujourd’hui, dans cette diligence… »

1. Grande voiture à chevaux destinée au transport des voyageurs.


20. Route de Paris, Villers-Cotterêts, 1822 Adélaïde. – « … Mais mon cœur, enivré de tant de sensations nou velles, fait
des bonds majestueux et fait résonner ma poitrine si fort que je l’entends et
Adélaïde est dans une diligence1, qui va vers Paris. cache mon trouble à grand peine. »
Le cocher. – Villers-Cotterêts ! Villers-Cotterêts !
Adélaïde. – « … a crié le cocher. Un homme est monté. Nous sommes deux
dans la diligence qui m’emmène vers le commen cement de tout. »
Un long temps.
Alexandre. – Vous allez trouver cavalier1 ce moyen d’entamer la
conversation, mais je ne peux m’empêcher de remarquer que vous voyagez
seule ?
Adélaïde. – Vous êtes fi n observateur.
Alexandre. – Pardonnez-moi. C’est que je suis tellement heureux de voyager
en compagnie d’une jeune femme,
que ma bouche parle avant même que ma tête ne lui en ait donné la
permission.
Adélaïde. – Parlez, parlez, j’aime à entendre.
Alexandre. – « Il est beaucoup de gens dont la facilité de parler ne vient que
de l’impuissance de se taire. »
Adélaïde. – C’est joli… mais ce n’est pas de vous.
Alexandre, intrigué. – Non.

25
Adélaïde. – Savinien Cyrano de Bergerac2.
Alexandre. – Parfaitement.
Il pleut, il fait nuit. Ou gris.
Un homme est assis en face d’elle.
Il a vingt ans, beau, les cheveux bouclés. 1. Audacieux, impertinent.
5 2. Écrivain français du XVIIe siècle, auteur de l’Histoire comique des États et Empires de la Lune. Il a
inspiré à Edmond Rostand son personnage de Cyrano de Bergerac.
Alia. – « Le temps est médiocre, il pleut à grosses larmes. Les routes sont
boueuses, l’intérieur est humide… »
44
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 45
Adélaïde. – Et je rajouterai que ce n’est pas de lui non plus, car 65

55 Alexandre. – … Poursuivez.
1
Sénèque disait déjà : « Celui qui ne sait pas se taire, il ne sait pas non plus Adélaïde. – La vie est un récit, et chaque vie et chaque récit sont eux mêmes
parler. » composés de plusieurs récits, d’une multitude, d’une infi nité de récits. Tout
Alexandre. – Et La Fontaine2 de conclure : « Il est bon de parler et meilleur est fi ction.
45
de se taire ».
35 Alexandre. – Tout ?

Mais si tous
font
tant
l’éloge
du
silence,
pourqu
oi est-il
si bon
de
parler ?
60

Adélaïde. – C’est un vaste sujet, monsieur.


Sur lequel j’ai, si vous le permettez, une théorie que j’ai eu loisir de 70
développer…
Adélaïde. – Tout. Et en ce monde, celui qui détient l’information, celui qui
Alexandre. – Rien ne me ferait plus plaisir que de l’écouter.
40 détient les clés du récit, celui qui sait mieux que les autres raconter une
histoire devient le maître. Peu importe les titres de noblesse et les privilèges,
Adélaïde. – Ma théorie est simple : la vie est un récit.
l’homme qui raconte bien peut lever des
50

armées et embraser3 des nations.


75
hommes, et les hommes iraient jusqu’à prendre les armes et s’entre tuer, car
Alexandre. – Embraser des Nations… lorsqu’ils veulent être libres, il n’ont pas d’autre façon de faire entendre leurs
Adélaïde. – Un jour viendra, vous verrez, où l’information sera totale et voix que de tuer… et de mourir.
immédiate. Un jour viendra où l’être humain sera noyé par un fl ot Alexandre. – Vous voilà bien sombre.
Adélaïde. – C’est que je porte des siècles de douleur, et c’est un lourd
1. Philosophe et dramaturge latin du Ier siècle.
2. Jean de La Fontaine (1621-1695), le célèbre auteur des Fables. fardeau.
3. Mettre en feu (à la fois ravager par les fl ammes et enfl ammer d’enthousiasme).
(plus légère)
incessant d’informations et de récits, car il sera relié à tous les êtres humains
Et vous, qui êtes-vous ? Quel âge avez-vous ? Vous montez à Paris pour la
de la terre.
première fois ?
Alexandre. – La presse remplira bientôt cet offi ce1… Adélaïde. – Et qui
Alexandre. – Beaucoup de questions d’un seul coup  ! Eh bien  ! Je suis…
contrôlera la presse contrôlera le monde. Pensez donc, s’il existait quelqu’un mais fort peu de choses, à vrai dire : fi ls d’un général d’armée à la brillante
capable de raconter des histoires si extraor dinaires qu’un chapitre seulement carrière militaire, je ne suis qu’un petit saute-ruisseau4.
paraîtrait chaque matin, et que ce chapitre serait si passionnant que l’on
devrait acheter le journal suivant, pour connaître la suite…
Alexandre. – Et l’on serait alors lié aux nouvelles que colporterait2 ce 1. Accomplira bientôt ce rôle, cette fonction.
2. Propagerait, ferait circuler, diffuserait.
journal ! 3. Bêtise, idiotie.
4. Jeune clerc de notaire chargé de porter les messages.
Adélaïde. – Et alors on pourrait faire croire n’importe quelle ineptie3 aux
46
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 47

J’ai vingt ans et je monte à Paris pour y être clerc de notaire1, et pour
105

100 Alexandre. – Peut-être. J’aime, mais vous allez penser que je vous dis cela
quoi pas écrire moi-même un vaudeville ou deux ? 2 pour vous plaire,
85

Adélaïde. – L’ambition ne vous dévore pas ? j’aime raconter des histoires.


80

Adélaïde. – C’est drôle, eff ectivement.


Alexandre. – En faut-il à un homme pour être heureux ?
Adélaïde. – Vous devez bien nourrir en vous au moins une passion
dévastatrice ?
110
Alexandre. – Oui ?
Alexandre. – Je suis moi-même un piètre aventurier, mais j’aimerais faire
voyager des centaines, des milliers de gens, en les emmenant avec moi dans
une immense épopée3 littéraire…
90

Adélaïde. – Vous aimez le théâtre ?

Alexandre. –
Par la
lecture, 120
oui  ! Adélaïde. – Vous dites qu’il a servi dans les armes ?
Shakesp
eare, S’il s’est illustré5, ce devait être pendant…
Molière,
Marivau 1. Employé d’un notaire.
x, 115 2. Pièce de théâtre légère et divertissante.
3. Série d’aventures mouvementées.
Goldoni4, j’en ai usé des volumes entiers ! 4. Dramaturges européens des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles.
5. S’il s’est distingué, s’il s’est rendu célèbre.
Il ne me manque que d’en avoir vu…
Alexandre. – Pendant la Révolution, bien sûr. Mon père était un grand
Adélaïde. – Vous verrez, à Paris, vous serez nourri. républicain.
95

Dites-moi, votre père… Adélaïde. – Bien sûr…


Alexandre. – Vos yeux partent à nouveau dans le vague, que veulent ils Alexandre. – Sur ma vie, sur ma mère, sur mes futurs enfants, je vous le jure.
dire ? Mais parlez, quelle est donc cette histoire ?
Adélaïde. – Jeune homme, nous ne nous connaissons pas, et je puis vous affi Adélaïde. – C’est la mienne.
rmer sans rire ni trembler que passée cette nuit, nous ne nous reverrons Je suis née le 17 mai 1792.
jamais. Je porte une histoire que je n’ai jamais partagée avec quiconque, et Le 25 avril avait eu lieu la première exécution à la guillotine. On mur mure
qui me pèse comme un fardeau. Je vais vous la conter, et après vous, elle que son invention fut fi nancée par les ennemis de ma famille. À ma
n’ira plus nulle part. Mais vous devez me jurer, sur ce que vous avez de plus naissance, on me fi t évader. Je fus remise à une nourrice et à un maître
cher au monde, que jamais vous n’en écrirez une ligne, ni n’en parlerez à une d’armes, qui me portèrent à cheval jusqu’à un petit castillon2, caché dans les
autre âme humaine.
collines de la forêt ardennaise3. En cas d’invasion, il était
Alexandre. – Je serais un bien grand scélérat1 si je trahissais une parole
donnée à une femme. 1. Criminel.
2. Château.
Adélaïde. – Vous le jurez donc ? 3. Des Ardennes, département du nord-est de la France.
48
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 49

prévu de me faire passer au royaume de Prusse1. Mais personne ne vint vivante des Saxe de Bourville.
nous chercher. Je grandis dans ce château, élevée par les livres et par la 125 Alexandre. – Permettez-moi d’en douter…
Adélaïde. – Doutez si vous voulez, doutez tout votre saoul 2, mais gar dez
150 votre langue. C’est pour moi un tel soulagement de pouvoir le dire
nature. 135

enfi n : ma famille a vécu, ma famille a existé, mon père, ma mère, ma


Alexandre. – Quelle est donc votre famille ?
Adélaïde. – Une famille aussi noble qu’illustre, un nom qui aujourd’hui ne
résonne plus aux oreilles des gens que dans les légendes et les chan sons.
130

155

Je suis… Adélaïde Edmonde de Saxe de Bourville, dernière descendante


160 170

quelqu’un d’autre. Il me faut un autre nom, monsieur le romancier.


tante, mes cousins. Ils ont tous été guillotinés, et jetés dans une fosse
commune, et toute trace d’eux a été détruite, mais ils avaient vécu, et
1. Vaste territoire germanique s’étendant d’une partie de l’Allemagne à la Lithuanie.
préservé l’essentiel, du moins je l’espère… J’ai grandi dans ce château, j’ai lu 2. Autant que vous voulez.
les innombrables livres de ma famille, et lorsque j’ai fi ni de lire Le prénom je le garde, c’était celui de ma mère et de la mère de ma mère. Le
140
nom, je vous laisse l’inventer.
ces livres, je les ai relus. Et relus. Et relus.
Alexandre se prêtant au jeu. – Il vous faut un nom simple, un nom
Mon maître d’armes est mort le premier. Ma nourrice est morte il y a
d’aventurière…
Adélaïde. – Oui.
Alexandre. – Un nom anglais, peut-être ?
Adélaïde. – Non, l’Angleterre ne me tente pas, je n’ai pas l’air d’une
Anglaise.
Alexandre. – Espagnol, alors ?
Adélaïde. – Mieux.
Alexandre. – Ferrara, Montoya… Montès…
Adélaïde. – Plus simple encore…
Alexandre. – Antès.
Adélaïde. – Antès ?
Alexandre. – Antès, A. N. T. È. S.
Le cocher off. – On arrive à Paris !
Adélaïde. – Adélaïde Antès.
Alexandre. – Vous devriez l’écrire, vous savez. Cette histoire. Votre histoire.
Adélaïde. – Mon passé ne m’appartient plus.
Alexandre. – Alors écrivez l’avenir. Écrivez-moi.
165
Adélaïde. – Je ne sais pas. Je ne peux rien vous promettre. Alexandre. – Ne
trois jours. Je l’ai enterrée au bourg le plus proche, et me voilà en route pour promettez rien. Je travaille chez maître Monneceaux, rue de Wagram, Paris.
Paris. J’ai trente ans aujourd’hui, et aujourd’hui commence ma vie. J’attendrai de vos nouvelles, Adélaïde Antès !
Alexandre. – Adélaïde Edmonde de Saxe de Bourville…
145

Adélaïde. – Ne dites plus ce nom.


Lorsque je poserai le pied hors de cette voiture, je serai devenue
50
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 51

Adélaïde. – Et votre nom, à vous ? 30

Alexandre. – Alexandre. Alexandre Dumas. Martin. – … Tu vas bien ?


Sonnerie de téléphone. Henri après un temps. – Bah putain, Martin, ouais, ça va, ça doit faire dix ans mais ça va.
175

Martin. – …
10

Henri. – Allô ?
20

Adélaïde. – Alexandre Dumas…

21. Station-service, téléphone. Canada, chez Henri.

Martin se lève, comme un automate. Neuf sonneries, puis :

25

Henri. – Allô ?
Martin. – …
Henri. – Allô ?
Martin. – Bonsoir, Henri.
5 35

Henri. – … Martin ? Martin. – …


Henri. – Allô ?
Martin. – Papa est mort. 40

Henri souffl e coupé. – … suis allé reconnaître le corps.


15 Véronique off. – C’est qui chéri ?
Martin. – Il a fait une crise cardiaque. Il est mort. On m’a appelé, je Henri à Véronique. – C’est pour moi !
Martin. – Je l’ai enterré.
Henri. – Pourquoi c’est toi qu’ils ont appelé ?
Martin. – J’en sais rien. C’est moi, c’est tout.
(un temps)
Il est enterré à Linchamps. Il nous lègue des dettes.
Henri. – Ne vends pas les livres.
Martin. – D’accord.
Henri. – D’accord ?
Martin. – D’accord.
Henri. – Et la maison…
Martin. – On en reparlera.
Henri. – On en reparlera ?
Martin. – On en reparlera.
Henri après un temps. – Comment ça va, toi ?
Martin. – On en reparlera.
Henri après un temps. – Bon, bah je t’embrasse.
Martin. – Moi aussi. Au fait…
Henri. – Ouais ?
Martin. – Non, rien, c’est vraiment une connerie… Il avait quel âge, Alexandre
Dumas, en 1822 ?
Henri. – Tu me poses une colle, là ?
Martin. – Non, c’est parce que je lis un bouquin, et…
52
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 53

Henri. – Toi, tu lis un bouquin ? Martin. – Bon, laisse tomber.


Henri. – Attends, attends. Dumas, en 1822, il a… il a 20 ans. C’est l’année Martin. – Mais non ! Je l’ai entendu dans une émission, ou à la radio,
55
où il monte à Paris.
45 je me suis dit que tu saurais, c’est tout…
Martin. – Il vient d’où ? Henri. – Saxe de Bourville ?
Henri. – Villers-Cotterêts, il me semble.

Martin. – …
Henri. – Allô ?
Martin. – Ouais, ouais, merci… et juste, un dernier truc : ça te dit
50

quelque chose, Saxe de Bourville ?


Henri. – Où est-ce que t’as entendu ce nom ?

15

Martin. – Saxe de Bourville.


Henri. – C’est… c’est une légende. Une grande famille, très très vieille
noblesse française, qui aurait possédé une fortune gigantesque, un tré
60

sor, à la Monte-Christo, tiens.


Martin fasciné. – Un trésor ?

10

Martin. – Je sais pas, je… je l’ai entendu…


Henri. – T’as fouillé dans les papiers de papa ?
20
redescendu chercher ma voiture, chercher le carnet suivant… Alia. – Et ?
Henri. – C’est une légende. Ils auraient supposément tous été guilloti nés
sous la Terreur1, mais on n’a aucune trace écrite de leur existence. C’est une Martin. – Putain de Merde. Putain de merde !
histoire, quoi… C’est juste une histoire. Alia. – Quoi putain de merde ?!
65
L’homme. – La voiture avait… Attendez, le panneau, là, qu’est-ce que ça
1. Période de la Révolution française marquée par des exécutions de masse. dit ?
22. Route de Sidi Zouaoui, 2001 Alia. – Sidi Zouaoui, on est arrivés, mais la voiture, quoi la voiture ?
L’homme. – Je me gare ?
Alia et l’homme sont toujours dans la jeep.
Alia. – Et Dumas, elle a vraiment rencontré Dumas ?
Jeanne. – Vous vous appelez Martin Martin ?
L’homme. – Je me gare !
L’homme. – Eh oui !
Et mon frère s’appelle Henri, Henri Martin, comme au Monopoly. Nos Alia. – Tout à l’heure, quand vous êtes arrivé, vous avez parlé de Dumas,
parents avaient beaucoup d’humour. vous aviez déjà l’intention de me raconter cette histoire ? L’homme. –
Alia. – Mais après ? Après ? Regardez ! Regardez !

L’homme. – Après j’étais bouleversé, conquis, transformé. Je suis Ils sortent de la voiture.
54
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 55

23. Sidi Zouaoui, 2001 20

entrent.

L’homme. – La fontaine.
Alia. – « La pierre est sculptée, des ornements simples et purs, elle est 24. Aire d’autoroute, Ardennes, 1988

Martin retrouve sa voiture : elle a été saisie par la police.


Martin. – Attendez, c’est ma voiture ! C’est ma voiture !
15 Le policier. – Vous êtes le propriétaire du véhicule, monsieur ?
surmontée d’une forme oblongue, et en liseré, entourant le rebord, je peux Martin. – Oui, pardon, je m’étais mal garé, je vais la déplacer.
distinguer l’arbre-calice… Nous avons longuement contemplé la fontaine,
Le policier. – C’est une voiture volée.
puis un homme sans âge à la haute stature nous a fait signe 5
5

d’entrer dans sa maison. » Martin. – Pardon ?


Un homme leur fait signe d’entrer dans la maison. Ils se regardent. Ils
Le policier. – policier. – Vos aff aires seront consignées et resteront au dépôt avec la
Il y a voiture. Puis-je avoir votre carte d’identité et les papiers du véhicule ?
une Martin. – Je… Je suis parti précipitamment de chez moi, les papiers du
plainte véhicule sont à… à Paris.
déposé Un temps.
e, la
voiture Le policier. – Carte d’identité, s’il vous plaît.
est Martin. – … Elle est dans la voiture.
enregis
trée
aux 5 25. Sidi Zouaoui, chez l’homme sans âge, 2001
voitures volées.
Martin. – Il doit y avoir une erreur, je l’ai achetée à un ami… Ils sont chez l’homme sans âge, qui leur sert le thé.
1
Le policier sortant son calepin . – Quel est le nom de votre ami, s’il L’homme. – Je me suis penché dans la voiture, pour trouver ma carte
10
d’identité, et juste avant que le policier ne me saisisse le bras pour
vous plaît ? m’emmener au poste, j’ai eu le temps de glisser un des carnets sous mon
1. Petit carnet destiné à prendre des notes.
manteau, sans savoir duquel il s’agissait.
Martin. – Bon, écoutez, j’ai pas le temps pour ça, là, je prends juste mes aff Jeanne. – Et vous êtes allé en garde à vue ?
aires, ça marche ? L’homme. – … Eh oui. À Rethel, un charmant petit poste de police. Alia.
Le policier. – C’est une voiture volée, monsieur, vous allez passer la nuit en – Mais cette voiture, vous l’aviez volée ?
garde à vue.
L’homme à l’homme sans âge. – Merci – oh putain c’est chaud.
Martin. – … Ok. Ok. Ok, garde à vue, je peux prendre mes aff aires ? Le
56
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 57

Euh… choukram1, c’est ça ? vous êtes le premier étranger à venir contempler cette fontaine depuis six générations.
10 15

Alia. – En berbère, on dit Saha. L’homme. – Est-ce qu’il sait de quand date cette fontaine ?
L’homme à l’homme sans âge. – Saha. Saha beaucoup. Alia. – Waqt èch tabniyat èlekhsa ?

35

L’homme sans âge. – Hu awal brani ichouf ou lekhssa hazi men set èjyèl. Alia. – Il dit que
40 50

L’homme sans âge. – Zamaan.


L’homme sans âge. – Kanat tujid elarabia.
Alia. – Du Moyen Âge.
Alia. – … et elle parlait arabe comme une arabe.
L’homme. – Du Moyen Âge ?
20 L’homme sans âge. – Aatathu fl ouss.
30

L’homme sans âge. – Essalibiyin banouha.


Alia. – Flouss ?
Alia. – Elle a été construite par les croisés. Elle a donné de l’argent à son ancêtre.

45

L’homme. – Les croisés sont venus jusqu’ici ?


L’homme sans âge. – Akher wahed ja mraa.
Alia. – Il dit que le dernier étranger qui est venu ici était une femme. 25
L’homme sans âge. – Jeddi staqbalha.
Alia. – Son ancêtre l’a accueillie…
55
Moumkin mich hiè. Manich emsabet. Jbèt haja. Alia. – … Jbèt haja ?
Elle a amené un objet.
1. Transcription erronée de choukran, mot arabe signifi ant « merci ». L’homme. – Quel objet ?
L’homme. – Pourquoi ?
Alia. – Wahr chnou ?
Alia. – Wahr louèch ?
L’homme sans âge. – Laouha.
L’homme sans âge. – Lè thebfèr. Haoul alèkhsa.
Alia. – … Un tableau.
Alia. – Pour creuser autour de la fontaine.
L’homme. – Un tableau ? Il l’a toujours, ce tableau ? Alia. – Nèjm nchoufha ?
L’homme. – Ils ont trouvé quelque chose ?
L’homme sans âge se lève. Il leur apporte le tableau.
Alia. – Laqon haja ?
Alia. – Il y a la date : 1832.
L’homme sans âge. – Ma naarefch.
L’homme. – On reconnaît bien la fontaine…
Alia. – Il ne sait pas.
C’est un très beau tableau, qui a bien pu le peindre ? L’homme au turban1, au fond,
L’homme sans âge. – Erjaat elmra. Snin haad. c’est son ancêtre ?
Alia. – Quelques années plus tard, la femme est revenue. L’homme sans âge. –
1. Coiffure faite d’une longue bande de tissu enroulée autour de la tête.
58
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 59

Alia. – Et cette femme, alors ? 20

26. Tableau, Sidi Zouaoui, 1832


L’homme. – … Adélaïde.
Alia. – Comme elle est pâle. On passe dans le tableau, avec Adélaïde, Eugène Delacroix1 (34 ans) en train d’exécuter
L’homme. – Mais qui a peint ce tableau ? C’est signé… un croquis et l’homme sans âge, en retrait.

15
60

« Edela… »
Alia, lisant. – « Edelau… »
L’homme. – Portons-le au soleil.
Adélaïde. – 30

Eugène Je ne vous ai pas encore remerciée, au fait. Si vous n’étiez pas intervenue
, s’il dans ce diff érend3 qui m’opposait au frère de la jeune fi lle…
vous 10

plaît, y Adélaïde. – N’en parlons plus.


en a-t-il
encore
pour
longte
mps ? 25
Eugène. – Un instant, ma chère, Rome ne s’est pas faite en un jour.
Adélaïde. – Ni détruite…
5

Eugène. – Que dites-vous ?


Adélaïde. – Vous êtes sûr de ne pas avoir été suivi ?
Eugène. – Ils me croient sans doute dans un de ces bordels 2 d’Alger…

35

1. Peintre français (1798-1863), célèbre pour son tableau intitulé La Liberté guidant le peuple.
2. Lieux de prostitution.
3. Dispute, altercation liées à un désaccord.
Eugène. – Vous maîtrisez la langue arabe avec une aisance qui m’a Eugène. – Lesquels ?
confondu1. Adélaïde. – Ils ne vous diront rien, c’est du grec.
Adélaïde. – Les livres et les salons n’apprennent pas tout. Eugène. – C’est « Gnossis esti pégué tès zoès. »
tout de même un hasard extraordinaire que vous me trouviez alors que je
(« Γν’ϖις εστι πηγ’η της ξω’ης »)
vous cherchais.
Eugène. – « Le savoir est la source de la vie. »
Adélaïde. – Le hasard n’existe pas, ici on dit Mektoub. Le destin.
L’homme sans âge quitte la pose. Adélaïde. – Vous savez le grec ?

Eugène arrêtant l’homme sans âge. – Hop hop hop. Eugène. – Je l’ai appris dans les livres et les salons.
(L’homme revient à sa place) « Le savoir est la source de la vie »… C’est joli. Et rien d’autre ? Pas de
trésor d’aucune sorte ?
… Et la main, sur le rebord.
(à Adélaïde) Adélaïde grimaçant. – Non…
Qu’avez-vous trouvé, au pied de cette fontaine ? Eugène. – Vous êtes souff rante ?
Adélaïde. – Rien. Quelques mots, gravés dans la pierre.
1. Étonné, déconcerté.
60
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 61

Adélaïde. – C’est le soleil… Vous avez fi ni ? venus


60
piller
les
Eugène. – Bientôt. Françai
(il se lève) s. On
ne peut
Quel paysage extraordinaire, et quel silence ! Le vide et le silence font la 65

beauté de ce pays. pas voler le désert !


40
Adélaïde. – Non.
Eugène. – Voilà, j’ai fi ni mon croquis.
Adélaïde. – Montrez-moi.
45

Eugène. – J’ai inscrit votre phrase, ce sera le titre :


C’est à se
deman
der ce
que
sont
70 5

« le savoir est source de vie ». Adélaïde. – Un jour, ce tableau, cette image dépassera votre avis et sera le
Adélaïde. – Non, eff acez-la, je vous prie. symbole d’une nation, bien plus qu’une nation : d’un idéal1.
Eugène. – C’est un bon titre…
1. Ensemble de valeurs constituant la perfection dans un domaine.
Adélaïde. – Eff acez-la, et en échange je vous donnerai un conseil.
50 Eugène sceptique. – Un idéal ?
L’année dernière, vous aviez présenté un tableau au salon offi ciel… Adélaïde. – Il représente l’unique justifi cation valable de la guerre : la
Eugène. – « La liberté » ? conquête de la liberté.
Adélaïde. – C’était un nom plus long, je crois… Eugène. – En connaissez-vous d’autres ?
Eugène. – « La liberté guidant le peuple » ? Adélaïde. – Eugène, de tout temps, la guerre n’a été déclarée que pour des
Adélaïde. – Celui-là, oui. Reprenez-le, et veillez sur lui avec l’attention raisons haineuses, avides1 ou absurdes. Cette guerre même, au cœur de
55
laquelle nous nous trouvons, cette conquête meurtrière s’est décidée en une
d’un père pour son fi ls. nuit, dans un petit salon du Palais-Royal : la nuit de la Saint
Eugène. – Ce n’est pas mon préféré. Sylvestre 1830.
Eugène. – Mais… enfi n, vous plaisantez, j’y étais, moi, au Palais-Royal,
cette nuit-là !
Adélaïde. – Pourquoi croyez-vous qu’Alexandre vous ait envoyé à ma
rencontre ?
Eugène. – Alexandre ?

27. Palais-Royal, réveillon 1830

Réveillon 1830.
Dumas (28  ans) et son ami Eugène Delacroix (31  ans) sont invités au Palais-Royal,
pour fêter la nouvelle année.
Eugène. – Alexandre ! Alexandre ! Alexandre, regarde !
(montrant dans la foule)
Chateaubriand, Stendhal, Lamartine2. Mon cher, si nous manœuvrons bien,
c’est la gloire et la fortune qui nous attendent.

1. Qui éprouve l’envie d’acquérir ou de s’accaparer des richesses.


2. Écrivains français du XIXe siècle.
62
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 63
Alexandre sceptique. – La gloire et la fortune… 45

Laisse-lui l’intelligence.
Eugène. – Parfaitement ! Séduis la bonne protectrice, fais rire le bon Baron, (ils trinquent et boivent)
et c’est une bourse ou un théâtre qui s’ouvrira à toi. Nous On dit que le roi va peut-être passer…
10

sommes à la cour ! Alexandre. – Je me fi che bien du roi, Eugène.


Eugène, levant les yeux au ciel. – Tu as encore reçu un carnet ?
25

35

Regarde, c’est le jeune Victor Hugo.


Alexandre sombre. – Hugo…
Eugène comprenant, après un temps. – Allons, tu le vaux vingt fois ! Alexandre. –
Non, non, il y a dans ses écrits une intelligence que je
15

40

n’ai pas.
Eugène. – Il n’est qu’un penseur.
Alexandre. – Un écrivain, un vrai.
50

Eugène. – D’accord, tu es un amuseur, un raconteur. Alexandre. – Une lettre, cette fois…


Mais nous, nous sommes des jouisseurs, non ? Eugène. – Alexandre, tu es amoureux d’une chimère1. D’abord, elle est
20
vieille, elle a quarante ans.
Alexandre. – Trente-huit.
Eugène. – Ensuite tu ne l’as vue qu’une fois ! Et tu ne l’as même pas
30
55
Se lie d’amitié avec un prêtre italien, voisin de cellule, qui, à sa mort, lui
connue… bibliquement2.
lègue une fortune colossale. Extraordinaire, n’est-ce pas ?
1. Illusion. Eugène un peu trop fort. – A-t-elle au moins trouvé son trésor, cette
2. En ayant eu un rapport sexuel.
Adélaïde ?
Alexandre. – Je la connais mieux que ça, je la connais intimement : elle me
raconte ses voyages, ses pensées, ses envies, ses doutes. Elle a tout fait, Alexandre. – Moins fort, Eugène.
Eugène, elle a traversé la Chine, les Indes, les Amériques… Elle a frôlé vingt Elle est sur sa piste et elle s’y rend, au moment où nous parlons. Eugène. –
fois la mort, et vingt fois j’ai tremblé pour elle. Alexandre, Alexandre, Alexandre ! J’ai de la peine à te voir comme ça…
Eugène. – Monsieur Dumas tremble pour une invention ! Qui te dit qu’elle Une bonne fois pour toutes, le trésor des Saxe de Bourville est un mythe.
ne t’envoie pas ses lettre de Bretagne, bien au chaud dans un fauteuil ? Les Saxe de Bourville eux-mêmes sont un mythe. Alexandre. – Ne prononce
Alexandre. – Tiens, elle a croisé sur la route un certain Pierre Picaud 1. Tu en pas ce nom ici.
as entendu parler ? Eugène fort. – Saxe de Bourville, Saxe de Bourville, Saxe de Bourville !
Eugène. – Fiction, sans doute…
Alexandre. – Un roman extraordinaire  ! Un cordonnier envoyé en prison, 1. Homme du XIXe siècle, injustement emprisonné sur dénonciation, ayant inspiré à Alexandre Dumas
le personnage d’Edmond Dantès du Comte de Monte-Cristo.
suite à la conspiration de ses prétendus amis. Il y reste sept ans, sept ans !…
64
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 65

(à Alexandre) 15

Barbara. – Monsieur Dumas ?


C’est la fête ! Tout le monde s’en fi che comme d’une guigne1 !
Alexandre. – C’est moi.
Alexandre. – Eugène… 65

Barbara. – Vous êtes prié de rejoindre le petit salon, au fond du cou loir, à
droite. On vous y attend.
10
Alexandre regarde Eugène, puis se met en marche, intrigué.
Eugène. – Le champagne rend sourd.
(à la cantonade)
60

Bonne année ! Bonne année !


(à Dumas)
1830 sera une année de paix, je te le dis, une belle année de paix !
20 30

Eugène. – La gloire et la fortune, Alexandre ! Alexandre avec humour. – Eugène, lui aussi, a assez bu.
5

Polignac. – Tant mieux ! Ce soir, c’est réveillon, n’est-ce pas ? Et puis nous
sommes entre gens de bonne compagnie  ? Comme votre ami,
28. Cabinet du Palais, 1830
1. Ne s’en soucie pas.
Ferdinand-Victor-Eugène Delacroix, fi ls d’on ne sait trop qui, même si
certaines rumeurs évoquent le prince Talleyrand1. Et vous ? Alexandre. – Et
moi ?
Polignac. – Alexandre Dumas, fi ls de… ?
Alexandre. – Fils de Th omas Alexandre Davy de la Pailleterie, dit Général
Dumas.
Polignac, cherchant. – Général Dumas… Ah oui. Votre père était un nègre, il
me semble ?
Alexandre. – Mon père était un mulâtre 2, mon grand-père était un nègre,
mon arrière grand-père était un singe. Vous voyez, ma famille commence là
où la vôtre fi nit.
Il se lève, mais on lui bloque la sortie.
Polignac. – Eh bien moi, je suis Jules Auguste Armand de Polignac, comte
de Polignac et prince du Saint-Empire. Ce sont des gens comme votre père
qui nous pourchassèrent et nous massacrèrent. Mais nous savions, voyez-
vous, nous savions que la République n’était que passa
gère. Chaque peuple a besoin d’un roi pour le gouverner, et chaque roi a
25
besoin d’une éminence grise3 pour gouverner à sa place tandis qu’il chasse et
courtise les servantes. Je suis cette éminence.
Polignac. – Entrez, monsieur Dumas, asseyez-vous. Puis-je vous pro poser
En ce jour de l’an 1830, je suis Premier ministre du royaume de France, et
un rafraîchissement ?
vous, vous n’êtes rien. D’un claquement de doigts, je puis vous faire
Alexandre. – Merci, j’ai assez bu. disparaître de la surface de ce monde, et personne ne s’en apercevra, alors, je
Polignac. – Votre ami parle beaucoup, et un peu fort. vous en prie, rasseyez-vous.
Alexandre se rassied.

1. Homme d’État français (1754-1838).


2. Métis.
3. Conseiller infl uent d’un roi.
66
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 67

Polignac. – Que savez-vous des Saxe de Bourville ? Ne perdez pas de temps 25

à nier, tout ce qui se dit dans ce palais m’est immédiatement rapporté. bois.
Alexandre. – Je sais qu’il s’agit d’une légende. Yolande. – Rentrons, Majesté, la nuit est en train de tomber.
Marie-Antoinette. – Savez-vous bien le chemin du retour, Yolande ?
Yolande peu assurée. – Je le crois, oui.
15 5

Polignac, souriant. – Laissez-moi vous raconter une histoire.


35

Ma mère, au cas où vous l’ignorez, était Yolande de Polastron, duchesse de


Polignac. Elle était également l’amie intime de Marie-Antoinette d’Autriche,
reine de France. C’était un après-midi de mai, en 1778. Ma mère et la reine,
alors deux jeunes fi lles, avaient coutume, pour leur bon plaisir, de parcourir,
déguisées, bien sûr, et sans escorte, les bois et

20
40

les campagnes.

29. Forêt de Versailles, Mai 1778


30

Marie-Antoinette (23 ans) et Yolande de Polastron (29 ans), dans un petit Marie-Antoinette. – Je n’en suis pas si sûre…
Yolande. – Ce devait être par ici…
Marie-Antoinette prise d’un vertige. – Yolande !
Yolande. – Majesté ? Êtes-vous bien ? Marie-Antoinette tombe au sol, évanouie.
Marie-Antoinette. – Je ne sais, pas, je… Yolande panique.
10 Yolande. – Majesté ! Majesté ! Réveillez-vous ! Holà quelqu’un, quelqu’un !
Polignac. – Ma mère était terrifi ée. Puis, quelques instants plus tard, un
homme apparut, seul.
Frédéric apparaît. Il porte un habit sombre et discret.
Yolande. – Quelqu’un !
Frédéric. – Que se passe-t-il, ici ?
Yolande. – Monsieur, aidez-nous, la reine est évanouie !
Pouvez-vous la porter jusqu’au château ?
Frédéric. – La reine ?
Yolande. – La reine, oui ! Monsieur, secourez-la, s’il vous plaît !
Frédéric se penche sur la reine, l’ausculte un instant.
Frédéric. – Inutile de la porter, elle respire.
Yolande. – Comment sauriez-vous ce qui est bon ou pas ? Il sort
un petit fl acon et lui fait respirer.
Marie-Antoinette revient à elle en toussant.
Frédéric. – Buvez, Madame.
Yolande. – Madame ! Monsieur, pour ce « madame », un cachot pour rait
vous attendre !
Frédéric. – Taisez-vous, je vous prie.
Marie-Antoinette reconnaît Frédéric, et boit sans hésiter. Frédéric à
Marie-Antoinette. – Allez-vous mieux ?
Marie-Antoinette. – Merci, oui.
Yolande. – Mais enfi n…
Marie-Antoinette. – Par quel hasard mystérieux vous trouviez-vous dans ces
35 bois, monsieur ?
68
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 69
Frédéric. – Nul hasard, madame. 75

Les terres sur lesquelles vous vous trouvez m’appartiennent, et je médi tais Mesdames…
au bord d’un cours d’eau lorsque j’ai entendu vos cris, (l’auscultant) Il se retire.
40
Yolande. – Encore ce « mesdames » ! Quelle impolitesse !
Vous sentez-vous fatiguée, ces jours-ci ?
Marie-Antoinette troublée et tenant son ventre. – Est-il possible… ? 55
Yolande. – N’en croyez rien, Altesse, cet homme aff abule1.

65

Marie-Antoinette. – Tous les jours, dans l’après-midi.


Frédéric. – Votre appétit ?
Marie-Antoinette. – Variable.
Frédéric. – Êtes-vous souvent en colère ?
45

Marie-Antoinette. – Plus que d’accoutumée.

70

Frédéric se relevant. – Avant que de repartir, défaites un peu votre corset, il


comprime votre poitrine et induit l’évanouissement.
Yolande. – Vous êtes donc médecin ? De quel mal souff re la reine ? 80

Frédéric. – Elle ne souff re de rien. Mais dans quelques mois, le Marie-Antoinette. – Yolande, chaque prédiction de cet homme s’est révélée
50 exacte.
royaume de France aura un héritier, ou bien une héritière. Yolande. – Vous le connaissez donc ?
Marie-Antoinette. – C’est un homme qui m’eff raie autant qu’il me
60

fascine. On le dit médecin, thaumaturge2, sorcier et immortel.


85
père.
1. Raconte des histoires inventées. Polignac. – Il y a de cela sept siècles, l’Église mandait du soutien à travers
2. Magicien, homme accomplissant des miracles.
Yolande. – Quel est son nom ? toute l’Europe pour reconquérir la Terre sainte. Yolande. – Ce fut alors
qu’un roturier nommé Guillaume leva sur ses propres deniers une armée qui
Marie-Antoinette. – Il en possède plusieurs : Comte Pellegrini, che valier de
rejoignit Godefroi de Bouillon. Polignac. – Une armée de 4 000 hommes.
la Sainte-Croix, Joseph Balsamo… Mais les espions de Louis connaissent
son nom véritable : Frédéric de Saxe de Bourville. Yolande. – Frédéric… ?! Marie-Antoinette. – 4 000 hommes !
Marie-Antoinette. – … de Saxe de Bourville. Ce nom ne vous est pas Yolande. – Au cœur de cette armée avançait, sur des roues de métal, un
inconnu, apparemment. chariot, au poids égal à quatre ou cinq de leurs catapultes. Marie-Antoinette.
Yolande. – Je le croyais appartenir aux légendes de mon enfance. Mais – Que contenait-il ?
rentrons, Majesté, la nuit va tomber. Polignac. – Un trésor. Un trésor immense.
Marie-Antoinette. – Contez-moi votre légende en desserrant mon corset. Yolande. – De l’or, des rubis, des diamants, des perles… Marie-
Yolande. – Bien. Pardonnez-en les imprécisions, je la tiens du père de mon Antoinette. – Des perles ! D’où venait-il, ce trésor ?
70
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 71

Yolande. – Je ne sais. Avançons, Majesté, avançons. Yolande. – J’ignorais cela.


95
Polignac. – Ils atteignirent Jérusalem, et participèrent activement à la prise
Marie-Antoinette. – Et ce Guillaume ? Ce roturier2 ?
de la ville.
Yolande. – Lui et sa descendance restèrent invisibles pendant plusieurs
Yolande. – Puis, la nuit qui suivit la victoire, le chariot, le trésor, et les
90 générations.
4 000 hommes s’évanouirent corps et âmes dans les terres almoravides 1.
Marie-Antoinette. – Yolande, attendez ! C’est ce trésor dont Louis me parle
sans cesse ? Enfoui quelque part entre Jérusalem et Gibraltar,

un trésor que les rois de France ont cherché pendant trois siècles !
10
Yolande. – Frédéric de Saxe de Bourville est le descendant de ce
105
Marie-Antoinette. – Et puis ?
Guillaume qui perdit 4 000  hommes à Jérusalem, en l’espace d’une seule
Polignac. – Puis ils réapparurent en 1348, aussi soudainement qu’ils nuit.
100

avaient disparu.

Yolande. – Ils
avaient
acquis
un
nouvea
u nom,
20
des
terres
bénies
et une
15 1. Territoire appartenant à une dynastie berbère des XI
e
et XIIe siècles et s’étendant du sud de
l’Espagne et du Portugal à la Mauritanie.
double particule. 2. Homme qui n’appartient pas à la noblesse.
Marie-Antoinette. – Vous voulez dire que… 30. cabinet du Palais-Royal, réveillon 1830
Polignac. – Et ce trésor, monsieur Dumas, ce trésor dort encore sous la royaume, monsieur le fi ls de nègre, et vous n’y êtes qu’une poussière sur
terre. mes bottes.
Alexandre. – Je n’y vois qu’une légende. Alexandre tend la lettre à Polignac, qui la parcourt rapidement. Polignac. – En
Polignac. – Les Saxe de Bourville ont encouragé et fomenté tous ces 1 Algérie ? Le trésor des Saxe de Bourville est en Algérie ? Louis ! LOUIS !
mouvements de rébellion. Lorsque ma mère, exilée à Vienne, apprit que la Louis de Bourmont (57 ans) entre.
reine avait été guillotinée, elle se laissa mourir de chagrin. Comprenez que je Il est ministre de la guerre.
tiens cette famille pour responsable de la chute de la mienne. Donnez-moi Polignac. – Mon cher Louis, voici Alexandre Dumas, vaudevilliste. Monsieur
cette lettre. Dumas, je vous présente Louis de Bourmont, ministre de la guerre.
Alexandre. – Je ne sais pas de quoi vous parlez. Louis de Bourmont. – Vous ne profi tez pas de la fête, Jules ? 1.
Polignac. – Donnez-moi cette lettre ou je vous ferai fusiller et viendrai la
prendre moi-même sur votre petit cadavre républicain. Ceci est mon Préparé, organisé en secret.

72
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 73

Polignac. – Mieux encore, j’en prépare une autre. Monsieur de Bourmont, 20

combien avons-nous d’hommes prêts à combattre ?


Louis de Bourmont. – Je dirais trente mille. Trente-cinq mille, en 31. Sidi Zouaoui, 2001
25

Martin et Alia sont dans la Jeep.


15
Alia. – Arrêtez la voiture.
mobilisant. L’homme. – Pardon ?
Polignac. – La fl otte ? Alia. – ARRÊTEZ LA VOITURE !
Louis de Bourmont. – Environ cinq cents bâtiments . 1 La voiture s’arrête, Alia et Jeanne en sortent, reprennent de l’air.)
5

Polignac. – En combien de temps pouvons-nous mobiliser ? Vous êtes en train de me dire… 132 ans d’occupation, de batailles, de
Louis de Bourmont. – … Un mois. massacres ! Pour un trésor ?
30
L’homme. – … Non.
5 10

Jeanne. – Pour une histoire ?


1. Navires.
L’homme apercevant une piste. – C’est un avion, là-bas ?
10 Jeanne. – C’est juste une petite piste, un avion de tourisme. Alia. –
Alia. – Les croisades, la Révolution, et quoi après ? Le pape ? Vous ne trouvez pas ça un peu gros ?!
L’homme. – Il y a un aéroport, ici ? L’homme allant vers la piste.. – Je ne vous demande pas d’y croire !
Jeanne. – Et le carnet, alors ? Vous l’avez lu ?
L’homme. – C’est le propriétaire de l’avion, là ? Comment s’appelle t-il ?
Alia. – Mokhtar !
Jeanne. – La voiture, vous l’avez retrouvée ?
L’homme. – Non ! Enfi n, si ! Mais non !… C’est une longue histoire !
Monsieur Mokhtar, bonjour, je m’appelle Martin Martin… Sonnerie de
téléphone.

32. cellule de garde à vue, Linchamps, 1988

Sylvie décroche.
Sylvie. – Oui, allô ?
Martin. – Allô, Sylvie, c’est moi.
Non, attends, raccroche pas, s’il te plaît, raccroche pas, je pourrai pas te
rappeler, j’ai droit qu’à un coup de fi l. Je voulais te dire trois choses. La
première, c’est que j’ai enterré mon père.
La deuxième, même si c’est dur à croire, c’est que je t’ai aimée, et que j’ai
tout fait pour être le père que Justine méritait, mais je suis pas son père et je
sais pas faire, j’y arrive pas, et je sais que sans moi, vous serez mieux.
Écoute-moi, Sylvie, je vais essayer d’être le plus concis1 possible.

1. Bref et précis.
74
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 75

Avant de te rencontrer, j’ai fait pas mal de conneries. Je buvais beau coup, j’ai volé des voitures, j’ai fait un peu de prison, pas grand chose
5
été ton boulet. Il a fallu que j’enterre mon père pour comprendre, mais là il
mais assez pour me retrouver tout seul. Et c’est là que t’es arrivée et hon
est temps que je me débrouille tout seul. Merci, Sylvie, dis à Justine
nêtement, sans toi, je sais pas où je serais aujourd’hui. Mais là, je suis au 25

poste, dans les Ardennes, ils m’ont confi squé la bagnole, et comme tu que je l’aime, je sais pas, invente un truc, s’il te plaît lui dis pas que je vous ai
15
quittées. Et une dernière chose, Sylvie, t’es toujours là ?
sais, la bagnole, je l’avais achetée à Julien et Julien, il l’avait volée, et ça je le
savais. Ça s’appelle du recel, ça s’appelle une récidive, et ça va me faire Sylvie. – … Oui.
plonger pour un an ferme et je veux pas, je peux pas aller en prison

10

pour un an, alors je pars.


Sylvie. – Martin…
20

Martin. – Je quitte le pays, je pars, je sais pas où, et je sais pas si je vais
rentrer mais je pars, demain, je passe la frontière. Voilà, le fl ic com mence à
me faire des signes, alors je te demande pardon, pardon d’avoir

20

Martin. – … Je t’ai piqué 5.000 francs.

33. Sidi Zouaoui, 2001

L’homme, Alia et Jeanne pénètrent dans le bimoteur1.

15
25
L’homme. – Que voulez-vous, s’il y a une chose que je crois savoir faire,
L’homme. – Fermez la porte, s’il vous plaît, je voudrais vérifi er le moteur. c’est raconter des histoires…
Jeanne. – Vous savez piloter ?
1. Avion.
Alia. – 5 000 francs ! L’homme. – J’ai pris quelques cours, par correspondance…
L’homme. – … de 1988 ! Ce n’est pas énorme, voyons, en dinars ça ferait… Check. Check.
Jeanne. – Justine, ce n’était pas votre fi lle ? Jeanne. – Maman, j’ai peur.
L’homme. – Si je multiplie par 100… Non, c’était celle de Sylvie. L’homme. – Et puis je lui ai laissé ma jeep, comme caution.
(l’homme démarre le moteur) Jeanne. – Maman…
Enfi n, donc, le lendemain, j’ai quitté la France. Alia. – Laissez-nous descendre.
Jeanne. – Qu’est-ce que vous faites ? L’homme. – Ah non, l’avion est en marche. Et les ceintures, alors  ? Donc,
L’homme. – Ah ! Euh… Oui, j’ai négocié de faire un petit tour du site, je le je vous disais que j’ai quitté la France le lendemain… Alia. – Concentrez-
paie à l’atterrissage. vous sur l’avion !
Alia. – Attendez, vous lui avez parlé cinq minutes et il vous confi e son Jeanne. – Maman !
avion ?!
76
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 77

L’homme. – Mais ne vous inquiétez pas, j’ai déjà fait ça plein de fois… Alia. L’avion décolle, de justesse. La situation se stabilise.
– Combien de fois ? L’homme. – Vous avez vu ? Les doigts dans le nez.
30
Alia. – Mokhtar fait des grands signes… Il n’a pas l’air très content. 40
L’homme. – Au moins deux. Vous avez pensé à sortir le rétro ?
L’homme. – Oui, je lui ai peut-être dit que nous allions vers le sud. Alia.
– Pourquoi, on va où, là ?

55

Alia. – Le rétro ?
L’homme. – Attention, je mets les gaz.
Alia. – Quel rétro ?!
L’homme décollant. – Je plaisaaaaaante !
35

Alia. – AAAAHH !
Jeanne. – MAMAAAAN !
5
Profi tez du paysage, il y en a pour deux, trois heures, pas plus. Donc,
L’homme. – … À Alger. comme je vous disais, j’ai quitté la France.
50
Jeanne. – À ALGER !
Alia. – … Et vous êtes allé où ?
L’homme. – Je dois juste y faire un petit saut, et je vous ramène après,
45 L’homme. – Sur les traces d’Adélaïde.
promis ! Jeanne. – Et le carnet ? Vous l’avez ouvert ?
Alia. – Mais… Mais… Mais… Mais la Jeep ? L’homme. – Les Indes, la Chine, l’Afrique…
Alia. – Et puis ?
L’homme. – Et puis, cinq ans après, un jour de 1994, j’ai atterri au Canada.
Sonnerie.

34. Canada, 1994

Martin a changé. Il a 36 ans. Il attend devant la porte.


Nous sommes chez Henri, 44 ans. Sa femme Véronique, 41 ans. Sa fi lle Lucie,
14 ans.
Henri. – Lucie, tu vas ouvrir !
Lucie off. – Nooon ! J’peux pas ! J’chatte1 !
Henri. – Tu quoi ?
Véronique off. – Elle chatte.
Henri. – C’est quoi, ça ?
Lucie off. – J’cause avec du monde sur l’computer2 !
Henri allant vers la porte. – Est-ce que quelqu’un peut m’expliquer comment
on peut parler à un ordinateur… Véronique, c’est sûrement pour toi, non !?
Véronique off. – C’est peut-être Marie-France, elle m’a dit qu’elle était pour
passer après le supermarché.
10

1. Bavarde en ligne.
L’homme souriant. – Je l’avais louée. 2. Ordinateur.
78
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 79
Henri ouvre la porte. Il se retrouve face à son frère, plus de quinze ans après 30

15 T’as l’air détendu, Martin. T’as rencontré une femme ?


l’avoir vu pour la dernière fois. Martin. – D’une certaine manière, ouais. Enfi n, elle est morte. Non, mais
Un long silence. Puis : elle était déjà morte quand je l’ai rencontrée. Bref. T’es descendu voir le
père ?
Henri. – Ouais. J’ai payé les dettes.
10
20

Véronique off. – C’est Marie-France ? Martin. – Ah, c’est bien. Je… j’ai pas trop de…

35. Canada, 1994 Dans le jardin

25

Henri. – … Donc voilà, Lucie hésite entre danseuse étoile, star à Hollywood
ou prof de philo.
On essaie de l’orienter subtilement vers la troisième option.
Martin après un temps. – T’as toujours pas d’accent ?
Henri. – Non, je sais. On m’appelle « le Français ». (un temps)
5

35

Henri. – T’en fais pas. J’ai racheté la maison.


Martin. – Non ?
Henri. – Je savais pas quoi faire de ces putains de livres, alors je les ai laissés
là. Et comme ça, bah… si t’as envie d’y retourner, un jour… 15
Bon, t’étais où pendant six ans, toi ?
40
Pourquoi tu crois qu’il s’était retiré dans les Ardennes ? Martin.
Martin. – Un peu partout. Je m’emplissais. – Je sais pas. Il enquêtait ? Sur quoi ?
Henri. – Tu picolais ? Henri. – Sur des histoires… des mythes… Tu sais, ça remonte à loin…
Martin. – Mais non… Je lisais. J’étudiais. J’apprenais. J’enquête sur une Martin. – Raconte.
famille qui aurait vécu du Moyen Âge à la Révolution, je t’en ai déjà parlé… Henri. – Bon, c’était il y a quinze ans. Plus, même…
Henri. – Les Saxe de Bourville ? C’est une obsession ! Elle est morte quand, déjà, maman ?
Martin. – J’ai quelques raisons de croire que… Martin. – … 75.
Henri. – C’est une légende ! Henri. – C’est ça, c’était trois ans plus tard, en 78.
(un temps)
Martin. – À Aix, alors ?
T’es bien le fi ls de ton père, toi.
Henri. – À Aix, ouais… Toi, t’étais en pension. Moi, je venais d’avoir mon
Martin. – Pourquoi tu dis ça ? diplôme…
Henri. – C’est tout papa, ça, enquêter sur une légende… Martin. – … Et papa venait de prendre sa retraite.
80
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 81

36. Aix en Provence, 1978 Henri. – Je surveille les pâtes, là, papa…
Le père. – Les pâtes, Henri, franchement, c’est ça, ton excuse ? Assieds toi,
25 je te dis.
Le père et Henri sont au bord de la piscine. Henri soupire, puis s’assied à côté de son père.
Le père a 58 ans, Henri en a 28.
Le père off. – Henri ! Henri !
Henri. – Qu’est-ce qu’il y a ?
Le père. – Viens t’asseoir un peu à côté de moi.

30
5
35
Le père. – Ça va la vie, en ce moment ? 45

10 C’était le culte de la fertilité, de la déesse-mère, ou grande déesse. Puis,


20
Henri. – Bon, qu’est-ce que tu vas m’annoncer  ? T’as une nouvelle copine ?
petit à petit, les hommes se sont sédentarisés1, ils se sont regroupés en petits
Le père. – Mais non !
villages et ont développé, notamment, l’agriculture…
Et toi ? T’as une nouvelle copine ?
Henri. – Papa, j’ai un diplôme d’histoire.

1. Installés, fi xés.
Le père, trendrement. – Je sais, Henri, mais tu ne sais pas tout. Avec la
sédentarisation, l’homme a commencé à cogiter1, et il a fi ni par faire le lien
entre l’accouplement et la naissance d’un enfant. Il a alors cessé de
considérer la femme comme une divinité, puisque c’était lui, et lui seul, qui la
fécondait. Il a pris peur. Il a enfermé sa femme, et s’est mis à célébrer le
phallus2 plutôt que la déesse-mère.
Henri. – Oui, je connais cette théorie.
Le père. – Bien. Nous sommes donc passés d’un système matriarcal 3 à une
société patriarcale4.
Mais une petite communauté a refusé cette transition. Les femmes res taient
les patronnes de la maison, et l’héritage se transmettait de femmes en
femmes. Elles choisirent de placer avant tout l’éducation et le savoir,
puis, aidées par la science du calcul, devinrent de solides gestionnaires. Cette
communauté, tu t’en doutes, n’était pas bien vue du reste de la société  : non
seulement leurs richesses s’accroissaient, mais la domi nance féminine en
40 était la raison principale.
Henri. – … Non, papa. Sinon, je serais pas là à te faire des pâtes. Ainsi, elles entrèrent dans la clandestinité.
15
Henri. – Comment s’appelaient-elles ?
Le père. – Écoute-moi bien, Henri. Écoute cette histoire. Le père. – À ce stade, elles n’avaient pas encore de nom. Leur histoire se
Aux temps anciens, je veux dire il y a des dizaines de milliers d’années, transmit, d’abord oralement, puis, dès l’invention de l’écriture, sur tous les
lorsque l’homme était encore nomade, il célébrait la femme comme une supports disponibles. C’étaient les hommes qui occupaient cette fonction
déesse, car elle était celle qui donnait la vie, et il ne pouvait l’expliquer. d’information et de désinformation. Quant aux femmes, elles développèrent
une philosophie rationnelle, athée5, et pour répondre à ta

1. Penser, réfl échir.


2. Membre viril en érection, symbole de la fécondité.
3. Organisé socialement par des femmes.
4. Organisée socialement par des hommes.
5. Non croyante.
82
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 83

question, c’est dans la Grèce antique qu’on trouve pour la première fois un 80

nom à cette communauté, qui inspira un personnage à Aristophane 1. Ils se Nos souvenirs, notre mémoire s’estompe et s’embellit…
nommaient les Lysistrates. Henri. – Tu as des sources, papa ?
Au fi l des temps, ils s’attribuèrent un emblème. L’emblème était un
50 Le père. – J’ai des sources, oui.
60

Henri. – Je serais curieux de les connaître.

arbre,
représe
ntant le
savoir,
en
forme
de
calice,
symbol
e de la
femme
75

et donc, par ricochet, de la vie.


Henri. – Attends, attends, attends,
tu les a trouvés où, tes Lysistrates ? Aucun traité ne les mentionne, ils ne
sont cités dans aucun livre d’Histoire…
55

Le père. – L’histoire évolue, Henri. 85


L’histoire n’est pas gravée dans la pierre, elle est mouvante. Le papa. – Tu dois promettre de ne pas te moquer.
Henri. – Fais-moi rire.
Le père. – … Les romans.
Henri. – Les romans ?
65

Le père. – Les romans les plus anciens. Vois-tu, il est de mon avis que
chaque fi ction cache un fait réel : L’Odyssée, l’Illiade, l’Énéide2… Tous
relatent des faits extraordinaires qui sont inspirés d’une réalité histo rique 5
1. Dramaturge grec du Ve siècle av. J.-C., auteur de Lysistrata.
avérée. Eh bien, tous font mention des Lysistrates, de manière 2. Œuvres majeures de l’Antiquité. L’Odyssée et L’Illiade sont d’Homère, L’Énéide de Virgile.

détournée, bien sûr, mais c’est pour moi la preuve de leur existence. 70 Henri. – Papa…
Le père. – « Artamène, ou le grand Cyrus », écrit au xviie siècle, le plus long
roman connu à ce jour…
Henri. – Je connais «  Artamène  », papa. Il fait treize mille pages. Personne
ne l’a lu en entier.
Le père. – Je l’ai lu, moi. Il y est fait sept fois mention des Lysistrates. Je te
soutiens que leur histoire existe dans la littérature ancienne, cachée, codée,
mais elle existe.
Henri. – Mes pâtes vont être trop cuites.
Le père. – Viens avec moi, Henri. Je pars à l’aventure, à la recherche des
Lysistrates.
Henri. – On vient de me proposer un poste, papa.
Le père. – J’ai trouvé une petite maison, isolée, dans le nord, de la France.
Henri. – … Au Canada.
Le père. – Un village paisible, au cœur des Ardennes. Linchamps.

37. Canada, 1994

Martin. – Linchamps.
Henri. – Quoi ?
Martin. – Linchamps. Linchamps.
Henri. – Oui, Linchamps.
Martin. – Je dois retourner à Linchamps. Les carnets sont à Linchamps, ils
sont dans la voiture, je dois la retrouver ! La clé est à Linchamps.
84
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 85

Henri. – La clé de quoi ? Martin. – Adélaïde était à Linchamps, papa cherchait Adélaïde !
Henri. – C’est qui, Adélaïde ? Alia. – Jeanne ! Jeanne !
5
Martin, excitation montante. – Papa savait ! Papa savait tout !
10 Jeanne. – Je suis là… Il est quelle heure ?
Henri. – C’est qui, Adélaïde ?
Martin. – Je dois retourner en France !

38. Aéroport, 2001

Alia et Jeanne se réveillent, d’un coup : l’avion vient d’atterrir.

15

Alia. – On est à Alger ?


L’homme. – … Pas tout à fait. Il y a eu des perturbations climatiques, j’ai dû
voler au-dessus de la mer pendant un temps, et puis ça ne s’arran geait pas
alors j’ai mis le cap au nord et…
10

10

Alia. – On s’est endormies ?


Quelle heure est-il ?
L’homme. – C’est le matin, mesdemoiselles !
L’agent de la L’homme. – Mechta Layadat.
douane L’agent de la douane fort accent du sud. – … Machta Ladadat. Et là ça se
fort complique légèrement, arrêtez-moi si je me trompe, vous atterrissez à
accent Marseille sans autorisation…
du sud.
L’homme pas fi er. – Oui.

Bonjou L’agent de la douane fort accent du sud. – … Avec cet avion, dont vous ne
r possédez pas les papiers…
messieu L’homme. – Eff ectivement.
rs- L’agent de la douane fort accent du sud. – … Puisqu’il vous a été confi é par
dames, un certain Mokhtar, dont vous ne connaissez pas le nom de famille ?
20

police des frontières, veuillez descendre du véhicule, s’il vous plaît. L’homme. – Voilà.
L’homme. – … On est à Marseille. L’agent de la douane. – … Il est gentil Mokhtar.
39. Douane de Marseille, 2001 (aux fi lles) Je peux vous demander vos papiers, mesdemoiselles ? Alia qui a
laissé ses papiers à Mechta Layadat. – Euh… c’est-à-dire que… L’homme. –
Ils sont dans un bureau de la douane.
Excusez-moi, je me permets de…
L’agent de la douane fort accent du sud. – Bon alors je récapitule, depuis le
(à Alia)
début, parce que là vous m’emboucanez1, je ne comprends plus rien. Donc,
Pardon.
vous êtes partis ce matin, d’un petit aérodrome algé rien, à proximité de…
1. M’embrouillez, m’induisez en erreur.
86
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 87

(à l’agent de la douane) Alia, Jeanne et Martin sont dans les rues de Marseille.
Puis-je vous parler seul à seul, cinq minutes ?
25

(l’agent hésite)

20

Deux minutes, pas plus.

40. Marseille, rue, 2001 25


Alia. – Je ne comprends pas. Je ne comprends pas. s’arranger. Heureusement que vous connaissiez quelqu’un à Marseille, qui
L’homme. – Quoi donc ? puisse nous héberger !
Alia. – Nous n’avons pas de papiers, vous avez volé un avion… Alia. – Comment le saviez-vous ?
L’homme. – Emprunté. L’homme. – De quoi ?
15
5

Alia. – Vous parlez deux minutes au douanier, et il nous laisse repartir ! Alia. – … Qu’il habitait Marseille.
L’homme. – Je vous ai dit, je ne sais faire qu’une chose…
Alia. – … Raconter des histoires, oui, oui, j’ai compris…
Jeanne ! Qu’est-ce que tu fais ?
Jeanne. – J’arrive.
10

L’homme. – Je n’y suis pour rien, les choses fi nissent toujours par

10

5
L’homme. – C’est vous qui me l’avez dit. 5

Alia. – Je n’ai jamais dit ça. L’homme. – Moi ?


L’homme. – Ce n’est pas lui, là-bas ? Martin. – Ah, on me fait signe de raccrocher, alors embrasse tout le
15

Alia se retourne. Reste pétrifi ée. monde, et dis à Lucie que moi, je préfère danseuse étoile.
Arrive Hervé, 35 ans. Grand, bel homme.
L’homme. – C’est lui.
Alia et Hervé se regardent, sans rien dire.
Alia. – Jeanne !
Jeanne arrive, comprend.
Hervé. – Bonjour, Jeanne.
Jeanne. – Bonjour, papa.

10

41. Cellule, Linchamps, 1994 42. Marseille, vieux port, 2001

Jeanne et son père prennent un café, sous l’œil attendri de Martin et Alia. L’homme.
Henri off. – Bonjour, vous êtes bien chez Henri, Véronique et Lucie, nous ne
– Je suis rentré en France, j’ai été arrêté à la frontière, j’ai pris six mois
sommes pas là, mais laissez un message après le bip. Martin. – Allô Henri,
ferme.
c’est moi. Je… je pensais pas tomber sur ton répondeur. Je savais même pas
que t’avais un répondeur. Bon. C’est con, j’ai droit qu’à un seul coup de fi l.
Alors je voulais te dire que tout va bien, je suis en France, je suis bien arrivé.
On s’occupe de moi. Ah et puis je sais j’ai dit que je donnerai des nouvelles,
mais je pense que, pendant quelques mois, je vais un peu faire le mort.
Mais tout va bien, tout va bien.
Alia. – Et puis ?
L’homme. – Je pense que Jeanne va vouloir rester à Marseille avec son père.

Alia. – Non, vous.


15
No
Alia. – Vous avez fait six mois de prison ? us
L’homme. – Trois. On m’a relâché, je m’entendais bien avec le person étio
5 ns
nel. Avec les détenus, aussi, d’ailleurs. en
janv
Alia. – Et puis ? ier
199
5. 20
Mais d’abord, je suis allé voir la police, et j’ai réussi à les persuader de me
donner l’adresse de la casse où la voiture avait été stockée.
10

Alia. – Et ils vous ont donné l’adresse ?

43. Casse, Linchamps, 1995

Martin est dans une casse, dans le bureau.


Garagiste. – Attendez, attendez, attendez, ça me dit quelque chose. Une
504, c’est ça ? Grise ?
Martin. – Modèle 78.
Le Porteur d’histoire 89

Garagiste. – Oui bah je vais la trouver, vous savez, ici il y a deux


options, soit elle est toujours là, soit elle est compressée.
Alors… attendez…
L’hom (il cherche dans ses fi chiers)
me. … Ah ! Peugeot 504 grise 78 volée, immatriculée 1280ST91.
– Je
suis Martin. – C’est ça.
reto Garagiste. – C’est ça, elle est là.
urn
éà Martin. – Elle est encore là ?!
Lin Garagiste. – Non, enfi n, je veux dire elle est là, dans les fi chiers.
cha
mp Non, elle a été compressée.
s. Martin. – … Pardon ?
Garagiste. – C’est marqué là. Juin 1991, CPS. Garagiste. – … Un cube en métal.
C’est la compression de « compressée ».
Martin. – Mais qu’est-ce que… qu’est-ce qu’il en reste ?
Garagiste. – … Rien. 44. Marseille, vieux port, 2001
Martin. – Rien ?
Alia. – Mais les livres ? Les carnets ?
Alia. – Rien ?
L’homme. – Perdus, à jamais.
L’homme. – Rien.
Jeanne s’est jointe à eux.
90
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 91

(Un long silence.) 10

Puis, un jour, caché parmi les livres, j’ai trouvé… un carnet. Ce n’était pas
Alia. – Mais personne n’avait ouvert le coff re ? l’écriture d’Adélaïde. C’était celle de mon père. Très brouillonne, presque
5

illisible. Il avait noté une somme d’information colossale, tirée de romans,


L’homme. – Personne.
de poèmes, de pièces de théâtre…
Alia. – Attendez, ça n’est pas possible… Tout ça pour ça ? Au milieu du carnet, une date était entourée en rouge : 1348.
L’homme. – Tout ça pour ça. Des centaines d’années d’histoire réduites à 20

un cube de métal.

Jeanne. – Toute votre histoire s’arrête là ?!


10

L’homme. – Eh oui.
(long temps)
… Enfi n presque.
Je suis retourné chez mon père.
J’ai fait un immense ménage. J’ai dépoussiéré les livres, et je les ai lus. 15
15
Clément VI. – Comment êtes-vous entrée ? Qui êtes-vous ? Rose. – Pour
Martin, lisant. – « 1348. Les hommes et les femmes tombaient comme des
mouches. La grande peste avait gagné l’ensemble du sud de la France. l’heure, mon nom importe peu. Sachez juste que nous sommes ceux qui ont
Le pape, alors, vivait en Avignon. » bâti vos églises, ceux qui ont construit votre palais, nous sommes ceux qui
vous ont off ert l’habit que vous portez. Clément VI. – Quelle est cette
Jeanne, lisant. – « Au cours de l’été 1348, soixante mille Avignonnais
25 plaisanterie ?
allaient mourir du même mal. Plus de la moitié de la population de la ville. Rose. – Il y a de cela mille ans, votre prédécesseur s’appelait Sixte, le
À l’abri des hauts murs de son palais, deuxième. Il ne portait pas encore le nom de pape, mais simplement
le pape Clément VI priait, lui aussi, pour le salut de son âme. » d’évêque. Il ne vivait pas en Avignon, mais à Rome. Et en juillet de l’an 258,
45. Avignon, cité papale, 1348 il se terrait dans une catacombe1, en bordure de la voie Apienne.

La peste a gagné Avignon et l’ensemble du sud de la France. Le palais papal est en


travaux.
46. Catacombe, Rome, 258
Clément VI. – Ô salutaris hostia, que coeli pandis ostium : bella pre munt
hostilia da robur, fer auxilium. Uni trinoque domino sit sempi terna gloria Dans une catacombe, Dimitri rencontre Sixte.
qui vitam sine termino nobis donet in patria. Amen. Rose. – Bonsoir, mon
Sixte II. – Qui es-tu ?
père.
Clément VI. – Qui êtes-vous ? 1. Cimetière souterrain, grotte.
Rose. – Nous avons interrompu vos prières ?
92
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 93

Dimitri. – Ne crains rien. Je ne suis pas un danger. 10


35

Rose. – C’étaient pour les chrétiens des temps diffi ciles. Dimitri montre sa bague à Sixte, Rose montre sa bague à Clément VI.
Dimitri. – Au contraire, je viens t’off rir mon aide. Clément VI. – L’arbre-calice.
Sixte II. – L’arbre-calice.
Clément VI. – Ainsi, vous n’êtes pas une légende ?
30
5

Clément VI. – Qui êtes-vous ?


Rose. – Pour l’heure, mon nom importe peu.
Dimitri. – Il te suffi ra, je crois, de regarder cette bague.
Rose. – Il vous suffi ra de regarder cette bague… et vous saurez à qui
j’appartiens.
40
qu’existera l’humanité.
Dimitri. – Non, mon père, je suis à la fois un mythe et une réalité. 15
Clément VI. – Quelle est cette chose ?
Rose. – Je suis à la fois un tout et un individu.
Rose. – La mort.
Dimitri. – Nous sommes les Lysistrates.
Dimitri. – La rémission des péchés de l’homme avant la mort. Rose. – C’est
Sixte II. – Qu’attendez-vous de moi ?
nous qui vous avons appris à en faire le commerce. Dimitri. – Et ce
Dimitri. – De toi  ? Rien. Les Romains te tueront bientôt. De ton Église ?
commerce vous enrichira, plus que toute nation, ou tout empire.
Beaucoup. J’attends que vous les convertissiez tous à ton sei
20
Rose. – Pendant mille ans, grâce au commerce des indulgences1, et en
gneur Jésus-Christ. J’attends que vous les sauviez. contrepartie d’un dixième seulement des revenus, nous vous avons permis
Sixte II. – Que nous les sauvions ? De quoi ? de bâtir des chapelles, des églises, des basiliques, des cathédrales. Dimitri. –
Dimitri. – De l’Empire. Tu es grec, comme moi, et au fond de toi, comme Quant à nous, nous garderons chaque pièce que vous nous verserez, et ces
moi, tu sais que le salut de l’homme est dans la démocratie. Rose. – Dans pièces deviendront un trésor.
mille ans, peut-être, ou dans deux mille ans, le pouvoir
25

reviendra au peuple. Votre religion est le premier mouvement sur 47. Avignon, cité papale, 1348
l’échiquier.
Clément VI. – Je ne vous comprends pas…
Rose. – Un trésor que vous et vos moines-soldats n’avez cessé de cher cher,
Dimitri. – Peu importe. Je suis ici pour te dire que nous allons vous off rir comme des chiens. Mais que jamais, ni vous ni les rois, n’avez trouvé.
des moyens illimités.
Sixte II. – Par quel miracle ?
1. Pardon des péchés acheté par les croyants.
Dimitri. – … Vous allez faire le commerce de la seule chose qui existera tant
94
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 95

Clément VI. – Qu’attendez-vous de moi ? éau qui décime les croyants et aff aiblit leur foi. Allons, mon père, cessez
Rose. – On m’a dit que vous désiriez acheter Avignon… vos prières. Aujourd’hui, je viens vous apporter ces 80 000 fl orins
10
5

d’or.
Clément VI. – La reine de Naples nous en demande 80 000 fl orins

10

d’or.
Rose. – Et votre palais, je crois, est encore en travaux… Sans compter ce fl
15 25

Clément VI. – Qu’avez-vous à y gagner ?


Jeanne. – Maman ? Je reste ici.
Rose. – Moi, rien.
(Jeanne se lève) Alia. – Qu’est-ce que tu dis ?
Voici ma fi lle, Jeanne. Jeanne. – Je reste avec papa, à Marseille. Il est d’accord. Je veux aller au
15
lycée, ici.

Vous lui off


rirez
des
terres
bénies,
un
nouvea
u nom,
une
double
parti 20
cule. Les Lysistrates disparaissent aujourd’hui, mon père.
Longue vie aux Saxe de Bourville.

30
48. Marseille, vieux port, 2001
Alia regarde L’homme. Il avait raison.
5

L’homme. – Et moi, je… repars au Canada. Je dois retrouver mon frère, lui
expliquer, lui raconter. Voulez-vous venir avec moi, Alia ? Si je choisis d’y croire ?
Alia. – … Pardon ? Monsieur Martin, si vous parvenez à convaincre l’équipage de ce voilier de
L’homme. – Au Canada ? Voulez-vous m’accompagner ? Alia. nous prendre, je vous suis.
– … Je n’ai pas mes papiers. L’homme après avoir esquissé un petit sourire. – Tenez, Jeanne, j’ai quelque chose
pour vous.
L’Homme. – Ce n’est que ça ?
Depuis treize ans, je le garde sur moi, par tous les temps. (il lui
Nous sommes dans un port. Tenez, ce grand voilier, amarré, je suis sûr que
tend un carnet)
je peux les persuader de nous prendre avec eux.
C’est le carnet que j’ai pris dans ma voiture, avant de me retrouver au poste.
Alia. – Vous ne savez même pas où ils vont ! C’est le dernier carnet d’Adélaïde.
L’homme. – Je vais leur demander. Faites-en ce que vous voulez, il est à vous.
Jeanne. – Maman, tu ne sais rien de cet homme ! Toute son histoire n’est Il part, laissant les fi lles avec le carnet.
qu’une histoire ! Ce sont des mots, de l’air en vibration ! Alia. – Et si je veux Jeanne regarde sa mère, puis ouvre le carnet.
y croire, moi ?
96
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 97

49. Paris, 1870 C’est son fi ls qui, doucement, m’amène à lui.


25 Alexandre, terrassé par une attaque, est à moitié paralysé. »
Dumas fils. – Il a eu… un accident. Il s’est eff ondré. Les médecins ne
Jeanne lisant. – « Paris. 17 septembre 1870.
Je reviens à Paris, pour la première fois depuis près de cinquante ans. » Alia
lisant. – « Paris, aujourd’hui, est encore plus beau que d’habitude, car Paris
est libre. Il y a dix jours, l’Empire a été renversé. »

30

Adélaïde pénètre dans la maison d’Alexandre Dumas. Elle a 78 ans, lui


5

en a 68. Elle marche à l’aide d’une canne, aidée par Dumas fi ls, 46 ans. Alia lisant. 10
35

– « C’est un vieil ami que je viens retrouver… sont pas très optimistes. Nous partons pour Dieppe, demain. J’ai une villa
dans les environs, l’air marin lui fera du bien. 20
45

Adélaïde. – Vous croyez que je peux lui parler ? bras et je vous embrasserais comme un jeune homme.
Dumas fils. – Je crois que si vous ne lui parlez pas, il me déshéritera. (il Adélaïde se penche et l’embrasse.
passe la porte) Alexandre. – Enfi n, je peux mourir.
Adélaïde. – Je vous ai lu, vous savez. Vous m’avez transportée.
Alexandre. – Et moi, vous m’avez fait rêver. J’ai conservé chacun de vos
carnets, et je puis vous assurer que personne, hormis moi-même, n’en a
jamais lu une seule ligne.
Adélaïde. – Je le sais.
Alexandre. – Vous venez les reprendre ?
Adélaïde. – Je dois les détruire.
Alexandre. – Non ! Non… Vous ne pouvez pas.
Adélaïde. – Les enterrer, alors ?
Alexandre. – Si vraiment il le faut. Vous avez trouvé votre petit trésor ?
Adélaïde souriant. – Je l’ai trouvé.
Alexandre. – Et ?
Adélaïde. – Je l’ai enterré. Voyez-vous, Alexandre, il ne sert plus à rien, car
nous avons gagné.
Alexandre. – Vraiment ?
Adélaïde. – Depuis dix jours, l’Empire est renversé. Il ne reviendra pas ici.
15
40 Ni la monarchie, ni la tyrannie. Il y a aura des guerres, bien sûr, et notre
Père… vous avez une visite. victoire est pour l’heure circonscrite à la France, mais je veux croire que
celle-ci sera, un jour, un phare pour le reste du continent, pour le reste du
Dumas fi ls les laisse. monde. Nous avons gagné.
Adélaïde très émue. – Cher ami… Alexandre. – Vous dites nous, mais de qui parlez-vous ? Adélaïde. –
Alexandre très faible. – Ah, madame, je vous ai tant attendue. Si ce n’était De vous, de moi, de ma famille et de mes ancêtres. De ceux dont les
cette vilaine attaque qui m’a paralysé, je vous prendrais dans les rêves façonnent l’avenir et glorifi ent le passé. Alexandre. – Comme
vous êtes belle, Adélaïde !
Adélaïde. – Veuillez cesser, Alexandre.
98
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 99
Alexandre. – Ah ça, jamais. Pour la guerre, cela suffi t, mais pour l’amour… 35

On ne doit jamais cesser d’aimer. L’homme. – J’ai la gorge sèche. Je suis fatigué de parler.
50
10

Alia s’approche de lui, l’embrasse.


L’homme, en souriant, la prend par la main et l’assied face à lui.
Puis, il lui présente ses deux poings, fermés.
25
L’homme. – Dans une de mes mains, il y a une pièce. Si vous tombez
50. Voilier, port de Marseille, 2001

Le steward. – Voilà, la douche est ici, il y a des serviettes propres. On lève


l’ancre dans dix minutes, si vous avez besoin de quoi que ce soit, appelez-
moi.

30

Il sort.
Alia. – Comment avez-vous fait ? Que lui avez-vous raconté ?
5

(L’homme hausse les épaules)


… peu importe.
Je veux la suite.
Je veux la fi n de l’histoire.
40

dessus, je continue mon histoire.


15

Alia choisit, main vide.


Alia. – Encore.
L’homme retend ses deux mains, elle choisit, main vide.
Alia. – Encore une fois. Une autre fois, main vide. Elle ouvre l’autre main, de force : main vide.
20

Les deux mains sont vides.


L’homme. – Je n’ai rien d’autre à vous off rir que la vérité. Je
n’ai pas trouvé le château perdu d’Adélaïde.
Je n’ai rien trouvé que des livres, des histoires, et des rêveries. Je
n’ai trouvé que du vent.
Alia. – Encore une fois.
Martin passe les mains derrière son dos, puis les présente à Alia, encore une fois. Elle
passe ses mains autour de la main gauche de Martin, et emprisonne celle-ci.
Alia. – Je choisis cette main. Maintenant, ouvrez l’autre.
(Martin ouvre l’autre : elle est vide.)
Si cette main est vide, alors celle que j’ai choisie contient une pièce.
L’homme. – Ça y est, vous êtes passée du côté des livres. Martin. – Je n’ai
jamais trouvé le château. Mais, un jour, je compris tout à coup le message et
la charge que m’avait confi és mon père. L’homme. – En me tenant sur sa
tombe, exactement au milieu du cime tière, je pus distinguer, au loin, à
travers le portail, un chêne. Alexandre. – Le chêne, vieux d’au moins 150 ans,
semblait se mêler aux ferrures du portail, et former ainsi un calice.
L’homme. – Je partis inspecter cet arbre et constatai que son tronc était
gravé de plusieurs symboles étranges, très anciens. Du sanskrit1. Martin. –
Tous ces symboles, mis bout à bout, formaient une phrase : Alexandre. –
« Véda prasthâna djivassia »
L’homme. – « Le savoir est la source de la vie. »
Alexandre. – Mais aussi : « La source de la vie est celle qui sait », ou : « La
femme sait. »
45 1. Langue classique de la civilisation indienne.
100
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 101

Martin. – Adélaïde savait. de cet arbre.


L’homme. – La nuit venue, armé seulement d’une pelle, je retournai au pied
75 85

Alexandre. – Pour pouvoir creuser. les moyens.


60
50
J’ai racheté les terres alentour, toutes les terres alentour, jusqu’au cime tière
Martin. – Creuser entre les racines entrelacées.
lui-même.
L’homme. – Et après quelques heures de travail acharné, ma pelle heurta J’ai alors acheté un château, un château qui jadis, appartenait à Jules de Polignac.
quelque chose… Pierre par pierre, je l’ai amené à Linchamps, autour de cet 90
L’homme ouvre sa main, au cœur de laquelle se trouve désormais une pièce arbre.
65

Puis, seul avec ma pelle, à l’abri de ce château, j’ai creusé.


Et creusé.
Et creusé.
Alia. – Qu’avez-vous trouvé ?

80

de monnaie, une pièce ancienne : un fl orin d’or.


55

Alia qui désormais y croit. – … un coff ret rempli de fl orins d’or.


L’homme. – De fl orins, de doublons, de rubis, de diamants, de perles… Le
jour allait bientôt se lever, alors j’ai pris le coff ret et rebouché le trou. Je
n’étais plus inquiet. Je savais que désormais, j’avais le temps et
95
Martin. – Qui lui-même a eu une fi lle, mariée à Yussuf Ibrahim Jawad, un
L’homme. – Un coff re. Et encore un coff re. Et un autre coff re. Des
70 poète algérien.
dizaines de coff res empilés les uns sur les autres, faits du meilleur bois. Alexandre. – Ensemble, ils eurent trois enfants, trois fi ls, Richard,
Chacun de ces coff res contenait la fortune d’un petit pays. Mohammed et Yussuf.
J’étais riche, immensément riche, mais cette fortune ne m’appartenait pas.
L’homme. – Richard est mort d’un accident de cheval à l’adolescence,
Alia. – Alors ? Yussuf a terminé sa vie sans enfants, mais Mohammed a eu une fi lle,
L’homme. – Alors ? Yasmina, née en 1912, et mariée, en 1934…
Exactement comme j’avais cherché le trésor, je suis allé chercher… Alia. – … à Houcine Ben Mahmoud.
l’héritière.
L’homme. – À Houcine Ben Mahmoud. Tardivement, ils ont eu un enfant,
Alia après un long temps, prenant peur. – … Non. un fi ls…
Alexandre. – Adélaïde n’était pas malade, sur le tableau d’Eugène Delacroix. Alia. – … Kateb Ben Mahmoud.
Martin. – Elle était enceinte. L’homme. – Kateb s’est marié à une française, Sophie Martigues. Ils n’ont
L’homme. – De qui ? Je ne sais pas. eu qu’un enfant, une fi lle, née le 1er avril 1966. Ils l’ont appelée Alia.
Mais ce que je sais, c’est qu’elle a eu un fi ls, Isham.
102
Alexis Michalik Le Porteur d’histoire 103

(un temps) 105

Je suis le porteur d’histoire. Je suis fi ls, petit-fi ls et arrière-petit-fi ls L’homme. – Vous possédez aujourd’hui une fortune immense, inesti mable,
100
et le pouvoir d’infl uencer le monde, de lever des armées et d’embra ser des
nations.
de porteurs et Alia. – Non.
raconte L’homme. – Un jour, Jeanne suivra votre voie, et sa fi lle après elle, et
urs 110

d’histoi après elle sa fi lle.


res. J’ai
pour
ancêtre
s
Hérodo
te1 et 125
Eusèbe de Césarée2.
(il s’agenouille)
Et vous êtes Alia Ben Mahmoud de Saxe de Bourville.
Alia. – Non.
5 15

Alia. – Ce ne sont que des histoires. (entre le steward)


120

L’homme. – La Jeep vous appartenait, l’avion également, et ce voilier aussi. Monsieur, ce bateau, à qui appartient-il ?
Les serviettes sont brodées au nom des Saxe de Bourville. Le steward. – Mais… à une riche famille, de vieille noblesse française.
Alia. – Je ne vous crois pas ! Je vais appeler le steward !
115
1. Historien grec du Ve siècle av. J.-C.
2. Théologien des IIIe et IVe siècles.
Alia. – Leur nom ? Quel est leur nom ?
L’homme au steward. – Dites-le-lui.
Il ouvre la bouche.
Noir

51. Mechta Layadat, de nos jours

Jeanne seule. – Le 18 mai 2001, Alia Ben Mahmoud et Martin Martin


levèrent l’ancre, et plus jamais je ne revis ma mère.
Le 4  septembre 2006, j’obtins une licence de littérature ancienne à
l’université de Provence.
Le 17  mai 2008, à Villers-Cotterêts, au musée Alexandre Dumas, je
contemplai longuement les premières pages manuscrites du Comte de
Monte-Cristo.
Les « e » liés, les apostrophes, les majuscules et les accentuations étaient les
mêmes que celles contenues dans le carnet d’Adélaïde. Et je compris.
10 Alexandre Dumas, romancier, raconteur d’histoires, avait inventé et couché
L’homme. – Allez-y, appelez-le. sur papier une vie de voyages et d’aventures, la vie d’une femme, composée
Alia. – Monsieur ! Monsieur ! de toutes pièces, sous la forme d’un journal intime. Dumas, mort en 1870,
avait enterré dans un petit cimetière de pro vince la somme de ces écrits,
L’homme. – Il s’appelle Jérôme.
dans un cercueil, au nom de son héroïne, Adélaïde Antès.
Alia. – Monsieur !
L’homme. – Qu’est-ce qu’une histoire ?
Alexandre. – Une histoire ?
Martin. – C’est le fondement d’une vie humaine.
104
Alexis Michalik
Alia. – Le 8 juillet 2011, Jeanne revient pour la première fois depuis
20

10 ans chez elle, à Mechta Layadat.


Jeanne. – Rien n’a changé.
La poussière, seule, s’est accumulée sur les meubles. Je passe la main
sur les livres de la bibliothèque, je saisis un volume, au hasard : c’est
l’Énéide, de Virgile. J’en connais les premiers vers par cœur : « Dans la
25

fl eur de mes ans, à l’ombrage des Hêtres,


Je faisais résonner mes Airs doux et champêtres »
Alia. – Jeanne, très lentement, ouvre le livre.
L’homme. – Puis, elle lit les premiers mots.
Jeanne. – « Scientia est principium vitae »
30

Alexandre. – « Le savoir est la source de la vie. »


Alia. – Jeanne reste pétrifi ée.
L’homme. – Sur la tranche du volume, qu’elle ose à peine regarder,
elle découvre un arbre en forme de calice.
Alia. – Ses mains tremblent. Le livre lui échappe.
35

Martin. – Pendant un instant, elle étouff e, elle ne peut plus respirer.


Alexandre. – Alors, elle relève les yeux et tout en contemplant la
bibliothèque des Saxe de Bourville, la bibliothèque d’Adélaïde, sa
bibliothèque…
L’homme. – Elle se met à y croire.
40

Noir

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