Le Droit Administratif Et Mutation

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ciée au C.N.R.S., le
C.U.R.A.P.P. est un centre
de recherche spécialisé en
science politique et en
science administrative.
Orienté vers l'étude de la
fonction de l'État dans
la société contemporaine,
il s'intéresse aux divers
aspects du fonctionnement
de l'État et de l'adminis-
tration, tant en France qu'à
l'étranger, et aussi bien au
niveau national qu'au niveau
local.

C.U.R.A.P.R
Adresse: Faculté de droit et
des sciences politiques
et sociales
Rue Solomon Mahlangu
80025 Amiens Cedex
Tél.: (22) 82.74.53.
Directeur:
Jacques CHEVALLIER
Responsable
administrative
Corinne ROBINSON
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Centre universitaire derecherches


administratives et politiques
de Picardie (C.U.R.A.P.P.)

LE DROIT ADMINISTRATIF
ENMUTATION
jacques chevallier
gilles j. guglielmi
danièle lochak
yves poirmeur
emmanuelle fayet
marie-christine kessler
françoise dubois
maurice enguéléguélé
géraldine lefèvre
marc loiselle
benoît mercuzot
domenico menna
nicole decoopman
myriam bachir-benlahsen
danièle bourcier

Presses universitaires de France


1993
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PUBLICATIONS ANTERIEURES

- La participation dans l'administrationfrançaise, PUF, 1975 (220 p.) épuisé;


- Les nouvelles institutions régionales en Picardie, CURAPP, 1976
(155 p.) épuisé;
- Centre, périphérie, territoire, PUF, 1978 (352 p.) environ 45F;
- Variations autour de l'idéologie de l'intérèt général, volume 1, PUF, 1978
(275 p.), environ 30F;
- Variations autour de l'idéologie de l'intérèt général, volume 2, PUF, 1979,
environ 50F;
- Discours et idéologie, PUF, 1980 (431p.), environ 75F;
- L'institution, PUF, 1980 (411 p.), environ 75F;
- Lepouvoir régional, PUF, 1982 (189 p.), épuisé;
- La communication administration-administrés, PUF, 1983 (166 p.), 55 F;
- Le droit en procès, PUF, 1983 (230 p.), 55F;
- L'institution régionale, PUF, 1984 (223 p.), 60 F;
- Enjeux municipaux, PUF, 1984 (287 p.), 70 F;
- Psychologie et science administratives, PUF, 1985 (288 p.), 75F;
- La société civile, PUF, 1986 (264 p.), 75 F;
- La haute administration et la politique, PUF, 1987 (240 p.), 70 F;
- L'actualité de la Charte d'Amiens, PUF, 1987 240 p.), 70 F;
- Bioéthique et droit, PUF, 1988 (304 p.), 80 F;
- Information et transparence administratives, PUF, 1988 (280 p.), 80 F;
- Les usages sociaux du droit, PUF, 1989 (335 p.), 100 F;
- Le "social" transfiguré, PUF, 1990 (204 p.), 80 F;
- La communication politique, PUF, 1991 (216 p.), 80 F;
- La solidarité, un sentiment républicain ?, PUF, 1992 (202 p.), 80 F ;
- Droit et politique, PUF, 1993 (310 p.), 130 F ;
- Les politiques régionales, PUF, 1993 (150 p.), 70 F ;
- L'évaluation dans l'administration, PUF, 1993 (192 p.), 70 F ;
- La doctrine juridique, PUF, 1993 (287 p.), 120 F.
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LE DROIT ADMINISTRATIF ENMUTATION


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La recherche dont ce livre est issu


a bénéficié du soutien du Ministère de l'Education Nationale (D.R.E.D.)
dans le cadre d'un appel d'offres
sur "la recomposition du champjuridique".

Une première version de ces textes a été présentée


lors d'une journée d'études
sur "les mutations du droit administratif%
organisée le vendredi 7 mai 1993 par le C.U.R.A.P.P.
et présidée par Jacques Chevallier.
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PRÉSENTATION

Le thème de la "crise du droit administratif' est devenu un des lieux com-


muns de la pensée juridiquefrançaise depuis les années quatre vingt : le socle
de croyances sur lequel ce droit était bâti s'est brutalement fissuré puis lézar-
dé ; critiqué de toutes parts et pris à revers par certaines mutations de l'ordre
juridique, le droit administratif paraît être promis à une lente régression,
sinon voué à une mort certaine. Le bien-fondé du modèle français de droit
administratifque "le monde entier" était censé envier est désormais posé.
La tentation est forte de considérer cette "crise" comme l'expression d'un
simple processus récurrent. Contrairement aux illusions que le récit héroïque
de "l'âge d'or" du droit administratifpeut engendrer, le droit administratifa
en effet été périodiquement confronté à des mouvements de contestation et à
des facteurs de déstabilisation : le renforcement de l'indépendance du juge
administratif n'a pas mis fin aux critiques persistantes de ceux pour qui la
juridiction administrative restait affectée d'un vice congénital ; et le Conseil
d'Etat a subi le contrecoup des secousses qui ont agité l'histoire politiquefran-
çaise depuis l'avénement de la Troisième République. La période de Vichy,
analysée par D. Lochak, en est évidemment une illustration exemplaire : au-
delà de la thèse auto-justificatrice qui prévaudra après 1945 et qui insistera
sur la continuité des principes fondamentaux du droit public, il est évident
que le statut et le rôle d'un Conseil fortement épuré ont été profondément
affectés par le contexte institutionnel ; et l'invocation tardive de certains
"principes généraux du droit" ne saurait faire oublier l'ampleur des dénatu-
rations que le droit administratif a subies à l'épreuve des "lois d'exception".
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Mais dans les années soixante encore, le Conseil d'Etat sera fortement secoué
par les retombées de l'affaire Canal. Contrairement à certaines idées reçues,
le systèmefrançais de droit administratifn'a doncjamais relevé de l'ordre de
l'évidence ; la crise actuelle paraît dès lors relever d'un phénomène cyclique.
Cette interprétation, qui explique la sérénité avec laquelle les profes-
sionnels du champ du droit administratifont d'abord accueilli lefeu croisé de
critiques dont celui-ci était la cible, n'emporte cependant pas la conviction : la
"crise du droit administratif', telle qu'elle s'est développée récemment, com-
porte en effet des aspects nouveaux, qui excluent toute idée de simple répéti-
tion compulsive. Déjà, le mouvement de contestation du droit administratifa
pris une coloration différente. Sans doute, retrouve-t-on dans les approches
managériale et néo-libérale, qui en réalité s'entrecroisent et s'appuient réci-
proquement (F. Dubois, M. Enguéléguélé, G. Lefèvre, M. Loiselle), trace des
critiques traditionnelles formulées à l'encontre d'un droit administratif, perçu
comme droit de dérogation et de privilège : le droit administratifconstituerait
un cadre excessivement rigide, un véritable carcan, qui serait un obstacle à la
modernisation nécessaire de l'admtnt*stration ; irréversiblement marqué du
sceau de l'unilatéralité, il serait l'instrument de la mise en tutelle de la société
par l'Etat. L'important est pourtant que ce mouvement de contestation
émane, non seulement des professionnels de la politique et des intellectuels,
mais encore de la doctrine administrative elle-même ; et la circulation de ces
représentations d'un champ à l'autre contribue à les conforter et à les objec-
tiver : le droit administratif a subi ainsi un déficit de légitimité dont on ne
saurait sous-estimer l'importance. Ce mouvement de contestation est surtout
doublé d'un ensemble de mutations concrètes dans la structuration de l'ordre
juridique, qui touchent au statut mêmedu droit administratifet réduisent son
autonomie. La plus spectaculaire de ces mutations résulte de la consolidation
du droit constitutionnel à la faveur du développement de la jurisprudence
constitutionnelle :jusqu'alors parent pauvre du droit public, le droit constitu-
tionnel paraît désormais en voie d'imposer sa suprématie sur le droit adminis-
tratif ; subordonné et encadré par le droit constitutionnel, celui-ci tend à
apparaître comme un simple droit d'application et le juge administratif
semble s'effacer devant un juge constitutionnel omniprésent. La théorie des
"principes généraux du droit" a ainsi perdu beaucoup de sa substance à par-
tir d u moment où le C o n s e i l c o n s t i t u t i o n n e l a consacré l'existence de "prin-
cipes à v a l e u r constitutionnelle". Mais le d r o i t a d m i n i s t r a t i f a s u b i a u s s i le
contrecoup de l'essor d u droit communautaire, dont les r è g l e s v i e n n e n t de
p l u s en p l u s se s u p e r p o s e r a u x règles n a t i o n a l e s ; et son c h a m p d ' a p p l i c a t i o n
t e n d à se r é d u i r e i n s e n s i b l e m e n t d u f a i t d e la p l u s l a r g e s o u m i s s i o n d e l ' a d m i -
nistration a u droit commun et d e l ' a t t é n u a t i o n du caractère dérogatoire de
ses r è g l e s . E n f i n , le p o i d s c r o i s s a n t d e s s o u r c e s é c r i t e s m o d i f i e l ' é q u i l i b r e d ' u n
d r o i t d o n t l ' e s s o r e t le p r e s t i g e a v a i e n t é t é liés d e p u i s C o r m e n i n à s o n o r i g i n e
jurisprudentielle (G. Guglielmi). Cette dimension nouvelle de la crise d u droit
a d m i n i s t r a t i f est illustrée p a r les f o r c e s centrifuges qui affectent la commu-
nauté des administrativistes (Y. Poirmeur, E. Fayet), mais surtout p a r les
m o u v e m e n t s de d é p a r t d u Conseil d ' E t a t qui se sont s p e c t a c u l a i r e m e n t ampli-
fiés a u cours des a n n é e s q u a t r e vingt (M.C. Kessler) : ces stratégies de recon-
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version vers le privé semblent témoigner de la perte de prestige de la juridic-


tion administrative suprême aux yeux de ses propres membres.
Si la crise actuelle du droit administratifprésente ainsi des aspects singu-
liers, cela ne signifie pas pour autant qu'elle constitue le signe avant-coureur
du déclin de celui-ci. D'abord, les sévères critiques formulées à l'encontre du
droit administratif ont été enfin de compte salutaires, en incitant le Conseil
d'Etat à réagir, dans un contexte désormais concurrentiel, par de nouvelles
avancées jurisprudentielles : tout se passe comme si le Conseil d'Etat avait
cherché à reprendre l'initiative sur le terrain des libertés, en confortant une
image de marque quelque peu émoussée ; et les développements les plus
récents de la jurisprudence en matière de responsabilité (D. Lochak), qui
révèlent un sensible élargissement de la "responsabilité-sanction" - à travers
notamment la découverte de nouveaux gisements de faute, la restriction du
domaine de lafaute lourde et une admission plusfréquente de la présomption
defaute - montrent bien un souci de meilleure indemnisation des victimes. La
raréfaction progressive des critiques portant sur le droit administratif atteste
que cet objectif a été atteint. Par ailleurs, les mutations en cours de l'ordre
juridique ne sauraient être perçues comme signant l'arrêt de mort du droit
administratif. L'effet de l'essor de la jurisprudence constitutionnelle sur le
droit administratifest beaucoup plus ambigü que la doctrine constitutionnelle
l'a parfois prétendu : non seulement la jurisprudence constitutionnelle appa-
raît comme un élément du droit administratif lui-même, intégré à ce droit (J.
Chevallier), mais encore cette intégration ne saurait avoir lieu sans la contri-
bution active dujuge administratif (B. Mercuzot), comme le prouvent notam-
ment les ajustements qu'il a apportés à la théorie des "principes généraux du
droit" (D. Menna) ; et, si elle est porteuse de contraintes pour le juge admi-
nistratif, elle apparaît aussi comme unfacteur de consolidation et d'extension
de son contrôle. Enfait, le juge constitutionnel et le juge administratif ten-
dent à se prêter un appui mutuel, ce qui exclut toute idée de dépendance uni-
latérale et toute vision d'un ordre juridique monolithique. On retrouve des
mécanismes rigoureusement identiques en ce qui concerne l'intégration du
droit communautaire. Cette capacité du droit administratif à perdurer en
tant que corps de règles spécifiques est particulièrement manifeste en cas de
nouveau partage des compétences juridictionnelles - le transfert aux tribu-
naux judiciaires du contentieux des actes de certaines autorités administra-
tives indépendantes n'impliquant pas, en tant que tel, un recul du droit
administratif (N. Decoopman) - et de modification des processus d'élabora-
tion des normes : les sages eux-mêmes resteraient prisonniers d'un "habitus
juridique" qui les pousserait à se soumettre aux canons de la production juri-
dique (M. Bachir-Benlahsen).
La survie du droit administratif n'en est pas moins assortie d'une série de
changements en profondeur, dont il convient de ne pas sous-estimer l'impor-
tance. Incontestablement, le modèle classique quifaisait dujuge administratif
le producteur, sinon exclusif, du moins primordial, d'un droit administratif
conçu comme essentiellement jurisprudentiel, est en déclin (Y. Poirmeur, E.
Fayet) : non seulement le juge administratif se trouve concurrencé par
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d'autres juridictions, notamment constitutionnelle et européennes, mais enco-


re l'essor du droit écrit et le développement d'instances de régulation situées
plus en amont (N. Decoopman) tend à réduire son rôle dans la production
normative. On assiste ainsi à une transformation, sans doute irréversible, du
mode de production du droit administratif, dans le sens de l'ouverture et du
pluralisme. La production du droit administratif passe désormais par une
multitude d'acteurs, qui interviennent à des moments et sous desformes diffé-
rentes dans le processus normatif : l'intervention des sages est une des illus-
trations typiques de cette évolution ; en s'appuyant sur un ensemble de
ressources, les sages ont réussi à s'imposer comme concurrents à part entière,
à côté des professionnels de la politique et du droit, dans la compétition pour
le "droit à dire le droit" (M. Bachir-Benlahsen). Cette ouverture est assortie
d'une volonté de rationalisation des modes d'édiction de la norme, qui suppo-
se le recours à des méthodes scientifiques de préparation des décisions, no-
tamment par la mobilisation des ressources de l'intelligence artificielle (D.
Bourcier). Cette transformation des conditions de production du droit ad-
ministratif a une incidence sur les professionnels de ce droit : elle entraîne la
différenciation croissante de l'offre de produits doctrinaux (Y. Poirmeur, E.
Fayet) ainsi que la perte d'attrait des positions juridictionnelles (M.C.
Kessler). Elle se double surtout d'une mutation dans le contenu mêmedu droit
administratif : l'équilibre lentementforgé aufil de l'histoire par lejuge admi-
nistratif entre les prérogatives dont devait être dotée l'administration et la
protection des droits individuels, tend à être remis en cause, sous la pression
des jurisprudences constitutionnelle et européennes (B. Mercuzot) ; le droit
administratif tend ainsi à être infléchi dans son contenu mêmepar la remise
en cause de certains privilèges administratifs et ce mouvement nefera, selon
toute probabilité, que s'amplifier au cours des années à venir.

Jacques CHEVALLIER
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I. L'ÉVOLUTION
DU CHAMP DU DROIT ADMINISTRATIF
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LE DROIT ADMINISTRATIF
ENTRE SCIENCE ADMINISTRATIVE
ET DROIT CONSTITUTIONNEL

PAR
Jacques CHEVALLIER
ProfesseuràDirecteur
l'Université
duC.Panthéon-Assas
U.R.A.P.P. (Paris 2)

Traiter des mutations du droit administratif n'est simple qu'en apparence ;


encore faut-il savoir ce qu'on entend par "droit administratif". En tant que
branche du droit, le droit administratif se présente comme un corps de règles
dotées d'une spécificité au moins relative au sein de l'ordre juridique : selon
que cette spécificité sera rapportée, soit à l'objet auquel elles s'appliquent
(l'administration), soit à leur contenu intrinsèque (contenu exorbitant du
droit commun), on sera confronté à une définition large ou étroite ; et le dia-
gnostic qu'on sera amené à porter sur l'évolution en cours sera dans les deux
cas fort différent. Mais le droit administratif peut aussi être envisagé, d'un
point de vue sociologique, comme un champ de production juridique
spécialisé, caractérisé par une certaine cohésion et disposant d'une autonomie
au moins relative : l'existence d'un droit administratif est indissociable de la
création d'un juge spécial, le juge administratif, qui a contribué à forger des
règles particulières ; et l'intervention de professionnels chargés de l'interpré-
tation et de la diffusion des solutions jurisprudentielles a contribué à transfor-
mer le droit administratif en une oeuvre systématique et cohérente. Dans cette
seconde perspective, l'analyse des mutations du droit administratif consiste à
s'interroger sur le déplacement des positions des professionnels de ce champ
dans la hiérarchie des producteurs de savoirs juridiques. Ces deux facettes du
problème sont en fait indissolublement liées, si l'on admet que l'autonomisa-
tion d'une branche du droit n'est jamais l'expression d'une nécessité objective
et d'une logique purement interne au droit : produit d'un certain état des pra-
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tiques et des représentations sociales qu'elle concourt à objectiver1, en la tra-


duisant dans le langage du droit, elle est aussi le reflet des stratégies corpora-
tives déployées par les professionnels concernés pour asseoir leur autorité
dans le champ juridique et social ; les équilibres réalisés étant par essence
instables et variant en fonction de multiples paramètres, on assistera à la
réévaluation incessante des découpages disciplinaires et des positions respec-
tives occupées par les spécialistes des différentes branches du droit.
La place du "droit administratif', entendu ainsi à la fois comme corps de
règles et corps de professionnels, dépend d'une double détermination : d'une
part, il subit, en tant que savoir juridique, la concurrence d'autres savoirs
relatifs à l'administration ; d'autre part, il est amené, en tant que savoir juri-
dique spécialisé, à se situer par rapport aux autres branches du droit. C'est
dans/par la relation duale entretenue avec, d'un côté la science administrati-
ve, de l'autre le droit constitutionnel, que le droit administratif acquiert sa
véritable dimension. Dans l'histoire du droit administratif ces aspects sont en
fait indissociables : l'imposition progressive de la grille de lecture juridique
pour expliquer le phénomène administratif a coïncidé en effet avec une supré-
matie conquise au sein du droit public ; l' "âge d'or" du droit administratif est
marqué par sa reconnaissance à la fois comme savoir total, voire exclusif, sur
l'administration et comme noyau central, voirefondateur, du droit public (I).
L'évolution récente se caractériserait par un mouvement de reflux sur ces
deux plans : tandis que la capacité explicative et l'efficacité pragmatique du
droit administratif sont fortement remises en cause, l'essor spectaculaire du
droit constitutionnel semble le ramener à une position plus modeste, voire
subordonnée, au sein de l'ordre juridique ; disqualifié comme savoir techni-
que, indispensable au bon fonctionnement administratif, le droit administratif
se trouve au même moment, par une coïncidence troublante, supplanté dans la
hiérarchie des savoirs juridiques (II).
Si cette analyse comporte une part de vérité, elle mérite cependant d'être
fortement nuancée : tandis que la vision de l' "âge d'or" du droit administratif
est largement factice et tend à prendre au pied de la lettre les discours auto-
justificateurs des intéressés, la thèse d'un droit administratif en crise, et
menacé d'implosion, apparaît illusoire : non seulement le droit apparaît pour
l'administration plus que jamais comme une contrainte incontournable, à
l'heure où le discours de l'Etat de droit insiste sur les vertus de la médiation
juridique, mais encore la constitutionnalisation progressive du droit adminis-
tratif, loin de signifier la mort de celui-ci, lui confère sans doute des points
d'appui plus solides. Acet égard, la victoire du "droit constitutionnel", décri-
te par certains thuriféraires du Conseil constitutionnel, apparaît plutôt comme
une victoire à la Pyrrhus, dans la mesure où elle est assortie d'une dérive des
significations originaires.

1. Voir la démonstration faite par H. Kelsen du "caractère idéologique de la distinction


droit privé-droit public" (Théoriepure du droit, 1934, 2èmeéd., Dalloz 1962, pp. 372 s.
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I - L'HÉGÉMONIE DUDROITADMINISTRATIF
L'idée selon laquelle le droit administratif a été jusqu'à une période récen-
te la discipline-reine, autour de laquelle gravitaient tous les savoirs adminis-
tratifs et se trouvait polarisé le droit public entier, est devenue un véritable
lieu commun. Les explications de cette suprématie sont nombreuses : le presti-
ge d'un Conseil d'Etat ayant résisté à toutes les secousses et construisant de
toutes pièces un droit spécifique ; la continuité administrative s'opposant à la
discontinuité constitutionnelle ; l'accent mis sur les garanties juridiques et
l'exigence de limitation de l'Etat par le droit ; mais aussi l'enracinement pro-
fond d'un droit apparu sous la Monarchie absolue, qui elle-même n'avait fait
que laïciser certaines techniques administratives de l'Eglise. Cette thèse doit
être cependant assortie de certaines nuances et correctifs : l'hégémonie du
droit administratif, entretenue par la faiblesse constitutive du droit constitu-
tionnel qui lui permet d'apparaître comme le noyau dur du droit public, ne
s'établit réellement qu'à la fin du XIXème siècle, lorsque la conjugaison d'une
jurisprudence audacieuse et de travaux doctrinaux d'envergure lui confére ses
lettres de noblesse ; jusqu'alors la juridiction administrative avait été l'objet
d'une contestation permanente2 , au point que son existence était apparue à
plusieurs reprises menacée, et les controverses renaîtront encore périodique-
ment au cours du XXème siècle3. Par ailleurs, cette hégémonie, lentement
conquise (A) comporte des zones de fragilité (B).

A) Affirmation
L'hégémonie du droit administratif résulte de la consolidation progressive,
tout au long du XIXème siècle, d'un champ que l'héritage impérial rendait
pourtant vulnérable : le renforcement de l'indépendance du juge administratif
et les progrès de la jurisprudence allaient se conjuguer avec un travail de sys-
tématisation doctrinal, débouchant sur la constitution d'une véritable discipli-
ne ; doté d'une solide armature jurisprudentielle et conceptuelle, le droit
administratif pouvait prétendre ramener à lui une science administrative qui
avait manifesté quelques velléités d'émancipation et apparaître comme l'élé-
ment stable du droit public.
1) La monopolisation des savoirs administratifs
a) En dépit de ses racines historiques et de l'appui qu'il trouvait dans
l'existence d'une juridiction administrative, la position du droit administratif
est restée précaire jusqu'aux années 1870 : non seulement le droit administra-
tif éprouve alors bien des difficultés à franchir les étapes lui permettant
d'accéder au statut de "droit" à part entière, en confortant sa "juridicité",
2. Lochak (D.), "QueUe légitimité pour le juge administratif ?", in Droit et politique, PUF
1993, p. 141.
3. Gentot (M.), Ibid, p. 153 et Caillosse (J.), "Sur les enjeux idéologiques et politiques du
droit administratif. Aperçus du problème à la lumière du changement", AJDA 1982, p. 361.
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mais encore il se trouve concurrencé par d'autres savoirs sur l'administration ;


le droit administratif n'apparaît que comme un élément d'une science admi-
nistrative plus vaste que le dépasse et l'englobe.
Ces difficultés d'implantation du droit administratif dans l'univers ju-
ridique sont attestées par un ensemble de signes. D'abord, la persistance des
attaques contre le juge administratif, dont l'indépendance par rapport au
pouvoir est suspectée et qui n'est pas considéré, notamment par les libéraux,
commeun véritable juge : très vives sous la Restauration, ces attaques repren-
dront de plus belle à la fin du Second Empire, au nomde la lutte contre l'"éta-
tisme" ; mais au milieu des années 1890 encore, des propositions visant à la
suppression de la juridiction administrative seront présentées4. Ensuite, les
vicissitudes de l'enseignement du droit administratif dans les facultés dedroit :
la chaire de droit administratif5 créée à la faculté de droit de Paris par
l'ordonnance du 21 mars 1819 au profit de Gérando sera supprimée pour rai-
sons politiques le 6 septembre 1822, avant d'être rétablie en 1828 par le gou-
vernement libéral au profit du même Gérando (suppléant : Macarel) ; des
chaires seront ensuite créées à Caen, Toulouse etc... mais le mouvement ne
s'achèvera qu'au cours des années 1840 et la place de l'enseignement dans le
cursus universitaire sera fluctuante. La conception qui a présidé à la création
des écoles de droit en 1804, écoles destinées à préparer aux professions judi-
ciaires et dont l'enseignement sera centré sur l'étude du code civil, reste domi-
nante : l'enseignement dispensé dans les facultés de droit est tourné
essentiellement vers le droit privé ; et le droit administratif reste considéré
commeune discipline marginale, dont la juridicité est sujette à caution. Enfin,
le travail de systématisation de la nouvelle discipline ne s'effectuera que très
progressivement : les premiers ouvrages à destination des étudiants , et notam-
ment6 celui de Gérando7, restent conçus sur le mode de la compilation puis de
la divulgation de la jurisprudence8 ; ce n'est qu'à partir des années 1860
qu'une organisation plus rationnelle de la matière est esquissée, la notion
d"'administration publique" devenant alors la "notion fondatrice" permettant
de tracer les contours de la discipline et d'ordonner les développements9.
4. Voir Burdeau (F.), "Les crises du principe de dualité dejuridictions", RFDA1990, n°
5, pp. 724ss.
5. L'expression "droit administratif" figure en 1807dans le "projet d'instruction" élabo-
ré par les inspecteurs généraux des facultés de droit ; en 1805est seulement créée à l'école de
droit de Paris un enseignement de "droit civil dans ses rapports avec l'administration
publique".
6. Voirdéjà le Cours delégislation administrative dePortiez del'Oise (1808), qui avait été
chargé d'enseigner, en 1805,lors del'ouverture del'école dedroit deParis, "le droit civildans
ses rapports avecl'administration publique" (voir Mestre (J.-L.), "Auxorigines del'enseigne-
ment du droit administratif : le "Cours de législation administrative" de Portiez de l'Oise",
RFDA1993, n° 2, pp. 239ss).
7. Institutes du droit administratif français ou éléments du Code administratif, 4 vol.,
1ère éd : 1829-1836, 2èmeéd : 1842-1846.
8. Macarel a été dès 1818 le premier véritable analyste de l'oeuvre jurisprudentielle du
Conseil d'Etat ; le recueil des arrêts du Conseil d'Etat est fondé en 1821.
9. Guglielmi (G.-J.), La notion d'administration publique dans la théoriejuridiquefran-
çaise. Dela Révolution à l'arrêt Cadot (1789-1889), LGDJ1991,pp. 287ss.
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Parallèlement, et même si la majorité des ouvrages qui traitent de l'admi-


nistration abordent celle-ci sous l'angle du droit, l'analyse dépasse le seul plan
de l'étude des textes et de la jurisprudence, pour s'intéresser à l'organisation
et au fonctionnement de l'administration publiquelO. Le droit administratif se
trouve alors inséré dans une perspective large : ce n'est qu'un élément parmi
d'autresll d'une "science administrative", dont l'ambition est vaste12 ; dans la
voie tracée au début du siècle par C.J. Bonnin, il s'agit en effet de remonter
aux "principes" qui sous-tendent l'action administrative. Le droit adminis-
tratif apparaît comme un élément constitutif d'une science administrative,
science "sociale" au sens fort du terme et "totale", puisqu'elle entend maîtri-
ser l'ensemble des données sociales de l'action administrative, à l'aide des ins-
truments d'investigation les plus divers, et notamment des statistiques ; et
c'est cette science administrative-là qu'on cherche à enseigner aux futurs fonc-
tionnaires13.
b) Apartir des années soixante-dix, l'optique change. D'une part, le droit
administratif a conforté ses assises : le renforcement, pratique mais aussi sym-
bolique - par l'octroi de la justice déléguée en 1872 -, de l'indépendance du
Conseil d'Etat14 comme le développement du contrôle juridictionnel, notam-
ment par le biais du rencours pour excès de pouvoir, ont diminué les préven-
tions contre la justice administrative ; l'enseignement du droit administratif se
développe, en profitant du mouvement d'ouverture et de diversification pro-
gressive des études juridiques15 ; enfin, la parution du Traité de la juridiction
et des recours contentieux d'E. Laferrière16, succédant aux premiers grands
traités des années 1860 (Dufour, Serrigny, Dareste, Ducrocq, Batbie...),
marque le point de départ d'une véritable science du droit administratif,
transformé en une construction logique, cohérente, ordonnée. Dans la voie
ouverte par Laferrière, sont publiés une série de "manuels"17 ; qui modifient

10. Burdeau (F.), "Les tribulations de la science administrative en France. Essai d'expli-
cation", Mélanges Langrod, Editions d'organisation 1980, pp. Il ss.
Il. Burdeau (F.), Histoire de l'administrationfrançaise du XVIIIème au XXèmesiècles,
Montchrestien 1989, pp. 299ss.
12. Commele dit Macarel, "La science administrative a pour but de rechercher à la sour-
ce mêmedes besoins, les règles de la viepratique des nations, les principes généraux qui doi-
vent les régir". De mêmepour Vivien, "la science administrative a pour point de départ la
société tout entière ; elle recherche etproclame les règles quipeuvent enassurer le bien-être et
la prospérité".
13. Voirle projet Salvandy de création de facultés desciences politiques et administratives
en 1845 - projet auquel s'opposeront les facultés de droit -, puis l'expérience très brève de
l'école d'administration en 1848.
14. Chevallier (J.), L'élaboration historique du principe de séparation de la juridiction
administrative et de l'administration active, LGDJ 1970.
15. Les décrets du 28 décembre 1880 et du 24juillet 1884 augmentent l'importance du
droit public et de l'économie politique, dont l'enseignement a été rendu obligatoire en 1877.
Voir Gatti-Montain (J.), in L'administration dans son droit, Publisud 1985, pp. 121 ss et Le
systèmed'enseignement du droit en France, PUL 1987.
16. Voir Gonod (P.), Edouard Laferrière : unjuriste au service de la République, Thèse
Paris 1, janvier 1992 (multig.).
17. Lepremier est le Précis de droit administratifde M.Hauriou de 1892.
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la didactique de la discipline, en fixant le cadre conceptuel qui est désormais le


sien18 : le droit administratif apparaît alors comme une branche du droit à
part entière, répondant pleinement aux critères de la juridicité.
Corrélativement, la science administrative tend à être reléguée au rang des
accessoires inutiles. Les tentatives de constitution d'une science administrative
dépassant le seul point de vue juridique et capable d'intégrer l'ensemble des
savoirs utiles aux administrateurs échoue : les gouvernants y étaient hostiles ;
les libéraux la considéraient comme une séquelle de l'ancienne "science de la
police", dont les premiers auteurs, et notamment Gérando, restaient fort
imprégnés, et comme un vecteur d'étatismel9 ; quant aux facultés de droit,
déjà soupçonneuses vis-à-vis du droit administratif, elle resteront résolument
hostiles à l'introduction d'une perspective autre que juridique dans leurs
enseignements. On sait qu'elles ne parviendront pas à prendre suffisamment à
temps le tournant des sciences sociales : la sociologie leur échappera, en pas-
sant du côté des facultés des lettres ; et les sciences administratives et poli-
tiques seront enseignées en dehors de leur enceinte et de l'Université20, au sein
de l'école libre des sciences politiques créée par E. Boutmy en 187121. Le seul
savoir légitime sur l'administration est désormais d'ordre juridique, et plus
précisément contentieux : les quelques auteurs qui, comme Firmin Laferrière
ou Léon Aucoc préconisent la persistance d'un point de vue large se retrou-
vent isolés ; la production scientifique se concentre sur l'étude approfondie de
la jurisprudence. La science administrative se ramène au droit administratif
avec lequel elle se confond et dans lequel elle s'épuise : comme la science admi-
nistrative, la science du contentieux est conçue comme une "science de
l'action", destinée à guider les administrateurs ; le seul changement, c'est que
cette action est dorénavant exclusivement commandée par l'impératif juri-
dique et que c'est le Conseil d'Etat qui est appelé à définir collectivement, par
ses arrêts, les préceptes à suivre. "De l'administration, on veut voir désormais
uniquement oupresque l'image qu'en reflètent les arrêts du Conseil d'Etat"22.
Prenant place parmi les savoirs juridiques légitimes, le droit administratif tire
parti de cette reconnaissance pour établir son monopole sur les savoirs admi-
nistratifs, en refoulant et en invalidant les points de vue concurrents, auxquels
l'essor des sciences sociales pouvait pourtant conférer une nouvelle autorité.

18. Voir Lavigne (P.), "Les manuels de droit administratif pour les étudiants des facultés
de 1829 à 1922", Annales d'Histoire desfacultés de droit, 1985, n° 2, pp. 125 ss.
19. La critique acerbe que M. Hauriou fait de C.J. Bonnin (in "Droit administratif",
Répertoire Béquet 1897) est symptomatique : pour Hauriou, Bonnin était "de l'espèce redou-
table des idéologues qui réduisent tout en idées abstraites et mettent ces idées au service de la
force pure" ; dans cette perspective, "le droit n'existe pas, il n'y a que la loi, elle-même oeuvre
d'un gouvernement autoritaire".
20. Leur opposition avait eu raison des différentes velléités de création de "facultés de
sciences politiques et administratives".
21. Voir Favre (P.), Naissances de la science politique en France (1870-1914), Fayard,
Coll. L'Espace du politique, 1989, pp. 67 ss.
22. Burdeau (F.), Mélanges Langrod préc.
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Cette montée en puissance du droit administratif lui donne une position


centrale au sein du droit public.
2) La structuration du droit public
a) La construction du droit administratif s'est faite de manière autonome,
par le jeu d'une dynamique propre. Néanmoins, le problème des rapports
avec le "droit public" s'est immédiatement posé, notamment sur le plan didac-
tique : c'est un enseignement de "droit public général" et de "droit civil dans
ses rapports avec l'administration publique" qui est introduit par la loi du 22
ventôse an XII ; et la chaire qui est créée au profit de Gérando à la faculté de
droit de Paris en 1819 est une chaire de "droit public positif et de droit
administratif français". Le droit administratif est ainsi mis en relation avec le
droit public, mais sans que les termes de cette relatiion soient clairement
posés23 : pour les uns, comme Gérando, il y a identité pure et simple entre les
deux24, ou plus exactement le droit administratif donne corps, matérialité au
droit public ; pour les autres, le droit administratif fait partie du droit public,
soit qu'il en constitue un étage inférieur25, soit qu'il en soit la partie principa-
le. En fait, le droit public est défini de manière vague, comme l'ensemble des
règles qui régissent les rapports de l'homme et de la société26, et la distinction
avec le droit administratif est, dès lors, difficile à conceptualiser : le droit
administratif apparaît en fait comme l"'archétype du droit public"27 ; régis-
sant les rapports entre les individus et l'Etat, il tend à ramener à lui tout le
droit public.
b) L'autonomisation progressive du droit constitutionnel posera un pro-
blème nouveau ; cependant, la domination du droit administratif n'en sera pas
véritablement entamée : détenant le privilège de l'antériorité, assuré d'une
stabilité dont ne disposera pas son concurrent, doté d'une juridiction permet-
tant d'asseoir sa prétention à la juridicité, et surtout jugé moins inquiétant
pour le pouvoir, le droit administratif n'a pas trop à craindre du droit consti-
tutionnel. Les vicissitudes de l'enseignement de celui-ci sont sur ce point révé-
latrices. Créée à la faculté de droit de Paris par l'ordonnance du 22 août
1834, la chaire de "droit constitutionnel français", qui fait suite aux premiers
enseignements donnés sous forme de cours publics par J.L. Ortolan en 1831,
est confiée à un ami politique de Guizot, italien d'origine et ne disposant pas

23. Voir sur ce point Guglielmi (G.-J.), op. cit. pp. 326 ss.
24. "C'est dans le droit administratifque le droit public respire, s'applique, se montre ou
doit se monter visible aux regards".
25. Pour Serrigny (Traité de droit publicfrançais, 1846, p. 95), "le droit administratifest
placé dans les bas degrés du droit public : celui-ci pose les principes, et l'autre embrasse les
règles qui regardent l'exécution et les conséquences".
26. Pour Aucoc, le droit public "transforme les règles d'organisation de la société,
contient les garanties établies pour assurer la libre jouissance desfacultés de chaque citoyen
et les sacrifices imposés à chaque citoyen en vue de la collection des intérêts privés quiforment
l'intérêt public".
27. Guglielmi (G.-J.), op. cit. p. 332.
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du grade de docteur en droit, Pellegrino Rossi28 : le contenu du programme est


soigneusement défini et limité à "l'exposition de la Charte et des garanties
individuelles commedes institutions politiques qu'elle consacre" ; les réactions
n'en sont pas moins très vives au sein de la faculté de droit de Paris29 et
l'enseignement sera immédiatement suspendu compte tenu des manifestations
de xénophobie. Le cours sera assuré par Rossi jusqu'en 1845, puis par son
suppléant : l'enseignement disparaîtra en 1852 et ne sera rétabli qu'après
1877. Le statut du droit constitutionnel reste donc très précaire tout au long
du XIXème siècle et le droit administratif peut dès lors s'imposer, au détri-
ment d'un "droit politique" dont la juridicité est fortement contestée.
Etant ainsi parvenu à s'affirmer aussi bien au détriment de la science
administrative que du droit constitutionnel, le droit administratif va établir
son hégémonie pour de longues années.

B) Suprématie
La suprématie du droit administratif dans le champ des savoirs relatifs à
l'Etat ne sera pas véritablement contestée jusqu'aux années soixante, en dépit
de multiples éléments de perturbation : l'avènement de l'Etat providence et la
diversification du droit applicable à ses différents éléments constitutifs ; la
consolidation du droit constitutionnel à travers la production de vastes syn-
thèses théoriques ; les retombées des secousses constitutionnelles qui modifient
la place du droit administratif ; la renaissance après la seconde guerre mon-
diale d'une science politique qui se prétend porteuse d'un savoir nouveau sur
l'Etat. Solidement arrimée à la jurisprudence du Conseil d'Etat, encensé par
des cohortes de thuriféraires, le droit administratif paraît être, non seulement
un des éléments fondateurs de la conception française de l'Etat, mais encore
un modèle à suivre pour les pays étrangers.-
1) Laprééminence dupoint de vuejuridique
a) La prétention du droit administratif à devenir le seul savoir utile à la
pratique administrative sera étayée par la construction, d'abord en Allemagne
à la fin du XIXème siècle, puis en France au début du XXèmede la théorie de
"l'Etat de droit"30. A la différence de "l'Etat de police", l'Etat de droit

28. Voir Charlier(R.-E.), "Evolution et situation présente de la notion de droit constitu-


tionnel", in MélangesJ.J. ChevaUier, Cujas, 1977,pp. 31sset Lavigne(P.), "LeComteRossi,
premier professeur de droit constitutionnel français (1834-1845)", Ibid. pp. 173ss.
29. Lemémoire présenté par cinq professeurs dela faculté au Conseil d'Etat à l'appui de
la demande d'annulation de l'installation de Rossi parle du danger qu'il yaurait à introduire
au sein des écoles de droit "toutes les agitations de la politique, agitations inséparables
aujourd'hui de toute discussion etpar conséquent detoute enseignementsur le droit constitu-
tionnel"...
30. Chevallier (J.), "L'Etat de droit", RDP 1988, n° 2, pp. 313 ss et L'Etat de droit,
Montchrestien, Coll. Clefs, 1992.
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désigne pour la doctrine juridique un Etat dont la puissance est soumise au


droit : ses divers organes ne sauraient agir qu'en vertu d'une habilitation juri-
dique ; l'exercice de la puissance se transforme en une "compétence", instituée
et encadrée par le droit. Par "Etat de droit", il faut entendre, selon Carré de
Malberg31, un "Etat qui, dans ses rapports avec ses sujets et pour la garantie
de leur statut individuel, se soumet lui-même à un régime de droit et cela en
tant qu'il enchaîne son action sur eux par des règles, dont les unes détermi-
nent les droits réservés aux citoyens, dont les autres fixent par avance les
voies et moyens qui pourront être employés en vue de réaliser les buts éta-
tiques".
La théorie de l'Etat de droit postule en tout premier lieu l'absolue soumis-
sion de l'administration à la loi, l'idée que l'administration, non seulement
doit s'abstenir d'agir contra legem, mais encore qu'elle est tenue de n'agir que
secundum legem, c'est à-dire en vertu d'une habilitation légale ; il débouche
sur le "principe de légalité". Alors que l'Etat de police est "celui dans lequel
l'autorité administrative peut, d'unefaçon discrétionnaire et avec une liberté
de décision plus ou moins complète, apliquer aux citoyens toutes les mesures
dont elle juge utile de prendre par elle-même l'initiative en vue defaire face
aux circonstances et d'atteindre à chaque moment les fins qu'elle se propo-
se"32, l'Etat de droit signifie que l'administration ne peut user que des moyens
autorisés par l'ordre juridique en vigueur : elle est soumise à un ensemble de
règles, extérieures et supérieures, qui s'imposent à elle de manière contrai-
gnante et constituent à la fois le fondement, le cadre et les limites de son pou-
voir. Ces règles circonscrivent le champ dans lequel elle est autorisée à se
mouvoir : elles fixent les buts à atteindre et les moyens de les atteindre ; les
actes administratifs ne seront valides qu'à condition de suivre leurs pres-
criptions et, à défaut, seront retirés de l'ordonnancement juridique par
l'intervention d'un juge. Alors que "l'Etat de police" appelait une "science de
la police", visant à améliorer l'efficacité de l'appareil administratif, "l'Etat de
droit" n'appelle plus qu'une "science du droit", destinée à assurer la parfaite
régularité de l'action menée.
Onmesure dès lors l'inestimable appui théorique que le droit administratif
peut trouver dans la théorie de l'Etat de droit, qui apparaît comme un véri-
table paradigme indispensable à la cristallisation du champ scientifique du
droit administratif : la référence à l'Etat de droit permet d'asseoir la position
des publicistes par rapport aux privatistes, jusqu'alors persuadés de détenir
les clefs du seul vrai droit, en témoignant de la juridicité du droit public ; elle
permet aussi de fonder l'autonomie du droit administratif par rapport aux
sciences sociales naissantes33 en propulsant le droit au centre des sciences de
l'Etat. La théorie de l'Etat de droit contribuera en pratique à l'expansion du
31. Carré deMalberg(R.), Contributionà la théoriegénérale del'Etat, Sirey 1920, Réed.
CNRS 1962, Tome 1, p. 490.
32. Carré deMalberg(R.), Ibid. p. 488.
33. Chevallier (J.), "Science du droit et science du politique. Del'opposition à la complé-
mentarité", in Droit etpolitique, PUF1993, p. 254.
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droit administratif et au rayonnement du juge administratif34. D'une part, elle


sert de support à un droit administratif en plein essor : favorisant l'élargisse-
ment du contrôle du juge administratif sur les actes de l'administration, par le
biais d'un recours pour excès de pouvoir dont la nature contentieuse et le
caractère objectif sont désormais indiscutés, elle justifie aussi le développe-
ment de la responsabilité d'une administration tenue de répondre de ses actes ;
plus profondément, elle entraîne une véritable refondation d'un droit admi-
nistratif conçu, non plus comme un privilège pour l'administration, mais
comme un moyen de renforcer les garanties offertes aux administrés. Aussi le
critère de la "puissance" sera-t-il très logiquement relayé par celui du "servi-
ce", qui traduit mieux la volonté d'assujettissement de l'administration au
droit35. D'autre part, elle assure la promotion du juge administratif, figure
emblématique de la Raison juridique. C'est sur le juge qu'on compte pour
protéger à la fois "l'administré contre les abus de pouvoir et l'ordre juridique
contre les atteintes qui pourraient lui être portées "36 : à la différence des
parlementaires, peu qualifiés et exposés aux pressions de toutes sortes, le juge
est censé disposer de la compétence et de l'indépendance requises ; la théorie
de l'Etat de droit légitime ainsi la montée en puissance du pouvoir juridiction-
nel, et notamment dans l'immédiat de celui du juge administratif. Mais l'Etat
de droit va au-delà, en investissant les juristes en général d'une mission essen-
tielle dans la vie sociale : il leur revient en effet d'éclairer et de guider des gou-
vernants privés de la hauteur de vues nécessaire ; l'Etat de droit repose ainsi
sur l'utopie d'un "gouvernement des sages", dans lequel les juristes auraient
une place de choix en raison de leurs compétences propres. La promotion de
l'Etat de droit légitime "la revendication par les publicistes-administrativistes
d'une compétence proprement juridique, articulée à un modèle de juridicité
jurisprudentielle"37.
b) Ainsi fondé sur des assises solides, le droit administratif parviendra
aisément pendant la première moitié du XXème siècle à établir sa suprématie
sur les savoirs autres que juridiques. Il convient sans doute d'éviter sur ce
plan tout schématisme. La préoccupation qui avait été celle des premiers théo-
riciens de la science administrative au XIXème siècle ne disparaît pas complè-
tement. D'abord, la création de l'école libre des sciences politiques assure la
persistance d'un point de vue sur l'administration autre que juridique :
répondant à un besoin spécifique, l'école parvient à monopoliser un type
d'enseignement que les facultés de droit n'assuraient pas38 ; et la domination
qu'elle établit sur le recrutement des hauts fonctionnaires montre bien qu'il

34. Redor (M.-J.), Del'Etat légal à l'Etat de droit. L'évolution des conceptions de la doc-
trine publicistefrançaise (1879-1914), Economica 1992.
35. Chevallier (J.), "Les fondements idéologiques du droit administratif français", in
Variations autour de l'idéologie de l'intérêt général, PUF 1979.
36. Redor (M.-J.), op. cit.
37. François (B.), "Justice constitutionnelle et démocratie constitutionnelle", in Droit et
politique, PUF 1993, p. 58.
38. Favre (P.), op. cit.
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ne suffit pas seulement pour eux d'être de bons juristes39 . Ensuite, une
réflexion sur les problèmes d'organisation interne et de gestion des services,
largement ouverte aux acquis du Business management, se développe en
marge de l'Université : illustrée par les noms de Chardon et surtout de Fayol,
elle préfigure la renaissance de la science administrative. Enfin, dans les facul-
tés de droit elles-mêmes, la prééminence du droit administratif n'exclut pas un
intérêt plus large pour les sciences administratives et politiques, dont témoi-
gnent les travaux de Larnaude mais aussi de Duguit et d'Hauriou : certes, cet
intérêt traduit souvent une volonté d'annexion au droit de la science politique
naissante40 ; cependant, l'interrogation sur les fondements sociologiques de
l'action administrative est bien présente dans ces travaux et l'introduction
progressive d'enseignements relevant des sciences sociales, notamment à la
faveur de la réforme des études de droit de 1954, montre bien une prise de
conscience des limites de la dogmatique juridique, renforcée par le développe-
ment de la science politique après la seconde guerre mondiale. Le monopole du
savoir juridique dans le champ des études administratives est donc loin d'être
total : le droit administratif coexiste avec d'autres disciplines ; néanmoins,
celles-ci restent marginales et périphériques par rapport à un droit ancré dans
ses certitudes, doté d'un grand prestige et assuré par sa forte structuration
d'une place de choix au coeur du droit public.
2) Le droit administratifcommeseul vrai droit
a) La prééminence du droit administratif au sein du droit public s'explique
par un ensemble de caractéristiques intrinsèques, mais qui elles-mêmes ren-
voient à la configuration particulière du champ social qui garantit sa produc-
tion et sa reproduction. La cohérence, à la fois synchronique et diachronique,
du droit administatif n'est pas en effet le produit d'une génération spontanée :
elle résulte de l'intervention d'agents actifs de systématisation, gardiens de la
continuité de la permanence des significations, qui travaillent à résorber les
dissonnances et à assurer le maintien de l'harmonie d'ensemble41.
Le droit administratif a été marqué dès l'origine par son caractère juris-
prudentiel : en l'absence de textes généraux, c'est le juge administratif qui a
été amené à forger les grands principes autour desquels il a été construit ; ce
mode de production jurisprudentiel a contribué à établir la juridicité d'un
droit dont les règles étaient apparemment, non seulement indépendantes des
39. On voit ainsi s'esquisser deux circuits durables de recrutement des fonctionnaires :
l'école libre, qui prépare à la haute fonction publique, à partir d'une formation non exclusi-
vement juridique ; les facultés de droit, qui préparent aux emplois administratifs moyens, en
privilégiant l'acquisition de connaissances juridiques - prééminence du droit qui répond à des
considérations instrumentales mais aussi symboliques (Verrier (P.-E.), "Les statues de la fonc-
tion publique : les juristes et leurs prédateurs dans le système administratif", PMP 1985, n° 3,
pp. 1ss).
40. Pour Duguit, "cette prétendue science politique n'est autre chose que le droit constitu-
tionnel, c'est-à-dire une branche de la science générale du droit".
41. Voir sur cet aspect, Chevallier (J.), "Changement politique et droit administratif", in
Les usages sociaux du droit, PUF, 1989, pp. 293 ss.
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fluctuations politiques, mais encore épurées de toute dimension politique. Plus


encore que d'autres droits, le droit administratif apparaît comme "un univers
social autonome, capable de produire et de reproduire, par la logique de son
fonctionnement spécifique, un corpus juridique relativement indépendant de
contraintes externes"42. Cette dimension jurisprudentielle lui donnera une
coloration singulière. D'abord, elle tendra à accuser l'autonomie du champ du
droit administratif : une coupure tranchée s'établira entre "profanes" et "pro-
fessionnels" de ce droit ; s'arrogeant le monopole du savoir juridique, les pro-
fessionnels vont s'attacher à le renforcer en permanence par l'ésotérisme du
langage, la subtilité des concepts, la complexité des procédures, l'hermétisme
des rituels, en rendant le droit administratif inaccessible aux non-inités. La
production jurisprudentielle du droit administratif s'est ainsi accompagnée
d'une "rhétorique de la compétence et d'un ethos distingué qui tendent à met-
tre à distance les profanes"43 : le spécialiste du droit administratif doit savoir
manier avec une particulière dextérité l'art jurisprudentiel ; et cette figure de
l'"excellence professionnelle" creuse une distance infranchissable avec le
monde des profanes.
Ensuite, elle entraînera une structuration spécifique du champ du droit
administratif. Le juge occupe une position centrale dans ce champ, en appa-
raissant comme un véritable auctor : les "grands arrêts" du Conseil d'Etat et
du Tribunal des conflits sont devenus progressivement, aux yeux des juristes,
la source essentielle, sinon exclusive, du droit administratif, en tenant "lieu à
lafois de décisions dejurisprudence et d'articles de code"44 ; la doctrine a été
vouée à se mettre "à l'écoute du juge"45, en adoptant à son égard une attitude
référentielle et révérentielle. Cette prééminence a d'ailleurs favorisé la confu-
sion des rôles, en donnant aux membres du Conseil d'Etat un rôle essentiel
dans l'exercice de la fonction doctrinale : les premiers grands traités de droit
administratif à la fin du XIXème siècle ont été, on l'a vu, l'oeuvre de prati-
ciens ; et cette tradition a subsisté au XXème siècle, les chroniqueurs attitrés
des revues de droit administratif appartenant souvent au Conseil d'Etat. En
droit administratif "l'opposition entre une casuistique des situations concrètes
et un droit pur (ou savant) ne peut s'appuyer sur desfrontières disciplinaires
strictement délimitées"46 ; et le juge n'a jamais hésité à endosser le rôle doctri-
nal. Cela ne signifie pas pour autant que la doctrine soit dépourvue d'impor-
tance : l'origine jurisprudentielle du droit administratif l'exposait en effet à
une contestation possible de sa légitimité ; aussi la doctrine a-t-elle joué un
rôle essentiel dans la consolidation de ce droit, en se livrant à un travail de
systématisation permettant d'effacer "l'empirisme de l'apparition de la règle

42. Bourdieu (P.), "La force du droit : éléments pour une sociologie du champ juridique ,
ARSS n° 64, septembre 1986, p. 3.
43. François (B.), "Du juridictionnel au juridique. Travail juridique, construction juris-
prudentielle du droit et montée en généralité", in Droit et politique, PUF 1993, p. 211.
44. Gazier (F.), "Le choeur à deux vois de la doctrine et de la jurisprudence", EDCE 1956,
p. 156.
45. Rivero (J.), "Apologie pour les faiseurs de systèmes", Dalloz 1951,1, pp. 97 ss.
46. François (B.), in Droit et politique, op. cit. p. 204.
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jurisprudentielle et l'arbitraire de son autorité"47 et en donnant une place


majeure au contentieux dans la didactique de la discipline.
Enfin, elle contribuera à assurer la continuité du droit administratif.
Garantie par son mode de production, cette continuité investit le droit admi-
nistratif d'un prestige particulier au sein de l'ordre juridique, en le faisant
apparaître comme un droit "méta-politique", placé en dehors et au-dessus de
la volonté capricieuse des gouvernants. Cette continuité est illustrée par le
phénomène de résistance au changement : face à la dynamique de changement
provenant du champ politique et passant par la production de règles nou-
velles, les professionnels du droit mobilisent les ressources juridiques dont ils
disposent pour éviter des bouleversements trop brutaux et assurer la continui-
té des significations juridiques ; ces stratégies passent notamment par un tra-
vail patient et subtil d'interprétation destiné, on le verra après 1958, à
désamorcer la portée de certaines innovations politiques. La construction de
la théorie des "principes généraux du droit" a été ainsi le moyen pour le
Conseil d'Etat d'assurer la préservation des principes traditionnels du droit
public au-delà des vicissitudes politiques. Plus généralement, la continuité du
droit administratif se manifeste par la stabilité de son cadre conceptuel48 : for-
gées de manière progressive, par le choeur à deux voix de la jurisprudence et
de la doctrine, les grandes notions sur lesquelles il repose se sont amalgamées
les unes aux autres, en formant un tissu conceptuel remarquablement cohé-
rent et homogène ; et ce tissu a résisté aux transformations pourtant très pro-
fondes qui ont affecté la place de l'administration dans la société.
Tous ces traits expliquent que la suprématie du droit administratif sur le
droit constitutionnel n'ait pas été réellement contestée.
b) Si le droit constitutionnel a fini par s'imposer dans les enseignements
des facultés de droit et si la doctrine constitutionnelle a connu un spectaculai-
re développement49 au début du XXème siècle, autour des "quatre mousque-
taires" - Esmein, Duguit, Hauriou, Carré de Malberg -, cela ne signifie pas
pour autant qu'il soit parvenu à entamer la suprématie du droit administratif.
Acela, deux raisons essentielles.
D'une part, l'absence d'un juge constitutionnel capable d'assurer le res-
pect effectif de la Constitution, notamment par le législateur. Certes, l'institu-
tion d'un tel contrôle est au coeur de la construction de la théorie de l'Etat de
droit, véritable machine de guerre contre le système de l'Etat légal : l'Etat de
droit postule, non seulement la soumission de l'administration au droit (prin-
cipe de légalité), mais encore la subordination de la loi à la Constitution ;
remettant en cause le privilège d'incontestabilité dont bénéficiait jusqu'alors
47. François (B.), Ibid. p. 211.
48. Chevallier (J.), "Les fondements idéologiques...", préc.
49. Voir Waline (M.), "Le mouvement des idées constitutionnelles dans les facultés de droit
françaises au cours du premier tiers du XXème siècle", Mélanges J.J. Chevallier, Cujas 1977,
p. 259.
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la loi en droit français, elle vient légitimer l'institution d'un contrôle de


constitutionnalité. Et la doctrine adhérera progressivement à cette idée50,
mêmeceux qui, comme Esmein ou Larnaude, y avaient d'abord été hostiles et
même si certaines craintes subsistent, par exemple chez Duguit51, quant au
risque de "gouvernement des juges" ; les seules divergences sont en fin de
compte d'ordre technique - certains, tel Hauriou, penchant plutôt pour la
transposition du modèle américain, d'autres préconisant l'institution d'une
cour spéciale. Néanmoins, il faudra attendre la Constitution de 1958 pour que
ce souhait soit exaucé, sans d'ailleurs que la portée de la réforme soit
immédiatement perçue - l'existence du Conseil constitutionnel étant d'abord
vue comme une arme supplémentaire aux mains de l'Exécutif. En l'absence de
juge constitutionnel, le droit constitutionnel n'apparaît pas comme un véri-
table "droit", réellement sanctionné.
D'autre part, les secousses constitutionnelles qui agitent à nouveau la
France au milieu du XXème siècle paraissent priver le droit constitutionnel de
la continuité nécessaire : G. Vedel peut en 1974 encore opposer la "disconti-
nuité du droit constitutionnel" à la "continuité du droit administratif'52 ; et la
Constitution de 1958 elle-même est perçue comme une rupture par rapport
aux principes les mieux établis du droit public français. La mise en place des
nouvelles institutions renforce dans l'immédiat le "sentiment d'impuissance
des constitutionnalistes"53, qui ne parviennent plus à "/atre fonctionner les
catégories classiques du droit constitutionnel" ; et la maîtrise dont le général
de Gaulle dispose sur l'interprétation des textes conforte ce sentiment ; le
droit constitutionnel "apparaît comme une discipline dévalorisée, sans utilité,
n'ayant pas de prise sur le réel". Le droit constitutionnel semble donc frappé
d'une infirmité congénitale par rapport au droit administratif. Et le recours
que certains constitutionnalistes avaient cru trouver après la seconde guerre
mondiale dans la science politique renaissante apparaît illusoire : le "duvergé-
risme" (G. Vedel), marqué par la volonté de dépasser la dogmatique constitu-
tionnelle en faisant passer l'étude des Constitutions "de l'âge métaphysique à
l'âge positif' (M. Duverger), est en même temps une fuite hors du champ du
droit ; et les constitutionnalistes risquent dès lors, en jouant sur les deux
tableaux, de perdre les ressources savantes qu'ils pouvaient mobiliser en qua-
lité de juristes.
Cette hégémonie du droit administratif est à première vue paradoxale
compte tenu des fondements de l'Etat de droit ; elle est cependant peu gênante
compte tenu des critères de distinction entre droit administratif et droit consti-

50. Reynaud (P.), "Des droits del'homme àl'Etat dedroit :les droits del'hommeet leurs
garanties chezles théoriciensfrançais classiques dedroit public", Droits n°2,1985, pp. 61ss.
51. Pisier (E.), "Léon Duguit et le contrôle de la constitutionnalité des lois. Paradoxes
pour paradoxes", MélangesDuverger, PUF 1987, pp. 189ss.
52. in Mélanges Waline, LGDJ1974, p. 777.
53. François (B.), "Une revendication dejuridiction. Compétence et justice dans le droit
constitutionnel dela VèmeRépublique", Politix, n° 1O-1l,1990, p. 95.
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tutionnel au sein du droit public. Comme le note très clairement Duguit54, le


droit public comprend "l'ensemble des règles juridiques qui s'appliquent à
l'Etat" : une première partie comprend "l'ensemble des règles qui s'appliquent
directement aux gouvernants pris comme tels" - partie qu'on appellera "droit
constitutionnel" ; l'autre englobe "les règles qui s'appliquent à l'activité exté-
rieure des gouvernants et de leurs agents" - et qui relèvent notamment d'un
"droit administratif" tendant à un développement croissant, du fait de l'exten-
sion du rôle de l'Etat dans la vie sociale. Ainsi, la distinction entre droit
constitutionnel et droit administratif est-elle faite en fonction de leur objet55,
et non pas de leur contenu : les avancées du droit administratif marquent un
progrès dans l'assujettissement juridique de l'Etat ; en revanche il n'est pas
surprenant que les rapports entre gouvernants restent fortement marqués par
le poids des considérations politiques. L'idée que la Constitution, en tant que
norme suprême, constitue la "base nécessaire des règles dont l'ensemble com-
pose le droit administratif', formulée avec une particulière vigueur par G.
Vedel56, ne modifie nullement cette perspective : compte tenu des éléments
précédents, elle n'implique pas de lien de subordination entre droit constitu-
tionnel et droit administratif.
Ainsi le droit administratif apparaît-il comme le corpus des savoirs légi-
times sur l'Etat : solidement appuyé sur le Conseil d'Etat, "roc de solidité au
milieu des tourbillons du changement"57, il fournit aux administrateurs les
préceptes qui leur sont utiles et offre aux administrés les garanties qui leur
sont nécessaires ; et cette hégémonie coïncide avec une certaine vision d'un
"Etat administratif" qui puise ses racines profondes dans l'histoire.
La position prééminente du droit administratif va cependant être remise en
cause à partir des années soixante.

II - LACRISE DUDROITADMINISTRATIF
La crise du droit administratif résulte à la fois de facteurs intrinsèques et
extrinsèques : tandis que le jeu de croyances sur lequel il s'appuyait et mettait
son institution à l'abri de toute critique a eu tendance à s'effriter, il a subi la
concurrence de plus en plus agressive d'une science administrative,
s'appuyant sur les acquis de la sociologie, et d'un droit constitutionnel, trou-
vant enfin dans la jurisprudence constitutionnelle le moyen de sa reconnais-
sance dans le champ du savoir juridique ; les deux aspects s'alimentent
réciproquement, dans la mesure où l'affaiblissement des certitudes entourant
le droit administratif laisse la place libre à de nouveaux savoirs qui, en s'affir-
54. L. Duguit (L.), Traité de droit constitutionnel, 3ème éd., Fontemoing, 1927,pp. 680ss.
55. Dans le même sens, voir les définitions que M. Hauriou donne respectivement du droit
constitutionnel (Précis de droit constitutionnel, 2ème éd., Sirey 1929, pp. 215 ss) et du droit
administratif (Précis du droit administratif et du droit public, llème éd.., Sirey, 1927, p. 22).
56. Vedel (G.), "Les bases constitutionnelles du droit administratif", EDCE n° 8.
57. Vedel (G.), Mélanges Waline, préc. p. 793.
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mant, tendent à le relèguer dans une position mineure.


Cette crise s'explique par des considérations variées : crise de l'Etat provi-
dence et de la régulation administrative de la vie sociale ; transformation du
paysage institutionnel et de la structuration de l'ordre juridique ; déclin de la
mystique de la loi et accent mis sur la défense des libertés fondamentales
contre l'abus possible des majorités démocratiques ; décadence du principe de
légalité et apparition de nouveaux mécanismes de protection. Surtout, le droit
administratif a été placé à l'intersection des mouvements contradictoires et
successifs qui ont agité le droit dans les sociétés contemporaines : d'abord il a
subi le contrecoup du discrédit qui a affecté le savoir juridique à partir des
années soixante et qui s'est traduit par un spectaculaire développement des
sciences sociales ; ensuite il a été court-circuité par le phénomène de retour au
droit qui a conduit, à partir du milieu des années soixante-dix, à aller au-delà
des garanties qu'il offrait. Il convient cependant de ne pas céder à un effet de
perspective et à un effet de mode58 : non seulement la contestation du droit
administratif n'est pas nouvelle, mais encore sa portée ne saurait être suresti-
mée ; le mouvement actuel doit être compris, moins comme un dépassement
(A) que comme un processus de refondation (B).

A) Dépassement
Le droit administratif s'est trouvé soumis à un tir croisé : tandis que
l'approche exclusivement juridique des phénomènes administratifs était remi-
se en cause sous l'effet du renouveau de la science administrative et de la mise
en avant de considérations d'efficacité, l'étoile du droit administratif commen-
çait à pâlir du fait de l'essor d'un droit constitutionnel armé de certitudes
nouvelles ; critiqué, tantôt pour excès de droit, tantôt pour défaut de droit, le
droit administratif a subi un double déficit de légitimité.
1) Les limites du droit administratif
Pendant de longues années, le droit administratif a pu apparaître comme
l'instrument privilégié, sinon exclusif, de connaissance de la réalité adminis-
trative. Le retour à partir des années soixante59 à un point de vue plus large
montre la prise de conscience des limites du droit administratif sur le plan
cognitif.
Le droit administratif verra d'abord remise en cause sa prétention à occu-
58. Comme l'écrit justement J.J. Bienvenu ("Le droit administratif : une crise sans catas-
trophe", Droits n° 4, 1986, p. 93), "depuis trente ans, la crise est devenue pour la doctrine le
mode de description privilégié de l'état du droit administratif, au point que l'on serait tenté
d'écrire : la crise est l'expression du droit administratif' ...
59. Les deux table-rondes organisées par l'Institut français des sciences administratives, le
13 janvier 1968 (La recherche administrative en France, Cahiers IFSA n° 3, Ed. Cujas, 1968)
et le 16 mai 1981 (Voir Chevallier (J.), in RFAP n° 19, 1981, pp. 129 ss), permettent de mesu-
rer l'évolution de la science administrative pendant cette période.
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per l'intégralité du champ des études administratives : les diverses sciences


sociales ont en effet été amenées à s'intéresser de près au phénomène adminis-
tratif, à partir des préoccupations, objectifs et méthodes qui sont les leurs ; le
savoir juridique se trouvera dès lors concurrencé par d'autres savoirs, prove-
nant de disciplines multiples, savoirs éclatés, pluriels - historique, géographi-
que, économique, philosophique, psychologique etc... -. Le droit administratif
a perdu le monopole du savoir légitime sur l'administration.
Onassistera ensuite à la renaissance d'une science administrative qui cher-
chera très vite à s'émanciper de la tutelle du droit administratif. Sans doute,
la science administrative reste d'abord fortement marquée, notamment dans
les facultés de droit, par l'empreinte juridique : l'objet de la science adminis-
trative est construit en fonction de critères juridiques ; le droit reste perçu
comme un moyen privilégié de connaissance et de compréhension de la réalité
administrative ; enfin, les modes de raisonnement et les concepts sont très lar-
gement empruntés au droit administratif60. Néanmoins, le simple fait que des
juristes éprouvent le besoin d'aller au-delà de l'étude des textes et de la juris-
prudence pour observer le fonctionnement concret de l'administration
démontre assez que le droit n'est plus considéré, même dans les facultés de
droit, comme un moyen de connaissance suffisant. Mais surtout, cette science
administrative, qui reste dans l'orbite du droit et qui n'est qu'un prolonge-
ment de celui-ci, sera rapidement dépassée par le développement d'une autre
science administrative, d'inspiration sociologique, résolument affranchie des
présupposés juridiques.
On assiste en effet dans les années soixante à l'entrée en force des socio-
logues sur le terrain des études administratives, notamment locales61. Cette
pénétration contribuera à faire progresser la connaissance du phénomène
administratif, en l'affranchissant de la gangue des conepts juridiques qui
l'étouffaient et la paralysaient : une vision très différente de l'administration
apparaît alors, grâce à la formulation de problématiques complètement nou-
velles, souvent en rupture avec l'analyse juridique classique62. Onvoit dès lors
s'imposer progressivement l'idée que la science administrative doit, si elle veut
accéder au statut de science sociale à part entière, s'affranchir du "nor-
mativisme" inhérent à l'analyse juridique63 : la pénétration progressive dans
le champ des études administratives des concepts et des méthodes sociolo-
giques - par le jeu d'un processus croisé d'investissement des sociologues sur le
terrain administratif et d'appropriation par les juristes d'un savoir sociolo-
gique - favorisera cette rupture épistémologique ; l'ambition de la science
60. Chevallier (J.), Loschak (D.), Science administrative, Tome 1, LGDJ 1978, n° 36.
61. Chevallier (J.), "La recherche locale et la science administrative", RFAP n° 24, 1982,
p. 143.
62. On le verra par exemple en ce qui concerne l'administration locale, les problématiques
sociologiques construites par exemple par Michel Crozier et le Centre de sociologie des organi-
sations - autour de concepts tels que ceux de "pouvoir périphérique" ou de "régulation croi-
sée" - rompant résolument avec la théorie juridique du local qui avait été construite par les
juristes à la fin du XIXème siècle.
63. Chevallier (J.), Science administrative, PUF, Coll. Thémis, 1986.
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administrative est de progresser dans la connaissance du phénomène adminis-


tratif, en s'intéressant au fonctionnement administratif réel, en partant de
l'observation des situations administratives concrètes. Ayant l'ambition d'in-
tégrer les savoirs diversifiés produits sur l'administration, dans le cadre d'une
démarche "interdisciplinaire", cette science administrative renoue avec les
objectifs qui étaient ceux de la science administrative du XIXème siècle : arri-
mée aux autres sciences sociales, elle entend dépasser le point de vuejuridique ;
le droit n'est plus considéré que comme une donnée parmi d'autres à prendre
en considération. Ainsi, le développement de la science administrative traduit-
il la volonté de briser le monopole du savoir juridique sur l'administration64
par l'adoption d'une perspective plus globale : remettant en cause le rôle du
droit comme variable explicative des comportements administratifs, il tend à
la prise en compte d'autres rationalités que juridique ; et la distance prise par
rapport au droit aboutira fréquemment à une "disqualification" au moins
implicite de l'analyse juridique65. On trouvera en effet dans maints travaux
d'inspiration sociologique une remise en cause de la capacité du droit à rendre
compte de la réalité administrative : "le droit n'a plus rien à nous dire sur
notre réalité, il ne se prête à aucune investigation scientifique, pire il la
compromet"66 ; ce n'est qu'en s'affranchissant résolument des catégories ju-
ridiques qu'on pourrait progresser dans la connaissance de l'administration.
Le savoir juridique se trouve dès lors, non seulement concurrencé ou trans-
cendé, mais purement et simplement discrédité en tant qu'instrument de
connaissance.
Le développement de la science administrative sera important à partir des
années soixante, en dépit de la persistance pendant longtemps d'équivoques
sur le statut de la discipline. Il se traduira par le renforcement des supports
institutionnels ("L'Institut français des sciences administratives", section
française de l'Institut international créé dans les années trente), l'expansion
des enseignements, dans les facultés de droit et les instituts d'études poli-
tiques, la création de laboratoires et d'équipes de recherche, la création de
revues spécialisées (le Bulletin de l'Institut international d'administration
publique - remplacé en 1977 par la Revue française d'administration
publique -, la revue Politiques et management public), enfin la floraison de
travaux de recherche et de publications. Ce savoir nouveau produit sur
l'administration aura une incidence sociale et politique : progressivement inté-
gré dans la formation des fonctionnaires, jusqu'alors marquée par le poids du
droit, il contribue aussi à modifier la perception du phénomène administratif -
surtout à travers les ouvrages de vulgarisation à destination du grand public.
b) La dévalorisation du droit administratif comme instrument de connais-

64. Loschak (D.), "La science administrative et le droit", MélangesLangrod 1980,p. 49.
65. Encesens, Caillosse (J.), "La décentralisation, moded'emploi", RDP1988, n° 5, pp.
1229ss.
66. Caillosse (J.), "L'administration française doit-elle s'évader du droit administratif
pour relever le défi del'efficience ?", PMP1989,n°2, p. 163et aussi"Variations sur lemodè-
lejuridique d'administration. Lamodernisation del'Etat", AJDA1991,p. 759.
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sance s'est doublée d'une contestation de son bien-fondé pratique. Cette


contestation repose sur deux fondements différents : on assiste en effet à la
"rencontre entre la critique managériale de l'administration et la contestation
libérale du droit administratif,67 qui s'alimentent mutuellement.
La critique managériale est fondée sur la contradiction qui existerait
entre le droit administratif et l'impératif d'efficacité, auquel l'administration
devrait désormais se soumettre : le droit administratif constitue un cadre rigi-
de, un véritable carcan, qui est une gêne pour l'action, un obstacle au change-
ment68 ; il n'est pas d'efficacité administrative concevable sans desserrement
des contraintes qu'il impose. L'extension progressive à l'administration d'une
rationalité de type managériale, où l'efficacité prime toute autre considéra-
tion, conduit ainsi à la remise en cause de la rationalité juridique sur laquelle
elle a été bâtie69 : le management suppose une rupture radicale avec les pré-
supposés qui fondaient le modèle classique d'administration ; et le droit admi-
nistratif apparaît comme antinomique avec les préceptes du management. La
modernisation administrative est appelée à emprunter des voies de traverse
par rapport aux catégories traditionnelles du droit administratif : elle n'est
concevable qu'au prix d'une remise en cause de l'héritage juridique auquel
l'administration s'identifie ; elle doit se faire "en marge du droit, sinon contre
lui"7o ; "tout se passe comme si, pour enfin se moderniser, l'administration
devait être affranchie des règles du droit administratif où elle est tenue
prisonnière"71. Au-delà de cette critique du contenu du droit administratif,
c'est en fait le principe même de son institution qui est en cause : dès l'instant
en effet où l'administration est invitée à s'inspirer des principes de gestion en
vigueur dans le privé, plus rien ne justifie le particularisme du droit qui lui est
applicable ; parce qu'il contribue à cristalliser et à objectiver la spécificité
administrative, en la transcrivant en catégories juridiques ("intérêt général",
"service public", "puissance publique"...), le droit administratif est par essen-
ce antinomique avec l'approche managériale, qui présuppose au contraire
l'identité des problèmes auxquels sont confrontées les organisations de toute
nature. La singularité des règles du droit administratif est subsumée dans la
généralité des préceptes managériaux. L'acclimatation dans l'administration
de cette rationalité managériale sera illustrée par la dévalorisation du savoir
juridique au profit de nouveaux savoirs techniques : "ravalé au rang de sta-
tue", le droit administratif a perdu de son importance dans la formation des
fonctionnaires et les juristes se trouvent progressivement expropriés des posi-
tions qu'ils occupaient par ces "prédateurs" que sont les managers72 ; ce
"déclassement d'un droit qui entretenait la croyance en la suprématie adminis-
trative révélerait unprocessus de "sécularisationirrésistibledel'administration".
67. Caillosse (J.), PMP 1989 préc. p. 168.
68. Woehrling (J.-M.), "L'évolution du rôle du droit dans l'action administrative", RFAP
n° 26, 1983, pp. 134 ss.
69. Chevallier (J.), Loschak (D.), "Rationalité juridique et rationalité managériale dans
l'administration française", RFAP n° 24, oct-déc. 1982, pp. 53 ss.
70. Caillosse (J.), AJDA 1991, préc.
71. Caillosse (J.), "La réforme administrative et la question du droit", AJDA 1989, p. 3.
72. Verrier (P.-E.), PMP 1985 préc., pp. 3 ss.
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Mis en cause du point de vue de son efficacité, le droit administratif est


aussi condamné comme antinomique avec les principes fondamentaux du libé-
ralisme. La contestation néo-libérale, qui s'est développée au cours des années
soixante-dix en liaison avec la crise de l'Etat providence, retrouve le sillon des
critiques anciennes formulées depuis le XIXème siècle. On reproche au droit
administratif d'être par essence un droit d'inégalité et de privilège : irréversi-
blement marqué du sceau de l'unilatéralité, il serait l'instrument de la mise en
tutelle de la société par l'Etat73 ; or, ce modèle étatique de régulation sociale,
héritage d'une "culture politique désuète", serait frappé d'obsolescence.
L'existence d'une juridiction administrative n'est elle-même présentée que
comme un legs de l'histoire, dont la seule justification repose sur "la difficulté
dujuge à vaincre l'allergie de l'administrationfrançaise à la règle de droit" :
formant "une classe à part de juristes d'Etat par laquelle le pouvoir a pu
asseoir sa domination"74, les juges administratifs seraient un obstacle à la
constitution d'un authentique pouvoir judiciaire. Il conviendrait dès lors, non
seulement de réduire, faute de pouvoir le supprimer, l'espace du droit admi-
nistratif, en étendant la sphère d'application du droit privé, mais encore de
rapprocher progressivement le droit administratif du droit privé, en sup-
primant certains privilèges "d'un autre âge". Si cette perspective sera après
1981 provisoirement repoussée, l'arrivée de la gauche au pouvoir garantissant
dans l'immédiat au droit administratif une assise sociale élargie75, la volonté
de "réduction" du droit administratif s'affirmera par la suite : sans doute les
mesures prises restent-elles de portée limitée ; néanmoins on assiste bien à un
"recentrage de l'ordre juridique autour du droit privé"76, qui tend à appa-
raître à nouveau commele seul "vrai droit", le "droit de référence", sur lequel
le droit administratif est tenu de s'aligner, sous peine de perdre toute légi-
timité.
Ainsi dévalorisé comme cadre normatif de l'action administrative, le droit
administratif va subir le contrecoup de l'essor du droit constitutionnel.
2) La réévaluation de la hiérarchie des savoirsjuridiques
a) L'hégémonie du droit administratif était fondée, on l'a vu, sur la
croyance très généralement partagée en la perfection d'un droit d'origine
jurisprudentielle et donc "méta-politique", dont les règles avaient été lente-
ment forgées et polies au fil de l'évolution : cette croyance était soigneusement
entretenue par une doctrine dont les membres apparaissaient comme des lau-
dateurs de l'oeuvre du Conseil d'Etat ; sans doute des voix discordantes s'éle-
vaient-elles de temps à autre, mettant en doute l'efficacité du contrôle

73. Cohen-Tanugi (L.), Le droit sans l'Etat, PUF 1985, p. 127.


74. Cohen-Tanugi (L.), "L'avenir de la justice administrative", Pouvoirs n° 46, 1988,
p.18.
75. Caillosse (J.), "Sur les enjeux idéologiques et politiques du droit administratif.
Aperçus du problème à la lumière du changement", Revue administrative n° 208, juillet-août
1982, p. 368.
76. Caillosse (J.), PMP 1989 préc. p. 168.
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juridictionnel7' et n'hésitant à parler de "jurisprudence politique"78, mais ces


points de vue iconoclastes alimentaient eux-mêmes la croyance précitée par les
réponses qu'ils suscitaient. Et si l'idée de "crise du droit administratif' avait
été avancée après la seconde guerre mondiale79, cette crise avait été aisément
surmontée, notamment par le biais de la réforme du contentieux et la revalori-
sation de la notion de service public.

Tout va changer à partir des années soixante dix : les critiques ma-
nagériale et néo-libérale du droit administratif vont en effet être relayées au
sein du champ juridique lui-même ; le "choeur à deux voix" de la jurispruden-
ce et de la doctrine est perturbé par le développement d'analyses sans com-
plaisance sur les vertus du système français de droit administratif. On
constate d'abord le déclin relatif du pouvoir normatif du juge administratif80 :
alors que le juge avait construit de toutes pièces au fil de sa jurisprudence un
édifice majestueux, dont les principes généraux du droit constituaient le plus
beau fleuron, on assisterait au tarissement des "grands arrêts"81, les règles du
jeu étant désormais fixées et le droit écrit occupant une place croissante ; le
juge administratif paraît être voué à la gestion de l'acquis et la jurisprudence
redevenir une simple "source supplétive". Si cette thèse du déclin du "pouvoir
jurisprudentiel" est compensée par le constat d'une ascension d'un "pouvoir
juridictionnel", par lequel le juge étendrait son contrôle sur l'administration,
elle prend une portée nouvelle à partir du moment où ce contrôle lui-même
sera l'objet de sévères critiques, dont on trouve un parfait condensé dans le
numéro spécial consacré en 1988 par la revue Pouvoirs au droit administratif :
la capacité du juge administratif de satisfaire l'attente des justiciables est mise
en doute, notamment du fait de la durée excessive des instances et des compli-
cations procédurales, la révérence à l'égard du pouvoir administratif dénon-
cée et surtout l'efficacité de la protection contre l'arbitraire administratif mise
en doute, compte tenu de l'existence d'importantes "zones de non-droit" et de
"pratiques confinant au déni de justice"82. Enfin, le tabou ultime est violé à
partir du moment où c'est "l'indépendance du Conseil d'Etat statuant au
contentieux"83 qui est suspectée : cette fois c'est la constitution même du droit

77. Rivero (J.), "Le Huron au Palais Royal", Dalloz 1962, I, pp. 37 ss.
78. Weil (P.), "Le Conseil d'Etat statuant au contentieux : politique jurisprudentielle ou
jurisprudence politique", Annales de la Faculté de droit d'Aix en Provence 1959, pp. 281 ss -
problématique qui sera reprise par Loschak (D.), Le rôle politique du Conseil d'Etat, LGDJ
1972.
79. De Laubadère (A.), "Réflexions sur la crise du droit administratif', Dalloz 1952, I,
pp.5 ss.
80. Linotte (D.), "Déclin de pouvoir jurisprudentiel et ascension du pouvoir juridiction-
nel", AJDA 1980, pp. 632 ss - et les nuances de S. Rials ("Sur une distinction contestable et un
trop réel déclin", AJDA 1981, pp. 115 ss).
81. Robert (J.), "Conseil d'Etat et Conseil constitutionnel : propos et variations", RDP
1987, pp. 1151 ss - diagnostic critiqué par S. Hubac et Y. Robineau (in Pouvoirs n° 46, 1988,
pp. 113)) pour qui le juge administratif continuerait à créer des règles là où les enjeux poli-
tiques et sociaux sont importants.
82.Voir notamment Loschak (D.), "Le droit administratif, rempart contre l'arbitraire ?",
pp. 43 ss.
83. Dupeyroux (O.), RDP 1983, n° 3, pp. 565 ss.
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administratif qui est la cible, toute l'histoire de la juridiction administrative


étant relue sans complaisance. Sans doute, ces critiques venant du champ du
droit administratif lui-même visent moins, sauf pour les auteurs à scier la
branche sur laquelle ils sont assis..., à remettre en cause l'existence même de
la juridiction administrative, que de chercher à améliorer le système de
contrôle ; elles contribuent cependant à saper la croyance dans les bienfaits du
système français sur laquelle le droit administratif avait fondé son hégémonie,
tout en créant au sein du champ juridique des dissonnances fâcheuses et nui-
sibles à sa cohésion. Or, au moment même où le droit administratif est agité de
fortes secousses, le droit constitutionnel connaît une spectaculaire consolida-
tion.
b) S'il est resté pendant longtemps l'enfant turbulent, mais aussi le parent
pauvre du droit public, le droit constitutionnel a connu une véritable mutation
au cours des années soixante-dix : tandis que la disparition du général de
Gaulle a fait disparaître le monopole que ce "pontife constitutionnel" s'était
arrogé pour la lecture légitime de la Constitution84, le développement de la
jurisprudence du Conseil constitutionnel, à la faveur de l'élargissement des
textes de référence (1971) puis de la modification des règles de saisine (1974) a
créé les conditions d'une construction jurisprudentielle de ce droit ; ainsi le
droit constitutionnel va-t-il emprunter et endosser le "modèle de juridicité" du
droit administratif85 pour obtenir sa reconnaissance en qualité de véritable
droit. Dans cette reconnaissance, juge et doctrine ont, comme en droit admi-
nistratif, partie liée86 : de même que le juge constitutionnel a besoin de la cau-
tion doctrinale pour asseoir son autorité, la doctrine constitutionnelle tire
parti d'une juridictionnalisation qui lui ouvre un champ infini d'interpréta-
tions et de commentaires. Aussi les constitutionnalistes ne se bornent-ils pas à
enregistrer passivement cette évolution : par le plaidoyer en faveur de la natu-
re juridictionnelle du Conseil, par la légitimitation du contrôle de constitution-
nalité des lois et enfin par le travail de mise en ordre et de mise en cohérence
des solutions jurisprudentielles, ils contribuent à produire le nouveau droit
constitutionnel ; le juge constitutionnel s'appuie sur ces nouveaux thurifé-
raires, qui ancrent la croyance nouvelle en la suprématie du droit constitu-
tionnel, tout en en tirant pour eux-mêmes un ensemble de ressources
symboliques et pratiques. Sans doute, le modèle de juridicité hérité du droit
administratif trouve-t-il ses limites : à la différence du droit administratif, le
droit constitutionnel ne peut s'appuyer à l'origine que sur une "clientèle très
restreinte" (les professionnels de la politique) et sur un "domaine de validité
qui reste limité"87 ; aussi sera-t-il conduit à étendre progressivement son
champ de validité, notamment par le passage à une définition substantielle de

84. François (B.), "Le juge, le droit et la politique : éléments d'une analyse politiste",
RFDC 1990, n° l,p. 64.
85. François (B.), Politix préc. p. 98 et "La Constitution du droit ?" in La doctrine juri-
dique, PUF 1993.
86. Poirmeur (Y.), Rosenberg (D.), "La doctrine constitutionnelle et le constitutionnalis-
me français", in Les usages sociaux du droit, PUF 1989, pp. 234 ss.
87. François (B.), Politix préc. p. 105.
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Jacques CHEVALLIER Présentation 5

1. L'ÉVOLUTION DU CHAMP DU DROIT ADMINISTRATIF


Jacques CHEVALLIER Le droit administratif entre science
administrative et droit constitutionnel 11
Gilles J. GUGLIELMI Vu par ses pères fondateurs,
le droit administratif 41
Danièle LOCHAK Le Conseil d'état sous Vichy et
le Consiglio di stato sous le fascisme 51
Yves POIRMEUR La doctrine administrative et
le juge administratif 97
Marie-Christine KESSLER L'évasion des membres du
Conseil d'état vers le secteur privé 121
Françoise DUBOIS La contestation du droit
Maurice ENGUÉLÉGUÉLÉ administratif dans le champ
Géraldine LEFÈVRE intellectuel et politique
Marc LOISELLE 149

Il. L'ÉVOLUTION DE LA PRODUCTION DU DROIT ADMINISTRATIF 175


Benoît MERCUZOT L'intégration de la jurisprudence
constitutionnelle à la jurisprudence
administrative 177
Domenico MENNA La théorie des principes généraux
du droit à l'épreuve de la jurisprudence
constitutionnelle 201
Nicole DECOOPMAN Le contrôle juridictionnel des autorités
administratives indépendantes 211
Myriam BACHIR-BENLAHSEN Lois de sages et
sagesse des légistes 231
Danièle BOURCIER Modéliser la décision administrative 257
Danièle LOCHAK Réflexion sur les fonctions sociales de
la responsabilité administrative ............275

Couverture: Dessin de Marek Halter


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