Kurt Lewin Et L'accompagnement Du Changement PDF

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Kurt Lewin et l’accompagnement du changement

Considéré comme le fondateur des sciences sociales (Allard-Poesi, 2012), Kurt Lewin est
connu pour être l’inventeur de la dynamique des groupes, le père de la recherche-action et le
créateur de plusieurs théories fertiles pour penser la formation telles que la théorie du champ
ou les trois phases du changement.

1. Contexte politique, culturel et scientifique de l’œuvre de Kurt Lewin

Kurt Lewin nait en 1890 en Prusse Orientale. A 19 ans, il entre à l’Université de Berlin où il
termine en 1916 un doctorat en philosophie sous la direction de Karl Stumpf, un psychologue
et philosophe allemand qui aura une influence décisive sur le développement de la théorie de
la Gestalt.

La première guerre mondiale marque profondément le jeune Lewin. Engagé volontaire en


1914, il est envoyé sur le front de l’ouest où il est blessé. Son frère Fritz y décède. Cet
événement douloureux l’amène à rédiger en 1917 ses premières réflexions à caractère
psychologique dans un article intitulé « aspects de la guerre ». À partir de son expérience des
tranchées, il montre comment la perception qu’une personne peut avoir d’un paysage est
fortement liée au contexte dans lequel elle se trouve. Ainsi, selon la situation, le soldat ne voit
pas les éléments de l’espace de la même manière : près du front, il identifie tout ce qui peut
contribuer à sa sécurité alors que lorsqu’il s’en éloigne, il redéfinit le paysage. Ce sont les
prémisses de sa théorie du champ.

Au cours des années 30, le parti nazi accède au pouvoir en Allemagne. L’aggravation de la
condition des juifs amène Lewin à se tourner vers les États-Unis. Après un premier séjour en
1932, il s’y installe définitivement en 1933. De manière visionnaire, Lewin avait acquis la
conviction que le peuple allemand ne renverserait pas Hitler et que seule une défaite
allemande mettrait fin à la dictature (Marrow, 1972).

Petit à petit, son objet de travail scientifique passe de la dynamique individuelle aux
dynamiques collectives. Cela l’amène à créer un centre de recherche sur la dynamique des
groupes au Massachusetts Institute of Technology (MIT).

Si Lewin est passionné par les modélisations théoriques, il se montre aussi très attaché aux
questions pratiques. Très vite, il sort du laboratoire pour s’attaquer aux phénomènes sociaux

1

de la « vraie vie » (Allard-Poesi, 1997). Il conduit alors ses recherches célèbres sur les styles
de leadership à partir de l’observation de groupes d’enfants ainsi que ses expériences sur la
modification des habitudes alimentaires, qui l’amèneront à déployer sa théorie du
changement. Il réalise aussi des recherches sur l’efficacité en milieu organisationnel. Enfin, il
développe les bases de ce qui deviendra la recherche-action : l’Action Research (Lewin,
1946).

Kurt Lewin décède en 1947. Il a 57 ans.

2. Présentation de la construction théorique et des concepts-clé

2.1. Une méta-théorie

Lewin s’étant intéressé à de nombreux sujets, nous commencerons par définir ce que Marrow
(1972) appelle sa méta-théorie, c’est-à-dire les conceptions qui traversent sa pensée. Nous en
avons dégagé quatre.

1) La totalité. Lewin, en tant qu’héritier de la Gestalt, prend appui sur le principe selon
lequel le tout est différent de la somme des parties. Or, à son époque, cette
observation est essentiellement appliquée aux mécanismes perceptifs. Le génie de
Lewin consiste à transférer le raisonnement vers systèmes humains, particulièrement
les groupes et les organisations, et à étudier en quoi un groupe ou une organisation
est autre chose que la somme des individus qui le compose.

2) L’évolutivité. Qu’il étudie l’adolescence, la transformation des habitudes


alimentaires ou qu’il accompagne des groupes, Lewin prend en considération le
caractère dynamique, changeant et évolutif des phénomènes.

3) Le pragmatisme théorique. « Il n’y a rien de plus pratique qu’une bonne théorie ».


Cette citation célèbre de Lewin exprime bien sa posture. Pour lui, l’action et la
connaissance sont indissociables. Comme le dit Marrow, Lewin s’intéresse à la vie
quotidienne des hommes et parvient ensuite à transposer un problème de vie en une
expérience contrôlable.

4) La contextualité. Enfin, Lewin se singularise par sa prise en compte permanente du


contexte tant interne (les besoins, les motivations) qu’externe (les autres,
l’environnement physique). Sa formule C= F (p,e) (le comportement est fonction de
la personne et de son environnement) incarne le caractère social et situé de sa
psychologie.

2

2.2. Les apports principaux

2.2.1. La théorie du champ

Clé de voûte de son approche, la théorie du champ cherche à expliquer le comportement de


l’individu en prenant en compte la structure et la dynamique de son espace psychologique à
un moment donné (Allard-Poesi, 2002). Lewin utilise deux métaphores pour décrire sa
théorie : celle de la topologie (pour décrire le « champ » ou « espace de vie » dans lequel une
personne évolue) et celle de la physique (pour exprimer les différentes « forces » à l’œuvre
dans ce champ et qui vont le pousser à s’orienter dans ce territoire). Sa psychologie est donc
« topologique » et « dynamique ».

Topologique. Selon la théorie du champ, un individu évolue dans un espace de vie. Au même
titre qu’un promeneur, il y perçoit différents « lieux », décide d’aller dans telle ou telle
direction. L’angle est phénoménologique : le champ est celui qui est éprouvé par la personne.
Comme le dit Partlett1, le champ c’est « ma réalité à un moment donné ». C’est pourquoi on
parle de « champ psychologique » pour bien en figurer l’aspect subjectif et personnel.

Dynamique. Par ailleurs, cet espace de vie n’est pas neutre pour le sujet. Il est composé de
différentes forces en tension. Tout ce qui s’y passe est fondamentalement affectif et perçu
immédiatement comme désirable ou non. On parle alors de valence dans l’espace de vie. Le
sujet ne s’y oriente pas au hasard : sa conduite résulte de la distribution des forces du champ
qui sont elles-mêmes relatives aux buts de l’individu. Le psychisme de l’individu reconfigure
donc le champ en permanence.

En découlent trois lois, relevées par Allard-Poesi (2012) :

• le comportement résulte de la totalité du champ psychologique de la personne ;


• le champ psychologique est la situation telle que vécue par l’individu ici et
maintenant ;
• le comportement est défini par une structure cognitive particulière (ce que l’individu
pense et perçoit) et par des forces motrices qui conditionnent l’action.

Ces lois s’appliquent aux individus mais aussi aux collectifs humains.


1
Partlett, M. (1991). Réflexions sur la théorie du champ. British Gestalt Journal, 1, 2. Traduction Catherine Delafon, Cahiers
de Gestalt-thérapie, n° 5.


3

2.2.2. L’étude du changement

Durant la deuxième guerre mondiale, le Ministère de la Guerre américain demande à Lewin


de travailler sur la modification des habitudes alimentaires. Dans ce contexte de pénurie,
l’enjeu est d’encourager les ménagères à recourir davantage aux abats qui font pourtant
l’objet d’une aversion. Lewin teste alors deux conditions expérimentales, l’une dans laquelle
on recourt à l’exposé d’un nutritionniste, l’autre fondée sur la discussion de groupe.

Á partir de ces expériences, Lewin (1947) décrit trois phases d’un changement : unfreeze
(selon les traducteurs, dégel ou décristallisation), change (changement, mouvement,
déplacement), refreeze (recristallisation, stabilisation).

Phase 1 : unfreeze. Durant la première phase, le groupe (ou l’individu) va abandonner petit à
petit ses réflexes, routines, modes de pensée, comportements.

A ce stade, l’accompagnateur du changement s’efforce de limiter les résistances, notamment


par la discussion. Ainsi, l’expérimentation de Lewin sur le changement des habitudes
alimentaires montre que le format « conférence » amène à 3% de changement alors que la
discussion amène à 32 % de modification.

Phase 2 : change. Au cours de cette phase, les points de vue évoluent, la perception de la
réalité se modifie. Les forces à l’œuvre bouleversent l’équilibre de la première phase et le
champ se reconfigure. Cela permet l’émergence de comportements nouveaux.

Phase 3 : refreeze. Un nouvel état d’équilibre apparaît. Les tensions s’apaisent.


L’accompagnateur du changement doit être attentif à faciliter cette étape car des sentiments
de confusion ou d’incompétence liés à l’inexpérience de cette nouvelle configuration peuvent
apparaître. Il faut donc soutenir les acteurs dans leurs nouveaux rôles et les aider à poser un
regard sur ce qui s’est passé.

Pour étayer sa théorie, Lewin propose une vision dynamique dans laquelle il considère que
l’état apparemment stationnaire d’un système (un groupe par exemple) est en fait la résultante
de forces contradictoires. Autissier et Moutot illustrent une telle conception par ce schéma où
il est question du niveau de production d’un groupe.

4

L’équilibre de forces fait que le système est soumis à des variations légères. Si l’on veut
faciliter le passage vers un changement d’état (ici augmenter la production d’un groupe ou,
dans d’autres expériences de Lewin, diminuer des conduites agressives), on peut soit :

- renforcer les forces de changement qui vont dans le sens de ce que l’on souhaite (par
argumentation, récompense, punition, …).

- diminuer les forces qui s’opposent à ce changement (par allègement de contraintes,


simplification, réduction d’inconvénients liés au changement, …).

Selon Lewin, la deuxième stratégie est la plus efficace. L’inconvénient de la première est que
plus on va intensifier les forces de changement, plus les forces de non-changement vont
également s’intensifier afin de maintenir l’équilibre du système. Au contraire, la réduction des
forces qui s’opposent au changement va amener presque automatiquement le changement.

Pour illustrer cette théorie, prenons un exemple2. On peut croire qu’une famille qui mange
relativement gras et peu équilibré depuis des années se situe dans un état stable. Mais en
réalité, cette consommation est le résultat de différentes forces en tension : des forces
poussent à la consommation grasse (habitudes acquises, injonctions de l’entourage, habitudes
prises par la personne qui cuisine, réputation d’être une bonne table, …) alors que d’autres
forces poussent à une consommation plus légère (problèmes de santé, injonction du médecin,
remarques de collègues, envie de faire du sport, …). Au final, la famille se stabilise sur « un
certain niveau de gras ». Si, pour une raison ou une autre, on assiste à une modification de
certaines forces, un mouvement de décristallisation s’amorce. Cela peut venir du
renforcement de forces qui poussent au changement (un médecin diagnostique un trouble de
santé d’un membres de la famille, certains assistent une campagne de prévention, …). Ce
mouvement peut venir aussi de l’allègement de forces qui empêchent le changement (un
magasin d’alimentation saine qui pratique des prix raisonnables s’installe à côté, un membre
de la famille cesse de faire des commentaires ironiques sur la nourriture qu’il trouve trop
légère, …). La deuxième phase s’amorce : les personnes modifient petit à petit les recettes, les


2 Faulx, D., Nion, C., Collière, P. & Capoen, E. (sous presse). Redécouvrir Kurt Lewin, un penseur-clé pour les formateurs de demain. Application dans le domaine de l’agro-écologie et
de la coopération. Education Permanente

5

aliments, les lieux d’approvisionnement. La famille trouve un nouvel équilibre qui correspond
à la phase de recristallisation. Dans ce processus, la place du groupe est fondamentale. Si
l’individu accepte de changer, c’est dans une logique d’évolution des normes sociales
collectives.

2.2.3. La rééducation

Lewin a également cherché à décrire ce qu’il appelle la « rééducation ». Ce processus consiste


à amener des personnes à passer d’une manière de penser et d’agir avec laquelle elles ont
conduit leur vie jusque-là à une autre (Benne, 1976). Pour Lewin, cette nouvelle manière de
penser et d’agir devrait idéalement mieux coller aux réalités et actualités de leur existence tant
du point de vue personnel que de celle de leur environnement social.

Selon lui, pour qu’une personne évolue, la rééducation doit se produire dans trois domaines :

• (1) le domaine de la cognition, qui comprend la manière dont la personne perçoit le


monde ainsi que les concepts et croyances qui sont les siennes ;
• (2) le domaine des valeurs, qui comprend non seulement ses principes sur ce qu’il y
a lieu de faire ou ne pas faire, mais aussi ses réactions par rapport à d’autres
groupes en terme d’attraction ou répulsion ;
- (3) le domaine de l’action, qui comprend les aptitudes motrices de la personne ainsi
que la manière dont elle contrôle son action c’est-à-dire le travail intellectuel associé à
une action physique (prise d’indicateurs, réflexion sur les buts, stratégie d’action etc.).

Croyances,
concepts,
connaissances

Contrôle de l'action Perception

Changement

Aptitudes motrices Valeurs et normes

Relations avec des


groupes,
appartenance

6

On peut donc schématiser six portes d’entrées à la rééducation ou au changement.

Le changement implique donc autant une transformation du système cognitivo-perceptif (1)


que des valeurs et appartenances sociales (2) et des aptitudes motrices (3). Au passage, Lewin
lève les barrières entre thérapie et éducation : ses principes de changement conviennent aussi
bien pour soigner des personnes souffrant de troubles mentaux que dans un contexte de
formation.

Benne reprend dix principes qui animent Lewin sur la question du changement :

1) Les processus qui gouvernent l’acquisition de comportements normaux et anormaux


sont fondamentalement les mêmes ;
2) La rééducation est un processus qui s’assimile à un changement de culture ;
3) L’expérience n’aboutit pas nécessairement au développement de concepts corrects ;
4) L’action sociale, autant que l’action physique, est guidée par la perception ;
5) L’acquisition de savoirs corrects ne suffit pas pour rectifier de fausses perceptions ;
6) Les préjugés fonctionnent de la même manière que les fausses théories ;
7) Les changements dans les sentiments ne sont pas nécessairement suivis de
changements de structure cognitive ;
8) Un changement de l’action, une acceptation de faits et de valeurs, un changement de
perception du monde social sont trois faces différentes du même processus ;
9) Un nouveau système de croyances et de valeurs ne peut généralement pas être acquis
item par item ;
10) Un individu accepte un nouveau système de valeur et de croyances en acceptant
l’appartenance à un groupe.

La caractéristique commune de tous ces principes est de mettre en lien plusieurs portes
d’entrée pour montrer le caractère systémique du changement et de l’apprentissage. Chaque
porte d’entrée est intimement reliée aux autres et ne suffit pas en soi.

2.2.4. La dynamique des groupes

Inventeur de l’expression « dynamique des groupes », Lewin fait du groupe un objet d’étude
privilégié en psychologie sociale. Il cherche à identifier les principes dynamiques sous-
tendant la vie d’un groupe avec l’idée qu’une meilleure compréhension du comportement
collectif peut aider à orienter les groupes vers des fins socialement préférables.

7

Fidèle à sa manière de penser le monde comme un ensemble de forces en tensions, Kurt
Lewin donne comme projet à la dynamique des groupes d’étudier les forces positives ou
négatives à l’œuvre dans les groupes humains. Ce qui compte pour lui, ce n’est donc pas tant
la similitude (ou non) entre les membres mais leur interdépendance dynamique. On accède
donc à un niveau d’analyse groupal qui dépasse ou transcende l’interindividuel.

Parmi les propriétés émergentes du groupe, il identifie :

• la cohésion. C’est la résultante de forces qui maintiennent ensemble les membres


d’un groupe. Elle est étroitement liée au changement. Par un effet de solidarité lié à
la cohésion, on peut changer plus facilement le comportement d’un collectif que d’un
individu.
• les normes. Les normes sont une production collective. Elles permettent d’expliquer
la manière dont un groupe conditionne le comportement de ses membres et les
phénomènes de conformité qui en découlent.
• le pouvoir. Lewin estime qu’un des plus grands services que la recherche sociale
peut rendre est de parvenir à définir les aspects légitimes et illégitimes du pouvoir
(Marrow, 1972). Son étude célèbre sur les styles de leadership3 investigue dans
quelle mesure et de quelle façon le comportement du meneur modèle le
comportement du groupe. Dans cette expérience, des enfants devaient notamment
réaliser des masques. En fonction du plan expérimental, les animateurs adoptaient
tantôt une attitude autocratique, tantôt une attitude démocratique. Les résultats ont
montré des comportements différents chez les enfants. Le style autocratique a induit
davantage d’agressivité, expliquée par la théorie du champ comme l’effet de la
restriction de l’espace de locomotion. Éventuellement, cela produisait également de
l’apathie pour autant que les enfants aient eu la possibilité de « quitter le champ » en
se désintéressant de l’activité. Les relations seront beaucoup plus chaleureuses et
solidaires avec le style démocratique même si la productivité est équivalente dans les
deux conditions. Dans une version ultérieure, l’équipe de recherche ajouta le style
« laisser faire ». Selon l’expérience, ce leadership ne fut ni satisfaisant ni productif
sur le plan des relations et provoqua des effets sociaux équivalents à la condition
autocratique tels que la recherche de boucs émissaires.


3 Lewin, K., Lippitt, R. & R.K. White, R.K. (1939). Patterns of Aggressive Behavior in Experimentally Created "Social
Climates". The Journal of Social Psychology, 10, 271-299.


8

2.2.5. La recherche-action

Lewin souhaite que la science sociale soit capable de résoudre des problèmes sociaux dans
des situations concrètes et d’introduire des changements durables. C’est pourquoi il crée
l’Action Research.

Elle est basée sur une conception de la connaissance reflétée dans sa citation : « Pour
comprendre un système, il faut essayer de la changer ». Reprise de manière plus complète par
Marrow, cela donne : « Pour mieux comprendre un processus, on doit créer un changement à
l’intérieur de ce processus et observer ensuite les effets différents et la nouvelle dynamique ».

À l’origine, le modèle d’Action Research suppose trois conditions : (1) la recherche doit être
menée en collaboration avec les individus, (2) elle doit être faite en milieu naturel plutôt
qu’en laboratoire, (3) avant et après chaque phase d’intervention, on doit mesurer les attitudes
et comportements des individus.

3. Critiques, prolongation et actualité de la pensée de l’auteur

Dans cette section, nous commentons d’abord l’évolution de trois domaines d’études et de
pratiques (dynamique des groupes, recherche-action, changement), puis d’un concept
transversal, la théorie du champ.

3.1. Domaines d’études et de pratiques

• Dynamique des groupes

Avec ses concepts de normes, cohésion, communication groupale, leadership, la


dynamique des groupes est devenue un courant de pensée et un champ de recherche à
la base de la création de différents groupes ayant chacun leurs modalités techniques
propres. Le training group (ou T Group) a eu une influence indirecte sur de
nombreuses techniques de formation. Les applications actuelles de la dynamique des
groupes sont nombreuses : en éducation, en management, en formation d’adultes, en
travail social, etc. Les recherches sur les modalités de leadership ont orienté les
formations au management dans le sens d’un style plus coopératif et ont servi de
modèle aux formateurs pour concevoir des modes d’animation qui promeuvent la
participation, la discussion et une certaine auto-organisation du groupe.

• Recherche-action

9

Conformément aux idées de Lewin, la recherche-action aujourd’hui continue
d’associer des chercheurs et des participants s’efforçant de répondre à des problèmes
sociaux. On y retrouve sa vision d’une action menée en milieu naturel, liée à des
problèmes d’action et qui associe des processus de recherche à des processus
d’intervention psychosociologique en organisation. Comme le dit Enriquez, si on
parle d’Action Research, c’est pour indiquer que le savoir doit être le produit de la
collaboration entre l’intervenant et ce que Lewin appelle le système-client4.

• Conduite du changement

La conduite ou l’accompagnement du changement constitue une préoccupation


majeure dans les organisations aujourd’hui. Une critique souvent formulée à l’égard
de l’approche de Lewin est son caractère possiblement manipulatoire. En effet, est-ce
que l’on peut dire que les personnes participent réellement au changement si
l’animateur sait d’avance où il veut mener le groupe ? N’est-ce pas s’éloigner de
l’éthique non prescriptive chère à Lewin ? L’issue de ce paradoxe se trouve peut-être
dans l’autorité formative. Elle suggère que le formateur peut faire autorité pour
autant que la légitimité de son action et de ses buts fasse l’objet d’une adhésion
sincère et autonome. On distingue alors l’autorité (obéissance sans contrainte où
chacun garde sa liberté) de la violence, du pouvoir ou de la manipulation, respectant
ainsi les conditions d’une société démocratique qui respecte l’égalité5.

3.2. Théorie du champ

La théorie du champ a légué un héritage important à la psychologie avec son caractère


dynamique, sa focale sur les dimensions subjectives et orientées de la perception, avec
également le vocabulaire des frontières, forces, vecteurs, … (Beaudoin, 2000).

Cependant, certains aspects sont encore débattus aujourd’hui. Robine6 relève qu’il existe une
superposition voire une confusion au sujet de la notion d’espace de vie qui à la fois recouvre
un concept géographique (l’espace physique) et à la fois constitue une métaphore (l’espace
phénoménologique). Mais, précise l’auteur, c’est la vie plus que Lewin qui nous fait
superposer ces deux espaces. Après tout, lorsque notre corps se déplace, c’est en lien avec
notre pensée.

4 Enriquez, E. (2018). L’intervention, hier et aujourd’hui. Education Permanente, 214, 9-18.


5
Roelens, C. (2018). L’autorité formative : bienveillance et autonomie durable. Education Permanente, 214, 215-225.
6
Robine, J.-M. (2008). Le fond du champ. En arrière-plan du concept. Cahiers de Gestalt-thérapie, (22)1, 197-210.

10

Quand Marrow affirme que le champ reprend « tous les faits qui ont une réalité-pour-la-
personne et exclut tous ceux qui n’en ont pas », Brissaud7 s’interroge. Le champ est-il
composé du fait ou de l’expérience du fait ? Blaize8 apporte un élément de réponse en
affirmant que conscience et monde sont indissociables. Il n’y aurait donc pas le champ
psychologique d’une part et la réalité objective de l’autre. Mais le débat reste ouvert lorsque
Robine questionne les éléments invisibles du champ à l’aide de l’exemple qui suit : si je vis
dans une atmosphère polluée à l’amiante, elle ne fait pas partie de mon champ psychologique
et pourtant existe bien dans mon espace de vie concret.

4. Implications pour les pratiques de formation

La métathéorie de Lewin, avec ses notions de totalité, d’évolutivité, de pragmatisme théorique


et de contextualité, nous invite à penser la personne en formation dans sa complexité :
intégrée dans un contexte, en évolution et à la recherche de concepts pour agir. Quelles en
sont les implications pour la pratique du formateur ? C’est ce que nous abordons dans cette
section.

4.1. Théorie du champ, théories du changement et pratique formative

4.1.1. Changement et apprentissage

Pour Lewin, apprentissage et changement sont indissociablement liés. Apprendre c’est


changer, changer c’est apprendre. Le formateur n’apporte donc pas uniquement des
connaissances ou de nouveaux savoir-faire : la personne en formation va changer bien au-delà
de ce qu’elle a appris. Le formateur doit donc prendre la mesure de cette transformation pour
jouer son rôle. Il devient alors un accompagnateur du changement.

A la lumière de la théorie du champ, on pourrait dire que le but d’une formation est de
modifier le champ psychologique d’une personne. En amenant de nouvelles informations, en
attirant son attention sur certains phénomènes, en l’amenant à adopter certaines pratiques, elle
fait exister de nouveaux éléments dans son champ ou en modifie la valence.

Exemple : Selon cette conception, le but d’une formation de sensibilisation aux


comportements sexistes est de faire apparaître de nouveaux éléments dans le champ
psychologique des formés. Grâce aux actions menées en formation (informations, discussions,


7
Brissaud, F. (2002). Variations autour du champ: Le champ : partie du monde vs. expérience. Cahiers de Gestalt-thérapie,
11(1), 191-209.

8
Blaize, J. (2010). Le contacter, l'expérience, le temps. Cahiers de Gestalt-thérapie, 25(1), 55-72.

11

jeu de rôles, études de cas, …), le participant se met à repérer certains phénomènes qu’il
négligeait jusque-là (paternalisme, moqueries, …). La dimension du sexisme apparaît dans
son champ. Le but est aussi de modifier la valence d’éléments préexistants de son champ : des
comportements jugés banals voire sympathiques jusque-là (par exemple certaines formes de
drague ou de « compliments ») sont maintenant vus autrement. La valence positive devient
négative. Une fois son espace de vie modifié, c’est la personne elle-même qui décide des
conclusions à tirer et comment elle va s’orienter dans ce nouvel espace. La formation
transforme sans être normative.

Plus globalement, dans un monde où de nombreux phénomènes invisibles influencent nos


conditions de travail et de vie (problèmes environnementaux, discriminations, …), on peut
considérer que le travail des formateurs consiste à faire apparaître de nouveaux éléments dans
le champ psychologique.

4.1.2. Les portes d’entrée du changement et de l’apprentissage

Les travaux de Benne sur Lewin peuvent aussi être mobilisés au bénéfice des formateurs.
Pour rappel, Benne pointe le domaine de la cognition (perceptions, croyances, concepts),
celui des valeurs (principes, réactions par rapport à d’autres groupes), celui de l’action
(aptitudes motrices, contrôle de l’action). Quels enseignements en retirer ?

1. Accompagner le changement peut se faire en prenant en compte ces différentes


dimensions. Par exemple, si je contribue à modifier les croyances de quelqu’un ou ses modes
d’action, alors je dois m’attendre à ce que ses relations et systèmes d’appartenance se
modifient. À défaut, cela créera de la résistance au changement.

Exemple : Suite à une formation, un enseignant qui applique une nouvelle technique
pédagogique voit ses relations avec ses collègues se transformer. En effet, en modifiant
l’agencement des bancs et en laissant davantage d’autonomie aux élèves, comme conseillé en
formation, il reçoit les commentaires tantôt intéressés, tantôt moqueurs, de ses collègues. À la
salle des profs, son réseau de relations s’en voit transformé. L’accompagnement consiste à
anticiper ce type d’effet pour éviter qu’il n’entrave le changement.

2. Chacune de ces dimensions peut donner lieu à des méthodes pédagogiques


privilégiées. Voici quelques pistes pour pratiquer un apprentissage qui vise toutes les portes
d’entrée :

• l’exposé et la discussion pour les concepts et les croyances ;

12

• les grilles d’observations et études de cas pour la perception ;
• la discussion collective et la réflexion personnelle pour les valeurs et normes ;
• les travaux de groupes ou l’enquête de terrain pour les relations avec les groupes et
les systèmes d’appartenance ;
• l’exercice, le drill, la répétition pour les aptitudes motrices ;
• les mises en situation, les simulations, les jeux de rôles avec débriefing pour ce qui
contrôle l’action.

Penser le changement en différentes portes d’entrée invite les formateurs à diversifier les
modes d’apprendre et vient en appui conceptuel des approches actuelles du « Blended
Learning ».

4.1.3. Apprentissage et environnement psychologique de l’apprenant

Dans la conception Lewinienne, un apprentissage ne prend sens que par rapport à un milieu
dans lequel il va survenir. Aujourd’hui, on parlerait d’être attentif au transfert des acquis de
formation. Il s’agit alors d’être à l’écoute de la dynamique d’évolution des participants et
particulièrement de soutenir le questionnement sur ce que les apprentissages changent dans
leur vie. Ainsi, « chaque apprenant pourra envisager les changements possibles de manière
contextualisée (…) et réaliste »9.

Le modèle unfreeze-change-refreeze peut nous aider à penser cette contextualisation. Ainsi,


on sait que l’on doit consacrer une partie de la formation à décristalliser. On le fera
notamment en favorisant l’expression sur ce qui est possible dans les changements proposés,
sur les conséquences qu’ils auront sur la vie des apprenants, … bref en entendant le
mouvement des apprenants plutôt qu’en défendant à tout prix des modifications d’habitudes et
des comportements nouveaux. En phase de décristallisation, cette prise en compte de la
position des apprenants constitue une manière de travailler les forces qui s’opposent au
changement plutôt que d’appuyer sur les forces favorables au changement, appliquant ainsi ce
principe cher à Lewin.

Exemple : Favoriser des comportements de sécurité au travail lors d’une formation sur la
question implique de débattre sur les difficultés à les mettre en œuvre compte-tenu de
contraintes d’organisation, de temps ou de productivité. On voit tout ce qui fait obstacle à
l’adoption des comportements visés. On cherchera comment cela peut éventuellement être


9
Faulx, D. & Danse, C. (2015). Comment favoriser l’apprentissage et la formation des adultes. Louvain-La-Neuve : De
Boeck

13

allégé plutôt que de prouver leur efficacité face à un public qui résisterait à l’idée. Plutôt que
de pousser à mettre ses équipements de protection individuels avec des photos effrayantes
d’accident (renforcement des forces de changement), on questionnera les inconvénients à les
mettre et comment les dépasser.

4.2. La recherche-action, une posture transférable en formation

Adopter une posture de recherche-action en formation comporte deux implications au moins


sur la pratique formative.

4.2.1. Première implication : la liaison entre concepteurs et utilisateurs

La recherche-action suppose une authentique participation des sujets de recherche à la


production du savoir en coopération avec les chercheurs. Elle rompt avec un clivage strict
entre, d’une part, les experts, détenteurs du savoir et du pouvoir, et, de l’autre, les sujets naïfs.
De tels principes peuvent s’exporter en formation. Dans une telle perspective, le formateur
vise à créer un système de production de connaissances collectif dont il fait partie. Il n’est
donc pas là pour savoir, mais pour permettre l’émergence du sens.

Certains dispositifs sont hérités de l’Action Research. C’est le cas du groupe de co-
développement, défini par Payette et Champagne comme une approche de développement
pour des personnes qui croient pouvoir apprendre les unes des autres afin d'améliorer leur
pratique. Chacun est alors chercheur-acteur et le rôle du formateur se transforme en celui d’un
animateur éclairé. Il en va de même pour les communautés de pratiques, groupes de parole,
groupes de diagnostic, groupes Balint ou groupes de créativité.

À côté de ces dispositifs typiquement « co-constructifs », on peut respecter des principes de


recherche-action dans n’importe quelle formation. Certains ont été décrits par De Visscher10
sous le nom d’animatique des groupes. La non-substitution, par exemple, consiste à refuser
d’être placé en position d’expert omniscient et à favoriser plutôt une quête commune de
savoir. La quête de l’implicite part du principe que le formateur ne sait pas par avance tout ce
qu’il y a à découvrir. Elle encourage le formateur à partir à la quête du savoir avec les
participants, comme un chercheur en recherche-action.

Dans tous les cas, le formateur est un facilitateur :

- facilitateur de contenu par sa manière de stimuler les apports des différents membres, de les
relier, les cadrer et les articuler avec des corpus théoriques et d’expérience

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De Visscher, P. (2001) : La dynamique des groupes d’hier à aujourd’hui. Paris, Presses Universitaires de France.

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- facilitateur social et relationnel mettant en lien des représentations, savoirs d’expérience et
théories implicites et explicites de chacun des acteurs sociaux, qu’il s’agisse d’individus, de
groupes ou d’ensemble plus larges.

4.2.2. Deuxième implication : la liaison entre agir et comprendre

Toutes les méthodes actives de formation découlent finalement de principe. Apprendre via
des simulations, des jeux de rôles, des expériences structurées, c’est se mettre en mouvement
pour mieux comprendre par ou dans l’action. Les méthodes expérientielles entrent
parfaitement dans cette conception. On trouvera aussi une filiation dans les travaux de Kolb
pour qui l’apprentissage peut être décrit comme un tête-à-tête entre réflexion et
expérimentation.

4.3. Le groupe, unité de formation

Tenir compte de la dynamique du groupe pour faire de la formation constitue un héritage


fondamental de Lewin. On peut l’aborder de deux manières.

1. Former par le groupe. A partir du moment où l’on souhaite que la pédagogie de groupe
constitue un véritable moyen d’enseigner (ou de former), et pas seulement un choix
économique, on fait du groupe l’instrument de l’apprentissage. Le groupe est donc vu non
comme une contingence ou un contexte d’apprentissage, mais comme moyen indispensable
de cet apprentissage.

En effet, le groupe offre l’occasion de placer les personnes dans des situations d’interactions
(type jeu de rôle ou mise en situation) pour qu’elles reçoivent du feedback des autres. Il en
découle notamment la pratique de l’élucidation collective qui permet à l’animateur
d’organiser une réflexion métacognitive en groupe. Celle-ci aide les participants à dégager
des apprentissages utilisables dans leur vie professionnelle et personnelle.

Lors de différentes situations pédagogiques (discussion, construction d’objet, résolution de


problèmes, situation de créativité), le groupe permet aux personnes d’être confrontées à des
points de vue différents. Il faut construire de nouvelles visions d’une situation, dépasser des
controverses pour apprendre. Le groupe permet aussi de tester de nouvelles conduites et d’en
apprécier le résultat. Enfin, le groupe permet la parole libre et la catharsis nécessaires pour
apprendre.

2. Former en groupe. Le groupe est ici un contexte dont il faut tenir compte pour permettre
l’apprentissage individuel. Dans ce cadre, les travaux de Lewin attirent notre attention sur la

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nécessité d’une dynamique groupale favorable à cet apprentissage. Le travail du formateur
n’est donc pas uniquement de nature épistémique (centré sur la connaissance), il est
également de nature socio-relationnelle. Le formateur doit dès lors tenir compte des
phénomènes qui se jouent dans le groupe de formation. Il lui appartient de construire des
dynamiques favorables à l’apprentissage notamment en gérant des phénomènes de cohésion,
de pouvoir ou de normes qui le rendent possible.

5. Conclusion

Notre conclusion s’exprime dans une perspective Lewinienne. Le but de ce chapitre était de
placer la vision de Lewin dans le champ psychologique du lecteur afin que celui-ci puisse, en
toute liberté, en tenir compte pour sa pratique formative. Toutefois, le changement n’aura la
chance de survenir qu’à condition de multiplier les sources de transformation : acquisition de
connaissances, certes, mais aussi déploiement de pratiques, modification des perceptions,
réflexion sur les valeurs ou encore discussions avec des groupes d’appartenance.

6. Lectures conseillées

• Allard-Poesi, F. (2012). Kurt Lewin, de la théorie du champ à une science du social.


Caen : EMS.
• Beauduin, G. (2000). Kurt Lewin : De la dynamique individuelle à la dynamique des
groupes. Thèse de doctorat présentée à l’Université du Québec à Trois Rivières.
• Benne, K. (1976). The process of reeducation: An assessment of Kurt Lewin’s views.
Group and organiszations studies, 1 (1), 26-42.
• Lewin, K. (1946) Action research and minority problems. Journal of Social Issues
2(4): 34–46
• Marrow, A. (1972). Kurt Lewin, sa vie et son œuvre. Paris : ESF.

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