L'enfant Qui: Jeanne Benameur
L'enfant Qui: Jeanne Benameur
L'enfant Qui: Jeanne Benameur
L’enfant qui
roman
ACTES SUD
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À John Berger,
pour le partage toujours vivant.
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Dans ta tête d’enfant, il y a de brusques ciels
clairs arrachés à une peine lente, basse, impé-
nétrable. Ta mère a disparu. Elle avait beau ne
jamais être complètement là, c’est à son odeur,
à sa chaleur, à ses mains silencieuses que tu pre-
nais appui pour sentir que tu existais vraiment.
Maintenant tu te tiens comme tu peux. Sur
une crête. D’un côté, les cris du père. De l’autre,
le silence. Abrupt.
Toute ta vie désormais au bord de quelque
chose qui n’a pas de nom. Dans le monde, ta
place s’est réduite. Est-ce qu’elle va s’amenui-
ser encore ? Faudra-t‑il pour y tenir que tu te
réduises juste à un point ? À un trait ? Tu ne
connais pas encore les peintures des maîtres
chinois, l’encre déposée par le pinceau, à peine
une trace, et le vide. Si tu les connaissais, tu sau
rais que maintenant, c’est toi.
Mais il y a ton corps. Même si tu t’apprends à
respirer en laissant le moins d’air possible entrer
entre tes côtes. Tous tes os sont là. Tant que la
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vie est là, ils résisteront. Tu ne peux rien contre
les os. Tu sens cette défaite-là et tu sens sourde-
ment, plus loin au fond de toi, que c’était déjà
la défaite de ta mère.
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Reste immobile, n’aie pas peur du gouffre. Le
temps va passer. Tu peux te balancer lentement,
doucement. La lumière n’entrera dans la cui-
sine qu’en plein midi, jusque-là tu peux rester
dans la clarté tamisée par les grands arbres, avec
encore quelque chose de la nuit autour de toi,
qui t’apaise. Je te vois, debout devant la fenêtre,
le regard perdu, ou à la table, assis, devant ton
petit bol bleu.
Tu es seul comme peut l’être quelqu’un dans
un tableau.
Je voudrais poser ma main sur tes cheveux.
Si je ferme les yeux, je peux les sentir, très doux,
même si aucun peigne n’a raison de tes boucles
emmêlées. La paume de ma main les effleure.
Tu peux croire que c’est juste de l’air qui passe
par les vitres mal jointes.
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juste au coin de ton œil. Tu suis du doigt sur le
carreau un chemin que toi seul discernes.
Le mouvement lent des choses t’appelle.
Alors, je sais que, sans bruit, tu vas te mettre
en route.
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Tu cours. Tu cours. Qu’aucun regard n’ait le
temps de se tourner vers toi, que ton visage ne
soit capté par aucune pupille. Depuis combien
de temps les yeux de ta mère ne se sont‑ils plus
posés sur toi ? Depuis combien de temps plus
de mère ? Le calendrier compte par jours par
mois par années. Toi, tu ne sais pas. Tu vis juste
avec les moments obscurs, les moments clairs.
Le temps dans ta tête trouve sa place comme il
peut, comme l’espace se faufile entre les arbres
de la forêt.
Le visage de ta mère, parfois, tu le perds. Tu
n’as pas encore appris à le retrouver sur une
icône lointaine, près d’une mer très bleue, ou
levant un tendre regard dans un tableau de la
Renaissance italienne. Tu t’affoles. J’entends ta
respiration. Elle butte sur quelque chose de dur
dans ta poitrine. Tu cours tu luttes contre ce qui
durcit, là, une pierre. Entre tes côtes, l’air siffle et
se serre. Alors tu sens que tu es toujours vivant.
Par la douleur. C’est une rude façon mais c’est
la seule que tu possèdes.
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Avec quoi protège-t‑on un enfant comme toi ?
Où as-tu fui ?
Est-ce qu’un jour on te perdra, toi aussi ?
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Tu arrêtes de courir seulement quand tu entends,
tout près de toi, le halètement du chien. Le chien
te rejoint toujours, tu ne sais pas comment. Tu
ignores d’où il vient. Ni laisse ni collier. Sim-
plement, à un moment, il est là. Il marche près
de toi et tu sens sa présence sans même avoir à
le regarder. Tu ne le caresses pas tout de suite.
Tu attends. Quand le chien te dépasse puis s’as-
soit au milieu du chemin, alors c’est le moment.
Tu te mets à sa hauteur, les yeux dans les
yeux, vous vous fixez. Il faut du temps pour que
le chien entre dans ta tête d’enfant. Dès que tu
sens le frémissement, parfois aussi léger qu’un
souffle de rien, tu te relèves. Tu n’es plus seul.
Et ton corps ne te pèse plus.
Ce n’est pas toi qui caresses le chien, c’est le
chien qui glisse sa grosse tête sous ta main d’en-
fant.
Vous marchez tous les deux.
C’est comme si tu mettais ta main dans celle
de quelqu’un.
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Quiconque te regarderait verrait bien pour-
tant que tu es un enfant qui marche tout seul,
une main caressant l’ombre.
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