Georges Perec - Un Homme Qui Dort

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GEORGES

PEREC


UN HOMME
QUI DORT


Roman

Denoël
1967


Pour Paulette
In memoriam J. P.



Il n’est pas nécessaire que tu sortes de ta maison. Reste à ta
table et écoute. N’écoute même pas, attends seulement.
N’attends même pas, sois absolument silencieux et seul. Le
monde viendra s’offrir à toi pour que tu le démasques, il ne peut
faire autrement, extasié, il se tordra devant toi.
FRANZ KAFKA
(Méditations sur le péché, la souffrance l’espoir et le vrai
chemin)



Dès que tu fermes les yeux, l’aventure du sommeil commence. À la
pénombre connue de la chambre, volume obscur coupé par des détails, où ta
mémoire identifie sans peine les chemins que tu as mille fois parcourus, les
retraçant à partir du carré opaque de la fenêtre, ressuscitant le lavabo à partir
d’un reflet, l’étagère à partir de l’ombre un peu plus claire d’un livre, précisant
la masse plus noire des vêtements suspendus, succède, au bout d’un certain
temps, un espace à deux dimensions, comme un tableau sans limites sûres qui
ferait un très petit angle avec le plan de tes yeux, comme s’il reposait, pas tout
à fait perpendiculairement, sur l’arête de ton nez, tableau qui, d’abord, peut te
sembler uniformément gris, ou plutôt neutre, sans couleurs ni formes, mais
qui, assez vite sans doute, se trouve posséder au moins deux propriétés : la
première est qu’il s’assombrit plus ou moins selon que tu fermes plus ou
moins fortement tes paupières, comme si, plus précisément, la contraction
exercée sur la barre de tes sourcils lorsque tu fermes les yeux avait pour effet
de modifier l’inclinaison du plan par rapport à ton corps, comme si la barre de
tes sourcils en formait la charnière, et, par conséquent, bien que cette
conséquence n’ait pas l’air démontrable sinon par l’évidence, de modifier la
densité, ou la qualité, de l’obscurité que tu perçois ; la seconde est que la
surface de cet espace n’est pas du tout régulière, ou plus précisément, que la
distribution, la répartition de l’obscurité ne se fait pas d’une manière
homogène : la zone supérieure est manifestement plus sombre, la zone
inférieure, qui te semble la plus proche, bien que déjà, évidemment, les
notions de proche et lointain, haut et bas, devant et derrière, aient cessé d’être
tout à fait précises, est, d’une part, beaucoup plus grise, c’est-à-dire non pas
beaucoup plus neutre comme tu commences par le croire, mais bel et bien
beaucoup plus blanche, et d’autre part contient, ou supporte, une, deux, ou
plusieurs sortes de sacs, de capsules, un peu l’idée que, tu te fais d’une glande
lacrymale, par exemple, à bords minces et ciliés, et à l’intérieur desquels
tremblent, s’agitent, se tordent des éclairs très très blancs, parfois très minces,
comme de très fines zébrures, parfois beaucoup plus gros, presque gras,
comme des vers. Ces éclairs, bien qu’éclairs soit un terme tout à fait impropre,
ont cette curieuse vertu de ne pouvoir être regardés. Dès que tu fixes un peu
trop ton attention sur eux, et il est presque impossible de ne pas le faire, car
enfin, ils dansent devant toi et tout le reste est à peine existant, en fait, il n’y a
guère de vraiment sensible que la charnière de tes sourcils et ce très vague
espace à deux dimensions plus ou moins perceptible où l’obscurité s’étale
irrégulièrement, mais dès que tu les regardes, bien que ce mot ne veuille plus
rien dire, bien sûr, dès que tu cherches, par exemple, à t’assurer un tant soit
peu de leur forme, ou de leur substance, ou d’un détail, tu peux être sûr de te
retrouver, les yeux ouverts, en face de la fenêtre, rectangle opaque redevenant
carré, bien que ce ou ces sacs ne lui ressemblent en rien. Ils réapparaissent,
par contre, et avec eux l’espace plus ou moins incliné articulé sur tes sourcils,
quelque temps après que tu as refermé les yeux, et, vraisemblablement, ils
n’ont pas changé d’une fois à l’autre. Tu ne peux, pourtant, être tout à fait sûr
de ce dernier point car, au bout d’un temps difficilement appréciable, et bien
que rien ne te permette encore d’affirmer qu’ils aient positivement disparu, tu
peux constater qu’ils ont considérablement pâli. Tu as maintenant affaire à
une sorte de grisaille zébrée, appartenant toujours à ce même espace
prolongeant plus ou moins tes sourcils, mais, dirait-on, déformé au point
d’être constamment déporté sur la gauche ; tu peux le regarder, l’explorer,
sans bouleverser l’ensemble, sans susciter un réveil immédiat, mais cela est
totalement dépourvu d’intérêt. C’est sur la droite que quelque chose se passe,
en l’occurrence une planche, plus ou moins derrière, plus ou moins au-dessus,
plus ou moins à droite. La planche ne se voit évidemment pas. Tu sais
seulement qu’elle est dure, bien que tu ne sois pas dessus, puisque, justement,
tu es sur quelque chose de très mou qui est ton propre corps. Il se produit
alors un phénomène tout à fait étonnant : il y a d’abord trois espaces que rien
ne te permettrait de confondre, ton corps-lit qui est mou, horizontal, et blanc,
puis la barre de tes sourcils qui commande un espace gris, médiocre, en biais,
et la planche, enfin, qui est immobile et très dure au-dessus, parallèle à toi, et
peut-être accessible. Il est clair, en effet, même s’il n’y a plus que cela qui soit
clair, que si tu grimpes sur la planche, tu dors, que la planche, c’est le
sommeil. Le principe de l’opération est on ne peut plus simple, bien que tout
te donne à penser qu’il te faudra beaucoup de temps : il faudrait ramener le lit,
le corps, jusqu’à ce qu’ils ne soient plus qu’un point, qu’une bille, ou bien, ce
qui revient au même, il faudrait réduire toute la flaccidité du corps, la
concentrer en un seul endroit, par exemple dans quelque chose comme une
vertèbre lombaire. Mais le corps, à cet instant, ne présente plus du tout la belle
unité de tout à l’heure, en fait, il s’étale dans tous les sens. Tu entreprends de
ramener vers le centre un orteil, ou ton pouce, ou ta cuisse, mais alors, chaque
fois, il y a une règle que tu oublies, c’est qu’il ne faut jamais perdre de vue la
dureté de la planche, c’est qu’il fallait procéder avec ruse, ramener ton corps
sans qu’il se doute de rien, sans que toi-même le saches avec certitude, mais il
est trop tard, chaque fois depuis longtemps déjà trop tard et, curieuse
conséquence, la barre de tes sourcils se casse en deux et au centre, entre tes
deux yeux, comme si la charnière avait tenu tout l’ensemble, et que toute la
force de cette charnière se rassemblait en cet endroit, survient d’un seul coup
une douleur précise, indubitablement consciente et que tu reconnais tout de
suite comme étant le plus banal des maux de tête.



Tu es assis, torse nu, vêtu seulement d’un pantalon de pyjama, dans ta
chambre de bonne, sur l’étroite banquette qui te sert de lit, un livre, les Leçons
sur la société industrielle, de Raymond Aron, posé sur tes genoux, ouvert à la
page cent douze.
C’est d’abord seulement une espèce de lassitude, de fatigue, comme si tu
t’apercevais soudain que depuis très longtemps, depuis plusieurs heures, tu es
la proie d’un malaise insidieux, engourdissant, à peine douloureux et pourtant
insupportable, l’impression doucereuse et étouffante d’être sans muscles et
sans os, d’être un sac de plâtre au milieu de sacs de plâtre.
Le soleil tape sur les feuilles de zinc de la toiture. En face de toi, à la hauteur
de tes yeux, sur une étagère de bois blanc, il y a un bol de Nescafé à moitié
vide, un peu sale, un paquet de sucre tirant sur sa fin, une cigarette qui se
consume dans un cendrier publicitaire en fausse opaline blanchâtre.
Quelqu’un va et vient dans la chambre voisine, tousse, traîne les pieds,
déplace des meubles, ouvre des tiroirs. Une goutte d’eau perle
continuellement au robinet du poste d’eau sur le palier. Les bruits de la rue
Saint-Honoré montent de tout en bas.
Deux heures sonnent au clocher de Saint-Roch. Tu relèves les yeux, tu
t’arrêtes de lire, mais tu ne lisais déjà plus depuis longtemps. Tu poses le livre
ouvert à côté de toi, sur la banquette. Tu tends la main, tu écrases la cigarette
qui fume dans le cendrier, tu achèves le bol de Nescafé : il est à peine tiède,
trop sucré, un peu amer.
Tu es trempé de sueur. Tu te lèves, tu vas vers la fenêtre que tu fermes. Tu
ouvres le robinet du minuscule lavabo, tu passes un gant de toilette humide
sur ton front, sur ta nuque, sur tes épaules. Bras et jambes repliés, tu te
couches de côté sur la banquette étroite. Tu fermes les yeux. Ta tête est lourde,
tes jambes engourdies.


Plus tard, le jour de ton examen arrive et tu ne te lèves pas. Ce n’est pas un
geste prémédité, ce n’est pas un geste, d’ailleurs, mais une absence de geste,
un geste que tu ne fais pas, des gestes que tu évites de faire. Tu t’es couché tôt,
ton sommeil a été paisible, tu avais remonté ton réveil, tu l’as entendu sonner,
tu as attendu qu’il sonne, pendant plusieurs minutes au moins, déjà réveillé
par la chaleur, ou par la lumière, ou par le bruit des laitiers, des boueurs, ou
par l’attente.
Ton réveil sonne, tu ne bouges absolument pas, tu restes dans ton lit, tu
refermes les yeux. D’autres réveils se mettent à sonner dans des chambres
voisines. Tu entends des bruits d’eau, des portes qui se ferment, des pas qui se
précipitent dans les escaliers. La rue Saint-Honoré commence à s’emplir de
bruits de voitures, crissement des pneus, passage des vitesses, brefs appels
d’avertisseurs. Des volets claquent, les marchands relèvent leurs rideaux de
fer.
Tu ne bouges pas. Tu ne bougeras pas. Un autre, un sosie, un double
fantomatique et méticuleux fait, peut-être, à ta place, un à un, les gestes que tu
ne fais plus : il se lève, se lave, se rase, se vêt, s’en va. Tu le laisses bondir dans
les escaliers, courir dans la rue, attraper l’autobus au vol, arriver à l’heure dite,
essoufflé, triomphant, aux portes de la salle. Certificat d’Études Supérieures
de Sociologie Générale. Première épreuve écrite.
Tu te lèves trop tard. Là-bas, des têtes studieuses ou ennuyées se penchent
pensivement sur les pupitres. Les regards peut-être inquiets de tes amis
convergent vers ta place restée libre. Tu ne diras pas sur quatre, huit ou douze
feuillets ce que tu sais, ce que tu penses, ce que tu sais qu’il faut penser sur
l’aliénation, sur les ouvriers, sur la modernité et sur les loisirs, sur les cols
blancs ou sur l’automation, sur la connaissance d’autrui, sur Marx rival de
Tocqueville, sur Weber ennemi de Lukacs. De toute façon, tu n’aurais rien dit
car tu ne sais pas grand-chose et tu ne penses rien. Ta place reste vide. Tu ne
finiras pas ta licence, tu ne commenceras jamais de diplôme. Tu ne feras plus
d’études.
Tu prépares, comme chaque jour, un bol de Nescafé ; tu y ajoutes, comme
chaque jour, quelques gouttes de lait concentré sucré. Tu ne te laves pas, tu
t’habilles à peine. Dans une bassine de matière plastique rose, tu mets à
tremper trois paires de chaussettes.


Tu ne vas pas à la sortie de la salle d’examen t’enquérir des sujets qui ont
été proposés à la perspicacité des candidats. Tu ne vas pas au café où la
coutume aurait voulu que tu ailles, comme chaque jour, mais plus
particulièrement en ce jour d’exceptionnelle gravité, retrouver tes amis. L’un
d’eux, le lendemain matin, va gravir les six étages qui mènent à ta chambre.
Tu reconnaîtras son pas dans l’escalier. Tu le laisseras frapper à ta porte,
attendre, frapper encore, un peu plus fort, chercher au-dessus du chambranle
la clé que souvent tu laissais lorsque tu t’absentais quelques minutes pour
descendre chercher du pain, ou du café, des cigarettes, ou le journal ou le
courrier, attendre encore, frapper faiblement, t’appeler à voix basse, hésiter, et
redescendre, lourdement.
Il est revenu, plus tard, et a glissé un mot sous la porte. Puis d’autres sont
venus, le lendemain, le surlendemain, ont frappé, ont cherché la clé, ont
appelé, ont glissé des messages.
Tu lis les billets et tu les froisses en boule. On t’y fixe des rendez-vous
auxquels tu ne te rends pas. Tu restes étendu sur ta banquette étroite, les bras
derrière la nuque, les genoux haut. Tu regardes le plafond et tu en découvres
les fissures, les écailles, les taches, les reliefs. Tu n’as envie de voir personne,
ni de parler, ni de penser, ni de sortir, ni de bouger.


C’est un jour comme celui-ci, un peu plus tard, un peu plus tôt, que tu
découvres sans surprise que quelque chose ne va pas, que, pour parler sans
précautions, tu ne sais pas vivre, que tu ne sauras jamais.
Le soleil tape sur les tôles du toit. La chaleur dans la chambre de bonne est
insupportable. Tu es assis, coincé entre la banquette et l’étagère, un livre
ouvert sur les genoux. Tu ne lis plus depuis longtemps. Tes yeux restent fixés
sur une étagère de bois blanc, sur une bassine de matière plastique rose dans
laquelle croupissent six chaussettes. La fumée de ta cigarette abandonnée
dans le cendrier monte, rectiligne ou presque, et s’étale en nappe instable sous
le plafond marqué de minuscules lézardes.
Quelque chose se cassait, quelque chose s’est cassé. Tu ne te sens plus –
comment dire ? – soutenu : quelque chose qui, te semblait-il, te semble-t-il, t’a
jusqu’alors réconforté, t’a tenu chaud au cœur, le sentiment de ton existence,
de ton importance presque, l’impression d’adhérer, de baigner dans le monde,
se met à te faire défaut.
Tu n’es pourtant pas de ceux qui passent leurs heures de veille à se
demander s’ils existent, et pourquoi, d’où ils viennent, ce qu’ils sont, où ils
vont. Tu ne t’es jamais sérieusement interrogé sur la priorité de l’œuf ou de la
poule. Les inquiétudes métaphysiques n’ont pas notablement buriné les traits
de ton noble visage. Mais, rien ne reste de cette trajectoire en flèche, de ce
mouvement en avant où tu as été, de tout temps, invité à reconnaître ta vie,
c’est-à-dire son sens, sa vérité, sa tension : un passé riche d’expérience
fécondes, de leçons bien retenues, de radieux souvenirs d’enfance, d’éclatants
bonheurs champêtres, de vivifiants vents du large, un présent dense, compact,
ramassé comme un ressort, un avenir généreux, verdoyant, aéré. Ton passé,
ton présent, ton avenir se confondent : ce sont la seule lourdeur de tes
membres, ta migraine insidieuse, ta lassitude, la chaleur, l’amertume et la
tiédeur du Nescafé. Et, s’il faut un décor à ta vie, ce n’est pas la majestueuse
esplanade (généralement, une spectaculaire illusion de perspective) où
s’ébattent et s’envolent les enfants aux joues rebondies de l’humanité
conquérante, mais, quelque effort que tu fasses, quelque illusion que tu berces
encore, c’est ce boyau en soupente qui te sert de chambre, ce galetas long de
deux mètres quatre-vingt-douze, large d’un mètre soixante-treize, soit un tout
petit peu plus de cinq mètres carrés, cette mansarde d’où tu n’as plus bougé
depuis plusieurs heures, depuis plusieurs jours : tu es assis sur une banquette
trop courte pour que tu puisses, la nuit, t’y étendre de tout ton long, trop
étroite pour que tu puisses t’y retourner sans précaution. Tu regardes, d’un œil
maintenant presque fasciné, une bassine de matière plastique rose qui ne
contient pas moins de six chaussettes.
Tu restes dans ta chambre, sans manger, sans lire, presque sans bouger. Tu
regardes la bassine, l’étagère, tes genoux, ton regard dans le miroir fêlé, le bol,
l’interrupteur. Tu écoutes les bruits de la rue, la goutte d’eau au robinet du
palier, les bruits de ton voisin, ses raclements de gorge, les tiroirs qu’il ouvre
et ferme, ses quintes de toux, le sifflement de sa bouilloire. Tu suis, sur le
plafond, la ligne sinueuse d’une mince fissure, l’itinéraire inutile d’une
mouche, la progression presque repérable des ombres.
Ceci est ta vie. Ceci est à toi. Tu peux faire l’exact inventaire de ta maigre
fortune, le bilan précis de ton premier quart de siècle. Tu as vingt-cinq ans et
vingt-neuf dents, trois chemises et huit chaussettes, quelques livres que tu ne
lis plus, quelques disques que tu n’écoutes plus. Tu n’as pas envie de te
souvenir d’autre chose, ni de ta famille, ni de tes études, ni de tes amours, ni
de tes amis, ni de tes vacances, ni de tes projets. Tu as voyagé et tu n’as rien
rapporté de tes voyages. Tu es assis et tu ne veux qu’attendre, attendre
seulement jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à attendre : que vienne la nuit, que
sonnent les heures, que les jours s’en aillent, que les souvenirs s’estompent.
Tu ne revois pas tes amis. Tu n’ouvres pas ta porte. Tu ne descends pas
chercher ton courrier. Tu ne rends pas les livres que tu as empruntés à la
Bibliothèque de l’Institut pédagogique. Tu n’écris pas à tes parents.
Tu ne sors qu’à la nuit tombée, comme les rats, les chats et les monstres. Tu
traînes dans les rues, tu te glisses dans les petits cinémas crasseux des Grands
Boulevards. Parfois, tu marches toute la nuit ; parfois, tu dors tout le jour.


Tu es un oisif, un somnambule, une huître. Les définitions varient selon les
heures, selon les jours, mais le sens reste à peu près clair : tu te sens peu fait
pour vivre, pour agir, pour façonner ; tu ne veux que durer, tu ne veux que
l’attente et l’oubli.
La vie moderne apprécie généralement peu de telles dispositions : autour
de toi tu as vu, de tout ternes, privilégier l’action, les grands projets,
l’enthousiasme : homme tendu en avant, homme les yeux fixés sur l’horizon,
homme regardant droit devant lui. Regard limpide, menton volontaire,
démarche assurée, ventre rentré. La ténacité, l’initiative, le coup d’éclat, le
triomphe tracent le chemin trop limpide d’une vie trop modèle, dessinent les
sacro-saintes images de la lutte pour la vie. Les pieux mensonges qui bercent
les rêves de tous ceux qui piétinent et s’embourbent, les illusions perdues des
milliers de laissés pour compte, ceux qui sont arrivés trop tard, ceux qui ont
posé leur valise sur le trottoir et se sont assis dessus pour s’éponger le front.
Mais tu n’as plus besoin d’excuses, de regrets, de nostalgies. Tu ne rejettes
rien, tu ne refuses rien. Tu as cessé d’avancer, mais c’est que tu n’avançais pas,
tu ne repars pas, tu es arrivé, tu ne vois pas ce que tu irais faire plus loin : il a
suffi, il a presque suffi, un jour de mai où il faisait trop chaud, de
l’inopportune conjonction d’un texte dont tu avais perdu le fil, d’un bol de
Nescafé au goût soudait trop amer, et d’une bassine de matière plastique rose
remplie d’une eau noirâtre où flottaient six chaussettes, pour que quelque
chose se casse, s’altère, se défasse, et qu’apparaisse au grand jour – mais le
jour n’est jamais grand dans la chambre de bonne de la rue Saint-Honoré –
cette vérité décevante, triste et ridicule comme un bonnet d’âne, lourde
comme un dictionnaire Gaffiot : tu n’as pas envie de poursuivre, ni de te
défendre, ni d’attaquer.
Tes amis se sont lassés et ne frappent plus à ta porte. Tu ne marches plus
guère dans les rues où tu pourrais les rencontrer. Tu évites les questions, le
regard de celui que le hasard met parfois sur ton chemin, tu refuses la bière ou
le café qu’il t’offre. Seules, la nuit, ta chambre te protègent : la banquette
étroite où tu restes étendu, le plafond qu’à chaque instant tu redécouvres ; la
nuit, où, seul au milieu de la foule des Grands Boulevards, il t’arrive presque
d’être comme heureux du bruit et des lumières, du mouvement, de l’oubli. Tu
n’as pas besoin de parler, de vouloir. Tu suis le flot qui va et vient, de la
République à la Madeleine, de la Madeleine à la République.


Tu n’as pas l’habitude et tu n’as pas envie d’établir des diagnostics. Ce qui te
trouble, ce qui t’émeut, ce qui te fait peur, mais qui parfois t’exalte, ce n’est pas
la soudaineté de ta métamorphose, c’est au contraire, justement, le sentiment
vague et lourd que ce n’en est pas une, que rien n’a changé, que tu as toujours
été ainsi, même si tu ne le sais qu’aujourd’hui : ceci, dans la glace fêlée, n’est
pas ton nouveau visage, ce sont les masques qui sont tombés, la chaleur de ta
chambre les a fait fondre, la torpeur les a décollés. Les masques du droit
chemin, des belles certitudes. Pendant vingt-cinq ans, n’as-tu rien su de ce qui
aujourd’hui est déjà l’inexorable ? Dans ce qui te tient lieu d’histoire, n’as-tu
jamais vu de failles ? Les temps morts, les passages à vide. Le désir fugitif et
poignant de ne plus entendre, de ne plus voir, de rester silencieux et
immobile. Les rêves insensés de solitude. Amnésique errant au Pays des
Aveugles : rues larges et vides, lumières froides, visages muets sur lesquels
glisserait ton regard. Tu ne serais jamais atteint.


Comme si, sous ton histoire tranquille et rassurante d’enfant sage, de bon
élève, de franc camarade, sous ces signes évidents, trop évidents, de la
croissance, du mûrissement – les traits au crayon sur le chambranle de la
porte des cabinets de toilette, les diplômes, les pantalons longs, les premières
cigarettes, le feu du rasoir, l’alcool, la clé sous le paillasson pour les sorties du
samedi soir, le dépucelage, le baptême de l’air, le baptême du feu – avait
depuis toujours couru un autre fil, toujours présent, toujours tenu lointain,
qui tisse maintenant la toile familière de ta vie retrouvée, le décor vide de ta
vie désertée, souvenirs resurgis, images en filigrane de cette vérité dévoilée, de
cette démission si longtemps suspendue, de cet appel au calme, images inertes
et floues, photographies surexposées, presque blanches, presque mortes,
presque déjà fossiles : une rue de province, volets clos, ombres mates,
mouches bourdonnant dans un local militaire, salon couvert de housses grises,
poussières en suspension dans un rai de lumière, campagnes pelées,
cimetières des dimanches, promenades en automobile.
Homme assis sur une banquette étroite, un jeudi après-midi, un livre
ouvert sur les genoux, regard absent.


Tu n’es qu’une ombre trouble, un dur noyau d’indifférence, un regard
neutre fuyant les regards.
Lèvres muettes, yeux éteints, tu sauras désormais repérer dans les flaques,
dans les vitres, sur les carrosseries luisantes des automobiles, les reflets
fugitifs de ta vie ralentie.
Ta main absente glisse le long de l’étagère de bois blanc. L’eau goutte au
robinet du palier. Ton voisin dort. Le faible halètement d’un taxi-diesel à
l’arrêt souligne plus qu’il ne rompt le silence de la rue. L’oubli s’infiltre dans ta
mémoire. Rien ne s’est passé. Rien ne se passera plus. Les fissures du plafond
dessinent un improbable labyrinthe.


Il y eut ces journées creuses, la chaleur dans ta chambre, comme dans une
chaudière, comme dans une fournaise, et les six chaussettes, requins mous,
baleines endormies, dans la cuvette de matière plastique rose. Ce réveil qui n’a
pas sonné, qui ne sonne pas, qui ne sonnera pas l’heure de ton réveil. Tu poses
le livre ouvert à côté de toi, sur la banquette. Tu t’étends. Tout est lourdeur,
bourdonnement, torpeur. Tu te laisses glisser. Tu plonges dans le sommeil.



Il y a d’abord des images, familières ou obsédantes ; des cartes étalées que
tu prends et reprends sans cesse, sans jamais parvenir à les ordonner comme
tu le voudrais, avec cette impression désagréable d’avoir besoin d’achever, de
réussir cette mise en ordre, comme si d’elle dépendait le dévoilement d’une
vérité essentielle, mais c’est toujours la même carte que tu prends et reprends,
poses et reposes, classes et reclasses ; des foules qui montent et descendent,
vont et viennent ; des murs qui t’entourent et dont tu cherches l’issue secrète,
le bouton caché qui fera basculer les parois, s’envoler le plafond ; des formes
qui s’esquissent, s’esquivent, reviennent, disparaissent, s’approchent,
s’estompent, flammes ou femmes qui dansent, jeux d’ombres.


Plus tard, des souvenirs qui ne parviennent plus à se frayer un chemin, des
preuves qui ne prouvent plus rien, sinon, peut-être, qu’un Observatoire à
Aberdeen, à Inverness, a effectivement réussi à capter des signaux venant
d’étoiles lointaines : était-ce la Nébuleuse d’Andromède, ou la Constellation de
Goll et Burdach ? Ou les Tubercules quadrijumeaux ? La solution immédiate,
évidente, du problème qui jamais n’a cessé de te préoccuper : le cavalier n’est
jamais maître à cœur à moins que le fausset n’ait été défaussé. Des mots sans
suite porteurs de sens embroussaillés tournent en rond autour de toi. Quel
homme est enfermé dans quel château de cartes ? Quel fil ? Quelle Loi ?
Il faut être précis, logique. Agir avec méthode. À un moment donné, il faut à
tout prix savoir s’arrêter, réfléchir, bien peser la situation. S’il y a un lac au
milieu de ta tête, ce qui est non seulement vraisemblable, mais normal, encore
qu’on ne puisse l’affirmer sans précautions, il te faudra un certain temps pour
l’atteindre. Il n’y a pas de sentier, il n’y a jamais de sentier et, près des bords, il
te faudra faire attention aux herbes, toujours dangereuses en cette époque de
l’année. Il n’y aura pas de barques non plus, bien sûr, il n’y a presque jamais
de barques, mais tu peux traverser à la nage.


Plus tard, il n’y a jamais eu de lac, évidemment. Tu te souviens
parfaitement qu’il n’y a jamais eu de lac. Pourtant, depuis longtemps déjà, le
sommeil est en face de toi, plus proche qu’il ne l’a jamais été. Il a sa forme
habituelle : la boule, ou plutôt la bulle, la grande, très grande bulle,
transparente, bien sûr, mais pas en verre, ce serait plutôt du savon, mais un
savon très dur, pas gras du tout, et peu friable, ou bien peut-être, plutôt, une
peau extrêmement fine, très tendue.
Toutes ses caractéristiques sont là, tu n’as même pas besoin de les chercher
pour le savoir, c’est normal, il suffit de les énumérer : en haut la bulle rosit, en
face elle se desquame, à côté elle tente faiblement de respirer ; le reste
appartient à l’oreiller autour duquel tu es enroulé et auquel tu es arrimé grâce
à la pression que tu exerces sans forcer sur la boucle que forment ton pouce et
ton index droits.


Maintenant cela devient beaucoup plus difficile. D’abord, il commence à
être évident que la bulle a triché ; elle n’est pas du tout sphérique, mais plutôt
pisciforme, fusiligne ; ensuite sa translucidité est d’une qualité tout à fait
médiocre, guère supérieure à celle de l’oreiller ; enfin et surtout, elle n’est pas
du tout en train de rosir en haut. Tout ce qu’il y avait de peut-être sûr, ce sont
les desquamations qui se sont multipliées très vite, et la respiration qui de
faible s’est faite ample. Mais le plus embarrassant, c’est la température de
l’ensemble qui s’est élevée rapidement et qui ne va plus tarder à atteindre un
seuil critique, ce dont les exfoliations de plus en plus nombreuses sont
certainement le signe avant-coureur.


La situation est inconfortable. Tu as eu tort de prêter attention à ces détails
qui n’étaient même pas vrais ; de toute évidence, c’était seulement des pièges,
et maintenant, tu es bel et bien prisonnier à l’intérieur de l’oreiller où il fait si
chaud et si noir que tu te demandes non sans quelque inquiétude comment tu
vas t’y prendre pour sortir. Ce n’est pas la première fois, heureusement, que tu
te trouves dans une telle situation ; tu sais qu’il te suffit de trouver un accident
de terrain à l’horizon, ou une lueur dans l’obscurité, un lac, ou un endroit frais
où te couler, et, justement, tu te sens d’étonnantes dispositions pour couler.
Mais tu as beau chercher, il n’y a rien devant toi, pas d’horizon, pas de lueur,
pas de lac, rien, seulement l’oreiller, noir, épais, étouffant. Cela ne te surprend
pas, tu t’y attendais un peu. Tu cherches derrière toi, et, bien sûr, tout de suite,
tu t’aperçois que tu n’étais même pas vraiment enfermé, que, pendant tout ce
temps, le sommeil, le vrai sommeil était derrière toi, pas devant toi, derrière
toi, tellement reconnaissable avec ses longues plages grises, son horizon glacé,
son ciel noir parcouru de lueurs blanches ou grises. Tu l’aperçois d’un seul
coup, tu le reconnais immédiatement, mais il est trop tard pour l’atteindre,
comme toujours ; ce sera pour une autre fois. Tu le savais aussi, ou bien tu
aurais dû le prévoir : il ne faut jamais se retourner, en tout cas pas si
brusquement, sinon tout se casse, pêle-mêle, ton oreiller tombe et emporte ta
joue, ton avant-bras, ton pouce, tes pieds basculent l’un sur l’autre : le
soupirail gris retrouve sa place non loin de toi, le cachot mansardé se reforme
et se referme, tu es assis sur ta banquette.



Plus tard, tu quittes Paris ; tu ne vas pas à l’aventure, tu pars chez tes
parents, à la campagne, près d’Auxerre. C’est un bourg un peu mort où ils ont
pris leur retraite. Tu y as passé quelques années d’enfant, quelques vacances.
Les restes d’un château fortifié surmontent une colline au bas de laquelle le
village s’est étalé. Un bienheureux, non loin de là, aurait vécu dans une
caverne que l’on peut visiter. Sur la place, près de l’église, il y a un arbre que
l’on dit plusieurs fois centenaire.
Tu restes là plusieurs mois. Aux repas, vous écoutez les informations, les
jeux radiophoniques. Le soir, tu joues à la belote avec ton père, qui gagne. Tu
te couches très tôt, avant tes parents, dès neuf heures. Tu lis parfois pendant
toute la nuit. Tu as retrouvé, dans ta chambre, au grenier, au fond d’armoires
à linge, les livres de tes quinze ans, Alexandre Dumas, Jules Verne, Jack
London, et les monceaux de romans policiers que tu apportais à chacun de tes
séjours passés. Tu les relis soigneusement, sans sauter une ligne, comme si tu
les avais totalement oubliés, comme si tu ne les avais jamais vraiment lus.
Tu parles à peine à tes parents. Tu ne les vois guère qu’aux heures des
repas. Le matin, tu traînes au lit. Tu les entends aller et venir dans la maison,
monter et descendre l’escalier, tousser, ouvrir des tiroirs. Ton père scie du
bois. Un épicier ambulant klaxonne près du portail. Un chien aboie, des
oiseaux chantent, la cloche de l’église sonne. Couché sur ton lit haut, l’édredon
de plume remonté jusqu’au menton, tu regardes les solives du plafond. Une
araignée minuscule, au ventre d’un gris presque blanc, tisse sa toile au coin
d’une poutre.
Tu t’assieds à la table recouverte de toile cirée de la cuisine. Ta mère te sert
un bol de café au lait, pousse vers toi le pain, la confiture, le beurre. Tu
manges en silence. Elle te parle de ses reins, de ton père, des voisins, du
village. Madame Theveneau a mis sa ferme en viager. Le chien des Moreau est
mort. Les travaux de l’autoroute ont déjà commencé.
Tu descends au village faire quelques courses pour ta mère, acheter du
tabac pour ton père, des cigarettes pour toi. Les fermiers ont fui de ce qui fut
autrefois un gros bourg. Le chemin de fer s’arrêtait, il y avait un notaire, un
marché. Deux exploitations agricoles seulement subsistent. Le village est
maintenant peuplé de retraités et de citadins qui y viennent en week-end et un
mois chaque été, doublant ou triplant la population hivernale.
Tu longes les maisons restaurées : volets repeints en vert pomme, plaqués
de fleurs de lis en fer forgé, lanternes d’antiquaires, jardins d’agrément,
rocailles que nulle divinité n’habite, paradis des villégiateurs. Des avocats, des
épiciers, des fonctionnaires taillent les buis, ratissent les graviers,
époussettent les parterres, donnent à manger aux poissons rouges. Sur la
place s’agglutinent les vélomoteurs, les scooters des plus jeunes. Le café-tabac
est plein.


Chaque après-midi, tu pars en promenade. Tu suis la route d’abord, puis,
au-delà d’une carrière abandonnée, tu t’enfonces dans la forêt. Tu ramasses à
terre une branche que tu élagues comme tu peux. Tu longes des champs de blé
mûr, tu décapites des herbes folles à grands coups maladroits de ton bâton. Tu
ne connais pas le nom des arbres, ni celui des fleurs, des plantes, des nuages.
Tu t’assieds au sommet d’une colline d’où tout le village t’apparaît : la maison
de tes parents, légèrement à l’écart, avec ses trois toits de couleurs différentes,
l’église, le château presque à la hauteur de tes yeux, le viaduc où passait jadis
le chemin de fer, le lavoir, la poste. Sur la route blanche, tout en bas, comme
un galion qui sort du port, un énorme camion s’éloigne. Un paysan, seul, au
milieu de son champ, guide sa charrue traînée par un cheval pommelé.


Des oiseaux lancent leurs cris, des gazouillis, des appels rauques, des trilles.
Les grands arbres frémissent. La nature est là qui t’invite et qui t’aime. Tu
mâchonnes des herbes que tu recraches aussitôt : le paysage t’inspire peu, la
paix des champs ne t’émeut pas, le silence de la campagne ne t’énerve ni ne
t’apaise. Seuls te fascinent parfois un insecte, une pierre, une feuille tombée,
un arbre : tu restes parfois des heures à regarder un arbre, à le décrire, à le
disséquer : les racines, le tronc, la ramure, les feuilles, chaque feuille, chaque
nervure, chaque branche à nouveau, et le jeu infini des formes indifférentes
que ton regard avide quémande ou suscite : visage, ville, dédale ou chemin,
blasons et chevauchées. Au fur et à mesure que ta perception s’affine, se fait
plus patiente et plus souple, l’arbre explose et renaît, mille nuances de vert,
mille feuilles identiques et pourtant différentes. Il te semble que tu pourrais
passer ta vie devant un arbre, sans l’épuiser, sans le comprendre, parce que tu
n’as rien à comprendre, seulement à regarder : tout ce que tu peux dire de cet
arbre, après tout, c’est qu’il est un arbre ; tout ce que cet arbre peut te dire,
c’est qu’il est un arbre, racine, puis tronc, puis branches, puis feuilles. Tu ne
peux en attendre d’autre vérité. L’arbre n’a pas de morale à te proposer, n’a
pas de message à te délivrer. Sa force, sa majesté, sa vie – si tu espères encore
tirer quelque sens, quelque courage, de ces anciennes métaphores – ce ne sont
jamais que des images, des bons points, aussi vains que la paix des champs,
que la traîtrise de l’eau qui dort, la vaillance des petits sentiers qui grimpent
pas bien haut mais tout seuls, le sourire des coteaux où les grappes mûrissent
au soleil.
C’est à cause de cela que l’arbre te fascine, ou t’étonne, ou te repose, à cause
de cette évidence insoupçonnée, insoupçonnable, de l’écorce et des branches,
des feuilles. C’est à cause de cela, peut-être, que tu ne te promènes jamais avec
un chien, parce que le chien te regarde, te supplie, te parle. Ses yeux mouillés
de reconnaissance, ses airs de chien battu, ses gambades de chien joyeux,
t’obligent sans cesse à lui conférer l’ignoble statut de la bête domestique. Tu
ne peux rester neutre en face d’un chien, pas plus qu’en face d’un homme.
Mais tu ne dialogueras jamais avec un arbre. Tu ne peux pas vivre en face d’un
chien parce que le chien, à chaque instant, te demandera de le faire vivre, de le
nourrir, de le flatter, d’être homme pour lui, d’être son maître, d’être le dieu
tonnant ce nom de chien qui le fera aussitôt s’aplatir. Mais l’arbre ne te
demande rien. Tu peux être Dieu des chiens, Dieu des chats, Dieu des pauvres,
il te suffit d’une laisse, d’un peu de mou, de quelque fortune, mais tu ne seras
jamais maître de l’arbre. Tu ne pourras jamais que vouloir devenir arbre à ton
tour.


Ce n’est pas que tu détestes les hommes, pourquoi les détesterais-tu ?
Pourquoi te détesterais-tu ? Si seulement cette appartenance à l’espèce
humaine ne s’accompagnait pas de cet insupportable vacarme, si seulement
ces quelques pas dérisoires franchis dans le règne animal ne devaient pas se
payer de cette perpétuelle indigestion de mots, de projets, de grands départs !
Mais c’est trop cher pour des pouces opposables, pour une station debout,
pour l’imparfaite rotation de la tête sur les épaules : cette chaudière, cette
fournaise, ce gril qu’est la vie, ces milliards de sommations, d’incitations, de
mises en garde, d’exaltations, de désespoirs, ce bain de contraintes qui n’en
finit jamais, cette éternelle machine à produire, à broyer, à engloutir, à
triompher des embûches, à recommencer encore et sans cesse, cette douce
terreur qui veut régir chaque jour, chaque heure de ta mince existence !


Tu n’as guère vécu, et pourtant, tout est déjà dit, déjà fini. Tu n’as que
vingt-cinq ans, mais ta route est toute tracée. Les rôles sont prêts, les
étiquettes : du pot de ta première enfance au fauteuil roulant de tes vieux
jours, tous les sièges sont là et attendent leur tour. Tes aventures sont si bien
décrites que la révolte la plus violente ne ferait sourciller personne. Tu auras
beau descendre dans la rue et envoyer dinguer les chapeaux des gens, couvrir
ta tête d’immondices, aller nu-pieds, publier des manifestes, tirer des coups de
revolver au passage d’un quelconque usurpateur, rien n’y fera : ton lit est déjà
fait dans le dortoir de l’asile, ton couvert est mis à la table des poètes maudits.
Bateau ivre, misérable miracle : le Harrar est une attraction foraine, un voyage
organisé. Tout est prévu, tout est préparé dans les moindres détails : les
grands élans du cœur, la froide ironie, le déchirement, la plénitude, l’exotisme,
la grande aventure, le désespoir. Tu ne vendras pas ton âme au diable, tu
n’iras pas, sandales aux pieds, te jeter dans l’Etna, tu ne détruiras pas la
septième merveille du monde. Tout est déjà prêt pour ta mort : le boulet qui
t’emportera est depuis longtemps fondu, les pleureuses sont déjà désignées
pour suivre ton cercueil.
Pourquoi grimperais-tu au sommet des plus hautes collines, puisque
ensuite il te faudrait redescendre, et, une fois redescendu, comment faire pour
ne pas passer ta vie à raconter comment tu t’y es pris pour monter ? Pourquoi
ferais-tu semblant de vivre ? Pourquoi continuerais-tu ? Ne sais-tu pas déjà
tout ce qui t’arrivera ? N’as-tu pas déjà été tout ce que tu devais être : le digne
fils de ton père et de ta mère, le brave petit scout, le bon élève qui aurait pu
mieux faire, l’ami d’enfance, le lointain cousin, le beau militaire, le jeune
homme pauvre ? Quelques efforts, même pas quelques efforts, quelques
années encore, et tu seras le cadre moyen, le cher collègue. Bon mari, bon
père, bon citoyen. Ancien combattant. Un à un, comme la grenouille, tu
grimperas les petits barreaux de la réussite sociale. Tu pourras choisir, dans
une gamme étendue et variée, la personnalité qui convient le mieux à tes
désirs, elle sera soigneusement retaillée à tes mesures : seras-tu décoré ?
Cultivé ? Fin gourmet ? Sondeur des reins et des cœurs ? Ami des bêtes ?
Consacreras-tu tes heures de loisir à massacrer sur ton piano désaccordé des
sonates qui ne t’ont rien fait ? Ou bien fumeras-tu la pipe dans un fauteuil à
bascule en te répétant que la vie a du bon ?
Non. Tu préfères être la pièce manquante du puzzle. Tu retires du jeu tes
billes et tes épingles. Tu ne mets aucune chance de ton côté, aucun œuf dans
nul panier. Tu mets la charrue devant les bœufs, tu jettes le manche après la
cognée, tu vends la peau de l’ours, tu manges ton blé en herbe, tu bois ton
fonds, tu mets la clé sous la porte, tu t’en vas sans te retourner.
Tu n’écouteras plus les bons conseils. Tu ne demanderas pas de remèdes.
Tu passeras ton chemin, tu regarderas les arbres, l’eau, les pierres, le ciel, ton
visage, les nuages, les plafonds, le vide.
Tu restes près de l’arbre. Tu ne demandes même pas au bruit du vent dans
les feuilles de devenir oracle.


La pluie vient. Tu ne sors plus de la maison, à peine de ta chambre. Tu lis à
voix haute, tout le jour, en suivant du doigt les lignes du texte, comme les
enfants, comme les vieillards, jusqu’à ce que les mots perdent leur sens, que la
phrase la plus simple devienne bancale, chaotique. Le soir vient. Tu n’allumes
pas la lumière et tu restes immobile, assis à la petite table près de la fenêtre, le
livre entre les mains, ne lisant plus, écoutant à peine les bruits de la maison, le
craquement des poutres, des planchers, ton père qui tousse, les cercles de
fonte mis en place sur la cuisinière à bois, le bruit de la pluie sur les gouttières
de zinc, le très lointain passage d’une automobile sur la route, le coup de
klaxon du car de sept heures au tournant près de la colline.


Les estivants sont partis. Les maisons de campagne sont fermées. Quand tu
traverses le village, de rares chiens aboient sur ton passage. Des lambeaux
d’affiches jaunes, sur la place de l’église, à côté de la mairie, de la poste, du
lavoir, appellent encore à des ventes aux enchères, à des bals, à des fêtes
passées.


Tu te promènes encore parfois. Tu refais les mêmes chemins. Tu traverses
des champs labourés qui laissent à tes chaussures montantes d’épaisses
semelles de glaise. Tu t’embourbes dans les fondrières des sentiers. Le ciel est
gris. Des nappes de brume masquent les paysages. De la fumée monte de
quelques cheminées. Tu as froid malgré ta vareuse doublée, tes chaussures, tes
gants ; tu essayes maladroitement d’allumer une cigarette.


Tu fais des promenades plus lointaines qui te mènent vers d’autres villages,
à travers les champs et les bois. Tu t’assieds à la longue table de bois d’une
épicerie-buvette dont tu es le seul client. On te sert un viandox ou un café sans
goût. Des dizaines de mouches sont agglutinées sur le papier collant qui tombe
encore en spirale de l’abat-jour de métal émaillé. Un chat indifférent se
chauffe près du poêle de fonte. Tu regardes les boîtes de conserve, les paquets
de lessive, les tabliers, les cahiers d’écolier, les journaux déjà vieux, les cartes
postales rose bonbon où des soldats poupins chantent en vers les beaux
sentiments que leur inspire une fiancée blonde, l’horaire des cars, les chiffres
du tiercé, le résultat des matches dominicaux.


Des bandes d’oiseaux passent très haut dans le ciel. Sur le canal de l’Yonne,
un long chaland, à la coque d’un bleu métallique, glisse, tiré par deux grands
chevaux gris. Tu reviens en marchant le long de la route nationale, dans la
nuit, croisé et dépassé par des voitures qui hurlent, ébloui par les phares qui,
du bas des côtes, semblent un instant vouloir illuminer le ciel avant de fondre
sur toi.



Tu reviens à Paris et tu retrouves ta chambre, ton silence. La goutte d’eau,
les foules, les rues, les ponts ; le plafond, la bassine de matière plastique rose ;
l’étroite banquette. Le miroir fêlé où se reflètent les traits qui composent ton
visage.


Ta chambre est le centre du monde. Cet antre, ce galetas en soupente qui
garde à jamais ton odeur, ce lit où tu te glisses seul, cette étagère, ce linoléum,
ce plafond dont tu as compté cent, mille fois les fissures, les écailles, les
taches, les reliefs, ce lavabo si petit qu’il ressemble à un meuble de poupée,
cette bassine, cette fenêtre, ce papier dont tu connais chaque fleur, chaque
tige, chaque entrelacs, et dont tu es le seul à pouvoir affirmer que, malgré la
perfection presque infaillible des procédés d’impression, ils ne se ressemblent
jamais tout à fait, ces journaux que tu as lus et relus, que tu liras et reliras
encore, cette glace fêlée qui n’a jamais réfléchi que de ton visage morcelé en
trois portions de surfaces inégales, légèrement superposables, que l’habitude
te permet presque d’ignorer, oubliant l’ébauche d’un œil frontal, le nez fendu,
la bouche perpétuellement tordue, pour ne plus retenir qu’une zébrure en
forme de Y comme la marque presque oubliée, presque effacée, d’une blessure
ancienne, coup de sabre ou coup de fouet, ces livres rangés, ce radiateur à
ailettes, cette mallette-électrophone gainée de pégamoïd grenat : ainsi
commence et finit ton royaume, qu’entourent en cercles concentriques, amis
ou ennemis, les bruits toujours présents qui te relient seuls au monde : la
goutte d’eau qui perle au robinet du poste d’eau sur le palier, les bruits de ton
voisin, ses raclements de gorge, les tiroirs qu’il ouvre et ferme, ses quintes de
toux, le sifflement de sa bouilloire, les bruits de la rue Saint-Honoré, le
murmure incessant de la ville. De très loin, la sirène d’une voiture de
pompiers semble venir sur toi, s’éloigner, revenir. Au croisement de la rue
Saint-Honoré et de la rue des Pyramides, l’alternance réglée des coups de
frein, des arrêts, des reprises, des accélérations, rythme le temps presque aussi
sûrement que la goutte inlassable, que le clocher de Saint-Roch.
Ton réveil, depuis longtemps, marque cinq heures et quart. Il s’est arrêté,
pendant ton absence, sans doute, et tu as négligé de le remettre en marche.
Dans le silence de ta chambre, le temps ne pénètre plus, il est alentour, bain
permanent, encore plus présent, obsédant, que les aiguilles d’un réveil que tu
pourrais ne pas regarder, et pourtant légèrement tordu, faussé, un peu
suspect : le temps passe, mais tu ne sais jamais l’heure, le clocher de Saint-
Roch ne distingue pas le quart, ni la demie, ni les trois quarts, l’alternance des
feux au croisement de la rue Saint-Honoré et de la rue des Pyramides
n’intervient pas chaque minute, la goutte d’eau ne tombe pas chaque seconde.
Il est dix heures, ou peut-être onze, car comment être sûr que tu as bien
entendu, il est tard, il est tôt, le jour naît, la nuit tombe, les bruits ne cessent
jamais tout à fait, le temps ne s’arrête jamais totalement, même s’il n’est plus
qu’imperceptible : minuscule brèche dans le mur du silence, murmure ralenti,
oublié, du goutte à goutte, presque confondu avec les battements de ton cœur.


Ta chambre est la plus belle des îles désertes, et Paris est un désert que nul
n’a jamais traversé. Tu n’as besoin de rien d’autre que de ce calme, de ce
sommeil, que de ce silence, que de cette torpeur. Que les jours commencent et
que les jours finissent, que le temps s’écoule, que ta bouche se ferme, que les
muscles de ta nuque, de ta mâchoire, de ton menton, se relâchent tout à fait,
que seuls les soulèvements de ta cage thoracique, les battements de ton cœur
témoignent encore de ta patiente survie.


Ne plus rien vouloir. Attendre, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à attendre.
Traîner, dormir. Te laisser porter par les foules, par les rues. Suivre les
caniveaux, les grilles, l’eau le long des berges. Longer les quais, raser les murs.
Perdre ton temps. Sortir de tout projet, de toute impatience. Être sans désir,
sans dépit, sans révolte.
Ce sera devant toi, au fil du temps, une vie immobile, sans crise, sans
désordre : nulle aspérité, nul déséquilibre. Minute après minute, heure après
heure, jour après jour, saison après saison, quelque chose va commencer qui
n’aura jamais de fin : ta vie végétale, ta vie annulée.



Ici, tu apprends à durer. Parfois, maître du temps, maître du monde, petite
araignée attentive au centre de ta toile, tu règnes sur Paris : tu gouvernes le
nord par l’avenue de l’Opéra, le sud par les guichets du Louvre, l’est et l’ouest
par la rue Saint-Honoré.
Parfois, tu tentes de résoudre l’énigmatique visage qu’ébauche peut-être le
jeu complexe des ombres et des gerçures sur un fragment du plafond, yeux et
nez, ou nez et bouche, front que nulle chevelure n’arrête, ou bien le dessin
précis de l’ourlet d’une oreille, l’amorce d’une épaule et d’un cou.


Il y a mille manières de tuer le temps et aucune ne ressemble à l’autre, mais
elles se valent toutes, mille façons de ne rien attendre, mille jeux que tu peux
inventer et abandonner tout de suite.
Tu as tout à apprendre, tout ce qui ne s’apprend pas : la solitude,
l’indifférence, la patience, le silence. Tu dois te déshabituer de tout : d’aller à
la rencontre de ceux que si longtemps tu as côtoyés, de prendre tes repas, tes
cafés à la place que chaque jour d’autres ont retenue pour toi, ont parfois
défendue pour toi, de traîner dans la complicité fade des amitiés qui n’en
finissent pas de se survivre, dans la rancœur opportuniste et lâche des liaisons
qui s’effilochent.
Tu es seul, et parce que tu es seul, il faut que tu ne regardes jamais l’heure,
il faut que tu ne comptes jamais les minutes. Tu ne dois plus ouvrir ton
courrier avec fébrilité, tu ne dois plus être déçu si tu n’y trouves qu’un
prospectus t’invitant à acquérir pour la modique somme de soixante-dix sept
francs un service à gâteaux gravé à ton chiffre ou les trésors de l’art occidental.
Tu dois oublier d’espérer, d’entreprendre, de réussir, de persévérer.
Tu te laisses aller, et cela t’est presque facile. Tu évites les chemins que tu as
trop longtemps empruntés. Tu laisses le temps qui passe effacer la mémoire
des visages, des numéros de téléphone, des adresses, des sourires, des voix.
Tu oublies que tu as appris à oublier, que tu t’es, un jour, forcé à l’oubli. Tu
traînes sur le boulevard Saint-Michel sans plus rien reconnaître, ignorant des
vitrines, ignoré du flot montant et descendant des étudiants. Tu n’entres plus
dans les cafés, tu n’en fais plus le tour d’un air soucieux, allant jusque dans les
arrière-salles à la recherche de tu ne sais plus qui. Tu ne cherches plus
personne dans les queues qui se forment toutes les deux heures devant les sept
cinémas de la rue Champollion. Tu n’erres plus comme une âme en peine dans
la grande cour de la Sorbonne, tu n’arpentes plus les longs couloirs pour
atteindre la sortie des salles, tu ne vas plus quêter des saluts, des sourires, des
signes de reconnaissance dans la bibliothèque.


Tu es seul. Tu apprends à marcher comme un homme seul, à flâner, à
traîner, à voir sans regarder, à regarder sans voir. Tu apprends la
transparence, l’immobilité, l’inexistence. Tu apprends à être une ombre et à
regarder les hommes comme s’ils étaient des pierres. Tu apprends à rester
assis, à rester couché, à rester debout. Tu apprends à mastiquer chaque
bouchée, à trouver le même goût atone à chaque parcelle de nourriture que tu
portes à ta bouche. Tu apprends à regarder les tableaux exposés dans les
galeries de peinture comme s’ils étaient des bouts de murs, de plafonds, et les
murs, les plafonds, comme s’ils étaient des toiles dont tu suis sans fatigue les
dizaines, les milliers de chemins toujours recommencés, labyrinthes
inexorables, texte que nul ne saurait déchiffrer, visages en décomposition.


Tu t’enfonces dans l’Île Saint-Louis, tu prends la rue de Vaugirard, tu vas
vers Pereire, vers Château-Landon. Tu marches lentement, tu reviens sur tes
pas, tu essuies les devantures. Étalages de droguistes, d’électriciens, de
merciers, de brocanteurs. Tu vas t’asseoir sur le parapet du pont Louis-
Philippe et tu regardes se faire et se défaire un remous sous les arches, la
dépression en entonnoir qui perpétuellement se creuse et se comble en avant
des éperons. Des coches d’eau, des péniches passent plus loin, bouleversant à
la longue les jeux de l’eau contre les piles. Tout le long du quai, des pêcheurs
assis, immobiles, suivent des yeux l’inflexible dérive des flotteurs.


De la terrasse d’un café, assis en face d’un demi de bière ou d’un café noir,
tu regardes la rue. Des voitures particulières, des taxis, des camionnettes, des
autobus, des motocyclettes, des vélomoteurs passent, en groupes compacts
que de rares et brèves accalmies séparent : les reflets lointains des feux qui
règlent la circulation. Sur les trottoirs coulent les doubles flots continus, mais
beaucoup plus fluides, des passants. Deux hommes porteurs des mêmes porte-
documents en faux cuir se croisent d’un même pas fatigué ; une mère et sa
fille, des enfants, des femmes âgées chargées de filets, un militaire, un homme
aux bras lestés de deux lourdes valises, et d’autres encore, avec des paquets,
avec des journaux, avec des pipes, des parapluies, des chiens, des ventres, des
chapeaux, des voitures d’enfant, des uniformes, les uns courant presque, les
autres traînant les pieds, s’arrêtant près des vitrines, se saluant, se séparant,
se dépassant, se croisant, vieux et jeunes, hommes et femmes, heureux et
malheureux. Des groupes sans cesse dissous et reformés s’entassent auprès
des stations d’arrêt des autobus. Un homme-sandwich distribue des
prospectus. Une femme adresse en vain de grands gestes aux taxis qui passent.
La sirène d’une voiture de pompiers ou de police-secours vient vers toi en
s’amplifiant.
Des dépanneurs passent en trombe, appelés pour quelles urgences ? Tu ne
sais rien des lois qui font se rassembler ces gens qui ne se connaissent pas, que
tu ne connais pas, dans cette rue où tu viens pour la première fois de ta vie, et
où tu n’as rien à faire, sinon regarder cette foule qui va et vient, se précipite,
s’arrête : ces pieds sur les trottoirs, ces roues sur les chaussées, que font-ils
tous ? Où vont-ils tous ? Qui les appelle ? Qui les fait revenir ? Quelle force ou
quel mystère les fait poser alternativement le pied droit puis le pied gauche
sur le trottoir avec, d’ailleurs, une coordination qui saurait difficilement être
plus efficace ? Des milliers d’actions inutiles se rassemblent au même instant
dans le champ trop étroit de ton regard presque neutre. Ils tendent en même
temps leurs mains droites et se la serrent comme s’ils voulaient la broyer, ils
émettent avec leur bouche des messages apparemment pourvus de sens, ils
tordent en tous sens leurs joues, leur nez, leurs sourcils, leurs lèvres, leurs
mains, ponctuant leurs discours de mimiques expressives ; ils sortent leurs
agendas, ils se dépassent, se saluent, s’invectivent, se congratulent, se
bousculent ; ils s’acheminent sans te voir, et pourtant, tu es à quelques
centimètres d’eux, assis à la terrasse d’un café, et tu ne cesses pas de les
regarder.


Tu traînes. Tu imagines un classement des rues, des quartiers, des
immeubles : les quartiers fous, les quartiers morts, les rues-marché, les rues-
dortoir, les rues-cimetière, les façades pelées, les façades rongées, les façades
rouillées, les façades masquées.
Tu longes les petits squares, dépassé par les enfants qui courent en laissant
glisser sur les grilles une règle de fer ou de bois. Tu t’assieds sur les bancs de
lattes vertes aux pieds de fonte sculptés en forme de pattes de lion. De vieux
gardiens infirmes discutent avec des nurses d’un autre âge. Avec la pointe de
ta chaussure, tu traces dans la terre à peine sableuse des ronds, des carrés, un
œil, tes initiales.
Tu découvres des rues où nulle voiture jamais ne passe, où nul presque ne
semble habiter, sans autre magasin qu’une boutique fantôme, une couturière à
façon avec sa vitrine tendue de rideaux en voile où semblent avoir été de tout
temps exposés le même mannequin blafard décoloré par le soleil, les mêmes
plaques de boutons fantaisie, les mêmes gravures de mode qui portent
pourtant la date de l’année, ou bien un matelassier proposant ses ressorts, ses
pieds de lit en boule, en noyau d’olive, en fuseau, ses différentes qualités de
crin et de coutil, ou bien un cordonnier dans son recoin servant d’échoppe,
dont la porte est un rideau fait de bouchons plats en plastique de toutes
couleurs enfilés sur des fils de nylon.
Tu découvres les passages : Passage Choiseul.
Passage des Panoramas, Passage Jouffroy, Passage Verdeau, leurs
marchands de modèles réduits, de pipes, de bijoux en strass, de timbres, leurs
cireurs, leurs comptoirs à hot-dogs. Tu lis, une à une, les cartes pâlies affichées
à la devanture d’un graveur : Docteur Raphaël Crubellier, Stomatologiste,
Diplômé de la Faculté de Médecine de Paris, sur rendez-vous seulement,
Marcel-Émile Burnachs S. A. R. L. Tout pour les Tapis, Monsieur et Madame
Serge Valène, 11 rue Lagarde, 214 07 35 ; Réunion de l’Amicale des Anciens
élèves du Collège Geoffroy Saint-Hilaire, Menu : Les Délices de la mer sur le lit
des glaciers, le Bloc du Périgord aux perles noires, la Belle argentée du lac.


Dans les jardins du Luxembourg, tu regardes les retraités joueurs de bridge,
de belote ou de tarots. Sur un banc non loin de toi, un vieillard momifié,
immobile, les pieds joints, le menton appuyé sur le pommeau de sa canne qu’il
agrippe à deux mains, regarde devant lui dans le vide, pendant des heures. Tu
l’admires. Tu cherches son secret, sa faiblesse. Mais il semble inattaquable. Il
doit être sourd comme un pot, à moitié aveugle et plutôt paralytique. Mais il
ne bave même pas, il ne remue pas les lèvres, il cille à peine. Le soleil tourne
autour de lui : peut-être sa seule vigilance consiste-t-elle à suivre son ombre ;
il doit avoir des repères depuis longtemps tracés ; sa folie, s’il est fou, est peut-
être de se prendre pour un cadran solaire. Il ressemble à une statue, mais il a
sur les statues l’avantage de pouvoir se lever et marcher, s’il le désire. Il
ressemble aussi à un être humain, malgré sa tête qui est plutôt celle d’un
oiseau, son pantalon qui lui monte jusqu’au sternum, sa cravate de parnassien
pour école primaire, mais il a sur les autres êtres humains ce privilège de
pouvoir rester immobile comme une statue, pendant des heures et des heures,
sans efforts apparents. Tu voudrais y parvenir, mais, sans doute est-ce l’un des
effets de ton extrême jeunesse dans la vocation de vieillard, tu t’énerves trop
vite : malgré toi, ton pied remue sur le sable, tes yeux errent, tes doigts se
croisent et se décroisent sans cesse.


Tu marches encore, au hasard, tu te perds, tu tournes en rond. Tu te fixes
parfois des buts dérisoires : Daumesnil, Clignancourt, le boulevard Gouvion
Saint-Cyr, le musée Postal. Tu entres dans des librairies et tu feuillettes des
livres sans les lire. Tu entres dans des galeries de tableaux et tu en fais le tour,
scrupuleusement, t’arrêtant devant chaque toile, penchant la tête à droite,
clignant de l’œil, t’approchant pour lire le titre, ou la date, ou le nom du
peintre, te reculant pour mieux voir. Tu signes en sortant d’un grand paraphe
illisible qu’accompagne une fausse adresse.


Tu t’assieds au fond d’un café, tu lis le Monde ligne à ligne,
systématiquement. C’est un excellent exercice. Tu lis les titres de la première
page, « au jour le jour », le bulletin de l’étranger, les faits divers de la dernière
page, les petites annonces : offres d’emploi, demandes d’emploi,
représentations, propositions commerciales, propriétés, domaines, terrains,
appartements (vente), appartements (en construction), appartements (achat),
locaux commerciaux, locations diverses, fonds de commerce, capitaux,
associations, cours et leçons, viagers, autos, boxes, animaux, occasions,
divers ; les réceptions, les naissances, les fiançailles, les mariages, les
nécrologies, les remerciements, les ventes à l’Hôtel Drouot, les visites et
conférences, les soutenances de thèses ; les mots croisés que tu résous presque
mentalement (pas catholique quand on le baptise : vin ; l’article de la mort :
la ; sont inséparables quand ils sont brouillés : œufs ; son existence précède
l’essence : Antar ; s’il est pour le vice c’est peut-être seulement parce qu’il est
contre : amiral) ; les prévisions météorologiques ; les programmes de radio, de
télévision, des théâtres et cinémas, les cours de la bourse ; les pages
touristiques, sociales, économiques, gastronomiques, littéraires, sportives,
scientifiques, dramatiques, universitaires, médicales, féminines,
pédagogiques, religieuses, provinciales, aéronautiques, urbanistiques,
maritimes, judiciaires, syndicales ; la politique mondiale, les nouvelles de
l’étranger, la politique française, les affaires intérieures, les nouvelles brèves,
les grandes études qui se prolongent sur trois ou quatre numéros, les
suppléments consacrés à un pays, à une région, à un produit, les placards
publicitaires.
Cinq cents, mille informations sont passées sous tes yeux si scrupuleux et si
attentifs que tu as même pris connaissance du tirage du numéro, et vérifié,
une fois de plus, qu’il avait été fabriqué par des ouvriers syndiqués et contrôlé
par le BVP et l’OJD. Mais ta mémoire a pris soin de n’en retenir aucune : tu as
lu avec une égale absence d’intérêt que Pont-à-Mousson était faible, l’acier en
repli, New York soutenu, qu’il faut faire confiance à l’expérience de la plus
ancienne banque de crédits immobiliers en France et à son réseau de
spécialistes, qu’il y a trois milliards de dégâts en Floride à la suite du passage
du typhon Barbara, que Jean-Paul et Lucas sont fiers d’annoncer la venue au
monde de leur petite sœur Lucie : lire le Monde, c’est seulement perdre, ou
gagner une heure, deux heures ; c’est mesurer, encore une fois à quel point
tout t’est égal. Il faut que les hiérarchies, les préférences s’effondrent. Tu peux
encore t’étonner que la combinaison, selon des règles finalement très simples,
d’une trentaine de signes typographiques soit capable de créer, chaque jour,
ces milliers de messages. Mais pourquoi en ferais-tu ta pâture, pourquoi les
déchiffrerais-tu ? Il t’importe seulement que le temps coule et que rien ne
t’atteigne : tes yeux lisent les lignes, posément, l’une après l’autre.


En face du monde, l’indifférent n’est ni ignorant ni hostile. Ton propos n’est
pas de redécouvrir les saines joies de l’analphabétisme, mais, lisant, de
n’accorder aucun privilège à tes lectures. Ton propos n’est pas d’aller tout nu,
mais d’être vêtu sans que cela implique nécessairement recherche ou
abandon ; ton propos n’est pas de te laisser mourir de faim, mais seulement de
te nourrir. Non que tu veuilles exactement accomplir ces actions en toute
innocence, car l’innocence est un terme tellement fort : seulement,
simplement, si ce « simplement » peut avoir un sens, les laisser dans un
terrain neutre, évident, dégagé de toute valeur, et non pas, surtout pas,
fonctionnel, car le fonctionnel est la pire des valeurs, la plus sournoise, la plus
compromettante, mais patent, factuel, irréductible ; qu’il n’y ait rien à dire
sinon : tu lis, tu es vêtu, tu manges, tu dors, tu marches, que ce soient des
actions, des gestes, mais pas des preuves, pas des monnaies d’échange : ton
habillement, ta nourriture, tes lectures ne parleront plus à ta place, tu ne
joueras plus au plus fin avec eux. Tu ne leur confieras pas l’épuisante,
l’impossible, la mortelle tâche de te représenter.


Quand tu manges, désormais, au comptoir de la Petite Source, ou à la Bière,
ou chez Roger la Frite, c’est un peu ce que les psychophysiologistes appellent
une « prise de nourriture » : tu absorbes, une ou deux fois par jour, rarement
plus, un composé assez strictement calculable de protides et de glucides, sous
forme d’un morceau de viande de bœuf grillé, de lamelles de pomme de terre
saisies dans de l’huile bouillante, d’un verre de vin rouge. Il s’agit d’un steack,
parfois appelé beefsteack, ou même bistèque, mais certainement pas d’un
tournedos, de frites que personne ne sacrerait pommes-paille, d’un verre de
vin rouge dont nul ne songerait à contrôler l’appellation ni même à délimiter
la supériorité qualitative. Mais ton estomac ne fait plus, s’il l’a jamais faite, la
différence, et ton palais non plus. Le langage a été plus résistant : il t’a fallu
quelque temps pour que la viande cesse d’être mince, coriace, filandreuse, les
frites huileuses et molles, le vin poisseux ou acide, pour que ces qualificatifs
éminemment dépréciateurs, porteurs au début de sens tristes, évocateurs de
repas pour pauvres, de nourritures de clochards, de soupes populaires, de
fêtes foraines de banlieue, perdent petit à petit leur substance, et pour que la
tristesse, la pauvreté, la pénurie, le besoin, la honte qui s’y étaient
inexorablement attachés – cette graisse devenue frite, cette dureté devenue
viande, cette acidité faite vin – cessent de te frapper, de te marquer, de même
qu’à l’opposé cessent de te convaincre les signes nobles, exacts envers de ceux-
ci, de l’abondance, de la bombance, de la fête : l’épaisseur sanguine et tendre
des « pièces » de charolais, des « pavés », des cœurs de filet, des entrecôtes de
fort des Halles, la croustillance dorée des pommes-paille ou allumette, des
pommes soufflées, des pommes Dauphine, le bouquet du cru dans son panier.
Nulle énergie sacrée, nul divin nectar n’emplissent désormais ton assiette et
ton verre. Nul point d’exclamation n’accompagne tes repas. Tu manges de la
viande et des frites, tu bois du vin. L’infranchissable distance qui sépare la
côte de bœuf de la Villette du « complet » que, presque chaque jour, tu
commandes, à peine entré, au serveur du comptoir de la Petite Source, n’a
plus de pouvoir sur toi.



Qu’il fasse beau, qu’il fasse laid, que la pluie tombe ou que le soleil brille,
que le vent souffle en rafales ou que nulle feuille ne bouge aux arbres, que
l’aube éteigne les réverbères, que le crépuscule les rallume, que tu sois perdu
dans la foule ou seul sur une place déserte, tu marches encore, tu traînes
encore.
Tu inventes des périples compliqués, hérissés d’interdits qui t’obligent à de
longs détours. Tu vas voir les monuments. Tu dénombres les églises, les
statues équestres, les pissotières, les restaurants russes. Tu vas voir les grands
travaux le long des berges, près des portes, les rues éventrées pareilles à des
champs labourés, les canalisations, les immeubles que l’on met à terre.


Tu rentres dans ta chambre et tu t’affales sur ta banquette trop étroite. Tu
dors les yeux grands ouverts, comme les idiots. Tu dénombres, tu organises les
fissures du plafond. La conjonction des ombres et des taches et les variations
d’accommodation et d’orientation de ton regard produisent sans effort,
lentement, des dizaines de formes naissantes, organisations fragiles que tu ne
peux saisir qu’un instant, les arrêtant sur un nom : vigne, virus, ville, village,
visage, avant qu’elles ne se disloquent et que tout ne recommence :
l’apparition d’un geste, d’un mouvement, d’une silhouette, ébauche de signe
vide que tu laisses grandir, hasard qui se précise : un œil qui te fixe, un
homme qui dort, un remous, léger balancement de voiliers, bout d’arbre,
rameau explosé, préservé, retrouvé, de l’intérieur duquel émerge en se
précisant point par point l’amorce encore d’un visage, à peine différent de
l’autre tout à l’heure, plus sombre peut-être, ou plus attentif, visage en
suspens où tu cherches sans les voir les oreilles, les yeux, le cou, un front, ne
retenant, ne retrouvant, pour les perdre aussitôt, que l’empreinte d’un sourire
ambigu, l’ombre d’une narine que peut-être prolonge la trace – infamante ou
glorieuse, qui sait ? – d’une cicatrice.


Souvent, tu joues aux cartes tout seul. Tu fais des donnes de bridge, tu
essayes de résoudre les problèmes publiés chaque semaine dans le Monde,
mais tu es un joueur médiocre et tes coups manquent d’élégance : nulle
science du squeeze, des défausses, des passages de main. Tu as un jour
imaginé une distribution exceptionnelle où une équipe n’ayant que deux
honneurs dans ses deux mains, un as et un valet, pouvait réussir, contre toute
défense, un grand chelem, grâce à une trop belle répartition des chicanes et
des longues ; puis, ce problème mis au point, une fois constaté que le chelem
en question était d’autant moins intéressant qu’il n’était pas annonçable et que
son jeu n’était l’occasion d’aucune finesse, tu n’as plus attendu grand-chose du
bridge.
Tu es tombé dans les joies ensorcelantes des réussites. Tu étales sur ta
banquette quatre rangées de treize cartes, tu retires les quatre as. Le jeu
consiste à ordonner les quarante-huit cartes qui restent en utilisant les cases
laissées libres par l’élimination des as ; si l’une de ces cases est la première
d’une rangée, tu as le droit d’y mettre un deux ; si elle succède à, mettons, un
six, tu peux y mettre le sept de la couleur, à un sept, le huit, à un huit le neuf, à
un valet la dame ; si elle succède à un roi, tu ne peux rien mettre et la case est
perdue.
La chance ne joue presque aucun rôle dans cette réussite. Tu peux prévoir
longtemps à l’avance le moment où tes quatre cases libérées te feraient tomber
sur des rois, donc échouer, si tu les jouais dans l’ordre ; mais tu peux
justement te servir d’une case, puis d’une autre, y revenir, prendre la
troisième, la quatrième, la seconde à nouveau. Il est rare, néanmoins, que tu
réussisses : il vient toujours un moment où le jeu se bloque, où, la moitié ou le
tiers des cartes étant déjà classés, tu ne peux plus combler de cases sans
invariablement découvrir un roi. Tu as droit, en principe, à deux autres
tentatives : il te suffit de laisser en place les cartes déjà classées et de
redistribuer les autres après les avoir battues en ménageant quatre intervalles.
Mais tu uses rarement de ces deux chances offertes ; à peine le jeu t’apparaît-il
compromis que tu ramasses toutes les cartes, les bats deux ou trois fois, les
étales à nouveau pour une nouvelle épreuve.
Tu bats les cartes, tu les étales, tu retires les quatre as, tu regardes le jeu. Tu
commences un peu au hasard, en veillant seulement à ne pas découvrir trop
vite un roi. Petit à petit le jeu s’organise, des contraintes apparaissent, des
possibilités se font jour : ici une carte est déjà à sa place, ici le mouvement
d’une seule permettra d’en ranger d’un seul coup cinq, six, là un roi qui te gêne
ne pourra pas bouger.
Tu ne réussis presque jamais. Tu triches parfois, à peine, rarement, de plus
en plus rarement. Ce n’est pas la victoire qui t’importe, car, que voudrait dire
ta victoire, et s’il ne s’agit que d’avoir avec toi les dieux, il y a tellement de
façons plus faciles de s’attirer leur bienveillance. Mais tu joues de plus en plus
souvent, de plus en plus longtemps, parfois toute l’après-midi, ou bien dès ton
lever, ou bien jusqu’au matin, et même pas, même plus, pour tuer le temps.
Il y a dans ce jeu quelque chose qui te fascine, plus encore, peut-être, que
les jeux de l’eau près des ponts, que les labyrinthes des plafonds, que les
brindilles à peine opaques qui dérivent lentement à la surface de ta cornée.
Selon leur place, selon l’instant, chaque carte acquiert une densité presque
émouvante. Tu protèges, tu détruis, tu construis, tu combines, tu tires plan sur
plan : exercice pour rien, péril que rien ne sanctionne, mise en ordre
dérisoire : quarante-huit cartes t’enchaînent à ta chambre et tu t’y trouves
presque heureux qu’un dix soit à sa place, qu’un roi ne puisse s’élever contre
toi, ou presque malheureux que tous tes lents calculs aboutissent tous au
même impossible résultat. Comme si cette stratégie solitaire et muette
constituait ton seul chemin, était devenue ta raison d’être.



Il fait nuit. De rares voitures passent en trombe. La goutte d’eau perle au
robinet du palier. Ton voisin est silencieux, absent peut-être ou mort déjà. Tu
es étendu, tout habillé, sur la banquette, les mains croisées derrière la nuque,
genoux haut. Tu fermes les yeux, tu les uvres. Des formes virales,
microbiennes, à l’intérieur de ton œil ou à la surface de ta cornée, dérivent
lentement de haut en bas, disparaissent, reviennent soudain au centre, à peine
changées, disques ou bulles, brindilles, filaments tordus dont l’assemblage
dessine comme un animal à peine fabuleux.
Tu perds leur trace, tu les retrouves ; tu te frottes les yeux et les filaments
explosent, se multiplient.


Du temps passe, tu sommeilles. Tu poses le livre ouvert à côté de toi, sur la
banquette. Tout est vague, bourdonnant. Ta respiration est étonnamment
régulière. Une petite bestiole noire vraisemblablement irréelle ouvre une
brèche insoupçonnée dans le labyrinthe des fissures du plafond.


Tu traînes dans les rues, la nuit, le jour. Tu rentres dans les cinémas de
quartiers où flotte l’odeur insistante des désinfectants, tu manges des
sandwiches à des comptoirs, des frites dans des cornets, tu traverses les fêtes
foraines, tu joues au billard électrique, tu vas dans les musées, dans les
marchés, dans les gares, dans les bibliothèques de lecture publique, tu
regardes les vitrines des antiquaires rue Jacob, des marchands de verrerie rue
du Paradis, des marchands de meubles faubourg Saint-Antoine.


Au fil des heures, des jours, des semaines, des saisons, tu te déprends de
tout, tu te détaches de tout. Tu découvres, avec presque, parfois, une sorte
d’ivresse, que tu es libre, que rien ne te pèse, ne te plaît ni ne te déplaît. Tu
trouves, dans cette vie sans usure et sans autre frémissement que ces instants
suspendus que te procurent les cartes ou certains bruits, certains spectacles
que tu te donnes, un bonheur presque parfait, fascinant, parfois gonflé
d’émotions nouvelles. Tu connais un repos total, tu es, à chaque instant,
épargné, protégé. Tu vis dans une bienheureuse parenthèse, dans un vide
plein de promesses et dont tu n’attends rien. Tu es invisible, limpide,
transparent. Tu n’existes plus : suite des heures, suite des jours, le passage des
saisons, l’écoulement du temps, tu survis, sans gaieté et sans tristesse, sans
avenir et sans passé, comme ça, simplement, évidemment, comme une goutte
d’eau qui perle au robinet d’un poste d’eau sur un palier, comme six
chaussettes trempées dans une bassine de matière plastique rose, comme une
mouche ou comme une huître, comme une vache, comme un escargot, comme
un enfant ou comme un vieillard, comme un rat.



Parfois, l’obscurité dessine d’abord la forme imprécise d’un as de pique : il y
a devant toi un point d’où fuient deux lignes qui s’écartent et reviennent vers
toi après un long virage.
Plus tard, c’est un océan, une mer noire sur laquelle tu navigues, comme si
ton nez était l’arête, ou plutôt l’étrave d’un gigantesque paquebot. Tout est
noir. Il ne fait pas nuit, pas sombre, c’est le monde tout entier qui est noir,
naturellement noir, comme sur le négatif d’une photographie, et seules sont
blanches, ou peut-être grises, les lames que ton passage soulève de chaque
côté de ton nez, le long de tes yeux qui sont peut-être les flancs du navire, là,
où, autrefois, s’inscrivait l’as de pique, comme s’il n’avait été que le prélude à
ce sillage, trace blanchâtre et ondulante que tu creuses devant toi en glissant
sur l’eau noire. L’eau t’entoure de toutes parts, mer noire, immobile,
extraordinairement plate, même pas phosphorescente, et pourtant, tu as
l’impression que tu pourrais découvrir chaque détail, le moindre nuage s’il y
avait un ciel, la plus petite terre s’il y avait un horizon. Mais il n’y a que la mer,
et tu es tout entier étrave creusant sans effort, sans bruit, sans vibration, les
traces blanches et profondes de ton passage, comme un soc de charrue
retournant un champ.
Bientôt, pourtant, quelque part au-dessus, comme dans un cartouche,
comme si un écran apparaissait et qu’un négatif de film cinématographique y
était projeté, il y a le même navire, mais maintenant vu d’en haut, en entier, et
tu es, toi, sur le pont, accoudé au bastingage, ou plutôt au plat-bord, dans une
position assez romantique. Pendant longtemps, l’impression dédoublée reste
absolument précise, et même, si quelque chose t’irrite, te tracasse, c’est que tu
ne parviens plus à savoir si tu es d’abord l’étrave seule glissant sur la mer
noire et soulevant des vagues blanches et ensuite, presque en même temps,
quelque chose comme la conscience d’être cette étrave, c’est-à-dire, au-dessus,
le navire tout entier dont tu es le passager immobile accoudé sur le pont dans
une posture un peu romantique, ou bien si, au contraire, il y a d’abord le
navire entier glissant sur la mer noire, avec toi, seul passager, accoudé à la
passerelle, puis, démesurément grossi, un détail seul de ce navire, l’étrave,
fendant les flots, soulevant de chaque côté deux vagues blanches, épaisses,
mais peut-être un peu trop bien dessinées pour être vraiment des vagues, ce
sont plutôt des plis, des drapés, avec quelque chose d’un peu majestueux, de
presque ralenti.
Longtemps, les deux navires, la partie et le tout, ton nez étrave et ton corps
paquebot naviguent de conserve sans que rien te permette de les dissocier : tu
es tout à la fois l’étrave et le navire et toi sur le navire. Puis, naît une première
contradiction, mais c’est peut-être seulement une illusion d’optique imputable
à la différence des échelles, des perspectives : il te semble que le navire va
lentement, de plus en plus lentement, peut-être un peu comme si tu le voyais
avec de plus en plus de recul, de plus en plus haut, mais pourtant, toi, accoudé
au bastingage, tu ne diminues pas du tout, tu restes toujours aussi visible, et
que l’étrave, elle, va de plus en plus vite, qu’elle ne glisse plus, mais qu’elle file
sur l’eau noire, comme une vedette, ou même comme un hors-bord, et plus du
tout comme un paquebot de ligne.
Alors, et c’est tout de suite beaucoup plus grave, comme si tu savais, par
expérience peut-être, que ce qui est en train de se former est le
commencement de la fin, parce que jamais tu ne pourras supporter plus de
quelques instants, plus de quelques secondes, l’intensité de ce qui s’annonce,
bien que rien encore ne se soit révélé, sinon, peut-être, tout au plus, un signe
prémonitoire, un indice dont le sens n’était même pas sûr et dont tu attends
maintenant l’éclaircissement avec l’espoir vain que tout restera flou le plus
longtemps possible, parce que, déjà, tu le sais, le réveil te guette, c’est ton
impatience justement qui vient de le déclencher et tous tes efforts pour le
retarder ne font que le précipiter davantage, alors, émerge comme chaque fois,
pas assez lentement, une impression à la fois excitante et pénible,
merveilleuse et désespérante, tout de suite trop précise, très vite lancinante et
presque douloureuse : la certitude absurde, ou plutôt pas encore tout à fait
absurde, mais déjà sûrement promise à l’absurde, que tu as déjà vécu cette
image, qu’elle est un souvenir réel, exact dans tous ses détails : la mer était
noire, le navire avançait lentement sur l’étroit chenal faisant jaillir sur ses
côtés des gerbes d’écume blanche, tu étais accoudé à la passerelle du pont-
promenade dans la position un peu romantique qu’ont tous les passagers de
tous les navires quand ils prennent l’air en regardant les mouettes, tu
éprouvais exactement la même sensation que celle que maintenant tu
éprouves, et pourtant tu n’éprouves maintenant aucune sensation, sinon celle,
périlleuse, de plus en plus périlleuse, de savoir en même temps l’impossibilité
et l’irréductibilité d’un tel souvenir.


Plus tard, beaucoup plus tard, tu t’es réveillé plusieurs fois peut-être,
rassoupi plusieurs fois, tu t’es tourné du côté droit, du côté gauche, tu t’es mis
sur le dos, sur le ventre, peut-être as-tu même allumé la lumière, peut-être as-
tu fumé une cigarette, plus tard, beaucoup plus tard, le sommeil devient une
cible, ou plutôt non, au contraire, tu deviens la cible du sommeil. C’est un
foyer irradiant, intermittent. Devant toi, ou, plus précisément, devant tes
yeux, parfois plutôt à gauche, parfois plutôt à droite, jamais au centre, une
myriade de petits points blancs s’organisent, dessinant, à la longue, quelque
chose de félin, une tête de panthère vue de profil, qui s’avance, qui grandit en
montrant deux crocs acérés, puis disparaît, laissant place à un point lumineux
qui grossit, devient losange, étoile, et fonce sur toi, très vite, t’évitant au
dernier moment en passant à ta droite. Le phénomène se reproduit plusieurs
fois, régulièrement : rien d’abord, puis des points à peine lumineux, une tête
de panthère qui s’esquisse, puis se précise, grandit en rugissant, découvrant
deux crocs acérés, puis un point scintillant, presque éclatant, qui s’enfle,
losange, étoile, puis boule de lumière qui vient sur toi, t’évite de justesse,
passant si près de toi que tu as presque cru la toucher, la sentir, l’entendre,
puis rien à nouveau, longtemps, des points blancs, la tête de la panthère,
l’étoile qui grandit et te frôle.
Puis rien, longtemps, ou bien, plus tard, parfois, quelque part, quelque
chose comme un astre blanc qui explose…



Avec le temps, ta froideur devient fabuleuse. Tes yeux ont perdu tout ce qui
faisait leur éclat, ta silhouette s’est faite parfaitement tombante. Une sérénité
sans lassitude, sans amertume, s’inscrit au coin de tes lèvres. Tu glisses dans
les rues, intouchable, protégé par l’usure pondérée de tes vêtements, par la
neutralité de tes pas. Tu n’as plus que des gestes appris. Tu ne prononces plus
que les mots qui sont nécessaires. Tu demandes :
– un café,
– une avancée,
– un complet et un rouge,
– un demi,
– une brosse à dents,
– un carnet.
Tu payes, tu empoches, tu prends place, tu consommes. Tu prends le
Monde au sommet de sa pile et tu déposes deux pièces de vingt centimes dans
la sébile du marchand. Tu ne dis jamais s’il vous plaît, bonjour, merci, au
revoir. Tu ne t’excuses pas. Tu ne demandes pas ton chemin.
Tu traînes, tu traînes, tu traînes. Tu marches. Tous les instants se valent,
tous les espaces se ressemblent. Tu n’es jamais pressé, jamais perdu. Tu ne
regardes pas l’heure aux horloges. Tu n’as pas sommeil. Tu n’as pas faim. Tu
ne bâilles jamais. Tu n’éclates jamais de rire.
Tu ne flânes même plus, puisque seuls peuvent flâner ceux qui volent le
temps de le faire, les précieuses minutes qu’ils s’ingénient à gratter sur leurs
horaires. Au début, tu choisissais tes itinéraires, tu te fixais des buts, tu
imaginais des périples compliqués qui prenaient malgré toi des allures de
voyages d’Ulysse. Tu as fait, après tant d’autres, un pèlerinage à Saint-Julien
le Pauvre, tu as tourné en rond près de l’entrée des catacombes, tu t’es planté
sous la Tour Eiffel, tu es monté au sommet de quelques monuments, tu as
traversé tous les ponts, longé toutes les berges, visité tous les musées, Guimet,
Cernuschi, Carnavalet, Bourdelle, Delacroix, Nissim de Camondo, le Palais de
la Découverte, l’Aquarium du Trocadéro, tu as vu les roses de Bagatelle,
Montmartre le soir, les Halles au petit jour, la gare Saint-Lazare à l’heure de la
sortie des bureaux, la Concorde à midi le 15 Août. Mais qu’un but soit
touristique, culturel, ou bien déceptif, inepte, ou même provocateur (la rue de
la Pompe, la rue des Saussaies, la place Beauvau, le quai des Orfèvres) ne
l’empêchait pas d’être un but, c’est-à-dire une tension, une volonté, une
émotion. Ton tourisme, même désabusé et dérisoire, malgré le souvenir
lointain des Surréalistes, restait source de vigilance, emploi du temps, mesure
d’espace.
De même que tu ne choisis plus tes films, entrant indifféremment dans la
première salle que tu rencontres aux alentours de huit, de neuf ou de dix
heures du soir, n’étant plus dans la salle obscure que l’ombre d’un spectateur,
l’ombre d’une ombre regardant se faire et se défaire sur un rectangle oblong
diverses combinaisons d’ombres et de lumières ébauchant sans cesse la même
aventure : musique, enchantement, attente ; de même que tu ne choisis plus
tes repas, que tu n’entreprends plus jamais de les varier, d’aller jusqu’au bout
des quelque trois cents combinaisons qu’offrent au comptoir de la Petite
Source cinq pièces de un franc, le tiers de ton pécule quotidien, au fond de ta
poche ; de même que tu ne choisis plus tes heures de sommeil, ni tes lectures,
ni tes vêtements…
Tu te laisses aller, tu te laisses entraîner : il suffit que la foule monte ou
descende les Champs-Élysées, il suffit d’un dos gris qui te précède de quelques
mètres et oblique dans une rue grise ; ou bien une lumière ou une absence de
lumière, un bruit ou une absence de bruit, un mur, un groupe, un arbre, de
l’eau, un porche, des grilles, des affiches, des pavés, un passage clouté, une
devanture, un signal lumineux, une plaque de rue, la carotte d’un tabac, l’étal
d’un mercier, un escalier, un rond-point…


Tu marches ou tu ne marches pas. Tu dors ou tu ne dors pas. Tu descends
tes six étages, tu les remontes. Tu achètes le Monde ou tu ne l’achètes pas. Tu
manges ou tu ne manges pas. Tu t’assieds, tu t’étends, tu restes debout, tu te
glisses dans la salle obscure d’un cinéma. Tu allumes une cigarette. Tu
traverses la rue, tu traverses la Seine, tu t’arrêtes, tu repars. Tu joues au billard
électrique ou tu n’y joues pas.


Parfois, tu restes trois, quatre, cinq jours dans ta chambre, tu ne sais pas.
Tu dors presque sans arrêt, tu laves tes chaussettes, tes deux chemises. Tu
relis un roman policier que tu as déjà lu vingt fois, oublié vingt fois. Tu fais les
mots croisés d’un vieux Monde qui traîne. Tu étales sur ta banquette quatre
rangées de treize cartes, tu retires les as, tu mets le sept de cœur après le six de
cœur, le huit de trèfle après le sept de trèfle, le deux de pique à sa place, le roi
de pique après la dame de pique, le valet de cœur après le dix de cœur.


Tu manges de la confiture sur du pain, tant que tu as du pain, puis sur des
biscottes, si tu en as, puis à la petite cuiller, dans le pot.


Tu t’étends sur ta banquette étroite, mains croisées derrière la nuque,
genoux haut. Tu fermes les yeux, tu les ouvres. Des filaments tordus dérivent
lentement de haut en bas à la surface de ta cornée.
Tu dénombres et organises les fissures, les écailles, les failles du plafond.
Tu regardes ton visage dans ton miroir fêlé.


Tu ne parles pas tout seul, pas encore. Tu ne hurles pas, surtout pas.


L’indifférence n’a ni commencement ni fin : c’est un état immuable, un
poids, une inertie que rien ne saurait ébranler. Des messages du monde
extérieur parviennent encore sans doute à tes centres nerveux, mais nulle
réponse globale, qui mettrait en jeu la totalité de l’organisme, ne semble
pouvoir s’élaborer. Seuls demeurent des réflexes élémentaires : tu ne traverses
pas quand le feu est au rouge, tu t’abrites du vent pour allumer ta cigarette, tu
te couvres davantage les matins d’hiver, tu changes de polo, de chaussettes, de
caleçon et de tricot de corps environ une fois par semaine et de draps un peu
moins de deux fois par mois.
L’indifférence dissout le langage, brouille les signes. Tu es patient, et tu
n’attends pas, tu es libre et tu ne choisis pas, tu es disponible et rien ne te
mobilise. Tu ne demandes rien, tu n’exiges rien, tu n’imposes rien. Tu entends
sans jamais écouter, tu vois sans jamais regarder : les fissures des plafonds, les
lames des parquets, le dessin des carrelages, les rides autour de tes yeux, les
arbres, l’eau, les pierres, les voitures qui passent, les nuages qui dessinent
dans le ciel des formes de nuages.


Maintenant, tu vis dans l’inépuisable. Chaque journée est faite de silences et
de bruits, de lumières et de noirs, d’épaisseurs, d’attentes, de frissons. Il ne
s’agit que de te perdre, encore une fois, à jamais, chaque fois davantage,
d’errer sans fin, de trouver le sommeil, une certaine paix du corps : abandon,
lassitude, assoupissement, dérive. Tu glisses, tu te laisses couler, flancher :
chercher le vide, le fuir, marcher, t’arrêter, t’asseoir, t’attabler, t’accouder,
détendre.
Gestes d’automate : te lever, te laver, te raser, te vêtir. Bouchon sur l’eau :
aller à la dérive, suivre les cohues, traîner : l’été dans le silence épais, volets
clos, rues mortes, asphalte poisseux, vert presque noir des feuilles immobiles ;
l’hiver dans la lumière froide des devantures, des réverbères, buées aux portes
des cafés, moignons noirs des arbres morts.
Tu rentres dans des cafés misérables, bistrots, troquets, Vins et Charbons
sans lumières, sentant le vinaigre et la crasse. Tu marches dans des ruelles
graisseuses le long de palissades maculées d’affiches en lambeaux, vers
Charles Michels ou Château-Landon. Tu t’assieds sur les bancs des squares et
des jardins, comme un retraité, comme un vieillard, mais tu n’as que vingt-
cinq ans. Tu vas attendre dans les halls des hôtels, assis sur un canapé de faux
cuir, tu regardes les gens aller et venir, tu lis les prospectus, les catalogues, les
affiches, tu lis les dépliants touristiques, Paris la nuit, Croisière aux Indes, les
revues qui traînent, l’Écho de l’Hôtellerie française, la Revue du Touring-Club
de France ; tu vas lire les journaux affichés sur les placards devant les
imprimeries ou les rédactions : le Monde, le Figaro, le Capital, la Vie
française. Tu traînes dans les bibliothèques municipales, tu remplis une fiche,
tu lis des livres d’histoire, des ouvrages d’érudition, des mémoires d’hommes
d’État, d’alpinistes, de curés.
Tu marches le long des trottoirs, tu regardes dans les caniveaux, dans
l’espace plus ou moins large qui sépare les voitures garées du rebord de la
chaussée. Tu y trouves des billes, des petits ressorts, des anneaux, des pièces
de monnaie, des gants parfois, un portefeuille un jour, avec un peu d’argent,
des papiers, des lettres, des photos qui t’ont presque tiré les larmes des yeux.
Tu regardes les joueurs de cartes dans les jardins du Luxembourg, les
grandes eaux du Palais de Chaillot, tu vas au Louvre le dimanche, traversant
sans t’arrêter toutes les salles, te postant pour finir près d’un unique tableau
ou d’un unique objet : le portrait incroyablement énergique d’un homme de la
Renaissance, avec une toute petite cicatrice au-dessus de la lèvre supérieure, à
gauche, c’est-à-dire à gauche pour lui, à droite pour toi, ou bien une pierre
gravée, une petite cuiller égyptienne devant laquelle tu restes une heure, deux
heures avant de repartir sans te retourner.


Marche incessante, inlassable. Tu marches comme un homme qui porterait
d’invisibles valises, tu marches comme un homme qui suivrait son ombre.
Marche d’aveugle, de somnambule, tu avances d’un pas mécanique,
interminablement, jusqu’à oublier que tu marches.
Flâneur minutieux, nyctobate accompli, ectoplasme qu’un drap flottant
ferait à tort passer pour un fantôme qui n’effraierait même pas les petits
enfants.
Marcheur infatigable, tu traverses Paris de part en part, chaque soir,
émergeant du trou noir de ta chambre, de tes escaliers pourris, de ta cour
silencieuse ; au-delà des grandes zones de lumière et de bruit : l’Opéra, les
Boulevards, les Champs-Élysées, Saint-Germain, Montparnasse, tu plonges
vers la ville morte, vers Pereire ou Saint-Antoine, vers la rue de Longchamp, le
boulevard de l’Hôpital, la rue Oberkampf, la rue Vercingétorix.
Cafés ouverts toute la nuit. Tu restes debout, à peu près immobile, un coude
posé sur le comptoir de verre, épaisse plaque translucide aux bords arrondis
que des boulons de cuivre scellent au béton du socle, à demi retourné vers un
billard électrique sur lequel s’obstinent trois marins. Tu bois du vin rouge ou
du café-perco.


Vie sans surprise. Tu es à l’abri. Tu dors, tu manges, tu marches, tu
continues à vivre, comme un rat de laboratoire qu’un chercheur insouciant
aurait oublié dans son labyrinthe et qui matin et soir, sans jamais se tromper,
sans jamais hésiter, prendrait le chemin de sa mangeoire, tournerait à gauche,
puis à droite, appuierait deux fois sur une pédale cerclée de rouge pour
recevoir sa ration de nourriture en bouillie.
Nulle hiérarchie, nulle préférence. Ton indifférence est étale : homme gris
pour qui le gris n’évoque aucune grisaille. Non pas insensible, mais neutre.
L’eau t’attire, commet pierre, l’obscurité comme la lumière, le chaud comme le
froid. Seule existe ta marche, et ton regard, qui se pose et glisse, ignorant le
beau, le laid, le familier, le surprenant, ne retenant jamais que des
combinaisons de formes et de lumières qui se font et se défont, sans cesse,
partout, dans ton œil, aux plafonds, à tes pieds, dans le ciel, dans ton miroir
fêlé, dans l’eau, dans la pierre, dans les foules. Places, avenues, squares et
boulevards, arbres et grilles, hommes et femmes, enfants et chiens, attentes,
cohues, véhicules et vitrines, bâtiments, façades, colonnes, chapiteaux,
trottoirs, caniveaux, pavés de grès luisant sous la pluie fine, gris, ou presque
rouges, ou presque blancs, ou presque noirs, ou presque bleus, silences,
clameurs, vacarmes, foules des gares, des magasins, des boulevards, rues
noires de monde, quais noirs de monde, rues désertes des dimanches d’août,
matins, soirs, nuits, aubes et crépuscules.


Maintenant tu es le maître anonyme du monde, celui sur qui l’histoire n’a
plus de prise, celui qui ne sent plus la pluie tomber, qui ne voit plus la nuit
venir.


Tu ne connais que ta propre évidence : celle de ta vie qui continue, de ta
respiration, de ton pas, de ton vieillissement. Tu vois les gens aller et venir, les
foules et les choses se faire et se défaire. Tu vois, à la vitrine minuscule d’un
mercier une tringle à rideaux sur laquelle tes yeux soudain se fixent : tu passes
ton chemin : tu es inaccessible.



La rencontre de ton œil et de l’oreiller donne naissance à une montagne,
une pente assez molle, un quart, ou plutôt un arc de cercle qui se détache au
premier plan, plus sombre que le reste de l’espace. Cette montagne n’est pas
intéressante ; elle est normale. Pour l’instant, ton esprit est occupé par une
tâche que tu aurais à accomplir, mais que tu ne parviens pas à définir
exactement ; il semble qu’il s’agisse d’une tâche peu importante en soi et qui,
peut-être, n’est que le prétexte, l’occasion de vérifier si tu connais le code ; tu
supposes, par exemple, et cela se vérifie tout de suite, que la tâche consiste à
ramener ton pouce, ou bien toute ta main, par-dessus l’oreiller : mais est-ce
bien à toi de le faire ? Ta place dans la hiérarchie, tes années de service ne te
dispensent-elles pas de cette corvée ? Cette question est évidemment
beaucoup plus importante que la tâche elle-même, et tu n’as rien pour la
résoudre, tu ne pensais pas que, si longtemps après, tu aurais encore à rendre
des comptes de ce genre. D’ailleurs, en y réfléchissant davantage, tu t’aperçois
que le problème est encore plus compliqué : il ne s’agit pas de savoir si tu dois
ou non ramener ton pouce selon ta fonction, ton grade, ton ancienneté, mais
plutôt de ceci: de toute façon, tôt ou tard, il faudra que tu ramènes ton pouce,
mais par en dessus si tu es suffisamment ancien, par en dessous si tu ne l’es
pas, et bien sûr tu n’as aucune idée de ton ancienneté, qui te semble
considérable, mais peut-être pas assez considérable. Peut-être même a-t-on
justement choisi pour te poser cette question le moment précis où nul, pas
même le plus intègre des juges, ne pourrait affirmer sans risques que tu es ou
que tu n’es pas suffisamment ancien ?


La question pourrait se poser aussi pour tes pieds ou pour tes cuisses. En
fait, elle ne veut rien dire : le véritable problème, c’est celui des contacts. Il y a
deux types de contacts, en principe : celui de ton corps avec les draps, pour ce
qui est de ta cuisse gauche, de ton pied droit, de ton avant-bras droit, d’une
partie de ton ventre, et qui est fusion, osmose, dilution ; et celui de ton corps
avec lui-même, là où ta chair rencontre ta chair, là où le pied gauche passe sur
le pied droit, là où les genoux se rencontrent, là où ton coude affronte ton
estomac : ceux-ci sont aigus, chauds ou froids, ou chauds et froids.
Évidemment, on peut, presque sans prendre de risques, inverser toute
l’opération et affirmer que c’est le contraire, le pied gauche sous le pied droit,
la cuisse droite sous la cuisse gauche.
Le plus clair, dans tout cela, c’est évidemment que tu n’es pas couché, ni sur
le côté droit, ni sur le côté gauche, les jambes légèrement repliées, les bras
enserrant l’oreiller, mais que tu es suspendu la tête en bas, comme une
chauve-souris qui hiberne ou plutôt comme une poire trop mûre sur un
poirier : c’est dire qu’à tout instant tu peux tomber, ce qui d’ailleurs ne te
semble pas autrement gênant, ta tête étant parfaitement protégée par
l’oreiller, mais, pourtant, il est de ton devoir d’échapper à ce péril, fût-il
minime. Mais si tu passes en revue les moyens que tu connais, tu ne tardes pas
à te rendre compte que la situation est plus grave que tu ne l’avais d’abord
estimée, ne serait-ce que parce que la perte de l’horizontalité est rarement
propice au sommeil. Il faut donc te résoudre à tomber, même si tu prévois que
cela ne sera pas tellement agréable, on ne sait jamais quand on va s’arrêter de
tomber, mais surtout, tu ne sais pas comment faire pour tomber, c’est
seulement quand tu n’y penses pas que tu te mets à tomber, et comment
pourrais-tu n’y pas penser puisque justement tu y penses ? C’est une chose
que nul n’a jamais sérieusement envisagée et qui pourtant a son importance :
il devrait y avoir des textes à ce sujet, des textes sûrs, qui permettraient de
faire face à ces situations, beaucoup plus fréquentes qu’on ne le croit
généralement.


Les trois quarts de ton corps se sont réfugiés dans ta tête ; ton cœur s’est
installé dans ton sourcil, où il s’est tout à fait acclimaté, où il bat comme une
chose vivante avec, peut-être, tout au plus, un petit peu trop de précipitation.
Il faut que tu fasses l’appel de ton corps, que tu vérifies l’intégrité de tes
membres, de tes organes, de tes viscères, de tes muqueuses. Tu voudrais bien
chasser de ta tête tous ces morceaux qui l’encombrent et l’alourdissent, et en
même temps, tu te félicites d’avoir sauvé le maximum, car tout le reste est
perdu, tu n’as plus de pieds, plus de mains, ton mollet est complètement
liquéfié.


Tout cela est de plus en plus compliqué : il faudrait d’abord que tu enlèves
ton coude et dans l’espace ainsi libéré, tu pourrais mettre au moins une partie
de ton ventre, et ainsi de suite, jusqu’à ce que tu sois à peu près reconstitué.
Mais c’est effroyablement difficile : il y a des pièces qui manquent, et d’autres
qui sont en double, d’autres qui ont démesurément grossi, d’autres qui
émettent des prétentions territoriales absolument folles : ton coude est plus
coude que jamais, tu avais oublié qu’on peut à ce point être coude, un ongle a
pris la place de ta main. Et bien sûr, c’est toujours ce moment-là que
choisissent les bourreaux pour intervenir. L’un te fourre une éponge pleine de
craie dans la bouche, l’autre te bourre les oreilles de coton ; quelques scieurs
de long se sont installés dans tes sinus, un pyromane incendie ton estomac,
des tailleurs sadiques te compriment les pieds, t’enfoncent un chapeau trop
petit, t’engoncent dans un manteau trop étroit, t’étranglent avec une cravate ;
un ramoneur et son comparse ont introduit une corde à nœuds dans ta trachée
et, malgré de louables efforts, ne parviennent pas à la retirer.
Ils viennent presque chaque fois. Tu les connais bien. Tu es presque
rassuré. S’ils sont là, c’est que le sommeil n’est plus très loin. Ils vont te faire
souffrir un peu, puis ils se lasseront et te laisseront tranquille. Ils te font mal,
c’est entendu, mais tu as vis-à-vis de ta douleur, comme de toutes les
sensations que tu perçois, toutes les pensées qui te traversent, toutes les
impressions que tu ressens, un détachement total. Tu te vois sans étonnement
être étonné, sans surprise être surpris, sans douleur être assailli par les
bourreaux. Tu attends qu’ils se calment. Tu leur abandonnes volontiers tous
les organes qu’ils veulent. Tu les vois de loin se disputer ton ventre, ton nez, ta
gorge, tes pieds.


Mais souvent, si souvent, c’est là l’ultime piège. Alors naît le pire. Il monte
lentement, imperceptiblement. D’abord tout est calme, trop calme, normal,
trop normal. Tout semble ne plus devoir jamais bouger. Mais ensuite tu sais,
tu commences à savoir, avec une certitude de plus en plus implacable, que tu
as perdu ton corps, ou plutôt non, tu le vois, non loin de toi, mais tu ne le
rejoindras jamais.
Tu n’es plus qu’un œil. Un œil immense et fixe, qui voit tout, aussi bien ton
corps affalé, que toi, regardé regardant, comme s’il s’était complètement
retourné dans son orbite et qu’il te contemplait sans rien dire, toi, l’intérieur
de toi, l’intérieur noir, vide, glauque, effrayé, impuissant de toi. Il te regarde et
il te cloue. Tu ne cesseras jamais de te voir. Tu ne peux rien faire, tu ne peux
pas t’échapper, tu ne peux pas échapper à ton regard, tu ne pourras jamais :
même si tu parvenais à t’endormir si profondément que nulle secousse, nul
appel, nulle brûlure ne sauraient te réveiller, il y aurait encore cet œil, ton œil,
qui ne se fermera jamais, qui ne s’endormira jamais.
Tu te vois, tu te vois te voir, tu te regardes te regarder. Même si tu
t’éveillais, ta vision demeurerait identique, immuable. Même si tu parvenais à
t’ajouter des milliers, des milliards de paupières, il y aurait encore, derrière,
cet œil, pour te voir. Tu ne dors pas, mais le sommeil ne viendra plus. Tu n’es
pas éveillé et tu ne te réveilleras jamais. Tu n’es pas mort et la mort même ne
saurait te délivrer…



Libre comme une vache, comme une huître, comme un rat !


Mais les rats ne cherchent pas le sommeil pendant des heures. Mais les rats
ne se réveillent pas en sursaut, pris de panique, trempés de sueur. Mais les
rats ne rêvent pas et que peux-tu faire contre tes rêves ?


Mais les rats ne se rongent pas les ongles, et surtout pas méthodiquement,
pendant des heures entières, jusqu’à ce que l’extrémité de leurs griffes ne soit
plus qu’une plaie diffuse. Tu arraches la corne jusqu’au milieu de l’ongle,
meurtrissant les endroits où elle s’attache à la chair ; tu déchires les peaux
mortes sur presque toute la longueur de la phalangette jusqu’à ce que le sang
se mette à perler, jusqu’à ce que tes doigts te fassent si mal que, pendant des
heures, le moindre contact te soit à ce point insupportable que tu ne puisses
plus rien saisir et doives tremper tes mains dans de l’eau bouillie.


Mais les rats, que tu saches, ne jouent pas au billard électrique. Tu te colles
contre les appareils, pendant des heures, pendant des nuits, rageusement,
fiévreusement. Tu ahanes, plaqué sur la machine, accompagnant de grands
coups de reins les rebonds de la bille d’acier. Tu t’acharnes contre les ressorts,
les lumières, les chiffres, les passages.
Femmes peintes dont l’œil s’allume, dont l’éventail s’abaisse. Tu ne peux
lutter contre un tilt. Tu peux jouer ou ne pas jouer. Tu ne peux pas engager de
dialogue, tu ne peux lui faire dire ce qu’il ne saurait te dire. Tu as beau te
serrer contre lui, haleter contre lui, le tilt reste insensible à l’amitié que tu
éprouves, à l’amour que tu recherches, au désir qui te déchire. Six mille points,
alors que mille quatre cents suffisent, ne feront que te meurtrir davantage, que
t’enfoncer un peu plus.


Tu traînes dans les rues, tu entres dans un cinéma ; tu traînes dans les rues,
tu entres dans un café ; tu traînes dans les rues, tu regardes la Seine, les
boucheries, les trains, les affiches, les gens. Tu traînes dans les rues, tu entres
dans un cinéma où tu vois un film qui ressemble à celui que tu viens de voir, la
même histoire béate racontée par un monsieur trop intelligent, pleine de
gentillesse et de musique, et puis l’entracte, des films publicitaires que tu as
vus vingt fois, cent fois, des actualités que tu as vus dix fois, vingt fois, un
documentaire sur les sardines, ou sur le soleil, sur Hawaii ou sur la
Bibliothèque Nationale, la bande-annonce d’un film que tu as déjà vu et que tu
verras encore, le film que tu viens de voir qui recommence encore une fois,
avec son générique morcelé, la plage d’Étretat, la mer, les mouettes, les
enfants qui jouent sur le sable.
Tu sors, tu traînes dans les rues trop éclairées. Tu remontes dans ta
chambre, tu te déshabilles, tu te glisses dans les draps, tu éteins la lumière, tu
fermes les yeux. C’est l’heure où des femmes de rêve trop vite dévêtues se
pressent autour de toi, c’est l’heure où tu t’abrutis de livres cent fois lus, où tu
te tournes et te retournes cent fois sans trouver le sommeil. C’est l’heure où,
les yeux grands ouverts dans l’obscurité, ta main tâtonnant au pied de la
banquette étroite à la recherche d’un cendrier, d’allumettes, d’une ultime
cigarette, tu mesures calmement l’étendue de ton malheur.


Maintenant tu te relèves la nuit. Tu traînes dans les rues, tu vas te jucher
sur les tabourets des bars, au Rosebud, au Harry’s, ou t’asseoir au Franco-
Suisse, dans la rue Saint-Honoré, presque en face de ta chambre, ou t’attabler
dans un café des Halles, et tu restes là, pendant des heures, jusqu’à la fin, en
face d’une bière ou d’un café noir ou d’un verre de vin rouge. Tu regardes les
autres aller et venir, les commis de boucherie, les fleuristes, les crieurs de
journaux, les bandes de fêtards, les saoulots solitaires, les filles.
Tu es seul et tu dérives. Tu marches dans les avenues désolées, longeant les
arbres rabougris, les façades pelées, les porches noirs. Tu vas dans la laideur
inépuisable des Batignolles, de Pantin. Tu n’as d’autres rencontres que des
fontaines Wallace depuis longtemps taries, des églises gluantes, des chantiers
éventrés, des murs blafards. Les squares dont les grilles t’emprisonnent, les
marais stagnant près des bouches d’égout, les portes monstrueuses des
fabriques. Sous les passerelles métalliques du quartier de l’Europe, des
locomotives à vapeur lancent des bouffées de fumée blanche. Boulevard
Barbès, place Clichy, des foules impatientes lèvent les yeux vers le ciel.
Tu ne briseras pas le cercle enchanté de la solitude. Tu es seul et tu ne
connais personne ; tu ne connais personne et tu es seul. Tu vois les autres
s’agglutiner, se serrer, se protéger, s’enlacer. Mais tu n’es, regard mort, qu’un
fantôme transparent, lépreux couleur de muraille, silhouette déjà rendue à sa
poussière, place occupée dont nul ne s’approche. Tu t’efforces à l’espoir de
rencontres improbables. Mais ce n’est pas pour toi que le cuir, le cuivre, le bois
se mettent à luire, que les lumières se tamisent, que les bruits se feutrent. Tu
es seul malgré les fumées qui s’alourdissent, malgré Lester Young ou Coltrane,
seul dans la chaleur ouatée des bars, dans les rues vides où tes pas résonnent,
dans la complicité mal réveillée des bistrots restés seuls ouverts.
Il y a des ennemis que tu n’affronteras qu’une seule fois, le temps de
connaître, de reconnaître le froid sifflement des serpents pétrifiants, le temps
de battre en retraite juste à temps, glacé de solitude et d’impatience, perdu,
trahi par ton regard, la perception de plus en plus aiguë et de plus en plus
vaine des moindres détails : une boucle de cheveux, l’ombre d’un verre,
l’esquisse mouvante d’une cigarette abandonnée, le dernier tremblement
d’une porte à deux battants qui se referme. Rien ne t’échappe, mais tu ne
saisis rien, sinon trop tard, toujours trop tard, les ombres, les reflets, les
failles, les esquives, les sourires, les bâillements, la fatigue ou l’abandon.


Le malheur n’a pas fondu sur toi, ne s’est pas abattu sur toi ; il s’est infiltré
avec lenteur, il s’est insinué presque suavement. Il a minutieusement
imprégné ta vie, tes gestes, tes heures, ta chambre, comme une vérité
longtemps masquée, une évidence refusée ; tenace et patient, ténu, acharné, il
a pris possession des failles du plafond, des rides de ton visage dans le miroir
fêlé, des cartes étalées ; il s’est coulé dans la goutte d’eau du robinet du poste
d’eau sur le palier, il a résonné avec chaque quart d’heure au clocher de Saint-
Roch.
Le piège, c’était ce sentiment parfois presque exaltant, cet orgueil, cette
sorte d’ivresse ; tu croyais n’avoir besoin que de la ville, de ses pierres et de ses
rues, des foules qui t’entraînaient, besoin seulement d’un fragment de
comptoir à la Petite Source, d’une place avancée dans un cinéma de quartier ;
besoin seulement de ta chambre, ton antre, ta cage, ton terrier, où tu reviens
chaque jour, d’où tu repars chaque jour, ce lieu presque magique où plus rien
désormais ne s’offre à ta patience, même plus une fissure au plafond, même
plus une veine dans le bois de l’étagère, même plus une fleur sur le papier
peint. Tu étales, encore une fois, les cinquante-deux cartes sur ta banquette
étroite ; tu cherches, encore une fois, l’improbable solution d’un labyrinthe
informe.
Tu as perdu tes pouvoirs. Tu ne sais plus suivre la lente dérive des bulles et
des brindilles à la surface de ta cornée. Nul visage, nulle chevauchée
victorieuse, nulle ville à l’horizon ne se laissent déchiffrer au travers des
fissures et des ombres.
Le piège : cette illusion dangereuse d’être – comment dire ? –
infranchissable, de n’offrir aucune prise au monde extérieur, de glisser,
intouchable, yeux ouverts regardant devant eux, percevant tout, les plus petits
détails, ne retenant rien. Somnambule éveillé, aveugle qui verrait. Être sans
mémoire, sans frayeur.
Mais il n’y a pas d’issue, pas de miracle, nulle vérité. Des carapaces, des
cuirasses. Depuis ce jour suffocant où tout a commencé, où tout s’est arrêté.
Tu rases les murs sales des rues noires, heurtant de ta main droite les pierres
des perrons, les briques des façades. Tu t’assieds, jambes ballantes, au-dessus
de la Seine, pendant des heures à regarder l’inappréciable remous que creuse
l’arche d’un pont. Tu retires les quatre as de tes cinquante-deux cartes étalées.
Combien de fois as-tu refait les mêmes gestes mutilés, les mêmes trajets qui
ne conduisent jamais nulle part ? Tu n’as d’autre secours que tes refuges de
quatre sous, ta patience imbécile, les mille et un détours qui chaque fois te
ramènent à ton point de départ. Des squares aux musées, des cafés aux
cinémas, des berges aux jardins, les salles d’attente dans les gares, les halls des
grands hôtels, les monoprix, les librairies, les galeries de peinture, les couloirs
du métro. Les arbres, les pierres, l’eau, les nuages, le sable, la brique, la
lumière, le vent, la pluie : seule compte ta solitude : quoi que tu fasses, où que
tu ailles, tout ce que tu vois n’a pas d’importance, tout ce que tu fais est vain,
tout ce que tu cherches est faux. Seule existe la solitude, que tôt ou tard,
chaque fois, tu retrouves en face de toi, amicale ou désastreuse ; chaque fois,
tu demeures seul, sans secours, en face d’elle, démonté ou hagard, désespéré
ou impatient.
Tu t’es arrêté de parler et seul le silence t’a répondu. Mais ces mots, ces
milliers, ces millions de mots qui se sont arrêtés dans ta gorge, les mots sans
suite, les cris de joie, les mots d’amour, les rires idiots, quand donc les
retrouveras-tu ?


Maintenant tu vis dans la terreur du silence. Mais n’es-tu pas le plus
silencieux de tous ?


Les monstres sont entrés dans ta vie, les rats, tes semblables, tes frères. Les
dizaines, les centaines, les milliers de monstres. Tu les repères, tu les
reconnais à d’imperceptibles signes, à leurs silences, à leurs départs furtifs, à
leur regard flottant, vacillant, effrayé, qui se détourne quand il croise le tien.
La lumière brille encore au milieu de la nuit aux fenêtres mansardées de leurs
chambres sordides. Leurs pas résonnent dans la nuit.
Les rats ne se parlent pas, ne se regardent pas quand ils se croisent. Mais
ces visages sans âge, ces silhouettes frêles ou flasques, ces dos ronds, gris, tu
les sais près de toi à chaque heure, tu suis leur ombre, tu es leur ombre, tu
hantes leurs repaires, leurs réduits, tu as les mêmes refuges, les mêmes asiles,
les cinémas de quartier puant le désinfectant, les squares, les musées, les
cafés, les gares, les métros, les halles. Désespoirs assis comme toi sur les
bancs, dessinant et effaçant sans cesse sur le sable poussiéreux le même cercle
imparfait, lecteurs de journaux trouvés dans les corbeilles à papier, errants
que nulle intempérie n’arrête. Ils ont les mêmes périples que toi, aussi vains,
aussi lents, aussi désespérément compliqués. Ils hésitent comme toi devant les
plans aux stations de métro, ils mangent leurs pains au lait, assis au bord des
berges.
Bannis, parias, exclus, porteurs d’invisibles étoiles. Ils marchent en frôlant
les murs, têtes baissées, épaules tombantes, mains crispées s’accrochant aux
pierres des façades, gestes las de vaincus, de mordeurs de poussière.
Tu les suis, tu les épies, tu les hais : monstres tapis dans leurs chambres de
bonne, monstres en chaussons qui traînent leurs pieds près des marchés
putrides, monstres aux yeux glauques de lamproie, monstres aux gestes
mécaniques, monstres radotants.
Tu les côtoies, tu les accompagnes, tu te frayes un chemin parmi eux : les
somnambules, les brutes, les vieillards, les idiots, les sourds-muets aux bérets
enfoncés jusqu’aux yeux, les ivrognes, les gâteux qui se raclent la gorge et
tentent de retenir les tremblements saccadés de leurs joues, de leurs
paupières, les paysans égarés dans la grande ville, les veuves, les sournois, les
ancêtres, les fouineurs.


Ils sont venus à toi, ils t’ont agrippé par le bras. Comme si, inconnu perdu
dans ta propre ville, tu ne pouvais croiser que d’autres inconnus ; comme si,
solitaire, tu voyais fondre sur toi tous les autres solitaires. Comme si seuls
pouvaient se rencontrer, le temps d’un verre de vin rouge bu à un même
comptoir, ceux qui ne parlent jamais, ceux qui parlent tout seuls. Les vieux
fous, les vieilles saoules, les illuminés, les exilés. Ils s’accrochent aux revers de
ta veste, à tes basques, à tes manches, ils te soufflent leur haleine au visage.
Ils viennent à toi à petits pas avec leurs bons sourires, leurs prospectus,
leurs journaux, leurs drapeaux, les misérables combattants des grandes causes
imbéciles, les masques osseux qui partent en guerre contre la poliomyélite, le
cancer, les taudis, la misère, l’hémiplégie, la cécité, les chansonniers tristes qui
quêtent pour leurs camarades, les orphelins battus qui vendent des
napperons, les veuves décharnées qui protègent les animaux domestiques.
Tous ceux qui t’accostent, te retiennent, te manipulent, te crachent au visage
leur vérité mesquine, leurs questions éternelles, leurs bonnes œuvres, leur vrai
chemin. Les hommes-sandwiches de la vraie foi qui sauvera le monde. Venez à
Lui vous qui souffrez. Jésus a dit Vous qui ne voyez pas pensez à ceux qui
voient.
Les teints terreux, les cols élimés, les bégayants qui te racontent leur vie,
leurs prisons, leurs asiles, leurs faux voyages, leurs hôpitaux. Les vieux
instituteurs qui voudraient réformer l’orthographe, les retraités qui croient
avoir mis au point un système infaillible pour récupérer les vieux papiers, les
stratèges, les astrologues, les sourciers, les guérisseurs, les témoins, tous ceux
qui vivent avec leurs idées fixes ; les déchets, les débris, les monstres
inoffensifs et séniles dont les patrons s’amusent, leur versant des verres trop
bien remplis qu’ils ne peuvent porter à leur bouche, les vieilles peaux à
fourrure qui sifflent des Marie Brizard en s’efforçant de rester dignes.


Et tous les autres, les pires, les béats, les malins, les contents-d’eux, ceux
qui croient savoir, qui sourient d’un air entendu, les obèses et les restés
jeunes, les crémiers, les décorés ; les fêtards en goguette, les gominés de
banlieue, les nantis, les connards. Les monstres forts de leur bon droit, qui te
prennent à témoin, te dévisagent, t’interpellent. Les monstres avec leur famille
nombreuse, avec leurs enfants monstres, leurs chiens monstres ; les milliers
de monstres bloqués par les feux rouges ; les femelles glapissantes de
monstres; les monstres à moustache, à gilets, à bretelles, les monstres
touristes déversés par paquets devant les monuments hideux, les monstres
endimanchés, la foule monstrueuse.


Tu traînes, mais la foule ne te porte plus, la nuit ne te protège plus. Tu
marches, encore et toujours, marcheur infatigable, immortel. Tu cherches, tu
attends. Tu traînes dans la ville fossile, pierres blanches intactes des façades
ravalées, poubelles figées, chaises vides où venaient s’asseoir les concierges ;
tu traînes dans la ville morte, échafaudages abandonnés près des immeubles
éventrés, ponts emportés par le brouillard, par la pluie.
Ville putride, ville ignoble, hideuse. Ville triste, lumières tristes dans les
rues tristes, clowns tristes dans les music-halls tristes, queues tristes devant
les cinémas tristes, meubles tristes dans les magasins tristes. Des gares noires,
des casernes, des hangars. Les brasseries sinistres qui se succèdent le long des
Grands Boulevards, les devantures horribles. Ville bruyante ou déserte, livide
ou hystérique, ville éventrée, saccagée, maculée, ville hérissée d’interdits, de
barreaux, de grillages, de serrures. La ville-charnier : les halles pourries, les
bidonvilles déguisés en grands ensembles, la zone au cœur de Paris,
l’insupportable horreur des boulevards à flics, Haussmann, Magenta ;
Charonne.


Comme un prisonnier, comme un fou dans sa cellule. Comme un rat dans le
dédale cherchant l’issue. Tu parcours Paris en tous sens. Comme un affamé,
comme un messager porteur d’une lettre sans adresse.


Tu attends, tu espères. Les chiens se sont attachés à toi, et aussi les
serveuses, les garçons de café, les ouvreuses, les caissières des cinémas, les
marchands de journaux, les receveurs d’autobus, les invalides qui veillent sur
les salles désertées des musées. Tu peux parler sans crainte, ils te répondront
chaque fois d’une voix égale. Leurs visages maintenant te sont familiers. Ils
t’identifient, ils te reconnaissent. Ils ne savent pas que ces simples saluts, ces
seuls sourires, ces signes de tête indifférents sont tout ce qui chaque jour te
sauve, toi qui, toute la journée, les a attendus, comme s’ils étaient la
récompense d’un fait glorieux dont tu ne pourrais parler, mais qu’ils
devineraient presque.


Alors, parfois, désespérément, tu tentes d’imposer à ta vie chancelante le
carcan d’une discipline sans faille. Tu fais de l’ordre, tu ranges ta chambre, tu
établis un budget rigoureux : 500 francs par mois, ton pécule, moins 50 francs
pour ta chambre, te laissent 15 francs par jour, qui se décomposent ainsi :

un paquet de gauloises 1,35
une boîte d’allumettes 0,10
un repas 4,20
une place de cinéma 2,50
un pourboire pour l’ouvreuse 0,20
le Monde 0,40
un café 1,00

Il te reste 5 francs 25 pour ton second repas, qui sera un pain aux raisins ou
une demi-baguette, pour un autre café, pour le métro, l’autobus, le dentifrice,
le blanchissage.
Tu règles ta vie comme une montre, comme si le meilleur moyen de ne pas
te perdre, de ne pas sombrer tout à fait, était de te livrer à des tâches
dérisoires, de tout décider à l’avance, de ne rien laisser au hasard. Que ta vie
soit close, lisse, ronde comme un œuf, que tes gestes soient fixés par un ordre
immuable qui décide tout pour toi, qui té protège malgré toi.
Avec une rigueur louable, tu règles tes itinéraires. Tu explores Paris rue par
rue, du Parc Montsouris aux Buttes-Chaumont, du Palais de la Défense au
Ministère de la Guerre, de la Tour Eiffel aux Catacombes. Tu manges chaque
jour, à la même heure, le même repas. Tu visites les gares, les musées. Tu bois
ton café dans le même café. Tu lis le Monde de cinq à sept.


Tu plies tes vêtements avant de te coucher. Tu nettoies à fond ta chambre
chaque samedi matin. Tu fais ton lit chaque matin, tu te rases, tu laves tes
chaussettes dans une bassine de matière plastique rose, tu cires tes
chaussures, tu te laves les dents, tu laves ton bol et tu l’essuies et tu le poses au
même endroit sur l’étagère. Tu ouvres chaque matin, à la même minute, au
même endroit, de la même façon, la bande de papier gommé qui ferme ton
paquet quotidien de gauloises.
L’ordre de ta chambre. L’emploi de ton temps. Tu t’imposes des interdits
puérils. Tu ne marches pas sur l’intersection des pavés au bord des trottoirs.
Tu respectes les sens giratoires, les stationnements interdits. Tu ne supportes
pas d’être en retard ou en avance. Tu voudrais allumer tes cigarettes toutes les
quarante-cinq minutes.
Comme si, à tout instant, tu attendais du moindre de tes fléchissements
qu’il t’entraîne tout de suite trop loin.
Comme si, à tout instant, tu avais besoin de te dire: c’est ainsi parce que je
l’ai voulu ainsi, je l’ai voulu ainsi ou sinon je suis mort.



Parfois, pendant des soirées entières, à demi étendu sur ta banquette
étroite, sans autre lumière que la clarté pâle et diffuse qui passe par la fenêtre
mansardée et que seul rehausse, presque régulièrement, le foyer rougeoyant
de ta cigarette, tu écoutes ton voisin aller et venir. La cloison qui sépare vos
deux chambres est d’une minceur telle que tu entends presque sa respiration,
que tu l’entends encore lorsqu’il traîne en chaussons. Tu essayes souvent
d’imaginer son allure, son visage, ses mains, ce qu’il fait, son âge, ses pensées.
Tu ne sais rien de lui, tu ne l’as même jamais vu, peut-être, tout au plus, l’as-tu
croisé un jour dans l’escalier, t’es-tu collé contre la paroi pour le laisser passer,
mais sans savoir alors, sans pouvoir affirmer qu’il s’agissait de lui. Tu ne
cherches pas à le voir d’ailleurs, tu n’entrebâilles pas ta porte lorsque tu
l’entends sortir sur le palier pour remplir sa bouilloire au robinet du poste
d’eau, tu préfères l’écouter et le façonner à ta guise. Tu sais seulement que sa
chambre est beaucoup plus grande que la tienne, puisqu’il peut s’y déplacer,
puisqu’il doit s’y déplacer pour atteindre sa fenêtre, ou son lit, ou sa porte ou
ses armoires, alors que, du centre de la tienne, à la hauteur à peu près des trois
quarts de ta banquette, tu peux, pieds joints, atteindre avec tes mains
n’importe quel point, la fenêtre, la porte, le petit lavabo, le recoin-penderie, la
bassine de matière plastique rose, l’étagère.
Il doit être vieux, à en juger par sa toux un peu rauque, ses grattements de
gorge, ses pas un peu traînants, sans même qu’il soit obligatoire d’imputer à sa
vieillesse ni sa solitude, car, comme toi, il ne reçoit jamais personne dans sa
chambre, comme si ce dernier étage de l’immeuble, dont vous êtes, à ta
connaissance, les seuls occupants, présentait depuis peu quelque danger pour
la sécurité de ceux qui auraient pu être tentés, jadis, d’y accéder, ni l’emploi
plus que rituel de son temps ; ce dernier point tendrait plutôt à démontrer
qu’il est, un peu comme toi encore, homme d’habitudes, mais sans doute,
alors, avec un peu plus de sérénité que toi. Il quitte sa chambre chaque jour,
même le dimanche, en fin de matinée, et revient régulièrement à la tombée de
la nuit, comme si son activité, qu’elle soit ou non lucrative, se réglait sur la
lumière du jour, et ne tenait pas compte de l’heure : il est rentré chaque jour
un peu plus tôt, jusqu’à Noël, il rentre maintenant chaque jour un peu plus
tard.
Tu crois qu’il est marchand ambulant, vendeur de cravates présentées dans
un parapluie, ou plutôt démonstrateur de quelque produit miracle pour
enlever les cors, les taches, les verrues ou les varices, ou, mieux encore, petit
mercier dont l’étal, constitué par une valise ouverte reposant sur quatre pieds
métalliques télescopiques, offre aux badauds des Grands Boulevards des
peignes, des briquets, des limes, des lunettes de soleil, des étuis protecteurs,
des porte-clés. Cette supposition repose principalement sur le fait que son
activité essentielle, quand il est dans sa chambre, consiste, le matin comme le
soir, à fermer ou à ouvrir, ou à fermer et à ouvrir, des tiroirs, comme s’il avait
un matériel considérable à prendre chaque matin avant de partir, à ranger
chaque soir à la fin de sa journée.
Peut-être a-t-il besoin de sa valise ouverte, s’en sert-il comme table de
chevet, ou pour écrire, ou pour dîner : tu l’affubles de traits un peu
cérémonieux, un peu ridicules : il dispose sur sa valise une nappe brodée qui
lui reste d’une ancienne fortune, un piètre chandelier porteur de mauvaises
bougies, un service de table identique à ceux qu’il vend peut-être, c’est-à-dire
composé d’un gobelet et d’une assiette en matière plastique rose, et d’un jeu
de couverts en aluminium s’emboîtant les uns dans les autres, la cuiller
gardant l’empreinte en creux de la fourchette, la fourchette celle du couteau,
les trois pièces maintenues serrées par un rivet en forme de bouton de faux
col, fixé à la cuiller, traversant fourchette et couteau et auquel s’attache une
bague de cuir ; comme si, en somme, par une étrange confusion de ton esprit,
cette valise, dont l’existence est loin d’être assurée, pouvait être à la fois étal de
mercier le jour, valise de pique-nique le soir. Mais il n’est même pas sûr que
ton voisin dîne, tu n’entends jamais, tu ne sens jamais grésiller les abats, les
rognons qui seraient sa nourriture favorite. Tu sais seulement avec quelque
certitude qu’il va remplir sa bouilloire au robinet du poste d’eau sur le palier
(car sa chambre a beau être plus grande que la tienne, elle ne posséderas l’eau
courante) et qu’il la pose sur un réchaud dont le mode de fonctionnement t’est
inconnu, mais qui est sans doute d’un type assez primitif à en juger par le
temps que met la bouilloire à siffler, c’est-à-dire l’eau à bouillir.


Tu as beau écouter, tendre l’oreille, l’appliquer contre la cloison,
finalement, tu ne sais presque rien. Il semble que plus la précision de ta
perception augmente, plus la certitude de tes interprétations diminue. Sans
doute, ouvre-t-il ou ferme-t-il à tout instant des tiroirs, mais cela même n’est
pas prouvé, rien n’empêche, par exemple, que, dans un but que tu ignores, ou
même seulement pour te tromper, il ne frotte l’une contre l’autre deux
planches, ou bien qu’il n’ouïe ou ne ferme effectivement un ou plusieurs
tiroirs, mais pour rien, c’est-à-dire sans y mettre quelque chose, sans rien en
sortir, seulement pour faire du bruit, ou parce qu’il aime le bruit des tiroirs qui
s’ouvrent ou qui se ferment. Sans doute sort-il chaque jour vers la fin de la
matinée, mais tu n’es pas toujours là pour t’en assurer et, de même, tu sors
parfois à la tombée de la nuit avant qu’il ne soit de retour ; peut-être même
sait-il faire semblant de sortir, descendre quelques marches et remonter si
doucement que, malgré tous tes efforts, tu ne peux plus percevoir sa présence.
Sans doute prend-il de l’eau sur le palier, sans doute sa bouilloire siffle-t-elle
quand l’eau vient à ébullition : mais c’est peut-être lui qui siffle, comment
savoir ?


Pourtant, parfois, sa vie t’appartient, ses bruits sont à toi, puisque tu les
écoutes, les attends, puisqu’ils te maintiennent en vie, comme la goutte d’eau,
les cloches de Saint-Roch, les bruits de la rue, de la ville. Il t’importe peu que
tu te trompes, ou interprètes, ou inventes. Il suffit que tu l’aies fait mercier
pour qu’il le soit, avec sa valise pliante, ses peignes, ses briquets, ses lunettes
solaires. Il vit la mince vie que tu lui laisses vivre, s’évanouissant à peine sorti
du champ de ta perception, mort dès que le sommeil te gagne, condamné le
reste du temps à remplir d’eau sa bouilloire, à tousser, à traîner des pieds, à
fermer, à ouvrir ses tiroirs.


Mais peut-être, sans le savoir, symbiose muette, lui appartiens-tu aussi ?
Peut-être est-il comme toi, qui guettes sa toux, ses sifflements, ses bruits de
tiroir, peut-être le bruit de la tasse que tu reposes sur l’étagère le froissement
des journaux que tu prends et reprends, le glissement des cartes que tu mets
en place sur ta banquette étroite, tes bruits d’eau, ton souffle, sont-ils pour lui,
avec la goutte d’eau, le clocher, les bruits de la rue, de la ville, l’épais tissu du
temps qui s’écoule, de la vie qui demeure. Peut-être tente-t-il désespérément
de te connaître, peut-être interprète-t-il sans fin chaque signe perçu : qui es-
tu, que fais-tu, toi qui froisses des journaux, toi qui restes plusieurs jours sans
sortir, ou plusieurs jours sorti sans rentrer ?


Mais tu fais si peu de bruit ! Il peut seulement déceler ta présence, et, s’il y
est attentif, c’est qu’il a peur, c’est que tu l’inquiètes : il est comme ce vieux
blaireau dans son terrier jamais trop bien protégé, qui entend non loin de lui
un bruit qu’il ne parvient jamais à localiser vraiment, un bruit qui n’augmente
jamais mais ne diminue jamais, qui ne cesse jamais. Il cherche à se protéger, il
tente maladroitement de te tendre des pièges, de te faire croire qu’il est
puissant, qu’il ne te craint pas, qu’il ne tremble pas : mais il est si vieux ! Il n’a
plus que la force de compter et de recompter sans cesse sa fortune, de la
changer à tout instant de cachette.


Il ne te déplaît pas, imbécile, de croire parfois que tu le fascines, qu’il a
vraiment peur : tu t’efforces de rester silencieux le plus longtemps possible ;
ou bien tu grattes avec un bout de bois, une lime, un crayon, le haut de la
cloison qui sépare vos deux chambres, produisant un bruit minuscule et
énervant.


Ou bien, au contraire, pris d’une sympathie soudaine, tu as presque envie
de lui envoyer des messages salutaires, en frappant du poing contre la cloison,
un coup pour A, deux coups pour B…



Maintenant tu n’as plus de refuges. Tu as peur, tu attends que tout s’arrête,
la pluie, les heures, le flot des voitures, la vie, les hommes, le monde, que tout
s’écroule, les murailles, les tours, les planchers et les plafonds ; que les
hommes et les femmes, les vieillards et les enfants, les chiens, les chevaux, les
oiseaux, un à un, tombent à terre, paralysés, pestiférés, épileptiques ; que le
marbre s’effrite, que le bois se pulvérise, que les maisons s’abattent en silence,
que les pluies diluviennes dissolvent les peintures, disjoignent les chevilles des
armoires centenaires, déchiquettent les tissus, fassent fondre l’encre des
journaux ; qu’un feu sans flammes ronge les marches des escaliers ; que les
rues s’effondrent en leur exact milieu, découvrant le labyrinthe béant des
égouts ; que la rouille et la brume envahissent la ville.


Parfois, tu rêves que le sommeil est une mort lente qui te gagne, une
anesthésie douce et terrible à la fois, une nécrose heureuse : le froid monte le
long de tes jambes, le long de tes bras, monte lentement, t’engourdit,
t’annihile. Ton orteil est une montagne lointaine, ta jambe un fleuve, ta joue
est ton oreiller, tu loges tout entier dans ton pouce, tu fonds, tu coules comme
du sable, comme du mercure. Tu n’es plus qu’un grain de sable, homoncule
recroquevillé, petite chose inconsistante, sans muscles, sans os, sans jambes,
sans bras, sans cou, pieds et mains confondus, lèvres immenses qui t’avalent.
Tu grandis immensément, tu exploses, tu meurs, fendillé, pétrifié : tes
genoux sont des pierres dures, tes tibias des barres d’acier, ton ventre est une
banquise, ton sexe une étuve, ton cœur un chaudron. Ta tête est une lande que
la brume envahit, voiles légers, nappes épaisses, lourd manteau…



Tes sourcils se haussent, se contractent ; ton front peut se plisser, tes yeux
te fixent. Ta bouche s’ouvre et se referme.


Tu te regardes attentivement dans la glace et, même en t’examinant de
près, tu te trouves mieux de visage (il est vrai que c’est à la lumière du soir et
que tu as la source de lumière derrière toi, de sorte que seul le duvet qui
couvre l’ourlet de tes oreilles est vraiment éclairé) que tu ne l’es à ta propre
connaissance. C’est un visage pur, harmonieusement modelé, presque beau de
contours. Le noir des cheveux, des sourcils et des orbites jaillit comme une
chose vivante de la masse du visage qui est dans l’expectative. Le regard n’est
nullement dévasté, il n’y a pas trace de cela, mais il n’est pas non plus
enfantin, il serait plutôt incroyablement énergique, à moins qu’il ne soit tout
simplement observateur, puisque tu es justement en train de t’observer et que
tu veux te faire peur.


Quels secrets cherches-tu dans ton miroir fêlé ? Quelle vérité dans ton
visage ? Cette face ronde, un peu gonflée, presque bouffie déjà, ces sourcils qui
se rejoignent, cette minuscule cicatrice au-dessus de la lèvre, ces yeux un peu
globuleux, ces dents irrégulièrement plantées, pleines de tartre jaunâtre, ces
excroissances multiples, boutons, naevi, points noirs, verrues, comédons,
grains de beauté noirâtres ou brunâtres d’où émergent quelques poils, sous les
yeux, sur le nez, sous les tempes. En t’approchant, tu peux découvrir que ta
peau est étonnamment striée, ridée, écumée. Tu peux voir chaque pore,
chaque gonflement. Tu regardes, tu scrutes les ailes de ton nez, les gerçures de
tes lèvres, la racine de tes cheveux, les veinules éclatées striant de rouge le
blanc de tes yeux.


Parfois, tu ressembles à une vache. Tes yeux globuleux ne manifestent
aucun intérêt pour ce qu’ils rencontrent. Tu te vois dans la glace et cela
n’éveille aucun sentiment, même pas celui qui pourrait naître de la simple
habitude. Ce reflet plutôt bovin que l’expérience t’a appris à identifier comme
la plus sûre image de ton visage semble n’avoir pour toi aucune sympathie,
aucune reconnaissance, comme si, justement, il ne te reconnaissait pas, ou
plutôt comme si, te reconnaissant, il prenait soin de n’exprimer aucune
surprise. Tu ne peux penser sérieusement qu’il t’en veut, ni même qu’il songe
à autre chose. Simplement, comme une vache, une pierre ou de l’eau, il n’a
rien de particulier à te dire. Il te regarde par politesse, parce que tu le
regardes.
Tu tires sur le coin de tes yeux, pour te donner l’air chinois, tu essayes
quelques grimaces, le regard exorbité : le borgne à bouche tordue, le singe à la
langue glissée sous la lèvre supérieure ou sous la lèvre inférieure, les joues
creusées, les joues gonflées, mais, chinoise ou grimaçante, la vache dans le
miroir fêlé se laisse faire et ne réagit pas. Sa docilité est à ce point évidente
qu’elle te rassure d’abord avant de t’inquiéter, car, à la fin, cela devient
presque gênant. Tu peux baisser les yeux devant un homme ou devant un chat,
parce que l’homme et le chat te regardent, et que leur regard est une arme (et
la bienveillance d’un regard est peut-être même la pire des armes, celle qui te
désaimera alors que la haine n’aurait rien fait) mais enfin, rien n’est plus
discourtois que de baisser les yeux devant un arbre, ou devant une vache, ou
devant ton reflet dans le miroir.


Jadis, à New York, à quelques centaines de mètres des brisants où viennent
battre les dernières vagues de l’Atlantique, un homme s’est laissé mourir. Il
était scribe chez un homme de loi. Caché derrière un paravent, il restait assis à
son pupitre et n’en bougeait jamais. Il se nourrissait de biscuits au gingembre.
Il regardait par la fenêtre un mur de briques noircies qu’il aurait presque pu
toucher de la main. Il était inutile de lui demander quoi que ce soit, relire un
texte ou aller à la poste. Les menaces ni les prières n’avaient de prise sur lui. À
la fin, il devint presque aveugle. On dut le chasser. Il s’installa dans les
escaliers de l’immeuble. On le fit enfermer, mais il s’assit dans la cour de la
prison et refusa de se nourrir.



Tu n’es pas mort et tu n’es pas plus sage.
Tu n’as pas exposé tes yeux à la brûlure du soleil.
Les deux vieux acteurs de seconde zone ne sont pas venus te chercher, ne se
sont pas collés à toi formant avec toi un tel bloc qu’on n’aurait pu écraser l’un
d’entre vous sans anéantir les deux autres.
Les volcans miséricordieux ne se sont pas penchés sur toi.


Quelle merveilleuse invention que l’homme ! Il peut souffler dans ses mains
pour les réchauffer et souffler sur sa soupe pour la refroidir. Il peut saisir
délicatement, s’il n’est pas trop dégoûté, n’importe quel coléoptère entre
pouce et index. Il peut cultiver des végétaux et en tirer sa nourriture, son
habillement, quelques drogues, et même des parfums qui serviront à masquer
son odeur désagréable. Il peut frapper les métaux et en faire des casseroles (ce
qu’un singe ne saurait faire).
Combien d’histoires modèles exaltent ta grandeur, ta souffrance ! Combien
de Robinson, de Roquentin, de Meursault, de Leverkühn ! Les bons points, les
belles images, les mensonges : ce n’est pas vrai. Tu n’as rien appris, tu ne
saurais témoigner. Ce n’est pas vrai, ne les crois pas, ne crois pas les martyrs,
les héros, les aventuriers !
Seuls les imbéciles parlent encore sans rire de l’Homme, de la Bête, du
Chaos. Le plus ridicule des insectes met à survivre une énergie semblable,
sinon supérieure à celle qu’il fallut à l’on ne sait plus quel aviateur, victime des
horaires forcenés qu’imposait une Compagnie à laquelle de surcroît il était fier
d’appartenir, pour traverser une montagne qui était loin d’être la plus haute
de la planète.


Le rat, dans son labyrinthe, est capable de véritables prouesses : en reliant
judicieusement les pédales sur lesquelles il doit appuyer pour obtenir sa
nourriture au clavier d’un piano ou au pupitre d’un orgue, on peut obtenir de
l’animal qu’il exécute convenablement « Jésus que ma joie demeure » et rien
n’interdit de penser qu’il n’y prenne un plaisir extrême.
Mais toi, pauvre Dédalus, il n’y avait pas de labyrinthe. Faux prisonnier, ta
porte était ouverte. Nul garde ne se tenait devant, nul chef des gardes au bout
de la galerie, nul Grand Inquisiteur à la petite porte du jardin.


Atteindre le fond, cela ne veut rien dire. Ni le fond du désespoir, ni le fond
de la haine, de la déchéance éthylique, de la solitude orgueilleuse. L’image
trop belle du plongeur qui, d’un vigoureux coup de pied, remonte à la surface
est là pour te rappeler, s’il en était besoin, que celui qui est tombé a droit à
tous les honneurs : la miséricorde de Dieu s’étend sur lui comme sur les
habitants des cieux auxquels Il donne la pâture. Les pécheurs, comme les
plongeurs, sont faits pour être absous.


Mais nulle errante Rachel ne t’a recueilli sur l’épave miraculeusement
préservée du Péquod pour qu’à ton tour, autre orphelin, tu viennes témoigner.


Ta mère n’a pas recousu tes affaires. Tu ne pars pas, pour la millionième
fois, rechercher la réalité de l’expérience ni façonner dans la forge de ton âme
la conscience incréée de ta race.
Nul antique ancêtre, nul antique artisan ne t’assistera aujourd’hui ni
jamais.


Tu n’as rien appris, sinon que la solitude n’apprend rien, que l’indifférence
n’apprend rien : c’était un leurre, une illusion fascinante et piégée. Tu étais
seul et voilà tout et tu voulais te protéger ; qu’entre le monde et toi les ponts
soient à jamais coupés. Mais tu es si peu de chose et le monde est un si grand
mot : tu n’as jamais fait qu’errer dans une grande ville, que longer sur
quelques kilomètres des façades, des devantures, des parcs et des quais.


L’indifférence est inutile. Tu peux vouloir ou ne pas vouloir, qu’importe !
Faire ou ne pas faire une partie de billard électrique, quelqu’un, de toute
façon, glissera une pièce de vingt centimes dans la fente de l’appareil. Tu peux
croire qu’à manger chaque jour le même repas tu accomplis un geste décisif.
Mais ton refus est inutile. Ta neutralité ne veut rien dire. Ton inertie est aussi
vaine que ta colère.
Tu crois passer, indifférent, longer les avenues, dériver dans la ville, suivre
le chemin des foules, percer le jeu des ombres et des fissures.
Mais rien ne s’est passé : nul miracle, nulle explosion.
Chaque jour égrené n’a fait qu’éroder ta patience, que mettre à vif
l’hypocrisie de tes ridicules efforts. Il aurait fallu que le temps s’arrête tout à
fait, mais nul n’est assez fort pour lutter contre, le temps. Tu as pu tricher,
gagner des miettes, des secondes : mais les cloches de Saint-Roch, l’alternance
des feux au croisement de la rue des Pyramides et de la rue Saint-Honoré, la
chute prévisible de la goutte d’eau au robinet du poste d’eau sur le palier, n’ont
jamais cessé de mesurer les heures, les minutes, les jours et les saisons. Tu as
pu faire semblant de l’oublier, tu as pu marcher la nuit, dormir le jour. Tu ne
l’as jamais trompé tout à fait.


Longtemps tu as construit et détruit tes refuges : l’ordre ou l’inaction, la
dérive ou le sommeil, les rondes de nuit, les instants neutres, la fuite des
ombres et des lumières. Peut-être pourrais-tu longtemps encore continuer à te
mentir, à t’abrutir, à t’enferrer. Mais le jeu est fini, la grande fête, l’ivresse
fallacieuse de la vie suspendue. Le monde n’a pas bougé et tu n’as pas changé.
L’indifférence ne t’a pas rendu différent.


Tu n’es pas mort. Tu n’es pas devenu fou.


Les désastres n’existent pas, ils sont ailleurs. La plus petite catastrophe
aurait peut-être suffi à te sauver : tu aurais tout perdu, tu aurais eu quelque
chose à défendre, des mots à dire pour convaincre, pour émouvoir. Mais tu
n’es même pas malade. Tes jours ni tes nuits ne sont en danger. Tes yeux
voient, ta main ne tremble pas, ton pouls est régulier, ton cœur bat. Si tu étais
laid, ta laideur serait peut-être fascinante, mais tu n’est même pas laid, ni
bossu, ni bègue, ni manchot, ni cul-de-jatte et pas même claudicant.


Nulle malédiction ne pèse sur tes épaules. Tu es un monstre, peut-être,
mais pas un monstre des Enfers. Tu n’as pas besoin de te tordre, de hurler.
Nulle épreuve ne t’attend, nul rocher de Sisyphe, nulle coupe ne te sera tendue
pour t’être aussitôt refusée, nul corbeau n’en veut à tes globes oculaires, nul
vautour ne s’est vu infliger l’indigeste pensum de venir te boulotter le foie,
matin, midi et soir. Tu n’as pas à te traîner devant tes juges, criant grâce,
implorant pitié. Nul ne te condamne et tu n’as pas commis de faute. Nul ne te
regarde pour aussitôt se détourner de toi avec horreur.


Le temps, qui veille à tout, a donné la solution malgré toi.
Le temps, qui connaît la réponse, a continué de couler.



C’est un jour comme celui-ci, un peu plus tard, un peu plus tôt, que tout
recommence, que tout commence, que tout continue.


Cesse de parler comme un homme qui rêve.


Regarde ! Regarde-les. Ils sont là des milliers et des milliers, sentinelles
silencieuses, Terriens immobiles, plantés le long des quais, des berges, le long
des trottoirs noyés de pluie de la place Clichy, en pleine rêverie océanique,
attendant les embruns, le déferlement des marées, l’appel rauque des oiseaux
de mer.


Non. Tu n’es plus le maître anonyme du monde, celui sur qui l’histoire
n’avait pas de prise, celui qui ne sentait pas la pluie tomber, qui ne voyait pas
la nuit venir. Tu n’es plus l’inaccessible, le limpide, le transparent. Tu as peur,
tu attends. Tu attends, place Clichy, que la pluie cesse de tomber.

FIN

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