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Karl Jaspers
et la philosophie de l’existence
(avec Mikel Dufrenne)
1947
« La Couleur des idées », 2000
Histoire et vérité
« Esprit », 1955, 1964, 1978
et « Points Essais » no 468, 2001
De l’interprétation
Essai sur Freud
« L’Ordre philosophique », 1965
et « Points Essais » no 298, 1995
La Métaphore vive
« L’Ordre philosophique », 1975
et « Points Essais » no 347, 1997
Temps et récit
1. L’intrigue et le récit historique
« L’Ordre philosophique », 1983
et « Points Essais » no 228, 1991
Temps et récit
2. La configuration dans le récit de fiction
« L’Ordre philosophique », 1984
et « Points Essais » no 229, 1991
Temps et récit
3. Le temps raconté
« L’Ordre philosophique », 1985
et « Points Essais » no 230, 1991
Du texte à l’action
Essais d’herméneutique II
« Esprit », 1986
et « Points Essais » no 377, 1998
Lectures
1. Autour du politique
« La Couleur des idées », 1991
et « Points Essais » no 382, 1999
Lectures
2. La contrée des philosophes
« La Couleur des idées », 1992
et « Points Essais » no 401, 1999
Lectures
3. Aux frontières de la philosophie
« La Couleur des idées », 1994
et « Points Essais » no 541, 2006
L’Idéologie et l’Utopie
« La Couleur des idées », 1997
et « Points Essais » no 538, 2005, 2016
Penser la Bible
(avec André LaCocque)
« La Couleur des idées », 1998
et « Points Essais » no 506, 2003
Écrits et conférences
1. Autour de la psychanalyse
« La Couleur des idées », 2008
Amour et justice
« Points Essais » no 609, 2008
Écrits et conférences
2. Herméneutique
« La Couleur des idées », 2010
Écrits et conférences
3. Anthropologie philosophique
« La Couleur des idées », 2013
Philosophie de la volonté
I. Le Volontaire et l’Involontaire
Aubier, 1950, 1988
et Seuil, « Points Essais » no 622, 2009
II. Finitude et culpabilité
1. L’homme faillible
2. La symbolique du mal
Aubier, 1960, 1988
et Seuil, « Points Essais » no 623, 2009
Edmund Husserl
Idées directrices pour une phénoménologie
(traduction et présentation)
Gallimard, 1950, 1985
À l’école de la phénoménologie
Vrin, 1986, 2004
Le Mal
Un défi à la philosophie et à la théologie
Labor et Fides, 1986, 2004
Réflexion faite
Autobiographie intellectuelle
Esprit, 1995
Le Juste 1
Esprit, 1995
La Critique et la Conviction
Entretiens avec François Azouvi
et Marc de Launay
Calmann-Lévy, 1995
et Hachette, « Hachette Littératures », 2002
et Pluriel, 2011, nouvelle éd. 2013
Autrement
Lecture d’Autrement qu’être au-delà de l’essence
d’Emmanuel Levinas
PUF, 1997
L’Unique et le Singulier
L’intégrale des entretiens d’Edmond Blattchen
Alice, 1999
Entretiens
(avec Gabriel Marcel)
Présence de Gabriel Marcel, 1999
Le Juste 2
Esprit, 2001
L’Herméneutique biblique
(textes réunis et traduits de l’anglais
par François-Xavier Amherdt)
Cerf, 2001
Sur la traduction
Bayard, 2004
Les Belles Lettres, 2016
Parcours de la reconnaissance
Trois études
Stock, 2004
et Gallimard, « Folio essais », 2005
ISBN 978-2-02-135333-4
www.seuil.com
Titre
Du même auteur
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1 - J’attends la renaissance
Éthique et bien-vivre
Éthique et réciprocité
Éthique et exception
Éthique et dogmatisme
« On ne sait jamais ce qui est hasard et ce qui est destin ». Cet aveu
d’ignorance, présent dans le premier des entretiens réunis ici, a souvent été
prononcé par Paul Ricœur. Qu’il s’agisse de rendre compte de la cohérence
interne de son œuvre, de ses engagements intellectuels ou de ses prises de
position politiques, Ricœur n’a jamais cru que le savoir biographique puisse
accéder au rang de science. Le concept d’« identité narrative » permet de
neutraliser ce que la question de l’unité de sa vie peut avoir
d’impressionnant pour celui qui la pose 1. Un récit permet de coordonner
dans une intrigue la contingence des événements avec les nécessités liées au
caractère ou aux ancrages historiques du sujet. Plutôt qu’à la raison, il
revient à l’imagination d’articuler le hasard au destin. De nouveaux récits
sont toujours possibles à propos d’une même série d’événements, tous ne
sont du reste pas racontés en première personne. La pluralité des intrigues
évite ainsi la confusion entre le passé révolu et l’inéluctable.
Le souci de ne pas conclure prématurément se retrouve dans la plupart
des dialogues qu’on va lire dans ce volume. Bien sûr, ces derniers sont
historiquement situés : réalisés entre 1981 et 2003, ils correspondent à ce
que l’on pourrait appeler l’œuvre de la pleine maturité, celle qui s’ouvre
avec Temps et récit (le premier volume paraît en 1983) et s’achève avec
Mémoire, Histoire, Oubli (2000). D’un point de vue biographique, cette
période correspond à un retour de Paul Ricœur sur la scène intellectuelle
française. « Retour » parce que, dans les années 1950 et 1960, Ricœur a pris
une part importante au débat public, en particulier dans la revue Esprit. Il
fixe pendant cette période les règles de ce qu’il conçoit comme
l’engagement du philosophe dans la cité. Comme on va le voir, cette
déontologie de la prise de parole publique ne variera plus.
Les années 1970 marquent toutefois une prise de distance avec la scène
intellectuelle française. Là encore, le partage entre destin et hasard est
difficile à faire. Ricœur s’abstient d’intervenir dans un champ dominé par le
marxisme et le structuralisme, il réserve sa parole à la suite des
incompréhensions qu’a générées sa position institutionnelle à Nanterre en
1969, mais il profite aussi de l’opportunité qui lui est offerte d’enseigner
aux États-Unis pour se confronter à de nouvelles approches philosophiques.
Peut-être fait-il droit, en outre, à une conviction qu’il ne cesse de rappeler :
celle de l’opacité du présent pour ses contemporains. Physiquement absent
des débats qui animent la France intellectuelle, il s’y confronte à distance de
la rumeur médiatique. C’est depuis Chicago qu’il étudie l’interprétation de
Marx par Althusser 2.
Les entretiens réunis dans ce volume s’inscrivent donc dans une période
où Ricœur juge à nouveau possible de faire entendre sa voix en France. Le
hasard des sollicitations joue un rôle important, mais il ne fait guère de
doute que l’effacement des polarités idéologiques au cours des années 1980
favorise ce retour en grâce. Ce qui devient audible n’est pas la
« modération » ou l’« œcuménisme » que l’on a tant de fois reproché au
philosophe, mais la méthode à laquelle il soumet chacune de ses
interventions. L’une des caractéristiques de la pensée de Ricœur consiste, en
effet, à ne jamais séparer l’étude d’un problème (la volonté, l’interprétation,
l’agir, le temps, etc.) et les questions de méthode. Il n’y a pas de hiatus entre
ce que fait la philosophie et la réflexion sur ce qu’elle peut : décrire la
volonté, c’est s’interroger sur les limites de la phénoménologie à l’égard de
la question du mal 3 ; penser le temps, c’est déléguer au récit ce que la
raison seule ne parvient pas à comprendre 4.
Ce qui vaut de la philosophie, vaut du philosophe qui s’exprime
publiquement sans se revendiquer d’un savoir de surplomb. Ricœur
thématise cette méthode d’intervention dès 1965 dans « Tâches de
l’éducateur politique », son texte le plus abouti sur la question de
l’engagement 5. Malgré ses accents platoniciens, la formule « éducateur
politique » renvoie à l’exigence pédagogique que Ricœur appréciait chez
Pierre Mendès-France et qu’il retrouvera plus tard chez Michel Rocard
(voir leur dialogue, ici). Pour autant qu’il expose sa pensée au risque de la
transformation sociale, le philosophe est, lui aussi, tenu de préciser les plans
de son intervention. Dans ce texte, Ricœur distingue trois niveaux de la
société : l’« outillage » (modes de production et accumulation globale des
techniques), les « institutions » (dont le caractère est lié aux cultures
nationales), les « valeurs » (qui prétendent à l’universel). La parole de
l’éducateur politique ne peut rester confinée au niveau abstrait des valeurs
si elle veut échapper au risque de sombrer dans « l’illusion mortelle d’une
conception désengagée, désincarnée, de l’intellectuel ».
Plutôt que de légiférer, le philosophe doit traverser l’univers des outils
et la sphère des institutions. Le vocabulaire changera, mais l’exigence se
retrouve dans les entretiens que l’on va lire. Pour échapper à la
technocratie, l’éducateur politique fait paraître ce qui, dans les sociétés
existantes, échappe déjà au règne du commensurable. C’est l’enjeu de la
réflexion ricœurienne sur l’hétérogénéité des biens sociaux et les
différences entre les « sphères de justice » (Michael Walzer). Au moment
même où disparaît la bureaucratie soviétique, Ricœur met en garde contre
l’apparition, au sein du capitalisme triomphant, d’autres formes de pouvoirs
administrés. La fausse homogénéité de l’« outillage » peut, en effet, donner
l’illusion d’une société autorégulée où les choix ne sont faits par personne
et n’appellent en conséquence aucune confrontation. À ce niveau, la
responsabilité de l’intellectuel consiste à réintroduire du conflit. Ce maître
mot ricœurien signe l’apport du philosophe à une critique du technicisme et
de l’économisme. Derrière le rendement des machines et les logiques
apparemment anonymes de la croissance, on trouve des décisions prises
dans un contexte conflictuel qui a été refoulé. La première tâche de
l’éducateur politique consiste à rouvrir un espace pour la confrontation
démocratique là où la volonté semble avoir capitulé devant la rationalité des
instruments 6.
Le deuxième niveau est celui des « institutions », il touche aux
principes qui président aux choix du préférable (égalité, liberté, justice).
Une fois qu’il est établi que la créativité humaine est à l’œuvre même dans
le domaine de la technique et de l’économie, se pose le problème des
critères de l’action. On trouvera dans les pages qui suivent des essais
d’application à des cas concrets des distinctions que Ricœur a établies dans
le domaine de l’agir. En particulier, les trois niveaux de la morale (éthique
de la vie bonne, déontologie des normes, sagesse pratique en situation)
permettent d’éclairer les difficultés rencontrées par la médecine (voir ici) ou
dans les relations internationales (voir ici). Ici encore, la pluralisation des
points de vue constitue une contribution précieuse de l’éducateur politique.
Ricœur marque les limites des conceptions procédurales de l’État de droit
en s’installant dans les apories ouvertes par la démocratie. Le moment des
institutions est fondamental parce qu’il organise la confrontation sans
jamais y mettre un terme définitif. La stratégie ricœurienne demeure celle
de la « voie longue » : l’impossibilité (moderne) de trancher entre des
conceptions substantielles du bien incline vers une culture du conflit. Sans
elle, le compromis se perd inévitablement dans la compromission (voir ici).
Ce double effort de clarification conceptuelle (au niveau des techniques
et au niveau des institutions) participe déjà de l’engagement de
l’intellectuel. Ce dernier n’a pas vocation à se prononcer sur les « valeurs »,
comme si sa parole était déliée de toute responsabilité historique. L’article
de 1965 insiste sur ce point en empruntant à Max Weber la distinction entre
« morale de la responsabilité » et « morale de la conviction ».
L’engagement de l’intellectuel n’est pas seulement accordé à sa liberté, il
découle aussi du fait d’être d’ores et déjà engagé dans une histoire dont
l’individu ne maîtrise pas tous les paramètres. Sa responsabilité consiste à
explorer les « paradoxes du politique » plutôt que de s’en remettre aux
certitudes dictées par sa conscience 7. Est-ce à dire que l’éducation politique
se borne à un appel au réalisme justifié par les nécessités du pouvoir ? Il
n’en est rien. L’éducateur politique n’accomplit sa tâche qu’en rappelant
« la pression constante que la morale de conviction exerce sur la morale de
responsabilité 8 ». Cette pression reçoit le nom d’« utopie » : on le
retrouvera souvent prononcé dans les entretiens réunis dans ce volume 9.
Autant l’analyse sociale et institutionnelle opère une variation des
possibles en s’appuyant sur ce qui existe déjà, autant l’utopie fait paraître
un possible radicalement neuf. Sa dimension est celle de l’exil hors des
ordres politiques et économiques institués. Ricœur a longtemps plaidé en
faveur des utopies concrètes à l’œuvre, par exemple dans certaines
communautés ecclésiales. Celles-ci pratiquent à l’intérieur du monde des
formes d’associations qui échappent aux logiques de la domination
technique 10. Plus tard, il définira l’utopie comme une formation de
l’imaginaire social qu’il faut confronter à l’idéologie : celle-ci intègre
l’action à une symbolique sociale qui lui préexiste, celle-là se revendique
d’un « nulle part » depuis lequel les idéologies apparaissent dans leur
contingence 11. Expression collective d’un imaginaire constituant, l’utopie
remplit une fonction subversive. En répondant à son appel, une conscience
située dans un monde d’outillages et d’institutions devient une conscience
de « nulle part ».
L’éducateur politique partage ainsi sa tâche entre l’exploration d’un ici
et la désignation d’un ailleurs. Certes, « nous percevons encore des îlots de
rationalité, mais nous n’avons plus les moyens de les situer dans un grand
archipel de significations uniques et englobantes ». De même qu’il n’existe
pas un grand récit récapitulant le passé, aucune utopie n’est plus en mesure
de résumer l’avenir désirable. Il reste que, selon Ricœur, la créativité
sociale des hommes désigne la source commune des logiques
institutionnelles déjà présentes et des horizons qui les dépassent.
L’engagement du philosophe tient dans la promesse de raviver cette source
au moment où elle semble se tarir sous le poids de contraintes du « réel ».
Michaël Fœssel
1. Voir Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, éd. du Seuil, 1990, p. 169-198
(« Points Essais », 1996) et « La vie : un récit en quête de narrateur », dans Autour de
la psychanalyse, Essais et conférences 1, Paris, éd. du Seuil, 2008, p. 257-276.
2. Voir Paul Ricœur, L’Idéologie et l’utopie, trad. fr. de Myriam Revault d’Allonnes et
Joël Roman, Paris, éd. du Seuil, 1997, p. 149-214, (« Points Essais », 2005).
3. Voir Paul Ricœur, La Symbolique du mal, Paris, Aubier, 1960.
4. Voir Paul Ricœur, Temps et récit, Paris, éd. du Seuil, 3 vol., 1983 et 1985 (« Points
Essais », 1991).
5. Paul Ricœur, « Tâches de l’éducateur politique », Esprit, juillet-août 1965 (repris dans
Lectures 1. Autour du politique, Paris, éd. du Seuil, 1991, p. 241-257 (« Points
Essais », 1999). Signe de l’importance de ce texte Ricœur y revient en 1991 dans un
entretien publié ici-même : « La tâche d’un éducateur politique est aussi de remettre
constamment dans le courant de la discussion publique ce qui est monopolisé
abusivement par les spécialistes » (p. 72).
6. C’est le sens de l’incursion de Ricœur dans le domaine de l’écologie (voir ici).
7. Voir Paul Ricœur « Le paradoxe politique », texte décisif écrit au lendemain des
événements de Budapest de 1956, Esprit, mai 1957 (repris dans Histoire et vérité,
Paris, éd. du Seuil, 1955 (rééd. augmentées en 1964 et 1967), (« Points Essais »,
2001).
8. Paul Ricœur, « Tâches de l’éducateur politique », art. cité, p. 253.
9. « Seule l’utopie peut donner à l’action économique, sociale et politique une visée
humaine et, à mon sens, une double visée : d’une part, vouloir l’humanité comme une
totalité ; d’autre part, vouloir la personne comme une singularité » (ibid., p. 254). Là
encore, le vocabulaire changera (pour devenir moins personnaliste), mais la fonction
positive de l’utopie dans l’imaginaire social sera affirmée tout au long de l’œuvre.
10. Voir Paul Ricœur, Plaidoyer pour l’utopie ecclésiale (1967), Paris, Labor et Fides,
2016.
11. Voir Paul Ricœur, « L’idéologie et l’utopie : deux expressions de l’imaginaire social »,
dans Du texte à l’action, Essais d’herméneutique II, Paris, éd. du Seuil, 1986, p. 379-
392 (« Points Essais », 1998).
1
1
J’attends la renaissance
JOËL ROMAN, ÉTIENNE TASSIN. – Votre premier livre publié est une étude
consacrée à Jaspers, en collaboration avec Mikel Dufrenne 2. Comment
vous êtes-vous intéressé à Jaspers ?
PAUL RICŒUR. – Gabriel Marcel avait publié avant-guerre les premières
études en français sur Jaspers, en particulier un grand article sur les
situations limites, qui m’avait considérablement frappé car je commençais
alors à me préoccuper du problème de la culpabilité. Puis quand nous fûmes
prisonniers de guerre, Mikel Dufrenne et moi-même, nous eûmes la chance
de disposer de la totalité des textes alors publiés de Jaspers. Notre
attachement à Jaspers était lié au refus de reproduire l’erreur de nos
prédécesseurs, les anciens combattants de l’autre guerre, qui avaient
brutalement rejeté tout ce qui venait d’Allemagne. Nous pensions que les
vrais Allemands étaient dans les livres, et c’était une façon de nier les
Allemands qui nous gardaient. La vraie Allemagne c’était nous et non pas
eux. En publiant ce livre, nous avons en quelque sorte liquidé notre histoire
de captivité.
Quand après la guerre, Jaspers a publié des œuvres comme Les Grands
Philosophes 3 ou Von der Wahrheit 4, nous n’avons plus suivi. Il s’est alors
produit, même partiellement, il faut le reconnaître, une substitution de
Heidegger à Jaspers, que j’ai maintenant tendance à remettre en question : à
bien des égards, Jaspers avait des critères éthiques et politiques, inhérents à
sa pensée, constitutifs pour ainsi dire, qui font mieux percevoir l’élision de
l’éthique qui me paraît de plus en plus caractériser la pensée de Heidegger.
Jaspers reste pour moi, rétrospectivement, un regret et un trouble, car j’ai
parfois le sentiment de l’avoir un peu abandonné en chemin, de n’avoir pas
poursuivi cette rencontre d’après-guerre.
Comment se fait-il que vous ayez partagé votre temps entre les États-Unis
et la France ? Est-ce le fruit d’un hasard, ou bien y avait-il aux États-
Unis des possibilités de travail qui vous ont attiré ?
On ne sait jamais ce qui est hasard et ce qui est destin. Je suis souvent
frappé par le fait que l’anecdotique devient le nécessaire après-coup. Quand
je suis revenu d’Allemagne après ma captivité, cherchant où me refaire une
santé, j’ai enseigné pendant trois ans au Chambon-sur-Lignon, dans un petit
collège protestant de montagne, où des quakers américains pacifistes étaient
venus en aide à des enseignants et éducateurs français ayant fait de la
résistance non violente en aidant les Juifs. La première fois que je suis allé
aux États-Unis ça a été dans un collège quaker. Les quakers furent le
premier chaînon américain, durant la période de reconstruction, dans le petit
cadre du protestantisme français. Puis j’ai enseigné à New York jusqu’à ce
qu’en 1970 on m’associe, à titre de professeur visitant, à la Divinity School
et au département de philosophie de l’Université de Chicago. J’ai alors
partagé mon temps, dans la proportion de deux tiers / un tiers, entre la
France et les États-Unis. J’y continue mon enseignement.
Vous avez été très actif dans l’Institut international de philosophie dont
vous avez été président : quel rôle joue ce genre d’institution ?
C’est un milieu coopté : il y a neuf Français, cinq Anglais, neuf Américains,
etc., soit cent dix ou cent vingt membres au total. L’Institut tient chaque
année un congrès sur un sujet assez technique ; cette année le thème sera :
« signifier et comprendre ». Il y a une dominante anglo-américaine
évidente, mais aussi une forte contrepartie continentale : Gadamer et
Habermas pour l’Allemagne, et du côté français Granger, assez proche de la
tradition anglo-américaine, mais aussi Aubenque et Lévinas. C’est un
milieu de discussion de très haut niveau, mais aussi un lieu de rencontre,
plus que ne le sont les grands congrès internationaux. Les congrès
internationaux de philosophie qui ont lieu tous les cinq ans sont plus
largement ouverts, tandis que ceux de l’Institut sont plus sélectifs. Mais
l’Institut est aussi le seul lieu où la philosophie analytique qui tend à être
dominante, méprisante parfois, accepte un vis-à-vis. Inversement, les
philosophes « continentaux » y ont découvert l’extrême variété de la
philosophie dite « analytique » et des possibilités d’hybridation avec la
philosophie dite « continentale ». Le mariage entre le transcendantalisme
d’origine kantienne et le pragmatisme anglo-saxon, dont témoigne par
exemple le travail d’Habermas, est à cet égard un événement culturel très
important qui, par ailleurs, n’est pas sans danger dans la mesure où il tend à
établir un pont aérien américano-allemand par-dessus notre tête. De ce point
de vue, je ne suis pas sûr que ruminer l’héritage heideggerien soit la
meilleure façon de garder le contact avec le monde germanique, pour
l’empêcher de basculer complètement dans l’univers américain. La pensée
allemande souffre d’ailleurs de certains défauts qu’elle partage avec la
pensée française : le repli sur l’histoire, la sempiternelle récapitulation de la
tradition (Kant, Fichte, Schelling, Hegel), avec quoi brisent des gens
comme Habermas, Luhmann, qui sont moins accablés par la tradition
historique que nous. Je ne dis pas cela négativement, car on court de l’autre
côté le risque d’une pensée sans mémoire.
Bloom, paraît-il, a traité Rawls d’inculte 10. Mais la philosophie française a
de la peine à sortir de deux impasses : la relecture des classiques avec le
souci, certes, de mieux en mieux comprendre, et d’autre part l’incapacité à
s’intéresser à des objets nouveaux. On s’interroge indéfiniment pour savoir
si la philosophie n’est pas morte, si elle est possible pour elle-même ; il ne
faut pas faire indéfiniment la philosophie de la philosophie mais en sortir
pour penser sur quelque chose, rompre avec ce côté glose et marginal,
même au sens très fort que Derrida a donné à ce mot « marge », mais qui
revient toujours à écrire dans la marge des grands.
Quand vous dites qu’il y a là quelque chose à penser, est-ce aussi matière
à intervention publique ? Le philosophe doit-il intervenir dans le débat
public ?
Oui, quoique le lieu approprié ne soit pas toujours la scène politique au sens
étroit. C’est plutôt dans des lieux comme la vie associative, car il s’agit de
la reconstruction d’une société civile qui ne coïncide pas avec la société
politique. À l’égard du quart-monde, ce sont les actions de proximité qui
sont efficaces. On est ici confronté à un objet social beaucoup plus
complexe, pour reprendre les analyses d’Edgar Morin, que tous les modèles
qu’on pourrait lui appliquer pour le corriger : il faut décrire l’objet
complexe mais intervenir là où on est. Les stratégies globales sont à trop
grosses mailles, il faut des stratégies plus fines, qui reposent sur les rapports
de voisinage, etc. Il y a des ressources de générosité endormies qu’il faut
réveiller en jouant sur des passions qui sont des passions bonnes.
1. Entretien avec Joël Roman et Étienne Tassin, revue Autrement, « À quoi pensent les
philosophes ? », novembre 1988.
2. Paul Ricœur, Karl Jaspers et la philosophie de l’existence, Paris, éd. du Seuil, 1947
(rééd. 2000).
3. Karl Jaspers, Les Grands Philosophes (3 vol.), Paris, Plon, « Agora », 1989.
4. Karl Jaspers, Von der Wahrheit (De la vérité), Munich, 1947.
5. Edmund Husserl, Recherches logiques, trad. fr. Hubert Elie, 4 tomes, Paris, PUF,
« Épiméthée », 2002.
6. Edmund Husserl, Ideen, trad. fr. de Paul Ricœur, Idées directrices pour une
phénoménologie pure, Paris, Gallimard, 1950 (rééd. « Tel », 1985).
7. Paul Ricœur, Du texte à l’action, Essais d’herméneutique II, op. cit.
8. Paul Ricœur, De l’interprétation. Essai sur Freud, Paris, éd. du Seuil, 1965 (« Points
Essais », 1995). Voir aussi Le Conflit des interprétations, Essais d’herméneutique I,
Paris, éd. du Seuil, 1969 (« Points Essais », 2013).
9. Paul Ricœur, L’Idéologie et l’utopie, op. cit. Paru d’abord sous le titre Lectures on
Ideology and Utopia, Columbia University Press, 1986.
10. John Rawls, Théorie de la justice, trad. fr. de Catherine Audiard, Paris, éd. du Seuil,
1987 (« Points Essais », 2009) ; Allan Bloom, L’Âme désarmée, trad. fr. de Paul
Alexandre, Paris, Julliard, 1987.
11. Gilles Gaston Granger, Pour la connaissance philosophique, Paris, Odile Jacob, 1988.
12. Le sens de cette locution quelque peu obscure est clair : Levinas critique l’ontologie
de Heidegger, philosophie impersonnelle de la nature, philosophie du même,
oublieuse du visage toujours singulier de l’autre. Il faut sans doute lire : « sous
prétexte que cette dernière est tributaire… ». À moins que Levinas ne rejoigne
Nietzsche dans sa critique de la métaphysique (NdE).
13. Philippe Lacoue-Labarthe, La Fiction du politique, Paris, Bourgois, 1988.
14. Paul Ricœur, Temps et récit, op. cit.
2
ARNAUD SPIRE. – Vous avez exprimé à maintes reprises votre méfiance vis-
à-vis des tentatives d’expliquer une œuvre philosophique par la vie de son
auteur. Pensez-vous qu’une œuvre comme la vôtre parle d’elle-même ?
PAUL RICŒUR. – C’est un point de vue de lecteurs, qui ne correspond pas
tout à fait au mien. J’éprouve plutôt le sentiment du caractère fragmentaire
de mon travail philosophique. Chacun de mes livres constitue un espace de
gravitation autour d’une question bien déterminée. Une approche
chronologique peut se justifier dans la mesure où chaque ouvrage procède
des questions irrésolues du précédent. Je donne un exemple. La Symbolique
du mal, seconde partie du tome 2 de ma Philosophie de la volonté 2, procède
d’une question non résolue dans le premier tome, qui portait sur le
Volontaire et l’Involontaire et où je parlais d’une sorte de « volonté
innocente », en tout cas d’une volonté où la question du bien et du mal ne se
posait pas. L’histoire de l’humanité, des peuples, est cependant très
marquée par le mal en tant que violence, mensonges et oppressions. Que
cela n’apparaisse pas dans une philosophie du « Volontaire » opposé à
l’« Involontaire » m’est apparu insoutenable. Alors, j’ai abordé le thème à
travers les mythes qui racontent comment le mal est entré dans le monde.
Notamment à travers ceux qui sont à l’origine de la culture occidentale. Des
interprétations de ces symboles et de ces grands récits existaient déjà. J’ai
ainsi été confronté à des lectures de l’origine du mal opposées à la mienne,
de la part de ceux que j’ai appelés les « philosophes du soupçon ». J’ai
considéré comme réductrices les interprétations de Marx, Nietzsche et
Freud, au sens où, par la réduction, elles nous ramènent en arrière.
Réduction à la base économique et sociale chez Marx, réduction aux
instincts chez Freud, et réduction au vouloir vivre et au désir profond chez
Nietzsche. Toutes réductions en conflit avec les interprétations amplifiantes
qui s’ouvraient vers une sorte d’horizon sacré.
En somme, selon vous, que ce soit chez Marx, Nietzsche ou Freud, le mal
est toujours conçu de façon réductrice puisqu’il s’agit à chaque fois du
mal réduit à une cause unique. Alors que vous, vous avez développé une
conception du mal plurielle et multiforme ?
La notion de conflit d’interprétation concerne les deux termes de
l’opposition. Il ne s’agit pas de substituer à une conception du mal, par trop
matérielle ou instinctuelle, une conception qui serait plus spirituelle. Le
conflit d’interprétation fait droit aux deux côtés. C’est d’ailleurs un tour
assez général de mon travail de toujours me placer à un carrefour
conflictuel. J’essaie de dépasser ce qu’il y aurait de paralysant dans une
position d’oscillation entre les deux pôles, c’est dans ce sens que chacun de
mes livres est en somme la reprise de ce qui a été laissé non résolu par le
précédent. Il s’agit d’un enchaînement mi-chronologique, mi-dialectique. Je
ne cherche pas une voie moyenne ni intermédiaire. Je mets simplement
l’accent sur la créativité dont le langage est porteur. Par-là, j’ai participé au
« tournant linguistique » commun à toutes les écoles philosophiques des
années 1960, 1970. En même temps, j’ai transposé le conflit des
interprétations dans un nouveau cadre de réflexion, qui permet de voir les
deux côtés de la question. Le côté régressif qui me paraît être justement le
fond de l’imaginaire humain. Et aussi le côté prospectif. L’imaginaire
humain a, à la fois, ce côté qu’on pourrait dire nostalgique et cet autre
qu’on pourrait dire prophétique.
C’est alors que j’ai commencé à traiter le problème de la métaphore, c’est-
à-dire au point de départ le problème de la substitution d’un mot faisant
image au mot ordinaire. Ainsi formulé, cela paraît être un sujet limité au
fonctionnement du langage poétique. Mais il m’est apparu que la métaphore
était le point focal de la créativité dans le langage. Par ce travail, j’ai voulu
montrer que le langage n’était pas simplement un instrument d’usage
satisfaisant aux besoins élémentaires de la conversation ordinaire, ni non
plus qu’il se réduisait au langage scientifique, mais qu’il était un révélateur
fantastique de la face cachée des choses et des aspects enfouis de notre
expérience profonde. Le langage poétique est ainsi en rupture avec le
langage ordinaire et même avec le langage scientifique. Ce n’est pas un
langage descriptif qui nous dirait comment est le réel, mais il révèle des
aspects du monde habitable qui sont comme occultés par le quotidien ou par
la maniabilité des choses.
1. Entretien avec Arnaud Spire, L’Humanité, numéro spécial lors du 90e anniversaire,
21 avril 1994.
2. Paul Ricœur, Philosophie de la volonté ; I. Le Volontaire et l’Involontaire, Paris,
Aubier, 1950. Philosophie de la volonté ; II. Finitude et culpabilité ; 1. L’Homme
faillible ; 2. La Symbolique du mal, Paris, Aubier, 1960 (éd. du Seuil, « Points
Essais », 2009).
3. Paul Ricœur, La Métaphore vive, Paris, éd. du Seuil, 1975 (« Points Essais », 1997).
4. Paul Ricœur, Temps et récit, op. cit.
5. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit.
6. Paul Ricœur, Histoire et vérité, op. cit.
7. Olivier Mongin, Paul Ricœur, Paris, éd. du Seuil, 1994 (« Points Essais », 1998).
8. Paul Ricœur, Histoire et vérité, op. cit.
3
1
Paul Ricœur : Agir, dit-il
Le XXe siècle n’a-t-il pas produit des passés traumatiques pires encore ?
Que faire d’un passé traumatique ? On peut passer à côté comme en
Allemagne de l’Est et en Autriche, ou bien faire comme en Allemagne de
l’Ouest avec le « débat des historiens » : assumer le passé criminel pour
avoir le droit de récupérer les richesses du XIXe siècle, le romantisme, etc. Il
y a là un travail de deuil que je trouve extraordinairement courageux. En
plus petit, nous avons, nous Français, à faire la même chose pour Vichy,
voire pour les crimes de la Libération. Il faut intégrer à la vision historique
que le pire côtoie parfois le meilleur. Ce qui m’a le plus choqué dans
l’histoire du 14 Juillet, c’est qu’on avait cru longtemps qu’il s’agissait plus
ou moins de hors-la-loi, de bandits. Or, c’était de bons artisans du quartier
Saint-Antoine. Et après tout, parmi les nazis, il y avait beaucoup de braves
Allemands. Il peut se trouver à nouveau des circonstances où la même
chose pourrait se reproduire. Et donc cela pourrait nous arriver à nous-
mêmes.
Vous êtes contre la tolérance ? Les immigrés ne doivent-ils pas être tenus
également pour les protagonistes d’une même histoire ?
Je ne veux pas retomber dans quelque nationalisme. Pourtant, un repérage
de notre identité collective me paraît nécessaire, si l’on veut pouvoir cadrer
ce champ pluraliste et retrouver ce qui structure notre vouloir commun, en
dépit de et grâce à la multiplicité de nos traditions. Ce n’est pas facile. C’est
là que je retrouve ma première piste : il faudrait une meilleure maîtrise de la
communication, une meilleure recherche de la « transparence ». Ici,
Habermas aurait beaucoup à nous apprendre. Malheureusement, ce qu’on
appelle aujourd’hui communication, ce sont presque exclusivement les
médias. Il faut susciter une confrontation plus directe entre les acteurs
sociaux, une sorte de négociation permanente des buts. Il faut rendre les
gens conscients de ce qu’ils sont responsables de la vitalité de la discussion
politique, afin que celle-ci ne soit pas confisquée par quelques-uns, et
surtout qu’on ne se laisse pas exproprier par les experts. Or, cela suppose un
niveau assez élevé d’information.
Vous m’interrogez en outre sur la question de l’intolérance et de
l’immigration. Cela me donne l’occasion d’écarter un malentendu possible
concernant ce que j’ai dit de l’identité soit des personnes, soit des
communautés. Je prends toujours bien soin de parler d’identité narrative,
c’est-à-dire d’une identité constituée par les récits que nous faisons sur
nous-mêmes ou que nous recevons de narrateurs autres que nous et qui nous
racontent qui nous sommes. Hannah Arendt aimait à dire que c’est le récit
qui révèle « le qui de l’action ». Or, outre que nous pouvons raconter
plusieurs histoires sur nous-mêmes et que l’histoire des uns est enchevêtrée
dans l’histoire des autres, l’identité dont il s’agit n’est pas celle d’un
« même » substantiel, mais d’un « soi » responsable. Cette seconde sorte
d’identité est un subtil mélange du « même » et de l’« autre », comme
aiment à dire les dialecticiens ; c’est dire que le « soi » responsable, tant
d’une communauté que d’un individu, admet comme les caractères d’une
pièce de théâtre ou d’un roman une grande marge de variation, un degré
élevé d’« altérité », qui fait précisément de l’identité une question
problématique. Voilà la raison philosophique que je donne à l’admission
d’une marge de différence dans la composition du corps social qui se
constitue en racontant son histoire. L’accueil des immigrants à l’époque de
la croissance – les Trente Glorieuses – fait précisément partie de l’histoire
que nous racontons sur nous-mêmes, à propos précisément de ces décennies
fortunées. Les accueillir aujourd’hui comme des concitoyens à part entière,
pour la seconde génération au moins, c’est les tenir pour les protagonistes
de la même histoire que nous racontons sur nous-mêmes. L’intolérance à
leur égard est plus qu’une injustice, c’est une méconnaissance de nous-
mêmes en tant que personnage collectif dans le récit qui instaure notre
identité narrative.
Lors d’une récente interview dans Libération, on vous cite comme un des
seuls philosophes français…
Il s’agit, si je ne me trompe, d’une interview de Jürgen Habermas. Celui-ci
me cite à côté de Touraine et de Bourdieu. J’ignore les raisons de ses
préférences. Qu’on me cite ou non n’est pas une question que je me pose. Il
faut faire son travail, un point c’est tout.
Par exemple ?
L’idée de pardon, d’origine théologique, a aujourd’hui des implications
politiques extraordinaires ! On ne doit pas l’enfermer dans les seules
relations interpersonnelles. Lorsque le chancelier Brandt va s’agenouiller à
Varsovie, lorsque Vaclav Havel écrit au président allemand pour lui
demander pardon pour ce que les Tchèques ont fait dans les Sudètes en
1945-1948, ces gestes me paraissent avoir une importance considérable
pour la construction de l’Europe dans sa dimension culturelle et spirituelle.
Nous devons devenir capables d’échanger nos mémoires nationales ou
ethniques et d’exercer les uns à l’égard des autres à la fois la volonté de ne
pas oublier et celle de pardonner, c’est-à-dire de libérer la mémoire des
autres de sa charge de culpabilité.
Mais est-ce qu’il n’y a pas en même temps dans le marxisme une tout
autre conception de l’histoire, selon laquelle c’est le développement de la
technique et de la science qui est à la base des rapports sociaux ? Selon
Marx, en effet, ce sont les forces productives qui déterminent les rapports
sociaux. Donc, il y a là un développement matériel des sciences et des
techniques qui nous apporte le salut : la société sans classes. Or, selon
moi, cette idée est peut-être plus forte chez Marx lui-même que dans les
couches ouvrières qui se sont considérées comme marxistes.
C’est tout à fait vrai.
Mais alors, est-ce que cela ne risque pas d’engendrer une sorte d’histoire
sans histoire ?
Oui, mais là, ce serait, je dirais, le second niveau de la théorie marxiste de
l’histoire, qui correspond d’ailleurs à un problème classique en histoire :
celui de la périodisation. Il y a toujours eu ce problème chez les historiens
de considérer non seulement des suites d’événements, mais des successions
de périodes : l’Antiquité, le Moyen Âge, la Renaissance, les Temps
modernes. Marx, pour sa part, a tenté une périodisation d’un autre type,
d’après l’organisation systématique de l’ensemble constitué par les forces
productives, les relations de production, les superstructures idéologiques. Il
a ainsi constitué, pourrait-on dire, de nouveaux héros de l’histoire, qui ne
sont plus des personnes, ni même des communautés comprises comme des
groupes de personnes, si vous voulez, mais des forces. Ce niveau historique
est à l’origine d’un certain dogmatisme, qui ne connaît que les éléments non
personnalisables, à savoir les forces productives, les relations de
production, les modes de production, par exemple le capitalisme. Mais je
me demande si les entités constituées à ce niveau ne sont pas des
constructions méthodologiques destinées à soutenir l’autre histoire, qui est,
elle, l’histoire des hommes réels, lesquels sont justement les membres des
classes sociales. La notion de classe sociale serait alors elle-même une
abstraction. La seule réalité, ce sont finalement des individus agissants.
Je maintiendrai cette thèse en me référant au concept tout à fait central dans
les Grundrisse, concept selon lequel l’objet ultime de la critique de
l’économie politique, c’est le travail et, dans le travail, la transformation du
travail vivant en travail abstrait. Le travail vivant, c’est le travail concret
des individus concrets. C’est même la notion la plus concrète qu’on puisse
trouver dans le marxisme, la notion de travail vivant. Si l’on ne perd jamais
de vue cette notion de travail vivant et sa transformation en travail abstrait,
on s’aperçoit que toutes les structures dont nous parlions tout à l’heure,
forces, relations et modes de production, sont les abstractions qu’i1 faut
construire pour comprendre le passage du travail vivant au travail mort, au
travail abstrait, c’est-à-dire le travail tel que nous le connaissons, d’abord
dans une société marchande, puis dans cette configuration spécifique de
l’économie marchande, le capitalisme. Donc, l’histoire des grandes entités
qui se succèdent est toujours subordonnée à une histoire bien plus profonde,
qui est l’histoire du travail. Or, le travail, c’est le travailleur, c’est-à-dire
finalement un individu réel dans une situation déterminée.
Personnellement, je pense qu’il faut revenir à la déclaration de L’Idéologie
allemande, que ce sont les individus réels qui font leur histoire dans des
circonstances qu’ils n’ont pas choisies. Agir dans des circonstances que l’on
subit, c’est cela la condition fondamentale du travail. Le passage du travail
vivant au travail mort est, je dirais, une extension de cette structure
première. Le marxisme a introduit un niveau abstrait d’analyse qui est
parfaitement légitime tant qu’on n’oublie pas qu’il opère avec des notions
construites pour les besoins de la méthodologie. Ce sont là des concepts
secondaires par rapport à des concepts beaucoup plus primitifs qui nous
ramènent à une histoire extrêmement concrète, qui est l’histoire, je dirais,
d’un nouveau héros, que Marx, à son époque, avait appelé le prolétariat,
classe universelle parce que, dépouillée de tous droits, elle englobait
l’humanité entière. Alors, si l’on n’a pas présent à l’esprit que c’est ce sujet
historique nouveau qui engendre une histoire nouvelle, on est dupe des
abstractions du marxisme. Le malheur, je pense, du marxisme à partir de
Engels, et en particulier dans la social-démocratie jusqu’à Lénine, c’est
d’avoir pris des abstractions du marxisme pour des réalités, en oubliant les
sujets concrets qui portaient cette histoire.
Par là, nous arrivons à notre problème d’aujourd’hui, qui est que le
marxisme, en réalité, est souvent devenu un plaidoyer en faveur de telles
abstractions…
Parce qu’il est devenu lui-même l’idéologie d’un pouvoir nouveau, celui du
Parti. Nous avons déjà parlé de l’idéologie comme impliquant la
réinterprétation du passé à partir des luttes du présent. En tant que le
marxisme est l’idéologie de ceux qui n’ont pas le pouvoir, une idéologie du
non-pouvoir, il est lui-même une idéologie libératrice. Mais du jour où il
devient le discours d’un nouveau pouvoir, il fonctionne exactement comme
les idéologies adverses, c’est-à-dire comme légitimation du pouvoir.
Alors, je dirais aujourd’hui que la déception que nous a infligée l’évolution
de Marx vers Lénine, de Lénine vers Staline et de Staline vers le goulag
exige de nous à la fois la liquidation du marxisme comme système
idéologique et la libération de Marx comme penseur. Divers signes nous
indiquent que Marx commence à nous être rendu comme un classique du
e
XIX siècle. N’oublions pas, en effet, que le marxisme tel que nous le
Vous avez dit que le marxisme est devenu une idéologie du pouvoir. Il
faudrait peut-être réfléchir sur la manière dont cela a pu se produire.
N’est-ce donc pas à cause de ce que nous avons déjà considéré, à savoir la
foi dans les forces productives ? Cette vision de l’histoire, cette
philosophie de l’histoire, vous l’avez appelée une abstraction par rapport
à l’idée du travail vivant. Je crois malgré tout que cette idée est
profondément enracinée chez Marx. D’ailleurs, cette croyance dans le
développement de la technologie existe chez tous les grands penseurs du
e
XIX siècle.
Est-ce qu’on ne pourrait pas rapprocher cela d’une tout autre chose dont
vous avez déjà parlé ? Je pense à votre critique de Husserl, de la manière
dont ce philosophe essaie de fonder les sciences par une conscience
transparente. Vous avez critiqué la phénoménologie de Husserl en disant
que celui-ci fonde les sciences sur la vision, alors qu’il faut passer par
l’interprétation des textes. Or, qu’est-ce que cela veut dire aujourd’hui,
dans le contexte concret ? Selon moi, il est impossible d’avoir une vision,
une intuition directe du fondement des sciences. Il faut réfléchir,
interpréter les pratiques qui fondent les sciences.
Cela me paraît particulièrement vrai pour les sciences humaines. Peut-être
la plus dangereuse des prétentions est-elle de croire qu’il peut y avoir un
savoir démonstratif concernant les rapports de l’économique et du politique,
etc., autrement dit, de croire qu’on pourrait nettement dissocier la science
sociale de l’idéologie. Je pense que cette opposition entre science et
idéologie est une opposition extrêmement dangereuse, parce qu’elle crée
l’illusion qu’il y a des compétents qui savent. Si l’on combine ce soi-disant
savoir avec l’idée qu’il n’y a pas de droit à l’erreur – une idée médiévale
qui a ressurgi justement avec ce concept d’une science souveraine – et si
l’on oublie qu’on peut simplement falsifier une hypothèse, mais qu’on ne
peut pas prouver positivement quoi que ce soit, on pose le principe même
de la Science (avec un grand S) régissant toutes les pratiques sociales. À
mon sens, c’est une des contributions tout à fait positives de Habermas et de
l’école de Francfort d’avoir montré que les savoirs sont liés à des pouvoirs
et qu’il n’y a pas d’innocence de la science. Pour revenir à notre problème
du marxisme, il est certain que le marxisme a été dupe non seulement de
l’idéologie industrialiste, mais de l’idéologie scientiste. Si l’on combine ces
deux conceptions avec un machiavélisme politique à la façon de Lénine, on
aboutit à une extraordinaire concentration du pouvoir de l’homme sur
l’homme.
La situation est différente entre la critique que j’avais faite de Husserl et la
critique que nous entreprenons ici. Avec Husserl, nous avions l’idée d’un
sujet pensant qu’il appelait « transcendantal », donc d’un sujet qui n’est pas
lié aux accidents de l’histoire, bref, une sorte de sujet fondamental qui
serait, dans la conscience de lui-même, la source de tout savoir. Il est
certain que les sciences humaines et le marxisme ont ruiné cette prétention-
là, mais pour en créer une autre similaire : à la place du sujet du savoir, on
met les concepts du savoir. En somme, un règne du concept remplace le
règne du sujet, mais pour engendrer les mêmes illusions et les mêmes
servitudes.
Évidemment, on ne saurait placer Marx du côté de l’illusion du sujet
transcendantal, mais cette illusion est reconstituée indirectement par le fait
que, s’il existe une science absolument vraie des systèmes économiques,
sociaux et politiques, les experts de ces systèmes se retrouvent dans la
même position qu’un sujet omniscient. Il se produit, en effet, un transfert de
la science soi-disant objective des structures économico-sociales sur les
experts de cette science, qui reconstitue le dualisme des sachants et des non-
sachants, des experts et des ignorants. Il faut donc revenir à l’idée que non
seulement les sciences sont liées à des techniques et à des pratiques, mais
que, si cela vaut pour les sciences de la nature, cela vaut encore plus pour
les sciences dites humaines, lesquelles sont liées à la pratique sociale de
tous. Par conséquent, il faut repenser le rapport entre la théorie – partant,
toute théorie – et la praxis, donc toutes les pratiques. C’est pourquoi
j’estime qu’on peut retrouver dans Marx un support pour cette tentative –
sous la réserve de ce que j’ai essayé de dire, à savoir que Marx avait
déplacé le sujet de l’histoire des grands hommes politiques vers l’humanité
opprimée. C’est la pratique de cette humanité opprimée qui est le véritable
support des sciences, car les sciences et les techniques prennent une
signification de libération dans la mesure où elles sont liées à la pratique,
ou, plus exactement, aux pratiques de la libération de cette humanité qui
était l’antihéros du XIXe siècle.
Vous reprenez aussi ce thème dans le vieux Marx. Ne croyez-vous pas que
Marx s’est arrêté avec L’Idéologie allemande et qu’à la fin il est devenu
plutôt un technicien ?
Il est certain que c’est chez le jeune Marx qu’on trouve la force de ses
idées. Mais je suis tout à fait opposé à l’interprétation d’Althusser. Selon
lui, le jeune Marx n’est pas encore marxiste mais idéaliste, et sa philosophie
reste une philosophie anthropologique, parente de celle de Feuerbach. Le
marxisme de Marx naît alors d’une « coupure » épistémologique avec cet
humanisme philosophique. Je crois qu’on peut répondre trois choses :
premièrement, cette « coupure » est absolument introuvable, puisqu’on
rencontre dans l’introduction à la Contribution à la critique de l’économie
politique 3 le même concept d’aliénation.
Deuxièmement, Le Capital 4 lui-même n’est pas une autre économie
politique, mais la critique de l’économie politique. Or, quel est le sens de
cette critique de l’économie politique ? C’est de ramener les concepts
objectifs de l’économie bourgeoise – comme le fonctionnement du capital –
à leur origine humaine, à savoir le travail productif. Donc, cette critique
présuppose la notion de l’homme travailleur, qui est la philosophie du jeune
Marx.
Enfin, on ne comprendrait plus le rapport entre la « science » marxiste et la
pratique si cette « science » était simplement une science des structures,
parce qu’elle n’aurait plus aucun rapport avec la pratique, qui est une
pratique des hommes. Donc, si l’homme travailleur et le travail vivant ne
restent pas les concepts de base de cette critique, celle-ci, érigée en théorie,
ne rejoindra plus jamais aucune pratique, qui, du même coup, sera purement
et simplement idéologique. Je pense que relire Marx à partir du concept de
l’homme travailleur et du travail vivant, c’est pouvoir relier la théorie et la
pratique à l’intérieur du marxisme, et libérer Marx du marxisme ultérieur.
Justice et marché
Dialogue entre Michel Rocard
1
et Paul Ricœur
1. Parti d’un projet d’ouvrage commun qui se serait appelé Le Philosophe et le politique,
ce dialogue entre Paul Ricœur et Michel Rocard s’est réduit à la publication de cet
article, faute de temps et de disponibilité de Michel Rocard, Premier ministre de
juin 1988 à mai 1991. Publié dans Esprit, janvier 1991.
2. Michael Walzer, Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité (1983),
trad. fr. de Pascal Engel, Paris, éd. du Seuil, 1997.
3. John Rawls, A Theory of Justice, 1971, trad. fr. de Catherine Audard, Théorie de la
justice, Paris, éd. du Seuil, 1987.
4. « La France a-t-elle décroché ? », Le Débat, no 47, septembre-novembre 1987.
5. Bernard Cazes, Françoise Hatem, Paul Thibaud, « L’État et la société française en l’an
2000 », Esprit, octobre 1990.
6. Michel Rocard, Décoloniser la province : rapport général proposé par le Comité
d’initiative aux délibérations des colloques sur la vie régionale en France, Institut
Tribune socialiste, 1966.
7
1
Pour une éthique du compromis
Est-ce par exigence ou par nécessité que, selon vous, les institutions
sociales et politiques sont conduites à trouver des compromis ?
Le problème que vous soulevez est celui de la paix civique. Comment
empêcher que les différends, les litiges, les conflits ne dégénèrent en
violence ? En ce sens, le compromis est une barrière entre l’accord et la
violence. C’est en absence d’accord que nous faisons des compromis pour
le bien de la paix civique. Nous pourrions même dire que le compromis est
notre seule réplique à la violence dans l’absence d’un ordre reconnu par
tous, et en quelque sorte unique dans ses références. Comme nous n’avons
que des références fragmentaires, c’est entre ces références-ci que nous
sommes obligés de faire des compromis. Comme toute personne appartient
à plusieurs ordres de grandeur, c’est en les prenant tous en compte qu’un
compromis peut être trouvé. Nous sommes tous mesurés à des aunes
différentes ; nous sommes des citoyens, des consommateurs, des
travailleurs, des amateurs d’art… Le compromis est ce qui empêche la
société de tomber en morceaux. Le conflit majeur résulte, selon moi, de ce
que tout actuellement appartient à l’ordre marchand. Est-ce que tout peut
être acheté ? Il y a des biens qui ne sont pas des marchandises, comme la
santé, l’éducation, la citoyenneté… Le compromis s’inscrit entre les
exigences rivales venant de ces ordres différents.
Mais ne faut-il pas toujours, chez les parties adverses, le désir et la
volonté de parvenir à un compromis, pour qu’il advienne au terme d’un
conflit ?
L’intransigeance rend malheureusement impossible toute recherche de
compromis. L’intransigeance est incompatible avec la recherche de
nouveaux systèmes de références. Le compromis exige la négociation.
Peut-on dire que la philosophie n’a pas été assez courageuse au cours de
l’histoire pour récuser l’idéologie de la violence ?
Il y a tout d’abord des philosophies. Il est certain, toutefois, que la
philosophie hégélienne a favorisé l’idéologie de la violence. Pour cette
philosophie, ce qui compte, c’est la réalisation historique de grands États-
nations, au prix de destructions et de massacres, en écrasant les faibles, afin
de créer la grandeur. Derrière cela, il y a chez Hegel le modèle de l’État
romain et de sa grandeur. D’une certaine façon, l’Occident est l’héritier de
cette grandeur-là. Puisque la non-violence n’équivaut pas à la « belle âme »
selon Hegel, elle a toujours à rechercher le sens de la responsabilité. Cela
est difficile et extrêmement rare à mon avis. Mais il faut aller dans ce sens.
Par exemple, l’embargo, qui a été décrété par les Nations unies pour
tenter de contraindre Saddam Hussein d’évacuer le Koweït, aurait-il
permis, d’après vous, d’obtenir un bon résultat s’il avait été poursuivi ?
Certainement ! Je regrette seulement de ne pas l’avoir dit avec insistance en
France. Lors d’un voyage en Italie, j’ai eu l’occasion de préciser que j’étais
pour le maintien de l’embargo et non pour une opération militaire. L’Unità,
un journal communiste italien, a aussitôt répercuté mon propos… Au sujet
de la crise du Golfe, je me suis toujours senti très proche des analyses de
Claude Cheysson. Les chefs d’État occidentaux ont confondu la défense du
droit avec la défense de leurs intérêts pétroliers.
Quelles sont, selon vous, les conditions qui permettent d’engendrer une
éthique du compromis ?
La paix civique, dans un lieu déterminé, me semble être le meilleur endroit
où l’on peut observer une éthique du compromis, car les personnes sont ici
traversées par des jeux de rôles différents et repérables. Il est alors possible
de mieux aborder les conflits. L’avancée de la paix civique, interne à une
communauté historique déterminée, est une condition pour faire avancer la
paix internationale.
Je voudrais faire ici une remarque. Le droit international a un grand retard
par rapport au droit interne. De même que les États ont retiré l’exercice de
la violence à leurs citoyens, nous sommes à la recherche de nouvelles
institutions politiques qui pourront faire à l’égard des États ce que chaque
État a fait à l’égard de ses propres membres. La solution n’est pas de créer
un super-État, mais des institutions d’un type nouveau qui, d’une certaine
façon, marqueront la mort de l’État. Or, aujourd’hui, l’État est loin d’être
mort ! Aux Nations unies, nous avons affaire à la logique de cent soixante
États qui s’entrechoquent. La notion d’État-nation est si forte que les
minorités écrasées n’ont pas d’autre façon de rêver que de revendiquer un
État, d’entrer donc dans la logique de leurs oppresseurs. Les Palestiniens
veulent un État comme les Israéliens. Il est très difficile de briser la logique
de l’État, parce que l’État a été au cours des âges un grand pacificateur de la
violence privée.
N’apprend-on pas à faire des bons compromis grâce à une éducation qui
fait droit à la sagesse pratique, ce qu’Aristote appelle la phronésis ?
Vous faites ici allusion à mon livre récemment paru, Soi-même comme un
autre 6, où j’ai lié la sagesse pratique à la résolution des conflits. Les conflits
ne sont pas tous chargés de violence, mais tous ont besoin, pour être
résolus, de sagesse pratique.
Dans mon ouvrage, je montre que le conflit est une structure de l’action
humaine. Il ne faut pas rêver d’une vie naturellement pacifiée. La société
n’est pas un Éden. Nous avons à prendre en charge nos conflits, comme
nous l’enseigne la tragédie grecque, où nous voyons surgir des conflits entre
les hommes et les dieux, entre les enfants et les vieillards, entre les frères et
les sœurs… Dans la tragédie grecque, c’est à la sagesse pratique que fait
appel le spectacle du désastre.
1. Entretien réalisé par Jean-Marie Muller et François Vaillant, publié par la revue
Alternatives non violentes (ANV), no 80, octobre 1991.
2. Luc Boltanski, Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur,
Paris, Gallimard, 1991.
3. Entre 1940 et 1944, le village du Chambon-sur-Lignon et les communes du plateau du
Vivarais (Haute-Loire) ont accueilli des centaines de juifs fuyant les persécutions, et
aussi de réfugiés d’Espagne, par exemple. Autour des pasteurs André Trocmé et
Édouard Theis, les habitants recueillirent de nombreux enfants et adolescents pris en
charge par des réseaux de sauvetage.
4. Paul Ricœur, Histoire et vérité, op. cit.
5. Paul Ricœur, Amour et justice, Tübingen ; J.C.B. Mohr, 1990. Paris, éd. du Seuil
(« Points Essais », 2008).
6. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit.
8
1
Quoi de neuf sur la guerre ?
Vous disiez qu’en Europe nous avions résolu nos conflits violents, et
pourtant, comment expliquer les guerres dans les Balkans, il y a une
dizaine d’années ?
Aujourd’hui, le Kosovo est sous tutelle occidentale. Les Balkans, qui
avaient été source de violence en Europe, sont peu à peu, cela prendra du
temps, alignés sur l’Europe centrale et l’Europe de l’Est. Je suis très frappé
par cette expérience à Budapest, avec cette université de langue anglaise
fondée par George Soros 3 qui a soixante pour cent d’étudiants venant des
Balkans. Là, nous avons un signe d’alignement sur un modèle proche du
modèle anglo-saxon ou franco-allemand. Moi, j’ai une vision très positive
de la marche inéluctable, de l’avancée démocratique dans l’Europe : dans
les dix prochaines années, nous verrons la Serbie faire partie de l’Union
européenne.
Quel rôle ?
Un rôle d’explication, un rôle pédagogique. Je dirais que ma propre position
est proche de celle que Raymond Aron définissait autrefois comme celle de
l’observateur engagé, à la différence du militant qu’était Jean-Paul Sartre,
figure aujourd’hui disparue. Mais demeure la figure de l’engagé.
e
Jusqu’au XVIII siècle, sans doute, mais la critique n’a-t-elle pas réduit la
part du religieux plus que vous ne le souhaiteriez ?
La chrétienté a disparu ou, si vous préférez, l’idée d’une société qui serait
tout entière organisée selon des principes internes au christianisme. Sous la
pression de la contrainte, nous sommes amenés à une situation qui me paraît
très saine et très évangélique : celle du levain dans la pâte. Il faut être non
seulement patient, mais sans souci sur l’efficacité d’une parole entendue ou
non, reçue ou pas. Vivre et revivre dans une société sécularisée, et avec les
ressources de la modernité, l’acte fondateur originel, c’est mon destin et je
l’assume sans angoisse.
1
L’éthique, le politique, l’écologie
Précisément, sur ce point n’y a-t-il pas une contradiction avec le fait que
nous soyons entrés dans l’ère – comme vous l’avez dit – des problèmes
globaux ? On voit assez bien comment résoudre un problème local
d’ordre municipal ou régional, mais là nous butons sur quelque chose qui
apparaît comme une quasi-impossibilité.
Certes, mais il ne faut pas être fasciné par l’inaccessible. Nous avons parlé
tout à l’heure de la nécessité de créer des instances de consultation, d’éveil,
éventuellement plus de conseil et de décision à l’échelle planétaire, mais
tous les niveaux d’intervention sont des niveaux valables, parce que,
précisément, les problèmes d’une écopolitique sont, tour à tour, des
problèmes d’extrême proximité : vaut-il mieux avoir une autoroute ou le
TGV dans tel paysage ? C’est là un problème de responsabilité par
définition ponctuelle et locale, et il y a aussi les problèmes de grande
nuisance : le danger du nucléaire, militaire d’abord, puis peut-être aussi
civil… Il ne faut négliger aucun niveau d’intervention.
Le terme de « technoscience » ?
Le fait même que ce soit un terme composé doit nous rappeler que ses
composantes sont, à certains moments du savoir, indépendantes et à
d’autres moments confondues.
Le problème selon vous n’est pas celui de la motivation mais des effets ?
Oui, de la dimension. Il y a là effectivement quelque chose qui est sans
précédent, parce qu’avant le rayon de l’action humaine était un rayon à
faible portée et donc les nuisances étaient aussi limitées dans l’espace et
dans le temps ; elles étaient réparables, mais maintenant nous pouvons faire
et créer des nuisances à longue échéance et à grande portée, dans l’espace et
dans le temps, et aussi à degré destructeur exponentiel. Cela, c’est nouveau.
C’est la taille du phénomène qui est nouveau. Le problème d’Épiméthée et
de Prométhée était bien connu des Grecs. Les Grecs ont eu le sens du
tragique de l’action, on pourrait dire que le tragique grec n’avait vu qu’une
dimension de la nuisance, qui était au fond la nuisance du pouvoir, et ce
n’est pas par hasard que les héros de la tragédie sont des rois, des princes,
parce que c’était dans le pouvoir qu’ils avaient vu cette espèce de « mauvais
infini » comme l’appelait Hegel. Et nous, nous avons déplacé ce « terrible »
dans l’ordre des prolongements techniques de la science, ce que vous
appelez technoscience et qui est une sorte de raccourci d’une chaîne de
causes et d’effets. Ce raccourci est bloqué dans le concept technoscience,
mais ce qui est un effet d’abréviation ne reprend pas la réalité de ce qui se
passe. C’est justement l’abréviation de la chaîne depuis l’invention jusqu’à
l’intervention physique. Alors cette espèce de raccourcissement des
médiations constitue le phénomène massif de ce qu’on appelle la
technoscience à juste titre, comme on parle aussi du système militaro-
industriel. Ce sont des choses qui sont relativement distinctes, mais qui sont
aussi dans une espèce de coalition comme phénomène historique nouveau.
Et Michel Serres ?
Là où je reste dans la ligne humaniste, au moment même où je parle de
notre appartenance à la nature, c’est en pensant que la notion de droit ne
peut pas être étendue en dehors de la sphère humaine ; parce que le droit
c’est toujours le droit d’un autre homme à notre égard, le droit au respect, à
la protection. Que nous ayons des devoirs à l’égard de la nature, cela veut
dire que la nature a des droits. Cette proposition même n’a pas de sens. Le
concept de contrat naturel est systématique, paradoxal et fait partie d’un
mode de raisonnement parfaitement légitime – je le trouve chez des gens
comme Lévinas dans d’autres circonstances –, il est hyperbolique, c’est une
provocation rhétorique. Je comprends qu’on fasse la critique du contrat
social dans les bornes humaines, dans la mesure où le contrat social serait
corrélatif d’une idéologie d’instrumentalisation de la nature ; mais je ne
vois pas pourquoi le droit des gens serait nécessairement complice d’une
rationalité instrumentale puisqu’il ne prend tout son sens que dans une
rationalité de communication. Il y a une affinité entre une rationalité de
communication et un sens de l’appartenance à la nature… Il y a une alliance
de ces deux-là contre la raison instrumentale.
Un sens vif du respect, de l’amour et même de la vénération de la nature
n’est pas exclusif d’un sens humain, car le point où se retrouvent l’amour
de la nature et le respect de l’homme, c’est la souffrance. Nous souffrons
comme êtres naturels. J’attache beaucoup d’importance à cette éthique de la
compassion dans ce siècle d’incroyables souffrances infligées à l’homme
par l’homme. […] Nous pouvons peut-être reprendre notre débat sur les
partis écologistes. Je me demande s’ils ont la capacité d’intégrer le débat
sur l’environnement aux autres débats qui ne sont pas exactement de même
nature, comme le pouvoir sur la vie par des interventions du génie
génétique. Peut-être peut-on alors élargir la notion d’écologie, pour intégrer
cela, mais aussi le problème des inégalités Nord-Sud dans la répartition des
richesses, du travail, des capitaux… ? Est-ce encore un problème
écologique ? Je ne sais pas si c’est un problème de définition de mots ou de
compétence globale.
Au fond, les choses se sont passées de la façon suivante pour les partis
écologistes : ils sont partis d’un constat, celui d’un rapport des sociétés à
la nature, d’un rapport destructeur, risquant de poser de graves
problèmes pour les générations futures. Ils sont partis du constat de la
globalisation des problèmes écologiques pour progressivement réfléchir
aux structures sociales qui créent ces problèmes. Il est vrai
qu’aujourd’hui, même si c’est une façon qui n’est pas forcément très
cohérente, à partir d’une démarche spécifiquement écologique, la plupart
des mouvements verts, des partis écologiques en sont venus à poser toutes
les grandes questions de notre société, la question des rapports Nord-Sud,
du travail, du chômage…
C’est un peu comme les pelotes de ficelle que l’on tire et tout vient, mais on
ne sait pas s’il faut garder une compétence limitée sur l’environnement ou
s’il faut poser la globalité du problème, mais alors c’est le problème du
parti en général qui est en charge d’une politique en général. Mais c’est une
méditation légitime à laquelle il faut participer. Il ne faut pas entrer dans un
système d’accusations… C’est tellement nouveau de poser en termes
politiques ces problèmes qui étaient jusqu’à présent plutôt les problèmes de
la société civile, de la société économique. Par exemple sans écologistes,
les Anglais ont résolu le problème du fog londonien, il y a des poissons
dans la Tamise. Ils s’y sont attaqués car ils ont tellement le sens de la
nature-jardin, pour parler comme Luc Ferry, aussi bien Margaret Thatcher
que les travaillistes…
La grande question pour les écologistes est celle de leur futur : leur
avenir est-il dans la dissolution à l’intérieur des partis existants ou ont-ils
vocation à se banaliser comme parti qui continuerait à s’appeler
écologiste, mais qui, en réalité, deviendrait généraliste ? J’ai tendance à
penser qu’à l’intérieur même de ce qui se définit aujourd’hui comme
l’écologie, qui est une galaxie extrêmement vaste, nous allons retrouver
toutes les contradictions de la société. À partir du moment où l’écologie
politique prétend embrasser toute la société, à l’intérieur même du
mouvement et des partis écologiques, vont se réfracter tous les
problèmes…
On peut dire qu’il y a un point de vue écologiste sur toutes les questions
politiques, mais que toutes les questions ne sont pas écologistes dans leur
problématique fondamentale. La question politique centrale est celle de la
distribution du pouvoir au plus grand nombre de gens possible. C’est quand
même cela la démocratie : comment arriver à l’équation entre le pouvoir,
qui est toujours le pouvoir de quelques-uns, et ce que Jean-Jacques
Rousseau appelait la volonté générale. Cela n’est pas un problème
écologique. L’écologie devient parti lorsqu’elle intègre sa problématique au
problème proprement politique de la distribution du pouvoir. Nous sommes
peut-être dans l’enfance du problème, nous allons procéder par essais et
erreurs. Entre la dissolution et le sectarisme, il faudra, pour les écologistes,
trouver le ton juste.
1. Entretien réalisé par Édith et Jean-Paul Deléage pour la revue Écologie politique.
Sciences, cultures, sociétés, no 7, été 1993.
2. Le Temps de la responsabilité. Entretiens sur l’éthique, rassemblés par Frédéric
Lenoir, Paris, Fayard, 1991, p. 247-270, repris dans Paul Ricœur, Lectures 1, op. cit.,
p. 270-293.
3. « La responsabilité et la fragilité de la vie. Éthique et philosophie de la biologie chez
Hans Jonas », Le Messager européen, no 5, 1991, p. 203-218.
4. Ce mot est conjecturé ici en fonction du contexte : dans l’ode sur l’homme de
Sophocle, le mot grec employé est deinos, qui signifie à la fois « merveilleux » ou
« merveille » (trad. fr. de Paul Mazon dans l’édition des Belles Lettres) et « terrible »,
avec tous les synonymes ou sens approchés de ces deux mots. Voir la belle réflexion
d’Étienne Barilier sur l’histoire et le sens de cette ambiguïté, https : //edl.
revues.org / 379 (NdE).
5. Luc Ferry, Le Nouvel Ordre écologique, Paris, Grasset, 1992.
11
1
L’éthique, entre le mal et le pire
Éthique et bien-vivre
Éthique et réciprocité
C’est toute la théorie des rôles. On ne change pas de rôle sans difficulté.
Chacun son rôle.
En imagination, je peux faire quelque chose comme me mettre à la place
de… mais ce n’est pas occuper sa place…
Certes. Néanmoins, est-ce qu’il ne serait pas humain, pour des gens en
position de puissance, de tenter, au moins en imagination, d’échanger les
rôles, pour comprendre ? Est-ce que, quelque part, nous nous trompons
ou trompons-nous les autres, avec un tel souhait ?
Il y a un niveau où la réciprocité s’impose. Mais, c’est dans l’estime et dans
le respect, et ce n’est pas dans la capacité d’être ou de faire. Où sommes-
nous insubstituables et où la réciprocité est-elle, pourtant, attendue ? À mon
sens, c’est dans l’estime et dans le respect. C’est dire que le fou, le
moribond sont encore des hommes. Il faut que je m’adresse encore à eux
comme étant des êtres humains. Mais cela ne veut pas dire que je peux me
substituer à eux. Qu’est-ce que la réciprocité des insubstituables ? C’est là
que réside le paradoxe…
Éthique et exception
Ce serait la justice…
Dans la mesure où la justice est une sorte d’égalité. Il s’agit, en effet, dans
une situation radicalement asymétrique, de réintroduire le maximum
possible de symétrie.
Le concept fonctionne bien. Je dirais même qu’il est très utilisable sur le
plan pédagogique. Effectivement, ce problème de l’asymétrie, nous le
rencontrons constamment, dans tout le langage des soins. Probablement
le rencontre-t-on, aussi, dans le langage magistral.
Mais oui. Les grandes philosophies de la justice se sont toutes heurtées au
problème des situations inégalitaires, qu’il s’agisse de partage de biens
marchands monnayables ou de position d’autorité. Tout le monde n’occupe
pas des positions d’autorité. Donc, rien n’est partagé égalitairement. Et le
problème de la justice est justement le traitement de situations inégales.
Aristote a bâti toute sa théorie de la justice sur ce qu’il appelait la justice de
proportionnalité, par opposition à la justice arithmétique, dans laquelle
chacun reçoit la même part. On donne proportionnellement à l’un, en
fonction de sa contribution, par rapport à la contribution d’autrui, dans une
équation à quatre termes : A est à B ce que C est à D. C’est donc une égalité
de rapport et non une égalité des parts.
SOPHIE DUMÉRY. – Quand vous parlez d’inégalité devant la mort, c’est une
inégalité prospective, car un individu sait qu’il a un avenir, et un autre
sait qu’il n’a pas d’avenir. Celui qui sait, qui croit qu’il a encore un
avenir ne se vit pas comme mourant. Et celui qui ne sait pas que l’autre a
encore un avenir, le médecin, par exemple, dit : « À mon avis, cet individu
a une survie de tant de mois ou de tant de semaines. »
PAUL RICŒUR. – Cette incertitude… Il est important de maintenir cette
incertitude. Mais, je ne sais pas… est-ce que vous vous sentez de dire :
« D’après moi, vous en avez pour trois mois » ?
Vous remarquerez que ces cas rares, ou limites, outre leurs aspects
intéressants pour l’information, le journalisme, finissent, à un certain
moment, par devenir une manière de gérer des réalités qui sont pourtant
très rares. Et on se demande si, quelquefois, on n’a pas la tentation de
légiférer à partir de cas limites. Je pense, en particulier, au domaine de la
procréation. Parce que, dans la réalité, les cas à prendre en considération
sont relativement limités et classiques. N’y a-t-il pas une inflation, à
l’heure actuelle, qui serait une espèce de romantisme éthique… ?
Une espèce de sensationnel, oui, de l’exceptionnel. Parce que c’est très
tentant de réfléchir sur les limites. Cela prend beaucoup de temps et c’est
très instructif. Il y a des cas limites, qui n’ont pas de valeur paradigmatique.
C’est une question de simple bon sens. Je pense à ces femmes qui se font
inséminer après soixante ans. Les gens disent : « Pourquoi pas, puisque
vous admettez qu’un homme puisse avoir un enfant après soixante ans ? »
Oui, mais il n’a pas besoin de la médecine pour ça. Tandis que, là, vous
détournez la médecine, qui cesse d’être thérapeutique pour devenir « de
convenance ». Cela n’a aucune valeur curative, éthique. On voit ici la limite
entre ce qui relève de la convenance et ce qui reste du ressort du curatif, du
thérapeutique. C’est un problème qui touche ce que j’appelle la « sagesse
pratique ».
Je me permets de dire que les problèmes vraiment difficiles de la morale ne
sont pas de choisir entre le Bien et le Mal. Les cas bien plus difficiles sont
ceux où l’on doit choisir entre le gris et le gris. C’est ce qui est arrivé dans
la législation sur l’avortement. C’est aussi choisir entre le Mal et le Pire.
Nos sociétés ont essayé de traiter plus ou moins bien – ou mal – soit la
prostitution, soit la drogue… Heureux celui qui a à choisir entre le Bien et
le Mal. Mais que faire quand on a à choisir entre le Mal et le Pire ? On a
souvent évoqué ces gens qui, pendant la guerre, devaient désigner des
victimes pour en sauver d’autres… Ce sont plus que des cas d’école… mais
bien des situations réelles, qui se sont présentées bien des fois…
Un collègue de santé publique m’a dit que, dans les manuels français
pour les enfants, les manuels scolaires, le handicap n’était presque jamais
pris en compte, ou mentionné, comme s’il y avait quelque part, justement,
un tabou.
Oui. C’est vrai qu’on ne voit pas, dans les livres d’enfants, des boiteux ou
des aveugles…
Éthique et dogmatisme
1. Dialogue avec le Pr. Yves Pélicier, psychiatre (dans le cadre des travaux du
Laboratoire d’éthique médicale et de santé publique de la faculté de médecine de
l’université Paris-V). Réalisé le 27 septembre 1994 à Paris, il a été publié dans
Éthique médicale ou bioéthique ?, sous la dir. de Hervé Christian, Paris, L’Harmattan,
1997.
2. Communication faite au colloque organisé par l’Association française de psychiatrie à
Brest, les 25 et 26 janvier 1992. Le titre du colloque était « Le psychiatre devant la
souffrance ». Le texte de cette communication a été publié dans Psychiatrie française,
numéro spécial, juin 1992, et dans la revue Autrement, « Souffrances », no 142,
février 1994.
3. Peter Kemp, Éthique et médecine, tr. fr. Else-Marie Jacquet-Tisseau, Paris, Tierce,
1987.
12
La question que l’on peut se poser au fond est celle-ci : où est l’œuvre
d’art ? Quel est son lieu ontologique, où existe-t-elle ? Quand il n’y a pas
de réception, quand elle dort pendant des décennies, l’œuvre existe certes,
mais où ?
Je dirais qu’elle n’existe que dans sa capacité de monstration…
Par rapport à votre thèse sur la communicabilité, on constate du point de
vue de la monstration ou de la réception que toutes les grandes œuvres
d’art ont été incommunicables d’une certaine manière ou n’ont pas été
reçues au départ…
Oui, c’est un tournant temporel à introduire, qui est le retard dans la
réception ; et il y a sans doute là quelque chose de spécifique à l’œuvre
d’art : son caractère prophétique, en ce sens que, faisant rupture avec les
valeurs d’utilité et les valeurs marchandes, la transcendance de l’œuvre
d’art s’affirme en opposition à cette utilité qui, elle, s’épuise dans
l’historique. C’est la capacité de transcender l’utilitaire immédiat qui
caractérise l’œuvre d’art dans cette capacité de réinscription multiple et
indéfinie. On pourrait dire que dans les arts à deux temps le moment du
sempiternel est dans le retrait du livret et du script, mais l’épreuve
temporelle est dans la monstration. La capacité d’une monstration sans
cesse renouvelée, comme étant toujours autre, quoique du même, constitue
le lien entre le sempiternel et l’historique ; c’est peut-être là la marque
temporelle la plus prégnante de l’œuvre d’art.
Le problème est de savoir s’il peut y avoir une création qui ne soit pas une
anticipation de sa propre réception. C’est le problème posé par le journal
intime, en particulier le journal intime de Pepys qui était destiné à lui-
même ; c’est là un cas extrême et très douteux, puisque l’œuvre a été
préservée pour être publiée. Est-ce que l’idée du génie méconnu n’est pas
aussi un cas limite et comme le négatif d’une attente déçue ou d’une attente
en différé ? Il y a une sorte de Nachträglichkeit, comme un « après coup »
qui marque finalement la victoire de la monstration sur le méconnu. À vrai
dire, si un artiste restait totalement méconnu, nous ne le saurions pas !
N’entrent en effet dans la gloire commune que ceux qui finalement, plus
tard, ont été re-connus. Et cette re-connaissance tardive est une autre façon
d’ailleurs de vaincre la temporalité au niveau de son déroulement. Une
rupture de la succession résulte de cette anticipation rétrospective qui fait
que c’est au futur antérieur que la création aura été temporellement reçue :
il aura été vrai que cette œuvre avait la destination de la monstration et donc
de la rencontre et de la reconnaissance.
On peut aussi entendre autre chose dans ce que vous venez de dire à
propos de Cézanne. Quel est en effet ce besoin de sans cesse reprendre ces
approximations de l’objet peint ? N’est-ce pas la question thématisée par
Husserl du flux des Abschattungen, des faces, des esquisses, des profils,
des silhouettes dans un horizon temporel de perception ? L’œuvre d’art
serait-elle alors, en termes husserliens, plutôt du côté du corrélat
noématique, du côté de l’objet transcendantal, ou de la noèse, du côté de
l’intentionnalité du sujet, ne serait-ce pas finalement cette relation entre
l’objet visé et la visée de l’objet qui pourrait définir l’œuvre d’art ?
Je voudrais aborder cette question-là par son équivalent linguistique, à
savoir qu’une linguistique de type saussurien, binaire, ne fonctionne pas.
Signifiant et signifié, c’est l’envers et l’endroit du signe. Il faut une
sémiotique à trois termes : signifiant, signifié, référent. C’est la demande du
référent qui n’est jamais épuisée par le binaire signifiant-signifié.
De quoi ?
Probablement de l’impulsion créatrice qui est ce que nous appelons
l’ineffable, l’informe, qui ne va être que partiellement épuisé par les formes.
La mise en forme est à la fois une avancée, mais en même temps un défaut
par rapport à ce qui veut être dit. Quelque chose demande à être figuré,
composé, structuré. Quoi ? On peut prendre des noms dans d’autres
registres des sciences humaines, comme l’éthique, le religieux, etc. Il
resterait l’intraduisible dans aucune autre espèce de langage qui ne serait
pas l’un de ceux-là.
Vous admettez cette notion d’intraduisible absolu qui serait peut-être cet
imaginaire transcendantal ? Peut-on le concevoir philosophiquement ?
Sinon que par le manque, l’être-en-défaut, qui est aussi un être-en-dette. Il y
a de très belles analyses heideggeriennes sur la Schuld qui est plus que
morale : c’est l’être-en-dette, qui est aussi lié à l’être qu’il appelle gefallen,
c’est-à-dire borné dans son être situé.
Cette notion de monde n’est-elle pas un peu trop « mondaine », à tous les
sens du terme ? Cela renvoie à la question de l’éthique évoquée
précédemment dont on peut se demander si elle fait partie d’un monde,
même si elle renvoie au monde ?
L’éthique a pour fonction d’orienter l’action, tandis que dans l’esthétique il
y a suspension de l’action et donc, du même coup, du permis et du défendu,
de l’obligatoire et du souhaitable. Je crois qu’il faut maintenir la catégorie
de l’imagination, qui est un bon guide. L’imagination c’est le non-
censurable…
Pour l’art ?
Oui, pour l’art, sous toutes ses formes. Toutes les fois que des mises en
forme deviennent coutumières et se transforment en injonctions, en
« éthisant » en quelque sorte l’esthétique, il y a nécessité d’un moment de
rupture, de provocation, comme le montrent en musique les exemples de
Schoenberg, de Varèse ou de Boulez. Cela pour regagner la libre expansion
de l’imaginaire, défini par cette capacité non censurée.
Vous n’êtes donc pas d’accord, semble-t-il, avec les postmodernes qui font
de l’esthétique une éthique et de l’éthique une esthétique, en particulier
avec toutes ces théories à la mode qui consistent à faire de la vie une
œuvre d’art, un chef-d’œuvre esthétique ?
En particulier avec toute l’esthétisation de l’interprétation nietzschéenne.
C’est là où je rejoins tout à fait les dernières positions de Derrida, si proche
de Lévinas maintenant, disant : « Il y a une seule chose qu’on ne peut pas
déconstruire, c’est l’idée de Justice. » Je crois vraiment que l’idée de Justice
est irréductible à toute idée esthétique. Alors, est-ce que l’esthétique peut
nous suggérer quelque chose concernant la Justice ? C’est peut-être cette
voie latérale que Kant lui-même a explorée par le Sublime, comme distinct
du Beau. Toute esthétique n’est pas une esthétique du Beau. Dans la mesure
où toute beauté, en particulier par sa rupture avec l’utilitaire, nous élève,
elle revêt une signification éthique potentielle, ne serait-ce que parce qu’elle
démontre que tout ne rentre pas dans l’ordre marchand. Cela a une
signification morale : la personne n’est pas un moyen mais une fin.
L’esthétique, en nous libérant de la dictature de l’utilitaire et de l’ordre
marchand, opère comme le début d’une conversion à l’autre que l’utilitaire
ou même que le plaisant.
1. Entretien réalisé par Jean-Marie Brohm et Magali Uhl dans le cadre de l’Institut de
recherches sociologiques et anthropologiques de Montpellier-III, publié par la revue
Prétentaine, no 6, « Esthétique », 1996.
2. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, trad. fr. de Alexis Philonenko, Paris,
Vrin, 1993, p. 83 et 79.
3. Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, trad. fr. de Pierre Fruchon, Jean Grondin et
Gilbert Merlio, Paris, éd. du Seuil, 1996.
4. Voir par exemple Henri Gouhier, Le Théâtre et les arts à deux temps, Paris,
Flammarion, 1989.
5. Paul Ricœur, De l’interprétation. Essai sur Freud, op. cit.
6. Ernst Bloch, L’Esprit de l’utopie, Paris, Gallimard, 1977.
7. Paul Ricœur, La Métaphore vive, op. cit.
8. Paul Ricœur, Temps et récit, op. cit.
9. Paul Ricœur, La Critique et la conviction (entretien avec François Azouvi et Marc de
Launay), Paris, Calmann-Lévy, 1995.
10. Vladimir Jankélévitch, La Musique et l’ineffable, Paris, éd. du Seuil, 1983, p. 92 et 93.
11. Maurice Merleau-Ponty, Sens et Non-Sens, Paris, Nagel, 1966 ; L’Œil et l’esprit,
Paris, Gallimard, 1964 ; La Prose du monde, Paris, Gallimard, 1969.
12. Gilles-Gaston Granger, Essai d’une philosophie du style, Paris, Armand Colin, 1969
(rééd. Odile Jacob, 1988).
13. Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, trad. fr. de Pierre Klossowski,
Paris, Gallimard, 1961, p. 177.
14. Karl Marx, Introduction générale à la critique de l’économie politique in Œuvres,
Économie I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1963, p. 266.
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