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Pourquoi l’historien peut-il prétendre dire du neuf sur des périodes que
tant d’autres spécialistes ont parcourues avant lui ? Parce qu’il y apporte de
nouveaux documents, répondra l’histoire positiviste ; plus probablement
parce que, sur les mêmes épisodes du passé, le regard de l’historien et de
son lecteur change à la mesure des mutations que leur propre génération
subit ou fait subir au monde. Le passé change parce que nous changeons. Il
est certain que l’histoire ne trouvera pas de fin naturelle, comme le
croyaient les historiens positivistes du début du siècle dernier, lorsque la
masse des documents aura été totalement dépouillée 2. Non seulement
l’exhumation de sources nouvelles tient en effet à ce qu’on les a
recherchées, précisément dans le but de mettre en cause la version de
l’histoire qu’impliquaient les plus anciennes ; mais la seule interprétation de
ces sources anciennes, quand bien même on ne leur ajoute rien, suffit à
ouvrir un champ presque infini de réexamen et de conclusions neuves.
En un mot, l’histoire n’est pas un objet qu’on puisse séparer du sujet qui
l’examine. Elle se nourrit tout autant des questions que nous lui posons que
des réponses des êtres disparus auxquels nous essayons de rendre vie.
Comme tout dialogue, l’histoire repose le plus souvent sur un malentendu
créateur, parce que l’anachronisme de la question, qui est la nôtre, fausse la
réponse, qui est celle du passé, mais lui rend aussi, comme l’angle de vue
nouveau porté sur un visage, le relief où gît toute l’illusion de la vie. Il n’est
pas de livre d’histoire qui puisse donc se dispenser de dire, implicitement
ou explicitement, ce que sera sa question. L’exercice est d’autant plus
difficile que l’historien se trompe le plus souvent sur son époque et sur ce
qu’il est. Mais il y a plus à perdre à refuser ce risque qu’à le prendre.
Avouons donc que ce livre repose sur une sorte de pari : celui du
changement du régime d’historicité de notre temps. François Hartog 3 et
Reinhart Koselleck 4 parlent de « régime d’historicité » pour désigner la
manière de voir le temps historique et de hiérarchiser présent, passé et futur.
Pendant des millénaires, avant nos révolutions industrielle et politique, le
passé fut l’indépassable, l’incomparable âge d’or, dont le présent n’était que
l’écho affaibli. En accordant un milliard d’habitants à l’Empire romain
(pour 50 à 60 millions au mieux selon les historiens actuels), Montesquieu
en exprime encore la nostalgie au milieu du XVIIIe siècle. Entre 1750
et 1800, nous dit Tocqueville 5, que confirme Koselleck, le temps se
retourne, et l’avenir, dont les hommes d’autrefois ne se préoccupaient
guère, devient le but, la lumière et le juge du présent et du passé. « De ce
jour et de ce lieu date une ère nouvelle dans l’histoire du monde », aurait dit
Goethe à Valmy, le 20 septembre 1792. Une ère dont lui, homme déjà mûr
et vaincu avec l’armée prussienne, tirait un frisson mystique à penser qu’il
n’en connaîtrait qu’une part infime, et que sa vie s’achèverait, et des
générations de vies après la sienne, sans jamais savoir le terme et le sens de
ce gouffre immense de l’avenir qui s’ouvrait.
C’est cette « ère nouvelle » qui est sans doute sur le point de s’achever.
Nous sommes précisément en passe de perdre l’avenir. Dans notre discours
public, tous les jours désormais réaffirmé comme une évidence banale, une
barre apocalyptique ferme notre horizon à une distance d’un demi-siècle
environ. Le « dérèglement climatique » sonnerait la trompette de notre
Jugement dernier. Même ceux que l’imminence de l’extermination des
espèces et de l’extinction de l’humanité laisse sceptiques constatent le
ralentissement inéluctable, semble-t-il, de l’économie mondiale depuis
cinquante ans, l’inflexion négative de la courbe du mieux vivre, qu’on avait
crue par essence ascendante depuis la fin du XIXe siècle au moins. Dans les
pays développés, la conviction s’enracine que les générations à venir
vivront moins bien que nous. Même dans les régions émergentes, les
populations vieillissent, le « rattrapage » des niveaux de production,
d’urbanisation, de scolarisation des pays avancés ralentit à mesure qu’il
s’accomplit 6. Ce que la langue médiatique peint sous les couleurs vives de
l’apocalypse, c’est d’abord cette morosité, cette rentrée dans un monde de
mouvement raréfié que nous avions quitté depuis la fin de l’Ancien
Régime, un monde où les promesses de progrès qualitatifs de la « nouvelle
économie » n’ont pour l’heure pas réussi à pallier l’épuisement à terme trop
prévisible de la vieille croissance quantitative.
Il est donc temps de préciser ce qui appartient sans doute en propre au
mécanisme de l’histoire depuis qu’elle s’est substituée, il y a quelques
milliers d’années, aux mythes fondateurs des « sociétés primitives » ; et ce
qui relève de l’histoire moderne, progressive, telle que l’Occident l’a
construite dans les deux derniers siècles sur l’évidence de sa centralité et
des fulgurants progrès qu’elle offrait à l’humanité. C’est ce régime moderne
du dévoilement d’un avenir toujours neuf et toujours meilleur qui se délite
aujourd’hui, en même temps que l’hégémonie de l’histoire occidentale,
défiée par la place reconquise de l’Asie et par la résistance politique de
l’Islam.
L’écriture de l’histoire
NUANCES POST-COLONIALES
Le récit se modifie entre les deux guerres mondiales, et surtout après
1930, avec l’approfondissement de la connaissance concrète de l’Islam à
l’apogée de la présence coloniale, mais aussi avec les premières lézardes de
l’édifice impérial, la contestation de plus en plus étendue des peuples
musulmans soumis, puis les indépendances. Les œuvres ambitieuses
d’Arnold Toynbee 9 ou de Fernand Braudel 10 affirment la pluralité des
civilisations et s’efforcent d’écrire une véritable histoire de l’Islam en soi,
qui n’en réduise pas l’apport aux pièces, si cruciales soient-elles, d’un
puzzle universel seul investi du sens. L’Islam ne s’arrête pas au désastre de
1258. La preuve en est apportée par les grands empires de l’âge moderne,
que les colonisateurs ont combattus et parfois abattus, Séfévides en Iran,
Moghols en Inde, Ottomans en Méditerranée, mais dont ils sont conscients
d’avoir pris la suite. Une chronologie nouvelle, qui s’est aujourd’hui
largement imposée, contourne et minimise l’extermination mongole du
e e e
XIII siècle : on y distingue un âge des califats (VII -XI siècle), qui prolonge
sinon parce que ce rival lui a dérobé les clefs du succès, sinon parce que
l’échec de l’un était nécessaire au succès de l’autre 32 ?
Ainsi, la noblesse domina les premiers pas de l’Occident, tandis que
l’Islam lui substitua une soldatesque turque à la fois oppressive (envers les
sujets) et servile (envers le prince 33). En Occident, les marchands ont créé le
capitalisme et les républiques ; en Islam, la société agraire sunnite a pris le
dessus. En Occident, l’expansion de la pensée a suivi l’échange
économique, la conquête de la mer, l’ouverture des horizons ; en Islam, elle
s’est rétrécie, à l’échelle des courts trajets continentaux auxquels la
médiocrité de l’économie la réduisait 34. En Occident, l’enrichissement et la
liberté ont ouvert les voies de l’action politique au plus grand nombre ; en
Islam, s’est creusé le fossé entre les masses et les élites, dont l’opposition
traverse l’œuvre des philosophes, de Farabi (m. 950) à Averroès (m. 1198).
Il n’est pas difficile de retrouver dans cette courte liste de contrastes les
raisons que l’Occident se donne de son succès – une société libre,
aristocratique et pourtant ouverte à l’ascension d’une bourgeoisie ; la
conquête des mers ; enfin un capitalisme précoce, qui débouche, entre
le XVIIe et le XIXe siècle sur la plus formidable révolution intellectuelle de
l’histoire humaine. Chacun de ces traits de l’aventure occidentale est
comparé à ce que l’on sait de l’histoire islamique. Aucun ne s’y retrouve –
et d’autant moins que ces traits sont choisis précisément parce qu’ils ne se
retrouvent nulle part ailleurs qu’en Europe et qu’ils expliquent l’exception
occidentale dans l’histoire du monde.
En remontant le temps : Tabari, Ibn al-Athir,
une histoire islamique de l’Islam
Le raisonnement que nous venons de suivre est en fait circulaire, et
repose a priori sur ce qu’il prétend démontrer en conclusion, c’est-à-dire
l’échec islamique. Pour mieux juger, ou plus simplement pour mieux
comprendre, il faut en fait trancher la gémellité délétère de nos explications,
et rendre l’histoire de l’Islam à d’autres regards, en l’occurrence ceux que
ses historiens médiévaux nous livrent, dans l’heureuse ignorance où ils
étaient de ce qui viendrait ensuite, c’est-à-dire le triomphe de l’Occident.
Au contraire de ce qu’on proclame aujourd’hui partout, il faut donc rompre,
au moins provisoirement, avec l’illusion profondément biaisée d’une
« histoire mondiale », qui aboutit inévitablement à la réaffirmation du
triomphe de l’exception occidentale. Il faut « déconnecter » les histoires, et
n’y accepter aucune étude « subalterne 35 ». Le moment est propice, on l’a
dit : ce qui rend ce livre possible, c’est la fin probable de la lumineuse
« parenthèse moderne » des XVIIIe-XXe siècles, indiscutablement forgée et
totalement dominée par l’Occident. Il est temps de saisir sous le fracas
désormais assourdi des discours occidentaux quelques rares voix plus
anciennes et plus lointaines qui nous parviennent encore du fond de
l’histoire islamique.
Car l’Islam, seul sans doute avec la Chine et l’Occident, a réfléchi sur
son histoire. Dans l’immensité de cette production historique, on a choisi
trois auteurs, Tabari, Ibn al-Athir, et surtout Ibn Khaldûn, sur lequel
reposera la démonstration. Tous trois ont écrit des chroniques universelles
de plusieurs milliers de pages, même si leur propos se limite pour l’essentiel
à l’Islam. Tous trois sont bien connus des spécialistes, rangés dès le
e
XIX siècle parmi les grands noms de l’héritage islamique. Leurs
PREMIÈRES CONQUÊTES
L’élan arabe est suspendu pendant une longue génération (656-693) par
les dissensions internes. La première cause en est sans doute le partage de
l’immense butin des premières conquêtes, puis des revenus réguliers que les
dizaines de millions de sujets soumis assurent à leurs vainqueurs arabes.
L’autre discorde est mieux connue : la majorité des Mecquois et des
Quraysh, emmenés par le clan dominant des Omeyyades, s’est d’abord
opposée à la prédication de Muhammad. C’est Médine qui accueille en 622
le Prophète et ses Compagnons exilés (Muhâjirûn 39), puis assure le succès
politique de l’Islam jusqu’à la conversion tardive de La Mecque (629).
Mais cette conversion, et l’épopée commune, médinoise et mecquoise, des
conquêtes, rétablit l’hégémonie des Quraysh et des Omeyyades, dominants
dès le califat de leur parent ‛Uthman (644-656), élu après ‛Umar par un
conseil restreint aux chefs des Exilés mecquois. L’opposition rassemble à la
fois les Arabes de l’est et du sud de la péninsule, majoritaires dans les
établissements arabes d’Irak, traditionnellement hostiles à La Mecque et
plus encore à la réalité nouvelle de l’État ; et les Médinois dépouillés de la
direction de l’Islam par des Mecquois qui avaient d’abord combattu la
nouvelle religion.
Les deux oppositions s’accordent pour soutenir ‛Ali, cousin germain et
gendre du Prophète et père des deux seuls petits-fils de Muhammad, al-
Hasan et al-Husayn ; les uns approuvent sa méfiance envers l’État (c’est
l’origine du futur parti des Kharijites), les autres le tiennent pour l’héritier
naturel du Prophète auquel Dieu n’a pas donné de fils survivant (c’est
l’origine du shiisme).
En 656, ‛Uthman est assassiné, ‛Ali élu calife dans la confusion. Il se
heurte aussitôt à l’aristocratie mecquoise. Avec l’appui du camp arabe de
Kufa en Irak, ‛Ali l’emporte d’abord, à la bataille du Chameau
(décembre 656), sur la veuve du Prophète, Aïcha, et sur deux des plus vieux
Compagnons, Talha et Zubayr, qui sont tués. Mais l’année suivante (657), à
la bataille de Siffin, ‛Ali ne parvient pas à vaincre les Omeyyades appuyés
par les Arabes de Syrie. Un arbitrage est organisé. C’est une victoire morale
pour les Omeyyades et leur chef Mu‛awiya. Le parti de ‛Ali se disloque,
ceux qui refusent l’arbitrage le quittent – d’où leur nom de Kharijites
(« dissidents »). L’un d’eux l’assassine (661). Pendant quelques mois, son
fils aîné (et petit-fils du Prophète) al-Hasan exerce le califat, qu’il
abandonne ensuite à son rival.
Le règne de Mu‛awiya (661-680) apaise les querelles, mais en laisse
subsister les racines. À la mort du souverain (680), la guerre reprend entre
les fils des protagonistes du premier conflit. Husayn, fils cadet de ‛Ali, tente
de soulever Kufa, bastion de ses partisans. Les troupes omeyyades le tuent,
avec la plupart des mâles de sa famille, c’est-à-dire de la descendance du
Prophète, à Karbala (octobre 680). Ce meurtre est sans doute l’événement
singulier auquel Tabari accorde le plus grand nombre de pages. C’est après
– et d’après – Karbala en effet que le parti de ‛Ali devient le shiisme, c’est-
à-dire une version de l’islam marquée, comme le christianisme, par la
douleur, le martyre et le messianisme.
Dans l’immédiat, le meurtre de Husayn plonge le califat dans la
tourmente : révolte de Médine et La Mecque, puis de l’Irak. Menacés un
temps dans leur capitale de Damas, les Omeyyades rétablissent la situation
sous le règne de ‛Abd al-Malik (685-705). Les Arabes d’Irak, favorables
aux Alides, descendants de ‛Ali, sont désarmés par l’inflexible gouverneur
al-Hajjaj (694-714), qui gouverne le pays à la tête d’une garnison syrienne
et conduit entre 705 et 712 la dernière conquête orientale des premiers
siècles islamiques en Transoxiane (Boukhara et Samarcande 40). Au même
moment, les Arabes soumettent enfin le Maghreb, puis occupent l’Espagne
(711-721).
LA RÉVOLUTION ABBASSIDE
Les conquêtes s’éteignent avec l’échec devant Constantinople (717-
718) que renforce la volonté du calife ‛Umar II (717-720) d’en finir avec
une expansion qu’il juge fragile et dangereuse. Les échecs omeyyades en
Gaule, au Maghreb, en Transoxiane, étendent les insurrections des partisans
de ‛Ali et de la famille du Prophète. Après 745, la cause abbasside – de la
famille de l’oncle du Prophète, al-‛Abbas – prend un essor soudain au
Khurasan, sous l’impulsion d’Abu Muslim, le premier Iranien appelé à
jouer un rôle central dans l’histoire de l’Islam. Le dernier calife omeyyade,
Marwan II, est vaincu dans le nord de l’Irak au début de 750, les
Omeyyades exterminés 41.
Les premiers califes abbassides, al-Saffah (749-754) et surtout son frère
Abu Ja‛far al-Mansur (754-775), dégagent leur autorité de l’emprise du
parti de la famille du Prophète qui les a portés au pouvoir. Après 800,
l’empire est travaillé par la rivalité de Bagdad, sa capitale fondée en 762, et
du Khurasan iranien, province matrice du soulèvement abbasside. La guerre
civile entre al-Amin et al-Ma’mun, les deux fils de Harun al-Rashid, tourne
à l’avantage du dernier et des provinces persanes de l’empire. Victorieux
contre Bagdad, al-Ma’mun s’y heurte à la farouche résistance des clercs
musulmans, qui refusent, au-delà de la philosophie grecque dont le calife
est féru, la mainmise de l’État sur la définition du dogme et de la Loi. Ils
l’emportent sous le règne d’al-Mutawakkil (847-861), qui répudie la
doctrine mutazilite et les origines shiites de sa dynastie. L’histoire de Tabari
s’achève sur les grands troubles du dernier tiers du IXe siècle, traversé par
les révoltes shiites des Zanj (869-883) et des Qarmates (895-1100 environ).
LA VIE
C’est entre 1375 et 1378, dans son âge mûr, qu’Ibn Khaldûn écrit en
quelques mois la fameuse Introduction (Muqaddima) puis le texte de son
Histoire universelle (le Kitâb al-’Ibar), sous le coup d’une intense émotion
intellectuelle, une sorte de conversion soudaine : « des torrents de mots et
d’idées » submergent son esprit, des torrents dont il laisse décanter les
alluvions pour en retenir le plus riche et le meilleur – une nouvelle science,
une théorie de l’histoire d’une puissance encore aujourd’hui intacte.
Cette mise en scène de l’illumination politique, du coup de foudre divin,
c’est Ibn Khaldûn lui-même qui nous la livre dans le récit qu’il fait de sa
vie, et qu’il annexe à la fin de son Histoire 1. Cette vie n’obéit pas à d’autres
lois que celle des masses humaines et des empires dont il a entrepris de
comprendre le destin. Ibn Khaldûn n’est rien, rien qu’un grain de sable qui
retournera bientôt à la terre, dans le cimetière des soufis du Caire, sans
qu’aucune stèle ne vienne rappeler le nom de celui qui gît là, comme il était
d’usage dans les milieux les plus pieux de ce temps. L’orgueil d’Ibn
Khaldûn n’est pas celui de l’homme, fétu de paille emporté dans la tempête.
C’est celui d’une pensée si neuve que son auteur se prend à l’idée
troublante qu’il a peut-être saisi une part du dessein de Dieu… Kepler,
Galilée ou Newton, les grands explorateurs des secrets de la science, ont
peut-être ainsi éprouvé, comme lui, l’impression ou l’illusion qu’ils
partageaient soudain des bribes de la langue du Créateur.
Né à Tunis, en 1332, d’une très vieille famille arabe, établie en Andalus
depuis les lendemains de la conquête islamique, et qui quitte la péninsule
devant les progrès de la Reconquête chrétienne, Ibn Khaldûn est d’abord un
contemporain de la peste qui atteint Tunis en 1348 – il a 16 ans –, tue son
père et ses maîtres. À la douleur personnelle s’ajoute la leçon de l’histoire.
Ibn Khaldûn est un survivant. Il apprend que la civilisation repose sur le
nombre des hommes, et l’État sur l’impôt des contribuables dont la peste a
privé durablement le Maghreb. Entré comme ses ancêtres au service des
princes, il y joue en particulier le rôle d’acheteur de violences, en
l’occurrence d’intermédiaire avec les clans arabes qui fournissent
désormais, à Tunis, Constantine, Bougie ou Tlemcen, l’essentiel des forces
militaires des États, selon le mécanisme qu’il expliquera et généralisera
longuement dans la Muqaddima.
Puis vient la rupture avec le politique et le choix paradoxal d’expliquer
ce qu’il quitte à jamais, le fonctionnement du pouvoir. En 1382, il gagne la
plus grande ville du monde islamique, Le Caire, où il passera les vingt-
quatre dernières années de sa vie à enseigner, non sans officier en outre,
jusqu’à sa mort en 1406, comme juge malikite d’Égypte 2.
Il renonce, au Caire, à cette activité de gouvernement qui avait occupé
sa vie d’adulte avant sa conversion à la science et à la compréhension du
monde. Ce qu’il a compris en effet, c’est qu’il n’atteindrait jamais la réalité
du pouvoir, toujours et par définition dévolue aux gens du sabre. Dans un
chapitre célèbre de la Muqaddima, il se gausse d’Averroès qui accorde aux
« vieilles familles » une forme de pouvoir hérité de leur prestige social, de
leur « capital symbolique », eût dit Bourdieu. Balivernes. Les « vieilles
familles » ont perdu toute autorité réelle précisément parce qu’elles sont
vieilles, et qu’elles n’ont plus depuis longtemps ni la force ni même la
conscience du poids de la force dans l’État. On leur demande d’orner la
volonté du prince de leur belle écriture et des arabesques de leur style. Mais
on les fait sortir quand on parle de choses sérieuses, ou on les fait périr d’un
mot, comme le malheureux Ibn al-Khatib, vizir de Grenade, meilleur poète
arabe de son temps, et qui avait cru pour cela qu’il avait du pouvoir.
Le pouvoir, le vrai, Ibn Khaldûn le rencontre enfin à 70 ans, en 1401,
dans Damas assiégée. Comme d’autres oulémas abandonnés par l’armée
mamelouke d’Égypte en retraite, il doit négocier avec Tamerlan la reddition
de la ville. Le voilà devant le fléau du monde, le sultan des pyramides de
têtes coupées – 38 tours de 2 000 têtes chacune à Ispahan en 1387, où on les
compta. De la peur ou de la fascination, on ne sait ce qui domine le récit de
ces quelques semaines, qui s’étend sur un bon quart de l’autobiographie
d’Ibn Khaldûn. Il s’en tire bien, échappe à la mort, obtient avec ses
collègues une capitulation honorable pour Damas – trois jours de libre
pillage, quelques milliers de viols, l’incendie de la mosquée des
Omeyyades, un prix modéré pour qui connaît Tamerlan. Car il y a un
dernier enseignement : cette puissance énorme et destructrice qui balaye et
torture le monde, c’est la même que Tamerlan déploie dans la construction
et l’embellissement de sa capitale de Samarcande. C’est la même qui
métabolise dans les recherches mathématiques du milieu d’Ulugh Beg,
petit-fils de Tamerlan, et dans la peinture de l’inimitable Behzad, protégé
par les descendants de Tamerlan, trois générations après la mort du tyran. Il
n’y a pas de discontinuité, de frontière que l’on puisse marquer entre
l’absolue barbarie et la pointe suprême de la civilisation. Plus puissante est
la barbarie, plus grande est la promesse des raffinements dans lesquels elle
finira. Ibn Khaldûn ne vécut pas assez pour témoigner de la floraison de la
culture de la dynastie timouride – des descendants de Tamerlan. Mais elle
aurait comblé l’orgueil du théoricien.
BÉDOUINS ET SÉDENTAIRES
Ibn Khaldûn commence son Livre des Exemples (Kitâb al-’Ibar, en fait
son Histoire universelle) par une Introduction (Muqaddima), riche
d’environ 600 pages, qui a fait la célébrité de son œuvre. À peu près seul
parmi les historiens arabes, il y expose en effet les principes d’intelligibilité
du récit historique qui va suivre. Nous allons nous efforcer de l’imiter, en
expliquant d’abord le fil directeur de la Muqaddima, puis en développant
quelques aspects corollaires de la démonstration centrale qui nous seront
utiles.
L’immense théorie d’Ibn Khaldûn se résume pour la plupart de ceux qui
en ont entendu parler à deux mots : « bédouins » et « sédentaires ». On
imagine qu’il s’agit de l’opposition des nomades et des agriculteurs. De
bons spécialistes de l’Islam le croient encore, qui réfutent en général avec
passion des thèses qu’Ibn Khaldûn n’a jamais soutenues. Car
« sédentaires » et « bédouins » sont pour lui des catégories politiques. Elles
signifient respectivement « sous le contrôle d’un État » et « hors du contrôle
d’un État ». Plus précisément même, le « contrôle de l’État » revient à
l’impôt. L’État est d’abord défini par sa fonction fiscale. Ses sujets, qu’Ibn
Khaldûn nomme « sédentaires », paient régulièrement l’impôt ; les
bédouins, au contraire, ont le courage et la force de refuser la coercition
fiscale. On comprend ainsi mieux l’« apostasie » très large de l’Arabie
centrale et orientale à la mort du Prophète, en 632. Il n’y est nullement
question d’hérésie, ni de choix religieux divergents. Les « apostats »
refusent simplement l’impôt au nouvel État – sans doute le premier dans
l’histoire de la péninsule Arabique – que Muhammad a constitué à Médine ;
ils retournent à sa mort à la condition bédouine et libre que la puissance du
Prophète leur avait ôtée pour en faire des soumis, des « sédentaires ».
Cette « apostasie » échoue (632-634). Mais les vaincus sont aussitôt
enrôlés par leurs vainqueurs dans l’immense entreprise des conquêtes du
Moyen-Orient, Mésopotamie, Syrie, Égypte. Un temps menacés d’être
réduits à la condition servile de contribuables, ils recouvrent avec la victoire
leur qualité de bédouins, qui font désormais payer les autres – les paysans
depuis des millénaires soumis à l’impôt des Empires perse et romain des
vallées du Tigre, de l’Euphrate et du Nil. On voit donc que « bédouins » et
« sédentaires » ne sont pas des catégories productives stables, mais des
positions politiques mouvantes, de part et d’autre du mécanisme fiscal qui
est au cœur de l’existence de l’État. Dans tous les cas, les « sédentaires »
paient. Mais la théorie d’Ibn Khaldûn désigne également comme
« bédouins » ceux qui refusent l’impôt et ceux qui le font payer aux autres.
Cette ambivalence du terme « bédouins » est lourde d’un sens
fructueux. Car il existe une constante circulation historique entre les marges
de l’État et son centre, entre la sauvagerie tribale qu’il peine à contrôler et
la caste guerrière qui le contrôle, également bédouines. L’État est porté par
ceux qui ne lui ressemblent pas, et qui y exercent une violence aussi
nécessaire que contraire à sa logique fiscale.
C’est une contradiction dans les termes que nul n’a mieux vue qu’Ibn
Khaldûn. Il y a gagné, parmi ceux qui l’ont lu et admiré, la réputation d’un
analyste génial du politique, qu’on a souvent comparé à Machiavel. Pour
être pertinent, ce jugement n’en manque pas moins l’essentiel : à la
différence en effet de tous ceux qui l’ont précédé ou suivi, au moins
jusqu’aux Lumières, Ibn Khaldûn n’explique pas l’État par le seul jeu
politique. L’État, c’est en effet l’impôt, et l’impôt ne rend que ce que lui
offre la prospérité sociale. On a parfois, assez maladroitement, défini Ibn
Khaldûn comme le « père de la sociologie ». Cette formule un peu creuse
n’en dit pas moins beaucoup : l’État, pour Ibn Khaldûn, vit de la richesse de
ses peuples, et il n’a d’autre but que de les enrichir. Il existe entre l’État et
la société de ses sujets « sédentaires » une fusion si intime que la violence
« bédouine » qui couronne l’appareil du pouvoir y fait parfois figure
d’invitée éphémère dans l’histoire longue des travaux et des jours, des
savoirs et des métiers. Ibn Khaldûn ne se contente pas de lier État et société,
comme on ne le fera généralement qu’après la révolution industrielle 3 ; il
accorde à la masse anonyme des contribuables soumis – les « sédentaires »
– le rôle décisif dans la vie des entités politiques. Jamais, dans l’histoire
selon Ibn Khaldûn, et à la différence de ce que prétend enseigner
Machiavel, le talent d’un homme d’État ne peut renverser le cours contraire
des rythmes vitaux de la démographie et de la production, de
l’appauvrissement des villes et de la désertion des campagnes. C’est à juste
titre qu’il nomme la science à la paternité de laquelle il prétend ‛ilm
al-’umrân, la « science du peuplement », au croisement de ce que nous
appellerions la démographie et l’économie.
Sans doute une large part de l’expérience politique dont il fit l’écriture
de son Histoire universelle tient-elle à la leçon de la peste. Il fut peut-être le
seul, de part et d’autre de la Méditerranée, à en tirer pleinement les
conclusions : aucun conquérant, si puissantes que soient les forces tribales
qu’il a su rassembler, ne peut fonder un État sur la ruine des populations.
Car si la violence instaure les dynasties, domine et stimule les sociétés, elle
ne peut faire sortir de terre les sujets dont l’État se nourrit. C’est
probablement pour cette raison d’abord qu’Ibn Khaldûn quitte en 1382 le
Maghreb, ruiné par la peste au-delà du réparable, et qu’il gagne en Égypte
le dernier refuge de la civilisation, c’est-à-dire du peuplement dense dans le
monde de langue arabe.
Le schéma fonctionne au mieux quand l’empire est sans rival qui lui
soit comparable, avec pour seuls voisins des « barbares ». Car l’État et les
tribus « barbares » sont en position d’échanger, l’un offrant ses richesses en
échange de la violence solidaire des autres. Les tribus barbares ne remettent
pas en cause l’existence de l’empire dont elles révèrent le luxe, l’élégance
des langues, la complication de l’étiquette. Ainsi en fut-il des Germains
avec Rome, des Mongols ou des Mandchous en Chine, des Turcs ou des
Berbères dans l’Empire islamique. L’État accepte d’autant mieux le
désarmement nécessaire à la levée de l’impôt et à la prospérité de ses
populations qu’il sait pouvoir importer des tribus une violence qui ne le
remet pas en cause, même si l’achat de cette violence tribale coûte cher.
Dans les débuts encore tribaux d’une dynastie, l’impôt est léger, parce
que l’essentiel en est consacré, dans l’ordinaire des dépenses publiques, à
acquérir et à payer des soldats. Or à l’avènement d’un nouveau pouvoir,
l’armée, qui est la tribu victorieuse, est gratuite 6. Donc plus le souverain est
proche du monde tribal, mieux se porte sa capitale sédentaire. Il n’en parle
certes pas la langue, il ne partage aucun des goûts ni des soucis de l’élite
citadine, mais il ne gêne en rien ses activités productives et il sait la
défendre contre les menaces extérieures ou contre le banditisme. À
l’inverse, à la fin d’une dynastie, le souverain ressemble à ses sujets : il
parle la même langue, partage les mêmes goûts. Mais il est devenu tout
aussi incapable qu’eux de courage guerrier, et il doit engager des
mercenaires pour protéger l’État, donc augmenter les impôts, multiplier les
confiscations 7. Dans sa dernière phase, la dynastie consume les réserves
qu’elle avait accumulées dans sa première génération. Les sujets souhaitent
finalement la chute d’un pouvoir qui ne les défend plus, mais les pressure,
et ils inclinent en faveur de barbares plus forts et moins oppressifs. Plus le
souverain ressemble à sa capitale, et moins cette capitale est prospère 8.
C’est donc précisément parce qu’ils sont différents que les mondes
bédouin et sédentaire établissent des échanges structurels. La densité
sédentaire vaut forte production plus encore que forte consommation.
L’importance de la demande y multiplie les compétences, et les prix des
produits de première nécessité y sont plus bas que dans le monde bédouin.
Les vêtements, les chaussures, les montures accessibles aux fortunes
moyennes dans le monde sédentaire de la Méditerranée signalent la plus
haute aristocratie dans les terres bédouines d’Afrique noire. Au contraire,
l’or, qui fonde la stabilité de l’économie des sociétés sédentaires
méditerranéennes, est inutile, et par conséquent bien meilleur marché dans
une société africaine sans monnaie ; les esclaves y sont de même d’une telle
abondance qu’on trouve bénéfice à les vendre à un monde méditerranéen
qui a renoncé à réduire ses propres populations à la servitude.
C’est parmi ces échanges structurels qu’il faut placer l’achat de la
violence bédouine par les pouvoirs. L’esclavage y a sa part, puisque l’Islam
généralise, à un point jamais atteint auparavant, le système des mamlûks –
des « esclaves-soldats » – qui caractérise à partir du IXe siècle tous les
pouvoirs qui prétendent au rang d’empire, dès lors, comme on vient de le
voir, que déclinent les forces tribales fondatrices. Les monarchies les plus
prestigieuses organisent des « routes guerrières » jusqu’aux gisements de
soldats – des routes dont l’interruption met en péril le régime. Al-Andalus
s’approvisionne au Xe siècle à la fois au Maghreb et en Europe – et le parti
e
« slave » (européen) périt au XI siècle en Espagne de la difficulté de se
renouveler, après la conversion au christianisme de ses foyers d’Europe
centrale et le recul de la piraterie islamique sur les côtes de l’Europe.
L’Égypte, sans doute la région la plus profondément sédentaire du monde
islamique, reçoit dès le IXe siècle les premières dynasties d’esclaves-soldats
turcs (Tulunides, puis Ikhshidides). Après eux, les Fatimides s’en remettent
à des troupes berbères jusqu’à la sécession du Maghreb, puis africaines, et
enfin arméniennes. Dans la hiérarchie des races martiales de la géographie
arabe, l’avantage va aux peuples du nord, et parmi eux, aux Turcs, qui
servent les Abbassides, comme ils serviront plus tard toutes les grandes
dynasties de l’orient de l’Islam, des Mamelouks d’Égypte aux Moghols de
l’Inde. C’est pour avoir compris le mécanisme de ces « routes guerrières »
que la papauté tente d’imposer à l’Égypte mamelouke, à la fin des
croisades, un blocus qui priverait l’ennemi de ses ressources militaires.
Tout est donc né dans l’Âge axial – ou plutôt tout s’en réclame… à
l’exception de l’Islam, beaucoup plus tard venu, et qui, pratiquement seul, a
réussi à briser le monopole de ces trois civilisations, à imposer un autre
empire, une autre religion, une autre écriture, une autre langue qui a
essaimé dans celles de tous les peuples qui ont embrassé l’islam, de même
que le latin (ou le grec pour le christianisme orthodoxe), le sanscrit ou le
mandarin. La question que pose ce livre est donc précisément celle-là :
pourquoi l’Islam a-t-il survécu au siècle des conquêtes (632-750) ?
Comment a-t-il réussi à changer les signes des sédentarités impériales
établies avant la sienne, à substituer sa langue au grec, au syriaque ou au
perse pehlevi, à faire d’une religion « bédouine » portée par un peuple
conquérant et dont on pourrait comparer la position fragile à celle de
l’arianisme parmi les peuples germaniques, une des grandes religions
impériales et sédentaires dont l’expansion, comme celle du christianisme ou
du bouddhisme, ne s’est pas démentie jusqu’à nos jours ? On voit donc que
la question n’est pas, comme le pensent encore beaucoup de musulmans :
« Comment expliquer les conquêtes initiales de l’Islam, sinon par le
miracle ? » Il n’y a rien de plus miraculeux dans les conquêtes arabes que
dans celles des Mongols, des peuples germaniques, d’Alexandre le Grand,
ou des Mandchous… Ces événements cataclysmiques – plusieurs dizaines
sans doute dans l’histoire depuis la formation, à l’Âge axial, des masses
sédentaires productives, soumises, fiscalisées et désarmées – s’expliquent
aisément dès lors qu’on a compris la théorie d’Ibn Khaldûn. Non, ce qui est
étonnant, c’est la naissance de la civilisation de l’Islam, son enracinement
dans la sédentarité qui a assuré sa survie. Ou une forme de survie
comparable à celle des trois autres matrices impériales. En bref, ce ne sont
pas les bédouins conquérants qui nous importent le plus, mais bien les
sédentaires bâtisseurs de l’empire, de la langue, de la religion.
LA MUTATION DES MOTS
Ce sont donc les mots qu’il nous faut comprendre, et Ibn Khaldûn est ici
le meilleur des guides, parce qu’il a compris, presque seul parmi les auteurs
arabes, que les mots de sa langue ont changé de sens. Il n’a pas la naïveté
de croire, comme presque tous en son temps et comme beaucoup d’Arabes
encore aujourd’hui, qu’il parle la langue du Prophète. Nous en avons vu
plus haut la raison. Le dialecte bédouin du nord du Hedjaz, où Dieu a choisi
de révéler Ses Commandements, a été corseté et normalisé par les
grammairiens, refondé par les secrétaires abbassides de l’apogée impérial
des IXe-Xe siècles. Bien sûr, ces doctes se sont efforcés à cette admirable
fidélité au modèle bédouin que la capacité d’imitation des sédentaires sait
atteindre. Mais le piège n’en est que plus profond, puisque le neuf a toute
l’apparence de l’ancien.
L’arabe a en outre subi une seconde transformation avec le naufrage du
califat au XIe siècle, la rupture du lien intime entre la langue et un pouvoir
désormais dévolu à des Turcs ou à des Berbères. L’arabe est alors devenu la
langue des clercs – c’est à ce milieu qu’Ibn Khaldûn n’a jamais cessé
d’appartenir. En sorte qu’il existe, pour tous les mots essentiels de la
langue, trois sens : celui des bédouins fondateurs, celui de l’empire à son
apogée et celui des clercs/oulémas, une fois passée l’acmé de l’empire.
Ainsi le mot « islam » désigne-t-il, au temps des conquêtes, la Cause
(da’wa) qui cimente et anime les solidarités conquérantes (‛asabiya) des
Arabes. Les deux aspects de violence guerrière et de foi religieuse sont
alors si intimement liés que seule la logique a posteriori de l’historien peut
les distinguer. Puis, à l’apogée politique, la stabilité et la majesté du pouvoir
écartent la violence guerrière. L’islam s’incarne dans un empire, un califat,
investi à la fois des fonctions régaliennes et de la guidance religieuse, qu’il
exerce au nom du Prophète dont les califes sont les héritiers. Enfin, après le
milieu du XIe siècle, les califes, dépossédés de la réalité du pouvoir, ne sont
plus que les premiers des hommes de religion (oulémas). L’islam est, au
sens le plus strict que nous accordons aujourd’hui à ce mot, une religion,
séparée de l’exercice de la violence et de la levée de l’impôt.
Tous les mots essentiels de la langue passent par ces trois phases, qui
sont simplement celles de la sédentarisation, dans son processus central de
division des fonctions. De la même façon que, dans les villes, la
ramification des métiers stimule l’innovation technique et permet les gains
de productivité, l’État dans sa maturité, puis dans son vieillissement sépare
et autonomise ce que le soulèvement bédouin initial ne distinguait pas. Le
message, la souveraineté et la guerre étaient confondus dans la personne du
Prophète et de ses premiers successeurs. Le califat des Omeyyades et des
Abbassides commence par abandonner la guerre aux étrangers, Berbères,
Sogdiens, esclaves-soldats turcs. Aux Xe-XIe siècles enfin, les califes perdent
le pouvoir et sont peu à peu rejetés vers le corps des hommes de religion. À
mesure que la violence et la religion se séparent, la langue en est écartelée.
Ses poètes, comme les Andalous, ont conservé les mots des bédouins, mais
ils ignorent tout de la chose.
En un mot, si la langue arabe s’est imposée à terme comme langue de
civilisation, c’est qu’elle a reçu les fonctions sédentaires qu’exerçaient
avant elle, et sur les mêmes territoires, les langues impériales de la Perse et
de Rome, pehlevi, syriaque, grec, latin. Construit par des grammairiens et
des secrétaires persans, l’arabe est au plein sens une langue traduite – et il
n’est pas étonnant que les traductions aient tenu un rôle aussi central dans
sa création. Le premier prosateur de l’arabe est un Persan, Ibn al-Muqaffa’,
et son œuvre, Kalila et Dimna, un recueil de fables traduites du sanscrit à
travers le pehlevi. Au IXe siècle, le calife al-Ma’mun s’illustre par un souci
politique de traduction des œuvres scientifiques et philosophiques de la
Grèce, voire de l’Inde, dont il n’existe pas d’exemple antérieur dans
l’histoire 15. Dès le IXe siècle, Bagdad, plus tard Cordoue ont conscience de
manier deux langues arabes, celle des prosateurs d’empire et celle des
poètes bédouins pieusement conservés, auxquelles s’ajoutera la veine
poétique de la Cour, plus moderne, raffinée, ironique d’un Abu Nuwas.
Bien sûr, le progrès de la sédentarisation de la langue arabe souligne à
l’inverse le recul des Arabes dans les fonctions de violence de l’État.
CHAPITRE III
Permanences de la géographie
DÉPOTOIRS D’EMPIRE
L’amorce de sédentarisation des dynasties porte deux conséquences qui
se conjuguent. La première, de bonne gestion : le nouveau pouvoir
concentre sa levée fiscale sur les terres les plus riches et les plus proches de
sa capitale, tandis qu’il se désintéresse assez vite des marges plus lointaines
où l’élan de la conquête l’avait porté et dont les percepteurs sédentaires
mesurent mieux que les premiers conquérants la relative faiblesse des
revenus. Presque toutes les dynasties réduisent, dans le cours de leur
maturation, leur superficie contrôlée, à mesure qu’elles prennent une
conscience plus aiguë, plus sédentaire, des déséquilibres considérables de
richesse et de soumission à l’impôt de leurs conquêtes. La deuxième
conséquence, politique celle-là, va dans le même sens. Dans le cours de
l’affirmation de sa monarchie, la lignée régnante expulse de sa capitale une
grande part de sa parenté, qui trouve précisément refuge dans les marges
que la sédentarité et l’État négligent. Les empires se créent ainsi des
espaces de relégation pour les vaincus des luttes politiques de la capitale,
des sortes de « dépotoirs d’empire » où s’entassent les ambitions brisées.
Aux XIIIe et XIVe siècles, le petit royaume de Grenade est le dépotoir des
Mérinides de Fès et des Abdalwadides de Tlemcen. Les princes exilés de
ces deux dynasties constituent en Espagne une milice permanente entre
1280 et 1400, qui contient les assauts castillans contre le royaume. Aux XIe-
e
XII siècles, l’Anatolie joue le même rôle d’espace sacrifié aux turbulences
de la dissidence seldjoukide et à la guerre contre les Byzantins. Ces
dépotoirs d’empire, frontaliers et plus bédouins que les terres centrales
pacifiées par l’État, sont à la fois les foyers les plus actifs du jihâd et les
possessions les plus résilientes de la dynastie. Les terres sédentarisées sont
perdues bien avant les dépotoirs. Les Seldjoukides s’éteignent à Bagdad
après 1160, en Iran en 1194, mais survivent en Anatolie jusqu’en 1307.
Ainsi, le recul économique et démographique du monde islamique entre le
e e
XI et le XV siècle n’entre pas en contradiction avec la reprise de
Récurrences et renouveaux
Ibn Khaldûn reprend les bornes du temps posées par Tabari et Ibn al-
Athir, mais il systématise les intuitions chronologiques de ses devanciers
avec une rigueur sans égale avant comme après lui. Toute son histoire est
divisée en modules emboîtés de quarante ans (la « génération ») et de cent
vingt ans (la « vie », puisque telle est la durée maximale de l’existence des
créatures humaines à ses yeux). Les cinq premiers siècles de l’Islam se
divisent donc, comme je l’ai montré dans un livre précédent, en quatre vies,
et chacune de ces vies en trois générations 1. Si on part de la proclamation
de la première dynastie califale, la première vie s’étend de 660 à 780 ; la
deuxième de 780 à 900 ; la troisième de 900 à 1020 ; la quatrième, dont
nous écourterons le récit, de 1020 à 1100 2.
Comme Ibn Khaldûn l’explique longuement dans sa Muqaddima, la
« vie » de cent vingt années est la durée assignée d’une dynastie, ou plutôt
d’une ‛asabiya, c’est-à-dire de l’élan créateur et vital qu’assure à une entité
politique un regroupement tribal, guerrier, « bédouin », avant qu’il ne
décline et se dissipe 3. Comme les hommes, les dynasties se consolident
dans la première génération de leur existence, atteignent leur floraison dans
la deuxième, vieillissent et agonisent dans la dernière. Ou pour le dire dans
les termes d’Ibn Khaldûn, la première génération manifeste encore toute la
vigueur bédouine des origines sauvages, que la monarchie naissante
s’efforce de maîtriser. La deuxième génération, une fois épurée la violence
initiale, jouit de l’équilibre d’un gouvernement encore viril et d’une
sédentarité qui s’affirme : c’est l’âge des bâtisseurs et des savants, stimulés
par un pouvoir solide, riche et généreux. Enfin le déséquilibre revient avec
la troisième génération de la lignée dynastique, à la fois imprudente et
pusillanime, dépensière et nécessiteuse, qui ruine ses sujets et fait appel,
pour défendre l’État, à des forces neuves qui la renversent bientôt. Les
« vies » s’enchaînent : la dernière génération de la précédente appelle à
l’émergence la ‛asabiya qui prévaudra dans la « vie » suivante 4.
Ainsi, la première « vie » installe entre 660 et 700 la monarchie
omeyyade. Elle désarme et sédentarise entre 700 et 740 les Arabes d’Irak,
ou les renvoie vers le Khurasan, premier dépotoir d’empire. Entre 740
et 780 au contraire, ces exilés reprennent le pouvoir en assurant le triomphe
des Abbassides. Mais ils le doivent aux alliances qu’ils ont contractées avec
de nouvelles mobilisations guerrières levées dans l’est de l’empire,
Sogdiens ou Turcs, qui domineront la « vie » suivante, entre 780 et 900.
La nouvelle ‛asabiya issue d’Asie centrale s’affirme avec le règne de
Harun al-Rashid (786-809), puis la victoire d’al-Ma’mun, appuyé par le
Khurasan, au détriment de Bagdad et de son frère al-Amin (809-819). Elle
se sédentarise entre 820 et 860 : Bagdad à son apogée démographique et
politique abrite l’essor de la philosophie grecque et du mutazilisme que
favorise le calife ; mais levant l’étendard d’une opposition résolue, la ville
impose au contraire sa version, sunnite, « traditionaliste », de la religion
musulmane aux Abbassides, issus d’un shiisme aggravé par l’engouement
d’al-Ma’mun pour une interprétation hellénique du Coran. On verra
plusieurs fois dans l’histoire de l’Islam la capitale imposer son
« orthodoxie » religieuse à une dynastie dont les croyances premières sont
rejetées dans l’hérésie. Mais cet acquiescement résigné du pouvoir à la foi
de ses sujets sédentaires n’est que l’un des signes de sa faiblesse croissante.
À la mort d’al-Mutawakkil (861), qui a répudié l’héritage d’al-Ma’mun et
détruit le tombeau d’al-Husayn, martyr de Karbala, le désordre gagne les
provinces centrales de l’empire. Pour la première fois, la crise donne un
rôle aux provinces de l’ouest, en particulier à l’Égypte de la dynastie turque
d’Ibn Tulun, le premier potentat indépendant dans l’histoire musulmane de
la vallée du Nil, dont l’affirmation présage l’essor de l’Occident islamique,
dans le cours de la troisième « vie » (900-1020).
Chapitre IV
Chapitre V
ABBASSIDES
Chapitre VI
Chapitre VII
Chapitre VIII
Avant l’empire
Le mécanisme entier de l’histoire selon Ibn Khaldûn est construit sur les
principes de la sédentarisation et de la diversification des activités humaines
qu’elle permet. De même que l’économie urbaine, mobilisée par l’afflux de
l’impôt et stimulée par les demandes du pouvoir, innove en créant de
nouveaux métiers et de nouveaux procédés, l’histoire se déploie en
distinguant ce que son élan initial confondait, comme la lumière blanche du
soleil se réfracte dans la diversité des couleurs en traversant le prisme. Dans
les deux cas, l’économie comme la politique, le temps taille dans l’unité
indifférenciée des origines tribales les multiplicités élaborées de l’État et de
la ville. Mais si chacun, de nos jours, comprend ce que l’économie gagne à
se diversifier, il est plus rare qu’on tienne pour un progrès la décomposition
de l’État, qui témoigne pourtant du même mécanisme 1. Nous sommes
engagés depuis deux siècles, comme on l’a vu, dans une histoire du progrès
qui prétend combiner activités bourgeonnantes et État fort, tâches
parcellaires et République indivisible. Les unes ne vont pas sans l’autre : la
communion politique, que manifestent le vote démocratique et l’élection,
rassemble ce peuple que la vie quotidienne disperse ; elle donne sens au
désordre apparent de la fourmilière industrielle. L’économie différencie, la
politique unit.
Ibn Khaldûn, que ne préoccupent ni la démocratie ni les tensions
créatrices de nos sociétés modernes, unifie ce que nous opposons. L’État
crée la sédentarité en levant et en rassemblant l’impôt, et la sédentarité, en
retour, offre ses lois à l’État qui l’engendre. Comme la société sédentaire
dans sa complexité croissante, l’État se décompose, dans tous les sens du
terme : il précise et répartit ses tâches ; il multiplie ses champs d’action et
restreint le domaine de chacun ; enfin il se divise et s’affaiblit, sans que l’on
puisse discerner de ligne de partage claire entre les progrès de son efficacité
technique et les reculs de son autorité, ni entre la richesse croissante de ses
créations urbaines et la perte du sens du pouvoir dans les dernières
générations des dynasties. Au contraire, tout vient ensemble, tout est lié
dans la grande machinerie du transfert de la violence originelle en
déploiement productif. La faiblesse finale de l’État est une des couleurs de
la civilisation – sans doute le ton dominant où se reconnaît l’achèvement,
dans tous les sens du mot, de la vie.
Ibn Khaldûn résume les quatre siècles qui nous intéressent dans deux
des sept volumes de son Histoire universelle, les tomes III et IV, que la
recherche occidentale a pratiquement abandonnés à l’oubli 2. Mais la
disposition qu’il donne aux événements mérite en soi examen. Le tome III
retrace l’histoire de l’Empire islamique (al-dawla al-islâmiya), objet de
notre livre. Dans des termes plus familiers au spécialiste et au lecteur
moderne, cet « Empire islamique » couvre les califats des Omeyyades de
Damas (660-750) et des Abbassides de Bagdad (750-1060 environ) jusqu’à
la conquête turque du Moyen-Orient (1055-1092). Dans le tome IV, Ibn
Khaldûn énumère au contraire toutes les dynasties rebelles qui sont nées de
l’empire et se sont opposées à lui, de plus en plus nombreuses jusqu’au
point d’usurper la totalité de ses territoires et de ses prérogatives. Pour le
dire avec les mots et les concepts que nous avons tenté d’expliciter plus
haut, le tome III affirme l’unité du monde islamique, et du califat qui
l’incarne ; tandis que le tome IV y introduit la complexité croissante de la
sédentarisation qui sape à coups sourds l’œuvre prophétique et y rétablit les
failles et les divisions de la civilisation là où l’origine ne reconnaissait que
l’unicité de Dieu et du pouvoir.
Le tome III – celui du califat – règne seul dans le premier siècle ; puis
sa matière s’étiole avec l’indépendance consentie aux provinces, la perte
des ressources fiscales et le recul de la souveraineté du califat, jusqu’à se
réduire à quelques pages pour le califat replié au Caire après
l’anéantissement de Bagdad par les Mongols en 1258 3. Au contraire, le
tome IV, d’où les événements du premier siècle sont pratiquement absents,
s’adjuge une part croissante de la matière historique jusqu’à monopoliser
pratiquement le récit après le Xe siècle. Il arrive qu’il soit question des
mêmes dynasties dans les deux volumes. Ainsi les Zanj, esclaves noirs
révoltés dans le sud de l’Irak au nom du shiisme (869-883), apparaissent
longuement dans le tome III, pour le danger qu’ils font courir aux centres
vitaux et symboliques du califat, pour les moyens considérables que le
pouvoir dut mobiliser pour les vaincre et pour l’impact de la guerre sur
l’équilibre des forces dans la famille abbasside. Mais ils sont aussi
mentionnés, beaucoup plus brièvement, au début du tome IV, à propos de
l’administration du territoire irakien qu’ils avaient fait passer sous leur
contrôle. Les Bouyides appartiennent au tome III, puisqu’ils ont exercé le
pouvoir à Bagdad entre 945 et 1055, et placé sous tutelle le califat ; mais le
tome IV les retrouve, cette fois en gouverneurs de la plus grande partie de
l’Iran occidental, entre 935 et 1030.
LA SYRIE ET L’IRAK
L’EXCEPTION SYRIENNE
Première génération :
conquête et partage (661-692)
Beaucoup d’auteurs arabes tracent une limite radicale entre le temps des
quatre premiers califes (632-661), dits « bien-guidés », et le « règne » de
Mu‛awiya (661-680), dont ils soulignent les penchants monarchiques qui le
rapprochent des empereurs romains et des rois perses. Les juristes sont plus
hésitants. Mu‛awiya est le plus souvent inclus dans la génération des
Compagnons, puisqu’il a connu le Prophète dont il fut tardivement l’un des
secrétaires. Mais Ibn Khaldûn innove en plaçant le premier souverain
omeyyade parmi les « bien-guidés ». Il est clair, dit-il, que Mu‛awiya fut
meilleur que les Marwanides qui le suivirent (684-750), et que les
Marwanides l’emportèrent en mérite sur les Abbassides 1 (750-1258). En un
mot, les souverains furent d’autant meilleurs qu’ils furent plus proches de la
génération de l’inspiration prophétique, mais aussi plus proches de la
formation bédouine de la ‛asabiya conquérante des Arabes – les deux ne se
distinguent que chez des auteurs tardifs qui séparent spontanément le
religieux du politique.
L’ordre d’accession au pouvoir voulu par la Providence est donc aussi
un ordre de mérite. La thèse est profondément sunnite : elle permet
d’écarter le privilège supposé de ‛Ali, que la liste de succession des califes
place seulement en quatrième position. Mais Ibn Khaldûn ajoute à ce vieil
argument sunnite une préoccupation propre : rejeter l’existence du fossé que
les hommes de religion sunnites de son temps creusent entre le temps
consacré des Compagnons (les quatre premiers califes), et le temps profane
de l’empire (Mu‛awiya), entre le temps de la religion parfaite et celui des
incertitudes humaines du politique. La séparation du pouvoir et de la
religion est avérée au XIVe siècle. Ibn Khaldûn l’admet sans peine, toute son
œuvre vise à l’expliquer. Mais au premier siècle de l’Islam, l’unicité de la
prophétie et de la sensibilité bédouine est à ses yeux indiscutable. La
division des fonctions, religieuse et militaire, souveraine et savante, qui
viendra avec la sédentarisation, est à peine en germe. Mu‛awiya baigne
encore dans cette lumière solaire qui nimbe la figure des califes bien-guidés
ses contemporains, une lumière qui n’a pas encore subi la réfraction du
prisme et la division des couleurs.
Le règne de Mu‛awiya (661-680) est étrangement négligé dans nos
chroniques – Ibn Khaldûn n’échappe pas à la règle. C’est qu’il est pris entre
les deux énormes massifs de la première (656-661) et de la deuxième guerre
civile (680-692). L’ampleur et la portée des événements y dépassent de
beaucoup ceux du gouvernement du premier Omeyyade. En outre, la
deuxième guerre civile, qui commence aussitôt après sa mort, est
d’évidence la suite et le dénouement de la première. On en déduit en
général – non sans raison – que Mu‛awiya n’a pas réussi à rassembler, et
qu’on peut tout au plus lui accorder le crédit d’avoir apaisé, le temps de sa
vie, une querelle qui reprend avec plus de violence après lui. Son règne
serait, en somme, une parenthèse de paix armée entre des partis inconciliés.
La thèse se vérifie si on limite son examen à ce qui intéresse d’abord les
chroniqueurs abbassides : l’Irak, l’Iran, le Khurasan, l’Orient autrefois
perse de l’empire. À raison sans doute, si on garde à l’esprit la violence de
la deuxième guerre civile (680-692), Mu‛awiya renonce à imposer ses
partisans dans ce domaine irakien – et dans ses dépendances iraniennes –
qui s’était prononcé pour ‛Ali dans sa majorité. C’est dans ce camp de ‛Ali
que le nouveau calife choisit ses gouverneurs, souvent originaires, il est
vrai, de la ville de Ta’if, près de La Mecque, alliée de longue date aux
Omeyyades, et comme eux longtemps réticente à l’islam. Le plus fameux
est le gouverneur de Basra, Ziyad ibn Abihi – c’est-à-dire Ziyad « fils de
son père », ou encore « de père inconnu ». Lui aussi engagé pendant la
guerre civile aux côtés de ‛Ali, dont il fut le gouverneur du Fars 2, il est
adopté par Mu‛awiya comme son frère – le calife reconnaît Ziyad comme le
fils d’Abu Sufyan et d’une prostituée de Ta’if. Quelle que soit la véracité de
cette filiation, elle se révèle d’une grande efficacité politique : Mu‛awiya en
tire une réputation renforcée d’intelligence et de générosité 3. Ziyad cumule
le gouvernorat de Basra et de Kufa en 670, organise à Merv, en 671,
l’installation d’une colonie de plusieurs milliers d’Arabes irakiens qui
soulage la pression des combattants sur les revenus de la Mésopotamie et
prépare les futures expansions vers l’Afghanistan et la Transoxiane. À la
mort de Ziyad, son fils ‛Ubayd Allah lui succède dans le rôle de « vice-roi »
de l’ensemble des provinces orientales de l’empire (673-686), comme le
sera plus tard al-Hajjaj (694-714).
L’ouest en revanche reste aux mains des partisans de Mu‛awiya :
l’Égypte revient jusqu’à sa mort (663) à son conquérant, ‛Amr ibn
al-’As. Homs reste au fils de Khalid ibn al-Walid, Damas à al-Dahhak qui
commandait l’une des ailes de l’armée syrienne à Siffin. Ici Mu‛awiya est le
maître. Mais un maître fort dépourvu. Damas rend quinze fois moins
d’impôt que Basra en 670 4. La fiscalité d’empire, déjà en place en Irak, ne
l’est guère dans la Syrie intérieure où les tribus arabes se sont établies en
nombre et dont elles dévorent l’essentiel des ressources. S’il est vrai,
comme le veut Ibn Khaldûn, que l’État, c’est l’impôt, l’empire de
Mu‛awiya reste à construire, ou plutôt à prendre. Car cet empire existe :
c’est Byzance. Abandonnant la conquête perse aux Arabes d’Irak,
Mu‛awiya forme l’étrange projet d’un assaut maritime contre les terres
côtières de la Méditerranée orientale, puis contre Constantinople. Dès 649,
encore simple gouverneur de la Syrie, il mène contre Chypre la première
expédition maritime de l’Islam. L’année suivante, il prend le port de
Césarée en Palestine. Devenu calife, il s’empare de Rhodes (672), dirige
chaque année, de 674 à sa mort en 680, des raids contre Constantinople et la
côte égéenne de l’Asie Mineure et implante des avant-postes en mer de
Marmara. Il est ainsi probable que la fondation de Kairouan (670) vise
Carthage et son potentiel naval. C’est là en effet que la tradition, entérinée
par Ibn Khaldûn, situe la fondation du premier arsenal maritime de l’Islam
au début du VIIIe siècle 5.
Cette politique, qui supposait la construction, l’entretien et la manœuvre
d’une flotte, était a priori hors de portée des Arabes bédouins, ignorants des
choses de la mer 6. Ibn Khaldûn situe dans la première génération des
dynasties l’apogée de leurs forces militaires terrestres. Mais il repousse à la
deuxième, voire à la troisième génération la maîtrise de cet art très
sédentaire qu’est le combat naval. La supériorité technique des Byzantins,
sans effet sur terre, reste décisive sur mer. Le feu grégeois, qui brisera
finalement les offensives arabes contre Constantinople, n’est qu’une preuve
de cette règle générale. Mieux encore : une conquête navale est une
contradiction dans les termes, puisqu’une dynastie n’atteint sa pleine
puissance navale qu’en un temps – la deuxième ou troisième génération de
son existence – où elle a abandonné toute ambition de conquête. Il n’existe
que peu d’exemples, dans l’histoire de l’Islam, de conquête maritime, à
l’exception de la Sicile (827-902). Mais l’Ifriqiya qui s’en empare est une
marge belliqueuse de l’Empire abbasside qui tire avantage de l’héritage
naval de Carthage et de Rome. Hors cette rare conjonction des contraires –
une marge sédentaire –, même au plus haut de la puissance de leurs flottes
au Xe siècle, Omeyyades de Cordoue ou Fatimides se contentent
d’expéditions dévastatrices qui tiennent en respect l’ennemi.
Et pourtant, entre 670 et 680 surtout, les succès de l’entreprise de
Mu‛awiya sont manifestes. Il faut sans doute l’expliquer par les mêmes
raisons qu’Ibn Khaldûn donne de la conquête de la Sicile : la conjonction
d’une marge belliqueuse et d’une tradition maritime millénaire sur les côtes
de la Syrie comme de l’Égypte. Que la Syrie du calife Mu‛awiya soit en
marge de l’empire est une idée déconcertante, mais recevable. Elle implique
ce que la fin de cette première génération (entre 680 et 700) mettra en
pleine lumière, et pour des siècles : l’empire, c’est l’Irak, sa puissance
productive et sa fiscalité réglée. Ce que Mu‛awiya tente de construire, à
l’ouest de l’Euphrate, en territoire autrefois byzantin, c’est une alliance de
la ‛asabiya arabe la plus cohérente et de la sédentarité des vaincus, Syriens
et Égyptiens pour l’heure, Rum demain. Car il ne peut remporter la guerre
navale qu’avec l’appui actif des charpentiers et des équipages syriens et
coptes, qu’il s’efforce de rallier à sa cause avec un certain succès 7. Il y
gagne son excellente réputation dans les sources syriaques, et la méfiance
des chroniqueurs arabes au contraire, qui dénoncent sa fascination pour les
usages infidèles et son goût pour la monarchie. En un mot, Mu‛awiya vise à
vaincre l’Empire romain, et à en adopter les usages après l’avoir vaincu.
Rien, dans cette ambition, ne peut surprendre Ibn Khaldûn. C’est celle de
tous les conquérants.
Mu‛awiya ne conquit pas Constantinople, mais il eut du moins la
lucidité de comprendre que l’Euphrate était déjà rendu au rôle de frontière
qu’il avait joué sept siècles durant entre Rome et la Perse. La Syrie et l’Irak
étaient deux mondes différents, deux projets différents, où l’Islam tendait
déjà à épouser le passé de chacun des deux empires ses devanciers, perse et
romain. C’est en jouant de ces différences que les successeurs de Mu‛awiya
vont bâtir, non seulement leur empire, mais une civilisation nouvelle.
RÉVOLUTION ABBASSIDE
CONTINUITÉS ?
LE KHURASAN OU LA SYRIE ?
HARUN AL-RASHID
Harun al-Rashid figure, aux yeux d’Ibn Khaldûn comme de beaucoup
d’autres sans doute en ces temps tardifs de la fin du Moyen Âge où
s’élabore le recueil des Mille et Une Nuits, le dernier des Arabes, le dernier
à manifester quelque chose de la bravoure au combat, de la réserve et de
l’orgueil, de la piété des pères fondateurs. Quels que soient les mérites
qu’un avenir lointain devait lui prêter, c’est bien à lui qu’il revient d’écrire,
à son corps défendant, les premières lignes d’une autre histoire, où les
Arabes doivent partager l’empire et la religion qu’ils avaient fondés, avant
que le fil des siècles, peu à peu, n’éteigne leur héritage.
Signe de sa vertu fondatrice, le règne de Harun (786-809) et de ses trois
fils (809-841) revient sur la règle de dévolution du pouvoir en ligne directe.
Le califat y passe de nouveau de frère en frère, d’al-Amin (809-813) à al-
Ma’mun (813-833), et à al-Mu‛tasim (833-841). Père de trois califes, Harun
ne se compare qu’à l’Omeyyade ‛Abd al-Malik, dont le rapproche aussi la
guerre civile fondatrice que l’Omeyyade mène et gagne (685-692), que
l’Abbasside lègue à ses fils (811-819). Comme ‛Abd al-Malik, Harun hérite
de la situation incertaine créée par une première guerre – celle de Mu‛awiya
contre ‛Ali (656-661) pour l’Omeyyade, celle des Abbassides contre les
Omeyyades (745-750) pour Harun. Vingt ou trente ans plus tard, le duel
meurtrier reprend. Dans les deux cas, l’essentiel est en jeu : qui doit porter
les armes, qui doit s’incliner et rejoindre le troupeau sédentaire. Mu‛awiya
n’avait pas osé désarmer l’Irak, ‛Abd al-Malik le fait. Les premiers califes
abbassides répugnaient à confier l’empire aux seules forces du Khurasan et
à soumettre la Syrie, où les Arabes avaient accompli tant d’exploits. Il
revint à Harun de poser les termes du conflit avec un éclat que ses
devanciers lui avaient, prudemment, toujours évité ; et à ses fils de trancher
le nœud gordien, sans doute au détriment des penchants et des intentions de
leur père.
Al-Mahdi (775-785), père de Harun, manifestait moins de méfiance
pour le Khurasan, qu’il avait longtemps gouverné, que son propre père al-
Mansur 1. C’est lui qui fait entrer dans le cercle de ses intimes, dès avant son
avènement, le premier des Barmécides, Khalid, d’une famille bouddhiste ou
zoroastrienne du Khurasan récemment convertie. Harun, le second de ses
fils, est le frère de lait d’al-Fadl, fils de Khalid 2. Comme le voient bien les
Mille et Une Nuits, qui ne font jamais paraître Harun al-Rashid sans son
fidèle Ja‛far, frère d’al-Fadl, les Barmécides sont les premiers véritables
vizirs de l’Islam, les premiers à distinguer une fonction de l’administration
des finances et de la chancellerie dans un appareil d’État étoffé, les
premiers à défendre les droits de l’intelligence désarmée, comme le fait
Ja‛far auprès du calife, les premiers sujets aussi à oser montrer une pompe
et une générosité jusque-là réservées aux seuls souverains 3.
Harun n’est pas destiné à régner le premier après son père, qui l’affecte
donc à la frontière byzantine. Le prince mène en 782 une des plus vastes
expéditions conduites contre l’Empire chrétien depuis le siège de
Constantinople par Maslama (718). Plus tard, devenu calife, il s’impose
l’obligation d’accomplir, en alternance d’une année sur l’autre, le
pèlerinage et le jihâd, dont on peut dire qu’il contribue à en faire une
observance religieuse, désormais dénuée de volonté de conquête. C’est vers
la fin de son règne que le cadi de Tarse, où se réunissaient les expéditions
qui allaient entrer en territoire byzantin, al-Shaybani, publie le premier
traité juridique conservé de jihâd.
À la mort d’al-Mahdi, son fils aîné al-Hadi (785-786) écarte les
Barmécides. Harun, proclamé calife l’année suivante, après la mort subite
de son frère, les rétablit au pouvoir, mais il marque nettement sa préférence
pour la Syrie en s’installant à Raqqa. Ibn Khaldûn note, dans les nouvelles
de son règne, le regain de l’identité guerrière arabe, à Damas comme en
Égypte, où se ravive la rivalité des Yéménites et des Qaysites, propre à
l’époque omeyyade. Le drame du règne et de ce qui le suit, se noue en 802-
803. En 802, le calife fait suspendre au mur de la Ka’ba, au centre de la
grande mosquée de La Mecque, le testament par lequel il confie l’empire
après sa mort à son fils al-Amin, auquel succédera son frère al-Ma’mun. La
solennité de l’acte, donné en présence des hommes de loi et des chefs
militaires, est redoublée par des dispositions territoriales qu’aucun calife
avant lui n’avait stipulées : al-Amin est investi du gouvernement de l’Irak,
de la Syrie et de ce qui appartient à l’empire à l’ouest de la Syrie – l’Égypte
et l’Ifriqiya donc ; al-Ma’mun reçoit le gouvernement de tout ce qui est à
l’est de Hamadhan, en Iran occidental, jusqu’à la Transoxiane.
La cérémonie, qui entend réconcilier des forces dangereusement
antagonistes, a pour premier effet de les placer en pleine lumière. Amin est
le fils de l’épouse arabe de Harun, Ma’mun celui d’une concubine persane,
dont Ibn Khaldûn croit savoir qu’elle était la fille du faux prophète
Ustadhsis, révolté sous al-Mansur dans l’est du Khurasan 4. L’opposition des
provinces « arabes » et « persanes » de l’empire s’incarne donc exactement
en chacun des deux fils du calife, tous deux nés seize ans plus tôt, en 786.
L’avantage est toutefois donné au fils de l’Arabe, et à travers lui aux
provinces occidentales de l’empire : al-Amin reçoit non seulement le
califat, mais aussi l’Irak, et donc la source principale de la fiscalité. Harun
remet en fait en vigueur la situation omeyyade. Des forces militaires arabes
et syriennes se nourriront du terroir irakien, arraché au monde perse plus
radicalement qu’il ne l’avait jamais été depuis la conquête.
Mais ces dispositions souffrent de leur archaïsme, et de leur
impopularité dans l’appareil d’État que la révolution abbasside a mis en
place : l’armée du Khurasan, les Barmécides sont favorables à al-Ma’mun.
Harun tend toutes ses forces pour renverser le cours des choses, pour rendre
vie et tranchant à des Arabes dont le siècle est passé. Les Barmécides sont
ainsi les premières victimes du conflit que Harun précipite en prétendant
l’éviter. En 803, à Raqqa, le calife fait exécuter Ja‛far, arrêter son père
Yahya et son frère al-Fadl, qui mourront en prison. En apparence, rien
n’interdit aux Barmécides d’exercer les fonctions civiles d’un appareil
d’État dont les fonctions militaires seraient revenues aux Arabes. Les vizirs
incarnent au mieux cette première division des fonctions dans l’État entre
plume et sabre, cette traduction en arabe des usages raffinés de l’État perse
dont la volonté était née dans l’esprit de ‛Abd al-Malik et d’al-Hajjaj un
siècle plus tôt. En réalité, de la même façon que les Arabes d’Irak, une fois
désarmés et confondus avec les vaincus, ont attiré vers le service de
l’empire les élites conquises de l’Iran, de même à l’inverse, les élites
arabisées d’origine iranienne font pencher l’empire vers les ressources
guerrières de l’Asie centrale qui leur sont familières. L’évidence de
l’épuisement de la ‛asabiya des Arabes offre aux Barmécides le privilège de
choisir les nouveaux barbares de l’État. Et ils choisissent ceux de la
Transoxiane d’où ils viennent.
Presque aussitôt, en 806, Harun doit quitter Raqqa et la Syrie pour
réprimer une importante révolte menée en Transoxiane par le petit-fils du
dernier gouverneur omeyyade du Khurasan. Le rebelle s’est emparé de
Samarcande avec l’aide de tribus turques. Harun meurt en 809, dans le
cours de cette campagne où figurent pour la première fois tous les chefs
militaires du futur parti d’al-Ma’mun. Par un de ces rapprochements
étranges, où il laisse entrevoir le plan secret de la Création, Ibn Khaldûn
mentionne dans ces mêmes paragraphes la mort au combat, en 811, de
l’empereur byzantin Nicéphore face aux Bulgares. Son fils, Staurakios,
succombe peu après, et le pouvoir revient au beau-frère du souverain
défunt, Michel Rangabé, puis à la nouvelle dynastie d’Amorion. Dans les
deux cas, une rupture dans la lignée souveraine salue l’irruption des Turcs 5.
Le temps des Rum est révolu, tout comme celui des Arabes.
LA GUERRE DES FRÈRES
L’opposition entre les deux frères, entre les deux parts de l’empire, était
si nettement tracée que le conflit ne pouvait tarder. Aussitôt reconnu, al-
Amin entreprend de déchirer le testament paternel, et de déchoir al-Ma’mun
de ses droits. En 811, il dirige vers le Khurasan une armée de 30 000 à
40 000 hommes, qui rassemble l’essentiel des abnâ al-dawla, garnison de
Bagdad et armée centrale du califat. Elle rencontre à Rayy, dans le nord de
l’Iran, les premières forces dépêchées par al-Ma’mun sous le
commandement de Tahir, à peine fortes de 5 000 à 6 000 hommes. Tahir
précipite la bataille, le chef de l’armée bagdadienne, Ibn Mahan, est tué dès
le début de l’engagement, et son armée se débande. Aux abois, al-Amin
sollicite l’aide des Arabes de Syrie, mais perd du même coup celle des
abnâ. Au terme d’un long blocus, mis en place par les forces limitées de
Tahir sur la gigantesque Bagdad, la ville est enlevée et al-Amin tué,
probablement sur l’ordre de Tahir, en septembre 813 6. La supériorité du
Khurasan, dont l’évidence avait été contournée par les premiers Abbassides,
n’est plus discutable.
Mais la guerre se prolonge. Sur le conseil de son vizir, al-Fadl ibn Sahl,
al-Ma’mun songe en effet à faire de Merv, capitale du Khurasan, celle de
l’empire. Il caresse en outre l’espoir de mettre fin aux querelles sectaires
qui ont divisé le camp de la famille du Prophète depuis l’avènement des
Abbassides. En 816, il désigne le prétendant shiite de la lignée d’al-Husayn,
le martyr de Karbala, comme son successeur au califat, et il fait adopter à
ses serviteurs la livrée verte des Alides, au détriment du vêtement noir des
Abbassides.
En apparence, le projet d’al-Ma’mun est plein de ces qualités
d’intelligence qu’on lui prête. Établir sa capitale au Khurasan abolirait enfin
la tension, constante depuis la révolution abbasside, entre le centre du
califat et la province qui le pourvoit en guerriers. Réconcilier, au détriment
des siens, toutes les branches de la famille du Prophète trancherait à la
racine les conflits de succession. Mais ces promesses de paix se heurtent à
la logique même de la sédentarisation de l’État, qui divise et ramifie, et ne
réunit jamais que les vaincus et les exclus. Dès lors que le pouvoir est en
cause, il est impossible de revenir sur l’œuvre d’al-Hajjaj, de combler le
fossé qu’il a tracé entre provinces armées et terres fiscalisées, entre Irak et
Khurasan. L’armée du Khurasan ne peut plus se passer des ressources de
l’Irak. À l’inverse, l’opulence offerte de l’Irak, que la présence du calife ne
protège plus, attire les rebelles, si médiocres que soient leurs forces, et les
désordres des premières bandes urbaines mentionnées dans l’histoire de
l’Islam 7. Dès 815, le prétendant shiite Ibrahim Tabataba, en 817 Ibrahim,
fils d’al-Mahdi et oncle du nouveau calife, se proclament à Bagdad. Loin
d’apaiser et de réunir, l’abandon de la capitale irakienne laisse enfler un
nouvel abcès.
Le choix du successeur husaynide n’est pas moins pernicieux. La
révolte d’Ibrahim ibn al-Mahdi s’appuie sur les abnâ de la garnison de la
capitale et sur l’inquiétude du parti abbasside dépossédé du pouvoir. Là
encore, le retour en arrière, vers les rivages de l’âge d’or des origines, est
plus douloureux que le statu quo. C’est qu’il ne s’agit plus seulement
d’ambitions familiales, mais de la foule des partisans qui a poussé dans le
terreau de la capitale, fécondé par le pouvoir. Il ne s’agit plus de querelles
de bédouins, que le partage du butin peut apaiser, mais des intérêts
spirituels ou intellectuels d’une religion devenue plus exigeante, mais aussi
plus radicale.
Al-Ma’mun se rend à l’évidence, et abandonne Merv pour Bagdad à
l’été 819. Le prétendant shiite ‛Ali Rida, qu’il avait désigné comme son
successeur, est mort quelques mois auparavant, peut-être empoisonné sur
l’ordre du calife, tout comme le vizir Ibn Sahl, qui avait entraîné l’État et la
dynastie dans l’aventure de la réconciliation avec la lignée d’al-Husayn 8. La
couleur noire des Abbassides est rétablie, au détriment du vert de la
descendance directe du Prophète. Tahir, le vainqueur d’al-Amin, est laissé
en charge de la province du Khurasan. Sa lignée se maintient, non
seulement au gouvernement de la province (jusqu’en 873), mais dans
l’administration des provinces de l’ouest et surtout à Bagdad jusqu’en 866
et le début des grands troubles de la troisième génération du siècle. Dès
812, al-Ma’mun et son frère al-Mu‛tasim, lui-même de mère sogdienne, ont
enrôlé, aux côtés d’hommes libres, les premiers esclaves-soldats, mamlûk
ou ghulâm, de l’histoire islamique 9. Acquis dans l’enfance ou à l’orée de
l’adolescence dans les populations belliqueuses des steppes, les esclaves-
soldats satisfont aux exigences idéales et contradictoires que l’empire
impose à ceux qui le servent : la bravoure, supposée atavique, alliée à
l’attachement absolu au souverain, père de substitution, et à l’éloignement
radical pour les populations autochtones, dont la haine renforce
l’inéluctable fidélité de ces barbares au souverain, leur seul soutien. Les
mamlûk, c’est la violence des marges élevée au palais, la barbarie mise
intacte au seul service du prince.
Presque tous, libres ou esclaves, viennent d’Asie centrale. Après le
retour à Bagdad, al-Ma’mun confie à son frère et à ses forces
centrasiatiques la tâche ultime de désarmer les Arabes de Syrie et d’Égypte
(824-827). Dans la vallée du Nil, le diwân est totalement aboli en 833, et
l’ensemble de la descendance des conquérants renvoyée à la condition de
contribuables. Les Arabes ont perdu la fonction militaire dans l’empire.
LE SOULÈVEMENT SHIITE
e
La majorité des rébellions des quarante dernières années du IX siècle
est inspirée par le shiisme, c’est-à-dire par les scissions de ce même parti
qui a porté les Abbassides au pouvoir. Ibn Khaldûn entame le tome IV de
son Histoire, sur les oppositions à l’empire, par les dynasties alides
(Idrissides, puis Fatimides), avant de passer aux créations arabes
(Omeyyades de Cordoue, Hamdanides de Mossoul et d’Alep), puis
« étrangères » non arabes (Tulunides d’Égypte, Samanides, Bouyides).
L’ordre respecte à peu près la chronologie, mais mieux encore la généalogie
des pouvoirs, depuis la matrice commune impériale d’où ils se détachent,
des plus proches des Abbassides aux plus lointains : dynasties parentes du
Prophète comme les Abbassides, dynasties arabes, dynasties étrangères
entrées au service des Arabes et de l’empire. La dislocation territoriale de
l’empire après 870 entre donc dans la logique de la ramification sédentaire
de la tige fondatrice de la famille du Prophète. Le shiisme qui anime les
révoltes dit aussi leur légitimisme, leur attachement au califat et à l’unité de
l’empire, dont elles contestent le gouvernement, mais non l’existence.
Cependant, les trois rameaux de l’arbre autrefois planté par les conquêtes
arabes ont désormais délimité leur territoire, séparé leurs espaces : l’État et
ses Turcs sont à Samarra, les oulémas et les plèbes sunnites à Bagdad, les
Shiites aux marges.
ZANJ ET QARMATES
LE CALIFAT FATIMIDE
Dans les dernières années du IXe siècle, au moment même où les
Qarmates agitent le désert arabe et préparent l’assaut contre les centres
vitaux du califat en Irak, des missionnaires du même parti shiite ismaélien
s’efforcent, avec succès, de convertir à leur cause la confédération tribale
des Kutama, dans l’actuelle Kabylie, aux lisières de l’Ifriqiya aghlabide 1.
Ce succès même mérite d’être interrogé. Il traduit la fascination que le
califat exerce sur ceux qui s’attaquent à lui. Les Berbères rentrent
volontairement dans l’empire, qu’ils avaient chassé plus d’un siècle
auparavant, sous l’étendard de la religion shiite de l’empire. Par un
paradoxe que nous avons déjà noté, les productions intellectuelles les plus
ésotériques des intellectuels shiites irakiens trouvent écho dans le fruste
milieu tribal berbère, tout comme l’empire des Han gagnait l’alliance des
tribus turques qui le servaient en leur cédant les soies les plus fines de la
production de sa cour.
Le missionnaire shiite Abu ‛Abd Allah, après avoir forgé, par la parole
et le fer, la ‛asabiya des Kutama, passe donc à l’assaut de l’Ifriqiya
aghlabide en 903. Après plusieurs années de combats, il s’empare de
Kairouan et Tunis en 909, et appelle à régner le prétendant husaynide
‛Ubayd Allah, qui proclame aussitôt son califat – et s’approprie, pour la
dynastie qu’il fonde, le nom de « Fatimides », d’après Fatima, fille du
Prophète, femme de ‛Ali et mère d’al-Husayn. Pour la première fois depuis
l’origine, le califat, incarnation de l’unité de l’Islam, héritage de cette
matinée de la mort du Prophète où Médinois et Muhâjirûn mecquois
résolurent de rester ensemble, est brisé. Deux califats s’offrent à
l’allégeance des musulmans, et bientôt trois, puisque le maître omeyyade
d’al-Andalus décide à son tour, en 929, de reprendre la dignité de calife
dont ses ancêtres avaient été dépouillés en Orient par la victoire des
Abbassides. La sédentarisation a d’abord multiplié les fonctions dans
l’État ; elle multiplie désormais les États.
Telle n’est pas bien sûr l’intention déclarée des acteurs. Ni les
Fatimides, ni les Omeyyades après eux, ne visent à se retrancher dans les
territoires lointains dont ils se sont rendus maîtres. Ils entendent au
contraire conquérir la totalité du monde islamique et en restaurer l’unité, à
leur profit.
C’est ainsi par une regrettable convention de langage, qui porte le poids
d’une historiographie trop étroitement bornée à la péninsule Ibérique, que
nous parlons de califat « de Cordoue ». Le califat est universel. Les
Omeyyades, en se proclamant califes, posent ipso facto la question de la
reconquête de l’Orient, et en particulier de la Syrie de leurs ancêtres. Ce
projet grandiose n’aboutira certes jamais – et l’on serait autorisé à parler de
califat omeyyade « à Cordoue », puisque la réalité du pouvoir des
Omeyyades ne s’étendit jamais au-delà de l’Espagne et de l’ouest du
Maghreb. Mais, au moins au Xe siècle, la conscience de l’unité de l’Islam et
le prestige de Bagdad sont trop puissants pour qu’aucun des trois califes
renonce à la guerre qui doit en faire le maître de tout.
L’activisme des Fatimides en est la preuve. ‛Ubayd Allah, qui a pris le
nom de règne, lourd de messianisme, d’al-Mahdi, occupe d’abord la Sicile,
dont les Aghlabides venaient d’achever la conquête, et qui avait d’abord
voulu résister à la victoire fatimide 2 (910-913). Mais ses premiers coups
sont dirigés vers l’intérieur du Maghreb, qu’il entend soumettre comme
l’avait fait l’éphémère conquête arabe des années 700-740. Sans doute faut-
il considérer le meurtre d’Abu ‛Abd Allah le missionnaire comme le
premier acte de cette guerre du Maghreb, déjà pleine de la méfiance que les
Fatimides témoigneront toujours pour les Berbères. Le fondateur de la
‛asabiya fatimide est assassiné sur l’ordre du calife qu’il a porté au pouvoir,
comme Abu Muslim, chef de la ‛asabiya abbasside est exécuté de la main
d’Abu Ja‛far al-Mansur qu’il avait fait calife. Et pour les mêmes raisons :
l’un et l’autre étaient trop populaires auprès de l’ethnie fondatrice,
Khurassaniens ou Kutama, dont le calife est au contraire éloigné par la
langue et les mœurs, et qu’une saine politique, en outre, lui conseille de
tenir à distance pour mieux manifester l’éclat de sa monarchie.
Abu ‛Abd Allah avait lui-même anéanti, en 909-911, la principale
puissance du Maghreb central, l’émirat kharijite de Tahert 3. Les Kutama
après lui s’emparent de Fès en 917, puis de nouveau en 921. Les avant-
postes fatimides s’approchent bientôt du détroit de Gibraltar et de
l’Espagne. En revanche, trois tentatives de conquête, en 914, 916, 919,
menées contre l’Égypte sont repoussées par l’épidémie et la disette, par le
chef des forces abbassides Mu’nis et par sa flotte syrienne qui l’emporte sur
la marine ifriqiyienne et sicilienne des Fatimides. En 920, al-Mahdi fonde
sur la côte orientale de la Tunisie actuelle, dans une presqu’île
inexpugnable, une nouvelle capitale qui porte son nom, Mahdiya. Il aurait
prévu, nous dit la légende, que la révolte du Maghreb mettrait un jour en
danger sa dynastie, et que cette ville sauverait le pouvoir de sa famille et
« l’honneur des filles des Fatimides 4 ». Une vingtaine d’années plus tard en
effet, la révolte d’Abu Yazid bute sur l’ultime obstacle des retranchements
de la capitale. En même temps que la ville, al-Mahdi fait construire un
arsenal, qui lui donne un avantage décisif sur les tribus berbères ignorantes
de la mer, et ses flottes dominent vite la Méditerranée occidentale. En 925,
ses sujets siciliens prennent Tarente ; en 934, la marine fatimide met Gênes
à sac.
Les premiers signes du piétinement de la progression fatimide
apparaissent cependant en Sicile, d’où la milice des Kutama est
pratiquement chassée par la révolte des premiers conquérants arabes entre
937 et 941. L’île acquiert son autonomie sous l’autorité des amiraux Banu
Ishaq (941-947), puis de la famille des Kalbides (948-1026), avant de se
diviser en principautés indépendantes (1026-1060), puis de revenir aux
Normands (entre 1060 et 1091).
LES BOUYIDES
Deuxième génération :
barbares de l’intérieur et grands barbares (1060-
1100)
La victoire seldjoukide en Orient, acquise dès 1060, trouve son
équivalent en Occident avec le déploiement des Berbères sahariens
almoravides et des « Francs » – entendons par ce nom, comme les
chroniqueurs arabes, l’ensemble des ethnies de l’Europe occidentale,
chrétiennes mais distinctes des Rum byzantins. Les trois peuples, Turcs,
Francs et Touaregs almoravides, ont en commun de se lever aux horizons
les plus lointains de l’Islam, d’être plus étrangers au cœur de la civilisation
islamique qu’aucune des ‛asabiya jusque-là dominantes. Jamais, depuis les
origines de l’Empire islamique, le terme d’« invasions barbares », jamais la
comparaison avec la fin de l’Empire romain n’ont paru plus pertinents.
Paradoxalement, comme dans l’histoire de Rome, c’est le succès de la
civilisation de l’empire, la profondeur de sa sédentarisation qui expliquent
ces « invasions ». Depuis le triomphe d’Ibn Hanbal et de Bagdad sur le
califat d’al-Ma’mun, le sunnisme s’est identifié peu à peu avec la religion
musulmane aux yeux des clercs et des plèbes de toutes les villes du monde
islamique, les seules instances « populaires » dont nous entretiennent les
textes – des campagnes contribuables, il n’est presque jamais question. Au
e
X siècle, le vaste dépotoir d’empire de l’Occident musulman, marginalisé
aux VIIIe-IXe siècles, est à son tour entré dans l’arène avec les Omeyyades de
Cordoue et les Fatimides, et ses réserves de ‛asabiya s’y sont largement
épuisées. Les marges violentes, redoutées mais nécessaires au
fonctionnement de l’État, se sont réduites à quelques bédouinités opiniâtres,
comme celles des Qarmates, des Kurdes, des premiers Afghans qui
alimentent sans doute les forces des Ghaznévides ; ou à des exils
fondateurs, comme celui des Arméniens de Badr al-Jamali, venus échapper
en Syrie à la mainmise byzantine sur leur territoire, et qui trouvent un
illustre destin dans l’histoire de l’Égypte 7. Ceux-là, que l’on nommera
« barbares de l’intérieur » tant leur existence est familière aux citadins
qu’ils surplombent, menacent et protègent tour à tour, installent des
dynasties médiocres et des ‛asabiya morcelées sur des territoires restreints.
Ils résisteront mal aux vagues des grands barbares, Francs, Turcs ou
Sahariens, venus d’au-delà des bornes de l’Islam. La culture musulmane qui
rapproche les populations urbaines des barbares domestiques et qui les
rassure, est une faiblesse face aux envahisseurs. Tout trait partagé avec les
sédentaires – et la culture en est un – est un handicap qui donne l’avantage à
l’ennemi. Le Turkmène seldjoukide sauvage l’emporte sur le Turc mamlûk
ghaznévide, qui sait déjà goûter le Shah-Nameh, la grande épopée
iranienne, composée vers l’an mil et offerte au sultan Mahmud de Ghazna.
Les vastes constructions politiques des nouveaux venus témoignent de
l’ambition d’une histoire brutalement rendue au souffle créateur bédouin.
Mais la concomitance même des trois invasions ne laisse aucun doute sur le
fait qu’elles ont été sollicitées, ou du moins consenties, par les sédentarités
impériales. La route des Turcs a été construite par les Abbassides, et par le
« pacte sunnite » voulu par les hommes de religion, avant d’être empruntée
par les Seldjoukides. En Espagne, al-Mansur a ouvert ses armées aux
Berbères avant d’ouvrir Cordoue aux clients chrétiens du nord de la
péninsule. Almoravides, puis Almohades et Castillans reprennent, dans les
siècles suivants, un combat imaginé avant eux.
Dès les XIIe-XIIIe siècles, les auteurs arabes les plus lucides ont mis en
rapport la chute de Tolède (1085), celle de la Sicile aux mains des
Normands (1060-1091), et la Première Croisade, qui s’empare de Jérusalem
en 1099. Mais Ibn Khaldûn innove en insérant une large part des croisades,
avec les incursions des rois normands de Sicile en Ifriqiya au XIIe siècle,
dans l’histoire de l’agonie du califat fatimide. À la réflexion pourtant, dans
un texte aussi soucieux de la généalogie des événements que celui d’Ibn
Khaldûn, cette disposition est logique. Les Francs entrent dans le domaine
sédentaire méditerranéen, et donc, aux yeux d’Ibn Khaldûn, dans l’histoire,
avec la conquête normande de la Sicile, où les ont attirés les querelles des
roitelets arabes de l’île, héritiers des Fatimides. Jusque-là les Francs, peuple
de population clairsemée, de villes rares, de monarchie mal affirmée, sont
considérés comme des bédouins, bien que christianisés. Ils sont donc
étrangers à l’histoire.
Ces mêmes Normands jouent un rôle éminent dans la Croisade de 1095-
1099, puis, au XIIe siècle, dans la conquête des côtes de l’Ifriqiya. Or, tous
ces territoires, Sicile, Ifriqiya, côte de la Syrie-Palestine, ont appartenu au
califat fatimide à son apogée. En outre Ibn Khaldûn, suivant Ibn al-Athir,
tient les Fatimides pour les alliés objectifs des croisés contre la menace,
bien plus redoutable aux yeux du pouvoir du Caire, des Turcs seldjoukides.
Comme en Espagne celui des Almoravides, le providentiel surgissement des
Francs dans la dernière décennie du XIe siècle, qui sauve les Fatimides d’une
invasion turque, n’est pas une coïncidence. Si les Omeyyades ont mis en
place les conditions de la Reconquista, l’histoire fatimide a de même
organisé le conflit de la Méditerranée occidentale, d’où ils viennent, comme
les Francs, et de l’Orient, dont les Turcs ont pris en charge les intérêts.
Almoravides et chrétiens d’Espagne se disputent les vestiges du califat
omeyyade, les Seldjoukides se sont approprié le califat abbasside, les
Francs à leur tour se glissent dans le vêtement du califat fatimide, devenu
trop large pour les derniers souverains du Caire. Chacun des trois « peuples
nouveaux » marche dans les pas de califats divisés, dont ils sont les ultimes
créatures.
Après avoir châtié le Maghreb en dirigeant contre lui les tribus arabes
hilaliennes (1053-1058), les Fatimides savourent un bref moment de
triomphe en 1059-1060, lorsque le Turc al-Basasiri fait proclamer leur
califat du haut des chaires des grandes mosquées de Bagdad. La contre-
attaque victorieuse des Seldjoukides (1060-1061) renvoie vers Le Caire les
débris des contingents turcs des Bouyides qui avaient suivi al-Basasiri dans
son entreprise. Loin de renforcer l’armée fatimide, ces Turcs la divisent.
Depuis l’avènement du calife al-Mustansir encore enfant (1036), sa mère,
affranchie d’origine africaine et régente de fait, a favorisé le recrutement de
contingents nubiens, qui se heurtent rapidement aux Turcs. La guerre
ethnique, très comparable à celle qu’avait connue al-Andalus entre 1009
et 1018, prend une ampleur dévastatrice entre 1065 et 1072. Vainqueurs des
Africains dès 1069, les Turcs, commandés par le dernier descendant des
Hamdanides, rançonnent le calife qu’ils accusent d’avoir aidé leurs ennemis
africains. Le Palais est dépouillé de toutes les richesses qu’un siècle de
présence souveraine y avait accumulées, cependant que la famine sévit sept
ans durant dans la vallée du Nil. On en vient à tuer pour manger ses
victimes. C’est le gouverneur fatimide de la côte syrienne, le mamlûk
arménien Badr al-Jamali, qui met un terme à la crise en reprenant Le Caire
à la tête de 7 000 des siens. Il licencie la milice turque et s’arroge les pleins
pouvoirs, qu’il transmet à sa mort (1094) à son fils al-Afdal.
Mais l’hégémonie d’Arméniens, dont la majorité ne partage pas le credo
shiite du régime, brouille la confiance entre l’appareil militaire et financier
d’un État appauvri et ses missionnaires, en charge de la diffusion du
message ismaélien en terre hostile, en particulier dans l’Orient seldjoukide.
La crise éclate en effet à la mort du calife al-Mustansir (1094), quelques
mois après celle de Badr al-Jamali. Al-Afdal, fils de Badr, écarte le fils aîné
du souverain, Nizar, puis le fait périr, au profit du cadet Musta‛li (1094-
1101). Mais la majorité des missionnaires d’Orient n’acceptent pas ce choix
et restent fidèles à la lignée de Nizar. C’est cette branche du fatimisme qui
est restée dans l’histoire sous le nom d’« Assassins », parce qu’elle affronte
avec les armes du terrorisme la reconquête sunnite des Seldjoukides et de
leurs héritiers entre Syrie et Transoxiane.
Pour l’heure, ce qui se brise au Caire en 1094, c’est le dernier califat au
sens strict : l’union d’une ‛asabiya militaire et d’une da’wa idéologique.
Les Arméniens retiennent la ‛asabiya, les Assassins la da’wa. La fracture
géographique redouble la scission des fonctions : les Arméniens restent
maîtres de la vallée du Nil, mais le pouvoir du Caire perd toute autorité sur
le parti shiite à l’est de l’Euphrate.
RÉSONANCES
L’écho de ces considérations résonne dans notre temps. Et bien que ce
ne soit pas l’objet central de ce livre, il convient, pour finir, d’en souligner
brièvement deux leçons.
La première touche à l’Islam : si le shiisme peut accéder aux besoins de
l’État, et se montrer sensible aux intérêts d’une nécessaire modernité
politique, c’est qu’il n’a jamais totalement séparé son destin de celui du
califat – ou de l’imamat, pour le dire dans les termes qui lui sont plus
familiers. Du sunnisme en revanche, c’est-à-dire de l’immense majorité de
l’Islam, il n’y a pas de réformisme politique ou social à attendre. La garde
scrupuleuse de la génération des origines n’y est pas, comme on l’a vu, un
simple conservatisme, un immobilisme ignorant, une tradition qu’on a reçue
sans l’interroger, mais un choix identitaire, une défense élaborée, érigée
contre l’intrusion de l’État, de la philosophie et de l’histoire dans la
« religion » – et il faut entendre précisément par « religion » ce qui reste
quand on en a ôté l’État et les pensées étrangères. Le sunnisme ne s’est pas
heurté à la philosophie parce qu’il en a traversé inopinément la route. Il a
tracé sa route afin d’entrer en collision avec la philosophie qu’une autre
version de l’Islam, le shiisme, était en train d’adopter. Il a passé avec l’État
un pacte de non-agression qui délimite radicalement les domaines de
pertinence du politique et du « religieux », ce dont témoigne le domaine de
compétences restreint, mais d’autorité absolue, du juge dans le monde
islamique 7. Paradoxalement, le sunnisme, version par excellence sédentaire
et citadine de l’Islam, ne recouvre son expression politique qu’avec la
violence des tribus, lorsque la vague d’une ‛asabiya sauvage rend au
discours apocalyptique des origines, pieusement conservé dans les
grimoires des hommes de religion, sa puissance de déracinement du réel.
Mais ce que l’on peut conclure du sunnisme n’est-il pas vrai de toutes
les grandes religions, du moins si on accepte, ce que je fais ici
modestement, de n’en considérer que le plus petit dénominateur commun ?
C’est le second aspect des résonances contemporaines de cette histoire de
l’Islam médiéval sur lequel il nous faut conclure. Si on pousse à son terme
logique la théorie d’Ibn Khaldûn – et c’est un terme qu’il n’a pas manqué
d’entrevoir lui-même, comme le montre le passage que nous citions plus
haut 8 –, une « religion » est simplement la conséquence la plus importante
de la sédentarisation, de la civilisation, que portent en eux le désarmement
des peuples, leur exclusion de la décision politique, en même temps que le
raffinement croissant, à l’inverse, des activités productives et des
disciplines intellectuelles. Le regroupement des sédentaires qui font métier
du savoir aboutit à l’autonomie du discours axiologique, sur les valeurs, qui
se détache de l’action politique. Les uns agissent, dans l’insécurité
intellectuelle et spirituelle croissante de ceux dont la fonction n’est pas de
penser ni de prescrire. Les autres disent le droit et le vrai sans plus se
soucier des péripéties subalternes de leur application. La « religion » est
cette cristallisation du discours sans implication directe dans l’action, qui
tire toute sa force de son impuissance proclamée, ou plutôt de son refus de
puissance sur le réel quotidien. La religion ne se soucie pas de la réussite ou
de l’échec de ce qu’elle ordonne ; elle ne se préoccupe ni des circonstances
ni des compromis. Comme le sunnisme, elle n’entre dans les projets du
monde qu’avec la promesse de l’apocalypse. Étrangement, son impuissance
ne s’accomplit que dans la plus extrême violence, en de rares mais
bouleversants épisodes.
L’immense sédentarisation que notre monde a subie depuis deux siècles,
et qui culmine aujourd’hui dans l’urbanisation, la scolarisation, le
vieillissement de la majorité des populations mondiales devrait donc
déboucher logiquement sur une nouvelle et profonde genèse religieuse.
Cette prédiction ne dit rien de l’essentiel, c’est-à-dire de la forme qu’elle
prendra. Mais la difficulté croissante, dans tous les pays modernes, et en
particulier dans les démocraties, de l’action politique, sans cesse entravée
ou au contraire commandée dans l’urgence par des injonctions morales
erratiques et comminatoires, dont les médias se font les voix autorisées et
impérieuses, est sans doute l’un des signes avant-coureurs les plus
troublants de ce ciel qui s’ouvre.
Personnages et lieux
La famille du Prophète
‛ALI : Cousin germain et gendre du Prophète, père des deux seuls petits-
fils de Muhammad, Hasan et Husayn. Quatrième calife (656-661) après
l’assassinat de ‛Uthman. Assassiné par un Kharijite à Kufa.
FATIMA : Fille du Prophète et de sa première épouse Khadija. Épouse
‛Ali et donne au Prophète ses deux seuls petits-fils survivants. Son nom est
arboré par la dynastie shiite des Fatimides.
HASAN : Fils aîné de ‛Ali et de Fatima, cinquième calife pendant
quelques mois (661) avant d’abdiquer au profit de Mu‛awiya.
HUSAYN : Fils cadet de ‛Ali et de Fatima, exterminé avec la plus grande
partie de sa descendance à Karbala en octobre 680.
IBN AL-‘ABBAS : Avec ‛Ali, l’autre cousin germain et plus proche parent
du Prophète. Ancêtre des Abbassides.
AÏCHA : Fille d’Abu Bakr et épouse favorite de Muhammad. Révoltée
contre ‛Ali, vaincue à la bataille du Chameau (656).
Les Muhâjirûn (« Exilés » mecquois qui ont suivi
le Prophète à MÉDINE)
MUHÂJIRÛN : La centaine de familles mecquoises qui ont accompagné
Muhammad dans son exil (Hégire) à Médine. Les quatre premiers califes de
l’Islam sont des Muhâjirûn.
ABU BAKR : Premier calife (632-634), père de Aïcha, réprime la Ridda
(« Apostasie ») d’une grande partie de l’Arabie.
‛UMAR : Deuxième calife (634-644), commande les principales
conquêtes de l’Islam en Irak, Syrie, Égypte. Fonde les camps retranchés
(amsâr) de Kufa, Basra, Fustat. Institue le diwân qui administre les
pensions au profit des conquérants et de leurs descendants. Établit le
calendrier de l’Hégire.
‛UTHMAN : Troisième calife (644-656), Omeyyade élu contre ‛Ali par
un conseil de Muhâjirûn à la mort de ‛Umar. Aurait, selon la tradition,
établi le texte du Coran. Assassiné à Médine.
TALHA, ZUBAYR : Compagnons très proches du Prophète, refusent
l’allégeance à ‛Ali, vaincus et tués à la bataille du Chameau (656).
IBN AL-ZUBAYR : Fils du vaincu du Chameau. Refuse l’allégeance à
Yazid en 680, se proclame calife à La Mecque où il est finalement tué
(692).
Les partis
SHIITES : Parti de ‛Ali, qui le considère comme l’héritier naturel du
Prophète, et qui investira sa descendance (par al-Husayn) de l’héritage des
grâces spirituelles du Prophète.
KHARIJITES : « Dissidents », « révoltés », contre ‛Ali qu’ils avaient
d’abord soutenu contre Mu‛awiya. Massacrés par ‛Ali à Nahrawan (658).
L’un d’eux l’assassine par vengeance. Très actifs en Orient jusqu’au
e e
VIII siècle, au Maghreb jusqu’au X siècle au moins.
SUNNITES : « Gens de la tradition (sunna) ». Le dernier des grands
partis, consolidé seulement au IXe siècle dans le combat contre l’autorité que
prétendent s’attribuer l’imam shiite et le calife abbasside dans la définition
du dogme et de la Loi. Leur opposent la « tradition » du Prophète et des
premiers califes, consignée dans des recueils de hadîth (« dires »
et exemples).
Les Omeyyades
OMEYYADES : Clan le plus puissant de la tribu mecquoise des Quraysh,
la plus importante d’Arabie, où naquit le Prophète. S’opposent d’abord à
l’islam, dirigent la guerre de La Mecque contre les musulmans avant de se
convertir et de jouer un rôle décisif dans les conquêtes.
MU‛AWIYA : Fils d’Abu Sufyan, qui fut l’ennemi du Prophète.
Gouverneur de Syrie (640-660), refuse l’allégeance à ‛Ali après l’assassinat
de son parent ‛Uthman. Sixième calife (661-680) après l’assassinat de ‛Ali
et l’abdication de Hasan.
KHALID IBN AL-WALID : Mecquois, allié aux Omeyyades contre les
musulmans, vainqueur du Prophète à ‛Uhud (625). Converti (629),
conquérant d’une partie de l’Irak et de la Syrie. Le plus brillant chef de
guerre des conquêtes.
‛AMR IBN AL-’AS : Conquérant de l’Égypte, conseiller de Mu‛awiya dans
sa guerre contre ‛Ali.
LAKHMIDES : Dynastie arabe de la steppe irakienne qui gardait la
frontière du désert de l’Empire perse.
GHASSANIDES : Dynastie arabe de l’actuelle Jordanie qui gardait la
frontière du désert de l’Empire romain/byzantin.
ZIYAD IBN ABIHI : « De père inconnu », d’abord partisan de ‛Ali, rejoint
Mu‛awiya qui le reconnaît comme son frère. Gouverneur de l’Irak et des
territoires de l’est (662-674), position qu’il laisse après sa mort à son fils
‛Ubayd Allah (674-686).
YAZID : Fils de Mu‛awiya, deuxième calife omeyyade (680-683).
‘ABD AL-MALIK : Quatrième calife omeyyade (685-705), remporte la
deuxième guerre civile (680-692), fait de l’arabe la langue de l’État,
construit le dôme du Rocher à Jérusalem (691).
AL-HAJJAJ : Fidèle de ‛Abd al-Malik, gouverneur de l’Irak et de l’Iran
(694-714), mate les révoltes des Arabes d’Irak, achève la conquête de
l’Asie centrale (705-714).
KAHINA : Héroïne de la résistance berbère dans l’est de l’Algérie
actuelle. Meurt au combat en 702.
‛UMAR II : Calife de 717 à 720, freine les conquêtes, réorganise l’impôt
pour faire face au problème des premières vagues de conversions à l’islam,
en partie stimulées par le désir d’échapper à l’impôt.
À Cordoue
OMEYYADES DE CORDOUE (756-1031) : Dynastie omeyyade réenracinée en
Espagne par un prince fugitif, échappé au massacre des siens par les
Abbassides après 750, ‛Abd al-Rahman Ier (756-788).
IBN HAFSUN (880-917) : L’insurgé le plus important parmi les Hispaniques
convertis à l’islam. Il tient un moment le quart d’al-Andalus. Ibn Hafsun se
convertit vers 900 au christianisme de ses ancêtres.
‘ABD AL-RAHMAN III AL-NASIR (913-961) : Reprend en 929 le titre de
calife de ses ancêtres de Damas après sa victoire sur les insurgés, en
particulier sur les fils d’Ibn Hafsun (927).
AL-HAKAM II AL-MUSTANSIR (961-976) : Fils et successeur du
précédent, donne à Cordoue un éclat culturel sans précédent. Fait construire
le mihrab de la mosquée.
HISHAM II (976-1013) : Fils et successeur du précédent, placé sous
tutelle dès son avènement par al-Mansur, puis ses fils. Périt pendant la
guerre civile qui met fin au califat.
IBN ABI ‘AMIR AL-MANSUR (978-1002) : Prend le pouvoir au nom de
Hisham. Mène pendant vingt ans des campagnes victorieuses contre le Nord
chrétien de la péninsule.
‘ABD AL-RAHMAN SANJUL (1008-1009) : Fils du précédent, précipite la
guerre civile en prétendant à la succession du calife Hisham, resté sans
enfant.
Les Abbassides
MUKHTAR ET LES « PÉNITENTS » : Révoltés à Kufa en 684 au nom de la
Pénitence qu’exige le massacre d’al-Husayn à Karbala, que les gens de
Kufa n’ont pas su empêcher. Proclament Ibn al-Hanafiya, fils de ‛Ali. Le
caractère révolutionnaire du mouvement lui aliène l’appui de l’aristocratie
des tribus. Mukhtar est vaincu et tué en 687 par le frère d’Ibn al-Zubayr.
IBN AL-HANAFIYA : Fils de ‛Ali et d’une femme de la tribu des Hanafis.
Proclamé par les Pénitents. Après sa mort, ses partisans auraient formé le
premier noyau du soulèvement abbasside.
ABU MUSLIM (m. 755) : Chef du soulèvement abbasside au Khurasan
(747-750), premier Persan à jouer un rôle aussi important dans l’Islam.
ABU JA‛FAR AL-MANSUR (754-775) : Deuxième calife abbasside, met à
mort Abu Muslim, fonde Bagdad en 762.
RAWANDIYA : Partisans abbassides extrémistes dans les troupes
khurassaniennes, qui semblent avoir divinisé les califes. Très attachés à Abu
Muslim, ils se révoltent après son meurtre entre 755 et 760.
HARUN AL-RASHID (786-809) : Cinquième calife abbasside, démet les
vizirs barmécides, répartit par testament le territoire du califat entre ses fils
Amin (Irak et part arabe) et Ma’mun (part persane).
BARMÉCIDES : Première grande famille de vizirs persans, élevée au
pouvoir par al-Mahdi (775-785), destituée par Harun al-Rashid, qui en fut
très proche, en 803. Célèbres pour leur intelligence et leur faste.
AL-AMIN (809-813) : Calife, fils aîné de Harun, vaincu et tué par son
frère Ma’mun.
AL-MA’MUN (813-833) : Son règne est marqué par l’importance qu’il
donne à la philosophie, et par l’interprétation mutazilite des Écritures qu’il
entend imposer comme vérité d’État.
AFSHIN : Prince sogdien au service d’al-Ma’mun et de son frère
Mu‛tasim, illustration de l’importance croissante des ressources guerrières
de l’Asie centrale. Exécuté pour apostasie en 840.
TAHIR, TAHIRIDES : Général victorieux d’al-Ma’mun, qui concède à sa
famille à la fois le gouvernement du Khurasan et celui de Bagdad. La
famille disparaît entre 866 et 873.
‘ALI RIDA : Imam shiite de la descendance d’al-Husayn qu’al-Ma’mun
choisit pour héritier en 816. La révolte de Bagdad et des Abbassides, la
mort de ‛Ali Rida en 818 font échouer le projet. Son tombeau (Meshhed)
est aujourd’hui le sanctuaire le plus vénéré d’Iran.
BABAK : Le plus important des insurgés hostiles à l’Islam dans l’espace
iranien. Tient une large part de l’Azerbaïdjan entre 816 et 837. Il est
finalement vaincu par les troupes sogdiennes du calife al-Mu’tasim,
commandées par le prince Afshin.
IBN HANBAL (m. 855) : Juriste bagdadien, prend la tête de l’opposition
au mutazilisme d’al-Ma’mun. Crée une école juridique fondée sur la place
centrale du hadîth (« dires » du Prophète) que ses disciples rassemblent en
recueils « authentiques ».
AL-MUTAWAKKIL (847-861) : Neveu d’al-Ma’mun, calife à Samarra, il
rompt avec le mutazilisme. Son assassinat ouvre l’époque des grands
troubles, pendant une trentaine d’années.
AL-MUWAFFAQ (m. 891) : « Régent » du califat au nom de son frère
Mu‛tamid (870-892), l’emporte sur les Zanj grâce à de nouvelles levées de
Turcs d’Asie centrale.
HAMDANIDES (880-992) : Arabes de la région de Mossoul, soulevés dès
880. S’emparent de Mossoul et d’Alep au Xe siècle.
TULUNIDES (870-905) : Ibn Tulun, mamlûk turc abbasside, détache
e
l’Égypte de l’empire pendant les troubles de la fin du IX siècle et fonde la
première dynastie turque de l’Islam.
AL-MUQTADIR (908-932) : Calife abbasside, petit-fils du régent al-
Muwaffaq, monté mineur sur le trône. Assassiné par le chef de son armée,
le mamlûk Mu’nis.
BOUYIDES (934-1055) : Dynastie iranienne, issue des bords de la
Caspienne et de la prédication shiite de l’Alide al-Utrush. S’emparent de
Bagdad en 945 et placent le califat abbasside sous tutelle.
‘ADUD AL-DAWLA (975-983) : Le plus illustre des souverains bouyides,
Les lieux
LA MECQUE : Cité natale de Muhammad, des Quraysh, des Omeyyades,
la plus importante d’Arabie avant l’Islam. D’abord hostile, elle se rallie à la
nouvelle religion en 629-630.
MÉDINE : Accueille le Prophète et les Exilés (Muhâjirûn) chassés de
La Mecque. Assure la victoire de l’Islam. Capitale de l’État islamique de
622 à 661 et la victoire de Mu‛awiya, qui déplace la capitale à Damas.
TA’IF : La troisième cité du Hedjaz, avec La Mecque et Médine. Très
liée aux Quraysh, Ta’if refuse de recevoir le Prophète avant que Médine ne
l’accueille. Plusieurs hauts serviteurs des Omeyyades en sont originaires, en
particulier al-Hajjaj.
KUFA, BASRA, FUSTAT : Amsâr (sing. misr), camps retranchés fondés par
les Arabes après la conquête, devenus les villes principales de l’Islam du
er
I siècle, en particulier les deux amsâr irakiens de Basra et Kufa.
QADISIYA (636) : Victoire des musulmans sur les Perses, qui leur livre la
capitale de l’Empire perse Ctésiphon/al-Mada’in, située non loin de
l’actuelle Bagdad.
CHAMEAU (656) : Victoire de ‛Ali, calife, sur Aïcha, Talha et Zubayr
près de Basra. Premier affrontement très sanglant entre musulmans. Talha et
Zubayr sont tués.
SIFFIN (657) : Bataille indécise sur l’Euphrate entre ‛Ali, soutenu par
Kufa, et Mu‛awiya, appuyé par les garnisons arabes de Syrie et d’Égypte.
NAHRAWAN (658) : ‛Ali y extermine les Kharijites qui ont rompu avec
lui après Siffin parce qu’ils refusent toute conciliation avec les Omeyyades.
WASIT (702) : « L’au-milieu » de la route de Kufa à Basra. Al-Hajjaj la
fonde en 702, après sa difficile victoire sur l’armée des Paons, et y installe
la garnison syrienne qui surveille l’Irak.
TRANSOXIANE : Au-delà de l’Oxus, ou Amou-Daria. L’Ouzbékistan et le
Tadjikistan, avec Samarcande et Boukhara, en constituent l’essentiel
aujourd’hui. Conquise par l’Islam entre 705 et 715.
KHURASAN : Quart nord-est de l’Iran d’aujourd’hui, qui déborde sur
l’Afghanistan et la Turkménie (Hérat, Merv, Balkh). Point d’ancrage du
parti abbasside, qui passe à la révolte ouverte, sous la direction d’Abu
Muslim, en 747. Le Khurasan donnera aussi la victoire à al-Ma’mun sur son
frère Amin en 809-813.
BAGDAD : Fondée en 762 par Abu Ja‛far al-Mansur pour s’éloigner de
Kufa, peu sûre, et pour se rapprocher du centre de la production, des
échanges et de la fiscalité de l’Irak.
RAQQA : Potentielle capitale syrienne des Abbassides, en particulier
sous Harun al-Rashid, qui y réside longtemps.
SAMARRA : Fondée en 836 par Mu‛tasim (833-841) pour y loger « ses
Turcs ». La garnison turque écrase la révolte de Bagdad en 865-866.
Samarra est abandonnée en 892 pour permettre de regrouper à Bagdad les
populations urbaines déclinantes de l’Irak.
MADINAT AL-ZAHRA : La Samarra d’al-Andalus, bâtie sur l’ordre de
‛Abd al-Rahman III après la réaffirmation du califat omeyyade (929). Ville
des « Slaves ». Le calife y réside entre 950 environ et la prise du pouvoir
par al-Mansur après 980.
LE CAIRE : Fondée par Jawhar al-Rumi, à quelque distance de Fustat,
capitale des conquérants arabes, pour abriter les troupes et partisans
fatimides, très minoritaires en Égypte. La ville est d’abord fermée à la
population dépendante, les Égyptiens ne peuvent y passer la nuit.
MARRAKECH : Nouvelle capitale du Maghreb, fondée par les
Almoravides en 1062.
MANTZIKERT (1071) : Victoire seldjoukide sur les Byzantins qui enfonce
le front de défense de l’Empire chrétien face à l’Islam, en place depuis
quatre siècles.
ZALLAQA (1086) : Victoire des Almoravides en Espagne sur les forces
du roi de Castille-León Alphonse VI.
Lexique
6. Lorsque ces thèses cristallisent, dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’impopularité de
l’Empire ottoman est générale en Europe. Elle est déjà présente chez Volney ou Venture
de Paradis à la fin du XVIIIe siècle. Elle inspire largement l’expédition d’Égypte de 1798, que
Bonaparte envisageait comme une entreprise de libération des populations du Nil opprimées par
l’incurie ottomane.
7. Là encore, le soufisme maghrébin, subsaharien, caucasien, indien est le plus souvent tenu en
piètre estime et en grande méfiance par les autorités coloniales, à la fois parce que les confréries
soufies sont les foyers potentiels de révoltes jihadistes, et parce que le soufisme populaire a
installé une dévotion routinière et obscurantiste, dont la colonisation ne manquera cependant pas
de se servir. Les réformateurs de l’Islam de la fin du XIXe siècle, avec Muhammad ‛Abdou, puis
les mouvements de lutte contre la présence coloniale – par exemple le FLN algérien –
partageront la même condamnation de ce soufisme devenu de fait l’expression la plus populaire
de la dévotion musulmane au fil des siècles.
8. Bien sûr la position géographique de l’Islam, dans la diagonale aride de l’Ancien Monde, n’a
pas manqué de favoriser ces évolutions historiques, comme le dit éloquemment l’œuvre de
Xavier de Planhol. Sans doute l’un des meilleurs livres de cette écriture de l’échec historique de
l’Islam, et l’un des plus influents, est-il celui de René Grousset, L’Empire des steppes, Paris,
Payot, 1936, qui montre comment les Empires chinois et islamique ont favorisé la naissance du
« guerrier turc » et ces vagues d’invasions qui culminent avec la conquête mongole et faiblissent
avec la généralisation des armes à feu, dans la mesure où elles limitent la supériorité du cavalier.
9. A Study of History, Oxford, Oxford University Press, 1934-1961.
10. En particulier dans Grammaire des civilisations, publié en 1987, mais inspiré d’un texte
rédigé en 1963, immédiatement après l’indépendance de l’Algérie.
11. Sur cette chronologie tripartite, voir Marshall Hodgson, The Venture of Islam, Chicago,
University of Chicago Press, 1974, tome I, p. 99-100.
12. Marshall Hodgson, The Venture of Islam, 3 tomes, op. cit. Il y reconnaît sa dette envers
Hamilton Gibb, probablement le meilleur spécialiste britannique de l’Islam dans l’immédiat
après-guerre, et qui pointa le premier avec autant de force la continuité – et les différences –
entre les Empires iraniens (achéménide, mais surtout sassanide, IIIe-VIIe siècle de notre ère) et
l’Islam (voir Hodgson, tome I, p. 268, 495). Hodgson, dont la capacité de synthèse et de
formulation était remarquable, popularise l’expression « entre Nil et Oxus » (entre Égypte et
Ouzbékistan, pour le dire en termes modernes) pour désigner les territoires centraux de l’Islam,
territoires qui coïncident presque exactement avec ceux de l’Empire achéménide et des
conquêtes d’Alexandre le Grand. Repris par Ira Lapidus, A History of Islamic Societies,
Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 6, 37-41 (à propos de l’origine perse de
l’impôt islamique).
13. Ce sont les Séfévides qui font du shiisme (dit « duodécimain ») la religion officielle de
l’Iran après 1501 ; et il est vrai qu’au fil des siècles, « Persan » est devenu pour les voisins de
l’Iran synonyme de « shiite ». Un persanophone sunnite est un « Tadjik » et non un « Persan ».
14. The Venture of Islam. Publication posthume de l’université de Chicago en 1974. Elle est
terminée par les collègues et élèves de Marshall Hodgson, décédé en 1968.
15. Marshall Hodgson, The Venture…, I, op. cit., p. 173, 186. Repris par Ira Lapidus, A
History…, op. cit., p. 18-22, 30.
16. Marshall Hodgson, The Venture…, op. cit., I, p. 182, 242, 339, 343 (sur la douceur relative
de la sharia, sur la traite, qui n’est pas vue). Bernard Lewis, Race and Color in Islam, New
York-Londres, Harper and Row, 1971 ; trad. française Race et couleur en pays d’Islam, Paris,
Payot, 1982.
17. C’est-à-dire comme Mao, bien sûr, pour un contemporain de la révolution culturelle
chinoise. Marshall Hodgson, The Venture…, op. cit., I, p. 284.
18. Ibidem, I, p. 89, 303.
19. Thème repris par Ira Lapidus, A History…, op. cit., p. 36.
20. On retrouve cette vieille identification de l’Islam au commerce, aux routes et par là au
capitalisme et au progrès dans un autre livre posthume de la même époque, celui de Denis
Lombard, L’Islam dans sa première grandeur, Paris, PUF, 1971 ; Marshall Hodgson,
The Venture…, op. cit., I, p. 43, 130, 282. Sur la superposition de la structure politique et
urbaine de l’Islam aux villages de la tradition irano-sémitique, et sur le fait que l’historien n’est
intéressé que par cette « haute culture » surimposée au quotidien routinier, voir Hodgson,
The Venture…, I, p. 80, 92 ; repris par Ira Lapidus, A History…, op. cit., p. 3-5.
21. Marshall Hodgson, The Venture…, op. cit., I, p. 390.
22. Ibidem, II, p. 64, 91-135.
23. Patricia Crone, Mediaeval Islamic Political Thought, Édimbourg, Edinburgh University
Press, 2004-2005, p. 97 ; Ira Lapidus, A History of Islamic Societies, op. cit., p. 40, 44 à propos
de la diffusion du persan par l’Islam au détriment du sogdien. Le même terme, « fusion des
peuples », se retrouve à propos du califat de Cordoue chez Reinhart Dozy dès 1861.
24. Ira Lapidus, A History…, op. cit., p. 58, 65, 52.
25. Patricia Crone, Medieval Islamic Political Thought, op. cit., p. 3-8. On reconnaît le thème
du grand livre d’Ernst Kantorowicz sur la naissance de l’État en Occident, Les Deux Corps du
roi.
26. Ira Lapidus, A History…, op. cit., p. 104.
27. Ibidem, p. 100-101. Il faut entendre que philosophie, palais, Shiites et Persans sont liés
contre droit ou religion, ville, Sunnites et Arabes. Patricia Crone renchérit : la philosophie n’a
intéressé que la Cour, les philosophes ont méprisé les masses, Medieval…, p. 178-179, 184,
195 ; sur le même thème chez Ira Lapidus, A History…, op. cit., p. 79-82.
28. Ibidem, p. 9, 74, 99. On verra tout au long de ce livre qu’Ibn Khaldûn partage totalement ce
jugement, dont il tire simplement plus de conséquences qu’Ira Lapidus.
29. Ibidem, p. 146 ; sur le lien du soufisme peu à peu hégémonique, avec les périphéries et le
jihâd, p. 140, 192.
30. Bernard Lewis, What Went Wrong ? Western Impact and Middle Eastern Response, Oxford,
Oxford University Press, 2002 ; trad. française Que s’est-il passé ? L’Islam, l’Occident et la
modernité, Paris, Gallimard, 2002.
31. Comme le veut la thèse d’Henri Pirenne dans Mahomet et Charlemagne, op. cit.
32. Étrangement, cette interprétation occidentale rejoint celle du tiers-mondisme le plus agressif
et, aujourd’hui, du jihadisme.
33. Après d’autres, en particulier le comte de Boulainvilliers, Tocqueville affirme
magistralement le rôle central d’une aristocratie dans la fortification de la liberté contre le
despotisme de l’État dans l’histoire de l’Occident.
34. C’est en particulier la thèse de Braudel dans sa Grammaire des civilisations, où il explique
– par avance – la victoire du monde maritime occidental, et en particulier anglo-saxon, sur la
puissance continentale de l’Union soviétique. Le même raisonnement s’applique, à partir de la
fin du Moyen Âge au moins, à l’Islam. Le livre de Christophe Picard, La Mer des califes, Paris,
Seuil, 2015, répond en partie à ces assertions, même s’il préfère les attribuer à Xavier
de Planhol plutôt qu’à Braudel.
35. D’après les subaltern studies, nées en Inde et qui prétendent faire l’histoire du sous-
continent en renversant le regard sur une documentation pour l’essentiel constituée par le
commerce portugais ou la colonisation française et britannique. Bien sûr, ces études, qui ont
accepté d’emblée le qualificatif de « subalterne » n’aboutissent qu’à un tiers-mondisme agressif
qui confirme l’Occident dans sa position centrale, même si elle est jugée néfaste.
36. Cette forme annalistique est adoptée chez l’un et l’autre dès lors qu’ils écrivent l’histoire de
l’Islam. Auparavant – puisque Tabari commence avec la création du monde – leurs
informations, en qualité comme en masse, ne se prêtent pas à cette présentation annalistique.
37. L’Histoire des prophètes, des rois et des califes (Ta’rîkh al-rusul wa-l-muluk wa-l-khulafâ)
est le titre le plus souvent retenu pour cet ouvrage. Cette histoire universelle part de la création
du monde et accorde une large part de ses développements aux prophètes qui ont précédé
l’islam.
38. Le nord-est de l’Iran, région de Nishapur et Tus – aujourd’hui Meshhed. Le Khurasan joue
un rôle capital dans les quatre premiers siècles de l’Islam dont nous faisons l’histoire.
39. On désigne en arabe cet « Exil » de La Mecque à Médine comme l’Hégire (hijra) ; et les
Exilés qui ont suivi Muhammad comme les Muhâjirûn. C’est dans cette étroite aristocratie des
partisans de la première heure que sont choisis les quatre premiers califes, dits « bien-guidés »
(rashîdûn).
40. C’est-à-dire la Turkménie, le Tadjikistan et surtout l’Ouzbékistan d’aujourd’hui. L’historien
moderne y ajouterait le Sind, province du sud du Pakistan occupée en 711, mais l’événement est
visiblement de peu d’importance pour Tabari.
41. Bien que Tabari ne lui accorde que peu d’attention, un survivant omeyyade réussit à
s’enfuir vers l’ouest, gagne l’Espagne où il est reconnu comme souverain par la garnison
syrienne du pays et refonde à Cordoue une dynastie omeyyade, qui reprendra le titre califal en
317/929.
42. Tome II : 632-687 (de la mort du Prophète à la mort de Mukhtar) ; tome III : 687-785 (de la
mort de Mukhtar à l’avènement de Harun al-Rashid) ; tome IV : 785-908 (de Harun al-Rashid à
la victoire fatimide) ; tome V : 908-1021 (de la victoire fatimide au surgissement des Turcs).
CHAPITRE II. IBN KHALDÛN, LES PRINCIPES
1. Sur la vie d’Ibn Khaldûn, voir Abdesselam Cheddadi, en particulier sa traduction de
l’Autobiographie sous le titre Le Voyage d’Occident et d’Orient, Paris, Sindbad, 1980 ; et son
Actualité d’Ibn Khaldûn. Conférences et entretiens, Témara/Rabat, Maison des arts, des sciences
et des lettres, 2006.
2. L’école juridique malikite est hégémonique au Maghreb encore aujourd’hui. En bref, Ibn
Khaldûn est chargé par le pouvoir égyptien de juger et d’administrer l’importante communauté
des marchands, travailleurs et pèlerins maghrébins d’Égypte.
3. Et il est vrai que l’observation, en particulier celle des sociétés coloniales à partir de la fin du
e
XVIII siècle, confirme cette hypothèse massive : l’État préindustriel n’est le plus souvent qu’une
« superstructure » posée sur un monde de villages qui n’ont guère avec lui d’autre relation que
l’acquittement de l’impôt. À qui cet impôt est dû est une question oiseuse pour l’immense
majorité des communautés contribuables. D’où la facilité des conquêtes et des renversements
politiques. Le pouvoir ne tient à la société que par les liens les plus ténus. Nul ne le conteste,
mais nul ne le défend non plus, dans la masse de la population. C’est par exemple ce que
constate encore Sir Stamford Raffles à Java au moment de l’éphémère conquête britannique de
l’île (1811-1816).
4. Ou plutôt palatiales, comme la soie, concédée aux tribus mercenaires turques par la première
dynastie impériale des Han, dès les IIe-Ier siècles avant notre ère. La tribu est constituée par le
succès, gonflée par la victoire, rappelle Hugh Kennedy, The Prophet and the Age of the
Caliphates : The Islamic Near East from the 6th to the 11th Century, Londres, Longman, 2004,
p. 251.
5. Les « invasions barbares » qui affectent la part occidentale de l’Empire romain aux Ve-
e
VI siècles montrent ce même rapport démographique : les peuples germaniques conquérants
représentaient moins de 5 % de l’effectif des populations envahies, en Gaule, en Espagne, en
Afrique, en Italie.
6. David Durand-Guédy, « Goodbye to the Turkmens ? The Military Role of Nomads in Iran
after the Saljûq Conquest », in Kurt Franz et Wolfgang Holzwarth (dir.), Nomad Military Power
in Iran and Adjacent Areas in the Islamic Period, Wiesbaden, Dr Ludwig Reichert, 2015,
p. 105-134. Les troupes turkmènes sont d’une fidélité et donc d’une efficacité aléatoires, mais
remarquablement peu chères dans l’Iran des XIe-XIIIe siècles.
7. Ibn Khaldûn, Kitâb al-‛Ibar ; trad. française Le Livre des Exemples, tome I, édition et trad. de
l’arabe par Abdesselam Cheddadi, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2002, p. 601-
611.
8. Le Livre des Exemples, op. cit., p. 612-620. C’est cette séparation des fonctions productives
et des fonctions guerrières qui explique le mieux la remarque de Hugh Kennedy, The Armies of
the Caliphs. Military and Society in the Early Islamic State, Londres, Routledge, 2001, p. 178, à
savoir qu’il n’y a guère, dans les trois premiers siècles de l’Islam, de progrès dans la technique
militaire islamique. La situation est inversée dans la Chine des Song du sud, où la faiblesse des
armées, l’absence de mercenariat ethniquement distinct de la population majoritaire, conduit à
une véritable recherche technique sur la poudre et les projectiles.
9. Gabriel Martinez-Gros, Brève histoire des empires, op. cit.
10. Karl Jaspers, Origine et sens de l’histoire, Paris, Plon, 1954. La visée de Jaspers est
essentiellement philosophique et relève d’une « histoire des idées » un peu surannée. Mais
l’identification d’une période réellement novatrice – beaucoup plus encore que Jaspers ne le
pense – entre VIIe et IVe siècle avant notre ère, reste un incontestable acquis.
11. Cette accélération remarquable n’en est pas moins très modeste si on la compare aux
rythmes des Temps modernes. La population mondiale double au XIXe siècle, elle quadruple
presque au XXe siècle. Elle a doublé entre 1960 et 2000, au plus fort de l’explosion
démographique du « tiers-monde ».
12. On connaît mal la répartition de la population en Inde, mais tout semble prouver que la
vallée de l’Indus (l’actuel Pakistan) y domine celle du Gange. L’Empire chinois compte
70 millions d’habitants aux alentours immédiats de l’ère chrétienne, et l’Empire romain un peu
plus de 50 millions d’habitants à la même époque (pour la majorité en Méditerranée orientale).
Ces deux empires concentrent à eux seuls la moitié de la population mondiale.
13. Peuple sans nom en effet : ce sont les ethnies bédouines dont l’histoire retient le nom,
puisque ce sont elles qui fondent les dynasties et les empires. Il n’est pas sans intérêt de noter
qu’il en est en partie de même dans l’histoire de l’Occident : nous Français avons retenu le nom
des « bédouins » francs qui envahirent la Gaule à la fin de l’Empire romain, comme les Russes
ont retenu celui des Scandinaves qui ont fondé leurs premières principautés, à Novgorod ou à
Kiev.
14. C’est pourquoi Ibn Khaldûn n’est pas « démenti », comme le croit David Durand-Guédy,
par le fait que Tughril Beg III, dernier sultan seldjoukide d’Iran à la fin du XIIe siècle, soit à la
fois fin lettré et proche des tribus turques bédouines. Le culte du bédouin est en effet à la charge
du sédentaire – qu’était Tughril Beg III. Ibn Khaldûn lui-même, d’origine arabe et entrepreneur
en violences tribales arabes pour le compte des pouvoirs du Maghreb, manifeste cette même
tendresse des descendants sédentaires pour leurs ancêtres bédouins. La différence, c’est que lui
en est conscient.
15. Voir Dimitri Gutas, Greek Thought, Arabic Culture, Londres, Routledge, 1998 ; trad.
française Pensée grecque, culture arabe, Paris, Aubier, 2005.
1. Ibn Khaldûn rapporte l’épisode de la construction d’al-Rusafa, au nord de Bagdad, par al-
Mahdi, obligé de séparer ses troupes « yéménites » et khurassaniennes de celles du calife son
père. ‛Ibar, III, p. 241-242.
2. Les deux garçons étaient donc l’équivalent de frères utérins, plus proches que ne l’étaient
généralement les fils des califes, déjà issus de mères différentes. C’est contre cette conclusion
trop évidente que s’élève Ibn Khaldûn : à ses yeux, encore dans la génération de Harun, la
distance reste considérable entre les maîtres arabes et leurs serviteurs ou « clients », affranchis
au sens romain, d’origine persane. L’histoire d’amour d’un Barmécide avec la sœur de Harun,
où certains de son temps voyaient la cause de la disgrâce des Barmécides, est impossible et
absurde.
3. Le vizir est par excellence le défenseur de la raison face à la brutalité du pouvoir militaire,
auquel il est confronté à l’époque abbasside. Comme le dira au XIIe siècle Turtushi, le métier de
vizir consiste à chevaucher un lion – le souverain. Il n’est pas étonnant que tant de vizirs y aient
perdu la vie. Fille de vizir, Shéhérazade manifeste au féminin les mêmes vertus de parole et
d’intelligence que les hommes de sa lignée.
4. ‛Ibar, III, p. 242.
5. Les Bulgares sont des Turcs pour Ibn Khaldûn – et en effet le peuple de Kroum, qui
l’emporte sur Nicéphore est encore probablement turcophone.
6. On peut attribuer 500 000 habitants à la Bagdad de 813 – c’est la fourchette haute de
l’estimation de Hugh Kennedy.
7. Les ‛ayyârûn, ou « voyous », dont on retrouvera l’équivalent dans toutes les grandes villes de
l’Islam dans les situations de désordre, se manifestent déjà aux côtés d’al-Amin. Voir Hugh
Kennedy, The Prophet and the Age…, op. cit., p. 131.
8. Le mausolée d’Ali Rida (Reza en persan) a donné son nom à la ville du Khurasan qui s’est
créée autour de lui (Mashhad, le « Mausolée »). Elle accueille encore aujourd’hui le plus grand
pèlerinage shiite d’Iran.
9. Le nom de mamlûk (plur. mamâlik) est le mieux connu à cause de la célèbre dynastie des
Mamelouks d’Égypte (XIIIe-XVIe siècle), et sert de terme générique à l’institution des esclaves-
soldats dans l’Islam. Mais Hugh Kennedy fait remarquer à juste titre qu’à cette première époque
abbasside, et d’une manière plus générale dans les territoires de culture persane, c’est le mot
ghulâm (plur. ghilmân, « adolescent ») qui prévaut. En Espagne, les mêmes esclaves-soldats,
d’origine slave aux Xe-XIe siècles, se nomment fatâ (plur. fityân), avec à peu près le même sens
de « page ».
10. « Hommes de religion », mot à mot « savants ». Ce corps de spécialistes se constitue par et
pour le sunnisme, comme on va le voir.
11. Hasan al-Sabbah, fondateur de la secte des Assassins à la fin du XIe siècle, était né dans une
famille shiite de la branche (intellectuellement) modérée qu’on nomme « duodécimaine », avant
de devenir l’un des dirigeants les plus radicaux de la branche opposée des Ismaéliens. Lorsqu’il
fut abordé pour la première fois par un missionnaire ismaélien, qui tenta de lui faire l’éloge du
calife fatimide du Caire, chef des Ismaéliens, Hasan l’interrompit brutalement par ces mots :
« Ne me parle pas du maître du Caire ; c’est un philosophe. » La propagande antiphilosophique
du sunnisme portait donc jusque dans les milieux shiites.
12. Supposer le Coran « incréé », éternel, accorde l’éternité à une autre entité que Dieu. Les
zélateurs de cette thèse sortaient de l’Islam et du monothéisme, aux yeux des mutazilites et du
pouvoir abbasside, d’où l’intensité de la mihna. Au Xe siècle, les théologiens sunnites
prétendront résoudre le problème en faisant du Coran un « attribut » de Dieu.
13. Les recueils de hadîth les plus autorisés et les plus consultés sont ceux de Bukhari et de
Muslim.
14. Dans cette conception, la lignée des imams, que commande la figure de ‛Ali, peut être
considérée comme plus importante que celle du Prophète, puisque l’un n’a fait descendre sur les
humains que le sens apparent, tandis que les autres en révèlent la vérité des secrets. D’où
l’insistance du sunnisme, au fil des générations, sur la Loi intangible, opposée à l’imam shiite,
et aussi sa sacralisation de la personne du Prophète, dernier et suprême Envoyé de Dieu, alors
que le shiisme en fait au mieux le premier des imams, et peut-être le moins important.
15. Un point dont nous ne traiterons pas mérite cependant d’être souligné : les querelles
christologiques des IVe-Ve siècles, où le christianisme définit les grands traits de son orthodoxie,
n’ont pas ignoré le débat sur l’usage de concepts philosophiques que les Évangiles ignoraient ;
mais du moins le corpus sacré était-il conservé dans la même langue grecque de l’empire et de
la philosophie. Le texte des Évangiles est en grec, comme celui d’Aristote. La distance entre
sagesse sacrée et sagesse profane y était bien moindre qu’entre le Coran et l’arabe traduit (du
grec pour une bonne part) dont usaient l’État et les philosophes.
16. En particulier parce que Constantinople, aux Ve-VIe siècles, ville au moins aussi considérable
que Bagdad à son apogée, n’en est pas moins défiée par Antioche et par Alexandrie, sans même
compter l’autorité morale de Rome. Bagdad, héritière de l’abaissement de La Mecque et de
Médine, mais aussi de Basra et de Kufa à l’époque omeyyade, règne pratiquement sans partage
sur les villes de l’empire.
17. C’est le cas par exemple d’Ashinas, l’homme de confiance par excellence d’al-Mu‛tasim et
son gouverneur dans l’Égypte reconquise au détriment des Arabes. Voir Hugh Kennedy,
The Prophet and the Age…, op. cit., p. 137-139.
18. Mais Afshin est exécuté en 840 au terme d’un procès qui lui est intenté pour incroyance et
attachement aux religions antéislamiques, rançon des tensions désormais installées entre
l’appareil militaire et l’appareil civil et clérical du pouvoir. Je remercie ici Frantz Grenet pour
son invitation à la passionnante journée d’études qu’il a consacrée en 2018 à la principauté de
l’Ustrushana, et pour l’intérêt qu’il démontre pour la théorie d’Ibn Khaldûn.
19. Hugh Kennedy, The Prophet and the Age…, op. cit., p. 139.
20. C’est la thèse d’Ibn Khaldûn, reprise et corroborée par Mohamed Talbi, L’Émirat
aghlabide…, op. cit., p. 216. On trouvera une analyse de l’histoire de la Sicile islamique par Ibn
Khaldûn dans Gabriel Martinez-Gros, « Ibn Khaldûn et la Sicile », Il Mezzogiorno normanno-
svevo visto dall’Europa e dal mondo mediterraneo, Bari, 21-24 ottobre 1997, Bari, Edizioni
Dedalo, 1999, p. 295-326. La première expédition, de 827-828, est décimée par une épidémie,
qui tue son chef.
21. Soit Muntasir (861-862), Musta‛in (862-866), Mu‛tazz (866-869), Muhtadi (869-870), enfin
Mu‛tamid (870-892), qui rétablit partiellement l’ordre avec son frère Muwaffaq.
22. Marshall Hodgson, The Venture…, op. cit., II, p. 78-108 en particulier, même s’il évoque
ces problèmes pour une époque un peu postérieure.
23. Les revenus de l’Irak au début du Xe siècle sont trois fois inférieurs à ce qu’ils étaient sous
Harun al-Rashid, cent vingt ans plus tôt. Le marasme démographique et productif est
considérablement aggravé par le recul de l’autorité politique sur le nord et sur le sud du pays
(Mossoul d’une part, la région des marais d’autre part), et sur les autres provinces. L’Égypte,
reconquise en 905 sur les Tulunides, cesse de nouveau de payer l’impôt en 920, du fait de la
menace fatimide, puis en 935, quand elle revient aux Ikhshidides. Hugh Kennedy, The
Prophet…, op. cit., p. 162, 164-165.
24. À la fin du IXe et au début du Xe siècle, l’essentiel des ressources du califat proviennent de
l’Irak et du Khuzistan (l’antique Susiane), puis dans une moindre mesure de l’Iran occidental.
Voir sur ce point la lumineuse analyse de Louis Massignon, La Passion de Husayn ibn Mansûr
Hallâj, Paris, Gallimard, 1975, tome I.
25. Hugh Kennedy, The Armies of the Caliphs…, p. 126, 139-141. The Prophet and the Age…,
p. 163. Sous Mu’nis, mamlûk d’origine grecque qui dirige les armées tout au long du règne d’al-
Muqtadir (908-932) et s’oppose avec succès aux tentatives fatimides sur l’Égypte, l’armée
centrale du califat se réduit à 9 000 hommes.
26. De façon significative, la révolte est « kharijite » aux VIIe-VIIIe siècles, elle est shiite à la fin
du IXe siècle, signe de l’installation de l’empire et de la légitimité de la famille du Prophète dans
les esprits. Sur la révolte des Zanj, voir Alexandre Popovic, La Révolte des esclaves en Iraq au
e e
III /IX siècle, Paris, Paul Geuthner, 1976.
27. Le nombre des victimes de cette guerre de quatorze ans donné par les chroniques
postérieures (entre un million et demi et deux millions et demi de morts) est évidemment très
exagéré. Il n’en indique pas moins l’ampleur de l’épisode, tout comme la place considérable que
Tabari, contemporain des événements, leur accorde.
28. Saffarides dont le nom signifie « travailleurs du cuivre, chaudronniers ». Le berceau de la
dynastie, qui devait s’étendre rapidement à l’ensemble de l’Iran avant de s’effondrer non moins
brutalement, est le Séistan (ou Sijistan), aux confins de l’Iran et de l’Afghanistan, qui échappe
alors largement à l’Islam.
29. Al-Mu‛tadid, fils de Muwaffaq, qui avait participé à la campagne des Zanj, succède à son
oncle Mu‛tamid de 892 à 902, puis viendront ses fils Muktafi de 902 à 908 et al-Muqtadir de
908 à 932.
30. Et la chose est d’autant plus étonnante que les terres de l’Orient musulman sont déjà en
partie acquises au shiisme. Le géographe Muqaddasi, dont les penchants shiites sont avérés, ne
se rend pas en al-Andalus, probablement par crainte de la rigueur du gouvernement omeyyade
contre les missionnaires shiites. Il vante en revanche la liberté de ton et de pensée des sujets des
Samanides – traduisons, leurs sympathies pour les thèses shiites « avancées » des Ismaéliens
qu’il partage.
1. Ibn Khaldûn, Autobiographie, trad. française Abdesselam Cheddadi, Le Livre des Exemples,
op. cit., p. 228-229.
2. C’est sous l’année 408/1018 qu’Ibn al-Athir, que reprend Ibn Khaldûn, note la « sortie des
Turcs de Chine ».
3. Muqaddima, traduction Abdesselam Cheddadi, Le Livre des Exemples, op. cit., p. 532-533.
4. Ibidem, p. 521 (traduction légèrement modifiée et écourtée).
5. Le restaurateur d’un État territorial abbasside, le calife an-Nasir (1180-1225), est accusé par
l’historiographie postérieure de tendances shiites. Le dernier vizir abbasside en 1258 est shiite,
et on attribuera à ses convictions la faiblesse qu’il aurait montrée face aux Mongols – ou la
trahison de l’Islam qu’il aurait ainsi perpétrée, selon les sunnites les plus radicaux.
6. Longtemps contenus par les dynasties berbères de l’ouest du Maghreb, ils s’imposent aussi
dans ce Maghreb extrême après le déclin mérinide, dans le dernier quart du XIVe siècle.
7. Les principautés arméniennes sont occupées par les Byzantins entre 1021 et 1045. Les
Arméniens, jusqu’au règne de Basile II (996-1025), ont joué un rôle majeur dans les armées
byzantines sous cette dynastie « macédonienne » qu’on dit avoir été elle-même d’origine
arménienne. Parmi les empereurs arméniens qui ne sont pas nés dans la pourpre, mais qui ont
conquis le pouvoir par leur talent, Jean Tzimiskès (971-976), avec son prédécesseur Nicéphore
Phocas, un des meilleurs généraux de l’histoire byzantine.
CONCLUSION
1. La Bhagavad-Gita, au cœur des cent mille distiques du Mahabharata, sans doute élaboré aux
alentours de l’ère chrétienne en Inde du Nord.
2. Étrangères aux Arabes bien sûr. Le mot ‛Ajam, « étranger », finit par prendre le sens en arabe
médiéval – puis en osmanli – de « Persan ».
3. Contre 200 pages environ consacrées aux Mamelouks d’Égypte. En fait, les Ottomans se sont
emparés de Brousse, dont ils ont fait leur capitale dès 1326. Avant de s’établir à Constantinople
conquise en 1453, ils résideront à Edirne/Andrinople au début du XVe siècle.
4. L’absence de structure impériale en Inde jusqu’aux invasions musulmanes y a sans aucun
doute entravé la cristallisation du bouddhisme comme religion de masses sédentarisées,
précisément parce que la paix et la sédentarisation n’étaient pas assurées par un empire dans le
sous-continent. Selon Madeleine Biardeau, traductrice du Mahabharata, le gigantesque roman
fondateur de la geste nationale indienne aurait été écrit, aux alentours de l’ère chrétienne, pour
faire pièce au bouddhisme. Son triomphe marque l’échec, en Inde, de la religion du Bouddha.
5. Il n’en reste pas moins que les hommes de religion du IXe siècle, dans l’Empire abbasside en
voie de sédentarisation, éprouvaient déjà le besoin d’euphémisme, d’éloignement de la violence,
qu’on ressent chez beaucoup d’auteurs musulmans, comme Ibn Hazm, par exemple, dans son
étrange explication du jihâd par l’absurde – c’est parce que le jihâd est absurde qu’il est
indiscutablement d’origine divine. Credo quia absurdum…
6. La seule véritable exception est la conquête de l’Inde, engagée par des dynasties, ghaznévide
puis ghuride, qui ont été écartées des terres centrales de l’Islam. En revanche, la lenteur de la
progression seldjoukide en Anatolie, et plus encore celle des Berbères en Afrique subsaharienne
montrent bien que l’intérêt premier des Berbères, des Turcs et des Mongols après eux ne se
trouve pas dans ces espaces de conquête.
7. Voir Mathieu Tillier, L’Invention du cadi…, op. cit., en particulier la conclusion, p. 580 : le
juge devient « musulman » (réduit au cercle du religieux) et cesse d’être « islamique »
(fonctionnaire de l’État, confondu dans ses débuts avec le gouverneur) essentiellement à
l’époque abbasside.
8. Voir ici.
Bibliographie
Plus qu’aucun de ceux que j’ai publiés jusqu’ici, ce livre est redevable
au travail d’enseignant que j’ai eu la chance d’exercer avec un plaisir
croissant jusqu’à ma récente retraite. Il doit l’essentiel de ses vues aux cours
que j’ai dispensés pendant les dix dernières années à l’université de
Nanterre, où j’ai eu le bonheur quotidien de retrouver Emmanuelle Tixier ;
et en particulier à notre préparation de la question d’agrégation d’histoire
« Gouverner en Islam », dont Jean-Louis Gaulin et Yves Poncelet eurent
d’abord l’idée.
Bien sûr, rien n’eut été possible sans l’enthousiasme et la rigueur de
Julien Loiseau, qui m’accompagna au jury d’agrégation, et dont la vigueur
intellectuelle a probablement nourri ces pages au-delà même de la
conscience que j’en ai. Mais comme Emmanuelle et Julien, beaucoup
d’autres peuvent prétendre au rang d’auteurs occultes, par les longues
heures de conversation, et quelquefois de discussions serrées, qu’ils m’ont
consacrées : Cyrille Aillet, Boris James, Mateusz Wilk, Antoine Borrut, et
parmi les plus jeunes, Émilie Kurdziel ou Matthieu Rajohnson. Je n’aurai
garde, dans cette trop courte liste, d’oublier mon vieux complice Hamit
Bozarslan, qui m’accueille depuis tant d’années dans son séminaire de
l’EHESS et dont les étudiants m’ont souvent éclairé par leurs surprenantes
questions.
Enfin ce livre est né d’une rencontre et d’un projet. C’est à Nicolas
Gras-Payen qu’en revient l’initiative. Nous nous sommes retrouvés, tout au
long de la conception et de l’exécution du manuscrit, d’accord sur tout.
Index
Abu Muslim 46, 114, 162, 165-166, 168, 202, 212, 273, 280
Abu Nuwas 78
Adam 21, 43
‘Adud al-Dawla 120-121, 213-215, 226, 228, 275
Afrique noire 65
Afrique subsaharienne 74, 86
al-Amin 47, 102, 115-116, 166, 170, 172, 174, 176, 189, 274, 280
al-Anbar 167
al-Andalus 15, 52, 54, 65, 71, 92-93, 107-108, 114, 117-118, 121, 123, 160,
164, 201, 203-204, 220-223, 227, 233, 240, 243, 245, 247, 256, 260, 272,
280, 288
al-Husayn 45-46, 103, 112, 116-117, 146, 162, 165, 174, 176, 178, 188, 201,
208, 264, 269-270, 273-274, 276, 283
‘Ali 45-47, 50, 112, 136-140, 142-143, 146-147, 162, 165, 170, 178, 180-181,
188, 201, 269-271, 273, 276, 280, 283, 286-287
al-Idrisi 82
al-Ma’mun 32, 47, 51, 78, 102, 105, 116, 166, 170, 172-174, 176-177, 179-180,
182, 186, 188, 194-195, 230, 234, 240, 260, 274-275, 280, 285-286
Almería 225
al-Mu‘izz, calife fatimide 120, 216-217
al-Mu‘izz, souverain ziride 121-122, 229, 237-238
al-Mu‘tadid 118, 206
Arabie 43, 56, 70-71, 75, 80, 105, 107, 111, 115, 118, 127-129, 133, 135, 138,
156, 163, 165, 192, 217, 270-271, 279, 283, 286
Aristote 30, 67
Arjuna 253
Arménie 249
Asie 13, 19-20, 30, 51, 67, 74, 84, 92, 95, 102, 106, 132, 144, 152, 173, 176,
196-197, 257, 259, 272, 274-275
Asie centrale 30, 51, 67, 84, 92, 95, 102, 106, 152, 173, 176, 196-197, 257,
259, 272, 274-275
Asie méridionale 74
Assurbanipal 79
Assyrie 67
Athènes 29, 74
Atlas 244
Austrasie 159
Basra 105, 111-112, 117, 119, 133-135, 138-139, 143, 148, 150, 153, 156, 160,
168, 192, 270, 279-280, 283
Behzad 55
Bengale 288
Berbérie 71, 239, 242
Bétique 96
Bobastro 117, 119, 204-205
Bouddha 67, 74
Christ 30
Chypre 29, 112, 144
Confucius 67, 74
Constantinois algérien 81, 215
Constantinople 46, 73, 84-85, 89, 113, 141, 144-145, 159, 171, 185, 187, 222,
237, 249
Cordoue 15, 29, 51, 78, 85-86, 93, 98, 107, 114, 117, 119-122, 145, 191, 201,
204, 207, 218-226, 234, 241-242, 259, 272, 288
Crète 29
Cyrus 79
Damas 29, 46, 55, 73, 111-113, 117, 119-121, 126, 138, 143, 147-149, 156,
171, 188, 193, 217, 222, 229, 272, 279
Damiette 49
Dandanqan 122, 238
Darius 79
Dorgelès, Roland 16
Durand-Guédy, David 95
Eco, Umberto 13
Égée 249
Égypte 16, 44, 47, 49, 51-52, 54-55, 57-58, 66-67, 71, 80, 86, 92, 103, 107,
111, 114, 116-120, 123, 132-135, 137-139, 143, 145, 150, 152, 171, 176,
186, 188, 191, 194-195, 199, 202, 206, 210, 213, 215-217, 228-231, 234,
237, 239-241, 246, 251, 256, 259-260, 270-271, 275-277, 280-281, 283, 286
Empire islamique 23, 37, 51, 64, 72, 80-81, 84, 93, 95-98, 126, 130, 135, 152,
198, 227, 240, 251, 261, 263
Empire romain 12, 22, 33, 61, 72-73, 80-81, 93, 96, 145, 189, 240, 251, 271
Espagne 14, 29, 46-47, 49-50, 66, 81, 84, 88, 91, 93, 96-98, 106, 113, 156-
161, 164, 197, 199, 201-205, 207, 215, 218-219, 226-227, 237, 242, 245,
247, 259, 272, 281, 288
État islamique 44, 131, 133, 149, 151, 251, 258, 265, 279, 286
États-Unis 18
Euphrate 49, 52, 57, 68, 108, 138, 145-146, 148, 150, 167, 212, 231, 238, 248,
250-251, 254, 259-261, 280
Europe 17, 20, 27-30, 33, 36, 40, 65, 74, 94-95, 220, 240, 289
Evans-Pritchard, Edward 287
Farabi 39
Fars 120, 143, 208-209, 213, 228
Ferdowsi 121
Fès 86, 91-92, 115, 118, 121, 123, 164, 197, 202, 216, 219, 223, 243-244, 259,
276
France 17-18, 255
Galice 224
Galilée 32, 53
Gengis Khan 72
Gérone 115
Gobi, désert de 82
Goethe, Johann Wolfgang von 12, 22
Hartog, François 12
Harun al-Rashid 47, 51, 102, 115, 166-173, 177, 274, 280
Hashim 283
Haute Égypte 121, 277
Héraclius 132
Hérat 280
Ibn Abi ‘Amir al-Mansur 98, 121, 166, 168, 170, 172, 186, 222-226, 242-243, 245,
273, 281
Ibn Abi Duad 188
Ibn al-Athir 40-41, 48-49, 51-52, 84, 101, 162, 212, 246, 278
Ibn al-Furat 118-119, 206, 208, 230
Ifriqiya 44, 49, 81, 84, 86, 92, 107, 112, 115-116, 118, 121-122, 134, 144, 160,
172, 186-187, 189, 194, 200-201, 206, 208, 215-217, 229, 234, 237-238,
242, 246, 256, 259, 276-277, 283
‘Ikrima, fils d’Abu Jahl 130, 287
Irak 31, 44-47, 51-52, 89, 92, 102, 104, 107, 111-114, 127, 131-133, 135, 138-
140, 142-143, 145-151, 153-156, 158, 160-161, 165-168, 170, 172-173, 175,
181, 183, 186, 188, 190, 192-193, 197, 199-200, 208, 210, 213-214, 222,
228, 231, 233, 239, 249, 256-257, 259, 270-272, 274-276, 280, 283
Iran 31, 34-37, 50-51, 84, 86, 89, 91-92, 95-96, 107-108, 114, 116, 119-120,
123, 127-128, 133, 135, 139, 142, 149-150, 153, 172-174, 198, 208-209,
213, 226, 238, 249-250, 272, 274-275, 277, 280, 284, 289
Irlande 288
‘Isa ibn Musa 166
Islam 11, 13, 19-20, 22-24, 27-34, 36-44, 46, 48-51, 56, 62, 65, 70, 72, 75,
79-80, 82, 85-89, 91, 95, 97-98, 101-102, 106-109, 112-113, 115-116, 128-
131, 133-134, 136-140, 144-145, 147-149, 151-153, 155-160, 163-164, 169,
171, 175, 177, 179-180, 182-185, 188-189, 193-199, 201, 203, 205-206, 212,
219, 221, 223, 231, 233-235, 237, 239-240, 243-244, 254-256, 258-259, 261,
263, 265-267, 270, 273-275, 279-281, 285-286, 289
islam 90, 92, 178-179, 187
Jerez 225
Jérusalem 30, 48, 84, 111, 113, 124, 132, 156, 246, 272
Kairouan 50, 73, 92, 112, 115, 118, 122, 134, 144, 149, 157, 164, 197, 201,
216, 229, 237-238, 243, 259, 283
Karbala 46, 50, 103, 112, 117, 146-147, 162, 164-165, 174, 188, 269, 273, 283
Kennedy, Hugh 134, 167
Kepler, Johannes 53
Khalid ibn al-Walid 44, 111, 130-131, 137, 143, 171, 188, 271, 287
Kharistan 113
Khurasan 36, 44, 46-47, 50, 84-86, 95, 102, 105-106, 112-114, 116-118, 121-122,
132-135, 142, 149, 151, 160, 162, 164-168, 170, 172-174, 176, 187, 195,
197, 199, 223, 226-227, 233, 238, 250, 273-275, 278, 280, 283
Koselleck, Reinhart 12
Krishna 253
Kufa 45-46, 73, 105, 111-112, 114, 133-136, 138-140, 143, 146-150, 153, 156,
160, 162, 165-166, 168, 269-270, 273, 276, 279-280, 283
Kutlumush 122, 249
Lahore 86
La Mecque 43-44, 46, 112-113, 119-120, 129, 131, 136-137, 143, 146-148, 171,
193, 217, 222, 243, 270-271, 279, 284-285
Languedoc 159
Lapidus, Ira 38
Latium 73
Le Caire 30, 48-49, 51, 53-54, 89, 120-123, 127, 133, 194, 212, 216-217, 219-
220, 231, 237, 239, 247-248, 250-251, 257, 261, 277, 281
Londres 17
Louis le Pieux 72-73
Maroc 49, 106, 115, 164-165, 219, 223, 239, 243-244, 283
Mas‘ud 238
Maslama 159, 171
Massignon, Louis 107
Mauritanie 243, 279
Médine 43-44, 46, 56, 73, 112-113, 128-129, 131, 136, 138, 146-147, 149, 156,
183, 264, 270, 279, 286
Merv 105, 134, 143, 149, 174-175, 280, 283
Mésopotamie 44, 49, 57, 68, 80, 106, 131-132, 135, 139, 143, 157, 160, 215,
257
Michel Rangabé 173
Moïse 63
Mu‘awiya 45, 49, 112, 136-138, 140-147, 149, 157, 170, 180-181, 219, 221, 255,
269-271, 279-280, 286
Mu‘awiya II 147-148
Muhammad 22, 36, 43-48, 51, 56, 70, 76-77, 111, 114, 117, 127-129, 134-138,
141, 146-147, 149, 165, 169, 174-180, 183-184, 188, 191, 201, 212-213,
234-235, 255, 261, 264, 269-271, 274, 276, 279, 283, 285-288
Myrioképhalon 249
Nahrawan 112, 140, 271, 280
Newton, Isaac 53
Nicée 124, 249
Nicéphore 173
Niger 265
Nubie 238
Nuh Ier 226
Occident 13, 20, 27-34, 38-41, 47-49, 51, 61, 74, 94, 96-97, 103, 107-108, 155,
162, 182, 185, 199-200, 220, 236, 239-240, 251, 255, 259-261
Oman 233
Orient 30, 37, 48-51, 62, 67, 73-74, 88, 92-93, 97-98, 108, 142, 157, 164, 197,
199, 201, 203, 218, 239-240, 246-248, 259-261, 271
Ouzbékistan 280
Oxford 30
Padoue 30
Pakistan 113
Palerme 116
Palestine 112, 134-135, 138, 144, 148, 154, 161-162, 230, 260
Paris 1, 30
Pirenne, Henri 30
Platon 67, 74
Portugal 244
Rome 32, 61, 64, 73-74, 78, 80, 84-85, 94-95, 132, 144-145, 240, 256, 259
Rousseau, Jean-Jacques 71
Sahel 245
Saint-Jacques-de-Compostelle 224
Sinaï 63
Sind 113, 157, 159
Smith, Adam 21
Socrate 67, 74
Soudan 287
Spartacus 192
Staurakios 173
Subuktegin 120-121, 227, 234, 238
Syrie 14, 44-45, 49-52, 57, 80, 84, 86, 107, 111-112, 114, 117-118, 121, 123,
131-140, 143, 145-148, 150, 154, 157, 160-161, 167-168, 170-171, 173-174,
176, 186, 188, 192-194, 201, 204-205, 213, 217, 229-230, 233, 239, 241,
246, 248-250, 256-257, 259, 270-271, 277-278, 280
Syrie-Palestine 50, 84, 246, 277
Tabari 40-42, 44, 46-49, 85, 101, 162
Tadjikistan 280
Tahert 92, 115, 118, 164, 202, 219, 259
Talbi, Mohammed 86
Talha 45, 112, 138, 270, 280
Téhéran 50
‘Ubayd Allah ibn Ziyad 112-113, 118, 143, 147, 201-202, 272
Valmy 12, 22
Velasquez, Diego 23
Vichy 17
Vietnam 16
Wasit 113, 150, 168, 186, 280
Xinjiang 160
Yahya 173
Yazuri 238
Yémen 121, 130, 230
Zoroastre 67
Nuances post-coloniales
La révolution abbasside
La vie
Bédouins et sédentaires
L'exception de l'Islam
Dépotoirs d'empire
Islamisation du centre, résistance des vieux empires aux marges
Repères chronologiques
Chapitre IV - Avant l'empire
Désarmement de l'Irak
L'arabe, langue de l'empire
Révolution abbasside
Continuités ?
Le Khurasan ou la Syrie ?
Chapitre VI - Deuxième vie : le califat se sépare de la guerre et de la religion 780-900
Harun al-Rashid
Le soulèvement shiite
Zanj et Qarmates
À l'ouest, la première affirmation de l'Égypte
Conclusion
Résonances
Personnages et lieux
La famille du Prophète
Les partis
Les Omeyyades
À Cordoue
Les Abbassides
Les Alides
Lexique
Notes
Bibliographie
Remerciements
Index
Cahier photos
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