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Corrigé de dissertation / LPB séquence littérature d’idées RABELAIS, Gargantua

Moine, médecin, éditeur… l’humaniste RABELAIS aura visité plusieurs


mondes et accompli maints métiers, tous contenant leur part de sérieux : dissection
des cadavres, études philologiques et examen savant de l’écriture marotique…
pourtant, c’est bien l’enfant de la Devinière qui soutient à la fois que “le rire est le
propre de l’homme” (prologue de Gargantua) et aussi que “science sans
conscience n’est que ruine de l’âme (lettre de Gargantua à son fils, Pantagruel,
chap 8. de Pantagruel).
A l’échelle du roman Gargantua, le deuxième de la série, celui qui raconte
l’apprentissage de l’ogre facétieux et convivial, c’est bien un astucieux mélange de
sérieux (la guerre y couvre par exemple plus de 50% de l’oeuvre) et le rire (gras,
sans complexe, provocateur) qui se côtoient. Rire et savoir se confirment-ils l’un
l’autre, se menacent-ils, se nourrissent-ils l’un de l’autre? Le rire dans Gargantua
est-il une divertissement léger ou bien une affaire sérieuse?
Nous ferons d’abord que le rire est d’apparence facile et incident, puisque
c’est un rire savamment étudié, et enfin que c’est un rire salutaire, de la plus haute
importance, bref vital.

Rabelais propose, dans Gargantua, un rire facile, gaulois, populaire.


Rabelais ne se prive pas et ne prive pas le lecteur de références grivoises et
scatologiques, dérangeant la bienséance et les usages ; il conclut le chap. 7 par
l’expression « barytonnant du cul » et passe une bonne partie à détailler dans le
vêtement du jeune Gargantua la vigueur sexuelle prometteuse de ce dernier en
consacrant une bonne part du chapitre 8 à la fameuse « braguette » pour y revenir
au chapitre 11 avec la liste des surnoms du sexe de Gargantua (« branche de
corail », « épingle », « petite andouille vermeille» etc.). Il va même jusqu’à
consacrer tout un chapitre (le 13) à « l’invention d’un torchecul ».
Il propose des situations invraisemblables où le registre merveilleux prend souvent
le dessus ; la taille de Gargantua ne saurait être représentée et les activités du
héros sont conformes à ses dimensions hors de portée, comme le confirme le
chapitre 38 « comment Gargantua mangea en salade six pèlerins ». Ce sont aussi
des situations risibles qui servent une tonalité burlesque prenant appui sur la
démesure et l’extravagance : la dérive belliqueuse de Picrochole, qui engage la
moitié des cinquante-huit chapitres du roman tout de même, ne vient-elle pas de
simples fouaces, c’est-à-dire de pain ? Gargantua avait déjà été à deux doigts de la
guerre avec les Parisiens pour un simple larcin de jeunesse, à savoir le vol des
cloches (chap. 17).

Dans Gargantua, le rire reste cependant souvent un rire d’initiés, qui marche
d’autant mieux qu’il repose sur des références sérieuses et compte sur la culture
savante du lecteur.
Le romancier joue sur les mots, ce qui peut faire sourire le lecteur heureux
d’apprécier la correspondance entre le nom et la chose (Gargantua, Grandgousier
renvoyant à la voracité des géants), mais également content de débusquer les
incohérences, ainsi Janotus de Bragmardo (chapitre 19), le sophiste pédant et
hypocrite, a -t-il un nom mixte, assemblage maladroit de latin et d’argot renvoyant
au sexe masculin désigné avec vulgarité (« braquemard » ayant donné







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« Bragmardo »). Cet humour-là suppose une connaissance des étymologies mais
aussi de la culture autorisée
Les passages comiques du roman reposent pour bonne part sur le détournement
parodique des genres et passages obligés du roman épique : naissance et
généalogie avantageuse du héros (chapitre premier qui débute avec la mention de
la « grande chronique pantagruéline » et en fin de phrase, « la généalogie et
antiquité dont nous est venu Gargantua »), puis les exploits militaires (picrocholine
à partir du chapitre 25 jusqu’à la fin du chapitre 48,), avec enfin harangue du chef
militaire (Gargantua aux vaincus, au chapitre 50, sur le modèle des discours
d’avant ou après bataille qui abondent dans les récits d’historiens antiques comme
Tite-Live, Polybe ou Quinte-Curce). La guerre picrocholine peut s’autoriser des
moments de pur délire comme les chapitres où Gymnaste multiplie les prouesses
acrobatiques pour terrasser l’ennemi (moments de bravoure des chapitres 34-35)
ou bien lorsque Gargantua fait tomber des boulets d’artillerie de ses cheveux
(chapitre 37) précisément parce que par ailleurs, elle suit les modèles épiques
antiques de sorte que la parodie a besoin de la norme pour la détourner, tout
comme le rire a besoin de sa base sérieuse pour apparaître subversif.

Pour autant, le rire dans Gargantua n’est pas qu’un exutoire, ni même une
échappatoire à la situation de forte tension qui traverse de part en part le roman
(les conflits jalonnant l’œuvre en effet : tensions entre Gargantua et les Parisiens
aux chapitres 18-19, entre Gargantua et Picrochole, concurrence de la bonne
éducation avec celle des sophistes aux chapitres 22-23, de la raison pratique avec
les croyances aveugles au chapitre 45 etc.). Le rire porte sur des enjeux
déterminants et pose des questions cruciales.
Le rire ne se contente pas de s’adresser aux bons vivants. Il s’adresse aussi aux
férus de théologie, ainsi qu’aux théoriciens de la littérature. Il pose en effet la
question de ce qui est permis ou ne l’est pas, de ce que nous sommes prêts à
admettre de dicible ou indicible, par exemple au chapitre 23, quand il est question
de l’éducation de Gargantua par Ponocrates; là, le narrateur insiste sur le
processus digestif de Gargantua en cumulant un euphémisme, “lieux secrets" puis
un nom “exécrations" déjà parlant, puis son expansion “naturelles”) dans “Puis il
allait aux lieux secrets excr ter le produit des digestions naturelles”. Cette mention
très précise, portée par plusieurs termes d'une phrase ouvrant un paragraphe,
montre par goût de la subversion ce qu’on cache et entend délibérément bousculer
la bienséance. Le rire gêné et gras, portant sur le plus trivial, pose aussi le
problème de ce que nous considérons, ou non, comme faisant partie de la vie :
âme contre corps ou, contre l’anti-dualiste Rabelais, âme et corps ensemble. Ce
rire qui assume sa part scatologique ose aussi la question de ce qui est admis
comme littéraire, comme digne d’être raconté (le lecteur at-il besoin de savoir que
le personnage digère, urine et défèque ?); en cela, il pose du périmètre et de la
définition de l’art. Au moment-même où Rabelais propose ce rire-là, il questionne
donc aussi ses possibilités d’écrivain.
Le rire de Rabelais est-il si rassurant? Où surgit-il dans le roman et où n’est-il pas
requis? Le rire rabelaisien est aussi une entreprise de dissimulation ainsi que de
sélection; il constitue l’enveloppe à dépasser, autrement dit l’épreuve initiatique du
lecteur qui doit dépasser les apparences pour accéder au discours du sage lorsqu’il
s’agit de Socrate (“toujours riant… toujours plaisantant”) au prologue: en ce cas, le


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rire est un écran pour ne pas dire un leurre susceptible d’induire en erreur ; les
mauvais lecteurs s’en tiendront en effet au premier abord bonhomme du
philosophe. Le rire fait le tri, radical, entre ceux qui auront mérité le roman et tous
les autres. En fin de roman en outre, quand Frère Jean résout à sa façon l’énigme
par des considérations et déductions terre-à-terre, il laisse le lecteur très seul avec
la valeur à attribuer au burlesque : appauvrissement du propos de départ, ou bien
mise salutaire des images confuses (“obscures” comme les dénonce Frère Jean)
au niveau trivial d’un réel accessible? Là encore le rire dessine un clivage définitif
entre deux vision du monde inconciliables, ceux qui s’en remettent à une idée
métaphysique, ceux qui se citent d’un réel intelligible (l’hypothèse du “jeu de
paume” au sens littéral que propose le moine). Dit simplement, le rire qui découle
de la simplicité de l’interprétation de Frère Jean après tant d’élucubrations nous
propose deux existences ; celle où on rêvasse, et celle où on vit. Le monde des
images, et le monde réel. Au-delà des questionnements d’inspiration platonicienne,
Rabelais met, par le biais de son personnage le plus haut en couleurs, Frère Jean,
tout lecteur face au choix le plus difficile de son existence : vivre une vie plus ou
moins spéculative, vivre ou ne pas vivre.

Le rire dans Gargantua est certes une bonne distraction ainsi qu’un domaine
d’expérimentations audacieuses, prétexte à des moments de bravoure, mais il est
aussi un biais retors, complexe, pour remonter le fil de questionnements
fondamentaux qui engagent toute une existence humaine. Bien que décomplexé, le
rire rabelaisien n’est ainsi pas universel pour autant, conditionné par la “joie” de
vivre; loin d’être ce rire intellectuel et lointain de contemptateur ou de
contemplateur, le rire dans Gargantua est à la portée de tous ceux qui sont
capables de joie: au fil du roman, les Sophistes (Holopherne n’est capable que
d’une action, désignée par un verbe récurrent, “expliquer”, mais rire, jamais),
Picrochole (qui ne se définit, aux chapitres 26, 32 et 43, que par la “colère” et “le
courroux”), les Thélémites (chapitres 52 à 58) ne rient pas. Les êtres pédants, les
enragés et les purs principes ne rient pas.
Montaigne remet à l’honneur les valeurs humanistes dans ses Essais
(1580), en opposant aux contre-modèles de Gargantua divers modèles : “la
modération” (Essais, I, 29) pour répondre à la colère de Picrochole, les livres (la
vraie culture) et l’art du jugement (“Sur Démocrite et Héraclite”, Essais, I, 50) en
opposition aux Sophistes, “l’expérience” (Essais, III, 13) plutôt que le monde des
idées et des utopies.

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