Zephir

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 7

Revue Roumaine d’Études Francophones 6, 2014, 63-69

Panaït Istrati, un francophone d’avant-garde

Frédérica ZÊPHIR1

L'écrivain roumain Panaït Istrati (1884 – 1935) a écrit la totalité de son


œuvre en français. C'est dans la langue de Molière que cet autodidacte,
«vagabond du monde» comme il se désignait lui-même, a en effet choisi de
livrer, en puisant aux sources de sa mémoire, réceptacle de ses souvenirs
d'enfance dans la cité de Braïla et de ses errances en Méditerranée, une
œuvre qui connut un vif succès durant l’entre-deux-guerres et qui est
actuellement redécouverte par le public. Choisissant de composer l’ensemble
de ses récits en français, Istrati apparaît dès lors comme un précurseur de la
littérature francophone, ses ouvrages revêtant ainsi une dimension
d’exemplarité. C’est cet aspect novateur d’une œuvre illustrant, dès avant le
deuxième conflit mondial, l’importance du français comme langue d’échange et
de partage que nous voudrions aborder ici, en évoquant successivement la
triade des valeurs –identité, altérité, universalité – qui la sous-tendent, puis les
éléments caractéristiques qui font de cette création littéraire un entre-deux
culturel et linguistique tout entier dédié à la célébration des valeurs universelles.

La triade istratienne des valeurs : identité, altérité, universalité

Né dans un hameau proche de Braïla où il déroula une adolescence


vagabonde en côtoyant le petit peuple du grand port danubien, Istrati puise
d’abord son inspiration aux origines même de la tradition populaire roumaine.
Authentique conteur dans la pure lignée des rhapsodes orientaux, il compose
en effet ses récits en adoptant, non seulement des thèmes, mais aussi des
procédés narratifs issus du vieux fonds de la littérature épique orale des
régions du sud du Danube, comme l’illustre son premier cycle narratif, Les
Récits d’Adrien Zograffi, qui ressuscite les vieilles ballades haïdouques
révélées au XIX° siècle par le poète Vasile Alecsandri. Cette source
d’inspiration atteste ainsi l’identité d’Istrati, son attachement profond à ses

1 Université de Nice, Sophia Antipolis, France

63
origines roumaines, son ancrage dans la terre de ses ancêtres. Cette terre,
celle de sa mère, du roumain, sa langue maternelle au double sens du terme,
c’est la terre des Balkans, dernier bastion de la latinité aux confins des univers
slavophone et turcophone ; c’est le pays du Danube, de son delta, de ses
marais, de l’oncle Anghel et de Cosma le haïdouc, celui de l’immense Baragan.
Cette contrée qui a nourri une part de son imaginaire, Istrati ne l’oublie jamais,
et son œuvre résonne de multiples échos de cette prima terra, tant dans le
contenu des récits que, de façon plus pertinente encore, dans la trame même
de l’écriture où la langue d’adoption est émaillée de très nombreux vocables
roumains, plus de quatre-cents dans les premières œuvres selon M.C.Ionescu
(M.C Ionescu, 2008 : p.109).

Cependant, à l’image de sa mère tant aimée, « le seul pilier qui le


retenait dans les heures de désespoir» (Panaït Istrati-Romain Rolland, 1989, p.
140.) mais qu’il doit pourtant abandonner pour découvrir le monde et enrichir sa
pensée, le roumain, sa langue maternelle, élément structurant de son identité
culturelle, racine d’où il tire la sève de sa création, doit lui aussi être, sinon
abandonné, du moins provisoirement désinvesti afin qu’Istrati puisse porter
cette création plus haut et lui faire embrasser un horizon plus large. D’autant
que, s’il est bien enraciné dans la terre roumaine par son ascendance
maternelle, il est aussi fils d’une autre terre par son père, le contrebandier grec
de Faraklata, qu’il n’a jamais connu mais dont l’absence même a fortement
travaillé son imaginaire. Si bien qu’Istrati porte ainsi en lui, au sein même de
son identité le germe de la différence, de l’altérité, de l’Autre venu d’ailleurs
avec ses coutumes, sa culture et sa langue. Et ce père étranger s’inscrit alors
en lui comme l’appel de l’inconnu, le ferment qui fait lever son désir de
connaître, de découvrir d’autres horizons, de comprendre et d’aimer l’autre qu’il
éprouve semblable à lui, tant il est lui- même mêlé, complexe. Métis dans
l’âme, il est en effet tout à la fois la terre du hameau maternel et la grande ville
portuaire ouverte sur le large où accosta le père, la bonté, l’honnêteté de la
blanchisseuse de Braïla et la marginalité du contrebandier grec, les Balkans et
la Méditerranée, la langue roumaine et la langue grecque. « Venu au monde
cosmopolite » comme il le dit ( Panaït Istrati, 2006 : p. 23.) il porte en lui les
valeurs d’universalité, celle de la fraternité d’abord c’est-à-dire la
reconnaissance de l’altérité comme source d’enrichissement et de concorde,
et, plus forte que toutes, la foi dans la bonté profonde de l’homme que ses
vagabondages lui ont permis de découvrir au fond du cœur des êtres les plus
rustres, des paysans misérables, des ouvriers exploités, des exilés , des

64
déclassés de tous ordres et même des forçats, « J’affirme, écrit-il, l’existence
du beau, du sublime, du grandiose dans le cœur des hommes» (Panaït Istrati-
Romain Rolland, 1989 : p. 78).
Chantre de l’amour universel, luttant sa vie durant pour faire
triompher la liberté, la justice et la vérité, il va exprimer cet idéal inlassablement
poursuivi dans la seule langue qui, opérant en lui la synthèse linguistique de
son héritage gréco-roumain, pouvait réaliser son unité intérieure en réunissant
les aspirations opposées léguées par sa double ascendance. Car, par son aura
dans le monde, sa résonnance particulière au cœur des peuples épris de
liberté, et tout particulièrement à celui des Roumains unis à la France par des
liens historiques puissants, le français, langue gréco-latine par excellence, était
à même de traduire la vision à la fois lucide mais généreuse qu’Istrati se faisait
du monde et des hommes.

L’œuvre d’Istrati : un entre-deux culturel et linguistique

C’est donc en créant un univers narratif qui se donne comme un


entre-deux culturel et linguistique qu’Istrati va exposer cette vision du monde,
incarner ces valeurs universelles dans des figures inoubliables issues pour la
plupart de cette humanité cosmopolite qu’il côtoya d’abord dans sa ville, puis
au cours de ses pérégrinations dans l’espace balkano-méditerranéen, séculaire
carrefour des cultures. Ainsi, à partir des impressions éprouvées dans le
creuset culturel de sa cité natale ouverte, par la Mer Noire et le mythique
Bosphore aux influences croisées de l’Orient et de la Méditerranée, forgea-t-il
le cadre envoûtant de son premier récit « C’est là, écrit-il en effet, que je puisai,
dès mon enfance, ces impressions voluptueuses qui devaient me servir plus
tard à composer le cadre et l’atmosphère de Kyra Kyralina » (Panaït Istrati,
2006 : p. 20). Et si, dans le va-et-vient culturel qui caractérise son œuvre, il
revient dans la suite des Récits d’Adrien Zograffi, à la tradition balkanique avec
la mise en scène des haïdoucs, toutes ses autres évocations ont pour cadre
des régions du bassin méditerranéen ou très proches de lui, à commencer par
Constantinople qu’il découvre lorsqu’il quitte pour la première fois son pays en
décembre 1906. Là, au confluent de l’orient et de l’occident où Grecs, Turcs,
Juifs, Arméniens se côtoient dans un brassage de coutumes, de traditions et
de langues exceptionnel, il découvre ce qu’il recherchait depuis toujours c’est-
à-dire un esprit de tolérance, une fraternité qui, transcendant les différences
culturelles, réunit les hommes dans le meilleur de leur humanité.
En Egypte, où le conduit la recherche de son ami Mikhaïl, c’est

65
toujours la même curiosité qui anime Istrati ou plutôt Adrien, son double
diégétique, le même désir d’entrer en contact, de se lier avec des individus qui
semblent « tombés à l’instant des quatre coins du monde » (Panaït Istrati,
2006 : p. 489). Et dans cet oasis de tolérance et de concorde que, de la Grèce
à la Turquie, de l’Egypte au Liban et à la Syrie, le génie méditerranéen
maintient à l’écart du poison des nationalismes exacerbés qui ravageront
l’Europe moins de dix ans plus tard, le dialogue des cultures se décline alors
dans une étourdissante pluralité linguistique où se côtoient le grec, le turc,
l’arabe, l’italien, le yddish, véritable Babel au sommet de laquelle rayonne le
français.
Cette langue française, Adrien-Panaït l’avait d’abord découverte à
Braïla lors de sa rencontre mémorable avec l’énigmatique Mikhaïl, l’aristocrate
russe déclassé et misérable avec lequel il parcourut par la suite le Moyen
Orient. Et le récit de cette rencontre permet à lui seul de se représenter le
prestige que revêtait le français à cette époque quand Istrati écrit :
« Ah ! vous lisez ce livre ? Mais un livre comme celui que vous tenez
dans vos mains ne se lit - ici, dans la rue Grivitza – que par une famille
d’hommes extraordinaires ! Ces hommes, je les considère comme des astres,
moi… Vous êtes un astre, monsieur ! Le fait qui mit en branle la passion
amicale d’Adrien […] fut que ce pouilleux lisait en français » (Panaït Istrati,
2006 : p. 489).

Le français, langue d’échange et de partage

Cette langue française, Adrien-Panaït l’avait d’abord découverte à


Braïla lors de sa rencontre mémorable avec l’énigmatique Mikhaïl, l’aristocrate
russe déclassé et misérable avec lequel il parcourut par la suite le Moyen
Orient. Et le récit de cette rencontre permet à lui seul de se représenter le
prestige que revêtait le français à cette époque quand Istrati écrit :
« Ah ! vous lisez ce livre ? Mais un livre comme celui que vous tenez
dans vos mains ne se lit - ici, dans la rue Grivitza – que par une famille
d’hommes extraordinaires ! Ces hommes, je les considère comme des astres,
moi… Vous êtes un astre, monsieur ! Le fait qui mit en branle la passion
amicale d’Adrien […] fut que ce pouilleux lisait en français » (Panaït Istrati,
2006 : p. 489).
Car le français était alors, dans l’espace balkano-méditerranéen
comme ailleurs, la langue qui, exclusivement diffusée par le truchement de la
littérature, séduisait les esprits et exaltait les cœurs en ouvrant sur une pensée

66
où l’homme était au centre de l’inspiration et de la réflexion des poètes, des
romanciers, des essayistes, des philosophes. Une langue qui, reflétant les
conceptions intellectuelles et artistiques d’une culture humaniste, délivrait un
message d’espoir, ouvrait une perspective de progrès à des peuples encore
régis par des systèmes archaïques, et des classes sociales toujours réduites à
des conditions misérables. Perçue dès cette époque comme une langue de
partage dans la mesure où, par elle, se transmettaient à d’autres sociétés les
idées de liberté, d’égalité, de fraternité héritées des Lumières, le français
propageait à l’étranger une culture fondée sur des valeurs universelles qui
incarnaient, aux yeux du monde, un idéal de civilisation alliant principes
éthiques, grandeur et raffinement.« Civilisation exportée par sa langue et
langue que l’on apprend pour devenir plus civilisé» pour reprendre la belle
formule de Madame Doina Popa-Liseanu (Doina Popa- 2001), le français était
ainsi pratiqué par toutes les aristocraties européennes, étudié par la plupart des
élites intellectuelles et élu par tous ceux qui, à l’instar d’Istrati, aspiraient au
progrès de l’humanité.
C’est son arrivée en Suisse en 1916 qui arrêtera définitivement son
choix du français comme langue d’écriture. C’est en effet là que, réalisant l’un
de ses plus chers désirs d’adolescent, il se met à apprendre « la belle langue
internationale» (Panaït Istrati, 1989 : p. 108) en déchiffrant seul, à l’aide d’un
dictionnaire et de fiches dont il tapisse les murs de sa chambre, le Télémaque
de Fénelon, avant de dévorer en quelques mois les grandes œuvres de
Voltaire, Rousseau, Montaigne, Montesquieu. Mais c’est surtout là qu’il
découvre l’œuvre de Romain Rolland dont le retentissement intérieur va être
décisif dans sa vocation d’écrivain. Car ce que lui révèle la lecture de Jean-
Christophe et des trois premières Vies (Beethoven, Michel-Ange, Tolstoï) c’est
non seulement une pensée dans laquelle il se reconnaît pleinement mais, plus
profondément, une sensibilité semblable à la sienne qu’il rencontre pour la
première fois dans une œuvre littéraire, l’incarnation de la meilleure partie de
lui-même, « C’était la première fois qu’un de mes sentiments secrets se
confirmait » écrit-il en effet à Rolland à propos de sa lecture de la Vie de
Beethoven, (Panaït Istrati-Romain Rolland, 1989 : p. 49) dans une des lettres
de la correspondance qui va fonder entre les deux hommes une amitié
exceptionnelle de plusieurs années. Car avec Rolland, l’un des plus grands
écrivains français de cette époque, prix Nobel de littérature, Istrati découvre
d’abord une personnalité, un homme derrière un artiste, pour lequel il éprouve
une admiration sans borne et un amour profond, et qui va l’aider à réaliser son
œuvre. C’est en effet rassuré, motivé, exhorté même par celui qui est

67
désormais pour lui tout à la fois un guide spirituel, un mentor et un père
symbolique, que ce marginal autodidacte parvient à surmonter les obstacles
suscités par la venue à l’écriture et la création d’une œuvre de cette envergure,
composée dans une langue qui n’était pas la sienne. Et nul doute alors que
cette admiration pour celui qu’Istrati estimait comme le plus insigne
représentant de ce qu’il nomme « l’Ordre de la Pensée généreuse » (Panaït
Istrati, 2006 : p. 427) conjugué à cet amour quasi filial n’aient été déterminants
dans sa volonté d’écrire son œuvre, qu’il voulait non comme une œuvre d’art
mais comme un hymne aux valeurs universelles, en français. Car, par ses
écrits ainsi composés, il voulait aider au triomphe de « cette pensée éducatrice
du cœur de l’homme » (Panaït Istrati, 1989 : p. 135) qu’il considérait, au-delà
même de celle de Rolland, comme l’essence de la pensée française tout
entière dont il se reconnaissait comme le fils spirituel.

Ainsi, Istrati s’inscrit-il pleinement dans l’esprit de la Francophonie


dont il se révèle l’un des précurseurs. Expression de la volonté d’harmoniser,
dans le respect de l’identité et de la spécificité de chacun, la diversité des
peuples et des cultures, celle-ci est en effet, dans l’esprit de ses fondateurs,
d’abord une communauté spirituelle unie par la langue française. « Ecole de la
fraternité universelle» (Zeina El Tibi, 2001 : p. 23), elle n’a de centre que
l’Homme, et son centre est donc partout où est l’Homme dans la diversité des
cultures, des traditions, des religions, des langues de l’humanité. Œuvre
civilisatrice visant à l’épanouissement de l’être humain par l’extension de la
liberté, la solidarité des peuples et la reconnaissance de l’Autre, elle est un
humanisme, la concrétisation de cette « Pensée généreuse » qu’Istrati n’a
cessé de poursuivre dans sa vie et d’exalter dans son œuvre.

Bibliographie

Corpus
Istrati, Panaït, Œuvres I,II,III ,Edition établie et présentée par Linda LE , Phébus
libretto, Paris, 2006.
Istrati, Panaït, Le Vagabond du monde, Edition établie et présentée par Daniel
Lérault, Aux Editions Plein Chant, Bassac, 1989.
Panait Istrati – Romain Rolland, Correspondance intégrale, 1919 – 1935,
Canevas Editeur, Valence-Paris, 1989.

68
Bibliographie critique

El Tibi, Zeina, La Francophonie et le dialogue des cultures, L’Age d’Homme,


Paris, 2001.
Hierse, Giselle, Le Féminin et la langue étrangère, une étude sur
l’apprentissage des langues, L’Harmattan, Paris, 2007.
M.C Ionescu, L’Enonciation culturelle chez Panaït Istrati et Patrick
Chamoiseau : traduction ou trahison ? Revue Voix plurielles, 2008.
Oktapoda-Lu, Efstratia, (sous la direction de), Francophonie et
multiculturalisme dans les Balkans, Publisud, Paris, 2006.
Popa-Liseanu, Doina, Bons Baisers de L’Etranger, L’Année francophone
internationale (AFI), colloque 2001.

69

Vous aimerez peut-être aussi