Zephir
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Frédérica ZÊPHIR1
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origines roumaines, son ancrage dans la terre de ses ancêtres. Cette terre,
celle de sa mère, du roumain, sa langue maternelle au double sens du terme,
c’est la terre des Balkans, dernier bastion de la latinité aux confins des univers
slavophone et turcophone ; c’est le pays du Danube, de son delta, de ses
marais, de l’oncle Anghel et de Cosma le haïdouc, celui de l’immense Baragan.
Cette contrée qui a nourri une part de son imaginaire, Istrati ne l’oublie jamais,
et son œuvre résonne de multiples échos de cette prima terra, tant dans le
contenu des récits que, de façon plus pertinente encore, dans la trame même
de l’écriture où la langue d’adoption est émaillée de très nombreux vocables
roumains, plus de quatre-cents dans les premières œuvres selon M.C.Ionescu
(M.C Ionescu, 2008 : p.109).
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déclassés de tous ordres et même des forçats, « J’affirme, écrit-il, l’existence
du beau, du sublime, du grandiose dans le cœur des hommes» (Panaït Istrati-
Romain Rolland, 1989 : p. 78).
Chantre de l’amour universel, luttant sa vie durant pour faire
triompher la liberté, la justice et la vérité, il va exprimer cet idéal inlassablement
poursuivi dans la seule langue qui, opérant en lui la synthèse linguistique de
son héritage gréco-roumain, pouvait réaliser son unité intérieure en réunissant
les aspirations opposées léguées par sa double ascendance. Car, par son aura
dans le monde, sa résonnance particulière au cœur des peuples épris de
liberté, et tout particulièrement à celui des Roumains unis à la France par des
liens historiques puissants, le français, langue gréco-latine par excellence, était
à même de traduire la vision à la fois lucide mais généreuse qu’Istrati se faisait
du monde et des hommes.
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toujours la même curiosité qui anime Istrati ou plutôt Adrien, son double
diégétique, le même désir d’entrer en contact, de se lier avec des individus qui
semblent « tombés à l’instant des quatre coins du monde » (Panaït Istrati,
2006 : p. 489). Et dans cet oasis de tolérance et de concorde que, de la Grèce
à la Turquie, de l’Egypte au Liban et à la Syrie, le génie méditerranéen
maintient à l’écart du poison des nationalismes exacerbés qui ravageront
l’Europe moins de dix ans plus tard, le dialogue des cultures se décline alors
dans une étourdissante pluralité linguistique où se côtoient le grec, le turc,
l’arabe, l’italien, le yddish, véritable Babel au sommet de laquelle rayonne le
français.
Cette langue française, Adrien-Panaït l’avait d’abord découverte à
Braïla lors de sa rencontre mémorable avec l’énigmatique Mikhaïl, l’aristocrate
russe déclassé et misérable avec lequel il parcourut par la suite le Moyen
Orient. Et le récit de cette rencontre permet à lui seul de se représenter le
prestige que revêtait le français à cette époque quand Istrati écrit :
« Ah ! vous lisez ce livre ? Mais un livre comme celui que vous tenez
dans vos mains ne se lit - ici, dans la rue Grivitza – que par une famille
d’hommes extraordinaires ! Ces hommes, je les considère comme des astres,
moi… Vous êtes un astre, monsieur ! Le fait qui mit en branle la passion
amicale d’Adrien […] fut que ce pouilleux lisait en français » (Panaït Istrati,
2006 : p. 489).
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où l’homme était au centre de l’inspiration et de la réflexion des poètes, des
romanciers, des essayistes, des philosophes. Une langue qui, reflétant les
conceptions intellectuelles et artistiques d’une culture humaniste, délivrait un
message d’espoir, ouvrait une perspective de progrès à des peuples encore
régis par des systèmes archaïques, et des classes sociales toujours réduites à
des conditions misérables. Perçue dès cette époque comme une langue de
partage dans la mesure où, par elle, se transmettaient à d’autres sociétés les
idées de liberté, d’égalité, de fraternité héritées des Lumières, le français
propageait à l’étranger une culture fondée sur des valeurs universelles qui
incarnaient, aux yeux du monde, un idéal de civilisation alliant principes
éthiques, grandeur et raffinement.« Civilisation exportée par sa langue et
langue que l’on apprend pour devenir plus civilisé» pour reprendre la belle
formule de Madame Doina Popa-Liseanu (Doina Popa- 2001), le français était
ainsi pratiqué par toutes les aristocraties européennes, étudié par la plupart des
élites intellectuelles et élu par tous ceux qui, à l’instar d’Istrati, aspiraient au
progrès de l’humanité.
C’est son arrivée en Suisse en 1916 qui arrêtera définitivement son
choix du français comme langue d’écriture. C’est en effet là que, réalisant l’un
de ses plus chers désirs d’adolescent, il se met à apprendre « la belle langue
internationale» (Panaït Istrati, 1989 : p. 108) en déchiffrant seul, à l’aide d’un
dictionnaire et de fiches dont il tapisse les murs de sa chambre, le Télémaque
de Fénelon, avant de dévorer en quelques mois les grandes œuvres de
Voltaire, Rousseau, Montaigne, Montesquieu. Mais c’est surtout là qu’il
découvre l’œuvre de Romain Rolland dont le retentissement intérieur va être
décisif dans sa vocation d’écrivain. Car ce que lui révèle la lecture de Jean-
Christophe et des trois premières Vies (Beethoven, Michel-Ange, Tolstoï) c’est
non seulement une pensée dans laquelle il se reconnaît pleinement mais, plus
profondément, une sensibilité semblable à la sienne qu’il rencontre pour la
première fois dans une œuvre littéraire, l’incarnation de la meilleure partie de
lui-même, « C’était la première fois qu’un de mes sentiments secrets se
confirmait » écrit-il en effet à Rolland à propos de sa lecture de la Vie de
Beethoven, (Panaït Istrati-Romain Rolland, 1989 : p. 49) dans une des lettres
de la correspondance qui va fonder entre les deux hommes une amitié
exceptionnelle de plusieurs années. Car avec Rolland, l’un des plus grands
écrivains français de cette époque, prix Nobel de littérature, Istrati découvre
d’abord une personnalité, un homme derrière un artiste, pour lequel il éprouve
une admiration sans borne et un amour profond, et qui va l’aider à réaliser son
œuvre. C’est en effet rassuré, motivé, exhorté même par celui qui est
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désormais pour lui tout à la fois un guide spirituel, un mentor et un père
symbolique, que ce marginal autodidacte parvient à surmonter les obstacles
suscités par la venue à l’écriture et la création d’une œuvre de cette envergure,
composée dans une langue qui n’était pas la sienne. Et nul doute alors que
cette admiration pour celui qu’Istrati estimait comme le plus insigne
représentant de ce qu’il nomme « l’Ordre de la Pensée généreuse » (Panaït
Istrati, 2006 : p. 427) conjugué à cet amour quasi filial n’aient été déterminants
dans sa volonté d’écrire son œuvre, qu’il voulait non comme une œuvre d’art
mais comme un hymne aux valeurs universelles, en français. Car, par ses
écrits ainsi composés, il voulait aider au triomphe de « cette pensée éducatrice
du cœur de l’homme » (Panaït Istrati, 1989 : p. 135) qu’il considérait, au-delà
même de celle de Rolland, comme l’essence de la pensée française tout
entière dont il se reconnaissait comme le fils spirituel.
Bibliographie
Corpus
Istrati, Panaït, Œuvres I,II,III ,Edition établie et présentée par Linda LE , Phébus
libretto, Paris, 2006.
Istrati, Panaït, Le Vagabond du monde, Edition établie et présentée par Daniel
Lérault, Aux Editions Plein Chant, Bassac, 1989.
Panait Istrati – Romain Rolland, Correspondance intégrale, 1919 – 1935,
Canevas Editeur, Valence-Paris, 1989.
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Bibliographie critique
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