Article 2 2022 2023
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langue étrangère
23 (2005)
Recherche sur l'acquisition des langues étrangères et didactique du FLE
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Muriel Molinié
Retracer son apprentissage : pour quoi
faire ?
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Référence électronique
Muriel Molinié, « Retracer son apprentissage : pour quoi faire ? », Acquisition et interaction en langue
étrangère [En ligne], 23 | 2005, mis en ligne le 15 décembre 2008, consulté le 27 novembre 2013. URL : http://
aile.revues.org/1712
Muriel Molinié
1 Cet article vise à comprendre quelques-uns des processus d’acquisition d’une langue en
contexte exolingue à travers le récit qu’en font deux apprenants de langue dans les « Journaux
d’apprentissage » qu’ils ont écrits à la fin de leur séjour Erasmus en France. Ce séjour de six
mois s’insère dans la durée de leur existence qui, comme le scande le slogan de notre société
cognitive (« Apprendre tout au long de la vie »), doit être associée à une pratique sociale
singulière : apprendre, tout en évaluant soi-même la portée de cet apprentissage. Ce processus
de normalisation sociale des apprentissages se reflète dans les trois questions qui structurent
ces textes : qu’ai-je appris ? comment ai-je appris ? pour quoi faire ?
2 Je consacrerai donc cet article à l’analyse des processus d’acquisition en interaction, (D.
Veronique, 1994), des activités réflexives en situation de communication exolingue, (M.-
T. Vasseur, 1993 ; J. Arditty, 1996), tels que Kukua et Markus les racontent. J’envisagerai
ces « journaux » sous l’angle de la reconnaissance sociale et culturelle que les deux auteurs
attendent de leurs apprentissages. Dans la lignée de l’anthropologie narrative (F. Rastier,
1999), l’écriture réflexive mise en œuvre dans ces textes sera envisagée comme un acte que
l’apprenant adresse socialement à lui-même autant qu’aux autres, afin de se/leur signaler que
son travail d’apprendre à l’étranger s’inscrit dans l’itinéraire de ses interactions sociales :
passées, présentes et à venir.
sujets se font du lien entre leurs pratiques interactionnelles et leur acquisition. En analysant
leur « dire » singulier, on comprendra mieux comment ils mènent leur projet acquisitionnel
en dépit de leurs difficultés interactionnelles. Ceci afin d’enrichir la connaissance que nous
avons aujourd’hui des relations entre interaction, acquisition et activités réflexives.
sa logique), à acquisition : au cours de « la voyage, je jouais bien le role d’etudiante etrangere
enthousiaste qui voulait parler a propos de n’importe quel sujet juste pour parler ». La certitude
que rien ne remplace la pratique conversationnelle pour acquérir une langue, la conviction
qu’elle sait mener ce type d’interaction, la confiance en ses capacités interactionnelles font
partie du bagage de Kukua :
En Angleterre, dans la compagnie de mes camarades en cours, j’etais plutot a l’aise de parler en
francais avec eux si c’etait necessaire, donc j’etais sure que je gererait bien tout seul pendant une
année en France. C’etait avec ces idées en tete que je suis parti de mon pays, et c’etait avec cette
confiance que je parlais le francais avec le conducteur.
10 Kukua est persuadée d’une part qu’elle interagit correctement et, d’autre part, que c’est
en parlant qu’on apprend une langue étrangère. Elle en conclut qu’en France, elle pourra
apprendre la langue puisqu’elle sait bien converser, qu’elle pourra apprendre la langue dans
le cadre de ses interactions conversationnelles. Elle en possède la preuve : cela se passait
déjà comme ça avec ses camarades bilingues en Grande-Bretagne. Le chemin allant du statut
d’apprenant à celui d’interlocuteur a déjà été parcouru par Kukua en situation endolingue. En
revanche, le chemin à parcourir entre le statut d’apprenant alloglotte et celui d’interlocuteur
en situation exolingue reste à effectuer. Parcours ardu qui, dès son arrivée à destination,
commence par une interaction conflictuelle. En effet, au moment de régler sa course, Kukua
s’aperçoit qu’elle a oublié de changer ses livres sterling en euros ! Le chauffeur est furieux (il
ne « cessait pas de crier ») et, dès « (sa) premiere soirée dans le pays » Kukua doit « (se) disputer
en francais ». Tout ceci dans un contexte vécu comme hostile : Kukua découvre la résidence
universitaire dans laquelle elle va devoir vivre : « L’endroit avait l’air tres deprimant a cause
des poubelles plein partout et les fenetres des batiments sales ». Tout est réuni pour que cet
épisode soit « pire qu’un cauchemar ! ». La solution pratique vient de ses compatriotes anglais
qui, arrivant à ce moment-là, prêtent l’argent nécessaire au règlement de la course. Satisfaite,
« Malgre tout ce qui m’est arrivée, je m’en suis sortie », Kukua est également épuisée : « j’avais
l’impression que j’ai passé le partiel le plus difficile dans ma vie ». Une série d’épreuves vont
ainsi ponctuer les trois premiers mois de la vie de Kukua : une période au cours de laquelle
elle ne parvient pas à transformer comme elle le voudrait les situations interactionnelles en
situations acquisitionnelles.
En plus, j’ai trouvé que des que j ai du ouvrir ma bouche pour commander quelque chose, c’etait
evident au vendeur que je suis anglaise, donc parfois, j ai constate que cela a leur fait sourire, et je
ne comprenais pas pourqoui. C’etait comme si chaque fois, je me suis trompé de ce qui je voulais
dire. En consuquence de tout cela, chaque fois, je me suis enervée et cela s est vu !
14 Ne supportant plus ces situations, Kukua cesse complètement d’interagir en français, reste
avec ses amis anglais ou prend elle-même l’initiative de parler anglais avec les Français qu’elle
rencontre.
15 Le coût psychique de cet « impossible travail d’ajustement » (Arditty & Vasseur, 96 : 59)
est important : « chaque fois j’ai été décu et a vrai dire, petit a petit, cela entrainait un vrai
manque d’assurance chez moi. Pendant quelques semaines je detestais de parler en francais
devant beaucoup du monde ». Kukua prend une position de recul et, à l’occasion de l’achat
d’un téléviseur, elle demande à un ami « francais qui parle bien anglais, de poser tous les
questions necessaires au vendeur et repondre pour moi, comme un traducteur, meme si je
savais moi meme comment m’exprimer en francais ». Elle doit alors affronter un nouveau
conflit : celui-ci est cognitif. Certes, elle épargne sa face vis-à-vis des Français, mais elle ne
la sauve ni vis-à-vis d’elle-même, ni de ses ami(e) s anglais. Pire, elle risque de la perdre
complètement lorsque, revenue en Grande Bretagne, elle ne pourra pas se prévaloir auprès
d’eux d’un apprentissage réussi. Ainsi, lorsqu’elle téléphone à ses amis anglais qui passent
eux aussi une année à l’étranger et qu’ils échangent les dernières phrases qu’ils ont apprises :
« Parfois j’avais de l’honte parce que je n’avais pas appris grande chose. Ma plus grande crainte
etait de rentrer en Angleterre avec ma classe ayant fait le plus moins progrès parmi tout le monde ».
16 Cette perspective la déprime, comme elle l’expliquera lors de la soutenance orale de son
« Journal », où elle montre sur un transparent une courbe indiquant qu’entre septembre et
novembre, plus elle parlait anglais, plus son moral baissait.
10. Avec Nicolas, Kukua apprend à parler « l’argot ». Elle estime qu’elle augmente ainsi
sa compétence en français.
11. Un contrat didactique est instauré par Kukua avec les parents enseignants de Nicolas qui
l’accueillent chez eux à plusieurs reprises. Grâce à eux, elle se sent en relation avec la
culture française.
12. Elle repart en Angleterre en faisant un bilan mitigé : elle regrette d’avoir autant tardé à
parler, elle constate cependant ses progrès, elle aborde son retour en ayant conscience de
ne plus douter de ses compétences. Elle a donc développé sa capacité à auto-apprécier
celles-ci :
« Les experiences que j’ai vecu cette année ont ete positives et negatives aussi. Parfois, je regrette
d’attendre aussi longtemps de parler, pourtant je suis satisfaite que j’ai fait du progres et je vais
rentrer a mon université comme quelqu’un beaucoup plus sure de ses compétences ».
38 Cela le conduit à se laisser guider par l’interlocuteur et à coopérer en adoptant un rôle différent
de celui qu’il endossait en langue maternelle.
Cela a pour conséquence un changement de l’attitude personnelle qui atteint parfois une ampleur
étonnante. Dans des situations où on avait l’habitude d’agir avec assurance, sans hésiter et d’une
façon assez dominante on devient soudainement beaucoup plus prudent, calme et réservé.
39 Perte de contrôle sur l’organisation et la planification de son discours, sur l’organisation
dialogique de l’événement communicatif et sur la régulation de cet événement sont imbriqués :
Au lieu de prendre l’initiative on se laisse souvent guider et se contente de réagir. En somme, le
rôle qu’on joue est dans la plupart des cas un rôle plus passif, obéissant et coopératif que celui
qu’on joue normalement. Surtout on essaie d’éviter les conflits et les querelles parce qu’on sait
bien que si on n’a pas la compétence linguistique de présenter ses arguments sous une forme
plaisante et si on ne possède pas tous ces jeux de mots et ces tournures qui rendent un discours
impressionnant et convainquant, on aura du mal à s’imposer contre une personne qui est habile et
expérimentée dans ce domaine. Il en résulte une attitude plus humble et moins exigeante et parfois
on préfère se taire où on était habitué à intervenir ou à contester.
40 Les formulations méta-langagières de Markus s’appliquent donc au code, à l’organisation du
discours, aux conditions de réception et de production physique du message, à l’organisation
dialogique de l’événement communicatif et à la régulation de cet événement. Mais ce qui est
plus original, c’est sa capacité à observer, analyser, théoriser et mettre en relation les différents
paramètres de son vécu interactionnel, à la manière d’un socioanalyste se prenant donc lui-
même comme sujet/objet de sa recherche.
Conclusion
41 Cet article avait pour objectif de montrer comment les activités interactionnelles retracées
par Kukua et Markus sont orientées vers des apprentissages linguistiques, qui eux-mêmes
s’organisent selon des finalités sociales de transfert et de reconnaissance dans le système
éducatif britannique pour l’une, allemand pour l’autre. L’étude des deux textes fait apparaître
une réflexivité méta-langagière à l’intérieur d’une narration qui répond à des finalités de
clarification des enjeux sociaux de cet apprentissage. À ce titre, on peut voir dans ces
textes, une activité narrative de remémoration. Les expériences classiques (Bartlett, 1932) ont
démontré que la mémoire façonne les événements passés de trois manières complémentaires :
la simplification (elle élimine), l’accentuation (elle promeut certains détails ou les exagère) et
la mise en cohérence (on souligne la propension des sujets à fixer le sens de leurs souvenirs).
La mise en récit des processus d’acquisition est, elle aussi, un art de mémoire fondé sur
la sélection, la valorisation et la mise en ordre des événements ayant rythmé ce processus
(Rastier, 1999). Pour quoi faire ?
42 Par le biais des normes sémantiques qui l’organisent, la narration impose aux événements
qu’elle relate les normes sociales en cours. En ce sens, la compétence narrative est également
facteur de socialisation. En effet, la rédaction de leurs ‘journaux’ permet à Markus et à
Kukua de situer leurs apprentissages à l’interface des processus biographiques relatés et des
mécanismes structurels de reconnaissance de leurs acquis.
43 Les notions de « parcours » ou de « trajectoire », sous-jacentes à tout travail consistant
à retracer un processus acquisitionnel, permettent d’analyser les interactions entre leurs
systèmes subjectifs (leurs attentes légitimes : à quoi puis-je prétendre étant donné ce que j’ai
fait ?) et le système des opportunités objectives (que puis-je espérer étant donné l’évolution
probable de mes études). Ces notions permettent de mieux penser la place « de la socialisation
latente, informelle, interactive, par rapport à celle de la socialisation institutionnelle,
formalisée dans des programmes, des circulaires et des cursus officiels » (Dubar, 1998 : 977).
Ceci semble éclairer la place objective et subjective qu’occupe dans la vie des sujets le séjour
linguistique et éducatif, cet entre-deux potentiellement acquisitionnel.
Bibliographie
ARDITTY, J. & M-T. VASSEUR 1996. Les activités réflexives en situation de communication
exolingue : réflexions sur 15 ans de recherche. AILE n° 8, 57-89.
Notes
1 Université de Cergy-Pontoise, UFR Lettres et Sciences Humaines, Dépt. Lettres Modernes.
[email protected]
2 J’ai publié les supports de ces activités dans un manuel de français langue étrangère : Unités 2 et 7,
Campus 3, (2003). Costanzo, Molinié, Pécheur, CLE International.
3 Le texte de Kukua est reproduit ici tel qu’il fut saisi par l’étudiante (sur un clavier ne comportant pas
les accents) et remis à l’enseignante en fin de séjour.
4 Parmi l’ensemble des définitions de la « socialisation », ce modèle semble correspondre à la définition
qu’en donne Robert Lafon dans le Vocabulaire de psychopédagogie de l’enfant : « Intégration de l’enfant
à la société […] par le jeu des moyens de communication, du langage et de la culture, conformément aux
habitudes, aux mœurs, aux croyances et aux idéaux du milieu où il se développe ».
Référence électronique
Muriel Molinié, « Retracer son apprentissage : pour quoi faire ? », Acquisition et interaction en langue
étrangère [En ligne], 23 | 2005, mis en ligne le 15 décembre 2008, consulté le 27 novembre 2013.
URL : http://aile.revues.org/1712
Référence papier
Muriel Molinié, « Retracer son apprentissage : pour quoi faire ? », Acquisition et interaction
en langue étrangère, 23 | 2005, 137-152.
À propos de l'auteur
Muriel Molinié
Centre de Recherche Texte-Histoire & DILTEC
Droits d'auteur
© Tous droits réservés
Résumés
Qu’ai-je appris ? Comment ai-je appris ? Pour quoi faire ? Ces questions structurent les
« Journaux d’apprentissage » écrits par deux apprenants de langue pendant la durée de leur
séjour Erasmus en France. Les réponses formulées par Kukua et Markus à ces trois questions
conduisent à l’hypothèse suivante : à travers le récit de leur apprentissage de langue en situation
exolingue, ces apprenants explicitent les enjeux sociaux liés à l’acte d’apprendre. Vue sous
cet angle, l’écriture réflexive est un acte que l’apprenant adresse à lui-même et aux autres,
dans le but d’inscrire l’acquisition de la langue et le travail d’apprendre dans le continuum de
ses apprentissages sociaux passés, présents et à venir. Pour cela, le récit sélectionne, valorise
et met en ordre les événements. Par les normes sémantiques qui l’organisent, il impose aux
événements qu’il relate les normes sociales selon lesquelles : a) une interaction peut être
promue au statut d’acquisition et b) l’acquisition d’une langue peut attester d’une compétence
à apprendre tout au long de la vie. En ce sens, l’acte de retracer son apprentissage a aussi une
fonction de socialisation.
What did I learn? How did I learn it? What was it all for? Such questions underlie the « Learner
diaries » written by two language students during their Erasmus programme in France. The
answers offered by Kukua and Markus to the above questions suggest that within their account
of their « exolingual » experience lies a description of the social stakes of learning as well as
the methods by which they attempt to make themselves understood.
Taken as such, reflective writing is itself a social undertaking that a learner does in order to
incorporate the learning process and the effort required within the general context of his or her
socialialisation. For this reason the learners select, highlight and order the events they have
experienced. The semantic norms that organize the narration impose social norms upon the
events recounted. In this sense, the transformation of their experience into narrative syntax
also has a socialising function.
Entrées d'index