Tara Collington Chronotophe

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'LA CORRÉLATION ESSENTIELLE DES RAPPORTS SPATIO-TEMPORELS":

LA VALIDITÉ HEURISTIQUE DGTCHRONOTOPE DE BAKHTINE

Tara Leah Collington

A thesis submitteâ in confocmity with the requirements


for the degree of Doctor o f f hilosophy
Graduate Depamnent ofFrench
University of Toronto

O Copyright by Tara Leah Cobgton, 2000


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'TA CORRÉLATION ESSENTIELLE DES RAPPORTS SPATIO-TEMPORELS":
LA VAL ID^^% HEURISTIQUE DU CHRONOTOPE DE BAKHTZNE
Doctor of Philosophy, 2000
Tara Leah Cohgton
Graduate Department of French, University of Toronto

Mikhaïl Bakhtine présente le duonotope, concept cernant "la corrélation essentielle

des rapports spatio-temporels," cornme un nouvel outil dans l'étude historique du roman,

outil qu'il emploie pour tracer une typologie du genre. La première partie de notre thèse

traite du statut du chronotope dans la pensée bakhtinieme. Dans Ie premier chapitre, nous

examinons les origines philosophiques et scientifiques du concept, Dans le deuxième

chapitre, nous traitons du rapport entre le chronotope et d'autres concepts bakhtiniens tels le

dialogisme et le carnaval. Le troisième chapitre est consacré à la portée méthodologique du

chronotope: dans quel sens Bakhtine propose-t-il une nouvelle théorie de Ia temporalité

nanative? quel est Ie rôle relatif qu'il y accorde à t'espace? Pour répondre a ces questions,

nous comparons l'étude "Formes du temps et du chronotope dans le roman" a T e m ~ et


s

Récit. I'oeuvre de Paul Ricoeur sur la temporalité narrative. Ce chapitre se termine par une
discussion du chronotope en tant que principe d'interprétation, notre enquête nous ayant

conduit du domaine de la philosophie, à travers celui de la science, vers celui de la littérature,

pour aboutir à cehi de I'herméneutique Iittéraire. Dans Ia deuxième partie de Ia thèse, nous

entreprenons des analyses chronotopiques de trois romans fiançais du vingtième sikle. Nous

dtudions Mémoires d ' m de Marguerite Yourcenar dans le quatrième chapitre a h de

voir s'entrelacer pIusieurs chronotopes au sein d'un seul texte, créant un processus

d'interaction générique qui peut rendre compte de diverses interprétations du roman.


Ensuite, nous considérons La Nausée de Jean-Paul Sartre, reprenant notre discussion du

rapport entre le chronotope et le carnaval pour examiner comment la déformation de

chronotopes traditionnels produit une parodie des genres. Enfin, nous analysons La Jalousie

d'Alain Robbe-Grillet pour aborder la question de


.- tion eénénaue et pour voir si
~~~
le chronotope peut s'appliquer à un texte dépourvu de cadre spatio-temporel fixe. Dans la

conclusion, nous situons notre discussion à un niveau méta-critique, commentant l'approche

chronotopique qui s'est développée au fi1 de nos analyses textuelles afin de préciser comment

eiie differe de la façon dont Baichthe lui-même emploie le concept.

iii
WMERCIEMENTS

Les travaux de recherches et de rédaction de cette thèse ont été subventionnés par le

Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (1992-96) et par The Imperid Order

of the Daughters of the Empire (1996-97). Leur aide fmancière m'a été indispensable.

Dès le début de mes études à L'université de Toronto, Monsieur le professeur Brian

Fitch m'a vivement encouragée dans mes recherches. En acceptant de diriger une thèse sur

Bakhtine, il a fait preuve d'une curiosité intellectuelle inlassable qui m'a impressionnée et

encouragée à élargir mes propres horizons critiques et intellectuels, le le remercie

chaleureusement de son appui constant. L'organisation de certains chapitres doit beaucoup a

Madame le professeur Janet Paterson dont les remarques judicieuses m'ont énormément

aidée à remanier le travail. Je lui suis très reconnaissante d'avoir voulu me donner ses

conseils professionnels et son soutien personnel. Je remercie également Monsieur le

professeur Clive Thomson pour l'aide précieuse qu'il m'a apportée concernant les études

bakhtiniennes, et pour son encouragement à participer aux colloques internationaux sur

Mikhaïl Bakhtine a Calgary (1997) et i Berlin (1999).

Je n'aurais pas pu compléter ce travaiI sans l'appui de ma famille. Je remercie mes

parents, Radisav et Gertrude Stevamvic ainsi que mes beaux-parents, Mark et ElIen

Cohgton pour tout leur soutien et surtout pour tout ce qu'ils ont fait pour m'aider depuis la

naissance de ma fille en 1996.

Mes remerciements les plus chaleureux sont réservés a mon mari Philip qui m'a

toujours apporté un soutien moral et intellectuel dont je ne pourrais me passer. Et fmaiernent,

un grand merci à Emma, qui m'a fait décowrir de nouveaux chronotopes...


Résumé.......................................................................................................................................
..
il

Remerciements........................................................................................................................ ..iv

Liste des écrits principaux de Bakhtine: éditions fiançaises et renseignements


. ..
sur les éditions russes............................................................................................................... vu
*

Introduction.............................................................................................................................. 1

Chapitre 1
'La Corrélation essentielle des rapports spatio-temporels":
le chronotope bakhtinien....................................................................................................... 12
1. Les Origines d'un concept: le chronotope
i) "L'Eûe-comrne-événement":les origines philosophiques du concept
i) "Presque (mais pas absolument) comme une métaphore": les origines scientifiques
du concept
II. Une Etude: "Formes du temps et du chronotope dans le roman"
i) Chronotype ou chronotope?
ii) La Poétique historique
iii) La Structure de l'étude et les chronotopes principaux
iv) Les "Observations Finales"
v) Le Roman d'apprentissage

Chapitre 2
Le Chronotope par rapport aux autres théories bakhtiniennes du
roman...................................................................................................................................... 66
1, Le Discours plurilinguistique et le dialogisme
II. La Présentation du temps dans le genre romanesque
III. Sur le seuil: l'importance de l'espace dans le roman polyphonique de Dostoïevski
IV. Le Carnaval et le chronotope

Chapitre 3
La Portée méthodologique du concept de chronotope.........................................
.........96
1. La Critique du structuraiisme: le problème du contexte socio-historique et de la plénitude
temporelle
II. Ricoeur, lecteur de Bakhtine
III. Espace, temps et récit
IV. Le Chronotope comme principe d'interprétation
Chapitre 4
Les Deux Yeux de l'histoire: chronologie et géographie dans Mémoires
-rien .............................................................................................................................. 121
1. "Les accidents de la géographie et de l'histoire": Ie chronotope du progrès
II. "Ma chronologie à moi": le chronotope de la biographie
i) "Un relais sur la route du temps": les mémoires romains
ü) "L'Ithaque intérieur": la rhétorique intime
iii) "Ma secrète résidence": la consolation stoïque
m:"Ce monde héroïque": le chronotope du roman-idylle
IV. "La ville éternelle": le chronotope de Rome

Chapitre 5
"Qu'y a-t-il a craindre d'un monde si régulier?": chronotope et carnaval
dans Naus& ................................................................................................................... 182
i) La Thématique du temps
ii) La Structure du j o u d intime
iii) La Question du genre
iv) Chronotope et carnaval: la parodie générique
1. "Bien bourgeoisement dans le monde": le chronotope de la ville provinciale
II. "Les voyages sont la meilleure école": le chronotope des aventures
III. "Un travail de pure imagination": le chronotope de la biographie
i) Roquentin
ii) Rollebon
IV. "Des moments parfaits1': le chronotope de i'idylle amoureuse
V. "Le temps s'&ait arrêté": le chronotope du seuil
VI. "Aujourd'hui c'est Mardi gras": éléments carnavalesques dans
i) Mardi gras
ii) Le Dédoublement parodique
iii) Les Fonctions du corpde corps grotesque
iv) La Nature envahissante
v) Mésalliances, profanation et visions grotesques

Chapitre 6
"Ici l'espace détruit le temps et le temps sabote l'espacen: vers une lecture
chronotopique de ............................................................................................. 254
1. "Elle a compris, puisqu'elIe connaît l'histoirz": le chronotope colonial
II. Faut-il "uncommencement à tout"?: le chronotope du labyrinthe
III. "Avec autaut de discrétion": le chronotope intermédiaire
Liste des écrits principaux de Bakhtine: éditions françaises et renseignements sur les
éditions russes.

De plus amples renseignements sur les éditions françaises se trouvent dans Ia bibliographie.

Aprés chaque titre se trouve une liste des études contenues là-dedans.

Après les citations que nous tirons de Bakhtine, nous aurons recours à des abréviations créées
seIon les conventions de la MLA. Ainsi, "Formes du temps et du chronotope dans le roman"
devient "Formes du temps," "Récit épique et roman" devient "Récit épique," et ainsi de suite.

A moins d'indication contraire, les mots soulignés dans les citations que nous reproduisons le
sont aussi dans l'original.

1. EJthéticiue de la Création Verbale (1984). Traduction des études principales publiées


dans Slovesnw Tvo-. Moscou: Editions Iskoustvo, 1979.

"L'Auteur et le héros": "Avtor i geroj v ésteticheskoj dejatel'nosti" [L'auteur et le


personnage dans l'activité esthétique], écrit en 1922-24.

"Le Roman d'apprentissage dans l'histoire du réalisme": "Roman vospitanija i ego znachenie
v istorii realizma" [Le Roman d'apprentissage et sa signification dans l'histoire du
réalisme], écrit en 1936-38.

''Les Genres du discours": "Problema rechevykh zhanrov" [Le problème des genres
discursifs], écrit en 1952-53-

"Le Problème du texte7': "Problema texta v lingvistike, filologii i gmgikh gumanitarnykh


naukakh. Opyt filosofoskgo anaiiza" [Le problème du texte en linguistique,
philologie et dans les autres sciences humaines. Essai d'analyse philosophique.], écrit
en 1959-61.

"Les Etudes Littéraires aujourd'hui": "Otvet na vopros redakcii Novogo Mir" [Réponse a [a
question du comité de rédaction de Now Mir], publié en 1970 dans H o w Mit.

"Les Carnets 1970-71": "Iz zapisej 1970-197 1 godov" [Extraits des notes des années 1970-
19711.

'Xemarques sur L'épistémologie des sciences humaines": "K fiiosofskim osnovam


gumanitarynykh nauk" [A propos des fondements philosophiques des sciences
humaines], écrit vers 1941.

vii
2. Fsthdtique et théorie du roman (1978). Traduction de Voorosv literaturv i estetiki.
Moscou: Editions Khoudojesîvennaia Literatoura, 1975.

"Le Problème du contenu, du matériau et de Ia foxme dans l'oeuvre littéralle".. "Problema


sodenhanija, materidi i fomy v slovesnom khudozhestvennom worchestve," écrit en
1924.

"Du discours romanesque": "Slovo v romané" [Le Discours dans le roman 1, écrit en 1934-
35.

"Formes du temps et du chronotope dans le roman":"Formy vremeni i khronotopa v


romane," écrit en 1937-38.

"De la Préhistoire du discours romanesque": "Izpredistorii romannogo slova," écrit en 1940.

"Récit épique et roman": "Epos i roman" f17épopéeet le roman], écrit en 1941

"Rabelais et Gogol": "Rable i Gogol," écrit en 1940.

3. JllOeuvrede Friu)cois Rabelais et la cukure populaire au Moyen A?e et sous la


Renaissance (1970). Traduction de Tvorchestvo Fransua Rable i narodnaia kuIYtura
Sredneveko-.
.. . Moscou, 1965. Ecrit en 1940.
*. . * .
4.e - de Dostoïevski (1970). Traduction de Problemv coetdq
Dostocvskogo. Moscou: Sovetskij pisatel, 1963. Version révisée du üvre Problemv
fiorcbesîva DostoevskogQ (1929).

La traduction anglaise, ProbIems of Dostoevskv's Poetics incIut deux appendices contenant:


i) trois hgments de l'édition orignaie du tivre qui ne sont pas repris dans ['édition de 1963.
ii) "Toward a Reworking of the Dostoevsky BOOK':'X pererabotke knigi O Dostoevskovom"
[Au sujet de la révision du livre sur Dostoïevski], publié dans Estetika SIovesnotgQ
Tvort-.

5. Toward a pbilosoahv of t m (1993). Pas de traduction française. Traduction de


.
.. nauiu .I tekhniki: Ezhepodnik 19W5.
"Kfi10906postupka" in FilOZLOfia i sotsi01ogw
Moscou: Nauka,1986.

viii
Introduction

Nous appellerons chronotop_e.ce qui se traduit, Littéralement, par 'temps-espace':


la corrélation essentielle des rapports spatio-temporels, telle qu'elle a été
assimilée par la littérature. Ce terme est propre aux mathématiques; il a été
introduit et adapté sur Ia base de la théorie de la relativité d'Einstein. Mais le sens
spécial qu'il y a reçu nous importe peu. Nous comptons l'introduire dans
l'histoire littéraire presque (mais pas absoiument) comme une métaphore.
--Mikhaïl Bakhtine

L'espace ou le temps. Synchronie ou diachronie. Du célèbre ade G.E. Lessing


qui diffdrencie les "arts spatiaux" (la peinture) des "arts temporels" (la littérature) jusqu'au

"Spatial Fonn in Modem Literature" de Joseph Frank qui insiste sur la nature essentiellement

"spatiale" de la littérature moderne (on réussit a y trouver du sens en la considérant comme une

totalité synchronique après l'acte de lecture), et au m s et Récit, l'oeuvre magistrale de Paul

Ricoeur sur la temporalité narrative dans laquelle il se méfie du principe dialogique qui lui

semble promouvoir une vision "spatiale" de la narration aux dépens du temps, la critique

littéraire repose sur deux présuppositions en ce qui concerne la représentation de l'espace et du

temps dans la narration: 1) l'espace et le temps sont aux antipodes l'un de l'autre en ce qui

concerne l'expression esthétique; et 2) on peut tracer le développement d'un genre artistique (par

exemple, le roman) en étudiant son oscillation entre ces deux extrêmes. Le chronotope de

Mikhaïi Bakhtine représente un changement radical dans la façon de considérer l'espace et le

temps par rapport à la perception esthétique. Bakhtine insiste sur le fait que l'espace et le temps

sont inséparables et que le déveIoppement générique se m d e s t e non pas dans une alternance

entre les deux mais plutôt dans l'évolution de modèIes ou de normes chronotopiques.
2
Chez Lessing et Frank, 'l'espace' et 'le temps' sont des termes qui se réferent uniquement

à la perception esthétique de la part du lecteudspectateur; de cette façon, ils fonctionnent au

niveau extra-textuel. Chez Ricoeur, la notion de 'temps' s'avère être extrêmement complexe,

englobant à la fois la nature essentiellement temporelle de la conscience humaine, la

représentation littéraire de cette conscience, et [a perception de cette représentation littéraire de la

part des lecteurs; c'est une construction tripartite du temps que Ricoeur subsume sous la notion

de "triple rnimèsis." Le chronotope bakhtinien differe des théories de Lessing et de Frank en ce

qu'il se rkfère a la fois à l'espace et au temps représentés dans le texte et à la perception

esthétique de la part des lecteurs. De cene façon, le chronotope ressemble à la mple mimèsis de

Ricoeur: iI ne se limite pas au monde textuet, mais cherche a expliciter l'interaction entre le

monde représenté (le texte) et le monde représentant (la réalité). Dans "Formes du temps et du

chronotope dans le roman," Bakhtine critique explicitement la dichotomie de Lessing (et on

pourrait faire le même reproche à Frank) car elle ne réussit à rendre compte ni de l'assimilation

du temps historique par l'objet esthétique ni du statut que tient l'objet dans le temps (comment

l'objet est perçu par différentes cultures). Comme Ricoeur, Bakhtine insiste sur l'assimilation

littéraire de la conscience historique. Et pourtant, à la différence du chercheur fiançais qui décrit

des procédés narratifs pour saisir le temps tels la chronologie et la datation, le chercheur russe

situe cette assimilation dans la concrétisation du temps dans.


Dans son étude consacrée

au chronotope, Bakhtine introduit ce concept comme un nouvel outil dans l'analyse httéraire,

outil qu'ii définit comme une "catégorie littéraire de la forme et du contenu" et qu'il emploie

surtout pour tracer une typologie historique du genre romanesque (%Formesdu temps" 235).

Mais, comme nous le verrons, le chronotope s'avère être un concept extrêmement complexe et
3

malléabIe, pouvant s'adapter également aux domaines de l'esthétique, de l'analyse littéraire et de

l'herméneutique.

Trop souvent, le chronotope est considéré comme une aberration intéressante dans la

pensée bakhtinienne, dors que l'introduction du terme de chronotope dam le lexique bakhtinien

se base sur une profonde réflexion sur les rapports entre l'espace et le temps dans divers

domaines, tels la philosophie, la littérature et L'herméneutique. Comment devons-nous

comprendre l'emprunt que fait Bakhtuie a la science pour ses propres riflexions sur la littérature?

Dans quel sens le chronotope peut-il fonctionner, sdon Bakhtine, "presque (mais pas

absolument) comme une métaphore?" Quel est le rapport du chronotope aux autres théories

bakhtiniennes du roman? Qu'est-ce qu'une 'Iecture chronotopique' d'un texte pourrait nous

révéler? Cette dernière question est du plus grand intérêt, car Bakhtine lui-même a fait très peu

d'analyses chronotopiques soutenues. En fait, la plupart des oeuvres citées dans "Formes du

tempsy'ne sont mentionnées qu'en passant, tandis que seulement trois ouvrages méritent des

commentaires détaiIIés, dont deux de l'Antiquité (Les Aventures de Leuci~piéet de Ciitouhone

et L'Ane d'or) et un de la Renaissance (l'oeuvre de Rabelais). Assez curieusement, l'analyse de

Rabdais ne cortespond pas nécessairement à ce qu'on aurait imaginé être une "lecture

chronotopique" d'un texte, car "l'espace" et "le temps" y sont rarement mentionnés.

Pour répondre aux questions posées cidessus, nous proposons un travail en deux parties.

Dans la première partie de notre thèse, nous nous lancerons dans une étude approfondie du
chronotope, le but étant de reconstituer et de re-contextualiser le concept en examinant sa genèse

et son rapport aux autres concepts bakhtiniem tels le dialogisme et le carnavd. A notre sens,

nous pouvons apprécier f'origdité et i'utilitt5 du chronotope seulement en étudiant ses origines
4

et son statut conceptuel dans la pensée bakhtinieme. De cette façon, nous examinerons sa

genèse dans les écrits philosophiques de Bakhtine et dans la physique expérimentale du début du

siècle. Ensuite, nous étudierons l'importance de l'espace et du temps dans la formulation

d'autres concepts bakhtiniens tels le dialogisme et le carnaval; enfin, nous considérerons la

portée méthodologique du concept en le situant dans une herméneutique bakhtinieme. Dans la

deuxième partie de la thèse, nous ferons des analyses chronotopiques de trois romans français de
* -
la première moitié du siècle: m o ~ r -e'ics La Nausée, et La Jalousia. Chacune des

analyses textuelles contribuera à la discussion critique du concept de chronotope en reprenant

certaines problématiques soulevées dans la première partie de la thèse.

Les tout premiers écrits de Bakhtine, sous forme d'un commentaire critique de l'éthique

kantienne, témoignent d'un intérêt marqué pour le rapport entre l'espace et le temps--intérêt qui

persiste quand cette réflexion aborde une théorie générale de l'esthétique et, plus

particuliè~ment,une théorie du roman. Dans la formulation de ses théories du fonctionnement

littéraire, Bakhtine lui-même a reconnu l'infiuence de nouvelles théories (concernant l'espaa et

Ie temps) dans les domaines de la physique et de la biologie. Dans notre premier chapitre, nous

examinerons les origines du concept de chronotope, commentant en particulier la nature de

l'échange langagier entre la science et la critique littéraire, et le statut du

concept. Nous proposerons aussi une étude détaillée de l'essai "Forme du temps et du

chronotope dans le roman," considérant sa structure, l'ambiguïté de la terminologie que Bakhtine

y emploie, et la "poétique historique" qu'a cherche à y esquisser. Nous ferons égaiement un

résumé des principaux chronotopes définis par Bakhtine afin de familiariser le lecteur avec Tes

p d e s catégories chronotopiques qui figureront dans nos anaiyses textueIIes.


5

Dans notre deuxième chapitre, nous examinerons la place du chronotope dans ie travail

de Bakhtine sur la critique littéraire. Nous traiterons du rapport entre le chronotope et d'autres

concepts bakhtiniens, considérant les liens entre le chronotope, le discours pluriliaguistique et le

dialogisme bakhtinien. Nous étudierons comment Bakhtine aborde le temps dans le roman, le

rapport entre l'étude sur le chronotope et le livre sur Dostoïevski, et le lien entre le chronotope de

Rabelais et le carnaval-autre concept clef dans les écrits bakhtiniens au sujet du roman.

Notre troisième chapitre sera consacré à une discussion théorique sur [a portée

méthodologique du chronotope. Nous soutenons que le concept de chronotope, ainsi que tout le

travail de Bakhtine au sujet du temps dans le roman, provient de sa critique du structuralisme.

Puisque le roman est le genre qui réussit le mieux à saisir le discours humain dans toute sa

spécificité historique, il nous faut des méthodologies qui puissent rendre compte de la complexité

spatio-temporelle de ce genre. Dans quel sens Bakhtine propose-t-il une nouvelle théorie de la

temporalité narrative, et quel est le rôle relatif accordé à l'espace dans le concept de chronotope?

Nous essayerons de répondre à ces questions en comparant l'étude du chronotope aux écrits de

Paul Ricoeur sur la temporalité narrative.' Ricoeur et Bakhtine insistent tous deux sur

L'assimilation du temps historique par le roman mais proposent différentes solutions quant à sa

Si nous n'étudions pas le rapport entre le chronotope et les théories de Lessing et de


Frank, c'est que Stacy Burton, dans sa dissertation ''Bakhtin and the Experience of Temporality
in Faulkner and Butor," analyse longuement la dichotomie entre les arts temporels et les arts
spatiaux proposée par Lessing en 1766 et son effet sur la critique ultérieure (IO-15,27), ainsi que
la 'forme spatiale' de Frank (50-59). Dans la première partie de sa thèse, Burton fait un &umé
de diverses approches critiques et philosophiques pour étudier la temporalité en générai et, plus
particdièrement, la temporalité narrative. Nous y trouverons un survol des philosophes/critiques
de Kant, à Auerbach, A..A. Mendilow (Time and the Novel.) et W. Holdheim (The Hermeneutic
. . .
Mode: Essavs on T i r n e m e and J .I' t e w TheoaI,les plus longs commentaires étant
réservés pour Lukacs et Heidegger. Pourtant, Burton ne fait qu'évoquer en passant l'oeuvre de
Ricoeur.
6
configuration romanesque. Là où Ricoeur voit I'historicisation de la fiction dans l'emploi des

techniques propres au récit historique (par exemple, la chronologie et la génealogie), Bakhtine

voit la concrétisation du temps dans m a c e r w du texte. Ce chapitre se terminera par

une discussion du chronotope en tant que principe d'interprétation, notre enquête sur le

chronotope nous ayant conduit du domaine de la philosophie, à travers celui de la science, vers

celui de la littérature, pour aboutir à celui de l'herméneutique littéraire.

Bakhtine lui-même a recours au chronotope afin d'esquisser une typoiogie générique du

roman: il identifie tel ou tel chronotope particulier qui correspond à une époque et à un sous-

genre romanesque particulier. Par exemple, "le chronotope de l'aventure" caractérise le roman

grec tandis que celui du "salon" caractérise le roman Fançais du XIX' siècle. Dans chaque

oeuvre qu'il considère, Bakhtine fait donc ressortir un seul chronotope. Il suggère pourtant que

plusieurs chronotopes peuvent coexister dans une relation dialogique au sein d'un seul et mème

roman. Dans les trois chapitres d'analyses textuelles, nous essayerons de cerner ce dialogue de

chronotopes*

Le choix des trois textes a étudier était a la fois motivé et arbitraire. Chacun des textes

présente un point de vue narratiflimité, et esquisse le portrait psychologique du personnage

principd: Mémoires d'Hadrien et Lasont racontés à la première personne tandis que la

narration a la troisième personne de Lacorrespond plus ou moins à une narration à Ia


première personne dans laquelle l'identité de cette personne aurait été supprimée. De cette façon,

chaque roman soulève clairement 1a question qui préoccupait Bakhtine, celle de Ia présentation

de "l'image de l'homme en littérature" ("Formes du temps" 238). Qui plus est, chaque roman a

provoqué des commentaires critiques au sujet de son statut générique. Ensuite, la probIématique
7
de l'espace etlou du temps figure dans chacun, que ce soit au niveau thématique (la nature du

passage du temps, lTimporbncedu lieu) ou au niveau des déictiques (I'inconsistance des indices

spatiaux et temporels). Finalement, les trois romans évoquent chacun un problème particulier

soulevé dans la partie théorique de la thèse: l'interaction générique et la concrétisation d'une

conscience historique dans l'espace textuel; la parde générique et la camavalisation de la

littérature; l'expérimentation générique et la possibilité même de faire une lecture chronotopique

d'un texte oh Ies indices spatio-temporels ne s'accordent pas. Cela dit, si le choix d'étudier un

roman 'historique,' un roman 'parodique' et un 'Nouveau Roman' a été fait en fonction de ces

questions théoriques, le choix des textes particuliers reste très personnel. Nous avons voulu

considérer des romans qui ont provoqué des réactions critiques en ce qui concerne leur

présentation de l'espace et/ou du temps. Ce n'était pas que nous ayons tout de suite vu des

chronotopes facilement identifiables dans les textes en question. Au contraire, parfois le résultat

de notre analyse nous a surpris, surtout dans ie cas de La Jalousie car, si nous avons anticipé le

premier chronotope que nous étudions dans ce texte (le chronotope colonial), nous ne nous

attendions pas a trouver les deux autres que nous y dkeions. Ce qui nous importait le plus,

c'était le statut générique des textes: M&~Q& repose sur un mtilange unique d'histoire et de

fiction; bien que les aitiques notent certains aspects parodiques de b t ce texte est avant
tout considéré comme un roman pidosophique, et non parodique; Ja Jalousie nous paraît le

meilIeur exemple du Nouveau Roman. Ainsi, nous avons surtout choisi des textes que nous

souhaitions commenter et aaaiyser en détaii-des textes qui nous intriguaient; des textes d'une

grande subtilité que nous avons pris pIaisir a lire et à relire, chaque fois en remarquant des

éléments qui passaient inaperçus lors de la lecture précédente,


8
. .
Dès sa parution, Memoires d'Hadrien a provoqué un débat critique au sujet de sa

ciassification générique: roman historique ou biographie. En faisant une lecture chronotopique

de ce texte, nous souhaitons faire ressortir comment plusieurs chronotopes peuvent s'entrelacer

au sein d'un seul texte, et démontrer que cette superposition de chronotopes correspond à un

processus
- ' ic
. ,. qui pourrait incorporer diverso interprétations du roman.

Une analyse de La Nausée occasionnera une discussion de la déformation des chronotopes. Que

se passe-t-il quand les indices textuels semblent se conformer aux modèles chronotopiques et

génériques bien connus (par exemple, le chronotope de l'aventure) mais finissent par Les

déformer? Dans ce chapitre, nous aborderons la question de la parodie ~énériqueen reprenant

notre discussion du rapport entre le chronotope et la notion bakhtinienne de carnaval et en

considérant le processus de sédimentation et de rupture générique que nous appréhendons dans

ce texte. Lors de notre dernière analyse textuelle, nous souhaitons dkterminer [es limites de

l'analyse chronotopique en étudiant La Jalousie. Pouvons-nous identifier des chronotopes dans

le Nouveau Roman? Qu'est-ce qui se passe quand la déformation des indices spatio-temporels

devient la norme, surtout quand on ne peut établir ni une chronologie ni un cadre scénique fixes?

Comment le chronotope pourrait4 affronter cette -ntation


, .
~g&naucqui semble nier le

fondement même du concept, à savoir, "la corrélation essentielle des rapports spatio-temporels?"

Dans notre conclusion, nous situons notre discussion à un niveau méta-critique, commentant
L'approchechronotopiquequi s'est développée qu fi1de nos analyses textuelles et démontrant

comment eiie W e r e de la façon dont Bakhtine lui-même empIoie le concept. Dans cette thèse,

nous visons avant tout l'intégration de la théorie Iittéraire à la pratique de L'analyse littéraire. Ce

faisant, nous espérons à la fois ajouter de nouveaux éléments i ta compréhension du concept de


9
chronotope et à celle des romans en question.

Avant de commencer notre enquête sur le chronotope, il faudrait commenter brièvement

le statut des textes bakhtiniens et les éditions consultées pour les fins de nos recherches. S'il est

vrai qu'une certaine confiision existe en ce qui concerne la provenance de quelques textes dits

"disputés" (notamment Le Freudisme, Le M e et la ~ h j du w


-1 et b Méthod~

formelle dans les études littémir&, les textes principaux concernant le chronotope et la

représentation littéraire de l'espace ou du temps, textes auxquels nous nous référerons tout au

long de cette thèse, sont incontestés; à savoir, "Formes du temps et du chronotope dans le

roman," "Récit épique et roman," "Le Roman d'apprentissage dans l'histoire du réalisme,"
..
Problèmes de la Doetiaue de Dostoïevski, et L'Oeuvre de Francois Rabelais et la culture

laire au Moven ilge et sous la .- Nous renvoyons tout lecteur désirant poursuivre

la question des textes dont I'identite de l'auteur est disputée à Clark et Holquist ("The Disputed
. .
Texts," -146-70), à Gary Sad Morson et Cary1 Emerson ("The Disputed Texts,"
, . B&
ikhail th: Creation of a Prosaics 10 1- 119), et à Nina Perlina ("Bakhtin-Medvedev-

Voloshinov: An Apple of Discourse").

Le statut de l'essai sur le chronotope en tant qu'étude unifiée pose un autre problème. Le

corps de cet essai date des années 1937-38, sa conclusion apparemment de 1973. Dans un livre

récent, Anthony Wall a soutenu qu'étant donné la nature fiagrnutaire de cette étude, "il ne s'agit

probablement pas d'un seul essai dans les manuscrits de Bakhtiae, mais plutôt d'un ensemble de

notes détaillées que les éditeurs russes de Bakhtine ont transformées en essai" 13,

note 4). Qui plus est, l'autre étude traitant le chronotope en détail (ce concept n'est mentionné

qu'en passant dans le livre sur Rabelais et dans les "Carnets"), "Le Roman d'apprentissage dans
l'histoire du réalisme," n'est qu'un fiagrnent d'un plus grand travail sur Goethe,

malheureusement perdu (Morson et Emerson, Creation 405). En attendant la ré-édition des

études du chronotope par des chercheurs aux archives bakhtinie~es,nous hésitons à nous

prononcer au sujet de I'intégrité de "Formes du temps"; nous précisons que le volume contenant

l'essai sur le chronotope est déjà sorti, mais n'a pas encore été traduit du russe. Puisque notre

travail porte à la fois sur Bakhtiae et sur trois textes particuliers de la littérature fiançaise du XX'

siècle, puisqu'il entame aussi une comparaison de I'oeuvre de Bakthine avec celle de Paul

Ricoeur, et adopte une approche textuelle qui dépasse les limites de l'analyse chronotopique telle

que pratiquée par Bakhtine lui-même, il nous semble que notre étude ne dépend nullement de la

genèse de l'oeuvre bakhtinieme. De nouveaux renseignements en ce qui concerne Ia rédaction

de diverses parties de ces études ne pourraient qu'ajouter de nouvelles dimensions à notre travail

sur I'évolution du concept de chronotope dans la pensée de Bakhtine mais, à notre sens, ils

seraient moins pertinents pour d'autres aspects de notre thèse.

Il reste Ia question de la traduction. D'après Tzvetan Todorov, les traductions existantes

de Bakhtine sont sujettes à caution. JI aflirme: "Les traductions existent; mais je ne suis par sûr
qu'il faille vraiment s'en réjouir," ajoutant que quelques concepts essentiels tels le "~iscour~"
et

sont rendus par des 'Cquivaients' déroutants, ou bien disparaissent purement et


simplement devant Ie souci qu'a le traducteur d'éviter Ies répétitions ou les
obscurités. De plus, le même mot russe n'est pas toujours traduit de la même
façon par les différents traducteurs, ce qui peut créer au lecteur occidental des
difficultés artificielles. ( P r i n c i ~11).

Un bon exempIe de cette confiision terminologique se trouve tout au début de l'étude du

chronotope. Là où Bakhtine choisit de répéter la forme adjectivaie "chronotopique" pour parler


11

de "l'image de l'homme en bttérature" TOT o6pa3 BcerAa m e m e H H o ~ O H O T O ~ ~ H "

235, nous soulignons), Ia traductrice fiançaise opte pour "image toujours

essentiellement ("Formes du temps" 238, nous soulignons), tandis que les

traducteurs américains préservent la construction originale: "The image of man is aiways

intrinsically sjiconoto~iç''("Forms of Tie"85, nous soulignons)? Au cours de nos recherches,

nous avons consulté et comparé les traductions françaises et anglaises des oeuvres de Bakhtine,

vérifiant de temps a autre des passages particulièrement épineux dans i'étude sur le chronotope et

indiquant dans des notes des variantes de traduction. Heureusement, bien que soit un

néologisme, ta question de la traduction n'entre pas dans l'étude de ce concept car les racines

grecques de ce mot sont évidentes aussi bien en russe qu'en français ou en anglais: khronos

(temps) et fPaQS (lieu).

Une étude qui pose beaucoup de problèmes en ce qui concerne la traduction est "De la
préhistoire du discours romanesque." La traductrice fiançaise emploie deux termes différents, Te
"pilurilinguisrne" et le '"polyiin~sme"la où Emerson et Hoiquist, les traducteurs anglais, ne
profërent qu'un seul, "polyglossia," terme qu'ils donnent, d'après le glossaire à la fin du
comme la traduction de 'bnogojazycie" (431). La version française insiste sur la
difference entre la pluralité des langues considérée comme un principe structurant dans la
narration (piulinguisme), un phénomène littéraire, et la coexistence de pIusieurs Iangues au sein
d'une seule culture (polylinguisme), phénomène culturel.
Chapitre 1: "La corrélation essentielle des rapports spatio-temporelsn: le chronotope

bakhtinien

Le mot "chronotope" veut dire littédernent "temps-espace." Bakhtine introduit et définit

le concept de chronotope dans son étude "Formes du temps et du chronotope dans le roman," et

s'en sert dans une autre étude "Le Roman d'apprentissage dans l'histoire du réalisme.'' Le mot

réapparaît dans les Carnets, à côté de "chronotopicité" ("Carnets" 353)' ainsi que dans le livre sur

Rabelais, cette fois sous forme adjectivale: "chronotopique" 408,409) et dans des

notes pour la révision du livre sur Dostoïevski y299).

Précisons que ltCtude du chronotope ne représente qu'un moment dans la pensée bakhtinieme

concernant l'espace et le temps. Dans les tout premiers écrits de Bakhtiie, on voit déjà une

préoccupation avec l'idée kantienne d'un espace et d'un temps transcendantaux. Plus tard dans

sa carrière, Bakhtine allait traiter le rôle de la temporalité dans le statut générique de l'épopée et

du roman, ainsi que la représentation de l'espace et du temps dans l'oeuvre de Dostoïevski et de

Rabelais. A part le terme "chronotope," il a inventé les expressions suivantes pour étudier

l'espace et le temps dans l'oeuvre littéraire: "la multitemporalité," "la grande-temporalité," et

"l'exotopie." Son concept de chronotope est à situer dans un contexte précis: celui des années

1920, époque très riche en ce qui concerne la diversité des points de vue philosophiques et

scientifiques sur le rapport espaceftemps.

Dans ce chapitre, nous souhaitons contextdiser le concept de chronotope dans la pensée


bakhtinieme, Les premiers écrits de Bakhtine, comme ses derniers, témoignent d'un profond

intérêt pour le rapport entre l'espace et le temps-rapport qu'il a exploré sous plusieurs optiques:

philosophique, littéraire, et herméneutique. Nous commencerons notre enquête sur le chronotope


13
en esquissant la théorie de l'interaction entre l'espace et le temps que nous voyons évoluer dans

l'oeuvre de Bakhtine, théorie qui aboutira au chnotope. Dans la première partie de ce chapitre,

nous étudierons les origines philosophiques et scientifiques du concept. Quand Bakhtine

introduit le concept de chronotope dans "Formes du temps," il fait expiicitement référence à Kant

et à la théorie de la relativité d'Einstein, indiquant qu'il a emprunté le concept au domaine de la

physique expérimentale (comme nous le venons, Ie terme 'chronotope' vient du domaine de la

biologie). ii qualifie cet emprunt, disant que, dans le domaine des études Littéraires, le

chronotope fonctionnera "presque (mais pas absolument) comme une métaphore" ("Forme du

tempsm237). En examinant les origines scientifiques du chronotope, nous nous adresserons au

statut quasi-métaphorique du concept, considérant la nature de l'échange langagier entre les

domaines de la science et de la littérature. Dans la deuxième partie du chapitre, nous

commenterons l'étude "Formes du temps et du cbronotope dans le roman": sa structure, l'étrange

dédoublement de i'élément temporel qu'on y décèle, et le projet à la fois poétique et historique

de Bakhtine. Nous ferons aussi un résumé des chronotopes principaux identifiés par Bakhtine

afin de faciiiter notre emploi de ces catégories chronotopiques lors de nos analyses textuelles.

1. Les Origines d'un concept: le chronotope

i) cLL'Etre-comme-événement":
les origines philosophiques du concept

Selon Clark et Holquist, Ia réflexion de Bakbtine sur l'espace et le temps a évolué;

il en existe trois périodes différentes: les années 1920; les années 1930-40; et les années 1970,

période de la rédaction des "Carnets" et de "Les Etudes littéraires aujourd'hui" Wikhail Bakhtin
14

278-9)' Pendant Ies années 1920, les écrits de Bakhtine sont nettement philosophiques.

Ailleurs, Clark et Holquist esquissent toute une série de Liens entre les écrits de Bakhtine et ceux

d'un groupe d'intellectuels russes (parmi lesquels se trouvait Bakhtine) qui s'intéressaient a la

Rappelons brièvement Les observations pertinentes de Kant au sujet


philosophie néo-kantien~e.~

de l'espace et du temps. En premier lieu, il constate que l'espace est Ie fond de la représentation

des perceptions extérieures, tandis que le temps est Le fond de la représentation des perceptions

intérieures. Autrement dit, ni l'espace ni le temps n'ont une existence réelle en soi, mais sont

plutôt fourniç, apar l'être humain en tant que catégories de la perception. En second lieu,
sous l'égide de la physique newtonienne (qui considère I'espace et te temps comme des systèmes

de référence absoIus), Kant soutient que, puisqu'ils sont liés a deux types de perception

différentes, l'espace et le temps sont ainsi indépendants i'un de l'autre.3 Pour Holquist et Clark,

dans le traitement bakhtinien de l'espace et du temps, il ne s'agit ni d'une s h p i e similarité ou

divergence par rapport à Kant, mais de la tentative do-kantienne de considérer comment la

pensée manipule ces catégories fondamentales de la perception; autrement dit, ils voient la

stratdgie de Bakhtine comme une tentativeOI' redirect the search for lirniting conditions of

thought fiom a metaphysicdy conceived mind to the task of understanding the way the mind

appropriates the world into language'' (Ynfiuence" 305-6). Comme le notent Clark et Holquist,

Pendant les années 1950, la question des "genres du discours" préoccupait Bakhtine, tandis que
les années 1960 &,taientconsacnies a la publication et à l a ré-édition des livres sur Rabelais et
Dostoïevski.

"The Influence of Kant in the Eady Works of M.M. Bakhtin." Vou aussi le chapitre 'Weo-
Kantianism and Bakhtin's phenomenology" de MichaeI F. Bernard-DonaIs, 18-46.

' "Esthétique transcendantde," CritiQ-uede Ia 53-75.


15

cet intérêt chez Bakhtine pour le rapport entre l'espace et le temps remonte à ses premiers écrits,

en particulier à Toward a Philosoph~of the Act, essai dans lequel il s'agit de la philosophie de la

vie en tant que philosophie morale.4 Dans Toward a P w h v of the Act, Bakhtine aborde le

problème de l'esthétisation de l'éthique, et émet des réserves en ce qui concerne la spatio-

temporalité de la théorie générale de L'éthique, mettant en question la nature universelle de l'acte

éthique de Kant. L'essentiel de l'argument de Bakhtine réside dans l'idée de '1'Etre-comrne-

événement' C'Being-as-event" (Toward 2)] qui reconnaît la nature non-itérative et concrète de la

vie humaine: chaque acte se passe dans un cadre bien spécifique. On ne peut pas simplement

théoriser la vie et proposer une théorie éthique qui s'applique partout et toujours car l'espace et le

temps ne sont pas des catégories abstraites et transcendantales mais, au contraire, bien

spécifiques à l'individu qui agit dans l'ici-maintenant. C'est cette spécificité spatio-temporelle

qui détermine la spécificité de l'acte éthique et sa vaieur morale (IO). De l'acte éthique,

Bakhtine passe à l'acte esthétique, notant qu'il ne peut non plus fonctionner selon des critères

universels. Comme dans le cas de L'acte éthique, notre position particulière dans l'espace et dans

le temps devient un centre de vaIeurs pour notre perception esthétique (14- 17) . Nous

retrouvons cette même idée dans "Formes du temps" où Baldithe décrit non seulement des

catégories chronotopiques mais aussi des 'taieurs chronotopiques": "En art et en littérature

toutes les définitions spatio-temporelles sont inséparabIes les unes des autres, et comportent

Ce manuscrit a été publié en 1986 par S.G. Bocharov sous le titre B filosofii postuuka, et
traduit et publié en anglais par Vadim Liapunov sous le titre a Philosobhv of the &
(Austin.. Texas UP, 1993)- Clark et Holquist font référence à Ta citation suivante: "A pbilosophy
of Me can only be a moral philosophy" (56). En L'absence d'une traduction h ç a i s e , nous nous
servons de cette traduction anglaise. Les notes détaillées de Liapunov devraient éclairer tout
lecteur désirant des précisions à propos des néologismes bakhtiniens dans cet essai.
toujours une valeur émotionnelie" C'Formes du temps" 384). Soulignons ici le lien étroit entre

l'inspiration philosophique et l'inspiration scientifique du concept de chronotope. Comme nous

Ie verrons, la théorie de la relativité ainsi que cette réflexionde la part de Bakhtine au sujet de la

perception esthétique nous ramènent toutes les deux vers cette idée d'un jugement de valeur

déterminé par le cadre spatio-temporel particulier à partir duquel nous évaluons les objets

esthétiques aussi bien que les événements dans la nature. De plus, dans la science comme dans

la philosophie, il n'y a pas de perspective absolue et 'correcte':

the compellently actuai "face" of the event is determined for me myself fiom my
own unique place. But if ibis is so, then it follows that there as many different
worlds of the event as there are individual centers of answerability, ix., unique
participative (unindifferent) seives (and the number is vast). if the "face" of the
event is determined fiom the unique place of a participative self, then there are as
many different 'Yaces" as there are different unique places. (Toward 45, note
omise)

Toward a P w of the & mérite notre attention car ce manuscrit


datant de 1919-2 1, contient les germes de plusieurs concepts de la théorie littéraire bakhtinieme,

ainsi que de la base de l'herméneutique bakhtinienne.' Par exemple, dans cet essai

philosophique, Bakhtine introduit la notion de deux moments dans la contempIation esthétique:

l'identification avec l'objet et le retour à soi qui facilite la compréhension (14-15)-ce qui

rappelle son concept d'exotopie ("Camets" 361,365). De même, sa f~çonde présenter Ia

singularité de l'expérience humaine et l'importance de la relation moi/autre floward 17-I8,40)

* Voir Bernard-Donals, "Reception and Henneneutics: the search for ideology", Between 47-87,
et Michael Gardiner, "Bakhtin's Critical Hermeneutics," Dialomçs 99-141, pour des discussions
de la place de Bakhtine dans la tradition herméneutique, ainsi qu'une comparaison entre les
théories de Bakhtine et celies de Ham Georg Gadamer, Wolfgang Iser, et Ham Robert Jauss,
entre autres.
préfigure le rapport entre l'auteur et l'objet de sa création artistique élaboré dans "L'Auteur et le

héros." Ce qui nous intéresse Le plus, c'est évidemment cette insistance sur la spatio-temporalité

de Ia perception esthétique. Bakhtine souligne la pluralité de ces perspectives, ce qui fait penser

au concept de chronotope. Dans Toward a Philosolrhy of the A& Bakhtine fait l'analyse d'un

poème de Pouchkine ("-'-rendu comme "Parting" dans la traduction anglaise), analyse

dans laquelle il étudie les déictiques spatio-temporels afin de montrer de quelle façon la

perspective unique de chaque personnage du poème (le narrateur masculin et la bien-aimée

absente) détermine notre compréhension du texte (Toward 65-73). Comme le notent Morson et

Emerson, Bakhtine prépare ici le concept de chronotope et une stratégie de lecture qu'il élaborera

par rapport au genre romanesque dans "Formes du temps" (Rethinking 23). Pour sa part,

Anthony Wall affirme que,

"Toward a PhiIosophy of the Act1' is a profound statement on chronotopicity. In


nurnerous passages, time and space are bundled together as essential components
in the process of "embodying" meaning, that is, the transfomation of abstract
possibility into concrete lived reality. ("Broken" 697)

Qui plus est, Bakhtine insiste déjà su l'interdépendance de l'espace et du temps, et quand il les

mite séparément, c'est l'espace qui prime-par exemple, quand Bakhtine déciare, "in relation to

everything, whatever it might be, and in whatever circumstances it might be given to me, 1m u t

act fiom my own unique place, even if1 do so only inwardly." (Toward 41-42, cité dans

"Broken" 690). D'après WaU, de telles déclarations

do not bode weli for interpretations of Bakhtin's chronotope as inherently more


temporal than spatial, The chronotopicity of "Toward a Pbiiosophy of the Act"
certainly takes space as well as tirne to be an indispensabIe component of its
dynamism. ("Broken" 690)
18
Bakhtine revient au même poème de Pouchkine dans "L'Auteur et ie héros" (écrit entre

1922-24)- un essai qui traite de la distinction essentiellement spatio-temporelle entre le moi et

l'a~tre.~
Une partie de cet essai est consacrée au "Tout spatial du héros": son apparence, son

'horizon' (physique, visuel), sa perception de lui-même, ses gestes; une autre partie aborde "Le

Tout temporel du héros": le rythme de la vie et les 'événements' de la naissance et de la mort,

Dans un sens, cet essai est une exploration du phénomène de l'altérité et de la différenciation

entre le moi et l'autre qu'exigent l'organisation et la compréhension d'une vie ou d'un

événement:

Comme c'était le cas pour les fiontières spatiales, les frontières temporelles de ma vie
n'ont pas pour moi-même la signification formelle, organisatrice du sens qu'elles ont
pour la vie de l'autre. ("Auteur" 118-9)

Ces frontières entre l'espace et le temps délimitent et structurent notre perception et notre

interprétation de l'autre aussi bien que celle de l'objet esthétique en tant qu'autre; elles

stnrcturent aussi la création artistique (105). On pourrait exprimer la relation mouautre à travers

les déictiques 'ici et simultanément' vs. 'ailleurs et non-simultanément.' De cette façon, il y a,

selon HoIquist, une corrélation entre la dichotomie moilautre proposée dans "Auteur" et celle de

L'espacdtemps qu'on décèle dans "Forme du temps":

In 'Author and hero in aesthetic activity,' the figurelground (sewother) distinction was
charted precisely in spatial and temporal terms as 'the spatial form of the hero' and 'the
temporal form of the hero.' In Bakhtin's later work on the novel, the simultaneity and
difference of timelspace works itself out in the storylplot ratio (chronotope) he deploys as
a category of narrative. 114)

La traduction française de cet essai n'inclut pas L'analyse du poème qui apparaît comme une
section supplémentaire dans la traduction anglaise (w 208-23 1).
Dans l'introduction à "Formes du temps," Bakhtine définit le chronotope comme une
"catégorie de la forme et du contenu" qui établit "l'image de l'homme en littérature, image

toujours essentiellement spatio-temporelle" ("Formes du temps" 238). A cette défuiition du

chronotope à propos de l'analyse romanesque, Bakhtine ajoute la note suivante:

Dans son Esthétiaue Transcendantale (l'une des parties essentielles de sa Critiaue


de la R m Kant d é f i t l'espace et le temps comme des formes
indispensables à toute connaissance, en commençant par les perceptions et
représentations élémentaires. Nous admettons le jugement kantien quant à la
signification de ces formes pour le processus de la connaissance, mais, au
contraire de Kant, nous les tenons non pas pour 'transcendantales', mais pour
formes de la réalité la plus vraie. Nous nous efforcerons de découvrir leur rôle
dans le processus d'une connaissance concrète (d'une vision) de L'art littéraire,
dans les données du genre romanesque. (238)

Bakhtine reconnaît donc l'espace et le temps comme fond de la perception, bien qu'il ne fasse

pas de distinction entre la perception intérieure et la perception extérieure. Cela dit, Bakhtine

n'accorde pas de statut 'transcendantal' à l'espace et au temps. Selon Morson et Emerson, la

différence clef entre Kant et Bakhtine réside dans I'affmation de Bakhtine selon laquelle

i'espace et le temps varient en qualité, et que diverses activités sociales et leur représentation

exigent différentes formes de l'espace et du temps (Creation 367)' ce qui rappelle les différentes

perspectives spatio-temporellespostulées par Einstein. Nous assistons ici au croisement de la

physique et de la philosophie, w la théorie de la relativité souligne les perspectives spatio-

temporelles diErentes, tout en leur attribuant une existence réelle (en tant que coordonnées

mathématiques, ainsi que dans l'idée d'un continuum spatio-temporel). Cette même insistance

chez Bakhtine sur Ia 'réalité' et l'interdépendance de L'espace et du temps relève l'influence

profonde qu'exerce la science sur I'expression philosophique du concept de chronotope.

La pdriode des années 1930-40, celle de la rédaction de "Formes du temps" et du "Roman


d'apprentissage," est un moment de transition entre Ia philosophie spéculative qui étudie la

création littéraire et l'histoire littérairefl'analyse du roman. Par exemple, "Récit épique et

roman" est une étude du roman et de l'épopée en tant que genres. Bakhtine prétend que la

différence réside (parmi d'autres divergences) dans leur traitement respectif du temps:

Dans son ensemble, le monde de Ia grande littérature de l'époque classique est projeté
dans le passé, dans le plan lointain de Ia mémoire, mais ce n'est pas un passe réel et
relatif, relié au présent par de constantes transitions temporelles, mais dans le passé des
valeurs, des commencements et des sommets. Ce passé-là est distancié, achevé, fermé tel
un cercle. [...] L'époque contemporaine, en tant que telle, avec son aspect d'actualité
vivante, ne pouvait...servir d'objet de représentation pour les genres élevés. ("Récit
épique'' 455)

Ici, comme dans "Formes du temps," Bakhtine élabore une définition du genre romanesque

déterminée par le temps.

Les années 1930-40 marquaient une période d'instabilité politique ponctuée par de

nombreuses purges d'intellectuels de l'ancienne Union soviétique, ce qui a provoqué des

déménagements fréquents dans la vie de Bakhtine. Clark et Holquist décrivent les diverses

étapes de ces déplacements: son arrestation en 1929 suivie des années d'exil au Kazakhstan

(1930-34) où il décide de rester jusqu'en 1936; son séjour dans la ville de Saransk (1936-37) où

il enseigne à l'Institut Pédagogiquejusqu'a ce qu'une nouvelle purge des intellectueIs, à laquelle

il échappe à peine, le mène à se réfiigier de nouveau, cette fois-ci à Savelovo (1937-45) où il

enseignera l'allemand pendant la guerre. Une fois la guene h i e , Bakhtine rentre à Saransk pour

devenir directeur du département de littérature à i'université nouvellement créée

253-274). Dans cette période de méfiance à l'égard des intellectuels, la survie de


Bakhhe dépendait d'errements désespérés d'une région a l'autre. Malgré ces déplacements, ces

aunées constituaient une période de productivité féconde marquée par la rédaction de deux livres:
J.'Oeuvre de Fcênçois Rakiais et la cul- poDulaire au Moyen &e et sous la Re-

(rédigée vers 1940)' et un livre sur te B i l d w r o m (1936-38): De cette période datent aussi

plusieurs essais sur Ie roman, dont "Du discours romanesque" (1934-35)' "De la Préhistoire du

discours romanesque" (1940) et "Récit épique et roman" (1941).

La troisième période de réflexion comprend les derniers écrits de Bakhtine, rédigés dans

les années 1970. De cette période date l'article "Les Etudes littéraires aujourd'hui," dans lequel

il s'agit de l'interprétation des textes, ou plutôt des possibilités d'interprétation auxqueIles se

prêtent les textes inscrits dans la "grande temporalité"-le rapport entre passé et présent, le va-et-

vient dans le temps qui produit la multiplicité des sens contenus dans un texte ("Etudes" 344).

Bakhtine prétend que la capacité de comprendre une oeuvre dépend de l'exotopie du lecteur,

autrement dit de la distanciation "dans le temps, dans l'espace, dans la culture" (348). Ces

mêmes idées sont reprises dans les Carnets datant de cette époque (1970-71).

En traçant les origines philosophiques du concept de chronotope, nous remarquons dans

la pensée bakhtinienne un échange fructueux entre la spéculation théorique au sujet des théories

de l'éthique et de l'esthétique et la pratique de l'analyse textuelle mise en oeuvre pour illustrer

' Bakhtine voit cette thèse de doctorat refusée par l'institut Gorky de Littérature Mondiale
. . en
1947; en 1952 l'Institut lui accord un diplôme de 'candidat' (Clark et HoIquist,
322-325). Ce travail sur Rabetais est publié pour la première fois en 1965.

* Jusqu'à ces derniers temps, on croyait ce dernier livre perdu, les épreuves ayant été détruites
dans le bombardement de Moscou et Bakhtine ayant apparemment utilisé les pages du manuscrit,
à l'exception de quelques 70 pages au sujet de Goethe, comme papiers à cigarettes pendant la
guerre. Ce hgment sur Goethe, "Le Roman d'apprentissage dans l'histoire du réalisme," a été
publié pour la première fois en 1979. De nouvelles recherches faites par Brian Poole, un
Canadien travaillant dans les archives bakhtiniennes, suggèrent qu'il serait pourtant possibIe de
reconstituer ce livre perdu, à partir de quelques 700 pages de notes sur le projet (Poole
"Bakhtin's Early"; Emerson, First56 et note 40). Nous attendons avec impatience Ia
publication de ces notes, w le fiagrnent contient plusieus références au chronotope.
22
ses idées. C'est un processus qui se répète dans chacun de ses livres et dans plusieurs études.

Les concepts de 'dialogisme,' de 'plurilinguisme' et de 'chronotope' ne sont pas exclusivement

des concepts formels de l'analyse littéraire, bien que, surtout dans le cas du chronotope, ils

puissent prêter à de telles analyses. Ce sont des concepts qui alimentent aussi bien des

discussions phiiosophiques, culturelles, et herméneutiques. Les réflexions de Bakhtine sur

l'espace et Ie temps commencent Lors d'une discussion phiIosophique, passent par l'analyse

littéraire, et aboutissent à dans une herméneutique de la lecture. Nous verrons plus tard que Ie

concept de chronotope n'inclut pas uniquement une série de 'matifs' ou de 'tropes' spatio-

temporels, mais soulève toutes sortes de questions au sujet de la réception de l'oeuvre littéraire.

ii) "Presque (mais pas absolument) comme une métaphore": les origines scientifiques du

concept

Ayant traité les origines philosophiques du concept de chronotope, et ayant déjà fait

ressortir quelques points communs entre l'approche néo-kantienne de Bakhtine et des principes

de la théorie de la relativité, nous souhaitons à présent étudier en plus de détail les origines

scientifiques du concept. ii ne sufEt pas de dire que Bakhtine a empmtk Ie terme "chronotope"

i la science. A vrai dire, la nature du lien historique entre la science et le chronotope n'est pas du

tout évidente, et cet 'empnmt' mérite d'être commenté car Bakhiiue Iui-même le met en

question:

Ce terme est propre aux mathématiques; il a été introduit et adapté sur la base de
la théorie de la relativité d'Einstein. Mais le sens picial qu'il y a reçu nous
importe peu Nous comptons l'introduire dans l'histoire littéraire presque (mais
pas absolument) comme une métaphore. ("Formes du temps" 237)'

Cette qualification pose évidemment un problème dans l'étude des origines et de l'emploi du

terme: comment le chronotope fonctionne-t-il presque, mais pas absoIument, comme une

métaphore? En répondant a cette question, nous espérons toucher au statut conceptuel du

chronotope et saisir sa signification pour les études littéraires, notamment pour la pratique de

l'analyse textuelle. Notons aussi que l'étude du chronotope n'est pas le seul endroit où Bakhtine

fait référence à la relativité. Dans v u


.- e de Dostoïevski, il décrit ce qu'il

appelle ie "roman polyphonique," et explique son fonctionnement en rapprochant les systèmes

narratifs des systèmes mathématiques:

Comme si différents systèmes de calculs se réunissaient ici dans l'unité complexe


d'un univers einsteinien (étant bien entendu que rapprocher le monde de
Dostoïevski du monde d'Einstein ne constitue qu'une comparaison littéraire, non
une analogie scientifique). (22)

Ici, comme dans "Formes du temps," Bakhtine s'applique à préciser la nature de son

rapprochement des domaines de la science et de la littérature. Nous tenons donc a examiner le

rapport entre cette théorie scienaque et la fornidation des théories romanesques chez Bakhtine.

En 1930, Charles Mauron se plaignait déjà des vulgarisations incompétentes de la théorie

de la relativité et de sa prolifération hors des domaines scientifïque~.'~Pleinement conscient des

dangers de la simplification excessive, nous voulons rappeler brièvement les principes de la

Notons que Todorov traduit les deux demières phrases de ce même passage de Ia façon
suivante: "Le sens spécifique qu'il y a reçu nous importe peu; nous l'introduirons ici -en études
littéraires-un peu comme une métaphore (un peu, mais pas tout à fait)" (Principe 27).
'O L'article "On Reading Einstein" commence avec la déclaration, "1 hope it is no Ionger

fashionable to talk about Einstein" (Mauron 75). Nous n'avons pas pu consdter la version
. .
hnçaise de cet article, traduit par T.S.Eliot dans n e Cnt-.
24

théorie de la relativité, tout en précisant que ce n'est nuliement sa validité ni son importance en

tant que théorie scientifique qui nous intéressent. Nous nous permettrons de paraphraser Mauron

afin d'expliquer L'intérêt qu'une considération des théories scientifiques apporte à un projet

concernant l'analyse littéraire: nous vodons faire ressortir les modifications que ces théories ont

apporté a la pensée dans divers domaines, en particulier dans le domaine des études littéraires" et

déterminer de quelle manière la théorie de La relativité aurait pu déterminer la pensée de Bakhtine

dans son travail sur le roman.

Jusqu'au début du vingtième siècle, les concepts newtoniens de l'espace absolu et du

temps absolu dominaient la physique. L'espace à trois dimensions et le temps à une dimension

étaient considérés comme des systèmes de référence fixes, uniformes et indépendants l'un de

l'autre. En 1905, Albert Einstein a publié un article qui proposait une nouvelle conception de

l'espace et du temps selon une nouvelle théorie: la théorie de la relativité restreinte. Cette théorie

traite de I'dectro-dynamique, et de la relation entre des corps en mouvement, postulant la

relativité de l'espace et du temps, ainsi que leur interdépendance dans un Espace-Temps quadri-

dimensi~nnel.'~

Dans ses écrits, Einstein indique clairement que la théorie de la relativité restreinte n'est
pas la première à souligner la nature quadri-dimensionnelle de l'univers. A la différence de la

" "What I wish to remark are the modifications of our theories of knowledge, and consequentty
of al[ our philosophy which these theories, provisiondy taken to be m e , must bring" (Mauron
75).
" Voir
* -
Theone * - *
de Ia relativite restreinte -eralrsee
r r - a. la portée de tout le rnond!: pour
. mrse
une introduction vulgarisée au concept, Pour d'autres renseignements, voir J. J. C. Smart qui a
réuni dans une volume une trentaine des plus importants articles et extraits, d'Aristote à Einstein,
au sujet de l'espace et du temps dans Ia science et la phfiosophie.
physique classique, qui postule un espace à trois dimensions auque1 s'ajoute la quatrième

dimension imaginaire du temps, la théorie de la relativité nie cette division, insistant non

seulement sur la dépendance fornelie entre I'espace et le temps, mais sur le fait que "la

coordonnée de temps imaginaire. . .joue exactement le même rôle que les coordonnées

d'espace." De cette façon, d'après la théorie de la relativité, la coordonnée du temps "s'introduit

de la même façon que les coordonnées d'espace ...dans les lois de la nature" (Einstein, La Tfiéorie

té 107).

En insistant sur "I'indissoIubilité de l'espace et du temps" dans la narration et en

introduisant le chronotope comme "une catégorie littéraire de la forme et du contenu7'("Formes

du temps" 237), l'innovation de Bakhtine dans le domaine de la critique littéraire consiste à

postuler l'interdépendance formeile entre l'espace et le temps dans la Littérature-processus

comparable, pour deux raisons, a celui proposé par la théorie de relativité.13 Premièrement, il y a

l'association de l'espace et du temps qui, d'après le passage cité tout au début de cette

discussion, s'inspire directement de la physique expérimentale. Deuxièmement, de la même

façon qu'Einstein souligne l'importance des coordonnées spatio-temporeiles dans le cadre des

'lois de la nature' (l'ensemble de principes scientifiques décrivant le fonctionnement de

l'univers), Bakhtine le fait dans le cadre de la narration (l'ensemble de principes littéraires

décrivant le fonctionnement du texte).

l3 Voir la thèse de Stacy Burton pour un résumé des diverses approches a l'étude de I'espace et
du temps romanesque. Nous ne citerons ici que les quatre grands 'courants' identifiés par Burton
et quelques critiques représentatifs: les approches 1) phénoménologiques, basées sur les théories
de Bergson et de Freud (Shiv Kumar, A.A. Mendilow, Envin Steinberg); 2) du point de vue
@orrit Cohn, Franz Stanzel); 3) narratologiques (Gérard Genette, Seymour Chatman); et 4)
spatiales, niant le développement chronologique du récit pour exiger une saisie globale du roman
comme totalité simultanée (Joseph Frank, Jeftky Smitten et AM Daghistany) (61).
26
Einstein travaillait dans une tradition scientifique qui mettait en question la physique

classique. Le cercle de scientifiques qui se consacraient à cette tâche comptait le mathématicien

Herrnan Minkowski qui a introduit le concept d'espace-temps lors d'un colloque des physiciens

allemands en 1908, et cela de la façon suivante: "Désorniais l'espace en soi et le temps en soi

sont condamnés à s'évanouir comme des ombres, et seule une sorte d'union des deux gardera une

réalité indépendante" (Minkowski 56).14 Dans un sens, Minkowski avait raison, car L'intégration

et l'interdépendance de l'espace et du temps postuiées par ta théorie de la relativité se sont

répercutées non seulement sur la science mais également sur d'autres domaines. Minkowski a

été le premier à employer le néologisme "espace-temps" (connu aussi sous le nom 'le monde de

mais dans le domaine de la physique, où le concept est nk, le


Minkowski,' d'après Ein~tein),'~

terne 'chronotope' n'apparaît pas. Dans le domaine de la physique, les termes DDOCTD~CTRO-

en russei6et Raum-Zeit I7(ou Paum-Zeit-Ko- en allemand sont utilisés pour

'espace-temps.'

Pour trouver l'origine de ce néologisme, iI faut quitter le domaine de la physique

expérimentale pour entrer dans celui de la bioIogie. Dans l'introduction de l'essai sur le

chronotope, Bakhtine inclut la note suivante: "L'auteur de ces lignes a assisté, pendant l'été

l4 'Von Stund an soiien Raum mi: sich und Zeit fiu sich v6llig ni Schatten herabsinken und nur
noch eine Art Union der beiden sol1 Selbstandigkeitbewaiuen" (Minkowski 56) . Nous citons Ia
traduction du Tao de la 172.

I5 Einstein emploie les termes L'Minkowskisvierdimensionale Raum" ou ccMinkowskis


vierdimentionale WeIt" @ber die 82-3). Pour la traduction française, voir "Le Monde à
* . -..
quatre dimensions de Minkowski" &t Theone de la reiahwte restreinte 107-8).
27

1925, au rapport de A. A. Oukhtomski sur le chronotope en biologie; dans son exposé, il se

référa aux problèmes de l'esthétique)" ("Formes du temps" 237). Pendant la période de la

rédaction du livre sur Dostoïevski, Bakhtine habitait chez 1e biologiste Ivan Kanaev, celui qui l'a

emmené a la célèbre conférence d'Oukhtomski.18 11y a ainsi une corrélation étroite entre la

chrono-biologie (la science des rythmes et des activités cellulaires) et l'oeuvre de Bakhtine.

Holquist a longuement écrit a ce sujet, et il fait remarquer que

Bakhtin's indebtedness to the exact and natural sciences in generaI and to physics and
biology in particular was recognized by certain critics fiom the beginning, but has
received relatively little attention. Thus, Bakhtin's obsessive concem with time/space
relations and his repeated claims that the 1iterm-y text is like a Living organism have been
perceived, when noticed at dl, as randorn metaphors, thus obscuring diaiogism's
historical connections with physics in the first place, and with biology in the second.
("Bakhtin and the Body" 21) l9

Les liens historiques entre la théorie de la relativité et le chronotope sont pourtant

explicités dans plusieurs ouvrages critiques. Dans son Iivre DiaIo-, Holquist précise les

similarités entre cette théorie scientifique et la théorie littéraire du didogisme, soulignant la

multiplicité de perspectives ou de chronotopes possibles, et le choix d'une perspective/d'un

chronotope (à partir duquel on peut évaluer les événements en question) qu'exige cette

multiplicité. C'est-à-dire que dans le domaine de la science aussi bien que dans cehi de la

Litterature, on ne peut observer un événement dans toutes les perspectives possibles: il faut en

choisir une comme point de repère (159). Pour HoIquist, ce choix de perspective dans Ia théorie

de Ia relativité implique un jugement de valeur (on choisit une perspective et non une autre) qui

'* Voir HoIquist, 153-4 pour un résumé des idées principales d'0ukhtomsk.i.

l9 Voir aussi Holquist, "Answering as Authoring", Bakhtin:Essavs and D u m i e s on His Work


59-71; Diaiomsm 49-5 1, 109; et Clark et Holquist, w a k h t i n , 279-80.
I sera rapporté au chronotope (156). De leur part, Morson et Emerson soulignent cinq raisons pour

lesquelles on devrait considérer le chronotope dans le contexte de la théorie de la relativité: 1) les


i

deux théories insistent sur l'interdépendance formelle de l'espace et du temps; 2) présupposent

une variété de perspectives possibles; 3) Bakhtine soutient qu'il n'existe aucune perspective

spatio-temporelle qui gouverne tout l'univers, et ce faisant, révèle le potentiel caché de la théorie

de la relativité: la nécessite de choisir une perspective parmi d'autres; 4) dans la science, ces

perspectives spatio-temporelles changent dans le temps (c'est-à-dire qu'elles sont historiques), de

même que le chronotope; 5) finalement, comme la perspective spatio-temporelle dans le domaine

de la science, le chronotope ne fait pas partie d'un événement, mais en est le fond (Creation 367-

9).

La plus intéressante des comparaisons de la théorie de la relativité et du concept de

chronotope est sans doute celle de D. S. Neff, qui soutient que le chronotope est I'dquivaient

littéraire du monde de Minkowski dont nous avons déjà parlé; c'est-à-dire qu'il est la

représentation littéraire de la théorie de la relativité (Neff 89). Le concept de chronotope

s'applique au genre romanesque car il est le seul a pouvoir rendre compte de diverses

perspectives spatio-temporelles: ceiie de l'auteur, des personnages, de la narration propre, même

du Iecteur. Le roman est, selon Bakhtine et Neff, Ie seul genre à représenter la relativité de

l'univers (go)? Neff prétend que Bakhtine visait la relativisation du discours même, et cite

20ii convient ici de bien distinguer entre la relativité et le relativisme-notion récusée par
Bakhtine dans sa discussion du roman poiyphonique (Dostoïevski 83). A la différence du
relativisme, la relativité exige, répétons-le, un choizr.un jugement de valeur: aucune perspective
ne prédomine, mais toutes les perspectives ne sont pas égales. La relativité impIique une prise
de position éthique et morale absente du reIativisme. (c-f., Emerson, H m 154-55; Morson et
Emerson, Qeation 26 et 7-9).
Bakhtine au sujet de la c'relativisationde la conscience linguistique" ("Du Discours romanesque"

146; Neff 89). A la différence d'autres critiques, Neff poursuit non seulement ces allusions

évidentes à la théorie de la relativité dans l'oeuvre de Bakhtine mais aussi des références subtiles

à d'autres théories scientifiques. De cette façon, il postule un lien entre la théorie de la

correspondance de Neils Bohr (théorie qui exige la considération des points de repères-

autrement dit, du contexte-dans la formulation des théories scientifiques) et les travaux de

Bakhtine sur le rapport entre le texte et son contexte, lien qu'il voit surtout dans les Carnets et

dans des études tels "Remarques sur l'épistémologie des sciences humaines" et "Le Problème du

texte."

Quant au statut métaphorique du concept de chronotope, la critique a jusqu'ici proposé

deux solutions à ce problème épineux. D'une part, Morson et Emerson soutiennent qu'en

qualifiant son emploi du terme Bakhtine suggère que la relation entre le chronotope et la théorie

de la relativité est plus faible que l'identité mais plus forte qu'une simple analogie (Creation

367). D'autre part, Holquist élargit cette question pour y inclure l'idée du dialogisme, soutenant

que l'emprunt du terme est métaphorique dans le sens oir Bakhtine utilise des catégories propres

à la physique pour la description des relations humaines. Tandis que la théorie de la relativité

décrit la relation entre des objets concrets (des corps mobiles), le dialogisme décrit la relation

entre humains, ou entre les humains et leur environnement (Dialoeism 157). Neff arrive à la

même conclusion, disant qu'au coeur du chronotope réside le concept de dialogisme (Neff 92).

Pourtant, à la différence de Holquist, Neff fait ressortir l'importance du langage dans la

formulation des théories scientifiques: selon Bohr, il faut considérer le statut du langage dans le

discours scientifique car on utilise des mots (donc un système de référence trés subjectif) pour
30
décrire le monde et (souvent) pour exprimer des théories scientifiques (Neff 91). Autrement dit,

l'échange entre la science et le langage métaphorique est bilatérai, Nous tenons à traiter

briévement de la nature de l'échange langagier entre la science et le domaine de la critique

littéraire, car il faudrait expliquer le sens de cet emprunt métaphorique de la part de Bakhtine afin

de saisir L'emploi du concept. A notre avis, ce n'est ni le changement de catégorie

objetshumains, ni l'analogie avec le concept de la relativité proprement dit qui prime. 11s'agit

plut6t d'expiiquer un processus langagier qui eKiste également dans ie domaine de fa science et

dans celui des études Littdraires.

Un survol des manuels et des glossaires de la critique littéraire appuie la définition

courante de la métaphore comme une "figure de rhétorique" qui "consiste dans un transfert de

sens (terme concret dans un contexte abserait) par substitution anaIogiquen(le Petit Robert, S.V.

métaphore)'*-définition qui renforce la prise de position de Holquist: Bakhtine a simpiement pris

un terme appartenant à un contexte concret et l'a dtployé dans un contexte abstrait.

L'intéressant, c'est que la métaphore joue un rôle important non seulement dans k "contexte

abstrait" de la théorie Littéraire, mais aussi dans le "contexte concret" de la science. Le langage

scientifique éveille l'intérêt du poéticien par sa spécificité, par ce qui semble être son sens

univoque. A vrai di,ce qu'on prend souvent pour un code simple, dénué de la multiplicité de

sens possibles qui caractérise le Langage Littéraire, repose égaiement sur des métaphores; on

pourrait même constater que toute révolution scientifique est d'abord une révolution

métaphorique.= C'est-à-dire que le scientifique envisage sa théorie d'abord à l'aide d'une

2' Voir Angenof Ducrot et Todorov, Larousse V ~ b u l a i r du


e commentaire de texte.
Voir Mary Hesse, Revo- and ReEQnstnicbo-
. . of Sciencg 150-56.
31
métaphore, car la métaphore facilite la conceptualisation des idées abstraites. Ce phénomène

caractérise les domaines de la physique et de la biologie où nous trouvons des termes tels 'trou-

noir,' ou des images organiques (ie corps comme jardin) ou industrielles (le corps comme usine).

N'oublions pas que Bakhtine a eu connaissance du chronotope, qui prend évidemment ses

racines dans la physique, par l'intermédiaire de la biologie.

Considérons comment la métaphore facilite l'expression de la théorie de la relativité. Il

existe évidemment une formulation mathématique de cette théorie, mais elle est d'abord

exprimée par les termes "le monde de Minkowski," ou "le monde quadri-diiensionnel," ou bien

"l'espace-temps." On pounait décrire le langage scientifique de la théorie de la relativité comme

un langage métaphorique qui est éventuellement exprimé par un code mathématique dans IequeI

la métaphore reste latente.= La formulation de la théorie de la relativité marque, en fait, un

changement radical dahs le fonctionnement du langage scientifique. Comme l'explique Lilian

Papin, le langage fonctionne dans la science classique selon le modèle 'ou ...ou.' Par exemple, en

ce qui concerne la lumière, ou bien on ddcrit des ondes, ou bien on décrit des particules. La

théorie de la relativité a mis fin à cette catégorisation, y substituant le modèle 'et ...et.' Au lieu de

parler ou bien de 1':ispace ou bien du temps, on parle et de l'espace et du temps." La référence à

la théorie de Ia relativité dans i'étude sur le chronotope ne fait pas ainsi ailusion à un code

scientifique stable et univoque qui fonctionne comme une sorte de pierre de touche pour la

critique littéraire, mais à tout un processus langagier gouverné par la m6taphore. De nos jours,

23 Pour une discussion du rôle de Ia métaphore dans la physique moderne, voir Roger S. Jones,
vncs as Me-28-136.
" ''This is not a Universe: Metaphor, Language, and Representation" 1254-55.
32
nous pouvons observer ce même mouvement (métaphore-incorporation dans le langage

scientifique-renaissance comme allusion scientifique dans la critique littéraire) dans la

prolifération des mots comme 'le chaos' ou 'l'entropie' dans les théories de l'analyse littéraire."

Récemment, plusieurs théoriciens de la métaphore ont proposé de nouvelles définitions

du fonctionnement métaphorique, définitions qui sont nées de l'emploi de la métaphore dans le

domaine de la science. Pierre Marcha1 soutient que

Tout système de pensée et de connaissance (dont les sciences positives) se fonde


sur une opération de métaphorisatim Ces w r e s fo- ont pour
fonction, dans le domaine du savoir opératoire que constituent les sciences
positives, de déterminer l'ensemble des concepts et des méthodes grâce auxquels
il sera possible de mener une recherche. . . .la prétention de la science à se
présenter comme le discours du "propre" sur le monde, ne peut être qu'illusoire.
Métaphorique, ce discours se situe essentiellement dans l'ordre de l'opérativité du
langage: il s'agit de maîtriser le monde par le langage. (108)

Il pousse encore plus loin cette idée en affirmant que dans Ie domaine de la science, "introduire

une métaphore, c'est peut-être modifier l'univers dont on parle" (139). Evidemrnent, il ne s'agit

plus de considérer la métaphore comme une simple figure de rhétorique.

Pour sa part, Samuel Levin fait une distinction intéressante entre la métaphore

proprement dite et les nouveiles expressions employées dans la science. Selon Levin, il s'agit de

distinguer entre 'la conceptualisation' et 'le concept.' D'une part, la métaphore 'littéraire' repose

sur une association inattendue. La nouveauté de la métaphore réside dans le fait qu'elIe saisit

une relation possible entre (au moins) deux objets-relation qui existait déjà mais qui n'a pas été

remarquée (par exemple, les hommes laissent tomber des larmes et les arbres laissent tomber des

Voir N. Katherine Hayles (Thaos'' et Jhe Camic Web) pour une discussion du rapport entre
des théories scientifiques et la critique littéraire.
feuilles, alors on peut dire que "les arbres pleurent"); elle propose une nouvelle çonce~tiondu

monde. D'autre part, chaque néologisme ou nouvelie expression employés dans le domaine de Ia

science impliquent tout un processus, une véritable enquête intellectuelle, wtérieure à

l'introduction du nouveau terne. C'est-a-dire que L'expression nouvelle (par exemple,

"l'entropiey') repose sur la formation d'un nouveau çoncqg à propos du fonctionnement du

monde (104)~~

Paul Ricoeur est un autre critique qui voit dans la métaphore plus qu'une fonction

rhdtorique-âdfinition de la métaphore qu'il trouve inadéquate en ce qu'elle se limite au niveau

de la description (la métaphore foumit de nouvelles expressions pour décrire le monde). Ricoeur

soutient que le véritable pouvoir de la métaphore réside dans sa capacité d'effacer les frontières

entre divers domaines, ce qui fait ressortir des similarités que les catégories toutes faites nous

empêchent de voir. De cette façon, la métaphore a le pouvoir de défaire des catégories et de les

refaire autrement. En soulignant que de nouvelles façons d'employer le langage correspondent à

des changements dans notre façon de percevoir le monde, Ricoeur évoque explicitement l'emploi

de la métaphore dans le domaine de la science. La métaphore n'est plus un trope mais plutôt une

nouvelie façon de concevoir le monde; eue détniit non seulement Ies structures Linguistiques

existantes mais aussi les structures existantes de la réaiité; eiie sert non à décrire, mais à redéfinir

le monde. Ricoeur définit la métaphore de la façon suivante:

the strategy of discourse irnplied in metaphorical language is neither to improve


our communication nor to insure tinivocity in argumentation, but to shatter and to
increase our sense of reaiity by shattefing and increasing our language.
w of meta~hori on for the sake o f redcscribine realitv. With

26 Voit le chapitre "ScientSc and Poetic Truthn dans -rit WorldS, 86-105.
metaphor we experience the metamorphosis of both langage and reality.
("Creativity in Language" 132-33, nous soulignons)

Bien que Bakhtine n'élabore pas ses raisons pour dire qu'il introduit le chronotope dans

l'analyse littéraire "presque, mais pas absolument, comme une métaphore," nous situerons le

statut quasi métaphorique du concept dans cette distinction entre la définition traditionnelle de la

métaphore comme figure de rhétorique et la métaphore comme principe radical de la

réorganisation de la réalité. Ailleurs dans ses écrits, Bakhtine est très précis en ce qui concerne

son emploi de la métaphore. Par exemple, dans le livre sur Dosto'ievski, il dit que la diversité du

roman polyphonique de Dostoïevski correspond à "l'unité complexe d'un univers einsteinien,"

ajoutant tout de suite après: "étant bien entendu que rapprocher le monde de Dostoïevski du

monde d'Einstein ne constitue qu'une comparaison littéraire, non une analogie scientifique"

@ ! s de l a..w de Dostolevski 22). Un peu plus loin dans ce même livre, il souligne

que la comparaison du roman de Dostoïevski avec la polyphonie "n'a que la valeur d'une

analogie imagée," "une simple métaphore" (29,30). I1 est évident que le concept de chronotope

ne fonctionne pas de la même façon que la polyphonie. Bakhtine semble distinguer entre une

expression qui ne fait qu'appliquer un terme nouveau à une relation déjà existante (comme les

compositions musicales, les oeuvres de Dostoïevski entremêlent plusieurs voix, dors on peut tes

qualiner de "polyphoniques") et ce que fait le chronotope. Qui plus est, Bakhtine ne montre plus

la même hésitation à rapprocher le monde de la fiction de celui de la physique expérimentde.

Autrefois, il hésitait à voir plus qu'une simple métaphore dans une telle comparaison. Dans

l'étude du chronotope, il semble être conscient du fait que cette association dépasse les limites de

la description; il ne s'agit plus d'une simple figure rhétorique.


35

Nous soutenons que L'emploi bakhtinien du mot 'chronotope' est amétaphorique


dans Ie sens où il se rapproche de l'emploi scientifique du langage figur6: il représente la

formation d'un nouveau conceotdans le domaine des études littéraires plutôt que de représenter

une nouvelk concep-


. . de la littérature. Nous considérons l'introduction du mot

'chronotope' dans l'analyse littéraire comme une tentative langagière, comparable a celle décrite

par Ricoeur et a celle qui caractérise la théorie de la relativité, d'effacer la catégorisation absolue:

espace w temps. La nanatologie nous apprend a étudier les déictiques spatiaux et temporels. Le

chronotope nous encourage à chercher le chevauchement des deux. Pour emprunter la

terminologie de Ricoeur, nous considérons le chronotope comme un outil heuristique qui nous

aide i reconsidérer et a redéfinir Ie monde textuel. Dans nos analyses textuelles, nous essayerons

de démontrer que l'intérêt des analyses chronotopiques ne réside pas dans la simple identification

de divers chronotopes dans un texte. Il s'agit plutôt d'employer le chronotope pour étudier le

fonctionnement du texte à plusieurs niveaux: au niveau des thèmes, de la structure, du genre et de

Ia réception, et de leur interaction.

II. Une Ctude: "Formes du temps et du chronotope dans le roman"


i) Chronotype ou chronotope?

II nous semble qu'une transformation importante s'est effectuée dans l'évolution du


concept d'espace-temps et dans son éventuelle migration a travers la chrono-biologie vers le

domaine des études littéraires: la création du mot 'chronotope' a partir des racines grecques, au

lieu de garder le mot composé dans la langue en question, que ce soit le russe, l'anglais ou le

fmlçais-
36
Dans ce retour au grec, l'élément du temps précède celui de i'espace. Or, chez E i e i n c'est le

changement dans notre façon de considérer l'espace qui prime: '~qacc-temps,' 'le monde de

Minkowski.' Einstein déciare que le variable temporel a autant d'importance que les variables

spatiaux, mais emploie toujours des métaphores spatiales décrivant, par exemple, la aet la
de l'espace-temps.

Le chronotope nous intéresse en tant que concept de l'analyse littéraire surtout à cause de

l'interdépendance qu'il postuie entre l'espace et le temps. Il existe pourtant une certaine

confusion à l'égard de l'importance relative accordée a l'espace et au temps dans la formulation

du concept. Or, l'aspect spatial pourrait être compris au niveau métaphorique, comme la

superposition de temporalités. Cette façon de comprendre le chronotope se résume dans le terme

chrono^"-une typoiogie du temps. Nous avons rencontré ce terme pour la première fois
dans un des premiers articles de Clark et Holquist ("Influence" 306), mais jamais ailleurs dans

les écrits de ces deux critiques; nous ne savons donc pas s'il s'agit d'une simple coquiiie, ou si

leur façon de comprendre le concept se serait modifiée." Peu après, nous avons remarqué un

livre portant le titre.- Dans leur introduction au volume interdisciplinaire consacré B


la nature du temps et comment L'homme le saisit, les éditeurs indiquent que h "chronotype"

s'inspire directement du concept bakhtinien de chronotope, concept qu'ils ont modifié pour en

évacuer l'espace (Bender et Weilerby 3). Ii nous semble que le chronotype soit une déformation

regrettable du concept bdchtinien. Comme nous l'avons vu au cours de notre étude des origines

du concept, le critique russe a beaucoup insisté sur l'interdépendance de i'espace et du temps,

L'emploi de "chronotype" ii la couverture du livre Reading Dido~icsde Lynne Pearce


semblerait être une coquille regrettabIe car Pearce réussit à faire des Lectures chronotopiques qui
intègrent l'étude de l'espace à ceiie du temps romanesque.
37
Bakhtine avait déjà élaboré une typologie du roman à travers la catégorie du temps dans "Récit

épique et roman"; son projet dans "Formes du temps" n'était pas le même. Cette fois-ci, il

cherchait a expliquer la concrétisation du temps &ms l ' e s p a ~ .Cela dit, le titre même "Formes

du temps et du chronotope dans le roman" souligne la confusion à l'égard de la terminologie

employée dans cet essai, Par exemple, Bakhtine emploie l'expression "le temps de l'aventure"

aussi bien que "le chronotope des aventures." De plus, il affirme que "c'est le temps qui

apparaît comme principe dominant des oeuvres littéraires" (‘'Formes du temps" 238). Malgré

que le chronotope comme concept postule l'interdépendance et t'égalité de l'espace et du temps,

le titre de l'étude, l'ambiguïté des termes, et Bakhtine lui-même nous indiquent que le temps sera

['élément privilégié.

Considérons brièvement te type de vocabulaire, d'images et de métaphores que Bakhtine

emploie en parlant de l'espace et du temps afin de saisir queues présuppositions président a son

étude du chronotope. L'introduction de l'essai fait ressortir l'importance du visuel et de la notion

de 'fusion.' Bakhtine déclare que dans le chronotope le temps devient '%sible pour l'art," que

les indices du temps "se découwe[nt] dans l'espace," qui Lui-mêmeest ''wet mesuré d'après

le temps" (237, nous soulignons). De même, le chronotope exprime "l'indissolubilité" de

l'espace et du temps, leur "fusion" en "un tout intelligible et concret" (237). C'est-$dire que le

temps devient cccompacty'et "se condense," tandis que l'espace "s'intensifie et s'engouffe dans

le mouvement du temps" (237). Une telle spatialisation du temps est une convention qui facilite

la concrétisation du concept absirait, le rapprochant de l'espace, qui, bien qu'une abstraction au

sens le plus large, demeure pourtant le plus maniable des deux concepts.

La stratégie de Bakhtine dans cet essai consiste à commenter Ia présentation du


38
mouvement du temps dans un roman donné, et de trouver des indices visuels de ce mouvement

dans les déictiques spatiaux, comme, par exemple, un monument qui tombe en ruine et signale

ainsi le passage des siècles. Nous sommes ainsi sous l'emprise des conventions en ce qui

concerne l'analyse du temps: le temps égale le mouvement. Il faut pourtant déterminer de quelle

sorte de mouvement il s'agit: linéaire (comme dans les clichés du temps décrit cornme un

fleuve), ou cyclique (le temps exprimé à travers l'éternel retour des saisons). Ces deux façons de

considérer le temps sont en fait des images spatiales: le temps comme ligne ou le temps comme

cercle-images que nous retrouvons également dans le livre sur Rabelais, là où Bakhtine montre

comment on pourrait réconcilier ces deux conceptualisations du temps. Dans ce livre, Bakhtine

constate que la verticale éternelle de l'échelle cosmique a été remplacée par une notion a la fois

horizontaie et cyclique du temps: l'homme qui avance dans le temps, mais qui subit aussi un

processus cyclique de naissance-mort-naissance(Rabelais 400).

Pour revenir à "Formes du temps," notons que, selon Henri Mitterand, le chronotope est

'fine théorie du temps romanesque plus que de l'espace romanesque." Mitterand continue en

soulignant l'imprécision de l'adjectif "spatio-temporel" appliqué au concept bakhtinien: "Mieux

vaut dire en forgeant un néologisme" ("Chronotopies" 91). Pour Bakhtine,

comme pour bien d'autres critiques littéraires, il semblerait donc que l'élément temporel prime,

comme le suggère d'ailleurs le titre de son article: "Formes du tembset du çhron~topedans le

roman" (nous soulignons). Malgré cet étrange dédoublement du temps et la priorité accordée au

temps dans Ie néologisme "chronotope," nous soutenons que le concept de chronotope appuie

non seulement L'importance de la temporalité du texte, mais aussi sa spatiaiité. Même si le temps

sembIe être l'élément qui prime dans ccFormesdu temps," et même si Ies catégories
39

chronotopiques identifiées s'inspirent en général du traitement du temps dans un seul ou dans

plusieurs textes, Bakhtine ne peut éviter la spatialisation du temps; il se sert de maintes images

spatiales pour décrire les divers chronotopes qu'il repère: "chronotope de la route," Lbchronotope

du seuil," "chronotope du salon," et ainsi de suite. Ces expressions reflètent ce que Bakhtine voit

comme la spatialisation du temps dans la narration. il fait ressortir la façon dont le temps se

manifeste dans les déictiques spatiaux; le temps s'exprime a travers l'espace: chrono-tope.

Malgré la tendance de Bakhtine a voir le temps comme plus important que l'espace,

I'indissolubilité des deux s'exprime dans la plupart des Mages qu'il emploie.

ii) La Poétique historique

Le sous-titre de l'essai "Formes du temps," "Essais de poétique historique," nous indique

que, comme dans le cas des livres sur Dostoïevski et Rabelais dont nous parlerons plus tard, le

projet de Bakhtine est double. "Poétique" nous suggère l'analyse formelle d'un texte, et la

majeure partie de cet essai est consacrée a l'étude des indices spatio-temporeIs dans divers textes.

Cependant, on n'associe pas d'habitude une entreprise poétique/formelle à une étude historique.

De plus, le mot 'historique' porte deux sens pour Baichthe. Premièrement, l'étude est poétique

historique dans le sens où Bakhtine trace le développement de ces indices spatio-temporels de

diffdrentes époques. C'est-&-direqu'il ddcrit le type d'espace et de temps qui prime, par

exemple, dans ce qu'il appelle le roman grec; puis il décrit les changements dans la présentation

de l'espace et du temps dans le roman latin, et ainsi de suite. L'étude devient historique dans la

tentative de tracer les diverses façons de présenter l'espace et le temps dans le roman à travers les

âges. Chaque étape donnera naissance B un chronotope particulier qui sera à la base d'une
40
classification générique, car, en général, tous les romans examinés qui datent de Ia même époque

partageront le même chronotope. Deuxièmement, l'étude est historique dans le sens où les

èvénements d'une époque, ou la situation dans laquelle se trouve t'auteur, influencent le type de

chronotope qui apparaît dans les romans de t'époque donnée. Bakhtine commence l'essai en ces

termes:

Le processus qui a perrnis à la littérature de prendre conscience du temps et de l'espace


historique réels et de l'homme historique vrai qui s'y révèie a été complexe et
intermittent. On assimilait certains aspects du temps et de l'espace, accessible à tel stade
historique de l'évolution humaine, et l'on daborait, dans les méthodes des genres
comspondants, des procédés pou refléter et traiter dans l'art littéraire des cetés connus
de la réalité. ("Formes du temps" 237)

Dans "Formes du temps," Bakhtine vise à présenter chronologiquement le processus qui a abouti

à cette assimilation par Ie roman de l'espace historique et surtout du temps historique.

Selon Emerson, l'exposition du concept de chronotope de La part de Bakhtine se montre

insuffisante dans la mesure où il rend pas compte du chronotope spécificlue de son auteur, de

i'interfërence historique qui influençait Bakhtine dans sa formulation du concept. Selon

Emerson, l ' h i ~ t o hdu genre romanesque proposée par Bakhtine est implicitement une histoire

&g du roman. Elle emploie la tournure "suspiciously Slavophile" pour qualifier le projet de

Bakhtine, notant que toute céldbration du genre romanesque vante en même temps la littdrature
russe qui se distingue par sa riche tradition d'oeuvres romanesques, et que la valorisation des

romans qui attirent notre attention par leur expérimentation générique glorifie davantage le

roman russe qui, la plupart du temps, cherchait à briser les conventions du genre. Eue note ainsi

l'omission des auteurs tels Jane Austen, George Elliot et Henry James dans la f o d a t i o n du

concept de chronotope-auteurs qui ne se rapprochent pas de la tradition romanesque russe


1
41

(Emerson, citée dans "Who Speaks for Bakhtin," Morson, Essay 15). Suivant cet avertissement

d'Emerson, notons qu'il ne faut pas considérer la liste de chronotopes identifiés par Bakhtine

comme exhaustive. Dans cette histoire du roman, Bakhtine ne repère que quelques-uns des sous-

genres romanesques (par exemple, laissant de côté les oeuvres des auteurs mentionnés ci-haut), et

s'arrête dans son parcours du genre au début du vingtième siècle. On pourrait continuer ce

travail monumental de Bakhtine, en essayant de combler les lacunes et en identifiant de

nouveaux chronotopes qui caractériseraient bien d'autres sous-genres, du roman de la science-

fiction au roman post-moderne, et ainsi de suite.

Bien que nous proposions, lors de notre analyse de La _Jalousieaun nouveau chronotope

pour caractériser le Nouveau Roman, à vrai dire ce parcours chronologique du genre romanesque

nous paraît I'aspect le moins attirant du concept de chronotope. Nous préférons comprendre la

poétique historique de Bakhtine comme une méthodologie de l'analyse romanesque. Cela ne

veut pas pour autant dire que nous voulons dvacuer l'histoire du concept de chronotope pour en

faire une catégorie formelle de i'analyse structuraliste. Au contraire, comme le montreront nos

analyses textuelles, nous pensons qu'il est très important d'examiner comment le roman a évolué

dans le temps, comment divers sous-genres peuvent coexister au sein d'un seul et même roman,

et de considérer comment le cadre historique actuel (le chronotope réel) détermine la présentation

de l'espace et du temps dans les oeuvres d'une époque. De plus, nous considérons l'absence de

toute discussion du genre romanesque un des grands défauts des applications du concept de

chronotope dans le cadre des études Littéraires. Nous vouions tout simplement suggérer que cet

aspect historique ne devrait pas se limiter à être une chroniaue du roman.

Selon Balchthe, le chronotope établit "l'image de l'homme en littérature, image toujours


42
essentiellement spatio-temporelle" (238). Le critique russe s'intéresse a la présentation de

l'espace et du temps dans le roman car, pour lui, eue révèle quelque chose sur la nature de la

condition humaine à l'époque de la rédaction du roman en question. Ce type d'étude socio-

historique n'épuise pas les possibilités q u 7 0 f ile recours au chronotope. Bakhtine lui-même

suggère que le chronotope "a une importance capitale pour les genres" (238). On peut se servir

des indices spatio-temporels pour établir une classification des sous-genres romanesques. Nous

soutenons que, ces considérations historiques et génériques à part, le chronotope fournit aussi un

moyen de saisir la spécificité d'un texte: sa structure et son fonctionnement.

Il nous semble que la faculté d'adaptation inhérente au chronotope-c'est-à-dire, la

possibilité de l'employer à la fois dans l'étude socio-historique du roman, l'étude du genre

romanesque, ou l'étude poétique d'un texte particulier-fait que dans le chronotope nous avons

affaire à un concept qui enclenche la didectique entre le côté formel et le côté interprétatif?

Tous ces aspects de l'application du chronotope se révèlent dans l'article de Bakhtine. SeIon

Bakhtine, le chronotope est une "catégorie littéraire de la forme et du contenu" (237)' ce qui

explique la multiplicité d'applications possibles-l'idée de la forme se liant plutôt aux questions

génériques et textuelles, celle du contenu a Ia représentation de L'image de l'homme en

littérature, et à son interprétation. Dans son étude du chronotope, Bakhtine élabore un projet qui

28PourMichael McKeon, la façon dont Bakhtine aborde i'étude du genre romanesque se montre
plus apte a rendre compte de ce genre que Ies théories des critiques tels qu'Ian Watt ou Northrop
Frye à cause de l'aspect historique du travail bakhtinien. McKeon prétend qu'une théorie du
genre romanesque ne peut être divorcée de I'histoire du genre, ni de L'étude des genres dans
l'histoire. Une telie théorie enclencherait une dialectique entre la forme de l'oeuvre littéraire et
sa représentation du monde. La nature double du projet de Bakhtine, c'est-à-dire sa décision de
imiter Ie roman et du point de vue formel et du point de vue historique, réussit le mieux à lui
conférer le statut de théorie dialectique (14- 15).
43

est à la fois une histoire du genre romanesque, une théorie du genre, une méthodologie de

l'analyse du roman, et une théorie de la réception de l'oeuvre littéraire.

iii) La Structure de L'étude et les chronotopes principaux

L'essai "Formes du temps et du chronotope dans le roman" se divise nettement en trois

parties: une introduction qui précise les sources inspiratrices du concept, une partie centrale où

Bakhtine élabore plusieurs iypes de chronotopes, et une conclusion qui reprend cette typologie et

puis esquisse les possibilités de l'application du concept. Dans les neuf parties du corps de

l'article, Bakhtine introduit plusieurs types de chronotopes, organisant sa discussion autour de

trois noyaux génériques et historiques: 1) le roman de l'Antiquité grecque et romaine; 2) le genre

folklorique du Moyen Age et l'oeuvre de Rabelais; 3) le roman-idylle des oeuvres plus récentes.

En général, le point de départ de chaque section est une analyse de la présentation du temps dans

les oeuvres de cette époque. Cependant, au milieu de L'analyse des genres folkloriques, nous

trouvons une partie de l'article qui ne correspond pas à ce schéma, section dans laquelle Bakhtine

aborde la description d'un type de personnage et sa place dans le monde représenté du roman.

Cela dit, il faut noter que, dans chacune des autres sections, Bakhtine parle en fait du type de

personnage qui habite les cadres spatio-temporels qu'il est en train de décrire. ii est évident que,

pour Bakhtine, le chronotope est inséparable d'autres considérations romanesques tel le rôle du

héros et les thèmes traités (l'amour, la rencontre, etc.). Tout au long de l'essai, nous constatons

un mouvement entre ces trois aspects du roman: la présentation du temps, les personnages, et les

thèmes. Bakhtine change parfois d'optique, préférant se concentrer sur le rôle de ceriains types

de personnage, ou sur Ia présentation d'un thème donné.


44

Tout au long de l'essai, on trouve des juxtapositions parfois surprenantes. Dans son

introduction, Bakhtine affirme:

Nous commencerons par ce qu'on nomme "le roman grec" et terminerons par Rabelais.
La reIative stabilité typologique des chronotopes du roman élaborés au cours de ces
époques nous permettra de jeter un coup d'oeil en avant, pour examiner queiques variétés
du roman aux siècles suivants. (238)

Bakhtine examine donc des oeuvres qui ne sont pas d'habitude considérées comme étant

'romanesques' afin de préciser l'origine des modèles chronotopiques que l'on retrouve partout

dans le roman moderne. Le fait que les modèles élaborés ont peu changé d'une époque à une
. et Clitophon
autre permet à Bakhtine de sauter, dans la même section, des Aventures de Leucr~oe r

@S.), à Candide, et ensuite aux romans de Walter Scott (XWTs.). il faudrait aussi ajouter que,

parmi la centaine d'oeuvres mentionnées, très peu sont en effet étudiées en détail, à i'exceptian

des Aven-
- .
de L e u c ~ u et
e Clit-de -J (Apulée, iies.), du S m (Pétrone,
Les.), et de I'oeuvre de Rabelais.

Les premières sections de l'essai tracent le développement du genre romanesque de ses

débuts dans ce que Bakhtine appelle le "roman grec" jusqu'aux vies des saintes au début du

Moyen Age. Les sept chronotopes qu'il y repère se regroupent en fait autour de trais grands

thèmes: celui de l'aventure (le chronotope des aventures, de la rencontre, de la route), celui de

l'idylle amoureuse (le chronotope bucolique ou pastoral), et celui de la biographie (le chronotope

de la métamorphose, celui de la personne qui cherche la vraie connaissance, ceIui de la place

publique). Dans cette partie de l'essai, Bakhtine s'adresse non seulement au rapport entre le

temps et l'espace qu'on retrouve dans ces oeuvres, il aborde aussi le statut des personnages et les

thèmes importants.
Les premiers chronotopes définis, ceux qui se rapportent au thème de l'aventure, sont

peut-être les plus divorcés du contexte réel de la création de l'oeuvre littéraire de tous les

chronotopes présentés dans l'article. Leur façon de présenter l'espace et le temps romanesque est

trés vieille et elle reste parmi Ies conventions les plus employées. 11s'agit de ce schéma: jeune

homme rencontre jeune fille, est séparé d'elie et doit vivre des aventures avant de la retrouver et

de l'épouser. Evidemment, ce modèle existe sous plusieurs formes, selon le nombre de pertes et

de retrouvailles, et le type d'aventures et le rôle du hasard, une variante tragique étant possible.

Dans ce chronotope des aventures, l'action "se déroule sur un fond géographique irès vaste et
varié," présentant ainsi
nu - ' dans les tembs des av"- (241). Ce chronotope

se caractérise par

et le t e w a r la réversibilité des
..*,
Iew ~ossibilitede changer de Diace dans
u.
(251)

Malgré le fait que les personnages dans ce chronotope doivent vivre des séparations et des

aventures, ils ne changent pas au cours de l'histoire. Ils ne vieillissent pas, ne mûrissent pas, ne

changent pas leurs sentiments Ies uns pour les autres, et restent pour ainsi dire figés, sans révéler

un développement quelconque (243). La présentation biographique de la vie n'entre pas dans ce

modèle chronotopique.

Ayant introduit le thème de l'amour comme un des thèmes dominants dans le chronotope

des aventures, Bakhtine doit reconnaître que le chronotope des aventures n'est pas le seul qui

traite de l'amour. Un autre modèle chronotopique existe, celui du chronotope de I'idylle

amoureuse, qui est omniprésent dans la poésie (254). Il existe plusieurs variantes de ce
46

chronotope pour Iesquelles Bakhtine a plusieurs noms: chronotope bucolique, chronotope

pastotal, chronotope idyllique. Toutes ces variantes partagent plus ou moins Ies mêmes

caractéristiques: 1) un temps cyclique lié a la nature et à la vie pastorale ou agricole; 2) un espace

qui n'est pas celui du monde étranger et varié, mais qui est, au contraire, trés précis et très bien

délimité (254). Les personnages sont diroitement liés a cet espace particulier et a ce rythme de

vie.

Bakhtine aborde ensuite un développement dans la présentation du thème de l'aventure

qui signale "l'association du temps des aventures avec le temps des moeurs" (261). En

définissant le chronotope qui en résulte, Bakhtine s'inspire directement de deux tex tcs: L' Ane

&r d'Apulée et F,e Satlriçnrr: de Pétrone. Ce chronotope vise a intégrer la présentation de

l'aventure dans celle des moeurs; les aventures détermineront L'identité du héros. A vrai dire,

cette partie de l'article est plutbt une étude du thème de la mdtamorphose en littérature, car, selon

Bakhtine, les thèmes principaux associés à ce type de roman sont ceux de "la métamomhase et

de t ' i d e (262). Dans le cas de VAne d'or, cette métamorphose est prise au sens littéral: il

s'agit de la ûansfomtion du personnage principal en b e . Dans des genres ultérieurs, tels le

récit de vie des saints,cette transformation devient ceiie du pécheur en saint (265). Puisque

l'identité du petsunnage principal est liée aux aventus, la présentation du temps dans ce type de

roman est différent de celle du roman des aventutes. Dans ce "roman de crise," un ou deux

moments de la vie sont priviIégiés afin de brosser un portrait du personnage qui n'insiste
pourtant pas sur la continuité entre les divers moments de cette vie. Nous pouvons ainsi dire que

le temps dans ce type de roman est un temps m e n t é , présentant les moments qui

ev- ?* . -- de l'ho- -
l u i - m e . que le wactère de toute sa vie subséquente" (265-
C
47

6). La série temporelle est donc irréversible. A la différence des événements dans le temps dans

aventures, les événements ici laissent leur trace sur le personnage principal. De pl-, l'espace

n'est pas abstrait, comme dans le roman grec, mais spécifique et concret, et entre ainsi "dans un

rapport essentiel avec le heros et son destin" (269). Le choix d'un espace ou d'un autre pourrait

changer l'identité du héros selon ce qu'il doit confronter dans chaque lieu. Assez curieusement,

la définition d'un chronotope reste assez vague dans cette partie de l'essai. Bakhtine préfère

mettre ce "chronotope romanesque original," caractérisé par un temps ponctué et fhgmenté et

par un espace porteur de destin, sous la rubrique du chronotope de la route. 11nous semble que

ce type de chronotope est à mi-chemin entre l'espace-temps abstrait et technique du chronotope

des aventures et l'espace-temps de la vie réelle présenté dans les genres biographiques. Nous

pr6férons ainsi donner un nom particulier a ce type de chronotope afin de le distinguer du

chronotope des aventures. Nous proposons le nom de 'chronotope de la métamorphose' pour ce

modèle spatio-temporel, car la métamorphose suggère une évolution à travers le temps et elle est

souvent précipitée par un mouvement dans l'espace (269).

Le dernier grand thème qu'examine Bakhtine dans les premières sections de son essai,

c'est celui de la biographie. Bien que l'Antiquité n'ait jamais produit de véritable roman

biographique selon nos critères contemporains, Bakhtine constate l'avènement d'un nouveau

type de " ainsi que d'une "nouvelIe image spécifique de l'homme au cours

de sa vie9'-deux innovations qui ont profondément infiuencé non seulement le genre

biographique mais aussi "tout le roman européenyy(278). Il subdivise ensuite l'oeuvre antique en

deux types de biographies: platonicien et rhétorique. La biographie piatonicienne, comme dans

Ie cas de de So- présente la transformation intelIectueiIe du prsonnage


principal. Bctktitine propose ainsi un nouveau chronotope, celui de "la vie de celui qui cherche la

vrai connaissance," où le parcours du chemin de la vie passe par les étapes de l'ignorance et du

scepticisme puis, "au travers d'une connaissance de soi, aboutit à la véritable connaissance (278-

9). Dans le cas de la biographie rhétorique, l'interférence du temps historique est fortement

marquée, car la création littéraire est liée aux événements socio-historiques réels (279). Nous

nous permettons de citer un long passage afin de mieux comprendre l'influence du monde réel

dans les oeuvres de ce genre:

Ce qui importe ici ce n'est pas uniquement (et pas tellement) leur chronotope intérieur
(l'espace et le temps de la vie évoquée), mais avant tout le çhronotope extérieur réel au-
dedans duquel s'accomplit cette évocation de sa vie propre ou de celle d'un autre, sous
forme d'un acte civique et politique de glorification et d'autojustification publique. C'est
dans [es conditions de ce çhroantppe réel où se dévoile (et se publie) sa vie personnelIe
ou celle d'autrui, qu'apparaissent toutes les facettes de la figure de l'homme et de son
existence, et qu'elles reçoivent un éclairage spéciai. Çe chronotope réel, c'est la place
publique, m. (279-80, nous soulignons)

Nous appebns ce chronotope "réei"dont Bakhtine parle celui "de la place publique," car il ne

s'agit pas de n'importe quel espace réel, mais de l ' a . Encore une fois, c'est le changement

dans la présentation du temps (ici sous forme d'événements historiques) dans une oeuvre qui

provoque Bakhtine à identifier un nouveau chronotope, et c'est l'espace qui le défint de

nouveau.

Ce passage est intéressant parce que Bakhtine y reprend l'idée d'un chronotope réel,

introduit en passant dans Ia partie de l'essai consacrée au temps des aventures? Il nous semble

que ce chronotope est dit "réei" pour deux raisons. D'abord, il fait partie du cours de la vie

chnotope réel trouve constamment sa place dans les organisations de Ia vie sociaie et
nationale. Nui n'ignore la plutalité des 'rencontres' sociaIes organisées, et leur portée"
("Formes du temps" 250).
49

quotidienne; c'est le contraire de ces moments de transformation privilégiés par le chronotope de

ta métamorphose. Ensuite, il est réel dans le sens où i'mfait partie non seulement de

l'univers romanesque, mais du monde historique ''réel" de l'auteur aussi. Le monde représenté

dans le roman reflète ainsi le monde de l'auteur. A la différence du chronotope des aventures, de

la métamorphose et du chemin de la vie, ce chronotope de la place publique présente une

%anche de vie" du moment de la création artistique.

Bakhtine revient au "chronotope réel" lors d'une discussion des mémoires romains- Cette

fois-ci, il s'agit d'un document public qui raconte l'histoire d'une famille; l'autobiographie est

ainsi "rédigée en vue de transmettre les traditions familiales et patriarcales, de maillon en

maillon; elle est placée dans les archives" est devient ainsi "publique. historique et nationale"

(285). Ce type d'oeuvre littéraire vise à foumir à Ia postérité un souvenir concret de la f d l e .

Ces chronotopes dits réels, plus que les autres, constituent une tentative littéraire pour présenter

la condition humaine à une époque donnée, projet qui, selon Bakhtine, informe tout roman

ultérieur, que ce soit l'oeuvre de Rabelais ou les romans réalistes du dix-neuvième siècle.

Selon Bakhtine, la place publique était d'une si grande importance parce qu'à l'époque

classique "toute l'existence était et -'-c'est-à-dire, extériorisée (28 1). L'identité

de L'individu était fondde sur des critères extérieurs (la place de l'individu dans la hiérarchie

sociale, les travaux collectif, Ia libre expression des sentiments) au point où l'homme "intérieur,
. *
l'homme pour 'lui-même' Ge VIS pour rriPi), i'homme complaisant à lui même, n'existait point"

(28 1). D'où une extériorisation des personnages Littéraires que Bakhtine illustre par un exemple

tiré d'Homère: la soufEance d'Achille et de Priam est attestée par le fait que tous entendent leurs

lamentations (28 1). Peu à peu, aux époques hellénistique et romaine, on assiste a une transition
50

vers 'wet une in&lite


. (282). Cette transformation de l'identité
. . . . . ,radicaE'

humaine et de l'éventuelle représentation de cette identité dans la littérature est caractérisée par

une perte au niveau de la cohérence:

L'homme privé et isolé, 'i'homrne pour soi', perdit son entité et sa cohésion, déterminées
autrefois par le principe de sa vie publique. Sa conscience de lui-même, ayant perdu le
chronotope populaire de ia pIace publique, ne sut pas en trouver un autre, aussi réel, aussi
cohérent et unique. [...] L'image de I'hornme devient niultiple, composite. Son noyau et
son enveloppe, son intérieur et son extérieur, se scindent. (283)

Ce développement dans la représentation de l'identité du protagoniste est lié à un changement

dans la représentation de l'espace romesque: "L'image de l'homme se dépIace vers Ies espaces

fermés, presque intimes, où il perd sa monumentale plasticité et son caractère totalement

extraverti et public" (290). Nous constaterons dans Mémoires d'Hadrien l'interaction de divers

modèles chronotopiques de la biographie, interaction qui met en valeur la tension entre l'homme

public et L'homme privé qui préoccupait tant Bakhtine.

Nous pouvons décrire le changement dans la présentation spatio-temporelle constaté

jusqu'ici par Bakhtine de la façon suivante. Le chronotope des aventures et ses vaiantes

dépeignent un univers étranger qui n'a rien à voir avec la vie normale, quotidienne, du héros;

avec l'avènement du chronotope de la métamorphose, nous assistons à la représentation du

quotidienau cours des aventures, et le héros commente et juge ce monde et le mode de vie qui le

caractérise. L'espace devient plus concret, plus lié au personnage, tandis que la chronoIogie

temporde devient une iigne irréversible d'événements au Iieu d'être cyclique ou réversible, Les

Iieux et les séries temporelles d'événements ne sont plus interchangeables, et jouent un rOle de

plus en pIus important dans le dévehppement du personnage priacipal. Cela dit, Ies aventures et
I
I
51

ia métamorphose du personnage principal n'importent pas pour ce que Bakhtine appelle "le

temps historique" (269). Les événements ont lieu, le héros se métamorphose, mais le

macrocosme du monde qui englobe le microcosme du héros ne change pas; I'histoire du héros

n'a aucune incidence sur ce macrocosme, principalement car ce type roman,selon Bakhtine,

"ignore" encore ce type de temporalité (269). La spécificité de l'espace et du temps est encore

plus marquie dans le cas du roman biographique et du chronotope de la place pubIique. Le

temps acquiert une conscience historique--l'histoire du personnage principal est intimement liée

aux évhements socio-historiques et l'homme se trouve situé dans son époque-tandis que

l'espace subit une transformation de l'espace ouvert et public aux endroits privés où l'individu se

dévoile. Or, ce changement dans la présentation de l'espace et du temps romanesque facilite

le portrait de plus en plus détaillé du personnage principal, d'un héros dont L'identité est figée et

qui subit des aventures, à un héros qui se métamorphose, à un héros toujours en train de

développer, tous deux impliqués dans la création et l'avenir de son milieu spatio-temporel. Nous

avons fait un résumé assez détaitié de ces trois grandes catégories chronotopiques--des aventures,

de l'idylle et de la biographie-car elles figureront toutes dans nos analyses textuelles.

Pour Bakhtine, au Moyen Age et sous la Renaissance, le genre romanesque a subi deux

transformations importantes: la vaiorisation des personnages marginalisés et I'acquisition d'une

noweiie perspective spatio-temporelle du monde. Dans sa discussion de cette première

transformation, Bakhtine fait remarquer un changement important dans L'évolution du roman,

mais les chronotopes qu'ii identifie sont parmi les plus obscurs. A partir du Moyen Age,

Bakhtine constate le rôle central de trois types de personnages, autrefois présents mais

marginaiisés, dans l'oeuvre littéraire: le fiipon, le bouffon et le sot. Bakhtine soutient que
l'existence de ces personnages n'est "point l&&&
mais (305). Or,ils sont présents

surtout afin de fournir une sorte de commentaire sur des personnages et des événements dans le

roman et non pas pour être impliqués dans le récit en tant que tel. L'extériorité de tels

personnages vis-à-vis de l'intrigue peut révéler la présence de l'auteur dans son texte car, selon

Bakhtine, ils nous donnent des indications du point de vue de l'auteur. Avec cette constatation,

Bakhtine aborde une analyse du rôle de l'auteur dans l'oeuvre romanesque, suggérant que le

"romancier a besoin d'un masque consistant, formel, lié a un genre qui déhirait tant sa position

vis-à-vis de son existence, que sa position vis-à-vis de l'exposé de cette existencey'(307):' Dans
les personnages du bouffon, du fnpon et du sot, l'auteur trouve justement ce masque, car ces

personnages observent la vie sans y prendre part. Bakhtine a recours ici à une métaphore

théâtrale pour décrire le chronotope produit par la présence de ces personnages. 11l'appelle un

"chronotope des tréteaux" car la vie est représentée "comme une comédie, et les gens comme des

acteurs" (308). Curieusement, Bakhtine parle peu de l'espace et du temps dans cette partie de

son essai. De plus, les romans dont il parle (de Fielding, Swift, Cervantès) semblent fonctionner

selon un modèle spatio-temporel déjà étudié: cehi du chronotope des aventures. Comment faut-

il dors comprendre le ccchronotopeintermédiaire des tréteaux" ainsi que d'autres chronotopes

que Bakhtine appelle tout simplement des "chronotopes intermédiaires" (3 1l)? Nous

Comme Bakhtine le note, ce n'est pas uniquement dans le roman qu'il faut mettre en question
le rapport entre auteur et texte. Mais, pour Bahthe, la position de l'auteur est plus explicite
dans des genres tels le drame et la poésie car ces genres font preuve d'une 'position créatrice
immédiate et immanente" ("Formes du temps" 307)' tandis que la position de l'auteur
romauesque reste parfois obscurcie. U nous semble que cette distinction nette entre Ie roman et
d'autres genres littéraires se rattache aux notions de polyphonie et de didogisme. L'auteur d'un
roman est toujours en train de tisser plusieurs voix, la sienne ainsi que ceiles de ses personnages.
C'est cette prolifération de voix ainsi que la tentative de l'auteur de s'effacer qui rendent
problématique le rôle de l'auteur dans le genre romanesque,
53
reviendrons à cette question lors de notre analyse de La.

A part cette valorisation médiévale des personnages marginaux, Bakhtine fait ressortir le

développement d'une conscience historique dans le genre romanesque-une tentative de rendre

compte du temps dans sa plénitude et de saisir la place de I'homme dans son univers particulier.

Cette conscience historique s'oppose à une présentation du temps que Bakhtine nomme celle de

l'inversion historique: la valorisation du passé (à la limite, du présent) aux dépens de l'avenir.

Bakhtine explique ce principe en constatant que

...la pensée mythologique et littéraire localise dans le passé des catégories telle
que le but, l'idéal, l'équité, la perfection, Mat harmonieux de l'homme et de la
société. Les mythes du paradis, de l'âge d'or, de l'époque héroïque, de l'antique
Vérité, les notions plus tardives sur l'état de la nature, sur les droits naturels et
autres, sont des expressions de cette inversion historique. (294)

Bakhtine identifie deux courants dans la représentation de cette inversion historique. Le premier

est caractérisé par l'image de l'échelle cosmique: une conception dite verticale du monde, qui

valorise l'éternel ou l'extra-temporel, niant ainsi toute possibilité de changement et d'avenir pour

l'homme. Le deuxième est lié à la notion d'eschatologie, oii l'avenir est perçu non comme une

continuation ni un nouveau départ pour I'homme, mais comme la fin, comme la réalisation des

prophéties du passé (295).

Bakhtine soutient que, même dans les oeuvres de l'Antiquité, il y a toujours des éléments

folkloriques qui luttent contre ce morcellement et tendent vers la plhitude, a vrai dire, vers

l'avenir, car le rire carnavalesque populaire révèle Ies "contradictions sociales," ce qui "étire

inévitablement le temps vers l'avenir" (293). Le foikiore valorise I'homme dans son potentiel

réel, l'homme qui agit dans un espace concret et dans le présent, I'homme qui se promet un
54

avenir appartenant à toutes les générations successives. Selon Bakhtine, "L'homme du folklore,

pour se réaliser, exige de se trouver dans le temps et dans l'espace: il s'y sent totalement à son

aise" (296). A partir du Moyen Age, en particulier, le roman vise à présenter l'homme dans son

cadre spatio-temporel, et ce cadre n'est plus abstrait et extra-temporel comme dans Ie cas du

roman grec, par exemple, mais bien ancré dans la matérialité du monde réel et tout à fait

conscient de son avenir.

En esquissant le développement de la conscience historique dans l'oeuvre romanesque,

Bakhtine aborde l'interaction entre la littérature et le contexte culturel d'ou elle jaillit. Les

sections de "Formes du temps" consacrées à la Renaissance témoignent de l'alternance entre

l'analyse purement littéraire et l'analyse socio-historique d'une culture favorisée pas Bakhtine.

Ici, il conçoit un temps lié au travail agricole de l'homme primitif. Pour toute société fondée sur

le travail collectif dans les champs, le temps aussi a un caractère collectif: "C'est au sein d'une

lutte collective contre la nature que la conscience du temps naît de l'expérience de l'oeuvre

collective, qui a pour objectif la différenciation et la constitution formelle du temps" (351). Ce

temps productif est orienté vers le futur (la récolte) et est "profondément spatial et concret," étant

extériorisé, Iié aux champs, à la nature (352). C'est ici que nous retrouvons une idée clef de

Bakhtine sur le temps et l'espace: celle qui consiste à voir le passage du temps dans les cycles

nanirels, cycles qui englobent tout aspect de la vie de i'homme et tout autour de Iui. A la

diffërence de la conception du temps proposée par le modèle vertical de l'échelle cosmique,

Ie modèle foiHorique donne une image de l'homme qui n'est plus insignifiant par rapport à

i'éternel, mais en fait participe à un cycle de vie.

Ce que Bakhtine décèle dans la Renaissance, c'est le début d'une différenciation entre la
55

vie privée individuelle et l'existence collective-ce qui mène à une autre conception du temps, et

par conséquent de l'espace aussi. Cette séparation s'explique historiquement par les

changements dans les conditions de travail et de vie, et par l'éclatement des connaissances qui a

eu lieu sous la Renaissance. Une fois détaché du travail champêtre, L'homme se détache aussi du

cycle croissance--mort-croissance. Le thème de la mort revêt un caractère nouveau, car il n'y a

plus de sens de continuité: il s'agit de la mort individuelle. La littérature reflète ce détachement

vis-à-vis du groupe en privilégiant l'image de l'individu. Pareil à ce coiil?int individualiste se

trouve un sens collectif de i'histoire-cette fois lié aux événements historiques, aux conquêtes,

aux crimes, et non pas au travail agricole (360)- Un des défis de la Littérature est de présenter ces

deux courants ensemble:

Le roman historique des temps modernes eut pour problème principal le


dépassement de ce dualisme: on chercha à ddcouvrir l'aspect historique de la vie
privée, à montrer L'Histoire 'de façon familière' ... (360)

Toute la réflexion de Bakhtine au sujet de la présentation de l'espace et du temps dans l'oeuvre

littéraire à l'époque de la Renaissance découle de sa lecture de Rabelais. 11 identifie même un

"chronotope rabelaisien." Etant donné que Bakhtine a consacré tout un livre a l'oeuvre de

Rabelais, nous garderons notre discussion de ce chronotope pour Le chapitre suivant où nous

pouvons le considérer par rapport au concept bakhtinien de carnaval.

iv) Les "Observation W e s "

Avant de terminer notre étude de "Forme du temps et du chronotope dans le roman," nous

souhaitons commenter le statut des Wbservations finales"-la concIusion de l'essai. Rédigé entre
1937-38, "Formes du temps" se voit publier sous forme d'extraits pour la première fois en 1974;

l'édition dite intégraie suivra en 1975?' Dans cette édition russe et dans les diverses traductions,
la date de la rédaction de l'étude (indiquée à la dernière page) porte la mention suivante: "Les

'Observations finales' ont été écrites en 1973" ("Formes du temps" 398). Cette note est très

intéressante, car elle situe la rédaction de la conchsion de l'articie non pas dans Ia période de

téflexion au sujet du roman, mais plutôt dans la période herméneutique de la pensée de Bakhtine,

La datation des "Observations finales" ne fait pas pourtant L'objet de l'unanimité des

spécialistes. Sergey Bocharov, t'un des critiqua responsables de la réhabilitation de Bakhtine

auprès des autorités et des inteilectuels soviétiques pendant les années 1960, a fait ressortir en

1993 une inconstance vis-à-vis des dates de rédaction. L'article de Bocharov décrit une

conversation avec Bakhtine a propos des oeuvres contestées dans le canon bakhtinien?' Ce qui

nous intéresse, c'est la déclaration de Bocharov selon laquelle Bakhtine a ajouté Ies "Observation

nnales" à son dtude sur le chronotope a la demande des éditeurs du joumaI. Bocharov note,

On January 1974I had to convey to him [Bakhtin] a request fiom the editors of
Problems of Literature that he add some sort of dutifui qualification, quite
insignificant, to the chapter of his that bey were pubiishing. The
mission depressed me, and 1complained angrily about our etemd Soviet need for
qualifications. He retorted, 'Yes, but a categoricai thought that does not admit
any qualifications is pmbably even worse' and easily agreed to what the editorial

est apparu sous le titre "Vremja et prostmstvo v vmane" Femps et espace dans le
LYextrai*t
roman] dans la dans la revue Vop- 3 (1974), 133-79. L'article a été repris dans la
, -
voIume ' en 1975. Traduction fiançaise dans m e et theone dir
235-398.

""Ob odnom razgovore i vokrut nevo" [A propos d'une conversation et son contexte], publié
dans la revue 6 Fouvelie revue de la Wrature] 2 (1993): 70-89.
Nous nous référons à "Conversations with Bakhtin", une traduction abrégée de cet article publiée
dans PMLA 109.5 (Oct. 94): 1009-1024.
board required. (Bocharov 1019)

Bocharov prétend avoir eu cette discussion avec Bakhtine en 1974 alors que, comme nous

l'avons déjà noté, les éditions de l'essai donnent 1973 comme la date de rédaction pour les

"Observations finales." Bocharov s'est-il trompé d'année? Ou Bakhtine avait-il déjà écrit ces

observations-d'où sa complaisance à l'égard d'une demande de fournir une conclusion?

Des recherches faites par Brian Poole dans les archives bakhtiniennes à Moscou

sembleraient appuyer le dernier scénario. Dans une communication présentée lors du Huitième

Colloque sur Mikhaïl Bakhtine (Calgary, 1997), Poole a déclaré que le manuscrit de 1937-38 de

L'étude "Formes du Temps" comprenait déjà les "Observations finales." Bakhtine aurait soumis

l'essai sans conclusion, mais il l'aurait restituée à la demande des éditeurs-ce qui n'explique pas

pourtant la date de 1973 (et non 1974) atitibuée aux "Observations." De toute façon, le

désaccord quant à la date de l'essai, aimi que les recherches de Poole, suggèrent que, malgré les

commentaires de Bocharov, les "Observations" n'étaient pas écrites tout simplement pour plaire

aux éditeurs.

Dans les "Observations," Bakhtine résume d'aborde ses observations initiales à propos du

rôle du chronotope dans le développeinent du genre romanesque puis décrit plusieurs nouveaux

chronotopes: celui du château qui caractérise le roman gothique anglais du XWICsiècle, ceux

du salon et de l'écriture flaubertienne qui caractérisent le roman fiançais du XIX' siècle, et enfin

celui du seuil. En évoquant le chronotope du seuil, Bakhtine veut suggérer une rupture, une

transition entre deux stades de Ia vie, le moment ou on prend une "décision modifiant le cours de

la vie" (389). Le temps dt: la rupture, ce moment de l'indécision, apparaît comme "uninstant"
58

qui n'a pas de durée et qui est "détaché du cours normal de la vie biographique" (389). Nous

reviendrons à ce chronotope plus tard, lors d'une discussion du livre de Bakhtine sur

Dostoïevski, car la dénnition de ce chronotope en découle. Nous aurons l'occasion d'étudier en

plus de détail le fonctionnement du chronotope flaubertien et du chtonotope du seuil dans notre

.
analyse de-b
La présentation de ces chronotopes du roman moderne Pm'
et ?CKsiècles)
c est suivie

d'une dizaine de pages qui soulignent l'importance méthodologique du concept de chronotope,

non seulement du point de vue de l'analyse littéraire mais aussi en ce qui concerne la formulation

d'une herméneutique de l'anaiyse littéraire. Bien que les "Observations finaies" situent le

concept de chronotope dans une problématique autre que celle proposée dans Ie corps de l'essai,

elles sont peu étudiées et peu appréciées dans le contexte des études bakhtiniennes. Dans leur

chapitre sur le chronotope, Clark et Holquist n'examinent pas en détail cette demière partie de

l'article. Morson et Emerson y accordent plus d'attention, soulignant ks liens entre le concept de

chronotope et celui de dialogisme, et notant qu'il faut parfois extrapoler des remarques

elliptiques de Bakhtine a h d'en tirer des conclusions (Creatio~427). il est vrai que les

"Observations finales" sont parfois difficiles à comprendre et que nous n'y trouverons pas de

'système' ou de méthodologie toute faite. Cela dit, nous pouvons expliciter à partir des

"Observations" trois aspects importants du chronotope: i) le chronotope comme principe qui

gouverne la narration; ii) le chronotope comme principe d'interprétation et iii) ie chronotope et la

sémantique. Nous prétendons en fait que Ies "Observations" contie~entdes passages qui

semblent relever de la réflexion herméneutique de Bakhtine, puisqu'elles évoquent des concepts

tels i'exotopie et la grande temporalité. Nous examinerons la portée méthodologique du concept


59

de chronotope dans notre îroisième chapitre, préférant pour le moment rester dans le cadre de

l'analyse littéraire proprement dite, et examinant un autre ouvrage où Bakhtine emploie le

concept.

v) Le Roman d'apprentissage

Dans notre introduction au concept de chronotope, nous avons fait remarquer que l'étude
L4Formesdu temps" n'est pas le seul texte où Bakhtim se sert du terme. Dans "Le roman

d'apprentissage dans l'histoire du réalisme," Bakhtine aborde le même problème que dans

"Formes du temps"; c'est-à-dire, la précision d'une méthodologie de l'analyse romanesque qui

fournit en même temps une définition du genre. Dans la première partie de ce texte fragmentaire,

intitulée "Pour une typologie historique du roman," Bakhtine parcourt trois types fondamentaux

du roman: le roman de voyage, le roman d'dpreuves, et le roman biographique. Pour chacune de

ces catégories romanesques, Bakhtine considère 1) le type de héros qu'on y trouve; 2) la

présentation du temps; 3) le représentation du monde-ce qui inclut la présentation de l'espace,

des cuitures, etc. Nous retrouvons a peu près les mêmes préoccupations que nous avons relevées

dans l'essai sur le chronotope: le héros est4 statique ou fait-il preuve d'un quelconque

déveioppement?; le temps est-il détaché du cours du temps biographique? du temps historique?;

i'espace l'emporte-t-il sur la vie du héros, ou s'agit-il plutôt d'un cadre abstrait dans lequel le

héros est un "point mobile"? ("Apprentissage" 214). Eh fait, dans cette partie de l'essai sur le

roman d'apprentissage, nous pouvons identifier des déhnitions du chronotope des aventures, de

Ia métamorphose et du chemin de la vie, sans pourtant y trouver cette terminologie.

Dans la deuxième partie du 'Xoman d'apprentissage," Bakhtine explicite son projet:


Le thème fondamentai de notre travail porte sur la spatio-tempodité et sur
l'image de l'homme dans le roman. NOUSavons adopté pour-critère le degré
d'assimilation du temps historique réel et de l'homme dans cette temporalité.
(225)

Encore une fois, cela nous rappelle l'essai sur le chronotope. Pourtant, Bakhtine déclare ce

projet %op vaste" du point de vue de la présentation théorique d'un tel travail, et il continue a

délimiter le projet, en disant qu'il va examiner les oeuvres qui montrent "l'homme en formation"

(225). Selon Bakhtine, le héros dans la Litterature appartient toujours à l'une des dew catégories

suivantes: ou bien une oeuvre présente un héros statique qui ne change pas au cours de ses

aventuredépreuves, ou bien le héros est en voie de devenir-il mûrit, change, s'adapte aux

circonstances, découvre la morale, Ia philosophie ou Ia religion et ainsi de suite. Parmi les sous-

catégories du roman du devenir identifiées par Bakhtine, seul le roman "d'évolution historique"

fait preuve d'une forte "assunilation du temps historique dans [s]es phases essentielles" (230).

Dans ce type de roman,la formation de l ' h o m e "se fait dans le m


. .
s hist- réei,
..
nécessaire, avec son futur, avec sa profonde &onoto~icit~(229, nous souligons).

Dans Ia troisième et d e d r e partie de l'étude, Bakhtine aborde directement "L'espace et

Le temps" dans ce type de roman, surtout dans l'oeuvre de Goethe, car "[dlans la littérature

mondiale, Ia vision du temps historique atteint l'un de ses sommets avec Goethe" (233). Dans

son analyse de Goethe, Bakhtine veut Yclairer les vues que nous avons avancées sur les

chronotopes et su Ia maîtrise des faits de temporalitd dans la littérature" (234). il est vrai que

dans cet essai fragmentaire nous arrivons a bien saisir comment le temps peut se concrétiser dans

l'espace, et comment un roman peut être imprégné de vaieurs chronotopiques. Bakhtine

commence par souligner i'irnportance du visuel dans l'oeuvre de Goethe, écrivain chez qui "les
notions et Les idées les plus complexes et les plus élaborées peuvent toujours être représentées
..
sous une forme(234). L'importance du visuel ne veut pas dire que Goethe voit le

monde comme statique et figé dans une représentation visuelle particulière. Au contraire, cette

vision rend compte de la "multitemporalité" de la vie humaine: plusieurs cadres temporels qui

coexistent ainsi que le rapport entre passé, présent et futur. L'idée clef derrière cette

multitemporalité est le fait que "Partout l'oeil qui voit cherche et trouve le m-l'évolution, la

formation, L'histoire" (236). Par exemple, dans les éléments de la nature (montagnes, arbres,

etc.), Goethe voit des signes du temps cyclique de la nature: la formation lente de la terre au

cours des siècles, la temporalité cyclique implicite dans le passage des saisons. Sur ce fond du

temps de la nature, il trouve les traces du temps historique dans 'il'ensemble des objets créés par

L'homme" (239). Autrement dit, l'homme a un effet sur son environnement, et cet effet dure.

Cette possibilité de voir le temps dans l'espace témoigne de la "chronotopicité" de la pensée de

Goethe (249,256).

il faut noter ici que l'attitude que Bakhtine affiche dans sa description de cette trace

Iaissie par l'homme dans son environnement est extrêmement optimiste. C'est-à-dire qu'il la

comprend au sens positif et créateur: l'homme fait quelque chose qui durera, qui rappellera

constamment l'esprit créateur humain et qui rappellera également aux générations suivantes leur

passé ainsi que leur potentiel. Elles aussi peuvent créer des choses qui dureront. Considérons la

citation suivante:

Le passé créateur doit se réviler nécessaire et ~roductifdans les conditions


précises d'une IocaIité, sous la forme d'une humanisation créatrice de cette
IocaIité, qui transforme une parcelle de l'espace terrestre en un lieu historique de
vie pour l'homme, en un espace historique du monde. (24 1)
62
C'est ainsi que Bakhtine appelle ia viiie de Rome "le grand chronotope de l'histoire humaine,"

car dans ses monuments on constate les traces visibles de diverses époques de la civilisation

occidentale (248). Nos commenterons plus avant ce chronotope au cours de notre analyse des
.moires
. d'Hadrien. 11nous semble que, de nos jours, nous ne savons que trop bien que

"l'hurnanisation" de nos lieux-que se soit dans la desiruction de nos forêts ou dans Ia laideur de

nos villes gigantesques-ne paraît pas toujours "nécessaire," ni "productive," bien qu'elle laisse

des traces visibles du temps historique travailht sur l'espace. Nous voulons tout simplement

noter que cette temporalité historique, cette plénitude du temps, a un côté destructeur aussi bien

que créateur, et que la vision de l'avenir qu'elle provoque peut suggérer autre chose que le

potentiel créateur de l'homme.

"Le Roman d'apprentissage" introduit un autre chronotope, celui de la "Nature," identifié

par Bakhtine dans l'oeuvre de Rousseau.33 Chez Rousseau, le temps cyclique des saisons se

trouve "en étroite pénétration avec le temps de la vie humaine" (258). Cependant, le héros chez

lui n'est pas un héros créateur et bâtisseur, mais plutôt "l'homme adonné à Ia vie idyllique,

l'homme individuellement biographique," et I'oeuvre de Rousseau n'atteint donc pas la même

conscience historique que l'oeuvre de Goethe (258)- Encore une fois, nous soulignons le fait

que, dans cette étude, ce temps historique est profondément lié à la capacité humaine de changer

de façon concréte l'espace, ce qui n'est pas bien explicité dans l'essai sur le chronotope.
**+

33ii est intéressant de noter que plusieurs chronotopes s'inspirent des oeuvres d'écrivains
français: le chronotope de Rabelais, du salon (Stendhal et Balzac), de l'idylle provinciale
(Flaubert) et de la Nature (Rousseau). A part la littérature de l'Antiquité, la littérature française
semble avoir le plus influencé le concept bakhiînien de chronotope.
63
Dans les "Observations finales," Bakhtine signaie que dans "Formes du temps" il ne traite
que de "grands chronotopes fondamentaux" qui déterminent des genres, même si une oeuvre peut

éventuellement inclure ''une quantité illimitée de chronotopes mineurs, et [même si] chaque

thème peut avoir son chronotope propre" ("Formes du temps" 392). Selon Bakhtine, les divers

chronotopes d'un roman peuvent "coexister, s'entrelacer, se succéder, se juxtaposer, s'opposer"

et h i de suite (393). ii précise donc que cette corrélation entre chronotopes est de nature

"dialogique" (393)?4 Mais Bakhtine poursuit cette déclaration en la qualifiant dans les termes

qui suivent:

ce dialogue ne peut pénétrer dans l'image représentée, ni dans aucun de ses


chronotopes: il est en dehors, bien qu'il ne soit pas exclu de l'oeuvre entière. Ce
dialogue entre dans le monde de l'auteur, de l'exécutant, et dans celui des
auditeurs et des lecteurs, mondes chronotopiques, eux aussi. (393)

Laissant de côté pour l'instant les chronotopes de l'auteur et du lecteur (nous y reviendront dans

notre troisième chapitre), considérons ce dialogue de chnotopes. Bakhtine sembIe suggérer

qu'à la lecture d'un texte nous appréhendons divers chronotopes que nous intégrons à notre

concrétisation du texte. Or, si les chronotopes peuvent se juxtaposer et s'opposer, une teiie

tension pourrait compliquer la tâche du lecteur. Malheureusement, Bakhtine ne poursuit pas

cette notion d'interaction entre chronotopes-l'aspect de son essai qui nous intéresse le pIus.

Selon Lynne Pearce, cette interaction possible entre chronotopes est d'une importance

capitale, car une multiplicité, v o h une hiérarchisation, de chronotopes caractérise le roman

moderne (71). Nous ne pensons pas que Pearce veuiiie suggérer que & le roman moderne (du

"Notons que nous ne sommes pas de l'avis de Holquist qui, en déclarant que le dialogisme est
m e version de la théorie de la relativité et contient la notion de Ia pluralité de perspectives,
soumet le chronotope au principe dialogique 20).
64

vingtième siècle) fasse preuve de cette multiplicité de chronotopes: on trouve des oeuvres à

multiples chronotopes à toutes Les époques. Les oeuvres où Bakhtine constate la présence d'un

personnage marginaiise, qui commente l'action du roman d'une perspective extérieure, anticipent

en fait l'avènement du roman à multiples chronotopes (Pearce 69). Cela dit, nous nous

permettrons de faire une généralisation au sujet du fonctionnement chronotopique du roman

moderne. A la différence de ses précurseurs, le roman moderne semble souvent mettre en vaieur

cette tension entre divers cadres spatio-temporels.3s Au lieu de s'entrelacer et de faciliter la

concrétisation du monde textuel, les chronotopes du roman moderne tendent à se juxtaposer et à

se contredire, ce qui crée un texte a multiples perspectives ou un texte fragmenté dans leque1 on

n'arrive pas facilement à cerner [es contours du monde fictif. A la lecture de ces romans

'difficiles' (nous pensons aux oeuvres de Joyce, de Woolf, de Faulkner, de Beckett et même,

pour prendre un exemple plus récent, à ThePatient de Michael Ondaatje), on peut

également perdre de vue le développement chronologique de i'intrigue. Pour Pearce, le concept

de chronotope s'avère très utiIe pour l'étude du roman moderne car il fournit un moyen d'aborder

cette mdtiplicité de perspectives et de cadres. La tâche du critique consiste ainsi à comprendre

la façon dont ce qui semble être le chronotope ou la perspective dominant d'un texte est

déstabilisé et mis en question (71). Dans la tradition bakhtinienne du néologisme, Pearce

propose ainsi le tenue "polychmnotopique" ["polychronotopic"] pour décrire cette multiplicité et

cette interaction des chronotopes-terme qu'elle conçoit pour compléter la polyphonie

bakhtinienne, soutenant que le principe dialogique ne se limite pas a la reprbsentation

35 Pour Henri Mitterand, les titres mêmes des grands romans du dix-neuvième et du vingtième
siècle signalent la chronotopicité de ces oeuvres, à savou Recherche du t e w s perdu,
Germinale. au bout de la & et ainsi de suite (Thronotopies" 96).
65
-- --
linguistique, c'est-à-dire aux voix (18, c-f., 71, 175-76). ii nous semble qu'à la l e ~ & d'un texte

nous reconnaissons les grands chronotopes qui ont le plus marqué Le développement du genre

romanesque, par exemple, le chronotope des aventures ou de i'idyile amoureuse. Ce qui nous

intéresse, c'est voir comment ces chnotopes peuvent à la fois créer une sorte d'horizon

d'attente en ce qui concerne Ia concrétisation du monde du texte (comment les chronotopes nous

aident à nous orienter dans le monde ficitif)et déséquilibrer ce monde (par exempie, a cause des

contradictions spatio-temporelles). Chacun des trois romans que nous étudierons fait preuve

d'une sorte d'ambivalence générique qui résulte directement de cette interaction chromtopique.

Dans le cas de m o i r e s d'Ha- nous examinerons l'échange entre l'Histoire et la fiction et

la présentation d'une prise de conscience de la réalité historique qui s'y révèle. Dans iraNaus&

nous constaterons une déformation parodique des chronotopes traditionnels qui met en question

le statut générique du texte. Finalement, notre anaiyse de J a I o a nous permettra d'examiner

l'innovation générique qui caractérise Le Nouveau Roman-Ia création d'un nouveau chronotope

et l'empioi d'un chronotope intermédiaire qui évoque les conventions d'un autre genre artistique,
Chapitre 2: Le Rapport du chronotope aux autres théories bakhtinienaes du roman

Afin de compléter notre analyse du concept de chronotope, nous tenons à le situer à

l'intérieur de l'oeuvre de Bakhtine, surtout par rapport à ses écrits sur le genre romanesque. Le

romanjouit d'un statut privilégié dans la pensée de Bakhtine, et sa définition de ce genre dans

"Formes du temps" est plus souple que celle qu'on emploie dans la critique littéraire

contemporaine. En général, nous situons le début du genre romanesque au dix-septième siècle,

en citant des oeuvres telles que Don Quichotte (1605), La Princesse de Clèves (1678), et

(1722) comme des exemples de ce nouveau genre en prose. LA où nous voyons dans

des oeuvres telles que Le Sa- e s ) et Gargantua (1534) des précurseurs du roman dit

moderne, Bakhtine les reconnaît en tant que véritables romans, les incluant dans ses analyses.'

Si Bakhtine privilégie des textes anciens, il a pourtant des critères assez précis en ce qui

concerne les caractéristiques d'un roman, reprochant aux autres critiques littéraires leu.désir

d'imposer des critères stylistiques strictement poétiques à ce genre radicalement a-poétique:

...toute tentative de transférer sur le roman les notions et les normes de I'image poétique
est vouée à l'échec. Si le pittoresque poétique (au sens strict) trouve bien sa pIace dans le
roman (principalement dans le discours direct de l'auteur), c'est secondaire. (Bakhtine,
"Préhistoire" 403)

Que trouvons-nous donc au premier plan du roman? Bakhtine constate un nouveau type de

discours spécifiquement romanesuqe, discours qui est caractérisé par: 1) le plurilinguisrne; 2) le

dialogisme; 3) une nouvelle présentation du temps et 4) le carnaval.

' Dans "La préhistoire du discours romanesque," étude datant de 1940, Bakhtine insiste
surtout sur le développement du roman, traçant l'évolution de queIques traits romanesques dans
des genres plus anciens.
67
1. Le discours plurilinguistique et Ic dialogisme

Selon Bakhtine, certains genres antiques telles l'épopée ou la tragédie font preuve d'une

unité de style et de langage déterminée par la situation socio-historique du moment de leur

composition: l'isolement relatif des peuples et la sanction (par 1'égIise et l'état) des genres

"oficiels" qui privilégient une certaine idéologie, une vision du monde. Un phénomène que

Bakhtine appelle le "plurilinguisme" a mis fin à cette unité stylistique et idéologique. Le

plurilinguisme est un terme qui englobe deux concepts différents: le polylinguisme et la

différenciation langagière. D'une part, le polylinguisme implique qu'une langue nationale (le

grec, le latin, etc.) est en contact avec d'autres langues nationales; aucune langue n'est isolée,

aucune ne fonctionne comme le seul point de repère pour décrire le monde. L'introduction de

nouveaux mots étrangers dans une langue va de pair avec le commerce. L'invention de

nouveaux mots est aussi encouragée par l'introduction de nouveaux produits dans une société, et

par la découverte d'une nouvelle culture. Dans le contexte des genres classiques de la Gréce

ancienne, cela signalait "le processus de la décomposition du mythe national," ce qui ébranlait les

genres officiels ("Préhistoire" 421). D'autre part, la différenciation langagière suggère que

l'homogénéité à i'intérieur d'une langue nationale est aussi un mythe. S'il est vrai qu'il y a

toujours une langue nationale "standard," Bakhtine constate "la stratification de toute langue

nationalew-sa subdivision en dialectes liés à des groupes particuliers dans une société donnée

(les écoliers, les classes inférieures, etc.) (423). A l'hégénonie des formes non seulement

sanctionnées mais aussi préservées par l'écrit s'opposent dors "des genres oraux de la langue

parlée populaire" et "certains genres fokioriques et littéraires inférieurs" (410)- La particdarité

stylistique du roman se trouve dans son mélange de Iangues et de dialectes; dans sa volonté de
68
mélanger les genres, d'incorporer des éléments épiques, tragiques, comiques, populaires, etc.,

dans un style à multiples faces. De plus, le roman fait preuve d'une certaine auto-référentidité:

la prise de conscience de cette pluralité de langues et de styles. Dans le roman "l'écrivain

apprend à le [le monde] regarder de l'extérieur, avec les yeux d'un autre, du point de vue d'un

autre langage, d'un autre style 0pssibIes" (418).

ii est intéressant de noter que, même dans cette discussion des styles romanesques,

Bakhtine songe à la présentation du temps dans le roman:

Le roman est conscient de se trouver sur la frontière entre un langage littéraire achevé et
prddominant, et les langues extra-littéraires du plurilinguisme...Le roman des temps
modernes, conscient du langage et de la littérature, se sent à la lisière des divergences
. ..
littéraires et extra-littéraires, et également 2i la Iisiere du temas. Il est yticulièrement
sensible au temm dans le laneaee. à ses mutations. son vieillissement et son
renouvellement. à son passé et son avenir. (423-24, nous soulignons)

Le roman manifeste une nouvelle étape d'une sensibilisationau temps, mettant en valeur une

pdsentation du temps tout B fait différente de celle trouvée dans d'autres genres. Cette notion

d'être "à la lisière du temps"' ainsi que I'idie du chevauchement entre le passé et l'avenir sont

très importantes dans l'oeuvre de Bakhtine. Dans tous ses écrits, les changements dans l'aspect

technique et stylistique du roman dans l'histoire sont reliés aux changements dans le cadre socio-

historique d'une dpoque donnée. Comme nous le verrons lors de nos analyses textuelles, le

moment privilégié par cette prise de conscience historique (reconnaissance du passé, anticipation

de l'avenir) est le présent-temporalité où s'inscrit Ie roman.

Malgré i'effet presque chaotique que produit cet éclatement de genres, de langues et de
langages au sein du roman, il ne faut pas pour autant perdre de vue son principe organisateur: Ie

Dans le chapitre suivant, nous reviendrons à cette idée de 'frontières' temporeiIes en


considérant le concept bakhtinen de 'grande temporalité.'
69

didogisme. Comme sa racine le suggère, le diaiogisme implique un contact et un échange entre

deux personnes. Cependant, le dialogisme ne se limite pas à la conversation entre personnes,

mais peut caractériser égaiement l'échange entre des langues et des idéologies. Le dialogisme

propose une façon de comprendre la production du sens dans le monde. Considérons, par

exemple, l'emploi du langage. Souvent, il existe plusieurs mots ou plusieurs expressions pour

décrire la même chose ou le même phénomène. Le mot qu'une personne décide d'employer dans

une situation particulière revêt du sens pour son interlocuteur non sedement à cause de Ia

dénotation que porte ce mot, mais aussi à cause de ses connotations, et par rapport à d'autres

mots qui n'ont pas été choisis. Pour nous, le diaiogisme comprend donc au moins trois déments:

deux entités qui se rencontrent, dont le chevauchement produit une troisième entité, un sens autre

que celui des deux mots en question. Pour garder notre exemple, la production du sens d'un mot

ne se limite pas à la rencontre d'autres mots non-choisis, mais comprend aussi des mots Liés au

mot choisi, les conditions socio-historiques de l'allocutaire, de son interlocutaire, et ainsi de

suite. Le nombre de zones de contact ou se produit le sens est infini. Autrement dit, il faut

comprendre le mot particulier selon son contexte, et le contexte en sa particularité. Nous nous

retrouvons ici devant un lieu commun de la pensée herméneutique: celui du cercle

herméneutique. Pour mieux le comprendre, il faut examiner la relation du particulier au tout, et

aussi du tout au particulier. Nous pouvons donc considérer le diaiogisme comme une théorie de

l'interaction des sens qui donne lieu à la compréhension.

Dans le contexte des &des iittéraires, le didogisme fournit un moyen d'expliquer L'unité
stylistique du roman. Maigré la prohion de genres, de styles et de techniques qu'il engIobe, le

roman réussit à créer un cadre dans Iequel des langues, des langages, des personnages et des
idéologies différents peuvent entrer en contact:

Le discours de l'auteur et des narrateurs, les genres intercaiaires, les paroles des
personnages, ne sont que les unit& compositiomellesde base, qui permettent au
plurilinguisme de pénétrer dans le roman. Chacune d'elles admet de multiples
résonances des voix sociales et leurs diverses liaisons et corrélations, toujours plus ou
moins dialogisées. Ces liaisons, ces corrélations spéciales entre les énoncés et les
langages, ce mouvement du thème qui passe à travers les langages et les discours, sa
bgrnentation en courants et gouttelettes, sa dialogisation, enfin telle se présente la
singularité premiére de la styIistique du roman. (Bakthine, cLDiscours"89)

Quant à l'auteur, il se trouve "au centre où s'organise l'intersection des plans qui, à divers

degrés, s'éloignent de ce centre" ("Préhistoire" 408). Bakhtine élabore sa théorie du dialogisme

par rapport au discours des personnages et au discours de l'auteur dans Problèmes de la Foetique
..
de Dostoïevski, où il définit égaiement le roman polyphonique.

Le dialogisme est le concept bakhtinien qui a peut-être le plus influencé la critique

littéraire contemporaine. Avant ia traduction du livre sur Dostoïevski, Julia Kristeva en a fait un

compte rendu dans la revue m.'


En fait, le didogisme bakhtinien est à la source de la

théorie kristéveme de l'htertextudité. Kristeva élargit ce concept et l'applique aux textes,

suggérant qu'un texte littéraire n'est pas un système de signifiants clos, mais est, au contraire,

toujours en contact avec d'autres systèmes de signifiants dans une culture. Autrement dit, le

texte Iittéraire existe dans un état diaiogique avec d'autres '?extes," d'où le concept

"Baichthe, le mot, le dialogue et le roman." 239 (avril 1967): 438-465.

Voir Kristeva, "Pour une sémiologie des paragrammes" et J ,a Re'v olution du larigage
-
, Plusieurs critiques ont commenté le rôle de Kristeva dans la dissémination de l'oeuvre
de Bakhtine dans l'occident; voir, par exemple, M.-Pierrette Maicuzynski et Clive Thomson
("Bakhtinin France and Québec")). La question essentielle qui se pose est Ia suivante: Kristeva,
a-t-eiie ou non déformé Ies concepts bakhtiniens (en parikuiier le dialogisme et le carnaval) à ses
propres f hscritiques? Deux commentaires s'imposent à ce sujet. D'abord, comme le fait si bien
7I

Pour revenir au didogisme tel que Bakhtine le considérait, ce ne sont pas seulement les

discouts et les idéologies qui se retrouvent dans une relation dialogique dans le roman, mais

également l'espace et le temps. En étudiant les "Observations fmdes" a la fin de "Formes du

temps," nous verrons que Bakhtine revient à sa théorie du dialogisme pour expliquer l'interaction

de divers cadres spatio-temporels qui peuvent CO-existerdans un seul et même roman. Retenons

donc l'idée d'une "zone de contact dialogique" où le chevauchementde plusieurs éléments

produit du sens ("Préhistoire" 405).

II. La présentation du temps dans le genre romanesque


La troisième particularité du genre romanesque que nous considérerons ici est celle de la

présentation du temps dans le roman. A vrai dire, cette caractéristique est pius importante dans

les écrits de Bakhtine que les commentaires critiques de l'oeuvre bakhtinieme ne le laissent

croire. Dans "Récit épique et roman," Bakhtine constate:

Je découvre trois particularités fondamentales qui distinguent le roman de tous les genres:
1" Son style tridimensionnel, relaté a la conscience plurilingue qui se réalise en lui. 2"
La transfomation radicale des coordonnés temporelles des représentations littéraires dans
le roman. 3" Une nouvelle zone de structuration des représentations littéraires dans le

qu'avec deux textes bakhtiniens (les livres sur Dostoïevski et Rabelais). Ensuite, Kristeva elle-
même affirme avoir eu un projet bien particulier par rapport à Bakhtine:
Mon idée consistait d'abord à indiquer son existence et a le situer dans le contexte
français. Ii fallait donc l'interpréter à partir de ce contexte fiançais, le rendre
lisible aux Français. Ce qui peut être considéré comme une faiblesse, parce que
cette démarche donne un Bakhtine traduit et accommodé au regard français.
(Thomson, "Entretien" 19).
Elle précise que, i'esprit critique français étant 'Yorgé par la linguistique et la psychanaiyse," il
"s'agissait de traduire Bakhtine dans ce langage-là" (21). II n'est donc guère surprenant que le
Bakhtine qui se dégage chez elle soit un Bakhtine plutôt structuraliste, le côté socio-historique de
sa pensée n'ayant pas mérité la même attention que le côté analytique.
roman:une zone de contact maximum avec le présent (la contemporanéité) dans son
aspect inachevé. (448)

La temporalité figure donc dans deux des trois particularités romanesques qu'observe Bakhtine.

Or, nous avons déjà remarqué Ia présence d'une réflexion sur le temps dans l'élaboration du

concept de plurilinguisme, et nous avons aussi signalé un lien entre le dialogisme et le concept de

chronotope. Dans "Récit épique et roman," dont Le sous-titre est d'ailIeurs "Méthodologie de

L'analyse du roman," Bakhtine définit le genre romanesque mettant sa présentation du temps en

contraste avec celle du genre épique.' L'épopée puise pour sa matière dans le passé héroïque et

absolu, dans la légende et non dans l'expérience individuelle. Les formes littéraires de

l'Antiquité et du Moyen Age manquent de relativité temporelle: le passé n'est nullement rattaché

au présent, et il est sans conséquences pour le présent. Puisque passée, la temporalité de l'épopée

est figée, pour ainsi dire, morte: "Dans le monde épique il n'y a point place pour l'inachevé,

l'irrèsolu, le problématique. Il ne demeure en h i aucune échappatoire vers t'avenir" (452). Petit

à petit, un changement dans la présentation du temps a provoqué, selon Bakhtine, une rupture

Georges Lukics, écrivant a la même époque (1920), adopte une approche semblable
dans sa.- D m le chapitre "Epopée et roman," Lukks déclare, "Le roman est
l'&pop&d'un temps ou la totalité extensive de la vie n'est plus donnée de manière immédiate,
d'un temps pour lequel l'immaaence du sens A la vie est devenue problème mais qui, néanmoins,
n'a pas cessé de viser la totalité" (49). Cette idée d'"immanencen pourrait trouver son correlât
dans les écrits de Bakhtine sur la "contemporandité" du r o m En fait, Bakhtine avait
commencé à traduire L a en 1924, mais il a abandonné le projet (Clark et
Holquist, M i k m 99). Ceci dit, il y a plusieurs différences importantes entre l'histoire
du genre romanesque proposée par Lukacs et celle proposée par BakhGne, qui sont bien
présentées par Holquist 73-78). Nous ne citons ici que Ies suivantes: pour Lukacs, la
transition entre épique et roman est irréversible, tandis que chez Bakhtine il y a un va-et-vient
entre genres; la théorie du genre romanesque de Lukacs tourne autour de l'unité et de la
singuiaritéde Ia prise de conscience de i'homme, tandis que chez Bakhtine c'est la pluraiité.qui
prime. (c.E, Emerson, "Outer Word" 33-35.) Voir aussi Galin Tihanov 'Bakhtin, L&cs and
German Romanticism."
73

dans la nome générique:

Représenter un événement au même niveau temporel et axiologique que soi-même et ses


contemporains (et donc fondé sur une expérience et une fiction personnelles) implique de
faire une révolution radicale, et passer du monde épique au monde romanesque. (450)

Le roman est donc un "genre en devenir" qui représente l'actualité (441).

L'analyse des différences entre l'épopée et le roman ne s'arrête pas là, car Bakhtine

aborde une description détaillée de la présentation du temps dans ces deux genres. Nous voulons

souligner le nouveau type de coordonnée ternporelIe présentée daus le roman: elle n'est pas

forcement liée au passé mythique; elle établit une "zone de contact'' avec le présent, zone qui est

particulière au genre rornaaesque. Pour citer Bakhtine encore une fois, "L'expérience, la

connaissance et la pratique (le futur) définissent le roman" (451). Ce regard porté vers l'avenir,

cet aspect non-finalisé du roman, caractérise ce nouveau genre.

Rachel Faiconer et Galin T i o v réfutent cette distinction absolue entre l'épopée et le

roman, soutenant qu'il existe un échange producteur entre ces deux genres diaméûaiement

opposés chez Bakhtine. Selon Falconer, Balchtine a lui-même de la difficulté à maintenir la

stricte division dans sa façon de décrire la temporalité des deux genres. Par exemple, en voyant

des similarités dans la présentation du temps chez Homère (l'auteur épique par excellence) et

chez Rabelais ( le premier auteuryselon Bakhtine, à fonder le véritable roman moderne),

Bakhtine compare le temps épique au temps folklorique, un rapprochement qui semble nier la

distinction entre les deux (Falconer 263, elle se réfère à un passage dans "Formes du temps"

361). D'après Falconer, cette confusion résulte du fait que L'épopée n'est pas, comme le prétend

Bakhtine, un genre divorcé du temps présent et de l'avenir, genre exclusivement en contact avec

le pas&. Dans des anaiyses textuelles de quelques passages épiques tirés d'Homère, de Virgile et
74

de Milton, Faiconer réussit à faire ressortir un "chronotope épique," et à montrer que "no epic

narrative cau be constructed without some element of 'becoming' [trait principal de la

temporalité romanesque] and no novelistic narrative can be constructed without an emergent

sense of the 'pastness of the past' [trait principal de la temporalité épique]" (256). Elle souhaite

en particulier s'opposer à l'idée selon laquelle l'épopée serait un genre qui "ne connaît qu'une

seule et unique conception du monde, 'toute faite"' ("Récit épique" 468, cité dans Faiconer 261).

Falconer montre d'une façon convaincante que l'épopée peut manifester un "côté subversif'

(261): "Epic is a genre that makes us conscious of the way a sense of personal and public identity

can never be finished and complete, because the past fiorn which these identities derive is

constantly being reassessed" (269).

Pour sa part, dans une communication récente présentée lors du neuvième Colloque

International sur Bakhiine (Berlin 1999)' Tihanov a fait remarquer que la distinction que propose

Bakhtine entre l'épopée et le roman se trouve uniquement dans "Récit épique," tandis qu'ailleurs

dans ses écrits nous constatons une assunilaiion des deux genres, par exemple, dans l'étude du

Bildungsroman où le roman partage plusieurs caractéristiques de l'épopée. Bakhtine identifie le

héros rabelaisien comme un héros "épique," nous explique T i o v , et après avoir publié son

liwe sur Rabelais il a abandonné son projet sur les origines du genres romaneque. A partir de ces

données, T i o v a élaboré une théorie du rapport entre l'épopée et le roman qui repose sur un

autre concept bakhtinien, celui de carnaval. D'après T i o v , I'oeuvte de Rabelais représente la

parfaite synthèse des deux genres, dans le sens où, tout en présentant une conception du monde

en train de "devenir," il repose aussi sur la tradition épique, mettant en valeur un temps passé (et

non présent) et des histoires traditionnelles (et non l'expérience quotidienne des Iecteurs) dont
tout le monde connaissait la fin (ce qui dément la célèbre qualité 'inachevée' du roman, tant

appréciée par Bakhtine). Tihanov souligne le fait que le carnaval, qui revient chaque année à la

même époque et qui suit ses propres règles, effectue la préservation de la tradition (trait épique)

en même temps qu'il le subvertit (trait romanesque). Le camaval se voit ainsi comme un

mécanisme de synthèse pour réconcilier l'épopée et Ie roman. La communication de Tianov

était pour nous du plus grand intérêt, car nous souhaitons dans cette thèse examiner le rapport

entre la tradition et la subversion en ce qui concerne ia formation des genres. A notre sens, la

synthèse qui s'opêre n'est pas celle de l'épopée et du roman, mais celle des concepts de

chronotope et de carnaval; c'est-a-die que nous abordons cette question à partir des mécanismes

de la création des genres et non à partir des genres eux-mêmes, étant d'accord avec Falconer pour

qui ''the central importance of the chronotope in Bakhtin's definition of genre necessitates a

close, indeed a contingent relation between epic, novel and romance" (255). Nous reviendrons

plus tard dans ce chapitre à cette question de l'interaction et de l'interdépendance des genres en

examinant le rapport entre les concepts de chronotope et de carnaval. Les mêmes questions

feront égaiement surface dans notre analyse de La Nausée.

ïiI. Sur le seuil: l'importance de l'espace dans le roman polyphonique de Dostoïevski

Jusqu'ici, nous avons parié seulement du temps et non pas de l'espace dans le roman. Ce

n'est pas que l'espace romanesque ne figure pas dans les écrits de Bakhtine. Au contraire, nous

avons déjà vu que la période des écrits philosophiques est marquée par des réflexions concernant

non seulement la présentation du temps mais aussi de l'espace dans I'oewre littéraire,

notamment dans Toward a P h i w v of the Act et "L'Auteur et le héros.'' Considérons


76
maintenant comment cette réflexion de Bakhtine se prolonge dans son travail sur Le roman,en
..
examinant le livre ProbIèmes de la poeba?ie de Dostoïevski, ouvrage dans lequel nous trouvons

une forme embryonnaire du concept de chronotope,

Publié en 1929 et consacré a l'étude détaillée de L'oeuvre de Dostoïevski, Problèmes de la

poétique de Dostbievs& contient une des premières définitions du genre romanesque proposées

par Bakhtine, définition qui ressembie beaucoup à celle des oeuvres datant des années 1940 que

nous avons évoquées plus haut. A vrai dire, Bakhtine n'a pas encore assimilé les genres "de

transition" au roman; il ne parle ici que des "genres du comique-sérieux," qui se rattachent aux

genres populaires folkloriquesp r o b k 125). Selon Bakhtine, ces genres présentent une

"gctualité vivante" dans une "zone de contact immédiat, familier même et grossier, avec les

contemporains vivants" (126); ib "s'appuient P . ;"et ils témoignent

de "la multiplicité délibérée de styles et la diversité de voix" (127). Le livre sur Dostoïevski

contient ainsi une section où Bakhtine traite de'-"


,. . . (124)-c'est un parcours

des genres littéraires qui mène à l'étude de Dostoïevski afin de le contextualiser a l'intérieur de

l'histoire du genre romanesque. Nous avons déjà vu ce terme dans le sous-titre de "Formes da

temps." Il convient de remarquer deux autres aspects de l'oeuvre sur Dostoïevski: la discussion

du "caniaval"qui s'y trouve, discussion qui revient dans le livre sur Rabelais et dans I'étude sur

le chronotope; et la défïuition du roman pdyphonique.

Bakhtine définit le roman polyphonique comme un sous-genre romanesque inventé par

Dostoievski. Chez Dostoïevski, il s'agit, en gros, d'une nouvelle straegie pratiquée par i'auteur

pour donner un maximum de Iïberté et de volonté a ses personnages tout en refusant de cerner

leur univers dans la perspective dominante d'un narrateur omniscient @ r o b l W 11). On


pourrait, bien sûr, protester que l'auteur a toujours une perspective privilégiée; après tout, c'est

Lui qui décide du sort de ses personnages. Mais il s'agit plutôt d'un effet produit par la narration,

effet que Bakhtine compare au fonctionnent du monde d'Einstein dans un passage que nous

avons cité dans notre premier chapitre Cproblèmes 22). L'auteur polyphonique cède son point de

vue (omniscient) à celui de ses personnages, anivant à une sorte de superposition de

perspectives.6

Notons que Bakhtine parle lui-même de la superposition de Voix" dans un sed texte

lorque'il propose une définition de la polyphonie. Pour lui, le terme "polyphonie" dérive d'une

métaphore musicale. En substituant des 'perspectives' (notion spatio-temporelle) là oir Bakhtine

parle des "voix," nous situons le concept de polyphonie par rapport à notre intérêt particulier: Ia

spatio-temporalité dans la pensée balchhienne. Nous ne sommes pas sede à avoir recours à

l'espace et au temps pour concevoir la polyphonie. Dans un article traitant des métaphores

musicales (telles la polyphonie, la voix et L'accent) chez Bakhtine,Anthony Wall soutient que Le

critique russe n'emploie que des images qui "véhiculent à la fois des notions d'espace et de

temps" ("Apprendre à écouter" 71). Ce sont des "métaphores 'chronotopiques"' (71) qui

impliquent:

une h i o n spatio-temporelle. Et ceci pour mettre en relief la nature mobile,


protéenne et dynamique du genre romanesque. ii faut donc voir dans ces
métaphores non seulement une temporalisation de l'aspect fixe de maintes
conceptions esthdtiques qui essaient de fossiliser le roman, mais surtout un
etoffernent qui implique la simultanéitt! dans l'espace (i'axe vertical de Ia
musique) et dans le temps (i'axe horizontal de la musique). La distance ou
i'espace entre les voix du texte nous invitent à sonder les dissonances, les notes

Pour un résumé du concept de polyphonie, ainsi qu'une discussion des différences entre
la polyphonie et le plurilinguisme, voir Morson et Emerson, 'Tolyphony: Authoring a Hero,"
Q&QQ23 1-268; voir aussi Emerson, "Polyphony, Dailogism, Dostoevsky," Hundred 125-1 61.
discordantes que nous entendons lors de la lecture. La lecture est, elle aussi, un
mouvement exploratoire dans le temps et l'espace littéraire. (72, note omise)

Dans son livre Narrative and Freedom, Morson propose une nouvelle théorie de la temporalité
romanesque fondée sur la notion de 'side-shadowing' (qu'il faut distinguer de celle de

'foreshadowing'). Morson définit la polyphonie comme "an attempt to synchronize two different

clocks" (103); c'est-à-dire, Ie temps des personnages et le temps de L'auteur. Normalement, le

temps de l'auteur est perçu comme étant 'après' celui des personnages car l'auteur décrit l'action

d'une perspective postérieure, en connaissance de cause. Par contre, dans le roman

polyphonique, l'auteur réussit à effacer cette postériorité au profit d'un effet de synchronie-

comme si l'auteur découvrait les événements en même temps que les personnages. En fait,

Morson soutient que l'effet polyphonique implique une triple synchronie: du temps des

personnages, de l'auteur, et des lecteurs, qui ressentent cette synchronie avec une dose

d'incertitude face au sort des personnages (autrement dit, les lecteurs n'ont pas l'impression que

le destin des personnages est prédéterminé) (101-4). Comme nous le verrons, Bakhtine souligne

une telle synchronie dans la présentation de l'espace et du temps opérée par Dostoïevski au

niveau des déictiques, Pour Morson, l'effet de synchronie que crée Dostoïevski est novateur

mais limité, dans le sens oh il nie la continuité historique, surtout en ce qui concerne les

personnages. Morson remarque que Ies personnages de Dostoïevski ne se rappellent leur passé

que quand il affecte directement leur présent (par exemple, le souvenir d'un crime), et qu'ils

n'évoluent pas dans le temps (106). De cette façon, la poIyphoaie s'avère être une

conceptualisation appauvrie de la temporalité romanesque, et Bakfitine l'abandonnera en faveur

d'un concept plus apte à rendre compte de L'historicité (à l'intérieur d'un roman particulier aussi
79
bien que vis-&-vis du déveioppement du genre): le chronotope? il est intéressant de noter que

Morson donne le titre ''Wisdom of the Chronotope" à son exposition de ce concept bakhtinien et

qu'il insiste sur la richesse conceptuelle du chronotope par rapport à la polyphonie. De même,

dans une conununication présentée récemment au sujet de la polyphonie bakhtinienne

(Université de Toronto, 27 janvier 1998), Emerson a suggéré que le chronotope est un concept

beaucoup plus intéressant et plus pertinent a I'analyse textuelle que celui de La polyphonie, tandis

que L p e Pearce voit ce concept comme le complément de cette dernière (67). Nous voudrions

suggérer que, dans son exposition du concept de polyphonie, Bakhtine avait dPjà une conception

beaucoup plus souple de la tempodité romanesque, c'est-à-dire, Ie ctironotope; et que cette

conceptualisation du temps se trouve étroitement liée à I'espace romanesque. Examinons donc

les commentaires de Bakhtine sur la présentation de l'espace et du temps chez Dosto'ievski, afin

de voir si ce texte pourrait nous éclairer quelque peu sur la genèse du concept de chronotope dans

les écrits de Bakhtine.

Selon Bakhtine, c'est l'espace, et non le temps, qui est l'élément primordial chez

Dostoïevski: "Ii voyait et pensait son monde essentiellementdans l'espace et non dans le temps"

v r o b l m 37). Un peu plus loin, Bakhtine précise, 'Qémêler le monde signifiait pour lui

penser tous ses contenus comme simultanés et muver l e m intedations au sein d un mornent
* ?

(37). La temporalité chez Dostoïevski est fondée sur l'idée de la '%oexistence" (40)-Ia

simultanéitéde l'expérience de ses personnages dans leurs espaces respectifs. Ce qui commence

par une analyse de l'espace chez Dostoïevski cède à la présentation du temps, et, éventuellement,

'Morson semble évacuer l'espace du concept de chronotope, dans le sens où L'aspect


spatid du concept se réfère uniquement à cette superposition de temporalités. Le rôle des
déictiques spatiaux dans un texte ne figure pas dans sa discussion du concept,
à l'association des deux.

Selon Bakhtine, le "moment unique" que privilégie Dostoïevski peut s'exprimer dans

une image spatiale. En décrivant le style de cet auteur qui ''aflhe l'indépendance, la liberté

intérieure, l'inachèvement et l'indétermination du héros," Bakhtine conclut,

Ce grand dialogue est chez Dostoïevski organisé littérairement comme {out non
d'une vie se tenant elle-même sur le seuil. (76)

A plusieurs reprises Bakhtine nipète que Dostoïevski présente la vie au moment d'une crise, où

l'homme est "sur le seuil," faisant face à une décision ou à une rupture dans sa vie (74'88). S'il

s'agissait de déceler l'origine de cette notion de la vie "sur le seuil," nous signalerions Ie passage

dans le livre sur Dostoïevski où Bakhtine parle de L'Ane d'or d'Apulée (1 57). Avant sa

transformation en âne, Lucius "tue" trois hommes sur le seuil de la maison de son hôte, Milo.

Lucius est ensuite jugé dans un prétendu tribunal, qui n'est qu'une ruse pour animer la fête du

rire. A vrai dire, les trois hommes n'étaient que des outres de vin, animées par les incantations

de la femme de Milo. (Apulée, -hose Livre II xxxii-Livre iiI xxv, 57-81). Parmi toutes

les aventures racontées par Lucius, cet épisode est notable puisqu'il constitue un tournant dans sa

vie: c'est son premier contact avec ta magie noire qui le transformera en âne. Ce passage montre

que Lucius est figurativement "sur un seuil" dans I'évolution de sa vie: iI est sur le point de subir

une transformation radicale. En même temps, ce premier contact avec les forces qui produiront

cette ttansformation a lieu, littéralement, "sur le seuil" de la maison. Nous assistons ici au

chevauchement d'un thème (celui de la métamorphose) identifié par l'analyse iittéraire et d'une

mise en scène dans une oeuvre littéraire-chevauchment qui fascinait Bakhtine.

Chez Dostoïevski aussi, le seuil ne fonctionne pas sedement comme métaphore pour
81
décrire la transition; il est aussi littéraiement un lieu privilégié de son oeuvre. Nous nous

permettons ici de citer assez longuement Bakhtine afin de montrer comment le seuil fonctionne

comme métaphore dans l'analyse littéraire aussi bien que comme Lieu de représentation dans

l'oeuvre littéraire:

Dostoïevski, dans ses oeuvres, n'use presque pas du temps historique et


biographique relativement continu, c'est-à-dire du temps strictement épique, il
'saute par-dessus' lui, il concentre l'action aux epints de crises. de -es et de
quand l'instant s'égaie par sa signification interne à 'un billion
d'années', c'est-à-dire quand il perd sa limitation temporelle. Et, en substance, il
saute bien aussi par-dessus l'espace, concentrant l'action en deux 'points'
seulement: sur le seuil (à la porte, à l'entrée, dans l'escalier, dans un couloir, etc.),
là où ont lieu la crise et la rupture, QU sur la dont le substitut ordinaire est le
salon (salle, salle à manger), où ont lieu la catastrophe et le scandale. Telle est,
très exactement, sa conception du temps et de l'espace. (176)

Notons l'emploi des termes "point" et "seuil." Les deux termes sont plus ou moins

interchangeables-seule l'optique de Bakhtine change. Il décrit les ruptures et les crises

privilégiées par Dostoïevski d'abord vis-à-vis du temps (le personnage est 'sur le point' de faire

quelque chose), ensuite vis-à-vis de l'espace (le personnage est 'sur le seuil' faisant face à un

changement). A plusieurs reprises, Bakhtine souligne que le temps présenté est sorti du temps

biographique. Ici, le temps semble s'étendre, s'être figé en attendant la décision, la rupture, la

crise (202-03). C'est la deuxième fois dans l'oeuvre de Bakhtine que nous voyons un espace

particulier (le seuil) associé à un temps particulier (un moment de changement), la premikre étant

dans Toward W o s o p h r of the Act où Bakhtine fait l'analyse spatio-temporelle d'un poème

(65-75). De cette association (seuil et changement) est né le chronotope. Or, l'un des

chronotopes :dent56 dans "Formes du temps" s'appelle justement le "chronotope du seuil-''

Nous voyons dans l'oeuvre sur Dostoïevski la naissance d'un concept qui manque de nom. La
terminologie de Bakhtine ici reste assez vague. Dans un passage sur Les Frère5 -K

Bakhtine déclare,

Tout doit se refléter mutuellement et s'éclairer mutuellement par le dialogue.


Aussi tout ce qui est désuni et éloigné doit-il être rassemblé en un seul 'point' de
l'espace et du temps. Et c'est pourquoi sont nécessaires la carnavalesque
et la conception littéraire camavalesque de I'espace et du temps. (Problèmes 209)

Encore une fois, soulignons l'emploi du mot "point," car Bakhtine semble suggérer un concept

qui associera un espace à un type de temps. QueIques années plus tard, ce "point" spatio-

temporel sera désigné du nom de "chronotope."

W . Le Carnaval et le chronotope

Bakhtine explicite le rôle du carnaval dans la formation du genre romanesque dans trois

textes: P r o b b e s de la wetique de Dostoïevski, "Formes du temps et du chronotope dans le


I .

roman" (qui contient une section sur Ie chronotope rabelaisien), et I.'Oeuvre de Francois

belais et la p~ulaireau Mo- et sous la-.C'est ce dernier texte que

nous examinerons a présent. Comme dans le cas des deux autres ouvrages, dans le livre sur

Rabelais, Baldithe propose encore une fois un projet à deux faces: ''Notre étude, essentiellement

historico-littéraire, est en même temps assez étroitement liée aux problèmes de la poétique à

travers l'histoire" (Rabelais 126). C'est-à-dire que Bakhtine fait non seulement une analyse

assez détaillée de I'oeuvre de Rabelais, mais qu'il essaie de contexnialisercette oeuvre dans le

cadre des formes humoristiques de son époque; en même temps, iI vise une explication de Ia

manière dont Rabelais représente son époque pour son lecteur. Le projet comprend encore un

autre volet: un parcours des commentaires critiques au sujet de l'oeuvre de Rabelais.


Commençons par l'affirmation de Bakhtiae selon qui '‘[rie monde infini des formes et

manifestations du rire s'opposait à la cdture officielle, au ton sérieux, religieux et féodal" (12)-

Nous avons donc affaire à deux conceptions du monde différentes: la première sanctionnée par

les institutions au pouvoir (i'Eglise, les seigneurs), la deuxième qui essaie de renverser la

première. La vision officielle du monde pourrait se décrire en termes spatio-temporels de [a

façon suivante: une topographie verticale du monde accompagnée de I'idée de l'éternel. Au

sommet immuable de cette ligne vers te haut se trouve Dieu:

Ce qui caractérise le tableau du cosmos au Moyen Age; c'est la &&on des


-s l'es e: aux d- ailant de bas en haut correspondaient
rigoureusement lg&rn&s de vaieur. Plus t'élément est situé à un degré élevé de
l'échelle cosmique, plus il est proche du 'moteur immobile' du monde, mei1Ieu.r il
est, plus parfait est sa nature. (361)

Tout est, pour ainsi dire, fixe par un barreau particulier et prédéterminé de cette "échelle

cosmique." C'est pour cette raison que la notion de l'éternel est valorisée:

Le mouvement hidrarchique vertical déterminait à son tour l'attitude vis-à-vis du


temps, conçu et représenté comme une horizontale. C'est pourquoi Ia hiérarchie
était figurée comme extratemporelle. Le temps n'avait aucune importance
essentielle pour l'essor hiérarchique. Aussi, L'idée du progrès dans Ie temps, du
mouvement en avant dans Le temps, n'existait-elle pas. [...] L'eschatologisme de Ia
conception médiévale du monde dépréciait lui aussi le temps. (398)

Considérons d'abord comment Ie caniavai arrive a d6tniire cette topographie verticale et ensuite

comment ii met l'accent sur le mouvement horizontal, autrement dit, comment il vaIorise

L'espace terrestre et le véritable mouvement dans le temps vers l'avenir.

Lors des Etes et des carnavals, la hierarchisation sociale se trouve ébranlée. Le carnaval
"da aucune hntière car Ia fête sut la pIace publique fait aussi irruption dans d'autres

endroits (15). Les jours de Ete témoignent du contact libre entre diverses classes sur Ia place
publique, contact qui permet

un type particulier de communication à la fois idéale et réelle entre les gens,


impossible en temps ordinaire. C'est un contact familier et sans contrainte entre
des individus qu'aucune distance ne sépare plus. (24)

A cette élimination des distances sociales s'ajoute un sentiment de la collectivité de l'homme.

Sur la place publique, l'individu côtoie les autres, et perd la singularité de son corps pour se

joindre à la foule joyeuse (255,3 15). En même temps que "-de ressent son unité et sa

nelles et corporelle$y(255)' l'homme quitte sa place dans

l'échelle cosmique (grâce aux farces qui parodient les rites religieux et renversent la hiérarchie

sociale), pour entrer en contact avec le monde terrestre. L'homme fait partie non d'une

organisation cosmique, mais d'une réalité matérielle, fêtée par les banquets, et par ce que nous

allons appeler la ''liberté scatologique," que ce soit dans les jurons, ou dans des rites

carnavalesques qui incorporent carrément des excréments (224). Le camaval céIèbre le corps

grotesque et ses parties (les orifices, le phallus) impliquées dans les besoins et les fonctions

matériaux: manger, boire, déféquer, procréer. Selon Bakhtine, ce lien carnavalesque entre

l'homme et son environnement produit des descriptions de l'espace terrestre qui sont déterminées

par le vocabulaire corporel: "Comme dans le corps grotesque, il n'y a pas de surfaces closes,

mais uniquement des profondeurs et hauteurs" (395). Le camaval renverse ainsi la topographie

cosmique, et pe17rert.t la verticale dirigke vers Ie haut, la tournant vers le bas.

Une fois que Ia verticale n'est plus valorisée, que l'homme n'est plus contraint et figé

dans sa position immuable dans la topographie médiévale. Le rapport entre l'homme et le temps

change également. Bakhtine décrit les fêtes médiévales à l'aide du dieu Janus. Le visage des

Etes religieuses et officielles est orienté vers le passk et la préservation du tableau du monde
85
hiérarchique. Le visage des Etes camavdesques populaires est orienté vers l'avenir. Le carnaval

s'opposait a l'immobilité préservairice, à son 'extratemporalité', à


l'immuabilité du régime et des conceptions établis, il mettait
L'accent su et le -veau, y compris sur le plan
social et historique. (89)

La plupart des rites camavalesques-le reversernent de rôles, le travestissement des rites

religieux, les parodies de la naissance et de la mort-doment à voir justement une prise de

conscience de la relativité et de la continuité de la vie humaine, en s'opposant aux formes fixes

qui appuient l'idée de l'immuabilité de la condition humaine. Selon Bakhtine, cette prise de

conscience a franchi deux étapes: dans la première, on reconnaissait deux moments temporels-le

début et la fin; et dans la deuxième, on prenait conscience de la nature cyclique non seulement du

temps agricole (l'alternance des saisons), mais aussi de la nature cyclique de la vie humaine et de

la société même (34). Ce n'était plus L'immuable qui était au sommet de l'échelle cosmique,

mais l'homme lui-même, qui trouvait son immortalité dans la procréation. De plus, la condition

humaine n'était plus considérée comme fixe, mais plutôt comme quelque chose qui pouvait

s'améliorer de génération en génération. Cela menait à une nouvelle conception du temps

historique (34). Au coeur de cette transformation radicale dans la façon de concevoir le monde

se trouve la valorisation du corps humain qui est a La base des rites carnavalesques. Bakhtine

résume cette transformation de la façon suivante:

Le principe matériel et corporel, la terre et le temps réel, deviennent le centre


relatif du nouveau tableau du monde. Le critère fondamental de toutes les
appréciations est non pas l'essor de i'âme individuelle sur la verticale extra-
temporelie jusqu'aux sphères supérieures, mais le mouvement de toute l'humanité
en avant sur l'horizontale du temps historique- (400)

La conception littéraire de i'espace et du temps carnavalesques est donc une conception


ambivalente qui comprend deux principes distincts: un principe destructeur qui met fin à l'ordre

établi, et un principe régénérateur qui t o m e son regard vers l'avenir prometteur de l'homme, La

liberté carnavalesque met en question la nature absolue du monde car, selon Bakhtine, "Dans cet

univers, la sensation de l'immortalité du peuple s'associe à celle de relativité du uouvoir existant

5t de la vérité dominante" (256). Cette idée de la relativité est très importante pour le concept du

chronotope. Au lieu de concevoir un type d'espace (la verticale) et un type de temps (l'éternel),

l'homme prend conscience de la multiplicité des espaces et des cadres temporels. Il n'y a pas de

perspective privilégiée, mais une variété de perspectives-ce que Bakhtine appelle des "oints,"

des croisements de l'espace et du temps-autrement dit, des chronotopes? De cette façon,

Bakhtine constate l'effet libérateur du carnaval et son rôle important dans une nouvelle

conception de l'espace et du temps, conception qui se trouve, bien sûr, reflétée dans la littérature.

"Formes du temps" aborde cette relation entre l'espace, le temps et le carnaval dans une

section intitulée "Le Chronotope de Rabelais" (le seul chronotope à porter le nom de l'auteur qui

La' inauguré); Bakhtine voit chez l'auteur Erançais le meilleur exemple du genre romanesque en

transition, ainsi que la création d'un nouveau chronotope: "Ici il s'agit du lien singulier de

l'homme, et de toutes ses action et péripéties dans le monde spatio-temporel: il s'agit de

Bien que le chronotope en tant que tel ne figure pas dans le livre sur Rabelais, nous y
remarquons quand même quelques références au concept. Le mot "chronotopique" apparaît en
fait m i s fois dans la traduction fiançaise du livre (408,409,412). Nous avons vérifié Ies
passages en question afin de voir si Bakhtine lui-même emploie le terme. Bakhtine décrit Ie
principe destnicteur que nous venons d'exposer dans la tournure ' ~ o ~ ~ ~ a m m e ~ ~ p - ~ ~ e
DoRoTomecKoe OT&D.('&'- 448), rendue dans la traduction française par Ia phrase "la
ndgation chronotopique spatiaie et temporelle" (408). Nous n'arrivons pas a expIiquer l'evidente
redondance de cette tournure. La traductrice de la version angIaise supprime toute référence au
chronotope dans ce passage, optant pour "negation in time and space" his WorId
41 11, ou bien la forme composée, "the time-space form of negation" (412).
87

l'adéquation et de la proportionnalité directe des degrés qualitatifs ou 'valeurs,' aux grandeurs

Cdimensions') spatio-temporelles" C'Formes du temps" 3 13). Dans l'oeuvre de Rabelais, 06 tout

est, pour ainsi dire, grandiose, L'actionse déroule dans de vastes espaces, à ciel ouvert,

témoignant ainsi d'une corrélation entre ce qui se passe dans le récit et le cadre spatio-temporel

du récit. Bakhtine résume cela par la déclaration: "La catégorie de la croissance, de la croissance

véritable, spatio-temporelle, est l'une des catégories fondamentales du monde rabelaisien" (3 14).

Cette ouverture vers un monde détenant un potentiel humain illimité s'oppose directement au

monde clos de la hiérarchie féodale soutenu par t7EgIise,et montre une "confiance

exceptionnelle en l'espace et le temps terrestres'' (314). Min de se débarrasser des vestiges de

cette suprématie de l'au-deIl le romancier brise les conventions du spirituel au profit du corporel

et de l'inattendu.

Cette section de I'étude "Formes du temps" témoigne de la fascination qu'exerce sur

Bakhtine ce renversement de L'ordre-fascination qu'atteste son livre sur Rabelais. En fait, on

pourrait se demander si l'étude assez détaillée de l'oeuvre de RabeIais dans "Formes du temps"

ne devrait pas faire plutôt partie du travail sur Rabelais, et non de celui sur ie chronotope+

Bakhtine consacre une quarantaine de pages a une présentation de sept séries thématiques (le

corps, les vêtements, la norrrriture, La boissonn'ivresse, le sexe, [a mort, l'excrément), montrant

comment eues s'entrecroisent. II est vrai que cette association Libre de Ia part de RabeIais aide à

briser les conventions et à opposer le monde charnel au monde de l'au-delà, mais tout

commentaire de Bakhtine sur la spatio-temporalitése perd dans la titanie d'exemples de ces

thèmes. De tous ces thémes, celui de la mort est Ie p h important en ce qui concerne h

présentation d'une nouvelle conception de la temporalité. Bakhtine soutient que, dans la


hiérarchie que Rabelais vise à détruire, la mort se présente comme hors de la série temporelle;

eile met Çi à cette série. Par contre, la mort chez Rabelais est présentée comme un élément

intégré dans la série temporelle de la vie.

Ce n'est que vers la fin de cette partie de l'étude que Bakhtine explique la raison pour

laquelle il étudie des chevauchements des thèmes chez Rabelais:

Derrière ce voisinage, comme derrière un signe extérieur, se dissimule avant tout


une certain forme du sentiment du temps et une certaine relation au monde de
l'espace, c'est-à-dire, un certain chronotope. (349)

Nous abordons maintenant la manière dont la littérature reflète la culture d'où elle jaillit; or, dans
l'oeuvre de Rabelais nous sommes censés repérer les vérités sur la perception du temps par

l'homme a l'époque de la Renaissance? Comme nous l'avons déjà remarqué, dans Ia conception

médiévale du monde, le temps historique n'est rien par rapport à L'extra-temporel (Dieu).

Bakhtine le voit comme un temps destructeur, car il ne jette pas de regard sur l'avenir, Chez

Rabelais, Bakhtine voit un changement. Il voit chez lui la création d'un chronotope qui permet

de "relier la vie réelle (l'Histoire) à la terre réelle,'' c'est-à-dire, un "temps constnictif' axé vers

t'avenir (3 50).

Quel est le rapport entre les deux ouvrages, Rabelaiset "Formes du temps," datant de la

même &poque,oh Bakhtine traite de l'oeuvre de Rabelais? Autrement dit, quel est le rapport

Dans Richd
Berrong s'en prend au ttavaii de Bakhtine sur Rabelais. Selon Berrong, Bakhtine aurait mal
représenté la culture de la Renaissance7dans laquelIe iI n'y avait pas de dichotomie nette entre la
culture officielle et la culture populaire. De plus, la notion même de cuIture érudite et officielle
est contestabIe dans le cadre de Ia Renaissance. De cette façon, d'après les critères de Ia
recherche historique de nos jours, les afnrmations de Bakhtine au sujet de l'homme de la
Renaissance sont naïves sinon incorrectes, et sa lecture de Rabelais est sans intérèt (voir en
particulier Ia deuxième partie du livre, qui présente une étude détaillée de Ia façon dont Bakhtine
lit Rabelais, 17-101).
entre les concepts de carnaval et de chronotope? Tout d'abord, il faudrait noter que la plupart des

critiques laissent de côté le chronotope rabelaisien. Clark et Holquist, dans leur livre m a i l

w,font un assez long exposé du concept de chronotope, mais ne mentionnent pas le


chronotope rabelaisien. D'autres critiques voient ces deux travaux cornrne étant très distincts.

Dans leur livre, Morson et Emerson suggèrent que la partie de l'étude du chronotope consacrée a

Rabelais fonctionne comme une sorte de transition entre une théorie du roman et une théorie du

carnavalesque. Ils prétendent que ces deux textes présentent deux images différentes du

m a v a l , Selon Morson et Emerson, le carnaval dans "Formes du temps" vise à mettre l'homme

et les expériences de l'homme au centre d'une vision du monde; le chronotope rabelaisien est la

manifestation de cette tentative qui est plutôt positive, et qui a une tendance organisatrice

( C r e a w 440). ils constatent ensuite que le carnaval, tel que présenté dans le livre sur Rabelais,

est essentiellement "anti-chronotopique" ~antichronotopic"],suggérant que dans ce texte la

valeur est divorcée d'un cadre temporel particulier, le temps historique n'a aucune importance, et

l'espace n'est que fantastique.1° A la fin de leur discussion, le chronotope rabelaisien est

caractérisé comme "humaniste," tandis que le carnaval dans le livre sur Rabelais est "anti-

humaniste" (441).

Nous ne pouvons pas accepter cette division nette entre cbronotope et carnaval. Comme

nous l'avons expliqué dans notre résumé du livre sur Rabelais, il nous semble que le carnaval zst

profondément lié à un temps particulier et historique-le temps de la vie humaine. On pourrait

c'Bakhtin's second set of ideas about carnival, investigated at length mainly in PabeIais
& His W o r u is essentialiy 'antichronotopic.' In Rabelais and the folklore he imbibed, value is
divorced fiom any specific time-fiame, real history is not registered, and space becornes rnerely
'
fmtasticY 440).
90
dire que ce temps est si vague et si vaste qu'il n'est pas en soi un temps particulier. Nous

soutenons qu'il est en fait un temps particulier par rapport à i'idée de l'échelle cosmique, et que

c'est en fait la multiplicité des temps humains qui prime-le fait qu'il a une pluralité de

perspectives temporelles, chacune particulière en elle-même. Le temps historique-les actions de

l'homme, la possibilité de s'améliorer, la continuité garantie par les générations futures-est aussi

vaiorisé. De même, l'espace est aussi pIus concret qu'on ne le pense, c'est l'espace terrestre et

actuel de l'homme. Encore une fois, il ne faut pas confondre la multiplicité des espaces

particuliers avec l'idée d'un espace abstrait, divorcé de la vie réelle. Même si, dans son livre sur

Rabelais, Bakhtine valorise L'aspect destructeur du carnaval et se délecte des descriptions

explicites du fonctionnement du corps, nous ne Le considérons pas comme "anti-humaniste;" le

corps de l'homme est, après tout, au centre de cette valorisation du grotesque."

On pourrait également opposer les concepts de chronotope et de carnaval en ce qui

concerne la conceptualisationdu genre romanesque. Tandis que le chronotope représente un

modèle spatio-temporelqui se répète (à l'intérieur d'une époque particulière ou a diiérents

moments historiques) et qui détermine ainsi des sous-genres romanesques (un processus que

nous appeilerons la sédimentation générique), le carnaval représente un moment de rupture: un

changement abrupt dans le développement du genre ainsi que la déformation et la dévalorisation

Nous avons choisi de nous concentrer sur te concept de carnaval seulement par rapport
a la spatio-temporaiité- Voir "Carnival: Open-ended Bodies and Anacbronistic Histories," Ie
quatri&mechapitre du Livre récent d'Emerson, pour une discussion de diverses façons de
considérer ce qui s'avère êûe l'un des concepts bakhtiniens les plus importants et les plus
contestés 162-206).
91

des genres '~fficiels.''~Cela dit, ces deux façons de considérer le développement du genre

romanesque, au lieu d'être incompatibles, sont plut6t complémeutaires.

Il y a une contradiction inhérente la définition du chronotope que nous venons de

proposer. D'une part, le chronotope représente la continuité: les modèles spatio-temporels qui se

répètent. D'autre part, ces modéles sont toujours sujets au changement: le chronotope des

aventures cède au chronotope de la métamorphose et ainsi de suite- C'est ainsi que Neffaffmne

qu'au coeur du chronotope se trouve te changement discontinu ["tevels of discontinuous

change"] (98). Neff a recours a la théorie scientifique de la 'catastrophe' afin d'expliquer ce

processus contradictoire, soutenant qu'elle pennet de voir Ies changements les plus petits dans la

société et ta façon dont ces changement sont reflétés dans le discours romanesque. 11situe sa

discussion par rapport aux théories mathématiques de l'humour (de John Allen PauIos et

d'Arthur Koestler), et rend compte ainsi de l'importance accordée au chronotope rabelaisien dans

"Formes du temps":

Since Bakhtin argues that such patterns of semantic oscillation have been rdected
and expressed most potently in the novel and that the novelistic art of Rabelais is
the finest example of chronotopic dialogism, he attributes overwhelming
importance to the Rabelaisian chronotope. (97)

l2 Ken Hirschkop souligne l'aspect normatif du concept de chronotope, notant "there


exists a clearIy normative progression h m the primitive abstraction of the Greek romance to the
dense historical space of the modem 'realisitic' chronotope, which carefully differentiates each
historicai moment" (Yntroduction" 13). Pour Hirschkop, ceIa témoigne d'une tendance moderne
à associer une prise de conscience de la vdeur à une prise de conscience de i'espace et du
matériel, Le matériel s'emploie pourtant de façon métaphorique dans cette conceptualisation de
I'espace, emploi qui trouvera son corrélat dans le Lm
i sur Rabelais, où Bakhtine célèbre le corps,
donc le matériel incarné sous forme corporelie (14). Hirschkop semble laisser de côté le
chnotope rabelaisien a h de pouvoir établir cette dichotomie entre le livre sur RabeIais et
l'essai “Formes du temps."
92

ii appelle le chronotope rabelaisien un chronotope catastrophique natastrophic chronotope"]

(98), même si, assez curieusement, il ne renvoie pas directement au concept de camaval-

omission étonnante puisque Ie carnava! semblerait évoquer cet ébranlement de l'ordre décrit par

la théorie de la catastrophe.

Neff n'est pas le seul a faire appel à d'autres théories scientifiques [à part celle de la

relativitt) pour compléter le concept de chronotope. Janice Best fait de même en évoquant le

concept d'entropie, qu'elle définit comme "la mécanique de la débâcle" C'Dégradation" 484).

Pour Best, le terme d'entropie désigne un principe de désordre ou de déséquilibre, et pourrait ètre

employé pur expliquer le bon ou le mauvais fonctionnement du récit (488). Elle juxtapose les

modèles chronotopique et entropique afin de pouvoir parler du texte à la fois comme système

ouvert (ie chronotope comprend des relations entre texte et contexte) et comme système clos

(l'entropie fonctionne à l'intérieur du texte) (484). Comme dans le cas de la catastrophe, nous

voyons wi rapprochement entre la notion d'entropie et celle de camaval. Comme stratégie

littéraire, le carnaval donne a voir Ia déstabilisation à l'intérieur du texte: le renversement des

conventions littéraires (par exemple, par la parodie générique) ou I'emploi du langage non-

Littéraire (par exemple, L'emploi de termes scatoiogiques chez RabeIais).

Rappelons notre définition de la conception littéraire de l'espace et du temps

caniavaiesques. Nous l'avons qualifiée d'ambivalente, suggérant qu'elle comprend un principe

destructeur (la déstabiisation de l'ordre établi) absi qu'un principe régénérateur (la possibiIité

de créer un ordre aouveau). Précisons maintenant cette définition en revenant à la distinction

entre épique et roman telie qu'identifiée par T i o v . Paradoxalement, si le camaval vise a

mettre £inà l'ordre étabb il le Et tout en préservant et en imitant les stnictures et les nonnes de
93
cet ordre. Le carnaval dépend de la tradition qu'il cherche à renverser: il n'a lieu qu'à des

périodes précises, déterminées par Ia culture "officielle" (il n'y a pas d'irruptions carnavalesques

inattendues); il ne se passe pas de hiérarchie, et ne crée pas sa propre hiérarchie non plus, il

reprend plutôt les structures sociales existantes en couronnant un "roi bouffon"; il ne crée pas ses

propres rites mais imite et déforme les rîtes religieux. ii est vrai qu'il s'agit toujours d'actes de

travestissement et de parodie, mais en même temps que le carnaval déforme divers aspects de La

société, il les préserve; la parodie ne fonctionne que quand nous décelons la "source" parodiée,

que quand le travestissement préserve assez de t'original pour que nous puissions le reconnaître.

Ce double processus de préservation et de déformation de la tradition suscite pour nous

un grand intérêt en ce qui concerne l'étude du fonctionnement chronotopique. A notre sens, le

chronotope est un concept également ambivalent, suggérant a la fois la continuité et Ia stabilité

des formes génériques ainsi que la rupture dans la norme générique et la création de nouvelles

formes, Bien que Bakhtine parle de la naissance de nouveaux chronotopes, iI s'intéresse plus à

leur rapport au contexte socio-historique qu'au mécanisme qui permet leur formation. Pour

Bakhtine, il importe de savoir comment un chronotope littéraire reflète les conditions socio-

historiques qui déteignent sur la rédaction d'une oeuvre. Ce qui nous importe, c'est de

considérer la façon dont le roman moderne réanime les chronotopes ' W t i o ~ e l s "(ceux de

l'aventure, de l'idylle, etc., chronotopes que Bakhtine identifie même dans les oeuvres de

'i Antiquité) et comment de nouveaux chronotopes se forment. C'est ainsi que nous prétendons
qu'il faut considérer le chronotope et le carnaval daas le même cadre d'analyse. D'une part, nous

pouvons étudier comment les chronotopes d'un texte se conforment aux modèles spatio-

temporels génériques déjà existanîs, ce qui nous permettra de situer le texte dans une catégorie
94

générique tel le 'roman d'aventures.' D'autre part, nous pouvons considérer comment la parodie

carnavalesque déstabilise ce processus, y introduisant du désordre, ce qui mène à la déformation

des catégories génériques et à la création de nouveaux chronotopes et de nouveaux genres.


***
Nous insistons sur les liens entre le chronotope et d'autres concepts bakhtiniens de

l'analyse romanesque pour plusieurs raisons. Tout d'abord, comme nous avons pu le constater

en étudiant le livre sur Dostoïevski (et comme nous l'avons déjà vu dans notre premier chapitre à

propos de Toward a P w v of Act ), bien avant d'écrire "Formes du temps" Bakhtine

faisait des lectures "chronotopiques" de textes. De plus, le chronotope n'est pas un concept isolé

dans l'oeuvre de Bakhtine, mais ii est né de sa réflexion sur l'esthétique, sur la spécificité

générique du roman, sur les innovations de Dosto!evski et de Rabelais. Bakhtine est loin d'être

un penseur systématique; dans ses écrits il se ripéte et se reprend. ii n'est donc guère surprenant

que nous trouvions des liens 6troits de parenté entre des concepts tels que la poIyphonie, le

dialogisme, le carnaval et le chronotope. Rappelons que, même si parfois Bakhtine se contredit

(en particulier en ce qui concerne la juxtaposition de l'épopée et du roman), nous ne sommes pas

d'accord avec les critiques qui insistent sur l'impossibilité de réconcilier le chronotope et le

carnaval. En lisant Bakhtine, nous n'avons pas l'impression de prendre connaissance d'une série

de théories discrètes à propos du roman, mais plutôt de retrouver les mêmes préoccupations (au

sujet du rapport entre l'auteur et les personnages, du rapport du lecteur au texte, de la

présentation romanesque de I'espace et du temps, du rôle du rire et de la parodie), exprimées en

plusieurs combinaisons et sous plusieurs conftptions.

De notre analyse du rapport du chronotope aux autres théories bakhtiniennes du


95

fonctionaement romanesque, retenons deux aspects importants qui nous guideront dans nos

analyses textuelles. D'abord, l'idée de la production de sens à travers l'interaction dialogique.

Au cours de nos analyses, nous essayerons de faire ressortir l'interaction de plusieurs

chronotopes au sein d'un seul texte afin de voir comment ce "dialogue de chronotopes"

contribue à notre compréhension du texte. Cet aspect dialogique revêtira une grande

importance dans notre lecture de m o i r e s d ' H a d a , où nous constatons une tension entre le

récit historique et le récit biographique, ainsi que dans JaN e où l'interaction des
chronotopes produit des effets inattendus. Ensuite, nous insisterons sur l'idée selon laquelle le

chronotope et le carnaval représentent deux côtés du même processus de sédimentation et de

rupture dans la nonne générique. Lors de notre analyse de La Nausée. nous examinerons ce

processus en plus de détail, considérant ce texte non pas comme un roman "philosophique7'ou

"existentiel," mais comme un roman '"pàïque." Nous essayerons de démontrer que

Nausée réussit a la fois a réanimer et à déformer les conventions du roman réaliste, du roman
sentimental, et ainsi de suite. En étudiant JaJalorisie; nous verrons que ce "Nouveau Roman"

dans lequel on arrive a peine à identifier les personnages et à suivre "l'histoire" répond en fait

à nos attentes génériques pour garantir une certaine compréhension de Ia part des lecteurs.

Cela dit, ce texte crée aussi de nouveaux chronotopes en faisant écIater les conventions

romanesques et en puisant dans d'autres domaines artistiques, tel le cinéma


Chapitre 3: La Portée méthodologique du concept de chronotope

Avant d'entamer nos lectures chronotopiques des trois romans, nous souhaitons élaborer

une mkthodologie bakhtinienne de l'analyse littéraire. Nous commencerons ce chapitre en

considérant la critique du structuralisme proposée par Bakhtine et comment sa conception de la

spatio-temporalité le mène à proposer une nouvelle conception de la méthodologie littéraire.

L'élément clef dans cette critique, c'est la notion de la temporalité de l'oeuvre littéraire. Dans le

seule domaine des études françaises nous trouvons bien des chercheurs (par exemple, Poulet,

Genette et Ricoeur) qui réévaluent les façons habituelles d'aborder l'oeuvre littéraire à partir de

la question de la temporalité romanesque. Avouons que notre propre intérêt pour le chronotope

résulte, en partie, de la sensibilisation a la question du temps romanesque qui nous est venue de

notre formation en études françaises. En considérant Bakhtine à la lumière de cette tradition si

riche, nous sommes particulièrement frappé par les similarités entre les écrits de Bakhtine et ceux

de Ricoeur. Tous deux reprochent au structuralisme son incapacité à rendre compte de la

plénitude temporelle de l'oeuvre romanesque, tout en proposant de nouvelles façons de

considérer la configuration du temps dans le roman et le développement du genre romanesque.

Dans Temps et récit, Ricoeur évoque explicitement l'oeuvre de Bakhtine, critiquant sa notion de
roman polyphonique-une lecture de Bakhtine qui devrait attirer notre attention ne serait-ce que

par une absence hppante de toute référence au concept de chronotope, omission étonnante, étant

donné la préoccupation principale des deux critiques. Finalement, nous soutenons que le

chronotope de Bakhtine partage plusieurs traits de la tnpIe mimésis ricoeurienne, la plus grande

différence entre les deux concepts étant le rôle relatif qu'ils accordent à romanesque.

Selon David K. Danow, les écrits de Bakhtine sur le roman visent à établir "a broadiy applicable
poetics, or theory, of the novel," ce projet étant implicite dans l'étude "Formes du temps":

Bakhtin's concept of the chronotope points in this direction, since this time/space
mode1 is itself designed to elaborate the generative mechanisms by which
narratives exhibiting common structural features are produced in a particular ptace
at a certain historical moment. (Danow 44)

En comparant et en contrastant les concepts du fonctionnement romanesque de Bakhtine et de

Ricoeur, nous espérons faire ressortir l'importance de l'espace dans une théorie bakhtinienne du

roman et dans la méthodologie d'andyse littéraire que nous pouvons élaborer à partir de cette

théorie.

1. La Critique du structuralisme: le problème du contexte socio-historique et de la

plénitude temporelle

Dans 'Le Problème du contenu, du matériau et de la forme dans l'oeuvre littéraire,"

Bakhtine reproche aux approches structuralistes pour étudier la littérature d'être trop spécifiques,

d'être orientées vers le langage aux dépens d'autres aspects de t'oeuvre littéraire. Il vise à
critiquer ces approches Y partir d'une esthétique systématique et générale" (23). Cette théorie de

l'esthétique se divise en trois "appréciations." Ii y a d'abord le contenu: la situation éthique ou le

côté axiologique de l'oeuvre d'art. Ensuite, le matériau: littéralement ce dont l'oeuvre est faite-

que ce soient les mots ou la toile et la peinture. Finalement, il y a la fonne: la structure et

l'organisation du matériau au service d'un quelconque contenu (69). Les approches

stnicturalistes, qui se concentrent seulement sur l'aspect matériel de l'oeuvre (le langage), non

seulement n'arrivent pas à cerner la plénitude de la création littéraire, mais n'atteindront pas non

plus a une appréciation véritablement esthétique, se situant plutôt du côté d'une appréciation
98

linguistique de l'oeuvre (33). Une véritable théorie de l'esthétique rendrait compte du lien entre

le contenu, le matériau et la forme. Cette étude témoigne d'une volonté de la part de Bakhtine de

comprendre "l'objet esthétique de manière synthétique, dans sa totalité, de comprendre la forme

et le contenu dans leur interrelation essentielle et nécessaire" (8 1).

Non seulement le structuralisme ignore Ia totaLité de l'oeuvre littéraire, mais il a une

conception limitée du langage, ne traitant que les aspects purement linguistiques/grammaticaux

du langage, tandis que Bakhtine considère le langage non comme "un système de catégories

grammaticales abstraites," mais comme quelque chose d'"idéo1oei~ent sature comme une

"conception du monde" ("Discours" 95). Cela rappelle le concept de plurilinguisme. Même au

sein d'une langue nationale unique, il existe une multiplicité de langages spécifiques,

représentant des stratificationsdans la société ou des positions idéologiques. Cette

diversification du langage comporte une dimension temporelle aussi bien que sociale:

...à tout moment de son existence historique, le langage est complètement


diversifié: c'est la coexistence incamée des contradictions socio-idéologique entre
.-.
réseng entre courants, écoles, cercles, etc. (1 12,
nous soulignons)

Autrement dit, tous ces langages ne sont pas de simples collections de mots, mais des "points de

vue spécifiques sur le monde" (1 13).

Selon Bakhtine, cette plénitude langagière ne se manifeste pas dans tous les genres de la

création Littéraire. Au contraire, dans certains genres comme la poésie, le langage apparaît

comme %ors de la vie courante, hors de L'Histoire" (151).' Le roman seul fait preuve d'une

'Notons que Bward a Philosouhy of the Act et 4cL'Auteuret le héros" ne partagent pas
ce mépris pour le genre poétique. Ce n'est que quand iI entame une étude du langage que
Bakhtine montre une préférence marquée pour le genre romanesque.
99

sensibilité "à la concrétion et a la relativité historiques et sociales de la parole vivante, de sa

participation au devenir historique et à la lutte sociale" (151). Bakhtine caractérise le locuteur


..
romanesque comme un ' M a d u s o c u historiquement concret et défini," qui est toujours (mais

à divers degrés) un "idéolowy'(1 53). Puisque le roman est ie genre qui saisit le mieux le

plurilinguisrne, L'historicité, et Le coté idéologique du discours humain, l'analyse romanesque

exige une méthodotogie qui facilite "la révélation de son contexte social concret" (120). D'où

l'inadéquation de l'approche structuraliste.

Cette critique de l'approche structuraliste nous rappelle les écrits de Paul Ricoeur. Dans

s et Ré& Ricoeur met en question la capacité des approches stnicturalistes et sémiotiques

de rendre compte de la configuration du temps dans le récit. II soutient que la recherche

sémiotique est motivée par "l'ambition de fonder la pérennité de la fonction narrative sur des

rhgles de jeu soustraites a l'histoire" (TemDs LI: 59). Une autre objection formulée vis-à-vis de la

sémiotique consiste a dire que la sémiotique narrative s'inspire de la Linguistique. Ce conflit

"-
entre l'approche anhistorique et l'approche historique pour étudier l'oeuvre littéraire peut se

réduire a la dichotomie temporelle entre la synchronie et la diachronie ou, en termes

linguistiques, à Ia dichotomie entre le code et le message. Ricoeur évoque Roland Barthes, qui

caractérise la sémiotique narrative comme un essai de "dechronolOpiSer" et de le

k i t Ce processus fonctionne, selon Ricoeur, en "subordonnant tout aspect syntagmatique, donc

temporel, du récit à un aspect paradigrnatique, donc achronique, correspondant" (u


II: 63).

Cette déchronoIogisation trouble Ricoeur car iI y voit l'occultation du lien entre la narration et Ia

temporalité. Pour Ricoeur, les approches stnicnualistes se montrent insuffisantes a penser Ia

complexité de la configuration temporelle du récit: eles ne peuvent pas rendre compte de la mise
100
en intrigue (le rapport entre les événements pris individuellement et le tout de l'histoire qui se

construit dans le temps). Même la notion de diachronie ne se révèle pas assez complexe pou

rendre compte de la configuration du temps dans l'oeuvre littéraire, car la temporalité narrative

résiste a "la si@ chronoloe U: 93). C'est ainsi qu'il substitue au mot 'Yemps" celui

de "temporalisation," processus temporel qui incorpore délais, détours, suspense et ainsi de suite,

et met ainsi en valeur la "distension temporelle'' (TemDs U: 94). Afin d'apprécier Ia

temporalisation à sa juste valeur, il faut considérer non seulement les éléments synchroniques qui

constituent un roman et leur organisation diachronique mais aussi ce que Ricoeur appelle

"l'expérience fictive du temps," définie comme "l'aspect temporel d'une expérience virtuelle de

l'être au monde proposée par le texte" (Tem~s11: 190).

Les similarités entre le projet de Ricoeur et celui de Bakhtine ne se limitent pas a leur

critique du structuralisme. Dans le deuxième volume de M p s et Ré& consacré au roman,

Ricoeur considère ce qu'il appelle "les métamorphoses de l'intrigue" qui consistent en

"hvestissements toujours nouveaux du principe formel de configuration temporelle" (Temq II:

19). Autrement dit, il considère surtout les changements survenus dans l'histoire du roman qui

se manifeste dans les changements advenus au niveau de la prdsentation du temps romanesque.

Ceta ressembIe à une version condensée du travail de Bakhtine, qui trace le développement du

genre romanesque non seulement à travers les changements dans la présentation du temps ("Récit

épique et roman"), mais aussi en examinant les divers chronotopes qui caractérisent Ie roman

C'Formes du temps et du chronotope dans le roman").

Ricoeur décrit l'histoire du roman à l'aide du concept de traditionalité, le double

mouvement de sédimentation (ia création d'un modèle normatif du roman) et de rupture (le refus
du modèle-reconnu comme rupture seulement parce qu'il ne correspond pas à la norme)

iI: 31). Bien que L'oeuvre de Bakhtine propose le même type de tension entre la norme et les
formes nouvelles (voir la discussion du chronotope et du carnaval dans notre troisième chapitre),

le critique russe ne met pas en question la viabilité de l'intrigue comme le fait Ricoeur. Ricoeur,

écrivant après l'avènement du Nouveau Roman, se demande si ce type de roman dans lequel on

reconnaît à peine les catégories traditionnelles de personnage, d'intrigue et d'organisation

temporelle, ne signale pas la mort de l'intrigue telle que nous la comprenons II: 19,4 1).

Ricoeur imagine une telle absence d'organisation temporelle en notant que rien

n'exclut que la m6tamorptiose de l'intrigue rencontre quelque part une borne au-
delà de laquelle on ne peut pius reconnattre le principe formel de configuration
temporelle qui fait de l'histoire racontée une histoire une et complète. (Tern~s11:
57)

Comme nous le verrons au cours de notre analyse de J J a l o u nous soutenons que même dans

ce Nouveau Roman il existe un "principe formel de configuration temporelle" que nous pouvons

déceler grâce à une approche chronotapique.

11. Ricoeur, lecteur de Bakhiine

II est intéressant de noter que contient queIques passages à propos des

concepts de point de vue et de voix narrative qui se rapportent directement au travail de

Bakhtine. C'est seulement en notant que i'expérience fictive du temps ne peut se passer du

concept de point de vue que Ricoeur intcoduit L'espace dans son étude du roman. Tout récit

d'une expérience exige une perspective à partir de Iaquelle il est raconté. Ricoeur souiigne que

cette notion de perspective se compose d'un plan spatial et d'un plan temporel, et note la
102
prédominance de l'espace au niveau métaphorique puisque l'expression ''Wde vue" comporte

un indice spatial. il continue en notant que "La conduite du récit ne va pas sans une combinaison

de perspectives purement perceptives, impliquant position, angle d'ouverture, profondeur de

champ...,"mais il semble accorder plus d'importance à la combinaison de perspectives

temporelles en soulignant "le degré de complexité résultant de la composition entre perspectives

temporelles multiples" (Tembs II: 179). A la différence de Bakhtine, Ricoeur n'insiste pas sur

l'interdépendance de l'espace et du temps. Cela dit, il faut rappeler que, comme Ricoeur,

Bakhtine semble donner un statut privilégié au temps au niveau de la narration, ce qui est mis en

évidence par le titre même de son étude sur le chronotope. En comparant les écrits des deux

chercheurs, nous venons à quel point l'espace est intégrai à la théorie de Bakhtine.

Ricoeur passe ensuite à l'analyse de la catégorie littéraire de la voix narrative. SeIon

Ricoeur, il ne s'agit plus de combiner des perspectives, mais de combiner des voix, ce qui

l'amène à introduire le concept bakhtinien de polyphonie. Après avoir défini la polyphonie

comme une structure romanesque dans laquelle la voix narrative de I'auteur peut dialoguer avec

celles des personnages, Ricoeur soulève une objection:

Notre premier mouvement est de nous réjouir de voir le principe même de la


structure dialogique du discours, de la pensée et de la conscience de soi, élevé au
mg de principe structural de l'oeuvre romanesque. Notre second mouvement est
de nous demander si le principe dialogique, qui paraît couronner la pyramide des
principes de composition de la fiction narrative, n'est pas en train de saper en
même temps la base de l'édifice, à savoir le rôle organisateur de la mise en
intrigue, ii: 183)

Ricoeur craint que le didogisme bakhtinien ne remplace sa notion de la mise en intrigue comme

principe structurant de la narration. il évoque ainsi le livre de Bakhtine sur Dostoievski,

observant que l'insistance du critique russe sur la coexistence et la superpositionde voix suggère
"L'émergence d'une forme dans laquelle l'espace tend à supplanter le temps" (Tem~s

II:184). Plus que le nouveau roman, le roman polyphonique semble contester l'importance de la

configuration temporelle pour la narration, d'où la méfiance de Ricoeur à l'égard du dialogisme:

La coexistence des voix semble s'être substituée a la configuration temporelle de


l'action, qui a été le point de départ de toutes nos analyses. En outre, avec le
dialogue, intervient un facteur d'inachèvement et d'incomplétude, qui affecte non
seulement les personnages et leur vision du monde, mais la composition elle-
même, condamnée, semble-t-il, à rester tenue en suspens, sinon inachevée.
(TemDs 11: 184)

ii nous semble que cette méfiance est déplacée. Comme nous l'avons montré dans notre analyse

du livre sur Dostoïevski, la suppression de l'aspect temporel au profit de l'aspect spatial n'est

qu'une illusion: le passage auquel Ricoeur fait référence montre plutôt l'interdépendance de

l'espace et du temps dans la pensée de Bakhtine, l'espace étant toujours lié à une certaine

conceptualisation du temps (les moments de crise). Ricoeur essaie de neutraliser la menace que

constitue le concept de dialogue en notant que le roman polyphonique est gouverné par le

principe organisateur du carnaval et que, même si le genre carnavalesque ne caractérise pas un

type particulier d'intrigue, il "constitue une maitnce d'intrigues" II:185). Selon Ricoeur,

c'est à cause de ce principe organisateur que Le roman polyphonique demeure dans le royaume de

"lamimésisd'action'' et ne devient pas "une sorte d'mtono donné à lire" (mII: 185). De
cette manière, Ricoeur contourne le problème du dialogue pour revenir à celui de la mise en

intrigue. Notons bien que Ricoeur souligne le côté normatif du carnaval que nous avons esquissé

dans notre deuxième chapitre: le carnaval maintient la forme traditionnelle de Ia prose en

structurant la polyphonie-c'est-adire, en luttant contre les tendances anarchiques

'romanesques.'
104

Ricoeur revient à l'oeuvre de Bakhtine dans la conclusion du deuxième volume de

etoù il se dit gêné par la distinction entre le récit épique et Le roman. Rappelons que

Bakhtine soutient que l'épopée présente une temporalité inaccessible à ses auditeurdiecteurs (le

passé légendaire), tandis que le roman se situe dans une temporalité accessible qui comprend le

présent et t o m e son regard vers I'avenir. Ricoeur se demande si cette différenciation entre récit

épique et roman ne rend pas vaine "une analyse comme la nôtre, qui prétend rassembler sous Ie

titre général de récit de fiction toutes les oeuvres qui, d'une manière ou d'une autre, vise a créer
.
une mimesis de l'actiqn" (TemDs II:290). Or, Ricoeur ne distingue pas entre diverses façons de
S .

présenter le temps, préférant Ies regrouper sous la rubrique générale de la configuration

temporelle, et tout son argument repose sur ce trait commun. C'est ainsi qu'il souligne la

similarité entre l'épopée et Ie roman, similarité que Bakhtine nie:

L'épopée antique n'était pas moins que le roman moderne une critique des limites
de la culture contemporaine...Inversement, le roman moderne n'appartient à son
temps qu'au prix d'une autre sorte de distance, qui est ceHe de la fiction elle-
même. (- II:290)
Ricoeur semble avoir anticipé les derniers développements dans les études baktitiniennes, le

passage cité cidessus appuyant la mise en question de cette distinction arbitraire entre L'épopée

et Le roman que nous avons considérée dans notre deuxième chapitre.

Plusieurs remarques s'imposent i propos de la façon dont Ricoeur aborde l'oeuvre de

Baktitine. Ricoeur se réfere à deux owrages de Baichtine: P m b W de Ia p o e t i d


.-
QostoÏevski et.'Jhe
-D Ce dernier ouvrage comprend quelques études réunies

dans Ie volume fiançais Fsthétiaue et théorie du roma. Nous savons que Ricoeur se sert de

l'édition angIaise car ii parle d'un recueil d'essais consacré à " ~ n a t t o dialo-
S .

n "-titre
105
provenant des éditeurs américains et non de Bakhtine lui-même. Or, a part l'étude "Récit épique

et roman," ce volume contient aussi l'étude sur Ie chronotope. Il est curieux que Ricoeur ne

commente pas un ouvrage qui aborde les problèmes mêmes qu'il souiève dans Temps et récit, h

savoir, l'histoire du genre romanesque, la configuration du temps dans le roman et la mise en

m.Espace, temps et récit


Nous soutenons qu'il existe une analogie entre les divers emplois et défmitions que

Bakhtine accorde au chronotope et le concept de la triple mimesis décrit par Ricoeur dans Temas

et Réc&-concept qui articule le rapport entre le temps humain et le temps narratif. Mimèsis 1

renvoie à la pré-compréhension de la nature temporeile de l'existence humaine de ia part de

l'auteur 1: 125). Cette prise de conscience de la rédité devient ainsi ta pré-condition de

la mise en intrigue, de mimesis ii-une "opiration de configuration" moyennant laquelle nous

entrons dans le royaume du texte (Temus 1: 127). Mimesis Lii renvoie à la transition entre le

monde du texte et ie monde du lecteur opérée par l'acte de lecture (Temps 1: 146). Il nous

semble que, dans le concept du chronotope, Bakhtine relie l'idée de la pré-compréhension a celle

de la mise en uitngue.

Dés le dkbut de l'étude sur le chnotope, Bakhtine insiste sur le fait que les diverses

présentations de l'espace et du temps dans la littérature ne signalent pas tout simplement des

conventions artistiques mais,au contraire, soulignent le développement de "procéd& pour

refléter et traiter. ..des côtés connus de la réalité" (Tomes du temps" 237). Un peu plus loin, il

h e le statut ontologique du chronotope, déclarant qu'il éiablit "l'image de l'homme en


106

littérature, image toujours essentiellement spatio-temporelle" (238).2 Dans les Observations

hales, Bakhtine souligne de nouveau le fait que le chronotope projette quelque chose qu'on ne

peut réduire à des catégories formelles de l'analyse littéraire: "Le chronotope détermine l'unité

artistique d'une oeuvre littéraire dans ses rapports avec la réalité" (384). Ce sont les références à

l'image de l'homme et au rapport entre l'oeuvre et la réalité qui nous suggèrent que la pré-

compréhension de la chronotopicitéde la condition humaine détermine la production d'un récit.

Revenons au rapport entre la temporalité et la narration établi par Ricoeur: le temps

devient temps humain dans la mesure où on peut le raconter, et la narration est significative dans

la mesure où elle met en valeur l'expérience temporelle. Comme chez Ricoeur, nous voyons

chez Bakhtine une insistance sur la capacité de la narration d'assimiler le temps historique-d'ou

la critique bakhtinienne de Laokoon dans lequel Lessing ne pose pas "le problème de

l'assimilation du temps réel, autrement dit, de l'assimilation dans l'image poétique, de la réalité

historique" (392). Pour Bakhtine, le cbnotope devient le mécanisme par lequel on effectue

cette assimilation du temps par le récit. D'où le fait que le chronotope est comparable au concept

de la mise en intrigue. Bakhtine observe que Les chronotopes "se présentent comme les centres

organisateurs des principaux événements contenus dans le sujet du roman, dont les 'noeuds' se

nouent et se dénouent dans le chronotope" (391). Le chronotope devient le catalyseur de

l'intrigue "grâce à la condensation et la concrétisation des indices du temps-temps de la Me

humaine, temps historique, dans différents secteurs de l'espace" ( 39 1). A la différence de

Ricoeur, Bakhtine précise que l'espace devient le terrain de cette configuration du temps.

Notons qu'en russe cette '%nage de l'homme" est qualifiée de ccchronotopique"


m) ("Formy" 239,adjectif rendu en français par L'expression "spatio-temporetle-"
107

Prenant cette différence clef entre Ricoeur et Bakhtine comme point de départ, notre première

analyse textuelle abordera


. . en contrastant explicitement une "approche

ricoeurienne" et une "approche bakhtinienne" pour rendre compte du statut générique ambigu de

ce texte.

Dans notre deuxième chapitre, nous avons signalé Ia confusion à l'tgard de l'importance

relative accordée à L'espace et au temps dans la conception du chronotope. Le statut du temps

par rapport à celui de l'espace dans le concept de chnotope a alimenté tout un débat dans la

revue débat particulièrement pertinent it notre façon de concevoir le chronotope. Dans

un compte rendu de -1
. . Rakhtin: The Cmk of a Prosaics ("Cleaning Up") Anthony Wall

et Clive Thomson reprochent aux auteurs du livre d'avoir mis en valeur la temporalité du

chronotope aux dépens de la spatialité. Morson et Emerson se défendent en soulignant la même

insistance sur la temporalité de la part de Bakhtine que nous venons d'exposer ("Imputations and

Amputations"). Dans un troisième article C'Chronic Chronotopicity"), Wall et Thomson

précisent leur objection, en disant qu'il y a deux versions du chronotope bakhtinien. Une

première, élaborée dans "Formes du Temps," qui fonctionne a l'intérieure du texte et s'applique

''what the literary text represents within its fictional worlds." De cette manière, ils soutiennent

que Morson et Emerson ont raison de déclarer que, pour Bakhtine, "'i n
the primary

category in the chronotope is time' pakhtin, "FOIIIIS'?~~;


our emphasis]." Ensuite, Wail et

Thomson soutiennent qu'il existe une deuxième version "plus puissante" du chronotope dans les

m e t s de Bakhtine, version qui ouvre le champ de discussion a l'extra-textuel:

...the chronotope is no longer entirely understood in the context of what is


represented in the literary text. Now the chronotope can also be fniitfully
extended to the r e a h of those persons or voices who do the cepresenting, and we
plainly see that the element of time does not at al1 overpower the spatial
component of chronotopicity in this fiamework...('Chronic Chronotopicity" 7313

Nous sommes du même avis que Wall et Thomson. Ajoutons que cette deuxième

conception du chronotope se manifeste déjà dans les "Observations'* et qu'elle ne s'applique pas

seulement à celui qui représente (l'auteur), mais aussi à celui qui interprète (le lecteur). Dans le

passage des Carnets évoquk par Wall et Thomson, Bakhtine parle de la "Chronotopicité de la

pensée de l'artiste," et s'intéresse en particulier au cas de l'artiste médiéval ("Carnets" 353). La

spécificité chronotopique de sa pensée donne lieu à une certaine présentation de l'espace et du

temps dans l'oeuvre littéraire; dans ce cas, iI s'agit de la hiérarchisation des valeurs, dont nous

avons déjà parlé. Dans ce même passage, Bakhtine propose une hiérarchisation de chronotopes:

"Chronotope de l'événement représenté, chronotope du narrateur et chronotope de l'auteur (de

l'instance ultime}" (353). Revenons à l'étude "Formes du temps." La définition de quelques

chronotopes s'y inspire des conditions socio-historiques à l'époque de la rédaction des oeuvres

en question. Bakhtine remonte au chronotope de l'auteur (qui n'est pas défuii en tant que tel)

pour établir un lien entre la réalitd et le chronotope de l'événement représenté. Même s'il y a une

ressembIance entre le chronotope de l'auteur et les chronotopes présentés dans son oeuvre, tes

deux ne coincident jamais. Bakhtine distingue entte l'événement raconté et l'acte de raconter-

deux événements qui "se déroulent à des moments différents (par leur durée, aussi) et en des

Ailleurs, Waii insiste sur la spatialité du concept de chronotope en faisant ressortir la


superposition de spatio-temporalités décrite par Bakhtine dans sa définition du chronotope
''vertical de Dante" 14).
Voir aussi Waii à ce propos, 16-17.
1O9
lieux différents" ("Formes du temps" 395). Autrement dit, l'auteur reste toujours ''mdehors des

chronotopes représentés" (395); ce qui rappelle "L'Auteur et le héros" où Bakhtine insiste sur

l'extériorité de l'auteur par rapport à sa création.

Reste à examiner l'étape intermédiaire dans cette hiérarchisation de chronotopes: le

chronotope du narrateur. Nous avons déjà fait remarquer un passage assez obscur dans "Formes

du temps" où Bakhtine parle des chronotopes intermédiaires (par exemple, le chronotope

intermédiaire des tréteaux dans -1, et nous avons suggéré que ces chronotopes

intermédiaires nous révèlent la présence de l'auteur dans le texte' c'est-à-dire, sa façon de

manipuler le récit. Nous reviendrons a ce chronotope lors de notre analyse de la Jalousie texte

dans lequel la perspective narrative emprunte des conventions cinématographiques, créant ainsi

un nouveau chronotope intermédiaire.

Puisque la configuration spatio-temporelle assure l'organisation et l'actualisation des

événements d'un récit, Bakhtine déclare que le chronotope

apparaît comme le centre de la concrétisation figurative, comme l'incarnation du


roman tout entier. Tous Ies éléments abstraits du roman--généralisations
philosophiques et sociales, idées, analyse des causes et des effets, et ainsi de suite,
gravitent autour du chronotope et, par son intermédiaire, prennent chair et sang et
participent au caractère imagé de l'art littéraire. C'Formes du temps" 39 1)

Voiià une conception de la fonction du chronotope bien éloignée de son emploi comme moyen

de classifier les sous-genres romanesques! Bakhtine semble en fait faire une distinction entre les

divers chronotopes qui déterminent les sous-genres romanesques et un principe chronotopique

qui gouverne la narration, notant que certains chronotopes

s'éclairent sur le fond du caractère générai (formel et matériel) de l'image


poétique, comme celle d'un art temporel figurant des phénomènes spatio-sensuels
dans leur mouvement et leur devenir. ii s'agit de chronotopes spécifiques,
romanesques et épiques, qui servent à assimiler la réalité existante, temporelle
(historiquejusqu'h un certain point) et permettent de refléter et d'introduire, au
plan de l'art Littéraire du roman, les moments essentiels de cette ddité. (392)

Le concept de chronotope s'élargit ici pour comprendre non seulement la combinaison formelle

de divers déictiques dans des unités qu'on peut facilement classifier (chronotope des aventures,

de la route, etc.) mais aussi la configuration spatio-temporelle de la réalité dans le récit-notion

qui inclut des considérations philosophiques, sociales, historiques, etc. Il nous semble donc

qu'une analyse textuelle chronotopique dépasserait ainsi Ies bornes de I'analyse poétique et

générique (dans le sens de 'chronique du genre') de l'oeuvre littéraire pour cerner 1) l'interaction

complexe des genres au coeur des romans modernes, 2) la façon dont un véritable dialogue de

chronotopes peut éveiller nos horizons d'attente, y répondre et même les confondre en ce qui

concerne le statut générique d'un texte, et 3) ce que Ricoeur nomme I'expérience fictive du

temps et que nous définirons comme la concrétisation du temps dans l'espace romanesque.

IV. Le Chronotope comme principe d9interpr6tation


Jusqu'ici, nous avons étudié le chronotope par rapport a la narration et, ce faisant, nous

avons touché au rôle de L'auteur dans la création artistique. Nous avons aussi suggéré qu'un des

emplois bakhtiniens du cbronotope se lie directement à la mise en intrigue effectuée par la

m t i o n , et que l'assimilation du temps historique caractérise cette mise en intrigue. Au sein

d'une seule oeuvre, on peut parfois identifier plusieurs chronotopes: des chronotopes principaux;

organisateurs, et des chronotopes qui sont plutôt liés à un thème on à un motif précis, Parfois un

seul chronotope prédomine mais, selon Bakhtine, plusieurs chronotopes d'un seul roman peuvent

''coexister" dans une reIation "dialogique" ("Formes du temps" 393). Bakhtine poursuit cette
déclaration en la qualifiant de la façon qui suit:

ce dialogue ne peut pénétrer dans i'image représentée, ni dans aucun de ses


chronotopes: il est en dehors, bien qu'il ne soit pas exclu de l'oeuvre entière. Ce
dialogue entre dans le monde de L'auteur, de l'exécutant, et dans celui des
auditeurs et des lecteurs, mondes chronotopiques, eux aussi. (393)

Au chronotope de L'événement (les chronotopes des aventures, de l'idylle et ainsi de suite), à

celui de la narration (le chronotope intermidiaire) et B cehi de l'auteur (le cadre socio-historique

qui englobe la production textuelle) vient s'ajouter celui du jecteu~. Comment devons-nous

comprendre leur interaction dans ce dialogue en dehors de l'oeuvre? Nous examinerons cet

aspect du cbronotope à la lumière d'autres concepts bakhtiniens tels l'exotopie et la grande

temporalité, quittant ainsi le domaine de la poétique littéraire pour entrer dans celui de

l'herméneutique.

Pour Bakhtine, la temporalité et l'historicité du roman impliquent que les lecteurs de

diverses époques comprendront l'oeuvre littéraire de plusieurs façons. Bakhtine conçoit la

possibilité de susciter différentes interprétations a différents moments de l'histoire à l'aide du

concept de "grande temporalité." II soutient que d'habitude l'analyse littéraire "grouille dans
l'espace étriqué de la c'est à dire dans la contemporanéité, dans un passé

immédiat et dans un futur présumé-souhaité ou redouté," tendance contre laquelle il veut lutter

(Bakhtine, "Remarques7' 390). U plaide ainsi en faveur d'une méthodologie en études littéraires

qui rendra compte de l'historicité de L'oeuvre et ne se limite pas a l'expliquer dans le contexte de

l'époque de sa rédaction, car

Une oeuvre fait éclater les hntières de son temps, elle vit dans les siècles,
autrement dit, dans la -de et- et, ce faisant, il n'est pas rare que cette
vie (et c'est toujours vrai pour une grande oeuvre) soit plus intense et plus pleine
qu'aux temps de sa contemporanéité. ("Etudes littéraires aujourd'hui" 344)

Cet éclatement des frontières du temps pourrait s'exprimer dans le didogisme, car Bakhtine

définit la grande temporalité comme "le dialogue infini et inachevable ou nul sens ne meurt"

("Remarques" 392). Mais quel type d'oeuvre peut provoquer ce dialogue qui se déroule dans

l'histoire?

Il paraît que seules les "grandes oeuvres," celles qui ne s'inspirent pas strictement du

présent, sont en dialogue avec le passé ("Etudes" 344). Autrement dit, ce n'est pas n'importe

quelle oeuvre littéraire qui accède à la grande-temporalité; c'est seulement en présentant quelque

chose de plus riche que sa contemporanéitéqu'une oeuvre peut durer, A propos de combien de

livres, maintenant oubliés, pouvons-nous dire avec Bakhtine qu, "[tlout ce qui appartient

seulement au présent meurt avec lui" ("Etudes" 345)? Pour Bakhtine, cette capacité que tient

une grande oeuvre de durer a d'importantes conséquences:

Une compréhension réciproque des siècles et des millénaires, des peuples, des
nations et des cultures, assure L'unité complexe de toute l'humanité, de toutes les
cultures humaines (l'unité complexe de la culture humaine), assure l'unité
complexe de la littérature de l'humanité. Tous ces faits ne se dévoilent que dans
la dimension de la et c'est la que toute image doit recevoir son
sens et sa valeur. ("Remarques" 390)

A notre avis, ce concept de grande temporalité est fortement imprégné d'un sens normatif dont

Bakhtine minimise l'importance. ii semble négliger le fait que des oeuvres peuvent accéder à la

grande temporalité et être canonisées afin de soutenir une quelconque position idéologique et

préserver Ie statiitauo. Autrement dit, cette unité cultureIle de l'humanité dont il parle peut être

monologique: représentative de l'idéologie culturelie dominante implicite dans la notion de


113

"grande oeuvre." Encore une fois, nous nous retrouvons devant une certaine tension dans les

écrits de Bakhtine entre la préservation/transmission de la tradition et son éclatement. Comme

d'autres concepts bakhtiniens tels le chronotope et le camavai, Ia grande temporalité est marquée

par une profonde ambivalence: elle promeut une vision de la culture qui est préservée et

transmise 21 d'autres générations (et cette vision pourrait être une version monologique de la

culture reçue), mais elle o u m l'oeuvre littéraire à la possibilité de multiples interprétations dans

le temps au fiir et à mesure que chaque génération rencontre et essaie d'approprier l'oeuvre en

question.

Non seulement Bakhtine souligne L'historicité de l'oeuvre littéraire et la particularité des

contextes spatio-temporels de ses lecteurs, il décrit aussi une stratégie méthodologique qui

devrait nous guider dans notre interprétation des textes. Dans ses Carnets, Bakhtine loue les

"avantages du principe d'exotopie (spatiale, temporelle, nationale)" dans le processus

interprétatif ("Carnets" 361). Comme dans le cas de la création liiidraire, la compréhension est

faite de deux moments distincts. Dans un premier moment, on s'identifie avec l'auteur d'un

texte et essaie de ie comprendre "à l'intérieur des limites de la compréhension qui lui était

propre"-ce qui n'est pas toujours évident et "nécessite généralement le recours à un matériau

considérable" (365). Cette identification n'est pas tout à fait suEsante car on ne doit pas oublier

sa propre place dans la culture. Dans un deuwéme temps, il faut donc "tirer parti de l'exotopie

temporelle et cuIturelle-inclure l'oeuvre dans son contexte a soi (étranger à l'auteur)" (365).

Dans "Les Etudes littdraires aujourd'hui", nous retrouvons cette même insistance sur Ie retour à

soi:
Qu'il faille s'implanter dans une culture étrangère, contempler le monde à travers
son regard, soit! C'est une phase indispensable dans la procédure de
compréhension d'une culture. Mais si la compréhension devait se réduire à cette
seule phase, elle n7ofEraitrien d'autre qu'un duplication de la culture donnée, et
elle ne comporterait rien de nouveau ou d'enrichissant. Une w ~ r é h e n s i o q
active ne renonce pas à elle-même, à sa propre place dans le temps, à sa propre
culture, et elle n'oublie rien. L'important dans l'acte de compréhension, c'est,
pour le comprenm ,sa propre g x o t e dans le temps, dans l'espace, dans la
culture-par rapport à ce qu'il veut comprendre. (348).

Dans "Formes du temps," Bakhtine esquissait déjà une herméneutique de la lecture qui

rendrait compte de l'interaction entre des horizons (pour emprunter un concept à Gadamer) de

l'auteur, du texte, et du lecteur. Dans le passage suivant, nous retrouvons une description du

texte qui rend compte de la spécificité du texte dans l'ici-maintenant du lecteur, de L'existence du

texte dans le temps (cf. la grande temporalité), et du texte en tant qu'énoncé produit par un être

humain:

Un texte nous est donné. Il occupe une place précise dans l'espace, ce qui veut
dire qu'il est localisé. Mais sa création, la connaissance que nous en avons, se
déroulent dans le temps. Le texte, en tant que tel, ne se présente pas comme mort:
que l'on parte de n'importe quel texte pour passer parfois par une longue suite de
chaînons intermédiaires, on parviendra, en fin de compte, h la voix humaine, on se
cognera, si l'on peut dire, à l'homme. ("Formes du temps" 393)

A la diffkrence d'autres hemdneutes, tels Gadamer et Ricoeur, Bakhtine fait preuve d'une

volonté de parler de i'auteur, admettant que le lecteur est souvent tente de l'imaginer, et

suggérant qu'une image de l'auteur ''véridique et approfondie" permet au lecteur "de comprendre

plus exactement, plus profondément l'oeuvre de cet auteur" (397). Il ne faut pas pour autant

penser que Bakhtine ne partage pas les mêmes rése~ationsméthodologiques que Gadamer et

Ricoeur en ce qui concerne le rapport entre l'auteur et le lecteur. En sodignant la différence


entre les "chronotopes réels" du "monde créateur" et les "chronotopes reflétés et créés" de

l'oeuvre, Bakhtine donne cet avertissement:

On ne peut confondre, comme on l'a fait jusqu'à présent (comme on le fait


encore), le monde représenté et le monde représentant (réalisme naïf), ni l'auteur-
créateur de i'oeuvre avec L'auteur-individu (biographisme naïf), ni davantage
i'auditeur-lecteur de diverses (et nombreuses) époques, qui recrée et renouvelIe
l'oeuvre, avec L'auditeur-lecteur passif contemporain. (Conception et jugement
dogmatique.) Les confiisions de cet ordre sont tout à fait inadmissible du point de
vue de Ia méthodologie. (394)

Ce passage fait écho a u autres écrits de cette période de réflexion sur le processus interprétatif

dans le sens où Bakhtine se méfie de toute sorte d'assimilation hâtive: rappelons le passage des

Carnets où il évoque la nécessité de l'exotopie spatiale, temporelle et nationale dans le processus

interprétatif ("Carnets" 36 1).

Revenons aux mondes de l'auteur, du texte et du lecteur qui se trouvent "dans une action

réciproque constante" pareille i celle d'un "organisme vivant avec son milieu ambiant" ("Formes

du temps" 394), action que Bakhtine qualifie en notant que,

Ce processus d'échanges est, par lui-même, chronotopique, de toute évidence: il


s'accomplit dans un monde social qui évolue selon L'Histoire, mais jamais séparé
de l'espace historique changeant. On pourrait même parler d'un chronotope
particulier, créateur.au dedans duquel a lieu cet échange entre l'oeuvre et la vie,
où se passe la vie singulière d'une oeuvre, (394)

Ce chronotope créateur fait penser au concept bakhtinien de la grande temporalité, ce "dialogue

infini et inachevabie ou nul sens ne meurt C'Observations" 391). Le chronotope créateur englobe

l'interaction des chnotopes de l'auteur, du texte et du lecteur, mais,à vrai dire, ce n'est pas le

chronotope engIobant qui nous importe, mais i'interaction de chronotopes qui fait ressortir les

différentes sphères socio-culturelles qui déterminent la création du texte et sa réception. C'est


116

pourquoi nous prétendons que le chronotope, au lieu d'être uniquement une catégorie formelle de

l'analyse textuelle, fonctionne aussi comme un modèle du processus interprétatif. C'est

l'interaction des chronotopes de l'auteur, du texte et du lecteur qui est productrice de sens. Cette

multiplicité de chronotopes ainsi que leur interaction fait éclater les frontières du temps. Ce

dialogue chronotopique entre divers moments de l'histoire implique que L'oeuvre passe par

plusieurs siècles dans la 'grande temporalité.' De même, I'exotopie et les deux étapes de la

compréhension (identificationldistanciation)semblent se retrouver dans la notion d'un

mouvement entre diverses situations chronotopiques: il est possible de reconstituer le contexte

spatio-temporel de l'auteur et de s'y identifier, puis, afin de I'interpréter, de tenir compte de notre

contexte spatio-temporel et de ce que le texte nous dit dans L'actualité afin de l'interpréter. En

tenant compte de toutes ces notions, il devient possible de poçniler une herméneutique

bakhtinienne qui s'adresse à la production du sens dans l'oeuvre littéraire. Pour Michael

Gardiner, qui compare explicitement Bakhtine à Gadamer, à Ricoeur et à Habermas, les écrits du

critique russe se situent clairement dans le contexte de l'herméneutique moderne

Bakhtin's position conforms to the hermeneutic demand for an on-going


interpretative dialectic between the text and the relevant contexts or historicd
c i r c k c e s , a continual movement baween the part and the whole (the famous
"hemeneutic circle." (103)

Michael F. Bernard-Donals poursuit cette contextualisation herméneutique dans le domaine de la

réception, comparant i'exotopie bakhtinnienne ainsi que les divers rapports que postule Bakhtine

entre l'auteur, l'oeuvre et le Iecteur, aux théories de Roman Ingarden, Wolfgang Iser et Hans

Robert Jauss. Ajoutons au travail de Gardiner et de Bemard-Donais l'hypothèse selon IaquelIe Ie

concept de chronotope est emblématique de cette herméneutique balchtinienne; comme nous


1i i

l'avons montré plus haut, Bakhtine parle du fonctionnement chronotopique (l'interaction des

chronotopes de l'auteur, du texte, et du lecteur; l'appropriation de l'oeuvre et l'importance de

l'Histoire et de l'exotopie) de sorte qu'il évoque non seulement le cercle herméneutique mais

aussi la célèbre fusion d'horizons de Gadamer. il convient pourtant de noter que cet aspect du

concept de chronotope est peu développé dans les écrits du Bakhtine. Soulignons aussi le fait

que Bakhtine abordait le problème du texte littéraire surtout du point de vue de la création

artistique, ne considérant la réception du texte que tard dans sa carrière (dans les articles tels '2es

Etudes littdraires aujourd'hui" et "Remarques sur l'épistémologie des sciences humaines"). Le

rapport entre le monde du texte et le monde du lecteur (mimèsis iII chez Ricoeur) est la moins

développée des interrelations proposées par Bakhtine, et les descriptions du rôle du lecteur dans

le processus interprétatif demeurent vagues.


***
En parlant du rapport entre l'auteur, la tradition littéraire et la culture, Bakhtine note que

cette relation est comparable à l'interaction des chronotopes à l'intérieur de l'oeuvre: on peut

qualifier les deux situations de dialogiques. il continue en disant que ces reIations dialogiques

"entrent dans une sphère sémantiaue spéciale, sortant des cadres de cette étude consacrée aux

seuls chronotopes" ("Formes du temps" 396). Nous touchons ici a la question des limites de

i'anaiyse chronotopique, question souievée par Bakhtine B la fin des "Observations," et qu'il

aborde en comparant le travail littéraire au travail scientifique. D'après Baichthe' la science

comprend des éléments qui "ne se prêtent pas à des définitions temporelles et spatiales" comme,

par exempIe, des formules mathématiques ou des abstractions qui communiquent une idée, un

quekonque 'contenu' ou 'sens' (397). De même, le sens d'une oeuvre artistique ne se prête pas
toujours à I'expression spatio-temporelle. Bakhtine conclut ainsi que

nous arrivons à donner quelque-i


.. à tout phénomène, ce qui veut dire
que nous l'intégrons non seulement dans une sphère d'existence spatio-
temporelle, mais égaiement dans une sphère sémantique. (398)

La production de sens dans un texte ne dépend donc pas uniquement de sa configuration spatio-

temporelle. Bakhtine soutient que tout sens ou toute abstraction doit aussi "assumer une

expression spatio-temporefle" afin d'être compris (398). La compréhension dépend d'un signe
e . -
par lequel le sens nous est transmik, "une @me-s audible, visible pour nous: un

hiéroglyphe, une formule mathématique, une expression verbale, linguistique, un dessin, etc."

(398). Dans le cas de l'oeuvre littéraire, ce signe prend la forme de l'expression verbale. Pour

Bakhtine, cette expression verbale renvoie de nouveau à Ia spatio-temporalité, car il soutient que

le langage effectue la temporalisation de ce qui est statique ou spatial:

...toute image de L'artlittéraire est chronotopique, comme l'est essentiellement Le


langage, trésor des images. La forme interne du mot, c'est-à-dire le signe
mddiateur qui contribue à transporter Ies signifScations spatiafes initiales dans les
relations temporelles (au sens le plus large), est également chronotopique. (391)'

Bakhtine recorLnaît qu'il s'inspire ici du travail d'Ernst Cassirer au sujet de


l'assimilation du temps par Le langage. D'après Cassirer, le Iangage reflète trois catégories
fondamentales de la perception: l'espace, le temps et le nombre. En ce qui concerne l'espace et
le nombre, Cassirer prétend que n'importe quel langage a tendance à exprimer des relations par
rapport au corps et que tout langage comprend un mécanisme pour indiquer la séquence (pour
compter). De cette fiçon, les pronoms personnels reflètent avant tout une relation de proximité
(et on pourrait aussi dire "de séquence," car dès qu'on introduit un pronom à Ia deuxième
personne ou des pronoms pluriels on en 'compte' d'autres), le ' je'' indiquant "ici," %" ccla-bas";
cela marche particulièrementbien dans le cas de L'allemand, où Cassier souligne I'étyrnologie
commune de "ich*Phiei' et "dunP'dok" Quant au temps, même si la construction des temps
verbaux varie, tout Iangage peut exprimer un rapport avantlaprés. Voir le premier voIume de La
h Dans. un article récent, Brian Poole souligne Ie lien étroit
entre le travail du critique russeet celui de Cassirer non seulement en ce qui concerne I'essai sur
le cbnotope mais pIus particulièrement par rapport au travaiI de Bakhtine sur l'oeuvre de
Rabelais C'Bakhtin and Cassirer").
Pour Bakhtine, La profonde spath-temporalité du langage a d'importantes conséquences

en ce qui concerne le travail interprétatif: "toute pénétration dans la sphère des sens ne peut se

faire qu'en passant par la porte des chnotopes" (398). Maiheureusement, Bakhtine met de côté

le "problème assez particulier" du rapport entre Le chronotope et la sémantique (392)-rapport qui

fait le sujet d'un livre &ent d'Anthony Wall. Déclarant que Ie chnotope fournit un moyen de

"parler de la superpositionspatialisée de paquets sémantiques dans la construction littéraire du

sens et du savoir" (m1 9 , Wall a recours au chronotope pour aborder la hiérarchisation

des métalangages littéraires, les diverses façons "dont la prose littéraire parle d'elle-même par

des manières complexes et parfois opaques" (11). Ce faisant, Wali montre la pertinence du

concept de chronotope pour une des grandes préoccupations de la critique Littéraire actuelle, à

savoir, la nature auto-référentielle des textes modernes.

Nous souhaitons travailler dans le même esprit, élaborant une approche pour analyser le

texte en mesure de mettre en valeur un autre aspect problématique du concept de chronotope, à

savoir, comment Ia structure chronotopique d'un texte pourrait déteminer le rapport entre un

texte et son lecteur. Dans Ies "Observation finales," Bakhtine renonce a poursuivre cette

question, décIarant que

Nous n'aborderons pas ici Ie problème compliqué de l'auditeur-lecteur, de sa


situation spatio-temporelle et de son rôle de & g v a t e de
~ l'oeuvre ( d m Ie
processus de sa durée). Nous vouions simplement indiquer que toute oeuvre
en
littéraire est tournée non vers eue, mais vers l'auditeur-lecteur, et
qu'elle anticipe, en une certaine mesure,ses réactions éventuelles. ("Formes du
temps" 397)

Suggérer que le texte peut annoncerles réactions du Iecteur nous paraît une proposition
120

int6ressante car elle annonce elle-même des théories de la réception, et nous encourage à

considérer la façon dont la configuration chronotopique d'un texte pourrait "programmer," pow

ainsi dire, son interprétation. Au cours de nos analyses textuelles, nous essayerons de démontrer

qu'en utilisant le chronotope pour aborder la question du statut générique d'un texte, nous

aborderons nécessairement la question de sa réception. Pour nous, l'intérêt conceptuel du

chronotope réside dans cet entrecroisement d'une approche plutôt stnicturaiiste (la classification

générique à l'aide du chronotope) et une approche plutôt herméneutique (comment l'interaction

de divers chronotopes au sein d'un seul et même texte pourrait déterminer la production du sens

et le travaiI interprétatif des lecteurs).


Chapitre 4: Les Deux Yeux de I'bistoire: chronologie et géographie dans w o i r e ~

d'Hadrien

L'histoire de la rédaction des Mémoires d'Hadrien de Marguerite Yourcenar est une

histoire de pertes et de retrouvailles, de "voyages dans l'espace et voyages dans le temps,"' dont

nous ne tracerons ici que les grandes lignes en nous appuyant sur la biographie passionnante de

Yourcenar faite par Josyane Savigneau2 A l'âge de Wigt ans, au cours d'un voyage en Italie

avec son père, Yourcenar découvre la villa Adriana, belIe ruine du Il'siècle. Dès lors eue

envisage une oeuvre traitant de l'empereur Hadrien (76-138 apr. J.-C.) et de son amant mort

jeune, Antinoüs. Elle entreprend plusieurs versions de cet ouvrage dont une, intitulée Antinoos,

qui se voit refuser par une maison d'édition en 1926. Yourcenar finit par détruire tous ses

manuscrits. Elle revient à l'histoire de l'amour entre Hadrien et Antinoüs vers 1934, entamant

plusieurs versions dialoguées avant d'aboutir, en 1936, à une quinzaine de pages sous forme de

mémoires, Ayant de nouveau abandonné ce projet, elle laisse une malle contenant ce document

dans un hôtel à Lausanne quand elle quitte l'Europe pour les Etats-Unis en 1939. Elle ne

récupère cette malle que dix ans plus tard quand un ami la retrouve et la lui expédie. Yourcenar

reprend la rédaction de ce qui allait devenir m o i r e s d ' m (Mémoires) en février 1949,

profitant de deux longs voyages en train (un aller-retour entre New York et Santa Fé qui lui

'Titre d'un discours au sujet du voyage et des deux grands voyageurs dans son oeuvre,
Hadrien et Zénon, prononcé par Yourcenar lors d'un séjour au Japon et publié dans la Pléiade

Voir en particdier les chapiûes 3,4 et 5 de la troisième partie "La Mémoire reconquise"
(Savigneau 187-239).
122

permet plus de deux journées entières dans chaque directionjpour se plonger dans un travail qui

durera encore trois ans, jusqu'en décembre 1% 1, quand Mémoires apparaît devant des accolades

universelles. ii a fallu une vingtaine d'années, un déplacement vers un autre continent ainsi que

deux longs voyages pour assurer l'achèvement de ce chefdoeuvre. Dans un discours sur

l'importance du voyage dans sa vie et dans son oeuvre, Yourcenar a prononcé une phrase qui

nous semble particulièrement apte à décrire non seulement les conditions de rédaction de

w m o i r a mais aussi les grands thèmes et préoccupations du roman: "les routes de l'espace

croisent toujours celles du temps" ('Voyages" 695). Rien d'étonnant donc dans le fait que cet

ouvrage magistral a attiré notre attention dans notre enquête sur le chronotope.

Biographie ou roman historique; traité moral ou histoire d'amour; "méditation sur Ie

passP3 ou commentaire sur le présent. Un débat au sujet du genre de Mémoires s'est engagé dès

son apparition. Cette ambiguïté gén6rique nous intéresse car, selon Bakhtine, c'est à travers le

chronotope que les divers sous-genres romanesques se distinguent. L'étude de Mémoires nous

permettra d'examiner l'interaction de divers modèles chronotopiques et génériques au sein d'une

seule et même oeuvre, interaction complexe qui, nous semble-t-il, contribue à la richesse et a

l'originalité des oeuvres telles Mémoireset La Nausée. Nous démontrerons que quatre grands

chronotopes structurent le récit: 1) Ie progrés, 2) la biographie, 3) i'idyiie amoureuse et 4) Rome.

Le noeud du problème de genre de Mémoires réside dans la juxtaposition du roman

historique et de la biographie, juxtaposition qui peut s'exprimer par la dichotomie

Histoire/histoire personnelle. Comme nous le verrons, la question du temps (la présentation du

temps historique, le roman comme une méditation phiiosophique sur Ie temps) y est capitale, et

Robert b t e r s cité dans Savigneau, 233.


123

elle souléve aussi la question de la présentation de l'espace dans le texte. Henriette Levillain,

dans son commentaire sur m o i r e s , aborde le problème du genre de la façon suivante:

A condition donc de considérer que, daus -adn


.
P . 'ea, l'Histoire n'est
pas convoquée pour elle-même mais est une source offerte à la coaoaissaace de
soi, que par ailleurs la construction d'une individualité complète n'est pas moins
significative que l'organisation d'un empire et qu'en conséquence la fiction de
l'autobiographie surplombe la fiction historique, on pourra parler de roman
historique. (8 1)

Levillain soumet donc l'Histoire à la biographie; l'Histoire devient "un outil mis à la disposition

d'une introspection analytique et non L'inverse" (78). Pour Evert Van Der Starre, la solution au

problème du genre posé par le texte n'est pas aussi simple, et le mélange d'Histoire et de

méditation philosophique demeure un amalgame générique à moitié réussi. Selon lui, la

c o ~ c t i o d'une
n métaphysique yourcenarienne i travers les méditations d'Hadrien aboutit a

i'atemporalité et l'universalisme: Yourcenar ne s'adresse pas à "la spécificité de l'homme du II'

siècle," et le styLe "mi-narratif, mi-méditatif' permet de "desserrer les liens par lesquels

l'empereur s'attache à son époque" (426). De pIus, l'oeuvre étaie "certaines préoccupations

toutes modernes" (par exemple, en se plaignant des embouteilIages à Rome, Hadrien évoque des

problèmes urbains actuels) et d'un caractère "non-monologique" (l'inclusion de la lettre

d'Arrien, l'anticipation des répases de ses lecteurs de la part d'Hadrien) qui s'accordent mal

avec le genre qui sert de prdtexte à cette méditation: tes mémoires romains (426-27). Ii en ksulte

un 'buvais ménage" dans lequel I'atemporalité et l'universalité s'opposent à l'historicité

prètendue du texte (428).

Pour Antoine Wyss et Colette Gaudin, Ie côté génial de Mémoires réside dans cette

tension entre le roman et 1'Histoire. Tous les deux s'appuient sur L'oeuvrede Paul Ricoeur dans
124
leurs analyses de Mémoires. évoquant son idée d'un échange réciproque de techniques narratives

entre Ie récit historique et le récit de fiction (Wyss 483, Gaudin "Roman de l'histoire" 207).

Dans son m e r i t e Yourcenar a la surface du te- Gaudin élabore une approche critique

dans laquelle l'étude de Ia présentation du temps devient l'aspect essentiel à la compréhension du

texte. Sous l'égide de Ricoeur, elle examine les stratégies textuelles chez Yourcenar empruntées

au récit historique: l'emploi de la chronologie et des archives, et l'importance de la généalogie.

En étudiant les apories de l'expérience du temps (le temps est-il un ou multiple? comment peut-

on le mesurer?, etc.) telles que présentées dans l'oeuvre de Yourcenar, Gaudin fait ressortir

quantité de métaphores spatiales, surtout liquides, pour décrire le temps; le titre de son livre vient

d'ailleurs de l'image qu'on retrouve souvent chez Yourcenar du temps comme un flot (Surface

16). Ce lien entre l'espace et le temps établi par la métaphore fournit un des fils conducteurs de

l'étude, et Gaudin affirme qu'elle veut examiner le "projet artistique de Yourcenar comme geste

inscrit dans l'espace-temps" (17). Christiane Papadopoulous est un autre critique qui examine en

détail les images spatiales dont Yourcenar se sert pour évoquer des reIations temporelles, que ce

soit dans les nombreuses références a l'écoulement du temps ou dans les passages où les

adverbes de lieu fonctionnent comme des adverbes de temps (96). Aiors que Gaudin situe son

travail érudit par rapport à l'oeuvre de Ricoeur et, plus largement, dans le contexte d'une

discussion phiiosophique sur la phénoménologie du temps, l'étude de Papdopoulous demeure un

catalogue exhaustif des images employées par Yourcenar. Dans ces deux études, ii s'agit surtout

de montrer que dans l'oeuvre de Yourcenar Ia présentation du temps chronologique est

secondaire tandis que I'éldment dominant est une dflexion philosophique-méditativesur te

temps dans laquelie les images renforcent l'idée du temps comme un espace a expIorer, une
125

surfaçe à travers laquelie l'homme navigue.

Kay Gorman considère le rapport entre l'espace et le temps dans L'oeuvre de Yourcenar

du point de vue inverse, prenant les descriptions de lieux comme son point de départ. La terre et

la pierre sont plus durables que l'homme; elles enregistrent le passage des siècles et des hommes.

Gorman soutient donc que l'oeuvre yourcenarienne fait appel à ce qu'elle n o m e "le génie du

lieuy1ou la "mystique de la matière" (223). ii s'agit d'une prise de conscience de "la grandeur

naturelle de la terre," manifestée non seulement dans des oeuvres telles C'Oeuvre au n ~ *

(l'alchimie impliquant la transmutation de la tene), ou &&.uim (Hadrien voulant marquer et

apprivoiser la terre), mais aussi dans la vie privée de l'auteur: surtout par son amour pour le

voyage et les ruines (222). Cette mystique de la matière fait ouvrir sur l'Histoire, normalement

vue comme une affaire des hommes, une "perspective planétaire": "la vie humaine s'intègre dans

son esprit a la vie de la terre" (227).

Pour Jean-Yves DebreuiIle, le voyage, l'architecture et l'écriture (des mémoires) sont des

moyens par Lesquels Hadrien essaie de circonscrire sa vie, de la délimiter dans l'espace et dans le

temps à l'aide de la découverte de terres inconnues, des pierres ou des mots (70-71). En fait,

c'est l'écriture qui lui ofie la meilleure possibilitd de s'affronter a I'immensité et a la diversité

de i'espace et à l'écoulement du temps. Tandis qu'Hadrien se lasse des voyages et sait que les

monuments qu'il a fait construire tomberont tous, i'écrïture lui fournit "le seul espace dans lequel

se conjuguent harmonieusement les parcours spatiaux et temporels" de sa vie (74). Michèle

Berger élargit Ia conception de I'espace de l'écriture pour y inclure I'espace textuel de Mémoires,

Leu où, tout comme dans le cas des n h e s et des reliques, nous assistons à la rencontre de divers

moments passés et présents: du iIeet du XX' siècles, ainsi que des moments d'inspiration, de
126

recherche, de rédaction et de relecture vécus par Yourcenar et détaillés dans les Carnets à la fin

du texte. Cet "espace cataiyseur qu'est le roman" (37) cerne donc non seulement la relation entre

le sujet historique et la façon dont il est raconté (l'aspect "romanesque" de cet ouvrage

"historique"), mais aussi le rapport entre l'auteur et son oeuvre, les Carnets racontant un double

processus d'appropriation de la matière historique et d'éloignement une fois l'oeuvre achevée

(30).

Dans toutes ces études de M&&s apparaît ta même problématique. La question du

genre s'exprime A travers la comparaison de la biographique au récit historique, ce qui mène,

inévitablement, à la juxtaposition du m s ~ e m (teld que présenté par la narration) et du


. .
temp &onque (tel que présenté dans les chroniques historiques). L'évocation de l'oeuvre de

Ricoeur par Wyss et Gaudin nous sembIe particulièrement à propos, étant donné que le troisième

volume du m s et récit s'adresse à la question du temps vécu par rapport au temps historique

(ce dernier ayant une fonction intermédiaire entre Ie temps cosmique et le temps vécu). 11 est

intéressant de noter que, dans la phpart des analyses critiques de Mémoires, l'étude de Ia

présentation du temps dans le roman mène à l'étude de l'espace (dans le cas de Gorman,

l'analyse suit Ie chemin inverse). Autrement dit, pour mieux comprendre l'interaction du temps

personnel et du temps historique dans on a recours a l'étude de l'espace: sous son

incamation métaphorique (les images spatiales du temps), mystique (le "génie du lieu") ou même

tout simplement géographique (les sites historiques et les voyages d'Hadrien). Cette

indissolubilitt5apparente de l'espace et du temps au niveau des commentaires critiques trouve

évidemment son antécédent dans le texte même, ce qui fait de Mémoires une oeuvre qui se prête

particuii&rementbien à une approche chronotopique. En faisant une lecture chronotopique de


127
nous souhaitons rendre explicite l'interdépendance du temps et de L'espace dans ce

texte. Etudier l'interaction de divers chronotopes au sein de cette oeuvre nous aidera a mieux

saisir sa complexité générique et la juxtaposition de l'Histoire et de l'histoire personnelle qui se

trouve au coeur de Mémoires. C'est ainsi que nous avons tiré le titre de ce chapitre d'une

citation célèbre d'Anatole France: "La chronologie et la géographie sont les deux yeux de
. .
l'histoire" (Le Petit Pi= WI, 862).

1. 'Les accidents de la géographie et de L'histoiren: le chronotope du progrès

Nous commençons notre analyse de Mémoires en considérant son statut comme roman

historique. Maigré que Yourcenar n'hésite pas à cIasser son oeuvre sous la catégorie du roman

historique (comme le montre le titre de son article traitant de Mémoires et de L'Oeuvre au noir,

"Ton et langage dans le roman historique"), on décèle chez les critiques une certaine réticence a

L'égard de cette classification. Cela vient en partie du fait qu'on méprise le roman historique

parce qu'il tombe souvent-pour emprunter une phrase de Yourcenar-"dans le mélo et le

feuilleton de cape et d'épée" (Carnets 330). Rien de plus opposé à I'inûospection de m o i r e s .

De même, on s'attend à ce que le roman historique mette en valeur la couleur locale d'une

époque en accumulant "de centaines de petits détails" de la vie quotidienne, détails notamment

absents de Mémoires (Carnets 330). Mais cette réticence est surtout due a l'opposition

générique contenue dans le nom même de "roman historique," a savoir, l'opposition entre le récit

historique et le récit de fiction. Les critiques littéraires tout comme les historiens cherchent à

préserver la distinction entre "roman" et "histoire," les uns insistant sur le génie de Ia

composition, le style, le portait psychologique d'Hadrien et l'histoire d'amour au centre de cette


biographie, tous des éléments tombant du côté de la fiction; Ies autres sur les quelques

irrégularitts dans les faits qui sont censées distinguer le projet de Yourcenar d'un véritable

ouvrage historique!

Nous évoquons ici la réflexion de Ricoeur au sujet du rapport entre I'histoire et la fiction

car, dans le troisième volume de m


s et Recit, il cherche a abolir cette distinction trop nette
r .

entre la rédité (I'histoire) et la fiction. SeIon Ricoeur, les deux types de récit emploient des

stratigies différentes pour s'affronter aux apories de l'expérience du temps. Li où le récit

historique fait appel à la documentation (les calendriers, les archives et la généalogie) pour créer

un temps 'historique' médiateur entre le temps vécu et le temps cosmique, le récit de fiction met

en marche des 'tariantes imaginatives"-différentes façons de rendre compte de l'expérience du

temps à travers la narration OmgS DI 229). La preuve documentaire (les sources consultées)

fournie par Le récit historique trouve son équivalent dans la fiabilité de la narration (''reliabilitf'):

la cohérence et la cohésion du monde fictif concrétisé par le texte iD 293). Cette idée de

documentation semble essentielie, car Ricoeur répète à plusieurs reprises que "le romancier n'a

pas de preuve matérielle à founiir' ((Temos DI 293). Contrairement à ce qu'on aurait pu

imaginer, ce manque d'antécédent extérieur ne garantit pas la Iiberté de la création romanesque,

car le roman doit obéir à une cohérence interne aussi exigeante que ceiie du récit historique: Ia

iIi 347). En plus de cette similaritk, Ricoeur montre que

la barrière entre le récit historique et le récit de fiction n'est pas imperméable; au contraire, il

Comme nous Pavons noté dans notre présentation des anaiyses critiques de Mémaires.
un certain nombre de critiques s'affrontent directement a cette tension générique entre le roman
et l'histoire. Cela dit, la tradition critique consiste à vouloir garder les deux genres bien distincts.
Voir Savigneaupour un résumé des premières réactions critiques (230-34).
129

existe un échange productif entre ces deux genres, un double mouvement entraîné par la

fictionalisationde l'histoire et l'historicisation de la fiction. Ricoeur soutient que notre

expérience du récit historique est déterminée par un certain horizon d'attente créé par la fiction.

La fiction nous apprend à considérer comme tragique ou comme comique un certain

enchaînement d'événements et le récit historique joue avec ces 'attentes génériques' en

employant un "art poétique et rhétorique" qui imite celui de la fiction dans sa présentation du

passé iiI 337). Par exemple, les historiens anciens n'hésitaient pas à inventer des

discours qu'ils attribuaient aux personnages historiques-discours qui n'avaient aucun support

documentaire, mais qui restaient dans la demeure du plausible, se conformant ainsi à la

(mIII 338). De cette façon, on peut


contrainte du vraisemblable qui caractérise la fiction

''lirr; e roman" (m
un livre d'histoire c ~ m m un III 337). Par ailleurs, l'historicisation de la
fiction s'accomplit par l'intermédiaire de la perspective de la voix narrative:

Le récit de fiction est quasi historique dans la mesure où les événements irréels
qu'il rapporte sont des faits passés pour la voix narrative qui s'adresse au lecteur;
c'est ainsi qu'ils ressemblent à des événements passés et que la fiction ressemble
à l'histoire. (EmQs m 345)

Ce rapprochement du récit historique et du récit de fiction nous intéresse, car il rappelle

un passage des Carnets de Memoires dans lequel Yourcenar &que la catégorisation à part du

roman historique. Elle maintient que, tout comme la variante historique, les meilleurs romans

(eue mentionne l'oeuvre de Proust ainsi que -8ovarv) dépendent de la "reconstitution

d'un passé perdu":

Ceux qui mettent Ie roman historique âans une catégorie à part oublient que le
romancier ne fait jamais qu'interpréter, à l'aide des procédés de son temps, un
certain nombre de faits passés, de souvenirs conscients ou non, personnels ou non,
tissus de la même matiére que l'Histoire. (Carnets 330)

Soulignons dans ce passage l'accent qu'elle met sur l'importance du contexte historique de

I'auteur qui effectue la reconfiguration du passé &'àl'aide des procédés de son temps." ii ne

s'agit pas tout simplement de faire le portrait d'une époque passée en essayant de s'y identifier; il

s'agit surtout de l'interpréter. Pour Ricoeur, cette reconfiguration du passé caractérise récit

et implique, comme chez Yourcenar, plus que la simple description:

La fonction narrative, prise dans toute son ampleur, couvrant des développements
de i'épopée au roman moderne aussi bien que de la légende à l'historiographie, se
définit a titre uitime par son ambition de refigurer la condition historique et de
l'élever ainsi au rang de conscience historique. (Temg IiI 185)

De même, tout le long de l'étude sur le chronotope, Bakhtine insiste sur le fait que le chronotope

effectue l'assimilation par le roman du temps historique. Le concept de chronotope ne peut pas

se résumer à l'idée de la mise en scène (*)-l'espace et le temps pris comme de simpIes

indices du décor. Le chronotope "détermine l'unité artistique d'une oeuvre Iiaéraire dans ses

rapports avec la réalité" ("Fonnes du temps" 384). De cette façon, nous emploierons une

approche chronotopique afin d'examiner l'échange entre L'Histoire et la fiction dans Mémoires et

la présentation d'une prise de conscience de la réalité historique qui s'y révèle.

Prenons comme point de départ la dîîBrence clef entre le récit historique et le récit de

fiction teiie que présentée par Ricoeur. S'il est vrai que le récit de fiction doit adhérer a une

cohérence interne basée sur le vraisemblable, il est pourtant Libre de Ia contrainte externe du récit

de fiction, à savoir, la nécessité de fournir des preuves pour les événements historiques qu'iI
rapporte. Selon Ricoeur, même si l'action dans le récit de fiction se déroule dans un cadre

historique bien identifiable et que la narration emploie des procédés du récit historique (tels la

chronologie et la généalogie) en rapportant des événements,

on se tromperait gravement si on en concluait que ces événements datés ou


datables entraînent le temps de la fiction dans l'espace de gravitation du temps
historique. C'est le contraire qui a lieu. Du seul fait que le narrateur et ses héros
sont fictifs, toutes les références a des événements historiques réels sont
dépouillées de leur fonction de représentame à l'égard du passé historique et
alignées sur le statut irréel des autres événements. (Tem~sIIi 233)

A la lumière de cette constatation, comment devons-nous comprendre le rapport entre l'Histoire

et la fiction dans Mémoires?

L'oeuvre de Yourcenar met en scène non seulement des événements historiques réels

mais l'auteur a choisi comme héros et narrateur un personnage historique. Comme le démontre la

Note à la fin de m o i r e s , Yourcenar sait jouer avec les conventions génériques et manipuler le

double mouvement de la fictionalisation de L'histoire et de l'historicisation de la fiction. Elle

commence par déclarer qu'une telle oeuvre racontée à la première personne tombe sous la

rubrique du "roman" ou même celle de la ~oésie''et "pourrait donc se passer de pièces

justificatives," mais finit par ajouter que "sa valeur humaine est néanmoins singulièrement
.. .aux''(Note 349, nous soulignons). En fait, la Note témoigne de la
augmentée par u e l i t e

recherche méticuleuse faite par Yourcenar afin d'ancrer son roman dans SHistoue. EIle fournit

des preuves à son récit en signalant ses sources (les plus importantes étant w o i r e Romaine de

Dion Cassius, J.'Histoire et la W H a d r i de Spartien) ainsi que toute modification

(que ce soit i'iavention d'un personnage ou le moindre changement dans la description d'un

personuage historique) qu'elle y apporte. Pour ceux qui s'intéressent à l'étude des sources
historiques chez Yourcenar, il existe un outil indispensable: . ..
..
te Yourcenar: Litterature. mvthe et histoire de Rémy Poignault, dont le deuxième tome

(quelques 500 pages!) est consacré à Mémoires. Poignault montre que non seulement Yourcenar

s'inspirait de certaines oeuvres antiques, y tirant de la matière pour son ouvrage, mais qu'elle y

empruntait carrément des descriptions, des adjectifs et des structures de phrases. A cause de

cette affinité entre les sources et l'ouvrage (cette abondance de preuves), Mémoires prend le

caractère d'un récit historique, en particulier celui d'une chronique, un "recueil de faits

historiques rapporté dans l'ordre de leur succession," établi à partir d'une reconstruction et d'une

synthèse des tomes de Et pourtant, même si l'oeuvre de Yourcenar repose en partie

sur la génédogie (des empereurs) et sur l'emploi astucieux des archives (Ies sources historiques),

à la différence d'un véritable récit historique elle n'a pas recours au calendrier pour documenter

1'Ccoulement du temps bistorique. A vrai dire, a part quatre exceptions,' Yourcenar ne fouruit

pas de dates précises aux évdnements historiques rapportés dans le texte. Comme l'a déjà montré

Gaudin,au lieu de fournir des repères chronologiques, cette 'chronique' se sert plutôt des

''variantes imaginatives" du récit de fiction pour affronter les apories du temps, effectuant la

concrétisation du temps historique en renvoyant à l'espace textuel. Nous soutenons que

Voir en particulier le chapitre "Variations textuelles," pour une étude détaillée des
passages avec un antécedent direct dans des oeuvres de l'Antiquité (442-494).

befi S.V. chronique.


'Les dates en question sont: 1) ceiie de la dédicace du temple de Vénus et de Rome et du
Panthéon ("Ie huitièmejour qui suit les ides d'avril de l'anhuit cent quatre-vingt-deux après Ia
fondation de la ville [184]); 2) celles de l'anniversaire (le c%gt-septième jour du mois d'Athyr"
[223])et de la mort d'Antinoüs (le "premier jour du mois d'Athyr, la deuxième année de la deux
cent Mngt-sixième Olympiade [214]); et de la méditation devant Ia ville de Béthar ("cette année
huit cent quatre-vingt-sept de l'ère romaine" [263]).
133
l'écoulement du temps historique est surtout communiqué par des changements de lieux, et que

ce rapport entre l'espace et le temps pourrait se résumer en un chronotope particulier: le

chronotope du progrès.

Le chronotope du progrès évoque à la fois Le mouvement dans l'espace (dans le sens de

"gagner du terrain") et dans le temps (dans te sens d'"évolution"). Il nous semble que ce

chronotope du progrès englobe un des chronotopes définis par Bakhtine, celui de la route. Le

chronotope de la route se caractérise par l'importance des rencontres faites en cours de route, et

nous reviendrons à cette notion lors d'une discussion des voyages d'Hadrien. Pour l'instant,

nous préfërons parler du chronotope englobant du progrès, car la notion même de "progrès"

comporte des connotations qui nous paraissent particulièrement pertinentes en ce qui concerne

l'assimilation par le roman d'une conscience historique. Elle implique un jugement de valeur: on

parle du progrès dans le sens de "l'évolution de l'humanité, de la civilisation (vers un terme

idéal)."8 Le chronotope du progrès gouverne non seulement la structure de moires-la

chronique d'expansion de l'empire romain que raconte Hadrien-mais aussi ses réseaux

thématiques, Hadrien cherchant à évaluer sa vie et sa contribution à l'empire. Ce chronotope fait

avancer le récit aussi bien que le cours de L'HistoUe:au fur et a mesure que les mémoires

d'Hadrien prennent forme, l'empire romain agrandit et évolue dans le temps. Le chronotope du

progrés facilite l'assimilation par le roman du temps historique, car il met en scène divers lieux

représentant les grands événements du II'siècle (tous rapportés dans les annales romaines):

Rome, Athènes, Jérusalem, la Dacie, la Pannonie-Ia constniction du colon de Trajan, celle du

bed S.V. progrès.


134

Panthéon, la destruction du temple juif, les guerres contre les barbaresget ainsi de suite. il est

caractérisé par une diversité de lieux historiques et par la présentation d'un temps historique

presque indéterminé. Confionté à de Equents changements de lieux, à d'innombrables

campagnes militaires et à des va-et-vient entre Rome et diverses villes de l'empire, le lecteur se

perd dans la séquence d'événements historiques. Combien de temps passe-t-il entre les guerres

en Dacie et en Pannonie? Combien d'années se sont écoulées entre la mort d'Antinoüs et la

guerre de Palestine? Combien de temps durent les deux grands voyages d'Hadrien? Les sources

historiques nous indiquent qu'il aurait entrepris deux voyages de cinq ans et de six ans

respectivement, mais ces durées demeurent vagues dans m o i r e s . En fait, comme le montre

Poignault, la chronologie des événements racontés dans Mémoires ne s'accorde pas toujours avec

celle des sources historiq~es.'~Au lieu de pouvoir cerner l'Histoire à l'aide de dates précises, le

lecteur de m o i r e g est entraîné par les "accidents de la géographie et de l'histoire" qui

s'entremêlent et se confondent, et le cours précipité du temps historique est avant tout

communiqué a travers des changements de lieu (Mémoires 125). C'est de par le chronotope du

progrès que la fictionalisation de l'histoire et une approche imaginative pour étudier la

présentation du temps s'intègrent aux techniques du récit historique, à savoir, la fidélité aux

sources historiques et l'emploi de la chronologie.

Ce double mouvement impliqwt la fictionalisation de i'histoire et l'historicisation de la

Li serait évidemment diilicile de classer ces deux derniers exemples sous la rubrique de
"progrés." Nous reviendrons à l'ironie inhétente à la notion de progrès comme ''évolution de Ia
civilisationy'à la £inde notre analyse de Mémoires. quand nous examinerons le chronotope de
Rome.
'O Son chapitre "Temps historique et temps narratif" comprend un résumé des décalages
chronologiques (495-5 17) .
135
fiction fait de Mémoires une expérimentation générique: un roman historique à part. U résulte de

l'absence de dates précises et de détails concrets de la vie quotidienne au 11'siècle que Mém&

ne présente pas le portrait fictionnalisé d'une époque loin de la nôtre, figée et bien circonscrite

dans le temps. A vrai dire, le texte évoque l'actualité autant que l'époque passée qu'il est censé

représenter. Dans le chronotope du progrès, ce sens de la continuité de l'Histoire représentée par

lieux et les monuments historiques qui durent encore, se crée une impression de l'Histoire

comme une oeuvre en voie de devenir et un rapprochement du iI'et du XX'siècles.

Hadrien est toujours conscient d'être emporté par un mouvement inexorable vers L'avenir,

par la marche implacable du temps. Chaque époque, considérée en elle-même, ne représente

qu'une étape, une halte pour ainsi dire, d'un grand voyage:

L'homme qui contemple et les astres contemplés roulaient inévitablement vers


leur fm,marquée quelque part au ciel. Mais chaque moment de cette chute était
un temps d'arrêt, un repère, un segment d'une courbe aussi solide qu'une chaîne
d'or. Chaque glissement nous ramenait à ce point qui, parce que par hasard nous
nous y sommes trouvés, nous parait un centre. (163)

Cette sensibilité au progrès du temps permet à Hadrien, en contemplant l'importance de divers

lieux (l'Asie, Rome, la Grande Bretagne et ainsi de suite), de prévoir leur signification pour des

générations a venir. Par exemple, quand Trajan pense à la gloire immédiate qu'apporterait la

conquête de l'Asie, Hadrien prévoit les risques d'une expansion trop ambitieuse dans ce territoire

inconnu (94); ailleurs, il envisage une civilisation occidentale centrée sur la Grande Bretagne

(152). Hadrien lui-même dit qu'il n'y a rien d'extraordinaire dans ses pronostics, car prévoir

l'avenir est une "chose possible...qu and on est renseigné çur bon nombre des éléments du

présent" (93). On pourrait bien se demander à quel présent il se réfêre, car d'autres détails a
136

propos des probliimes urbains (120), du rôle de la femme dans la société (130-3 l), de la brutalité

des guerres contre les barbares et des suicides dans les campements des armées dtfaites (8 1-2),

pour n'en donner que quelques exemples, font de une oeuvre tout à fait

contemporaine. Grâce au chronotope du progrès et aux pronostics d'Hadrien, les événements du

P siècle sont rendus accessibles et pertinents pour le lecteur moderne: ils préfigurent L'état actuel

du monde. On signale en particulier un passage dans lequel Hadrien parle des esclaves et

imagine une "servitude de l'esprit" pire que celle du corps, décrivant une civilisation préoccupée

par le commerce à l'exclusion du plaisir, qui pourrait être ceUe de l'après-guerre du XXe siècle:

Je suis capable d'imaginer des formes de servitude pues que les nôtres, parce que
plus insidieuses: soit qu'on réussisse à transformer les hommes en machines
stupides et satisfaites, qui se croient libres alors qu'elles sont asservies, soit qu'on
développe chez eux, à l'exclusion des loisirs et des plaisirs humains,un goût du
travail aussi forcené que la passion de la guerre chez les races barbares. (1 29)

D'oii les nombreux articles détaillant les similarités entre le iIe siècle tel que présenté par

Yourcenar et I'époque de la rédaction du texte." Yourcenar avoue que l'avènement de la

deuxihne guerre mondiale pendant l'hiatus dans la rédaction de Mémoires avait laissé sa trace

sur cet ouvrage repris à la fin des années 40:

Tout ce que le monde et moi avions traversé dans l'intervalle enrichissait ces
chroniques d'un temps révolu, projetait sur cette existence impériale d'aubes
lumières, d'autres ombres. ... Avoir vécu dans un monde qui se défait
m'enseignait l'importance du Prince. (Carnets 328)

Hadrien semble évaluer son époque et pronostiquer l'avenir à l'aide d'une connaissance fortuite

de L'état du monde au vingtième siècle. Un autre passage des Carnets, semblable à la

justification d'Hadrien citée en haut, indique que, pour Yourcenar, une telle prévoyance reste

" Voir, par exemple, Ana Medeiros et Van der Stane.


dans les marges de la crédibilité:

En prêtant à Hadrien des vues sur l'avenir, je me tenais dans le domaine du


plausible, pourvu toutefois que ces pronostics restassent vagues. L'analyste
impartial des affalles humaines se d'o r .d u. e fort peu sur la
le au con-eurs w d 11 s,am't de
p v r é. . . ...Mais,dans
l'ensemble, c'est seulement par orgue& par grossière ignorance, par lâcheté, que
nous nous refusons à voir sous le présent les liniments des époques à naître. .. .
Plutarque et Marc Aurèle n'ignoraient pas que les dieux et les civilisations passent
et meurent. Nous ne sommes pas Ies seuls à regarder en face un inexorable
avenir. (Carnets 334, nous soulignons)

Notons l'image de I'avenir comme un mouvement sur une voie. En tant que bon voyageur,

Hadrien prévoit la route devant lui. A plusieurs reprises il emploie en fait un vocabulaire de

voyage pour décrire son travail en tant qu'empereur, disant qu'iI a gréé le monde "comme un

beau navire appareillé pour un voyage qui durera des siècles" (18 1).

Nous avons employé le terme 'chronotope du progrès' pour décrire la structure dominante

de Mémoires ainsi que la grande préoccupation d'Hadrien: le mouvement inexorable du monde

vers l'avenir. Autant qu'Hadrien se soucie de préparer le monde pour le voyage à venir, autant il

se soucie de préserver les traces du passe-du progrès de l'homme. Le voyageur du moment

présent doit être un Janus, un regard porté sur l'avenir, l'autre sur le passé. Hadrien adopte

plusieurs stratégies pour &diset cette plénitude temporelle au moment présent. Jeune, il vise

"une liberté de simuitaniité, où deux actions, deux états seraient en même temps possible," et

s'entraîne donc à dicter plusieurs textes a la fois, à repousser tout sentiment soudain pour en

imaginer le contraire et à affronter tout événement dû au hasard en le considérant comme faisant

partie intégrante de ses projets (53). Plus tard dans sa vie, c'est la manipulation de l'espace, en

particulier la restitution d'anciens monuments, qui exprime ce rêve de simultanéité.


138

Pour Hadrien, la culture grecque représente les débuts mêmes de la civilisation. Préserver

le souvenir de cette culture est ainsi une façon de rendre hommage au progrès de l'homme, et il

espère helléniser Rome afind'"imposer doucement au monde la seule culture qui se soit un jour

séparée du monstrueux, de l'informe, de l'immobile, qui ait inventé une définition de la méthode,

une théorie politique et de la beauté" (88). La cuinire grecque lui semble s'être perdue sur la

route du temps, n'étant plus une force dynamique et novatrice mais plutôt "une admirable nie de

l'esprit, un bel élan de l'âme" (242), et Ia Grèce elle-même un endroit où rien "n'avait changé

depuis des siècles1' (87). Le projet d'Hadrien est ainsi double. D'abord, il faut, dans la mesure

du possible, ralentir le cours précipité de l'Histoire en assurant ccquelquessiècles de paix" pour

"laisser aux Grecs le temps de continuer, et de parfaire, Ieur oeuvre" (88). Ensuite, il faut

réintégrer cette culture dans le courant de I'Histoire. il envisage de préserver et de revivifier le

passé en restituant l'espace même de la Grèce, et plus particuliérement celui de la ville

d'Athènes. C'est ainsi qu'il fait rénover les monuments grecs. La reconstruction du temple de

Neptune i Mantinée, où il fait construire '*un nouveau temple, beaucoup plus vaste, à l'intérieur

duquel le vieil édifice gît désormais comme un noyau au centre d'un fivit," est un excellent

exemple de son désir de préserver les traces du passé tout en leur donnant un visage nouveau

(174).

A travers la construction ou la rénovation des monuments, Hadrien oppose la matérialité

de l'espace au cours précipité du temps historique. Il essaie non pas de ralentir son progrès, mais

de fournir des espèces de reIais: des endroits qui préserveront le souvenir du passé pour les

générations à venir:

J'ai beaucoup reconstruit: c'est coiiaborer avec le temps sous son aspect de passé,
en saisir ou en modif~erl'esprit, lui servir de relais vers un plus long avenir, c'est
retrouver sous les pierres le secret des sources. Notre vie est brève: nous parions
sans cesse des siècles qui précèdent ou qui suivent le nôtre comme s'ils nous
étaient totalement étrangers; j'y touchais pourtant avec mes jeux avec la pierre.
Ces murs que j'étaie sont encore chauds du contact de corps disparus; des mains
qui n'existent pas encore caresseront ces fûts de colonnes. Plus j'ai médité sur ma
mort, et surtout sur celle d'un autre, plus j'ai essayé d'ajouter à nos vies ces
rallonges presque indestructibles. (141)

D'aprés cette citation, non seulement le temps historique mais aussi le temps p e r s o ~ epourrait
i

se concrétiser dans l'espace. Le projet d'Hadrien est double: préserver les traces du grand

progrès de L'Histoire et, entreprise plus modeste, préserver celles de son histoire personnelle.

Selon Bakhtine, il existe un chronotope particulier qui concrétise cette interaction entre le

temps historique et le temps personnel: le chronotope de la route. Comme nous l'avons déjà

noté, dans le cas de Mémoires, nous considérons ce chronotope comme englobé dans le

chronotope dominant du progrès, le chronotope de la route caractérisant les voyages d'Hadrien,

Ce chronotope représente un "point d'intersection spatio-temporel" ("Formes du temps" 384) ou

"peuvent se rencontrer par hasard des gens normalement séparés par une hiérarchie sociale, ou

par l'espacey' et où "peuvent naître toutes sortes de contrastes, se heurter ou s'emmêler diverses

destinées" (385). En générd, il s'agit de rencontres faites dans le pays natal, là où un "e;yri_tisme

a'
prend la place d'un exotisme du lieu (386). On peut tout de même trouver des exemples

où un "'monde étranger' a une fonction analogue à celie de la routeyybar exemple, les

pérégrinations teptésentées dans l'Antiquité, Ie roman baroque) (386-7). Bakhhe esquisse

rapidement l'importance de ce chronotope dans divers sous-genres romanesques, y compris le

roman historique, notant qu'il semble que "le temps se déverse dans l'espace et y coule (en

formant des chemins), d'où une si riche métaphorisation du chemin et de Ia route: 'le chemin de
la vie', 'prendre une nouvelle route', 'faire fausse route', et ainsi de suite" (385). La traduction

françaisede ce passage laisse à désirer car dans l'original il ne s'agit pas de "fausse routey'mais

du "cours de l'histoire": "ECTO~EFK!CKEE nyn" ("@op~a~"


392). Bakhtine semblerait souligner

l'association du cours du temps personnel à celui du temps historique dans l'image de ta route,

Lien effacé par la traduction française. Cela dit, c'est une association qu'il n'explicite pas.

C'est au cours de ses maints voyages qu'Hadrien met en marche ses divers plans pour

L'empire, découvre d'autres cultures, se découvre en contemplant des Lieux exotiques, rencontre

divers phüosophes et écrivains, et fait la connaissance d'Antinoüs et d'Arrien, désormais son

mant et son meilIeur ami. Hadrien lui-même emploie l'image de la route (ou plutôt routes)

pour décrire sa vie:

Je m'efforce de warcourir pour y trouver un plan, y suivre une veine de


plomb oi: d'or, ou l'dcoulement d'une rivière souterraine, mais ce plan tout factice
n'est qu'un trompeseil du souvenir. De temps en temps, dans une rencontre, un
présage, une suite définie d'événements, je crois reconnaître une fatalit& mais
mo de routes ne trop de sommes ne s'additionnent pas. Je
perçois bien dans cette diversité, dans ce désordre, la présence d'une personne,
mais sa forme semble presque toujours tracée par la pression des circonstances;
ses traits se brouillent comme une image reflétée sur l'eau. (Mémoires 33, nous
soulignons)

Notons bien que dans cette image il ne s'agit pas exclusivement du cours de sa vie mais aussi de

"~Ùconstances"extérieures: c'est-à-dire d'événements historiques qui déterminaient sa vin Le

critiqye Jean-Yves Debreuiiie, dans son article "Le Voyageur et l'empereur: parcours spatiaux et
. .
parcours temporels d a n s ~ o i r e d'Hadrien,"
s réussit admirablement a rendre compte de ce lien

entre l'espace, le temps, l'Histoire et l'histoire en étudiant a la lumière de la notion de

voyage, notion qu'il perçoit comme le principe organisateur du roman. Comme Ie suggère le
141

titre de son artide, nous y décelons une lecture quasi-chnotopique de maigré le fait

que son approche ne dépend nullement de la terminologie bakhtinienne, car il étudie

l'intersection du temps historique et du temps personnel en examinant les voyages et les

déplacements d'Hadrien. Nous considérons la notion de voyage/le chronotope de la route

insuffisante pour rendre compte de la complexité structurale et thématique du texte, voyant dans

le texte une interaction de chronotopes; en particulier, du chronotope du progrès (le temps

historique) et du chronotope de la biographie (le temps personnel).

II. 'Ma chronologie à moin: Le chronotope de h biographie

Le débat au sujet du genre de Mémoires se situe à ptusieurs niveaux. Nous pouvons

aborder la question du genre comme nous I'avons fait dans notre exposé du chronotope du

progrès, en évoquant les grandes catégories gédriques de la narration telles ie récit historique et

le récit de fiction. Nous pouvons ensuite préciser notre enquête en considérant comment Ie texte

se conforme aux catégories génériques pkus spécifiques telies Le roman historique ou Ia

biographie, comme le font d'ailleurs la plupart des critiques de l'oeuvre yourcenarienne.

L'Histoire ou l'histoire personnelle: laquelle des deux prédomine? Quel est leur rapport? Nous

venons d'examinerles innovations de Mémoires quant à sa façon de présenter l'écoulement du

temps historique, à savoir, sa spatialisation du temps historique, et son statut de 'roman

historique.' Nous abordons maintenant à la présentation du temps personnel dans le texte et à

son statut comme 'biographie.' Précisons que nous comprenons "biographie"au sens Iarge du

terme: "Genre d'écrit qui a pour objet l'histoire des vies paai~ulières."'~Cette définitionne

bert S.V. "Biographie."


142

distingue pas entre le récit de vie d'un personnage réel ou celui d'un personnage fictif, et nous

estimons avoir suffisamment parlé du statut de Mémoires en tant que récit historique 'réel' dans

la section précédente. C'est surtout la notion de biographie comme récit d'une vie particdière

qui nous intéresse.

Comme l'a déjà noté Gaudin, Mémoires représente un "genre presque totalement

nouveau," étant les "mémoires fictifs, mais non apocryphes, d'un personnage historique" dont le

seul précédent serait peut-être I d e Robert Graves, publié en 1934 (Surface 11).

Yourcenar elle-même défend l'expérimentation générique qu'elle entreprend dans Mémoires,

non seulement dans divers passages des Carnets et dans plusieurs entretiens, mais aussi dans un

célèbre essai intitulé "Ton et langage dans le roman historique" (qui traite aussi de L'Oeuvre au

a. . .
L'auteur se plaint en particulier de l'emploi du terme ''V pour décrire

son oeuvre, notant que celui de-''


, . . . . serait plus exact ("Tony' 297). Elle dit

en outre que cette confiision montre à quel point "le critique, et le public, sont peu habitués a la

reconstitution passionnée, à la fois minutieuse et libre, d'un moment ou d'un homme du passé"

(Ton" 297). Ce passage rappelle non seulement l'interaction entre la fidélité a la preuve

documentaire du récit historique et la cohérence interne du récit de fiction ("minutieuse

libre"); il souligne aussi la tension entre L'Histoire et l'histoire personnelle: la reconstitution

"d'un moment nri d'un homme du passé.''

Le choix entre la forme didoguée et la forme actuelle de I ' o e w reflète la tension entre

le roman historique et la biographie qui caractérise le texte. Yourcenar signale que dans les

premières versions elle imaginait une oeuvre "où toutes les voix du temps se [faisaient]

entendre," ce qui évoque la diversité d'une époque et l'idée d'une chronique historique plutôt que
143

d'évoquer la biographique; mais elle précise que la voix d'Hadrien s'y perdait (Carnets 322). Il

fallait donc adopter une fonne qui privilégiait l'expérience de l'individu: la narration à la

première personne. Yourcenar anticipe presque toutes les objections à propos du choix de Ia

première personne et de la forme de mémoires, disant qu'elle voulait se passer "le plus possible

de tout intermédiaire," y compris elle-même, en rapportant la vie d'Hadrien (Carnets 330)' et

notant qu'en tant qu'homme d'action Hadrien n'aurait pas eu le temps de tenir un journal (Carnet

339). C'est la vieillesse et la maladie qui le mènent à cette introspection. Yourcenar défend aussi

le choix d'un "style togé,"13 littéraire, qui bannit l'émotion du moment pour conserver la dignité

de l'empereur C'Ton'' 294). Avant tout, ce style lui permet d'éviter les discours rapportés dont

elle se méfie. L'historienne prend le pas sur la romancière: mieux vaut élaborer un monologue

intérieur en s'appuyant sur les sources historiques (y compris des lettres supposées d'Hadrien)

qu'inventer des dialogues entre des personnages réels. Ce choix stylistique est aussi motivé par

une certaine sensibilité esthétique. A la f


h de "Ton et langage dans le roman historique,"
Yourcenar inclut quelques pages d'un procès-verbal fait à la fin du XVT 'siècle pour démontrer

la banalité et l'illisibilité de la Iangue parlée "n'ayant pas passé par un arrangement littéraire"

YTon" 306). Aspect plus important, ce style lui permet de dépasser le lecteur supposé

d'Hadrien, son petit-fils adoptif, ou même ses contemporains. Hadrien s'adresse ainsi "à un

interlocuteur id€& cet homme en s i qui fût la beiie cbimère des civilisationsjusqu'à notre

époque, donc it nous" ("Ton 294).14 Et nous voici coniiontd à une autre contradiction générique

l3De -rio to- la forme des "lus grands ouvrages de prosateurs grecs et latins
qui précédent ou qui suivent immkdiatement Hadrien'' ("Ton" 294).
Le style togé de Mémoires düEere radicalement de celui de J.'Oeuvre
l4 ououvrage
dans lequel Yourcenar avoue avoir écarté les mots entrés "dans la langue aprés le XVI' siècle, ou,
et stylistique. En défendant le style togé qu'elle emploie dans l&moire~,Yourcenar souligne

L'extériorité de l'homme au II'siècle, précisant par exemple que l'homme à cette époque lisait et

dictait à haute voix ("Ton" 293-4). S'adresser à soi-même, LittéraIement se parla en écrivant

ses mémoires, cela équivaut donc à une extériorisation de soi. Mais c'est précisément i'homme

intérieur, et non son incarnation extériorisée et publique en tant qu'empereur, qu'Hadrien

cherche à comprendre- Nous savons que, pour Bakhtine, le développement du roman en tant que

genre est caractérisé par la prise de conscience de cet "homme en soi," prise de conscience qui se

reflkte dans les changements de la présentation de l'espace et du temps dans le roman. Mais

cette même prise de conscience se reflète aussi dans des récits historiques 'réels' tels les

biographies et autobiographies de ['Antiquité. Bakhtine inclut dans "Formes du temps" une

longue description de la biographie antique, genre qui, selon lui, a énormément influencé le

développement du gente romanesque. Parmi les divers types de biographie et

d'autobiographique proposés par Bakhtine, nous en soulignons trois qui nous seront d e s dans

notre étude de -: les mémoires romains, la rhétorique intime et Ia consoiation sto'ique.

Comme nous I'avons déjà constaté dans notre résumé de "Formes du temps," la définition des

chronotopes individuels, à part celle du chronotope de la place publique, demeure assez vague

tout au plus, le début du XVIICsiècle" car ils "apportaient avec eux des idées que mes
personnages n'auraient pas eues sous cette forme" ton'' 300). Mémoires, par contre, repose
sur un langage tout à fait contemporain, comme le démontre une anecdote racontée par
Yourcenar. Un quelconque professeur aurait demandé à ses étudiants de traduire en grec un
passage du texte détaillant la réaçtion de l'empereur après la mort d'Antinoüs @&m~& 2 19,
début du paragraphe). Quelques mots indiquant Pintemité des émotions s'avéraient impossibles
à traduire, le grec ne se prêtant pas à ce type de force expressive. Pour Yourcenar, dans ce
passage padcdier, Hadrien parle évidemment un fiançais moderne et s'adresse au lecteur
moderne ("Ton" 296). Cette modemité du style qui caractérise Mémoires ampwe Le chronotope
du progrès. Cf.Van der Starre.
145

dans cette partie de l'étude. A nous donc de fournir des noms aux divers modèles spatio-

temporels proposés par Bakhtine et regroupés sous la rubrique générale de "chronotope de la

biographie." Etudier les variantes de ce chronotope dans Mémoires nous permettra de déceler

conunent le texte joue avec diverses conventions de la biographie en tant que genre; il nous

permettra kgalement de juxtaposer Ie portrait d'Hadrien en tant qu'homme extériorisé, conscient

de son rôle dans L'Histoire, au portrait de l'homme intériorisé, essayant de comprendre sa propre

histoire. Au début de ses mémoires,Hadrien écrit un passage qui est particuliérement pertinent,

dans le contexte de notre approche chronotopique, à i'aspect biographique de Mémoires:

L'existence des héros, mile qu'on nous raconte, est simple; elle va droit au but
comme une flèche. Et la plupart des hommes aiment & résumer leur vie dans une
formule...Ieur mémoire Ieur fabrique complaisamment une existence expIicable et
claire. Ma vie a des contours moins fermes. (32)

Dans les trois sections qui suivent, nous essayerons justement de tracer ces contours.

i)"Un relais sur la route du temps": les mémoires romains

Selon Bakhtine, jusqu'a L'avènement des mémoires romains, les récits de vie et les éloges

funébres de la biographie platonicienne et rhétorique étaient orientés "vers k s contemporains

vivants," présentant le portrait idéalisé d'un homme exemplaire et prononcé, dans le cas de

l'éloge, sur la place publique en l'honneur du ddfiuit. Ces premières formes de Ia biographie se

partagent tous un trait commun: le chronotope de la place publique, lieu où se dérode le cours de

la vie entièrement extériorisée. Les mémoires romains se distinguent dans Leur double

orientation vers le passé (en tant que document de la conscience familide et ancestrde) et vers

l'avenir (en tant que pierre de touche pour les descendants de la famille qui pourront ies lire dans

les archives familiales). Bakhtine souligne que Ie Romain "a conscience, avant tout, d'être le
146

maillon qui relie ses aïeux d é h t s à ses descendants point entrés encore dans la vie publique"

("Formes du temps" 285). Tandis que, dans les formes antdrieures, Ie temps biographique se

trouve soumis au temps idéal des changements et des métamorphoses, dans les mémoires il s'agit

de la vie de l'homme entremêlée à celle de 1'Etat: "les destins individuels et nationaux ne font

plus qu'un" C'Formes du temps" 286). Les mémoires romains se situent pleinement dans une

tradition biographique qui cherche a élaborer "Jaurise de c o n s m a u e de l'homme

C'Formes du temps" 287). L'autre particularité des mémoires, c'est le rôle important accordé aux

présages qui ne fonctionnent point comme "un aspect narratif comme dans les romans du XVIIe

siècle" mais comme "un principe fort important de la conception et de l'élaboration du matériau

autobiographique" ("Formes du temps" 285).15

Comme l'indique le titre même de l'oeuvre, Mémoires se conforme au modèle

biographique des mémoires romains. Dans notre discussion du chronotope du progrèsonous

avons constaté que la construction était un moyen par lequel Hadrien, face à l'écoulement rapide

du temps, voulait fournir des points de repère-des reiais-pour les générations à venir. Ce projet

architectural trouve son analogue dans les précautions d'Hadrien en ce qui concerne sa

succession et dans I'icriture de ses mémoires. Hadrien désigne non seulement son successeur

immédiat mais le suivant aussi, expliquant son choix en déclarant:

l'espace d'une génération me semblait peu de chose quand il s'agit d'assurer la

I5 NOUSavons déjà parlé de l'importance des pronostics dans le contexte du chronotope


du progrés. Nous en soulignons ici encore un autre, celui du grand-père d'Hadrien qui a dit au
jeune homme que sa "mainconfirmait les astres," et qu'il serait un jour empereur (40). Le
temps cosmique (ce tiers temps dans le schéma de Ricoeur, temps dont nous n'avons pas parlé)
pdfigure l'entrecroisement du temps historique et du temps personnel: le destin d'Hadrien
s'entremêle à celui de L'Etat, et le 'chemin de sa vie' et le 'cours de l'histoire' se trouvent
littdralement tracés dans l'espace corporel de sa main.
sécurité du monde; je tenais, si possible, à prolonger plus loin cette prudente
Lignée adoptive, à préparer à l'empire un relais de plus sur la route des temps.
(Mémoires288)

L'écriture de ses mémoires devient une autre façon d'appuyer ce système de relais. Ce récit

d'une vie passée ne servira pas seulement comme la trace du passé mais aussi comme un

document pour instruire et pour guider ses descendants.

Comme de véritables mémoires romains, Mémoires présente la vie de son héros non

comme une série de métamorphoses mais plutôt en relation au contexte historique. C'est ainsi

que nous y décelons un chronotope de la place publique. Comme l'explique Hadrien "j'étais à

peu près à vingt ans ce que je suis aujourd'hui, mais je l'étais sans consistance" (47). En

examinant Les différents aspects de sa personnalité, il pense apercevoir "la présence d'une

personne," ajoutant que "sa forme semble presque toujours tracte par la pression des

circonstances" (33). Etant donné son rang dans la vie, cette pression externe de circonstances fait

d'Hadrien un homme très en vue. Non seulement ses actions politiques mais aussi ses émotions

(sa douleur après la mort d'Antinoüs) et ses goûts personnels (le port de la barbe, de la toge, son

choix d'amant, etc.) sont scrutés. Hadrien est un homme qui sait vivre sur la place publique; ii a

appris à se donner entièrement aux gens venus le c o d t e r , à tempérer ses discours et B

apprivoiser son accent de province pour faire meilleure figure à Rome. Ses relations

personnelies sont gouvernées par la nature de cette vie exténorisée; iI n'aime point sa femme

mais ne divorce pas avec elle, expliquant: "homme privé, je n'eusse point hésité à te faire,

Mais...rien dans sa conduite ne justifiait une insulte si publique" (186). Même le suicide, acte

suprême de i'homme solitaire, se trouve déterminé par sa fonction publique. Malade et so&t
148

de la mort de son compagnon, Hadrien pense se suicider mais ne le fait pas car il est "convenu

qu'un empereur ne se suicide que s'il y est acculé par des raisons d'Etat" (298).

Hadrien veut partager ses expériences et cette capacité de s'adapter a la vie publique avec

ses successeurs. Ses mémoires s'adressent en fait a Marc Aurèle, son petit-fils adoptif destiné à

hériter de l'empire. Le fait qu'il n'y a pas de parenté entre l'empereur et Marc Aurèle ne fait que

souligner la nature publique de la vie d'Hadrien: même son "petit-fils" ne L'est que grâce a une

déclaration publique. Le système de descendance impériale brise les liens de sang pour y

substituer les liens motivés par les besoins de 1'Et.t. Sa "Iettre"à Marc Aurèle est en partie

motivée par leurs rôles publics respectifs et par le désir d'assurer l'avenir de l'empire; l'empereur

mourant foumit un ouvrage de référence pour un futur empereur:

j'ai formé le projet de te raconter ma vie. . . .Je ne m'attends pas à ce que


tes dix-sept ans y comprennent quelque chose. Je tiens pourtant à
t'instruire, a te choquer aussi- Tes précepteurs, que j'ai choisis moi-même,
t'ont donné cette éducation sévère, surveillée, trop protégée peut-être, dont
j'espère somme toute un grand bien pour toi-même et pour 1'Etat. Je
t ' o s e ici comme correctifun récit dépourvu d'idées préconçues et de
principes abstraits, tiré de l'expérience d'un seul homme qui est moi-
même. (29)

En plus de donner quelques directives en ce qui concerne l'administration de l'empire (par

exemple, en lui disant qu'il "compte sur [lui]" pour maintenir la paix en Asie [157]), Hadrien

songe a l'image publique du jeune homme, critiquant sa pratique de lire au cours des jeux au

Cirque C'c'est insulter les autres que de paraître dédaigner leurs joies" [119]) et disant qu'il avait

avec la foule" (1 19). Ces soucis A propos du comportement


lui-même appris à c~arlementer

public de Marc Aurèle comprennent aussi son penchant pour Ie végétarisme: Hadrien reproche au

jeune homme une affectation du goût qui le "sépare trop du commun des hommes dans une
fonction presque toujours publique'' (18).

Ii résulte de cette existence sur la place publique que le cours de la vie d'Hadrien
exprime une extériorisation extrême: une spatialisation représentée par l'inscription sur les

monuments public^.'^ Pendant une période d'instabilité politique, Hadrien note que tout ce qui

resterait de sa vie s'il mourait serait "une inscription en grec en l'honneur de l'archonte

d'Athènesm(99). Cette assimilation du cours de sa vie aux monuments est particulièrement

hppante dans un passage où Hadrien contemple sa réputation après le meurtre des quatre

consulaires par Attianus: "Ma vie publique m'échappait déjà: la première ligne de l'inscription

portait, profondément entaillée, quelques mots que je n'effacerais plus" (1 14). Au début de son

règne, Hadrien résiste à cette notion de fixer la vie dans l'inscription; il refuse, par exemple, de

mettre son nom sur le Panthéon (183). Mais, au fuf et à mesure qu'il vieillit, il compte sur

"l'éternité de la pierre" (147) et sur l'inscription pour préserver non seulement la trace d'une

civilisation (l'empire romain) mais aussi la trace de l'homme responsable de l'empire. C'est ainsi

qu'il compose une inscription pour le Panthéon à Athènes qui énumère "a titre d'exemples et

d'engagemenl pour l'avenir, les services rendus par [lui] aux villes grecques et aux peuples

barbares" (304). Hadrien loue la "beauté d'une inscription latine votive ou funéraire" pour sa

capacité de b e r "avec une majesté impersonnelle tout ce que le monde a besoin de savoir de

nous" (45).

l6 La circonscriptionde la vie d'Hadrien de par l'inscription se reflète dans la matérialité


même du texte, son récit étant encadré par deux citations mises en exergue. L'épigraphe latine
au début du texte reproduit le premier vers d'un poème composé par l'empereur Hadrien (ie vrai)
peu avant sa mort, tandis que i'épitaphe finale s'inspire des inscriptions heraires d'Hadrien et
de Lucius. Ces deux paratextes soulignent la tension entre l'histoire personnelle et L'Histoire,
I'un reprisentant, selon
*
Poignauit,
.
"ce qu'il y a de plus intime," et l'autre étant "on ne peut plus
impemmel" 628).
L'inscription Iatine représente donc I'ext&iorisation et la préservation de sa vie publique.

Hadrien fait la remarque suivante i ce propos: "C'est en Iatin que j'ai administré l'empire; mon

épitaphe sera incisée en latin sur les murs de mon mausolée au bord du Tibre, mais c'est en grec

que j'aurai pense et vécu" (45-6). C'est aussi en grec qu'il se fait une inscription personnelle lors

d'un pèlerinage au Colosse de Memnon peu après la mort d'Antinoüs. Hadrien trouve ce

monument ancien couvert de quelques six cent ans de graffiti, ces inscriptions personnelles

préservant la trace de la vie privée, comme le fait l'inscription officielle pour ia vie publique.

C'est ainsi que l'empereur "qui se refusait a faire graver ses appellations et ses titres sur les

monuments qu'il avait construits" cède au désir de laisser sa trace dans l'espace, et égratigne

" d m cette pierre dure quelques lettres grecques, une forme abrégée et familière de son nom:

C'était encore s'opposer au temps: un nom, une somme de vie dont personne ne
computerait les éléments innombrables, une marque laissée par un homme égaré
dans cette succession de si4cles. (222-3)

L'homme public, le Romain écrivant ses mémoires qui est tout à fait conscient de leur qualité

publique, cherche à communiquer le côté privé de sa vie: son deuil, sa peur devant I'impIacabIe

marche du temps, et son désir de laisser une trace quelconque. A Ia forme générique des

mémoires romains et au chronotope de la place publique se mêlent ainsi d'autres modèles

génériques et d'autres chronotopes qui facilitent cette expression de l'homme privé, intérieur.

ui "L'Ithaque intérieur": la rhétorique intime

Le deuxième modèle de Ia biographie proposé par Bakhtine que nous étudierons est celui
151

de la rhétorique intime, en particulier, l'épître aux amis. C'est ici que nous rencontrons pour la

première fois les débuts d'une conscience de soi solitaire dont témoigne toute "une série de

catégories de la conscience et de l'élaboration d'une biographie-réussite, bonheur, mérites-

commencent à perdre leur sens pubIic et national et à passer au plan privé et personnel" ("Formes

du temps" 290). La rhétorique intime se caractérise par l'importance qu'elle accorde à l'espace

en tant que "paysage"; la nature est considérée à la fois comme "horizon (objet de vision) et

environnement (fond, décor) de l'homme privé, solitaire et passif' (290). Des ''hgments

pittoresques" de la méditation sur la nature "s'entrelacent avec la mouvante entité de la vie privée

du Romain cultivé" (290). Au sein de la rhétorique intime se trouve ce que nous appellerons le

chronotope de la nature: un moment de contemplation d'un espace pittoresque, moment qui ne

s'inscrit pas dans le temps historique et biographique, et qui crée une sorte de pause méditative

dans la narration.

Hadrien annonce très tôt dans ses mdmokes qu'il a déjà rédigé un "compte rendu officiel"

de sa vie (signé pourtant par son secritaire, Phlégon), texte dans lequel il essayait de mentir "le

moins possible." Seuls quelques détails y ont été modifiés par déférence pour "l'intérêt public et

la décence" 29). Les mémoires d'Hadrien sont ainsi beaucoup plus qu'un récit de vie

censé instruire un futur empereur ou serW de relais entre des générations passées et des

générations à venir; sa biographie officielle répond déjà à ces besoins. Ii devrait donc y avoir

quelque chose d'autre dans ses mémoires-quelque chose qui importe pour Marc Aurèle autant

que les Ieçons destinées pour la vie publique, quelque chose qu'Hadrien tient à lui révéler.

Malgré le fait qu'Hadrien ne les précise pas, nous prétendons que les détails modifiés dans le

compte tendu officiel dont il parie touchent à deux aspects de sa vie. D'une part, il s'agit de sa
152

vie amoureuse: le seul aspect de sa vie à lui avoir mérité de la véritable censure, que se soit en ce

qui concerne ses mdtresses ("On m'a reproché...mes quelques adultères avec des patriciennes"

[73]), sa relation avec Le beau Lucius qu'il finit par adopter ("les malveillants se hâtèrent de

prétendre que je repayais d'un empire l'intimité voluptueuse d'autrefois" [278]), ou L'histoire

amoureuse qu'il vit avec Ie jeune Antinoüs C'Rome, assez facile à la débauche, n'a jamais

beaucoup apprécié l'amour chez ceux qui gouvernent" [73]) ainsi que la mort précoce de ce

dernier ("on m'accusait de l'avoir sacrifié'' 12211). Comme nous L'avons déjà consîate, Hadrien

critique à plusieurs reprises le stoïcisme de son jeune destinataire et lui fournit souvent des

exemples d'un comportement impérial moins austère. Hadrien semble aussi lui faire des

confidences en ce qui concerne sa vie privée. Plusieurs passages dans tes mémoires sont

consacrés a L'amour, comme si Hadrien cherchait à combattre à la fois les lieux communs,

souvent vulgaires, pour décrire ce sentiment, et le bruit qui wwt au sujet de sa relation avec

Antinoils. L'empereur écrit B Marc Aurèle pour le désabuser de ces simplifications et de ces

rumeurs, lui disant,

La petite phrase obscène de Poseidonius sur le frottement de deux parcelles de


chair, que je t'ai vu copier avec une application d'enfant sage dans tes cahiers
d'école, ne définit pas plus le phénomène de l'amour que la corde touchée du
doigt ne rend compte du mirade des sons. (21)

Hadrien veut partager avec ce jeune homme austère et m6lancolique la qualit6 mystérieuse et

intiniment complexe des relations humaines, mais il ne cherche pas pour autant à le 'convertir':

"il n'est pas indispensabte que tu me comprennes. II y a plus d'une sagesse, et toutes sont
nécessaires au monde; il n'est pas mawais quYeIIesaIternentW(290). D'autre part, il s'agit des

pensées secrètes d'Hadrien, de ses doutes et de ses tentations. En décrivant ses sentiments lors
1 153

du combat, Hadrien déclare A son destinataire: "Je t'avoue ici des pensées extraordinaires,qui

comptent parmi les plus secrètes de ma vie" (64). Avouer qu'on a des pensée secrètes qui ne

s'accordent pas avec l'image extériorisée et sage qu'Hadrien se donne signale une prise de

conscience de sa vie privée, de son intériorité. A l'expression de l'homme extérieur et politique,

l'empereur mêle l'expression de l'homme solitaire et penseur.

Si nous étudions de près les passages où Hadrien se livre à Marc Aurèle, nous

remarquerons que ces aveux ont souvent lieu dans le contexte d'une description de la nature: le

pittoresque provoque la révélation personnelle. On a ddjà longuement commenté les plus

célèbres des descriptions pittoresques: la veillée dans le désert syrienne quand Hadrien,

contemplant les astres, pense au destin et aux prophéties de son grand-pêre (1 64-5),et

l'ascension du mont Etna pour regarder l'aube quand Hadrien médite sur le bonheur (179-80);

nous ne nous y attarderons donc pas. Dans les deux cas, disons seulement que l'empereur

évoque le sentiment d'immortalité qu'il ressentait en contemplant la nature. Ces deux passages

semblent arrêter le cours de l'Histoire et le cours du récit pour présenter l'esprit de l'homme qui

se dévoile. Considérons en plus de détail trois autres passages lyriques où la description de

l'espace mène à la révélation personnelle.

Dans la premiére de ces descriptions lyriques, Hadrien fait le portrait des régions
danubiennes soumises au vent et à la neige où il avait i'impression d'être "dans un monde de pur

espace et d'atomes purs," et il explique que le contact avec ces lieux mystérieux provoquait chez

lui le désir de s'enfuir, de se perdre dans des terres inconnues (58-59). Pour I'espace d'un

instant, le fonctionaaire en Hadrien fait place à l'explorateur; en détaillant cet épisode dans ses

mémoires, il fait paraître cet être caché en lui. Plus tard, en décrivant les routes de l'empire,
154
Hadrien déclare que les plus beaux moments Lors des voyages étaient ceux où une route l'amenait

à une montagne d'où il pouvait observer L'aurore. Encore une fois, c'est le moment de la

révélation: "Ii faut faire ici un aveu que je n'ai fait a personne: je n'ai jamais eu le sentiment

d'appartenir à aucun lieu, pas même à mon Athènes bien-aimée, pas même à Rome." Ce qui

nous intéresse, c'est le fait qu'Hadrien attribue son succès en tant qu'empereur, sa capacité

d'anticiper les besoins de diverses régions de l'empire, à ce sentiment de non-appartenance, car il

déclare "Etranger partout, je ne me sentais particulièrement isolé nulle part. J'exerçais en cours

de route les différentes professions dont se compose le métier d'empereur" (138). C'est la

deuxième fois qu'Hadrien évoque la multiplicité au sein de sa personnalité, des "perso~ages

divers" qui règnent en lui "tour a tour, aucun pour très Iongtemps" (65). Cette description qu'il

fait de lui-même implique une conscience de sa capacité de s'habiller d'une personnalité et d'un

rôle selon L'occasion. Bien qu'il mène une vie sur la place publique, Hadrien ne veut pas se

conformer à une identité toute f ~ t ete il tient à pouvoir se créer de nouveau. La description

évoquée plus haut de la beauté de l'aurore contient un passage que nous pouvons citer afin de

faire ressortir le lien entre le pittoresque et cette prise de conscience de son intériorité: "je

m'aperçus de l'avantage qu'il y a a être un homme nouveau, et un homme seul, fort peu marié,

sans enfants, presque sans ancêtres, Ulvsse(138, nous

soulignons). Ici, le pittoresque se confond carrément avec i'intériorité: Hadrien dévoile 'le

paysage' de son identité secrète.

Le troisiéme passage que nous vouions considérer décrit le dernier grand voyage

d'Hadrien: son retour en Italie après la guerre en Palestine. Le voyage lui fait sentir "ce parfum

de lentisque et de téré5inthe des îies où l'on voudrait vivre, et où l'on sait d'avance qu'on ne
155

s'arrêtera pas" (270). Cette fois-ci, au lieu d'incarner l'immortalité, la nature évoque la brièveté

de la vie. C'est au cours de ce voyage qu'il pense au problème de désigner un héritier, problème

qui lui impose non seulement une autre tâche officielle à remplir, mais aussi la prise de

conscience de sa propre mortalité: "Je me disais que seules deux affaires importantes

m'attendaient à Rome; l'une était le choix de mon successeur, qui intéressait tout l'empire;

l'autre était ma mort, et ne concernait que moi" (270). Ce passage marque un moment de

transition dans le texte aussi bien que dans la pensée d'Hadrien. Dès lors, nous ne le verrons plus

sur la route; il n'y aura plus de descriptions pittoresques d'un grand espace naturel. Finis aussi

les grands projets architecturaux et les descriptions de monuments publics. La vie d'Hadrien sera

de plus en plus circonscrite, les descriptions spatiales se limiteront à celles de la villa. Comme

l'explique Bakhtine dans son résumé de la transition des formes biographiques publiques vers les

formes plutôt privées et intériorisées, "[11'image de l'homme se déplace vers des espaces fermés,

presque intimes, où il perd sa monumentale plasticitîi et son caractère totalement extraverti et

public" C'Formes du temps" 290). Dès lors, Hadrien contemplera sa mortalité personneiie. La

forme générique des mémoires romains et de l'épître passera à une autre forme

autobiographique: la consolation. A cette transformation générique est marquée non seulement

par le changement dans les descriptions de L'espace mais aussi par le flottement du pronom

personnel 'ïu"; ce pronom qui, tout au long du livre, désignait Marc Aurèle, prendra d'autres

référents, comme le démontre un passage ou Hadrien, s'adressant à une "petite figure boudeuse

et volontaire," qui est clairement Antinoüs, Iui dit, ?on sacrifice n'aura pas enrichi ma vie, mais

ma mort" @&moires 3 10); et les toutes demières phrases de ses mémoires, où il s'adresse

cartément à son âme: '?u vas descendre dans ces lieux pâles..." (3 16).
iii) "Ma secrète résidence": La consolation stoïque

Le dernier sous-genre biographique que nous décelons dans &oires est celui de la

consolation stoïque, définie par Bakhtine comme un soliloque dans lequel "l'homme solitaire

cherche son soutien et sa justice suprême en lui-même et directement dans la sphère des idées:

dans la philosophie" ("Formes du temps" 291). Les confessions de saint Augustin et les écrits de
. a
Marc Aurèle (A mol- m a )sont les meilleurs exemples de cette forme autobiographique. D'une

part, la consolation stoïque se caractérise par le fait que "dans des événements de portée

publique, l'aspect personnel commence à être souligné" (291). Nous constatons ce type de

déplacement d'un événement de portée publique vers un registre personnel dans Mémoires. Par

exempIe, la dédicace du temple de Vénus et de Rome se distingue des autres dédicaces par la

satisfaction personnelle éprouvée par Hadrien lors de la cérémonie: il avait lui-même refait les

plans de l'édifice et en ressent une fierté énorme (Mémoires 184). La construction de ce temple

est non seulement un triomphe pour l'Etat, mais aussi pour l'homme individuel. D'autre part, la

consolation stoïque se caractérise par l'importance qu'elle accorde aux événements qui importent

au niveau personnel mais qui sont de "quasiment aucune signification socio-politique," par

exemple, la mort d'un proche ("Formes du temps" 29 1). Dans Mémoires, il s'agit évidemment

de la mort d'htinoils, son suicide étant le grand événement qui marque la vie privée d'Hadrien,

événement qui ne devrait pas avoir de comdquences pour l'empire. "La mort d'Antinoüs n'est

un probléme et une catastrophe que pour moi seul," avoue Hadrien 189). On essaie

de le consder en opposant la continuité de la race humaine à la mort individuelle de l'homme

particulier, ce qui souligne la nature extrêmement personneiie et privée de cette douleur.

"L'immortalité de la race passait pour pallier chaque mort d'homme: il m'importait peu que des
157

générations de Bithyniens se succédassentjusqu'à la fin des temps au bord du Sangarios" (227).

SeIon Bakhtine, il rdsulte de cette "nouvelle forme de relation à soi" privilégiant l'expérience

privée de l'homme une nouvelle préoccupation: Ia mort personnek C'Formes du temps" 291).

L'homme, ressentant sa solitude au milieu de la collectivité de la race humaine, essaie de se

comprendre en tant qu'individu en dehors de son r6le public. C'est ainsi qu'Hadrien avoue à

Marc Aurèle qu'une lettre commencée pour mettre sont destinataire au courant de la santé d'un

homme d'état devient une méditation privée: "Je compte sur cet examen des faits pour me

définir, me juger peut-être, ou tout au moins p u r me mieux connaître avant de mourir''

29-30). Cette prise de conscience du soi intérieur de la part d'Hadrien est si marquée

qu'il n'hésite même pas à déclarer: "il me semble à peine essentier, au moment où j'écris ceci,

d'avoir été empereur" (34).

Quel est le chronotope qui caractérise la consolation stoïque? Bakhtine ne te précise pas,

bien qu'il note comment la présentation de L'espace et du temps dans ce modèle biographique

differe du chronotope de [a place publique. Hadrien parle de sa vie privée en évoquant sa

"secréte résidence" 298)' image qui pourrait bien se prêter au chronotope de la

consolation stoïque. Le chronotope de Ia secrète résidence cofzespond surtout à la première et la

dernière partie du roman,ces volets méditatifs, racontés au présent, qui encadrent le récit de la

vie d'Hadrien. II s'agit d'un temps personneI qui marque les événements de la vie privée en

faisant référence à d'autres événements de la vie privée-un temps relatif qui ne fait pas appel aux

repéra chronologiques fournis par le temps de l'Histoire (le cdendrier). Par exemple, nous

avons déjà constaté dans Mémoires une absence relative de dates précises. Le plus souvent,

situe les événements dans le temps par rapport a son âge (ou celui de Marc Aurèle, ou
même celui de son ennemi SeManus) ou par rapport à un événement de portée personnelIe

comme la mort d'Antinoüs (ou celle de Platine). Les unités conventionnelles pour mesurer le

temps cessent d'avoir une quelconque valeur pour l'empereur malade. Se pIaignant du fait qu'il

n'arrive pius à dormir une heure à la fois, il se rend compte que son temps "se mesure désormais

en unités beaucoup plus petites" (27)- Cette temporalité personnelle et relative trouve son

expression la plus extrême-et ses unités les plus petites--dans un passage décrivant le séjour

d'Hadrien en Falesthe, quand il éprouvait les premiers symptômes de sa maladie morteile. A ce

moment-là, les "journées, puis les nuits, semblaient mesurées par les gouttes brunes

qu'Hermogène comptait une à une dans une tasse de verre" (266-67). Même les exceptions à ce

temps reIatif, les quatre dates précises que fournit Hadrien, se réfèrent aux événements

personnels car elles marquent la dédicace des temples qui lui sont les plus chers, L'anniversaire et

la mort d'Antinoüs, et une méditation nocturne au sujet de lyinévitabi1itéde la mort-tous des

événements de portée privée.

A cette relativisation du temps correspond un rétrécissement de l'espace: la description et

la valorisation des espaces de plus en plus restreints, privés et intérieurs." Autrefois, le monde

l7 Le chronotope de la secrète résidence est évidement celui de la rédaction des mémoires:


Hadrien écrit enfermé dans sa Villa à Tibur, et l'examen du procédd de la rédaction fait ressortir
une chronologie de base entièrement relativisée. La lettre a Marc Aurèle manque de date au
début et contient peu de repères pour situer sa rédaction dans le temps. Hadrien signale qu'il
commence la rédaction à l'âge de 60 ans. Or, puisque nous savons que l'empereur meurt a 62
ans, la rédaction de ses mémoires aurait pris à peu près deux ans. La plus grande partie du texte
est un récit de vie chronologique, raconté dans le passé, qui se trouve encadré par deux volets
méditatifs rédigés au présent. Au début de la lettre, Hadrien indique qu'il commence à rédiger
peu après le retour d'Asie de son médecin, Hermogene.(l 1). Vers la fin du texte, le récit se
rattrape dans le temps quand Hadrien décrit de nouveau ce retour (285). Les quelques déictiques
temporels foumis dans ces sections au présent (91 y a environ un an" [2q, "l'an dernier" [29],
"hie? [299], "l'autre jour" [3 121, etc.), sont tous des indices relatifs, qui ne nous aident pas à
situer ni la durée entière de la rédaction ni la durée des séances spécifiques de rédaction.
159

d'Hadrien était immense; il voyageait partout et exerçait un pouvoir énorme sur l'espace,

construisant des monumenl, fondant ou détruisant des villes à volonté, Au fur et à mesure

qu'avance sa maladie, le monde se referme sur Hadrien: il ne voyage plus en dehors de l'Italie et

même les déplacements entre Tibur et Rome lui deviennent pénibles. Malade, Hadrien passe la

plupart de son temps à la Villa, résidence privée qui est retirée de Rome et des palais officiels.

Cet endroit, soigneusement planifié et aménagé par l'empereur, reflète l'extrême spatialisation

qui caractérise sa perception de sa vie. il emploie souvent des métaphores spatiales pour décrire

son corps (et celui des autres), le cours temporel de sa vie, et son fonctionnement psychique.

Presque incapable de marcher, il déclare que courir lui serait aussi impossible qu'à "un César de

pierre" (15) et décrit sa vieillesse en disant que "certaines portions de [sa] vie ressemblent aux

salles dégarnies d'un palais trop vaste, qu'un propriétaire appauvri renonce à occuper tout entier"

(13). il souligne ainsi la relativité du temps personnel en annonçant: "Les dates se mélangent:

ma mémoire se compose une seule ksque où s'entassent les incidents et les voyages de

plusieurs saisons" (178). Pris ensemble, les divers monuments qu'il fait construire et les villes

qu'il fonde constituent une sorte de chronique spatiale de sa vie privée. Comme l'explique

e un coin de terre, celie de mes plans


Hadrien, les villes "naissent de rencontres: la m i e ~ avec

d'empereur avec les incidents de ma vie d'homme. Plotinopolis est due au besoin d'établir en

Thrace de nouveaux comptoirs agricoles, mais aussi au tendre désir d'honorer Plotine" (14344);

Andrinopole, ville pour les anciens soldats, commémore ses années a l'armée, tandis qu'Antinoé,

ville contenant des quartiers qui rappellent les différents épisodes de sa vie, devient "le site idéal

des réunions et des souvenirs, Les Champs Elysées d'une vie, l'endroit où les contradictions se

résolvent, où tout, à son rang, est également sacré" (237).


160

En construisant cette "tombe des voyages" qu'est la Viila, Hadrien réunit dans un seul

espace les divers aspects et époques de sa vie, et c'est ici que se dévoile l'homme privé

contemplant la mort, re-parcourant sa vie, et s'engageant dans un dialogue avec lui-même

pendant qu'il écrit ses mémoires (142). Les divers édifices de la Villa sont tous nommés pour

évoquer la Grèce, l'endroit ie plus cher au monde selon Hadrien, endroit qui lui rappelle sa

jeunesse. En plus des étapes de sa vie déjà passées, la Villa évoque aussi celles à venir: un coin

du parc se nomme le Styx, la prairie voisine les Champs Elysées (272). Dotée de maintes statues

d'Antinoüs (dans chaque pièce et à chaque portique), la Villa permet a Hadrien d'évoquer les

beaux jours d'autrefois. Dans un des passages les plus touchants du texte, Hadrien se décrit en

train d'arpenter les couloirs la nuit, caressant ces figures de pierre, se désespérant de ses efforts

pour conserver l'esprit et le souvenir du bien-aimé, mais se décidant tout de même à commander

de nouvelles statues (248-49).

A la Via,Hadrien essaie de se réfiigier dans un espace et un temps ou il peut échapper à

l'actualité pénible. Au sein de la Villa, il fait construire un espace encore plus retiré du monde

réel, "un flot de marbre au centre d'un bassin entouré de colonnades" sur lequel se trouve ''une

chambre secrète" à laquelle on accède en traversant un pont tournant (272). C'est ici, entouré de

statues d'Antinoüs, qu'Hadrien se réfugie à L'heure de la sieste, 'Murdormir, pour rêver, pour

lire" (272). C'est ici qu'il p u t contempler sa vie et sa mort. Hadrien est ûès conscient du fait

que le temps historique et l'espace réel cessent d'avoir un sens pour celui qui entreprend une telle

méditation. Tout au début de ses mémoires, dans un passage soulignant la relativité du temps et

de i'espace, Hadrien déclare:

J'ai ma chronologie bien à moi, impossible it accorder avec ceiie qui se base sur la
fondation de Rome, ou avec I'ére des Olympiades. Quinze ans aux armées ont
duré moins qu'*mmatin à Athènes; il y a des gens que j'ai fiéqueutés toute ma vie
et que je ne reco-trai pas aux Enfers. Les plans de l'espace se chevauchent
aussi: 1'Egypte et la vaiiée de Tempé sont toutes proches, et ne suis pas toujours a
Tibur quand j'y suis. (34)

En aménageant l'espace autour de lui et en se retirant du cours de la vie quotidienne, Hadrien se

libère des contraintes du temps chronologique et de i'espace concret pour se réfbgier dans un

espace-temps imaginaire, intérieur, où le bien-aimé est toujours vivant, où il n'a pas encore goûté

de ia douleur, oii il ne souffre pas de sa maladie.

Pourtant, l'espace de la Villa, y compris la chambre secrète, ne représente pas l'ultime

refùge de l'homme privé. Le rôle public d'Hadrien en est un dont on ne se débarrasse qu'à

grand-peine. A ta Villa, tout y est "réglé pour faciliter le travail aussi bien que le plaisir," avec

des salles d'audiences et de tribunal (272). Même son rehge sur L'îlot contient un rappel de son

devoir sous forme d'un buste d'Auguste-cet empereur exemplaire-que lui avait offert Suétone.

La contemplation de la mort personnelle à IaqueUe Hadrien se livre dans cet endroit 'privé'

e n m e ainsi une longue méditation sur Ie problème de la succession impériale (273). Au

chronotope de la secrète r6sidence vient s'entremêler Ie chronotope de la place publique, ce qui

souiigne la tension entce l'homme privé et l'homme public qui parcourt le texte.

Considérons la présentation de la mort d' Antinotis et la douIeur d'Hadrien-l'aspect du

texte que nous avons caractérisé comme le sceau de la consolation stoïque. II est vrai que

l'expérience de cette mort fait s'écrouler la façade publique de l'empereur pour faire entrevoir

L'homme privé, ?in homme a cheveux gris sanglotant sur Le pont d'une barque," dont la douleur

évidente et extrême gêne son entourage accoutumé à traiter avec i'homme d'état (216). De

même, l'expérience de cette mort fait découvrir a Hadrien tout un vocabuiaire d'intériorité. II
décrit son chagrin en disant que la douleur "contient d'étranges labyrinthes" dans lesquels il

marche (221) et décrit la faculté de la mémoire en termes spatiaux: Antinoüs est "ce jeune être

soigneusement embaumé au fond de [s]a mémoire," une "cargaison" précieuse portée à

l'intérieur du "navire" qu'est la mémoire, et Hadrien s'inquiète du fait que le jeune homme va

"périr une seconde fois" quand il mourra lui-même (308). Hadrien ne peut pas fournir au

souvenir d'Antinoüs une résidence sûre, imperméable aux ravages du temps. Quand l'homme

privé, gardien de ce souvenir, mourra, le souvenir s'éteindra de même." C'est ainsi qu'Hadrien a

recours a son pouvoir en tant qu'homme public pour préserver le souvenir du défunt. Non

seulement il fonde une ville consacrée au souvenir du jeune homme et fait mettre son visage sur

la monnaie, mais il fait de lui un véritable dieu, établissant un culte basé sur son sacrifice. Le

monde entier ressent les retentissements de la douleur personnelle de cet homme d'état, et sera

chargé d'incarner le souvenir du bien-aimé. Hadrien parait lui-même conscient d'une certaine

une interaction entre les sphères publique et privée de sa vie, interaction qu'il décrit en termes

spatiaux: "Le culte d'Antinoüs semblait la plus folle de mes entreprises, le débordement d'une

douleur qui ne concernait que moi seul" (307, nous soulignons). Malgré le passage cité plus haut

où Hadrien essaie de dissocier sa vie privée de son rôle public, il importe énormément qu'iI ait

'"adrien s'intéresse énormément à l'idée de i'âme 'habitant' un espace corporel, et va


jusqu'à participer aux expériences sur les animaux et les mourants afin de "IocaIiser le siège de
L'âme" (m 198)- Quand Antinoüs meurt, Hadrien fait embaumer le corps pour préserver
cet espace corporel des outrages du temps, puis demande aux prêtres égyptiens de tenir des
cérémonies pour faire entrer L'âme du dkfunt dans "des statues qui conserveront sa mémoire"
(229)-
163

été empereur. La juxtaposition de l'intériorité de la douleur de l'homme privé et de

l'extériorisation de ses sentiments ne fait qu'appuyer le statut de Mémoires comme consoIation

stoïque, ainsi que l'interaction entre les diverses formes biographiques que nous y constatons.

Tout en soulignant l'innovation et l'intériorisation de la consolation stoïque, Bakhtine insiste

pour dire que cette solitude est encore "relative et naïve'' C'Formes du temps" 291); c'est-à-dire

que cette forme autobiographique porte toujours le "caractère public et rhétorique" des formes

biographiques antérieures; l'auteur demeure très conscient de son rôle en tant qu'homme pubtic

("Formes du temps" 292). Dans Mémoires, cette tension entre l'homme privé et l'homme public

se fait ressentir dans l'interaction du chronotope de la place publique et de celui de la résidence

secrète, et aussi dans Ie "style togé" qu'emploie Yourcenar. En dépit de son désir de faire le

portrait d'un homme de l'intérieur, de "Refaire du dedans ce que les archéologues du XMC ont

fait du dehors" (Carnets 327), Yourcenar n'emploie pas le style radicalement intériorise d'un

F a h e r ou d'une Woolf. Le récit raconté dans ne ressemble nullement au roman

fleuve qui est censé présenter "en direct" les pensées intimes du personnage. Au contraire,

Hadrien écrit ses mémoires soigneusement, sachant qu'il sera lu. Du point de vue formel,

Mémoires partage le caractère public et rhétorique de la consolation stoïque.


Dans Mémoites, la méditation de l'homme privé lutte pour se dissocier des soucis de

l'homme d'état; l'homme intérieur lutte pour définir le sens de sa vie personnelle, son rôle public

ne correspondant pas a l'image de sa vie telle qu'il la souhaiterait. Pour atteindre aux

profondeurs de cette vie privée, il faut s'éloigner de l'espace et du temps concrets, extérieurs,

comme le fait Hadrien en s'enfermant dans sa Villa Toutefois, même sa chambre secrète "n'est

pas un refuge assez intérieur" pour effectuer cet examen de sa vie et Ie séparer de la douieur dont
164

il souffre (Mémoires297). C'est ainsi qu'Hadrien commence à se réfugier dans des espaces

imaginaires. Ces endroits lui fournissent "des retraites où [il] échappe à au moins une partie des

misères présentes," à sa vieillesse, et à sa douleur (297). Malheureusement, ce retour sur la route

du temps, au lieu de le mener exclusivement a des moments-endroits de bonheur, peut aussi faire

revivre en lui les difficultés passées, ou lui rappeler sa vieillesse:

...ces lieux si chers sont trop souvent associés aux prémisses d'une erreur, d'un
mécompte, de quelque échec connu de moi seul: dans mes mauvais moments, tous
mes chemins d'homme heureux semblent mener en Egypte [lieu du suicide
d'htinoiis], dans une chambre de Baïes [lieu de la mort de Lucius], ou en
Palestine [lieu d'un échec politique]. II y a plus: la fatigue de mon corps se
communique à ma mémoire; l'image des escaliers de l'Acropole est presque
insupportable à un homme qui suffoque en montant les marches du jardin ...(297)

Au fur et à mesure qu'Hadrien s'approche de la mort, l'idée de se réfugier se comprend

de plus en plus au niveau métaphorique. Hadrien inclut dans ses mémoires une lettre d'Arrien de

Nicomédie, gouverneur de la Petite-Arménie et son ami intime. Dans cette lettre, qui est à la fois

un rapport officiel et un message personnel, Arrien décrit l'île d'Achille, un espace réel qui est en

même temps un espace mythique, kvocateur d'un passé légendaire et de l'histoire de l'amour

entre AchiIIe et Patrocle. Arrien loue le courage et la force d'Achille, disant que "rien en lui ne

me paraît plus grand que le désespoir qui lui fit mépriser la vie et désirer la mort quand il eut

perdu le bien-aimé" (296). Dans la lettre d'Arrien, Hadrien trouve une image de sa vie qui

valorise sa douleur personnelle autant que sa puissance en tant qu'homme d'état, et il note

qu'Arien "sait que ce qui compte est ce qui ne figurera pas dans les biographies officielles, ce

qu'on n'inscrit pas sur les tombes" (297). L'île de !'Achille devient le symbole de la vie privk

d'Hadrien, rappelant son bonheur avec Antinoüs, la perte du jeune homme, et la douleur extrême
165

que cette mort a provoquée. "Ce lieu que je ne verrai jamais devient ma secrète résidence, mon

suprême asile. J'y serai sans doute au moment de ma mort," déclare Hadrien (298).19 C'est en

contemplant cet espace, qui pour lui est imaginaire, qu'Hadrien réussit à interpréter sa vie d'une

façon qui ne dépend nullement du fait qu'il avait était empereur et qui fera élever sa vie et son

histoire amoureuse au niveau mythique, procédé que nous étudierons en examinant le chronotope

du roman-idylle.

m:.Ce monde héroïque": le chronotope du roman-idylle

Nous avons suggéré dans notre introduction que quatre grands chronotopes organisateurs

structurent le récit d'Hadrien. Ayant déjà analysé ceux du progrès historique et de la biographie,

nous nous tournons maintenant vers celui de l'idylle. Nous essayerons de situer certains aspects

de Mémoires dans Ia tradition du roman-idylle, surtout en examinant la relation amoureuse entre

Hadrien et Antinoüs, car l'histoire amoureuse se trouve au centre de l'idyiie. Selon Bakhtine, le

sous-genre romanesque de l'idyiie fleurit dans de nombreuses variantes parmi IesquelIes les plus

connues sont lli?ylle amoureuse, l'idylle champêtre et idylle familide ("Formes du temps" 367).

Toutes ces variantes partagent quelques traits en commun. Elles présentent toutes le quotidien,

l9 il est intéressant de noter qu'Hadrien effectue un semblable déplacement vers un


espace imaginaire dans le cas de sa propre naissance. Né en Espagne, Hadrien observe que Ia
"fiction officielle veut qu'un empereur romain naisse à Rome" (43). Comme nous l'avons
constaté à maintes reprises, l'image de l'homme public ne correspond pas a l'image de l'homme
privé. Hadrien contourne cette juxtaposition évidente en remarquant: 'Te védabIe lieu de
naissance est celui ou l'on a porté pour la première fois un coup d'oeil intelligent sur soi-même:
mes premières patries ont été des livres" (43). C'est dans l'espace de la littérature que s'effectue
pour la première fois la prise de conscience de son intériorité-événementqu'Hadrien décrit en
termes d'un "bouleversement" et d'une ~ o r m a t i o l l "C'est ici qu'il contemple pour la
première fois aussi sa mortalité: "l'initiation i la mort ne m'introduira pas plus loin dans un autre
monde que tel crépuscule de Virgile" (44).
166
les événements et les descriptions de la vie ordinaire qui sont normaiement mis de côté dans le

récit historique ou biographique. Ces "réalités essentielles" n'ont pas un aspect "crûment

réalistey'"mais estompé, voire sublimé" et "la sphère du sexe s'intègre presque toujours dans

l'idylle sous un aspect sublimé"(368). Dans le cas de -, cela se reflète daus les

descriptions de ta vie intime d'Hadrien et d'Antinoüs-jeune homme qui roule avec les chiens sur

les divans impériaux 1Tl),ou qui, au cours des voyages, offie à l'empereur une

gorgée d'eau dans ses mains (188)-même si ces descriptions ne font jamais mention de leur

relation sexuelIe. Dans l'idylle, la simplicité de la relation amoureuse s'oppose à la formalité des

"conventions sociaIes" rFormes du temps" 368); son rythme cyclique à l'écoulement du temps

historique (370). Hadrien lui-même commente la simplicité de sa vie après avoir rencontré

Antinuils: il se délecte d'une chose aussi simple que regarder l'aube et le vol des oiseaux, et ne se

préoccupe pas trop de l'avenir, ayant cessé de "poser des questions aux oracles" sur le sort de

l'empire 172). SeIon Balchthe, Ia piésentation du temps dans l'idylle repose sur

I'attachement profond "d'une existence et de ses événements à un Lieu-le pays d'origine-avec

tous ses recoins, ses montagnes, vallées, prairies, rivières et forêts natales, la maison natale"

("Formes du temps" 367), unit6 de lieu qui assure un rythme cyclique car elle "atténue et

estompe toutes les tirnites temporelles entre ks existences individuelles, entre les diverses phases

d'une seule et même existence" (368). Nous avons déjà remarqué chez Hadrien I'absence d'un

tel attachement au pays natal et une profonde capacité d'adaptation @ce a laquelie il se sent

chez lui partout dans l'empire. C'est a cause de son statut d'empereur, c'est-$& de L%Mûe
de

tout," que nous chercherons ici a définir une variante de l'idylle dans Iaqueiie l'espace et le

temps s'élèveront au niveau mythique 192). Il s'agit d'une idylle mythique, modèIe
167

chronotopique qui s'inspire des légendes de l'Antiquité. En ce qui concerne la présentation du

temps, nous constatons la création d'un temps mythique et cyclique qui s'oppose au passage du

temps historique et du temps biographique. Du point de vue de L'espace, il s'agit à la fois des

lieux qui ont une certaine portée mythique (les tombeaux d'Hector, de Patrocie, d'Alcibiade) ou

des Iieux ordinaires qui ont été élevés à un statut mythique. Ce chronotope repose en particulier

sur un phénomène que Bakhtine décèle dans le roman à partir du XVIIIe et qui atteint son

apothéose chez les Romantiques: la méditation dans les cimetières qui permet un rapprochement

de l'amour et la mort, rapprochement "fondé sur la tradition antique" ("Formes du temps" 370).

L'histoire amoureuse d'Hadrien et d'Antinoüs ne dure que cinq ans, mais ce bref

épisode dans la vie de l'empereur lui donnera tout son sens. Le récit d'Hadrien atteint son point

culminant dans le suicide d'Antinoüs: les premières parties du récit contiennent maints indices de

la tragédie à venir, de nombreuses références obliques à son compagnon de chasse "mort jeune"

14) ou à "une certaine aptés-midi sur le Nil" (104) accompagnée de descriptions des

temples et de la ville consacrés au défiint (142-3); les dernières sections constituent plutôt un lent

dénouement méditatif. Au début de ses mémoires, Hadrien décrit le pouvoir de l'amour de nous

faire entrer dans 'tuunivers différent, où il nous est, en d'autres temps, interdit d'accéder" (22).

C'est le chronotope de l'idyile mythique qui concrétise cet univers à part.

"Saecuium aurem," la partie du récit consacrée à L'épisode d'Antinoüs, fonctionne

comme une pause dans la narration des mémoires. Le temps historique et biographique, mesuré

par les projets architecturaux d'Hadrien, fait place à une sorte de temps mythique, celui de la

métamorphose du "berger" en ''jeune prince'' (188). Cette période dans la vie d'Hadrien est

décrite comme une 'Wnésie de bonheur" (100) pendant laquelie sa vie aquiert "la splendeur de
168

plein midi" (172). En pensant à ces heureuses années, Hadrien dit qu'il croit "y retrouver 1'Age

d'Or" (172), métaphore qui évoque non seulement l'idée générale d'une période de bonheur mais

plus spécifiquement la race d'or-la première des cinq races d'hommes créées par les dieux, ces

hommes d'or qui, bien que mortels, ressemblaient aux dieux en ce qu'ils ne ressentaient pas de

douleur et qui, en mourant, devenaient eux même des esprits-gardiens de la race humaine

actuelle (i'âge et les hommes de fer). Grâce aux interventions des prêtres égyptiens après sa

mort, Antinoüs, les ongles dorés, le visage couvert d'un masque d'or qui "épousait étroitement

les traits," finit par ressembler aux demi-dieux d'autrefois (228-9) et il accède ii ce statut

mythique quand Hadrien crée un culte en son honneur.

Bien qu'Hadrien déclare qu'il n'avait "pas attendu la présence d'Antinoüs pour [s]e sentir

dieu," c'est à partir de la rencontre avec le jeune homme que les références mythiques du texte

commencent à se multiplier (190). Antinoüs est Grec, comme l'est l'Arrien, cet homme

rencontré peu après Antinoüs qu'Hadrien appelle son meilleur ami (176). En écoutant parler les

deux hommes, Hadrien remarque que leur dialecte contient des "désinences presque homériques"

(177),et à diverses occasions il assimile Antinoüs aux héros homériques ou aux grandes figures

de la mythologie grecque. C'est ainsi qu'Hadrien décrit le jeune homme comme Endymion,

allusion évidente au sort d'Antinoüs et a son repos éternel au sein d'une montagne (173). Les

endroits décrits pendant cette période de voyages avec Antinoifs sont souvent des lieux qui ont

une certaine signification mythologique, et le mythe déterminera l'avenir. Lors d'un voyage, ils

se reposent à "la source de Narcisse, près du sanctuaire de L'Amour," ce qui préfigure la noyade

d'Antinoüs (174). De même, ils visitent ensemble les tombeaux d'Alcibiade (l'amide Socrate,

dit le plus bel homme du monde) (180)' d'Hector et de Patrocle (194). Même un simple dîner
169

dans une cabane de paysans lors d'une halte impréwe prend des dimension mythiques, car

Hadrien se sent comme "Zeus visitant Philémon en compagnie d'Hermèsn (19 1). C'est a cette

époque que l'empereur accepte les titres divins, tels "Otympien" et "Maitre de Tout" (192), et

qu'il se permet d'être identifié à Jupiter (185). Non sedement [esjeux Isthmiques auxquels ils

assistent, mais fnut aspect de la vie actuelle, semblent retrouver "me splendeur qu'on n'avait pas

vue depuis Ies temps anciens" (174). Quand leur arrivée à Carthage coïncide avec la fin d'une

&cheresse de cinq ans, Hadrien dédare, "les saisons sembIaient coIIaborer avec les poètes et les

musiciens de mon escorte pour f& de notre existence une fête olympienne" ( t 90). Cette qualité

mythique de Ieur vie atteint son apothéose quand Hadrien sauve la vie d'Antinoüs lors d'une

chasse au lion; on s'y inspire pour fabriquer des vers et, malgré qu'Hadrien sache qu'il aurait fait

la même chose pour tout chasseur en danger, les deux amoureux se sentent "pourtant rentrés dans

ce monde héroïque où les amants meurent I'ua pour l'autre" (205).

Ce monde héroïque de légendes et de mythes prend fin avec la mort d'Antinoüs. Déjà,

bien qu'il n'ait pas prévu son éventuelle horreur, Hadrien se doutait d'une fin peu glorieuse.

Antinoüs ne se montrait pas a la hauteur de PatrocIe: il se préoccupait trop de son apparence et

avait peur de vieillir, il abandonnait i'étude des sujets difficiles (y compris Ie latin) et avait pris

l'habitude de bouder. Hadrien perdait patience avec Ie jeune homme et, au cours de leur visite

aux tombeaux d'Hector et de Patrocle' insuItait son amant en tournant "en dérision ces fidétités

passio~éesqui fieurissent surtout dans les livres" (194). Il avoue même l'avoir h p p é (1%)' et

lui avoir imposé la présence d'une courtisane dans Ieur intimité-pratique qui provoquait des

"nausées" chez le jeune homme, avant qu'il ne s'y habitue (194). 'Zeus' et 'Hennés' ne se

montraient pas digues de vivre dans ce monde héroïque et idéal qu'iis ont essayé de constnureyet
170
Antinoüs s'est suicidé avant qu'il ne s'écroule totalement. Avec sa mort, la pause mythique se

brise et le temps reprend sa marche implacable; Hadrien déclare: "Ce cadavre et moi partions à la

dérive, emportés en sens contraire par deux courants du temps'' (223). il essaie de compenser

cette perte en embaumant le corps du jeune homme,en faisant de lui un nouvel Endymion, et en

invoquant son esprit à habiter des statues qu'il peut transporter avec lui pour que L'esprit du

défunt devienne son génie personnel. En encourageant le culte d'Antinoüs et l'association du

jeune homme aux dieux d'autrefois, Hadrien essaie de garanii au jeune homme et à leur histoire

d'amour le statut mythique qu'ils n'ont pas réussi à maintenir de leur vivant. La lettre d'Arrien

plait beaucoup à Hadrien car son ami situe son amour pour Antinoüs "au rang des grands

attachement réciproques d'autrefois" (241), lui ouvrant ainsi "le profond empyrée des héros" et

donnant un sens à sa vie. Après avoir lu la lettre, Hadrien dit que son ami lui a donné ce dont ii

avait besoin pour mourir en paix:

il me renvoie une image de ma vit telle que j'aurais voulu qu'elle fit. Arrien sait
que ce qui compte est ce qui ne figurera pas dans les biographies officielles, ce
qu'on n'iascrit pas sur les tombes; il sait aussi que le passage du temps ne fait
qu'ajouter au maiheur un vertige de plus. Vue par hi, i'aventure de mon
existence prend un sens, s'organise comme dans un poème... (297)

Amen donne du sens à la vie d'Hadrien en L'assimiIant à la mythologie, mais il reste une

autre possibilité pour y trouver du sens. Au lieu d'essayer d'imposer une couche mythoIogique a

cette vie, il s'agit de voir comment l'homme se comporte face à la désintégration du temps

idyllique et face à la pression du temps historique. Selon Bakhthe, le thème de i'idyüe détruite

devient un principe organisateur du roman a partir du siècle. Des lors, Ie roman est

préoccupé par le fait qu'"à la pIace de Ia société idyllique bornée, il est indispensabled'en
171

trouver une autre, capable d'embrasser l'humanité entière" C'Formes du temps" 375). Baktitine

continue en affirmant que le roman dépeint l'adaptation de l'homme à un "monde large et

inconnu" (379,monde dans lequel, nous ajouterions, les mythes de l'Antiquité jouent un rôIe de

plus en plus marginalisé après que le pastoral disparaît et que le commerce et L'urbanité

prédominent. Le roman prépare donc le chemin vers une "vie dans une société bourgeoise,"

formation qui "entraîne la rupture de tous les anciens liens idylliques et w e r n e a de

i'tiomme." Ce sera un genre qui raconte "le processus de rééducation personnelle se mêle à celui

de la démolition et de la reconstruction de toute la société, c'est-à-dire au processus historique"

(375). Le dernier chronotope que nous examinerons dans notre étude de Mémoires concrétise

cette assimilation du processus historique effectuée par le roman,

IV. "La Ville Eternellen: le chronotope de Rome

Dans "Le Roman d'apprentissage dans l'histoire du réalisme," Bakhtine étudie la


présentation de l'espace et du temps dans l'oeuvre de Goethe, notant que "l'espace terrestre et

l'histoire humaine [y] sont inséparables," ce qui donne "son intensité et sa matérialité au temps

historique, son humanité imprégnée de pensée a l'espace" ("Roman" 247). Se concentrant

surtout sur le Bakhtine soutient que c'est en contemplant Rome que Goethe

"perçoit d'une façon particulièrement aiguë cette densité saisissante du temps historique et son

adhérence à l'espace terrestre" (247). C'est à cause de l'importance de Rome dans l'oeuvre de

Goethe que Bakhtine d é f i t un nouveau chronotope dont il n'avait pas parlé dans "Formes du

temps," celui de Rome:

La &té du temps historique a l'intérieur d'un petit espace, a Rome, la


coexistence visible des diverses époques, font que le contemplateur se sent
participer au grand conseil des destinées du monde. Rome, c'est le grand
chronotope de l'histoire humaine" (248)

Ce passage de Bakhtine trouve une sorte d'écho dans un passage de Mémoires où Hadrien décrit

la ville:

Rome: le creuset, mais aussi Ia fournaise, et le métal qui bout, le marteau, mais
aussi l'enclume 1 et des recommencema de
l'un des lieux au monde ou l'homme aura le plus tumultueusement
vécu. (186, nous soulignons)

Dans le chronotope de Rome, l'espace particulier de la ville concrétise la plénitude du temps


historique: le passé, le présent et même les époques à venir y sont évoqués par tous les édifices et

monuments de la ville. Les descriptions de la ville dans Mémoires dépeignent cette

superposition d'époques dans le sens où elles semblent se baser non seulement sur les pIans et

descriptions de la ville antique, mais aussi sur ceux de la ville actuelle. Quand Hadrien spécuie

sur le sort de Rome, il envisage I'avènement d'un chef chrétien qui serait alors "une des figures

universelles de L'autorité" et qui hériterait des palais et des archives de L'empire (314). Comme

dans le cas des autres pronostics d'Hadrien qui bénéficient de la perspective ultérieure de

Yourcenar, cette image de Rome évoque la vüie visitte par i'auteur du texte, ville ou ta figm de

saint Paul surmonte le colonne de Trajan et un ange surmonte le mausolée d'Hadrien,

actuellement nommé le château Saint-Ange.

Capitale de l'empire, Rome est i'endroit où le jeune Hadrien, avec son accent de

province, doit se faire accepter s'il espère régner. Cette ville exerce une influence énorme sur sa

personnalité et ses années passées au Sénat et au Tribunal l'aident à perfectionner son rôle
173
public. La ville de Rome, c'est aussi le lieu du monde que t'empereur a le plus transformé. Les

divers édifices qu'il y fait construire représentent la convergence de sa volonté personnelle et du

développement de l'empire (voir, par exempIe, la description de la dédicace du Panthéon, 184).

C'est ainsi que Rome évoque la dichotomie entre la vie publique et la vie privée de l'empereur.

Finalement, comme nous l'avons suggéré à la fin de la section précédente, le chronotope de

Rome se juxtapose à celui de l'idylle. En contraste direct avec le temps mythologique et les

lieux sacrés du chronotope de l'idylle mythique-un espace-temps figé, non producteur-le

chronotope de Rome concrétise la prise de conscience historique de l'homme. Ce chronotope

évoque la plénitude de l'expérience humaine car, dans cet espace de la ville, le passé, le présent

et l'avenir convergent. C'est un espace-temps plein de possibilités qui a une portée historique et

dynamique. Conscient du fait que les changements concrets dans cette ville signalent des

changements dans toute la civilisation humaine, et conscient du fait que la civilisation est

toujours 'en progrès' et doit évoluer, Hadrien dit qu'iI "accepte avec calme ces vicissitudes de

Rome éternelle" (3 14). Selon Hadrien, il aurait été le premier a qualifier Rome d'éternelle-mot

qui ne signale pas la stagnation et l'immobilité mais plutôt la capacité de la ville de durer maigré

...toute création humaine qui prétend à l'éternité doit s'adapter au rythme


changeant des grands objets naturels, s'accorder au temps des astres. Notre Rome
n'est plus la bourgade pastorale du vieil Evandre, grosse d'un avenir qui est déjà
en partie passé; la Rome de proie de Ia République a rempli son rôIe; la folle
capitale des premiers Césars tend d'elle-même A s'assagir; d'autres Romes
viendront, dont j'imagine mal le visage, mais que j'aurais contribué à former.
(125)

Les divers projets architecturaux qu'Hadrien entreprend à Rome donnent corps à la


174

conscience historique de l'empereur ainsi qu'à son grand dessein pour l'avenir. C'est surtout en

construisant des monuments a Rome qu'Hadrien réalise son double rêve de préserver les traces

du passé et d'assurer L'avenir. ii fait construire un Panthéon sur Ies ruines d'anciens bains

publics constnuts durant la période augustéenne et, afin de préserver cette heureuse association

avec une époque glorieuse passée, il intègre le vieux portique au nouvel édifice, disant que même

en innovant il aime se senti. "avant tout un continuateur" (183). U fonde la bibliothèque de

L'Odéon comme un centre d'études grecques a Rome afin de préserver cette culture riche (2461,

et fait ériger en même temps un mausolée où reposeront non seulement son corps mais aussi ceux

des "princes encore à naître" (246). Construire,'%'est mettre une marque humaine sur un

paysage qui en sera modifié à jamais"; c'est aussi contribuer "à ce lent changement qui est la vie

des villes" (140).

Dans un monde "encore plus qu'à demi dominé par les bois, le désert, Ia plaine en
fiiche," la vilie représente la civüisation même. En construisant les villes, Hadrien espère

multiplier "ces ruches de l'abeille humaine" (143). Rome devient ta ville modèle pour cette

construction; l'espace de Rome détermine ainsi l'espace d'autres communautés urbaines, et Ies

édifices dans des pays aussi loin que la Grande Bretagne témoignent de l'existence de l'empire

romain bien après la disparition de cette civilisation. Hadrien se vante de cette Miformité qui

"contente le voyageur comme celie d'une borne mihaire," insistant sur le fait que "les plus

ûiviaies" des viIIes romaines "ont encore leur prestige rassurant de relais, de poste, ou d'abri"

(143). Nous pouvons bien sûr comprendre ce rôle de reIais au sens figuré' y voyant encore une

référence a ia plénitude temporelle: L'espace du chronotope de Rome s'étargit pour engloutir

toute ville qui l'émule, et ces vaes servent de relais qui traversent le temps, nous rappelant une
175

époque et une civilisation passées. D'autres villes sont censées reproduire Rome:

Aux corps physiques des nations et des races, aux accidents de la géographie et de
l'histoire, aux exigences disparates des dieux ou des ancêtres, nous aurions à
jamais superposé, mais sans rien détruire, l'unité d'une conduite humaine,
l'empirisme d'une expérience sage. Rome se perpétuerait dans la moindre petite
ville où des magistrats s'efforcent de vérifier le poids des marchands, de nettoyer
et d'éclairer leurs rues, de s'opposer au désordre, a l'incurie, à la peur, à
l'injustice, de réinterpréter raisonnablement les lois. Elle ne périrait qu'avec la
dernière cité des hommes. (125)

Trés tôt dans ses mémoires, Hadrien établit une distinction intéressante entre la ville

même de Rome et ce qu'elle représente. Lors d'un skjour à Athènes, il dit regretter non pas fa

ville mais "l'atmosphère du lieu où se font et se ddfont continuellement les affaires du monde, Le

bruit de poulies et de roues de transmissions de la machine du pouvoir" (47). Cette distinction

entre le lieu concret et la civilisation qu'elle représente s'exprime surtout dans la juxtaposition

entre la ville grecque, qui est "accomplie sur un point de l'espace et dans un segment de temps,"

et la ville romaine qui tend ''vers des déveIoppements plus vastes: la cité est devenue 1'Etat"

(124). Rome devient le symbole de la paix romaine qui s'étend sur le monde, "insensible et

présente comme la musique du ciel en marche." Cette ville contient en elle Ie grain du 'village

planétaire' dont rêve Hadrien, une conception tout à fait contemporaine d'un monde dans lequel

"le plus humble voyageur" peut "errer d'un pays, d'ua continent à l'autre, sans formalités

vexatoires, sans dangers," monde où il rencontrera "partout d'un minimum de légalité et de

culture" (148-9). La ville de Rome atteint la plénitude temporelle et la permanence non

seulement en se renouvelant et en servant de modèle pour d'autres villes, mais aussi en incarnant

"l'ordre du monde" (124). Hadrien évite à cette ville le "destin pétrifié" d'autres villes du passé.

ii veut que Rome échappe "à son corps de pierre" pour se composer "du mot d'Etat, du mot de
176
citoyenneté, du mot de république," lui garantissant ainsi "une plus sûre immortalité" (125).

En qualifiant les villes romaines de "relais" et d'"abris" et en estimant l'ordre du monde

que représente Rome digne d'être préservé, Hadrien fait preuve du même optimisme qui

caractérise la perspective bakhtinienne sur le rapport de l'homme à l'espace dans le temps. Pour

Balchthe, le chronotope de Rome concrétise avant tout l'activité créatrice de l'homme; c'est une

présentation du temps qui fait ressortir non seulement l'idée de la plénitude temporelle, mais

aussi celle de la "nécessité historique," soulignant la valeur productrice de cette activité créatrice,

par exemple, la construction d'un aqueduc qui relie deux montagnes et qui pourrait servir de

route pour des générations à venir ("Roman" 248). En étudiant Mémoires, nous nous rendons

compte de !'insuffisance d'une vision chronotopique aussi positive. Hadrien est très conscient du

fait que les traces concrètes de l'homme dans l'espace pourraient signaler une volonté

destructrice car elles pourraient aussi être "les traces de nos crimes," rappelant des époques dans

l'histoire humaine qu'on préféreraient oublier, comme dans le cas des murs ruinés de Corinthe

ou des statues volées à la Grèce 8 3 . Ses travaux à Rome servent donc non seulement

à pr&erver les traces admirabIes de la civilisation mais aussi à en éliminer celles qui sont

honteuses. Hadrien répare le Colisée afin de le "lav[er] des souvenirs de Néron" et fait construire

le temple de Vénus et de Rome sur l'emplacement d'un établissement scandaleux du temps de

Néron (182-3). Malgré son désir apparent de préserver le passé, nous décelons chez Hadrien une

tendance à refâire l'histoire selon ses propres critères. Le chronotope de Rome représente donc

une concrétisation séIective de l'histoire humaine dans l'espace. Considérons, par exemple, Ie

cas de Jérusalem.

Au carrefour des routes entre l'Est et l'Ouest, Hadrien voit la possibilité de créer une
177

"grande métropole" pour faciliter le commerce, et il veut reconstruire Jérusalem selon "la

capitale romaine habituelle" (202). Il essaie d'imposer l'apparence de Rome-et donc l'histoire

de Rome-à un espace qui concrétise déjà une histoire, celle du peuple juif qui préfère ses "ruines

a une grande ville ou s'offriraient toutes les aubaines du gain, du savoir et du plaisir" (202). Les

erreurs se multiplient: on place l'enseigne d'un sanglier (emblème de la Dixième Légion) aux

portes de la ville "comme c'est l'usage" dans les villes romaines (252). Hadrien attribue la rage

de la populace confiontde par ce "petit fait" à "une superstition fort défavorable au &des

arts" (252, nous soulignons). Bientôt, on interdit la lecture des légendesjuives et la circoncision,

et la guerre éclate. L'imposition de la culture romaine aux dépens de la culturejuive ne

s'accorde pas avec la politique d'hetlénisation qu'Hadrien paraît encourager: la superposition du

modèle de Rome ''sans rien détruire" (125). Hadrien tient obstinément à faire de Jérusalem "une

ville comme les autres, où plusieurs races et plusieurs cultes pourraient exister en paixn(254),

même si cela entraîne la destruction de ce peuple auquel il ne peut pas empêcher de "dire non" a

l'hell~nisation(260). L'empire emporte une victoire d6nuée de sens. S'il est vrai que "la Judée

fut rayée de la carte," qu'on refait la ville selon le modèle de Rome et interdit aux Juifs l'accès de

la ville sauf un jour par an, quand ils ''ont le droit de venir pleurer devant le mur en ruine," on n'a

pas pour autant réussi à imposer Ia culture et l'histoire romaine à cet espace (268). L'inscription

qui bannit les Juifs reprend "mot à mot la phrase inscrite naguère au portail du temple, et qui

interdisait l'entrée aux incirconcis" (268)-geste dérisoire qui montre néanmoins l'impossibilité

d'effacer totalement [esmes d'une culture pour lui en substituer une autre. Hadrien a beau

pader de Mat idéal et de l'ordre du monde comme universel; L7exempIede J é d e m nous

montre la spécificité concrete des cultures et la pluralité des temps historiques. Permettons-nous
L 78
de préciser Ia définitionbakhtinienne du chronotope de Rome: il est peut-être M des grands

chronotopes de l'histoire humaine,mais il n'en est pas le seul. De même, qualifier de 'progrès'

un changement dans l'ordre du monde (comme le fait implicitement Hadrien quand il qualifie de

progrès artistique le portrait-progrès par rapport à la culturejuive) implique un jugement de

valeur; la destruction de leur temple, la suppression de leur cdture et l'imposition d'une

iconographie sacrilège ne pourraient nullement être considérées comme des 'progrès' par la

popdation juive. Nous revenons ainsi au chronotope du progrès, ce grand chronotope stmctural

du texte, pour y souligner la sbecificitéde la conscience historique au coeur du texte. D'une part,

l'écoulement du temps historique et biographique symbolise le progrés: d'abord celui de l'empire

qui acquiert a la fois du territoire et une certaine portée métaphorique; et ensuite celui d'Hadrien

qui acquiert du pouvoir et de la sagesse. D'autre part, ce 'progrès' du temps symbolise la

dégradation: le temps destructeur qui engIoutit les civilisations et les monuments, les histoires

amoureuses et Les amants. L'étude de l'interaction des divers chronotopes dans Memoires fait

ressortir cette tension entre la démolition et !a reconstruction non seulement de l'ordre mondial

mais aussi de l'homme individuel, la prise de conscience de l'intériorité personnelle que le

roman en tant que genre cherche à communiquer allant de pair avec I'assimilation par le roman

d'une conscience historique.


***
La classification gindrique de et la présentation du temps et sa signification

thématique sont les grandes préoccupations des critiques de l'oeuvre de Yourcenar. La question

du genre s'exprime d'ailleurs en termes temporels, dans la juxtaposition du temps historique

(roman historique) au temps personnel (biographie). Ce qui nous a fiappé dans notre lecture des
179

études de l'oeuvre yourcenarienne, c'était le fait qu'en étudiant la temporalité romanesque les

critiques abordaient presque toujours la question de la présentation de l'espace. Les liens

implicites que proposaient divers critiques entre ces trois aspects du roman,-genre, temps et

espace- nous ont provoqué à expliciter leur interaction à l'aide du chronotope, un concept qui

aborde la classification générique en examinant les indices spatio-temporels présentés par

différents types de roman.

En contrastant expticitement les théories de Ricoeur et de Bakhtine au sujet de la

concrétisation du temps historique dans la narration--processus qui, pour Bakhtine, se trouve au

coeur de la singularité générique du roman-nous avons montré que non seulement les indices

chronologiques mais aussi l'espace représenté par le texte figurent dans l'assimilation d'une

conscience historique par le roman. Pour reprendre le titre de ce chapitre, nous avons montré que

la chronologie et fa géographie sont Ies deux yeux de l'histoue-histoire publique a histoire

personnelle-, et qu'en tant que lectrice nous utilisons cette double optique pour mieux

comprendre l'univers du roman. En examinant l'interaction du récit historique et du récit

personnel dans Mémoites, nous estimons aussi avoir éclairé Ies idées de Bakhtine sur [a

biographie, aprés avoir développé ses modèles chronotopiques du genre biographique. Avec

raide du chronotope, nous avons pu aborder à la fois le statut géndrique du texte et la complexité

psychologique d'Hadrien, cet homme qui tient A préserver sa vie privée tout en répondant aux

exigences du rôle public d'un empereur. Nous prétendons que Ie concept de chronotope pourrait

faire dans le domaine des études du genre ce que le concept de polyphonie a fait dans celui de !a

natratoIogie: foumir au critique un moyen pour rendre compte de la compIexité spatio-temporelie

du texte, des personnages et de ses divers aspects et thèmes qui ne s'accordent pas toujours mais
180

qui s'entrelacent dans un dialogue de chronotopes.

Biographie fi roman historique. Traité mord a histoire amoureuse. Méditation

philosophique sur l'écoulement du temps a commentaire sur le l'état du monde de l'après-

guerre. Notre approche chronotopique pour étudier Mémoires nous a permis de faire ce que

Bakhtine lui-même visait sans l'atteindre: une analyse générique qui dépasserait tes limites de [a

typologie pour saisir l'interaction de divers modèles génériques au sein d'une seule et même

oeuvre. Bakhtine affirme que plusieurs chronotopes peuvent CO-existerdans un texte et qu'ils

peuvent "s'imbriquer l'un dans l'autre, coexister, s'entrelacer, se succeder, se juxtaposer,

s'opposer, ou se trouver dans des relations réciproques plus compliquées" ("Formes du temps"

392-93). A notre avis, malgré l'incompatibilité apparente du récit historique et du récit

biographique, les divers chronotopes dans M é m o k s'entrelacent et s'harmonisent dans un

adroit mélange de genres qui produit une oeuvre d'une grande beauté et d'une grande unité

stylistique.

Comparé à Roquentin ou au madnarrateur 'absent' de Lê J a l o e Hadrien s'avère être

le personnage le plus étoffé: Yourcenar nous fournit beaucoup de détails concernant sa jeunesse

et son éducation, ses amours et ses soucis, ses triomphes et ses défaites, son agonie de mort.

Dans Lapar contre, la vie de Roquentin demeure obscure: il y a très peu de détails au

sujet de sa jeunesse; nous ne savons ni où ni comment on a retrouvé son jourmi, pourquoi il a

tant voyagé, ce qu'il faisait au cours de ses voyages. Dans le cas de j& J d o e l'identité même

du personnage principal est mis en question et provoque un véritable déluge de commentaires

critiques. Au lieu d'adopter un ordre chronologique, nous avons choisi de commencer nos

analyses textuelles en étudiant -car ce texte présente le portrait d'un homme qui se
181

déplace beaucoup et dont la biographie, racontée au passé, embrasse quelque soixante ans. Dans

les romans suivants, le cadre spatio-temporel sera de plus en plus restreint. Dans le cas de

Nausée, Roquentin habite Bouville dont le simple nom évoque la stagnation de la vie provinciale

(son court voyage à Paris n'inclut pas de descriptions de la ville) et son journal couvre une

période de quelques mois. Tandis qu'Hadrien essaie de saisir le sens de sa vie dans le temps,

Roquentin est confionté à la contingence de son existence présente. Dans b Jalousie, il s'agit de

la vie monotone à une plantation coloniale; tout est raconté dans un présent interminable, qui fait

que la durde du récit demeure vague. Les descriptions du lieu étant floues et les indices

temporels contradictoires, ce texte problématise la possibilité même de fixer l'espace et le temps

dans la narration.

Rien d'étonnant donc dans le fait que l'interaction des chronotopes dans les deux romans

que nous étudierons par la suite s'avère être profondément différente de celle de W.

Dans Lanous pouvons identifier quelques chronotopes facilement reconnaissables

(chronotope des aventures, de l'idylle, etc.), mais des contradictions au niveau des déictiques

spatio-temporels mettent la stabilité de ces chronotopes en question tandis que l'interaction

chronotopique dans ce texte produit plutôt un effet parodique. Dans le cas de JaJalousie. il

s'agit plutôt de savoir si le concept de chronotope pourrait s'appIiquer à un texte dans lequel Ies

repères spatio-temporels se contredisent et se minent-


Chapitre 5: UQu'y a-t-il P craindre d'un monde si régulier?": chronotope et carnaval dans

La-

Nausée: lo Envie de vomir


2" Sensation de dégoût insurmontable

C'est ainsi que le M t Robed définit le malaise qui a prêté son nom au roman de Jean-

Paul Sartre, malaise dont souffie Roquentin, son personnage principal. Sartre lui-même

proposait comme titre à son roman "Milancholia" (d'après la gravure de Dürer), et il n'a pas du

tout aimé le titre prosaïque que Gaston Gallimard lui imposait. D'après Contat et Rybalka (les

éditeurs de la Pléiade), Sartre craignait "que ce titre entraîne une lecture naturaliste de son livre,"

éventualité qui ne s'est pas réalisée car, au contraire, "le mot de nausée a en quelque sorte changé

de sens grâce au roman de Sartre: il suffitaujourd'hui de lui mettre une majuscule pour qu'il

évoque non plus le malaise physique ou les vomissements, mais l'angoisse existentielle" (Notice

1668). A vrai dire, l'origine même du mot dépasse la description de la sensation physique qui

accompagne ce malaise, et peut nous éclairer au sujet de ce qui provoque justement "la nausée."

Les racines du mot remontent au grec: ''W(mal de mer) et ''W(marin). Le mal de mer,

comme celui de l'air et de la route, est le résultat d'un certain décalage entre la sensation de

mouvement-de changement dans le temps-et l'expérience de l'espace. On ne souffie du mal de

mer que brsqu'on ne peut plus voir la terre; autrement dit, quand on n'a plus de repéres spatiaux

fixes. De même, on se sent mieux au siège avant d'une voiture qu'à celui en arrière car on peut

bien voir l'extérieur et donc rattacher la troublante sensation de changement tempe1 aux

changements évidents dans le cadre scénique. L'étymologie de "Ia nausée" indique donc qu'à
183
l'origine de cette notion de "dégoût" et de cette "envie de vomir" se trouve l'impossibilité de

réconcilier la perception du temps et celle de l'espace-un décalage qui provoque un malaise

physique.

Selon Roquenth, il existe deux temporalités: un temps dur et rigide qui appartient au

monde de la gdométrie et des airs de musique 41,182), et un temps mou et fluide qui

appartient au monde des ètres et des objets. Ce denier, c'est ''mtemps-le temps des

brettelles mauves et des banquettes défoncées," et il est 'Tait d'instants targes et mous qui

s'agrandissent par les bordes en tache d'huile" (40). A notre sens, la grande différence entre ces

deux conceptions du temps consiste en leu lien a l'espace. Un air de musique n'a pas de

spatialité et, comme Le note bien Roquentin, 'Zin cercle n'existe pas"-il représente piutôt une

certain
. . d'une relation spatiaie: "Ia rotation d'un segment de droite autour d'une

de ses extrémités" (184). "Notre temps," celui des choses qui "existent," est, par contre,

profondément spatialisé. "Exister," dit Roquentin, "c'est &&, simplementy'(187). C'est

occuper L'espace dans le présent instant. Selon nous, la nausée qui afflige Roquentin est

directement Liée a sa prise de conscience de ce rapport 'existentiel' entre l'espace et le temps; le

roman de Sartre a fait redécouvrir a "la nausée" son sens caché.

Comme nous le verrons, beaucoup de critiques commentent la présentation du temps dans

JaN d . D'après Margaret Church, tout I'intdrêt du roman s'y trowe, car "the entire novel

could be seen as an attempt to define or pin d o m the nature of t h e . In a sense it is the story of

Roquentin's education in the subject of tirne." (Church 258-59). Nous qualifions de

"philosophique" ce type d'approche pour étudier Ie temps dans JaN u . S'inspirant du

chapitre consacré à l'"Ontologie de la Temporalité" dans L'Etre et le n u 174-196), les


critiques étudient la contingence, la temporaiité et le statut ontologique des objets (i'espace)

décrits par le texte. En revanche, très peu de critiques commentent la présentation de l'espace en

tant que "lieu," et ceux qui le font tendent à se limiter aux commentaires évidents: Bouville

rappelle Le Havre, ville où Sartre a vécu pendant quelques années; les descriptions de la ville

sont menaçantes, les noms symboliques.' En entamant une analyse chronotopique de La Nausk,

nous cherchons d'abord à faire ressortir le rôle important de la présentation de l'espace dans le

texte et à démontrer que cette conceptuaiisation de l'espace romanesque est étroitement liée a la

présentation du temps. A part les considérations philosophiques etlou thématiques, Ia

présentation de l'espace et du temps dans La Nausée entre aussi dans une problématique

littéraire. La structure du texte, qui prend la forme d'un journal intime, met en question le

rapport entre le temps du récit et le temps de l'histoire, la possibilité de rapporter des événements

de façon immédiate, et le fonctionnement de la mémoire-c'est-à-dire, la capacité de se

remémorer des lieux, moments et événements du passé afin de les raconter. Comme nous le

verrons, l'instabilité de la forme du journal intime employé par Sartre incite les critiques ii mettre

en question le statut de l'oeuvre. Commentant l'originalité de b Nausée Fredric

Jameson propose l'hypothèse suivante:

The curious soiitude of Nausea as a great novel, the feeling of a tour de force that
we have in spite of ourselves, of an absolutely unique occasion rather than a book
whose success is easily integrated into the history of the form, is perhaps a kind of
optical illusion in which we apprehend the book both as a 'novel of ideas' and as
the novel of an idea so unique that no other idea couid have 'worked' in its place.
(185-86)

' Voir par exemple Contat et Rybalka ''Notes et variantes" (1721-22), Michael Edwards
(17-18) et Church (262).
A l'aide d'une approche chronotopique, nous espérons intégrer ces trois fils critiques dans

l'étude de b Na&: philosophique/thématique (i'irnportance du 'temps'), formel (la stnicture

du journal intime) et générique (comment situer ce texte dans l'histoire du genre romanesque).

i) La Thématique du temps

Parmi les nombreuses études qui proposent une approche philosophique pour étudier la

temporalité de La Nausée,' le bavail de Rhiannon Goldthorpe surpasse les autres dans le détail de

l'analyse textuelle et dans la lecture extrêmement fine qu'elle fait des parallèles entre JaNausée

et J,'EWP ~t le n-. Comme chez d'autres critiques, son étude de la temporalité dans La Nausée

mène inévitablement à une discussion de l'espace sous forme d'objets. Dans un article en deux

parties, "The Presentation of Consciousness in Sartre's 1a Nausée and its Theoretical Basis,"'

Goldthorpe étudie en particulier l'épisode du marronnier, y voyant la manifestation d'une

certaine relation temporelie: "the ambiguous relationship of the pour-soi (essentiaily tempord in

its activity) and the a-temporal en."


rPresentationV2:62). Puisque l'en soi renvoie à

l'existence des objets, cettejuxtaposition introduit la spatialité dans la prise de conscience de

Roquentin face à la contingence: "the immutability of an object which is refiitctory to M e "

("Presentation" 2:63).' Notant que Roquentin emploie une image spatiale pour décrire le temps

Voir en particulier les études de Margaret Church, Anthony Manser, Jean-Francois


Louette et Paul Reed.
L'argument de ces articles est cepris dans son livre &u&: Literature and Thew-
4
Bnan Fitch décrit le même phénomène de la façon suivante: "Les choses jouissent pour
[poquentin] d'une existence dont l'éternité est encore plus réelle que celle du moment présent
(qui n'est qu'apparente)" (Sentiment 121).
("le temps s'était arrêté: une petite mare noire à mes pieds" mausée 187]), Goldthorpe constate

qu'il est "suddenly afTected by a sense of immobility and stagnation, by a disappearance of the

future dimension" ("Presentation" 2:62). Dans une étude postérieure, elle pousse encore plus

l o b cette association de l'espace au temps, prétendant que "Tiie itself becomes a spatial

medium into which order and succession collapse" (Goldthorpe, La Nausée 11O). Cela nous

m è n e à i'idée de la 'présence'-ce qui n'est pas "là," dans l'instant présent, n'existe pas. Le

passé et le fiitur ne figurent pas dans cette conception du temps.

Bien d'autres critiques ont constaté cette même valorisation du moment présent dans Li!

Nausée. Georges Poulet le voit comme l'emprise du "moment cartésien," soutenant que la prise

de conscience de l'existence telle que décrite par Descartes (le célèbre "Je pense, donc je suis")

est avant tout i"'affirmation de l'existence présente" qui est nécessairement précédée de "la

négation ou abolition de l'existence antécédente" (TemDs3,217). Poulet explique en

outre que, "Séparée à la fois du monde extérieur, du passé et du futur, la conscience cartésienne

ne peut exister que dans l'enceinte la plus étroite, celle du moment présent" (218). Pour Jean-

François Louette, b Nausée est 'btexte anti-bergsonien" (95) qui aboutit à "une élimination

de ce qui n'est pas le présenty'(96). Pour sa part, Paul Reed voit dans la nausée de Roquentin

une réponse physiologique à la "durée" bergsonienne (souvent décrite comme un 'Yieuve9')--

réaction viscérale que Sartre décrit dans J.'Etre et le n


m ''L'horreur du visqueux c'est l'horreur

que le temps ne devienne visqueux, que la facticité ne progresse continûment et insensiblement

et n'aspire ie Pour-soi qui 'l'existe"' @& 702): La nature "£iuide" de la conscience humaine

du temps implique une certaine incapacité, plutôt terrifiante, & saisir et à fixer le temps, ce qui

Voir le chapitre "Existence and Art" chez Reed (&&&a Na& 41-56).
187
provoque un sentiment de dégoût extrême. Selon Brian Fitch, il s'agit en fait de l'insuffisance

des repéres extdrieurs pour mesurer le temps humain:

Le temps des horloges et des montres n'a pas de prise sur la vie mentale, et
renfermé avec ses pensées dans l'univers clos de la conscience qui se regarde, 2
[poquentin] a l'impression que le moment présent se prolonge indéfiniment car
rien ne marque l'écoulement du temps: on dirait que Ie temps s'est arrêté.
(Sentiment110)

Fitch esquisse en fait trois étapes dans l'expérience du temps chez Roquentin. Ce dernier

commence par vouloir vivre dans l'instant présent afin de profiter des "'moments admirables"';

ensuite il "prend du recul devant sa propre vie" (m115) afin de pouvoir la raconter-

c'est-Mire, au lieu de vivre dans le moment présent iI essaie de le narrer aprés coup; cette

progression aboutit à l'ennui et a la nausée, état où seule la musique peut lui fournir Ia 'dureté,'

le sens de l'écoulement du temps vers "une fin prédéterminée" (Sentiment 117); autrement dit,

c'est un certain sentiment téléologique qui manque a Roquentin.

Prenant comme point de départ cette ambivalence de Roquentin quant a sa perception du

temps, d'autres critiques s'intéressent aux implications psychologiques. Eugene Holland voit

dans Roquentin l'ultime narcissique, et dans sa passion de la musique une tentative de rendre

plus stable une identité en train de s'écrouler. Holiand note que des psychiatres aiment se référer

àLapresque comme à une étude de cas, car ils remarquent chez Roquentin
certain defensive pattern of response to the disintegrationof self and experience
that recur fiequentiy in cases of narcissism: a kind of hyper-reflective attention
paid to the disintegrating self, as evidenced in Roquentin's obsessivejournai-
keeping; an attraction to music and especially to melody, for the sense of tempord
continuity it affords to an ego whose own ability to synthesize is weak...(161)

John Taylor constate chez Roquentin la manifestation d'une autre maladie psychiatrique, la

psychasthénésie (une maladie identifiée par le psychologue Pierre Janet au début du siècIe),
188

maladie qui est définie en ternes temporels comme l'incapacité d'un individu à organiser sa vie

comme un récit. L'individu ne réussit pas à saisir Ies débuts et les fins des divers étapes et

événements de sa vie. il lui manque la continuité temporelle fournie par ce "récit personnel,"

continuité qui est à la base de toute identité cohérente et stable. Dans l'épisode dans

le bureau de Mercier, lors duquel Roquentin décide de rentrer en France, est un excellent

exemple de sa dificuité à se remémorer et à raconter sa propre vie- Roquentin se rappelle cette

scène a plusieurs reprises, chaque fois avec de légers changements, et iI ne semble pas avoir pris

de décision consciente de partir. D'après Taylor, pour Roquentin "succession and continuation

do not exist. Every experience is either unbearably current, or has vanished" (88).

ii) La Structure du journal intime

Face à ce manque de cohésion temporelle qui le trouble, Roquentin décide d'écrire, de

créer un "récit personnel": "Le mieux serait d'écrire les événements au jour le jour. Tenir un

journal pour y voir clair" (JVauséc 13). Selon John Fletcher, le journal est un outil pour

"'keeping tabs' on the world, of not going mad" (174). De même, Valérie Raoul souligne

l'aspect temporel d'un tel projet narratif (la narration est segmentée chronologiquement) tout en

faisant ressortir la nature implicitement ironique du projet de Roquentin:

His final recognition of two temporal orders, that of We (contingent) and that of
music, mathematics, and art (coherent and unchanging) is ironicdly narrated in a
diary, purporthg to convey the contingency of day-today existence, but which is
in fact a novel, that is, an art fonn and therefore 'meaningful.' (58)

Pour Reeves, la structure du journal intime sert à communiquer à la fois la nature contingente de

l'existence et L'état mental fragde du protagoniste, un mélange de chronologie (la succession des
189

événements) et de réfiexion (la réorgaaisation etlou la ré-interprétation des événements qu'il

appeile %e 'emotiond constellation' of events, the 'order of the heart"') (Reeves 1 18). D'aprés

Goldttiorpe, la fome du journal met en vaieur l'interaction de plusieurs aspects de l'expérience

du temps: le temps public (comment les Bouvillois passent le temps), historique (ies références

au marquis de Rollebon ahsi qu'à l'histoire de Bouvilk), cosmique (i'écouiement inévitable du

temps) et personnel (les difficultés qu'a Roquentin à saisir la continuité de sa vie) (Goldthorpe,

LaNausée 54). Goldthorpe en conclut que "The hpossibility of making arbitrary incisions in
t h e and in the recording of experience is demonstrateci by that apparentiy most clearly calibrated

form, the diary" (Goldthorpe, b Nausde 55). En fait, la présentation du temps dans La Nausée

soulève non seulement des questions d'ordre ptiilosoptiique et psychologique, mais aussi d'ordre

littéraire.

Etablir la chronologie des événements racontés d m La Nauste demeure une étape

importante dans l'étude du roman. Les éditeurs de l'édition de la Pléiade, Contat et Rybalka, y

ont consacré beaucoup d'attention, et incluent une chronologie dans tes 'Wotes et variantes"

(1724-25). Comme d'autres critiques, ils ont remarqué que la date initiale du journal dans

l'édition de 1938, "Lundi 29 janvier 1932" ne correspond à aucune date réelle, le 29 janvier 1932

étant un vendredi. De plus, cette fausse date bouleverse toute la chronologie du récit car la date

de la rencontre avec AMY,prévue pour le 20 février, ne correspond pas au jour indiqué, samedi.

Dans cette Bdition du texte, un autre probIème de chronologie se manifeste quand Roquentin,
lisant te w ltombe sur les passages suivants: "Activité de la brigade de
gendarmerie pendant L'année 1932" et %M. Lagoutte, Nizan, Pierpont et GM,n'ont guère

chômé pendant l'mie 1932" (é61938;228). Etant donné que Roquentin est censé rédiger son
190
journal pendant les mois de janvier et de février de 1932, ces dates dans le 1- de Bouville

sont manifestement erronées. Contat et Rybalka ont corrigé ces indices hppants, substituant

"Lundi 25 janvier 1932" (ia vraie date pour cette année-là) a la date initiale du journal, et

remplaçant 1932 par 1931 dans l'extrait du Journal de Bouville! Ces corrections étaient faites

avec l'accord de Sartre, qui "a affirmé n'avoir eu aucune intention de brouiller la chronologie de

son récit'' (Notes et variantes, 1724).?

Que Sartre le veuille ou non, la chronologie de son récit se trouve effectivement brouiiiée.

Même si les éditeurs de la Pléiade ont éliminé quelques contradictions particulièrement

hppantes, la cohérence interne du récit est minée par bien d'autres indices temporels-tels la

confUsion à propos de l'heure des tramways, l'intervalle entre la dernière fois que Roquentin a vu

Anny et leurs retrouvailles, et le dernier jour de Roquentin à Bouville (où le soleil se couche

pendant des heures)'- en outre par les changements brusques dans les temps de verbes employés

par Roquentin; il saute souvent du passé au présent, ce qui rend d a c i l e la tâche de situer le

moment de la rédaction par rapport a l'événement raconté? Assez curieuse men^ bien que

. . de b prose écrit avant l'apparition de l'édition de la Pléiade, Denis


Dans Pd&pe
Hollier fait un étude détaillée des contradictionstemporelles dans L aet conclut que
Sartre aurait mélangé les dates de I'axine'e où iI écrivait le roman (1934) avec les dates de l'année
où se passe le récit (1932) (122-23).

' GoLdthorpe souligne l'ironie implicite dans un tel projet kiitorid, notant qu'en
changeant les dates Contat et Rybalka ont appuyé %e referentiai pretentions of a novei which
elsewhere questions such claims to extemal reference" (Goldthorpe, JlX$ag&54).

Nous étudierons ces problèmes temporels lors de notre andyse chronotopique du texte.

Voir CIaude-Edmonde Magny (137-42) et Denis Hoiiier ( T e s maiheurs du temps


présent," 107-143) pour des analyses détaillées de l'emploi des temps de verbes dans
La-
Contat et Rybalka remarquent une contradiction (quatre ans ou six ans) dans les descriptions de

la dernière rencontre entre Roquentin et Anny (Documents 1694), ils ne la corrigent pas. Ils ne

commentent pas non plus l'ambiguïté temporelle à propos des tramways, ni à propos de la

dernièrejournée de Roquentin à Bouville et son soleil remarquable. Pour la plupart des critiques,

ces incompatibilités textuelles sont dues à la simple inattention de la part de Sartre. Ou bien,

elles signaient que la mémoire de Roquentin est lacunaire, appuyant ainsi le thème du passé

insaisissable: "if one wished at al1 costs to defend him [Sartre], one could point out that the

theme of the vagaries of memory becomes one of the novel's major motifs" (Goldthorpe, La

Nausée 97, note 6). Raoul, par contre, trouve que ces données problématiques pourraient jouer

un rôle plus important dans la production d'un monde textuel:

Real diary entries fiequentiy mention the weather, the nanator's state of health,
what he had for breakfast, and so on-item which would generally be redundant
as far as the action or histoire of a novel is concerned. They rnay, however,
produce cumulative patteming effects or provide 'repères,' as do the buses in
1 du or the trams in La Nausée. These function on a fured schedule
and represent the part of life which is apparently immutable and predictable.
cts are DO&
. if. such touchstones Drove unreliable. since it is the
mle which d e s the excentions m d out. The smallest cha- na
... . . (49, nous soulignons)
ornessienifiwit.
Nous examinerons bientôt les divers "effets spéciaux" produits par les contradictions dans h

W.Pour sa part, Nicholas Hewitt soutient que ces moments problématiques servent a
déplacer notre regard du niveau philosophique au niveau littéraire:

Minor though these mors are, combined with the uneasy mixture of philosophy
with fiction, they point either to a certain mismanagement on Sartre's part which
may serve to weaken the force of his novel as a philosophicai parable, or to a
.* - .
tice wth& novel itself. by which its psvchoIoeicaJ
become_dominant- (Hewitt 21 1, nous soulignons)

Pour Hoiiier, il s'agit plutôt de i'effkt exercé pas le contexte socio-historique sur la production du
texte:

On ne choisit pas son époque. il n'y a pas lieu de tenir Roquentin pour
responsable personnellement des anachronismes qu'il multiplie sur son passage.
Sartre plus tard donnera le vrai coupable. 'L'avant-guerre ignorait le temps,' Le
présent de b nausée est le temps de l'absence de temps. (128)

De cette façon, l'instabilitd politique, le souvenir de Ia première guerre mondiale ainsi que la

menace d'une guerre füture contribuent tous à la création d'un texte qui manque de fixité dans sa

présentation du temps.

A vrai dire, la cohérence interne de Lase voit également miner par des erreurs

d'ordre spatid. Par exemple, Roquentin situe la scène dans le bureau de Mercier dans trois villes

différentes: Hanoï, Saigon, et Shanghaï. Pourtant, ces contradictions ne provoquent pas les

corrections comme le font les erreurs commises par rapport au temps. Par exemple, les éditeurs

de la Pléiade ne repèrent que le déplacement a Shanghai, qu'iis attribuent à une "inadvertance,"

suggérant que la référence à Hanoï se trouve "dans un passage élitnine de la version finale''

("Notes et variantes" 1775), ce qui est manifisement faux. 11 paraît que Contat et Rybalka

corrigent les erreurs spatio-temporelles uniquement Iorsqu'il s'agit d'établir un rapport avec la

réalité-avec les dates réelles, par exemple. Iis ne touchent pas aux déictiques se rapportant

uniquement aux événements de la vie du personnage fictif. De même, Hoiiier soutient que les

contradictions d'ordre spatid ne posent pas Ie même genre de problème que celles qui implique

le temps. En ce qui concerne i'espace, il avance qu'on

ne trouve rien à redire, par exemple, lorsque Roquentin prend à B o u d e (une


agglomération qui ne figure sur aucune carte) un train qui doit pourtant le
conduire à une ville éminemment réelle, Paris. La traversée de la frontière
imaginative-perceptive se passe sans difficuite. (122)

Par contre, les contradictions d'ordre temporel engendrent un "imperceptible trouble de


193
'maintenance"' qui mine l'écriture de Roquentin, et fait que son 'journal' ressemble assez peu au

genre littéraire qu'il est censé imiter:

Malgré les dates (ou plutôt A cause d'elles), il dérive, dès le début, dans un monde
oii rien n'arrivera jamais: l'inconsistance de la temporalité de Roquentin n'a rien à
envier à la narration fauiknerienne. (122)

Nous ne sommes pas d'accord avec Hoiiier car, s'il est vrai que le mouvement entre la ville

'fictive' et la ville 'réelle' ne nous gène pas, le déplacement du bureau de Mercier semble poser

un problème de cohérence spatiale aussi grave que le manque de continuité temporelle dans le

journal. A notre sens, la question de L'espace dans La Nausée n'est pas d'une importance

secondaire, et eiie devrait être étroitement liée à l'analyse de la temporalité du texte. Il est

intéressant que nous ayons repéré une seule étude approfondie de l'espace dans La Nausée, celle

de Geraid Prince; comme nous l'avons déjà noté, si d'autres critiques parlent de l'espace, c'est

d'habitude dans le contexte d'une discussion des objets et de la contingence de l'existence.

Prince touche aux lieux communs de l'analyse de l'espace dans ce texte (le symbolisme des

noms tels l'hôtel Prïntania, la qualité menaçante des descriptions de la ville), mais il propose une

lecture innovatrice de La NI& quand il dit que Sartre crie dans ce texte un "un complexe

espace-personnage" (86)- terme par lequel il veut dire que la présentation de i'espace est

&ectivg, c'est-à-dire7 déterminée par la perspective et l'état mental de Roquentin à un moment

particulier. Autre chose remarquable: Prince emploie la même terminologie pour décrire la

technique narrative de Sartre que nous retrouverons dans notre étude de b J a l o e et des

procédés narratifs auxquels a recours Robbe-Grillet:

L'observateur traditionnel du roman, irnmobiIe dans te temps et dans L'espace, est


rempIacé par une 'çaméra' animée, qui peut évoluer librement en tout sens, qui
varie sa vitesse de déplacement, son champ de vision, son angie de prise de vue
avec chaque mouvement, (92, nous soulignons)
194

Seion P ~ c eLa
, Nausée présente "des espaces qui rappeilent un film au ralenti ou un film

accéléré," comme par exemple dans le cas des descriptions faites dans les tramways (93). De

cette façon, Lapartage avec le Nouveau Roman une prdsentation nouvelle de l'espace qui

vise à communiquer la "matérialité originelte" des choses (89)-innovation peu reconnue par la

critique littéraire. Rappelons que HoUier associe le manque de cohérence temporeIIe dm

à l'écriture de Fauikner. Considérée dans Le contexte des commentaires de Prince qui

situe le roman dans une problématique néo-romanesque, cette comparaison nous semble

particulièrement à propos. Bien que Sartre critique les "bizarreries de la technique" chez

Faulkner,'' La Nausée contient ses propres bizarreries: des contradictions spatiales et temporelles
qui minent la structure du 'journal intime' de Roquentin. Comme le dit Goldthorpe,

The diary gives way IO an indeterminate discourse. It does so appropriately,


because between Roquentin's precise notations of time spatial and temporai co-
ordinates-those guaraators of the m - t h r e a t e n to dissolve.
(Goldthorpe, La Nausée 99)

iii) La Question du genre

Nous soutenons que ces problèmes d'ordre spatio-temporel déstabilisent non seulement Ia

vraisemblance du journal intime mais soulèvent toutes sortes de questions au sujet du

statut du texte. En fait, si nous considérons les travaux critiques consacrés à k

&&, nous verrons qu'à part les préoccupations philosophiques (I'ontoIogie du temps) et

narratologiques (le fonctionnement du récit comme chronique des événements), La Nausk

provoque chez des critiques énormément de commentaires au sujet de son statut générique.

Comment et oir devons-nous situer ce texte dans l'histoire du genre romanesque?

'&'Apropos du 'Bruit et la Fureur"', Si- 70-


Selon Fletcher, représente "a unique moment in the development of the novel"

car le texte fonctionne à Ia fois comme "a throw-back to the eighteenth century novel" et

as a foreshadowing of contemporary formai experimentalisrn (the extensive use of


what has corne to be cailed 'intertextuality' is a case in point...), and as a classic of
late modemism in its featuring of jazz, its 'portrait of the artist as alienated soul'
motif, and its exaltation of saivation through art. It is remarkable, in fact, for so
many currents in the history of fiction to meet in one work, particularly a f i t
novel, a book which betrays al1 the strengths and weaknesses of the type: a naivety
of manner, ç o n v - a
-. .c c t
and Woolf had not alreadv altered al1 that) ...(176, nous soulignons)
En comparant 1a N& aux oeuvres de Joyce, de Proust et de Woolf et en trouvant ce texte peu

innovateur, Fletcher met de côté tous les problèmes d'ordre spatio-temporel que nous venons de

décrire. Au cours de notre analyse chronotopique de La Nausé% nous montrerons que Ia forme

du texte n'est pas du tout "conventionnelle." D'autres critiques nuancent leurs remarques quand

ils comparent N e au roman du dix-huitième siècle. Charles G.Hi11 constate que "the

whole novel is a parody of the-


. *.
" (49, ce qui permet de problématiser et la nature

de l'existence et notre aptitude a la 'raconter':

Sartre's style, then, is a pastiche of fictionai techniques from the eighteenth to the
twentieth centuries. The rnultiplicity of styles reflects the many f o m the
'seriousness' of life may take. The diary fonn permits the varie@ of styles and,

pervasive, undifferentiated quaiity of Existence. The 1


..
because of its closeness to imrnediate experience, suggests the multi-faceted, all-
. including the
parody of itself and other styles, and even the deliberate departure fiom it, was the
most effkctive Literary vehicle through which Sartre could express his concept of
contingency. (46)

Terry Keefe est du même avis, affhant que la forme du texte appuie I'hypothèse selon Iaquelle

Roquentin découvre la contingence de l'existence. A la différence de Fietcher, Keefe semble

mettre de &té Ies oeuvres antérieures de Joyce et de Wooif Wvsses date de 1922,

Qaiiowayde 1925) pour souligner l'innovation de la technique littéraire employée dans


196
&&g, soutenant que Sartre a adopté la forme du journal intime-qui lui permettait une certaine

liberté styiistique- pour pousser aussi loin que possible les conventions littéraires (189).

D'autres encore soulignent les similarités entre La Nausée et le roman du dix-neuvième

siècle. Reed compare Ca Nausée à Gil Blas et à Eugénie Grandef notant que la présentation de

Roquentin va à l'encontre de la caractérisation détaillée des personnages dans ce type de roman

(75-77). Michael Edwards fait une étude détaillée de la parodie du roman balzacien dans La

Nausée (14-18). De même, Louette souligne les similarités entre La Nausée et le 'roman

normand,' avec ses villes provinciales, son omniprésent brouillard et le portrait des citoyens

bourgeois (142-43), mais il note aussi que, même s'ii existe "entre b Nausée et les textes

naturalistes, des parentés thématiques," "elles sont trompeuses, et les choix narratifs s'avèrent

très différents" (142). Finalement, on a vu dans La Nausée une parodie des techniques de divers

auteurs du début du vingtième siècle, y compris Barrès, Gide, Malraux, Proust, et Faulkner. "

On pourrait également considérer La Nausée dans le contexte des mouvements littéraires du

début du siècIe. C'est ainsi que Michael Edwards situe La Nausée dans le courant du

symbolisme (l'oeuvre d'art qui combat la contingence), tandis que Fletcher, évoquant les

hallucinations de Roqueatin, décrit b Nausée comme un roman surréaliste dans lequel "the

" He* voit les correspondancessuivantes: Malraux-le vol d'un manuscrit, Ies
aventures; Barrès-Ie marronnier; Jules Romain-1' Autodidacte suivant le cortège de quelqu'un
qu'il ne connaît pas rappelle une scène dans Mort de a u e u Proust-"Some of these
Days" vs. la sonate de Viteuil, le livre que Roquentin s'imagine écrire vs. L'oeuvre de Marcel
(215-16). Pour C h c h , BouviUe est une parodie de Combray dans Ie sens que la viIle
provinciale chez Sartre représente "a reality beyond which a transcendence is impossible" (262).
surrealism is not fuily integrated" (181).12

Une des études les plus intéressantes au sujet du statut générique de J,a Nausée est sans

doute celle de William Spanos. Notant que Les critiques qui voient dans ka Nausée un roman

symboliste appliquent au texte les critères du célèbre "spatial form" de Joseph Frank-c'est-à-

dire, la notion selon laquelie le texte doit être appréhendé comme une totalité une fois la lecture

terminée-- Spanos déclare qu'il vise a écarter [es préconceptions philosophiques et littéraires afin

d'étudier ce qu'il appelle "$he t e e r o c e s s of the t e (73). D'après Spanos, J,aNaus&

can be understood as constituting a de-stniction of the logocentric structure not


only of the 'well-made' piece [les romans du dix-huitième et du dix-neuvième
si&cle]which embodies the positivistic/totalit~mmetaphysics of the European
middle class, but also, if less obviousiy, the 'spatial fom' of the Symboliste
tradition. (8 1-2).

C'est en fait la présentation du temps dans le texte qui attire notre attention. Puisque Roquentin

ne peut voir "events (tirne) spatially, i.e., as moving towards some preestablished end &&@ that

gives human beings in a pdcular present the necessary 'right to exist' that is, a significant

history" (96), il finit par se rendre compte que "primordial existence is characterized by

dierence, that it is in a profound way radicaiiy temporal, Le., open ended" (99); de cette façon,

il rejette "a 'shape,' an 'image of existence,' Le., a spatiai form" (50). En ce qui concerne le

statut générique de LaSpanos soutient que le texte se situe non dans la tradition
symboliste mais plutôt "on the ma@, the boundary, between Modemism and Postmodemism"

' Comme Fletcher, W i a m Piank situe La Nausée dans un contexte surréaliste,


soutenant que le texte "emphasizes the physicai, noninteiiectud aspect of the experience. When
Roquentin h d s language no longer effective in keeping this world of Nature at bay. ..that world
of unstable objects intrudes and he experiences nausea. This is the condition the surreaIists
sou& when reason was suppressed and that formless world was allowed to appeai' (69).
198
aftirrnant que La Nausée soulève ce qu'il nomme
(82)- II l'appelle un "emergent antino~el,"'~

des "questions radicales" au sujet de la perception et de la représentation littéraire du temps,

innovation pour le genre qui fait du lecteur "a dialogic partner in the bemeneutic process" (125).

D'une part, J a Nausée semble réactiver des modèles gdnériques bien connus, quoique les

critiques n'identifient pas les mêmes sous-genres romanesques comme sources inspiratrices/

modèles a parodier! D'autre part, a cause de l'abondance de réftrences intertextuelIes, l'univers

dos et narcissique du narrateur et l'importance accordée aux descriptions détaillées des objets,

La Na- semble préfigurer le Nouveau Roman. Du point de vue des genres littéraires,

comment pouvons-nous donc rendre compte de ce roman-Janus? Nous soutenons qu'une

approche chronotopique se montrera bien adaptée a ce texte car eUe nous permettra de rendre

compte à la fois de cette réactivation de modèles génériques, des nombreuses contradictions

d'ordre spatio-temporel qui parsèment le texte, et de L'ambivalence qui caractérise la perception

de l'espace et du temps chez Roquentin. ii nous sembie que JaNausée s'organise en fait autour

de cinq chronotopes facilement identifiables selon la typologie bakhtinieme: le chronotope de la

viiie provinciale, de l'aventure, de la biographie, de l'idylIe amoureuse et du seuil. Ce qui nous

intéresse, c'est la façon dont ces chronotopes sont déformés par les ambiguïtds textuelles, et
..
l'effet de cette déformation sur le statut générique du texte. Dans W a u e de la P r o s Hollier

constate qu'un

consensus s'est fait que l'on considère Lacomme un roman qui


emprunterait les codes narratifs du réalisme. Mais personne ne semble avoir
remarqué à quel point cet empnint est a la fois désinvohe et maladroit et que c'est
peut-être là que se trouve ce que ce texte a de plus fascinant. (187)

I3 R e d emploie cadment le terme 'bew novel"(74) tandis que Fitch applique Ies
commentaires de Bloch-Miche1 au sujet du Nouveau Roman à JaNausée 111).
Voici le noeud de l'affike: Laréussit a la fois a réactiver des conventions littéraires bien
connues (celles du roman réaliste, du roman sentimental, du roman du dix-huitième siècle, et

ainsi de suite) à les parodier en déstabilisant les indices spatio-temporels.

iv) Chronotope et carnaval: la parodie générique

La défbition traditionneHe de la parodie repose sur ridée de l'imitation par une oeuvre

d'une autre oeuvre (ou type d'oeuvre) bien connue, l'intention de cette imitation étant d'être

"moqueuse ou simplement comiq~e."'~Chez ceux qui cherchent à nuancer ou a


"bouffo~me,"'~

problématiser cette définition, il est de rigueur de se référer a Bakhtine (voir par exemple le

des sciences du- 1 de Ducrot et Todorov, L'Encyciopedia of

et b o d v : Ancitnt.~odem.d= de Margaret A.
Rose-ce dernier ouvrage, indispensable pour l'étude de la parodie, consacre une vingtaine de

pages à Bakhtine, le seul critique à meriter sa propre rubrique dans la table des matiere~).'~Ces

définitionsde la parodie dépendent de la distinction proposée par Bakhtine dans ~ b l è m e de


s Ia

entre, d'une part, l'imitation qui cherche i préserver t'intention de

l'oeuvre et de l'auteur imité (la stylisation) et, d'autre part, i'imitation qui cherche plutôt a

- -

du c m de texte S.V. "parodie."

I5 Duprieg s.v. >amdie,"

l6 "Modern and Iate-modem theorists and uses of parody-M.M. Bakhtin" (125-70)-


subvertir cette intention (parodie)." Ce qui est mis en valeur dans cette définition de Ia parodie,

c'est l'emploi du discours et la "polyphonie": L'interaction de plusieurs c'voix"qui peuvent se

contredire et se miner. Cet effet parodique que Bakhtine décèle surtout dans l'oeuvre de

Dostoïevski est aussi perceptible dans plusieurs passages de La Nausée. Par exemple, Roquentin

aime bien adopter ou citer le discours des bourgeois pour finalement le subvertir en juxtaposant à

leur rhétorique prétentieuse un gros mot:

J'avais traversé le salon Bordurin-Renaudas dans toute sa longueur. Je me


retournai. Adieu, beaux lys tout en finesse dans vos petits sanctuaires peints,
adieu beaux lis, notre orgueil et notre raison d'être, adieu, Salauds. (1 38)

ou bien,

Dire qu'il y a des imbéciles pour puiser des consolations dans les beaux-arts.
Comme ma tante Bigeois: 'Les PréIudes de Chopin m'ont été d'un tel secours à la
mort de ton pauvre oncle.' Et les sailes de concert regorgent d'humilités,
d'offensés qui, les yeux clos, cherchent à ttaasformer leur pâles visages en
antennes réceptrices. Ils se figurent que les sons captés codent en eux, doux et
nourrissants et que leurs souffrances deviennent musique, comme celles du jeune
Werther; ils croient que la beauté leur est compatissante. Les cons. (244)

Un autre exemple est la juxtaposition de deux couversations au sujet de l'amour, celle qui a lieu

entre Eugénie et sa mére dans un passage cité d ' m e Grandet, et celle qui se déroule entre le

couple à la brasserie Véselise ("'Dis donc, tu as vu?' ... 'Ha, Ha!' ...'Suzanne hier.' ...'Ah
oui,...elle avait été voir Victor."') (75-76).18 Comme ces exemples le montrent, cette définition

" Voir le chapitre sur "Le Mot chez Dost01evski," en particulier la section intitulée "Les
types de mots en prose" (211-238). Voir aussi Morson, "Parody, Histoty, and Metaparody" pour
un résumé de la conception bakhtinieme de la parodie-
''
Church voit dans cette scène un autre niveau de parodie, soutenant qu'elle rappelle la
cékbre scène à la foire agricole dans Madame Bovary, quand les propos de Rodolphe sont
entrecoupés des brides de phrases au sujet du finier (Church 261).
de fa parodie méne à une forte identification entre la parodie et L'intertexnialite, rapprochement

développé d'abord par Julia Knsteva par rapport à la tradition de la ménippée (%alchthe, le

mot, le dialogue et le roman") et plus tard par Todorov par rapport au "dialogisme" (Princi~e

110-11, 121-23).

De toutes les définitions de la parodie intégrant des notions bakhtiniennes, celle de Linda

Hutcheon s'avire pour nous du plus grand intérêt. Elle souligne d'abord qu'il est extrêmement

difficilede postuler une théorie trans-historique de !a parodie, se concentrant alors sur ses

manifestations au vingtième siècle rModern" 91). Pour Hutcheon, au coeur de la parodie se

trouve non pas l'intention moqueuse, mais plutôt le principe carnavalesque; a savoir, "the

paradox of its [parody's] authorized transgression of noms" (99). De cette façon, Hutcheon

situe le fonctionnement parodique non pas dans le champ du discours, mais dans celui @lus

vaste, car il comprend les types de discours) des ggms. Selon Hutcheon,

The parodic text is granted a special license to transgress the lhits of convention,
but, as in the carnival, it can do so o d y temporarily and only within the controlled
confines authorized by the text parodied-that is, quite simply, within the confines
dictated by "recognizability." (100)

Autrement dit, en même temps qu'eIle déforme, subvertit et transgresse les normes, Ia parodie

inscribes the mocked conventions onto itself, thereby guaranteeing their continued
existence. It is in this sense that parody is the custodian of the artistic legacy,
definhg not only where art is, but where it bas corne fiom. (100)

Hutcheon constate dors que la puision parodique est bifurquée: "it c m be normative and

conservative, or it c m be provocative and revolutionary" (101). A notre sens, cette dériition de

la parodie pourrait se formuler en termes bakhtiniens comme Iajuxtaposition du chronotope et

du carnaval. Non seulement nous déplaçons Ia parodie du champ du discours à celui du genre,

mais nous soulignons aussi le rôIe des déictiques spatio-temporeIs. A la styiisation au niveau du
202

discours correspond le chronotope qui cherche à répéter et à solidifier les normes génériques.

Mais il se trouve que les chronotopes peuvent être déformés et de nouveaux chronotopes peuvent

naître, A la parodie au niveau du discours correspond le carnaval qui cherche à renverser les

normes génériques et à imposer sa propre vision du monde, créant ainsi de nouvelIes normes.

Un survol des écrits bakhtiniens à propos de la parodie et du carnaval montre à quel point

la notion de y joue un rôle primordial, ainsi que l'idée de la déstabilisation d'une certaine

vision du monde. Dans une discussion de la parodie antique, Bakhtine soutient que

le discours parodique en tant que genre ne trouvait à se caser nulle part. Ses
modèles multiformes formaient comme un monde à part, 'hors-genres' ou 'inter-
genres.' Toutefois, ce monde était unifié, premièrement par le désir commun de
créer un 'correctif' comique et critique pour tous les genres directs, langages et
styles et d'obliger de percevoir derrière eux une réalité contradictoire, inaperçue
des genres directs. ("Préhistoire" 4 17)

La parodie produit donc une certaine interaction des genres. En même temps, on pourrait dire

que l'interaction de divers modèles génériques peut produire de la parodie, comme par exemple

dans Don Quichotte, où Bakhtine constate une juxtaposition inattendue des genres dans le

croisement "du chronotope du 'monde étranger et merveilleux' des romans de chevalerie, avec le

chronotope de 'la grande route du monde familier' du roman picaresque" ("Formes du temps"

3 10). Le contraste entre les deux chronotopes fait souligner, voire exagdrer, les caractéristiques

de chacun d'eux, tandis que leur interaction fait que le texte ne fonctionne ni comme un roman

de chevalerie ni comme un roman picaresque, créant ainsi un hybride patodique. Selon Morson

et Emerson, il serait même possibIe de constater une interaction parodique au sein d'une seul et

même chronotope: "Q&& works essentially by parodying the chronotope of adventure tirne,

which would mean that the dialogue among chronotopes is already present in this 'double-
203

voiced' parodic chronotope" (Cre- 490, note 15). Un des buts de ce chapitre sera de faire

ressortir cette sorte de parodie latente identifiée (mais pas expliquée) par Morson et Emerson-

parodie qui réside dans l'évocation des chronotopes bien connus par L3 Nausée.

La parodie est "ambivalente" dans le sens oll elle crée "le même monde," mais "à

l'envers"; elle fonctionne comme "un système complet de miroirs déformants" prob1èlllr;s 149).

Cette notion de défamiliarisation du monde renvoie au carnaval. En gros, pour proposer une

simplification radicale, le concept de carnaval comprend les principes suivants: l'éclatement de la

hiérarchie sociale; la découverte des "aspects cachés de [a nature humaine"; les mésalliances et le

mélange du sacré et du profane (profanatiodsacriièges) qui produisent les 'cdissonan~es

carnaval"; et une valorisation du "grotesque" et des fonction du corps (Problèmes 144). Selon

Bakhtine, bien que toutes les manifestations du carnaval (par exemple, le folklore) continuent

d'influencer la littérature moderne, i'effet du carnaval s'est dissipé avec le temps: "cette

inauence se limite dans la plupart des cas au contenu des oeuvres et ne touche pas à leur base de

genre, c'est-à-dire qu'elle est dépoume de vertu Créabce de- " problème^ 154, nous

soulignons). Nous ne partageons pas I'avis de Bakhtine à propos de cette dernière constatation.

Bakhtine note que la camavalisation

n'est pas un schéma extérieur et immobile qui se plaque sur un contenu tout fait,
mais une forme extrêmement souple de vision littéraire, un principe heuristique
original permettant de découvrir quelque chose de nouveau et qui n'avait pas
encore été vu @&&nxs 196).

Chez Dostoïevski, ceIa se manifeste dans Ia création d'un monde textuel qui rend ''relatiftout ce

qui est extérieurement stable, constitué, tout fit? problème^ 196). A notre sens, dans le cas

d'un texte tel JaN


.. .des
d c'est avant tout la gabrlite qui est ébranlée. Comme nous
I'avons déjà noté, les critiques ont vu dans L a . N $ toutes sortes de variations et de

déformations des genres bien établis.

Dans quelle mesure le carnava1 et le grotesque réussissent-ils à bouleverser la vision


traditionnel1e du monde? Pour Bakhtine, ils créent une "zone de contact fanrilier et brutal," un

monde de "rires, injures, coups" dans lequel il s'agit de la destruction de "la distance épique" et

du dépouillement de la "panire hiérarchique" ("Récit épique" 458). ii s'ensuit que

Chaque événement, quel qu'il soit, chaque phénomène, chaque chose, en général
chaque objet d'une représentation littéraire, perdent cette perfection, ce fini, ce
désespérant aspect 'tout prêt,' immuable, qu'ils avaient dans le monde du 'passé
absolu,' épique, défendu par une frontière ~ c h i s s a b l contre
e un présent qui
continue, qui n'est pas fini. Grâce à son contact avec le présent, l'objet s'intègre
dans le processus inachevé d'un monde en devenir, et il est fiappé du sceau de
l'imperfection. . . .Dans ce contexte de l'inachevé Gisparaît le caractère
d'immuabilité sémantique de I'ob-iet; son sens et sa signification se renouvellent et
grandissent à mesure que le contexte se développe. Cela entraîne des
transformations radicales de la représentation littéraire, qui acquiert une actualité
spécifique. ("Récit épique" 464, nous soulignons)

Comme nous le verrons, JaNausée dépeint un monde textuel où se réalise cette zone de contact

fimilier, plein de violence (Roquentin est saisi par un "désir sanglant de viol" Fausée 1461ainsi

que par d'autres pensées violentes) et les collocations inattendues (le discours des bourgeois/les

gros mots, les étranges comparaisons que fait Roquentin, par exemple, entre la banquette du

tramway et un âne mort maus& 1791). Roquentin a de la diniculté à maintenir un sens stable du

passé; le présent l'envahit, et les mots perdent leur stabilité sémantique:

Les choses se sont délivrées de leurs noms. ElIes sont là, grotesques, têtues,
géantes et ça parait imbécile de les appeler des banquettes ou de dire quoi que ce
soit sur eues: je suis au milieu des Choses, les innommables. @ J a e 179)

D'après Bakhtine, le carnaval et le grotesque détruisent ainsi


toutes les prétentions à une signification et à une inconditionnalité située hors du
temps et affïmchissent la conscience, la pensée et i'irnagination humaines qui
deviennent disponibles pour de nouvelles possibilités. C'est la raison pour
laquelle une certaine 'carnavalisation' de la conscience précède toujours, les
préparant, les grands revirements, même dans le domaine de la science. @abelais
20

Non seulement le grotesque et le carnaval anéantissent la téléologie et la stabilité sémantique,

mais on n'y voit pas non plus "les frontières nettes et inertes" entre les divers "'royaumes de la

nature"' (végétale, animale et humaine) qui caractérisent le tableau habituel du monde: "ces

frontières sont audacieusement violées" (Rabelab 41). Nous soutenons que Roquentin est

victime d'une telle carnavalisation de la conscience à l'intérieur du monde textuel créé par

Nausée, et qu'il voit se dissoudre les frontières habituelles de la nature, ce qui le rend conscient

de la contingence de toute existence: "J'étais apparu par hasard, j'existais comme une pierre, une

plante, un microbe" (&u& 125). En ce qui concerne le statut géndrique du texte, il est

intéressant de noter que, quand Bakhtine aborde le grotesque du vingtième siècle, il en identifie

deux lignes principales. Il y a d'un côté le "grotesque réaliste" des auteurs tels Thomas Mann et

Bertolt Brecht qui se situe dans la tradition et il y de l'autre côté a le "grotesque modernistq" qui

comprend les oeuvres surréalistes et qui, selon Bakhtine, se développe "sous l'influence des

différents courants existentialistes" ( R a b e h 55). Bakhtine ne développe pas cette observation

fort intéressante, mais elle nous encourage a appuyer notre lecture chronotopique de Lê Nausée

d'une étude des aspects carnavalesques du texte.

Comme nous l'avons suggéré au cours de notre discussion des liens entre le chronotope et

Ia notion de carnaval chez Bakhtine (voir notre deuxième chapitre), le concept de chronotope est

profondément ambivalent, comportant a la fois un principe normatif(la continuité et la répétition


206
des modèles spatio-temporels gui, considérés ensemble, forment des sous-genres romanesques)

et un principe de rupture [la création de nouveaux modèles spatio-temporels et, par conséquent

de nouveaux modèles génériques). D'après Hutcheoa, La parodie carnavalesque est également

ambivalente, car la parodie s'inscrit dans la tradition en même temps qu'elle la déforme. Ce qui

nous préoccupe ici, c'est cette double action de préservation et de destruction générique se voit

dans la juxtaposition des concepts bakhtiniens de chronotope et de carnaval. Nous

commencerons par examiner la façon dont Laréactive plusieurs modèles cbronotopiques

fadement reconnaissables, puis comment les nombreuses contradictions spatio-temporelles

déforment ces conventions de genre en les parodiant. Après avoir examiné les cinq chronotopes

que nous identifions dans b m e ,nous terminerons notre étude par une analyse des éléments

camavalesques du texte. Nous voulons monîrer par là que les processus d'interaction et de

déformation chronotopiques se lient à la notion bakhtinienne de carnaval avec tout ce que qu'elle

implique: le renversement des hiérarchies, la parodie des conventions sociales et littiraires, et la

valorisation du grotesque et des fonctions naturelles du corps.

1. "Bien bourgeoisement dans le monde": le cbronotope de la ville provinciale

Dans une discussion du roman fiançais du dix-neuvième sièck, Bakhtine propose deux
chronotopes dans lesquels il constate l'intersection du temps biographique, du temps historique

et du temps des moeurs: le cbronotope du salon (notamment chez Stendhal et Balzac), et le

chronotope flaubertien de la petite ville provinciale (Tomes du temps" 388). Ce dernier

chronotope comporte un temps c'cycliquede la vie commune, courante, quotidienne," dont les

indices sont "solidement soudés aux particularités locales, aux maisonnettes et chambrette5 de la
207
petite ville, à ses rues somnolentes, à sa poussière, ses mouches, ses clubs, ses biIIards, etc."

(389). Bakhtine note par ailleurs que le temps dans ce chronotope semble "presque arrêté," et

"dénué d'événements," fonctionnant ainsi comme un temps accessoire. Curieusement, il décrit

ce temps aussi comme un temps "épais, visauerix, qui rampe dans l'espace"(389, nous

soulign~ns)'~-uné t o ~ a nchoix
t d'adjectifs qui nous sert dans notre lecture de Nausée.

A première vue, la présentation de Bouville dans La Nausée semble se conformer à un

modèle chronotopique associé au roman français du dix-neuvième siècle. Chuch souligne cette

similarité en appelant Bouville "a twentieth-century Yonville" (261). Une bonne partie du récit

est consacrée a la description de la ville du point de vue matériel (l'espace) et historique (le

temps), et la plupart des événements racontés dans le récit, à part un court voyage à Paris,se

déroulent dans le cadre bien délimité de Bouville pendant Les mois de janvier et février 1932. Ce

chronotope fournit une sorte de norme spatio-temporelle par rapport a laquelle Roquentin juge sa

propre perception de L'espace et du temps-norme dont le lecteur se sert aussi.

Comment caractérisons-nous les particularités du chronotope de Bouville? En ce qui

concerne l'espace, il ne suffit pas de noter qu'il s'agit d'une bande ville provinciale; iI faudrait

aussi remarquer qu'à i'intérieur de cette ville, se trouvent surtout des espaces publics: les mes,

les cafés, la promenade, la bibliothèque, le musée, le jardin. Roquentùi ne pénètre jamais dans

les espaces privés, il n'entre jamais dans les maisons des Bouvillois. Même quand il déjeune

avec l'Autodidacte, c'est au restaurant; et quand il fait l'amour avec Française, elle garde

toujours son rôIe public, celui de patronne du Rendez-vous des Cheminots qui demande à

19"3~orycroe. nomyrqee B rrpocTpaame spe& ( Q , o D ~396,


I nous
soulignons).
208

Roquentin son avis à propos d'un nouvel apéritif (Nausée 2 1). Ce chronotope présente donc les

citoyens individus dans leur existence collective. Ils sont entièrement extériorisés car Roquentin

est toujours en train de les observer et de les écouter, de raconter leurs mouvements et leurs

conversations. De cette manière, nous les rencontrons dans la société, leur place dans la

hiérarchie sociale de Bouville étant indiquée par les cafës qu'ils fréquentent et par leur apparence

et comportement lors de la promenade du dimanche.

En ce qui concerne la présentation du temps et la concrétisation du temps dans l'espace, il

s'agit d'abord de l'assimilation d'une conscience historique au sein de cette ville provinciale.

Cela se manifeste dans les rues nommées d'après ses citoyens importants, dans les monuments

tels la statue de Gustave irnpétraz que Roquentin décrit comme le gardien des idées reçues des

bourgeoises (49), dans les portraits de tous les grands patriarches de Bouville dans le musée

municipal, et dans Ies anecdotes concernant la ville que raconte Roquentin-anecdotes souvent

provoquées par L'espace, comme dans le cas de l'histoire de l'église Sainte Cécile (67-8). Les

Bouvillois sont liés les uns aux autres par l'histoire et par la tradition, et le passage même de ce

temps qui "rampe dans l'espace" ("Formes du temps" 389) contribue au sens de la collectivité

que Roquentin ne partage pas. Vers la fin de son récit, Roquentin regarde les citoyens du haut

d'une coiiine, qu'il décrit ainsi:

ils sortent des bureaux, après leur journée de travail, ils regardent
Ies maisons et les squares d'un air satisfait, ils pensent que c'est
h viiie, une 'belle cité bourgeoise'. ils n'ont pas peur, ils se
sentent chez eux. (Nausée 223)

Roquentin est conscient du fait qu'il n'appartient pas à cette ville ou tout citoyen, même le plus

rebeiie, apprend "à connaître Ies iiens profonds qui l'attachaient à sa famille, à son milieu" (129).

Lors de sa visite au musée, Roquentin se rend compte que, sans famiiie et sans responsabilités
envers la société (il ne vote pas), il n'est nullement rattaché à la ville. Devant le portrait

d'olivier Blévigne (qui a prêté son nom à une rue de la viile), Roquentin associe ce manque de

liens sociaux à son malaise existentiel, déclarant qu'il ressent le jugement de cet homme

bourgeois-jugement qui "mettait en question jusqu'à [slon droit d'exister," et qui provoque la

réflexion suivante: "Et c'était vrai, je m'en étais toujours rendu compte: je n'avais pas le droit

d'exister. J'étais apparu par hasard, j'existais comme une pierre, une plante, un microbe" (125).

N'oublions pas que 176pigrammede Ja Nausé& tiré de de Céline, souligne l'isolement

de Roquentin par rapport à la société qui i'entoure: "C'est un garçon sans importance collective,

c'est tout juste un individu."

A part cette concrétisation du temps historique dans l'espace public, il s'agit d'un rythme

cyclique de vie: des rites et rituels immuables qui règient et délimitent le temps. Comme

Roquentin le découvre, le fait de disposer de trop de temps fait peur car on se retrouve seul avec

ses pensées: "Un quart d'heure suffirait,j'en suis sûr," déclare-t-il, "pour que je parvienne au

suprême dégoût de moi" (3 1). il trouve trois heures de l'après-midi un moment "intolérable"

parce que '%'est toujours trop tard ou trop tôt pour tout ce qu'on veut faire" (30). Savoir

s'occuper afin de ne pas sentir le temps semble être Ie talent des Bouvillois. Quand il déjeune

avec l'Autodidacte, Roquentin regarde un jeune couple; il méprise "le spectacle de leurs petites

danses rituelles et mécaniques," mais il finit par admettre qu' "Après tout, il faut bien tuer le

temps" (160). En voyant des joueurs de cartes dans un café, Roquentin fait la remarque suivante:

Queiie drôle d'occupation: ça n'a pas l'air d'un jeu, ni d'un rite, ni
d'une habitude. l e crois qu'ils font ça pour remplir Ie temps, tout
simpIement, Mais le temps est trop large, i[ ne se laisse pas
remplir. Tout ce qu'on y plonge s'amollit et s'étire. (39-40)

Malgré cette observation que fait Roquentin, ii partage le même désir de remplir Ie temps. A la
210

fin de cette scène au cafë, il se propose une distraction aussi fivoie qu'une partie de cartes:
"Tout à l'heure, j'irai au cindma" (44). Un jour, quand il n'a rien à faire, il déclare "je vais

manger, pour passer Le temps" (94) et, vers la fin du récit, quand il pense a sa nouvelle vie à

Paris,il se demande: "Qu'est ce que je ferai de mes joumées?'(243). Roquentin se rend compte
que les Bouvillois réussissent mieux que lui à rem@ et a régler le temps, et que cet effort

contribue au sens de la collectivité que nous venons d'esquisser. C'est ainsi qu'en regardant les

gens autour de Lui au café Mably, il remarque: "Tous ces types passent leur temps à s'exl;liquer, à

reconnaîtte avec bonheur qu'ils sont du même avis" (23).

Dans la description des rites du dimanche, nous trouvons la meilleure illustration du

chronotope de Bouville ainsi que de l'isolement de Roquentin. Le matin,les famiEles vont a

l'église puis se promènent, les gens de qualité ne saluant que ceux qui leur ressemblent (71).

L'après-midi, ils vont au cinéma ou se promènent de nouveau, selon leurs obligations sociales:

"Le dimanche on va au cimetière monumentd, ou bien i'on rend visite a des parents, ou bien, si

l'on est tout à fait libre, on va se promener sur la Jetée". N'ayant pas de racines a BouvilIe,

Roquentin peut déclarer "J'étais Libre: je suivis la rue Bressan qui débouche sur la Jetée-

Promenade" (80). Ce chronotope de la ville provinciale témoigne du fait que tout est bien

rdgIementé; tous les citoyens semblent suivre cette mème formuie dans Le même but, cehi de se

reposer de la semaine pas*, de se préparer pour la semaine a venir et, avant tout, de préserver le

rythme bien établi de la vie bourgeoise:

ils n'avaient qu'un seul jour pour effacer leurs rides, teurs pattes
d'oie, Ies plis amers que donne le travail de la semaine. Un seul
jour. Us sentaient les minutes couIer entre leurs doigts; auraient-iIs
le temps d'amasser assez de jeunesse pour repartir a neuf Ie Iundi
matin? (82)
21 I

Roquentin n'appartient pas à ce rythme de vie. II commente ce "formidable événement

social" (86) qu'est le dimanche en se disant: "Pas mon après-midi: la Leur, celle que cent mille

Bouvillois allaient vivre en commun1' (79). Un peu plus tard il ajoute: "c'était leur dimanche et

non k mien" (83). Malgré qu'il prenne ses distances vis-à-vis des Bouvillois et semble rester à

la périphérie de leur société (en trois ans, il ne semble pas avoir d'amis-supportant à peine

l'Autodidacte et voyant Française seulement quand il veut "baiser" [36]), Roquentin les imite

parfois. S'il se promène comme eux et fréquente les cafés, c'est parce qu'il ne veut pas plonger

dans l'isolement total qui menace de L'engouffrer. Très tôt dans le récit il note, "je restais tout

près des gens, A la surf' de la solitude, bien résolu, en cas d'alerte, a me réfugier au milieu

d'eux: au fond j'étais jusqu'ici un amateur" (23). Il est attiré par eux car les Bouvillois

paraissent jouir de quelque chose qui lui demeure inaccessible: Ia stabilité spatio-temporelie.

La conscience historique manifestée dans l'espace ainsi que La temporalité cyclique qui

caractérisent le chronotope de la ville provincide donnent une certaine cohérence au passé

des Bouvillois, cohérence absente des souvenirs de Roquentin. Roquentin constate que, si on

demande aux BouviUois ce qu'ils ont fait hier, "ils ne se troublent pas: ils vous mettent au

courant en deux mots," tandis que lui-même, à leur place, il "bafo~illerait'~


(22). Ces gens Iiés

aux traditions de leur ville "expliquent le neuf par l'ancien" et suscitent le mépris de Roquentin:

iis voudraient nous faire croire que leur pas6 n'est pas perdu, que
leurs souvenirs se sont condensés, moeiieusement convertis en
Sagesse. Commode passé! Passé de poche, petit livre dod plein
de belles maximes, (104)

C'est en fait la deuxième fois que Roquentin évoque la notion de maîtriser et de contenir le

passé. Dans les deux cas, cette idée de maîtriser le temps est liée à l'espace, car Roquentin

déclare que "Le passé, c'est un Iuxe de propriétaire," et ii poursuit cette idée en se demandant:
Où donc conserverais-je le mien? On ne met pas son passé dans sa
poche; il faut avoir une maison pour l'y ranger. Je ne possède que
mon corps; un homme tout seul, avec son seul corps, ne peut pas
arrêter les souvenirs; ils lui passent au travers. (99)

Puisqu'il n'appartient à aucun espace, Roquentin ne peut maîtriser son passé, ce dont témoigne le

caractère inconsistant de ses souvenirs.

Au début de son journal, quand il essaie de se convaincre que Ia nausée qu'il a ressentie

est passagère, Roquentin compare ses "drôles de sentiments de l'autre semaine" à la stabilité

qu'il ressent en regardant le déroulement des événements quotidiens (l'arrivée du train de Paris,

les gens qui attendent le tramway), affirmant: "Ce soir, je suis bien à l'aise, bien bourgeoisement

dans le monde" (15). Le chronotope de la ville provinciale met en vaieur une stabilité spatio-

temporelle; Bakhtine explique que "De jour en jour se répètent les mêmes actes habituels, les

mêmes sujets de conversation, les mêmes mots..." ("Formes du temps" 389). Face aux

sentiments qui le troublent, Roquentin se rassure en s'appuyant sur cette idée de norme, se

demandant: "qu'y a-t-il à craindre d'un monde si régulier?" CJ4Jauség16). Il ne s'enferme pas

complètement dans la solitude parce qu'il est à la recherche de la stabilité qu'il espère trouver en

entrant en contact avec les habitants de BouvilIe. ii mesure le temps d'après les habitudes des

autres @ar exemple, I'mivée du monsieur de Rouen dont il entend le pas "rass~rant'~
[lq),et iI

note que dans l'espace public des cafës "tout est toujours normai," tout 'Lparticulièrementau café

Mably, A cause du gérant, M. Fasquelie" qui descend s'occuper de son établissement chaque jour

à la même heure suivant une routine prévisible (20). En somme, le sens de l'histoire, les espaces

publics, et les routines bien établies contribuent au sentiment de bien-être des Bouvillois.

Roquentin exprime cette même idée dans un passage qui pourrait aussi définir le chronotope de

la ville provinciale:
Iis ont la preuve, cent fois par jour, que tout se fait par mécanisme,
que le monde obéit à des lois fixes et immuables. Les corps
abandonnés dans le vide tombent tous a la même vitesse, le jardin
public est fermé tous les jours à seize heures en hiver, à dix-huit
heures en été, le plomb fond a 335"' le dernier tramway part de
L'Hôtel de Ville à vingt-trois heures cinq. Ils sont paisibles, un peu
moroses, ils pensent a Demain, c'est-à-dire, simplement, à un
nouvel aujourd'hui; les villes ne disposent que d'une seule journée
qui revient toute p a r d e à chaque matin. A peine la pomponne-
t-on un peu les dimanches. (223)

Malgré cette apparence de tradition et de régularité, la stabilité et la normalité qui

caractérisent le chronotope de la ville provinciale dans Nausée sont illusoires. Dans le

passage cité plus haut, Roquentin note que le dernier tramway part à 23 h 05. A propos de ce

tramway, Hollier fait remarquer que l'heure change à plusieurs reprises (123). Dans le feuillet

sans date, à 10 h 30 quand Roquentin commence à écrire, il dit que les voyageurs attendent "le

dernier tramway" qui "ne passera pas avant 10 heures quarante-cinq" @lausée 15). Mais aussitôt

que Ie tramway anive (à "onze heures moins le quarty'), il dit que "le dernier passera dans une

heure" (16). Les contradictions spatio-ternporelIes contenues dans La Nausée fonctionnent à

plusieurs niveaux. 11y a d'abord ceiles du temps et du lieu (comme celle du tramway) au niveau

du récit, facilement expliquées par l'idée d'une erreur de la part de l'auteur (Sartre) ou

attribuables à la mémoire fautive du narrateur (Roquentin). Ensuite, il y a, au niveau de l'histoire

et du monde virtuel créé par le texte, des contradictions dans la routine cyclique et quotidienne

qui caractérise le chronotope de la ville provinciale. D'une part, ces dernières erreurs prennent la

forme de références à certains problèmes réels des années trente qui font irruption dans le récit:

les références aux communistes et aux nazis qui se battent i Berlin, aux chômeurs à New York

(85), l'allusion faite par 1'Autodidacte à Ia Première Guerre mondiale (153). Ces références au

monde extérieur contrastent avec la üanquiiiité et l'immuabilité de la vie provinciale-Roquentin


214

ne peut pas croire que l'homme paisible avec qui il déjeune aurait pu être combattant: "Ii a été

prisonnier de guerre...C'est la première fois qu'il m'en parle; je n'en reviens pas: je ne puis me

l'imaginer autrement qu'autodidacte" (153). Le macrocosme est toujours sujet au changement, et

le microcosme de Bouville n'est pas à l'abri des ces perturbations. D'autre part, les

contradictions se présentent comme des irrégularités dans la routine: un jour M. Fasquelle ne

descend pas (1 19, un autre, Française n'est pas disponible quand Roquentin a envie de faire

l'amour (36). Pour Roquentin, qui attache beaucoup d'importance à L'immutabilité de la vie à

Boude, toute déviation par rapport à la norme le plonge dans la nausée.

Le dernierjour de Roquentin à Bouville est un excellent exemple de l'instabilité des

déictiques et des événements les plus prévisibles-instabilité qui mine la façade de normalité que

crée le chronotope de la vifle provinciale. A deux heures de l'après midi, Roquentin entre dans

la Biblioîhèque pour la dernière fois, où la salle de lecture est éclairée par "le soleil couchant"

(227). Plus de deux heures plus tard (entre 4h et 5h, d'après les déictiques indiquant le passage

du temps), quand il quitte la bibliothèque après l'Autodidacte, Roquentin remarque que "le soleil

couchant'' éclaire le dos de celui-là (237). Ecnvant au café Mably à 6h ("dans deux heures le

train part''), Roquentin commence une nouvelle période de rédaction en notant, "le soleil se

couche" (237); quand il quitte finalement le café juste avant le départ du train, iI précise "Lanuit

tombe" (250). Ce n'est pas seulement une lecture attentive aux déictiques qui fait ressortir les

contradictions qui minent la nomaiité et la prévisibilité associées au chronotope de la viUe

provinciale. Les événements de cette dernière journée soulignent égdernent la déstabilisation de

ce chronotope. Quand Roquentin contemple I'Autodidacte assis dans un coin de la bibliothèque?

il voit en lui la personnification de Ia continuité et de la stabilité: "Demain soir, aprèsdemain


2 15

soir, tous les soirs qui suivraient, il reviendrait lire à cette tabIe en mangeant son pain et son

chocolat" (228). Un peu plus tard, Roquentin ajoute, "Jamais une salle de bibliothèque n'a offert

de spectacle plus rassurant" (230). Mais la scène éclate: l'Autodidacte est surpris en train de

caresser la main d'un jeune garçon; il ne peut plus rentrer à la bibliothèque; il ne tennuiera pas

son projet de lecture 'alphabétique.'

Transplanté dans le contexte d'un roman du vingtième siècle, le chronotope de la ville

provinciale, avec sa promesse de stabilité et prévisibilité, se heurte à une nouvelle sensibilité en

ce qui concerne l'espace et le temps. Les "lois fixes et immuables" dont parle Roquentin ne

tiennent plus, ni en ce qui concerne la routine de la vie bourgeoise, ni en ce qui concerne la

concrétisation d'un monde romanesque. Si le temps de ce chronotope est b'visqueux," ce n'est

pas seulement a cause d'un manque d'événements intéressants. 11 s'agit plutôt du fait que ni les

rites ni les lois naturelles ne réussissent à foumir un cadre spatio-temporel fixe qui puisse servir

de norme pour la perception des événements-que ce soit à l'intdrieur du texte (provoquant ainsi

la nausée de Roquentin) ou a L'extérieur du texte (provoquant un véritable déluge de

commentaires critiques). En Iisant Ca Nausée. nous assistons donc à la déformation d'un

chronotope traditionnel. Le chronotope de la ville provinciale ne sert plus comme un cadre

spatio-temporel "accessoire," fond passif sur lequel d'autres chronotopes se dressent et se

dialoguent. Le noeud philosophique de JaN e réside dans ce chronotope et, comme nous
allons voir, sa viscosité temporelle empiète égdement sur d'autres chronotopes.

II. "Les voyages sont la meilleure école": le chronotope des aventures

e-1
Le faux "Avertissement des éditeurs" au début de juxtapose deux moments et
deux types d'endroits dans la vie de Roquentin: l'époque de ses voyages "en Europe Centrale, en

Afrique du Nord et en Extrême-orient" et ses trois années de rédaction à Bouville, ville dont le

nom évoque la stagnation associée à cette ville provinciale (11). Cet avertissement introduit en

fait ua des thèmes centraux du texte: l'aventure. Sartre lui-mème, après le rehs de

"Mélancholia," a proposé le titre "Les Aventures extraordinaires d'Antoine Roquentin" pour son

roman,ajoutant qu'on pourrait mettre sur la bande '"JI n'v a pas d'aventures' ou quelque chose

comme ça" (Contat et Rybalka, "Documents" 1693). Cette étonnante contradiction fait ressortir

le statut ambigu des aventures dans ce texte. Comment reconnaît-on une 'aventure'? Plus

fondamentalement, peut-on même vivre une aventure?

Quand Roquentin invite l'Autodidacte chez lui pour lui montrer ses photos de voyage, ce

dernier sort une véritable panoplie de clichés au sujet des voyages: ils sont "la meilleure école"

(57); au cours des voyages, on est sous l'emprise de "la magie des aventures"(59); à force de

voyager, on passe par des métamorphoses étonnantes:

Si jamais je devais faire un voyage, il me semble que je voudrais,


avant de partir, noter par écrit les moindres traits de mon caractère
pour pouvoir comparer, en revenant, ce que j'étais et ce que je suis
devenu. J'ai lu qu'il y a des voyageurs qui ont tellement changé au
physique comme au moral, qu'à leur retour leurs plus proches
parents ne les reconnaissaient pas. (57)

L'Autodidacte ose demander à son hôte s'il a eu "beaucoup d'aventures," mais Roquentin

n'arrive pas à formuler une réponse concrète. Tout ce qu'il peut faire, c'est lui déclarer que

Santillane est "le plus joli village d'Espagney'-banalité qui provoque la réponse suivante: "Ah!

monsieur, comme votre conversation est profitable. On voit bien que vous avez voyagé" (60).

C'est justement ce qu'on ne voit pas. D'après tous Ies clichés, on est censé mener une vie
217
extraordinaire aprh avoir voyagé. Dans le cas de Roquentin, cette promesse ne s'est pas réalisée

et Roquentin est profondément conscient du fait que ses voyages ont abouti à cette vilie

ennuyeuse qu'est Bouville, lieu où il mène une vie monotone (recherches à la bibliothèque

municipale, déjeuners au café, promenades le dimanche) et où il ne réussit pas à communiquer

Ies aventures qui lui sont arrivées, comme, par exemple, l'histoire de cette "affaire de Meknès"

quand un Marocain l'a attaqué (61). Puisque les aventures n'ont pas l'air d'avoir transformé

Roquentin (il ne devient même pas un bon 'conteur'), W.M. Frohock soutient que Nausée

fonctionne c o r n e une sorte de parodie des romans d'André Gide, chez qui l'aventure détermine

le caractère des personnages, en faisant d'eux des 'narrateurs d'histoires' @ense7 par exemple, à

Michel dans C'Immoraliste): "What happens to Roquentin may even be read as a specific and

forma1 reply to Gide, although Gide's name is not mentioned" (166)."

En termes chronotopiques, nous pouvons ranger les aventures de type gidien, qui

effectuent des changements de caractère chez le personnage principal, sous la rubrique du

chronotope de la métamorphose, ou se croisent le temps de moeurs (qui met en valeur les divers

pays, sociétés et coutumes que le héros rencontre au cours de ses voyages) et le temps

biographique (les métamorphoses du héros). A notre sens, ce chronotope est fortement marqué

par un sens m:
les aventures du héros mènent a une fin certaine-par exemple, la

transformation en 'immoraliste' de Michel au cours de ses voyages. Chaque événement, chaque

incident, contribue à déterminer sa nouvelle identité. Roquentin essaie de combattre la nature

visqueuse de la vie quotidienne en se remémorant ses aventures, mais l'illusion de

20 Pour une analyse détaillée des rapports entre l'oeuvre de Sartre et celui de Gide, voir
L'étude de Pierre Masson, "Sartre lecteur de Gide: authenticité et engagement.," Voir aussi "The
Mapping of Gide by Sartre" de Howard Davies (en particulieropp. 120-121)
l'irréversibilité du temps ne dure pas: "L'aventure est m e , le temps reprend sa mollesse

quotidienne" 62-3). A vrai dire, te sens téléologique manque aux aventures de

Roquentin, comme il le reconnaît hi-même: "Quelque chose commence pour finir.. l'aventure ne

se laisse pas mettre de rallonge; elle n'a de sens que par sa mort" (62). Puisqu'aucune

transformation ne s'est effectuée et puisque ses aventures n'aboutissent pas à la moindre fin,

Roquentin finit par dire: "Je n'ai pas eu d'aventures. il m'est arrivé des histoires, des

événements, des incidents, tout ce qu'on voudra, Mais pas des aventures" (61). Plus loin, il s'en

veut de s'être laisser duper "avec des mots," d'avoir nommé aventure "du clinquant de voyage,

amours de filles, rixes, verroteries" (63). II se rend compte qu'il essayait de saisir la causalité qui

caractérise cette notion d'aventure comme métamorphose: '(je demandais tout juste un peu de

rigueur" (6 1). Les aventures de Spe gidien dépendent de la structure et de l'ordre imposés aux

les événements par l'acte de narrer. Comme Ie dit Roquentin, "pour que l'événement le plus

banal devienne une aventure, il faut et il suilit qu'on se mette à le t;lconter"(64).2' Ailleurs, il

conclut que le "sentiment de l'aventure serait, tout simplement, celui de l'irréversibilité du

temps"-ce qui rappelle la définition bakhtinieme du chronotope de la métamorphose comme

une série temporelle irréversible ("Formes du temps" 263-65). Roquentin demande également:

"Mais pourquoi est-ce qu'on ne l'a pas toujours? Est-ce que le temps ne serait pas toujours

2' Roquentin comprend que Ies indices spatio-temporels sont porteurs de valeurs &
un a: "'II faisait nuit, Ia rue était déserte.' La phrase est jetée
négligemment, elle a l'air superflue; mais nous ne nous y laissons pas prendre et nous la mettons
de côté: c'est un renseignement dont nous comprendrons la valeur par la suite" (65). Autrement
dit, quand un événement arrive, on n'a aucune idée de son importauce, si c'est un
'ccommencement" ou une 'W par rapport a la suite de sa vie. Mais, comme observe Roquentin,
"il faut choisir: vivre ou raconter" (64), car l'acte de narrer nous détache de la vie telIe qu'elle est
vécue. C'est seulement après coup qu'on peut évaluer, imposer de l'ordre, et voir une logique là
où on avait trouvé le simpIe hasard,
2 19

irréversible?" (&&g 88). A cause de cette problématisation du rapport entre l'aventure et

L'irréversibilité du temps, nous soutenons que l'effet parodique que Frohock décèle dans le texte

ne dépend pas uniquement de la déformation de l'aventure gidienne (du chronotope de la

métamorphose) qu'on retrouve dans le texte. A notre sens, l'effet parodique est dû plutôt à

l'inclusion dans le texte d'un modèle chronotopique tout à fait inattendu. Nous nous référons au

chronotope des aventures.

Tandis que d'autres chronotopes, celui, par exemple, du salon ou du château gothique,

sont peu Mquents dans la littérature moderne, celui des aventures se répand dans la culture

populaire de nos jours. Des romans roses aux films d'action, les histoires de héros, de conquêtes

amoureuses et d'aventures dans des lieux exotiques sont toujours à la mode. La permanence de

ce chronotope résulte peut être du fait qu'il contient peu d'interférence historique, ne reflétanr

que vaguement les conditions sociales qui t'affectent. Dans La,


la juxtaposition de ce

chronotope à celui de la ville provinciale-chronotope particulièrement chargé d'une spécificité

historique--produit une effet de parudie. Le chronotope des aventures, si répandu dans la

littérature populaire, ne semble pas bien intégré au portrait des moeurs bourgeoises-et semble

carrément impropre à un roman dit 'philosophique,' genre cens6 mettre en question la nature

même de i'existence. Daas JaNausée se heurtent plusieurs modèles génériques: Ie roman

&diste, Ie roman populaire des aventures, et le roman existentialiste.

Comment Bakhtine définit-il le chronotope des aventures, et comment La Nausée se

conforme-t-il à cette définition? Le chronotope des aventures se caractérise par un lien technique

et abstrait entre l'espace et le temps: peu importe où et quand le héros rencontre les nombreux

obstacles qui ie séparent de la bien-aimée, mus savons tous comment l'histoire se terminera (une
220
variante tragique étant toujours possible) et le héros reste tel qu'il était au début de ses épreuves.

L'avertissement au début de JaNausée semble nous promettre un chronotope traditionnel des

aventures (un héros qui a voyagé dans des pays exotiques), tandis que les nombreuses références

à AMYévoquent la possibilité d'une aventure amoureuse.

Bien que la série spatio-temporelle dans le chronotope des aventures puisse être

réversible, ce chronotope est censé fournir des événements et des choses inattendus: des ''tout à

coup," des "juste à ce moment," des rencontres inoubliables et des merveilles de divers pays

("Formes du temps" 247). Ce que Roquentin est en train de découvrir, c'est que ies aventures ne

sont pas aussi sensationnelles qu'on ne le prétend. Les lieux exotiques de ses voyages ne lui

fournissent pas les merveilleux souvenirs qu'iI aurait voulu juxtaposer a la banalité de Bouville.

Au contraire, Roquentin fait monter d'une sensibilité aiguë vis-à-vis de la ville provinciale, la

ddcrivant en détail. Par contre, il constate à propos de ses voyages que "...tout se ressemble:

Shanghaï, Moscou, Alger, au bout d'une quinzaine, c'est tout pareil" mausée 64-65), et avoue

qu'il ne se souvient pas de la place à Meknès qu'il fréquentait chaque jour (55). En décrivant son

retour en France après six ans de voyages, Roquentin note qu'il a décidé de rentrer lors d'une

dans le bureau d'un certain Mercier. La première fois qu'il raconte cet épisode, il se
inte~ew

souvient d'avoir été en Indochine. Plus loin dans le texte, Roquentin explique que cette

interview a eu lieu à Hanoï, qui est effectivement en Indochine (60). Pourtant, un peu plus loin,

il affirme avoir décidé de rentrer iorsqu'il était à Saigon (97) et une quarantaine de pages pIus

loin, il situe L'épisode"à Shanghai; dans le bureau de Mercier" (142). On remarque la même

imprécision en ce qui concerne le temps. Roquentin dit qu'il s'est séparé d'Amy li' y a 6 ans"

(95) et il se plaint de n'avoir pas eu de ses nouvelles depuis 5 ans (92); pourtant, quand il [a
22 I

revoit à Paris, il lui demande: "Tu as eu besoin de moi pendant ces quatre ans que je ne t'ai pas

vue?'(l95). En se souvenant de l'éclat d'un soleil tomde au cours de ses voyages, il se

demande: "De quelle journée marocaine (ou algérienne? ou syrienne?) cet éclat s'est41 soudain

détaché?" et il finit par douter de L'authenticité de ses souvenirs: "...jYai beau fouiller le passé je

n'en retire plus que des bribes d'images et je ne sais pas trés bien ce qu'elles représentent, ni si

ce sont des souvenirs ou des fictionsw(54-5).

Quand Bakhtine déclare que la série spatio-temporelle du chronotope des aventures est

réversible, nous croyons qu'il veut dire que llordte des événements et des Iieux ne détient pas sur

l'histoire car cet ordre ne donne aucune causalité (aucune métamorphose du héros). On poumit,

théoriquement, relater les événements d'une façon différente. Dans La Nausée nous voyons un

exemple extrême de cette réversibilité. Au niveau même des déictiques, il existe une confusion

profonde: les lieux et les moments de rencontre (même avec la bien-aimée) sont enti4rement

interchangeables-cette réversibilité n'est pas juste -ossible, elle est carrément

par les déictiques textuels. La Nausée met en question non seulement l'ordre des

événements et "l'enchaînement rigoureux des circonstances" (43)-ce que Frohock appelle la

parodie de l'aventure 'gidienne'-mais aussi la stabilité et la fiabilité des indices textueIs. Le

chronotope des aventures est ici poussé jusqu'au bout, car même les deux événements 'fixes'-le

début et la fin des aventures-demeurent vagues. Comme nous l'avons vu, quand il évoque ses

'aventures,' Roquentin "n'en retrouve aucun détail"; de même, il ne peut fournir de détail concret

sur sa décision de voyager puis de rentrer (43). Tout ce qu'il en dit, c'est que ses proches pensent

qu'ii est parti "sur un coup de tête" (IS), tandis qu'au moment de mettre fin à ses voyages iI se

sentait 'kempli de lymphe ou de lait tiède" et, sa passion pour l'exotique étant "morte"
222
subitement, il se sent écoeuré devant une vague "idée volumineuse et fade" (19). Le chronotope

des aventures se voit ainsi contaminer par la viscosité spatio-temporelle que nous avons observée

lors de notre discussion du chronotope de la ville provinciale. Les traits principaux du

chronotope des aventures sont exagérés à te1 point qu'ils deviennent parodiques: Sartre nous

raconte les "aventures extraordinaires d'Antoine de Roquentin," mais nous ne pouvons nullement

situer ces aventures dans un cadre spatio-temporel; donc, "il n'y a pas d'aventures." Il n'y a pas

que Roquentin à connaître la nausée. Le lecteur attentif la ressent tout autant quand il essaie de

concrétiser un monde textuel à partir des indices trompeurs.

m."Un travail de pure imaginationw: le chronotope de la biographie


Face à l'instabilité de la routine bourgeoise et à la fluidité de ses souvenirs, et ayant peur

de la façon dont change sa perception du monde (les crises de nausée), Roquentin décide de tenir

un joumai "pour y voir clair" et pour "classer" et ordonner les étranges événements de sa vie

(Naus& 13). Selon Gerald Prince, ce journa1 "n'est qu'une façon de rythmer le temps avec

l'aide de la montre" (71); autrement dit, Roquentin cherche à imposer de la rigueur temporelle à

sa vie. Non seulement Roquentin essaie de créer une version chronologique de sa vie, mais aussi

son occupation principale consiste à rédiger la biographie d'un personnage historique, le marquis

de Roîiebon. A l'intérieur du journal de Roquentin, nous trouvons justement des extraits

biographiques au sujet du marquis. J ANauség nous présente ainsi deux biographies: ceUe de

Roquentin et ~ollebon." Selon nous, l'interaction de ces deux récits biographiques met en

Nous laissons de côté la question de savoir si La Nausée est un roman


autobiographique, pdférant limiter notre discussion au monde textueI. II est vrai qu'il y a des
similantes entre Bouviiie et Le Havre, où Sartre habitait pendant qu'il rédigeait La N a u s é ~et
223

question à la fois le statut générique de JaNausée (dans quelle mesure est-ce un roman

biographique?) et la juxtaposition de l'Histoire et de l'histoire personnelle que nous avons

considérée en détail dans notre étude de Mémoires d'Hadrieq.

i) Roquentin

Rappelons que, selon Bakhtine, le roman moderne est né de la biographie antique:

l'émulation de ce genre précurseur est à son apogée au dix-huitième siècle, et cela dans les "notes

d'éditeurs" qui se trouvent au début des romans qualifiés de 'véritables histoires retrouvées'

("Formes du temps" 278). Grâce à l'"Avertissement des Editeurs" au début du texte, La Nausée

semble donc se ranger dans un genre littéraire bien familier, celui du journal intime ou des

papiers retrouvés représentds par Moi1 Flanders. Robinson Crusoc ou Les Liaisons Dangereuses.

Pourtant, d'après Fletcher, le recours à ce prétexte de véracité semble maladroit: "The novel

carries its own conviction which has nothing to do with our believing or not believing in the reai

existence of Antoine Roquentin; modern fiction has no place for such subterfuges" ('174). A

notre sens, ce n'est pas le recours à une telle convention qui importe, mais plutôt comment la

déformation de cette convention attire notre attention sur l'instabilité des déictiques spatio-

temporels.

Comme nous l'avons déjà vu, l'ordre que Roquentin cherche à imposer à sa vie est miné

par les nombreuses contradictions inconsistances dans la datation de son journal et dans les

indications spatiales (ou le bureau de Mercier se trouve-t-il?) et temporelles (à quelle heure le

qu'on peut, pour certains événements décrits dans le texte, trouver un antécédent dans la vie
réeiie de Sartre-le plus célèbre exemple étant l'épisode du marronnier. Nous renvoyons tout
lecteur voulant explorer cet aspect autobiographique à Contat et Rybaika.
224

tramway part-il? Quand Roquentin a-t-il vu Amy pour la dernière fois?), Au Iieu d'imposer de

la rigueur à cette vie en désordre, la note des éditeurs fictifs au début de La Nausée met en

question le statut du journal et de son auteur, les éditeurs sont aussi négligents dans leur travail

que Roquentin l'est dans la précision des événements.

Dans leur les éditeurs fictifs déclarent que le récit qui suit n'est rien

d'autre que les cahiers d'un certain Antoine Roquentin, trouvés "parmi [sles papiersn-ce qui

nous encourage à spéculer sur le sort de ce dernier. Où est Roquentin actuellement? Est4 mort?

Où a-t-il laissé ses papiers? Qui les a trouvés? Quand, par rapport aux hrénements racontés,

ont-ils été trouvés? Ii est évident qu'un certain temps a dû se passer entre la rédaction de ces

cahiers et le moment où les éditeurs les ont trouvés. Nous avons donc affaire à un auteur absent

ou défunt, et nous ne pouvons pas repérer le rapport temporel entre la rédaction des cahiers et

leur publication. Ces ambiguïtés sont d'autant plus frappantes que les éditeurs fictifs nous

donnent tout de suite des précisions quant à la chronologie du journal et à l'endroit de sa

rédaction. Cette confusion préfigure les problémes d'ordre temporel qui parsèment le texte.

Comme le dit Fletcher, la forme du journal intime est "something of a sham," et l'intervention

éditoriaie paraît "extraordinarily naive" (Fletcher 179).

Malgré que Roquentin commence son journai en notant qu'il faut "écrire les événements
au jour Ie jour" et qu'il compare les événements de "samedi" et "d'avant-hier" comme s'il

voulait noter une progression dans le temps, ces aflirmations aboutissent à un 'Tedlet sans date''

13). Les éditeurs fictifs se donnent comme tâche de situer ce feuilIet par rapport au

journal proprement dit, j o m a i qui commence par Ia notation ''Lundi 25 janvier 1932" (17). iis

indiquent qu'ils ont "de bonnes raisons" (qu'ils ne précisent pourtant pas) pour penser que cette
225

page sans date "est antérieure de quelques semaines au début du journal proprement dit," et

remonte donc "au plus tard" au début du mois de janvier 1932 (1 1). A vrai dire, établir la

chronologie de la rédaction de ces pages, aussi bien que celle de la vie de Roquentin, n'est pas

une tâche facile. Plus tard dans son journal, quand Roquentin évoque les mêmes événements

racontés dans le feuillet sans date (l'épisode du galet), il écrit "l'autreiour. au bord de la mer,

quand je tenais ce galety'(26, nous soulignons)-expression dont on ne se servirait pas pour

d e e quelque chose qui a dû se passer, seton les éditeurs, trois ou quatre semaines pius tôt. On

remarque, d'ailleurs, une certaine inconsistance dans les interventions éditoriales. Le feuillet

sans date est suivie d'une autre page, celle-ci portant l'indication "10 heures et demie" et la note
suivante écrite par les éditeurs: "Du soir évidemment. Le paragraphe qui suit est très postérieur

aux précédents. Nous inclinons à croire qu'ii fut écrit, au plus tôt, le lendemain" (15). Cette

intervention semble inutile, sinon ridicule, étant donné que le fait qu'il est dix-heures du soir

devient évident une fois qu'on lit le paragraphe ('Te soir...", "cette nuit"), et que rien n'indique

que Roquentin ne continue pas tout simplement une rédaction commencée plus tôt dans la

journée. II est vrai qu'il déclare, "Mes drôles de sentiments de l'autre semaine me semblent bien

ridicules aujourd'hui" (15), mais comment Les éditeurs savent-iIs qu'il s'agit des mêmes

sentiments décrits dans le feuillet sans date (l'histoire du galet)? Ce qui fausse le résultat quand

les éditeurs fictifs essaient d'imposer une chronologie au journal, c'est le fait que leurs

interventions s'arrêtent 1à ou on en aurait vraiment besoin. Roquentin ne donne de date précise

que pour ses deux premières séances de rédaction: "Lundi 25 janvier" (17) et "Mardi 26 janvier"

(20). Nous supposons que les indications qui suivent, "Jeudi matin" (26),"Jeudi après-midi"

(28) et "Vendredi" (30), sont de la même semaine que le lundi initiai, mais la prochaine entrée
226
est datée "jeudi 11 heures et demie" (48). De quel jeudi s'agit-il? II parait que Roquentin a sauté

près d'une semaine de rédaction, et que la date de ce jeudi est le 4 février, mais aucune note

éditoriale n'intervient pour le préciser. Au début de son roman, Sartre emploie la convention
c:
d'intervention éditoriale de façon dérisoire pour l'abandonner aussitôt. L'incongruité des

probkmes posés par le texte (les contradictions spatio-temporelles) et les faibles tentatives des

éditeurs fictifs pour y répondre sont carrément drôles. Au lieu de utiliser fidèlement une

convention romanesque du dix-huitième siècle, Sartre la parodie. Notons avec Keefe que la

comparaison entre JaN& et le roman du dix-huitième siècle n'est pas suffisante en elle-

même: "To Say that it parodies an eighteenth-century convention is unhelpful, since that goes no

way towards explaining how that parody fits into the centrai themes of the work as a whole" (200

note 30). Pour Reed, 1'incIusion d'un "Avertissement des Editeurs" et l'évocation parodique du

roman du dix-huitième siècle servent à critiquer Ia capacité de la littérature de 'racontery-de

rapporter des événements: "The novel of the eighteenth century is an appropriate point of

departure for Sartre's critique of traditional literature since it gives a high priority to story-

telling" (74). Selon nous, l'insuffisance des interventions éditoriales souligne l'échec de toute

tentative pour préciser la chronologie de ce texte de l'intérieur du monde WtueI (de la part des

éditeurs fictifs ou de Roquentin) et annonce l'échec de ceux qui essaient de la préciser de

l'extérieur, autrement dit, les lecteurs de La Nausée.

ü) Roiiebon

Jusqu'au moment de commencer son journal, le travail intellectuel de Roquentin

consistait en la rédaction d'une biographie historique du marquis. Puisqu'il a de Ia difficulté à


227

trouver de l'ordre dans sa vie-à se 'raconter' sa propre histoire-Roquentin reprend son travail

d'historien et se met à racmter la vie d'un autremuLa seule raison pour laquelle Roquentin

habite Bouville, c'est parce que les papiers de Rollebon avaient été léguées à la bibliothèque

municipale par un de ses descendants qui habitait la ville jusqu'a la première guerre mondiale

(29). La vie de Rollebon est ainsi intimement liée a l'histoire de la ville. Or, en traçant le

développement du genre biographique, Bakhtine examine en détail les formes biographiques qui

mettent en valeur le lien entre le développement de L'individu et les événements socio-historiques

réels. Comme nous l'avons vu dans notre étude de Muiérnoires d'Hadrien, au coeur du chronotope

de la biographie se trouve l'espace de la place publique, car la vie de l'homme est entièrement

extériorisée, transmise au lecteur par la description de ses actions, de son comportement pubIic.

D'après les maintes observations au sujet des Bouvillois, Roquentin s'intéresse à la nature de

cette vie publique et extériorisée. En écrivant la biographie de Rollebon, Roquentin essaie, d'une

part, d'ordonner les événements de la vie de cet homme politique; d'autre part, il veut

comprendre l'homme privé derrière la façade publique.

De même que Roquentin se réfugie dans la normdité apparente de la vie provinciale, de

même il se plonge dans son travail inteIIectue1afin d'échapper à la contingence de l'existence:

"M. de Rollebon était mon associt: il avait besoin de moi pour être et j'avais besoin de lui pour

ne pas sentir mon être" (143). Ce dont Roquentin a besoin, c'est la stabilité spatio-temporeile, et

quoi de plus exact, de plus concret, de plus &que \a vie bien documentée d'un personnage

historique? Malheureusement, comme c'est le cas de sa propre vie et de la vie provinciale,

Il paraît que Roquentin faisait déjà des recherches sur Roiiebon avant de partir en Asie,
où il est resté pendant six ans (18), car ii retrouve des notes sur le marquis qui datent de dix ans
plus tôt (29).
228
Roquentin ne trouve pas ce qu'il cherche dans la vie du marquis, déclarant qu'il "ne comprendls]

plus rien7'à la conduite de son sujet, et que cela n'est pas dû à un manque de documentation (29).

Au contraire, il y a bien des documents mais ce qui "manque dans tous ces témoignages, c'est

stance. Ils ne se contredisent pas, non, mais ils ne s'accordent pas non plus; ils

n'ont pas l'air de concerner la même personne" (29, nous soulignons). Roquentin ne réussit donc

ni à produire un portrait extériorisé et cohérent de l'homme, ni a comprendre sa motivation.

Selon Goldthorpe, l'échec de Roquentin dans son projet biographique témoigne de

I'impossibiIité de réconcilier différentes expériences du temps: public, historique, cosmique et

personnel (Goldthorpe, La Nausée 54-S)-difficulté dont nous avons longuement parlé dans notre

étude de Mémoires.

Puisque la vie réelle de Rollebon manque de consistance, Roquentin s'y intéresse de

moins en moins, s'attachant plutôt à l'oeuvre qu'il est en train de faire, et ressentant "un besoin

de plus en plus fort d'écrire7' (rIauség 29-30). De nouveau, nous constatons la différence entre

vivre et raconter, cette fois du point de vue de la création artistique. Roquentin commence a

croire "qu'on ne peut jamais rien prouver," et déclare:

Lents, paresseux, maussades, les faits s'accommodent à la rigueur de I'ordre que


je veux leur donner mais il leur reste extérieur. J'ai l'impression de faire un
travail de pure imagination. Encore suis-je bien sûr que les personnages de roman
auraient l'air plus vrais, seraient en tout cas, plus plaisants. (30).

Ainsi se rend-il compte que, s'il veut vraiment donner de l'ordre et une structure à une vie, ce

n'est pas une biographie-ce genre censé saisir la réalité-qu'il faudrait écrire. Plus tard, il

imagine Ie caractère du marquis, et produit un portrait qui réussirait a expliquer l'étrange

conduite de ce dernier, puis constate: "Seulement si c'était pour en venir là, il fallait plutôt que
j'écnve un roman" (90). Ce que Roquentin est en train de fournir, c'est une complexité

psychologique qu'il ne trouve ni dans les divers témoignages au sujet du marquis ni dans les

ouvrages (un &te


. .de -S , . et des @flexions sur la Vertir) écrits par ce dernier ni dans les

ouvrages biographiques existants (par exemple, le livre de Germain Berger que Roquentin cite

parfois)." De son échec biographique est né son désir d'essayer 'îm autre genre," (249)' d'écrire

un roman. Il imagine ensuite des lecteurs qui le liront et qui se diront: "C'est Antoine Roquentin

qui L'a écrit, c'était un type roux qui traînait dans les cafës" (250). 11 nous semble que ce roman

ne sera donc qu'un prétexte pour fixer, par des moyens détournés, la vie de Roquentin: il

deviendra finaiement "conteur." Et on pourrait s'imaginer que la raison pour laquelle on frnit par

publier ses cahiers, c'est justement parce qu'on s'intéresse à la vie de cet "auteur."

W . Wes moments parfaits": le chronotope de l'idylle

A part les conventions du roman provincial, du roman des aventures et du roman

biographique, Ca Nausée joue également, comme nous l'avons déjà suggéré, avec les

conventions du roman sentimental. Les quelques références a Anny au début du texte-elle a

quitté Roquentin il y a 6 ans (21), il retrouve sa photo (56)' le souvenir d'une scène au cinéma

(88)-évoquent une relation compliquée, pleine de mdentendus. Puis Roquentin reçoit une lettre

d'elle, ce qui fait tout de suite penser à la possibilité de retrouvailles. En fait, son voyage à Paris

" Assez curieusement, c'est justement cette complexité psychoIogique du personnage


soudée aux faits historiques qui fait de Mémoires un ouvrage admiré à Ia fois comme un roman
subtil et une biographie extrêmement détaillée. Notre dictionnaire classique inclut à la fin d'une
Liste d'oeuvres a consulter au sujet d'Hadrien, Mémoires d'Hadrien. suivi par Ia précision: "This
. -
last work is fictional, but of the greatest value" W i c d Dictionq: 800 B.C--A,D. 337, S.V.
"Hadrianus, Publius Aelius")).
et sa rencontre avec Amy sont les seuls événements qui brisent la monotonie de la vie à

Bouville. Face à cette viiie dont la fausse prévisibilité provoque des crises de nausée, et face à la

fluidité troublante du souvenir de ses aventures, Roquentin se cramponne à Amy comme à une

source potentielle de stabilité. Pour Roquentin, cette femme qui utilise toujours le même papier à

lettres, qui veut toujours aménager des "moments parfaits," et qui soigne son apparence non par

coquetterie mais parce quYeIlea toujours fait preuve d'une "fidélité puissante et sévère au

moindre trait de son image" (92), représente la fixité qui manque à sa vie. Il rêve de l'emmener à

Bouville afin de se rassurer: "II suffirait qu'elle y vive quelques heures; qu'elle couche une nuit à

l'hôtel Printania. Après, ce ne serait plus pareil; je ne pourraisplus avoir peur" (12 1). il espère

que la seule présence d ' h y réglera son monde en y introduisant de la rigueur. Il compte ainsi

se réfugier dans une sorte d'idylIe amoureuse, détachée du monde terrifiant qui l'entoure.

Comme nous le verrons, les retrouvailles ne correspondent pas à l'attente; il n'y a pas de

réconciliation. La scène de réunion est plutôt grotesque, Amy ayant fait appel à Roquentin pour

lui montrer à quei point elle avait changé. C'est ainsi que Hill décrit toutes les scènes avec Amy

comme des "parodies of the sentimental novel" (46).

Bakhtine, discutant du roman sentimental des dix-huitième et dix-neuvième siècles,

soutient qu'ils se caractérisent par un chronotope particulier, celui de l'idylle. Dans le

chronotope de I'idyiie, nous retrouvons une profonde 'u


de lieu'' qui crée un "rythme

cyclique du temps": "[a vie idyliique et ses péripéties sont indétachables de ce 'coin'

concrètement situé dans l'espace, ou vécurent pères et ancêtres, oh vivront enfants et petits-

enfants" ("Formes du temps" 367). Ce chronotope juxtapose la stabilité du temps organique de

la vie idyllique au temps "vain et émietté" de la vie urbaine (370), et Ies événements racontés se
limitent aux '"faits essentiels" de Ia vie: "l'amour, la naissance, la mort" (368).

Dans JNausée.chaque aspect du chronotope de l'idylle paraît déformé. Roquentin et

Amy ne venaient pas du même pays; au cours de leur liaison ils habitaient différentes villes (et

ils sont, effectivement, des citadins-Paris, Londres, Tokyo, Berlin, Saïgon, Aden: leur histoire

est celle des grandes villes); ils n'avaient pas d'histoire en commun; ils évitaient de parler de

l'avenir. Ils n'avaient pas de stabilité spatio-temporelle, mais Anny essayait d'en créer l'illusion.

Elle voyageait toujours avec "une immense valise pleine de châles, de turbans, de mantilles, de

masques japonais, d'images d'Epinai" pour décorer les chambres d'hôtel où elle loge (Nausée

194). De cette maniére, elle recréait dans divers lieux un décor qui l'ancrait dans le même cadre

spatial-une situation analogue à l'unité de lieu du chronotope de l'idylle, des images d'Epinal

fournissant le simulacre du pastoral.

A l'intérieur de ce monde, le temps a la même plénitude et suit le même cours cyclique

que dans le chronotope de l'idylle amoureuse-mais cette répetition est destructrice plutôt que

régénératrice. Lors de ses rencontres avec Roquentin, Anny répétait toujours le même jeu, Elle

muitipliait les malentendus avec lui jusqu'a une heure avant son départ, de sorte qu'elle 'Taisait

rendre au temps tout ce qu'il pouvait'' car, avec si peu de temps pour se réconcilier, ils sentaient

alors ''coder les minutes" (88). Dans cette idylle moderne, la plénitude et la continuité

temporelle ne viennent pas de la coatinuit6 familiale, mais de la liaison même: "Tant que nous

nous sommes aimés, nous n'avons pas permis que le plus infime de nos instants, Ia plus légère de

nos peines se détachât de nous et restât en arrière, ...Trois années présentes à la fois" (97). La

relation ne repose pas sur une base de tradition et d'histoire liées a un endroit particulier, mais

vise l'autosuffisante. Roquentin et Amy n'essaient pas de s'intégrer à une communauté ni de


fonder une famille; leur temps ensemble est consacré à des divertissements (cinéma,

promenades) qui se répètent mais qui ne contribuent pas à maintenir leur relation, les

malentendus minant plutôt leur complicité. De cette façon, la continuité spatio-temporelle (les

scènes mélodramatiques qu'Amy aménage) ne fournit plus de cadre stable à la relation

amoureuse, mais la détruit: "C'est pour cela que nous nous sommes séparés: nous n'avions plus

assez de force pour supporter ce fardeauy7(97).

Quand Roquentin revoit Amy à Paris, elle semble avoir perdu son pouvoir sur l'espace et

le temps. "Comme cette chambre est nue!", exclame Roquentin, puis, "Je pensais seulement que

cette chambre n'a pas l'air d'être habitée par toi" (194). Chose plus décevante encore, Anny

n'essaie plus d'aménager de "moments parfaits". Autrefois, il s'agissait toujours de reconnaître

des situations "privilégiées" (la mort et i7amour,deux situations privilégiées dans le chronotope

de l'idylle, étant celles qu'Amy décrira à Roquentin) et puis de déterminer quels gestes et quelles

paroles y seraient les plus convenables. Anny résume cette tâche en évoquant la même notion de

rigueur à laquelle s'attache Roquentin: "...il fallait d'abord être plongé dans quelque chose

d'exceptionnel et m &
u on vmttait de Iyordrg"(210,nous soulignons). Maintenant, quand
Y

Anny déclare qu'il n'y a pas de moments parfaits, Roquentin comprend que lui et eue ont "perdu

les mêmes illusions" (212); ils se sont rendu compte qu'il n'y a pas de grand dessein beau et

héroïque qui gouverne la vie. Devant ce manque de rigueur des événements, AMY aussi éprouve

une sorte de nausée, la "certitude.,. physique" qu'il n'y a pas de moments parfaits; eue est mal a

l'aise, et les objets la dégoûtent (204,206). Comme Roquentin, elie a pensé trouver une autre

source d'ordre (en faisant du théâtre) et, comme Roquentin qui vivait pour Rollebon, elle s'est

rendu compte qu'eiie vivait pour Les autres. Au théâtre, les moments parfaits qu'eiie était en
233

train de réaliser n'étaient que des simulacres: ils n'étaient réels ni pour les acteurs, ni pour le

public qui restait toujours en dehors des événements (215). A présent, elle fait ce qu'elle appelle

des "exercices spirituels": les yeux fermés, eue essaie de réanimer son passé dans une sorte de

narration personnelle. "Je vis dans le passé," lui dit-elle, "Je reprends tout ce qui m'est arrivé et

je l'arrangey' (215). Elle a choisi de raconter, au lie&de vivre dans le moment présent. "J'avais

compté sur A m y pour me sauver, je le comprends seulement maintenant. Mon passé est mort,

M. de Roliebon est mort. Amy n'est revenue que pour m'ôter tout espoir" (221); partout où il

cherche, Roquentin éprouve le même désillusionnement qu'il avait déjà connu vis-à-vis de la

stabilité de la ville, de ses aventures et de son projet biographique. Il n'y aura pas de retour

ensemble à Bouville; A m y restera avec son amant qui l'entretient et ils partiront le lendemain.

Roquentin ressent une "peur affreuse" de se retrouver seul de nouveau. Et pourtant, il lui reste

une dernière chose à tenter: aller à la gare puisqu'il était "encore possible de la revoir, de la

convaincre, de l'emmener avec moi pour toujours" (218). L'éloquence de ce passage qui fait

appel à tous les clichés du roman sentimental se voit malheureusement miner par les actions qui

le suivent. En attendant le train, Roquentin s'occupe en feuilletant "les publications obscènes"

des bouquinistes, parce que, "malgré tout, ça occupe l'esprit" (218). Quand Anny arrive

fiaalement, son compagnon la laisse seule dans le wagon pendant qu'il achète des journaux.

Roquentin la regarde de loin; Anny le voit de son côté, mais il ne la convainc pas de partir avec

lui-à vrai dire, il ne lui adresse même pas la parole. Le train part, et Roquentin finit par

s'endormir dans un café. L'idylle, aussi ridicule qu'elle ait été, s'est détruite.
234

V. "Le temps s'était arrêt&': le chronotope du seuil

A l'époque de ses voyages, Roquentin est si immuable de caractère qu'Amy l'appelle

"une borne au bord d'une route," disant, "Tu expliques imperturbablement et tu expliqueras toute

ta vie que Melun est à vingt-sept kilomètres et Montargis à quarante-deux. Voilà pourquoi j'ai

tant besoin de toi" (195). Reprenant l'idée d'une norme par rapport à laquelle on prend la

mesure du monde, elle lui dit: "J'ai besoin que tu existes et que tu ne changes pas. Tu es comme

ce mètre de platine qu'on conserve quelque part à f aris ou aux environs" (1 95-6). Elle pense a

lui comme à une "vertu abstraite," une "espèce de limite" (190, et veut le revoir non pour se

réconcilier avec lui, mais pour se rassurer qu'il y a continuité et stabilité temporelles: "Tu m'es

indispensable: moi je change; toi, il est entendu que tu restes immuable et je mesure mes

changements par rapport à toi" (203). Elle cherche cette stabilité en Roquentin, comme il Ia

cherche dans la vie à BouvilIe, dans ses souvenirs et dans l'écriture. Mais ni Roquentin ni A m y

ne la retrouvent. Amy ne peut plus aménager des moments parfaits, et Roquentin perce [a façade

de stabilité à Bouville pour se confronter à la contingence de toute existence. II n'arrive pas à

tenir un journal "chrono-logique," ni à raconter l'histoire de la vie bien documentée du marquis.

La seule chose dont il est certain, c'est qu'il a changé, et que quelque chose dans son attitude

envers son travail a changé aussi.

L'entrecroisement de toutes les séries chronotopiques que nous avons étudiées (le

chronotope de la ville provinciale, des aventures, de la biographie et de 1'idylIe amoureuse) met

en question Ia notion de ttansformation, ce qui nous mène à introduire notre dernier cbronotope,

celui du seuil. Le chronotope du seuil signaie un changement dramatique, un moment où on

prend une "décision modifiant Ie cours de la vie," moment qui apparaît comme un instant figé

hors de l'écoulement du temps biographique. L'espace dans ce chronotope peut fonctionner


uniquement au niveau métaphorique (l'idée de passer d'une partie de la vie à une autre) où, dans

le cas de Dostoïevski, par exemple, au niveau littéral, les moments de crise dans son oeuvre ayant

lieu littéralement sur le seuil, dans les couloirs, etc. ("Formes du temps" 389).

Quand Roquentin essaie de comprendre Le changement qui s'effectue en lui, il doit

s'avouer qu'il est "sujet à ces transformations soudaines." (Nausée 18). Au cours de sa vie, iI

éprouve des moments d'illumination pendant lesquels il sent que sa vie est en train de basculer.

ii décrit cette cascade d'épiphanies en disant: "Ce qu'il y a, c'est que je pense très rarement; alors

une foule de petites métamorphoses s'accumulent en moi sans que j'y prenne garde et puis, un

beau jour, il se produit une véritable révolution" (18). La décision de quitter la France ainsi que

celle de revenir font partie de cette série de changements. Roquentin ne donne pas de détails au

sujet du départ, mais note que, juste avant de rentrer, en regardant une statuette khmère dans le

bureau de Mercier, il s'est réveillé "d'un sommeil de six ans" et s'est demande pourquoi il était

en Indochine (19). Un sentiment vif de la nature arbitraire de L'existence-non seulement la

statue lui semblait "désagréable et stupide" mais il n'y avait pas non plus de logique apparente

derrière sa façon de vivre-a provoqué sa première nausée et a signalé la fin de ses voyage^.^ A

partir de cette prise de conscience, Roquentin s'est installé à Bouville pour travaiiler sur son

projet biographique.

Tandis que la décision de partir ressemblait à un "coup de tête" (18) et celIe de rentrer se

"Dans son étude stylistique de w


~a
us
é
e
. Fredric Jameson constate que la Iongueur
même des phrases et la ponctuation créent un rythme saccadé qui souligne l'importance des
moments privilégiés et les changements radicaux qu'iIs entraînent: "The moment, the Ieap in
time fiom one world-choice to another, is so sudden and so radicaI that it apparentIy eludes the
instruments which were supposed to register it. It is deduced after the fact, fiom its
consequences" (51).
limite à un moment particulier dans le bureau de Mercier, la transformation que Roquentin est en

train de subir à Bouville semble plus étirée. Petit à petit, les moments d'illumination provoqués

par les objet et caractérisés par la nausée s'accumulent: il y a le galet qui le dégoûte (1 4)' le

loquet de la porte qui le dérange au seuil de sa chambre (17)' le bout de papier qu'il n'arrive pas

a ramasser (24)' le verre de bière qu'il n'ose pas regarder au café Mably (23). Dans toutes ces

descriptions, le temps semble s'arrêter: Roquentin se sent "paralysé" dans le bureau de Mercier

(19)' il s'est "arrêté net'' devant sa porte (17)' I'épisode du papier est raconté avec une lente

accumulation de détails, il passe une demi-heure à détourner son regard du verre. Devant le

Rendez-vous des Cheminots se produit une scène qui saisit parfaitement a la fois cette pause

temporelle et cette sensibilité aiguë qui caraçtérisent le chronotope du seuil:

...j e sentais ma chemise qui fiottait contre le bout de mes seins et j'étais entouré,
saisi, par un lent tourbillon coloré, un tourbillon de brouillard, de lumières dans la
fumée, dans les glaces, avec les banquettes qui luisaient au fond et je ne voyais ni
pourquoi c'était là, ni pourquoi c'était comme ça. J'étais sur le pas de la porte,
j'hésitais et puis un remous se produisait, un ombre passa au plafond et je me suis
senti poussé en avant. (36)

Les cafés et les jardins sont souvent (mais pas exclusivement) des lieux privilégiés pour

ces prises de conscience. D'une part, ce sont des endroits pleins de monde--l'équivalent de

L'm ,place publique; d'autre part, entouré de gens qu'il ne connaît pas vraiment, Roquentin
la

y sent intensément sa solitude. Encore une fois, nous retrouvons la juxtaposition des côtés

publics et privés de la vie. Considérons, par exemple, l'épisode au jardin pubIic quand

Roquentin voit une petite fille devant un homme à la pèlerine bleue-homme en train de faire

queIque chose qui ne doit pas se faire en public. Roquentin éprouve le sentiment d'être exclu,

seul et spectateur, incapable d'assumer le rôle de bon citoyen et d'arrêter Ia scène devant lui:
237

"J'étais dehors, au bord du jardin, au bord de leur petit drame" (118). Le temps semble s'arrêter

dans cette scène, présentant un instant figé. L'expression de l'homme "figea" Roquentin,

l'homme et la fille sont 'kivés l'un à l'autre," l'homme "resta immobile". Roquentin en fournit

des détails précis, et semble avoir le temps de tout observer, bien que la scène ne dure que

quelques instants, l'homme n'étant immobile que pour "une seconde" (1 18). Une scène andogue

a lieu vers la fin du roman,quand Roquentin observe 1'Autodidacte dans la bibliothèque. Dans

les deux cas, Sartre présente un moment d'observation et de compréhension hors du temps réel,

De même, après avoir parcouru les rues de Bouville, Roquentin reprend son haleine devant le

café Mably, regardant la caissière par la vitre qui le sépare d'eile: 'T'out s'est arrêté; ma vie s'est

arrêtée: cette grande vitre, cet air lourd, bleu comme de l'eau, cette plante grasse et blanche au

fond de l'eau, et moi-même, nous formons un tout immobile et plein" (86). La seule personne a

laquelle Roquentin puisse s'identifier. c'est cette pauvre femme malade qui "pounit doucement

sous ses jupes avec un sourire mélancolique" (86).

Nous croyons que ce sentiment de solitude et d'impuissance est étroitement lié à la

manière dont Roquentin perçoit l'espace et le temps. Dans la "Prière d'insérer" de la première

édition de JmSartre décrit son personnage en disant "à présent, Roquentin perd son

passé goutte a goutte, il s'enfonce tous les jours davantage dans un étrange et louche présent"

(Contat et Rybalka, "Documents" 1695). Sartre poursuit sa description de la nausée: "ça vous

saisit par demère et puis on flotte dans une tiède mare de temps" (1695). Cette concrétisation

spatiale du temps, centrale au concept de chronotope, revient dans b Nausée, d'abord quand

Roquentin a la musée au Rendez-vous des Cheminots en regardant les brettelles mauves de

i'homme au comptoir, notant la "flaque visqueuse" de ''mtemps" (Nausée 40); ensuite devant
le marronnier, quand il regarde la racine et déclare: "Le temps s'était arrêté: une petite marre

noire à mes pieds" (187). Ce qui ne se manifeste pas directement dans l'espace devant

Roquentin n'existe pas: "La vraie nature du présent se dévoilait: il était ce qui existe, et tout ce

qui n'était pas présent n'existait pas. . .. les choses sont tout entières ce qu'elles paraissent-et

elles...il n'y a rien" (139-140). Encore une fois, nous voyons l'écroulement de toute

notion de "chrono-logie," de stabilité et de norme, de toutes les conventions auxquelles nous

tenons pour mieux comprendre l'univers:

En vain cherchais-je a comDter les marronniers, à les situer par rapport à la


Velléda, à ÇMiDarer leur hauteur avec celle des platanes: chacun d'eux
s'échappait des relations où je cherchais à l'enfermer, s'isolait, débordait.
Ces relations (que je m'obstinais à maintenir pour retarder l'écroulement
du monde humain, des mesures, des quantités, des directions), j'en sentais
l'arbitraire; elles ne mordaient plus sur les choses. (183Iz6

Il n'y a plus de cadre spatio-temporel absolu, il n'y a pas de causalité, "exister, c'est être Ià

simplement," occuper l'espace dans le présent instant (1 87). La prise de conscience de

Roquentin devant le marronnier se termine par le passage suivant, passage qui résume phsieurs

thémes du roman sur lesquels nous avons insisté-l'anéantissement du passé dans un temps

présent, l'indissolubilité de l'espace et du temps, l'absence de toute règle ou de loi naturelie pour

rendre compte de la vraie nature de l'existence:

Tout était plein, tout en acte, il n'y avait pas de temps faible, tout, même le
plus imperceptible sursaut, était fait avec ae l'existence, Et tous ces
existants qui s'affairaient autour de l'arbre ne venaient de nulle part et
n'allaient nuile part. Tout d'un coup ils existaient et ensuite, tout d'un
coup, ils n'existaient plus: l'existence est sans mémoire; des disparus, elle
ne garde rien-pas même un souvenir. L'existence partout, à l'infini, de

26 NOUS retrouverons ce même désir de compter et de décrire pour combattre L'instabilité


de l'existence lors de notre lecture de b Jalousig.
trop, toujours et partout ... (1 89)

Le chronotope du seuil dans La Nausif se cristallise dans la décision de Roquentin de quitter

Bouville et d'écrire un roman. En attendant le train à Paris au cours d'une journée marquée par

un soleil qui se couche pendant six heures-le temps s'est littéralement arrêté, figé hors du cours

nomal de la vie-Raqueutin est sur le seui1 d'une nouvelle vie. S'imaginant le public qu'il

rejoindra avec son Livre, il s'attend à la fin de sa solitude--il y aura finalement des gens qui se

soucieront de sa vie. Dans l'histoire des aventures qu'il écrira-''belle et dure comme de l'aie?'-

-il pense récupérer son passé, se disant quW'unpeu de sa clarté tomberait sur [s]on passé.'' Bien

qu'il ne pense pas que l'écriture mette fin à sa nausée, il espère y trouver la rigueur quYiIcherche

si désespérément, se disant qu'en imaginant ce moment et ce lieu il pourra éventuellement créer

une narration de sa vie, et lui domer la valeur et la causalité qui lui manquent: "'C'est ce jour-$

à cette heure-là que tout à commencé"' (250).

VI. "Aujourd'hui c'est Mardi gras": le carnavalesque dans La Nausée

Nous avons suggéré, dans l'introduction de ce chapitre, qu'au coeur de la parodie des

genres se trouve Ia juxtaposition du chronotope (la stabilité) et du carnaval (la rupture). Nous

avons déjà montré que quatre des chronotopes que nous décelons dans La Nauskg (le chronotope

de la d i e provincide, des aventures, de la biographie et de i'idylIe amoureuse) sont déformés ou

exagérés au point de mettre en question le statut générique du texte. La stabilité de chacun de ces

sous-genres romanesques est minée par des contradictions spatio-temporelles, ainsi que par

l'interaction surprenante entre chronotopes; par exemple, entre le chronotope de Ia vine

provinciale et celui des aventures, car c'est a Bouville que Roquentin connaitra un 'changement,'
240
et non au cours de ses voyages; ou entre le chronotope des aventures et le celui de t'idylle, car les

aventures dans JaNausée ne mènent pas à la réunion des amants séparés (à vrai dire, Roquetin et

Amy se quittent lors des voyages) et, de toute façon, une fois retrouvée, la bien-aimée ne veut

plus de son 'héros.' A présent, nous souhaitons poursuivre cette déstabilisation des normes en

étudiant Ies aspects ca~lszvalesquesdu texte. Nous espérons montrer que TTaN w comporte
plusieurs caractéristiques de la carnavalisation, ce "principe heuristique7'permettant de découvrir

une nouvelle vision du monde (Problem~196). Nous considérerons le carnaval sous plusieurs

rubriques: l'importance de la Ete traditionnelle; le dédoublement parodique; les fonctions du

corps; la nature envahissante; les mésalliances et la profanation.

i) Mardi gras

Ii est intéressant de noter que Ia plus grande fête camavaIesque-Mardi gras-tombe

pendant la période de rédaction du journal de Roquentin. A part les deux premières séances de

rédaction C'Luudi 25 janvier 1932" et "Mardi 26 janvier"), Ie seul autre temps d'écriture "datée,"

pour ainsi dire, est "Mardi gras" (Naus& 91-106). Ce jour de fëte est un jour bien important en

ce qui concerne la vie de Roquentin; on pourrait même dire qu'il marque un point tournant, car

c'est le jour où Roquentin reçoit la lettre d'Amy, événement qui bouleverse sa vie à Bouville et

Ie mène à planifier son voyage à Paris (92). La note pour ce jour commence par une phrase tout à

fait surprenante: "J'ai fessé Maurice Barrés" (91). Roquentin raconte son rêve de la nuit passée,

rêve qui tourne du bizarre au grotesque: Roquentin et deux soIdats, dont un "à la tête trouée,"

fessent Barrèsjusqu'au sang puis dessinent "sur son derrière" "avec Ies pétales des vioIettes, Ia

tête de Déroulède" (9 1). Cette description de son rêve est immédiatement suivie de cette
24 1

précision: "Aujourd'hui c'est Mardi gras,mis,à Bouville, ça ne signifie pas grand-chose; c'est a

peine s'il y a, dans toute la ville, une centaine de personnes pour se déguiser" (92)--comme si ce

rêve grotesque naissait de Ia fête. Après tout, "sous sa culotte" Barrès portait "une robe rouge de

cardinale" et Roquentin et les soldats maltraitent cette figure d'autorité religieuse (91). Si la Rte

réelle ne signifie pas grand-chose dans L'actualité ("les cinémas donnent des matinées, les enfants

des écoles sont en vacauces; il y a dans les rues un vague petit air de Ete qui ne cesse de

solliciter l'attention et s'évanouit dès qu'on y prend garde" [94]), elle garde pourtant dans Le rêve

de Roquentin ses origines grotesques et anarchiques. En dernier lieu, notons que la description

de ce Mardi gras souligne non seulement l'idée du déguisement, mais aussi celle de la

déformation: pensant aux enfants déguisés, Roquentin constate que la pluie 'ta ramollir et

barbouiller leurs masques de carton" (99). Cette déformation des façades rappeIIe la

déstabilisation des conventions du chronotope de la ville provinciale. Quand M. Fasqueiie ne

descend pas et Roquentin a une crise de nausée, il s'installe a la bibliothèque; mais même ce

refuge se montre peu stable, car le décor devant lui semble flotter. Ce décor banal et Ies objets

qui s'y trouvent sont censés 'Yixer Les limites du vraisemblable," mais Roquentin affirme que ce

jour "ils ne fixaient plus rien du tout: il semblait que leur existence meme était mise en question,

qu'ils avaient la plus grande peine a passer d'un instant à l'autre. ... Rien n'avait l'air vrai; je me
sentais entouré d'un décor de c a r t ~ qui
n pouvait être brusquement déplanté" (1 14-15, nous

soulignom).

ii) Le DédoubIement parodique

Ces notions de déguisement et de renversement de l'ordre établi nous mènent a un autre


aspect des Etes carnavalesques: le dédoublement parodique et le découronnement. Lors du

carnaval, on désigne un "roi-bouffon" qui, au lieu de représenter l'autorité suprême, est plutôt

victime de l'autorité du peuple (coups, injures), et Çiit par se faire enlever sa couronne (Pabelais

199). Selon Bakhtine, cette tradition se transplante dans le contexte de la littérature dans le

dédoublement parodique des perso~ages-dédoublementqu'il décèle surtout dans l'oeuvre de

Dostoïevski:

Les doubles parodiques devinrent aussi un phénomène relativement f~équentde la


littérature carnavalisée. Chez Dostoïevski ceia s'exprime avec une force
particulière-il n'est presque pas un des héros principaux de ses romans qui n'ait
plusieurs doubles le parodiant diversement: pour Raskolnikoz-Svi&gsülov,
Loujine, Liébiéziatnikov, . . .En chacun d'eux te héros meurt (c'est-à- dire est
nié) pour se renouveler (c'est-à-dire se purifier et s'élever au dessus de lui-même).
(Problèmes 149-50)

Nous constatons dans La Nausée un semblabIe dédoublement parodique qui situe le texte dans Ia

tradition de la littérature carnavalisée et, plus particulièrement (comme dans le cas du chronotope

du seuil), dans la tradition de Dostoïevski. Par exemple, IYAutodidactefonctionne comme le

double parodique de Roquentin. Comme Roquentin, il travaille à la bibliothèque, mais son

projet paraît être l'envers de celui de Roquentin: au lieu de travailler sur un projet particulier,

comme la biographie de Roiiebon, ii fait une lecture alphabétique des tomes. Roquentin a

voyagé, l'Autodidacte non, mais il rêve de Ie faire. Comme Roquentin, l'Autodidacte est un

homme solitaire mais, à la différence de celui-lit, il fait de cette solitude un humanisme naE "il

n'est pas nécessaire que je sois avec quelqu'un ...Mes amis, ce sont tous les hommes" (167).

Roquentin est saisi par le désir de faire des choses inattendues et perverties, pour ainsi di,(par

exempIe, enfoncer son couteau dans l'oeil de l'Autodidacte [I7q); l'Autodidacte cède a ses

désirs 'pervertis,' caressant la main d'un Lycéen et se masturbant à la bibliothèque (233). C'est
243

justement cette demière activité qui entraîne le découronnement de l'Autodidacte: il est expulsé

de la bibliothèque et on lui interdit d'y retourner. Bien sûr, le marquis de Rollebon est un autre

double parodique de Roquentin. Les deux hommes partagent une physionomie frappante (ceIle

du bouffon), Roquentin ayant une "belle flamme" de cheveux roux (96) et Rollebon, qui avait le

teint presque bleu et tendait à se "barbouiller de blanc de céruse," ressemblait "à un fromage de

Roquefort" (35). Tandis que Roquentin ne réussit pas à écrire la biographie du marquis et a du

mal à tenir un journal 'chrono-logique,' le marquis était un écrivain prolifique, ayant écrit deux

traités; il reste aussi ses correspondances (qu'il "a fait composer par l'écrivain public" [90]).

Tandis que Roquentin ne réussit pas à expliquer ses pensées à l'Autodidacte au cours de leur

déjeuner ensemble, Rollebon est si convaincant qu'il réussit la conversion d'un vieux

"panthéiste" sur son chevet de mort (33). Rollebon est deux fois découronné. D'abord, "accusé

de trahison, iI est saisi, jeté dans un cachot où il meurt après cinq ans de captivité, sans qu'on ait

instruit son procès" (28); ensuite, Roquentin le délaisse, abandonnant son projet biographique.

Amy et Fmçoise, la patronne du Rendez-vous des Cheminots, forment un autre couple.

C'est après avoir fait l'amour avec Françoise que Roquentin glisse le nom d' Anny dans son

journal pour la première fois (21). Tandis qu'Amy aménageait toujours des moments parfaits,

les rencontres entre Roquentin et la patronne sont d'une banalité stupéfiante: eue garde ses bas

pour faire l'amour et lui parle des apéritifs en se dévêtant (21); ailleurs, il note qu'il doit "la

baiser...par politesse" bien qu'eue le "dégoûte un peu" (90). Comme Anny, qui a trouvé un

nouvel amant,Françoise sait également remplacer Roquentin, l'abandonnant son dernierjour a

Bouville pour s'asseoir avec un "gros homme" qui pétrit ses mains (242). Son découronnement

vient à la fin de cette scène, quand, 'le sang au visage," elle "dome des gifles sur les grosses
joues bIanches de son nouvel ami, mais sans parvenir à Ies coIorer" (247). Cette double d'Anny

finit par "faire du théâtre" devant le public de sa clientèle.

Le dernier couple que nous considérons comprend une figure qui n'est pas vraiment un

"personnage" dans le roman. ii s'agit de la juxtaposition du docteur Rémy Parrotin, dont Le

portrait se trouve au musée de Bouville, et du docteur Rogé. Parrotin incarne la stabilité et la

permanence des valeurs bourgeoises. C'est un "grand homme" de Bouviile (né en 1849),

professeur à 1'Ecole de médecine à Paris--unBouvillois qui a réussi à la capitale. C'est un

homme d'une grande éloquence qui "électrisait" ses interiocuteurs, qui savait convaincre les

jeunes révoltés de leur place dans le monde (128-29). Son double moderne, le docteur Rogé, a la

tête "usée, creusée par la vie et les passions" et, bien qu'il délivre Roquentin du sentiment

d'horreur qui le saisit au restaurant, tout ce qu'il peut offrir aux gens qui l'écoutent plaisanter,

c'est "vieux toqué" (100-101). Quand Roquentin considère plus attentivement le visage du

docteur, il remarque que sa bonhomie n'est qu'une façade:

on dirait un masuue de cartoa comme ceux qu'on vend aujourd'hui dans les
boutiques. Ses joues ont une &euse couIeur rose,..La vérité m'apparaît
brusquement: cet homme va bientôt mourir. [1 le sait sûrement; il qu'il se
soit regardé dans une glace: iI ressemble chaque jour un peu plus au cadavre qu'il
sera. .. .Ue docteur] voudrait se masquer l'insoutenable réalité: qu'il est seul,
sans acquis, sans passé, avec une intelligence qui s'empâte, un corps qui se défait.
(105, nous soulignons)

Comme l'explique Bakhtine, les doubles parodiques doivent eu-mêmes être découronnés, tués,

pour ainsi dire, afin de renouveler les personnages dédoublés. L'Autodidacte est disgracié et

banni, RoIIebon emprisonné et abandonné, pour que Roquentin puisse commencer une nouvelle

vie à Paris, vie qui ne dépendrait plus des recherches biographiques faites à la bibliothèque.

Française demeure dans son café, humiliée devant sa clienteIe, pour qu'Amy puisse s'entirir
245

avec son amant. Et le docteur Roge, usé par ses passions, se défait lentement et discrètement,

pour que puissent vivre les valeurs tempérées du docteur Parrotin.

iii) Les Fonctions du corps/le corps grotesque

Bakhtine constate que la représentation carnavalesque du corps met en valeur non

seulement toutes les fonctions naturelles du corps (manger, boire, faire l'amour, etc.) mais aussi

une image grotesque du corps, image très diflierente de celle donnée par le genre "classique" ou

"naturaiiste" @abelais 3 13). Cette représentation grotesque du corps décrit les protubérances et

les orifices, créant une sorte de topologie corporelle qui à la fois lie le corps humain "aux autres

corps ou au monde non corporel" (3 15) et fait que Le corps s'emplit de tout l'univers (3 17).

Autrement dit, le grotesque estompe les limites naturelles. A la lecture de La Nausée, nous

assistons a une semblable valorisation du corps. Tout le long du texte, Roquentin fait une

distinction nette entre son corps, sur lequel il peut a peine exercer sa volonté, et son esprit: "Le

corps, ça vit tout seul, une fois que ça a commencé. Mais la pensée, c'est moi qui la continue,

qui la déroule" (Nausée 145). Comme nous l'avons déjà vu, Roquentin perd sa capacité

d'organiser ses pensées, de se rappeler des événements passés de sa vie; il a l'impression d'être

"sans dimensions secrètes, limité a [s]on corps:' (56), et il veut se "nettoyer avec des pensées

abstraites, transparentes comme de L'eau" (87). Mais Roquentin ne réussit pas a se réfbgier dans

le monde abstrait des cercles et des airs de musique; il doit faire face à son existence corporelle.

Roquentin se regarde longuement dans la glace, et ce qu'il voit fait souligner le rapport entre son

corps et la nature (le monde extra-corporel), présentant en même temps une topographie

corporelle:
Ma tante Bigeois me disait, quand j'étais petit: 'Si tu te regardes trop longtemps
dans la glace, tu y verras un singe.' J'ai dû me regarder encore plus longtemps: ce
que je vois est bien au-dessous du singe, à la lisière du monde végétal, au niveau
des polypes, . . . il ne reste plus rien d'humain. Des rides brunes de chaque côté
du gonflement fiévreux des lèvres, des crevasses, des taupinières. Un soyeux
duvet blanc court sur les grandes pentes des joues, deux poils sortent des mines:
c'est une carte géologique en relief. Et malgré tout, ce monde lunaire m'est
familier. (34-3 5)

U sent son corps par une "sensation sourde et organique" (35) et à plusieurs reprises il est

carrément surpris par la puissances des sensations corporelles--par la ''vive déception au sexe"

qu'il ressent quand Française n'est pas disponible (36); par la lourdeur de sa main: "où que je la

mette, elle continuera d'exister et je continuerai de sentir qu'elle existe; je ne peux pas la

supprimer, ni supprimer le reste de mon corps..."( 144); par sa salive, cette "eau mousseuse" qu'il

a dans la bouche: "Et cette mare, c'est encore moi" (1 43); par l'étourdissement qui accompagne

ses crises de nausée (36, 112, 174). Roquentin se rend compte qu'il partage une existence

corporelle avec les objets, existence qui ne dépend nullement de son intelligence ou de sa

volonté. Contemplant son visage, il condut qu'il ressemble à "la nature sans Ies hommes" (36).

iv) La Nature envahissante

Selon Roquentin, tous les fites, rituels et valeurs des Bouvillois servent à obscurcir cette

parenté incontestable entre les hommes et la nature/l'existence brute. Les rues, maisons et

monuments de la v u e éloignent les Bouviiiois de leurs racines, ce contact avec la terre tant

célébré par les fëtes carnavalesques, En regardant les tableaux dans le musée de Bouville,

Roquentin contemple les visages, déclarant:

j'y cherchais en vain quelque parenté avec les arbres et les bêtes, avec les pensées
de la terre ou de I'eau..ils s'étaient codiés à un peintre en renom pour qu'il
opérât discrètement sur leur visage ces dragages, ces forages, ces irrigations, par
lesquels, tout autour de BouvilIe, ils avaient transformé la mer et les champs.
Ainsi, avec le concours de Renaudas et de Bourdurin, ils avaient asservi toute la
Nature: hors d'eux et en eux-mêmes. (132)

Comme nous venons de le voir, le visage même de Roquentin démentit cette distanciation; on

croit maîtriser la nature et le corps, mais on n'y arrive pas. Bâtir des villes, faire peindre des

tableaux de grands hommes, savoir qui saluer au cours de la promenade du dimanche: tout cela

sert a séparer l'homme de la nature, à créer des hiérarchies, a donner une histoire et une causalité

à la vie, autrement dit, a cacher la contingence de l'existence. C'est en regardant les racines du

marronnier que Roquentin se rend compte de la fùtilité d'une telle entreprise: "la diversité des

choses, leur individualité n'était qu'une apparence, un vernis. Ce vernis avait fondu, il restait des

masses monstrueuses et molles, en désordre-nues, d'une effrayante et obscène nudité" (1 82).

Roquentin sait qu'il y a une force plus puissante que celle des hommes; il sait que "la grande

nature vague" se cache derrière la façade de civilisation et d'ordre: "Je la moi, cette nature,

je la d . . . J e sais que sa soumission est paresse, je sais qu'elle n'a pas de loi: ce qu'ils prennent

pour sa constance... Elle n'a que des habitudes et elIe peut en changer demain" (223-24).

Roquentin revient en fait à un cliché: la civilisation est sortie de la nature, et quand "la ville sera

morte, la Végétation l'envahira" de nouveau (220).

Quand Roquentin contempte le marronnier, il se décide à accepter cette existence

primordide et viscérale:
" . -là, jusqu'à la moisissure, à la boursoufiwe,
Si l'on existait, il fallait exister~usuue
à l'obscénit& Dans un autre monde, les cercles, les airs de musique gardent leurs
lignes pures et rigides. Mais L'existence est un fléchissement. Des arbres, des
piliers bleu de nuit, le râle heureux d'une fontaine, des odeurs vivantes, de petits
brouillards de chaleur qui flottaient dans l'air froid, un homme roux qui digérait
sur un banc: toutes ces somnolences, toutes ces digestions prises ensemble
ofhient un aspect vaguement comique. Comique...non: ça n'allait pas jusque-là,
rien de ce qui existe ne peut être comique; c'était comme une analogie flottante,
presque insaisissable avec certaines situations de vaudeville. (182-83)

Ce passage est pertinent car il implique un certain esprit carnavalesque nécessaire pour cette prise

de conscience de la part de Roquentin. II accepte la plénitude corporelle de l'existence car cette

matérialité "obscène" évoque un sentiment si non comique, au moins vaudevillesque. Le

vaudeville n'est rien d'autre qu'une version moderne et apprivoisée du carnaval; il comprend le

burlesque, le travestissement, et la parodies satiriques, mais se limite à la scène artistique tandis

que Le carnaval se rdpand partout dans les rues. Dans les deux cas, il s'agit d'une célébration des

comparaisons inattendues. Devant le sentiment de la plénitude molle de l'existence, tout ce que

Roquentin peut s'écrier, c'est Te haïssais cette ignoble marmelade" (191)-exclamation qui

juxtapose la banaiité de l'existence quotidienne aux sentiments de terreur et de dégoût qui

accompagnent la prise de conscience de la contingence de cette existence. Un peu plus loin, il

décrit l'existence comme une "Iarve coulante"(l91). Tout au long du texte, Roquentin est

susceptible à ce type de vision grotesque de l'existence.

v) Mésalliances, profanation et visions grotesques.

Lors de notre discussion des caractéristiques de la parodie, nous avons noté que

Roquentin se permet de juxtaposer divers niveaux de langue (par exemple, la rhétorique

bourgeoise et les gros mots), créant ainsi un effet parodique et surprenant. Le texte est parsemé

de ce type d'associations inattendues-des mésalliances carnavalesques. Quand l'Autodidacte

invite Roquentin à déjeuner avec lui, il répond "Très volontiers," mais note dans son journal:

"J'avais envie de déjeuner avec lui comme de me pendre" (1 13). Devant la sollicitude de
249

l'Autodidacte au restaurant, Roquentin pense a lui enfoncer un couteau dans l'oeil (176). Ces

mésalliances (de ton et de style, dans la descriptions de ses pensées, dans ses descriptions de la

nature de l'existence) ajoutent un aspect surréel au texte-parfois, on ne peut pas croire ce qu'on

vient de lire: Roquentin serait4 vraiment capable de mutiler L'Autodidacte? De commettre un

viol (voir p. 146)? Ces actims imaginées s'accordent parfaitement avec la violence latente du

carnaval (n'oublions pas que le découronnement du roi-bouffon s'effectue à force des coups).

Cette surréalité violente est d'autant plus frappante que Roquentin a souvent des visions ou des

rêves d'un grotesque sans pareil. La main de L'Autodidacte lui semble un "gros ver blanc" (18);

lorsqu'il est avec Française, il rêve d'un jardin à la Bosch, plein de bêtes terribles, couvert de

poils (il rêve en grappillant "distraitement son sexe") et sentant le vomi (9 1); un oeuf à la russe

lui évoque le spectre de quelqu'un, le visage couvert de sang, tombant dans la vitre de la

charcuterie (1 12); il imagine le viol de la petite Lucienne, cette fille qu'on a retrouvée assassinée

(146); et il imagine toutes sortes de transformations grotesques: un troisième oeil qui poussera

sur le front d'un enfant, une Iangue se transformant en "un énorme mille-pattes tout vif, une forêt

de "couilles" (224-25)-pour ne choisir que quelques exemples parrni ses fantasmes!

Comment pouvons nous rendre compte de ces visions grotesques? Il n'est guère

surprenant que la semialité ou les images sexuelles figurent daas presque chacun de ces

exemples. Selon Bakhtine, ces mésalliances et profanations (obscénités) sont censées souligner

"la force productrice de la terre et du corps" (Eroblkmes 145). Il s'agit aussi de faire face à la

nature terrifiante de l'existence fla peur cosmique" ) en évoquant des visions à la fois grotesques

et absurdes; le rire, quoique jaune, combat la terreur (&&J& 333). En tout cas, le but de ce

type de mésalliances et de profanations semble être de bouleverser l'ordre établi du monde; de


250

souligner ta relativité de toute chose et la possibilité de renaissance (Rabelais 361). Dans un

passage obscur du livre sur Bakhtine introduit la notion de la "négation cbronotopique"

par lequel il voulait dire la

description de la métamorphose du monde, de son changement de visage, du


passage de l'ancien au nouveau, du passé à l'avenir. C'est le monde qui traverse
la phase de la morte conduisant à une nouvelle naissance. @abelais 408)

11 précise que cette destruction du monde existant s'effectue par le truchement des "grossièretés"

relatives au corps ou à la terre (Rabelais 408). A notre sens, les visions grotesques de Roquentin,

comme la déformation des chronotopes traditionnels et l'emploi des doubles parodiques,

contribuent B bouleverser la représentation littéraire du monde-du point de vue générique,

thématique et par rapport aux images-préparant ainsi le chemin vers des oeuvres teIIes

JaIousie. Dans ce texte, nous retrouverons un monde textuel complètement déstabilisé, dificile à

concrétiserà cause des nombreuses variantes et contradictions au niveau des déictiques spatio-

temporels. Au coeur de ce texte, nous retrouverons justement la vision d'un mille-patte.


***
Tout dans Lasemble renversé, le contraire des conventions de genre suivies dans

les romans des dix-huitième et dix-neuvième siècles. Au lieu de fournir un cadre spatio-temporel

dans lequel s'appliquerit "les lois fixes et immuables" (223) tant appréciées par les bourgeois, la

stabiIité du chronotope de la ville provinciale n'est qu'une façade. Au lieu de changer au cours

de ses voyages, comme Ie fait le héros de l'aventure de type gidien, Roquentin ne semble pas

transformé par ses "aventuresw-il change plutôt à Bouville. Or, ces aventures ne semblent pas

l'avoir transforme La Nausée met en vaIeur un chronotope des aventures tellement exagéré que

les lieux et les événements sont entièrement interchangeables tandis que son héros était, à
25 1
l'époque de ses voyages, d'une fixité exemplaire. Au lieu de créer un récit "chrono-logique" de

la vie de Roquentin, les faibles interventions éditonaies, le manque de dates précises et les

nombreuses ambiguïtés textuelles dans le chronotope de la biographie soulignent l'impossibilité

d'harmoniser les diverses conceptions du temps-public, historique, cosmique et personnel-

présentées par le texte. Au Iieu de donner refuge à Roquentin, sa relation avec Amy ne fait que

souligner l'instabilité du monde autour de lui: il n'y a pas de retrouvailles heureuses, l'histoire

amoureuse ne finit pas bien.

La déformation de tous ces chronotopes-déformation qui s'effectue au niveau des

déictiques spatio-temporels-produit un texte parodique en usant du travestissement des nomes

génériques. Les traits de ces chronotopes (par exemple, la nature visqueuse du temps dans le

chronotope de la ville provinciale, i'interchangeabilite des événements dans le chronotope des

aventures) sont exagérés a l'extrême, ou bien ils sont renversés (le journal qui ne fixe pas les

dates dans le chronotope de la biographie, l'idylle amoureuse qui est tout sauf idyllique). Qui

plus est, la juxtaposition inattendue de certains chronotopes (ville provinciaie/aventures) ainsi

que le désaccord entre chronotopes (les aventures n'aboutissent pas à t'idylle heureuse)

produisent égaiement un effet parodique. Dans ces cas, il s'agit de mésalliances au niveau des

genres.

De cette façon, Nausée réussit d'une part à préserver et à répéter les nonnes

génériques-on reconnaît fadement les genres parodiés, que ce soit Ies 'véritables histoires

retrouvées' ou le roman sentimentai, comme l'attestent les nombreux articles et études qui

situent le texte dans un courant littéraire ou un autre: le roman symboliste, te roman surréaliste, le

roman réaliste, etc. D'autre part, l a Nausée réussit à déstabiliser ces normes génériques en les
252

parodiant, et cette parodie a Lieu non seulement au niveau du discours (les gros mots juxtaposés a

la rhétorique bourgeoise) mais à celui des déictiques.

Cette déformation et cette interaction chronotopiques mettent en question Ies notions de

stabilité et de changement, problématique mise en valeur dans le chronotope du seuil qui

souligne i'idée de la transition et qui est, à notre sens, le seul chronotope qui ne soit pas utilisé de

façon parodique dans le texte. Ce chronotope du seuil, pris avec les références au Mardi gras, Ies

visions grotesques de Roquentin, et le dédoublement parodique des personnages, fait de &a

Nausée un texte wxwalesque, dans la tradition de Dostoïevski. Bien des critiques ont décelé

dans l'oeuvre de Dostoïevski les origines de l'existentialisme sartrien." Pour sa part, Bakhtine

voyait dans l'existentialisme une continuation de la tradition de la littérature carnavalesque.

Approche philosophique ou approche générique: notre approche chronotopique pour étudier La

Nausée nous a permis d'intégrer ces deux façons d'aborder le texte.


Revenons a la question que nous avons posée au début de ce chapitre: où et comment

situer J.a Nauséa dans la tradition littéraire? En même temps qu'il fait se réanimer les modèles

génériques bien établis, ce texte les parodie. Or, cette parodie, loin d'être une faible imitation du

carnaval, est dotée d'un pouvoir créateur au niveau générique. Dans La Nausée nous faisons face

au 'moment présent,' aux visions grotesques sorties de l'imagination d'un homme solitaire, à une

déstabilisation des déictiques spatio-temporels qui met en question la concrétisation du monde

textuel, et à une interaction non seulement intertextuelle mais aussi bter-~énérique(les

Voir par exempIe Glicksberg, "Literary Existentialism" et Waiicki 348. Dans


27
e est un humanisrne S e fait explicitement référence à l'oeuvre de
Dostoïevski, notant qu'une phrase de l'auteur russe au sujet de I'absence de Dieu pourrait être
considérée comme le point de départ de l'existentialisme (36).
253

descriptions dans le tramway qui, d'après Prince, évoquent la technique narrative de la 'caméra').

S'il est vrai que JaNausée n'introduit pas de nouveaux chronotopes en mesure de caractériser la

littérature du vingtième siècle comme celui de la ville provinciale qui a caractérisé celle du dix-

neuvième siècle en France, ii en prépare néanmoins l'avènement, Nous retrouverons tous les

aspects de Jm
que nous venons de décrire lors de notre étude de La Jalousie texte qui non

seulement réanime des chronotopes traditionnels, mais en crée de nouveaux. La Nausée se situe

donc sur le seuil du Nouveau Roman.


Chapitre 6: %i l'espace détruit le temps, et le temps sabote l'espace"': Vers une lecture

chronotopique de Lg Jalousie

J,aJ a l o e d'Alain Robbe-Grillet est souvent citée comme l'exemple le plus extrême du

Nouveau Roman: extrême dans sa façon originale de présenter l'espace (la description

topologique des lieux), du temps (l'absence de chronologie linéaire) et les personnages

(l'effacement du narrateur/personnage principal).' C'est justement cette innovation au niveau de

la description spatio-temporelle et du rôle du personnage principal-n'oublions pas que Bakhtine

décrit non seulement les chronotopes mais aussi les personnages qui les habitent-qui nous incite

à considérer La JaIousie dans notre dernière analyse textuelle. Qui plus est, La Jalousie

représente une étape logique dans notre étude du chronotope. Avec Mémoires d'Hadrien, notre

approche chronotopique nous a permis d'examiner l'interaction de divers genres (récit

historique/récit biographique) au sein d'un seul texte, ainsi que la tension entre L'Histoire et

l'histoire personnelle. Dans L m la légère déformation des chronotopes traditionnels


(chronotope des aventures, de L'idylle, et ainsi de suite) a fait ressortir la nature essentiellement

parodique de ce texte que la critique a tendance à considdrer surtout sous son aspect

philosophique. Ayant utilisé une approche chronotopique pour considérer I' interaction et la

des genres, nous abordons maintenant a la question de des genres en

étudiant un texte qui met en valeur un nouveau sous-genre romanesque.

Robbe-Grillet, Nouveau Roman 133.


Selon Jean Ricardou, La Jalousie offie 'hn des plus purs exemples" du "roman
anachronique" &(E Nouveau r- 37). Pour sa part, Jacques Leenhardt affirme que La Jalousie
"s'impose comme un des moments essentieh du Nouveau Romanyy;de plus, au "plan de la
stnicture littéraire,"ce texte ''peut faire figure de modèle" O.ectwe p o i i t i 33).
~
255

En étudiant la présentation du temps dans Laon doit rendre compte de


l'imprécision du cadre temporel et des nombreuses contradictions temporelles qui caractérisent le

texte. ne reproduit pas la chronoiogie héaire qu'on associe au roman traditionnel.

Néanmoins, selon Elly JaffZ-Freem, il est quand même possible de rétablir la chronologie linéaire

du texte, dont l'auteur aurait "secoué [Iles étapes successives comme un jeu de cartes" (70).

Jaffé-Freem prétend que le texte est t d é d'indices secondaires, tels le mouvement du soleil,

l'état des travaux sur le pont de rondins et la description de la récolte des bananes, qui appuient

un ordre logique (734). Selon ce critique, l'art de Robbe-Grillet ressemble a celui des peintures

cubistes en ce qu'ils présentent une superposition des "scènes qui paraissent simultanées" (66).

A notre avis, cette approche critique soulève plusieurs objections. Premièrement, ce

rapprochement entre le cubisme et te Nouveau Roman robbegrilletien semble nier la notion

même de narration: "bJ a l o e donne a voir une série d'images figées, ou figurent les

personnages à des dpoques diverses de leur vie. On pourrait feuilleter le roman comme un album

de photos juxtaposées" (Jaffë-Freem 84). Deuxièmement, toute tentative d'établir la chronologie

de b Jalousie ne réussit qu'à en esquisser Ies grandes lignes: Franck vient souvent dîîer chez

A... et son mari (qui est peut-être le narrateur du récit); Franck tue un mille-pattes dans la salIe à

manger, A... décide d'accompagner Franck en ville; ils partent et ne reviennent que le lendemain

parcourt la maison vide et fantasme sur leur sort. La


vers midi; entre-temps, le mari/~~rateur

tâche d'établir une chronologie plus exacte devient impossible. Par exempte, on ne peut calculer

le délai entre la décision d'der en ville et le jour de départ, ni préciser le jour où Franck tue le

mille-pattes: le narrateur nous dit qu'A. ..regarde "l'emplacement du mille-pattes écrasé la

semaine derni&, au début du mois, le mois précédent peut-être, ou plus tard" (Jalousie 27). Et,
comme l'ont remarqué maints critiques, au Lieu d'appuyer une chronologie Linéaire, les indices

secondaires mentionnés ci-dessus sèment la ~onfusion.~


Pour n'en donner que quelques

exemples, les "maintenant" qui précèdent la plupart des descriptions de la position du soleil sont

des déictiques vides de sens, car rien n'indique qu'ils signalent une continuité, une série de

"maintenant" successifsJ De même, les descriptions de la récolte des bananes ne correspondent

pas toujours à la scène qu'elles accompagnent. Par exemple, le narrateur décrit deux fois A... en

train de regarder à travers les jalousies de sa chambre et d'écouter le bruit d'un camion qui monte

la vallée; dans les deux cas, les bananiers de l'autre côté de la petite rivière sont mûrs pour Ia

coupe. Dans le premier passage plusieurs pieds ont déjà été récoItés (40), tandis que dans l'autre

passage la récolte n'a pas encore commencé (183). A cause de cette confusion, toute la série

d'événements que nous venons d'esquisser plus haut est mise en question. Dans Pour un

Nouveau Robbe-Grillet réfute l'idée selon laquelle on peut établir une chronologie

Linéaire dans son oeuvre:

..il était absurde de croire que dans k roman La rsie.. . un ordre des
existait
événements, chir et univoque, et qui n'était pas celui des phrases du livre, comme
si je m'étais amusé à brouiller moi-même un cdendrier préétabli, ainsi qu'on bat
un jeu de cartes. Le récit était au contraire Fait de telle façon que tout essai de
reconstitution d'une chronologie extérieure aboutissait tôt ou tard à une série de
contradictions, donc a une impasse. (Robbe-Grillet, Nouveau Roman 132)

C'est cette impasse temporelle qui incite les critiques à substituer d'autres paradigmes de

Ia temporalité a la chronologie linéaire. Victor Carrabho décrit l'innovation temporelle du texte

Voir Jean Alter (36-7) et Bruce Momssette (Romans 123-5) pour une discussion des
contradictions au niveau des indices secondaires.

' Voir par exemple la série de maintenant tout au début du texte: p. 9,10, 15,24.
257

comme "the elimination of t h e " (96), phrase qui revient chez Jean Alter qui étudie
b'
1 elmination du cadre temporel" (33) et la "déchronolgie radicale" (34) du texte. Quant à
9 , -

Frédérique Chevillot, il nuance cette description en constatant qu'il faudrait plutôt parler

d"'achrono1ogie" (73) parce que l'idée de la déchronologie impliqueh


'u
nechronologie qui aurait

été dé-comûuite." Or, dans La Jalousie, "il n'y a pas de chronologie préétablie" (73 note 12).

En généd, la critique distingue deux niveaux de temporalité dans te roman:extérieur, c'est-à-

dire le passage du temps tel qu'il se manifeste dans le monde autour du narrateur, écoulement

censé être 'objectif '; et intérieur, c'est-à-dire le temps tel qu'il est perçu par ie nanateur dans ses

pensées (voir par exemple, la scène du mille-pattes souvent reprise). Comme nous l'avons déjà

mentiorné en examinant l'approche de J&-Freem, l'intéressant, c'est que les contradictions

temporelles se manifestent non sedement au niveau intérieur, mais également au niveau

extérieur, comme l'atteste l'examen des indices secondaires. Pour Bruce Morrissette (peut-être

le plus connu des critiques de Robbe-Grillet), cette confusion signale une ''tension 'psycho-

chrono~ogique'"car tout passe par le fiItre de la conscience du mari jalouxlnarrateur, dont la

vision du monde déformée déforme à son tour le monde autour de lui (Romans 124).

Là où Morrissette parle volontairement de 'psychologie,' d'autres critiques constatent une

profonde subjectivité, appliquant une phénoménologie de la perception à l'étude du texte. C'est

ainsi que Carrabiio, comparant ia présentation du temps dans La Jdo* a la conscience

temporelle décrite par MerIeau-Ponty, déclare: "The reader is faced with pure subjective timey'

(1 19)' autrement dit, 9he phenomenoiogical transcription of the character's consciousness" (37).

Carrabho afnmie que Ie texte présente un 'moment' situé à L'extérieur de la chronologie linéaire

où pass6' pnisent et futur se rencontrent, moment qui ressembIe à L'épiphanie dans les romans de
258

Joyce (85, 101-2). Merleau-Ponty et l'épiphanie joycieme, qui figurent tant dans l'analyse de

Canabino (qui date de 1974) reviennent également dans le livre récent (1997) de Roger-Michel

Allemand, qui décrit le temps dans Jalousie comme un présent existentiel ou "tout est vu dans

l'instantan6 de la vie psychique" (78).

Le temps chronologique n'est pas le seul aspect du roman 'classique' que subvertit La

Jalousie. Selon Roland Barthes, "[l]'Mportance de Robbe-Grillet, c'est qu'il s'est attaqué au
dernier bastion de l'art écrit traditionnel: l'organisation de l'espace Littéraire'' ("Littérature

objective" 39). Robbe-Grillet explique qu'à la différence des romans du dix-neuvième siècle

(qui servent toujours comme une sorte de pierre de touche pour commenter l'innovation du

Nouveau Roman), il ne faut pas chercher dans ses oeuvres une correspondance explicite entre les

descriptions du lieu et les sentiments des personnages. Il précise que les objets décrits par un

texte
ne seront plus le vague reflet de l'âme vague du héros, l'image de ses tourments,
L'ombre de ses désirs. Ou plutôt, s'il arrive encore aux choses de semir un instant
de support aux passions humaines, ce ne sera que temporairement, et elles
n'accepteront la tyrannie des significations qu'en apparence-comme par dérision-
-pour mieux montrer à quel point elles restent étrangères à l'homme. pouveau
Roman 20)

Au lieu de 'psychologiser' L'espace et les objets, l'écriture de Robbe-Grillet repose sur une

certaine précision géométrique et une surabondance de détails quant à la forme, la texture, la

position, i'orientation et ainsi de suite. Cette fascination de la topologie qui caractérise des

romans tels b JaIousie (1957) et Dans le labyrhhc (1959), sera explicitement invoquée dans le

titre d'un livre dtérieur: M . Y -.


e d _une cite b t ô m e (1976). Notons que ce changement dans

la façon de présenter l'espace caractérise non seulement L'oeuvre de Robbe-Grillet mais


259

également celui de tous les auteurs que la critique regroupe sous la rubrique du 'Nouveau

Roman': Butor, Duras,Saraute et Simon et Beckett.' Pour les fins de cette anaiyse, nous nous

contentons de dire que ces descriptions détaillées de l'espace ont incité une nouvelle approche

critique, dite 'topologique,' à la littérature; c'est une approche qui étudie en détail, et à plusieurs

niveaux, la relation entre les espaces et les choses. Comme l'explique Ben Stoltzfus, la

topologie

may refer to the spaces within a text as well as to the implied spatial relationship
between the intrinsic text and the extrinsic reader-relationships that have
ontological and perceptual implications. modv 102)

Stoltzfus étudie JaJaIousig a la !umière de la topologie, voyant à la base de la structure du roman

la dialectique intérieur (maisonlmadordre/pouvoircolonial) vs. extérieur (naturelfemrnel

désordrdindigenes) @& 105)- Cette stnicnire dialectique rappelle l'étude socio-politique du

roman faite par Jacques Leenhardt ouvrage auquel nous reviendrons lors de notre anaiyse du

texte.

Deux commentaires s'imposent au sujet de l'effet de cette description détaillée de

l'espace dans &a Jalousie. D'une part, au lieu d'appuyer un réalisme neutre, la surabondance de

déîails produit un effet sur-réel. Prenons comme exemple la description de la bananeraie qui se

trouve au début de la dewième partie du texte (J&J& 32-37). Comme le note Paul Fortier, la

minutie de la description provoque une certaine confusion esthétique, aboutissant à l'ennui et a

l'incertitude (Fortier 29). Le lecteur n'arrive pas à assimiler la longue liste de chüûes et d'angles

qui accompagnent cette deScnption. En outre, la notation qui ~uit-~'Ceschiffres eux-mêmes sont

'
NOUSrenvoyons tout lecteur désirant des précisions à "Topology and the French
Nouveau Roman"de Bruce Momssette et à "The Theoxy and Practice of Reading Nouveaux
Romans" de Vicki Mistacco.
260
théoriques, puisque certains bananiers ont déjà été coupés" (Jalousie 36)--provoque de la

htration, Pourquoi donner tous ces détails s'ils ne sont même pas exacts? D'autre part,

maigré l'objectivité souhaitée par Robbe-Grillet en ce qui concerne la présentation des espaces et

des objets, presque tous les critiques de La Jalousie cherchent à établir un lien entre ces espaces,

les objets et le narrateur/personnage principal. Pour Allemand, la conscience du mari jaloux se

manifeste dans l'attention portée à la description physique, en particulier aux détails qui sembIent

sigder l'infidélité d'A...: "La conscience devient alors chose matérialisable, parce qu'elle a été

spatialisée" (76). Momssette, pour qui l'espace s'imbrique dans le temps psychologique

présenté par le texte, note que le système compliqué de liens entre les scènes dans La Jalousie est

toujours "axé su.l'espace visuel du narrateur" (Romans I29), et que les notations spatiales

renvoient le lecteur non seulement à un autre secteur de l'espace, mais aussi a une
autre période du temps. Ces termes et ces phrases rendent exactement compte des
chocs intérieurs provoqués chez le narrateur par ses revirements psychologiques.
(a 130-3 1)

Carrabino en arrive à la même conclusion à l'aide de son approche phénoménoiogique,

constatant que le point de vue du narrateur "is not Literally physicai (spatial) but mental" (96), la

minutie des descriptions étant ainsi le reflet du point de vue narratif déformé par I'obsession et la

jalousie. Quand Carrabiio constate "the eiimination of t h e and space in the narration" (96), il se

ré& A l'élimination du temps linéaire et de l'espace symbolique du roman du dix-neuvième

siècle, élimination qui s'effectue au profit d'un temps et d'un espace phénoménologiques qui

ddpendent de la perspective du narrateur.

L'innovation dans la technique narrative employée dans Laporte ainsi à la fois


sur la pdsentation du temps et la présentation de l'espace. On pourrait même dire que Ies deux
sont interdépendants. Alter, abordant le texte du point de vue de la présentation du temps,

remarque que le cadre temporel est "un peu mouvant" puisque le récit 'keflète une conception

abstraite de la jalousie conçue en marge du temps." ii ajoute que le monde des choses (espaces

et objets) "se met à bouger un peu au rythme de cette pulsation temporelle" (37). Stoltzfus, qui

prend le point de vue inverse, constate l'effet de l'innovation spatiale sur le cadre temporel: "On

the narrative level, topological displacement may affect people, things, or places, so that

characters, like rooms, expenence a kind of 'tirne warp"' @Q& 103). Pour Gérard Genette, iI

s'agit d'une écriture qui met en oeuvre les coordonnées spatio-teriigorella d'une façon

inattendue:

Après une scene d'un roman de Robbe-Grillet, le lecteur attend légitimement,


selon 170rdreclassique du récit, une autre scène contiguë dans Ie temps ou
l'espace; ce que lui offre Robbe-Grillet, c'est la même scène légèrement modifiée,
ou une autre scene analogue, Autrement dit, il étale horizontalement, dans la
continuité spatio-temporelle, la relation verticale qui unit les diverses variantes
d'un théme, il dispose en série les termes d'un choix, il transpose une çoncurrence
en comme un aphasique qui déclinerait un nom, ou conjuguerait un
verbe, en croyant construire une phrase. (Genette, "Vertige" 85)

Deux études approfondies de la présentation de l'espace chez Robbe-Grillet aboutissent à


cette même idée d'innovation d'ordre spatio-temporel. Dans une communication sur I'espace

dans le Nouveau ~ o m a dMichel


, Raimond a soutenu que les oeuvres des nouveaux romanciers

font preuve d'une 'Lpromotion de l'espace" aux dépens de la notion traditionneiie d'histoire (et

par extension de la chronologie) ("Expression" 183). Pour Raimond, l'importance de I'espace

est bppante dans un texte comme Jalou& où i'"absence de continuité temporelle vient

renforcer cette impression d'un montage spatial" ("Expres~ion'~l88).Lors de la discussion qui a

Publiée dans Positions- etD O


..
* (181-9l)etsuiviepar
une discussion (193-98).
suivi cette communication, divers intervenants ont commenté l'innovation du Nouveau Roman

en général, et de Robbe-Grillet en particulier, en proposant une sorte de déformation spatio-

temporelle des normes littéraires. Maurice-Jean Lefebve rappelle que dans le roman classique du

dix-neuvième siècle "les axes de coordonnées espace-temps étaient fixes" tandis que, dans le

Nouveau Roman,

l'espace et le temps ont pris une consistance qui est à la fois réelle (mais pas dans
le sens de l'ancien réaiisme) et textuellement réelle: l'espace et le temps agissent
comme de véritables acteurs, les axes coordonnés du temps glissent les uns sur Les
autres, les axes spatiaux également, il y a plusieurs systèmes de références qui se
chevauchent... ("Expression'' 195)

Morrissette inteMent alors pour ajouter que chez Robbe-Grillet:

la structure temporelle 'impossible' commence dans Les Gommes, se poursuit


dans b Jalousie et rejoint les confusions spatiales pour foisonner mutuellement
dans les romans et les films récents. C'est donc l'espace-te- qui est déformé.
("Expression" 198)

Il semblerait ainsi que le lecteur du Nouveau Roman s'attende à une présentation de l'espace et
du temps prédétermin6e par la tradition romanesque, mais que les coordonnées spatio-

temporelles qu'il y retrouve sont déformées. Or qu'est-ce le chronotope si ce n'est la répétition

et la fixation de certains modèles spatio-temporels? Et qu'est-ce l'innovation des genres si ce

n'est la déformation de chronotopes traditionneIs conçue dans le but d'en former de nouveaux?

Si ce survol de commentaires critiques ne nous incite à entreprendre une lecture chronotopique

de Lal'essai de Barthes sur la ''Littérature objective" de Robbe-Grillet nous livre une


raison de plus pour entamer une telle analyse. Barthes explique la technique topoIogique de

Robbe-Grillet en disant que la surabondance de détafis finit par 'Taire Mater l'espace

traditionnel pour y substituer un nouvel espace, muni...d'une profondeur temporelle"


263
("Objective" 35). Si l'espace incarne cette profondeur temporelle, le temps, à son tour, "déboîte

l'espace" ("Objective" 36). Selon Barthes, il en résulte une nouvelle conception de Punivers:

l'idée d'une nouvelle structure de la matière et du mouvement: son fond


analogique n'est ni l'univers fieudien, ni l'univers newtonien; il faudrait plutôt
penser à un complexe mental issu de sciences et d'arts contemporains, tels la
nouvelle physique et le cinéma. ("Objective" 39)

Quoi de plus logique alors que d'étudier La Jalousie à l'aide du chronotope, concept né de la

rencontre de l'histoire littéraire et de la nouvelle physique? 11convient parfaitement à un tel

texte.

Cela dit, faire une lecture chronotopique de J,aJalousie n'est pas aussi évident que notre

survol des critiques ne le laisse croire. En fait, les particularités de ce texte au niveau de la

présentation de l'espace et du temps, mettent en question la définition même du chronotope, tel

que Bakhtine le conçoit. Au cours de cette étude, nous avons fiéquernment souligné

l'importance des chronotopes comme des "centres organisateurs des principaux ivdnements

contenus dans le sujet du roman" ("Formes du temps" 391). Bakhtine souligne cette idée en

expliquant le rôle des chronotopes comme générateurs d'intrigue, et cela de la façon suivante:

En eux, le temps acquiert un caractère sensuellement concret; dans Ie chronotope,


les événements du roman prennent corps, se revêtent de chair, s'emplissent de
sang. On peut relater cet événement, informer à son propos, même donners
lieu et au de son occ-. ("Formes du
temps'' 391, nous soulignons)

Or, ce sont justement ces précisions que nous ne pouvons donner dans Ie cas de La Jalousie.

Qui raconte ce récit? A... et Franck ont-ils vraiment eu une liaison ou leur relation est-elle tout
simplement le produit de l'imagination d'un 'mari' jaloux? Les événements sont-iis racontés en

même temps qu'iIs se passent, ou plus tard? Le flottement du cadre temporel, la minutie des
descriptions spatiales, la répétition et la variation des scènes, L'absence du mari jaloux/narrateur,

les contradictions au niveau des indices secondaires, tout cela contribue à l'impossibilité de

préciser les événements rapportés par le roman. Robbe-Grillet décrit le rapport entre L'espace et

le temps dans le Nouveau Roman de la façon suivante:

...dans le récit moderne, on dirait que le temps se trouve coupé de sa tempodité.


ii ne coule plus. Il n'accomplit plus rien. Et c'est sans doute ce qui explique cette
déception qui suit la lecture d'un livre d'aujourd'hui, ou la représentation d'un
film. Autant il y avait quelque chose de satisfaisant dans un 'destin,' mème
tragique, autant les plus belles des oeuvres contemporaines nous laissent vides,
décontenancés. Non seulement elles ne prétendent à aucune autre réalité que celle
de la lecture, ou du spectacle, mais encore çlles semblent U j o m en de se
de se mettre en doute elles-mêmes à mesure a-u'elles se construisent.
l n & . m. p s . et le ternns sabote I'esuace. La description piétine, se
contredit, tourne en rond. L'instant nie la continuité. (Nouveau Roman 133, nous
souiignons)

Pouvons-nous en fait parler de chronotopes dans un texte où, au lieu de s'appuyer mutuellement,

les indices spatiaux et temporels se minent?

Pour répondre à cette question, rappelons la définition bakhtinieme du chronotope

comme "la corrélation essentielle des rapports spatio-temporels" ("Formes du temps" 233. Or,

selon le Petit Robert l'idée de 'corrélation' implique une interdépendance et une réciprocité.

Mais cette relation doit-eiie nécessairement être mutuellement enrichissante? Une relation où les

indices spatiaux et temporels se minent et se sabotent implique néanmoins une relatiun: une

interdépendance et une réciprocité, quoique destructives. Le fait que Bakhtine n'identifie que

des chronotopes dans lesquels ces indices se renforcent de façon positive pourrait refléter une

certaine prise de position idéologique. Si le chronotope, tel que défini par Baichthe, sert a saisir

I'assimiIation par le roman d'une conscience historique ainsi qu'une intériorisation progressive
265

de la façon dont la conscience hwnaine se présente, il faudrait noter que tout est présenté sous

son meilleur jour. Selon CIaus ühiig, la conception bakhtinienne de cette double évolution est

façonnée par un parti pris idéologique "[that] betrays Bakhtin's nostalgia for a 'spatial and

temporal material wholeness of the world' which, as such, probably never existed" (251). La

définition du chronotope repose aussi sur une conception organique de l'oeuvre littéraire:

Bakhtine en parle quand il emploie des images organiques (voir les références à la "chair" et au

"sang" dans le passage cité ci-haut).

Notre thèse cherche précisément à faire ressortir ce biais inhérent au concept en montrant

comment l'interaction de pIusieurs chronotopes au sein d'un seul et même texte peut subvertir

cette vision optimiste du fonctionnement chronotopique. Selon Bakhtine, Rome est le

chronotope par excellence de la civilisation humaine; or, comme nous l'avons démontré dans

notre d y s e de d'Hadrien, ce chronotope englobe et anéantit d'autres chronotopes

basés sur des perspectives cultureIles différentes. De même, la déformation de chronotopes

effectuée par la parodie est productrice dans le sens où elle engendre de nouveUes perspectives

sur Ie monde; mais, comme nous l'avons vu dans La Nauséeycette subversion camavaIesque est

aussi effrayante que libératrice. L'intériorisation de la conscience humaine peut donner une

profondeur et une plénitude a l'identité humaine; mais, comme nous le verrons en étudiant h

eiie peut également ddboucher sur l'obsession.

Bakhtine a beau parler d'Einstein et des révolutions dans les domaines scientifiques et

littéraires, il n'en reste pas moins que son étude du chronotope s'arrête au début du vingtième

siède, dont iI ne mentionne que trois auteurs: Proust, Thomas Mann et John Galsworthy. Dans

les trois cas, il s'agit d'histoires de famille: des romans de générations que Bakhtine aborde
266
surtout comme textes idylliques (idylle familide, idylle détruite, etc.).' Curieusement, il ne fait

aucune mention de la complexité temporeiie de l'oeuvre de Proust, et laisse entièrement de côté

des oeuvres qui présentent une multiplicité de cadres spatio-temporels, comme, par exemple,

Ulvsses (1922), Mrs. Dallowa~(1925), To the Lighthouse (1927), Manhattan Tramfer (1925), et

n e Sound and the Fury (1929). La critique a tendance à traiter ces romans comme des produits

d'une nouvelle conception du monde qui caractérise le vingtième siècle, conception née des

progrès dans les domaines de la physique expérimentale, de la phiIosophie et de la psychologie.

En définissant le concept de chronotope, Bakhtine semble avoir proposé une théorie du roman
née de cette même conception du monde-sans avoir considéré les oeuvres qui en seraient la

manifestation littéraire! En somme, le chronotope semble un concept parfaitement apte à traiter

le roman moderne. Si les chronotopes que Bakhtine identifie dans son étude historique du genre

romanesque fonctionnent de façon claire et logique, les déictiques spatiaux et temporels censés

'donner chair' aux événements du roman,c'est que les romans qu'il considère, des aventures

grecques aux romans réalistes, visent égaiement une image unifiée et logique du monde: les

héros chez Tatius épousent leur bien-aimée, les serviteurs chez Maupassant sont porteurs d'un

régionalisme idyllique. Cela ne veut pas dire que tous les romans qui se prêtent à une analyse

chnotopique doivent avoir une fin heureuse. Au conîraire, des variantes tragiques existent.

L'important, c'est que même cet aspect tragique entre dans le dessein de l'oeuvre; autrement dit,

il porte une valeur thématique, symbolique et formelle.'

' Voir Ia discussion du ccchronotopedu roman-idylle" C'Formes du temps" 367-77).


Robbe-Grillet aborde la tragédie comme une fonction du rapport presque symbiotique
entre l'homme et le monde qui I'entoure. Selon lui, Ia tragédie résulte de l'écart entre les deux;
elle prend plusieurs formes, les variantes modernes étant l'absurde (chez Camus)et la nausée
267
Comment donc aborder un roman comme La Jalousie dans lequel rien ne semble tomber

en place? D'abord, en essayant de voir si le texte ne réanime pas, peut-être de façon inattendue,

un chronotope traditionnel. C'est ainsi que nous proposons de commencer notre analyse de

JaIousia en considérant le chronotope colonial-une vanante moderne du chronotope de 1' idyile.

Pour nous, ce chronotope fournit le contexte socio-historique du texte, et effectue l'assimilation

d'une conscience historique par le texte, la déformation de ce chronotope attestant l'état liminal

de cette conscience. Ensuite, il faudra voir si le texte propose de nouveau chronotopes. C'est

en d6finissant le cbnotope du labyrinthe que nous abordons les innovations et les particularités

de Laen ce qui concerne ses contradictions spatio-temporelles. Finalement, nous

aborderons le rôle de l'auteur dans la création d'un monde textuel qui provient, comme le dit

Barthes, des innovations dans les domaines de la physique expérimentale et du cinéma, Nous

nous inspirons d'un passage dans l'étude du chronotope dans lequel Bakhtine, traitant de

se voit obligé d'introduire un autre niveau de complexité à son concept de

chronotope. C'est en effet en étudiant Shandy que Bakhtine libère le chronotope du monde

exclusivement textuel pour parler d'un chronotope intermédiaire qui signalerait la présence de

i'auteur dans un texte. De cette façon, le troisième chronotope que nous considérerons sera ce

que nous appellerons le chronotope intermédiaire du cinéma N'oubIions pas que f h k une

lecture chnotopique implique une prise de conscience d'autres aspects du texte à part les

déictiques. En décrivant des mondes chronotopiques, Bakhtine aborde égdernent la question des

personnages qui habitaient ces mondes. De même, nous considérerons ce qu'une lecture

chronotopique de pourrait apporter à la discussion de son personnage

(chez Sartre). Voir "Nature, humanisme, trag&iie," Nouveau R o m 45-67.


268

principdnarrateur 'absent.' il s'agira aussi de considérer le chronotope en fonction des thèmes

d'un roman: nous essayerons de voir le rapport entre les aspects formels du texte (son

organisation chronotopique) et le thème de la jalousie. Finalement, il ne faut pas oublier la

question du genre. Dans quelle mesure La Jalousie représente-t-elle une nouve1Ie étape daos

l'histoire du genre romanesque, et quelle est la signification de notre analyse chronotopique de ce

texte en ce qui concerne le concept même de chronotope?

1. "Elle a compris, puisqu'elle connaît l'histoire": le chronotope colonial

Nous venons de décrire comment J,aJalousie détourne la présentation traditionnelle de

l'espace, du temps, et des personnages. A côté de ces innovations, un aspect du texte paraît non

seulement traditionnel mais tout à fait banal: l'intrigue. Que pouvons-nous dire de l'histoire

racontée dans b J a l o a ? Un mari jaloux surveille sa femme, A..., et ses rapports avec leur

voisin, Franck. C'est du moins l'histoire telle que Robbe-Grillet lui-même la caractérisait dans le

'prière d'insérer' qui accompagnait la première édition du texte (cette clef pour déchifir

l'histoire a été omise des éditions ultérieures). Mais a-t-on vraiment besoin de ce mot d'auteur

pour proposer l'existence du mari-narrateur? Comme l'explique Ann Jefferson, nous avons deux

choix face à l'ambiguïté du texte et du titre ('la jalousie' se réfère-t-elle à l'émotion ou à

l'objet?), nous avons deux choix. Ou bien nous considérons le texte comme le produit de

l'imagination d'un mari jaloux, ou bien nous le considérons comme le produit d'une perspective

narrative entièrement objective-ce que Jefferson nomme "la caméra" (Nouveau R o m 133).

Dans le premier cas, nous donnons en fait une identité-identité qui n'est jamais textuellement
vérifiable-à ce 'tiers' innommé du texte, celui pour qui la troisième chaise ou assiette est
269
toujours posée, celui qui fait ouvrir la porte du bureau, qui va chercher de la gIace, qui signale sa

présence si ce n'est qu'à travers les questions sous-entendues qui provoquent des réponses d'A. ..

et de Franck au cours de leurs innombrables dîners ensemble. Ce faisant, nous attribuons une

complexité psychologique au texte. Dans le second cas, nous considérons le roman

principalement comme un texte qui met en question la représentation littéraire et le rôle des

objets dans la littérature? Cette façon de concevoir le texte n'élimine pas la présence implicite

du 'tiers,' mais refùse de lui imposer une identité et de l'assimiler à la perspective narrative.

Jefferson, qui prétend que le texte nous permet de maint en^ la tension entre les deux options

narratives (mari vs. caméra)'' et non pas de la résoudre, note que notre expérience en tant que

h e u r s nous encourage à établir une identité pour le tiers, à opter pour la version 'mari jaloux'

(134). Mais qu'est ce qui crée cette horizon d'attente? Pourquoi sornrnes-nous tentés de ranger

ce roman, dont les innovations sont assez frappantes, à côté des autres romans de notre

connaissance? Qu'est-ce qui fait que Jean Alter peut déclarer que, malgré les contradictions

textuelles, "sans se livrer à un travail de détection minutieux, visant a dépasser la réalité donnée

par le romancier," le lecteur se trouve sur du terrain familier: "L'expérience directe du texte,

celle dans laquelle Robbe-GriIlet a voulu cantonner le lecteur, continue à livrer un univers solide

et passablement rationnel" (Alter 37)? A notre sens, l'intrigue ainsi que le cadre global du texte

qui crée I'impression de cet univers "passablement rationnel" font partie d'un chronotope global,

qui structure tout le texte: le chronotope colonial.

Voir les commentaires de Robbe-Grillet cités plus haut au sujet de l'absence de


symbolisme dans le Nouveau Roman.

'O Nous traiterons justement de cette tension en étudiant le chronotope intermédiaire du


cinéma.
270
Dans le chronotope colonid, nous voyons une version du chronotope de l'idylle: un

espace bien circonscrit soumis aux rythmes de la vie agricole. Il s'agit d'une plantation

coloniale, isolée, perdue au milieu d'un terrain hostile auquel Ie colonisateur cherche à imposer

de L'ordre. La vie y est monotone, gouvernée par le cycle répétitif de la semence et de Ia récolte.

Ce chronotope, comme celui de l'idylle, dépend d'une juxtaposition de deux modes de vie. Dans

le cas du chronotope de l'idylle tel qu'il est décrit par Bakhtine, il s'agit du contraste entre les

conventions sociales et la simplicité de la vie des champs ("Formes du temps" 368)' ou du

contraste entre le petit monde enfermé de l'idylle et le monde vaste qui l'entoure ("Formes du

temps" 375). Pour sa part, le chronotope colonial met en valeur le contraste entre l'apparent

désordre du terrain indigène et l'ordre occidental que le colon essaie d'y imposer; entre une

conception indigène plutôt fluide du temps et le temble ennui des colons (habitués a régler et a

segmenter le temps) face a l'interminable monotonie des jours interchangeables. Le chronotope

colonial marque l'assimüation d'une nouvelle conscience historique par le roman du dix-

neuvième et du vingtième siècle: l'examen des conditions de vie dans les colonies et l'étude de

Ieur effet sur l'identité européenne. 11paraît que cet effet était celui d'une désintégrauan morde

dans laquelle fleurissaient la débauche, l'intrigue et le soupçon. Ce chronotope caractérise la

liitkrature coloniale de l'Angleterre aussi bien que celle de la France. Aussi a-t-on ddja

longuement commenté les similaritds entre La(1957) et of îhe Matta (1 948)

de Graham Greene." Cela dit, J a I o e nous rappelle un autre livre anglais publié, il est vrai,

ultérieurement, mais qui raconte une histoire colonide bien connue. Ii s'agit de White Mischef
. .

(1982) de JamesA. Fox, roman dans lequel l'interaction entre les conditions historiques réelIes

" Voir en particulier Morrissette, Les Rems de Robbe-Grillet 117, note 4.


et leur représentation littéraire est particulièrement bien mise en évidence. Moitié roman, moitié

reportage, ce livre raconte le meurtre sensationnelde JossIyn Hay, Earl of Enol, tué au Kenya en

1941. 11s'agit de l'histoire d'une femme infidèie et de son amant nié dont le corps a été retrouvé

dans une voiture sur une route dangereuse. Ce fait divers avait fasciné le public de l'époque, et

continue en fait à le fasciner, ayant été le sujet d'un film récent." L'histoire met en valeur tous

les thèmes associés à la vie coloniale: un paysage hostile, la débauche (l'abus de drogues et

d'alcool), les liaisons adultères, et la violence. Dans son introduction, Fox explique que la

société de l'époque pensait qu'aux colonies on risquait de succomber aux "ois A" ("the three

A's"): l'altitude, l'aicool et I'adultère (5). Dans b J a i o k nous retrouvons une histoire

également marquée d"~.'"

"-,f .&& metteur en scène Michael Radford, avec Charles Dance, Greta
*

Scacchi et John Hurt,Columbia Pictures, 1983.

'3~ean-~ierre Vidal exprime une grande appréhension envers l'évocation du roman


colonial dans l'étude de La Jalousie. Il constate, à juste titre, que quand le "message" ou le
"sens" d'un texte est diffus, on a recours à "la référence," c'est-à-dire au genre (49). Vidal
regrette que, dans cette optique, i"'extrême compIexité de fonctionnement du texte" n'est plus
"qu'une tentative de restitution du temps figé de toutes les colonies, où les événements
personnels ne sont qu'accidents rompant ta monotonie étouffante du cycle" (49)' et il prétend
qu'il "faut évidemment être profondément engoncé dans des habitudes de lecture d'un autre
siècle pour appréhender L ade façon aussi incongrue" (50). Essayons de répondre à ces
objections. D'abord, Vidai ne suppose qu'un modèIe littérairecomme référent pour l'aspect
colonial du texte. En employant une approche chronotopique, nous ne faisons pas
appel à d'autres romans, mais à un réseau thématique et à une structure spatio-
temporelie qui existent également dans le cinéma contemporain et dans l'imaginaire populaire.
Cette façon de lire le texte n'est donc pas réservée aux spécialistes du dix-neuvième siècle! En
second lieu, constater un chronotope d o n i a l dans L ane veut pas due que nous pensons
que le texte doit forcément "restituef' cette vision du monde; on pourrait évoquer ces
conventions afin de les déformer et, comme nous voulons le montrer, cette déformation n'est pas
nécessairement parodique. Finalement, voir un chronotope coIonial dans Ta J a l o e ne veut pas
dire que c'est le seul chronotope que nous y trouvons, ni que ce chronotope prédomine. En
faisant une lecture chronotopique de La JaIousie, nous ne voulons pas réduire le texte à un seul
'sens' ou a un seul modèle générique. Au conûaire, nous employons cette approche afin de
La bananeraie de L,aJ d o a se situe dans une région montagneuse d'un pays inconnu

mais évidemment de milieu colonial .14 La concession décrite, ainsi que celle de Franck, se situe

sur les versants d'une vallée à l'intérieur de ce pays côtière (île?) (Jalousie 11). On "descend"

vers le port (60),et A... et Franck parlent des différences de climat entre les montagnes et la côte

où il fait plus chaud et plus lourd, comparant les "doses respectives de quinine nécessaires en bas

et ici" (92-3). Les deux plantations sont isolées, "perdues dans la brousse" (87) et accessibles

par une seule route (12). Les seuls voisins sembleraient être Franck et sa famille et les voyages

en ville sont assez rares, le narrateur précisant que quand Franck invite A... à l'accompagner au

port cela représente pour elle une occasion exceptionnelle d'y aller (91). Tout dans la description

de ce lieu et de ce mode de vie rappelle tes clichés coloniaux: une maison aérée, entourée d'une

terrasse, et remplie de meubles qui, d'après le narrateur, "fïgure[nt] toujours dans ces habitations

de style colonial" (68). Le seul divertissement paraît être les visites fréquentes qui suivent

toujours le même itinéraire-apéritif sur la terrasse, dher dans ta salle a manger, café sur la

terrasse-et moments pendant lesquels la conversation revient toujours au mêmes sujets: le climat

tropicaI et la santé de ceux qui n'arrivent pas a s'y habituer (comme, par exemple, Christiane, la

femme de Franck); des problèmes de travaii (les pannes de voitures et l'ineptie des

serviteurs/travailleurs noirs); le dernier roman qu'on lit et prête à ses voisins (le 'roman &cain'

du texte). Les personnages s'assoient toujours à la même place et parlent toujours, d'après le

mieux saisir l'interaction de multiples conventions génériques-interaction qui, a notre sens,


conüibue à cette notion de complexité textuelle que Vidal veut préserver.
I4 De toute façon, ii ne s'agit pas d'un pays &cab, car A..., affirmant qu'elle ne trouve
pas le climat "tellement insupportable," le compare a Ia chaleur d' Aûique qu'elle avait autrefois
connue (J&& 22).l&
273
narrateur, des "sujets familiers, avec les mêmes phrases" (59)-monotonie reflétée dans la

structure même du texte, structure dans laquelle nous n'arrivons à distinguer ni les différentes

visites de Franck ni leur frëquence ni leur ordre. La vie coloniale, comme la vie agricole, est

prévisible et répétitive. Le narrateur décrit la vie sur Ia plantation comme "la suite prévisibIe des

travaux en cours, qui sont toujours identiques, à peu de choses près" (95)-une description qui

s'applique également au train-train de la vie des colons.

En contraste direct avec cette vie monotone mais bien ordonnée, nous retrouvons

l'apparent désordre de la vie indigène. Une masse de végétation étouffante entoure et semble

menacer la maison dans la Jalousie; dès qu'on arrête de travailler un secteur, la terre retrouve

son état naturel et le narrateur note que, dans les parcelles anciennes, le "désordre a maintenant

pris le dessus" (1 1). Cette sensation d'une force naturelle qu'on tient a peine à distance de la

maison est aggravée par le soleil la h p p e du haut et par les animaux qui l'envahissent du bas (Ia

maison étant élevée du côté sud mais à ras la terre du côté nord), des cris de carnassiers qui

signalent l'approche de quelque bête inconnue et invisible dans l'obscurité, aux insectes

omniprésents (criquets, scarabées, moustiques). Le contraste entre le mode de vie des colons et

la population indigène se manifeste dans Ies discussions à propos des chauffeurs noirs peu

adaptés à leur travail (59); dans la description d'un chant indigène teilernent étrange qu'on

n'arrive pas à déterminer s'il comporte des paroles, ni s'il s'arrête ou recommence, ou si on

commence une autre chanson (99-101); et dans les répliques impénétrabIes d'un domestique

dont les rares paroles sont d'une imprécision mystifiante. Sa réponse à une question concernant

le moment où il a reçu l'ordre d'apporter de la glace, c'est "Maintenant," ce qui "ne fournit

aucune indication satisfaisante'' ((50);le narrateur signale quYiIemploie toujours le mot "ennuyé"
274

pour décrire les sentiments des Blancs (178). Ce chronotope colonial, au coeur duquel se trouve

cette tension entre deux modes de vie (colonial vs. indigène), deux visions de l'espace (cultivé

vs. sauvage), et deux conceptions du temps (précis vs. fluide) constitue non seulement un

principe organisateur du texte mais signale également son rapport à la réalité historique.

Comme nous l'avons déjà noté, la plupart des critiques abordent les problèmes

structuraux et narratifs de b Jalousie considérant le rapport du texte à son contexte culturel

seulement du point de vue des théories narratives et des nouvelles idées dans le domaine de la

philosophie. ils étudient ce roman à la lumière de la narration 'stream of conscioussness' ou de

la phénoménologie de la perception, et ainsi de suite. Par contre, l'étude de Jacques Leenhardt,

Lecture politique du roman, aborde ce que nous avons défini comme le chronotope colonial et

l'assimilation par le roman d'une conscience historique; à savoir, le rapport entre La Jalousie et

son contexte socio-politique. Leenhardt considère le roman comme l'expression du déclin de

l'idéologie bourgeoise française-déclin précipité par le processus de ddcolonisation en cours à

l'époque de la rédaction du roman, Cela ne veut pas dire que Leenhardt met de côté des

problèmes de forme et de genre. Au contraire, il considère le texte sous deux aspects, comme

l'expression d'une rupture au niveau social et littéraire, prétendant que le Nouveau Roman en

général, et La_lalausieen particulier, représentent une Yentative de dé-consûuction d'une

idéologie littéraire" (34).

L'étude de Leenhardt est importante car elle situe Jalo* dans la tradition du roman

colonial, créant une typotogie de ce sous-genre romanesque qui rappelle la classification

chronotopique que propose Bakhtine. Leenhardt voit cinq grandes étapes dans L'évoluîîon du

roman colonial, chacune caractérisée par un changement d'attitude envers le milieu cobnial.
275

Dans la premiére étape (le roman colonial avant 1860), il s'agit d'un portrait de 1'Afnque comme

une terre hostile, marquée par des cataclysmes naturels; dans la seconde étape (1860- 192O), iI est

question de l'exploitation de cette terre conquise et tous de les problèmes qui accompagnent cette

même exploitation, surtout les relations entre les Noirs et les Blancs; la troisième étape (1920-45)

marque la dégradation de l'image du colon (débauche, scandales, etc.); la quatrième (1945-60)

reflète la décolonisation où le colon est tiraillé entre deux sentiments différents: la volonté de

coopérer (peut-être pour maintenu son statut a la colonie) et une grande déception; la cinquième

et dernière étape (après 1960) marque le début du roman néo-colonialiste (Leenhardt 168-74).

Leenhardt situe Jalo- a un stade lirninal, tiraillée entre deux moments dans l'histoire

coloniale de la France; cette lutte se cristallise dans la juxtaposition du mari et de Franck, celui-là

représentant le colon de l'époque 1900-40,celui-ci ayant de nouvelles idées en ce qui concerne Le

rapport entre colon et indigène (25)'' D'après Leenhardt, la juxtaposition de deux perspectives

opposées sur la vie coloniale fournit une explication de la structure compIexe du texte:

la narration est suspendue entre deux moments historiques et idéologiques qu'elle


tient ensemble, sans les confondre, pour en faire éclater la contradiction.
scende I'incohirence des de vue re~résenteesnar

Cette juxtaposition historico-idéologique explique aussi la série de dichotomies (i3lancMoir,

maisonlnatüre, rnadFranck, ordrddésordre) que Leenhardt et plus tard Stolîzhs décèlent

dans le texte, et que nous avons nous-mêmes analysée comme faisant partie intégrante du

cbnotope colonial.

' Voir par exemple leur échange au sujet des chauffeurs indigènes. Le marihmteur
soutient que les Noirs traiteront un nouveau moteur comme "unjouetyyet ne sont pas
responsables tandis que Franck ''pense qu'il existe des conducteurs sérieux, même parmi les
noirs" (M 25).
276
Ce sont ce chronotope et le contexte socio-littéraire qu'il évoque qui permettent i Robbe-

Grillet de jouer avec nos attentes génériques, sans pourtant entièrement y répondre. Pourquoi,

malgré toutes les études au sujet de l'ambiguïté de ce texte, persistons-nous a voir dans

music l'histoire d'une liaison adultère? Parce que tout nous y conduit. A propos du voyage en
ville de Franck et d'A..., maints détails établissent la possibilité de trouver une explication tout a

fait banale pour leur retard. Dans ce pays, les retards "sont toujours a redouter avec ces

mauvaises pistes" 123) et le narrateur imagine toute une série d'autres "causes

probables" de leur absence: des pneus crevées, une voiture en panne, une rencontre imprévue en

ville, la fatigue du chauffeur, et ainsi de suite (1 54-5). Comme le note A..., la situation isolée des

plantations les avait empêchés de prévenir leurs époux de la panne de voiture, mais même cet

inconvénient "n'est pas un drame" et "ça vaut mieux que de s'être trouvé en panne au milieu de

la route, en pleine nuit!", commentaire auquel le narrateur ajoute:

Cela vaut mieux aussi qu'un accident. ti ne s'agit que d'un aléa sans
constiquence, une aventure dans gravité, un des menus inconvénients de la vie aux
colonies. (87)

La tension dans cet échange entre l'idée d'une panne et celle d'un accident renvoie aux

excuses possibles citdes plus haut et nous encourage à adopter le point de vue du mari

soupçonneux. La nuit de leur départ, quand il contemple la plantation dans l'obscurité et note

que c'est %ne nuit noire, calme et chaude, comme toutes les autres nuitsy'(146), il ne fait que

souligner l'ironie implicite de la situation: dans la monotonie de la vie, ce n'est pas du tout une

nuit comme toutes les autres, puisque sa femme découche. Avant Ieur départ, Franck et A...

calculent avec précision "le temps dont ils disposeront pour Ieurs affaires" (190);après, Franck
277

se montre trop bien disposé a fournir des précisions au sujet de son emploi du temps en ville

(197) tandis qu'A ... demeure presque silencieuse, refusant de parler de i'hôtel où ils avaient logé

car ''tout le monde connaît cet hôtel" (96). Or, la familiarité d'une chose n'empêche jamais un

colon de la revisiter, ayant si peu de nouvelles expériences. Curieusement, A... n'a pas non plus

de nouvelles à partager après son séjour en ville, rapportant seulement "quatre ou cinq

informations connues déji" (95). En fin de compte, c'est ce manque de détails et la réticence

d'A ...et de Franck de parler de leur voyage qui semblent suspects. Quand Franck a une autre

panne de voiture, il ne fait pas le rapprochement évident entre celle-ci et la panne lors du voyage

au port, rapprochement que le narrateur qualifie de "plus que normal" (198). Nous apprenons

ensuite qu'ils "ont d'ailleurs jamais reparlé de cette journée, de cet accident, de cette nuit-du

moins lorsqu'ils ne sont pas seuls ensemble" (198). Selon les conventions du chronotope

colonial en général, et de la nature répétitive de J a l o a en particulier, le fait de ne pas parler

de cet événement extraordinaire semble confirmer nos soupçons, ainsi que ceux du mari qui

souligne encore une fois l'aspect temporel ("cette nuit"). Quand il fait allusion à la possibilité

qu'ils en parlent quand ils sont &, a la liaison qui a probablement eu lieu. Finalement, il y a la

transparence de l'excuse de Franck-ils n'ont pas pu revenir car il est "mauvais mécanicien"-

quand il explique comment il a fait démonter le moteur lors de la deuxième panne de voiture. Un

silence gêné suit le commentaire d'A.., "Vous avez l'air très fort en mécanique, aujourd'hui"

(198-9). Les propos à double entente se multiplient et on se demande si Franck s'est excusé de

son inaptitude comme mécanicien ou comme amant, car quand il suggère que tous "les moteurs

se ressemblent'' A... ajoute "Très juste, ...c'est comme les femmes" (199).

Puisque dans les scènes de retour le contraste entre le comportement gêné de Franck et
278

l'insouciance d'A... est particulièrement hppant, nous tenons à commenter brièvement

t'importauce de ce dernier personnage. Nous avons déjà dit que le chronotope colonial est

marqué de "trois A": l'altitude, l'alcool et l'adultère. Rien d'étonnant donc si la femme

soupçonnée dans ka Jalousie n'est indiquée que par une seule lettre, rappelant la lettre écarlate de

la femme adultère dans n e Scarlet Letter de Hawthorne. Le personnage d'A... est intéressant

car, comme le note Leenhardt, c'est normalement une femme comme Christiane, la femme de

Franck, qui figure dans le roman colonial: la femme qui doit tant bien que mal s'adapter au

climat tropical qui nuit à sa santé physique et mentale (Leenhardt 194). C'est ce type d'héroüie

qui figure aussi dans le 'roman africain' mis en abyme de La Jalousie. Mais, dans ce Nouveau

Roman colonial, ce personnage est marginalisé, cédant sa place a A..., femme parfaitement bien

adaptée à la vie coloniale qui "incarne en apparence la perfection métropolitaine mythique en

milieu colonial (élégance, parler net et soigné, retenue, intellectualité de bon aloi, civilité, etc.)"

(Leentiardt 25). Nous avons déjà suggéré que le chronotope colonial, comme son antécédent le

chronotope de l'idylle, dépend d'une juxtaposition de deux conceptions de l'espace et du temps:

le désordre de la terre indigène vs. l'ordre agricole imposé par les Blancs; la monotonie et la

fluidité cyclique de la vie agricole vs. la volonté des Blancs de régler le temps. Selon Leenhardt,

on pourrait aussi voir dans la présentation de l'espace et du temps dans Li&?,& la

juxtaposition de deux moments dans l'histoire coloniale de la France, juxtaposition traduite par

le contraste entre Franck et Ie mari/narrateur. Quel est donc le rôle d'A... dans toutes ces

juxtapositions? Considérons le mdnarrateur qui essaie de délimiter sa vie et ses possessions

avec une précision géométrique, ou Franck qui est saisi par le désir d'expliquer son absence avec

A.. en racontant "le détail de ses déplacements et de ses entrevues, mètre par mètre, minute par
279
minute" (Jalousie 197): les deux hommes semblent mal à l'aise dans leurs rôles respecGfs de

maitre et d'amant, A..., par contre, semble parfaitement à l'aise, à la fois d a m son rôle de colon

et de femme adultère. De même, elle ne fait pas partie d'un seul monde-colonial ou indigène-

mais des deux à la fois.

Comme le note le narrateur, A... "conserve partout la même aisance" (10). Chnstiane

observe avec mécontentement qu'elle porte souvent une robe dont la forme moulée devrait être

"'trop chaude pour ce pays"' (22)' mais A... ne semble pas ressentir la chaleur, ni la férocité du

soleil qu'elle ne craint pas "même à l'heure de midi" (135). Quand elle marche dans la cour de

la maison, la "surface raboteuse" du sol "a l'air de s'être aplanie devant elle, car A.., ne jette

même pas un coup d'oeil à ses pieds" (1 16-7)' et avance "sans être incommodée" "malgré ses

chaussures à talons hautç" (214). On peut dire que, si le narrateur essaie d'ordonner l'espace

autour de lui, A... à le faire. En contraste direct avec la plantation dont les rangées de

bananiers tendent au désordre, dans le jardin, les orangers "plantés sur la demande d'A..." (38) se

dressent "à intervalIes égaux" (79). C'est A... qui détermine l'emplacement des chaises à la

terrasse--chaises qu'elle a fait fabriquer "par un artisan indigène" (18)- et qui désigne les places

à prendre, écartant ainsi le marünarrateur (19). En fait, elle assure que tout daas la disposition

des chaises et de la lumière crée une situation ou il serait difficile de voir clairement le visage de

son voisin de table. Dans la d e à manger, eiie écarte toujours les lampes "de manière a éclairer

moins directement les convives" (59), créant une ambiance que Franck caractérise comme 'pplus

intime" (23). De cette façon, Ie visage d'A ...ainsi que celui de Franck sont toujours "à contre-

jouiS' (27,70), ce qui fait parler le mari/mteur du "manque de commodité paraît fiagrantl'

(70)-commentaire qui ne peut qu'évoquer le flagrant délit d'adultère qu'il imagine plus tard
280
dans le texte (166). A la iemse, elle interdit au boy d'apporter une lampe sous le prétexte que

cela attire les moustiques (140) mais, quand elle est absente, le rnadnarrateur s'y assied notant

qu'il suffit d'éloigner un peu la lumière, et non pas l'éliminer, pour ne pas être gêné par Les

insectes (147). L'obscurité presque totale à la terrasse pourrait faciliter toute sorte d'échange et

de contact entre A... et Franck; une fois, après avoir entendu un bruit mystérieux, iIs s'éloignent

ensemble, invisibles et silencieux dans le noir (209). A propos de cette terrasse, le narrateur nous

dit à deux reprises que "la balustrade doit être repeinte en jaune vif: ainsi en a décidé A..." (40,

21 1). Le choix de cette couleur se montre particulièrement porteur de sens, le jaune ayant une

longue association symbolique avec la déloyauté et la jalousie.t6

En ce qui concerne les jaiousies et vitres déformants du texte, ils signaient, à notre sens,

non seulement l'incapacité du mdnarrateur a y voir clair (quand il épie Franck et A... de son

bureau, il ne voit que "le tiers du tiers" de la scène [52])mais aussi L'habilité d'A... Elle regarde

à travers les fentes et les fenêtres autant que le rndnarrateur (40, 136). Parfois elle sembIe

attendre l'arrivée de Franck (par exemple, quand il doit venir déjeuner ou la chercher pour d e r

en ville), mais elle semble aussi guetter son mari, surveillant ses mouvements a ia terrasse (401,

lui permettant ou l'empêchant de la voir. Par exemple, après être rentrée de sa nuit en ville, elle

va dans sa chambre, ferme la porte au verrou et baisse les jalousies (89). Ailleurs, elie se déplace

l6 A vrai dire, dans l'art, le jaune peut représenter deux choses contradictoires. Ou bien il
symbdise le soIeil, le pouvoir de Dieu et la vérité révélée (saint Pierre est souvent dépeint
portant une cape jaune), ou bien il symbolise la déception, la déloyauté et ia jaiousie. Judas est
d'habitude peint en habits jaunes et au Moyen Age des croix jaunes indiquaient les endroits
menacés par la peste-d'où l'association entre le jaune, la contagion et la dégradation (Ferguson
275 et Siii 30). La double nature de cette couleur ne fait qu'appuyer notre constatation qu'A ...
est elle-même une sorte de Janus appartenant à fois au monde des indigènes et au monde des
coIons; c'est une femme capable de jouer le rôle d'une b o ~ épousee tout en trompant son mari.
28 1

dans sa chambre, de la table à l'armoire (d'ou elle n'est visible que d'une fenêtre qui donne sur le

pignon ouest) avant de s'être "réfugiée'' dans un angle de la pièce invisible de l'extérieur; puis

elle finit par fermer les jalousies (12 1-2, 187).

Au début du passage que nous venons de décrire, le narrateur remarque qu'A ...,en train

de se regarder dans la glace, "paraît ne pas sentir le temps passer" (120). Au centre de cette

confusion de diverses conceptions et représentations du monde qui caractérisent le roman, A...

semble étrangement détachée, peu perturbée par la tension entre la vie coloniale et la vie

indigène. Elle maîtrise l'espace autour d'elle et s'adapte parfaitement au climat; à la différence

de Christiane, elle n'a pas de difficulté à diriger ses domestiques indigènes (5 1) et elle réussit à

incarner l'élégance continentale dans Ie d i e u colonial. Qui plus est, elle manifeste une

nouvelle attitude en ce qui concerne les relations entre les Noirs et les Blancs. Non seulement

elle appuie Franck quand il défend la qualité des chauffeurs indigènes (25-6), elle n'est nullement

choquée non plus par la suggestion qu'une femme européenne puisse coucher avec un Noir. "Et

bien, pourquoi pas?" dit-elle quand Franck se montre gêné par un épisode du roman africain

qu'ils viennent de lue (194).17 Si, comme le suggèrent Leenhardt et Sto!tiSus, le mdnarrateur

et Franck représentent la juxtaposition de deux perspectives coloniales différentes, alors que le

contraste entre la maison et la nature sauvage qui l'entoure représente la juxtaposition de deux

modes de vie différents (colonial et indigène), A,.. incarne dès Iors la nature didectique de ces

juxtapositions: l9interd6pendancedes conceptions différentes du monde qui, tout en se trouvant

au coeur du chronotope colonial, caractérise Ia structure du texte. Nous terminerons notre étude

du personnage d'A... en nous permettant de citer un assez Iong passage dans lequel le

" Voir Leenhardt pour une discussion détaillée du côté subversif d'A... (135-37,185-6)
282

tnadnarrateur, décrivant A.,. à la terrasse, souligne l'ubiquité de son image. Le boy vient

d'enlever la lampe quand le narrateur regarde A... et déclare:

Son visage recevait les rayons de la lampe sur le côté droit. Ce profil vivement
éclairé persiste ensuite sur la rétine. Dans la nuit noir ou rien ne surnage des
objets, même les plus proches, la tache lumineuse se déplace à volonté, sans que
sa force s'atténue, gardant la découpure du fiont, du nez, du menton, de la
bouche..,
La tache est sur le mur de la maison, sur les dalles, sur le ciel vide. Elie
est partout dans la vallée, depuis le jardin jusqu'à la rivière et sur l'autre versant.
Eue est aussi dans le bureau, dans la chambre, dans la salie à manger, dans le
salon, dans la cour, sur le chemin qui s'éloigne vers la grande route. (140-4 1)

Comme nous l'avons déjà affirmé, le grand chronotope structurant de La Jalousie est celui du

chronotope colonial, et ce monde textuel est avant tout marqué par A...

Avant de quitter le chronotope colonial, nous souhaitons commenter en plus de détail Ie

roman africain "mis en abyme" et, ce faisant, revenir à l'optique critique qui considère

JaIausit comme une mise en question, à notre avis, de la représentation et de l'interprétation


littéraires. Nous trouvons les études socio-politiques de Leenhardt et de Stoltzfus très

convaincantes car elles réussissent à rendre compte de la présentation problématique du roman

africain-ce roman que Franck prête à A... et dont ils parlent à plusieurs reprises au cours du

roman. En premier lieu, ce roman fonctionne comme une sorte de "synthèse de tous les romans

africains produits pendant les deux premières périodes" du roman colonid (Leenhardt 179)' car il

s'agit "d'un récit classique sur la vie coloniale, en Afrique, avec description de tornade, révolte

indigène et histoires de club" (- 215). En second lieu, il sert de mise en abyme à l'histoire

de I;a J a l o e (l'héroïne du roman africain a apparemment une liaison adultère, peut-être avec

un Noir)mais plus pertinemment à la Wcture complexe de l'oeuvre, en particulier quand on


283

considère le passage vers la fin du texte ou le narrateur décrit le roman africain en termes

contradictoires, disant que le personnage principal "est fonctionnaire," puis "n'est pas un

fonctionnaire mais un employé supérieur d'une vieille compagnie commerciale," puis "la

compagnie est de fondation toute récente'' est ainsi de suite (Jalousie 216). Leenhardt en conclut

que ce résumé dénué de sens "présente d'une manière dialectique toute l'histoire de la colonie

jusqu'au point où elle est arrivée et où elle débouche sur la dialectique même de La Jalousie"

(Leenhardt 183). La complexité de JaJalousie en ce qui concerne la présentation du temps est

directement liée 4 cette notion de double dialectique (dans le roman africain et dans Ia J a w ) ;

il s'agit de "l'inscription dans le texte d'un décalage temporel essentiel" que Leenhardt explique

de la façon suivante:

Le 'mari' 'pense' en 1920, tandis que Franck 'pense' en 1950, mais tous deux se
manifestent dans la continuité d'un récit au présent. Ainsi, les ruptures a tous les
niveaux se réfèrent-elles a ce dédage historique: rupture des valeurs, rupture du
texte, rupture de la chronologie. Seule une métachronologie permet de les unifier.
(Leenhardt 196)

Nous soutenons que cette métachronologie pourrait s'exprimer dans le chronotope colonial qui,

nous l'avons vu, comprend la notion d'une juxtaposition et même d'un décalage entre deux

perspectives spatio-temporelles.

Le roman afiicain reflète non seulement la structure de l& Jalou& mais aussi notre

capacité en tant que Iecteurs de rendre compte de cette structure. A propos de la description du
. -
roman afkicain citée plus haut, le narrateur la commence en ciinsantque les " ~ l t c a t i o n s

y&il s'agit d'un récit classique sur la vie c~loniaie'~


(JaIousit 215, nous

soulignons). Nous pouvons dire a peu pris Ia même chose de La Jalousie, substituant
284

"narratologiques" à "psychologiques." Nous soutenons que le chronotope colonial, avec sa

description d'une double vision du milieu colonial et sa conception double du temps, nous situe,

lors de la lecture, dans un contexte familier. Même si ie "tiers' mystérieux du roman n'est pas

nommé, ce chronotope nous encourage à lui foumir l'identité d'un mari jaloux-quoi de plus

normal étant donné les autres détails du texte: Ia mise en scène coloniale, une belle femme, la

présence d'un autre homme @lusjeune?-peut-être car il n'a que trois ans d'expérience aux

colonies [25]), la feuille bleue-de la même couleur que le papier à écrire d'A... qu'il a a la

poche, leur absence d'une nuit, la peine que Franck se donne à rendre compte de son itinéraire

durant leur absence, l'omniprésence des 'A' dont nous venons de parler. Robbe-Grillet peut

jouer avec les conventions nmtives-supprimer l'identité d'un personnage, présenter l'histoire

de façon à rendre sa chronologie inexacte-mais, comme Alter le suggère, nous arrivons quand

même à concrétiser un monde "passablement rationnel," et à en déceler l'intrigue.

A plusieurs reprises, le maninarrateur raconte les conversations d'A... et de Franck au

sujet du livre &cain. Ils parlent "des lieux, des événements, des personnages" sans y apporter

des jugements de valeur en ce qui concerne "la vraisemblance, cohérence7'ou toute autre "qualité

du récit," mais ils n'hésitent pas à commenter les ''traits de caractère, comme ils le feraient pour

des amis communs" (J&ya& 82). Et le trait de caractère qui figure comme sujet de leur

spéculation est, bien sûr, i'aveuglement du mari cocu qu'ils jugent "coupable au moins de

négiigence" (193). Encore une fois, les détails du roman mis en abyme nous encouragent a

identifier le 'tiers' exclu du texte. De même, maigré le fait qu'ils imaginent toute une série de

"bifûrcations possibles," ils reviennent à la stabilité de l'intrigue présentée: "les choses sont ce

qu'elles sont" (83). A notre avis, le chronotope colonial nous pousse à rejeter d'autres
interprétations possibles du 'tiers' (il serait peut-être le père/fière/amant et ainsi de suite, d'A...?)

pour lui imposer une identité." Malgré la diversité des perspectives critiques sur JaJalousie, le

lecteur typique, conditionné par son expérience avec le chronotope colonial (qu'il rencontre non

seulement dans la littérature mais au cinéma, à la téE, et dans l'imagination populaire en général)

veut instinctivement reconstituer une intrigue familière. Encore une fois, le roman africain sert à

mettre en relief cette activité interprétative- Quand Franck avance quelques phrases presque

incompréhensibles au sujet du roman (il est impossible de distinguer s'il dit "'savoir la prendre"'

ou "'savoir l'apprendre"'), le narrateur note qu'A ...n'a pas de difficulté à savoir de quoi il s'agit:

"Elle a compris, puisqu'elle connaît l'histoire" (26). De même, maIgré l'apparente 'difficulté' de

La Jalousie, le chronotope colonid garantit un certain niveau de compréhension; il nous pousse

vers une interprétation possible. Pierre de Boisdefie a beau affirmer que le public achète mais

n'arrive pas à lire les romans de Robbe-Grillet (8-9) car dans les descriptions géométriques de

ses oeuvres on ne retrouve pas "le plus petit équivalent d'un vrai roman" (105); il a beau déclarer

que Laest un "piège à cons" qui hstre le Lecteur (92); a notre sens, même le lecteur
'moyen' peut le lire et l'apprécier. Le chronotope colonial, avec toutes les attentes génériques

" Comme le note Robert Bmk, malgré les contradictions textuelles et l'impossibilité de
vérifier l'identité du nmteur, "b]I faut a tout prix mettre un mari jaloux dans le livre" (48) et
divers lecteurs du texte ont trouvé toutes sortes de justifications pour le faire. Brock fait un
résumé critique de queIques stratégies. Par exemple, Ricardou et Jean-Christophe Cambier
voient dans le mot "cahot," utilisé pour décrire le mouvement de la voiture de Franck,
l'équivalent de "coït" et donc une indication de l'obsession d'un mari jaloux (49). Brock note en
particulier que Momssette sembIe avoir fait une comparaison peu vdable entre La Jalousie et
Ma= afin de justifier la présence d'un mari jaloux: dans le texte de Greene,
c'est le mari et non la femme qui commet L'adultère (58, note 1). Nous espérons qu'en situant les
origines de cette pulsion interprétative au niveau chronotopique, c'est-à-dire en y introduisant
l'expérience culturelle du lecteur hors du texte, nous pourrons éviter ce piège d'associations
fantaisistes et de comparaisons inexactes.
286
qui l'accompagnent, est tellement mis en valeur que le lecteur n'a pas besoin d'un 'prière

d'insérer' pour comprendre ce roman. il le comprend, puisqu'il connaît déjà L'histoire.

II. Faut-il "un commencement à toutn?: le chronotope du labyrinthe


Si le chronotope colonial structure La Jalousie et nous guide dans notre interprétation du

texte en nous fournissant un cadre bien connu-et par extension des personnages (un mari jaloux)

et la base d'une intrigue (un triangle amoureux)--, il demeure que tout ce travail interprétatif

vient de notre propre horizon d'attente, ce à quoi nous nous attendons quand nous abordons ce

chronotope. Selon Arthur Babcock,

Behind the novei's unfamiliar text is a comparatively familiar reality. indeed, a


Balzacian novelist would have said, 'It was one of those houes that one sees so
often on plantations in...,' appealing to common knowledge and s h e d
experience, and readers of Jealousv might, according to their tastes, feel either
irritation or admiration that Robbe-Grillet has accomplished such a familiar
descriptive operation in so innovative a way. (Babcock 43)

Les descriptions de la plantation et de la maison-en gros, tout ce que nous avons regroupé sous

le chronotope colonial-constituentdonc une réalité familière d'où se dégage un 'texte inconnu'

qui vise a contourner, sinon décevoir, à nos attentes en ce qui concerne le genre romanesque.

Pour Boisdefie, I'intérêt et la vraisemblance de Lase trouvent sapés par


l'expérimentation narrative de Robbe-ûriiiet car, 6'anaiyséecomme un phénomène physique" et

soumise à Ia précision géométrique, la jalousie perd son visage humain: "la passion se

désincarne" (Boisde£kY 91). On pourrait dire que la technique narrative mine toute

t'infrastructure du chronotope colonial (les personnages, l'intrigue cIassique du triangle

amoureux,etc). Selon Boisde&, b JaIo- signaIe ainsi Ia "dessiccation du roman" (90) et Ie


287

développement d'un sous-genre romanesque (le Nouveau Roman) dans lequel règne la

description matérielle aux dépens de la caractérisation et du développement d'une histoire

saisissante: "le champ de la perception-et cela seul-constitue désonnais i'univers, 'ici et

maintenant"' (89-90). Cette même phrase revient chez Genette qui, en affirmant que "Robbe-

Grillet ne connaît qu'un seul mode: l'indicatif," décrit l'univers de T.a Jalousie comme celui "du

réel jci et m'


("Vertige" 78). Genette nous prévient aussi des pièges implicites dans

toute tentative de reconstruire, comme nous l'avons fait en expliquant le fonctionnement du

chronotope colonial, l'histoire supposée du texte:

Un marijaloux imagine les gestes de sa femme avec son amant supposé: sujet
banal, et qui n'attente pas a l'ordre du monde. Mais que ces fantasmes prennent
soudain la dure consistance du réel et viennent introduire dans ce réel tout un
système de variantes incompatibles, voila qui est plus rare et plus inquiétant.
Remonter du texte impossible au prétexte banal, c'est ôter toute sa valeur au récit.
("'Vertige" 78)

C'est parce que cet avant-texte "impossible'' crée une vision du réel qui est minée par de

nombreuses incompatibles et figée dans 'l'ici-maintenant' que nous voulons proposer un

nouveau chronotope qui pourrait s'ajouter à la typologie bakhtinieme, chronotope que nous

nommons celui du ]abvnnthe.

Dans le chronotope du labyrinthe prime la description minutieuse et objective de ce que

le narrateur appréhende a un moment particulier dans le temps. Cette description est

apparemment dépourvue de toute signification qui lie le décor scénique à l'intrigue, aux

personnages et aux thèmes du roman. Ce manque de profondeur symbolique dans la description

spatiale anéantit la continuité temporelle en dépeignant un moment présent isolé du passé et de

L'avenir, figé dans I'espace visible, et aboutit a une spatialisationextrême du temps. D'où Ia
288

pddominance remarquée par tant de critiques du temps présent dans i'oeuwe de Robbe-Grillet.19

La stratégie narrative de Robbe-Grillet, en particulier dans JdaJ a l o e consiste à nous

'parachuter' au milieu d'un labyrinthe textuel. Au lieu de donner des informations pour régler

notre lecture et pour guider notre 'voyage' dans le texte (informations en ce qui concerne les

personnages et la séquence des événements), tout ce que la narration nous fournit, c'est une

description 'objective' de ce qui se trouve actuellement sous les yeux du narrateur, une

perspective namtive que nous devons adopter. Pour poursuivre cette anaIogie, nous disons la

narration a une fonction d o g u e aux sentiers du labyrinthe; elie comporte des voies sinueuses

qui ne suivent pas de trajectoire prévisible, puisque nous n'avons jamais l'impression d'avoir

atteint un but vise (le point culminant de l'histoire). L'intrigue correspond au gros pian du

labyrinthe: nous pensons pouvoir la reconstruire à partir des indices textuels, mais tout ce que

nous rhssissons P établir c'est notre propre visiodversion de l'histoire. Ajoutons à cette

définition du chronotope du labyrinthe une description du type de personnage qui l'habite. Si,

comme le propose S t o l t h , "the extreme self-conscious labyrinths of conternporary art do

reflect the many tevels, impasses, and hstrations of contemporary man" @&y 119), et que le

lecteur s'identifie a la perspective narrative, alors le héros du chronotope du labyrinthe serait une

sorte d'homme générique sur lequel nous projetons Ies incertitudes de notre époque, que ce soit a

propos du rôle du colonialisme dans la société moderne ou de I'apparente instabilité de la

relation conjugale.

l9 Voir par exemple Allemand 78-9 et Alter 33-35. Pour BLoch-Michel, c'est justement
l'absence de "out sentiment exprimé" (ce que Boisdefie reproche à Robbe-Grillet) qui "oblige
l'auteur a écrire le pIus souvent au présent de l'indicatif," le rappel du passé impliquant un
certainjugementfsentiment à l'égard de l'épisode remémok (55).
En donnant le nom de 'labyrinthe' à ce chronotope, nous suivons effectivement une

longue tradition de voir ie labyrinthe comme "l'espace priviIégié de l'univers robbegrilletien"

(Genette, "Vertige" 89)? C'est un lieu privilégié non seulement parce qu'il figure dans le titre

d'un de ses romans (Dans l et qu'il est évoqué dans I,jiJalousie (la coiffure d'A ...
e)
étant comparée à un labyrinthe [174]), mais surtout parce que l'écriture même de Robbe-Grillet

l'évoque: "L'action ne se dérouie pas, elle s'enroule sur elle-même et se multiplie par variations

symétriques ou parallèles" (Genette, "Vertige" 87). Genette propose d'ailleurs que l'innovation

narrative de Robbe-Grillet dépasse notre capacité de la décrire:

Son mot-clé pourrait être cet adverbe inconnu dans notre langue, dont les
les derechefqui scandent ses récits donne une approximation
temporelle: semblablement-mais-différemment. Avec ses analogies récurrentes,
ses fausses répétitions, ses temps figés et ses espaces parallèles, cette oeuvre
monotone et troublante où l'espace et Ia parole s'abolissent en se multipliant à
l'infini, cette oeuvre presque parfaite est bien a sa manière, pour paraphraser le
mot de Rimbaud, un vertige 'fucé,' donc à la fois réalisé et supprimé. ("Vertige"
89)

Dans une note, Genette précise qu'un tel adverbe existait autrefois,

wuveab de la &con
-
en grec classique, sous la forme a qui signifiait à la fois au contraire et &
- d un autre Doint de vue, ou d'une autre facoq
mais 7

du -oint de vue. (89 Note 1)

Cette description nous importe car elle touche aux deux aspects de L'écriture de Robbe-Grillet

que nous soulignons dans notre étude: sa présentation du temps (ia 'presque' répétition de

scènes) et de l'espace (la minutie de la dacnptioa et la perspective narrative). En fait, les trois

critiques qui abordent l'oeuvre de Robbe-GnIIet en prenant le labyrinthe comme image centrde

20 Voir en particulier Stoltzhs, B_odv 117-131 et Morrïssette 177-80 pour des analyses
détaillées de l'image du labyriathe dans I'oeuvre de Robbe-Grillet,
reviennent tous à L'idée d'une nouvelle relation entre l'espace et le temps qui s'exprime dans

cette image. Genette, comme nous venons de le voir, parle des espaces parailèlts et du temps

figé. Morrissette, analysant Dansintroduit une idée de la physique expérimentale

dans sa discussion, notant que ce roman

s'organise autour d'un dédale spatial qui exige son correspondant dans le temps.
Une histoire se constitue, ou se reconstitue dans un tesseraç (volume à quatre
dimensions d'ouspensky) d'espace-temps et engendre en s'édifiant des
prolongements imaginaires ou accessoires (les tentatives, par exemple), qui
restent là comme les éclats ou les copeaux du bois qu'on dégrossit. (Momssette
Romans 178).

Pour sa part, StoltzfUs compare le labyrinthe sacré de l'Antiquité (la construction d'un dédale

faisant partie de plusieurs traditions religieuses) au labyrinthe profane de nos jours (un trope

artistique), concluant que le labyrinthe moderne est marqué par une profonde relativité: I'absence

des points de repère futes sans lesquels on n'arrive pas à s'orienter dans l'espace. Paraphrasant

MiFcea lia de^' sur la double nature du labyrinthe, Stoltzfus note:

with sacred spaces (labyrinths used to be sacred spaces) there is always a fixed
point that enables man to orient himself away from chaos, whereas the profane
experience maintains the relativity of space. in relative space there is no one fked
point and no unique ontologicai statuS. There are only neutral spaces of equal
value that correspond to hgments of a shattered universe in which no tnie
orientation is possible. (Bpay 120)

Parcourant les oeuvres de Kafka, de Borges, de Joyce, de Beckett et de Dos Passos, entre autres,

Stoltzfus conclut que "The labyrinth may be a central image of our tirne'' (Bdy 119). En

substituant au du labyrinthe le cht.onotoDe du labyrinthe, nous souhaitons, dans notre

21 -
&,& . . New York Harcourt,Brace and
d and Profane: The Nature of Relimon,
World, 1959.
29 L

discussion de- 1 étendre la classification chronotopique et générique de Bakhtine

jusqu'au roman du vingtième siècIe, en particulier, au Nouveau Roman.

Ne pouvons-nous pas trouver chez d'autres auteurs que nous regroupons s o u la rubrique

du Nouveau Roman ce même chronotope du labyrinthe, employé dans plusieurs variantes et avec

plusieurs degrés d'intensité? Nous n'avons pas besoin de références ou d'images explicites du

labyrinthe a h de déceler ce chronotope dans une oeuvre donnée; iI s'agit plutôt de retrouver les

traits plus subtils de ce chronotope esquissés plus haut, De Beckett a Sarraute, de Butor à Duras,

nous plongeons dans une histoire media res dont l'intrigue ne suit pas de progression

chronologique mais comporte des variantes de scènes (Lllimzinr,Jl&l&u&, L'Emploi du

m);
la description des objets prédomine (cette caractéristique étant souvent citée comme le

trait commun des Nouveaux ~omans)"; le personnage principal se présente d'une façon nouveue

aussi: ou bien sa vie et ses actions ne débouchent sur rien (Ia trilogie de Beckett), ou bien nous

sommes encouragés à nous identifier a Iui (le célèbre 'tous" de La M,o- ou, geste

encore plus radicd, il n'est pas identifié du tout (Les Fruits d'or, La Jalousie).

Dans L'introduction de cette thèse, nous avons exprimé une certaine réticence concernant
l'emploi du concept de chronotope dans l'énumération d'une chnique du roman (ci-dessus 29-

31). Rappelons les commentaires de Cary1 Emerson à ce sujet: elie soutient que cette approche

chnotopique valorise L'expérimentation générique du roman russe ("Who Speaks" 15). De

même, définir le Nouveau Roman à l'aide du chronotope peut ressembler a I'entreprise

" Parmi les diverses étiquettes affichées à Ia technique des Nouveaux Romanciers se
trouve ceiie de "chosiste." Pour un résumé des principaux auteurs et textes classés sous la
rubrique du Nouveau Roman, ainsi que des réactions critiques à cette "école," voir Stephen
Heath, "The Practice of Writing" (The Nouveau R o m 15-43).
d'enfoncer une porte ouverte: tout Ie monde reconnaît que ces oeuvres edteignent les

conventions du genre romanesque en jouant avec la présentation de l'espace et du temps.

D'ailleurs, cette expérimentation spatio-temporelle ne prend pas toujours la même forme.

Comme nous le voyons bien dans le cas de JIaJ a l o u , plusieurs chronotopes peuvent coexister

au sein d'un seul Nouveau Rama#-la façon dont b Jalousie met en valeur le chronotope du

labyrinthe étant exceptionneile-et l'interaction de divers chronotopes dans un seul et même texte

produit des effets très différents. Il suffit de lire "II n'y a pas d'école Robbe-Grillet" de Roland

Barthes pour cerner les pièges implicites d'une classification chronotopique du Nouveau Roman.

Barthes contraste JJalousieet La Modification (dans laquelle il s'agit également d'une intrigue

concernant une relation adultère) en comparant les cadres spatio-temporels des deux textes. Il en

conclut qu'il n'y a pas de rapprochement a faire:

Quelles que soient L'élégance et la discrétion du procéàé, l'art de Butor est


symbolique: le voyage sienifie quelque chose, l'itinéraire spatiaI, l'itinéraire
temporel et l'itinéraire spirituel (ou mémoriel) échangent leur littéraiité, et c'est
cet échange qui est signification. .. .chacun des trois romans de Robbe-Grillet
que nous connaissons Les GO- u- et La J-], forme une
dérision déclade de l'idée d'itinéraire ...("Ecole" 102-03)

Pour répondre B ces objections, considérons la façon dont Robbe-Grillet décrit le

Nous ne sommes pas la seule a étudier un Nouveau Roman à l'aide du chronotope.


Stacy Bmon propose une lecture chronotopique de J&Mo- texte dans lequel elle
identifie au moins deux chronotopes traditionnels: celui de Rome et celui de la route. Comme
Burton le fait ressortir, la critique considérait le Nouveau Roman d'abord comme une aberration
dans le genre romanesque, ou même comme une attaque contre la forme traditionnelle du roman
(chronologie linéaire, descriptions spatiales porteuses de valeurs). Burton trace I'évoIution de
cette perspective critique qui aboutit A une théorie du Nouveau Roman, théorie qui constate non
la destruction d'un genre mais phtôt sa réanimation. La critique cherche dors à situer le
Nouveau Roman dans le contexte d'autres mouvements, écoles et auteurs particuliers (Faulkner,
Dos Passos, Wooifet Joyce étant les pIus cités). Voir le chapitre suivant de la thèse de Burton:
"Butor and the 'Robbe-ûriiiet School': La MoGcation as a Nouveau Roman," 259-272.
293
'Nouveau Roman.' Tout en disant qu'il faut se méfier de généraliser et de vouloir définir une

nouvelle "école" d'écriture, il explique qu'il emploie Iui-même le terme 'Nouveau Roman'

comme

une appellation commode englobant tous ceux qui cherchent de nouvelles formes
romanesques, capables d'exprimer (ou de créer) de nouvelles relations entre
l'homme et Ie monde, tous ceux qui sont décidés à inventer le roman, c'est-à-dire
à inventer l'homme. Ils savent, ceux-[&que la répétition systématique des formes
du passé est non seulement absurde et vaine, mais qu'elle peut même devenir
nuisible: en nous fermant les yeux sur notre situation réelie dans le monde présent,
elle nous empêche en fin de compte de construire le monde et L'homme de
dernain. WOUV-9)

Cette idée de vouloir cerner, par le truchement de la Littdrature, une nouvelle conception du

monde et de l'homme nous parait particulièrement pertinente, car eiIe se situe au coeur du

concept de cbronotope, défini par Bakhtine comme "le processus qui a permis à la iittérature de

prendre conscience du temps et de l'espace historique réels et de l'homme historique vrai qui s'y

révéle" ("Formes du temps" 237). Face au manque d'uniformité dans la représentation de

l'espace et du temps que voit Barthes, nous proposons de nuancer notre chronotope du

Iabyrinthe. il peut être 'ouvert'-l'intrigue, aussi labyrinthique qu'elle soit, mène quelque part: a

une décision, une résolution, etc; ou 'fermé7-L'intrigue n'aboutit pas à une conclusion certaine.

On pourrait objecter que Ia notion même de labyinthe-le lieu-implique forcément un début

(l'entrée) et une fin (le sanctuaire). Mais, comme Ie note StoItzfus, le labyrinthe artistique ne

doit pas nécessairement se conformer a la chose réelle: 'Vdike r d mazes, which, authorities

insist, cannot 6e cIosed systems and have oniy one solution, art's iabyrinths may be open or

closed" (&!y 125). Nous avons recours au chronotope afinde voir comment fonctionne ce

texte labyrinthique 'clos' qu'est b Mou& et comment cette structure et cette expérimentation
294
générique appuient les thèmes du roman.

Comme nous l'avons déjà noté, le manqüe de chronologie linéaire est sans doute l'aspect

le plus commenté de Ca Jalousie. Non seulement nous ne savons pas combien de fois arrivent

certains événements (les dîners ensemble, l'apparition de l'homme au chapeau feutré), mais, à

cause de contradictions au niveau des indices temporels secondaks (la réparation du pont, la

récolte), nous ne réussissons pas à établir une chronologie vérifiable des événements principaux;

nous ne savons même pas si le narrateur est en train de vivre ces événements, de les remémorer,

ou de les inventer (par exemple, la scène du mille-pattes tué dans !a chambre d'hôtel) (Jalousie

166). A plusieurs reprises, le narrateur attire notre attention sur l'imprécision temporelle qui

caractérise le texte, notant qu'il ne se souvient pas de la date exacte de l'écrasement du mille-

pattes: "la semaine dernière, au début du mois, le mois précédent peut-être, ou plus tard" (27).

Ailleurs, quand A... et Franck se regardent intensément, il ne sait pas si l'épisode dure plusieurs

minutes ou p1usieurs secondes (46) et il répète que le bruit des criquets semble durer depuis

toujours (139,144). Cette difficulté a saisir les débuts et les fins est très importante, car elle

reflète non seulement L'incertitude du mari mais symbolise aussi notre confusion face au texte.

Ne pouvant h e r aucune série d'événements, tout ce que nous pouvons faire c'est accepter

chaque scène et chaque description comme ayant lieu dans le temps présent de la narration.

Ce temps présent prédomine au niveau de l'intrigue aussi bien qu'au niveau de Ia

narration. La vie à la ptantationsuit une routine monotone et prévisible où chaque jour

ressemble aux autres et crée une sorte de présent perpétuel:

Ii n'y a rien de nouveau. il n'y a toujours que les menus incidents de culture qui
se reproduisent périodiquement, dans l'une ou l'autre pièce, selon le cycle des
opérations. Comme les parceiies sont nombreuses et que L'ensemble est conduit
de manière à échelonner la récolte sur les douze mois de l'année, tous les
éléments du cycle ont lieu en même temps chaque jour, et les menus incidents
périodiques se répètent aussi tous a la fois, ici ou là, quotidiennement. (206-7)

Le m d n m t e u r remarque toute déviation de la routine, que ce soit la feuille bleue dans la

poche de la chemise de Franck qui ressemble aux feuilles d'écriture d'A... (107)' qu'A ...n'a

jamaisoublié de commander de la glace, le fait qu'elle n'a jamais auparavant eu de difficultés à

se faire comprendre par un de ses domestiques (107), ou que la voiture de Franck n'est jamais

tombée en panne avant l'excursion en ville (115,197). Quand il fait remarquer ces deux

dernières 'nouveautés' à A... et a Franck, il reçoit [a même réponse des deux: "II faut un

commencement à tout" (86, 107). Mais c'est justement ce que le texte ne fournit pas aux

lecteurs. Plongés au milieu de l'histoire, sans Ies renseignements auxquels nous nous attendons

au sujet des personnages, du cadre et des événements antérieurs importants, nous n'arrivons a

saisir ni le début (qu'est-ce qui provoque en fait la jalousie du mari?) ni le dénouement de

l'histoire (qu'est-ce qui lui arrive? Sa jalousie s'apaise-t-eile?). Nous sommes pris dans une

chronologie labyrinthique où il faut accepter le moment présent, ce 'maintenant' isolé de tous les

autres 'maintenant' du texte, comme le seul moment fixe et stable, sans essayer de le rattacher

aux autres moments de l'histoire, et sans essayer de reconstruire une chronologie ou une intrigue

traditionnelle (exposition, point culminant et dénouement).

Pour Raimond, il résulte de cet anéantissement de la chronologie et des personnages une

valorisation extrême de l'espace qui correspond i notre dénnition du chronotope du labyrinthe:

l'absence, relative, de personnages et d'histoire, a pour effet de laisser l'espace


imaginaire agir seul sur l'esprit du Lecteur, et..c'est au profit de la représentation
de l'espace que Iyhistoiredisparaît. ...En bref, si on tend à supprimer l'histoire et
le personnage, du moins, à ce qu'on dit, le lieu mbsiste,-et l'espace prend
d'autant plus d'importance que L'auteur l'espace plutôt qu'il ne raconte une
histoire,-en tout cas, ne & l'histoire que par le truchement de l'espace qu'il
présente. (184)

Comme nous le verrons dans J a Jalousie, non seulement le lieu subsiste mais la présentation de

l'espace est un des aspects les plus originaux de l'écriture de Robbe-Grillet. Dès le début du

texte, les descriptions spatiales du texte se caractérisent par une précision géométrique et une

surabondance de détails quant à l'orientation de divers objets (nombreuses références aux

pignons ouest, sud-ouest, et ainsi de suite), à la distance qui les sépare (chSies), et à leurs

attributs (couleur, taille, état, etc.). Malgré cette profusion de déictiques spatiaux, s'orienter dans

l'espace du texte demeure un grand défi pour le lecteur. Nous avons déjà remarqué à propos de

la description de la plantation que la profusion de "rectangles," "trapèzes" et de chiffres de

rangées produit un effet de confusion et d'ennui. Afin de combattre cette impression de

désorientation et de souiigner l'importance de l'idée de gouvok s'orienter dans ce texte,

Leenhardt inclut dans son étude du roman une carte de la plantation indiquant la maison, la petite

rivière et les parcelles de terre (48). Babcock fait remarquer que la première traduction anglaise

de Jalousie (1959) était accompagnée d'un plan de la maison et ii souligne une démarche

assez curieuse de la part de celui qui L'a fait. D'après le texte, cinq portes donnent sur le codoir

central de Ia maison: trois du côté ouest (la chambre d'A.,., la saiie de bains, une petite chambre à

une personne), deux du coté est, dont celle du bureau et une autre (Jalou& 117). Babcock note

que la légende du pian inciut ['indication '"Storage room or other (not described)"' et il conclut

que même en portant une attention scrupuleuse aux détails fournis par le texte, L'auteur du plan a

dû finir par inventer une pièce afin de compléter la maison (Babcock 43). Babcock déc1a.eaussi
297

que ''the plan's greatest utiiity rnay be its ultimate failure to reconstruct perfectly a farniliar kind

of house, for a similar failure awaits efforts to reconstruct more important elements of the novel,

such as chronology and action," puis il ajoute "there are, in effect, clues to the arrangement of the

house's rooms one will try and fail. to draw the floor plao'' (Babcock 44, nous

soulignons). Il nous semble que Babcock fait clairement ressortir l'ironie implicite du style

géométrique robbegrilletien: il nous attire dans un labyrinthe de détails qui provoque une

désorientation délibérée.

Les critiques ont égaiement commenté L'invraisemblableexactitude des descriptions

physiques: le narrateur nous donne plus d'angles et de dimensions qu'on ne remarque d'habitude

ou, pour être plus exact, qu'on n'a l'habitude de rencontrer dans la narration (par exemple, dans

le roman colonial typique). Cela dit, cette minutie de la description pourrait avoir une motivation

psychoIogique. Selon Momssette, la précision géométrique du texte s'accorde parfaitement avec

l'état mental d'un mari jaloux; hypertendu et à la recherche des indices qui pourraient confirmer

ses soupçons, il apporte une attention exagérée au moindre détail de son environnement (132).

D'où Ie fait qu'il remarque la proximité des mains d'A ...et de Franck Iorsqu'ils sont assis à la

terrasse (M30); que Leurs mains commencent a caresser le cuir des chaises du même

mouvement (191); et il ddcrit les sourires et les regards quYiIssont censés échanger et qu'il pense

entrevoir (26,45). Cette précision géométrique p o d t aussi signder que le narrateur cherche

désespérément à délimiter, nommer et compter f espace autour de Iui parce que c'est une façon

de maîtriser au moins un aspect de sa vie (sa propriété) quand le reste lui échappe. Considérées

sous cette optique, les particularités du procédé descriptif dans La Jaiousie. au lieu de miner la

notion d'une passion humaine au coeur de ce roman, l'appuient.


298

Malheureusement, le marilnarrateu.n'est pas toujours certain de ce qu'il est censé avou

vu, en particulier en ce qui concerne les regards et sourires échangés par A... et Franck ("Non, ses

traits n'ont pas bougé" 1261); il ne peut pas les voir ensemble quand ils s'éloignent dans la nuit à

la terrasse (209); grâce aux vitres qui déforment ce qu'il voit, il ne sait pas si A... embrasse

Franck quand elle se penche dans la voiture (75); et quand il les épie du bureau il ne voit pas

t'échange du papier bleu pour lequel on pourrait imaginer toutes sortes d'explications possibles

(A ...est "immobile," Franck "invisible" [49]). De toute façon, son regard attentif ne l'aide pas à

confirmer ses soupçons. De même, il ne réussit pas à maîtriser sa propriété en recourant à la

description car Ies chiffies qu'il y applique et qui doivent correspondre au nombre de bananiers

qu'on a plantés, sont déjà surannés (36). Comme les traces (séparées par "dix centimètres à

peine") que laissent les chaises d'A ...et de Franck sur les dalles de la terrasse, traces qui lui

rappellent ses soupçons et qui "s'estompent quand l'observateur veut s'approcher" (124), aucun

détail dans le monde physique autour de lui ne supporte l'intensité de cette attention. Li cherche à

voir clair à l'aide de l'observation minutieuse de son milieu, mais les indices spatiaux ne l'aident

ni B équilibrer ni à maîtriser son monde. II se répète toujours les mêmes scènes (l'oubli de la

glace, le mille-pattes, etc.) et quand A... est partie il rôde dans la maison, allant de chambre en

chambre sans jamais retrouver ce qu'il recherche: la preuve de son @)fidélité. Comme

l'explique Stoltnus, Robbe-Grillet crée des "emotional labyrinths [which] explore the machinery

that traps his magnificently obsessed heroes" @&y 119).

Avant de terminer notre andyse du chronotope du labyrinthe, nous souhaitons explorer en

plus de détail Ie lien entre la notion de 'labyrinthe' et l'état émotionnel du marifnarrateur. Nous

ne pouvons pas parler des labyrinthes et de lajalousie sans évoquer i'histoire du labyrinthe
299

légendaire le plus connu du monde: celui créé par Dédale pour le roi Minos afin de cacher le

minotaure, ce monstre né de l'union de Pasaphaë (la femme de Minos) et un taureau. A partir de

ce mythe s'établit tout un réseau d'images liant le labyrinthe, la jalousie et un monstre qui

incarne la liaison aduitère et qui finit par symboliser la jaIousie. Le chronotope du labyrinthe de

Lji Jalousie est également habité par un 'monstre7: la scutigère que Franck tue et dont la trace (en
forme d'un point d'interrogation [130]) au mur de la salle a manger rappelle au mari la

possibilité que sa femme est adultère. C'est en remémorant la scène du mille-pattes que le mari

donne libre cours Zi ses soupçons et imagine Franck au lit avec sa femme (166); il est si troublé

par cette trace au mur qu'il essaie de l'enlever pendant leur absence (130-3 1). Si nous

considérons la description de ce mille-pattes, nous voyons qu'elle acquiert une importance (et

une taille) de plus en plus exagérée. Au début, il est long "à peu près comme le doigt" (62); plus

tard, il est "long de dix centimètres" (127); lors de l'absence d'A ... et de Franck, le mille-pattes

est plutôt "gigantesque," la surface du corps couvrant "presque la surface d'une assiette

ordinaire," l'ombre de ses pattes doublant "le nombre déjà considérable" de ses appendices

(163). Le mille-pattes symbolise à la fois la présence d'un intrus dans la maison conjugale

(Franck) et la jalousie du mari qui grandit.

Nous tenons à préciser brievernent le lien que nous voyons entre l'espace labyrinthique de

Jalo* et le réseau thématique de la jalousie. Dans un essai sur l'espace romanesque,

Michel Butor note que le roman nous fournit un "ailleurs" dans lequel nous pouvons nous évader

de la réalité. Pour lui, la présentation de ce lieu à part dépend toujours des conditions socio-

historiques actuelles au moment de la rédaction d'une texte quelconque. Butor prétend que les

romanciers projettent lem histoires sur des espaces incornus, appuyant son argument en citant
comme exemples la mythologie et la littérature de la Renaissance:

Tant que la surface de la terre n'était pas complètement explorée, cet au-delà, de
l'horizon connu qui ne pouvait pas ne pas hanter les esprits, s'emplissait tout
naturellement des rêves. Au-dessus de la limite d'escalade, l'0iympe était le
séjour des dieux. Toutes les ss'emplissaientde monstres
horribles ou merveilleux: hic sunt leones Ainsi tout ['"autre-monde' d'un Dante,
s'inscrit dans les lacunes de sa cosmologie, dans l'actuellement inaccessible, dans
l'au-delà du plus lointain connu. (Essais sur le roman 50)

Nous soutenons que la technique descriptive de Robbe-Grillet consiste à faire d'un espace connu

(dans le cas de une plantation) un espace inaccessible et inconnu. La minutie des

descriptions spatiales et la surabondance de détails nous rappellent l'effet produit en regardant

une image magnifiée d'un objet bien connu (par exemple, les photos de fleures ou d'insectes

qu'on retrouve dans les revues scientifique): vus de près, ces objets paraissent étranges, détaches

de ce monde. A notre sens, l'espace chez Robbe-Grillet atteint cette même qualité d'étrangeté;

d'un lieu connu, il fait un 'autre monde' et, comme le suggère Butor, l'au-delà demeure le

royaume des monstres. Dans La Jalousie, nous rencontrons une scutigère efiyante et une

jalousie monstrueuse.

Cette image du mille-pattes, porteur d'une double valeur symbolique, suggère un

intertexte. Comme nous l'avons déjà noté, plusieurs critiques proposent The Heart of the M a w

de Graham Greene comme un intertexte important de La Jalouk- fl y a po-t un autre

intertexte qui active davantage le réseau d'associations entre le labyrinthe, la jalousie et

L'incursiond'un monstre dans l'espace domestique: m.Dans les deux oeuvres, t'image
d'un monstre est employée pour symboliser la possibilité de l'adultère et la jdousie qu'eue
évoque: "As where's that palace, whereinto fou1 things 1 Sometimes intrude not?'(3-3.141-42).
301
Dans la pièce de Shakespeare, il s'agit évidemment d'un mari jaloux. Plus particulièrement, il

est jaloux d'une femme dont la moraiité est déjà suspecte puisqu'en épousant un Noir elle a brisé

le tabou vénitien contre l'union interraciaie. Comme nous l'avons vu dans notre discussion du

chronotope colonial, la moralité d'A... paraît égaiement suspecte car elle ne se montre pas

choquée par l'idée de l'héroïne du romain aficain couchant avec un Noir (194).

Comme Othello, qui demande avant tout une preuve oculaire ("give me the occular

proof"[3.3.366]) de la liaison entre sa femme Desdemona et son lieutenant Cassio, le mari dans

Jalousie est à la recherche d'un signe visible de l'infidélité de sa femme. Comme OtheIlo, qui

est convaincu de la culpabilité de sa femme par un menu objet-un mouchoir-, le rnari/narrateur

de La Jalousig est convaincu de la culpabilité d'A ...à cause d'un bout de papier bleu. semblable

au papier à lettres de sa femme, qu'il voit sortir de la pochette de Franck comme un mouchoir

(107,114) . Nous avons déjà parlé de l'importance de la couleurjaune dans le réseau thématique

de la jalousie et de l'inconsistance. L'autre couleur qu'on y associe, c'est le vert, Par exemple,

lago appelle le sentiment de jalousie Yhe green-ey'd monster" (3.3.170). Malgré le fait que Le

narrateur donne assez peu de détails au sujet de l'apparence d'A..., a part le fait qu'elie a des

cheveux noirs, si nous lisons attentivement, nous remarquons qu'elle a effectivement les yeux

verts (J&J& 107, 120,202), et que ces yeux ne sont pas normaux-elie "les maintient

continuellement dans leur plus large ouverture, en toutes circonstances, sans jamais battre des

paupières" (202, voir aussi 107 et 213). Cette incapacité de cligner d'oeil crée un étrange

paralléIe entre A.. et un lézard (la plupart de ces reptiles ne peuvent pas ciigner les yeux) qui se

trouve sui. ia balustrade de la terrasse: Ies deux disparaissent et réapparaissent sans qu'on

remarque leurs mouvements (183-4). La femme adultère, Ies monstres de la nature (scutigères,
302
lézards), le monstre de la jalousie, les yeux verts: La JaIousia active tous les éiéments du réseau

thématique du labyrinthe.

Assez curieusement, l'étude de la chronologie d'OtheUp fait ressortir la mème sorte de

conhadiction temporelle qui caractérise La Jalousie. Othello fonctionne d'après ce qu'on appelle

un double schéma temporel, dont un 'court' dans lequel l'action se déroule au cours de trois jours

( la nuit de la hgue d'Othe110 et de Desdemona, le jour de leur voyage et l'arrivée à Chypre, le

jour du meurtre de Desdemuna) et un 'iong' à une durée indéterminée, souligné par Ies faits

suivants: le voyage à Chypre devrait prendre plus de quelques heures; une courtisane est jalouse

parce que Cassio ne lui a pas rendu visite depuis me se- [3.4. L701;il faut assez de temps

pour que le mouchoir passe de Desdemona, à sa domestique E d i a , à Iago, et a Cassio, avant

d'êire retrouvé par Bianca; et, finalement, Othello accuse Desdemona d'avoir couché 'mille fois'

avec Cassio [5.2.210-123-fait évidemment hpossibte si elle ne l'avait rencontré que la veille!24

Le spectateudiecteurd ' m doit accepter chaque événement du moment présent sans essayer

de reconstituer une chronologie linéaire, Iogique et sans équivoque.

Comme b Jalousjg, g t h e l l ~fonctionne surtout selon les régIes d'une chronologie

labyrinthique dont il est dicile, sinon impossible, de démêler les divers fils. Et cette

complexité structurale au niveau de la narration s'accorde parfaitement avec le thème de la

jalousie-émotion dont on arrive rarement à préciser l'origiae et dont la résolution demeure

inceriaine. Comme le dit Emilia à propos des personnes jalouses:

They are not ever jedous for the cause,

" Voir l'introduction à ia pièce par MX.Ridely pour une discussion détaillée de ce
décalage tempord et un résumé des principales études consacrées à ce sujet ("The 'DoubIe Time
Scheme"' Ixvii-lxx).
But jealous for they are jealous: 'tis a monster,
Begot upon itself, bom upon itsetf. (3.4.158-60)

Cette citation nous ramène à LaLJaIousicet à la question que nous avons posée dans le titre de

cette partie de notre discussion: faut-il un commencement à tout? Dans le cas de la jalousie et de

Ca Jalousie la réponse est: non. Comme Le note Babcock,

jeaiousy is what happens when one thinks that one's partner is unfaiffil, not
necessarily when he or she is. Thus the iinpossibility of reconsûucting the plot of
should make the reader realize why he or she wants a reconstnicted story
so badly: it is largely because readers are accustomed to knowing the story by the
long tradition of redist fiction. (Babcock 47)

En même temps que le chronotope coIonial semble répondre à nos attentes génériques et fournir

une intrigue et des personnages traditionnels, Ie chronotope du labyrinthe mine cette

normalisation du texte. En jouant avec la chronologie et en employant une technique descriptive

nouvelle, Robbe-Grillet produit, seIon Jean Alter, '%ne réalité incompréhensible et monstrueuse à

plus d'un égard, irréductibIe à un sens définitif tant qu'elle ne cesse de s'accroître" (Alter 37).

En outre, la monstruosité du texte ne se limite ni à la présentation de l'espace et du temps, ni aux

images (la scutigère), ni au thème de la jalousie. Elle s'applique aussi au statut de La Jalousie en

tant que roman, car Robbe-Grillet crée en effet une sorte d'hybride générique, un véritable

'monstre' d'après la définition du mot: "chose bizarre, incohérente, formée de parties

disparates."* Cette hybridation générique et la technique narrative de Robbe-Grillet qui la

produit sera le sujet de la prochaine partie de notre étude de J,a J a I o e . Etudier le rapport entre

Laet nous a permis de considérer l'importance du mille-pattes (peut-être

b e S.V.
~ 'monstre.'
3 O4

I'élément le plus commenté du texte) en la situant dans le contexte d'un chronotope stnictumt

du texte: le labyrinthe. Grâce à cet intertexte, nous avons pu relier les divers fils thématiques,

structuraux et génériques du texte. Le chronotope du labyrinthe, tout en déstabiIisant Ie monde

"passablement rationnel" (pour emprunter une phrase a Alter [37]) concrétisé par le chronotope

colonial, active un réseau thématique familier qui souligne le statut 'monstrueux' du texte. Nous

ne pouvons pas 'déchiffrer' le texte, faire ressortir une chronologie linéaire et dire avec certitude

exactement ce qui s'est passé. Une jalousie aussi monstrueuse que celle du madnarrateur ne

pourrait être contenue que par un texte aussi labyrinthique que nous ne pouvons pas en sortir.

Uï. &Avecautant de discrétionn: le chronotope intermédiaire

Le statut de La Jalousie comme genre figure en particulier dans les études de deux

critiques, Chevillot et Stoltzfus. Chevillot, qui aborde le texte à i'aide d'une approche

narratologique, note que dans m s ilI Genette utilise l'exemple de Ia JaIo& pour illustrer la

situation narrative qu'il appelle 'le récit itératif': un récit dans lequel on raconte "n fois ce qui

s'est passé une fois."I6 A la différence de Genette, Chevillot ne croit pas que La Jalousie rentre

nettement dans la catégorie du récit itératif. Il prétend au contraire que le texte est novateur en ce

qu'il comporte une fusion du récit itératif et du récit 'singulatif' dans Iequel on raconte "une fois

ce qui s'est passé une fois" ou "n fois ce qui s'est passé n fois."*' Cheviilot appuie son argument

en notant qu'à la différence du récit itératif, b Jalousie ne présente pas toujours les mêmes

textes modernes reposent sur cette capacité de répétition du récit: que I'on
l6 'c...~ertaine~
songe par exemple a un épisode récurrent comme la mort du mille-pattes dans La Jalousie"
@~~IIES m 147).
305
"segments didgétiques":

a l'exception des tout premiers, les segments suivants portent en eux La marque de
ceux qui les ont précédés et contribuent ainsi à transformer ceux qui vont les
suivre. De plus, ne ressentant pas toujours tes 'mêmes' Unpressions, le narrateur
ne raconte pas exactement les mêmes événements. (Chevillot 71).

La situation narrative se complique d'autant plus qu'il y a trois niveaux de narration. Chevillot

identifie: 1) un narrateur extra-homodiégétique dont on discerne la présence à travers des détails

du texte (la troisième assiette, Ie troisième verre) et qui raconte sa propre histoire de mari jaloux.

Ensuite, il y a un narrateur intra-hétérodiégétique, 'absent' du récit, qui se raconte des histoires:

2) l'histoire d'une jalousie sans fondement et 3) celle d'une jalousie fondée (Chevillot 72). A

cause des multiples niveaux de narration, Chevillot conclut que La Jalousie met en Iumière

un récit hybride: e é t i t i f en apparence, celui-ci s'avère multi-diégétique et même


de type -dans la mesure ou chaque reprise textuelle correspond à un
événement; la reprise obsessionnelle d'un épisode de sa vie dans l'esprit du
narrateur. (Chevillot 78)

En fusionnant deux types de récit et deux types de narrateur imbriqués dans trois histoires,

l'auteur 'joue' avec les situations narratives traditionnelles et les combine de façon a créer un

hybride générique.28

Pour sa part, Stoltzfus a f f h e que c'est au niveau de l'intervention de l'auteur qu'il faut

situer l'innovation de Robbe-Wet. L'étude de Stol& contraste la technique de trois auteurs:

Thomas Hardy, chez qui nous retrouvons l'intervention directe de l'auteur; Sartre, chez qui

(selon Stoltzfiis) Roqueritin fonctionne comme le porte-parole de l'auteur; et Robbe-Grillet chez

Voir Mistacco au sujet de !a nature "Ludique" de la aacration robbegnlletieme.


qui le 'jugement' (la prise de position de l'auteur) fait partie intégrante du texte.29 SeIon

Stoltzfus, Robbe-Grillet crée danse- une fusion de la forme et du contenu qui dépend

de la fusion de deux perspectives narratives:

the Selective Omniscience of the jealous husband who sees what he must because
of his uncontroilable passion and the hidden Editorial Omniscience of the author
who describes objects as though they were being registered 'objectively' on film.
(New 38)

C'est la surabondance de détails descriptifs qui trahit la présence de l'auteur; la minutie et

I'exactitude des descriptions sont invraisemblables et signalent la virtuosité de l'auteur plutôt que

i'obsession d'un mari jaioux qui cherche dans les moindres indices une preuve quelconque de

l'infidélité de sa femme 38). Cette simultanéité de perspectives, que StoItzfus nomme

"objective 'subjectivity"' 37)' est importante car elle irnpIique une interaction entre le

monde du texte et le monde de l'auteur, les deux perspectives étant respectivement intra- et

extra-textuelle.

Gardons à l'esprit l'idée d'hybridation générique proposée par Chevillot et ceile d'une

fusion de perspectives inûa- et extra-textuelle proposée par Stoltzfus, et voyons si nous pouvons

utiiïser le concept de chronotope afin de cerner à la fois la complexité de La Jalousig au niveau

du récit et la relation particulière qu'elle pose entre le monde du texte et le monde de l'auteur.

Rappelons la définition de l'interaction chronotopique foumi par Bakhtine, qui affirme que les

chronotopes

peuvent s'imbriquer l'un dans l'autre, coexister, s'entrelacer, se succéder, se


juxtaposer, s'opposer, ou se trouver dans des relations réciproques plus
compliquées. Le caractère général de ces interrelations apparaît comme

l9 'Tudgement is 'buiIt into' his novels" 35)


diaIoeiaue (au sens large de ce terme). Or, ce didogue ne peut pénétrer dans
l'image représentée, ni dans aucun de ses chronotopes: il est en dehors, bien qu'il
ne soit pas exclu de l'oeuvre entière. Ce dialogue entre dans Le monde de l'auteur,
de l'exécutant, et dans celui des auditeurs et des lecteurs, mondes chronotopiques,
eux aussi. ("Formes du temps" 393).

Ii nous semble que l'interaction des chronotopes de la colonie et du labyrinthe représente dans La

Jalousie La fusion des conventions génériques du roman colonial avec celles d'un nouveau sous-

genre romanesque. Cette fusion générique signale en même temps la fusion de deux perspectives

nanatives du monde: historique et subjective. D'une part, le chronotope colonial facilite

l'asshiiation par le texte d'une conscience historiaue. Ce chronotope profondément chargé de

signification socio-historique(mettant en scène la finde l'époque coloniale française) et littéraire

(évoquant un sous-genre romanesque bien connu, le roman ~olonial)~


guide notre interprétation

du texte en ce qu'il nous pousse à identifier le personnage principd et à imaginer une intrigue

traditionnelle, même si le texte ne nous fournit ni de 'mari' ni de récit conventionnel de sa

jalousie. D'autre part, le chronotope du labyrinthe facilite l'assimilation d'une prise de

conscience individuelle par le texte. Profondément personnel, le chronotope du labyrinthe

signale une radicale intériorisation de la technique littéraire. La perspective m t i v e est

entikrement assimilée au personnage principal; le narrateur ne s'identifie pas car on n'a pas

l'habitude de se nommer,de se décrire ou de se situer dans sa propre pensée. C'est l'adroite

mise en oeuvre de ces deux chronotopes et de ces deux perspectives mstorique vs-personnelle,

description objective vs. description subjective) qui, selon nous, fait de un texte

vraiment innovateur. En nous inspirant d'un des passages les plus obscurs de l'essai sur le

chronotope, passage dans lequel Bakhtine parie de Tristram S M et introduit Ia notion d'un
308
chronotope 'intermédiaire,' voyons si nous pouvons employer Le concept de chronotope afin

d'aborder la relation entre l'auteur de faJaI- et le monde textuel qu'il a créé, monde d'une

compIexité extrême.

En étudiant le rôle des personnages marginalisés daris la littérature (bouffons, fripons et

sots), Bakhtine introduit un nouveau ctuonotope dans sa typologie, chronotope qui ne fonctionne

pas comme les autres en ce qu'il se situe à un niveau intermédiaire entre le monde du texte et

ceIui de l'auteur. Le critique russe définit un bbchrmotopeintermédiaire des tréteaux1' ("Formes

du temps" 308) ainsi que d'autres chronotopes qu'if appelle tout simplement des cbchronotopes

intermédiaires" (31l), sans vraiment Les expliquer, et en donnant très peu d'exemples, dont

l'introduction a Vanity Fak de Thackeray, quelques oeuvres de Gogol, et Sristmm Shandy.

Selon Baichthe, a la base de Tristram Shandv se trouve un chronotope intermédiaire du théâtre

des marionnettes, car ie style de Sterne "c'est le style de la marionnette en bois, manipdée et

commentée par l'auteur" (3 11). Ce chronotope n'apparaît que "sous une forme cachée" (3 11).

-
Nous croyons que l'emploi des mots "intermédiaire" et "cachée" suggère que Bakhtine ne veut

pas ainsi désigner la structure des événements du récit: or, ces événements s'organisent selon

d'autres chronotopes (par exemple, cehi des aventures) (3 10). Il s'agit plut6t d'une super-

structure narrative qui tient compte de Ia des événements par l'auteur. Si le

chronotope des aventures, de la route et ainsi de suite, nous fournit un vocabulaire pour expliquer

la structure spatio-temporelle du récit proprement dit, le chronotope intermédiaire nous

encourage à faire ressortir le rôle de l'auteur dans l'organisation du récit tout en nous permettant

de déceler la trace de l'auteur dans son texte.

II est intéressant de noter que, pour Bakhtine, l'emploi des personnages marginalisés et
309

des chronotopes intermédiaires est toujours imbriqué dans le "combat contre [es conventions et

l'inadéquation, pour l'homme véritable, de toutes les formes de vie existantes" (308); il s'agit

d'établir une nouvelle relation entre l'auteur et son texte (l'exemple que donne Bakhtine étant

celui du metteur en scène ou du marionnettiste) afin de briser les conventions romanesques et

créer une nouvelle perspective sur le monde. Cette perspective a deux côtés. D'une part, le

'shandyisme' de Sterne "devient l'une des formes essentielles de la découverte de 'l'homme

intérieur,' de la 'subjectivité libre,' indépendante" (309); ce chronotope intermédiaire facilite

donc l'assimilation de la conscience intérieure du personnage principal. D'autre part, ce

chronotope a été mis en valeur par Sterne à un moment où la perception du monde extérieur était

en train de changer, et de cette façon il préparait "le rétablissement de l'entité matérielle spatio-

temporelle du monde": "l'assimilation par le roman d'un monde où, au mème moment, on

découvrait l'Amérique, la route des Indes, un monde qui s'ouvrait aux sciences nouvelles, aux

mathématiques nouvelles" (3 11-12). Comme nous venons de le voir, i'interaction du chronotope

colonial et du chronotope du labyrinthe fait voir ce mème désir de saisir à la fois une nouvelle

perspective du monde extérieur et la subjectivité humaine. La I a l o u s a~ été rédigée à un

moment où la France devait sY&onter a la fin de son empire colonial; moment où non

seulement le milieu scientifique mais toute la société devait assimiler les avances scientifiques

qui ont profondément marqué la première partie du siècle (théorie de la relativité, ddploiement de

la première bombe atomique, etc.); moment, enfin, où grâce aux oeuvres de Joyce, de Fauher,

de Dos Passos et de Woolf, la conception même de la narrativité (surtout de la temporalité

mative) a été mise en question. D'après Robbe-Grillet, Ies conventions romanesques existantes

ne servaient qu'à appuyer une conception du monde qui n'était plus celle de sa génération:
Tous les éléments techniques du récit-emploi systématique du passé simple et de
la troisième personne, adoption sans condition du déroulement chronologique,
intrigues linéaires, courbe régulière des passions, tension de chaque épisode vers
- . ..
une fin, etc.- out viwt a imuoser 1 magg!d'un univers stable. cohérent. continu,
1'

,- ' . ..,
i e r w t déchiffiahle. Comme 1 inteUlgibilite du monde n 'était
.(Nouveau R o w 3 I ,
nous soulignons)

Or, puisque le monde autour de lui a cessé d'être considéré comme "stable," "cohérent" et

"déchiffiable," raconter lui posait effectivement un problème. Là où 'raconter,' d'après les

modèles traditionnels devient impossible, car il ne rend pas compte de l'instabilité du monde

actuel, s'insinue le chronotope intermédiaire. Dans les exemples de Bakhtine (chronotopedes

tréteaux, du théâtre de marionnettes), ce chronotope est redevable à l'introduction des techniques

empruntées d'un autre genre: le théâtre. Chez Robbe-Grillet, il s'agit d'une semblable

appropriation qui dépasse les limites des genres, cette fois pour puiser dans le domaine du

cinéma

Comment pouvons-nous définir le chronotope intermédiaire du cinéma? IL implique une

super-structure narrative dans laquelle la présentation des scènes, les changements de

perspectives et le déroulement des événements évoquent le mouvement d'une caméra. Prenons

comme exemple les toutes premières pages de b J a l o a dans lesquelles la description visuelle

commence a la terrasse (gros plan), se déplace vers la chambre (intérieur), ensuite se détourne

vers la balustrade qui est décrite de près (coupure abrupte, zoom) avant de tomber sur la

plantation @os plan, panorama). Caivin Evans décrit cette technique narrative en disant que

Robbe-Grillet

codonts the reader with a series of sensory perceptions consisting of a cycle of


objects and other precise data that keep recurring as part of a desultory montage. .
..The end result is that a non-verbal language emerges whose special syntax is
made up of angle shots, close-ups, dissolves, pans, in short, of cinematographic
elements. (118-19)

Evans note que cet effet de montage est particulièrement hppant dans un passage du texte où la

narration saute de la description du mille-pattes, à celle du fantasme de la destruction de la

voiture, dont le son rappelle le bruit de la brosse dans les cheveux d'A ...(Jalousie 165-67);

Evans caractérise cette façon de sauter d'une images à l'autre par l'intermédiaire des sons

évoqués comme "the frenetic orchestration of the sonic and the visual" (127).

Comme dans un film,la perspective dominante (que nous supposons être celle du mari

jaloux) n'est pas identifiée comme elle l'est d'habitude dans les romans racontés à la première
. .
personne (Memoires d'Hadrien et La Nausée étant de bons exemples). Si nous assimilons cette

perspective nanative au mari jaloux, il semble détourner le regard et commencer une nouvelle

description chaque fois qu'A ...jette un coup d'oeil dans sa direction; évidemment, il ne veut pas

être surpris en train de l'épier. Qui plus est, ce narrateur que Morrissette appelle le '7e-néant'' de

La Jalousie (Romw 111) n'explique j-s pourquoi il prête une attention toute particulière à

son milieu; il ne dit jamais qu'il considère la position des chaises parce que cela lui indique

qu'A ...veut s'asseoir près de Franck, peut-être pour lui passer des billets doux. C'est l'absence

de 'pourquoi,' d'explication directe de la part du madnarrateur qui fait qu'on est tenté

d'évoquer-comme le fait Jefferson-une 'caméra objective,' autrement dit, une perspective sans

motivation psychologique, pour décrire la technique narrative de Robbe-Grillet. Nous

reviendrons bientôt aux difficultés posées par une telle assimiIation de la perspective narrative à

celle d'une caméra


A part la crdation d'une nouvelle perspective narrative, dans le chronotope intermédiaire

du cinéma, nous trouvons aussi une présentation du temps narratif qui doit sa nouveauté au

cinéma. Considérons le commentaire suivant de Stoltzfiis:

Whereas the traditional novel renders the illusion of space by gouig from point to
point in time, Robbe-Grillet's novels, like the film, render time by going from
point to point in space-hence the detaiIed visud descriptions of things. @&
109)

Tout au long de Lanous retrouvons cette substitution de l'espace au temps, les


meilleurs exemples étant la description du lézard sur [a balustrade dont les changements de piace

signalent le passage du temps, et un passage semblable dans lequel Ie narrateur décrit les

mouvements d'A ...:

Elle se retire aussitôt vers l'intérieur, pour reparaître un peu ptus loin quelques
secondes après-dix secondes peut-être, mais à une distance comprise entre deux
et trois mètres, en tout cas-- (183-4)

Ici, kt précision temporelle fit pIace à la précision spatiale, et le passage du temps est marqué

par les déplacements souvent inaperçus d'A ...(186-8). L'auteur emploie de meme un effet de

'ralenti' qui crée des pauses dans la narration afin de souligner des échanges importaats. Dans la

scène où A... verse du cognac dans le verre de Franck, le regard qu'ils échangent dure "plusieurs

minutes ou-," plus probablement, "plusieurs secondes"; le temps de la narration semble se figer

ici (46). De même, dans la scène cmciale où A... et Franck organisent leur voyage en ville,

lorsqu'eiie lui demande quand il a l'intention de descendre en ville, sa réponse est coupée par une

description:

Je ne sais pas..." Ils se regardent, tournés l'un vers l'autre, par-dessus le pIat que
II

Franck soutient d'un seul bras, vingt centimètres plus haut que le niveau de [a
tabIe. Teut-être Ia semaine prochaine." (6 1)
Cette conversation se poursuit avec quelques répliques avant que Franck ne pose le plat, ce qui

crée une pause invraisemblable dans le courant des actions autour de la table. Le temps des

actions se fige tandis que le dialogue continue, ce qui fait ressortir l'importance de cet échange

pour le mari qui écoute attentivement. Finalement, il y a des transitions de scènes qui

ressemblent parfois à des 'fondus' cinématiques-technique dans laquelle une image se substitue

lentement à une autre. Il faut voir par exemple la façon dont Robbe-Grillet effectue la

substitution d'une autre scène, peut-être antérieure, a la scène du retour d'A ...et de Franck, en

recourant aux glaçons qui fondent, littkralement, dans le verre de Franck (108-9); où bien la

façon dont la description de la photo d'A ...donne lieu à une description d'A ...a la terrasse (77).30

On pourrait objecter qu'en introduisant le chronotope intermédiaire du cinéma notre

analyse chronotopique de Jalousie risque de tomber dans des clichés critiques: les romans de

Robbe-Grillet ressemblent aux films. La situation se complique d'autant plus que Robbe-Grillet

a effectivement créé un nouveau genre, explicitement hybride, pour explorer le lien entre le
.. .
Nouveau Roman et le cinéma C'Année demiere a Marienbad et L'Immortelle sont des 'ciné-

romans' contenant des indications cinématographiques (prises de vues, etc.) ainsi que des

descriptions propres à la narration littéraire. Enomdment d'articles, dans des revues littéraires et

cinématographiques, s'adressent au rapport entre le cinéma et la technique romanesque de

Robbe-Grillet, rapprochement qui se manifestait dès le début des réactions critiques envers son

30 Comme le note Morrissette, cet effet de fondu a été identifié peu après Ia sortie du
livre, dans un compte rendu d'Amaldo Pizzorusso datant de 1958 janvier-avril 1958,
183) (Morissette Romans 187).
oeuvre. Morrissette fait un résumé déta.iNt et une critique sévère de ces &tudes," notant que Ia

plupart des critiques, au lieu de se limiter a faire "des rapprochement ou des recherches

d'équivalents de techniques," considèrent un texte robbegrilletien donné comme "un vrai film" et

dors comme 'iin roman manqué" (Rom= 183). Pour Morrissette, trouver une façon

d'expliquer l'échange entre te roman et le cinéma représente un grand défi pour la critique

iiniraire qui

se trouve donc acîueilement face un probIème nouveau et d'importance: trouver,


pour Ies textes et récits écrits, les termes et les définitions propres à rendre compte
de toutes sortes d'analogies avec le cinéma, sans pour autant tomber dans le piège
d'une identification ou d'une équivalence qui pourrait nuire a l'étude du roman
moderne en l'assimilant d'une façon simpliste à un art d'images visuelles mobiles
dont la spécificité le sépare radicalement des techniques de l'écriture. (Pornans
188)

Nous sommesde l'avis de Momssette, et proposons le chronotope comme un concept capable de

rendre compte d'une certaine technique cinématographique transplantée au roman tout en évitant

le piége d'assimiler les deux genres.

Notons que, quand Robbe-Grillet aborde lui-même Ie rapport entre le cinéma et le roman

moderne, ce n'est pas la primauté de l'objet et du visuei qui I'impressio~e," mais plutôt la

présentation du temps:

le cinéma ne connaît qu'un seul mode grammatical: le présent de l'indicatif. Film


et roman se rencontrent en tout cas, aujourd'hui, dans la construction d'instants,
d'intervaIIes et de successions qui n'ont plus rien a voir avec ceux des horloges ou
du calendrier. ( N o u v 130) ~

31 ''Monsieur X sur le double circuit: L'Année dernière à Marienbad," Romans 181-210.

32 AUcontraire, Robbe-Grillet &inne que la description détaillée et le visuei jouent un


rôle important dans le roman réaliste (Nouveau R o m 128), d'où le ffait qu7iIest dangereux de
soutenir que la nature 'chosiste' du Nouveau Roman s'inspire directement du cinéma.
L'influence du cinéma se traduit donc par une certaine liberté au niveau du temps qui permet à

l'auteur de pénétrer dans la conscience humaine. Robbe-Grillet affirme en effet qu'au lieu de

penser à reconstruire la chronologie de Ta Jalousie il vaudrait mieux "penser à notre propre

mémoire, qui n'est chronologique" (Nouveau R o m a 118-9). Selon Evans, la décision

d'adopter les techniques cinématographiquespermet a Robbe-Grillet de mieux saisir ce 'temps

intérieur' de la mémoire:

The simple fact of the matter is that cinematographic art can reproduce the
psychic flow of the durée inté- in al1 its kaleidoscopic manifestations, The
camera can bring together in whatever sequence any number of phenomena whose
linkage might seem irrational to the intellect. It is only to be expected that the
novel would try to find some way of profiting fiom this netv art which made the
psychology of the conventionai novel appear somewhat superficial in cornparison.
(121)

De cette façon, Robbe-Grillet crée un temps présent dans lequel le lecteur a accès aux images,

scènes et événements qui se déroulent sur 'l'écran' personnel de la mémoire, ce qui facilite la

concrétisation d'une perspective subjective et limitée, par exemple, celle d'un mari jaloux.

Comme le dit Robbe-Griliet, "[cle n'est pas l'objectivité de la caméra qui les [les romanciers]

passionne, mais ses possibilités b le d o w e du su-


.. - y mouveau R o m 128, nous

soulignons). Stoltzfiis remarque la même chose quand iI fait ressortir le piège derrière une

identification trop nette entre la technique narrative de Robbe-Grillet et celle d'une caméra

'objective': une caméra qu'on pose et laisse enregistrer tout ce qui se passe devant elIe n'est pas

sélective, elle enregistre tout détaiI sans en souligner aucun. Cette description de la caméra

objective ne ressemble ni à l'oeuvre de Robbe-Grillet, ni aux techniques cinématographiques


3 16
modernes qui emploient non seulement des panoramas figés mais des pnses de vue différentes,

des gros plans, des coupures, des répétitions et ainsi de suite. Si les transitions entre divers

passages dans Lê J a I o e rappellent le mouvement d'une caméra qui enregistre une scène sous

plusieurs angles, l'important c'est que ce mouvement est déterminé par le regard du mari jaloux

et de cette façon est subiectif: il se concentre sur les détails qui appuient la jalousie (la feuille

bleue, Ia proximité des mains d'A... et de Franck, les traces de leurs chaises, la scutigère) @&

111). Cela ressemble aux techniques cinématographiques qui, loin de transmettre une vision

'objective' du monde, trahissent plutôt l'extrême subjectivité de cette vision. Selon Stoltzfus,

f h has been stressing, as forcefùily as the novel, the need to limit the point of
view in t h e and space. This restriction of the camera's ubiquity means that its
Editorial Omniscience is also suspect. The movies themselves seern conscious of
the fact that this is an 'age of suspicion'. @& 120)

Etudier Laà la lumière du chronotope intermédiaire du cinéma soulignejustement cette


"ère de soupçon" et un manque de fiabilité narrative. ii s'agit d'une fusion de perspectives, non

seulement à l'intérieur du texte comme prétend Chevillot, mais des perspectives intra- et extra-

textuelles, comme le suggère Stoltzfus: celle du marilnmteur et de l'auteur omniscient.

En examinant de prés quelques passages du texte, nous verrons que le mouvement

narratif qui imite la caméra ne peut pas toujours être assimilé a la perspective du mari jaioux, et

que ce mouvement trahit la présence d'une autre perspective-une autre conscience qui dbtermine

Ia vision du monde que nous présente le texte. Ré-examinons,par exemple, les premières pages

du texte. La description visuelle n'est évidemment pas limitée par le champ visuet du mari/

narrateur, car elle f i t le tour de la maison (ia décrivant de tous les côtés) tandis que le mari

demeure à la terrasse. Si le narrateur ne prend pas le temps de s'identifier en tant que personnage
317
(comme le fait Hadrien et Roquentin), ii est peu probable que ce narrateur 'absent' établisse le

cadre scénique au début de l'histoire. Autrement dit, là où ii y a une caméra, iI y a forcément un

caméra man; dans La J a i o k il fournit assez de détails (un survol du terrain) pour que nous

puissions concrétiser le monde textuel. A plusieurs reprises, la 'caméra' semble en fait se

déplacer vers A... pour décrire ce qu'& voit de sa(11, 14,117-8). Ou bien Le
mdnarrateur spécule sur ce qu'elle voit, ou bien notre caméra man a décidé de changer de

perspective. Cette dernière option ne paraît pas impossible quand on considère que le

mdnarrateur fournit parfois des détails qui ne devraient pas figurer dans ses descriptions. Par

exemple, il dit qu'A ...regarde le bois de la balustrade "sans y penser" (14); ailleurs, quand il est

censé être dans son bureau d'où il ne peut pas voir A... il dit qu'elle ouvre Ia porte principale

avec peu de ménagements (75) ou bien il décrit ses mouvements ("elle se dresse contre le battant

de la porte d'entrée qu'elle a renfermée derrière soi" [117]). Finalement, quand il est sur la

terrasse et décrit A... de profil dans sa chambre, il dit que sa "figure est tournée vers Ie plafond"

puis ajoute un détail tel "Les yeux sont encore agrandis par la pénombre" (120); une situation

semblable se produit quand il voit A... d'une certaine distance mais arrive quand même à préciser

que ses yeux ne clignent pas quand elle les détourne de l'intérieur vers l'extérieur (213). Tous

ces exemples suggèrent la présence d'une conscience éditoriale omnisciente en possession des

détails privilégiés auxquels le maril~litrtateur,de sa perspective limitée, ne demit pas avoir

accès.

Nous avons déjà vu qu'au niveau de l'intrigue la présence du mdnarrateur se dévoiie

grâce à plusieurs indices plus au moins cachés: des références obliques à un troisième verre ou

assiette, à un %ers" dont la présence gêne Franck (194), à des semelIes de caoutchouc qui "ne
318

font aucun bruif' quand elles ttaversent la maison (48) et a une porte de bureau qui s'ouvre et se

ferme pour indiquer le passage de ce tiers, et dont le "battant pivote sans grincer sur ses gonds

bien huilés" pour retrouver ensuite "sa position initiale, avec autant de discrétion" (75). Aussi

discret que soit Robbe-Grillet en s'appropriant une technique cinématographique pour s'effacer

de son texte, aussi discret qu'il soit en ramenant la nmtion à sa 'position initiale' (la

perspective du mdnarrateur), le lecteur attentif de La Jalousie arrive à y déceler les traces de

l'auteur, comme celles du personnage principal. il n'y a pas que le mari dans La Jalousie qui

doive être soupçomeux--les iecteurs du texte devraient l'être aussi, se méfiant de l'objectivité

des descriptions textuelles, de la subjectivité radicale du personnage principal et de l'effacement

de l'intention de l'auteur. De par le chronotope intermédiaire du cinéma, nous arrivons non

seulement à rendre compte de certaines techniques narratives empruntées au cinéma

(changements de perspective, transitions entre scènes, absence de narrateur explicite) mais aussi

a voir comment ces effets cinématographiques se combinent avec des dléments traditionnels du

roman (l'identification du narrateur, l'intrusion de l'auteur) pour créer un véritable hybride

générique: un roman qui brise les conventions romanesques et présente une nouvelle vision du

monde-vision déterminée par des conventions d'un autre genre, le cinéma.


***
Une lecture chronotopique de JaJalousie doit faUe ressortir non seulement l'interaction

didogique du chronotope coloniai et du chronotope du Iabyrinthe mais aussi la présence d'une

superstructurenmtive du chronotope intermédiaire du cinéma Une teIIe approche nous

encourage à ré-évaluer la notion de genre et à ré-examiner les attentes génériques qui déterminent

notre lecture du texte. En créant un hybride générique ainsi qu'un monde textuel difficile à
3 19

déchiffier et dans lequel la présence de l'auteur semble effacée, Robbe-Grillet crée une oeuvre

qui, pour emprunter ses propres mots, "ne peut que convier le lecteur...à un autre mode de

participation que celui dont il avait l'habitude" (Wouveau R m 134). De cette façon, ce que

l'auteur demande au lecteur,

ce n'est plus de recevoir tout fait un monde achevé, plein, clos sur lui-même, c'est
au contraire de participer à une création, d'inventer à son tour l'oeuvre-et le
monde-et d'apprendre ainsi à inventer sa propre vie. @ouveau R o m 134)

Au sein de cette oeuvre, nous constatons une certaine tension entre un modèle

romanesque bien connu-le roman colonial, avec son cadre scénique, ses personnages, et son

intrigue banale-et un nouveau modèle générique-le Nouveau Roman, avec ses contradictions

spatio-temporelles, son narrateurlpersonnageprincipal absent, ses descriptions 'objectives' et son

auteur 'discret.' L'assimilation par le roman d'une conscience historique se heurte à

l'assimilation d'une conscience individuelle; les contradictions du texte qui signalent l'extrême

instabilité du monde externe et la minutie de la description créent une nouvelle façon de

représenter le monde historique réel en même temps que l'effacement de l'auteur et du

narrateur/personnage principal créent une nouvelle façon de représenter Ia subjectivité

personnelle. Et tout cela est filtré par une nouveiie technique narrative: l'appropriation des

conventions cinématographiques qui permet à i'auteur de jouer avec la temporalité romanesque

traditionnelle et de communiquer un nouveau sentiment de la matérialité du monde; autrement

dit, il peut ainsi jouer avec notre perception interne (notre conscience du temps) et notre

perception externe (notre conscience du monde autour de nous). Lire La JaIousi~c'est se

codionter à un texte qui à la fois exploite, brise et crée des conventions de genre; un texte qui
nous donne l'impression de raconter une histoire familière puis déçoit nos attentes génériques

tout en devenant l'exemplaire d'un nouveau sous-genre r~manesque~~.


Cet hybride générique

nous incite non seulement à reconsidérer notre conception du monde, mais aussi sa

représentation littéraire, le rapport de l'auteur au monde qu'il crée, et notre rôle dans

I'interprétation de ce monde textuel. A notre sens, une approche chronotopique pour étudier la

Jalousie nous permet d'aborder le texte à phsieurs niveaux: socio-historique, narratif, générique
et thématique. Elle nous permet de naviguer dans le labyrinthe du récit avec ses détails et ses

descriptions parfois contradictoires, et dans le labyrinthe des commentaires critiques à propos de

ce roman, pour saisir le monstre textuel qui s'y cache.

En ce qui concerne le statut du chronotope comme outil de l'analyse critique, notre étude

de Jalowie nous a aidé à préciser le fonctionnement du concept. En premier lieu, nous avons

vu que le chronotope pourrait s'appliquer non seulement à des textes où les indices spatiaux et

temporels s'appuient et s'e~chissentmutuellement, mais aussi à un texte ou au contraire ils se

minent et déstabilisent le monde virtuel concrétisé par le texte. Ensuite, nous avons ajouté un

nouveau chronotope à la typologie bakhtinienne, celui du labyrinthe, et ce faisant nous avons pu

non seulement poursuivre cette classification génériquejusqu'au milieu du vingtième siècle.

-
33 L'approche topologique adoptée par Mistacco pour étudier d une cite
7 -,
fantômeaboutit à une conclusion comparable. Elle afErme que le lecteur de doit
s'accoutumer à la'-" (388), technique narrative qui rép&tedes scènes
familières pour ensuite les déformer. Elle conclut, "inorder to enjoy the pleasures of
deconstruction, and topological sliding, the reader must also attempt what amounts to an
impossibIe construction" (396-7). Elle ajoute: 'The opposition of construction and
desconstruction, sameness and ciifference, traditional and ludic reading, is preserved tbroughout,
creating a new force which, in its defiance of synthesis, propels the reader through the text in
sliding motion" (397). D'après notre lecture, ce 'mouvement' dans
n'a rien d'arbitraire mais relève du chronotope intermédiairedu cinéma
32 1

Nous avons égaiement situé la discussion d'un phénomène bien remarqué dans l'étude du

Nouveau Roman, c'est-à-dire l'omniprésence des mondes textuels labyrinthiques habités par des

personnages 'effacés' presque sans identité, dans le contexte de l'étude des genres. En

examinant l'interaction du chronotope colonial et du chronotope du labyrinthe dans La Jalousie.

nous avons fait ressortir la façon dont cette interaction chronotopique met en marche tout un

processus interprétatif dialogique, car le lecteur est tirai116 entre une représentation familière du

monde et une nouvelle conception de la matérialité du monde et de la subjectivité. Finalement,

nous avons étudié en détail le chronotope intermédiaire et, de cette manière, nous espérons avoir

éclairé un des passages les pius obscurs et les moins commentés de L'essai sur le chronotope.
Conclusion

...l'étude des relations spatio-temporelles dans les oeuvres littéraires n'a débuté
que tout récemment; au surplus, on a surtout analysé les relations temporelles en
les séparant des relations spatiales, qui leur sont obligatoirement Liées, c'est-à-dire
sans démarche chronotopique conséquente. Pour ce qui est de la démarche que
nous proposons dans cette étude, seule l'évolution future de la science littéraire
pouna décider de son importance et de sa fécondité.
C'Formes du temps" 398)

D'abord moins apprdcié que d'autres notions bakhtiniennes tels le didogisme ou la

polyphonie, le chronotope commence à réaliser son potentiel en tant qu'outil conceptuel, et non

seulement en études littéraires. il sufit de jeter un coup d'oeil au progranune du dernier

colloque Bakhtine (Berlin 1999) pour voir que le concept s'est répandu dans les domaines aussi

divers que la sociologie, la géographie et les études chématographiques. Un article récent

avance que I'étendue conceptuelle du chronotope est encore plus vaste en ce qu'il devrait être à

la base d'une nouvelle épistémologie!' L'emploi actuei du chronotope dépasse de loin Ies

limites de la "poétique-historique" esquissée par Bakhtine. Cette diffusion du chronotope dans

divers domaines témoigne de son importance et de sa fécondité en tant qu'outil conceptuel.

L'innovation de Bakhtine réside dans le fait qu'il a proposé une façon d'intégrer L'étude

Lucimila Mikeshina, "The Relevance of Bakhtin's ideas for Contemporary


Epistemology." Mikeshina a f b n e que,
Bakhtin's ideas ailow us to look with optimism at possibilities for renewai and
M e r deveIopment in contempocary epistemology. What is offered is a non-
classical vision of the architectonics of human cognition. This vision can never be
exhausted by the abstract subject-object relation but, rather, it absorbs that relation
as one part of a fiindamental and integral whoIeness in which not only are
cognitive relations synthesized, but due-laden reIations as well (Le., ethical and
aesthetic, as weii as spatio-temporal, chronotopic relations). The centre of this
new architectonics of cognition is the human king who is historicaliy real,
participative, answerabIe, and who acts in thoughts and action. It seems to me
that the episternoIogy of the twenty-first century must be b d t upon this ground
(117)
323

du temps à celle de l'espace. Le chronotope permet aux chercheurs dans le domaine des sciences

sociales de traiter à la fois de la réalité physique, des conditions culturelles et des événements

historiques. II donne aux philosophes un moyen d'intégrer les deux catégories kantiennes de la

perception tout en niant leur statut absolu, insistant ainsi sur la spécificité socio-historique de

l'homme. Aux critiques littéraires, il fournit un outil conceptuel qui leur permet d'aborder

l'évolution du genre romanesque ainsi que L'assimilation par le roman d'une conscience

historique. A notre sens, le chronotope représente une véritable innovation dans l'analyse

littéraire car il fournit un moyen d'intégrer l'étude thématique/philosophique du temps a l'étude

stmcturaliste/sémiotiquede l'espace et de l'organisation textuelle. Nous avons comparé le

travail de Bakhtine à celui de Paul Ricoeur pour souligner le fait que Bakhtine situe

!'assimilation par le roman d'une conscience historique dans l'espace concrétisé par Ie texte, De

cette manière, le chronotope réussit à "sémiotiser" le temps romanesque: l'espace devient le

signe par excellence de la manifestation d'une conscience historique dans le roman. C'est sous

cette double optique que nous avons envisagé notre propre approche chronotopique pour étudier

des texte littéraires. Nous avons cherché à intégrer l'étude de la problématique du temps à ceile

de l'espace romanesque en forgeant une approche qui tient compte à la fois des préoccupations

thématiques/philosophiques du texte, de son organisation formelle et des détails textuels qui

contribuent à la concrétisation du monde fictif. Nous souhaitons terminer notre thèse sur le

chronotope en contrastant explicitement notre approche avec celle de Bakhtine et en reprenant

certaines questions théoriques que nous avons soulevées au cours de notre travaiI.

Commençons par la question suivante: Comment pouvons-nous résumer Le projet de

Bakhthe dans "Formes du temps"? D'abord, c'est un travail typologique. C'est un projet que
324
d'autres critiques pourraient renouveler soit en étudiant de nouveaux sous-genres romanesques,

soit en comblant des lacunes dans la typologie bakhtinienne. Bakhtine lui-même avoue qu'il ne

considère pas son exposé du concept de chronotope comme "complet ou absolument exact," et il

déclare que de h e s analyses de la spatio-temporalité romanesque "compléteront, et, qui sait,

apporteront des corrections importantes aux caractéristiques des chronotopes du roman que nous

proposons dans ces pages" (238). Pour Bakhtine, ce type de classification importe surtout en ce

qui concerne la façon dont la Littérature reflète la réalité. Chaque chronotope qu'il identifie

constitue une représentation des conditions socio-historiques à l'époque de la rédaction de

l'oeuvre en question. Les analyses textueIIes de Bakhtine deviennent ainsi des commentaires

socio-culturels. A partir des traits spécifiques de diverses oeuvres littéraires à diverses époques,

Bakhtine fait des généralisations au sujet de ia société de cette époque. La typologie du roman

devient ainsi une typologie de la condition humaine dans laquelle est mis en question le

développement de l'identitd personnelle, c'est-à-dire, comment l'homme se perçoit.

L'histoire littéraire que propose Bakhtine est autant une histoire de la perception que'une

représentation d'une prise de conscience du "soi9'--évolution qui est reflétée non seulement par

un quelconque chronotope mais aussi par le type de personnage qui l'habite. Dans le premier

chronotope que Bakhtine identine, celui des aventures (avec ses chronotopes contigus de Ia

rencontre et de la route), Ie héros est statique (il ne change pas) et il reste à la merci du destin, Ii

ne faut pas pour autant penser que cette représentation appauvrie de l'identité humaine signale

qu'il n'y avait aucune conception de l'identité personnelle dans L'Antiquité. Au contraire,

Bakhîhe note ceci:

Si appauvrie, si dépouillée que soit l'idée de L'identité de l'homme avec lui-même


dans le roman grec, celui-ci conserve tout de même un grain précieux d'humanité
populaire, il a hérité la foi en l'infrangible puissance de l'homme dans son combat
contre la nature et contre les forces inhumaines. (256)

Le chronotope des aventures est donc une manifestation littéraire de la lutte de t'homme primitif

pour survivre dans un monde hostile dont il ne comprend pas le fonctionnement.

Le développement des sous-genres romanesques postérieurs (caractérisés par les

chronotopes de la métamorphose, de l'idylle et par divers chronotopes de la biographie) signale

un changement dans la perception de l'identité individuelle. 11s'agit de l'homme impliqué dans

la société, cherchant à réconcilier ses rôles public et privé. Les personnages subissent des

transformations et font preuve d'une prise de conscience de leur identité personnelle en dehors de

la société, ce qui, d'après Bakhtine, témoigne de la lente intériorisation de la conscience humaine

réelle. L'étape cruciale dans cette évolution a eu lieu, selon le critique russe, à l'époque de la

Renaissance, quand une vision ''verticale" du monde (i'échelle cosmique) s'est vu remplacer par

une vision "horizontale" du monde (la mise en valeur de l'espace et du temps terrestres, la h de

la pulsion eschatologique)-un moment dans l'histoire humaine parfaitement saisi par le

chronotope mbelaisien. Selon Bakhtine, cette intériorisation de la conscience humaine

individuelle et l'inévitable désintégration du sens de la collectivité qui l'accompagne trouvent

leur reflet dans des chronotopes subséquents du château (l'individu en quête de gloire), du saion

(l'individu qui lutte pour établir ou maintenir sa rdputation personnelie), et ainsi de suite. 11

s'agit effectivement d'un rétrécissement des chronotopes, car les espaces représentés deviennent

de plus en plus Limités, le cadre temporel de plus en plus étroit; cette transformation aboutit au

chronotope du seuil, ce moment de crise personnelle (l'individu en face d'un diiemme) qui a lieu

Littéralement sur un seuil (symbolique de Ia non-appartenance de l'individu qui se trouve entre


326
deux lieux). Nous avons nous mëme contribué à l'élaboration de cette histoire de la prise de

conscience de l'identité personnelle en proposant le chronotope du labyrinthe comme un reflet de

la nature précaire de l'identité humaine au vingtième siècle. Comme nous l'avons remarqué dans

notre analyse de JaJalousie ce chronotope, avec ses déictiques spatiaux et temporels qui se

minent et son personnage principal non-identifié, met en question la possibilité même de se

représenter.

Plusieurs remarques s'imposent au sujet de cette interaction entre l'analyse littéraire et la

spéculation historico-psychologique chez Bakhtine. D'abord, comme nous l'avons noté au cours

de notre discussion du livre sur Rabelais (voir notre deuxième chapitre), il faut se méfier des

généralisations historiques basées uniquement sur l'analyse des oeuvres littéraires. Pour revenir

aux commentaires de Richard Berrong mabelais and Bakhtin: Popular Culture in Gar~antuuand

pont-, du point de vue d'un historien, la méthodologie de Bakhtine est sujette à caution.

Ayant basé sa conceptualisation de l'identité de l'homme de la Renaissance uniquement sur la

représentation qu'il en trouve dans le chronotope rabelaisien, Bakhtine décèle un moment de

transfiomation radicale qui dépend de la division entre la culture "officielle" et la culture

"populaire"-division que Berrong réhte d'une manière convaincante. Berrong sodigne te fait

que les affirmations de Bakhtine au sujet de la condition de l'homme sous la Renaissance sont

basées exclusivement sur son étude de Rabelais. Dans le cas du chronotope des aventures et de

la biographie, même si Bakhtine n'étudie qu'une ou deux oeuvres en détail, il appuie son

argument en se référant à plusieurs ouvrages qui partagent Ies mêmes caractéristiques; la

prédominance d'un personnage typique semble indiquer une sorte de consensus à propos de la

notion de conscience humaine (ou, du moins, à propos de sa représentation littéraire). C'est ainsi
327

que dans notre discussion du chronotope du labyrinthe nous avons tenu compte des

caractéristiques de composition que b J a l o e partage avec d'autres Nouveaux Romans. Pour

reprendre sous une autre optique cette question de la fiabilité des généralisations socio-

historiques, chaque nouveau chronotope, même s'il n'apparaît que dans un seul texte, pourrait

signaler un nouveau sous-genre romanesque (en admettant qu'il n'existe qu'un exemple d'un

genre) mais ne signale pas nécessairement un changement radical dans la perception de la

condition humaine de la part de toute une société (un changement qui, d'après nous, devrait se

manifester dans plusieurs oeuvres); dans ce cas, il représente plutôt une conception particulière

de l'identité humaine que l'auteur cherche à partager. Autrement dit, il faut, comme le dit si bien

Bakhthe, éviter de confondre "le monde représenté et le monde représentant" ('iFomes du

temps" 394)-

Ce n'est pas que nous prétendions que l'analyse littéraire ne peut pas contribuer à notre

compréhension de l'époque dans laquelle l'oeuvre s'inscrit. Au contraire, au cours de notre

andyse de m o i r e s , nous avons vu que les préoccupations de l'après-guerre (le pouvoir absolu

de i'hornme politique, l'horreur de la guerre, l'assimilation et i'abolition des cultures subjuguées)

ont fortement marqué la composition du roman. Dans le cas de JNausét.l'interaction

parodique des chronotopes met en question Ia possibilité de "raconter," une problématique

littdraire du début du vingtième siècIe qui préfigure les innovations dans la narration proposées

au milieu du siècle par des Nouveaux Romanciers. De même, les diverses manifestations du

chronotope colonial qui figurent dans Ia littérature nationale de plusieurs pays colonisateurs,'

Comme nous l'avons déjà noté dans notre sixième chapitre, Jacques Leenhardt fait une
analyse socio-politique des sous-genres du roman colonial, étude qui, maIgr6 Ie fait que le
concept bakhtinîen n'y joue aucun rôle, est quasiment ccchronotopique."
328
ainsi que l'emploi de ce chronotope dans b J a l o k nous en dit long sur les préjugés et les

moeurs à différentes époques de l'ère coloniale. Au cours de nos analyses, nous avons également

abordé la question de la représentation de l'identité individuelle, étoffant la définition

bakhtinienne de plusieurs chronotopes de la biographie dans notre étude de Mémoires, et

proposant dans notre étude de


C- J un nouveau chronotope, celui du labyrinthe, qui

témoigne de l'impossibilité de fixer l'identité de l'homme au vingtième siècle.

En ce qui concerne notre propre appropriation du concept de chronotope, notre

préoccupation principale n'est pas, à la différence de Bakhtine, d'étudier le rapport entre divers

chronotopes et les conditions socio-historiques qui prévalent au moment de leur naissance

littéraire; nous nous intéressons plutôt au rapport entre chronotopes, au sein même du texte.

L'idée de faire une chronique du roman qui correspond à une chronique de la conscience

humaine ne nous tentait pas; alors bien que nous considerions WIJcomme un précurseur

du Nouveau Roman, nous avons rejeté une organisation strictement chronologique des oeuvres

étudiées. Si la façon dont Bakhtine emploie le chronotope et les conclusions qu'il tire de ses

analyses chronotopiques sont déterminées par un biais socio-historique, les nôtres sont

déteminées par un biais à la fois formaliste et sémiotique. Tandis que Bakhtine se concentre sur

les grandes lignes thématiques et sur la catégorisation des personnages dans beaucoup d'ouvrages

(étudiant très peu de textes en profondeur), nous nous intéressons aux moindres détails d'un seul

texte et h la construction d'un personnage particulier. Nous cherchons a voir comment les

réseaux d'images dans un texte soulignent les divers chronotopes que nous y décelons, et

comment une prise de conscience de cette interaction pourrait nous aider à mieux le comprendre-

A l'exception de l'oeuvre de Rabelais, qu'il étudie en détail, Bakhtine semble s'intdresser


davantage à l'effet cumulatif des chronotop dans une série d'oeuvres-à savoir, comment cette

accumulation signale la naissance d'un nouveau sous-genre romanesque- qu'à une oeuvre

particulière. Par contre, nous nous servons des catégories chronotopiques pour cerner le

fonctionnement d'un texte particulier et pour mieux le comprendre dans sa spécificité.

Comme pour Bakhtine, la question du genre nous semble cruciaie. Bakhtine suggère que

pIusieurs chronotopes (et donc plusieurs genres) peuvent coexister au sein d'un seul texte, mais il

ne poursuit pas cette notion d'interaction chronotopique? Un des buts de cette thèse était de

montrer qu'un "dialogue de chronotopes" pourrait fonctionner de plusieurs façons. Dans le cas

de Mémoires. nous avons vu que l'interaction de divers chronotopes biographiques contribue a la

complexité du portrait du personnage principal, tandis que le contraste par rapport au chronotope

du progrès souligne la juxtaposition des côtés public et privé de sa vie. Le chronotope de l'idylle

contribue à la fois à situer l'histoire personnelle d'Hadrien au niveau mythique--l'histoire

Nous trouvons chez Clive Thomson une définition de l'étude des genres qui correspond
à cette notion d'interaction chronotopique: "The study of genre...is the diachronic study of form,
or more precisely, the diachronic study of how foms enter into combinations with other forms"
("Bakhtin's 'Theory' of Genre" 35). Pour sa part, Evelyn CobIey voit chez Bakhtine une
conception du genre qui incorpore à la fois la spécificité de textes particuliers et la répétition de
normes génériques partagées par plusieurs textes:
What renders his genre theory particdariy problematicai is his attempt to preserve
the complexity of genre performance simuItaneously in its synchronie and doubly
diachronic articulations. His approach requires thai we perform a horizontal,
immanent analysis of individual texts as well as a verticai examination of each
text's insertion into both a bistory of Literature and a history of social discourse.
The rdationship between genre and social history can consequently never be
considered in straightforward linear or causal terms; it must be situated within the
paradoxicai situation that a genre is ,like an utterance, both unique (unrepeatabIe)
and insrnid by an already existing configuration of sociaiiy marked genres
(hence repeatable). ('mikhEUI Bakhtin's Place in Genre Theory" 331-32)
De cette façon, une approche bakhtinienne pour aborder la question du genre doit nécessairement
parler du rapport du particulier au tout et s'inscrit ainsi dans le cercle herméneutique.
330

d'amour entre Hadrien et Antinoüs étant rapprochée des mythes-et à miner cette comparaison,

les deux amoureux ne pouvant pas remplir Ieurs rôles respectifs. Le chnotope de Rome ajoute

un autre niveau de cornplexit4 à ce roman, nous encourageant à considérer la spécificitél

culturelle des sociétés et la tension entre la pulsion de préserver ou de détruire cette spécificité,

tension qui rappelle le travail personnel d'Hadrien qui est toujours en train de refaire sa propre

image et de refaire les temtoires conquis d'après le modèle de Rome. Dans L a la


déformation des chronotopes tcaditio~elscontribue a déstabiliser les catégories génériques.

Comme nous l'avons vu, d'autres critiques ont du mal à parler du statut générique de ce roman

car ils ne savent pas où Ie classer, même quand ils reconnaissent l'aspect parodique du texte.

Nous avons cherché à démontrer que la parodie vient non seulement de l'exagération et de la

déformation des catégories génériques, mais aussi de la juxtaposition inattendue de divers

modèles chronotopiques, par exemple le chronotope de la ville provincide et le chronotope des

aventures. Dans le cas de U l o u s i e la présence d'un chronotope facilement reconnaissable, le

chronotope colonial, garantit un certain niveau de compréhension de la part du Iecteur de ce texte

rendu difficile par ta présence d'un chronotope nouveau, celui du labyrinthe, qui va à L'encontre

des conventions romanesques existantes. Or, l'interaction de ces deux chronotopes est

gouvernée par un chronotope intermédiaire, celui du cinéma, qui emprunte Les conventions d'un

autre genre pour créer de nouvelles techniques nmtives. Dans toutes nos analyses, nous avons
essayd de démontrer L'importance de cette interaction chronotopique pour le lecteur, a savoir,

comment ce "didogue de chronotopes" pourrait déterminer notre interprétation d'un texte. Ce

faisant, nous espérons avoir contribué à Ia critique de chacun des textes examinés, ayant 1) fait

ressortir la complexe interaction générique entre Ie récit historique et Ie récit biographique au


33 1

sein de Mémoires: 2) souligné [a nature essentiellement parodique de La N u (texte surtout


considéré comme un roman philosophique) et démontré comment les descriptions grotesques et

parodiques dans ce roman s'appuient mutuellement; et 3) rendu compte des contradictions dans

La Jalousie ainsi que de nouvelles stratégies narratives employées par Robbe-Grillet (le

chronotope du labyrinthe, le chronotope intermédiaire du cinéma) d'une façon qui les intègre

dans une lecture plutôt traditionnelle du texte, interprétation qui y voit un mari jaloux fantasmant

sur les infidélités (imaginées?) de sa femme.

Tandis que Bakhtine parle en détail des caractéristiques de chaque chronotope, de chaque

instance "figée" d'un sous-genre romanesque, il ne s'intéresse guère au mécanisme qui précipite

la formation de nouveaux chronotopes. Bakhtine que:

Fécondes au début, les formes des genres étaient consolidées par la tradition; elles
continuèrent à persister par la suite, obstinément, même après avoir perdu
complètement toute signification véritablement productive et adéquate. D'où la
coexistence, dans la littérature, de phénomènes profondément anachroniques, ce
qui complique à l'extrême le processus historico-iittéraire. (238)

Comment ces chronotopes traditionnels pourraient-ils contribuer à la formation de nouveaux

chronotopes? Dans quelle mesure les nouveaux évoquent-ils les anciens? Nous avons abordé

cette question au cours de notre analyse de La N e ainsi que dans notre discussion du rapport

en- le chronotope et le carnaval. A notre avis, nous pouvons chercher dans un autre concept

bakhtinien, celui du camavaI, un moyen pour rendre compte de la coexistence des chronotopes

établis avec des chronotopes nouveaux. Pour nous, chronotope et carnaval s'avèrent être les

deux côtés de la même problématique. Il s'agit de l'interaction complexe entre la préservation

des normes gtnérïques, la parodie de ces nomes, et l'éventuelle création de nouvelles normes.

Etant donné que Bakhtine aborde k carnaval dans l'oeuvre de Rabelais dans une partie de
332
"Formes du temps," la question qui se pose est la suivante: peut-on parler d'un chronotope

carnavalesque? Autrement dit, est-ce que le carnaval est déjà une sous-catégorie chronotopique?

ii est vrai que, dans "Formes du temps," Bakhtine commence à élaborer un chronotope

rabelaisien, mais cette description du monde de Rabelais ne parle qu'en passant de la

présentation de L'espace et du temps, tandis qu'une discussion de la juxtaposition des thèmes

incongrus, du travestissement des nonnes sociaIes, et du corps grotesque y prime. C'est moins

l'énumération d'un nouveau chronotope que la description d'un pxincipe carnavalesque qui

comporte un aspect spatio-temporel (i'effondrement des distances sociales et la mise en valeur du

temps humain) mais qui repose sur bien d'autres éléments aussi. C'est pour cette raison que les

critiques ont tendance a étudier cette partie de l'étude "Formes du temps" dans le contexte d'une

discussion du livre sur Rabelais. Il ne faut pas non plus oublier la spécificité socio-historique des

chronotopes. La présentation du temps dans le chronotope rabelaisien tel que décrit par Bakhtine

est spécifique à la Renaissance-il s'agit de la mise en valeur d'un sens collectif du temps basé

sur le travail agricole, c'est un temps cyclique qui se juxtapose au temps statique de l'échelle

cosmique. Même si nous admettons que nous pouvons retrouver certains éléments du

chronotope rabelaisien dans la littérature moderne, cette conceptualisation du temps n'y figure

pas. Comme nous l'avons démontré dans notre analyse de m a u s & nous pouvons repérer des

414ments carnavalesques qui vont de pair avec une conceptualisation du temps tout à fait

différente de ceiie que nous venons de décrire; il s'agit d'un temps dans lequel aucune routine ne

paraît fixe et immuable, où toute notion de stabilité et de répétition est mise en question. C'est

ainsi que nous tenons à distinguer entre le chronotope rabelaisien et le principe carnavalesque.

Dans un article récent, Bnan PooIe fait ressortir Ie lien étroit entre la conceptualisation du
chronotope et celie du carnaval en ayant recours a l'oeuvre du philosophe allemand Ernst

Cassirer. Dans notre troisième chapitre, nous avons noté que dans "Formes du temps" Bakhtine

fait expiîcitement référence à la phiIoSophie des fornies s y n b o m . Poole sodigne la profonde

influence que Cassirer a exercée sur Bakhtine, et cela en démontrant que des passages entiers

dans Le livre sur Rabelais proviennent directement d'une autre oeuvre de Cassirer, Individu er

(Poole, "Bakhtin and Cassirer" 543). Seion Poole,

on peut tracer une évolution dans la pensée bakhtinienne qui correspond a celle qu'on trouve

chez Cassirer:

in his interpretation of grotesque imagery in Bakhtin appIies the


"assimilation of iime by Ianguage" to larger anthropoiogical considerations; here
the major semantic unit is not the word but the body. This devebpment in
Bakhtui's interests fiom the chronotope to Rabelais's imagery parallels the span
of Cassirer's philosoph~of S m l i c F o m fiom volume I (on language) to
volume 2 (on myth). rBakhtin and Cassirer" 547)

Ailleurs dans cet article, Poole revient au Lien étroit entre le chronotope et le carnaval, notant que,

ùi a notebook dedicated Iargely to Rabelais and labekd "Matenal-1938," Bakhtin


refers to the "chronotope" in analysing Iaughter, grotesque realism, and generic
traditions in Rabelais's ivork; the term "carnival" is absent. Conversely, in
s and His Woru "carnival" appears on almost every page, whiIe
"chronotope" is absent. What this preparatory material makes obvious is that the
concept of carnival, not the term itself, is important and that the time/space
neologism "chronotope" was the main analfical tool with which Bakhtin
mearthed the content of the "festive" cdture addressed in &&&&. ("Bakhtin
and Cassirer"570, note 9)

A notre sens, cela ne veut pas pour autant dire qu'il faut soumettre Le carnaval au chronotope.

Nous préférons considérer l'interaction des deux concepts et la façon dont ils se compIètent
Dans notre deuxième chapitre, nous avons suggéré que Ie chronotope est un concept
ambivalent, comportant à Ia fois un p ~ c i p destructeur
e (car,selon Bakhtine les chronotopes
334

peuvent perdre leur signification culturelle ou bien disparaître) et régénérateur (de nouveaux

chronotopes se forment). La grande lacune dans la conceptuaiisation du chronotope de la part de

Bakhtine, c'est le fait qu'il n'aborde pas l'interaction de ces deux pulsions génériques, c'est-à-

dire comment des normes figées po-ent se corrompre, mourir, ou donner naissance à d'autres

manifestations chronotopiques. Malgré la description quasi organique du fonctionnement

chronotopique (d'après Bakhtine, il permet aux événements du roman de prendre "corps," de

s'emplir de "sang" [391]), et malgré l'apparente célébration des cycles de vie que nous

retrouvons Iors de la discussion du chronotope rabelaisien, Bakhtine ne semble pas s'intéresser à

la naissance et à la mort des chronotopes. Nous avons essayé de cerner ce mécanisme de

destruction et de renouvelIement en recourant au concept de carnaval. Le carnaval met en valeur

la destruction des normes et la création de nouvelles formes. Mais le carnaval est aussi un

concept ambivalent. La parodie qui se trouve au coeur du concept de carnaval ne fonctionne pas

si on ne reconnaît pas la chose parodiée. Or, ie carnaval doit maintenir la tradition en même

temps qu'il la parodie.

En ce qui concerne la formation de nouveaux genres littéraires, il nous semble que les

concepts de chronotope et de carnaval se complètent. Considérés ensemble, ces deux concepts

nous permettent d'aborder les éIéments normatifs d'un texte (comment un texte se case dans une

rubrique générique) aussi bien que la façon dont le texte se IiWre des conventions génériques en

les dbfonnant, ou en les juxtaposant pour produire des effets inattendus. C'est ainsi que même

les chronotopes traditionnels, qui pour Bakhtine sembtent avoir perdu leur signification

productive, jouent un rôle important dans la création de nouveaux chronotopes; iis servent

comme une sorte de piene de touche pour l'expérimentation générique. De même, la parodie, I
335

laquelle Bakhtine reproche d'avoir perdu sa puissance générative, contribue a ia fois a préserver

les genres traditionnels et à donner naissance a d'autres. Nous avons suggéré queC-J est,

dans un sens, un précurseur du Nouveau Roman. Sartre joue avec des conventions romanesques

de plusieurs genres, du roman provincial, au roman des aventures, du roman biographique au

roman sentimental. C'est en utilisant la parodie chronotopique qu'il déstabilise le monde textuel

et met en question le statut générique de son texte. Cette manipulation et cette parodie adroites

des conventions préfigurent la stratégie narrative de Robbe-Grillet dans La Ja10u.k. Dans ce

texte, le chronotope colonial-chronotope en train de perdre sa résonance culturelle et dont le

sentiment de lutte collective dans un pays hostile est en train de se dissiper-est parodié (les

contradictions au niveau des déictiques spatiaux et temporels) puis juxtaposé au chronotope du

labyrinthe-chronotope qui décrit une extrême intériorisation de l'identité, témoignant ainsi de la

nouvelle prise de conscience de soi qui caractérise le vingtième siècle. C'est Ia tension entre ces

deux chronotopes, entre le sentiment de la collectivité et de l'individualité, entre la préservation

des normes du genre et la création de nouvelles normes, qui fait de ce livre un chef-d'oeuvre du

Nouveau Roman. En intégrant ces deux chronotopes, Robbe-GrilIet adopte une approche

narrative que plusieurs critiques ont défini comme "cinématographique" et que nous avons nous

même identifiée comme un chronotope intermédiaire du cinéma Cefa nous mène au dernier

aspect du concept de chronotope que nous souhaitons aborder ici, a savoir, sa spécificité

générique.

Bien que Bakhtine propose le chronotope uniquement comme une catégorie pour

anaiyser le roman, le concept s'emploie effectivement dans L'analyse d'autres moyens


d'expression artistique--même dans l'étude de la peintureJ- et est particulièrement utile dans les

études théâtrales et cinématographiques. Nous avons déjà noté que Bakhtine conçoit le

cbronotope comme un outil méthodologique qui pourrait rendre compte de la présentation

complexe de la temporalité romanesque, temporalité qui se caractérise par une mise en valeur du

présent.' Dans un article traitant du statut du théâtre dans la pensée bakhtinienne, Jennifer Wise

fait ressortir la quantité de métaphores dramatiques que Bakhtine emploie dans sa définition du

roman. Wise a f h n e que, pour Bakhtine, "the novelist 'stages' discourses, 'performs'

cartwheels and lazzi, 'improvises' outside his script; the novelist is said to abandon any

unmediated language of his own and speak only through the mouths of others, Iike a

'ptaywright"' (21). Nous trouvons effectivement dans "Formes du temps" un tel rapprochement

entre le roman et le théâtre dans la définition du "chronotope des tréteaux" (308). Wise prétend

que Bakhtine suit Goethe dans sa distinction entre le passé épique et le présent dramatique et

vivant; à la différence de Goethe, pourtant, le critique russe attribue cette contemporanéité au

roman. Selon Wise, la forme matérielle du roman aussi bien que celle de l'épopée,

always represent the 'last word' on the subject, a word which has already k e n
adequately said in some inaccessible past, and which will remah fixed in that
same material form for al1 tirne,

tandis que dans le cas du drame,

Even if the subject of a play is taken fiom the past, it is always represented fiom
the point of view of the still-evolving historical present king lived jointly by the

* Voir Best, &'TheChronotope and the Generation of Meaning in Novels and Paintings."
Best prétend que le 'sens' d'un tableau, 'i'histoire' qu'il raconte, dépend de la manifestation
visuelle, dans l'espace du tableau, d'une certaine temporalité.
Voir Falconer pour une discussion du "chronotope de Ia nouvelle" et Ia mise en valeur
du présent dans le récit court ("Bakhtin's Chronotope and the Contemporary Short Story").
actor and his audience, within the concrete present of the theatrical event. (16-
17).

Il nous semble que le chronotope se prête a l'étude des pièces de théâtre car il permet au critique

d'aborder non seulement la classification générique d'une pièce de théâtre (comment elle se

conforme à des conventions de divers sous-genres dramatique) mais aussi sa mise en scène (ce

qui est précisé dans les déictiques et les didascalies ainsi que comment diverses productions

réalisent la mise en scène) et sa réception (comment les metteurs en scènes exploitent Ia mise en

scène pour rendre une piéce plus accessible et pertinente a divers publics et comment on

comprend la pièce a différents moments historique^).^

Comme le théâtre, le cinéma effectue la concrétisation de l'espace et met en scène des

événements qui se déroulent dans le temps réel. Dans un Livre que nous estimons parmi les

meilleures appropriations des concepts bakhtiniens, Robert Stam compare la nature picturale et

'présente' du cinéma et la lecture d'un roman, expérience temporelle moins intense. Il en conclut

que le chronotope convient mieux à l'étude du cinéma qu'à ceIle du roman (Subversive 11) .

Pour Stam, une approche chronotopique pour étudier le cinéma pourrait introduire une

dimension historique à l'étude des genres cinématographiques, comme elle Va déjà fait pour le

roman (12). Une telle approche considérerait des questions de l'histoire, du genre, et de

l'intégration de l'espace et du temps dans l'oeuvre cinématographique en examinant des

éléments du décor, du rythme, et des techniques cinématographiques (42). Dans

Parmi les applications du chronotope a l'étude des pièces de théâtre, soulignons ceiles
de Mair Verthuy, qui examine la juxtaposition de divers cadres saptio-temporels dans Ie théâtre
de Marie Laberge; de Laurin Porter, qui traite du temps chronologique, du temps historique et du
souvenir chez Eugene O'Neill; et de Michel BristoI, qui examine le temps carnavalesque dans
n e W i W y sTale de Shakespeare.
338

,- un livre consacré à l'étude chronotopique du cinéma, Michael V. Montgomery

examine comment une varidté de films réactivent des chronotopes littéraires afin d'évoquer un

contexte social et modèle générique pour les spectateurs du film (6). Pour Montgomery, une

approche chronotopique au cinéma devrait considérer "particular film locales as potential

semantic fields" (59) et examiner 7he way a film's temporal and specular elements cooperate on

the level of tbe narrative to generate a unified, meaningfid discourse" (60). Les applications du

concept de chronotope dans le domaine des études cinématographiquesnous paraissent parmi les

plus innovatrices et productives, dans le sens qu'elles réussissent à intégrer les divers aspects du

concept: l'étude générique, l'étude plutôt formelle des déictiques spatio-temporels, l'étude

thématique et finaiement l'étude des conditions socio-historiques qui influencent la production et

la réception d'un film.

n convient ici de faire une distinction importante sur laquelle nous n'avons pas jusqu'ici
insisté, a savoir, la distinction entre la notion de "genre compositionnei" (ce que cerne le

chronotope: l'aventure, l'idylle, la biographie, et ainsi de suite) et celle de "genre artistique" (le

roman, la poésie, le drame, le cinéma, et ainsi de suite). C'est une distinction que fait Cary1

Emerson dans son livre sur les diverses adaptations de l'histoire de Boris Godunov dans la

littérature russe. D'après Emerson,

Genre has its conventions, medium its material constraints. ...Instances of a


media shift within the same genre would be the move of a nineteenth century
novel into historicai or romantic fîim, or the move fiom newspaper article to film
documentary. Medium merely provides the material within which genre operates;
genres themselves cross the medium barrier with little or no fiction. @on's 5)

De cette façon, quand nous abordons la question de la spécificité du chronotope, il faut préciser

que malgré que Bakhtine conçoive le chronotope en fonction d'un "médium" particulier (le
339
roman), son concept traite du "genre" dans son sens compositionnel et de cette façon s'applique

aussi bien aux oeuvres théâtrales ou cinématographiques qu'au roman. Nous nous permettons de

citer Emerson encore une fois:

if we conceive of genre in terms of chronotope, then a shifi in medium may or


may not occasion a shift in genre. The i m r t a n t w s in a m t i v e take alace
wt when .- Within a new
chronotope the events may be the same, but the probability and significance of
events happening in a certain way will have changed. There is a change in the
evaiuative aspect, the moral quality, of the narrative. (8, nous soulignons)

Au cours de nos recherches, lors de la rédaction de la première partie de la thèse et de nos

analyses textuelles, une question est toujours revenue: que se passe-t-il quand les chronotopes

que nous pouvons facilement reconnaître sont déformés? Qu'est-ce que cela implique pour notre

compréhension de l'oeuvre en question, des événements racontés dans cette oeuvre et des

personnages qui y sont présentés? C'est une question que nous souhaitons poursuivre en

enquêtant sur le rôle que le chronotope pourrait jouer dans la formation d'une théorie de ce qu'on

appelle traditionnellement"l'adaptation" mais qu'Emerson appelle la b ~ o s i t i o n " - l etransfert

d'une histoire d'un médium à un autre. Emerson emploie le chronotope pour pouvoir comparer

diverses versions de l'histoire de Godunov, mais elle ne fait que suggérer son importance pour

une théorie de la transposition, et ne le contextudise pas par rapport aux théories traditionnelles

de l'adaptation. Un changement dans les chronotopes dominants ou l'introduction de nouveaux

chronotopes dans des versions subséquentes d'une seule et même histoire pourraient rendre

compte du rapport de divers auteurs à l'histoire ainsi que de !a réaction de divers publics. A

notre sens, ce serait une application du chronotope qui exploiterait tous les aspects du concept

auxquels nous avons touché: ie rôIe de Ia tradition et de Ia stabilité des genres dans la création
340
d'une oeuvre ainsi que l'importance d'un principe de renouvellement des genres; le rôle de

l'auteur et du lecteur dans la production textuelle; l'importance des conditions socio-historiques

dans la création ainsi que dans l'interprétation de l'oeuvre; et finalement, l'intégration dans une

oeuvre des conventions empruntées à un autre médium. Nous souhaitons continuer notre travail

sur le chronotope en essayant de définir une théorie d'adaptation à partir du chronotope, car un

tel projet nous semble être la prolongation logique de notre enquête: une telle théorie chercherait

a intégrer l'étude de l'interaction inter-générique à celle de l'interaction intermédiatique, En

guise de conclusion, nous dirons tout simplement que, même en ayant consacré des années et

beaucoup d'espace textuel à contempler le concept de chronotope, nous ne l'avons pas encore

épuisé.
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