Tara Collington Chronotophe
Tara Collington Chronotophe
Tara Collington Chronotophe
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des rapports spatio-temporels," cornme un nouvel outil dans l'étude historique du roman,
outil qu'il emploie pour tracer une typologie du genre. La première partie de notre thèse
traite du statut du chronotope dans la pensée bakhtinieme. Dans Ie premier chapitre, nous
chapitre, nous traitons du rapport entre le chronotope et d'autres concepts bakhtiniens tels le
chronotope: dans quel sens Bakhtine propose-t-il une nouvelle théorie de Ia temporalité
nanative? quel est Ie rôle relatif qu'il y accorde à t'espace? Pour répondre a ces questions,
Récit. I'oeuvre de Paul Ricoeur sur la temporalité narrative. Ce chapitre se termine par une
discussion du chronotope en tant que principe d'interprétation, notre enquête nous ayant
pour aboutir à cehi de I'herméneutique Iittéraire. Dans Ia deuxième partie de Ia thèse, nous
entreprenons des analyses chronotopiques de trois romans fiançais du vingtième sikle. Nous
voir s'entrelacer pIusieurs chronotopes au sein d'un seul texte, créant un processus
chronotopes traditionnels produit une parodie des genres. Enfin, nous analysons La Jalousie
chronotopique qui s'est développée au fi1 de nos analyses textuelles afin de préciser comment
iii
WMERCIEMENTS
Les travaux de recherches et de rédaction de cette thèse ont été subventionnés par le
Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (1992-96) et par The Imperid Order
of the Daughters of the Empire (1996-97). Leur aide fmancière m'a été indispensable.
Fitch m'a vivement encouragée dans mes recherches. En acceptant de diriger une thèse sur
Bakhtine, il a fait preuve d'une curiosité intellectuelle inlassable qui m'a impressionnée et
Madame le professeur Janet Paterson dont les remarques judicieuses m'ont énormément
aidée à remanier le travail. Je lui suis très reconnaissante d'avoir voulu me donner ses
professeur Clive Thomson pour l'aide précieuse qu'il m'a apportée concernant les études
parents, Radisav et Gertrude Stevamvic ainsi que mes beaux-parents, Mark et ElIen
Cohgton pour tout leur soutien et surtout pour tout ce qu'ils ont fait pour m'aider depuis la
Mes remerciements les plus chaleureux sont réservés a mon mari Philip qui m'a
Remerciements........................................................................................................................ ..iv
Introduction.............................................................................................................................. 1
Chapitre 1
'La Corrélation essentielle des rapports spatio-temporels":
le chronotope bakhtinien....................................................................................................... 12
1. Les Origines d'un concept: le chronotope
i) "L'Eûe-comrne-événement":les origines philosophiques du concept
i) "Presque (mais pas absolument) comme une métaphore": les origines scientifiques
du concept
II. Une Etude: "Formes du temps et du chronotope dans le roman"
i) Chronotype ou chronotope?
ii) La Poétique historique
iii) La Structure de l'étude et les chronotopes principaux
iv) Les "Observations Finales"
v) Le Roman d'apprentissage
Chapitre 2
Le Chronotope par rapport aux autres théories bakhtiniennes du
roman...................................................................................................................................... 66
1, Le Discours plurilinguistique et le dialogisme
II. La Présentation du temps dans le genre romanesque
III. Sur le seuil: l'importance de l'espace dans le roman polyphonique de Dostoïevski
IV. Le Carnaval et le chronotope
Chapitre 3
La Portée méthodologique du concept de chronotope.........................................
.........96
1. La Critique du structuraiisme: le problème du contexte socio-historique et de la plénitude
temporelle
II. Ricoeur, lecteur de Bakhtine
III. Espace, temps et récit
IV. Le Chronotope comme principe d'interprétation
Chapitre 4
Les Deux Yeux de l'histoire: chronologie et géographie dans Mémoires
-rien .............................................................................................................................. 121
1. "Les accidents de la géographie et de l'histoire": Ie chronotope du progrès
II. "Ma chronologie à moi": le chronotope de la biographie
i) "Un relais sur la route du temps": les mémoires romains
ü) "L'Ithaque intérieur": la rhétorique intime
iii) "Ma secrète résidence": la consolation stoïque
m:"Ce monde héroïque": le chronotope du roman-idylle
IV. "La ville éternelle": le chronotope de Rome
Chapitre 5
"Qu'y a-t-il a craindre d'un monde si régulier?": chronotope et carnaval
dans Naus& ................................................................................................................... 182
i) La Thématique du temps
ii) La Structure du j o u d intime
iii) La Question du genre
iv) Chronotope et carnaval: la parodie générique
1. "Bien bourgeoisement dans le monde": le chronotope de la ville provinciale
II. "Les voyages sont la meilleure école": le chronotope des aventures
III. "Un travail de pure imagination": le chronotope de la biographie
i) Roquentin
ii) Rollebon
IV. "Des moments parfaits1': le chronotope de i'idylle amoureuse
V. "Le temps s'&ait arrêté": le chronotope du seuil
VI. "Aujourd'hui c'est Mardi gras": éléments carnavalesques dans
i) Mardi gras
ii) Le Dédoublement parodique
iii) Les Fonctions du corpde corps grotesque
iv) La Nature envahissante
v) Mésalliances, profanation et visions grotesques
Chapitre 6
"Ici l'espace détruit le temps et le temps sabote l'espacen: vers une lecture
chronotopique de ............................................................................................. 254
1. "Elle a compris, puisqu'elIe connaît l'histoirz": le chronotope colonial
II. Faut-il "uncommencement à tout"?: le chronotope du labyrinthe
III. "Avec autaut de discrétion": le chronotope intermédiaire
Liste des écrits principaux de Bakhtine: éditions françaises et renseignements sur les
éditions russes.
De plus amples renseignements sur les éditions françaises se trouvent dans Ia bibliographie.
Aprés chaque titre se trouve une liste des études contenues là-dedans.
Après les citations que nous tirons de Bakhtine, nous aurons recours à des abréviations créées
seIon les conventions de la MLA. Ainsi, "Formes du temps et du chronotope dans le roman"
devient "Formes du temps," "Récit épique et roman" devient "Récit épique," et ainsi de suite.
A moins d'indication contraire, les mots soulignés dans les citations que nous reproduisons le
sont aussi dans l'original.
"Le Roman d'apprentissage dans l'histoire du réalisme": "Roman vospitanija i ego znachenie
v istorii realizma" [Le Roman d'apprentissage et sa signification dans l'histoire du
réalisme], écrit en 1936-38.
''Les Genres du discours": "Problema rechevykh zhanrov" [Le problème des genres
discursifs], écrit en 1952-53-
"Les Etudes Littéraires aujourd'hui": "Otvet na vopros redakcii Novogo Mir" [Réponse a [a
question du comité de rédaction de Now Mir], publié en 1970 dans H o w Mit.
"Les Carnets 1970-71": "Iz zapisej 1970-197 1 godov" [Extraits des notes des années 1970-
19711.
vii
2. Fsthdtique et théorie du roman (1978). Traduction de Voorosv literaturv i estetiki.
Moscou: Editions Khoudojesîvennaia Literatoura, 1975.
"Du discours romanesque": "Slovo v romané" [Le Discours dans le roman 1, écrit en 1934-
35.
viii
Introduction
"Spatial Fonn in Modem Literature" de Joseph Frank qui insiste sur la nature essentiellement
"spatiale" de la littérature moderne (on réussit a y trouver du sens en la considérant comme une
Ricoeur sur la temporalité narrative dans laquelle il se méfie du principe dialogique qui lui
semble promouvoir une vision "spatiale" de la narration aux dépens du temps, la critique
temps dans la narration: 1) l'espace et le temps sont aux antipodes l'un de l'autre en ce qui
concerne l'expression esthétique; et 2) on peut tracer le développement d'un genre artistique (par
exemple, le roman) en étudiant son oscillation entre ces deux extrêmes. Le chronotope de
temps par rapport à la perception esthétique. Bakhtine insiste sur le fait que l'espace et le temps
sont inséparables et que le déveIoppement générique se m d e s t e non pas dans une alternance
entre les deux mais plutôt dans l'évolution de modèIes ou de normes chronotopiques.
2
Chez Lessing et Frank, 'l'espace' et 'le temps' sont des termes qui se réferent uniquement
niveau extra-textuel. Chez Ricoeur, la notion de 'temps' s'avère être extrêmement complexe,
part des lecteurs; c'est une construction tripartite du temps que Ricoeur subsume sous la notion
esthétique de la part des lecteurs. De cene façon, le chronotope ressemble à la mple mimèsis de
Ricoeur: iI ne se limite pas au monde textuet, mais cherche a expliciter l'interaction entre le
monde représenté (le texte) et le monde représentant (la réalité). Dans "Formes du temps et du
pourrait faire le même reproche à Frank) car elle ne réussit à rendre compte ni de l'assimilation
du temps historique par l'objet esthétique ni du statut que tient l'objet dans le temps (comment
l'objet est perçu par différentes cultures). Comme Ricoeur, Bakhtine insiste sur l'assimilation
des procédés narratifs pour saisir le temps tels la chronologie et la datation, le chercheur russe
au chronotope, Bakhtine introduit ce concept comme un nouvel outil dans l'analyse httéraire,
outil qu'ii définit comme une "catégorie littéraire de la forme et du contenu" et qu'il emploie
surtout pour tracer une typologie historique du genre romanesque (%Formesdu temps" 235).
Mais, comme nous le verrons, le chronotope s'avère être un concept extrêmement complexe et
3
l'herméneutique.
Trop souvent, le chronotope est considéré comme une aberration intéressante dans la
pensée bakhtinienne, dors que l'introduction du terme de chronotope dam le lexique bakhtinien
se base sur une profonde réflexion sur les rapports entre l'espace et le temps dans divers
comprendre l'emprunt que fait Bakhtuie a la science pour ses propres riflexions sur la littérature?
Dans quel sens le chronotope peut-il fonctionner, sdon Bakhtine, "presque (mais pas
absolument) comme une métaphore?" Quel est le rapport du chronotope aux autres théories
bakhtiniennes du roman? Qu'est-ce qu'une 'Iecture chronotopique' d'un texte pourrait nous
révéler? Cette dernière question est du plus grand intérêt, car Bakhtine lui-même a fait très peu
d'analyses chronotopiques soutenues. En fait, la plupart des oeuvres citées dans "Formes du
tempsy'ne sont mentionnées qu'en passant, tandis que seulement trois ouvrages méritent des
Rabdais ne cortespond pas nécessairement à ce qu'on aurait imaginé être une "lecture
chronotopique" d'un texte, car "l'espace" et "le temps" y sont rarement mentionnés.
Pour répondre aux questions posées cidessus, nous proposons un travail en deux parties.
Dans la première partie de notre thèse, nous nous lancerons dans une étude approfondie du
chronotope, le but étant de reconstituer et de re-contextualiser le concept en examinant sa genèse
et son rapport aux autres concepts bakhtiniem tels le dialogisme et le carnavd. A notre sens,
nous pouvons apprécier f'origdité et i'utilitt5 du chronotope seulement en étudiant ses origines
4
et son statut conceptuel dans la pensée bakhtinieme. De cette façon, nous examinerons sa
genèse dans les écrits philosophiques de Bakhtine et dans la physique expérimentale du début du
deuxième partie de la thèse, nous ferons des analyses chronotopiques de trois romans français de
* -
la première moitié du siècle: m o ~ r -e'ics La Nausée, et La Jalousia. Chacune des
Les tout premiers écrits de Bakhtine, sous forme d'un commentaire critique de l'éthique
kantienne, témoignent d'un intérêt marqué pour le rapport entre l'espace et le temps--intérêt qui
persiste quand cette réflexion aborde une théorie générale de l'esthétique et, plus
Ie temps) dans les domaines de la physique et de la biologie. Dans notre premier chapitre, nous
concept. Nous proposerons aussi une étude détaillée de l'essai "Forme du temps et du
résumé des principaux chronotopes définis par Bakhtine afin de familiariser le lecteur avec Tes
Dans notre deuxième chapitre, nous examinerons la place du chronotope dans ie travail
de Bakhtine sur la critique littéraire. Nous traiterons du rapport entre le chronotope et d'autres
dialogisme bakhtinien. Nous étudierons comment Bakhtine aborde le temps dans le roman, le
rapport entre l'étude sur le chronotope et le livre sur Dostoïevski, et le lien entre le chronotope de
Rabelais et le carnaval-autre concept clef dans les écrits bakhtiniens au sujet du roman.
Notre troisième chapitre sera consacré à une discussion théorique sur [a portée
méthodologique du chronotope. Nous soutenons que le concept de chronotope, ainsi que tout le
Puisque le roman est le genre qui réussit le mieux à saisir le discours humain dans toute sa
spécificité historique, il nous faut des méthodologies qui puissent rendre compte de la complexité
spatio-temporelle de ce genre. Dans quel sens Bakhtine propose-t-il une nouvelle théorie de la
temporalité narrative, et quel est le rôle relatif accordé à l'espace dans le concept de chronotope?
Nous essayerons de répondre à ces questions en comparant l'étude du chronotope aux écrits de
Paul Ricoeur sur la temporalité narrative.' Ricoeur et Bakhtine insistent tous deux sur
L'assimilation du temps historique par le roman mais proposent différentes solutions quant à sa
une discussion du chronotope en tant que principe d'interprétation, notre enquête sur le
chronotope nous ayant conduit du domaine de la philosophie, à travers celui de la science, vers
roman: il identifie tel ou tel chronotope particulier qui correspond à une époque et à un sous-
genre romanesque particulier. Par exemple, "le chronotope de l'aventure" caractérise le roman
grec tandis que celui du "salon" caractérise le roman Fançais du XIX' siècle. Dans chaque
oeuvre qu'il considère, Bakhtine fait donc ressortir un seul chronotope. Il suggère pourtant que
plusieurs chronotopes peuvent coexister dans une relation dialogique au sein d'un seul et mème
roman. Dans les trois chapitres d'analyses textuelles, nous essayerons de cerner ce dialogue de
chronotopes*
Le choix des trois textes a étudier était a la fois motivé et arbitraire. Chacun des textes
chaque roman soulève clairement 1a question qui préoccupait Bakhtine, celle de Ia présentation
de "l'image de l'homme en littérature" ("Formes du temps" 238). Qui plus est, chaque roman a
provoqué des commentaires critiques au sujet de son statut générique. Ensuite, la probIématique
7
de l'espace etlou du temps figure dans chacun, que ce soit au niveau thématique (la nature du
passage du temps, lTimporbncedu lieu) ou au niveau des déictiques (I'inconsistance des indices
spatiaux et temporels). Finalement, les trois romans évoquent chacun un problème particulier
d'un texte oh Ies indices spatio-temporels ne s'accordent pas. Cela dit, si le choix d'étudier un
roman 'historique,' un roman 'parodique' et un 'Nouveau Roman' a été fait en fonction de ces
questions théoriques, le choix des textes particuliers reste très personnel. Nous avons voulu
considérer des romans qui ont provoqué des réactions critiques en ce qui concerne leur
présentation de l'espace et/ou du temps. Ce n'était pas que nous ayons tout de suite vu des
chronotopes facilement identifiables dans les textes en question. Au contraire, parfois le résultat
de notre analyse nous a surpris, surtout dans ie cas de La Jalousie car, si nous avons anticipé le
premier chronotope que nous étudions dans ce texte (le chronotope colonial), nous ne nous
attendions pas a trouver les deux autres que nous y dkeions. Ce qui nous importait le plus,
c'était le statut générique des textes: M&~Q& repose sur un mtilange unique d'histoire et de
fiction; bien que les aitiques notent certains aspects parodiques de b t ce texte est avant
tout considéré comme un roman pidosophique, et non parodique; Ja Jalousie nous paraît le
meilIeur exemple du Nouveau Roman. Ainsi, nous avons surtout choisi des textes que nous
souhaitions commenter et aaaiyser en détaii-des textes qui nous intriguaient; des textes d'une
grande subtilité que nous avons pris pIaisir a lire et à relire, chaque fois en remarquant des
de ce texte, nous souhaitons faire ressortir comment plusieurs chronotopes peuvent s'entrelacer
au sein d'un seul texte, et démontrer que cette superposition de chronotopes correspond à un
processus
- ' ic
. ,. qui pourrait incorporer diverso interprétations du roman.
Une analyse de La Nausée occasionnera une discussion de la déformation des chronotopes. Que
se passe-t-il quand les indices textuels semblent se conformer aux modèles chronotopiques et
génériques bien connus (par exemple, le chronotope de l'aventure) mais finissent par Les
ce texte. Lors de notre dernière analyse textuelle, nous souhaitons dkterminer [es limites de
le Nouveau Roman? Qu'est-ce qui se passe quand la déformation des indices spatio-temporels
devient la norme, surtout quand on ne peut établir ni une chronologie ni un cadre scénique fixes?
fondement même du concept, à savoir, "la corrélation essentielle des rapports spatio-temporels?"
Dans notre conclusion, nous situons notre discussion à un niveau méta-critique, commentant
L'approchechronotopiquequi s'est développée qu fi1de nos analyses textuelles et démontrant
comment eiie W e r e de la façon dont Bakhtine lui-même empIoie le concept. Dans cette thèse,
nous visons avant tout l'intégration de la théorie Iittéraire à la pratique de L'analyse littéraire. Ce
le statut des textes bakhtiniens et les éditions consultées pour les fins de nos recherches. S'il est
vrai qu'une certaine confiision existe en ce qui concerne la provenance de quelques textes dits
formelle dans les études littémir&, les textes principaux concernant le chronotope et la
représentation littéraire de l'espace ou du temps, textes auxquels nous nous référerons tout au
long de cette thèse, sont incontestés; à savoir, "Formes du temps et du chronotope dans le
roman," "Récit épique et roman," "Le Roman d'apprentissage dans l'histoire du réalisme,"
..
Problèmes de la Doetiaue de Dostoïevski, et L'Oeuvre de Francois Rabelais et la culture
laire au Moven ilge et sous la .- Nous renvoyons tout lecteur désirant poursuivre
la question des textes dont I'identite de l'auteur est disputée à Clark et Holquist ("The Disputed
. .
Texts," -146-70), à Gary Sad Morson et Cary1 Emerson ("The Disputed Texts,"
, . B&
ikhail th: Creation of a Prosaics 10 1- 119), et à Nina Perlina ("Bakhtin-Medvedev-
Le statut de l'essai sur le chronotope en tant qu'étude unifiée pose un autre problème. Le
corps de cet essai date des années 1937-38, sa conclusion apparemment de 1973. Dans un livre
récent, Anthony Wall a soutenu qu'étant donné la nature fiagrnutaire de cette étude, "il ne s'agit
probablement pas d'un seul essai dans les manuscrits de Bakhtiae, mais plutôt d'un ensemble de
notes détaillées que les éditeurs russes de Bakhtine ont transformées en essai" 13,
note 4). Qui plus est, l'autre étude traitant le chronotope en détail (ce concept n'est mentionné
qu'en passant dans le livre sur Rabelais et dans les "Carnets"), "Le Roman d'apprentissage dans
l'histoire du réalisme," n'est qu'un fiagrnent d'un plus grand travail sur Goethe,
études du chronotope par des chercheurs aux archives bakhtinie~es,nous hésitons à nous
prononcer au sujet de I'intégrité de "Formes du temps"; nous précisons que le volume contenant
l'essai sur le chronotope est déjà sorti, mais n'a pas encore été traduit du russe. Puisque notre
travail porte à la fois sur Bakhtiae et sur trois textes particuliers de la littérature fiançaise du XX'
siècle, puisqu'il entame aussi une comparaison de I'oeuvre de Bakthine avec celle de Paul
Ricoeur, et adopte une approche textuelle qui dépasse les limites de l'analyse chronotopique telle
que pratiquée par Bakhtine lui-même, il nous semble que notre étude ne dépend nullement de la
de diverses parties de ces études ne pourraient qu'ajouter de nouvelles dimensions à notre travail
sur I'évolution du concept de chronotope dans la pensée de Bakhtine mais, à notre sens, ils
de Bakhtine sont sujettes à caution. JI aflirme: "Les traductions existent; mais je ne suis par sûr
qu'il faille vraiment s'en réjouir," ajoutant que quelques concepts essentiels tels le "~iscour~"
et
nous avons consulté et comparé les traductions françaises et anglaises des oeuvres de Bakhtine,
vérifiant de temps a autre des passages particulièrement épineux dans i'étude sur le chronotope et
indiquant dans des notes des variantes de traduction. Heureusement, bien que soit un
néologisme, ta question de la traduction n'entre pas dans l'étude de ce concept car les racines
grecques de ce mot sont évidentes aussi bien en russe qu'en français ou en anglais: khronos
Une étude qui pose beaucoup de problèmes en ce qui concerne la traduction est "De la
préhistoire du discours romanesque." La traductrice fiançaise emploie deux termes différents, Te
"pilurilinguisrne" et le '"polyiin~sme"la où Emerson et Hoiquist, les traducteurs anglais, ne
profërent qu'un seul, "polyglossia," terme qu'ils donnent, d'après le glossaire à la fin du
comme la traduction de 'bnogojazycie" (431). La version française insiste sur la
difference entre la pluralité des langues considérée comme un principe structurant dans la
narration (piulinguisme), un phénomène littéraire, et la coexistence de pIusieurs Iangues au sein
d'une seule culture (polylinguisme), phénomène culturel.
Chapitre 1: "La corrélation essentielle des rapports spatio-temporelsn: le chronotope
bakhtinien
le concept de chronotope dans son étude "Formes du temps et du chronotope dans le roman," et
s'en sert dans une autre étude "Le Roman d'apprentissage dans l'histoire du réalisme.'' Le mot
réapparaît dans les Carnets, à côté de "chronotopicité" ("Carnets" 353)' ainsi que dans le livre sur
Rabelais, cette fois sous forme adjectivale: "chronotopique" 408,409) et dans des
Précisons que ltCtude du chronotope ne représente qu'un moment dans la pensée bakhtinieme
concernant l'espace et le temps. Dans les tout premiers écrits de Bakhtiie, on voit déjà une
préoccupation avec l'idée kantienne d'un espace et d'un temps transcendantaux. Plus tard dans
sa carrière, Bakhtine allait traiter le rôle de la temporalité dans le statut générique de l'épopée et
Rabelais. A part le terme "chronotope," il a inventé les expressions suivantes pour étudier
"l'exotopie." Son concept de chronotope est à situer dans un contexte précis: celui des années
1920, époque très riche en ce qui concerne la diversité des points de vue philosophiques et
intérêt pour le rapport entre l'espace et le temps-rapport qu'il a exploré sous plusieurs optiques:
l'oeuvre de Bakhtine, théorie qui aboutira au chnotope. Dans la première partie de ce chapitre,
introduit le concept de chronotope dans "Formes du temps," il fait expiicitement référence à Kant
biologie). ii qualifie cet emprunt, disant que, dans le domaine des études Littéraires, le
chronotope fonctionnera "presque (mais pas absolument) comme une métaphore" ("Forme du
de Bakhtine. Nous ferons aussi un résumé des chronotopes principaux identifiés par Bakhtine
afin de faciiiter notre emploi de ces catégories chronotopiques lors de nos analyses textuelles.
i) cLL'Etre-comme-événement":
les origines philosophiques du concept
il en existe trois périodes différentes: les années 1920; les années 1930-40; et les années 1970,
période de la rédaction des "Carnets" et de "Les Etudes littéraires aujourd'hui" Wikhail Bakhtin
14
278-9)' Pendant Ies années 1920, les écrits de Bakhtine sont nettement philosophiques.
Ailleurs, Clark et Holquist esquissent toute une série de Liens entre les écrits de Bakhtine et ceux
d'un groupe d'intellectuels russes (parmi lesquels se trouvait Bakhtine) qui s'intéressaient a la
de l'espace et du temps. En premier lieu, il constate que l'espace est Ie fond de la représentation
des perceptions extérieures, tandis que le temps est Le fond de la représentation des perceptions
intérieures. Autrement dit, ni l'espace ni le temps n'ont une existence réelle en soi, mais sont
plutôt fourniç, apar l'être humain en tant que catégories de la perception. En second lieu,
sous l'égide de la physique newtonienne (qui considère I'espace et te temps comme des systèmes
de référence absoIus), Kant soutient que, puisqu'ils sont liés a deux types de perception
différentes, l'espace et le temps sont ainsi indépendants i'un de l'autre.3 Pour Holquist et Clark,
pensée manipule ces catégories fondamentales de la perception; autrement dit, ils voient la
stratdgie de Bakhtine comme une tentativeOI' redirect the search for lirniting conditions of
thought fiom a metaphysicdy conceived mind to the task of understanding the way the mind
appropriates the world into language'' (Ynfiuence" 305-6). Comme le notent Clark et Holquist,
Pendant les années 1950, la question des "genres du discours" préoccupait Bakhtine, tandis que
les années 1960 &,taientconsacnies a la publication et à l a ré-édition des livres sur Rabelais et
Dostoïevski.
"The Influence of Kant in the Eady Works of M.M. Bakhtin." Vou aussi le chapitre 'Weo-
Kantianism and Bakhtin's phenomenology" de MichaeI F. Bernard-DonaIs, 18-46.
cet intérêt chez Bakhtine pour le rapport entre l'espace et le temps remonte à ses premiers écrits,
en particulier à Toward a Philosoph~of the Act, essai dans lequel il s'agit de la philosophie de la
vie en tant que philosophie morale.4 Dans Toward a P w h v of the Act, Bakhtine aborde le
vie humaine: chaque acte se passe dans un cadre bien spécifique. On ne peut pas simplement
théoriser la vie et proposer une théorie éthique qui s'applique partout et toujours car l'espace et le
temps ne sont pas des catégories abstraites et transcendantales mais, au contraire, bien
spécifiques à l'individu qui agit dans l'ici-maintenant. C'est cette spécificité spatio-temporelle
qui détermine la spécificité de l'acte éthique et sa vaieur morale (IO). De l'acte éthique,
Bakhtine passe à l'acte esthétique, notant qu'il ne peut non plus fonctionner selon des critères
universels. Comme dans le cas de L'acte éthique, notre position particulière dans l'espace et dans
le temps devient un centre de vaIeurs pour notre perception esthétique (14- 17) . Nous
retrouvons cette même idée dans "Formes du temps" où Baldithe décrit non seulement des
catégories chronotopiques mais aussi des 'taieurs chronotopiques": "En art et en littérature
toutes les définitions spatio-temporelles sont inséparabIes les unes des autres, et comportent
Ce manuscrit a été publié en 1986 par S.G. Bocharov sous le titre B filosofii postuuka, et
traduit et publié en anglais par Vadim Liapunov sous le titre a Philosobhv of the &
(Austin.. Texas UP, 1993)- Clark et Holquist font référence à Ta citation suivante: "A pbilosophy
of Me can only be a moral philosophy" (56). En L'absence d'une traduction h ç a i s e , nous nous
servons de cette traduction anglaise. Les notes détaillées de Liapunov devraient éclairer tout
lecteur désirant des précisions à propos des néologismes bakhtiniens dans cet essai.
toujours une valeur émotionnelie" C'Formes du temps" 384). Soulignons ici le lien étroit entre
Ie verrons, la théorie de la relativité ainsi que cette réflexionde la part de Bakhtine au sujet de la
perception esthétique nous ramènent toutes les deux vers cette idée d'un jugement de valeur
déterminé par le cadre spatio-temporel particulier à partir duquel nous évaluons les objets
esthétiques aussi bien que les événements dans la nature. De plus, dans la science comme dans
the compellently actuai "face" of the event is determined for me myself fiom my
own unique place. But if ibis is so, then it follows that there as many different
worlds of the event as there are individual centers of answerability, ix., unique
participative (unindifferent) seives (and the number is vast). if the "face" of the
event is determined fiom the unique place of a participative self, then there are as
many different 'Yaces" as there are different unique places. (Toward 45, note
omise)
ainsi que de la base de l'herméneutique bakhtinienne.' Par exemple, dans cet essai
l'identification avec l'objet et le retour à soi qui facilite la compréhension (14-15)-ce qui
* Voir Bernard-Donals, "Reception and Henneneutics: the search for ideology", Between 47-87,
et Michael Gardiner, "Bakhtin's Critical Hermeneutics," Dialomçs 99-141, pour des discussions
de la place de Bakhtine dans la tradition herméneutique, ainsi qu'une comparaison entre les
théories de Bakhtine et celies de Ham Georg Gadamer, Wolfgang Iser, et Ham Robert Jauss,
entre autres.
préfigure le rapport entre l'auteur et l'objet de sa création artistique élaboré dans "L'Auteur et le
héros." Ce qui nous intéresse Le plus, c'est évidemment cette insistance sur la spatio-temporalité
de Ia perception esthétique. Bakhtine souligne la pluralité de ces perspectives, ce qui fait penser
au concept de chronotope. Dans Toward a Philosolrhy of the A& Bakhtine fait l'analyse d'un
dans laquelle il étudie les déictiques spatio-temporels afin de montrer de quelle façon la
absente) détermine notre compréhension du texte (Toward 65-73). Comme le notent Morson et
Emerson, Bakhtine prépare ici le concept de chronotope et une stratégie de lecture qu'il élaborera
par rapport au genre romanesque dans "Formes du temps" (Rethinking 23). Pour sa part,
Qui plus est, Bakhtine insiste déjà su l'interdépendance de l'espace et du temps, et quand il les
mite séparément, c'est l'espace qui prime-par exemple, quand Bakhtine déciare, "in relation to
everything, whatever it might be, and in whatever circumstances it might be given to me, 1m u t
act fiom my own unique place, even if1 do so only inwardly." (Toward 41-42, cité dans
l'a~tre.~
Une partie de cet essai est consacrée au "Tout spatial du héros": son apparence, son
'horizon' (physique, visuel), sa perception de lui-même, ses gestes; une autre partie aborde "Le
Dans un sens, cet essai est une exploration du phénomène de l'altérité et de la différenciation
événement:
Comme c'était le cas pour les fiontières spatiales, les frontières temporelles de ma vie
n'ont pas pour moi-même la signification formelle, organisatrice du sens qu'elles ont
pour la vie de l'autre. ("Auteur" 118-9)
Ces frontières entre l'espace et le temps délimitent et structurent notre perception et notre
interprétation de l'autre aussi bien que celle de l'objet esthétique en tant qu'autre; elles
stnrcturent aussi la création artistique (105). On pourrait exprimer la relation mouautre à travers
selon HoIquist, une corrélation entre la dichotomie moilautre proposée dans "Auteur" et celle de
In 'Author and hero in aesthetic activity,' the figurelground (sewother) distinction was
charted precisely in spatial and temporal terms as 'the spatial form of the hero' and 'the
temporal form of the hero.' In Bakhtin's later work on the novel, the simultaneity and
difference of timelspace works itself out in the storylplot ratio (chronotope) he deploys as
a category of narrative. 114)
La traduction française de cet essai n'inclut pas L'analyse du poème qui apparaît comme une
section supplémentaire dans la traduction anglaise (w 208-23 1).
Dans l'introduction à "Formes du temps," Bakhtine définit le chronotope comme une
"catégorie de la forme et du contenu" qui établit "l'image de l'homme en littérature, image
Bakhtine reconnaît donc l'espace et le temps comme fond de la perception, bien qu'il ne fasse
pas de distinction entre la perception intérieure et la perception extérieure. Cela dit, Bakhtine
différence clef entre Kant et Bakhtine réside dans I'affmation de Bakhtine selon laquelle
i'espace et le temps varient en qualité, et que diverses activités sociales et leur représentation
exigent différentes formes de l'espace et du temps (Creation 367)' ce qui rappelle les différentes
temporelles diErentes, tout en leur attribuant une existence réelle (en tant que coordonnées
mathématiques, ainsi que dans l'idée d'un continuum spatio-temporel). Cette même insistance
roman" est une étude du roman et de l'épopée en tant que genres. Bakhtine prétend que la
différence réside (parmi d'autres divergences) dans leur traitement respectif du temps:
Dans son ensemble, le monde de Ia grande littérature de l'époque classique est projeté
dans le passé, dans le plan lointain de Ia mémoire, mais ce n'est pas un passe réel et
relatif, relié au présent par de constantes transitions temporelles, mais dans le passé des
valeurs, des commencements et des sommets. Ce passé-là est distancié, achevé, fermé tel
un cercle. [...] L'époque contemporaine, en tant que telle, avec son aspect d'actualité
vivante, ne pouvait...servir d'objet de représentation pour les genres élevés. ("Récit
épique'' 455)
Ici, comme dans "Formes du temps," Bakhtine élabore une définition du genre romanesque
Les années 1930-40 marquaient une période d'instabilité politique ponctuée par de
déménagements fréquents dans la vie de Bakhtine. Clark et Holquist décrivent les diverses
étapes de ces déplacements: son arrestation en 1929 suivie des années d'exil au Kazakhstan
(1930-34) où il décide de rester jusqu'en 1936; son séjour dans la ville de Saransk (1936-37) où
enseignera l'allemand pendant la guerre. Une fois la guene h i e , Bakhtine rentre à Saransk pour
aunées constituaient une période de productivité féconde marquée par la rédaction de deux livres:
J.'Oeuvre de Fcênçois Rakiais et la cul- poDulaire au Moyen &e et sous la Re-
(rédigée vers 1940)' et un livre sur te B i l d w r o m (1936-38): De cette période datent aussi
plusieurs essais sur Ie roman, dont "Du discours romanesque" (1934-35)' "De la Préhistoire du
La troisième période de réflexion comprend les derniers écrits de Bakhtine, rédigés dans
les années 1970. De cette période date l'article "Les Etudes littéraires aujourd'hui," dans lequel
prêtent les textes inscrits dans la "grande temporalité"-le rapport entre passé et présent, le va-et-
vient dans le temps qui produit la multiplicité des sens contenus dans un texte ("Etudes" 344).
Bakhtine prétend que la capacité de comprendre une oeuvre dépend de l'exotopie du lecteur,
autrement dit de la distanciation "dans le temps, dans l'espace, dans la culture" (348). Ces
mêmes idées sont reprises dans les Carnets datant de cette époque (1970-71).
la pensée bakhtinienne un échange fructueux entre la spéculation théorique au sujet des théories
' Bakhtine voit cette thèse de doctorat refusée par l'institut Gorky de Littérature Mondiale
. . en
1947; en 1952 l'Institut lui accord un diplôme de 'candidat' (Clark et HoIquist,
322-325). Ce travail sur Rabetais est publié pour la première fois en 1965.
* Jusqu'à ces derniers temps, on croyait ce dernier livre perdu, les épreuves ayant été détruites
dans le bombardement de Moscou et Bakhtine ayant apparemment utilisé les pages du manuscrit,
à l'exception de quelques 70 pages au sujet de Goethe, comme papiers à cigarettes pendant la
guerre. Ce hgment sur Goethe, "Le Roman d'apprentissage dans l'histoire du réalisme," a été
publié pour la première fois en 1979. De nouvelles recherches faites par Brian Poole, un
Canadien travaillant dans les archives bakhtiniennes, suggèrent qu'il serait pourtant possibIe de
reconstituer ce livre perdu, à partir de quelques 700 pages de notes sur le projet (Poole
"Bakhtin's Early"; Emerson, First56 et note 40). Nous attendons avec impatience Ia
publication de ces notes, w le fiagrnent contient plusieus références au chronotope.
22
ses idées. C'est un processus qui se répète dans chacun de ses livres et dans plusieurs études.
des concepts formels de l'analyse littéraire, bien que, surtout dans le cas du chronotope, ils
puissent prêter à de telles analyses. Ce sont des concepts qui alimentent aussi bien des
l'espace et Ie temps commencent Lors d'une discussion phiIosophique, passent par l'analyse
littéraire, et aboutissent à dans une herméneutique de la lecture. Nous verrons plus tard que Ie
concept de chronotope n'inclut pas uniquement une série de 'matifs' ou de 'tropes' spatio-
temporels, mais soulève toutes sortes de questions au sujet de la réception de l'oeuvre littéraire.
ii) "Presque (mais pas absolument) comme une métaphore": les origines scientifiques du
concept
Ayant traité les origines philosophiques du concept de chronotope, et ayant déjà fait
ressortir quelques points communs entre l'approche néo-kantienne de Bakhtine et des principes
de la théorie de la relativité, nous souhaitons à présent étudier en plus de détail les origines
scientifiques du concept. ii ne sufEt pas de dire que Bakhtine a empmtk Ie terme "chronotope"
i la science. A vrai dire, la nature du lien historique entre la science et le chronotope n'est pas du
tout évidente, et cet 'empnmt' mérite d'être commenté car Bakhiiue Iui-même le met en
question:
Ce terme est propre aux mathématiques; il a été introduit et adapté sur la base de
la théorie de la relativité d'Einstein. Mais le sens picial qu'il y a reçu nous
importe peu Nous comptons l'introduire dans l'histoire littéraire presque (mais
pas absolument) comme une métaphore. ("Formes du temps" 237)'
Cette qualification pose évidemment un problème dans l'étude des origines et de l'emploi du
terme: comment le chronotope fonctionne-t-il presque, mais pas absoIument, comme une
chronotope et saisir sa signification pour les études littéraires, notamment pour la pratique de
l'analyse textuelle. Notons aussi que l'étude du chronotope n'est pas le seul endroit où Bakhtine
Ici, comme dans "Formes du temps," Bakhtine s'applique à préciser la nature de son
rapport entre cette théorie scienaque et la fornidation des théories romanesques chez Bakhtine.
Notons que Todorov traduit les deux demières phrases de ce même passage de Ia façon
suivante: "Le sens spécifique qu'il y a reçu nous importe peu; nous l'introduirons ici -en études
littéraires-un peu comme une métaphore (un peu, mais pas tout à fait)" (Principe 27).
'O L'article "On Reading Einstein" commence avec la déclaration, "1 hope it is no Ionger
fashionable to talk about Einstein" (Mauron 75). Nous n'avons pas pu consdter la version
. .
hnçaise de cet article, traduit par T.S.Eliot dans n e Cnt-.
24
théorie de la relativité, tout en précisant que ce n'est nuliement sa validité ni son importance en
tant que théorie scientifique qui nous intéressent. Nous nous permettrons de paraphraser Mauron
afin d'expliquer L'intérêt qu'une considération des théories scientifiques apporte à un projet
concernant l'analyse littéraire: nous vodons faire ressortir les modifications que ces théories ont
apporté a la pensée dans divers domaines, en particulier dans le domaine des études littéraires" et
temps absolu dominaient la physique. L'espace à trois dimensions et le temps à une dimension
étaient considérés comme des systèmes de référence fixes, uniformes et indépendants l'un de
l'autre. En 1905, Albert Einstein a publié un article qui proposait une nouvelle conception de
l'espace et du temps selon une nouvelle théorie: la théorie de la relativité restreinte. Cette théorie
relativité de l'espace et du temps, ainsi que leur interdépendance dans un Espace-Temps quadri-
dimensi~nnel.'~
Dans ses écrits, Einstein indique clairement que la théorie de la relativité restreinte n'est
pas la première à souligner la nature quadri-dimensionnelle de l'univers. A la différence de la
" "What I wish to remark are the modifications of our theories of knowledge, and consequentty
of al[ our philosophy which these theories, provisiondy taken to be m e , must bring" (Mauron
75).
" Voir
* -
Theone * - *
de Ia relativite restreinte -eralrsee
r r - a. la portée de tout le rnond!: pour
. mrse
une introduction vulgarisée au concept, Pour d'autres renseignements, voir J. J. C. Smart qui a
réuni dans une volume une trentaine des plus importants articles et extraits, d'Aristote à Einstein,
au sujet de l'espace et du temps dans Ia science et la phfiosophie.
physique classique, qui postule un espace à trois dimensions auque1 s'ajoute la quatrième
dimension imaginaire du temps, la théorie de la relativité nie cette division, insistant non
seulement sur la dépendance fornelie entre I'espace et le temps, mais sur le fait que "la
coordonnée de temps imaginaire. . .joue exactement le même rôle que les coordonnées
de la même façon que les coordonnées d'espace ...dans les lois de la nature" (Einstein, La Tfiéorie
té 107).
comparable, pour deux raisons, a celui proposé par la théorie de relativité.13 Premièrement, il y a
l'association de l'espace et du temps qui, d'après le passage cité tout au début de cette
façon qu'Einstein souligne l'importance des coordonnées spatio-temporeiles dans le cadre des
l3 Voir la thèse de Stacy Burton pour un résumé des diverses approches a l'étude de I'espace et
du temps romanesque. Nous ne citerons ici que les quatre grands 'courants' identifiés par Burton
et quelques critiques représentatifs: les approches 1) phénoménologiques, basées sur les théories
de Bergson et de Freud (Shiv Kumar, A.A. Mendilow, Envin Steinberg); 2) du point de vue
@orrit Cohn, Franz Stanzel); 3) narratologiques (Gérard Genette, Seymour Chatman); et 4)
spatiales, niant le développement chronologique du récit pour exiger une saisie globale du roman
comme totalité simultanée (Joseph Frank, Jeftky Smitten et AM Daghistany) (61).
26
Einstein travaillait dans une tradition scientifique qui mettait en question la physique
Herrnan Minkowski qui a introduit le concept d'espace-temps lors d'un colloque des physiciens
allemands en 1908, et cela de la façon suivante: "Désorniais l'espace en soi et le temps en soi
sont condamnés à s'évanouir comme des ombres, et seule une sorte d'union des deux gardera une
réalité indépendante" (Minkowski 56).14 Dans un sens, Minkowski avait raison, car L'intégration
répercutées non seulement sur la science mais également sur d'autres domaines. Minkowski a
été le premier à employer le néologisme "espace-temps" (connu aussi sous le nom 'le monde de
terne 'chronotope' n'apparaît pas. Dans le domaine de la physique, les termes DDOCTD~CTRO-
'espace-temps.'
expérimentale pour entrer dans celui de la bioIogie. Dans l'introduction de l'essai sur le
chronotope, Bakhtine inclut la note suivante: "L'auteur de ces lignes a assisté, pendant l'été
l4 'Von Stund an soiien Raum mi: sich und Zeit fiu sich v6llig ni Schatten herabsinken und nur
noch eine Art Union der beiden sol1 Selbstandigkeitbewaiuen" (Minkowski 56) . Nous citons Ia
traduction du Tao de la 172.
rédaction du livre sur Dostoïevski, Bakhtine habitait chez 1e biologiste Ivan Kanaev, celui qui l'a
emmené a la célèbre conférence d'Oukhtomski.18 11y a ainsi une corrélation étroite entre la
chrono-biologie (la science des rythmes et des activités cellulaires) et l'oeuvre de Bakhtine.
Bakhtin's indebtedness to the exact and natural sciences in generaI and to physics and
biology in particular was recognized by certain critics fiom the beginning, but has
received relatively little attention. Thus, Bakhtin's obsessive concem with time/space
relations and his repeated claims that the 1iterm-y text is like a Living organism have been
perceived, when noticed at dl, as randorn metaphors, thus obscuring diaiogism's
historical connections with physics in the first place, and with biology in the second.
("Bakhtin and the Body" 21) l9
explicités dans plusieurs ouvrages critiques. Dans son Iivre DiaIo-, Holquist précise les
chronotope (à partir duquel on peut évaluer les événements en question) qu'exige cette
multiplicité. C'est-à-dire que dans le domaine de la science aussi bien que dans cehi de la
Litterature, on ne peut observer un événement dans toutes les perspectives possibles: il faut en
choisir une comme point de repère (159). Pour HoIquist, ce choix de perspective dans Ia théorie
de Ia relativité implique un jugement de valeur (on choisit une perspective et non une autre) qui
'* Voir HoIquist, 153-4 pour un résumé des idées principales d'0ukhtomsk.i.
une variété de perspectives possibles; 3) Bakhtine soutient qu'il n'existe aucune perspective
spatio-temporelle qui gouverne tout l'univers, et ce faisant, révèle le potentiel caché de la théorie
de la relativité: la nécessite de choisir une perspective parmi d'autres; 4) dans la science, ces
de la science, le chronotope ne fait pas partie d'un événement, mais en est le fond (Creation 367-
9).
chronotope est sans doute celle de D. S. Neff, qui soutient que le chronotope est I'dquivaient
littéraire du monde de Minkowski dont nous avons déjà parlé; c'est-à-dire qu'il est la
s'applique au genre romanesque car il est le seul a pouvoir rendre compte de diverses
du Iecteur. Le roman est, selon Bakhtine et Neff, Ie seul genre à représenter la relativité de
l'univers (go)? Neff prétend que Bakhtine visait la relativisation du discours même, et cite
20ii convient ici de bien distinguer entre la relativité et le relativisme-notion récusée par
Bakhtine dans sa discussion du roman poiyphonique (Dostoïevski 83). A la différence du
relativisme, la relativité exige, répétons-le, un choizr.un jugement de valeur: aucune perspective
ne prédomine, mais toutes les perspectives ne sont pas égales. La relativité impIique une prise
de position éthique et morale absente du reIativisme. (c-f., Emerson, H m 154-55; Morson et
Emerson, Qeation 26 et 7-9).
Bakhtine au sujet de la c'relativisationde la conscience linguistique" ("Du Discours romanesque"
146; Neff 89). A la différence d'autres critiques, Neff poursuit non seulement ces allusions
évidentes à la théorie de la relativité dans l'oeuvre de Bakhtine mais aussi des références subtiles
correspondance de Neils Bohr (théorie qui exige la considération des points de repères-
Bakhtine sur le rapport entre le texte et son contexte, lien qu'il voit surtout dans les Carnets et
dans des études tels "Remarques sur l'épistémologie des sciences humaines" et "Le Problème du
texte."
deux solutions à ce problème épineux. D'une part, Morson et Emerson soutiennent qu'en
qualifiant son emploi du terme Bakhtine suggère que la relation entre le chronotope et la théorie
de la relativité est plus faible que l'identité mais plus forte qu'une simple analogie (Creation
367). D'autre part, Holquist élargit cette question pour y inclure l'idée du dialogisme, soutenant
que l'emprunt du terme est métaphorique dans le sens oir Bakhtine utilise des catégories propres
à la physique pour la description des relations humaines. Tandis que la théorie de la relativité
décrit la relation entre des objets concrets (des corps mobiles), le dialogisme décrit la relation
entre humains, ou entre les humains et leur environnement (Dialoeism 157). Neff arrive à la
même conclusion, disant qu'au coeur du chronotope réside le concept de dialogisme (Neff 92).
formulation des théories scientifiques: selon Bohr, il faut considérer le statut du langage dans le
discours scientifique car on utilise des mots (donc un système de référence trés subjectif) pour
30
décrire le monde et (souvent) pour exprimer des théories scientifiques (Neff 91). Autrement dit,
l'échange entre la science et le langage métaphorique est bilatérai, Nous tenons à traiter
littéraire, car il faudrait expliquer le sens de cet emprunt métaphorique de la part de Bakhtine afin
objetshumains, ni l'analogie avec le concept de la relativité proprement dit qui prime. 11s'agit
plut6t d'expiiquer un processus langagier qui eKiste également dans ie domaine de fa science et
courante de la métaphore comme une "figure de rhétorique" qui "consiste dans un transfert de
sens (terme concret dans un contexte abserait) par substitution anaIogiquen(le Petit Robert, S.V.
L'intéressant, c'est que la métaphore joue un rôle important non seulement dans k "contexte
abstrait" de la théorie Littéraire, mais aussi dans le "contexte concret" de la science. Le langage
scientifique éveille l'intérêt du poéticien par sa spécificité, par ce qui semble être son sens
univoque. A vrai di,ce qu'on prend souvent pour un code simple, dénué de la multiplicité de
sens possibles qui caractérise le Langage Littéraire, repose égaiement sur des métaphores; on
pourrait même constater que toute révolution scientifique est d'abord une révolution
caractérise les domaines de la physique et de la biologie où nous trouvons des termes tels 'trou-
noir,' ou des images organiques (ie corps comme jardin) ou industrielles (le corps comme usine).
N'oublions pas que Bakhtine a eu connaissance du chronotope, qui prend évidemment ses
existe évidemment une formulation mathématique de cette théorie, mais elle est d'abord
exprimée par les termes "le monde de Minkowski," ou "le monde quadri-diiensionnel," ou bien
un langage métaphorique qui est éventuellement exprimé par un code mathématique dans IequeI
Papin, le langage fonctionne dans la science classique selon le modèle 'ou ...ou.' Par exemple, en
ce qui concerne la lumière, ou bien on ddcrit des ondes, ou bien on décrit des particules. La
théorie de la relativité a mis fin à cette catégorisation, y substituant le modèle 'et ...et.' Au lieu de
la théorie de Ia relativité dans i'étude sur le chronotope ne fait pas ainsi ailusion à un code
scientifique stable et univoque qui fonctionne comme une sorte de pierre de touche pour la
critique littéraire, mais à tout un processus langagier gouverné par la m6taphore. De nos jours,
23 Pour une discussion du rôle de Ia métaphore dans la physique moderne, voir Roger S. Jones,
vncs as Me-28-136.
" ''This is not a Universe: Metaphor, Language, and Representation" 1254-55.
32
nous pouvons observer ce même mouvement (métaphore-incorporation dans le langage
prolifération des mots comme 'le chaos' ou 'l'entropie' dans les théories de l'analyse littéraire."
Il pousse encore plus loin cette idée en affirmant que dans Ie domaine de la science, "introduire
une métaphore, c'est peut-être modifier l'univers dont on parle" (139). Evidemrnent, il ne s'agit
Pour sa part, Samuel Levin fait une distinction intéressante entre la métaphore
proprement dite et les nouveiles expressions employées dans la science. Selon Levin, il s'agit de
distinguer entre 'la conceptualisation' et 'le concept.' D'une part, la métaphore 'littéraire' repose
sur une association inattendue. La nouveauté de la métaphore réside dans le fait qu'elIe saisit
une relation possible entre (au moins) deux objets-relation qui existait déjà mais qui n'a pas été
remarquée (par exemple, les hommes laissent tomber des larmes et les arbres laissent tomber des
Voir N. Katherine Hayles (Thaos'' et Jhe Camic Web) pour une discussion du rapport entre
des théories scientifiques et la critique littéraire.
feuilles, alors on peut dire que "les arbres pleurent"); elle propose une nouvelle çonce~tiondu
monde. D'autre part, chaque néologisme ou nouvelie expression employés dans le domaine de Ia
monde (104)~~
Paul Ricoeur est un autre critique qui voit dans la métaphore plus qu'une fonction
de la description (la métaphore foumit de nouvelles expressions pour décrire le monde). Ricoeur
soutient que le véritable pouvoir de la métaphore réside dans sa capacité d'effacer les frontières
entre divers domaines, ce qui fait ressortir des similarités que les catégories toutes faites nous
empêchent de voir. De cette façon, la métaphore a le pouvoir de défaire des catégories et de les
des changements dans notre façon de percevoir le monde, Ricoeur évoque explicitement l'emploi
de la métaphore dans le domaine de la science. La métaphore n'est plus un trope mais plutôt une
nouvelie façon de concevoir le monde; eue détniit non seulement Ies structures Linguistiques
existantes mais aussi les structures existantes de la réaiité; eiie sert non à décrire, mais à redéfinir
26 Voit le chapitre "ScientSc and Poetic Truthn dans -rit WorldS, 86-105.
metaphor we experience the metamorphosis of both langage and reality.
("Creativity in Language" 132-33, nous soulignons)
Bien que Bakhtine n'élabore pas ses raisons pour dire qu'il introduit le chronotope dans
l'analyse littéraire "presque, mais pas absolument, comme une métaphore," nous situerons le
statut quasi métaphorique du concept dans cette distinction entre la définition traditionnelle de la
réorganisation de la réalité. Ailleurs dans ses écrits, Bakhtine est très précis en ce qui concerne
son emploi de la métaphore. Par exemple, dans le livre sur Dosto'ievski, il dit que la diversité du
ajoutant tout de suite après: "étant bien entendu que rapprocher le monde de Dostoïevski du
monde d'Einstein ne constitue qu'une comparaison littéraire, non une analogie scientifique"
@ ! s de l a..w de Dostolevski 22). Un peu plus loin dans ce même livre, il souligne
que la comparaison du roman de Dostoïevski avec la polyphonie "n'a que la valeur d'une
analogie imagée," "une simple métaphore" (29,30). I1 est évident que le concept de chronotope
ne fonctionne pas de la même façon que la polyphonie. Bakhtine semble distinguer entre une
expression qui ne fait qu'appliquer un terme nouveau à une relation déjà existante (comme les
compositions musicales, les oeuvres de Dostoïevski entremêlent plusieurs voix, dors on peut tes
qualiner de "polyphoniques") et ce que fait le chronotope. Qui plus est, Bakhtine ne montre plus
Autrefois, il hésitait à voir plus qu'une simple métaphore dans une telle comparaison. Dans
l'étude du chronotope, il semble être conscient du fait que cette association dépasse les limites de
formation d'un nouveau conceotdans le domaine des études littéraires plutôt que de représenter
'chronotope' dans l'analyse littéraire comme une tentative langagière, comparable a celle décrite
par Ricoeur et a celle qui caractérise la théorie de la relativité, d'effacer la catégorisation absolue:
espace w temps. La nanatologie nous apprend a étudier les déictiques spatiaux et temporels. Le
terminologie de Ricoeur, nous considérons le chronotope comme un outil heuristique qui nous
aide i reconsidérer et a redéfinir Ie monde textuel. Dans nos analyses textuelles, nous essayerons
de démontrer que l'intérêt des analyses chronotopiques ne réside pas dans la simple identification
de divers chronotopes dans un texte. Il s'agit plutôt d'employer le chronotope pour étudier le
domaine des études littéraires: la création du mot 'chronotope' a partir des racines grecques, au
lieu de garder le mot composé dans la langue en question, que ce soit le russe, l'anglais ou le
fmlçais-
36
Dans ce retour au grec, l'élément du temps précède celui de i'espace. Or, chez E i e i n c'est le
changement dans notre façon de considérer l'espace qui prime: '~qacc-temps,' 'le monde de
Minkowski.' Einstein déciare que le variable temporel a autant d'importance que les variables
spatiaux, mais emploie toujours des métaphores spatiales décrivant, par exemple, la aet la
de l'espace-temps.
Le chronotope nous intéresse en tant que concept de l'analyse littéraire surtout à cause de
l'interdépendance qu'il postuie entre l'espace et le temps. Il existe pourtant une certaine
du concept. Or, l'aspect spatial pourrait être compris au niveau métaphorique, comme la
chrono^"-une typoiogie du temps. Nous avons rencontré ce terme pour la première fois
dans un des premiers articles de Clark et Holquist ("Influence" 306), mais jamais ailleurs dans
les écrits de ces deux critiques; nous ne savons donc pas s'il s'agit d'une simple coquiiie, ou si
leur façon de comprendre le concept se serait modifiée." Peu après, nous avons remarqué un
s'inspire directement du concept bakhtinien de chronotope, concept qu'ils ont modifié pour en
évacuer l'espace (Bender et Weilerby 3). Ii nous semble que le chronotype soit une déformation
regrettable du concept bdchtinien. Comme nous l'avons vu au cours de notre étude des origines
épique et roman"; son projet dans "Formes du temps" n'était pas le même. Cette fois-ci, il
cherchait a expliquer la concrétisation du temps &ms l ' e s p a ~ .Cela dit, le titre même "Formes
employée dans cet essai, Par exemple, Bakhtine emploie l'expression "le temps de l'aventure"
aussi bien que "le chronotope des aventures." De plus, il affirme que "c'est le temps qui
apparaît comme principe dominant des oeuvres littéraires" (‘'Formes du temps" 238). Malgré
le titre de l'étude, l'ambiguïté des termes, et Bakhtine lui-même nous indiquent que le temps sera
['élément privilégié.
emploie en parlant de l'espace et du temps afin de saisir queues présuppositions président a son
de 'fusion.' Bakhtine déclare que dans le chronotope le temps devient '%sible pour l'art," que
les indices du temps "se découwe[nt] dans l'espace," qui Lui-mêmeest ''wet mesuré d'après
l'espace et du temps, leur "fusion" en "un tout intelligible et concret" (237). C'est-$dire que le
temps devient cccompacty'et "se condense," tandis que l'espace "s'intensifie et s'engouffe dans
le mouvement du temps" (237). Une telle spatialisation du temps est une convention qui facilite
sens le plus large, demeure pourtant le plus maniable des deux concepts.
dans les déictiques spatiaux, comme, par exemple, un monument qui tombe en ruine et signale
ainsi le passage des siècles. Nous sommes ainsi sous l'emprise des conventions en ce qui
concerne l'analyse du temps: le temps égale le mouvement. Il faut pourtant déterminer de quelle
sorte de mouvement il s'agit: linéaire (comme dans les clichés du temps décrit cornme un
fleuve), ou cyclique (le temps exprimé à travers l'éternel retour des saisons). Ces deux façons de
considérer le temps sont en fait des images spatiales: le temps comme ligne ou le temps comme
cercle-images que nous retrouvons également dans le livre sur Rabelais, là où Bakhtine montre
comment on pourrait réconcilier ces deux conceptualisations du temps. Dans ce livre, Bakhtine
constate que la verticale éternelle de l'échelle cosmique a été remplacée par une notion a la fois
horizontaie et cyclique du temps: l'homme qui avance dans le temps, mais qui subit aussi un
Pour revenir à "Formes du temps," notons que, selon Henri Mitterand, le chronotope est
'fine théorie du temps romanesque plus que de l'espace romanesque." Mitterand continue en
comme pour bien d'autres critiques littéraires, il semblerait donc que l'élément temporel prime,
roman" (nous soulignons). Malgré cet étrange dédoublement du temps et la priorité accordée au
temps dans Ie néologisme "chronotope," nous soutenons que le concept de chronotope appuie
non seulement L'importance de la temporalité du texte, mais aussi sa spatiaiité. Même si le temps
sembIe être l'élément qui prime dans ccFormesdu temps," et même si Ies catégories
39
plusieurs textes, Bakhtine ne peut éviter la spatialisation du temps; il se sert de maintes images
spatiales pour décrire les divers chronotopes qu'il repère: "chronotope de la route," Lbchronotope
du seuil," "chronotope du salon," et ainsi de suite. Ces expressions reflètent ce que Bakhtine voit
comme la spatialisation du temps dans la narration. il fait ressortir la façon dont le temps se
manifeste dans les déictiques spatiaux; le temps s'exprime a travers l'espace: chrono-tope.
Malgré la tendance de Bakhtine a voir le temps comme plus important que l'espace,
I'indissolubilité des deux s'exprime dans la plupart des Mages qu'il emploie.
que, comme dans le cas des livres sur Dostoïevski et Rabelais dont nous parlerons plus tard, le
projet de Bakhtine est double. "Poétique" nous suggère l'analyse formelle d'un texte, et la
majeure partie de cet essai est consacrée a l'étude des indices spatio-temporeIs dans divers textes.
Cependant, on n'associe pas d'habitude une entreprise poétique/formelle à une étude historique.
De plus, le mot 'historique' porte deux sens pour Baichthe. Premièrement, l'étude est poétique
diffdrentes époques. C'est-&-direqu'il ddcrit le type d'espace et de temps qui prime, par
exemple, dans ce qu'il appelle le roman grec; puis il décrit les changements dans la présentation
de l'espace et du temps dans le roman latin, et ainsi de suite. L'étude devient historique dans la
tentative de tracer les diverses façons de présenter l'espace et le temps dans le roman à travers les
âges. Chaque étape donnera naissance B un chronotope particulier qui sera à la base d'une
40
classification générique, car, en général, tous les romans examinés qui datent de Ia même époque
partageront le même chronotope. Deuxièmement, l'étude est historique dans le sens où les
èvénements d'une époque, ou la situation dans laquelle se trouve t'auteur, influencent le type de
chronotope qui apparaît dans les romans de t'époque donnée. Bakhtine commence l'essai en ces
termes:
Dans "Formes du temps," Bakhtine vise à présenter chronologiquement le processus qui a abouti
insuffisante dans la mesure où il rend pas compte du chronotope spécificlue de son auteur, de
Emerson, l ' h i ~ t o hdu genre romanesque proposée par Bakhtine est implicitement une histoire
&g du roman. Elle emploie la tournure "suspiciously Slavophile" pour qualifier le projet de
Bakhtine, notant que toute céldbration du genre romanesque vante en même temps la littdrature
russe qui se distingue par sa riche tradition d'oeuvres romanesques, et que la valorisation des
romans qui attirent notre attention par leur expérimentation générique glorifie davantage le
roman russe qui, la plupart du temps, cherchait à briser les conventions du genre. Eue note ainsi
l'omission des auteurs tels Jane Austen, George Elliot et Henry James dans la f o d a t i o n du
(Emerson, citée dans "Who Speaks for Bakhtin," Morson, Essay 15). Suivant cet avertissement
d'Emerson, notons qu'il ne faut pas considérer la liste de chronotopes identifiés par Bakhtine
comme exhaustive. Dans cette histoire du roman, Bakhtine ne repère que quelques-uns des sous-
genres romanesques (par exemple, laissant de côté les oeuvres des auteurs mentionnés ci-haut), et
s'arrête dans son parcours du genre au début du vingtième siècle. On pourrait continuer ce
Bien que nous proposions, lors de notre analyse de La _Jalousieaun nouveau chronotope
pour caractériser le Nouveau Roman, à vrai dire ce parcours chronologique du genre romanesque
nous paraît I'aspect le moins attirant du concept de chronotope. Nous préférons comprendre la
veut pas pour autant dire que nous voulons dvacuer l'histoire du concept de chronotope pour en
faire une catégorie formelle de i'analyse structuraliste. Au contraire, comme le montreront nos
analyses textuelles, nous pensons qu'il est très important d'examiner comment le roman a évolué
dans le temps, comment divers sous-genres peuvent coexister au sein d'un seul et même roman,
et de considérer comment le cadre historique actuel (le chronotope réel) détermine la présentation
de l'espace et du temps dans les oeuvres d'une époque. De plus, nous considérons l'absence de
toute discussion du genre romanesque un des grands défauts des applications du concept de
chronotope dans le cadre des études Littéraires. Nous vouions tout simplement suggérer que cet
l'espace et du temps dans le roman car, pour lui, eue révèle quelque chose sur la nature de la
historique n'épuise pas les possibilités q u 7 0 f ile recours au chronotope. Bakhtine lui-même
suggère que le chronotope "a une importance capitale pour les genres" (238). On peut se servir
des indices spatio-temporels pour établir une classification des sous-genres romanesques. Nous
soutenons que, ces considérations historiques et génériques à part, le chronotope fournit aussi un
romanesque, ou l'étude poétique d'un texte particulier-fait que dans le chronotope nous avons
affaire à un concept qui enclenche la didectique entre le côté formel et le côté interprétatif?
Tous ces aspects de l'application du chronotope se révèlent dans l'article de Bakhtine. SeIon
Bakhtine, le chronotope est une "catégorie littéraire de la forme et du contenu" (237)' ce qui
littérature, et à son interprétation. Dans son étude du chronotope, Bakhtine élabore un projet qui
28PourMichael McKeon, la façon dont Bakhtine aborde i'étude du genre romanesque se montre
plus apte a rendre compte de ce genre que Ies théories des critiques tels qu'Ian Watt ou Northrop
Frye à cause de l'aspect historique du travail bakhtinien. McKeon prétend qu'une théorie du
genre romanesque ne peut être divorcée de I'histoire du genre, ni de L'étude des genres dans
l'histoire. Une telie théorie enclencherait une dialectique entre la forme de l'oeuvre littéraire et
sa représentation du monde. La nature double du projet de Bakhtine, c'est-à-dire sa décision de
imiter Ie roman et du point de vue formel et du point de vue historique, réussit le mieux à lui
conférer le statut de théorie dialectique (14- 15).
43
est à la fois une histoire du genre romanesque, une théorie du genre, une méthodologie de
parties: une introduction qui précise les sources inspiratrices du concept, une partie centrale où
Bakhtine élabore plusieurs iypes de chronotopes, et une conclusion qui reprend cette typologie et
puis esquisse les possibilités de l'application du concept. Dans les neuf parties du corps de
folklorique du Moyen Age et l'oeuvre de Rabelais; 3) le roman-idylle des oeuvres plus récentes.
En général, le point de départ de chaque section est une analyse de la présentation du temps dans
les oeuvres de cette époque. Cependant, au milieu de L'analyse des genres folkloriques, nous
trouvons une partie de l'article qui ne correspond pas à ce schéma, section dans laquelle Bakhtine
aborde la description d'un type de personnage et sa place dans le monde représenté du roman.
Cela dit, il faut noter que, dans chacune des autres sections, Bakhtine parle en fait du type de
personnage qui habite les cadres spatio-temporels qu'il est en train de décrire. ii est évident que,
pour Bakhtine, le chronotope est inséparable d'autres considérations romanesques tel le rôle du
héros et les thèmes traités (l'amour, la rencontre, etc.). Tout au long de l'essai, nous constatons
un mouvement entre ces trois aspects du roman: la présentation du temps, les personnages, et les
thèmes. Bakhtine change parfois d'optique, préférant se concentrer sur le rôle de ceriains types
Tout au long de l'essai, on trouve des juxtapositions parfois surprenantes. Dans son
Nous commencerons par ce qu'on nomme "le roman grec" et terminerons par Rabelais.
La reIative stabilité typologique des chronotopes du roman élaborés au cours de ces
époques nous permettra de jeter un coup d'oeil en avant, pour examiner queiques variétés
du roman aux siècles suivants. (238)
Bakhtine examine donc des oeuvres qui ne sont pas d'habitude considérées comme étant
'romanesques' afin de préciser l'origine des modèles chronotopiques que l'on retrouve partout
dans le roman moderne. Le fait que les modèles élaborés ont peu changé d'une époque à une
. et Clitophon
autre permet à Bakhtine de sauter, dans la même section, des Aventures de Leucr~oe r
@S.), à Candide, et ensuite aux romans de Walter Scott (XWTs.). il faudrait aussi ajouter que,
parmi la centaine d'oeuvres mentionnées, très peu sont en effet étudiées en détail, à i'exceptian
des Aven-
- .
de L e u c ~ u et
e Clit-de -J (Apulée, iies.), du S m (Pétrone,
Les.), et de I'oeuvre de Rabelais.
débuts dans ce que Bakhtine appelle le "roman grec" jusqu'aux vies des saintes au début du
Moyen Age. Les sept chronotopes qu'il y repère se regroupent en fait autour de trais grands
thèmes: celui de l'aventure (le chronotope des aventures, de la rencontre, de la route), celui de
l'idylle amoureuse (le chronotope bucolique ou pastoral), et celui de la biographie (le chronotope
publique). Dans cette partie de l'essai, Bakhtine s'adresse non seulement au rapport entre le
temps et l'espace qu'on retrouve dans ces oeuvres, il aborde aussi le statut des personnages et les
thèmes importants.
Les premiers chronotopes définis, ceux qui se rapportent au thème de l'aventure, sont
peut-être les plus divorcés du contexte réel de la création de l'oeuvre littéraire de tous les
chronotopes présentés dans l'article. Leur façon de présenter l'espace et le temps romanesque est
trés vieille et elle reste parmi Ies conventions les plus employées. 11s'agit de ce schéma: jeune
homme rencontre jeune fille, est séparé d'elie et doit vivre des aventures avant de la retrouver et
de l'épouser. Evidemment, ce modèle existe sous plusieurs formes, selon le nombre de pertes et
de retrouvailles, et le type d'aventures et le rôle du hasard, une variante tragique étant possible.
Dans ce chronotope des aventures, l'action "se déroule sur un fond géographique irès vaste et
varié," présentant ainsi
nu - ' dans les tembs des av"- (241). Ce chronotope
se caractérise par
et le t e w a r la réversibilité des
..*,
Iew ~ossibilitede changer de Diace dans
u.
(251)
Malgré le fait que les personnages dans ce chronotope doivent vivre des séparations et des
aventures, ils ne changent pas au cours de l'histoire. Ils ne vieillissent pas, ne mûrissent pas, ne
changent pas leurs sentiments Ies uns pour les autres, et restent pour ainsi dire figés, sans révéler
modèle chronotopique.
Ayant introduit le thème de l'amour comme un des thèmes dominants dans le chronotope
des aventures, Bakhtine doit reconnaître que le chronotope des aventures n'est pas le seul qui
amoureuse, qui est omniprésent dans la poésie (254). Il existe plusieurs variantes de ce
46
pastotal, chronotope idyllique. Toutes ces variantes partagent plus ou moins Ies mêmes
qui n'est pas celui du monde étranger et varié, mais qui est, au contraire, trés précis et très bien
délimité (254). Les personnages sont diroitement liés a cet espace particulier et a ce rythme de
vie.
qui signale "l'association du temps des aventures avec le temps des moeurs" (261). En
définissant le chronotope qui en résulte, Bakhtine s'inspire directement de deux tex tcs: L' Ane
l'aventure dans celle des moeurs; les aventures détermineront L'identité du héros. A vrai dire,
cette partie de l'article est plutbt une étude du thème de la mdtamorphose en littérature, car, selon
Bakhtine, les thèmes principaux associés à ce type de roman sont ceux de "la métamomhase et
de t ' i d e (262). Dans le cas de VAne d'or, cette métamorphose est prise au sens littéral: il
récit de vie des saints,cette transformation devient ceiie du pécheur en saint (265). Puisque
l'identité du petsunnage principal est liée aux aventus, la présentation du temps dans ce type de
roman est différent de celle du roman des aventutes. Dans ce "roman de crise," un ou deux
moments de la vie sont priviIégiés afin de brosser un portrait du personnage qui n'insiste
pourtant pas sur la continuité entre les divers moments de cette vie. Nous pouvons ainsi dire que
le temps dans ce type de roman est un temps m e n t é , présentant les moments qui
ev- ?* . -- de l'ho- -
l u i - m e . que le wactère de toute sa vie subséquente" (265-
C
47
6). La série temporelle est donc irréversible. A la différence des événements dans le temps dans
aventures, les événements ici laissent leur trace sur le personnage principal. De pl-, l'espace
n'est pas abstrait, comme dans le roman grec, mais spécifique et concret, et entre ainsi "dans un
rapport essentiel avec le heros et son destin" (269). Le choix d'un espace ou d'un autre pourrait
changer l'identité du héros selon ce qu'il doit confronter dans chaque lieu. Assez curieusement,
la définition d'un chronotope reste assez vague dans cette partie de l'essai. Bakhtine préfère
par un espace porteur de destin, sous la rubrique du chronotope de la route. 11nous semble que
des aventures et l'espace-temps de la vie réelle présenté dans les genres biographiques. Nous
modèle spatio-temporel, car la métamorphose suggère une évolution à travers le temps et elle est
Le dernier grand thème qu'examine Bakhtine dans les premières sections de son essai,
c'est celui de la biographie. Bien que l'Antiquité n'ait jamais produit de véritable roman
biographique selon nos critères contemporains, Bakhtine constate l'avènement d'un nouveau
type de " ainsi que d'une "nouvelIe image spécifique de l'homme au cours
biographique mais aussi "tout le roman européenyy(278). Il subdivise ensuite l'oeuvre antique en
vrai connaissance," où le parcours du chemin de la vie passe par les étapes de l'ignorance et du
scepticisme puis, "au travers d'une connaissance de soi, aboutit à la véritable connaissance (278-
9). Dans le cas de la biographie rhétorique, l'interférence du temps historique est fortement
marquée, car la création littéraire est liée aux événements socio-historiques réels (279). Nous
nous permettons de citer un long passage afin de mieux comprendre l'influence du monde réel
Ce qui importe ici ce n'est pas uniquement (et pas tellement) leur chronotope intérieur
(l'espace et le temps de la vie évoquée), mais avant tout le çhronotope extérieur réel au-
dedans duquel s'accomplit cette évocation de sa vie propre ou de celle d'un autre, sous
forme d'un acte civique et politique de glorification et d'autojustification publique. C'est
dans [es conditions de ce çhroantppe réel où se dévoile (et se publie) sa vie personnelIe
ou celle d'autrui, qu'apparaissent toutes les facettes de la figure de l'homme et de son
existence, et qu'elles reçoivent un éclairage spéciai. Çe chronotope réel, c'est la place
publique, m. (279-80, nous soulignons)
Nous appebns ce chronotope "réei"dont Bakhtine parle celui "de la place publique," car il ne
s'agit pas de n'importe quel espace réel, mais de l ' a . Encore une fois, c'est le changement
dans la présentation du temps (ici sous forme d'événements historiques) dans une oeuvre qui
nouveau.
Ce passage est intéressant parce que Bakhtine y reprend l'idée d'un chronotope réel,
introduit en passant dans Ia partie de l'essai consacrée au temps des aventures? Il nous semble
que ce chronotope est dit "réei" pour deux raisons. D'abord, il fait partie du cours de la vie
chnotope réel trouve constamment sa place dans les organisations de Ia vie sociaie et
nationale. Nui n'ignore la plutalité des 'rencontres' sociaIes organisées, et leur portée"
("Formes du temps" 250).
49
ta métamorphose. Ensuite, il est réel dans le sens où i'mfait partie non seulement de
l'univers romanesque, mais du monde historique ''réel" de l'auteur aussi. Le monde représenté
dans le roman reflète ainsi le monde de l'auteur. A la différence du chronotope des aventures, de
Bakhtine revient au "chronotope réel" lors d'une discussion des mémoires romains- Cette
fois-ci, il s'agit d'un document public qui raconte l'histoire d'une famille; l'autobiographie est
maillon; elle est placée dans les archives" est devient ainsi "publique. historique et nationale"
Ces chronotopes dits réels, plus que les autres, constituent une tentative littéraire pour présenter
la condition humaine à une époque donnée, projet qui, selon Bakhtine, informe tout roman
ultérieur, que ce soit l'oeuvre de Rabelais ou les romans réalistes du dix-neuvième siècle.
Selon Bakhtine, la place publique était d'une si grande importance parce qu'à l'époque
de L'individu était fondde sur des critères extérieurs (la place de l'individu dans la hiérarchie
sociale, les travaux collectif, Ia libre expression des sentiments) au point où l'homme "intérieur,
. *
l'homme pour 'lui-même' Ge VIS pour rriPi), i'homme complaisant à lui même, n'existait point"
(28 1). D'où une extériorisation des personnages Littéraires que Bakhtine illustre par un exemple
tiré d'Homère: la soufEance d'Achille et de Priam est attestée par le fait que tous entendent leurs
lamentations (28 1). Peu à peu, aux époques hellénistique et romaine, on assiste a une transition
50
humaine et de l'éventuelle représentation de cette identité dans la littérature est caractérisée par
L'homme privé et isolé, 'i'homrne pour soi', perdit son entité et sa cohésion, déterminées
autrefois par le principe de sa vie publique. Sa conscience de lui-même, ayant perdu le
chronotope populaire de ia pIace publique, ne sut pas en trouver un autre, aussi réel, aussi
cohérent et unique. [...] L'image de I'hornme devient niultiple, composite. Son noyau et
son enveloppe, son intérieur et son extérieur, se scindent. (283)
dans la représentation de l'espace romesque: "L'image de l'homme se dépIace vers Ies espaces
extraverti et public" (290). Nous constaterons dans Mémoires d'Hadrien l'interaction de divers
modèles chronotopiques de la biographie, interaction qui met en valeur la tension entre l'homme
jusqu'ici par Bakhtine de la façon suivante. Le chronotope des aventures et ses vaiantes
dépeignent un univers étranger qui n'a rien à voir avec la vie normale, quotidienne, du héros;
quotidienau cours des aventures, et le héros commente et juge ce monde et le mode de vie qui le
caractérise. L'espace devient plus concret, plus lié au personnage, tandis que la chronoIogie
temporde devient une iigne irréversible d'événements au Iieu d'être cyclique ou réversible, Les
Iieux et les séries temporelles d'événements ne sont plus interchangeables, et jouent un rOle de
plus en pIus important dans le dévehppement du personnage priacipal. Cela dit, Ies aventures et
I
I
51
ia métamorphose du personnage principal n'importent pas pour ce que Bakhtine appelle "le
temps historique" (269). Les événements ont lieu, le héros se métamorphose, mais le
macrocosme du monde qui englobe le microcosme du héros ne change pas; I'histoire du héros
n'a aucune incidence sur ce macrocosme, principalement car ce type roman,selon Bakhtine,
"ignore" encore ce type de temporalité (269). La spécificité de l'espace et du temps est encore
temps acquiert une conscience historique--l'histoire du personnage principal est intimement liée
aux évhements socio-historiques et l'homme se trouve situé dans son époque-tandis que
l'espace subit une transformation de l'espace ouvert et public aux endroits privés où l'individu se
le portrait de plus en plus détaillé du personnage principal, d'un héros dont L'identité est figée et
qui subit des aventures, à un héros qui se métamorphose, à un héros toujours en train de
développer, tous deux impliqués dans la création et l'avenir de son milieu spatio-temporel. Nous
avons fait un résumé assez détaitié de ces trois grandes catégories chronotopiques--des aventures,
Pour Bakhtine, au Moyen Age et sous la Renaissance, le genre romanesque a subi deux
mais les chronotopes qu'ii identifie sont parmi les plus obscurs. A partir du Moyen Age,
Bakhtine constate le rôle central de trois types de personnages, autrefois présents mais
marginaiisés, dans l'oeuvre littéraire: le fiipon, le bouffon et le sot. Bakhtine soutient que
l'existence de ces personnages n'est "point l&&&
mais (305). Or,ils sont présents
surtout afin de fournir une sorte de commentaire sur des personnages et des événements dans le
roman et non pas pour être impliqués dans le récit en tant que tel. L'extériorité de tels
personnages vis-à-vis de l'intrigue peut révéler la présence de l'auteur dans son texte car, selon
Bakhtine, ils nous donnent des indications du point de vue de l'auteur. Avec cette constatation,
Bakhtine aborde une analyse du rôle de l'auteur dans l'oeuvre romanesque, suggérant que le
"romancier a besoin d'un masque consistant, formel, lié a un genre qui déhirait tant sa position
vis-à-vis de son existence, que sa position vis-à-vis de l'exposé de cette existencey'(307):' Dans
les personnages du bouffon, du fnpon et du sot, l'auteur trouve justement ce masque, car ces
personnages observent la vie sans y prendre part. Bakhtine a recours ici à une métaphore
théâtrale pour décrire le chronotope produit par la présence de ces personnages. 11l'appelle un
"chronotope des tréteaux" car la vie est représentée "comme une comédie, et les gens comme des
acteurs" (308). Curieusement, Bakhtine parle peu de l'espace et du temps dans cette partie de
son essai. De plus, les romans dont il parle (de Fielding, Swift, Cervantès) semblent fonctionner
selon un modèle spatio-temporel déjà étudié: cehi du chronotope des aventures. Comment faut-
que Bakhtine appelle tout simplement des "chronotopes intermédiaires" (3 1l)? Nous
Comme Bakhtine le note, ce n'est pas uniquement dans le roman qu'il faut mettre en question
le rapport entre auteur et texte. Mais, pour Bahthe, la position de l'auteur est plus explicite
dans des genres tels le drame et la poésie car ces genres font preuve d'une 'position créatrice
immédiate et immanente" ("Formes du temps" 307)' tandis que la position de l'auteur
romauesque reste parfois obscurcie. U nous semble que cette distinction nette entre Ie roman et
d'autres genres littéraires se rattache aux notions de polyphonie et de didogisme. L'auteur d'un
roman est toujours en train de tisser plusieurs voix, la sienne ainsi que ceiles de ses personnages.
C'est cette prolifération de voix ainsi que la tentative de l'auteur de s'effacer qui rendent
problématique le rôle de l'auteur dans le genre romanesque,
53
reviendrons à cette question lors de notre analyse de La.
A part cette valorisation médiévale des personnages marginaux, Bakhtine fait ressortir le
compte du temps dans sa plénitude et de saisir la place de I'homme dans son univers particulier.
Cette conscience historique s'oppose à une présentation du temps que Bakhtine nomme celle de
...la pensée mythologique et littéraire localise dans le passé des catégories telle
que le but, l'idéal, l'équité, la perfection, Mat harmonieux de l'homme et de la
société. Les mythes du paradis, de l'âge d'or, de l'époque héroïque, de l'antique
Vérité, les notions plus tardives sur l'état de la nature, sur les droits naturels et
autres, sont des expressions de cette inversion historique. (294)
Bakhtine identifie deux courants dans la représentation de cette inversion historique. Le premier
est caractérisé par l'image de l'échelle cosmique: une conception dite verticale du monde, qui
valorise l'éternel ou l'extra-temporel, niant ainsi toute possibilité de changement et d'avenir pour
l'homme. Le deuxième est lié à la notion d'eschatologie, oii l'avenir est perçu non comme une
continuation ni un nouveau départ pour I'homme, mais comme la fin, comme la réalisation des
Bakhtine soutient que, même dans les oeuvres de l'Antiquité, il y a toujours des éléments
folkloriques qui luttent contre ce morcellement et tendent vers la plhitude, a vrai dire, vers
l'avenir, car le rire carnavalesque populaire révèle Ies "contradictions sociales," ce qui "étire
inévitablement le temps vers l'avenir" (293). Le foikiore valorise I'homme dans son potentiel
réel, l'homme qui agit dans un espace concret et dans le présent, I'homme qui se promet un
54
avenir appartenant à toutes les générations successives. Selon Bakhtine, "L'homme du folklore,
pour se réaliser, exige de se trouver dans le temps et dans l'espace: il s'y sent totalement à son
aise" (296). A partir du Moyen Age, en particulier, le roman vise à présenter l'homme dans son
cadre spatio-temporel, et ce cadre n'est plus abstrait et extra-temporel comme dans Ie cas du
roman grec, par exemple, mais bien ancré dans la matérialité du monde réel et tout à fait
Bakhtine aborde l'interaction entre la littérature et le contexte culturel d'ou elle jaillit. Les
l'analyse purement littéraire et l'analyse socio-historique d'une culture favorisée pas Bakhtine.
Ici, il conçoit un temps lié au travail agricole de l'homme primitif. Pour toute société fondée sur
le travail collectif dans les champs, le temps aussi a un caractère collectif: "C'est au sein d'une
lutte collective contre la nature que la conscience du temps naît de l'expérience de l'oeuvre
temps productif est orienté vers le futur (la récolte) et est "profondément spatial et concret," étant
extériorisé, Iié aux champs, à la nature (352). C'est ici que nous retrouvons une idée clef de
Bakhtine sur le temps et l'espace: celle qui consiste à voir le passage du temps dans les cycles
nanirels, cycles qui englobent tout aspect de la vie de i'homme et tout autour de Iui. A la
Ie modèle foiHorique donne une image de l'homme qui n'est plus insignifiant par rapport à
Ce que Bakhtine décèle dans la Renaissance, c'est le début d'une différenciation entre la
55
vie privée individuelle et l'existence collective-ce qui mène à une autre conception du temps, et
par conséquent de l'espace aussi. Cette séparation s'explique historiquement par les
changements dans les conditions de travail et de vie, et par l'éclatement des connaissances qui a
eu lieu sous la Renaissance. Une fois détaché du travail champêtre, L'homme se détache aussi du
trouve un sens collectif de i'histoire-cette fois lié aux événements historiques, aux conquêtes,
aux crimes, et non pas au travail agricole (360)- Un des défis de la Littérature est de présenter ces
"chronotope rabelaisien." Etant donné que Bakhtine a consacré tout un livre a l'oeuvre de
Rabelais, nous garderons notre discussion de ce chronotope pour Le chapitre suivant où nous
Avant de terminer notre étude de "Forme du temps et du chronotope dans le roman," nous
souhaitons commenter le statut des Wbservations finales"-la concIusion de l'essai. Rédigé entre
1937-38, "Formes du temps" se voit publier sous forme d'extraits pour la première fois en 1974;
l'édition dite intégraie suivra en 1975?' Dans cette édition russe et dans les diverses traductions,
la date de la rédaction de l'étude (indiquée à la dernière page) porte la mention suivante: "Les
'Observations finales' ont été écrites en 1973" ("Formes du temps" 398). Cette note est très
intéressante, car elle situe la rédaction de la conchsion de l'articie non pas dans Ia période de
téflexion au sujet du roman, mais plutôt dans la période herméneutique de la pensée de Bakhtine,
La datation des "Observations finales" ne fait pas pourtant L'objet de l'unanimité des
auprès des autorités et des inteilectuels soviétiques pendant les années 1960, a fait ressortir en
1993 une inconstance vis-à-vis des dates de rédaction. L'article de Bocharov décrit une
conversation avec Bakhtine a propos des oeuvres contestées dans le canon bakhtinien?' Ce qui
nous intéresse, c'est la déclaration de Bocharov selon laquelle Bakhtine a ajouté Ies "Observation
nnales" à son dtude sur le chronotope a la demande des éditeurs du joumaI. Bocharov note,
On January 1974I had to convey to him [Bakhtin] a request fiom the editors of
Problems of Literature that he add some sort of dutifui qualification, quite
insignificant, to the chapter of his that bey were pubiishing. The
mission depressed me, and 1complained angrily about our etemd Soviet need for
qualifications. He retorted, 'Yes, but a categoricai thought that does not admit
any qualifications is pmbably even worse' and easily agreed to what the editorial
est apparu sous le titre "Vremja et prostmstvo v vmane" Femps et espace dans le
LYextrai*t
roman] dans la dans la revue Vop- 3 (1974), 133-79. L'article a été repris dans la
, -
voIume ' en 1975. Traduction fiançaise dans m e et theone dir
235-398.
""Ob odnom razgovore i vokrut nevo" [A propos d'une conversation et son contexte], publié
dans la revue 6 Fouvelie revue de la Wrature] 2 (1993): 70-89.
Nous nous référons à "Conversations with Bakhtin", une traduction abrégée de cet article publiée
dans PMLA 109.5 (Oct. 94): 1009-1024.
board required. (Bocharov 1019)
Bocharov prétend avoir eu cette discussion avec Bakhtine en 1974 alors que, comme nous
l'avons déjà noté, les éditions de l'essai donnent 1973 comme la date de rédaction pour les
"Observations finales." Bocharov s'est-il trompé d'année? Ou Bakhtine avait-il déjà écrit ces
Des recherches faites par Brian Poole dans les archives bakhtiniennes à Moscou
sembleraient appuyer le dernier scénario. Dans une communication présentée lors du Huitième
Colloque sur Mikhaïl Bakhtine (Calgary, 1997), Poole a déclaré que le manuscrit de 1937-38 de
L'étude "Formes du Temps" comprenait déjà les "Observations finales." Bakhtine aurait soumis
l'essai sans conclusion, mais il l'aurait restituée à la demande des éditeurs-ce qui n'explique pas
pourtant la date de 1973 (et non 1974) atitibuée aux "Observations." De toute façon, le
désaccord quant à la date de l'essai, aimi que les recherches de Poole, suggèrent que, malgré les
commentaires de Bocharov, les "Observations" n'étaient pas écrites tout simplement pour plaire
aux éditeurs.
Dans les "Observations," Bakhtine résume d'aborde ses observations initiales à propos du
rôle du chronotope dans le développeinent du genre romanesque puis décrit plusieurs nouveaux
chronotopes: celui du château qui caractérise le roman gothique anglais du XWICsiècle, ceux
du salon et de l'écriture flaubertienne qui caractérisent le roman fiançais du XIX' siècle, et enfin
celui du seuil. En évoquant le chronotope du seuil, Bakhtine veut suggérer une rupture, une
transition entre deux stades de Ia vie, le moment ou on prend une "décision modifiant le cours de
la vie" (389). Le temps dt: la rupture, ce moment de l'indécision, apparaît comme "uninstant"
58
qui n'a pas de durée et qui est "détaché du cours normal de la vie biographique" (389). Nous
reviendrons à ce chronotope plus tard, lors d'une discussion du livre de Bakhtine sur
.
analyse de-b
La présentation de ces chronotopes du roman moderne Pm'
et ?CKsiècles)
c est suivie
non seulement du point de vue de l'analyse littéraire mais aussi en ce qui concerne la formulation
d'une herméneutique de l'anaiyse littéraire. Bien que les "Observations finaies" situent le
concept de chronotope dans une problématique autre que celle proposée dans Ie corps de l'essai,
elles sont peu étudiées et peu appréciées dans le contexte des études bakhtiniennes. Dans leur
chapitre sur le chronotope, Clark et Holquist n'examinent pas en détail cette demière partie de
l'article. Morson et Emerson y accordent plus d'attention, soulignant ks liens entre le concept de
chronotope et celui de dialogisme, et notant qu'il faut parfois extrapoler des remarques
elliptiques de Bakhtine a h d'en tirer des conclusions (Creatio~427). il est vrai que les
"Observations finales" sont parfois difficiles à comprendre et que nous n'y trouverons pas de
'système' ou de méthodologie toute faite. Cela dit, nous pouvons expliciter à partir des
sémantique. Nous prétendons en fait que Ies "Observations" contie~entdes passages qui
de chronotope dans notre îroisième chapitre, préférant pour le moment rester dans le cadre de
concept.
v) Le Roman d'apprentissage
Dans notre introduction au concept de chronotope, nous avons fait remarquer que l'étude
L4Formesdu temps" n'est pas le seul texte où Bakhtim se sert du terme. Dans "Le roman
d'apprentissage dans l'histoire du réalisme," Bakhtine aborde le même problème que dans
fournit en même temps une définition du genre. Dans la première partie de ce texte fragmentaire,
intitulée "Pour une typologie historique du roman," Bakhtine parcourt trois types fondamentaux
des cuitures, etc. Nous retrouvons a peu près les mêmes préoccupations que nous avons relevées
dans l'essai sur le chronotope: le héros est4 statique ou fait-il preuve d'un quelconque
i'espace l'emporte-t-il sur la vie du héros, ou s'agit-il plutôt d'un cadre abstrait dans lequel le
héros est un "point mobile"? ("Apprentissage" 214). Eh fait, dans cette partie de l'essai sur le
roman d'apprentissage, nous pouvons identifier des déhnitions du chronotope des aventures, de
Encore une fois, cela nous rappelle l'essai sur le chronotope. Pourtant, Bakhtine déclare ce
projet %op vaste" du point de vue de la présentation théorique d'un tel travail, et il continue a
délimiter le projet, en disant qu'il va examiner les oeuvres qui montrent "l'homme en formation"
(225). Selon Bakhtine, le héros dans la Litterature appartient toujours à l'une des dew catégories
suivantes: ou bien une oeuvre présente un héros statique qui ne change pas au cours de ses
aventuredépreuves, ou bien le héros est en voie de devenir-il mûrit, change, s'adapte aux
circonstances, découvre la morale, Ia philosophie ou Ia religion et ainsi de suite. Parmi les sous-
catégories du roman du devenir identifiées par Bakhtine, seul le roman "d'évolution historique"
fait preuve d'une forte "assunilation du temps historique dans [s]es phases essentielles" (230).
Le temps" dans ce type de roman, surtout dans l'oeuvre de Goethe, car "[dlans la littérature
mondiale, Ia vision du temps historique atteint l'un de ses sommets avec Goethe" (233). Dans
son analyse de Goethe, Bakhtine veut Yclairer les vues que nous avons avancées sur les
chronotopes et su Ia maîtrise des faits de temporalitd dans la littérature" (234). il est vrai que
dans cet essai fragmentaire nous arrivons a bien saisir comment le temps peut se concrétiser dans
commence par souligner i'irnportance du visuel dans l'oeuvre de Goethe, écrivain chez qui "les
notions et Les idées les plus complexes et les plus élaborées peuvent toujours être représentées
..
sous une forme(234). L'importance du visuel ne veut pas dire que Goethe voit le
monde comme statique et figé dans une représentation visuelle particulière. Au contraire, cette
vision rend compte de la "multitemporalité" de la vie humaine: plusieurs cadres temporels qui
coexistent ainsi que le rapport entre passé, présent et futur. L'idée clef derrière cette
multitemporalité est le fait que "Partout l'oeil qui voit cherche et trouve le m-l'évolution, la
formation, L'histoire" (236). Par exemple, dans les éléments de la nature (montagnes, arbres,
etc.), Goethe voit des signes du temps cyclique de la nature: la formation lente de la terre au
cours des siècles, la temporalité cyclique implicite dans le passage des saisons. Sur ce fond du
temps de la nature, il trouve les traces du temps historique dans 'il'ensemble des objets créés par
L'homme" (239). Autrement dit, l'homme a un effet sur son environnement, et cet effet dure.
Goethe (249,256).
il faut noter ici que l'attitude que Bakhtine affiche dans sa description de cette trace
Iaissie par l'homme dans son environnement est extrêmement optimiste. C'est-à-dire qu'il la
comprend au sens positif et créateur: l'homme fait quelque chose qui durera, qui rappellera
constamment l'esprit créateur humain et qui rappellera également aux générations suivantes leur
passé ainsi que leur potentiel. Elles aussi peuvent créer des choses qui dureront. Considérons la
citation suivante:
car dans ses monuments on constate les traces visibles de diverses époques de la civilisation
occidentale (248). Nos commenterons plus avant ce chronotope au cours de notre analyse des
.moires
. d'Hadrien. 11nous semble que, de nos jours, nous ne savons que trop bien que
"l'hurnanisation" de nos lieux-que se soit dans la desiruction de nos forêts ou dans Ia laideur de
nos villes gigantesques-ne paraît pas toujours "nécessaire," ni "productive," bien qu'elle laisse
des traces visibles du temps historique travailht sur l'espace. Nous voulons tout simplement
noter que cette temporalité historique, cette plénitude du temps, a un côté destructeur aussi bien
que créateur, et que la vision de l'avenir qu'elle provoque peut suggérer autre chose que le
par Bakhtine dans l'oeuvre de Rousseau.33 Chez Rousseau, le temps cyclique des saisons se
trouve "en étroite pénétration avec le temps de la vie humaine" (258). Cependant, le héros chez
lui n'est pas un héros créateur et bâtisseur, mais plutôt "l'homme adonné à Ia vie idyllique,
conscience historique que l'oeuvre de Goethe (258)- Encore une fois, nous soulignons le fait
que, dans cette étude, ce temps historique est profondément lié à la capacité humaine de changer
de façon concréte l'espace, ce qui n'est pas bien explicité dans l'essai sur le chronotope.
**+
33ii est intéressant de noter que plusieurs chronotopes s'inspirent des oeuvres d'écrivains
français: le chronotope de Rabelais, du salon (Stendhal et Balzac), de l'idylle provinciale
(Flaubert) et de la Nature (Rousseau). A part la littérature de l'Antiquité, la littérature française
semble avoir le plus influencé le concept bakhiînien de chronotope.
63
Dans les "Observations finales," Bakhtine signaie que dans "Formes du temps" il ne traite
que de "grands chronotopes fondamentaux" qui déterminent des genres, même si une oeuvre peut
éventuellement inclure ''une quantité illimitée de chronotopes mineurs, et [même si] chaque
thème peut avoir son chronotope propre" ("Formes du temps" 392). Selon Bakhtine, les divers
et h i de suite (393). ii précise donc que cette corrélation entre chronotopes est de nature
"dialogique" (393)?4 Mais Bakhtine poursuit cette déclaration en la qualifiant dans les termes
qui suivent:
Laissant de côté pour l'instant les chronotopes de l'auteur et du lecteur (nous y reviendront dans
qu'à la lecture d'un texte nous appréhendons divers chronotopes que nous intégrons à notre
concrétisation du texte. Or, si les chronotopes peuvent se juxtaposer et s'opposer, une teiie
cette notion d'interaction entre chronotopes-l'aspect de son essai qui nous intéresse le pIus.
Selon Lynne Pearce, cette interaction possible entre chronotopes est d'une importance
moderne (71). Nous ne pensons pas que Pearce veuiiie suggérer que & le roman moderne (du
"Notons que nous ne sommes pas de l'avis de Holquist qui, en déclarant que le dialogisme est
m e version de la théorie de la relativité et contient la notion de Ia pluralité de perspectives,
soumet le chronotope au principe dialogique 20).
64
vingtième siècle) fasse preuve de cette multiplicité de chronotopes: on trouve des oeuvres à
multiples chronotopes à toutes Les époques. Les oeuvres où Bakhtine constate la présence d'un
personnage marginaiise, qui commente l'action du roman d'une perspective extérieure, anticipent
en fait l'avènement du roman à multiples chronotopes (Pearce 69). Cela dit, nous nous
moderne. A la différence de ses précurseurs, le roman moderne semble souvent mettre en vaieur
se contredire, ce qui crée un texte a multiples perspectives ou un texte fragmenté dans leque1 on
n'arrive pas facilement à cerner [es contours du monde fictif. A la lecture de ces romans
'difficiles' (nous pensons aux oeuvres de Joyce, de Woolf, de Faulkner, de Beckett et même,
de chronotope s'avère très utiIe pour l'étude du roman moderne car il fournit un moyen d'aborder
la façon dont ce qui semble être le chronotope ou la perspective dominant d'un texte est
35 Pour Henri Mitterand, les titres mêmes des grands romans du dix-neuvième et du vingtième
siècle signalent la chronotopicité de ces oeuvres, à savou Recherche du t e w s perdu,
Germinale. au bout de la & et ainsi de suite (Thronotopies" 96).
65
-- --
linguistique, c'est-à-dire aux voix (18, c-f., 71, 175-76). ii nous semble qu'à la l e ~ & d'un texte
nous reconnaissons les grands chronotopes qui ont le plus marqué Le développement du genre
romanesque, par exemple, le chronotope des aventures ou de i'idyile amoureuse. Ce qui nous
intéresse, c'est voir comment ces chnotopes peuvent à la fois créer une sorte d'horizon
d'attente en ce qui concerne Ia concrétisation du monde du texte (comment les chronotopes nous
aident à nous orienter dans le monde ficitif)et déséquilibrer ce monde (par exempie, a cause des
contradictions spatio-temporelles). Chacun des trois romans que nous étudierons fait preuve
d'une sorte d'ambivalence générique qui résulte directement de cette interaction chromtopique.
la présentation d'une prise de conscience de la réalité historique qui s'y révèle. Dans iraNaus&
nous constaterons une déformation parodique des chronotopes traditionnels qui met en question
l'innovation générique qui caractérise Le Nouveau Roman-Ia création d'un nouveau chronotope
et l'empioi d'un chronotope intermédiaire qui évoque les conventions d'un autre genre artistique,
Chapitre 2: Le Rapport du chronotope aux autres théories bakhtinienaes du roman
l'intérieur de l'oeuvre de Bakhtine, surtout par rapport à ses écrits sur le genre romanesque. Le
romanjouit d'un statut privilégié dans la pensée de Bakhtine, et sa définition de ce genre dans
"Formes du temps" est plus souple que celle qu'on emploie dans la critique littéraire
en citant des oeuvres telles que Don Quichotte (1605), La Princesse de Clèves (1678), et
(1722) comme des exemples de ce nouveau genre en prose. LA où nous voyons dans
des oeuvres telles que Le Sa- e s ) et Gargantua (1534) des précurseurs du roman dit
moderne, Bakhtine les reconnaît en tant que véritables romans, les incluant dans ses analyses.'
Si Bakhtine privilégie des textes anciens, il a pourtant des critères assez précis en ce qui
concerne les caractéristiques d'un roman, reprochant aux autres critiques littéraires leu.désir
...toute tentative de transférer sur le roman les notions et les normes de I'image poétique
est vouée à l'échec. Si le pittoresque poétique (au sens strict) trouve bien sa pIace dans le
roman (principalement dans le discours direct de l'auteur), c'est secondaire. (Bakhtine,
"Préhistoire" 403)
Que trouvons-nous donc au premier plan du roman? Bakhtine constate un nouveau type de
' Dans "La préhistoire du discours romanesque," étude datant de 1940, Bakhtine insiste
surtout sur le développement du roman, traçant l'évolution de queIques traits romanesques dans
des genres plus anciens.
67
1. Le discours plurilinguistique et Ic dialogisme
Selon Bakhtine, certains genres antiques telles l'épopée ou la tragédie font preuve d'une
composition: l'isolement relatif des peuples et la sanction (par 1'égIise et l'état) des genres
"oficiels" qui privilégient une certaine idéologie, une vision du monde. Un phénomène que
différenciation langagière. D'une part, le polylinguisme implique qu'une langue nationale (le
grec, le latin, etc.) est en contact avec d'autres langues nationales; aucune langue n'est isolée,
aucune ne fonctionne comme le seul point de repère pour décrire le monde. L'introduction de
nouveaux mots étrangers dans une langue va de pair avec le commerce. L'invention de
nouveaux mots est aussi encouragée par l'introduction de nouveaux produits dans une société, et
par la découverte d'une nouvelle culture. Dans le contexte des genres classiques de la Gréce
ancienne, cela signalait "le processus de la décomposition du mythe national," ce qui ébranlait les
genres officiels ("Préhistoire" 421). D'autre part, la différenciation langagière suggère que
l'homogénéité à i'intérieur d'une langue nationale est aussi un mythe. S'il est vrai qu'il y a
toujours une langue nationale "standard," Bakhtine constate "la stratification de toute langue
nationalew-sa subdivision en dialectes liés à des groupes particuliers dans une société donnée
(les écoliers, les classes inférieures, etc.) (423). A l'hégénonie des formes non seulement
sanctionnées mais aussi préservées par l'écrit s'opposent dors "des genres oraux de la langue
stylistique du roman se trouve dans son mélange de Iangues et de dialectes; dans sa volonté de
68
mélanger les genres, d'incorporer des éléments épiques, tragiques, comiques, populaires, etc.,
dans un style à multiples faces. De plus, le roman fait preuve d'une certaine auto-référentidité:
apprend à le [le monde] regarder de l'extérieur, avec les yeux d'un autre, du point de vue d'un
ii est intéressant de noter que, même dans cette discussion des styles romanesques,
Le roman est conscient de se trouver sur la frontière entre un langage littéraire achevé et
prddominant, et les langues extra-littéraires du plurilinguisme...Le roman des temps
modernes, conscient du langage et de la littérature, se sent à la lisière des divergences
. ..
littéraires et extra-littéraires, et également 2i la Iisiere du temas. Il est yticulièrement
sensible au temm dans le laneaee. à ses mutations. son vieillissement et son
renouvellement. à son passé et son avenir. (423-24, nous soulignons)
Le roman manifeste une nouvelle étape d'une sensibilisationau temps, mettant en valeur une
pdsentation du temps tout B fait différente de celle trouvée dans d'autres genres. Cette notion
d'être "à la lisière du temps"' ainsi que I'idie du chevauchement entre le passé et l'avenir sont
très importantes dans l'oeuvre de Bakhtine. Dans tous ses écrits, les changements dans l'aspect
technique et stylistique du roman dans l'histoire sont reliés aux changements dans le cadre socio-
historique d'une dpoque donnée. Comme nous le verrons lors de nos analyses textuelles, le
moment privilégié par cette prise de conscience historique (reconnaissance du passé, anticipation
Malgré i'effet presque chaotique que produit cet éclatement de genres, de langues et de
langages au sein du roman, il ne faut pas pour autant perdre de vue son principe organisateur: Ie
mais peut caractériser égaiement l'échange entre des langues et des idéologies. Le dialogisme
propose une façon de comprendre la production du sens dans le monde. Considérons, par
exemple, l'emploi du langage. Souvent, il existe plusieurs mots ou plusieurs expressions pour
décrire la même chose ou le même phénomène. Le mot qu'une personne décide d'employer dans
une situation particulière revêt du sens pour son interlocuteur non sedement à cause de Ia
dénotation que porte ce mot, mais aussi à cause de ses connotations, et par rapport à d'autres
mots qui n'ont pas été choisis. Pour nous, le diaiogisme comprend donc au moins trois déments:
deux entités qui se rencontrent, dont le chevauchement produit une troisième entité, un sens autre
que celui des deux mots en question. Pour garder notre exemple, la production du sens d'un mot
ne se limite pas à la rencontre d'autres mots non-choisis, mais comprend aussi des mots Liés au
suite. Le nombre de zones de contact ou se produit le sens est infini. Autrement dit, il faut
comprendre le mot particulier selon son contexte, et le contexte en sa particularité. Nous nous
aussi du tout au particulier. Nous pouvons donc considérer le diaiogisme comme une théorie de
Dans le contexte des &des iittéraires, le didogisme fournit un moyen d'expliquer L'unité
stylistique du roman. Maigré la prohion de genres, de styles et de techniques qu'il engIobe, le
roman réussit à créer un cadre dans Iequel des langues, des langages, des personnages et des
idéologies différents peuvent entrer en contact:
Le discours de l'auteur et des narrateurs, les genres intercaiaires, les paroles des
personnages, ne sont que les unit& compositiomellesde base, qui permettent au
plurilinguisme de pénétrer dans le roman. Chacune d'elles admet de multiples
résonances des voix sociales et leurs diverses liaisons et corrélations, toujours plus ou
moins dialogisées. Ces liaisons, ces corrélations spéciales entre les énoncés et les
langages, ce mouvement du thème qui passe à travers les langages et les discours, sa
bgrnentation en courants et gouttelettes, sa dialogisation, enfin telle se présente la
singularité premiére de la styIistique du roman. (Bakthine, cLDiscours"89)
Quant à l'auteur, il se trouve "au centre où s'organise l'intersection des plans qui, à divers
par rapport au discours des personnages et au discours de l'auteur dans Problèmes de la Foetique
..
de Dostoïevski, où il définit égaiement le roman polyphonique.
littéraire contemporaine. Avant ia traduction du livre sur Dostoïevski, Julia Kristeva en a fait un
suggérant qu'un texte littéraire n'est pas un système de signifiants clos, mais est, au contraire,
toujours en contact avec d'autres systèmes de signifiants dans une culture. Autrement dit, le
texte Iittéraire existe dans un état diaiogique avec d'autres '?extes," d'où le concept
Voir Kristeva, "Pour une sémiologie des paragrammes" et J ,a Re'v olution du larigage
-
, Plusieurs critiques ont commenté le rôle de Kristeva dans la dissémination de l'oeuvre
de Bakhtine dans l'occident; voir, par exemple, M.-Pierrette Maicuzynski et Clive Thomson
("Bakhtinin France and Québec")). La question essentielle qui se pose est Ia suivante: Kristeva,
a-t-eiie ou non déformé Ies concepts bakhtiniens (en parikuiier le dialogisme et le carnaval) à ses
propres f hscritiques? Deux commentaires s'imposent à ce sujet. D'abord, comme le fait si bien
7I
Pour revenir au didogisme tel que Bakhtine le considérait, ce ne sont pas seulement les
discouts et les idéologies qui se retrouvent dans une relation dialogique dans le roman, mais
temps," nous verrons que Bakhtine revient à sa théorie du dialogisme pour expliquer l'interaction
de divers cadres spatio-temporels qui peuvent CO-existerdans un seul et même roman. Retenons
présentation du temps dans le roman. A vrai dire, cette caractéristique est pius importante dans
les écrits de Bakhtine que les commentaires critiques de l'oeuvre bakhtinieme ne le laissent
Je découvre trois particularités fondamentales qui distinguent le roman de tous les genres:
1" Son style tridimensionnel, relaté a la conscience plurilingue qui se réalise en lui. 2"
La transfomation radicale des coordonnés temporelles des représentations littéraires dans
le roman. 3" Une nouvelle zone de structuration des représentations littéraires dans le
qu'avec deux textes bakhtiniens (les livres sur Dostoïevski et Rabelais). Ensuite, Kristeva elle-
même affirme avoir eu un projet bien particulier par rapport à Bakhtine:
Mon idée consistait d'abord à indiquer son existence et a le situer dans le contexte
français. Ii fallait donc l'interpréter à partir de ce contexte fiançais, le rendre
lisible aux Français. Ce qui peut être considéré comme une faiblesse, parce que
cette démarche donne un Bakhtine traduit et accommodé au regard français.
(Thomson, "Entretien" 19).
Elle précise que, i'esprit critique français étant 'Yorgé par la linguistique et la psychanaiyse," il
"s'agissait de traduire Bakhtine dans ce langage-là" (21). II n'est donc guère surprenant que le
Bakhtine qui se dégage chez elle soit un Bakhtine plutôt structuraliste, le côté socio-historique de
sa pensée n'ayant pas mérité la même attention que le côté analytique.
roman:une zone de contact maximum avec le présent (la contemporanéité) dans son
aspect inachevé. (448)
La temporalité figure donc dans deux des trois particularités romanesques qu'observe Bakhtine.
Or, nous avons déjà remarqué Ia présence d'une réflexion sur le temps dans l'élaboration du
concept de plurilinguisme, et nous avons aussi signalé un lien entre le dialogisme et le concept de
chronotope. Dans "Récit épique et roman," dont Le sous-titre est d'ailIeurs "Méthodologie de
contraste avec celle du genre épique.' L'épopée puise pour sa matière dans le passé héroïque et
absolu, dans la légende et non dans l'expérience individuelle. Les formes littéraires de
l'Antiquité et du Moyen Age manquent de relativité temporelle: le passé n'est nullement rattaché
au présent, et il est sans conséquences pour le présent. Puisque passée, la temporalité de l'épopée
est figée, pour ainsi dire, morte: "Dans le monde épique il n'y a point place pour l'inachevé,
à petit, un changement dans la présentation du temps a provoqué, selon Bakhtine, une rupture
Georges Lukics, écrivant a la même époque (1920), adopte une approche semblable
dans sa.- D m le chapitre "Epopée et roman," Lukks déclare, "Le roman est
l'&pop&d'un temps ou la totalité extensive de la vie n'est plus donnée de manière immédiate,
d'un temps pour lequel l'immaaence du sens A la vie est devenue problème mais qui, néanmoins,
n'a pas cessé de viser la totalité" (49). Cette idée d'"immanencen pourrait trouver son correlât
dans les écrits de Bakhtine sur la "contemporandité" du r o m En fait, Bakhtine avait
commencé à traduire L a en 1924, mais il a abandonné le projet (Clark et
Holquist, M i k m 99). Ceci dit, il y a plusieurs différences importantes entre l'histoire
du genre romanesque proposée par Lukacs et celle proposée par BakhGne, qui sont bien
présentées par Holquist 73-78). Nous ne citons ici que Ies suivantes: pour Lukacs, la
transition entre épique et roman est irréversible, tandis que chez Bakhtine il y a un va-et-vient
entre genres; la théorie du genre romanesque de Lukacs tourne autour de l'unité et de la
singuiaritéde Ia prise de conscience de i'homme, tandis que chez Bakhtine c'est la pluraiité.qui
prime. (c.E, Emerson, "Outer Word" 33-35.) Voir aussi Galin Tihanov 'Bakhtin, L&cs and
German Romanticism."
73
L'analyse des différences entre l'épopée et le roman ne s'arrête pas là, car Bakhtine
aborde une description détaillée de la présentation du temps dans ces deux genres. Nous voulons
souligner le nouveau type de coordonnée ternporelIe présentée daus le roman: elle n'est pas
forcement liée au passé mythique; elle établit une "zone de contact'' avec le présent, zone qui est
particulière au genre rornaaesque. Pour citer Bakhtine encore une fois, "L'expérience, la
connaissance et la pratique (le futur) définissent le roman" (451). Ce regard porté vers l'avenir,
roman, soutenant qu'il existe un échange producteur entre ces deux genres diaméûaiement
stricte division dans sa façon de décrire la temporalité des deux genres. Par exemple, en voyant
des similarités dans la présentation du temps chez Homère (l'auteur épique par excellence) et
Bakhtine compare le temps épique au temps folklorique, un rapprochement qui semble nier la
distinction entre les deux (Falconer 263, elle se réfère à un passage dans "Formes du temps"
361). D'après Falconer, cette confusion résulte du fait que L'épopée n'est pas, comme le prétend
Bakhtine, un genre divorcé du temps présent et de l'avenir, genre exclusivement en contact avec
le pas&. Dans des anaiyses textuelles de quelques passages épiques tirés d'Homère, de Virgile et
74
de Milton, Faiconer réussit à faire ressortir un "chronotope épique," et à montrer que "no epic
sense of the 'pastness of the past' [trait principal de la temporalité épique]" (256). Elle souhaite
en particulier s'opposer à l'idée selon laquelle l'épopée serait un genre qui "ne connaît qu'une
seule et unique conception du monde, 'toute faite"' ("Récit épique" 468, cité dans Faiconer 261).
Falconer montre d'une façon convaincante que l'épopée peut manifester un "côté subversif'
(261): "Epic is a genre that makes us conscious of the way a sense of personal and public identity
can never be finished and complete, because the past fiorn which these identities derive is
Pour sa part, dans une communication récente présentée lors du neuvième Colloque
International sur Bakhiine (Berlin 1999)' Tihanov a fait remarquer que la distinction que propose
Bakhtine entre l'épopée et le roman se trouve uniquement dans "Récit épique," tandis qu'ailleurs
dans ses écrits nous constatons une assunilaiion des deux genres, par exemple, dans l'étude du
héros rabelaisien comme un héros "épique," nous explique T i o v , et après avoir publié son
liwe sur Rabelais il a abandonné son projet sur les origines du genres romaneque. A partir de ces
données, T i o v a élaboré une théorie du rapport entre l'épopée et le roman qui repose sur un
parfaite synthèse des deux genres, dans le sens où, tout en présentant une conception du monde
en train de "devenir," il repose aussi sur la tradition épique, mettant en valeur un temps passé (et
non présent) et des histoires traditionnelles (et non l'expérience quotidienne des Iecteurs) dont
tout le monde connaissait la fin (ce qui dément la célèbre qualité 'inachevée' du roman, tant
appréciée par Bakhtine). Tihanov souligne le fait que le carnaval, qui revient chaque année à la
même époque et qui suit ses propres règles, effectue la préservation de la tradition (trait épique)
en même temps qu'il le subvertit (trait romanesque). Le camaval se voit ainsi comme un
était pour nous du plus grand intérêt, car nous souhaitons dans cette thèse examiner le rapport
entre la tradition et la subversion en ce qui concerne ia formation des genres. A notre sens, la
synthèse qui s'opêre n'est pas celle de l'épopée et du roman, mais celle des concepts de
chronotope et de carnaval; c'est-a-die que nous abordons cette question à partir des mécanismes
de la création des genres et non à partir des genres eux-mêmes, étant d'accord avec Falconer pour
qui ''the central importance of the chronotope in Bakhtin's definition of genre necessitates a
close, indeed a contingent relation between epic, novel and romance" (255). Nous reviendrons
plus tard dans ce chapitre à cette question de l'interaction et de l'interdépendance des genres en
examinant le rapport entre les concepts de chronotope et de carnaval. Les mêmes questions
Jusqu'ici, nous avons parié seulement du temps et non pas de l'espace dans le roman. Ce
n'est pas que l'espace romanesque ne figure pas dans les écrits de Bakhtine. Au contraire, nous
avons déjà vu que la période des écrits philosophiques est marquée par des réflexions concernant
non seulement la présentation du temps mais aussi de l'espace dans I'oewre littéraire,
poétique de Dostbievs& contient une des premières définitions du genre romanesque proposées
par Bakhtine, définition qui ressembie beaucoup à celle des oeuvres datant des années 1940 que
nous avons évoquées plus haut. A vrai dire, Bakhtine n'a pas encore assimilé les genres "de
transition" au roman; il ne parle ici que des "genres du comique-sérieux," qui se rattachent aux
genres populaires folkloriquesp r o b k 125). Selon Bakhtine, ces genres présentent une
"gctualité vivante" dans une "zone de contact immédiat, familier même et grossier, avec les
de "la multiplicité délibérée de styles et la diversité de voix" (127). Le livre sur Dostoïevski
des genres littéraires qui mène à l'étude de Dostoïevski afin de le contextualiser a l'intérieur de
l'histoire du genre romanesque. Nous avons déjà vu ce terme dans le sous-titre de "Formes da
temps." Il convient de remarquer deux autres aspects de l'oeuvre sur Dostoïevski: la discussion
du "caniaval"qui s'y trouve, discussion qui revient dans le livre sur Rabelais et dans I'étude sur
Dostoievski. Chez Dostoïevski, il s'agit, en gros, d'une nouvelle straegie pratiquée par i'auteur
pour donner un maximum de Iïberté et de volonté a ses personnages tout en refusant de cerner
Lui qui décide du sort de ses personnages. Mais il s'agit plutôt d'un effet produit par la narration,
effet que Bakhtine compare au fonctionnent du monde d'Einstein dans un passage que nous
avons cité dans notre premier chapitre Cproblèmes 22). L'auteur polyphonique cède son point de
perspectives.6
Notons que Bakhtine parle lui-même de la superposition de Voix" dans un sed texte
lorque'il propose une définition de la polyphonie. Pour lui, le terme "polyphonie" dérive d'une
parle des "voix," nous situons le concept de polyphonie par rapport à notre intérêt particulier: Ia
spatio-temporalité dans la pensée balchhienne. Nous ne sommes pas sede à avoir recours à
l'espace et au temps pour concevoir la polyphonie. Dans un article traitant des métaphores
musicales (telles la polyphonie, la voix et L'accent) chez Bakhtine,Anthony Wall soutient que Le
critique russe n'emploie que des images qui "véhiculent à la fois des notions d'espace et de
temps" ("Apprendre à écouter" 71). Ce sont des "métaphores 'chronotopiques"' (71) qui
impliquent:
Pour un résumé du concept de polyphonie, ainsi qu'une discussion des différences entre
la polyphonie et le plurilinguisme, voir Morson et Emerson, 'Tolyphony: Authoring a Hero,"
Q&QQ23 1-268; voir aussi Emerson, "Polyphony, Dailogism, Dostoevsky," Hundred 125-1 61.
discordantes que nous entendons lors de la lecture. La lecture est, elle aussi, un
mouvement exploratoire dans le temps et l'espace littéraire. (72, note omise)
Dans son livre Narrative and Freedom, Morson propose une nouvelle théorie de la temporalité
romanesque fondée sur la notion de 'side-shadowing' (qu'il faut distinguer de celle de
'foreshadowing'). Morson définit la polyphonie comme "an attempt to synchronize two different
temps de l'auteur est perçu comme étant 'après' celui des personnages car l'auteur décrit l'action
polyphonique, l'auteur réussit à effacer cette postériorité au profit d'un effet de synchronie-
comme si l'auteur découvrait les événements en même temps que les personnages. En fait,
Morson soutient que l'effet polyphonique implique une triple synchronie: du temps des
personnages, de l'auteur, et des lecteurs, qui ressentent cette synchronie avec une dose
d'incertitude face au sort des personnages (autrement dit, les lecteurs n'ont pas l'impression que
le destin des personnages est prédéterminé) (101-4). Comme nous le verrons, Bakhtine souligne
une telle synchronie dans la présentation de l'espace et du temps opérée par Dostoïevski au
niveau des déictiques, Pour Morson, l'effet de synchronie que crée Dostoïevski est novateur
mais limité, dans le sens oh il nie la continuité historique, surtout en ce qui concerne les
personnages. Morson remarque que Ies personnages de Dostoïevski ne se rappellent leur passé
que quand il affecte directement leur présent (par exemple, le souvenir d'un crime), et qu'ils
n'évoluent pas dans le temps (106). De cette façon, la poIyphoaie s'avère être une
d'un concept plus apte à rendre compte de L'historicité (à l'intérieur d'un roman particulier aussi
79
bien que vis-&-vis du déveioppement du genre): le chronotope? il est intéressant de noter que
Morson donne le titre ''Wisdom of the Chronotope" à son exposition de ce concept bakhtinien et
qu'il insiste sur la richesse conceptuelle du chronotope par rapport à la polyphonie. De même,
(Université de Toronto, 27 janvier 1998), Emerson a suggéré que le chronotope est un concept
beaucoup plus intéressant et plus pertinent a I'analyse textuelle que celui de La polyphonie, tandis
que L p e Pearce voit ce concept comme le complément de cette dernière (67). Nous voudrions
suggérer que, dans son exposition du concept de polyphonie, Bakhtine avait dPjà une conception
les commentaires de Bakhtine sur la présentation de l'espace et du temps chez Dosto'ievski, afin
de voir si ce texte pourrait nous éclairer quelque peu sur la genèse du concept de chronotope dans
Selon Bakhtine, c'est l'espace, et non le temps, qui est l'élément primordial chez
Dostoïevski: "Ii voyait et pensait son monde essentiellementdans l'espace et non dans le temps"
v r o b l m 37). Un peu plus loin, Bakhtine précise, 'Qémêler le monde signifiait pour lui
penser tous ses contenus comme simultanés et muver l e m intedations au sein d un mornent
* ?
(37). La temporalité chez Dostoïevski est fondée sur l'idée de la '%oexistence" (40)-Ia
simultanéitéde l'expérience de ses personnages dans leurs espaces respectifs. Ce qui commence
par une analyse de l'espace chez Dostoïevski cède à la présentation du temps, et, éventuellement,
Selon Bakhtine, le "moment unique" que privilégie Dostoïevski peut s'exprimer dans
une image spatiale. En décrivant le style de cet auteur qui ''aflhe l'indépendance, la liberté
Ce grand dialogue est chez Dostoïevski organisé littérairement comme {out non
d'une vie se tenant elle-même sur le seuil. (76)
A plusieurs reprises Bakhtine nipète que Dostoïevski présente la vie au moment d'une crise, où
l'homme est "sur le seuil," faisant face à une décision ou à une rupture dans sa vie (74'88). S'il
s'agissait de déceler l'origine de cette notion de la vie "sur le seuil," nous signalerions Ie passage
dans le livre sur Dostoïevski où Bakhtine parle de L'Ane d'or d'Apulée (1 57). Avant sa
transformation en âne, Lucius "tue" trois hommes sur le seuil de la maison de son hôte, Milo.
Lucius est ensuite jugé dans un prétendu tribunal, qui n'est qu'une ruse pour animer la fête du
rire. A vrai dire, les trois hommes n'étaient que des outres de vin, animées par les incantations
de la femme de Milo. (Apulée, -hose Livre II xxxii-Livre iiI xxv, 57-81). Parmi toutes
les aventures racontées par Lucius, cet épisode est notable puisqu'il constitue un tournant dans sa
vie: c'est son premier contact avec ta magie noire qui le transformera en âne. Ce passage montre
que Lucius est figurativement "sur un seuil" dans I'évolution de sa vie: iI est sur le point de subir
une transformation radicale. En même temps, ce premier contact avec les forces qui produiront
cette ttansformation a lieu, littéralement, "sur le seuil" de la maison. Nous assistons ici au
chevauchement d'un thème (celui de la métamorphose) identifié par l'analyse iittéraire et d'une
Chez Dostoïevski aussi, le seuil ne fonctionne pas sedement comme métaphore pour
81
décrire la transition; il est aussi littéraiement un lieu privilégié de son oeuvre. Nous nous
permettons ici de citer assez longuement Bakhtine afin de montrer comment le seuil fonctionne
comme métaphore dans l'analyse littéraire aussi bien que comme Lieu de représentation dans
l'oeuvre littéraire:
Notons l'emploi des termes "point" et "seuil." Les deux termes sont plus ou moins
privilégiées par Dostoïevski d'abord vis-à-vis du temps (le personnage est 'sur le point' de faire
quelque chose), ensuite vis-à-vis de l'espace (le personnage est 'sur le seuil' faisant face à un
changement). A plusieurs reprises, Bakhtine souligne que le temps présenté est sorti du temps
biographique. Ici, le temps semble s'étendre, s'être figé en attendant la décision, la rupture, la
crise (202-03). C'est la deuxième fois dans l'oeuvre de Bakhtine que nous voyons un espace
particulier (le seuil) associé à un temps particulier (un moment de changement), la premikre étant
dans Toward W o s o p h r of the Act où Bakhtine fait l'analyse spatio-temporelle d'un poème
(65-75). De cette association (seuil et changement) est né le chronotope. Or, l'un des
Nous voyons dans l'oeuvre sur Dostoïevski la naissance d'un concept qui manque de nom. La
terminologie de Bakhtine ici reste assez vague. Dans un passage sur Les Frère5 -K
Bakhtine déclare,
Encore une fois, soulignons l'emploi du mot "point," car Bakhtine semble suggérer un concept
qui associera un espace à un type de temps. QueIques années plus tard, ce "point" spatio-
W . Le Carnaval et le chronotope
Bakhtine explicite le rôle du carnaval dans la formation du genre romanesque dans trois
roman" (qui contient une section sur Ie chronotope rabelaisien), et I.'Oeuvre de Francois
nous examinerons a présent. Comme dans le cas des deux autres ouvrages, dans le livre sur
Rabelais, Baldithe propose encore une fois un projet à deux faces: ''Notre étude, essentiellement
historico-littéraire, est en même temps assez étroitement liée aux problèmes de la poétique à
travers l'histoire" (Rabelais 126). C'est-à-dire que Bakhtine fait non seulement une analyse
assez détaillée de I'oeuvre de Rabelais, mais qu'il essaie de contexnialisercette oeuvre dans le
cadre des formes humoristiques de son époque; en même temps, iI vise une explication de Ia
manière dont Rabelais représente son époque pour son lecteur. Le projet comprend encore un
manifestations du rire s'opposait à la cdture officielle, au ton sérieux, religieux et féodal" (12)-
Nous avons donc affaire à deux conceptions du monde différentes: la première sanctionnée par
les institutions au pouvoir (i'Eglise, les seigneurs), la deuxième qui essaie de renverser la
Tout est, pour ainsi dire, fixe par un barreau particulier et prédéterminé de cette "échelle
cosmique." C'est pour cette raison que la notion de l'éternel est valorisée:
Considérons d'abord comment Ie caniavai arrive a d6tniire cette topographie verticale et ensuite
comment ii met l'accent sur le mouvement horizontal, autrement dit, comment il vaIorise
Lors des Etes et des carnavals, la hierarchisation sociale se trouve ébranlée. Le carnaval
"da aucune hntière car Ia fête sut la pIace publique fait aussi irruption dans d'autres
endroits (15). Les jours de Ete témoignent du contact libre entre diverses classes sur Ia place
publique, contact qui permet
Sur la place publique, l'individu côtoie les autres, et perd la singularité de son corps pour se
joindre à la foule joyeuse (255,3 15). En même temps que "-de ressent son unité et sa
l'échelle cosmique (grâce aux farces qui parodient les rites religieux et renversent la hiérarchie
sociale), pour entrer en contact avec le monde terrestre. L'homme fait partie non d'une
organisation cosmique, mais d'une réalité matérielle, fêtée par les banquets, et par ce que nous
allons appeler la ''liberté scatologique," que ce soit dans les jurons, ou dans des rites
carnavalesques qui incorporent carrément des excréments (224). Le camaval céIèbre le corps
grotesque et ses parties (les orifices, le phallus) impliquées dans les besoins et les fonctions
matériaux: manger, boire, déféquer, procréer. Selon Bakhtine, ce lien carnavalesque entre
l'homme et son environnement produit des descriptions de l'espace terrestre qui sont déterminées
par le vocabulaire corporel: "Comme dans le corps grotesque, il n'y a pas de surfaces closes,
mais uniquement des profondeurs et hauteurs" (395). Le camaval renverse ainsi la topographie
Une fois que Ia verticale n'est plus valorisée, que l'homme n'est plus contraint et figé
dans sa position immuable dans la topographie médiévale. Le rapport entre l'homme et le temps
change également. Bakhtine décrit les fêtes médiévales à l'aide du dieu Janus. Le visage des
Etes religieuses et officielles est orienté vers le passk et la préservation du tableau du monde
85
hiérarchique. Le visage des Etes camavdesques populaires est orienté vers l'avenir. Le carnaval
qui appuient l'idée de l'immuabilité de la condition humaine. Selon Bakhtine, cette prise de
conscience a franchi deux étapes: dans la première, on reconnaissait deux moments temporels-le
début et la fin; et dans la deuxième, on prenait conscience de la nature cyclique non seulement du
temps agricole (l'alternance des saisons), mais aussi de la nature cyclique de la vie humaine et de
la société même (34). Ce n'était plus L'immuable qui était au sommet de l'échelle cosmique,
mais l'homme lui-même, qui trouvait son immortalité dans la procréation. De plus, la condition
humaine n'était plus considérée comme fixe, mais plutôt comme quelque chose qui pouvait
historique (34). Au coeur de cette transformation radicale dans la façon de concevoir le monde
se trouve la valorisation du corps humain qui est a La base des rites carnavalesques. Bakhtine
établi, et un principe régénérateur qui t o m e son regard vers l'avenir prometteur de l'homme, La
liberté carnavalesque met en question la nature absolue du monde car, selon Bakhtine, "Dans cet
5t de la vérité dominante" (256). Cette idée de la relativité est très importante pour le concept du
chronotope. Au lieu de concevoir un type d'espace (la verticale) et un type de temps (l'éternel),
l'homme prend conscience de la multiplicité des espaces et des cadres temporels. Il n'y a pas de
perspective privilégiée, mais une variété de perspectives-ce que Bakhtine appelle des "oints,"
Bakhtine constate l'effet libérateur du carnaval et son rôle important dans une nouvelle
conception de l'espace et du temps, conception qui se trouve, bien sûr, reflétée dans la littérature.
"Formes du temps" aborde cette relation entre l'espace, le temps et le carnaval dans une
section intitulée "Le Chronotope de Rabelais" (le seul chronotope à porter le nom de l'auteur qui
La' inauguré); Bakhtine voit chez l'auteur Erançais le meilleur exemple du genre romanesque en
transition, ainsi que la création d'un nouveau chronotope: "Ici il s'agit du lien singulier de
Bien que le chronotope en tant que tel ne figure pas dans le livre sur Rabelais, nous y
remarquons quand même quelques références au concept. Le mot "chronotopique" apparaît en
fait m i s fois dans la traduction fiançaise du livre (408,409,412). Nous avons vérifié Ies
passages en question afin de voir si Bakhtine lui-même emploie le terme. Bakhtine décrit Ie
principe destnicteur que nous venons d'exposer dans la tournure ' ~ o ~ ~ ~ a m m e ~ ~ p - ~ ~ e
DoRoTomecKoe OT&D.('&'- 448), rendue dans la traduction française par Ia phrase "la
ndgation chronotopique spatiaie et temporelle" (408). Nous n'arrivons pas a expIiquer l'evidente
redondance de cette tournure. La traductrice de la version angIaise supprime toute référence au
chronotope dans ce passage, optant pour "negation in time and space" his WorId
41 11, ou bien la forme composée, "the time-space form of negation" (412).
87
est, pour ainsi dire, grandiose, L'actionse déroule dans de vastes espaces, à ciel ouvert,
témoignant ainsi d'une corrélation entre ce qui se passe dans le récit et le cadre spatio-temporel
du récit. Bakhtine résume cela par la déclaration: "La catégorie de la croissance, de la croissance
véritable, spatio-temporelle, est l'une des catégories fondamentales du monde rabelaisien" (3 14).
Cette ouverture vers un monde détenant un potentiel humain illimité s'oppose directement au
monde clos de la hiérarchie féodale soutenu par t7EgIise,et montre une "confiance
cette suprématie de l'au-deIl le romancier brise les conventions du spirituel au profit du corporel
et de l'inattendu.
pourrait se demander si l'étude assez détaillée de l'oeuvre de RabeIais dans "Formes du temps"
ne devrait pas faire plutôt partie du travail sur Rabelais, et non de celui sur ie chronotope+
Bakhtine consacre une quarantaine de pages a une présentation de sept séries thématiques (le
comment eues s'entrecroisent. II est vrai que cette association Libre de Ia part de RabeIais aide à
briser les conventions et à opposer le monde charnel au monde de l'au-delà, mais tout
thèmes. De tous ces thémes, celui de la mort est Ie p h important en ce qui concerne h
eile met Çi à cette série. Par contre, la mort chez Rabelais est présentée comme un élément
Ce n'est que vers la fin de cette partie de l'étude que Bakhtine explique la raison pour
Nous abordons maintenant la manière dont la littérature reflète la culture d'où elle jaillit; or, dans
l'oeuvre de Rabelais nous sommes censés repérer les vérités sur la perception du temps par
l'homme a l'époque de la Renaissance? Comme nous l'avons déjà remarqué, dans Ia conception
médiévale du monde, le temps historique n'est rien par rapport à L'extra-temporel (Dieu).
Bakhtine le voit comme un temps destructeur, car il ne jette pas de regard sur l'avenir, Chez
Rabelais, Bakhtine voit un changement. Il voit chez lui la création d'un chronotope qui permet
de "relier la vie réelle (l'Histoire) à la terre réelle,'' c'est-à-dire, un "temps constnictif' axé vers
t'avenir (3 50).
Quel est le rapport entre les deux ouvrages, Rabelaiset "Formes du temps," datant de la
même &poque,oh Bakhtine traite de l'oeuvre de Rabelais? Autrement dit, quel est le rapport
Dans Richd
Berrong s'en prend au ttavaii de Bakhtine sur Rabelais. Selon Berrong, Bakhtine aurait mal
représenté la culture de la Renaissance7dans laquelIe iI n'y avait pas de dichotomie nette entre la
culture officielle et la culture populaire. De plus, la notion même de cuIture érudite et officielle
est contestabIe dans le cadre de Ia Renaissance. De cette façon, d'après les critères de Ia
recherche historique de nos jours, les afnrmations de Bakhtine au sujet de l'homme de la
Renaissance sont naïves sinon incorrectes, et sa lecture de Rabelais est sans intérèt (voir en
particulier Ia deuxième partie du livre, qui présente une étude détaillée de Ia façon dont Bakhtine
lit Rabelais, 17-101).
entre les concepts de carnaval et de chronotope? Tout d'abord, il faudrait noter que la plupart des
critiques laissent de côté le chronotope rabelaisien. Clark et Holquist, dans leur livre m a i l
Dans leur livre, Morson et Emerson suggèrent que la partie de l'étude du chronotope consacrée a
Rabelais fonctionne comme une sorte de transition entre une théorie du roman et une théorie du
carnavalesque. Ils prétendent que ces deux textes présentent deux images différentes du
m a v a l , Selon Morson et Emerson, le carnaval dans "Formes du temps" vise à mettre l'homme
et les expériences de l'homme au centre d'une vision du monde; le chronotope rabelaisien est la
manifestation de cette tentative qui est plutôt positive, et qui a une tendance organisatrice
( C r e a w 440). ils constatent ensuite que le carnaval, tel que présenté dans le livre sur Rabelais,
valeur est divorcée d'un cadre temporel particulier, le temps historique n'a aucune importance, et
l'espace n'est que fantastique.1° A la fin de leur discussion, le chronotope rabelaisien est
caractérisé comme "humaniste," tandis que le carnaval dans le livre sur Rabelais est "anti-
humaniste" (441).
Nous ne pouvons pas accepter cette division nette entre cbronotope et carnaval. Comme
nous l'avons expliqué dans notre résumé du livre sur Rabelais, il nous semble que le carnaval zst
c'Bakhtin's second set of ideas about carnival, investigated at length mainly in PabeIais
& His W o r u is essentialiy 'antichronotopic.' In Rabelais and the folklore he imbibed, value is
divorced fiom any specific time-fiame, real history is not registered, and space becornes rnerely
'
fmtasticY 440).
90
dire que ce temps est si vague et si vaste qu'il n'est pas en soi un temps particulier. Nous
soutenons qu'il est en fait un temps particulier par rapport à i'idée de l'échelle cosmique, et que
c'est en fait la multiplicité des temps humains qui prime-le fait qu'il a une pluralité de
l'homme, la possibilité de s'améliorer, la continuité garantie par les générations futures-est aussi
vaiorisé. De même, l'espace est aussi pIus concret qu'on ne le pense, c'est l'espace terrestre et
actuel de l'homme. Encore une fois, il ne faut pas confondre la multiplicité des espaces
particuliers avec l'idée d'un espace abstrait, divorcé de la vie réelle. Même si, dans son livre sur
moments historiques) et qui détermine ainsi des sous-genres romanesques (un processus que
Nous avons choisi de nous concentrer sur te concept de carnaval seulement par rapport
a la spatio-temporaiité- Voir "Carnival: Open-ended Bodies and Anacbronistic Histories," Ie
quatri&mechapitre du Livre récent d'Emerson, pour une discussion de diverses façons de
considérer ce qui s'avère êûe l'un des concepts bakhtiniens les plus importants et les plus
contestés 162-206).
91
des genres '~fficiels.''~Cela dit, ces deux façons de considérer le développement du genre
proposer. D'une part, le chronotope représente la continuité: les modèles spatio-temporels qui se
répètent. D'autre part, ces modéles sont toujours sujets au changement: le chronotope des
aventures cède au chronotope de la métamorphose et ainsi de suite- C'est ainsi que Neffaffmne
processus contradictoire, soutenant qu'elle pennet de voir Ies changements les plus petits dans la
société et ta façon dont ces changement sont reflétés dans le discours romanesque. 11situe sa
discussion par rapport aux théories mathématiques de l'humour (de John Allen PauIos et
d'Arthur Koestler), et rend compte ainsi de l'importance accordée au chronotope rabelaisien dans
"Formes du temps":
Since Bakhtin argues that such patterns of semantic oscillation have been rdected
and expressed most potently in the novel and that the novelistic art of Rabelais is
the finest example of chronotopic dialogism, he attributes overwhelming
importance to the Rabelaisian chronotope. (97)
(98), même si, assez curieusement, il ne renvoie pas directement au concept de camaval-
omission étonnante puisque Ie carnava! semblerait évoquer cet ébranlement de l'ordre décrit par
la théorie de la catastrophe.
Neff n'est pas le seul a faire appel à d'autres théories scientifiques [à part celle de la
relativitt) pour compléter le concept de chronotope. Janice Best fait de même en évoquant le
concept d'entropie, qu'elle définit comme "la mécanique de la débâcle" C'Dégradation" 484).
Pour Best, le terme d'entropie désigne un principe de désordre ou de déséquilibre, et pourrait ètre
employé pur expliquer le bon ou le mauvais fonctionnement du récit (488). Elle juxtapose les
modèles chronotopique et entropique afin de pouvoir parler du texte à la fois comme système
ouvert (ie chronotope comprend des relations entre texte et contexte) et comme système clos
(l'entropie fonctionne à l'intérieur du texte) (484). Comme dans le cas de la catastrophe, nous
conventions littéraires (par exemple, par la parodie générique) ou I'emploi du langage non-
destructeur (la déstabiisation de l'ordre établi) absi qu'un principe régénérateur (la possibiIité
mettre £inà l'ordre étabb il le Et tout en préservant et en imitant les stnictures et les nonnes de
93
cet ordre. Le carnaval dépend de la tradition qu'il cherche à renverser: il n'a lieu qu'à des
périodes précises, déterminées par Ia culture "officielle" (il n'y a pas d'irruptions carnavalesques
inattendues); il ne se passe pas de hiérarchie, et ne crée pas sa propre hiérarchie non plus, il
reprend plutôt les structures sociales existantes en couronnant un "roi bouffon"; il ne crée pas ses
propres rites mais imite et déforme les rîtes religieux. ii est vrai qu'il s'agit toujours d'actes de
travestissement et de parodie, mais en même temps que le carnaval déforme divers aspects de La
société, il les préserve; la parodie ne fonctionne que quand nous décelons la "source" parodiée,
que quand le travestissement préserve assez de t'original pour que nous puissions le reconnaître.
des formes génériques ainsi que la rupture dans la norme générique et la création de nouvelles
formes, Bien que Bakhtine parle de la naissance de nouveaux chronotopes, iI s'intéresse plus à
leur rapport au contexte socio-historique qu'au mécanisme qui permet leur formation. Pour
Bakhtine, il importe de savoir comment un chronotope littéraire reflète les conditions socio-
historiques qui déteignent sur la rédaction d'une oeuvre. Ce qui nous importe, c'est de
considérer la façon dont le roman moderne réanime les chronotopes ' W t i o ~ e l s "(ceux de
l'aventure, de l'idylle, etc., chronotopes que Bakhtine identifie même dans les oeuvres de
'i Antiquité) et comment de nouveaux chronotopes se forment. C'est ainsi que nous prétendons
qu'il faut considérer le chronotope et le carnaval daas le même cadre d'analyse. D'une part, nous
pouvons étudier comment les chronotopes d'un texte se conforment aux modèles spatio-
temporels génériques déjà existanîs, ce qui nous permettra de situer le texte dans une catégorie
94
générique tel le 'roman d'aventures.' D'autre part, nous pouvons considérer comment la parodie
l'analyse romanesque pour plusieurs raisons. Tout d'abord, comme nous avons pu le constater
en étudiant le livre sur Dostoïevski (et comme nous l'avons déjà vu dans notre premier chapitre à
faisait des lectures "chronotopiques" de textes. De plus, le chronotope n'est pas un concept isolé
dans l'oeuvre de Bakhtine, mais ii est né de sa réflexion sur l'esthétique, sur la spécificité
générique du roman, sur les innovations de Dosto!evski et de Rabelais. Bakhtine est loin d'être
un penseur systématique; dans ses écrits il se ripéte et se reprend. ii n'est donc guère surprenant
que nous trouvions des liens 6troits de parenté entre des concepts tels que la poIyphonie, le
(en particulier en ce qui concerne la juxtaposition de l'épopée et du roman), nous ne sommes pas
d'accord avec les critiques qui insistent sur l'impossibilité de réconcilier le chronotope et le
carnaval. En lisant Bakhtine, nous n'avons pas l'impression de prendre connaissance d'une série
de théories discrètes à propos du roman, mais plutôt de retrouver les mêmes préoccupations (au
fonctionaement romanesque, retenons deux aspects importants qui nous guideront dans nos
chronotopes au sein d'un seul texte afin de voir comment ce "dialogue de chronotopes"
contribue à notre compréhension du texte. Cet aspect dialogique revêtira une grande
importance dans notre lecture de m o i r e s d ' H a d a , où nous constatons une tension entre le
récit historique et le récit biographique, ainsi que dans JaN e où l'interaction des
chronotopes produit des effets inattendus. Ensuite, nous insisterons sur l'idée selon laquelle le
rupture dans la nonne générique. Lors de notre analyse de La Nausée. nous examinerons ce
processus en plus de détail, considérant ce texte non pas comme un roman "philosophique7'ou
Nausée réussit a la fois a réanimer et à déformer les conventions du roman réaliste, du roman
sentimental, et ainsi de suite. En étudiant JaJalorisie; nous verrons que ce "Nouveau Roman"
dans lequel on arrive a peine à identifier les personnages et à suivre "l'histoire" répond en fait
à nos attentes génériques pour garantir une certaine compréhension de Ia part des lecteurs.
Cela dit, ce texte crée aussi de nouveaux chronotopes en faisant écIater les conventions
Avant d'entamer nos lectures chronotopiques des trois romans, nous souhaitons élaborer
L'élément clef dans cette critique, c'est la notion de la temporalité de l'oeuvre littéraire. Dans le
seule domaine des études françaises nous trouvons bien des chercheurs (par exemple, Poulet,
Genette et Ricoeur) qui réévaluent les façons habituelles d'aborder l'oeuvre littéraire à partir de
la question de la temporalité romanesque. Avouons que notre propre intérêt pour le chronotope
résulte, en partie, de la sensibilisation a la question du temps romanesque qui nous est venue de
riche, nous sommes particulièrement frappé par les similarités entre les écrits de Bakhtine et ceux
Dans Temps et récit, Ricoeur évoque explicitement l'oeuvre de Bakhtine, critiquant sa notion de
roman polyphonique-une lecture de Bakhtine qui devrait attirer notre attention ne serait-ce que
par une absence hppante de toute référence au concept de chronotope, omission étonnante, étant
donné la préoccupation principale des deux critiques. Finalement, nous soutenons que le
chronotope de Bakhtine partage plusieurs traits de la tnpIe mimésis ricoeurienne, la plus grande
différence entre les deux concepts étant le rôle relatif qu'ils accordent à romanesque.
Selon David K. Danow, les écrits de Bakhtine sur le roman visent à établir "a broadiy applicable
poetics, or theory, of the novel," ce projet étant implicite dans l'étude "Formes du temps":
Bakhtin's concept of the chronotope points in this direction, since this time/space
mode1 is itself designed to elaborate the generative mechanisms by which
narratives exhibiting common structural features are produced in a particular ptace
at a certain historical moment. (Danow 44)
Ricoeur, nous espérons faire ressortir l'importance de l'espace dans une théorie bakhtinienne du
roman et dans la méthodologie d'andyse littéraire que nous pouvons élaborer à partir de cette
théorie.
plénitude temporelle
Bakhtine reproche aux approches structuralistes pour étudier la littérature d'être trop spécifiques,
d'être orientées vers le langage aux dépens d'autres aspects de t'oeuvre littéraire. Il vise à
critiquer ces approches Y partir d'une esthétique systématique et générale" (23). Cette théorie de
côté axiologique de l'oeuvre d'art. Ensuite, le matériau: littéralement ce dont l'oeuvre est faite-
stnicturalistes, qui se concentrent seulement sur l'aspect matériel de l'oeuvre (le langage), non
seulement n'arrivent pas à cerner la plénitude de la création littéraire, mais n'atteindront pas non
plus a une appréciation véritablement esthétique, se situant plutôt du côté d'une appréciation
98
linguistique de l'oeuvre (33). Une véritable théorie de l'esthétique rendrait compte du lien entre
le contenu, le matériau et la forme. Cette étude témoigne d'une volonté de la part de Bakhtine de
du langage, tandis que Bakhtine considère le langage non comme "un système de catégories
grammaticales abstraites," mais comme quelque chose d'"idéo1oei~ent sature comme une
sein d'une langue nationale unique, il existe une multiplicité de langages spécifiques,
diversification du langage comporte une dimension temporelle aussi bien que sociale:
Autrement dit, tous ces langages ne sont pas de simples collections de mots, mais des "points de
Selon Bakhtine, cette plénitude langagière ne se manifeste pas dans tous les genres de la
création Littéraire. Au contraire, dans certains genres comme la poésie, le langage apparaît
comme %ors de la vie courante, hors de L'Histoire" (151).' Le roman seul fait preuve d'une
'Notons que Bward a Philosouhy of the Act et 4cL'Auteuret le héros" ne partagent pas
ce mépris pour le genre poétique. Ce n'est que quand iI entame une étude du langage que
Bakhtine montre une préférence marquée pour le genre romanesque.
99
à divers degrés) un "idéolowy'(1 53). Puisque le roman est ie genre qui saisit le mieux le
exige une méthodotogie qui facilite "la révélation de son contexte social concret" (120). D'où
Cette critique de l'approche structuraliste nous rappelle les écrits de Paul Ricoeur. Dans
sémiotique est motivée par "l'ambition de fonder la pérennité de la fonction narrative sur des
rhgles de jeu soustraites a l'histoire" (TemDs LI: 59). Une autre objection formulée vis-à-vis de la
"-
entre l'approche anhistorique et l'approche historique pour étudier l'oeuvre littéraire peut se
linguistiques, à Ia dichotomie entre le code et le message. Ricoeur évoque Roland Barthes, qui
Cette déchronoIogisation trouble Ricoeur car iI y voit l'occultation du lien entre la narration et Ia
complexité de la configuration temporelle du récit: eles ne peuvent pas rendre compte de la mise
100
en intrigue (le rapport entre les événements pris individuellement et le tout de l'histoire qui se
construit dans le temps). Même la notion de diachronie ne se révèle pas assez complexe pou
rendre compte de la configuration du temps dans l'oeuvre littéraire, car la temporalité narrative
résiste a "la si@ chronoloe U: 93). C'est ainsi qu'il substitue au mot 'Yemps" celui
de "temporalisation," processus temporel qui incorpore délais, détours, suspense et ainsi de suite,
temporalisation à sa juste valeur, il faut considérer non seulement les éléments synchroniques qui
constituent un roman et leur organisation diachronique mais aussi ce que Ricoeur appelle
"l'expérience fictive du temps," définie comme "l'aspect temporel d'une expérience virtuelle de
Les similarités entre le projet de Ricoeur et celui de Bakhtine ne se limitent pas a leur
19). Autrement dit, il considère surtout les changements survenus dans l'histoire du roman qui
Ceta ressembIe à une version condensée du travail de Bakhtine, qui trace le développement du
genre romanesque non seulement à travers les changements dans la présentation du temps ("Récit
épique et roman"), mais aussi en examinant les divers chronotopes qui caractérisent Ie roman
mouvement de sédimentation (ia création d'un modèle normatif du roman) et de rupture (le refus
du modèle-reconnu comme rupture seulement parce qu'il ne correspond pas à la norme)
iI: 31). Bien que L'oeuvre de Bakhtine propose le même type de tension entre la norme et les
formes nouvelles (voir la discussion du chronotope et du carnaval dans notre troisième chapitre),
le critique russe ne met pas en question la viabilité de l'intrigue comme le fait Ricoeur. Ricoeur,
écrivant après l'avènement du Nouveau Roman, se demande si ce type de roman dans lequel on
temporelle, ne signale pas la mort de l'intrigue telle que nous la comprenons II: 19,4 1).
Ricoeur imagine une telle absence d'organisation temporelle en notant que rien
n'exclut que la m6tamorptiose de l'intrigue rencontre quelque part une borne au-
delà de laquelle on ne peut pius reconnattre le principe formel de configuration
temporelle qui fait de l'histoire racontée une histoire une et complète. (Tern~s11:
57)
Comme nous le verrons au cours de notre analyse de J J a l o u nous soutenons que même dans
ce Nouveau Roman il existe un "principe formel de configuration temporelle" que nous pouvons
Bakhtine. C'est seulement en notant que i'expérience fictive du temps ne peut se passer du
concept de point de vue que Ricoeur intcoduit L'espace dans son étude du roman. Tout récit
d'une expérience exige une perspective à partir de Iaquelle il est raconté. Ricoeur souiigne que
cette notion de perspective se compose d'un plan spatial et d'un plan temporel, et note la
102
prédominance de l'espace au niveau métaphorique puisque l'expression ''Wde vue" comporte
un indice spatial. il continue en notant que "La conduite du récit ne va pas sans une combinaison
temporelles multiples" (Tembs II: 179). A la différence de Bakhtine, Ricoeur n'insiste pas sur
l'interdépendance de l'espace et du temps. Cela dit, il faut rappeler que, comme Ricoeur,
Bakhtine semble donner un statut privilégié au temps au niveau de la narration, ce qui est mis en
évidence par le titre même de son étude sur le chronotope. En comparant les écrits des deux
chercheurs, nous venons à quel point l'espace est intégrai à la théorie de Bakhtine.
Ricoeur, il ne s'agit plus de combiner des perspectives, mais de combiner des voix, ce qui
comme une structure romanesque dans laquelle la voix narrative de I'auteur peut dialoguer avec
Ricoeur craint que le didogisme bakhtinien ne remplace sa notion de la mise en intrigue comme
observant que l'insistance du critique russe sur la coexistence et la superpositionde voix suggère
"L'émergence d'une forme dans laquelle l'espace tend à supplanter le temps" (Tem~s
II:184). Plus que le nouveau roman, le roman polyphonique semble contester l'importance de la
ii nous semble que cette méfiance est déplacée. Comme nous l'avons montré dans notre analyse
du livre sur Dostoïevski, la suppression de l'aspect temporel au profit de l'aspect spatial n'est
qu'une illusion: le passage auquel Ricoeur fait référence montre plutôt l'interdépendance de
l'espace et du temps dans la pensée de Bakhtine, l'espace étant toujours lié à une certaine
conceptualisation du temps (les moments de crise). Ricoeur essaie de neutraliser la menace que
constitue le concept de dialogue en notant que le roman polyphonique est gouverné par le
type particulier d'intrigue, il "constitue une maitnce d'intrigues" II:185). Selon Ricoeur,
c'est à cause de ce principe organisateur que Le roman polyphonique demeure dans le royaume de
"lamimésisd'action'' et ne devient pas "une sorte d'mtono donné à lire" (mII: 185). De
cette manière, Ricoeur contourne le problème du dialogue pour revenir à celui de la mise en
intrigue. Notons bien que Ricoeur souligne le côté normatif du carnaval que nous avons esquissé
'romanesques.'
104
etoù il se dit gêné par la distinction entre le récit épique et Le roman. Rappelons que
Bakhtine soutient que l'épopée présente une temporalité inaccessible à ses auditeurdiecteurs (le
passé légendaire), tandis que le roman se situe dans une temporalité accessible qui comprend le
présent et t o m e son regard vers I'avenir. Ricoeur se demande si cette différenciation entre récit
épique et roman ne rend pas vaine "une analyse comme la nôtre, qui prétend rassembler sous Ie
titre général de récit de fiction toutes les oeuvres qui, d'une manière ou d'une autre, vise a créer
.
une mimesis de l'actiqn" (TemDs II:290). Or, Ricoeur ne distingue pas entre diverses façons de
S .
temporelle, et tout son argument repose sur ce trait commun. C'est ainsi qu'il souligne la
L'épopée antique n'était pas moins que le roman moderne une critique des limites
de la culture contemporaine...Inversement, le roman moderne n'appartient à son
temps qu'au prix d'une autre sorte de distance, qui est ceHe de la fiction elle-
même. (- II:290)
Ricoeur semble avoir anticipé les derniers développements dans les études baktitiniennes, le
passage cité cidessus appuyant la mise en question de cette distinction arbitraire entre L'épopée
dans Ie volume fiançais Fsthétiaue et théorie du roma. Nous savons que Ricoeur se sert de
l'édition angIaise car ii parle d'un recueil d'essais consacré à " ~ n a t t o dialo-
S .
n "-titre
105
provenant des éditeurs américains et non de Bakhtine lui-même. Or, a part l'étude "Récit épique
et roman," ce volume contient aussi l'étude sur Ie chronotope. Il est curieux que Ricoeur ne
commente pas un ouvrage qui aborde les problèmes mêmes qu'il souiève dans Temps et récit, h
Bakhtine accorde au chronotope et le concept de la triple mimesis décrit par Ricoeur dans Temas
et Réc&-concept qui articule le rapport entre le temps humain et le temps narratif. Mimèsis 1
entrons dans le royaume du texte (Temus 1: 127). Mimesis Lii renvoie à la transition entre le
monde du texte et ie monde du lecteur opérée par l'acte de lecture (Temps 1: 146). Il nous
semble que, dans le concept du chronotope, Bakhtine relie l'idée de la pré-compréhension a celle
de la mise en uitngue.
Dés le dkbut de l'étude sur le chnotope, Bakhtine insiste sur le fait que les diverses
présentations de l'espace et du temps dans la littérature ne signalent pas tout simplement des
refléter et traiter. ..des côtés connus de la réalité" (Tomes du temps" 237). Un peu plus loin, il
hales, Bakhtine souligne de nouveau le fait que le chronotope projette quelque chose qu'on ne
peut réduire à des catégories formelles de l'analyse littéraire: "Le chronotope détermine l'unité
artistique d'une oeuvre littéraire dans ses rapports avec la réalité" (384). Ce sont les références à
l'image de l'homme et au rapport entre l'oeuvre et la réalité qui nous suggèrent que la pré-
devient temps humain dans la mesure où on peut le raconter, et la narration est significative dans
la mesure où elle met en valeur l'expérience temporelle. Comme chez Ricoeur, nous voyons
chez Bakhtine une insistance sur la capacité de la narration d'assimiler le temps historique-d'ou
la critique bakhtinienne de Laokoon dans lequel Lessing ne pose pas "le problème de
l'assimilation du temps réel, autrement dit, de l'assimilation dans l'image poétique, de la réalité
historique" (392). Pour Bakhtine, le cbnotope devient le mécanisme par lequel on effectue
cette assimilation du temps par le récit. D'où le fait que le chronotope est comparable au concept
de la mise en intrigue. Bakhtine observe que Les chronotopes "se présentent comme les centres
organisateurs des principaux événements contenus dans le sujet du roman, dont les 'noeuds' se
Ricoeur, Bakhtine précise que l'espace devient le terrain de cette configuration du temps.
Prenant cette différence clef entre Ricoeur et Bakhtine comme point de départ, notre première
ricoeurienne" et une "approche bakhtinienne" pour rendre compte du statut générique ambigu de
ce texte.
Dans notre deuxième chapitre, nous avons signalé Ia confusion à l'tgard de l'importance
par rapport à celui de l'espace dans le concept de chnotope a alimenté tout un débat dans la
un compte rendu de -1
. . Rakhtin: The Cmk of a Prosaics ("Cleaning Up") Anthony Wall
et Clive Thomson reprochent aux auteurs du livre d'avoir mis en valeur la temporalité du
insistance sur la temporalité de la part de Bakhtine que nous venons d'exposer ("Imputations and
précisent leur objection, en disant qu'il y a deux versions du chronotope bakhtinien. Une
première, élaborée dans "Formes du Temps," qui fonctionne a l'intérieure du texte et s'applique
''what the literary text represents within its fictional worlds." De cette manière, ils soutiennent
que Morson et Emerson ont raison de déclarer que, pour Bakhtine, "'i n
the primary
Thomson soutiennent qu'il existe une deuxième version "plus puissante" du chronotope dans les
Nous sommes du même avis que Wall et Thomson. Ajoutons que cette deuxième
conception du chronotope se manifeste déjà dans les "Observations'* et qu'elle ne s'applique pas
seulement à celui qui représente (l'auteur), mais aussi à celui qui interprète (le lecteur). Dans le
passage des Carnets évoquk par Wall et Thomson, Bakhtine parle de la "Chronotopicité de la
temps dans l'oeuvre littéraire; dans ce cas, iI s'agit de la hiérarchisation des valeurs, dont nous
avons déjà parlé. Dans ce même passage, Bakhtine propose une hiérarchisation de chronotopes:
chronotopes s'y inspire des conditions socio-historiques à l'époque de la rédaction des oeuvres
en question. Bakhtine remonte au chronotope de l'auteur (qui n'est pas défuii en tant que tel)
pour établir un lien entre la réalitd et le chronotope de l'événement représenté. Même s'il y a une
ressembIance entre le chronotope de l'auteur et les chronotopes présentés dans son oeuvre, tes
deux ne coincident jamais. Bakhtine distingue entte l'événement raconté et l'acte de raconter-
deux événements qui "se déroulent à des moments différents (par leur durée, aussi) et en des
chronotopes représentés" (395); ce qui rappelle "L'Auteur et le héros" où Bakhtine insiste sur
chronotope du narrateur. Nous avons déjà fait remarquer un passage assez obscur dans "Formes
intermédiaire des tréteaux dans -1, et nous avons suggéré que ces chronotopes
manipuler le récit. Nous reviendrons a ce chronotope lors de notre analyse de la Jalousie texte
dans lequel la perspective narrative emprunte des conventions cinématographiques, créant ainsi
Voiià une conception de la fonction du chronotope bien éloignée de son emploi comme moyen
de classifier les sous-genres romanesques! Bakhtine semble en fait faire une distinction entre les
Le concept de chronotope s'élargit ici pour comprendre non seulement la combinaison formelle
de divers déictiques dans des unités qu'on peut facilement classifier (chronotope des aventures,
qui inclut des considérations philosophiques, sociales, historiques, etc. Il nous semble donc
qu'une analyse textuelle chronotopique dépasserait ainsi Ies bornes de I'analyse poétique et
générique (dans le sens de 'chronique du genre') de l'oeuvre littéraire pour cerner 1) l'interaction
complexe des genres au coeur des romans modernes, 2) la façon dont un véritable dialogue de
chronotopes peut éveiller nos horizons d'attente, y répondre et même les confondre en ce qui
concerne le statut générique d'un texte, et 3) ce que Ricoeur nomme I'expérience fictive du
temps et que nous définirons comme la concrétisation du temps dans l'espace romanesque.
avons touché au rôle de L'auteur dans la création artistique. Nous avons aussi suggéré qu'un des
d'une seule oeuvre, on peut parfois identifier plusieurs chronotopes: des chronotopes principaux;
organisateurs, et des chronotopes qui sont plutôt liés à un thème on à un motif précis, Parfois un
seul chronotope prédomine mais, selon Bakhtine, plusieurs chronotopes d'un seul roman peuvent
''coexister" dans une reIation "dialogique" ("Formes du temps" 393). Bakhtine poursuit cette
déclaration en la qualifiant de la façon qui suit:
celui de la narration (le chronotope intermidiaire) et B cehi de l'auteur (le cadre socio-historique
qui englobe la production textuelle) vient s'ajouter celui du jecteu~. Comment devons-nous
comprendre leur interaction dans ce dialogue en dehors de l'oeuvre? Nous examinerons cet
temporalité, quittant ainsi le domaine de la poétique littéraire pour entrer dans celui de
l'herméneutique.
concept de "grande temporalité." II soutient que d'habitude l'analyse littéraire "grouille dans
l'espace étriqué de la c'est à dire dans la contemporanéité, dans un passé
immédiat et dans un futur présumé-souhaité ou redouté," tendance contre laquelle il veut lutter
(Bakhtine, "Remarques7' 390). U plaide ainsi en faveur d'une méthodologie en études littéraires
qui rendra compte de l'historicité de L'oeuvre et ne se limite pas a l'expliquer dans le contexte de
Une oeuvre fait éclater les hntières de son temps, elle vit dans les siècles,
autrement dit, dans la -de et- et, ce faisant, il n'est pas rare que cette
vie (et c'est toujours vrai pour une grande oeuvre) soit plus intense et plus pleine
qu'aux temps de sa contemporanéité. ("Etudes littéraires aujourd'hui" 344)
Cet éclatement des frontières du temps pourrait s'exprimer dans le didogisme, car Bakhtine
définit la grande temporalité comme "le dialogue infini et inachevable ou nul sens ne meurt"
("Remarques" 392). Mais quel type d'oeuvre peut provoquer ce dialogue qui se déroule dans
l'histoire?
Il paraît que seules les "grandes oeuvres," celles qui ne s'inspirent pas strictement du
présent, sont en dialogue avec le passé ("Etudes" 344). Autrement dit, ce n'est pas n'importe
quelle oeuvre littéraire qui accède à la grande-temporalité; c'est seulement en présentant quelque
chose de plus riche que sa contemporanéitéqu'une oeuvre peut durer, A propos de combien de
livres, maintenant oubliés, pouvons-nous dire avec Bakhtine qu, "[tlout ce qui appartient
seulement au présent meurt avec lui" ("Etudes" 345)? Pour Bakhtine, cette capacité que tient
Une compréhension réciproque des siècles et des millénaires, des peuples, des
nations et des cultures, assure L'unité complexe de toute l'humanité, de toutes les
cultures humaines (l'unité complexe de la culture humaine), assure l'unité
complexe de la littérature de l'humanité. Tous ces faits ne se dévoilent que dans
la dimension de la et c'est la que toute image doit recevoir son
sens et sa valeur. ("Remarques" 390)
A notre avis, ce concept de grande temporalité est fortement imprégné d'un sens normatif dont
Bakhtine minimise l'importance. ii semble négliger le fait que des oeuvres peuvent accéder à la
grande temporalité et être canonisées afin de soutenir une quelconque position idéologique et
préserver Ie statiitauo. Autrement dit, cette unité cultureIle de l'humanité dont il parle peut être
"grande oeuvre." Encore une fois, nous nous retrouvons devant une certaine tension dans les
d'autres concepts bakhtiniens tels le chronotope et le camavai, Ia grande temporalité est marquée
par une profonde ambivalence: elle promeut une vision de la culture qui est préservée et
transmise 21 d'autres générations (et cette vision pourrait être une version monologique de la
culture reçue), mais elle o u m l'oeuvre littéraire à la possibilité de multiples interprétations dans
le temps au fiir et à mesure que chaque génération rencontre et essaie d'approprier l'oeuvre en
question.
contextes spatio-temporels de ses lecteurs, il décrit aussi une stratégie méthodologique qui
devrait nous guider dans notre interprétation des textes. Dans ses Carnets, Bakhtine loue les
interprétatif ("Carnets" 361). Comme dans le cas de la création liiidraire, la compréhension est
faite de deux moments distincts. Dans un premier moment, on s'identifie avec l'auteur d'un
texte et essaie de ie comprendre "à l'intérieur des limites de la compréhension qui lui était
propre"-ce qui n'est pas toujours évident et "nécessite généralement le recours à un matériau
considérable" (365). Cette identification n'est pas tout à fait suEsante car on ne doit pas oublier
sa propre place dans la culture. Dans un deuwéme temps, il faut donc "tirer parti de l'exotopie
temporelle et cuIturelle-inclure l'oeuvre dans son contexte a soi (étranger à l'auteur)" (365).
Dans "Les Etudes littdraires aujourd'hui", nous retrouvons cette même insistance sur Ie retour à
soi:
Qu'il faille s'implanter dans une culture étrangère, contempler le monde à travers
son regard, soit! C'est une phase indispensable dans la procédure de
compréhension d'une culture. Mais si la compréhension devait se réduire à cette
seule phase, elle n7ofEraitrien d'autre qu'un duplication de la culture donnée, et
elle ne comporterait rien de nouveau ou d'enrichissant. Une w ~ r é h e n s i o q
active ne renonce pas à elle-même, à sa propre place dans le temps, à sa propre
culture, et elle n'oublie rien. L'important dans l'acte de compréhension, c'est,
pour le comprenm ,sa propre g x o t e dans le temps, dans l'espace, dans la
culture-par rapport à ce qu'il veut comprendre. (348).
Dans "Formes du temps," Bakhtine esquissait déjà une herméneutique de la lecture qui
rendrait compte de l'interaction entre des horizons (pour emprunter un concept à Gadamer) de
l'auteur, du texte, et du lecteur. Dans le passage suivant, nous retrouvons une description du
texte qui rend compte de la spécificité du texte dans l'ici-maintenant du lecteur, de L'existence du
texte dans le temps (cf. la grande temporalité), et du texte en tant qu'énoncé produit par un être
humain:
Un texte nous est donné. Il occupe une place précise dans l'espace, ce qui veut
dire qu'il est localisé. Mais sa création, la connaissance que nous en avons, se
déroulent dans le temps. Le texte, en tant que tel, ne se présente pas comme mort:
que l'on parte de n'importe quel texte pour passer parfois par une longue suite de
chaînons intermédiaires, on parviendra, en fin de compte, h la voix humaine, on se
cognera, si l'on peut dire, à l'homme. ("Formes du temps" 393)
A la diffkrence d'autres hemdneutes, tels Gadamer et Ricoeur, Bakhtine fait preuve d'une
volonté de parler de i'auteur, admettant que le lecteur est souvent tente de l'imaginer, et
suggérant qu'une image de l'auteur ''véridique et approfondie" permet au lecteur "de comprendre
plus exactement, plus profondément l'oeuvre de cet auteur" (397). Il ne faut pas pour autant
penser que Bakhtine ne partage pas les mêmes rése~ationsméthodologiques que Gadamer et
Ce passage fait écho a u autres écrits de cette période de réflexion sur le processus interprétatif
dans le sens où Bakhtine se méfie de toute sorte d'assimilation hâtive: rappelons le passage des
Revenons aux mondes de l'auteur, du texte et du lecteur qui se trouvent "dans une action
réciproque constante" pareille i celle d'un "organisme vivant avec son milieu ambiant" ("Formes
infini et inachevabie ou nul sens ne meurt C'Observations" 391). Le chronotope créateur englobe
l'interaction des chnotopes de l'auteur, du texte et du lecteur, mais,à vrai dire, ce n'est pas le
chronotope engIobant qui nous importe, mais i'interaction de chronotopes qui fait ressortir les
pourquoi nous prétendons que le chronotope, au lieu d'être uniquement une catégorie formelle de
l'interaction des chronotopes de l'auteur, du texte et du lecteur qui est productrice de sens. Cette
multiplicité de chronotopes ainsi que leur interaction fait éclater les frontières du temps. Ce
dialogue chronotopique entre divers moments de l'histoire implique que L'oeuvre passe par
plusieurs siècles dans la 'grande temporalité.' De même, I'exotopie et les deux étapes de la
spatio-temporel de l'auteur et de s'y identifier, puis, afin de I'interpréter, de tenir compte de notre
contexte spatio-temporel et de ce que le texte nous dit dans L'actualité afin de l'interpréter. En
tenant compte de toutes ces notions, il devient possible de poçniler une herméneutique
bakhtinienne qui s'adresse à la production du sens dans l'oeuvre littéraire. Pour Michael
Gardiner, qui compare explicitement Bakhtine à Gadamer, à Ricoeur et à Habermas, les écrits du
réception, comparant i'exotopie bakhtinnienne ainsi que les divers rapports que postule Bakhtine
entre l'auteur, l'oeuvre et le Iecteur, aux théories de Roman Ingarden, Wolfgang Iser et Hans
l'avons montré plus haut, Bakhtine parle du fonctionnement chronotopique (l'interaction des
l'Histoire et de l'exotopie) de sorte qu'il évoque non seulement le cercle herméneutique mais
aussi la célèbre fusion d'horizons de Gadamer. il convient pourtant de noter que cet aspect du
concept de chronotope est peu développé dans les écrits du Bakhtine. Soulignons aussi le fait
que Bakhtine abordait le problème du texte littéraire surtout du point de vue de la création
artistique, ne considérant la réception du texte que tard dans sa carrière (dans les articles tels '2es
rapport entre le monde du texte et le monde du lecteur (mimèsis iII chez Ricoeur) est la moins
développée des interrelations proposées par Bakhtine, et les descriptions du rôle du lecteur dans
cette relation est comparable à l'interaction des chronotopes à l'intérieur de l'oeuvre: on peut
qualifier les deux situations de dialogiques. il continue en disant que ces reIations dialogiques
"entrent dans une sphère sémantiaue spéciale, sortant des cadres de cette étude consacrée aux
seuls chronotopes" ("Formes du temps" 396). Nous touchons ici a la question des limites de
i'anaiyse chronotopique, question souievée par Bakhtine B la fin des "Observations," et qu'il
comprend des éléments qui "ne se prêtent pas à des définitions temporelles et spatiales" comme,
par exempIe, des formules mathématiques ou des abstractions qui communiquent une idée, un
quekonque 'contenu' ou 'sens' (397). De même, le sens d'une oeuvre artistique ne se prête pas
toujours à I'expression spatio-temporelle. Bakhtine conclut ainsi que
La production de sens dans un texte ne dépend donc pas uniquement de sa configuration spatio-
temporelle. Bakhtine soutient que tout sens ou toute abstraction doit aussi "assumer une
expression spatio-temporefle" afin d'être compris (398). La compréhension dépend d'un signe
e . -
par lequel le sens nous est transmik, "une @me-s audible, visible pour nous: un
hiéroglyphe, une formule mathématique, une expression verbale, linguistique, un dessin, etc."
(398). Dans le cas de l'oeuvre littéraire, ce signe prend la forme de l'expression verbale. Pour
Bakhtine, cette expression verbale renvoie de nouveau à Ia spatio-temporalité, car il soutient que
en ce qui concerne le travail interprétatif: "toute pénétration dans la sphère des sens ne peut se
faire qu'en passant par la porte des chnotopes" (398). Maiheureusement, Bakhtine met de côté
fait le sujet d'un livre &ent d'Anthony Wall. Déclarant que Ie chnotope fournit un moyen de
des métalangages littéraires, les diverses façons "dont la prose littéraire parle d'elle-même par
des manières complexes et parfois opaques" (11). Ce faisant, Wali montre la pertinence du
concept de chronotope pour une des grandes préoccupations de la critique Littéraire actuelle, à
Nous souhaitons travailler dans le même esprit, élaborant une approche pour analyser le
savoir, comment Ia structure chronotopique d'un texte pourrait déteminer le rapport entre un
texte et son lecteur. Dans Ies "Observation finales," Bakhtine renonce a poursuivre cette
Suggérer que le texte peut annoncerles réactions du Iecteur nous paraît une proposition
120
int6ressante car elle annonce elle-même des théories de la réception, et nous encourage à
considérer la façon dont la configuration chronotopique d'un texte pourrait "programmer," pow
ainsi dire, son interprétation. Au cours de nos analyses textuelles, nous essayerons de démontrer
qu'en utilisant le chronotope pour aborder la question du statut générique d'un texte, nous
chronotope réside dans cet entrecroisement d'une approche plutôt stnicturaiiste (la classification
de divers chronotopes au sein d'un seul et même texte pourrait déterminer la production du sens
d'Hadrien
histoire de pertes et de retrouvailles, de "voyages dans l'espace et voyages dans le temps,"' dont
nous ne tracerons ici que les grandes lignes en nous appuyant sur la biographie passionnante de
Yourcenar faite par Josyane Savigneau2 A l'âge de Wigt ans, au cours d'un voyage en Italie
avec son père, Yourcenar découvre la villa Adriana, belIe ruine du Il'siècle. Dès lors eue
envisage une oeuvre traitant de l'empereur Hadrien (76-138 apr. J.-C.) et de son amant mort
jeune, Antinoüs. Elle entreprend plusieurs versions de cet ouvrage dont une, intitulée Antinoos,
qui se voit refuser par une maison d'édition en 1926. Yourcenar finit par détruire tous ses
manuscrits. Elle revient à l'histoire de l'amour entre Hadrien et Antinoüs vers 1934, entamant
plusieurs versions dialoguées avant d'aboutir, en 1936, à une quinzaine de pages sous forme de
mémoires, Ayant de nouveau abandonné ce projet, elle laisse une malle contenant ce document
dans un hôtel à Lausanne quand elle quitte l'Europe pour les Etats-Unis en 1939. Elle ne
récupère cette malle que dix ans plus tard quand un ami la retrouve et la lui expédie. Yourcenar
profitant de deux longs voyages en train (un aller-retour entre New York et Santa Fé qui lui
'Titre d'un discours au sujet du voyage et des deux grands voyageurs dans son oeuvre,
Hadrien et Zénon, prononcé par Yourcenar lors d'un séjour au Japon et publié dans la Pléiade
Voir en particdier les chapiûes 3,4 et 5 de la troisième partie "La Mémoire reconquise"
(Savigneau 187-239).
122
permet plus de deux journées entières dans chaque directionjpour se plonger dans un travail qui
durera encore trois ans, jusqu'en décembre 1% 1, quand Mémoires apparaît devant des accolades
universelles. ii a fallu une vingtaine d'années, un déplacement vers un autre continent ainsi que
deux longs voyages pour assurer l'achèvement de ce chefdoeuvre. Dans un discours sur
l'importance du voyage dans sa vie et dans son oeuvre, Yourcenar a prononcé une phrase qui
nous semble particulièrement apte à décrire non seulement les conditions de rédaction de
w m o i r a mais aussi les grands thèmes et préoccupations du roman: "les routes de l'espace
croisent toujours celles du temps" ('Voyages" 695). Rien d'étonnant donc dans le fait que cet
ouvrage magistral a attiré notre attention dans notre enquête sur le chronotope.
passP3 ou commentaire sur le présent. Un débat au sujet du genre de Mémoires s'est engagé dès
son apparition. Cette ambiguïté gén6rique nous intéresse car, selon Bakhtine, c'est à travers le
chronotope que les divers sous-genres romanesques se distinguent. L'étude de Mémoires nous
seule et même oeuvre, interaction complexe qui, nous semble-t-il, contribue à la richesse et a
l'originalité des oeuvres telles Mémoireset La Nausée. Nous démontrerons que quatre grands
temps historique, le roman comme une méditation phiiosophique sur Ie temps) y est capitale, et
elle souléve aussi la question de la présentation de l'espace dans le texte. Henriette Levillain,
Levillain soumet donc l'Histoire à la biographie; l'Histoire devient "un outil mis à la disposition
d'une introspection analytique et non L'inverse" (78). Pour Evert Van Der Starre, la solution au
problème du genre posé par le texte n'est pas aussi simple, et le mélange d'Histoire et de
c o ~ c t i o d'une
n métaphysique yourcenarienne i travers les méditations d'Hadrien aboutit a
siècle," et le styLe "mi-narratif, mi-méditatif' permet de "desserrer les liens par lesquels
l'empereur s'attache à son époque" (426). De pIus, l'oeuvre étaie "certaines préoccupations
toutes modernes" (par exemple, en se plaignant des embouteilIages à Rome, Hadrien évoque des
d'Arrien, l'anticipation des répases de ses lecteurs de la part d'Hadrien) qui s'accordent mal
avec le genre qui sert de prdtexte à cette méditation: tes mémoires romains (426-27). Ii en ksulte
Pour Antoine Wyss et Colette Gaudin, Ie côté génial de Mémoires réside dans cette
tension entre le roman et 1'Histoire. Tous les deux s'appuient sur L'oeuvrede Paul Ricoeur dans
124
leurs analyses de Mémoires. évoquant son idée d'un échange réciproque de techniques narratives
entre Ie récit historique et le récit de fiction (Wyss 483, Gaudin "Roman de l'histoire" 207).
Dans son m e r i t e Yourcenar a la surface du te- Gaudin élabore une approche critique
texte. Sous l'égide de Ricoeur, elle examine les stratégies textuelles chez Yourcenar empruntées
En étudiant les apories de l'expérience du temps (le temps est-il un ou multiple? comment peut-
on le mesurer?, etc.) telles que présentées dans l'oeuvre de Yourcenar, Gaudin fait ressortir
quantité de métaphores spatiales, surtout liquides, pour décrire le temps; le titre de son livre vient
d'ailleurs de l'image qu'on retrouve souvent chez Yourcenar du temps comme un flot (Surface
16). Ce lien entre l'espace et le temps établi par la métaphore fournit un des fils conducteurs de
l'étude, et Gaudin affirme qu'elle veut examiner le "projet artistique de Yourcenar comme geste
inscrit dans l'espace-temps" (17). Christiane Papadopoulous est un autre critique qui examine en
détail les images spatiales dont Yourcenar se sert pour évoquer des reIations temporelles, que ce
soit dans les nombreuses références a l'écoulement du temps ou dans les passages où les
adverbes de lieu fonctionnent comme des adverbes de temps (96). Aiors que Gaudin situe son
travail érudit par rapport à l'oeuvre de Ricoeur et, plus largement, dans le contexte d'une
catalogue exhaustif des images employées par Yourcenar. Dans ces deux études, ii s'agit surtout
temps dans laquelie les images renforcent l'idée du temps comme un espace a expIorer, une
125
Kay Gorman considère le rapport entre l'espace et le temps dans L'oeuvre de Yourcenar
du point de vue inverse, prenant les descriptions de lieux comme son point de départ. La terre et
la pierre sont plus durables que l'homme; elles enregistrent le passage des siècles et des hommes.
Gorman soutient donc que l'oeuvre yourcenarienne fait appel à ce qu'elle n o m e "le génie du
lieuy1ou la "mystique de la matière" (223). ii s'agit d'une prise de conscience de "la grandeur
naturelle de la terre," manifestée non seulement dans des oeuvres telles C'Oeuvre au n ~ *
apprivoiser la terre), mais aussi dans la vie privée de l'auteur: surtout par son amour pour le
voyage et les ruines (222). Cette mystique de la matière fait ouvrir sur l'Histoire, normalement
vue comme une affaire des hommes, une "perspective planétaire": "la vie humaine s'intègre dans
Pour Jean-Yves DebreuiIle, le voyage, l'architecture et l'écriture (des mémoires) sont des
moyens par Lesquels Hadrien essaie de circonscrire sa vie, de la délimiter dans l'espace et dans le
temps à l'aide de la découverte de terres inconnues, des pierres ou des mots (70-71). En fait,
c'est l'écriture qui lui ofie la meilleure possibilitd de s'affronter a I'immensité et a la diversité
de i'espace et à l'écoulement du temps. Tandis qu'Hadrien se lasse des voyages et sait que les
monuments qu'il a fait construire tomberont tous, i'écrïture lui fournit "le seul espace dans lequel
Berger élargit Ia conception de I'espace de l'écriture pour y inclure I'espace textuel de Mémoires,
Leu où, tout comme dans le cas des n h e s et des reliques, nous assistons à la rencontre de divers
moments passés et présents: du iIeet du XX' siècles, ainsi que des moments d'inspiration, de
126
recherche, de rédaction et de relecture vécus par Yourcenar et détaillés dans les Carnets à la fin
du texte. Cet "espace cataiyseur qu'est le roman" (37) cerne donc non seulement la relation entre
le sujet historique et la façon dont il est raconté (l'aspect "romanesque" de cet ouvrage
"historique"), mais aussi le rapport entre l'auteur et son oeuvre, les Carnets racontant un double
(30).
Ricoeur par Wyss et Gaudin nous sembIe particulièrement à propos, étant donné que le troisième
volume du m s et récit s'adresse à la question du temps vécu par rapport au temps historique
(ce dernier ayant une fonction intermédiaire entre Ie temps cosmique et le temps vécu). 11 est
intéressant de noter que, dans la phpart des analyses critiques de Mémoires, l'étude de Ia
présentation du temps dans le roman mène à l'étude de l'espace (dans le cas de Gorman,
l'analyse suit Ie chemin inverse). Autrement dit, pour mieux comprendre l'interaction du temps
incamation métaphorique (les images spatiales du temps), mystique (le "génie du lieu") ou même
tout simplement géographique (les sites historiques et les voyages d'Hadrien). Cette
évidemment son antécédent dans le texte même, ce qui fait de Mémoires une oeuvre qui se prête
texte. Etudier l'interaction de divers chronotopes au sein de cette oeuvre nous aidera a mieux
trouve au coeur de Mémoires. C'est ainsi que nous avons tiré le titre de ce chapitre d'une
citation célèbre d'Anatole France: "La chronologie et la géographie sont les deux yeux de
. .
l'histoire" (Le Petit Pi= WI, 862).
Nous commençons notre analyse de Mémoires en considérant son statut comme roman
historique. Maigré que Yourcenar n'hésite pas à cIasser son oeuvre sous la catégorie du roman
historique (comme le montre le titre de son article traitant de Mémoires et de L'Oeuvre au noir,
"Ton et langage dans le roman historique"), on décèle chez les critiques une certaine réticence a
L'égard de cette classification. Cela vient en partie du fait qu'on méprise le roman historique
De même, on s'attend à ce que le roman historique mette en valeur la couleur locale d'une
époque en accumulant "de centaines de petits détails" de la vie quotidienne, détails notamment
absents de Mémoires (Carnets 330). Mais cette réticence est surtout due a l'opposition
générique contenue dans le nom même de "roman historique," a savoir, l'opposition entre le récit
historique et le récit de fiction. Les critiques littéraires tout comme les historiens cherchent à
préserver la distinction entre "roman" et "histoire," les uns insistant sur le génie de Ia
irrégularitts dans les faits qui sont censées distinguer le projet de Yourcenar d'un véritable
ouvrage historique!
Nous évoquons ici la réflexion de Ricoeur au sujet du rapport entre I'histoire et la fiction
entre la rédité (I'histoire) et la fiction. SeIon Ricoeur, les deux types de récit emploient des
historique fait appel à la documentation (les calendriers, les archives et la généalogie) pour créer
un temps 'historique' médiateur entre le temps vécu et le temps cosmique, le récit de fiction met
temps à travers la narration OmgS DI 229). La preuve documentaire (les sources consultées)
fournie par Le récit historique trouve son équivalent dans la fiabilité de la narration (''reliabilitf'):
la cohérence et la cohésion du monde fictif concrétisé par le texte iD 293). Cette idée de
documentation semble essentielie, car Ricoeur répète à plusieurs reprises que "le romancier n'a
car le roman doit obéir à une cohérence interne aussi exigeante que ceiie du récit historique: Ia
la barrière entre le récit historique et le récit de fiction n'est pas imperméable; au contraire, il
Comme nous Pavons noté dans notre présentation des anaiyses critiques de Mémaires.
un certain nombre de critiques s'affrontent directement a cette tension générique entre le roman
et l'histoire. Cela dit, la tradition critique consiste à vouloir garder les deux genres bien distincts.
Voir Savigneaupour un résumé des premières réactions critiques (230-34).
129
existe un échange productif entre ces deux genres, un double mouvement entraîné par la
expérience du récit historique est déterminée par un certain horizon d'attente créé par la fiction.
employant un "art poétique et rhétorique" qui imite celui de la fiction dans sa présentation du
passé iiI 337). Par exemple, les historiens anciens n'hésitaient pas à inventer des
discours qu'ils attribuaient aux personnages historiques-discours qui n'avaient aucun support
''lirr; e roman" (m
un livre d'histoire c ~ m m un III 337). Par ailleurs, l'historicisation de la
fiction s'accomplit par l'intermédiaire de la perspective de la voix narrative:
Le récit de fiction est quasi historique dans la mesure où les événements irréels
qu'il rapporte sont des faits passés pour la voix narrative qui s'adresse au lecteur;
c'est ainsi qu'ils ressemblent à des événements passés et que la fiction ressemble
à l'histoire. (EmQs m 345)
un passage des Carnets de Memoires dans lequel Yourcenar &que la catégorisation à part du
roman historique. Elle maintient que, tout comme la variante historique, les meilleurs romans
Ceux qui mettent Ie roman historique âans une catégorie à part oublient que le
romancier ne fait jamais qu'interpréter, à l'aide des procédés de son temps, un
certain nombre de faits passés, de souvenirs conscients ou non, personnels ou non,
tissus de la même matiére que l'Histoire. (Carnets 330)
Soulignons dans ce passage l'accent qu'elle met sur l'importance du contexte historique de
I'auteur qui effectue la reconfiguration du passé &'àl'aide des procédés de son temps." ii ne
s'agit pas tout simplement de faire le portrait d'une époque passée en essayant de s'y identifier; il
s'agit surtout de l'interpréter. Pour Ricoeur, cette reconfiguration du passé caractérise récit
La fonction narrative, prise dans toute son ampleur, couvrant des développements
de i'épopée au roman moderne aussi bien que de la légende à l'historiographie, se
définit a titre uitime par son ambition de refigurer la condition historique et de
l'élever ainsi au rang de conscience historique. (Temg IiI 185)
De même, tout le long de l'étude sur le chronotope, Bakhtine insiste sur le fait que le chronotope
effectue l'assimilation par le roman du temps historique. Le concept de chronotope ne peut pas
indices du décor. Le chronotope "détermine l'unité artistique d'une oeuvre Iiaéraire dans ses
rapports avec la réalité" ("Fonnes du temps" 384). De cette façon, nous emploierons une
approche chronotopique afin d'examiner l'échange entre L'Histoire et la fiction dans Mémoires et
Prenons comme point de départ la dîîBrence clef entre le récit historique et le récit de
fiction teiie que présentée par Ricoeur. S'il est vrai que le récit de fiction doit adhérer a une
cohérence interne basée sur le vraisemblable, il est pourtant Libre de Ia contrainte externe du récit
de fiction, à savoir, la nécessité de fournir des preuves pour les événements historiques qu'iI
rapporte. Selon Ricoeur, même si l'action dans le récit de fiction se déroule dans un cadre
historique bien identifiable et que la narration emploie des procédés du récit historique (tels la
L'oeuvre de Yourcenar met en scène non seulement des événements historiques réels
mais l'auteur a choisi comme héros et narrateur un personnage historique. Comme le démontre la
Note à la fin de m o i r e s , Yourcenar sait jouer avec les conventions génériques et manipuler le
commence par déclarer qu'une telle oeuvre racontée à la première personne tombe sous la
justificatives," mais finit par ajouter que "sa valeur humaine est néanmoins singulièrement
.. .aux''(Note 349, nous soulignons). En fait, la Note témoigne de la
augmentée par u e l i t e
recherche méticuleuse faite par Yourcenar afin d'ancrer son roman dans SHistoue. EIle fournit
des preuves à son récit en signalant ses sources (les plus importantes étant w o i r e Romaine de
(que ce soit i'iavention d'un personnage ou le moindre changement dans la description d'un
personuage historique) qu'elle y apporte. Pour ceux qui s'intéressent à l'étude des sources
historiques chez Yourcenar, il existe un outil indispensable: . ..
..
te Yourcenar: Litterature. mvthe et histoire de Rémy Poignault, dont le deuxième tome
(quelques 500 pages!) est consacré à Mémoires. Poignault montre que non seulement Yourcenar
s'inspirait de certaines oeuvres antiques, y tirant de la matière pour son ouvrage, mais qu'elle y
empruntait carrément des descriptions, des adjectifs et des structures de phrases. A cause de
cette affinité entre les sources et l'ouvrage (cette abondance de preuves), Mémoires prend le
caractère d'un récit historique, en particulier celui d'une chronique, un "recueil de faits
historiques rapporté dans l'ordre de leur succession," établi à partir d'une reconstruction et d'une
sur la génédogie (des empereurs) et sur l'emploi astucieux des archives (Ies sources historiques),
à la différence d'un véritable récit historique elle n'a pas recours au calendrier pour documenter
1'Ccoulement du temps bistorique. A vrai dire, a part quatre exceptions,' Yourcenar ne fouruit
pas de dates précises aux évdnements historiques rapportés dans le texte. Comme l'a déjà montré
Gaudin,au lieu de fournir des repères chronologiques, cette 'chronique' se sert plutôt des
''variantes imaginatives" du récit de fiction pour affronter les apories du temps, effectuant la
Voir en particulier le chapitre "Variations textuelles," pour une étude détaillée des
passages avec un antécedent direct dans des oeuvres de l'Antiquité (442-494).
chronotope du progrès.
"gagner du terrain") et dans le temps (dans te sens d'"évolution"). Il nous semble que ce
chronotope du progrès englobe un des chronotopes définis par Bakhtine, celui de la route. Le
chronotope de la route se caractérise par l'importance des rencontres faites en cours de route, et
nous reviendrons à cette notion lors d'une discussion des voyages d'Hadrien. Pour l'instant,
nous préfërons parler du chronotope englobant du progrès, car la notion même de "progrès"
comporte des connotations qui nous paraissent particulièrement pertinentes en ce qui concerne
l'assimilation par le roman d'une conscience historique. Elle implique un jugement de valeur: on
chronique d'expansion de l'empire romain que raconte Hadrien-mais aussi ses réseaux
avancer le récit aussi bien que le cours de L'HistoUe:au fur et a mesure que les mémoires
d'Hadrien prennent forme, l'empire romain agrandit et évolue dans le temps. Le chronotope du
progrés facilite l'assimilation par le roman du temps historique, car il met en scène divers lieux
représentant les grands événements du II'siècle (tous rapportés dans les annales romaines):
Panthéon, la destruction du temple juif, les guerres contre les barbaresget ainsi de suite. il est
caractérisé par une diversité de lieux historiques et par la présentation d'un temps historique
campagnes militaires et à des va-et-vient entre Rome et diverses villes de l'empire, le lecteur se
perd dans la séquence d'événements historiques. Combien de temps passe-t-il entre les guerres
guerre de Palestine? Combien de temps durent les deux grands voyages d'Hadrien? Les sources
historiques nous indiquent qu'il aurait entrepris deux voyages de cinq ans et de six ans
respectivement, mais ces durées demeurent vagues dans m o i r e s . En fait, comme le montre
Poignault, la chronologie des événements racontés dans Mémoires ne s'accorde pas toujours avec
celle des sources historiq~es.'~Au lieu de pouvoir cerner l'Histoire à l'aide de dates précises, le
communiqué a travers des changements de lieu (Mémoires 125). C'est de par le chronotope du
présentation du temps s'intègrent aux techniques du récit historique, à savoir, la fidélité aux
Li serait évidemment diilicile de classer ces deux derniers exemples sous la rubrique de
"progrés." Nous reviendrons à l'ironie inhétente à la notion de progrès comme ''évolution de Ia
civilisationy'à la £inde notre analyse de Mémoires. quand nous examinerons le chronotope de
Rome.
'O Son chapitre "Temps historique et temps narratif" comprend un résumé des décalages
chronologiques (495-5 17) .
135
fiction fait de Mémoires une expérimentation générique: un roman historique à part. U résulte de
l'absence de dates précises et de détails concrets de la vie quotidienne au 11'siècle que Mém&
ne présente pas le portrait fictionnalisé d'une époque loin de la nôtre, figée et bien circonscrite
dans le temps. A vrai dire, le texte évoque l'actualité autant que l'époque passée qu'il est censé
lieux et les monuments historiques qui durent encore, se crée une impression de l'Histoire
Hadrien est toujours conscient d'être emporté par un mouvement inexorable vers L'avenir,
qu'une étape, une halte pour ainsi dire, d'un grand voyage:
lieux (l'Asie, Rome, la Grande Bretagne et ainsi de suite), de prévoir leur signification pour des
générations a venir. Par exemple, quand Trajan pense à la gloire immédiate qu'apporterait la
conquête de l'Asie, Hadrien prévoit les risques d'une expansion trop ambitieuse dans ce territoire
inconnu (94); ailleurs, il envisage une civilisation occidentale centrée sur la Grande Bretagne
(152). Hadrien lui-même dit qu'il n'y a rien d'extraordinaire dans ses pronostics, car prévoir
l'avenir est une "chose possible...qu and on est renseigné çur bon nombre des éléments du
présent" (93). On pourrait bien se demander à quel présent il se réfêre, car d'autres détails a
136
propos des probliimes urbains (120), du rôle de la femme dans la société (130-3 l), de la brutalité
des guerres contre les barbares et des suicides dans les campements des armées dtfaites (8 1-2),
pour n'en donner que quelques exemples, font de une oeuvre tout à fait
P siècle sont rendus accessibles et pertinents pour le lecteur moderne: ils préfigurent L'état actuel
du monde. On signale en particulier un passage dans lequel Hadrien parle des esclaves et
imagine une "servitude de l'esprit" pire que celle du corps, décrivant une civilisation préoccupée
par le commerce à l'exclusion du plaisir, qui pourrait être ceUe de l'après-guerre du XXe siècle:
Je suis capable d'imaginer des formes de servitude pues que les nôtres, parce que
plus insidieuses: soit qu'on réussisse à transformer les hommes en machines
stupides et satisfaites, qui se croient libres alors qu'elles sont asservies, soit qu'on
développe chez eux, à l'exclusion des loisirs et des plaisirs humains,un goût du
travail aussi forcené que la passion de la guerre chez les races barbares. (1 29)
D'oii les nombreux articles détaillant les similarités entre le iIe siècle tel que présenté par
deuxihne guerre mondiale pendant l'hiatus dans la rédaction de Mémoires avait laissé sa trace
Tout ce que le monde et moi avions traversé dans l'intervalle enrichissait ces
chroniques d'un temps révolu, projetait sur cette existence impériale d'aubes
lumières, d'autres ombres. ... Avoir vécu dans un monde qui se défait
m'enseignait l'importance du Prince. (Carnets 328)
Hadrien semble évaluer son époque et pronostiquer l'avenir à l'aide d'une connaissance fortuite
justification d'Hadrien citée en haut, indique que, pour Yourcenar, une telle prévoyance reste
Notons l'image de I'avenir comme un mouvement sur une voie. En tant que bon voyageur,
Hadrien prévoit la route devant lui. A plusieurs reprises il emploie en fait un vocabulaire de
voyage pour décrire son travail en tant qu'empereur, disant qu'iI a gréé le monde "comme un
beau navire appareillé pour un voyage qui durera des siècles" (18 1).
Nous avons employé le terme 'chronotope du progrès' pour décrire la structure dominante
vers l'avenir. Autant qu'Hadrien se soucie de préparer le monde pour le voyage à venir, autant il
présent doit être un Janus, un regard porté sur l'avenir, l'autre sur le passé. Hadrien adopte
plusieurs stratégies pour &diset cette plénitude temporelle au moment présent. Jeune, il vise
"une liberté de simuitaniité, où deux actions, deux états seraient en même temps possible," et
s'entraîne donc à dicter plusieurs textes a la fois, à repousser tout sentiment soudain pour en
partie intégrante de ses projets (53). Plus tard dans sa vie, c'est la manipulation de l'espace, en
Pour Hadrien, la culture grecque représente les débuts mêmes de la civilisation. Préserver
le souvenir de cette culture est ainsi une façon de rendre hommage au progrès de l'homme, et il
espère helléniser Rome afind'"imposer doucement au monde la seule culture qui se soit un jour
séparée du monstrueux, de l'informe, de l'immobile, qui ait inventé une définition de la méthode,
une théorie politique et de la beauté" (88). La cuinire grecque lui semble s'être perdue sur la
route du temps, n'étant plus une force dynamique et novatrice mais plutôt "une admirable nie de
l'esprit, un bel élan de l'âme" (242), et Ia Grèce elle-même un endroit où rien "n'avait changé
depuis des siècles1' (87). Le projet d'Hadrien est ainsi double. D'abord, il faut, dans la mesure
"laisser aux Grecs le temps de continuer, et de parfaire, Ieur oeuvre" (88). Ensuite, il faut
d'Athènes. C'est ainsi qu'il fait rénover les monuments grecs. La reconstruction du temple de
Neptune i Mantinée, où il fait construire '*un nouveau temple, beaucoup plus vaste, à l'intérieur
duquel le vieil édifice gît désormais comme un noyau au centre d'un fivit," est un excellent
exemple de son désir de préserver les traces du passé tout en leur donnant un visage nouveau
(174).
de l'espace au cours précipité du temps historique. Il essaie non pas de ralentir son progrès, mais
de fournir des espèces de reIais: des endroits qui préserveront le souvenir du passé pour les
générations à venir:
J'ai beaucoup reconstruit: c'est coiiaborer avec le temps sous son aspect de passé,
en saisir ou en modif~erl'esprit, lui servir de relais vers un plus long avenir, c'est
retrouver sous les pierres le secret des sources. Notre vie est brève: nous parions
sans cesse des siècles qui précèdent ou qui suivent le nôtre comme s'ils nous
étaient totalement étrangers; j'y touchais pourtant avec mes jeux avec la pierre.
Ces murs que j'étaie sont encore chauds du contact de corps disparus; des mains
qui n'existent pas encore caresseront ces fûts de colonnes. Plus j'ai médité sur ma
mort, et surtout sur celle d'un autre, plus j'ai essayé d'ajouter à nos vies ces
rallonges presque indestructibles. (141)
D'aprés cette citation, non seulement le temps historique mais aussi le temps p e r s o ~ epourrait
i
se concrétiser dans l'espace. Le projet d'Hadrien est double: préserver les traces du grand
progrès de L'Histoire et, entreprise plus modeste, préserver celles de son histoire personnelle.
Selon Bakhtine, il existe un chronotope particulier qui concrétise cette interaction entre le
temps historique et le temps personnel: le chronotope de la route. Comme nous l'avons déjà
noté, dans le cas de Mémoires, nous considérons ce chronotope comme englobé dans le
"peuvent se rencontrer par hasard des gens normalement séparés par une hiérarchie sociale, ou
par l'espacey' et où "peuvent naître toutes sortes de contrastes, se heurter ou s'emmêler diverses
destinées" (385). En générd, il s'agit de rencontres faites dans le pays natal, là où un "e;yri_tisme
a'
prend la place d'un exotisme du lieu (386). On peut tout de même trouver des exemples
roman historique, notant qu'il semble que "le temps se déverse dans l'espace et y coule (en
formant des chemins), d'où une si riche métaphorisation du chemin et de Ia route: 'le chemin de
la vie', 'prendre une nouvelle route', 'faire fausse route', et ainsi de suite" (385). La traduction
françaisede ce passage laisse à désirer car dans l'original il ne s'agit pas de "fausse routey'mais
l'association du cours du temps personnel à celui du temps historique dans l'image de ta route,
Lien effacé par la traduction française. Cela dit, c'est une association qu'il n'explicite pas.
C'est au cours de ses maints voyages qu'Hadrien met en marche ses divers plans pour
L'empire, découvre d'autres cultures, se découvre en contemplant des Lieux exotiques, rencontre
mant et son meilIeur ami. Hadrien lui-même emploie l'image de la route (ou plutôt routes)
Notons bien que dans cette image il ne s'agit pas exclusivement du cours de sa vie mais aussi de
critiqye Jean-Yves Debreuiiie, dans son article "Le Voyageur et l'empereur: parcours spatiaux et
. .
parcours temporels d a n s ~ o i r e d'Hadrien,"
s réussit admirablement a rendre compte de ce lien
voyage, notion qu'il perçoit comme le principe organisateur du roman. Comme Ie suggère le
141
titre de son artide, nous y décelons une lecture quasi-chnotopique de maigré le fait
insuffisante pour rendre compte de la complexité structurale et thématique du texte, voyant dans
aborder la question du genre comme nous I'avons fait dans notre exposé du chronotope du
progrès, en évoquant les grandes catégories gédriques de la narration telles ie récit historique et
le récit de fiction. Nous pouvons ensuite préciser notre enquête en considérant comment Ie texte
L'Histoire ou l'histoire personnelle: laquelle des deux prédomine? Quel est leur rapport? Nous
son statut comme 'biographie.' Précisons que nous comprenons "biographie"au sens Iarge du
terme: "Genre d'écrit qui a pour objet l'histoire des vies paai~ulières."'~Cette définitionne
distingue pas entre le récit de vie d'un personnage réel ou celui d'un personnage fictif, et nous
estimons avoir suffisamment parlé du statut de Mémoires en tant que récit historique 'réel' dans
la section précédente. C'est surtout la notion de biographie comme récit d'une vie particdière
Comme l'a déjà noté Gaudin, Mémoires représente un "genre presque totalement
nouveau," étant les "mémoires fictifs, mais non apocryphes, d'un personnage historique" dont le
seul précédent serait peut-être I d e Robert Graves, publié en 1934 (Surface 11).
non seulement dans divers passages des Carnets et dans plusieurs entretiens, mais aussi dans un
célèbre essai intitulé "Ton et langage dans le roman historique" (qui traite aussi de L'Oeuvre au
a. . .
L'auteur se plaint en particulier de l'emploi du terme ''V pour décrire
en outre que cette confiision montre à quel point "le critique, et le public, sont peu habitués a la
reconstitution passionnée, à la fois minutieuse et libre, d'un moment ou d'un homme du passé"
(Ton" 297). Ce passage rappelle non seulement l'interaction entre la fidélité a la preuve
Le choix entre la forme didoguée et la forme actuelle de I ' o e w reflète la tension entre
le roman historique et la biographie qui caractérise le texte. Yourcenar signale que dans les
premières versions elle imaginait une oeuvre "où toutes les voix du temps se [faisaient]
entendre," ce qui évoque la diversité d'une époque et l'idée d'une chronique historique plutôt que
143
d'évoquer la biographique; mais elle précise que la voix d'Hadrien s'y perdait (Carnets 322). Il
fallait donc adopter une fonne qui privilégiait l'expérience de l'individu: la narration à la
première personne. Yourcenar anticipe presque toutes les objections à propos du choix de Ia
première personne et de la forme de mémoires, disant qu'elle voulait se passer "le plus possible
notant qu'en tant qu'homme d'action Hadrien n'aurait pas eu le temps de tenir un journal (Carnet
339). C'est la vieillesse et la maladie qui le mènent à cette introspection. Yourcenar défend aussi
le choix d'un "style togé,"13 littéraire, qui bannit l'émotion du moment pour conserver la dignité
de l'empereur C'Ton'' 294). Avant tout, ce style lui permet d'éviter les discours rapportés dont
elle se méfie. L'historienne prend le pas sur la romancière: mieux vaut élaborer un monologue
intérieur en s'appuyant sur les sources historiques (y compris des lettres supposées d'Hadrien)
qu'inventer des dialogues entre des personnages réels. Ce choix stylistique est aussi motivé par
la banalité et l'illisibilité de la Iangue parlée "n'ayant pas passé par un arrangement littéraire"
YTon" 306). Aspect plus important, ce style lui permet de dépasser le lecteur supposé
d'Hadrien, son petit-fils adoptif, ou même ses contemporains. Hadrien s'adresse ainsi "à un
interlocuteur id€& cet homme en s i qui fût la beiie cbimère des civilisationsjusqu'à notre
époque, donc it nous" ("Ton 294).14 Et nous voici coniiontd à une autre contradiction générique
l3De -rio to- la forme des "lus grands ouvrages de prosateurs grecs et latins
qui précédent ou qui suivent immkdiatement Hadrien'' ("Ton" 294).
Le style togé de Mémoires düEere radicalement de celui de J.'Oeuvre
l4 ououvrage
dans lequel Yourcenar avoue avoir écarté les mots entrés "dans la langue aprés le XVI' siècle, ou,
et stylistique. En défendant le style togé qu'elle emploie dans l&moire~,Yourcenar souligne
L'extériorité de l'homme au II'siècle, précisant par exemple que l'homme à cette époque lisait et
dictait à haute voix ("Ton" 293-4). S'adresser à soi-même, LittéraIement se parla en écrivant
ses mémoires, cela équivaut donc à une extériorisation de soi. Mais c'est précisément i'homme
cherche à comprendre- Nous savons que, pour Bakhtine, le développement du roman en tant que
genre est caractérisé par la prise de conscience de cet "homme en soi," prise de conscience qui se
reflkte dans les changements de la présentation de l'espace et du temps dans le roman. Mais
cette même prise de conscience se reflète aussi dans des récits historiques 'réels' tels les
longue description de la biographie antique, genre qui, selon lui, a énormément influencé le
d'autobiographique proposés par Bakhtine, nous en soulignons trois qui nous seront d e s dans
Comme nous I'avons déjà constaté dans notre résumé de "Formes du temps," la définition des
chronotopes individuels, à part celle du chronotope de la place publique, demeure assez vague
tout au plus, le début du XVIICsiècle" car ils "apportaient avec eux des idées que mes
personnages n'auraient pas eues sous cette forme" ton'' 300). Mémoires, par contre, repose
sur un langage tout à fait contemporain, comme le démontre une anecdote racontée par
Yourcenar. Un quelconque professeur aurait demandé à ses étudiants de traduire en grec un
passage du texte détaillant la réaçtion de l'empereur après la mort d'Antinoüs @&m~& 2 19,
début du paragraphe). Quelques mots indiquant Pintemité des émotions s'avéraient impossibles
à traduire, le grec ne se prêtant pas à ce type de force expressive. Pour Yourcenar, dans ce
passage padcdier, Hadrien parle évidemment un fiançais moderne et s'adresse au lecteur
moderne ("Ton" 296). Cette modemité du style qui caractérise Mémoires ampwe Le chronotope
du progrès. Cf.Van der Starre.
145
dans cette partie de l'étude. A nous donc de fournir des noms aux divers modèles spatio-
biographie." Etudier les variantes de ce chronotope dans Mémoires nous permettra de déceler
conunent le texte joue avec diverses conventions de la biographie en tant que genre; il nous
de son rôle dans L'Histoire, au portrait de l'homme intériorisé, essayant de comprendre sa propre
histoire. Au début de ses mémoires,Hadrien écrit un passage qui est particuliérement pertinent,
L'existence des héros, mile qu'on nous raconte, est simple; elle va droit au but
comme une flèche. Et la plupart des hommes aiment & résumer leur vie dans une
formule...Ieur mémoire Ieur fabrique complaisamment une existence expIicable et
claire. Ma vie a des contours moins fermes. (32)
Dans les trois sections qui suivent, nous essayerons justement de tracer ces contours.
Selon Bakhtine, jusqu'a L'avènement des mémoires romains, les récits de vie et les éloges
vivants," présentant le portrait idéalisé d'un homme exemplaire et prononcé, dans le cas de
l'éloge, sur la place publique en l'honneur du ddfiuit. Ces premières formes de Ia biographie se
partagent tous un trait commun: le chronotope de la place publique, lieu où se dérode le cours de
la vie entièrement extériorisée. Les mémoires romains se distinguent dans Leur double
orientation vers le passé (en tant que document de la conscience familide et ancestrde) et vers
l'avenir (en tant que pierre de touche pour les descendants de la famille qui pourront ies lire dans
les archives familiales). Bakhtine souligne que Ie Romain "a conscience, avant tout, d'être le
146
maillon qui relie ses aïeux d é h t s à ses descendants point entrés encore dans la vie publique"
("Formes du temps" 285). Tandis que, dans les formes antdrieures, Ie temps biographique se
trouve soumis au temps idéal des changements et des métamorphoses, dans les mémoires il s'agit
de la vie de l'homme entremêlée à celle de 1'Etat: "les destins individuels et nationaux ne font
plus qu'un" C'Formes du temps" 286). Les mémoires romains se situent pleinement dans une
C'Formes du temps" 287). L'autre particularité des mémoires, c'est le rôle important accordé aux
présages qui ne fonctionnent point comme "un aspect narratif comme dans les romans du XVIIe
siècle" mais comme "un principe fort important de la conception et de l'élaboration du matériau
avons constaté que la construction était un moyen par lequel Hadrien, face à l'écoulement rapide
du temps, voulait fournir des points de repère-des reiais-pour les générations à venir. Ce projet
architectural trouve son analogue dans les précautions d'Hadrien en ce qui concerne sa
succession et dans I'icriture de ses mémoires. Hadrien désigne non seulement son successeur
L'écriture de ses mémoires devient une autre façon d'appuyer ce système de relais. Ce récit
d'une vie passée ne servira pas seulement comme la trace du passé mais aussi comme un
Comme de véritables mémoires romains, Mémoires présente la vie de son héros non
comme une série de métamorphoses mais plutôt en relation au contexte historique. C'est ainsi
que nous y décelons un chronotope de la place publique. Comme l'explique Hadrien "j'étais à
peu près à vingt ans ce que je suis aujourd'hui, mais je l'étais sans consistance" (47). En
examinant Les différents aspects de sa personnalité, il pense apercevoir "la présence d'une
personne," ajoutant que "sa forme semble presque toujours tracte par la pression des
circonstances" (33). Etant donné son rang dans la vie, cette pression externe de circonstances fait
d'Hadrien un homme très en vue. Non seulement ses actions politiques mais aussi ses émotions
(sa douleur après la mort d'Antinoüs) et ses goûts personnels (le port de la barbe, de la toge, son
choix d'amant, etc.) sont scrutés. Hadrien est un homme qui sait vivre sur la place publique; ii a
apprivoiser son accent de province pour faire meilleure figure à Rome. Ses relations
personnelies sont gouvernées par la nature de cette vie exténorisée; iI n'aime point sa femme
mais ne divorce pas avec elle, expliquant: "homme privé, je n'eusse point hésité à te faire,
Mais...rien dans sa conduite ne justifiait une insulte si publique" (186). Même le suicide, acte
suprême de i'homme solitaire, se trouve déterminé par sa fonction publique. Malade et so&t
148
de la mort de son compagnon, Hadrien pense se suicider mais ne le fait pas car il est "convenu
qu'un empereur ne se suicide que s'il y est acculé par des raisons d'Etat" (298).
Hadrien veut partager ses expériences et cette capacité de s'adapter a la vie publique avec
ses successeurs. Ses mémoires s'adressent en fait a Marc Aurèle, son petit-fils adoptif destiné à
hériter de l'empire. Le fait qu'il n'y a pas de parenté entre l'empereur et Marc Aurèle ne fait que
souligner la nature publique de la vie d'Hadrien: même son "petit-fils" ne L'est que grâce a une
déclaration publique. Le système de descendance impériale brise les liens de sang pour y
substituer les liens motivés par les besoins de 1'Et.t. Sa "Iettre"à Marc Aurèle est en partie
motivée par leurs rôles publics respectifs et par le désir d'assurer l'avenir de l'empire; l'empereur
exemple, en lui disant qu'il "compte sur [lui]" pour maintenir la paix en Asie [157]), Hadrien
songe a l'image publique du jeune homme, critiquant sa pratique de lire au cours des jeux au
Cirque C'c'est insulter les autres que de paraître dédaigner leurs joies" [119]) et disant qu'il avait
public de Marc Aurèle comprennent aussi son penchant pour Ie végétarisme: Hadrien reproche au
jeune homme une affectation du goût qui le "sépare trop du commun des hommes dans une
fonction presque toujours publique'' (18).
Ii résulte de cette existence sur la place publique que le cours de la vie d'Hadrien
exprime une extériorisation extrême: une spatialisation représentée par l'inscription sur les
monuments public^.'^ Pendant une période d'instabilité politique, Hadrien note que tout ce qui
resterait de sa vie s'il mourait serait "une inscription en grec en l'honneur de l'archonte
hppante dans un passage où Hadrien contemple sa réputation après le meurtre des quatre
consulaires par Attianus: "Ma vie publique m'échappait déjà: la première ligne de l'inscription
portait, profondément entaillée, quelques mots que je n'effacerais plus" (1 14). Au début de son
règne, Hadrien résiste à cette notion de fixer la vie dans l'inscription; il refuse, par exemple, de
mettre son nom sur le Panthéon (183). Mais, au fuf et à mesure qu'il vieillit, il compte sur
"l'éternité de la pierre" (147) et sur l'inscription pour préserver non seulement la trace d'une
civilisation (l'empire romain) mais aussi la trace de l'homme responsable de l'empire. C'est ainsi
qu'il compose une inscription pour le Panthéon à Athènes qui énumère "a titre d'exemples et
d'engagemenl pour l'avenir, les services rendus par [lui] aux villes grecques et aux peuples
barbares" (304). Hadrien loue la "beauté d'une inscription latine votive ou funéraire" pour sa
capacité de b e r "avec une majesté impersonnelle tout ce que le monde a besoin de savoir de
nous" (45).
Hadrien fait la remarque suivante i ce propos: "C'est en Iatin que j'ai administré l'empire; mon
épitaphe sera incisée en latin sur les murs de mon mausolée au bord du Tibre, mais c'est en grec
que j'aurai pense et vécu" (45-6). C'est aussi en grec qu'il se fait une inscription personnelle lors
d'un pèlerinage au Colosse de Memnon peu après la mort d'Antinoüs. Hadrien trouve ce
monument ancien couvert de quelques six cent ans de graffiti, ces inscriptions personnelles
préservant la trace de la vie privée, comme le fait l'inscription officielle pour ia vie publique.
C'est ainsi que l'empereur "qui se refusait a faire graver ses appellations et ses titres sur les
monuments qu'il avait construits" cède au désir de laisser sa trace dans l'espace, et égratigne
" d m cette pierre dure quelques lettres grecques, une forme abrégée et familière de son nom:
C'était encore s'opposer au temps: un nom, une somme de vie dont personne ne
computerait les éléments innombrables, une marque laissée par un homme égaré
dans cette succession de si4cles. (222-3)
L'homme public, le Romain écrivant ses mémoires qui est tout à fait conscient de leur qualité
publique, cherche à communiquer le côté privé de sa vie: son deuil, sa peur devant I'impIacabIe
marche du temps, et son désir de laisser une trace quelconque. A Ia forme générique des
génériques et d'autres chronotopes qui facilitent cette expression de l'homme privé, intérieur.
Le deuxième modèle de Ia biographie proposé par Bakhtine que nous étudierons est celui
151
de la rhétorique intime, en particulier, l'épître aux amis. C'est ici que nous rencontrons pour la
première fois les débuts d'une conscience de soi solitaire dont témoigne toute "une série de
commencent à perdre leur sens pubIic et national et à passer au plan privé et personnel" ("Formes
du temps" 290). La rhétorique intime se caractérise par l'importance qu'elle accorde à l'espace
en tant que "paysage"; la nature est considérée à la fois comme "horizon (objet de vision) et
environnement (fond, décor) de l'homme privé, solitaire et passif' (290). Des ''hgments
pittoresques" de la méditation sur la nature "s'entrelacent avec la mouvante entité de la vie privée
du Romain cultivé" (290). Au sein de la rhétorique intime se trouve ce que nous appellerons le
s'inscrit pas dans le temps historique et biographique, et qui crée une sorte de pause méditative
dans la narration.
Hadrien annonce très tôt dans ses mdmokes qu'il a déjà rédigé un "compte rendu officiel"
de sa vie (signé pourtant par son secritaire, Phlégon), texte dans lequel il essayait de mentir "le
moins possible." Seuls quelques détails y ont été modifiés par déférence pour "l'intérêt public et
la décence" 29). Les mémoires d'Hadrien sont ainsi beaucoup plus qu'un récit de vie
censé instruire un futur empereur ou serW de relais entre des générations passées et des
générations à venir; sa biographie officielle répond déjà à ces besoins. Ii devrait donc y avoir
quelque chose d'autre dans ses mémoires-quelque chose qui importe pour Marc Aurèle autant
que les Ieçons destinées pour la vie publique, quelque chose qu'Hadrien tient à lui révéler.
Malgré le fait qu'Hadrien ne les précise pas, nous prétendons que les détails modifiés dans le
compte tendu officiel dont il parie touchent à deux aspects de sa vie. D'une part, il s'agit de sa
152
vie amoureuse: le seul aspect de sa vie à lui avoir mérité de la véritable censure, que se soit en ce
qui concerne ses mdtresses ("On m'a reproché...mes quelques adultères avec des patriciennes"
[73]), sa relation avec Le beau Lucius qu'il finit par adopter ("les malveillants se hâtèrent de
prétendre que je repayais d'un empire l'intimité voluptueuse d'autrefois" [278]), ou L'histoire
amoureuse qu'il vit avec Ie jeune Antinoüs C'Rome, assez facile à la débauche, n'a jamais
beaucoup apprécié l'amour chez ceux qui gouvernent" [73]) ainsi que la mort précoce de ce
dernier ("on m'accusait de l'avoir sacrifié'' 12211). Comme nous L'avons déjà consîate, Hadrien
critique à plusieurs reprises le stoïcisme de son jeune destinataire et lui fournit souvent des
exemples d'un comportement impérial moins austère. Hadrien semble aussi lui faire des
confidences en ce qui concerne sa vie privée. Plusieurs passages dans tes mémoires sont
consacrés a L'amour, comme si Hadrien cherchait à combattre à la fois les lieux communs,
souvent vulgaires, pour décrire ce sentiment, et le bruit qui wwt au sujet de sa relation avec
Antinoils. L'empereur écrit B Marc Aurèle pour le désabuser de ces simplifications et de ces
Hadrien veut partager avec ce jeune homme austère et m6lancolique la qualit6 mystérieuse et
intiniment complexe des relations humaines, mais il ne cherche pas pour autant à le 'convertir':
"il n'est pas indispensabte que tu me comprennes. II y a plus d'une sagesse, et toutes sont
nécessaires au monde; il n'est pas mawais quYeIIesaIternentW(290). D'autre part, il s'agit des
pensées secrètes d'Hadrien, de ses doutes et de ses tentations. En décrivant ses sentiments lors
1 153
du combat, Hadrien déclare A son destinataire: "Je t'avoue ici des pensées extraordinaires,qui
comptent parmi les plus secrètes de ma vie" (64). Avouer qu'on a des pensée secrètes qui ne
s'accordent pas avec l'image extériorisée et sage qu'Hadrien se donne signale une prise de
Si nous étudions de près les passages où Hadrien se livre à Marc Aurèle, nous
remarquerons que ces aveux ont souvent lieu dans le contexte d'une description de la nature: le
célèbres des descriptions pittoresques: la veillée dans le désert syrienne quand Hadrien,
contemplant les astres, pense au destin et aux prophéties de son grand-pêre (1 64-5),et
l'ascension du mont Etna pour regarder l'aube quand Hadrien médite sur le bonheur (179-80);
nous ne nous y attarderons donc pas. Dans les deux cas, disons seulement que l'empereur
évoque le sentiment d'immortalité qu'il ressentait en contemplant la nature. Ces deux passages
semblent arrêter le cours de l'Histoire et le cours du récit pour présenter l'esprit de l'homme qui
Dans la premiére de ces descriptions lyriques, Hadrien fait le portrait des régions
danubiennes soumises au vent et à la neige où il avait i'impression d'être "dans un monde de pur
espace et d'atomes purs," et il explique que le contact avec ces lieux mystérieux provoquait chez
lui le désir de s'enfuir, de se perdre dans des terres inconnues (58-59). Pour I'espace d'un
instant, le fonctionaaire en Hadrien fait place à l'explorateur; en détaillant cet épisode dans ses
mémoires, il fait paraître cet être caché en lui. Plus tard, en décrivant les routes de l'empire,
154
Hadrien déclare que les plus beaux moments Lors des voyages étaient ceux où une route l'amenait
à une montagne d'où il pouvait observer L'aurore. Encore une fois, c'est le moment de la
révélation: "Ii faut faire ici un aveu que je n'ai fait a personne: je n'ai jamais eu le sentiment
d'appartenir à aucun lieu, pas même à mon Athènes bien-aimée, pas même à Rome." Ce qui
nous intéresse, c'est le fait qu'Hadrien attribue son succès en tant qu'empereur, sa capacité
déclare "Etranger partout, je ne me sentais particulièrement isolé nulle part. J'exerçais en cours
de route les différentes professions dont se compose le métier d'empereur" (138). C'est la
divers" qui règnent en lui "tour a tour, aucun pour très Iongtemps" (65). Cette description qu'il
fait de lui-même implique une conscience de sa capacité de s'habiller d'une personnalité et d'un
rôle selon L'occasion. Bien qu'il mène une vie sur la place publique, Hadrien ne veut pas se
conformer à une identité toute f ~ t ete il tient à pouvoir se créer de nouveau. La description
évoquée plus haut de la beauté de l'aurore contient un passage que nous pouvons citer afin de
faire ressortir le lien entre le pittoresque et cette prise de conscience de son intériorité: "je
m'aperçus de l'avantage qu'il y a a être un homme nouveau, et un homme seul, fort peu marié,
soulignons). Ici, le pittoresque se confond carrément avec i'intériorité: Hadrien dévoile 'le
Le troisiéme passage que nous vouions considérer décrit le dernier grand voyage
d'Hadrien: son retour en Italie après la guerre en Palestine. Le voyage lui fait sentir "ce parfum
de lentisque et de téré5inthe des îies où l'on voudrait vivre, et où l'on sait d'avance qu'on ne
155
s'arrêtera pas" (270). Cette fois-ci, au lieu d'incarner l'immortalité, la nature évoque la brièveté
de la vie. C'est au cours de ce voyage qu'il pense au problème de désigner un héritier, problème
qui lui impose non seulement une autre tâche officielle à remplir, mais aussi la prise de
conscience de sa propre mortalité: "Je me disais que seules deux affaires importantes
m'attendaient à Rome; l'une était le choix de mon successeur, qui intéressait tout l'empire;
l'autre était ma mort, et ne concernait que moi" (270). Ce passage marque un moment de
transition dans le texte aussi bien que dans la pensée d'Hadrien. Dès lors, nous ne le verrons plus
sur la route; il n'y aura plus de descriptions pittoresques d'un grand espace naturel. Finis aussi
les grands projets architecturaux et les descriptions de monuments publics. La vie d'Hadrien sera
de plus en plus circonscrite, les descriptions spatiales se limiteront à celles de la villa. Comme
l'explique Bakhtine dans son résumé de la transition des formes biographiques publiques vers les
formes plutôt privées et intériorisées, "[11'image de l'homme se déplace vers des espaces fermés,
public" C'Formes du temps" 290). Dès lors, Hadrien contemplera sa mortalité personneiie. La
forme générique des mémoires romains et de l'épître passera à une autre forme
par le changement dans les descriptions de L'espace mais aussi par le flottement du pronom
personnel 'ïu"; ce pronom qui, tout au long du livre, désignait Marc Aurèle, prendra d'autres
référents, comme le démontre un passage ou Hadrien, s'adressant à une "petite figure boudeuse
et volontaire," qui est clairement Antinoüs, Iui dit, ?on sacrifice n'aura pas enrichi ma vie, mais
ma mort" @&moires 3 10); et les toutes demières phrases de ses mémoires, où il s'adresse
cartément à son âme: '?u vas descendre dans ces lieux pâles..." (3 16).
iii) "Ma secrète résidence": La consolation stoïque
Le dernier sous-genre biographique que nous décelons dans &oires est celui de la
consolation stoïque, définie par Bakhtine comme un soliloque dans lequel "l'homme solitaire
cherche son soutien et sa justice suprême en lui-même et directement dans la sphère des idées:
dans la philosophie" ("Formes du temps" 291). Les confessions de saint Augustin et les écrits de
. a
Marc Aurèle (A mol- m a )sont les meilleurs exemples de cette forme autobiographique. D'une
part, la consolation stoïque se caractérise par le fait que "dans des événements de portée
publique, l'aspect personnel commence à être souligné" (291). Nous constatons ce type de
déplacement d'un événement de portée publique vers un registre personnel dans Mémoires. Par
exempIe, la dédicace du temple de Vénus et de Rome se distingue des autres dédicaces par la
satisfaction personnelle éprouvée par Hadrien lors de la cérémonie: il avait lui-même refait les
plans de l'édifice et en ressent une fierté énorme (Mémoires 184). La construction de ce temple
est non seulement un triomphe pour l'Etat, mais aussi pour l'homme individuel. D'autre part, la
consolation stoïque se caractérise par l'importance qu'elle accorde aux événements qui importent
au niveau personnel mais qui sont de "quasiment aucune signification socio-politique," par
exemple, la mort d'un proche ("Formes du temps" 29 1). Dans Mémoires, il s'agit évidemment
de la mort d'htinoils, son suicide étant le grand événement qui marque la vie privée d'Hadrien,
événement qui ne devrait pas avoir de comdquences pour l'empire. "La mort d'Antinoüs n'est
un probléme et une catastrophe que pour moi seul," avoue Hadrien 189). On essaie
"L'immortalité de la race passait pour pallier chaque mort d'homme: il m'importait peu que des
157
SeIon Bakhtine, il rdsulte de cette "nouvelle forme de relation à soi" privilégiant l'expérience
privée de l'homme une nouvelle préoccupation: Ia mort personnek C'Formes du temps" 291).
comprendre en tant qu'individu en dehors de son r6le public. C'est ainsi qu'Hadrien avoue à
Marc Aurèle qu'une lettre commencée pour mettre sont destinataire au courant de la santé d'un
homme d'état devient une méditation privée: "Je compte sur cet examen des faits pour me
29-30). Cette prise de conscience du soi intérieur de la part d'Hadrien est si marquée
qu'il n'hésite même pas à déclarer: "il me semble à peine essentier, au moment où j'écris ceci,
Quel est le chronotope qui caractérise la consolation stoïque? Bakhtine ne te précise pas,
bien qu'il note comment la présentation de L'espace et du temps dans ce modèle biographique
dernière partie du roman,ces volets méditatifs, racontés au présent, qui encadrent le récit de la
vie d'Hadrien. II s'agit d'un temps personneI qui marque les événements de la vie privée en
faisant référence à d'autres événements de la vie privée-un temps relatif qui ne fait pas appel aux
repéra chronologiques fournis par le temps de l'Histoire (le cdendrier). Par exemple, nous
avons déjà constaté dans Mémoires une absence relative de dates précises. Le plus souvent,
situe les événements dans le temps par rapport a son âge (ou celui de Marc Aurèle, ou
même celui de son ennemi SeManus) ou par rapport à un événement de portée personnelIe
comme la mort d'Antinoüs (ou celle de Platine). Les unités conventionnelles pour mesurer le
temps cessent d'avoir une quelconque valeur pour l'empereur malade. Se pIaignant du fait qu'il
n'arrive pius à dormir une heure à la fois, il se rend compte que son temps "se mesure désormais
en unités beaucoup plus petites" (27)- Cette temporalité personnelle et relative trouve son
expression la plus extrême-et ses unités les plus petites--dans un passage décrivant le séjour
moment-là, les "journées, puis les nuits, semblaient mesurées par les gouttes brunes
qu'Hermogène comptait une à une dans une tasse de verre" (266-67). Même les exceptions à ce
temps reIatif, les quatre dates précises que fournit Hadrien, se réfèrent aux événements
personnels car elles marquent la dédicace des temples qui lui sont les plus chers, L'anniversaire et
la valorisation des espaces de plus en plus restreints, privés et intérieurs." Autrefois, le monde
d'Hadrien était immense; il voyageait partout et exerçait un pouvoir énorme sur l'espace,
construisant des monumenl, fondant ou détruisant des villes à volonté, Au fur et à mesure
qu'avance sa maladie, le monde se referme sur Hadrien: il ne voyage plus en dehors de l'Italie et
même les déplacements entre Tibur et Rome lui deviennent pénibles. Malade, Hadrien passe la
plupart de son temps à la Villa, résidence privée qui est retirée de Rome et des palais officiels.
Cet endroit, soigneusement planifié et aménagé par l'empereur, reflète l'extrême spatialisation
qui caractérise sa perception de sa vie. il emploie souvent des métaphores spatiales pour décrire
son corps (et celui des autres), le cours temporel de sa vie, et son fonctionnement psychique.
Presque incapable de marcher, il déclare que courir lui serait aussi impossible qu'à "un César de
pierre" (15) et décrit sa vieillesse en disant que "certaines portions de [sa] vie ressemblent aux
salles dégarnies d'un palais trop vaste, qu'un propriétaire appauvri renonce à occuper tout entier"
(13). il souligne ainsi la relativité du temps personnel en annonçant: "Les dates se mélangent:
ma mémoire se compose une seule ksque où s'entassent les incidents et les voyages de
plusieurs saisons" (178). Pris ensemble, les divers monuments qu'il fait construire et les villes
qu'il fonde constituent une sorte de chronique spatiale de sa vie privée. Comme l'explique
d'empereur avec les incidents de ma vie d'homme. Plotinopolis est due au besoin d'établir en
Thrace de nouveaux comptoirs agricoles, mais aussi au tendre désir d'honorer Plotine" (14344);
Andrinopole, ville pour les anciens soldats, commémore ses années a l'armée, tandis qu'Antinoé,
ville contenant des quartiers qui rappellent les différents épisodes de sa vie, devient "le site idéal
des réunions et des souvenirs, Les Champs Elysées d'une vie, l'endroit où les contradictions se
En construisant cette "tombe des voyages" qu'est la Viila, Hadrien réunit dans un seul
espace les divers aspects et époques de sa vie, et c'est ici que se dévoile l'homme privé
pendant qu'il écrit ses mémoires (142). Les divers édifices de la Villa sont tous nommés pour
évoquer la Grèce, l'endroit ie plus cher au monde selon Hadrien, endroit qui lui rappelle sa
jeunesse. En plus des étapes de sa vie déjà passées, la Villa évoque aussi celles à venir: un coin
du parc se nomme le Styx, la prairie voisine les Champs Elysées (272). Dotée de maintes statues
d'Antinoüs (dans chaque pièce et à chaque portique), la Villa permet a Hadrien d'évoquer les
beaux jours d'autrefois. Dans un des passages les plus touchants du texte, Hadrien se décrit en
train d'arpenter les couloirs la nuit, caressant ces figures de pierre, se désespérant de ses efforts
pour conserver l'esprit et le souvenir du bien-aimé, mais se décidant tout de même à commander
l'actualité pénible. Au sein de la Villa, il fait construire un espace encore plus retiré du monde
réel, "un flot de marbre au centre d'un bassin entouré de colonnades" sur lequel se trouve ''une
chambre secrète" à laquelle on accède en traversant un pont tournant (272). C'est ici, entouré de
statues d'Antinoüs, qu'Hadrien se réfugie à L'heure de la sieste, 'Murdormir, pour rêver, pour
lire" (272). C'est ici qu'il p u t contempler sa vie et sa mort. Hadrien est ûès conscient du fait
que le temps historique et l'espace réel cessent d'avoir un sens pour celui qui entreprend une telle
méditation. Tout au début de ses mémoires, dans un passage soulignant la relativité du temps et
J'ai ma chronologie bien à moi, impossible it accorder avec ceiie qui se base sur la
fondation de Rome, ou avec I'ére des Olympiades. Quinze ans aux armées ont
duré moins qu'*mmatin à Athènes; il y a des gens que j'ai fiéqueutés toute ma vie
et que je ne reco-trai pas aux Enfers. Les plans de l'espace se chevauchent
aussi: 1'Egypte et la vaiiée de Tempé sont toutes proches, et ne suis pas toujours a
Tibur quand j'y suis. (34)
libère des contraintes du temps chronologique et de i'espace concret pour se réfbgier dans un
espace-temps imaginaire, intérieur, où le bien-aimé est toujours vivant, où il n'a pas encore goûté
refùge de l'homme privé. Le rôle public d'Hadrien en est un dont on ne se débarrasse qu'à
grand-peine. A ta Villa, tout y est "réglé pour faciliter le travail aussi bien que le plaisir," avec
des salles d'audiences et de tribunal (272). Même son rehge sur L'îlot contient un rappel de son
devoir sous forme d'un buste d'Auguste-cet empereur exemplaire-que lui avait offert Suétone.
La contemplation de la mort personnelle à IaqueUe Hadrien se livre dans cet endroit 'privé'
souiigne la tension entce l'homme privé et l'homme public qui parcourt le texte.
texte que nous avons caractérisé comme le sceau de la consolation stoïque. II est vrai que
l'expérience de cette mort fait s'écrouler la façade publique de l'empereur pour faire entrevoir
L'homme privé, ?in homme a cheveux gris sanglotant sur Le pont d'une barque," dont la douleur
évidente et extrême gêne son entourage accoutumé à traiter avec i'homme d'état (216). De
même, l'expérience de cette mort fait découvrir a Hadrien tout un vocabuiaire d'intériorité. II
décrit son chagrin en disant que la douleur "contient d'étranges labyrinthes" dans lesquels il
marche (221) et décrit la faculté de la mémoire en termes spatiaux: Antinoüs est "ce jeune être
l'intérieur du "navire" qu'est la mémoire, et Hadrien s'inquiète du fait que le jeune homme va
"périr une seconde fois" quand il mourra lui-même (308). Hadrien ne peut pas fournir au
souvenir d'Antinoüs une résidence sûre, imperméable aux ravages du temps. Quand l'homme
privé, gardien de ce souvenir, mourra, le souvenir s'éteindra de même." C'est ainsi qu'Hadrien a
recours a son pouvoir en tant qu'homme public pour préserver le souvenir du défunt. Non
seulement il fonde une ville consacrée au souvenir du jeune homme et fait mettre son visage sur
la monnaie, mais il fait de lui un véritable dieu, établissant un culte basé sur son sacrifice. Le
monde entier ressent les retentissements de la douleur personnelle de cet homme d'état, et sera
chargé d'incarner le souvenir du bien-aimé. Hadrien parait lui-même conscient d'une certaine
une interaction entre les sphères publique et privée de sa vie, interaction qu'il décrit en termes
spatiaux: "Le culte d'Antinoüs semblait la plus folle de mes entreprises, le débordement d'une
douleur qui ne concernait que moi seul" (307, nous soulignons). Malgré le passage cité plus haut
où Hadrien essaie de dissocier sa vie privée de son rôle public, il importe énormément qu'iI ait
stoïque, ainsi que l'interaction entre les diverses formes biographiques que nous y constatons.
pour dire que cette solitude est encore "relative et naïve'' C'Formes du temps" 291); c'est-à-dire
que cette forme autobiographique porte toujours le "caractère public et rhétorique" des formes
biographiques antérieures; l'auteur demeure très conscient de son rôle en tant qu'homme pubtic
("Formes du temps" 292). Dans Mémoires, cette tension entre l'homme privé et l'homme public
secrète, et aussi dans Ie "style togé" qu'emploie Yourcenar. En dépit de son désir de faire le
portrait d'un homme de l'intérieur, de "Refaire du dedans ce que les archéologues du XMC ont
fait du dehors" (Carnets 327), Yourcenar n'emploie pas le style radicalement intériorise d'un
fleuve qui est censé présenter "en direct" les pensées intimes du personnage. Au contraire,
Hadrien écrit ses mémoires soigneusement, sachant qu'il sera lu. Du point de vue formel,
l'homme d'état; l'homme intérieur lutte pour définir le sens de sa vie personnelle, son rôle public
ne correspondant pas a l'image de sa vie telle qu'il la souhaiterait. Pour atteindre aux
profondeurs de cette vie privée, il faut s'éloigner de l'espace et du temps concrets, extérieurs,
comme le fait Hadrien en s'enfermant dans sa Villa Toutefois, même sa chambre secrète "n'est
pas un refuge assez intérieur" pour effectuer cet examen de sa vie et Ie séparer de la douieur dont
164
il souffre (Mémoires297). C'est ainsi qu'Hadrien commence à se réfugier dans des espaces
imaginaires. Ces endroits lui fournissent "des retraites où [il] échappe à au moins une partie des
du temps, au lieu de le mener exclusivement a des moments-endroits de bonheur, peut aussi faire
...ces lieux si chers sont trop souvent associés aux prémisses d'une erreur, d'un
mécompte, de quelque échec connu de moi seul: dans mes mauvais moments, tous
mes chemins d'homme heureux semblent mener en Egypte [lieu du suicide
d'htinoiis], dans une chambre de Baïes [lieu de la mort de Lucius], ou en
Palestine [lieu d'un échec politique]. II y a plus: la fatigue de mon corps se
communique à ma mémoire; l'image des escaliers de l'Acropole est presque
insupportable à un homme qui suffoque en montant les marches du jardin ...(297)
de plus en plus au niveau métaphorique. Hadrien inclut dans ses mémoires une lettre d'Arrien de
Nicomédie, gouverneur de la Petite-Arménie et son ami intime. Dans cette lettre, qui est à la fois
un rapport officiel et un message personnel, Arrien décrit l'île d'Achille, un espace réel qui est en
même temps un espace mythique, kvocateur d'un passé légendaire et de l'histoire de l'amour
entre AchiIIe et Patrocle. Arrien loue le courage et la force d'Achille, disant que "rien en lui ne
me paraît plus grand que le désespoir qui lui fit mépriser la vie et désirer la mort quand il eut
perdu le bien-aimé" (296). Dans la lettre d'Arrien, Hadrien trouve une image de sa vie qui
valorise sa douleur personnelle autant que sa puissance en tant qu'homme d'état, et il note
qu'Arien "sait que ce qui compte est ce qui ne figurera pas dans les biographies officielles, ce
qu'on n'inscrit pas sur les tombes" (297). L'île de !'Achille devient le symbole de la vie privk
d'Hadrien, rappelant son bonheur avec Antinoüs, la perte du jeune homme, et la douleur extrême
165
que cette mort a provoquée. "Ce lieu que je ne verrai jamais devient ma secrète résidence, mon
suprême asile. J'y serai sans doute au moment de ma mort," déclare Hadrien (298).19 C'est en
contemplant cet espace, qui pour lui est imaginaire, qu'Hadrien réussit à interpréter sa vie d'une
façon qui ne dépend nullement du fait qu'il avait était empereur et qui fera élever sa vie et son
histoire amoureuse au niveau mythique, procédé que nous étudierons en examinant le chronotope
du roman-idylle.
Nous avons suggéré dans notre introduction que quatre grands chronotopes organisateurs
structurent le récit d'Hadrien. Ayant déjà analysé ceux du progrès historique et de la biographie,
nous nous tournons maintenant vers celui de l'idylle. Nous essayerons de situer certains aspects
Hadrien et Antinoüs, car l'histoire amoureuse se trouve au centre de l'idyiie. Selon Bakhtine, le
sous-genre romanesque de l'idyiie fleurit dans de nombreuses variantes parmi IesquelIes les plus
connues sont lli?ylle amoureuse, l'idylle champêtre et idylle familide ("Formes du temps" 367).
Toutes ces variantes partagent quelques traits en commun. Elles présentent toutes le quotidien,
récit historique ou biographique. Ces "réalités essentielles" n'ont pas un aspect "crûment
réalistey'"mais estompé, voire sublimé" et "la sphère du sexe s'intègre presque toujours dans
l'idylle sous un aspect sublimé"(368). Dans le cas de -, cela se reflète daus les
descriptions de ta vie intime d'Hadrien et d'Antinoüs-jeune homme qui roule avec les chiens sur
les divans impériaux 1Tl),ou qui, au cours des voyages, offie à l'empereur une
gorgée d'eau dans ses mains (188)-même si ces descriptions ne font jamais mention de leur
relation sexuelIe. Dans l'idylle, la simplicité de la relation amoureuse s'oppose à la formalité des
"conventions sociaIes" rFormes du temps" 368); son rythme cyclique à l'écoulement du temps
historique (370). Hadrien lui-même commente la simplicité de sa vie après avoir rencontré
Antinuils: il se délecte d'une chose aussi simple que regarder l'aube et le vol des oiseaux, et ne se
préoccupe pas trop de l'avenir, ayant cessé de "poser des questions aux oracles" sur le sort de
l'empire 172). SeIon Balchthe, Ia piésentation du temps dans l'idylle repose sur
tous ses recoins, ses montagnes, vallées, prairies, rivières et forêts natales, la maison natale"
("Formes du temps" 367), unit6 de lieu qui assure un rythme cyclique car elle "atténue et
estompe toutes les tirnites temporelles entre ks existences individuelles, entre les diverses phases
d'une seule et même existence" (368). Nous avons déjà remarqué chez Hadrien I'absence d'un
tel attachement au pays natal et une profonde capacité d'adaptation @ce a laquelie il se sent
chez lui partout dans l'empire. C'est a cause de son statut d'empereur, c'est-$& de L%Mûe
de
tout," que nous chercherons ici a définir une variante de l'idylle dans Iaqueiie l'espace et le
temps s'élèveront au niveau mythique 192). Il s'agit d'une idylle mythique, modèIe
167
temps, nous constatons la création d'un temps mythique et cyclique qui s'oppose au passage du
temps historique et du temps biographique. Du point de vue de L'espace, il s'agit à la fois des
lieux qui ont une certaine portée mythique (les tombeaux d'Hector, de Patrocie, d'Alcibiade) ou
des Iieux ordinaires qui ont été élevés à un statut mythique. Ce chronotope repose en particulier
sur un phénomène que Bakhtine décèle dans le roman à partir du XVIIIe et qui atteint son
apothéose chez les Romantiques: la méditation dans les cimetières qui permet un rapprochement
de l'amour et la mort, rapprochement "fondé sur la tradition antique" ("Formes du temps" 370).
L'histoire amoureuse d'Hadrien et d'Antinoüs ne dure que cinq ans, mais ce bref
épisode dans la vie de l'empereur lui donnera tout son sens. Le récit d'Hadrien atteint son point
culminant dans le suicide d'Antinoüs: les premières parties du récit contiennent maints indices de
la tragédie à venir, de nombreuses références obliques à son compagnon de chasse "mort jeune"
14) ou à "une certaine aptés-midi sur le Nil" (104) accompagnée de descriptions des
temples et de la ville consacrés au défiint (142-3); les dernières sections constituent plutôt un lent
dénouement méditatif. Au début de ses mémoires, Hadrien décrit le pouvoir de l'amour de nous
faire entrer dans 'tuunivers différent, où il nous est, en d'autres temps, interdit d'accéder" (22).
comme une pause dans la narration des mémoires. Le temps historique et biographique, mesuré
par les projets architecturaux d'Hadrien, fait place à une sorte de temps mythique, celui de la
métamorphose du "berger" en ''jeune prince'' (188). Cette période dans la vie d'Hadrien est
décrite comme une 'Wnésie de bonheur" (100) pendant laquelie sa vie aquiert "la splendeur de
168
plein midi" (172). En pensant à ces heureuses années, Hadrien dit qu'il croit "y retrouver 1'Age
d'Or" (172), métaphore qui évoque non seulement l'idée générale d'une période de bonheur mais
plus spécifiquement la race d'or-la première des cinq races d'hommes créées par les dieux, ces
hommes d'or qui, bien que mortels, ressemblaient aux dieux en ce qu'ils ne ressentaient pas de
douleur et qui, en mourant, devenaient eux même des esprits-gardiens de la race humaine
actuelle (i'âge et les hommes de fer). Grâce aux interventions des prêtres égyptiens après sa
mort, Antinoüs, les ongles dorés, le visage couvert d'un masque d'or qui "épousait étroitement
les traits," finit par ressembler aux demi-dieux d'autrefois (228-9) et il accède ii ce statut
Bien qu'Hadrien déclare qu'il n'avait "pas attendu la présence d'Antinoüs pour [s]e sentir
dieu," c'est à partir de la rencontre avec le jeune homme que les références mythiques du texte
commencent à se multiplier (190). Antinoüs est Grec, comme l'est l'Arrien, cet homme
rencontré peu après Antinoüs qu'Hadrien appelle son meilleur ami (176). En écoutant parler les
deux hommes, Hadrien remarque que leur dialecte contient des "désinences presque homériques"
(177),et à diverses occasions il assimile Antinoüs aux héros homériques ou aux grandes figures
de la mythologie grecque. C'est ainsi qu'Hadrien décrit le jeune homme comme Endymion,
allusion évidente au sort d'Antinoüs et a son repos éternel au sein d'une montagne (173). Les
endroits décrits pendant cette période de voyages avec Antinoifs sont souvent des lieux qui ont
une certaine signification mythologique, et le mythe déterminera l'avenir. Lors d'un voyage, ils
se reposent à "la source de Narcisse, près du sanctuaire de L'Amour," ce qui préfigure la noyade
d'Antinoüs (174). De même, ils visitent ensemble les tombeaux d'Alcibiade (l'amide Socrate,
dit le plus bel homme du monde) (180)' d'Hector et de Patrocle (194). Même un simple dîner
169
dans une cabane de paysans lors d'une halte impréwe prend des dimension mythiques, car
Hadrien se sent comme "Zeus visitant Philémon en compagnie d'Hermèsn (19 1). C'est a cette
époque que l'empereur accepte les titres divins, tels "Otympien" et "Maitre de Tout" (192), et
qu'il se permet d'être identifié à Jupiter (185). Non sedement [esjeux Isthmiques auxquels ils
assistent, mais fnut aspect de la vie actuelle, semblent retrouver "me splendeur qu'on n'avait pas
vue depuis Ies temps anciens" (174). Quand leur arrivée à Carthage coïncide avec la fin d'une
&cheresse de cinq ans, Hadrien dédare, "les saisons sembIaient coIIaborer avec les poètes et les
musiciens de mon escorte pour f& de notre existence une fête olympienne" ( t 90). Cette qualité
mythique de Ieur vie atteint son apothéose quand Hadrien sauve la vie d'Antinoüs lors d'une
chasse au lion; on s'y inspire pour fabriquer des vers et, malgré qu'Hadrien sache qu'il aurait fait
la même chose pour tout chasseur en danger, les deux amoureux se sentent "pourtant rentrés dans
Ce monde héroïque de légendes et de mythes prend fin avec la mort d'Antinoüs. Déjà,
bien qu'il n'ait pas prévu son éventuelle horreur, Hadrien se doutait d'une fin peu glorieuse.
avait peur de vieillir, il abandonnait i'étude des sujets difficiles (y compris Ie latin) et avait pris
l'habitude de bouder. Hadrien perdait patience avec Ie jeune homme et, au cours de leur visite
aux tombeaux d'Hector et de Patrocle' insuItait son amant en tournant "en dérision ces fidétités
passio~éesqui fieurissent surtout dans les livres" (194). Il avoue même l'avoir h p p é (1%)' et
lui avoir imposé la présence d'une courtisane dans Ieur intimité-pratique qui provoquait des
"nausées" chez le jeune homme, avant qu'il ne s'y habitue (194). 'Zeus' et 'Hennés' ne se
montraient pas digues de vivre dans ce monde héroïque et idéal qu'iis ont essayé de constnureyet
170
Antinoüs s'est suicidé avant qu'il ne s'écroule totalement. Avec sa mort, la pause mythique se
brise et le temps reprend sa marche implacable; Hadrien déclare: "Ce cadavre et moi partions à la
dérive, emportés en sens contraire par deux courants du temps'' (223). il essaie de compenser
cette perte en embaumant le corps du jeune homme,en faisant de lui un nouvel Endymion, et en
invoquant son esprit à habiter des statues qu'il peut transporter avec lui pour que L'esprit du
jeune homme aux dieux d'autrefois, Hadrien essaie de garanii au jeune homme et à leur histoire
d'amour le statut mythique qu'ils n'ont pas réussi à maintenir de leur vivant. La lettre d'Arrien
plait beaucoup à Hadrien car son ami situe son amour pour Antinoüs "au rang des grands
attachement réciproques d'autrefois" (241), lui ouvrant ainsi "le profond empyrée des héros" et
donnant un sens à sa vie. Après avoir lu la lettre, Hadrien dit que son ami lui a donné ce dont ii
il me renvoie une image de ma vit telle que j'aurais voulu qu'elle fit. Arrien sait
que ce qui compte est ce qui ne figurera pas dans les biographies officielles, ce
qu'on n'iascrit pas sur les tombes; il sait aussi que le passage du temps ne fait
qu'ajouter au maiheur un vertige de plus. Vue par hi, i'aventure de mon
existence prend un sens, s'organise comme dans un poème... (297)
Amen donne du sens à la vie d'Hadrien en L'assimiIant à la mythologie, mais il reste une
autre possibilité pour y trouver du sens. Au lieu d'essayer d'imposer une couche mythoIogique a
cette vie, il s'agit de voir comment l'homme se comporte face à la désintégration du temps
idyllique et face à la pression du temps historique. Selon Bakhthe, le thème de i'idyüe détruite
devient un principe organisateur du roman a partir du siècle. Des lors, Ie roman est
préoccupé par le fait qu'"à la pIace de Ia société idyllique bornée, il est indispensabled'en
171
trouver une autre, capable d'embrasser l'humanité entière" C'Formes du temps" 375). Baktitine
inconnu" (379,monde dans lequel, nous ajouterions, les mythes de l'Antiquité jouent un rôIe de
plus en plus marginalisé après que le pastoral disparaît et que le commerce et L'urbanité
prédominent. Le roman prépare donc le chemin vers une "vie dans une société bourgeoise,"
i'tiomme." Ce sera un genre qui raconte "le processus de rééducation personnelle se mêle à celui
(375). Le dernier chronotope que nous examinerons dans notre étude de Mémoires concrétise
l'histoire humaine [y] sont inséparables," ce qui donne "son intensité et sa matérialité au temps
surtout sur le Bakhtine soutient que c'est en contemplant Rome que Goethe
"perçoit d'une façon particulièrement aiguë cette densité saisissante du temps historique et son
adhérence à l'espace terrestre" (247). C'est à cause de l'importance de Rome dans l'oeuvre de
Goethe que Bakhtine d é f i t un nouveau chronotope dont il n'avait pas parlé dans "Formes du
Ce passage de Bakhtine trouve une sorte d'écho dans un passage de Mémoires où Hadrien décrit
la ville:
Rome: le creuset, mais aussi Ia fournaise, et le métal qui bout, le marteau, mais
aussi l'enclume 1 et des recommencema de
l'un des lieux au monde ou l'homme aura le plus tumultueusement
vécu. (186, nous soulignons)
superposition d'époques dans le sens où elles semblent se baser non seulement sur les pIans et
descriptions de la ville antique, mais aussi sur ceux de la ville actuelle. Quand Hadrien spécuie
sur le sort de Rome, il envisage I'avènement d'un chef chrétien qui serait alors "une des figures
universelles de L'autorité" et qui hériterait des palais et des archives de L'empire (314). Comme
dans le cas des autres pronostics d'Hadrien qui bénéficient de la perspective ultérieure de
Yourcenar, cette image de Rome évoque la vüie visitte par i'auteur du texte, ville ou ta figm de
Capitale de l'empire, Rome est i'endroit où le jeune Hadrien, avec son accent de
province, doit se faire accepter s'il espère régner. Cette ville exerce une influence énorme sur sa
personnalité et ses années passées au Sénat et au Tribunal l'aident à perfectionner son rôle
173
public. La ville de Rome, c'est aussi le lieu du monde que t'empereur a le plus transformé. Les
C'est ainsi que Rome évoque la dichotomie entre la vie publique et la vie privée de l'empereur.
Rome se juxtapose à celui de l'idylle. En contraste direct avec le temps mythologique et les
évoque la plénitude de l'expérience humaine car, dans cet espace de la ville, le passé, le présent
et l'avenir convergent. C'est un espace-temps plein de possibilités qui a une portée historique et
dynamique. Conscient du fait que les changements concrets dans cette ville signalent des
changements dans toute la civilisation humaine, et conscient du fait que la civilisation est
toujours 'en progrès' et doit évoluer, Hadrien dit qu'iI "accepte avec calme ces vicissitudes de
Rome éternelle" (3 14). Selon Hadrien, il aurait été le premier a qualifier Rome d'éternelle-mot
qui ne signale pas la stagnation et l'immobilité mais plutôt la capacité de la ville de durer maigré
conscience historique de l'empereur ainsi qu'à son grand dessein pour l'avenir. C'est surtout en
construisant des monuments a Rome qu'Hadrien réalise son double rêve de préserver les traces
du passé et d'assurer L'avenir. ii fait construire un Panthéon sur Ies ruines d'anciens bains
publics constnuts durant la période augustéenne et, afin de préserver cette heureuse association
avec une époque glorieuse passée, il intègre le vieux portique au nouvel édifice, disant que même
L'Odéon comme un centre d'études grecques a Rome afin de préserver cette culture riche (2461,
et fait ériger en même temps un mausolée où reposeront non seulement son corps mais aussi ceux
des "princes encore à naître" (246). Construire,'%'est mettre une marque humaine sur un
paysage qui en sera modifié à jamais"; c'est aussi contribuer "à ce lent changement qui est la vie
Dans un monde "encore plus qu'à demi dominé par les bois, le désert, Ia plaine en
fiiche," la vilie représente la civüisation même. En construisant les villes, Hadrien espère
multiplier "ces ruches de l'abeille humaine" (143). Rome devient ta ville modèle pour cette
construction; l'espace de Rome détermine ainsi l'espace d'autres communautés urbaines, et Ies
édifices dans des pays aussi loin que la Grande Bretagne témoignent de l'existence de l'empire
romain bien après la disparition de cette civilisation. Hadrien se vante de cette Miformité qui
"contente le voyageur comme celie d'une borne mihaire," insistant sur le fait que "les plus
ûiviaies" des viIIes romaines "ont encore leur prestige rassurant de relais, de poste, ou d'abri"
(143). Nous pouvons bien sûr comprendre ce rôle de reIais au sens figuré' y voyant encore une
toute ville qui l'émule, et ces vaes servent de relais qui traversent le temps, nous rappelant une
175
époque et une civilisation passées. D'autres villes sont censées reproduire Rome:
Aux corps physiques des nations et des races, aux accidents de la géographie et de
l'histoire, aux exigences disparates des dieux ou des ancêtres, nous aurions à
jamais superposé, mais sans rien détruire, l'unité d'une conduite humaine,
l'empirisme d'une expérience sage. Rome se perpétuerait dans la moindre petite
ville où des magistrats s'efforcent de vérifier le poids des marchands, de nettoyer
et d'éclairer leurs rues, de s'opposer au désordre, a l'incurie, à la peur, à
l'injustice, de réinterpréter raisonnablement les lois. Elle ne périrait qu'avec la
dernière cité des hommes. (125)
Trés tôt dans ses mémoires, Hadrien établit une distinction intéressante entre la ville
même de Rome et ce qu'elle représente. Lors d'un skjour à Athènes, il dit regretter non pas fa
ville mais "l'atmosphère du lieu où se font et se ddfont continuellement les affaires du monde, Le
entre le lieu concret et la civilisation qu'elle représente s'exprime surtout dans la juxtaposition
entre la ville grecque, qui est "accomplie sur un point de l'espace et dans un segment de temps,"
et la ville romaine qui tend ''vers des déveIoppements plus vastes: la cité est devenue 1'Etat"
(124). Rome devient le symbole de la paix romaine qui s'étend sur le monde, "insensible et
présente comme la musique du ciel en marche." Cette ville contient en elle Ie grain du 'village
planétaire' dont rêve Hadrien, une conception tout à fait contemporaine d'un monde dans lequel
"le plus humble voyageur" peut "errer d'un pays, d'ua continent à l'autre, sans formalités
seulement en se renouvelant et en servant de modèle pour d'autres villes, mais aussi en incarnant
"l'ordre du monde" (124). Hadrien évite à cette ville le "destin pétrifié" d'autres villes du passé.
ii veut que Rome échappe "à son corps de pierre" pour se composer "du mot d'Etat, du mot de
176
citoyenneté, du mot de république," lui garantissant ainsi "une plus sûre immortalité" (125).
que représente Rome digne d'être préservé, Hadrien fait preuve du même optimisme qui
caractérise la perspective bakhtinienne sur le rapport de l'homme à l'espace dans le temps. Pour
Balchthe, le chronotope de Rome concrétise avant tout l'activité créatrice de l'homme; c'est une
présentation du temps qui fait ressortir non seulement l'idée de la plénitude temporelle, mais
aussi celle de la "nécessité historique," soulignant la valeur productrice de cette activité créatrice,
par exemple, la construction d'un aqueduc qui relie deux montagnes et qui pourrait servir de
route pour des générations à venir ("Roman" 248). En étudiant Mémoires, nous nous rendons
compte de !'insuffisance d'une vision chronotopique aussi positive. Hadrien est très conscient du
fait que les traces concrètes de l'homme dans l'espace pourraient signaler une volonté
destructrice car elles pourraient aussi être "les traces de nos crimes," rappelant des époques dans
l'histoire humaine qu'on préféreraient oublier, comme dans le cas des murs ruinés de Corinthe
ou des statues volées à la Grèce 8 3 . Ses travaux à Rome servent donc non seulement
à pr&erver les traces admirabIes de la civilisation mais aussi à en éliminer celles qui sont
honteuses. Hadrien répare le Colisée afin de le "lav[er] des souvenirs de Néron" et fait construire
Néron (182-3). Malgré son désir apparent de préserver le passé, nous décelons chez Hadrien une
tendance à refâire l'histoire selon ses propres critères. Le chronotope de Rome représente donc
une concrétisation séIective de l'histoire humaine dans l'espace. Considérons, par exemple, Ie
cas de Jérusalem.
Au carrefour des routes entre l'Est et l'Ouest, Hadrien voit la possibilité de créer une
177
"grande métropole" pour faciliter le commerce, et il veut reconstruire Jérusalem selon "la
capitale romaine habituelle" (202). Il essaie d'imposer l'apparence de Rome-et donc l'histoire
de Rome-à un espace qui concrétise déjà une histoire, celle du peuple juif qui préfère ses "ruines
a une grande ville ou s'offriraient toutes les aubaines du gain, du savoir et du plaisir" (202). Les
erreurs se multiplient: on place l'enseigne d'un sanglier (emblème de la Dixième Légion) aux
portes de la ville "comme c'est l'usage" dans les villes romaines (252). Hadrien attribue la rage
de la populace confiontde par ce "petit fait" à "une superstition fort défavorable au &des
arts" (252, nous soulignons). Bientôt, on interdit la lecture des légendesjuives et la circoncision,
modèle de Rome ''sans rien détruire" (125). Hadrien tient obstinément à faire de Jérusalem "une
ville comme les autres, où plusieurs races et plusieurs cultes pourraient exister en paixn(254),
même si cela entraîne la destruction de ce peuple auquel il ne peut pas empêcher de "dire non" a
l'hell~nisation(260). L'empire emporte une victoire d6nuée de sens. S'il est vrai que "la Judée
fut rayée de la carte," qu'on refait la ville selon le modèle de Rome et interdit aux Juifs l'accès de
la ville sauf un jour par an, quand ils ''ont le droit de venir pleurer devant le mur en ruine," on n'a
pas pour autant réussi à imposer Ia culture et l'histoire romaine à cet espace (268). L'inscription
qui bannit les Juifs reprend "mot à mot la phrase inscrite naguère au portail du temple, et qui
interdisait l'entrée aux incirconcis" (268)-geste dérisoire qui montre néanmoins l'impossibilité
d'effacer totalement [esmes d'une culture pour lui en substituer une autre. Hadrien a beau
montre la spécificité concrete des cultures et la pluralité des temps historiques. Permettons-nous
L 78
de préciser Ia définitionbakhtinienne du chronotope de Rome: il est peut-être M des grands
chronotopes de l'histoire humaine,mais il n'en est pas le seul. De même, qualifier de 'progrès'
un changement dans l'ordre du monde (comme le fait implicitement Hadrien quand il qualifie de
iconographie sacrilège ne pourraient nullement être considérées comme des 'progrès' par la
popdation juive. Nous revenons ainsi au chronotope du progrès, ce grand chronotope stmctural
du texte, pour y souligner la sbecificitéde la conscience historique au coeur du texte. D'une part,
qui acquiert a la fois du territoire et une certaine portée métaphorique; et ensuite celui d'Hadrien
dégradation: le temps destructeur qui engIoutit les civilisations et les monuments, les histoires
amoureuses et Les amants. L'étude de l'interaction des divers chronotopes dans Memoires fait
ressortir cette tension entre la démolition et !a reconstruction non seulement de l'ordre mondial
roman en tant que genre cherche à communiquer allant de pair avec I'assimilation par le roman
thématique sont les grandes préoccupations des critiques de l'oeuvre de Yourcenar. La question
(roman historique) au temps personnel (biographie). Ce qui nous a fiappé dans notre lecture des
179
études de l'oeuvre yourcenarienne, c'était le fait qu'en étudiant la temporalité romanesque les
implicites que proposaient divers critiques entre ces trois aspects du roman,-genre, temps et
espace- nous ont provoqué à expliciter leur interaction à l'aide du chronotope, un concept qui
coeur de la singularité générique du roman-nous avons montré que non seulement les indices
chronologiques mais aussi l'espace représenté par le texte figurent dans l'assimilation d'une
conscience historique par le roman. Pour reprendre le titre de ce chapitre, nous avons montré que
personnelle-, et qu'en tant que lectrice nous utilisons cette double optique pour mieux
personnel dans Mémoites, nous estimons aussi avoir éclairé Ies idées de Bakhtine sur [a
biographie, aprés avoir développé ses modèles chronotopiques du genre biographique. Avec
raide du chronotope, nous avons pu aborder à la fois le statut géndrique du texte et la complexité
psychologique d'Hadrien, cet homme qui tient A préserver sa vie privée tout en répondant aux
exigences du rôle public d'un empereur. Nous prétendons que Ie concept de chronotope pourrait
faire dans le domaine des études du genre ce que le concept de polyphonie a fait dans celui de !a
du texte, des personnages et de ses divers aspects et thèmes qui ne s'accordent pas toujours mais
180
guerre. Notre approche chronotopique pour étudier Mémoires nous a permis de faire ce que
Bakhtine lui-même visait sans l'atteindre: une analyse générique qui dépasserait tes limites de [a
typologie pour saisir l'interaction de divers modèles génériques au sein d'une seule et même
oeuvre. Bakhtine affirme que plusieurs chronotopes peuvent CO-existerdans un texte et qu'ils
s'opposer, ou se trouver dans des relations réciproques plus compliquées" ("Formes du temps"
adroit mélange de genres qui produit une oeuvre d'une grande beauté et d'une grande unité
stylistique.
le personnage le plus étoffé: Yourcenar nous fournit beaucoup de détails concernant sa jeunesse
et son éducation, ses amours et ses soucis, ses triomphes et ses défaites, son agonie de mort.
Dans Lapar contre, la vie de Roquentin demeure obscure: il y a très peu de détails au
tant voyagé, ce qu'il faisait au cours de ses voyages. Dans le cas de j& J d o e l'identité même
critiques. Au lieu d'adopter un ordre chronologique, nous avons choisi de commencer nos
analyses textuelles en étudiant -car ce texte présente le portrait d'un homme qui se
181
déplace beaucoup et dont la biographie, racontée au passé, embrasse quelque soixante ans. Dans
les romans suivants, le cadre spatio-temporel sera de plus en plus restreint. Dans le cas de
Nausée, Roquentin habite Bouville dont le simple nom évoque la stagnation de la vie provinciale
(son court voyage à Paris n'inclut pas de descriptions de la ville) et son journal couvre une
période de quelques mois. Tandis qu'Hadrien essaie de saisir le sens de sa vie dans le temps,
Roquentin est confionté à la contingence de son existence présente. Dans b Jalousie, il s'agit de
la vie monotone à une plantation coloniale; tout est raconté dans un présent interminable, qui fait
que la durde du récit demeure vague. Les descriptions du lieu étant floues et les indices
dans la narration.
Rien d'étonnant donc dans le fait que l'interaction des chronotopes dans les deux romans
que nous étudierons par la suite s'avère être profondément différente de celle de W.
(chronotope des aventures, de l'idylle, etc.), mais des contradictions au niveau des déictiques
chronotopique dans ce texte produit plutôt un effet parodique. Dans le cas de JaJalousie. il
s'agit plutôt de savoir si le concept de chronotope pourrait s'appIiquer à un texte dans lequel Ies
La-
C'est ainsi que le M t Robed définit le malaise qui a prêté son nom au roman de Jean-
Paul Sartre, malaise dont souffie Roquentin, son personnage principal. Sartre lui-même
proposait comme titre à son roman "Milancholia" (d'après la gravure de Dürer), et il n'a pas du
tout aimé le titre prosaïque que Gaston Gallimard lui imposait. D'après Contat et Rybalka (les
éditeurs de la Pléiade), Sartre craignait "que ce titre entraîne une lecture naturaliste de son livre,"
éventualité qui ne s'est pas réalisée car, au contraire, "le mot de nausée a en quelque sorte changé
de sens grâce au roman de Sartre: il suffitaujourd'hui de lui mettre une majuscule pour qu'il
évoque non plus le malaise physique ou les vomissements, mais l'angoisse existentielle" (Notice
1668). A vrai dire, l'origine même du mot dépasse la description de la sensation physique qui
accompagne ce malaise, et peut nous éclairer au sujet de ce qui provoque justement "la nausée."
Les racines du mot remontent au grec: ''W(mal de mer) et ''W(marin). Le mal de mer,
comme celui de l'air et de la route, est le résultat d'un certain décalage entre la sensation de
mer que brsqu'on ne peut plus voir la terre; autrement dit, quand on n'a plus de repéres spatiaux
fixes. De même, on se sent mieux au siège avant d'une voiture qu'à celui en arrière car on peut
bien voir l'extérieur et donc rattacher la troublante sensation de changement tempe1 aux
changements évidents dans le cadre scénique. L'étymologie de "Ia nausée" indique donc qu'à
183
l'origine de cette notion de "dégoût" et de cette "envie de vomir" se trouve l'impossibilité de
physique.
Selon Roquenth, il existe deux temporalités: un temps dur et rigide qui appartient au
monde de la gdométrie et des airs de musique 41,182), et un temps mou et fluide qui
appartient au monde des ètres et des objets. Ce denier, c'est ''mtemps-le temps des
brettelles mauves et des banquettes défoncées," et il est 'Tait d'instants targes et mous qui
s'agrandissent par les bordes en tache d'huile" (40). A notre sens, la grande différence entre ces
deux conceptions du temps consiste en leu lien a l'espace. Un air de musique n'a pas de
spatialité et, comme Le note bien Roquentin, 'Zin cercle n'existe pas"-il représente piutôt une
certain
. . d'une relation spatiaie: "Ia rotation d'un segment de droite autour d'une
de ses extrémités" (184). "Notre temps," celui des choses qui "existent," est, par contre,
occuper L'espace dans le présent instant. Selon nous, la nausée qui afflige Roquentin est
JaN d . D'après Margaret Church, tout I'intdrêt du roman s'y trowe, car "the entire novel
could be seen as an attempt to define or pin d o m the nature of t h e . In a sense it is the story of
décrits par le texte. En revanche, très peu de critiques commentent la présentation de l'espace en
tant que "lieu," et ceux qui le font tendent à se limiter aux commentaires évidents: Bouville
rappelle Le Havre, ville où Sartre a vécu pendant quelques années; les descriptions de la ville
sont menaçantes, les noms symboliques.' En entamant une analyse chronotopique de La Nausk,
nous cherchons d'abord à faire ressortir le rôle important de la présentation de l'espace dans le
texte et à démontrer que cette conceptuaiisation de l'espace romanesque est étroitement liée a la
présentation de l'espace et du temps dans La Nausée entre aussi dans une problématique
littéraire. La structure du texte, qui prend la forme d'un journal intime, met en question le
rapport entre le temps du récit et le temps de l'histoire, la possibilité de rapporter des événements
remémorer des lieux, moments et événements du passé afin de les raconter. Comme nous le
verrons, l'instabilité de la forme du journal intime employé par Sartre incite les critiques ii mettre
The curious soiitude of Nausea as a great novel, the feeling of a tour de force that
we have in spite of ourselves, of an absolutely unique occasion rather than a book
whose success is easily integrated into the history of the form, is perhaps a kind of
optical illusion in which we apprehend the book both as a 'novel of ideas' and as
the novel of an idea so unique that no other idea couid have 'worked' in its place.
(185-86)
' Voir par exemple Contat et Rybalka ''Notes et variantes" (1721-22), Michael Edwards
(17-18) et Church (262).
A l'aide d'une approche chronotopique, nous espérons intégrer ces trois fils critiques dans
du journal intime) et générique (comment situer ce texte dans l'histoire du genre romanesque).
i) La Thématique du temps
Parmi les nombreuses études qui proposent une approche philosophique pour étudier la
temporalité de La Nausée,' le bavail de Rhiannon Goldthorpe surpasse les autres dans le détail de
l'analyse textuelle et dans la lecture extrêmement fine qu'elle fait des parallèles entre JaNausée
et J,'EWP ~t le n-. Comme chez d'autres critiques, son étude de la temporalité dans La Nausée
mène inévitablement à une discussion de l'espace sous forme d'objets. Dans un article en deux
parties, "The Presentation of Consciousness in Sartre's 1a Nausée and its Theoretical Basis,"'
certaine relation temporelie: "the ambiguous relationship of the pour-soi (essentiaily tempord in
("Presentation" 2:63).' Notant que Roquentin emploie une image spatiale pour décrire le temps
qu'il est "suddenly afTected by a sense of immobility and stagnation, by a disappearance of the
future dimension" ("Presentation" 2:62). Dans une étude postérieure, elle pousse encore plus
l o b cette association de l'espace au temps, prétendant que "Tiie itself becomes a spatial
medium into which order and succession collapse" (Goldthorpe, La Nausée 11O). Cela nous
m è n e à i'idée de la 'présence'-ce qui n'est pas "là," dans l'instant présent, n'existe pas. Le
Bien d'autres critiques ont constaté cette même valorisation du moment présent dans Li!
Nausée. Georges Poulet le voit comme l'emprise du "moment cartésien," soutenant que la prise
de conscience de l'existence telle que décrite par Descartes (le célèbre "Je pense, donc je suis")
est avant tout i"'affirmation de l'existence présente" qui est nécessairement précédée de "la
outre que, "Séparée à la fois du monde extérieur, du passé et du futur, la conscience cartésienne
ne peut exister que dans l'enceinte la plus étroite, celle du moment présent" (218). Pour Jean-
François Louette, b Nausée est 'btexte anti-bergsonien" (95) qui aboutit à "une élimination
de ce qui n'est pas le présenty'(96). Pour sa part, Paul Reed voit dans la nausée de Roquentin
et n'aspire ie Pour-soi qui 'l'existe"' @& 702): La nature "£iuide" de la conscience humaine
du temps implique une certaine incapacité, plutôt terrifiante, & saisir et à fixer le temps, ce qui
Voir le chapitre "Existence and Art" chez Reed (&&&a Na& 41-56).
187
provoque un sentiment de dégoût extrême. Selon Brian Fitch, il s'agit en fait de l'insuffisance
Le temps des horloges et des montres n'a pas de prise sur la vie mentale, et
renfermé avec ses pensées dans l'univers clos de la conscience qui se regarde, 2
[poquentin] a l'impression que le moment présent se prolonge indéfiniment car
rien ne marque l'écoulement du temps: on dirait que Ie temps s'est arrêté.
(Sentiment110)
Fitch esquisse en fait trois étapes dans l'expérience du temps chez Roquentin. Ce dernier
commence par vouloir vivre dans l'instant présent afin de profiter des "'moments admirables"';
ensuite il "prend du recul devant sa propre vie" (m115) afin de pouvoir la raconter-
c'est-Mire, au lieu de vivre dans le moment présent iI essaie de le narrer aprés coup; cette
progression aboutit à l'ennui et a la nausée, état où seule la musique peut lui fournir Ia 'dureté,'
le sens de l'écoulement du temps vers "une fin prédéterminée" (Sentiment 117); autrement dit,
temps, d'autres critiques s'intéressent aux implications psychologiques. Eugene Holland voit
dans Roquentin l'ultime narcissique, et dans sa passion de la musique une tentative de rendre
plus stable une identité en train de s'écrouler. Holiand note que des psychiatres aiment se référer
àLapresque comme à une étude de cas, car ils remarquent chez Roquentin
certain defensive pattern of response to the disintegrationof self and experience
that recur fiequentiy in cases of narcissism: a kind of hyper-reflective attention
paid to the disintegrating self, as evidenced in Roquentin's obsessivejournai-
keeping; an attraction to music and especially to melody, for the sense of tempord
continuity it affords to an ego whose own ability to synthesize is weak...(161)
John Taylor constate chez Roquentin la manifestation d'une autre maladie psychiatrique, la
psychasthénésie (une maladie identifiée par le psychologue Pierre Janet au début du siècIe),
188
maladie qui est définie en ternes temporels comme l'incapacité d'un individu à organiser sa vie
comme un récit. L'individu ne réussit pas à saisir Ies débuts et les fins des divers étapes et
événements de sa vie. il lui manque la continuité temporelle fournie par ce "récit personnel,"
continuité qui est à la base de toute identité cohérente et stable. Dans l'épisode dans
le bureau de Mercier, lors duquel Roquentin décide de rentrer en France, est un excellent
scène a plusieurs reprises, chaque fois avec de légers changements, et iI ne semble pas avoir pris
de décision consciente de partir. D'après Taylor, pour Roquentin "succession and continuation
do not exist. Every experience is either unbearably current, or has vanished" (88).
créer un "récit personnel": "Le mieux serait d'écrire les événements au jour le jour. Tenir un
journal pour y voir clair" (JVauséc 13). Selon John Fletcher, le journal est un outil pour
"'keeping tabs' on the world, of not going mad" (174). De même, Valérie Raoul souligne
l'aspect temporel d'un tel projet narratif (la narration est segmentée chronologiquement) tout en
His final recognition of two temporal orders, that of We (contingent) and that of
music, mathematics, and art (coherent and unchanging) is ironicdly narrated in a
diary, purporthg to convey the contingency of day-today existence, but which is
in fact a novel, that is, an art fonn and therefore 'meaningful.' (58)
Pour Reeves, la structure du journal intime sert à communiquer à la fois la nature contingente de
l'existence et L'état mental fragde du protagoniste, un mélange de chronologie (la succession des
189
appeile %e 'emotiond constellation' of events, the 'order of the heart"') (Reeves 1 18). D'aprés
du temps: le temps public (comment les Bouvillois passent le temps), historique (ies références
temps) et personnel (les difficultés qu'a Roquentin à saisir la continuité de sa vie) (Goldthorpe,
LaNausée 54). Goldthorpe en conclut que "The hpossibility of making arbitrary incisions in
t h e and in the recording of experience is demonstrateci by that apparentiy most clearly calibrated
form, the diary" (Goldthorpe, b Nausde 55). En fait, la présentation du temps dans La Nausée
soulève non seulement des questions d'ordre ptiilosoptiique et psychologique, mais aussi d'ordre
littéraire.
importante dans l'étude du roman. Les éditeurs de l'édition de la Pléiade, Contat et Rybalka, y
ont consacré beaucoup d'attention, et incluent une chronologie dans tes 'Wotes et variantes"
(1724-25). Comme d'autres critiques, ils ont remarqué que la date initiale du journal dans
l'édition de 1938, "Lundi 29 janvier 1932" ne correspond à aucune date réelle, le 29 janvier 1932
étant un vendredi. De plus, cette fausse date bouleverse toute la chronologie du récit car la date
de la rencontre avec AMY,prévue pour le 20 février, ne correspond pas au jour indiqué, samedi.
Dans cette Bdition du texte, un autre probIème de chronologie se manifeste quand Roquentin,
lisant te w ltombe sur les passages suivants: "Activité de la brigade de
gendarmerie pendant L'année 1932" et %M. Lagoutte, Nizan, Pierpont et GM,n'ont guère
chômé pendant l'mie 1932" (é61938;228). Etant donné que Roquentin est censé rédiger son
190
journal pendant les mois de janvier et de février de 1932, ces dates dans le 1- de Bouville
sont manifestement erronées. Contat et Rybalka ont corrigé ces indices hppants, substituant
"Lundi 25 janvier 1932" (ia vraie date pour cette année-là) a la date initiale du journal, et
remplaçant 1932 par 1931 dans l'extrait du Journal de Bouville! Ces corrections étaient faites
avec l'accord de Sartre, qui "a affirmé n'avoir eu aucune intention de brouiller la chronologie de
Que Sartre le veuille ou non, la chronologie de son récit se trouve effectivement brouiiiée.
hppantes, la cohérence interne du récit est minée par bien d'autres indices temporels-tels la
confUsion à propos de l'heure des tramways, l'intervalle entre la dernière fois que Roquentin a vu
Anny et leurs retrouvailles, et le dernier jour de Roquentin à Bouville (où le soleil se couche
pendant des heures)'- en outre par les changements brusques dans les temps de verbes employés
par Roquentin; il saute souvent du passé au présent, ce qui rend d a c i l e la tâche de situer le
moment de la rédaction par rapport a l'événement raconté? Assez curieuse men^ bien que
' GoLdthorpe souligne l'ironie implicite dans un tel projet kiitorid, notant qu'en
changeant les dates Contat et Rybalka ont appuyé %e referentiai pretentions of a novei which
elsewhere questions such claims to extemal reference" (Goldthorpe, JlX$ag&54).
Nous étudierons ces problèmes temporels lors de notre andyse chronotopique du texte.
la dernière rencontre entre Roquentin et Anny (Documents 1694), ils ne la corrigent pas. Ils ne
commentent pas non plus l'ambiguïté temporelle à propos des tramways, ni à propos de la
dernièrejournée de Roquentin à Bouville et son soleil remarquable. Pour la plupart des critiques,
ces incompatibilités textuelles sont dues à la simple inattention de la part de Sartre. Ou bien,
elles signaient que la mémoire de Roquentin est lacunaire, appuyant ainsi le thème du passé
insaisissable: "if one wished at al1 costs to defend him [Sartre], one could point out that the
theme of the vagaries of memory becomes one of the novel's major motifs" (Goldthorpe, La
Nausée 97, note 6). Raoul, par contre, trouve que ces données problématiques pourraient jouer
Real diary entries fiequentiy mention the weather, the nanator's state of health,
what he had for breakfast, and so on-item which would generally be redundant
as far as the action or histoire of a novel is concerned. They rnay, however,
produce cumulative patteming effects or provide 'repères,' as do the buses in
1 du or the trams in La Nausée. These function on a fured schedule
and represent the part of life which is apparently immutable and predictable.
cts are DO&
. if. such touchstones Drove unreliable. since it is the
mle which d e s the excentions m d out. The smallest cha- na
... . . (49, nous soulignons)
ornessienifiwit.
Nous examinerons bientôt les divers "effets spéciaux" produits par les contradictions dans h
W.Pour sa part, Nicholas Hewitt soutient que ces moments problématiques servent a
déplacer notre regard du niveau philosophique au niveau littéraire:
Minor though these mors are, combined with the uneasy mixture of philosophy
with fiction, they point either to a certain mismanagement on Sartre's part which
may serve to weaken the force of his novel as a philosophicai parable, or to a
.* - .
tice wth& novel itself. by which its psvchoIoeicaJ
become_dominant- (Hewitt 21 1, nous soulignons)
Pour Hoiiier, il s'agit plutôt de i'effkt exercé pas le contexte socio-historique sur la production du
texte:
On ne choisit pas son époque. il n'y a pas lieu de tenir Roquentin pour
responsable personnellement des anachronismes qu'il multiplie sur son passage.
Sartre plus tard donnera le vrai coupable. 'L'avant-guerre ignorait le temps,' Le
présent de b nausée est le temps de l'absence de temps. (128)
De cette façon, l'instabilitd politique, le souvenir de Ia première guerre mondiale ainsi que la
menace d'une guerre füture contribuent tous à la création d'un texte qui manque de fixité dans sa
présentation du temps.
A vrai dire, la cohérence interne de Lase voit également miner par des erreurs
d'ordre spatid. Par exemple, Roquentin situe la scène dans le bureau de Mercier dans trois villes
différentes: Hanoï, Saigon, et Shanghaï. Pourtant, ces contradictions ne provoquent pas les
corrections comme le font les erreurs commises par rapport au temps. Par exemple, les éditeurs
suggérant que la référence à Hanoï se trouve "dans un passage élitnine de la version finale''
("Notes et variantes" 1775), ce qui est manifisement faux. 11 paraît que Contat et Rybalka
corrigent les erreurs spatio-temporelles uniquement Iorsqu'il s'agit d'établir un rapport avec la
réalité-avec les dates réelles, par exemple. Iis ne touchent pas aux déictiques se rapportant
uniquement aux événements de la vie du personnage fictif. De même, Hoiiier soutient que les
contradictions d'ordre spatid ne posent pas Ie même genre de problème que celles qui implique
Malgré les dates (ou plutôt A cause d'elles), il dérive, dès le début, dans un monde
oii rien n'arrivera jamais: l'inconsistance de la temporalité de Roquentin n'a rien à
envier à la narration fauiknerienne. (122)
Nous ne sommes pas d'accord avec Hoiiier car, s'il est vrai que le mouvement entre la ville
'fictive' et la ville 'réelle' ne nous gène pas, le déplacement du bureau de Mercier semble poser
un problème de cohérence spatiale aussi grave que le manque de continuité temporelle dans le
journal. A notre sens, la question de L'espace dans La Nausée n'est pas d'une importance
secondaire, et eiie devrait être étroitement liée à l'analyse de la temporalité du texte. Il est
intéressant que nous ayons repéré une seule étude approfondie de l'espace dans La Nausée, celle
de Geraid Prince; comme nous l'avons déjà noté, si d'autres critiques parlent de l'espace, c'est
Prince touche aux lieux communs de l'analyse de l'espace dans ce texte (le symbolisme des
noms tels l'hôtel Prïntania, la qualité menaçante des descriptions de la ville), mais il propose une
lecture innovatrice de La NI& quand il dit que Sartre crie dans ce texte un "un complexe
espace-personnage" (86)- terme par lequel il veut dire que la présentation de i'espace est
particulier. Autre chose remarquable: Prince emploie la même terminologie pour décrire la
technique narrative de Sartre que nous retrouverons dans notre étude de b J a l o e et des
Seion P ~ c eLa
, Nausée présente "des espaces qui rappeilent un film au ralenti ou un film
accéléré," comme par exemple dans le cas des descriptions faites dans les tramways (93). De
cette façon, Lapartage avec le Nouveau Roman une prdsentation nouvelle de l'espace qui
vise à communiquer la "matérialité originelte" des choses (89)-innovation peu reconnue par la
situe le roman dans une problématique néo-romanesque, cette comparaison nous semble
particulièrement à propos. Bien que Sartre critique les "bizarreries de la technique" chez
Faulkner,'' La Nausée contient ses propres bizarreries: des contradictions spatiales et temporelles
qui minent la structure du 'journal intime' de Roquentin. Comme le dit Goldthorpe,
Nous soutenons que ces problèmes d'ordre spatio-temporel déstabilisent non seulement Ia
&&, nous verrons qu'à part les préoccupations philosophiques (I'ontoIogie du temps) et
provoque chez des critiques énormément de commentaires au sujet de son statut générique.
car le texte fonctionne à Ia fois comme "a throw-back to the eighteenth century novel" et
innovateur, Fletcher met de côté tous les problèmes d'ordre spatio-temporel que nous venons de
décrire. Au cours de notre analyse chronotopique de La Nausé% nous montrerons que Ia forme
du texte n'est pas du tout "conventionnelle." D'autres critiques nuancent leurs remarques quand
ils comparent N e au roman du dix-huitième siècle. Charles G.Hi11 constate que "the
Sartre's style, then, is a pastiche of fictionai techniques from the eighteenth to the
twentieth centuries. The rnultiplicity of styles reflects the many f o m the
'seriousness' of life may take. The diary fonn permits the varie@ of styles and,
Terry Keefe est du même avis, affhant que la forme du texte appuie I'hypothèse selon Iaquelle
mettre de &té Ies oeuvres antérieures de Joyce et de Wooif Wvsses date de 1922,
liberté styiistique- pour pousser aussi loin que possible les conventions littéraires (189).
siècle. Reed compare Ca Nausée à Gil Blas et à Eugénie Grandef notant que la présentation de
(75-77). Michael Edwards fait une étude détaillée de la parodie du roman balzacien dans La
Nausée (14-18). De même, Louette souligne les similarités entre La Nausée et le 'roman
normand,' avec ses villes provinciales, son omniprésent brouillard et le portrait des citoyens
bourgeois (142-43), mais il note aussi que, même s'ii existe "entre b Nausée et les textes
naturalistes, des parentés thématiques," "elles sont trompeuses, et les choix narratifs s'avèrent
très différents" (142). Finalement, on a vu dans La Nausée une parodie des techniques de divers
auteurs du début du vingtième siècle, y compris Barrès, Gide, Malraux, Proust, et Faulkner. "
début du siècIe. C'est ainsi que Michael Edwards situe La Nausée dans le courant du
symbolisme (l'oeuvre d'art qui combat la contingence), tandis que Fletcher, évoquant les
hallucinations de Roqueatin, décrit b Nausée comme un roman surréaliste dans lequel "the
" He* voit les correspondancessuivantes: Malraux-le vol d'un manuscrit, Ies
aventures; Barrès-Ie marronnier; Jules Romain-1' Autodidacte suivant le cortège de quelqu'un
qu'il ne connaît pas rappelle une scène dans Mort de a u e u Proust-"Some of these
Days" vs. la sonate de Viteuil, le livre que Roquentin s'imagine écrire vs. L'oeuvre de Marcel
(215-16). Pour C h c h , BouviUe est une parodie de Combray dans Ie sens que la viIle
provinciale chez Sartre représente "a reality beyond which a transcendence is impossible" (262).
surrealism is not fuily integrated" (181).12
Une des études les plus intéressantes au sujet du statut générique de J,a Nausée est sans
doute celle de William Spanos. Notant que Les critiques qui voient dans ka Nausée un roman
symboliste appliquent au texte les critères du célèbre "spatial form" de Joseph Frank-c'est-à-
dire, la notion selon laquelie le texte doit être appréhendé comme une totalité une fois la lecture
terminée-- Spanos déclare qu'il vise a écarter [es préconceptions philosophiques et littéraires afin
C'est en fait la présentation du temps dans le texte qui attire notre attention. Puisque Roquentin
ne peut voir "events (tirne) spatially, i.e., as moving towards some preestablished end &&@ that
gives human beings in a pdcular present the necessary 'right to exist' that is, a significant
history" (96), il finit par se rendre compte que "primordial existence is characterized by
dierence, that it is in a profound way radicaiiy temporal, Le., open ended" (99); de cette façon,
il rejette "a 'shape,' an 'image of existence,' Le., a spatiai form" (50). En ce qui concerne le
statut générique de LaSpanos soutient que le texte se situe non dans la tradition
symboliste mais plutôt "on the ma@, the boundary, between Modemism and Postmodemism"
innovation pour le genre qui fait du lecteur "a dialogic partner in the bemeneutic process" (125).
D'une part, J a Nausée semble réactiver des modèles gdnériques bien connus, quoique les
critiques n'identifient pas les mêmes sous-genres romanesques comme sources inspiratrices/
dos et narcissique du narrateur et l'importance accordée aux descriptions détaillées des objets,
La Na- semble préfigurer le Nouveau Roman. Du point de vue des genres littéraires,
approche chronotopique se montrera bien adaptée a ce texte car eUe nous permettra de rendre
de l'espace et du temps chez Roquentin. ii nous sembie que JaNausée s'organise en fait autour
intéresse, c'est la façon dont ces chronotopes sont déformés par les ambiguïtds textuelles, et
..
l'effet de cette déformation sur le statut générique du texte. Dans W a u e de la P r o s Hollier
constate qu'un
I3 R e d emploie cadment le terme 'bew novel"(74) tandis que Fitch applique Ies
commentaires de Bloch-Miche1 au sujet du Nouveau Roman à JaNausée 111).
Voici le noeud de l'affike: Laréussit a la fois a réactiver des conventions littéraires bien
connues (celles du roman réaliste, du roman sentimental, du roman du dix-huitième siècle, et
La défbition traditionneHe de la parodie repose sur ridée de l'imitation par une oeuvre
d'une autre oeuvre (ou type d'oeuvre) bien connue, l'intention de cette imitation étant d'être
problématiser cette définition, il est de rigueur de se référer a Bakhtine (voir par exemple le
et b o d v : Ancitnt.~odem.d= de Margaret A.
Rose-ce dernier ouvrage, indispensable pour l'étude de la parodie, consacre une vingtaine de
pages à Bakhtine, le seul critique à meriter sa propre rubrique dans la table des matiere~).'~Ces
l'oeuvre et de l'auteur imité (la stylisation) et, d'autre part, i'imitation qui cherche plutôt a
- -
contredire et se miner. Cet effet parodique que Bakhtine décèle surtout dans l'oeuvre de
Dostoïevski est aussi perceptible dans plusieurs passages de La Nausée. Par exemple, Roquentin
aime bien adopter ou citer le discours des bourgeois pour finalement le subvertir en juxtaposant à
ou bien,
Dire qu'il y a des imbéciles pour puiser des consolations dans les beaux-arts.
Comme ma tante Bigeois: 'Les PréIudes de Chopin m'ont été d'un tel secours à la
mort de ton pauvre oncle.' Et les sailes de concert regorgent d'humilités,
d'offensés qui, les yeux clos, cherchent à ttaasformer leur pâles visages en
antennes réceptrices. Ils se figurent que les sons captés codent en eux, doux et
nourrissants et que leurs souffrances deviennent musique, comme celles du jeune
Werther; ils croient que la beauté leur est compatissante. Les cons. (244)
Un autre exemple est la juxtaposition de deux couversations au sujet de l'amour, celle qui a lieu
entre Eugénie et sa mére dans un passage cité d ' m e Grandet, et celle qui se déroule entre le
couple à la brasserie Véselise ("'Dis donc, tu as vu?' ... 'Ha, Ha!' ...'Suzanne hier.' ...'Ah
oui,...elle avait été voir Victor."') (75-76).18 Comme ces exemples le montrent, cette définition
" Voir le chapitre sur "Le Mot chez Dost01evski," en particulier la section intitulée "Les
types de mots en prose" (211-238). Voir aussi Morson, "Parody, Histoty, and Metaparody" pour
un résumé de la conception bakhtinieme de la parodie-
''
Church voit dans cette scène un autre niveau de parodie, soutenant qu'elle rappelle la
cékbre scène à la foire agricole dans Madame Bovary, quand les propos de Rodolphe sont
entrecoupés des brides de phrases au sujet du finier (Church 261).
de fa parodie méne à une forte identification entre la parodie et L'intertexnialite, rapprochement
développé d'abord par Julia Knsteva par rapport à la tradition de la ménippée (%alchthe, le
mot, le dialogue et le roman") et plus tard par Todorov par rapport au "dialogisme" (Princi~e
110-11, 121-23).
De toutes les définitions de la parodie intégrant des notions bakhtiniennes, celle de Linda
Hutcheon s'avire pour nous du plus grand intérêt. Elle souligne d'abord qu'il est extrêmement
difficilede postuler une théorie trans-historique de !a parodie, se concentrant alors sur ses
trouve non pas l'intention moqueuse, mais plutôt le principe carnavalesque; a savoir, "the
paradox of its [parody's] authorized transgression of noms" (99). De cette façon, Hutcheon
situe le fonctionnement parodique non pas dans le champ du discours, mais dans celui @lus
vaste, car il comprend les types de discours) des ggms. Selon Hutcheon,
The parodic text is granted a special license to transgress the lhits of convention,
but, as in the carnival, it can do so o d y temporarily and only within the controlled
confines authorized by the text parodied-that is, quite simply, within the confines
dictated by "recognizability." (100)
Autrement dit, en même temps qu'eIle déforme, subvertit et transgresse les normes, Ia parodie
inscribes the mocked conventions onto itself, thereby guaranteeing their continued
existence. It is in this sense that parody is the custodian of the artistic legacy,
definhg not only where art is, but where it bas corne fiom. (100)
Hutcheon constate dors que la puision parodique est bifurquée: "it c m be normative and
du carnaval. Non seulement nous déplaçons Ia parodie du champ du discours à celui du genre,
mais nous soulignons aussi le rôIe des déictiques spatio-temporeIs. A la styiisation au niveau du
202
discours correspond le chronotope qui cherche à répéter et à solidifier les normes génériques.
Mais il se trouve que les chronotopes peuvent être déformés et de nouveaux chronotopes peuvent
naître, A la parodie au niveau du discours correspond le carnaval qui cherche à renverser les
normes génériques et à imposer sa propre vision du monde, créant ainsi de nouvelIes normes.
Un survol des écrits bakhtiniens à propos de la parodie et du carnaval montre à quel point
la notion de y joue un rôle primordial, ainsi que l'idée de la déstabilisation d'une certaine
vision du monde. Dans une discussion de la parodie antique, Bakhtine soutient que
le discours parodique en tant que genre ne trouvait à se caser nulle part. Ses
modèles multiformes formaient comme un monde à part, 'hors-genres' ou 'inter-
genres.' Toutefois, ce monde était unifié, premièrement par le désir commun de
créer un 'correctif' comique et critique pour tous les genres directs, langages et
styles et d'obliger de percevoir derrière eux une réalité contradictoire, inaperçue
des genres directs. ("Préhistoire" 4 17)
La parodie produit donc une certaine interaction des genres. En même temps, on pourrait dire
que l'interaction de divers modèles génériques peut produire de la parodie, comme par exemple
dans Don Quichotte, où Bakhtine constate une juxtaposition inattendue des genres dans le
croisement "du chronotope du 'monde étranger et merveilleux' des romans de chevalerie, avec le
chronotope de 'la grande route du monde familier' du roman picaresque" ("Formes du temps"
3 10). Le contraste entre les deux chronotopes fait souligner, voire exagdrer, les caractéristiques
de chacun d'eux, tandis que leur interaction fait que le texte ne fonctionne ni comme un roman
de chevalerie ni comme un roman picaresque, créant ainsi un hybride patodique. Selon Morson
et Emerson, il serait même possibIe de constater une interaction parodique au sein d'une seul et
même chronotope: "Q&& works essentially by parodying the chronotope of adventure tirne,
which would mean that the dialogue among chronotopes is already present in this 'double-
203
voiced' parodic chronotope" (Cre- 490, note 15). Un des buts de ce chapitre sera de faire
ressortir cette sorte de parodie latente identifiée (mais pas expliquée) par Morson et Emerson-
parodie qui réside dans l'évocation des chronotopes bien connus par L3 Nausée.
La parodie est "ambivalente" dans le sens oll elle crée "le même monde," mais "à
l'envers"; elle fonctionne comme "un système complet de miroirs déformants" prob1èlllr;s 149).
Cette notion de défamiliarisation du monde renvoie au carnaval. En gros, pour proposer une
hiérarchie sociale; la découverte des "aspects cachés de [a nature humaine"; les mésalliances et le
carnaval"; et une valorisation du "grotesque" et des fonction du corps (Problèmes 144). Selon
Bakhtine, bien que toutes les manifestations du carnaval (par exemple, le folklore) continuent
d'influencer la littérature moderne, i'effet du carnaval s'est dissipé avec le temps: "cette
inauence se limite dans la plupart des cas au contenu des oeuvres et ne touche pas à leur base de
genre, c'est-à-dire qu'elle est dépoume de vertu Créabce de- " problème^ 154, nous
soulignons). Nous ne partageons pas I'avis de Bakhtine à propos de cette dernière constatation.
n'est pas un schéma extérieur et immobile qui se plaque sur un contenu tout fait,
mais une forme extrêmement souple de vision littéraire, un principe heuristique
original permettant de découvrir quelque chose de nouveau et qui n'avait pas
encore été vu @&&nxs 196).
Chez Dostoïevski, ceIa se manifeste dans Ia création d'un monde textuel qui rend ''relatiftout ce
qui est extérieurement stable, constitué, tout fit? problème^ 196). A notre sens, dans le cas
monde de "rires, injures, coups" dans lequel il s'agit de la destruction de "la distance épique" et
Chaque événement, quel qu'il soit, chaque phénomène, chaque chose, en général
chaque objet d'une représentation littéraire, perdent cette perfection, ce fini, ce
désespérant aspect 'tout prêt,' immuable, qu'ils avaient dans le monde du 'passé
absolu,' épique, défendu par une frontière ~ c h i s s a b l contre
e un présent qui
continue, qui n'est pas fini. Grâce à son contact avec le présent, l'objet s'intègre
dans le processus inachevé d'un monde en devenir, et il est fiappé du sceau de
l'imperfection. . . .Dans ce contexte de l'inachevé Gisparaît le caractère
d'immuabilité sémantique de I'ob-iet; son sens et sa signification se renouvellent et
grandissent à mesure que le contexte se développe. Cela entraîne des
transformations radicales de la représentation littéraire, qui acquiert une actualité
spécifique. ("Récit épique" 464, nous soulignons)
Comme nous le verrons, JaNausée dépeint un monde textuel où se réalise cette zone de contact
fimilier, plein de violence (Roquentin est saisi par un "désir sanglant de viol" Fausée 1461ainsi
que par d'autres pensées violentes) et les collocations inattendues (le discours des bourgeois/les
gros mots, les étranges comparaisons que fait Roquentin, par exemple, entre la banquette du
tramway et un âne mort maus& 1791). Roquentin a de la diniculté à maintenir un sens stable du
Les choses se sont délivrées de leurs noms. ElIes sont là, grotesques, têtues,
géantes et ça parait imbécile de les appeler des banquettes ou de dire quoi que ce
soit sur eues: je suis au milieu des Choses, les innommables. @ J a e 179)
mais on n'y voit pas non plus "les frontières nettes et inertes" entre les divers "'royaumes de la
nature"' (végétale, animale et humaine) qui caractérisent le tableau habituel du monde: "ces
frontières sont audacieusement violées" (Rabelab 41). Nous soutenons que Roquentin est
victime d'une telle carnavalisation de la conscience à l'intérieur du monde textuel créé par
Nausée, et qu'il voit se dissoudre les frontières habituelles de la nature, ce qui le rend conscient
de la contingence de toute existence: "J'étais apparu par hasard, j'existais comme une pierre, une
plante, un microbe" (&u& 125). En ce qui concerne le statut géndrique du texte, il est
intéressant de noter que, quand Bakhtine aborde le grotesque du vingtième siècle, il en identifie
deux lignes principales. Il y a d'un côté le "grotesque réaliste" des auteurs tels Thomas Mann et
Bertolt Brecht qui se situe dans la tradition et il y de l'autre côté a le "grotesque modernistq" qui
comprend les oeuvres surréalistes et qui, selon Bakhtine, se développe "sous l'influence des
fort intéressante, mais elle nous encourage a appuyer notre lecture chronotopique de Lê Nausée
Comme nous l'avons suggéré au cours de notre discussion des liens entre le chronotope et
Ia notion de carnaval chez Bakhtine (voir notre deuxième chapitre), le concept de chronotope est
et un principe de rupture [la création de nouveaux modèles spatio-temporels et, par conséquent
ambivalente, car la parodie s'inscrit dans la tradition en même temps qu'elle la déforme. Ce qui
nous préoccupe ici, c'est cette double action de préservation et de destruction générique se voit
déforment ces conventions de genre en les parodiant. Après avoir examiné les cinq chronotopes
que nous identifions dans b m e ,nous terminerons notre étude par une analyse des éléments
camavalesques du texte. Nous voulons monîrer par là que les processus d'interaction et de
déformation chronotopiques se lient à la notion bakhtinienne de carnaval avec tout ce que qu'elle
Dans une discussion du roman fiançais du dix-neuvième sièck, Bakhtine propose deux
chronotopes dans lesquels il constate l'intersection du temps biographique, du temps historique
chronotope comporte un temps c'cycliquede la vie commune, courante, quotidienne," dont les
indices sont "solidement soudés aux particularités locales, aux maisonnettes et chambrette5 de la
207
petite ville, à ses rues somnolentes, à sa poussière, ses mouches, ses clubs, ses biIIards, etc."
(389). Bakhtine note par ailleurs que le temps dans ce chronotope semble "presque arrêté," et
ce temps aussi comme un temps "épais, visauerix, qui rampe dans l'espace"(389, nous
soulign~ns)'~-uné t o ~ a nchoix
t d'adjectifs qui nous sert dans notre lecture de Nausée.
modèle chronotopique associé au roman français du dix-neuvième siècle. Chuch souligne cette
similarité en appelant Bouville "a twentieth-century Yonville" (261). Une bonne partie du récit
est consacrée a la description de la ville du point de vue matériel (l'espace) et historique (le
temps), et la plupart des événements racontés dans le récit, à part un court voyage à Paris,se
déroulent dans le cadre bien délimité de Bouville pendant Les mois de janvier et février 1932. Ce
chronotope fournit une sorte de norme spatio-temporelle par rapport a laquelle Roquentin juge sa
concerne l'espace, il ne suffit pas de noter qu'il s'agit d'une bande ville provinciale; iI faudrait
aussi remarquer qu'à i'intérieur de cette ville, se trouvent surtout des espaces publics: les mes,
les cafés, la promenade, la bibliothèque, le musée, le jardin. Roquentùi ne pénètre jamais dans
les espaces privés, il n'entre jamais dans les maisons des Bouvillois. Même quand il déjeune
avec l'Autodidacte, c'est au restaurant; et quand il fait l'amour avec Française, elle garde
toujours son rôIe public, celui de patronne du Rendez-vous des Cheminots qui demande à
Roquentin son avis à propos d'un nouvel apéritif (Nausée 2 1). Ce chronotope présente donc les
citoyens individus dans leur existence collective. Ils sont entièrement extériorisés car Roquentin
est toujours en train de les observer et de les écouter, de raconter leurs mouvements et leurs
conversations. De cette manière, nous les rencontrons dans la société, leur place dans la
hiérarchie sociale de Bouville étant indiquée par les cafës qu'ils fréquentent et par leur apparence
s'agit d'abord de l'assimilation d'une conscience historique au sein de cette ville provinciale.
Cela se manifeste dans les rues nommées d'après ses citoyens importants, dans les monuments
tels la statue de Gustave irnpétraz que Roquentin décrit comme le gardien des idées reçues des
bourgeoises (49), dans les portraits de tous les grands patriarches de Bouville dans le musée
municipal, et dans Ies anecdotes concernant la ville que raconte Roquentin-anecdotes souvent
provoquées par L'espace, comme dans le cas de l'histoire de l'église Sainte Cécile (67-8). Les
Bouvillois sont liés les uns aux autres par l'histoire et par la tradition, et le passage même de ce
temps qui "rampe dans l'espace" ("Formes du temps" 389) contribue au sens de la collectivité
que Roquentin ne partage pas. Vers la fin de son récit, Roquentin regarde les citoyens du haut
ils sortent des bureaux, après leur journée de travail, ils regardent
Ies maisons et les squares d'un air satisfait, ils pensent que c'est
h viiie, une 'belle cité bourgeoise'. ils n'ont pas peur, ils se
sentent chez eux. (Nausée 223)
Roquentin est conscient du fait qu'il n'appartient pas à cette ville ou tout citoyen, même le plus
rebeiie, apprend "à connaître Ies iiens profonds qui l'attachaient à sa famille, à son milieu" (129).
Lors de sa visite au musée, Roquentin se rend compte que, sans famiiie et sans responsabilités
envers la société (il ne vote pas), il n'est nullement rattaché à la ville. Devant le portrait
d'olivier Blévigne (qui a prêté son nom à une rue de la viile), Roquentin associe ce manque de
liens sociaux à son malaise existentiel, déclarant qu'il ressent le jugement de cet homme
bourgeois-jugement qui "mettait en question jusqu'à [slon droit d'exister," et qui provoque la
réflexion suivante: "Et c'était vrai, je m'en étais toujours rendu compte: je n'avais pas le droit
d'exister. J'étais apparu par hasard, j'existais comme une pierre, une plante, un microbe" (125).
de Roquentin par rapport à la société qui i'entoure: "C'est un garçon sans importance collective,
A part cette concrétisation du temps historique dans l'espace public, il s'agit d'un rythme
cyclique de vie: des rites et rituels immuables qui règient et délimitent le temps. Comme
Roquentin le découvre, le fait de disposer de trop de temps fait peur car on se retrouve seul avec
ses pensées: "Un quart d'heure suffirait,j'en suis sûr," déclare-t-il, "pour que je parvienne au
suprême dégoût de moi" (3 1). il trouve trois heures de l'après-midi un moment "intolérable"
parce que '%'est toujours trop tard ou trop tôt pour tout ce qu'on veut faire" (30). Savoir
s'occuper afin de ne pas sentir le temps semble être Ie talent des Bouvillois. Quand il déjeune
avec l'Autodidacte, Roquentin regarde un jeune couple; il méprise "le spectacle de leurs petites
danses rituelles et mécaniques," mais il finit par admettre qu' "Après tout, il faut bien tuer le
temps" (160). En voyant des joueurs de cartes dans un café, Roquentin fait la remarque suivante:
Queiie drôle d'occupation: ça n'a pas l'air d'un jeu, ni d'un rite, ni
d'une habitude. l e crois qu'ils font ça pour remplir Ie temps, tout
simpIement, Mais le temps est trop large, i[ ne se laisse pas
remplir. Tout ce qu'on y plonge s'amollit et s'étire. (39-40)
Malgré cette observation que fait Roquentin, ii partage le même désir de remplir Ie temps. A la
210
fin de cette scène au cafë, il se propose une distraction aussi fivoie qu'une partie de cartes:
"Tout à l'heure, j'irai au cindma" (44). Un jour, quand il n'a rien à faire, il déclare "je vais
manger, pour passer Le temps" (94) et, vers la fin du récit, quand il pense a sa nouvelle vie à
Paris,il se demande: "Qu'est ce que je ferai de mes joumées?'(243). Roquentin se rend compte
que les Bouvillois réussissent mieux que lui à rem@ et a régler le temps, et que cet effort
contribue au sens de la collectivité que nous venons d'esquisser. C'est ainsi qu'en regardant les
gens autour de Lui au café Mably, il remarque: "Tous ces types passent leur temps à s'exl;liquer, à
l'église puis se promènent, les gens de qualité ne saluant que ceux qui leur ressemblent (71).
L'après-midi, ils vont au cinéma ou se promènent de nouveau, selon leurs obligations sociales:
"Le dimanche on va au cimetière monumentd, ou bien i'on rend visite a des parents, ou bien, si
l'on est tout à fait libre, on va se promener sur la Jetée". N'ayant pas de racines a BouvilIe,
Roquentin peut déclarer "J'étais Libre: je suivis la rue Bressan qui débouche sur la Jetée-
Promenade" (80). Ce chronotope de la ville provinciale témoigne du fait que tout est bien
rdgIementé; tous les citoyens semblent suivre cette mème formuie dans Le même but, cehi de se
reposer de la semaine pas*, de se préparer pour la semaine a venir et, avant tout, de préserver le
ils n'avaient qu'un seul jour pour effacer leurs rides, teurs pattes
d'oie, Ies plis amers que donne le travail de la semaine. Un seul
jour. Us sentaient les minutes couIer entre leurs doigts; auraient-iIs
le temps d'amasser assez de jeunesse pour repartir a neuf Ie Iundi
matin? (82)
21 I
social" (86) qu'est le dimanche en se disant: "Pas mon après-midi: la Leur, celle que cent mille
Bouvillois allaient vivre en commun1' (79). Un peu plus tard il ajoute: "c'était leur dimanche et
non k mien" (83). Malgré qu'il prenne ses distances vis-à-vis des Bouvillois et semble rester à
la périphérie de leur société (en trois ans, il ne semble pas avoir d'amis-supportant à peine
l'Autodidacte et voyant Française seulement quand il veut "baiser" [36]), Roquentin les imite
parfois. S'il se promène comme eux et fréquente les cafés, c'est parce qu'il ne veut pas plonger
dans l'isolement total qui menace de L'engouffrer. Très tôt dans le récit il note, "je restais tout
près des gens, A la surf' de la solitude, bien résolu, en cas d'alerte, a me réfugier au milieu
d'eux: au fond j'étais jusqu'ici un amateur" (23). Il est attiré par eux car les Bouvillois
paraissent jouir de quelque chose qui lui demeure inaccessible: Ia stabilité spatio-temporelie.
La conscience historique manifestée dans l'espace ainsi que La temporalité cyclique qui
des Bouvillois, cohérence absente des souvenirs de Roquentin. Roquentin constate que, si on
demande aux BouviUois ce qu'ils ont fait hier, "ils ne se troublent pas: ils vous mettent au
aux traditions de leur ville "expliquent le neuf par l'ancien" et suscitent le mépris de Roquentin:
iis voudraient nous faire croire que leur pas6 n'est pas perdu, que
leurs souvenirs se sont condensés, moeiieusement convertis en
Sagesse. Commode passé! Passé de poche, petit livre dod plein
de belles maximes, (104)
C'est en fait la deuxième fois que Roquentin évoque la notion de maîtriser et de contenir le
passé. Dans les deux cas, cette idée de maîtriser le temps est liée à l'espace, car Roquentin
déclare que "Le passé, c'est un Iuxe de propriétaire," et ii poursuit cette idée en se demandant:
Où donc conserverais-je le mien? On ne met pas son passé dans sa
poche; il faut avoir une maison pour l'y ranger. Je ne possède que
mon corps; un homme tout seul, avec son seul corps, ne peut pas
arrêter les souvenirs; ils lui passent au travers. (99)
Puisqu'il n'appartient à aucun espace, Roquentin ne peut maîtriser son passé, ce dont témoigne le
Au début de son journal, quand il essaie de se convaincre que Ia nausée qu'il a ressentie
est passagère, Roquentin compare ses "drôles de sentiments de l'autre semaine" à la stabilité
qu'il ressent en regardant le déroulement des événements quotidiens (l'arrivée du train de Paris,
les gens qui attendent le tramway), affirmant: "Ce soir, je suis bien à l'aise, bien bourgeoisement
dans le monde" (15). Le chronotope de la ville provinciale met en vaieur une stabilité spatio-
temporelle; Bakhtine explique que "De jour en jour se répètent les mêmes actes habituels, les
mêmes sujets de conversation, les mêmes mots..." ("Formes du temps" 389). Face aux
sentiments qui le troublent, Roquentin se rassure en s'appuyant sur cette idée de norme, se
demandant: "qu'y a-t-il à craindre d'un monde si régulier?" CJ4Jauség16). Il ne s'enferme pas
complètement dans la solitude parce qu'il est à la recherche de la stabilité qu'il espère trouver en
entrant en contact avec les habitants de BouvilIe. ii mesure le temps d'après les habitudes des
autres @ar exemple, I'mivée du monsieur de Rouen dont il entend le pas "rass~rant'~
[lq),et iI
note que dans l'espace public des cafës "tout est toujours normai," tout 'Lparticulièrementau café
Mably, A cause du gérant, M. Fasquelie" qui descend s'occuper de son établissement chaque jour
à la même heure suivant une routine prévisible (20). En somme, le sens de l'histoire, les espaces
publics, et les routines bien établies contribuent au sentiment de bien-être des Bouvillois.
Roquentin exprime cette même idée dans un passage qui pourrait aussi définir le chronotope de
la ville provinciale:
Iis ont la preuve, cent fois par jour, que tout se fait par mécanisme,
que le monde obéit à des lois fixes et immuables. Les corps
abandonnés dans le vide tombent tous a la même vitesse, le jardin
public est fermé tous les jours à seize heures en hiver, à dix-huit
heures en été, le plomb fond a 335"' le dernier tramway part de
L'Hôtel de Ville à vingt-trois heures cinq. Ils sont paisibles, un peu
moroses, ils pensent a Demain, c'est-à-dire, simplement, à un
nouvel aujourd'hui; les villes ne disposent que d'une seule journée
qui revient toute p a r d e à chaque matin. A peine la pomponne-
t-on un peu les dimanches. (223)
passage cité plus haut, Roquentin note que le dernier tramway part à 23 h 05. A propos de ce
tramway, Hollier fait remarquer que l'heure change à plusieurs reprises (123). Dans le feuillet
sans date, à 10 h 30 quand Roquentin commence à écrire, il dit que les voyageurs attendent "le
dernier tramway" qui "ne passera pas avant 10 heures quarante-cinq" @lausée 15). Mais aussitôt
que Ie tramway anive (à "onze heures moins le quarty'), il dit que "le dernier passera dans une
plusieurs niveaux. 11y a d'abord ceiles du temps et du lieu (comme celle du tramway) au niveau
du récit, facilement expliquées par l'idée d'une erreur de la part de l'auteur (Sartre) ou
et du monde virtuel créé par le texte, des contradictions dans la routine cyclique et quotidienne
qui caractérise le chronotope de la ville provinciale. D'une part, ces dernières erreurs prennent la
forme de références à certains problèmes réels des années trente qui font irruption dans le récit:
les références aux communistes et aux nazis qui se battent i Berlin, aux chômeurs à New York
(85), l'allusion faite par 1'Autodidacte à Ia Première Guerre mondiale (153). Ces références au
ne peut pas croire que l'homme paisible avec qui il déjeune aurait pu être combattant: "Ii a été
prisonnier de guerre...C'est la première fois qu'il m'en parle; je n'en reviens pas: je ne puis me
le microcosme de Bouville n'est pas à l'abri des ces perturbations. D'autre part, les
descend pas (1 19, un autre, Française n'est pas disponible quand Roquentin a envie de faire
l'amour (36). Pour Roquentin, qui attache beaucoup d'importance à L'immutabilité de la vie à
déictiques et des événements les plus prévisibles-instabilité qui mine la façade de normalité que
crée le chronotope de la vifle provinciale. A deux heures de l'après midi, Roquentin entre dans
la Biblioîhèque pour la dernière fois, où la salle de lecture est éclairée par "le soleil couchant"
(227). Plus de deux heures plus tard (entre 4h et 5h, d'après les déictiques indiquant le passage
du temps), quand il quitte la bibliothèque après l'Autodidacte, Roquentin remarque que "le soleil
couchant'' éclaire le dos de celui-là (237). Ecnvant au café Mably à 6h ("dans deux heures le
train part''), Roquentin commence une nouvelle période de rédaction en notant, "le soleil se
couche" (237); quand il quitte finalement le café juste avant le départ du train, iI précise "Lanuit
tombe" (250). Ce n'est pas seulement une lecture attentive aux déictiques qui fait ressortir les
soir, tous les soirs qui suivraient, il reviendrait lire à cette tabIe en mangeant son pain et son
chocolat" (228). Un peu plus tard, Roquentin ajoute, "Jamais une salle de bibliothèque n'a offert
de spectacle plus rassurant" (230). Mais la scène éclate: l'Autodidacte est surpris en train de
caresser la main d'un jeune garçon; il ne peut plus rentrer à la bibliothèque; il ne tennuiera pas
ce qui concerne l'espace et le temps. Les "lois fixes et immuables" dont parle Roquentin ne
pas seulement a cause d'un manque d'événements intéressants. 11 s'agit plutôt du fait que ni les
rites ni les lois naturelles ne réussissent à foumir un cadre spatio-temporel fixe qui puisse servir
de norme pour la perception des événements-que ce soit à l'intdrieur du texte (provoquant ainsi
dialoguent. Le noeud philosophique de JaN e réside dans ce chronotope et, comme nous
allons voir, sa viscosité temporelle empiète égdement sur d'autres chronotopes.
e-1
Le faux "Avertissement des éditeurs" au début de juxtapose deux moments et
deux types d'endroits dans la vie de Roquentin: l'époque de ses voyages "en Europe Centrale, en
Afrique du Nord et en Extrême-orient" et ses trois années de rédaction à Bouville, ville dont le
nom évoque la stagnation associée à cette ville provinciale (11). Cet avertissement introduit en
fait ua des thèmes centraux du texte: l'aventure. Sartre lui-mème, après le rehs de
"Mélancholia," a proposé le titre "Les Aventures extraordinaires d'Antoine Roquentin" pour son
roman,ajoutant qu'on pourrait mettre sur la bande '"JI n'v a pas d'aventures' ou quelque chose
comme ça" (Contat et Rybalka, "Documents" 1693). Cette étonnante contradiction fait ressortir
le statut ambigu des aventures dans ce texte. Comment reconnaît-on une 'aventure'? Plus
Quand Roquentin invite l'Autodidacte chez lui pour lui montrer ses photos de voyage, ce
dernier sort une véritable panoplie de clichés au sujet des voyages: ils sont "la meilleure école"
(57); au cours des voyages, on est sous l'emprise de "la magie des aventures"(59); à force de
L'Autodidacte ose demander à son hôte s'il a eu "beaucoup d'aventures," mais Roquentin
n'arrive pas à formuler une réponse concrète. Tout ce qu'il peut faire, c'est lui déclarer que
Santillane est "le plus joli village d'Espagney'-banalité qui provoque la réponse suivante: "Ah!
monsieur, comme votre conversation est profitable. On voit bien que vous avez voyagé" (60).
C'est justement ce qu'on ne voit pas. D'après tous Ies clichés, on est censé mener une vie
217
extraordinaire aprh avoir voyagé. Dans le cas de Roquentin, cette promesse ne s'est pas réalisée
et Roquentin est profondément conscient du fait que ses voyages ont abouti à cette vilie
ennuyeuse qu'est Bouville, lieu où il mène une vie monotone (recherches à la bibliothèque
Ies aventures qui lui sont arrivées, comme, par exemple, l'histoire de cette "affaire de Meknès"
quand un Marocain l'a attaqué (61). Puisque les aventures n'ont pas l'air d'avoir transformé
Roquentin (il ne devient même pas un bon 'conteur'), W.M. Frohock soutient que Nausée
fonctionne c o r n e une sorte de parodie des romans d'André Gide, chez qui l'aventure détermine
le caractère des personnages, en faisant d'eux des 'narrateurs d'histoires' @ense7 par exemple, à
Michel dans C'Immoraliste): "What happens to Roquentin may even be read as a specific and
En termes chronotopiques, nous pouvons ranger les aventures de type gidien, qui
chronotope de la métamorphose, ou se croisent le temps de moeurs (qui met en valeur les divers
pays, sociétés et coutumes que le héros rencontre au cours de ses voyages) et le temps
biographique (les métamorphoses du héros). A notre sens, ce chronotope est fortement marqué
par un sens m:
les aventures du héros mènent a une fin certaine-par exemple, la
20 Pour une analyse détaillée des rapports entre l'oeuvre de Sartre et celui de Gide, voir
L'étude de Pierre Masson, "Sartre lecteur de Gide: authenticité et engagement.," Voir aussi "The
Mapping of Gide by Sartre" de Howard Davies (en particulieropp. 120-121)
l'irréversibilité du temps ne dure pas: "L'aventure est m e , le temps reprend sa mollesse
Roquentin, comme il le reconnaît hi-même: "Quelque chose commence pour finir.. l'aventure ne
se laisse pas mettre de rallonge; elle n'a de sens que par sa mort" (62). Puisqu'aucune
transformation ne s'est effectuée et puisque ses aventures n'aboutissent pas à la moindre fin,
Roquentin finit par dire: "Je n'ai pas eu d'aventures. il m'est arrivé des histoires, des
événements, des incidents, tout ce qu'on voudra, Mais pas des aventures" (61). Plus loin, il s'en
veut de s'être laisser duper "avec des mots," d'avoir nommé aventure "du clinquant de voyage,
amours de filles, rixes, verroteries" (63). II se rend compte qu'il essayait de saisir la causalité qui
caractérise cette notion d'aventure comme métamorphose: '(je demandais tout juste un peu de
rigueur" (6 1). Les aventures de Spe gidien dépendent de la structure et de l'ordre imposés aux
les événements par l'acte de narrer. Comme Ie dit Roquentin, "pour que l'événement le plus
banal devienne une aventure, il faut et il suilit qu'on se mette à le t;lconter"(64).2' Ailleurs, il
une série temporelle irréversible ("Formes du temps" 263-65). Roquentin demande également:
"Mais pourquoi est-ce qu'on ne l'a pas toujours? Est-ce que le temps ne serait pas toujours
2' Roquentin comprend que Ies indices spatio-temporels sont porteurs de valeurs &
un a: "'II faisait nuit, Ia rue était déserte.' La phrase est jetée
négligemment, elle a l'air superflue; mais nous ne nous y laissons pas prendre et nous la mettons
de côté: c'est un renseignement dont nous comprendrons la valeur par la suite" (65). Autrement
dit, quand un événement arrive, on n'a aucune idée de son importauce, si c'est un
'ccommencement" ou une 'W par rapport a la suite de sa vie. Mais, comme observe Roquentin,
"il faut choisir: vivre ou raconter" (64), car l'acte de narrer nous détache de la vie telIe qu'elle est
vécue. C'est seulement après coup qu'on peut évaluer, imposer de l'ordre, et voir une logique là
où on avait trouvé le simpIe hasard,
2 19
L'irréversibilité du temps, nous soutenons que l'effet parodique que Frohock décèle dans le texte
métamorphose) qu'on retrouve dans le texte. A notre sens, l'effet parodique est dû plutôt à
l'inclusion dans le texte d'un modèle chronotopique tout à fait inattendu. Nous nous référons au
Tandis que d'autres chronotopes, celui, par exemple, du salon ou du château gothique,
sont peu Mquents dans la littérature moderne, celui des aventures se répand dans la culture
populaire de nos jours. Des romans roses aux films d'action, les histoires de héros, de conquêtes
amoureuses et d'aventures dans des lieux exotiques sont toujours à la mode. La permanence de
ce chronotope résulte peut être du fait qu'il contient peu d'interférence historique, ne reflétanr
littérature populaire, ne semble pas bien intégré au portrait des moeurs bourgeoises-et semble
carrément impropre à un roman dit 'philosophique,' genre cens6 mettre en question la nature
conforme-t-il à cette définition? Le chronotope des aventures se caractérise par un lien technique
et abstrait entre l'espace et le temps: peu importe où et quand le héros rencontre les nombreux
obstacles qui ie séparent de la bien-aimée, mus savons tous comment l'histoire se terminera (une
220
variante tragique étant toujours possible) et le héros reste tel qu'il était au début de ses épreuves.
aventures (un héros qui a voyagé dans des pays exotiques), tandis que les nombreuses références
Bien que la série spatio-temporelle dans le chronotope des aventures puisse être
réversible, ce chronotope est censé fournir des événements et des choses inattendus: des ''tout à
coup," des "juste à ce moment," des rencontres inoubliables et des merveilles de divers pays
("Formes du temps" 247). Ce que Roquentin est en train de découvrir, c'est que ies aventures ne
sont pas aussi sensationnelles qu'on ne le prétend. Les lieux exotiques de ses voyages ne lui
fournissent pas les merveilleux souvenirs qu'iI aurait voulu juxtaposer a la banalité de Bouville.
Au contraire, Roquentin fait monter d'une sensibilité aiguë vis-à-vis de la ville provinciale, la
ddcrivant en détail. Par contre, il constate à propos de ses voyages que "...tout se ressemble:
Shanghaï, Moscou, Alger, au bout d'une quinzaine, c'est tout pareil" mausée 64-65), et avoue
qu'il ne se souvient pas de la place à Meknès qu'il fréquentait chaque jour (55). En décrivant son
retour en France après six ans de voyages, Roquentin note qu'il a décidé de rentrer lors d'une
dans le bureau d'un certain Mercier. La première fois qu'il raconte cet épisode, il se
inte~ew
souvient d'avoir été en Indochine. Plus loin dans le texte, Roquentin explique que cette
interview a eu lieu à Hanoï, qui est effectivement en Indochine (60). Pourtant, un peu plus loin,
il affirme avoir décidé de rentrer iorsqu'il était à Saigon (97) et une quarantaine de pages pIus
loin, il situe L'épisode"à Shanghai; dans le bureau de Mercier" (142). On remarque la même
imprécision en ce qui concerne le temps. Roquentin dit qu'il s'est séparé d'Amy li' y a 6 ans"
(95) et il se plaint de n'avoir pas eu de ses nouvelles depuis 5 ans (92); pourtant, quand il [a
22 I
revoit à Paris, il lui demande: "Tu as eu besoin de moi pendant ces quatre ans que je ne t'ai pas
demande: "De quelle journée marocaine (ou algérienne? ou syrienne?) cet éclat s'est41 soudain
détaché?" et il finit par douter de L'authenticité de ses souvenirs: "...jYai beau fouiller le passé je
n'en retire plus que des bribes d'images et je ne sais pas trés bien ce qu'elles représentent, ni si
Quand Bakhtine déclare que la série spatio-temporelle du chronotope des aventures est
réversible, nous croyons qu'il veut dire que llordte des événements et des Iieux ne détient pas sur
l'histoire car cet ordre ne donne aucune causalité (aucune métamorphose du héros). On poumit,
théoriquement, relater les événements d'une façon différente. Dans La Nausée nous voyons un
exemple extrême de cette réversibilité. Au niveau même des déictiques, il existe une confusion
profonde: les lieux et les moments de rencontre (même avec la bien-aimée) sont enti4rement
par les déictiques textuels. La Nausée met en question non seulement l'ordre des
chronotope des aventures est ici poussé jusqu'au bout, car même les deux événements 'fixes'-le
début et la fin des aventures-demeurent vagues. Comme nous l'avons vu, quand il évoque ses
'aventures,' Roquentin "n'en retrouve aucun détail"; de même, il ne peut fournir de détail concret
sur sa décision de voyager puis de rentrer (43). Tout ce qu'il en dit, c'est que ses proches pensent
qu'ii est parti "sur un coup de tête" (IS), tandis qu'au moment de mettre fin à ses voyages iI se
sentait 'kempli de lymphe ou de lait tiède" et, sa passion pour l'exotique étant "morte"
222
subitement, il se sent écoeuré devant une vague "idée volumineuse et fade" (19). Le chronotope
des aventures se voit ainsi contaminer par la viscosité spatio-temporelle que nous avons observée
chronotope des aventures sont exagérés à te1 point qu'ils deviennent parodiques: Sartre nous
raconte les "aventures extraordinaires d'Antoine de Roquentin," mais nous ne pouvons nullement
situer ces aventures dans un cadre spatio-temporel; donc, "il n'y a pas d'aventures." Il n'y a pas
que Roquentin à connaître la nausée. Le lecteur attentif la ressent tout autant quand il essaie de
de la façon dont change sa perception du monde (les crises de nausée), Roquentin décide de tenir
un joumai "pour y voir clair" et pour "classer" et ordonner les étranges événements de sa vie
(Naus& 13). Selon Gerald Prince, ce journa1 "n'est qu'une façon de rythmer le temps avec
l'aide de la montre" (71); autrement dit, Roquentin cherche à imposer de la rigueur temporelle à
sa vie. Non seulement Roquentin essaie de créer une version chronologique de sa vie, mais aussi
son occupation principale consiste à rédiger la biographie d'un personnage historique, le marquis
biographiques au sujet du marquis. J ANauség nous présente ainsi deux biographies: ceUe de
Roquentin et ~ollebon." Selon nous, l'interaction de ces deux récits biographiques met en
question à la fois le statut générique de JaNausée (dans quelle mesure est-ce un roman
i) Roquentin
l'émulation de ce genre précurseur est à son apogée au dix-huitième siècle, et cela dans les "notes
d'éditeurs" qui se trouvent au début des romans qualifiés de 'véritables histoires retrouvées'
("Formes du temps" 278). Grâce à l'"Avertissement des Editeurs" au début du texte, La Nausée
semble donc se ranger dans un genre littéraire bien familier, celui du journal intime ou des
papiers retrouvés représentds par Moi1 Flanders. Robinson Crusoc ou Les Liaisons Dangereuses.
Pourtant, d'après Fletcher, le recours à ce prétexte de véracité semble maladroit: "The novel
carries its own conviction which has nothing to do with our believing or not believing in the reai
existence of Antoine Roquentin; modern fiction has no place for such subterfuges" ('174). A
notre sens, ce n'est pas le recours à une telle convention qui importe, mais plutôt comment la
déformation de cette convention attire notre attention sur l'instabilité des déictiques spatio-
temporels.
Comme nous l'avons déjà vu, l'ordre que Roquentin cherche à imposer à sa vie est miné
par les nombreuses contradictions inconsistances dans la datation de son journal et dans les
qu'on peut, pour certains événements décrits dans le texte, trouver un antécédent dans la vie
réeiie de Sartre-le plus célèbre exemple étant l'épisode du marronnier. Nous renvoyons tout
lecteur voulant explorer cet aspect autobiographique à Contat et Rybaika.
224
tramway part-il? Quand Roquentin a-t-il vu Amy pour la dernière fois?), Au Iieu d'imposer de
la rigueur à cette vie en désordre, la note des éditeurs fictifs au début de La Nausée met en
question le statut du journal et de son auteur, les éditeurs sont aussi négligents dans leur travail
Dans leur les éditeurs fictifs déclarent que le récit qui suit n'est rien
d'autre que les cahiers d'un certain Antoine Roquentin, trouvés "parmi [sles papiersn-ce qui
nous encourage à spéculer sur le sort de ce dernier. Où est Roquentin actuellement? Est4 mort?
Où a-t-il laissé ses papiers? Qui les a trouvés? Quand, par rapport aux hrénements racontés,
ont-ils été trouvés? Ii est évident qu'un certain temps a dû se passer entre la rédaction de ces
cahiers et le moment où les éditeurs les ont trouvés. Nous avons donc affaire à un auteur absent
ou défunt, et nous ne pouvons pas repérer le rapport temporel entre la rédaction des cahiers et
leur publication. Ces ambiguïtés sont d'autant plus frappantes que les éditeurs fictifs nous
rédaction. Cette confusion préfigure les problémes d'ordre temporel qui parsèment le texte.
Comme le dit Fletcher, la forme du journal intime est "something of a sham," et l'intervention
Malgré que Roquentin commence son journai en notant qu'il faut "écrire les événements
au jour Ie jour" et qu'il compare les événements de "samedi" et "d'avant-hier" comme s'il
voulait noter une progression dans le temps, ces aflirmations aboutissent à un 'Tedlet sans date''
13). Les éditeurs fictifs se donnent comme tâche de situer ce feuilIet par rapport au
journal proprement dit, j o m a i qui commence par Ia notation ''Lundi 25 janvier 1932" (17). iis
indiquent qu'ils ont "de bonnes raisons" (qu'ils ne précisent pourtant pas) pour penser que cette
225
page sans date "est antérieure de quelques semaines au début du journal proprement dit," et
remonte donc "au plus tard" au début du mois de janvier 1932 (1 1). A vrai dire, établir la
chronologie de la rédaction de ces pages, aussi bien que celle de la vie de Roquentin, n'est pas
une tâche facile. Plus tard dans son journal, quand Roquentin évoque les mêmes événements
racontés dans le feuillet sans date (l'épisode du galet), il écrit "l'autreiour. au bord de la mer,
d e e quelque chose qui a dû se passer, seton les éditeurs, trois ou quatre semaines pius tôt. On
remarque, d'ailleurs, une certaine inconsistance dans les interventions éditoriales. Le feuillet
sans date est suivie d'une autre page, celle-ci portant l'indication "10 heures et demie" et la note
suivante écrite par les éditeurs: "Du soir évidemment. Le paragraphe qui suit est très postérieur
aux précédents. Nous inclinons à croire qu'ii fut écrit, au plus tôt, le lendemain" (15). Cette
intervention semble inutile, sinon ridicule, étant donné que le fait qu'il est dix-heures du soir
devient évident une fois qu'on lit le paragraphe ('Te soir...", "cette nuit"), et que rien n'indique
que Roquentin ne continue pas tout simplement une rédaction commencée plus tôt dans la
journée. II est vrai qu'il déclare, "Mes drôles de sentiments de l'autre semaine me semblent bien
ridicules aujourd'hui" (15), mais comment Les éditeurs savent-iIs qu'il s'agit des mêmes
sentiments décrits dans le feuillet sans date (l'histoire du galet)? Ce qui fausse le résultat quand
les éditeurs fictifs essaient d'imposer une chronologie au journal, c'est le fait que leurs
que pour ses deux premières séances de rédaction: "Lundi 25 janvier" (17) et "Mardi 26 janvier"
(20). Nous supposons que les indications qui suivent, "Jeudi matin" (26),"Jeudi après-midi"
(28) et "Vendredi" (30), sont de la même semaine que le lundi initiai, mais la prochaine entrée
226
est datée "jeudi 11 heures et demie" (48). De quel jeudi s'agit-il? II parait que Roquentin a sauté
près d'une semaine de rédaction, et que la date de ce jeudi est le 4 février, mais aucune note
éditoriale n'intervient pour le préciser. Au début de son roman, Sartre emploie la convention
c:
d'intervention éditoriale de façon dérisoire pour l'abandonner aussitôt. L'incongruité des
probkmes posés par le texte (les contradictions spatio-temporelles) et les faibles tentatives des
éditeurs fictifs pour y répondre sont carrément drôles. Au lieu de utiliser fidèlement une
convention romanesque du dix-huitième siècle, Sartre la parodie. Notons avec Keefe que la
comparaison entre JaN& et le roman du dix-huitième siècle n'est pas suffisante en elle-
même: "To Say that it parodies an eighteenth-century convention is unhelpful, since that goes no
way towards explaining how that parody fits into the centrai themes of the work as a whole" (200
note 30). Pour Reed, 1'incIusion d'un "Avertissement des Editeurs" et l'évocation parodique du
rapporter des événements: "The novel of the eighteenth century is an appropriate point of
departure for Sartre's critique of traditional literature since it gives a high priority to story-
telling" (74). Selon nous, l'insuffisance des interventions éditoriales souligne l'échec de toute
tentative pour préciser la chronologie de ce texte de l'intérieur du monde WtueI (de la part des
ü) Roiiebon
trouver de l'ordre dans sa vie-à se 'raconter' sa propre histoire-Roquentin reprend son travail
d'historien et se met à racmter la vie d'un autremuLa seule raison pour laquelle Roquentin
habite Bouville, c'est parce que les papiers de Rollebon avaient été léguées à la bibliothèque
municipale par un de ses descendants qui habitait la ville jusqu'a la première guerre mondiale
(29). La vie de Rollebon est ainsi intimement liée a l'histoire de la ville. Or, en traçant le
développement du genre biographique, Bakhtine examine en détail les formes biographiques qui
réels. Comme nous l'avons vu dans notre étude de Muiérnoires d'Hadrien, au coeur du chronotope
de la biographie se trouve l'espace de la place publique, car la vie de l'homme est entièrement
extériorisée, transmise au lecteur par la description de ses actions, de son comportement pubIic.
D'après les maintes observations au sujet des Bouvillois, Roquentin s'intéresse à la nature de
cette vie publique et extériorisée. En écrivant la biographie de Rollebon, Roquentin essaie, d'une
part, d'ordonner les événements de la vie de cet homme politique; d'autre part, il veut
"M. de Rollebon était mon associt: il avait besoin de moi pour être et j'avais besoin de lui pour
ne pas sentir mon être" (143). Ce dont Roquentin a besoin, c'est la stabilité spatio-temporeile, et
quoi de plus exact, de plus concret, de plus &que \a vie bien documentée d'un personnage
Il paraît que Roquentin faisait déjà des recherches sur Roiiebon avant de partir en Asie,
où il est resté pendant six ans (18), car ii retrouve des notes sur le marquis qui datent de dix ans
plus tôt (29).
228
Roquentin ne trouve pas ce qu'il cherche dans la vie du marquis, déclarant qu'il "ne comprendls]
plus rien7'à la conduite de son sujet, et que cela n'est pas dû à un manque de documentation (29).
Au contraire, il y a bien des documents mais ce qui "manque dans tous ces témoignages, c'est
stance. Ils ne se contredisent pas, non, mais ils ne s'accordent pas non plus; ils
n'ont pas l'air de concerner la même personne" (29, nous soulignons). Roquentin ne réussit donc
personnel (Goldthorpe, La Nausée 54-S)-difficulté dont nous avons longuement parlé dans notre
étude de Mémoires.
moins en moins, s'attachant plutôt à l'oeuvre qu'il est en train de faire, et ressentant "un besoin
de plus en plus fort d'écrire7' (rIauség 29-30). De nouveau, nous constatons la différence entre
vivre et raconter, cette fois du point de vue de la création artistique. Roquentin commence a
Ainsi se rend-il compte que, s'il veut vraiment donner de l'ordre et une structure à une vie, ce
n'est pas une biographie-ce genre censé saisir la réalité-qu'il faudrait écrire. Plus tard, il
conduite de ce dernier, puis constate: "Seulement si c'était pour en venir là, il fallait plutôt que
j'écnve un roman" (90). Ce que Roquentin est en train de fournir, c'est une complexité
psychologique qu'il ne trouve ni dans les divers témoignages au sujet du marquis ni dans les
ouvrages biographiques existants (par exemple, le livre de Germain Berger que Roquentin cite
parfois)." De son échec biographique est né son désir d'essayer 'îm autre genre," (249)' d'écrire
un roman. Il imagine ensuite des lecteurs qui le liront et qui se diront: "C'est Antoine Roquentin
qui L'a écrit, c'était un type roux qui traînait dans les cafës" (250). 11 nous semble que ce roman
ne sera donc qu'un prétexte pour fixer, par des moyens détournés, la vie de Roquentin: il
deviendra finaiement "conteur." Et on pourrait s'imaginer que la raison pour laquelle on frnit par
publier ses cahiers, c'est justement parce qu'on s'intéresse à la vie de cet "auteur."
biographique, Ca Nausée joue également, comme nous l'avons déjà suggéré, avec les
quitté Roquentin il y a 6 ans (21), il retrouve sa photo (56)' le souvenir d'une scène au cinéma
(88)-évoquent une relation compliquée, pleine de mdentendus. Puis Roquentin reçoit une lettre
d'elle, ce qui fait tout de suite penser à la possibilité de retrouvailles. En fait, son voyage à Paris
Bouville. Face à cette viiie dont la fausse prévisibilité provoque des crises de nausée, et face à la
fluidité troublante du souvenir de ses aventures, Roquentin se cramponne à Amy comme à une
source potentielle de stabilité. Pour Roquentin, cette femme qui utilise toujours le même papier à
lettres, qui veut toujours aménager des "moments parfaits," et qui soigne son apparence non par
coquetterie mais parce quYeIlea toujours fait preuve d'une "fidélité puissante et sévère au
moindre trait de son image" (92), représente la fixité qui manque à sa vie. Il rêve de l'emmener à
Bouville afin de se rassurer: "II suffirait qu'elle y vive quelques heures; qu'elle couche une nuit à
l'hôtel Printania. Après, ce ne serait plus pareil; je ne pourraisplus avoir peur" (12 1). il espère
que la seule présence d ' h y réglera son monde en y introduisant de la rigueur. Il compte ainsi
se réfugier dans une sorte d'idylIe amoureuse, détachée du monde terrifiant qui l'entoure.
Comme nous le verrons, les retrouvailles ne correspondent pas à l'attente; il n'y a pas de
réconciliation. La scène de réunion est plutôt grotesque, Amy ayant fait appel à Roquentin pour
lui montrer à quei point elle avait changé. C'est ainsi que Hill décrit toutes les scènes avec Amy
cyclique du temps": "[a vie idyliique et ses péripéties sont indétachables de ce 'coin'
concrètement situé dans l'espace, ou vécurent pères et ancêtres, oh vivront enfants et petits-
la vie idyllique au temps "vain et émietté" de la vie urbaine (370), et Ies événements racontés se
limitent aux '"faits essentiels" de Ia vie: "l'amour, la naissance, la mort" (368).
Amy ne venaient pas du même pays; au cours de leur liaison ils habitaient différentes villes (et
ils sont, effectivement, des citadins-Paris, Londres, Tokyo, Berlin, Saïgon, Aden: leur histoire
est celle des grandes villes); ils n'avaient pas d'histoire en commun; ils évitaient de parler de
l'avenir. Ils n'avaient pas de stabilité spatio-temporelle, mais Anny essayait d'en créer l'illusion.
Elle voyageait toujours avec "une immense valise pleine de châles, de turbans, de mantilles, de
masques japonais, d'images d'Epinai" pour décorer les chambres d'hôtel où elle loge (Nausée
194). De cette maniére, elle recréait dans divers lieux un décor qui l'ancrait dans le même cadre
spatial-une situation analogue à l'unité de lieu du chronotope de l'idylle, des images d'Epinal
que dans le chronotope de l'idylle amoureuse-mais cette répetition est destructrice plutôt que
régénératrice. Lors de ses rencontres avec Roquentin, Anny répétait toujours le même jeu, Elle
muitipliait les malentendus avec lui jusqu'a une heure avant son départ, de sorte qu'elle 'Taisait
rendre au temps tout ce qu'il pouvait'' car, avec si peu de temps pour se réconcilier, ils sentaient
alors ''coder les minutes" (88). Dans cette idylle moderne, la plénitude et la continuité
temporelle ne viennent pas de la coatinuit6 familiale, mais de la liaison même: "Tant que nous
nous sommes aimés, nous n'avons pas permis que le plus infime de nos instants, Ia plus légère de
nos peines se détachât de nous et restât en arrière, ...Trois années présentes à la fois" (97). La
relation ne repose pas sur une base de tradition et d'histoire liées a un endroit particulier, mais
promenades) qui se répètent mais qui ne contribuent pas à maintenir leur relation, les
malentendus minant plutôt leur complicité. De cette façon, la continuité spatio-temporelle (les
amoureuse, mais la détruit: "C'est pour cela que nous nous sommes séparés: nous n'avions plus
Quand Roquentin revoit Amy à Paris, elle semble avoir perdu son pouvoir sur l'espace et
le temps. "Comme cette chambre est nue!", exclame Roquentin, puis, "Je pensais seulement que
cette chambre n'a pas l'air d'être habitée par toi" (194). Chose plus décevante encore, Anny
des situations "privilégiées" (la mort et i7amour,deux situations privilégiées dans le chronotope
de l'idylle, étant celles qu'Amy décrira à Roquentin) et puis de déterminer quels gestes et quelles
paroles y seraient les plus convenables. Anny résume cette tâche en évoquant la même notion de
rigueur à laquelle s'attache Roquentin: "...il fallait d'abord être plongé dans quelque chose
d'exceptionnel et m &
u on vmttait de Iyordrg"(210,nous soulignons). Maintenant, quand
Y
Anny déclare qu'il n'y a pas de moments parfaits, Roquentin comprend que lui et eue ont "perdu
les mêmes illusions" (212); ils se sont rendu compte qu'il n'y a pas de grand dessein beau et
héroïque qui gouverne la vie. Devant ce manque de rigueur des événements, AMY aussi éprouve
une sorte de nausée, la "certitude.,. physique" qu'il n'y a pas de moments parfaits; eue est mal a
l'aise, et les objets la dégoûtent (204,206). Comme Roquentin, elie a pensé trouver une autre
source d'ordre (en faisant du théâtre) et, comme Roquentin qui vivait pour Rollebon, elle s'est
rendu compte qu'eiie vivait pour Les autres. Au théâtre, les moments parfaits qu'eiie était en
233
train de réaliser n'étaient que des simulacres: ils n'étaient réels ni pour les acteurs, ni pour le
public qui restait toujours en dehors des événements (215). A présent, elle fait ce qu'elle appelle
des "exercices spirituels": les yeux fermés, eue essaie de réanimer son passé dans une sorte de
narration personnelle. "Je vis dans le passé," lui dit-elle, "Je reprends tout ce qui m'est arrivé et
je l'arrangey' (215). Elle a choisi de raconter, au lie&de vivre dans le moment présent. "J'avais
compté sur A m y pour me sauver, je le comprends seulement maintenant. Mon passé est mort,
M. de Roliebon est mort. Amy n'est revenue que pour m'ôter tout espoir" (221); partout où il
cherche, Roquentin éprouve le même désillusionnement qu'il avait déjà connu vis-à-vis de la
stabilité de la ville, de ses aventures et de son projet biographique. Il n'y aura pas de retour
ensemble à Bouville; A m y restera avec son amant qui l'entretient et ils partiront le lendemain.
Roquentin ressent une "peur affreuse" de se retrouver seul de nouveau. Et pourtant, il lui reste
une dernière chose à tenter: aller à la gare puisqu'il était "encore possible de la revoir, de la
convaincre, de l'emmener avec moi pour toujours" (218). L'éloquence de ce passage qui fait
appel à tous les clichés du roman sentimental se voit malheureusement miner par les actions qui
des bouquinistes, parce que, "malgré tout, ça occupe l'esprit" (218). Quand Anny arrive
fiaalement, son compagnon la laisse seule dans le wagon pendant qu'il achète des journaux.
Roquentin la regarde de loin; Anny le voit de son côté, mais il ne la convainc pas de partir avec
lui-à vrai dire, il ne lui adresse même pas la parole. Le train part, et Roquentin finit par
s'endormir dans un café. L'idylle, aussi ridicule qu'elle ait été, s'est détruite.
234
"une borne au bord d'une route," disant, "Tu expliques imperturbablement et tu expliqueras toute
ta vie que Melun est à vingt-sept kilomètres et Montargis à quarante-deux. Voilà pourquoi j'ai
tant besoin de toi" (195). Reprenant l'idée d'une norme par rapport à laquelle on prend la
mesure du monde, elle lui dit: "J'ai besoin que tu existes et que tu ne changes pas. Tu es comme
ce mètre de platine qu'on conserve quelque part à f aris ou aux environs" (1 95-6). Elle pense a
lui comme à une "vertu abstraite," une "espèce de limite" (190, et veut le revoir non pour se
réconcilier avec lui, mais pour se rassurer qu'il y a continuité et stabilité temporelles: "Tu m'es
indispensable: moi je change; toi, il est entendu que tu restes immuable et je mesure mes
changements par rapport à toi" (203). Elle cherche cette stabilité en Roquentin, comme il Ia
cherche dans la vie à BouvilIe, dans ses souvenirs et dans l'écriture. Mais ni Roquentin ni A m y
ne la retrouvent. Amy ne peut plus aménager des moments parfaits, et Roquentin perce [a façade
La seule chose dont il est certain, c'est qu'il a changé, et que quelque chose dans son attitude
L'entrecroisement de toutes les séries chronotopiques que nous avons étudiées (le
en question Ia notion de ttansformation, ce qui nous mène à introduire notre dernier cbronotope,
prend une "décision modifiant Ie cours de la vie," moment qui apparaît comme un instant figé
le cas de Dostoïevski, par exemple, au niveau littéral, les moments de crise dans son oeuvre ayant
lieu littéralement sur le seuil, dans les couloirs, etc. ("Formes du temps" 389).
s'avouer qu'il est "sujet à ces transformations soudaines." (Nausée 18). Au cours de sa vie, iI
éprouve des moments d'illumination pendant lesquels il sent que sa vie est en train de basculer.
ii décrit cette cascade d'épiphanies en disant: "Ce qu'il y a, c'est que je pense très rarement; alors
une foule de petites métamorphoses s'accumulent en moi sans que j'y prenne garde et puis, un
beau jour, il se produit une véritable révolution" (18). La décision de quitter la France ainsi que
celle de revenir font partie de cette série de changements. Roquentin ne donne pas de détails au
sujet du départ, mais note que, juste avant de rentrer, en regardant une statuette khmère dans le
bureau de Mercier, il s'est réveillé "d'un sommeil de six ans" et s'est demande pourquoi il était
statue lui semblait "désagréable et stupide" mais il n'y avait pas non plus de logique apparente
derrière sa façon de vivre-a provoqué sa première nausée et a signalé la fin de ses voyage^.^ A
partir de cette prise de conscience, Roquentin s'est installé à Bouville pour travaiiler sur son
projet biographique.
Tandis que la décision de partir ressemblait à un "coup de tête" (18) et celIe de rentrer se
train de subir à Bouville semble plus étirée. Petit à petit, les moments d'illumination provoqués
par les objet et caractérisés par la nausée s'accumulent: il y a le galet qui le dégoûte (1 4)' le
loquet de la porte qui le dérange au seuil de sa chambre (17)' le bout de papier qu'il n'arrive pas
a ramasser (24)' le verre de bière qu'il n'ose pas regarder au café Mably (23). Dans toutes ces
descriptions, le temps semble s'arrêter: Roquentin se sent "paralysé" dans le bureau de Mercier
(19)' il s'est "arrêté net'' devant sa porte (17)' I'épisode du papier est raconté avec une lente
accumulation de détails, il passe une demi-heure à détourner son regard du verre. Devant le
Rendez-vous des Cheminots se produit une scène qui saisit parfaitement a la fois cette pause
...j e sentais ma chemise qui fiottait contre le bout de mes seins et j'étais entouré,
saisi, par un lent tourbillon coloré, un tourbillon de brouillard, de lumières dans la
fumée, dans les glaces, avec les banquettes qui luisaient au fond et je ne voyais ni
pourquoi c'était là, ni pourquoi c'était comme ça. J'étais sur le pas de la porte,
j'hésitais et puis un remous se produisait, un ombre passa au plafond et je me suis
senti poussé en avant. (36)
Les cafés et les jardins sont souvent (mais pas exclusivement) des lieux privilégiés pour
ces prises de conscience. D'une part, ce sont des endroits pleins de monde--l'équivalent de
L'm ,place publique; d'autre part, entouré de gens qu'il ne connaît pas vraiment, Roquentin
la
y sent intensément sa solitude. Encore une fois, nous retrouvons la juxtaposition des côtés
publics et privés de la vie. Considérons, par exemple, l'épisode au jardin pubIic quand
Roquentin voit une petite fille devant un homme à la pèlerine bleue-homme en train de faire
queIque chose qui ne doit pas se faire en public. Roquentin éprouve le sentiment d'être exclu,
seul et spectateur, incapable d'assumer le rôle de bon citoyen et d'arrêter Ia scène devant lui:
237
"J'étais dehors, au bord du jardin, au bord de leur petit drame" (118). Le temps semble s'arrêter
dans cette scène, présentant un instant figé. L'expression de l'homme "figea" Roquentin,
l'homme et la fille sont 'kivés l'un à l'autre," l'homme "resta immobile". Roquentin en fournit
des détails précis, et semble avoir le temps de tout observer, bien que la scène ne dure que
quelques instants, l'homme n'étant immobile que pour "une seconde" (1 18). Une scène andogue
a lieu vers la fin du roman,quand Roquentin observe 1'Autodidacte dans la bibliothèque. Dans
les deux cas, Sartre présente un moment d'observation et de compréhension hors du temps réel,
De même, après avoir parcouru les rues de Bouville, Roquentin reprend son haleine devant le
café Mably, regardant la caissière par la vitre qui le sépare d'eile: 'T'out s'est arrêté; ma vie s'est
arrêtée: cette grande vitre, cet air lourd, bleu comme de l'eau, cette plante grasse et blanche au
fond de l'eau, et moi-même, nous formons un tout immobile et plein" (86). La seule personne a
laquelle Roquentin puisse s'identifier. c'est cette pauvre femme malade qui "pounit doucement
manière dont Roquentin perçoit l'espace et le temps. Dans la "Prière d'insérer" de la première
édition de JmSartre décrit son personnage en disant "à présent, Roquentin perd son
passé goutte a goutte, il s'enfonce tous les jours davantage dans un étrange et louche présent"
(Contat et Rybalka, "Documents" 1695). Sartre poursuit sa description de la nausée: "ça vous
saisit par demère et puis on flotte dans une tiède mare de temps" (1695). Cette concrétisation
spatiale du temps, centrale au concept de chronotope, revient dans b Nausée, d'abord quand
i'homme au comptoir, notant la "flaque visqueuse" de ''mtemps" (Nausée 40); ensuite devant
le marronnier, quand il regarde la racine et déclare: "Le temps s'était arrêté: une petite marre
noire à mes pieds" (187). Ce qui ne se manifeste pas directement dans l'espace devant
Roquentin n'existe pas: "La vraie nature du présent se dévoilait: il était ce qui existe, et tout ce
qui n'était pas présent n'existait pas. . .. les choses sont tout entières ce qu'elles paraissent-et
elles...il n'y a rien" (139-140). Encore une fois, nous voyons l'écroulement de toute
Il n'y a plus de cadre spatio-temporel absolu, il n'y a pas de causalité, "exister, c'est être Ià
Roquentin devant le marronnier se termine par le passage suivant, passage qui résume phsieurs
thémes du roman sur lesquels nous avons insisté-l'anéantissement du passé dans un temps
présent, l'indissolubilité de l'espace et du temps, l'absence de toute règle ou de loi naturelie pour
Tout était plein, tout en acte, il n'y avait pas de temps faible, tout, même le
plus imperceptible sursaut, était fait avec ae l'existence, Et tous ces
existants qui s'affairaient autour de l'arbre ne venaient de nulle part et
n'allaient nuile part. Tout d'un coup ils existaient et ensuite, tout d'un
coup, ils n'existaient plus: l'existence est sans mémoire; des disparus, elle
ne garde rien-pas même un souvenir. L'existence partout, à l'infini, de
Bouville et d'écrire un roman. En attendant le train à Paris au cours d'une journée marquée par
un soleil qui se couche pendant six heures-le temps s'est littéralement arrêté, figé hors du cours
nomal de la vie-Raqueutin est sur le seui1 d'une nouvelle vie. S'imaginant le public qu'il
rejoindra avec son Livre, il s'attend à la fin de sa solitude--il y aura finalement des gens qui se
soucieront de sa vie. Dans l'histoire des aventures qu'il écrira-''belle et dure comme de l'aie?'-
-il pense récupérer son passé, se disant quW'unpeu de sa clarté tomberait sur [s]on passé.'' Bien
qu'il ne pense pas que l'écriture mette fin à sa nausée, il espère y trouver la rigueur quYiIcherche
une narration de sa vie, et lui domer la valeur et la causalité qui lui manquent: "'C'est ce jour-$
Nous avons suggéré, dans l'introduction de ce chapitre, qu'au coeur de la parodie des
genres se trouve Ia juxtaposition du chronotope (la stabilité) et du carnaval (la rupture). Nous
avons déjà montré que quatre des chronotopes que nous décelons dans La Nauskg (le chronotope
exagérés au point de mettre en question le statut générique du texte. La stabilité de chacun de ces
sous-genres romanesques est minée par des contradictions spatio-temporelles, ainsi que par
provinciale et celui des aventures, car c'est a Bouville que Roquentin connaitra un 'changement,'
240
et non au cours de ses voyages; ou entre le chronotope des aventures et le celui de t'idylle, car les
aventures dans JaNausée ne mènent pas à la réunion des amants séparés (à vrai dire, Roquetin et
Amy se quittent lors des voyages) et, de toute façon, une fois retrouvée, la bien-aimée ne veut
plus de son 'héros.' A présent, nous souhaitons poursuivre cette déstabilisation des normes en
étudiant Ies aspects ca~lszvalesquesdu texte. Nous espérons montrer que TTaN w comporte
plusieurs caractéristiques de la carnavalisation, ce "principe heuristique7'permettant de découvrir
une nouvelle vision du monde (Problem~196). Nous considérerons le carnaval sous plusieurs
i) Mardi gras
pendant la période de rédaction du journal de Roquentin. A part les deux premières séances de
rédaction C'Luudi 25 janvier 1932" et "Mardi 26 janvier"), Ie seul autre temps d'écriture "datée,"
pour ainsi dire, est "Mardi gras" (Naus& 91-106). Ce jour de fëte est un jour bien important en
ce qui concerne la vie de Roquentin; on pourrait même dire qu'il marque un point tournant, car
c'est le jour où Roquentin reçoit la lettre d'Amy, événement qui bouleverse sa vie à Bouville et
Ie mène à planifier son voyage à Paris (92). La note pour ce jour commence par une phrase tout à
fait surprenante: "J'ai fessé Maurice Barrés" (91). Roquentin raconte son rêve de la nuit passée,
rêve qui tourne du bizarre au grotesque: Roquentin et deux soIdats, dont un "à la tête trouée,"
fessent Barrèsjusqu'au sang puis dessinent "sur son derrière" "avec Ies pétales des vioIettes, Ia
tête de Déroulède" (9 1). Cette description de son rêve est immédiatement suivie de cette
24 1
précision: "Aujourd'hui c'est Mardi gras,mis,à Bouville, ça ne signifie pas grand-chose; c'est a
peine s'il y a, dans toute la ville, une centaine de personnes pour se déguiser" (92)--comme si ce
rêve grotesque naissait de Ia fête. Après tout, "sous sa culotte" Barrès portait "une robe rouge de
cardinale" et Roquentin et les soldats maltraitent cette figure d'autorité religieuse (91). Si la Rte
réelle ne signifie pas grand-chose dans L'actualité ("les cinémas donnent des matinées, les enfants
des écoles sont en vacauces; il y a dans les rues un vague petit air de Ete qui ne cesse de
solliciter l'attention et s'évanouit dès qu'on y prend garde" [94]), elle garde pourtant dans Le rêve
de Roquentin ses origines grotesques et anarchiques. En dernier lieu, notons que la description
de ce Mardi gras souligne non seulement l'idée du déguisement, mais aussi celle de la
déformation: pensant aux enfants déguisés, Roquentin constate que la pluie 'ta ramollir et
barbouiller leurs masques de carton" (99). Cette déformation des façades rappeIIe la
descend pas et Roquentin a une crise de nausée, il s'installe a la bibliothèque; mais même ce
refuge se montre peu stable, car le décor devant lui semble flotter. Ce décor banal et Ies objets
qui s'y trouvent sont censés 'Yixer Les limites du vraisemblable," mais Roquentin affirme que ce
jour "ils ne fixaient plus rien du tout: il semblait que leur existence meme était mise en question,
qu'ils avaient la plus grande peine a passer d'un instant à l'autre. ... Rien n'avait l'air vrai; je me
sentais entouré d'un décor de c a r t ~ qui
n pouvait être brusquement déplanté" (1 14-15, nous
soulignom).
carnaval, on désigne un "roi-bouffon" qui, au lieu de représenter l'autorité suprême, est plutôt
victime de l'autorité du peuple (coups, injures), et Çiit par se faire enlever sa couronne (Pabelais
199). Selon Bakhtine, cette tradition se transplante dans le contexte de la littérature dans le
Dostoïevski:
Nous constatons dans La Nausée un semblabIe dédoublement parodique qui situe le texte dans Ia
tradition de la littérature carnavalisée et, plus particulièrement (comme dans le cas du chronotope
projet paraît être l'envers de celui de Roquentin: au lieu de travailler sur un projet particulier,
comme la biographie de Roiiebon, ii fait une lecture alphabétique des tomes. Roquentin a
voyagé, l'Autodidacte non, mais il rêve de Ie faire. Comme Roquentin, l'Autodidacte est un
homme solitaire mais, à la différence de celui-lit, il fait de cette solitude un humanisme naE "il
n'est pas nécessaire que je sois avec quelqu'un ...Mes amis, ce sont tous les hommes" (167).
Roquentin est saisi par le désir de faire des choses inattendues et perverties, pour ainsi di,(par
exempIe, enfoncer son couteau dans l'oeil de l'Autodidacte [I7q); l'Autodidacte cède a ses
désirs 'pervertis,' caressant la main d'un Lycéen et se masturbant à la bibliothèque (233). C'est
243
justement cette demière activité qui entraîne le découronnement de l'Autodidacte: il est expulsé
de la bibliothèque et on lui interdit d'y retourner. Bien sûr, le marquis de Rollebon est un autre
double parodique de Roquentin. Les deux hommes partagent une physionomie frappante (ceIle
du bouffon), Roquentin ayant une "belle flamme" de cheveux roux (96) et Rollebon, qui avait le
teint presque bleu et tendait à se "barbouiller de blanc de céruse," ressemblait "à un fromage de
Roquefort" (35). Tandis que Roquentin ne réussit pas à écrire la biographie du marquis et a du
mal à tenir un journal 'chrono-logique,' le marquis était un écrivain prolifique, ayant écrit deux
traités; il reste aussi ses correspondances (qu'il "a fait composer par l'écrivain public" [90]).
Tandis que Roquentin ne réussit pas à expliquer ses pensées à l'Autodidacte au cours de leur
déjeuner ensemble, Rollebon est si convaincant qu'il réussit la conversion d'un vieux
"panthéiste" sur son chevet de mort (33). Rollebon est deux fois découronné. D'abord, "accusé
de trahison, iI est saisi, jeté dans un cachot où il meurt après cinq ans de captivité, sans qu'on ait
instruit son procès" (28); ensuite, Roquentin le délaisse, abandonnant son projet biographique.
C'est après avoir fait l'amour avec Françoise que Roquentin glisse le nom d' Anny dans son
journal pour la première fois (21). Tandis qu'Amy aménageait toujours des moments parfaits,
les rencontres entre Roquentin et la patronne sont d'une banalité stupéfiante: eue garde ses bas
pour faire l'amour et lui parle des apéritifs en se dévêtant (21); ailleurs, il note qu'il doit "la
baiser...par politesse" bien qu'eue le "dégoûte un peu" (90). Comme Anny, qui a trouvé un
Bouville pour s'asseoir avec un "gros homme" qui pétrit ses mains (242). Son découronnement
vient à la fin de cette scène, quand, 'le sang au visage," elle "dome des gifles sur les grosses
joues bIanches de son nouvel ami, mais sans parvenir à Ies coIorer" (247). Cette double d'Anny
Le dernier couple que nous considérons comprend une figure qui n'est pas vraiment un
permanence des valeurs bourgeoises. C'est un "grand homme" de Bouviile (né en 1849),
homme d'une grande éloquence qui "électrisait" ses interiocuteurs, qui savait convaincre les
jeunes révoltés de leur place dans le monde (128-29). Son double moderne, le docteur Rogé, a la
tête "usée, creusée par la vie et les passions" et, bien qu'il délivre Roquentin du sentiment
d'horreur qui le saisit au restaurant, tout ce qu'il peut offrir aux gens qui l'écoutent plaisanter,
c'est "vieux toqué" (100-101). Quand Roquentin considère plus attentivement le visage du
on dirait un masuue de cartoa comme ceux qu'on vend aujourd'hui dans les
boutiques. Ses joues ont une &euse couIeur rose,..La vérité m'apparaît
brusquement: cet homme va bientôt mourir. [1 le sait sûrement; il qu'il se
soit regardé dans une glace: iI ressemble chaque jour un peu plus au cadavre qu'il
sera. .. .Ue docteur] voudrait se masquer l'insoutenable réalité: qu'il est seul,
sans acquis, sans passé, avec une intelligence qui s'empâte, un corps qui se défait.
(105, nous soulignons)
Comme l'explique Bakhtine, les doubles parodiques doivent eu-mêmes être découronnés, tués,
pour ainsi dire, afin de renouveler les personnages dédoublés. L'Autodidacte est disgracié et
banni, RoIIebon emprisonné et abandonné, pour que Roquentin puisse commencer une nouvelle
vie à Paris, vie qui ne dépendrait plus des recherches biographiques faites à la bibliothèque.
Française demeure dans son café, humiliée devant sa clienteIe, pour qu'Amy puisse s'entirir
245
avec son amant. Et le docteur Roge, usé par ses passions, se défait lentement et discrètement,
seulement toutes les fonctions naturelles du corps (manger, boire, faire l'amour, etc.) mais aussi
une image grotesque du corps, image très diflierente de celle donnée par le genre "classique" ou
"naturaiiste" @abelais 3 13). Cette représentation grotesque du corps décrit les protubérances et
les orifices, créant une sorte de topologie corporelle qui à la fois lie le corps humain "aux autres
corps ou au monde non corporel" (3 15) et fait que Le corps s'emplit de tout l'univers (3 17).
Autrement dit, le grotesque estompe les limites naturelles. A la lecture de La Nausée, nous
assistons a une semblable valorisation du corps. Tout le long du texte, Roquentin fait une
distinction nette entre son corps, sur lequel il peut a peine exercer sa volonté, et son esprit: "Le
corps, ça vit tout seul, une fois que ça a commencé. Mais la pensée, c'est moi qui la continue,
qui la déroule" (Nausée 145). Comme nous l'avons déjà vu, Roquentin perd sa capacité
d'organiser ses pensées, de se rappeler des événements passés de sa vie; il a l'impression d'être
"sans dimensions secrètes, limité a [s]on corps:' (56), et il veut se "nettoyer avec des pensées
abstraites, transparentes comme de L'eau" (87). Mais Roquentin ne réussit pas a se réfbgier dans
le monde abstrait des cercles et des airs de musique; il doit faire face à son existence corporelle.
Roquentin se regarde longuement dans la glace, et ce qu'il voit fait souligner le rapport entre son
corps et la nature (le monde extra-corporel), présentant en même temps une topographie
corporelle:
Ma tante Bigeois me disait, quand j'étais petit: 'Si tu te regardes trop longtemps
dans la glace, tu y verras un singe.' J'ai dû me regarder encore plus longtemps: ce
que je vois est bien au-dessous du singe, à la lisière du monde végétal, au niveau
des polypes, . . . il ne reste plus rien d'humain. Des rides brunes de chaque côté
du gonflement fiévreux des lèvres, des crevasses, des taupinières. Un soyeux
duvet blanc court sur les grandes pentes des joues, deux poils sortent des mines:
c'est une carte géologique en relief. Et malgré tout, ce monde lunaire m'est
familier. (34-3 5)
U sent son corps par une "sensation sourde et organique" (35) et à plusieurs reprises il est
carrément surpris par la puissances des sensations corporelles--par la ''vive déception au sexe"
qu'il ressent quand Française n'est pas disponible (36); par la lourdeur de sa main: "où que je la
mette, elle continuera d'exister et je continuerai de sentir qu'elle existe; je ne peux pas la
supprimer, ni supprimer le reste de mon corps..."( 144); par sa salive, cette "eau mousseuse" qu'il
a dans la bouche: "Et cette mare, c'est encore moi" (1 43); par l'étourdissement qui accompagne
ses crises de nausée (36, 112, 174). Roquentin se rend compte qu'il partage une existence
corporelle avec les objets, existence qui ne dépend nullement de son intelligence ou de sa
volonté. Contemplant son visage, il condut qu'il ressemble à "la nature sans Ies hommes" (36).
Selon Roquentin, tous les fites, rituels et valeurs des Bouvillois servent à obscurcir cette
parenté incontestable entre les hommes et la nature/l'existence brute. Les rues, maisons et
monuments de la v u e éloignent les Bouviiiois de leurs racines, ce contact avec la terre tant
célébré par les fëtes carnavalesques, En regardant les tableaux dans le musée de Bouville,
j'y cherchais en vain quelque parenté avec les arbres et les bêtes, avec les pensées
de la terre ou de I'eau..ils s'étaient codiés à un peintre en renom pour qu'il
opérât discrètement sur leur visage ces dragages, ces forages, ces irrigations, par
lesquels, tout autour de BouvilIe, ils avaient transformé la mer et les champs.
Ainsi, avec le concours de Renaudas et de Bourdurin, ils avaient asservi toute la
Nature: hors d'eux et en eux-mêmes. (132)
Comme nous venons de le voir, le visage même de Roquentin démentit cette distanciation; on
croit maîtriser la nature et le corps, mais on n'y arrive pas. Bâtir des villes, faire peindre des
tableaux de grands hommes, savoir qui saluer au cours de la promenade du dimanche: tout cela
sert a séparer l'homme de la nature, à créer des hiérarchies, a donner une histoire et une causalité
à la vie, autrement dit, a cacher la contingence de l'existence. C'est en regardant les racines du
marronnier que Roquentin se rend compte de la fùtilité d'une telle entreprise: "la diversité des
choses, leur individualité n'était qu'une apparence, un vernis. Ce vernis avait fondu, il restait des
Roquentin sait qu'il y a une force plus puissante que celle des hommes; il sait que "la grande
nature vague" se cache derrière la façade de civilisation et d'ordre: "Je la moi, cette nature,
je la d . . . J e sais que sa soumission est paresse, je sais qu'elle n'a pas de loi: ce qu'ils prennent
pour sa constance... Elle n'a que des habitudes et elIe peut en changer demain" (223-24).
Roquentin revient en fait à un cliché: la civilisation est sortie de la nature, et quand "la ville sera
primordide et viscérale:
" . -là, jusqu'à la moisissure, à la boursoufiwe,
Si l'on existait, il fallait exister~usuue
à l'obscénit& Dans un autre monde, les cercles, les airs de musique gardent leurs
lignes pures et rigides. Mais L'existence est un fléchissement. Des arbres, des
piliers bleu de nuit, le râle heureux d'une fontaine, des odeurs vivantes, de petits
brouillards de chaleur qui flottaient dans l'air froid, un homme roux qui digérait
sur un banc: toutes ces somnolences, toutes ces digestions prises ensemble
ofhient un aspect vaguement comique. Comique...non: ça n'allait pas jusque-là,
rien de ce qui existe ne peut être comique; c'était comme une analogie flottante,
presque insaisissable avec certaines situations de vaudeville. (182-83)
Ce passage est pertinent car il implique un certain esprit carnavalesque nécessaire pour cette prise
vaudeville n'est rien d'autre qu'une version moderne et apprivoisée du carnaval; il comprend le
que Le carnaval se rdpand partout dans les rues. Dans les deux cas, il s'agit d'une célébration des
Roquentin peut s'écrier, c'est Te haïssais cette ignoble marmelade" (191)-exclamation qui
décrit l'existence comme une "Iarve coulante"(l91). Tout au long du texte, Roquentin est
Lors de notre discussion des caractéristiques de la parodie, nous avons noté que
bourgeoise et les gros mots), créant ainsi un effet parodique et surprenant. Le texte est parsemé
invite Roquentin à déjeuner avec lui, il répond "Très volontiers," mais note dans son journal:
"J'avais envie de déjeuner avec lui comme de me pendre" (1 13). Devant la sollicitude de
249
l'Autodidacte au restaurant, Roquentin pense a lui enfoncer un couteau dans l'oeil (176). Ces
mésalliances (de ton et de style, dans la descriptions de ses pensées, dans ses descriptions de la
nature de l'existence) ajoutent un aspect surréel au texte-parfois, on ne peut pas croire ce qu'on
viol (voir p. 146)? Ces actims imaginées s'accordent parfaitement avec la violence latente du
carnaval (n'oublions pas que le découronnement du roi-bouffon s'effectue à force des coups).
Cette surréalité violente est d'autant plus frappante que Roquentin a souvent des visions ou des
rêves d'un grotesque sans pareil. La main de L'Autodidacte lui semble un "gros ver blanc" (18);
lorsqu'il est avec Française, il rêve d'un jardin à la Bosch, plein de bêtes terribles, couvert de
poils (il rêve en grappillant "distraitement son sexe") et sentant le vomi (9 1); un oeuf à la russe
lui évoque le spectre de quelqu'un, le visage couvert de sang, tombant dans la vitre de la
charcuterie (1 12); il imagine le viol de la petite Lucienne, cette fille qu'on a retrouvée assassinée
(146); et il imagine toutes sortes de transformations grotesques: un troisième oeil qui poussera
sur le front d'un enfant, une Iangue se transformant en "un énorme mille-pattes tout vif, une forêt
Comment pouvons nous rendre compte de ces visions grotesques? Il n'est guère
surprenant que la semialité ou les images sexuelles figurent daas presque chacun de ces
exemples. Selon Bakhtine, ces mésalliances et profanations (obscénités) sont censées souligner
"la force productrice de la terre et du corps" (Eroblkmes 145). Il s'agit aussi de faire face à la
nature terrifiante de l'existence fla peur cosmique" ) en évoquant des visions à la fois grotesques
et absurdes; le rire, quoique jaune, combat la terreur (&&J& 333). En tout cas, le but de ce
11 précise que cette destruction du monde existant s'effectue par le truchement des "grossièretés"
relatives au corps ou à la terre (Rabelais 408). A notre sens, les visions grotesques de Roquentin,
thématique et par rapport aux images-préparant ainsi le chemin vers des oeuvres teIIes
JaIousie. Dans ce texte, nous retrouverons un monde textuel complètement déstabilisé, dificile à
concrétiserà cause des nombreuses variantes et contradictions au niveau des déictiques spatio-
les romans des dix-huitième et dix-neuvième siècles. Au lieu de fournir un cadre spatio-temporel
dans lequel s'appliquerit "les lois fixes et immuables" (223) tant appréciées par les bourgeois, la
stabiIité du chronotope de la ville provinciale n'est qu'une façade. Au lieu de changer au cours
de ses voyages, comme Ie fait le héros de l'aventure de type gidien, Roquentin ne semble pas
transformé par ses "aventuresw-il change plutôt à Bouville. Or, ces aventures ne semblent pas
l'avoir transforme La Nausée met en vaIeur un chronotope des aventures tellement exagéré que
les lieux et les événements sont entièrement interchangeables tandis que son héros était, à
25 1
l'époque de ses voyages, d'une fixité exemplaire. Au lieu de créer un récit "chrono-logique" de
la vie de Roquentin, les faibles interventions éditonaies, le manque de dates précises et les
présentées par le texte. Au Iieu de donner refuge à Roquentin, sa relation avec Amy ne fait que
souligner l'instabilité du monde autour de lui: il n'y a pas de retrouvailles heureuses, l'histoire
génériques. Les traits de ces chronotopes (par exemple, la nature visqueuse du temps dans le
aventures) sont exagérés a l'extrême, ou bien ils sont renversés (le journal qui ne fixe pas les
dates dans le chronotope de la biographie, l'idylle amoureuse qui est tout sauf idyllique). Qui
que le désaccord entre chronotopes (les aventures n'aboutissent pas à t'idylle heureuse)
produisent égaiement un effet parodique. Dans ces cas, il s'agit de mésalliances au niveau des
genres.
De cette façon, Nausée réussit d'une part à préserver et à répéter les nonnes
génériques-on reconnaît fadement les genres parodiés, que ce soit Ies 'véritables histoires
retrouvées' ou le roman sentimentai, comme l'attestent les nombreux articles et études qui
situent le texte dans un courant littéraire ou un autre: le roman symboliste, te roman surréaliste, le
roman réaliste, etc. D'autre part, l a Nausée réussit à déstabiliser ces normes génériques en les
252
parodiant, et cette parodie a Lieu non seulement au niveau du discours (les gros mots juxtaposés a
souligne i'idée de la transition et qui est, à notre sens, le seul chronotope qui ne soit pas utilisé de
façon parodique dans le texte. Ce chronotope du seuil, pris avec les références au Mardi gras, Ies
Nausée un texte wxwalesque, dans la tradition de Dostoïevski. Bien des critiques ont décelé
dans l'oeuvre de Dostoïevski les origines de l'existentialisme sartrien." Pour sa part, Bakhtine
situer J.a Nauséa dans la tradition littéraire? En même temps qu'il fait se réanimer les modèles
génériques bien établis, ce texte les parodie. Or, cette parodie, loin d'être une faible imitation du
carnaval, est dotée d'un pouvoir créateur au niveau générique. Dans La Nausée nous faisons face
au 'moment présent,' aux visions grotesques sorties de l'imagination d'un homme solitaire, à une
descriptions dans le tramway qui, d'après Prince, évoquent la technique narrative de la 'caméra').
S'il est vrai que JaNausée n'introduit pas de nouveaux chronotopes en mesure de caractériser la
littérature du vingtième siècle comme celui de la ville provinciale qui a caractérisé celle du dix-
neuvième siècle en France, ii en prépare néanmoins l'avènement, Nous retrouverons tous les
aspects de Jm
que nous venons de décrire lors de notre étude de La Jalousie texte qui non
seulement réanime des chronotopes traditionnels, mais en crée de nouveaux. La Nausée se situe
chronotopique de Lg Jalousie
J,aJ a l o e d'Alain Robbe-Grillet est souvent citée comme l'exemple le plus extrême du
Nouveau Roman: extrême dans sa façon originale de présenter l'espace (la description
décrit non seulement les chronotopes mais aussi les personnages qui les habitent-qui nous incite
à considérer La JaIousie dans notre dernière analyse textuelle. Qui plus est, La Jalousie
représente une étape logique dans notre étude du chronotope. Avec Mémoires d'Hadrien, notre
historique/récit biographique) au sein d'un seul texte, ainsi que la tension entre L'Histoire et
parodique de ce texte que la critique a tendance à considdrer surtout sous son aspect
philosophique. Ayant utilisé une approche chronotopique pour considérer I' interaction et la
Néanmoins, selon Elly JaffZ-Freem, il est quand même possible de rétablir la chronologie linéaire
du texte, dont l'auteur aurait "secoué [Iles étapes successives comme un jeu de cartes" (70).
Jaffé-Freem prétend que le texte est t d é d'indices secondaires, tels le mouvement du soleil,
l'état des travaux sur le pont de rondins et la description de la récolte des bananes, qui appuient
un ordre logique (734). Selon ce critique, l'art de Robbe-Grillet ressemble a celui des peintures
cubistes en ce qu'ils présentent une superposition des "scènes qui paraissent simultanées" (66).
même de narration: "bJ a l o e donne a voir une série d'images figées, ou figurent les
personnages à des dpoques diverses de leur vie. On pourrait feuilleter le roman comme un album
de b Jalousie ne réussit qu'à en esquisser Ies grandes lignes: Franck vient souvent dîîer chez
A... et son mari (qui est peut-être le narrateur du récit); Franck tue un mille-pattes dans la salIe à
manger, A... décide d'accompagner Franck en ville; ils partent et ne reviennent que le lendemain
tâche d'établir une chronologie plus exacte devient impossible. Par exempte, on ne peut calculer
le délai entre la décision d'der en ville et le jour de départ, ni préciser le jour où Franck tue le
semaine derni&, au début du mois, le mois précédent peut-être, ou plus tard" (Jalousie 27). Et,
comme l'ont remarqué maints critiques, au Lieu d'appuyer une chronologie Linéaire, les indices
exemples, les "maintenant" qui précèdent la plupart des descriptions de la position du soleil sont
des déictiques vides de sens, car rien n'indique qu'ils signalent une continuité, une série de
pas toujours à la scène qu'elles accompagnent. Par exemple, le narrateur décrit deux fois A... en
train de regarder à travers les jalousies de sa chambre et d'écouter le bruit d'un camion qui monte
la vallée; dans les deux cas, les bananiers de l'autre côté de la petite rivière sont mûrs pour Ia
coupe. Dans le premier passage plusieurs pieds ont déjà été récoItés (40), tandis que dans l'autre
passage la récolte n'a pas encore commencé (183). A cause de cette confusion, toute la série
d'événements que nous venons d'esquisser plus haut est mise en question. Dans Pour un
Nouveau Robbe-Grillet réfute l'idée selon laquelle on peut établir une chronologie
..il était absurde de croire que dans k roman La rsie.. . un ordre des
existait
événements, chir et univoque, et qui n'était pas celui des phrases du livre, comme
si je m'étais amusé à brouiller moi-même un cdendrier préétabli, ainsi qu'on bat
un jeu de cartes. Le récit était au contraire Fait de telle façon que tout essai de
reconstitution d'une chronologie extérieure aboutissait tôt ou tard à une série de
contradictions, donc a une impasse. (Robbe-Grillet, Nouveau Roman 132)
C'est cette impasse temporelle qui incite les critiques à substituer d'autres paradigmes de
Voir Jean Alter (36-7) et Bruce Momssette (Romans 123-5) pour une discussion des
contradictions au niveau des indices secondaires.
' Voir par exemple la série de maintenant tout au début du texte: p. 9,10, 15,24.
257
comme "the elimination of t h e " (96), phrase qui revient chez Jean Alter qui étudie
b'
1 elmination du cadre temporel" (33) et la "déchronolgie radicale" (34) du texte. Quant à
9 , -
Frédérique Chevillot, il nuance cette description en constatant qu'il faudrait plutôt parler
été dé-comûuite." Or, dans La Jalousie, "il n'y a pas de chronologie préétablie" (73 note 12).
dire le passage du temps tel qu'il se manifeste dans le monde autour du narrateur, écoulement
censé être 'objectif '; et intérieur, c'est-à-dire le temps tel qu'il est perçu par ie nanateur dans ses
pensées (voir par exemple, la scène du mille-pattes souvent reprise). Comme nous l'avons déjà
extérieur, comme l'atteste l'examen des indices secondaires. Pour Bruce Morrissette (peut-être
le plus connu des critiques de Robbe-Grillet), cette confusion signale une ''tension 'psycho-
vision du monde déformée déforme à son tour le monde autour de lui (Romans 124).
temporelle décrite par MerIeau-Ponty, déclare: "The reader is faced with pure subjective timey'
(1 19)' autrement dit, 9he phenomenoiogical transcription of the character's consciousness" (37).
Carrabho afnmie que Ie texte présente un 'moment' situé à L'extérieur de la chronologie linéaire
où pass6' pnisent et futur se rencontrent, moment qui ressembIe à L'épiphanie dans les romans de
258
Joyce (85, 101-2). Merleau-Ponty et l'épiphanie joycieme, qui figurent tant dans l'analyse de
Canabino (qui date de 1974) reviennent également dans le livre récent (1997) de Roger-Michel
Allemand, qui décrit le temps dans Jalousie comme un présent existentiel ou "tout est vu dans
Le temps chronologique n'est pas le seul aspect du roman 'classique' que subvertit La
Jalousie. Selon Roland Barthes, "[l]'Mportance de Robbe-Grillet, c'est qu'il s'est attaqué au
dernier bastion de l'art écrit traditionnel: l'organisation de l'espace Littéraire'' ("Littérature
objective" 39). Robbe-Grillet explique qu'à la différence des romans du dix-neuvième siècle
(qui servent toujours comme une sorte de pierre de touche pour commenter l'innovation du
Nouveau Roman), il ne faut pas chercher dans ses oeuvres une correspondance explicite entre les
descriptions du lieu et les sentiments des personnages. Il précise que les objets décrits par un
texte
ne seront plus le vague reflet de l'âme vague du héros, l'image de ses tourments,
L'ombre de ses désirs. Ou plutôt, s'il arrive encore aux choses de semir un instant
de support aux passions humaines, ce ne sera que temporairement, et elles
n'accepteront la tyrannie des significations qu'en apparence-comme par dérision-
-pour mieux montrer à quel point elles restent étrangères à l'homme. pouveau
Roman 20)
Au lieu de 'psychologiser' L'espace et les objets, l'écriture de Robbe-Grillet repose sur une
position, i'orientation et ainsi de suite. Cette fascination de la topologie qui caractérise des
romans tels b JaIousie (1957) et Dans le labyrhhc (1959), sera explicitement invoquée dans le
également celui de tous les auteurs que la critique regroupe sous la rubrique du 'Nouveau
Roman': Butor, Duras,Saraute et Simon et Beckett.' Pour les fins de cette anaiyse, nous nous
contentons de dire que ces descriptions détaillées de l'espace ont incité une nouvelle approche
critique, dite 'topologique,' à la littérature; c'est une approche qui étudie en détail, et à plusieurs
niveaux, la relation entre les espaces et les choses. Comme l'explique Ben Stoltzfus, la
topologie
may refer to the spaces within a text as well as to the implied spatial relationship
between the intrinsic text and the extrinsic reader-relationships that have
ontological and perceptual implications. modv 102)
roman faite par Jacques Leenhardt ouvrage auquel nous reviendrons lors de notre anaiyse du
texte.
l'espace dans &a Jalousie. D'une part, au lieu d'appuyer un réalisme neutre, la surabondance de
déîails produit un effet sur-réel. Prenons comme exemple la description de la bananeraie qui se
trouve au début de la dewième partie du texte (J&J& 32-37). Comme le note Paul Fortier, la
l'incertitude (Fortier 29). Le lecteur n'arrive pas à assimiler la longue liste de chüûes et d'angles
qui accompagnent cette deScnption. En outre, la notation qui ~uit-~'Ceschiffres eux-mêmes sont
'
NOUSrenvoyons tout lecteur désirant des précisions à "Topology and the French
Nouveau Roman"de Bruce Momssette et à "The Theoxy and Practice of Reading Nouveaux
Romans" de Vicki Mistacco.
260
théoriques, puisque certains bananiers ont déjà été coupés" (Jalousie 36)--provoque de la
htration, Pourquoi donner tous ces détails s'ils ne sont même pas exacts? D'autre part,
maigré l'objectivité souhaitée par Robbe-Grillet en ce qui concerne la présentation des espaces et
des objets, presque tous les critiques de La Jalousie cherchent à établir un lien entre ces espaces,
manifeste dans l'attention portée à la description physique, en particulier aux détails qui sembIent
sigder l'infidélité d'A...: "La conscience devient alors chose matérialisable, parce qu'elle a été
spatialisée" (76). Momssette, pour qui l'espace s'imbrique dans le temps psychologique
présenté par le texte, note que le système compliqué de liens entre les scènes dans La Jalousie est
toujours "axé su.l'espace visuel du narrateur" (Romans I29), et que les notations spatiales
renvoient le lecteur non seulement à un autre secteur de l'espace, mais aussi a une
autre période du temps. Ces termes et ces phrases rendent exactement compte des
chocs intérieurs provoqués chez le narrateur par ses revirements psychologiques.
(a 130-3 1)
constatant que le point de vue du narrateur "is not Literally physicai (spatial) but mental" (96), la
minutie des descriptions étant ainsi le reflet du point de vue narratif déformé par I'obsession et la
jalousie. Quand Carrabiio constate "the eiimination of t h e and space in the narration" (96), il se
siècle, élimination qui s'effectue au profit d'un temps et d'un espace phénoménologiques qui
remarque que le cadre temporel est "un peu mouvant" puisque le récit 'keflète une conception
abstraite de la jalousie conçue en marge du temps." ii ajoute que le monde des choses (espaces
et objets) "se met à bouger un peu au rythme de cette pulsation temporelle" (37). Stoltzfus, qui
prend le point de vue inverse, constate l'effet de l'innovation spatiale sur le cadre temporel: "On
the narrative level, topological displacement may affect people, things, or places, so that
characters, like rooms, expenence a kind of 'tirne warp"' @Q& 103). Pour Gérard Genette, iI
s'agit d'une écriture qui met en oeuvre les coordonnées spatio-teriigorella d'une façon
inattendue:
font preuve d'une 'Lpromotion de l'espace" aux dépens de la notion traditionneiie d'histoire (et
est bppante dans un texte comme Jalou& où i'"absence de continuité temporelle vient
temporelle des normes littéraires. Maurice-Jean Lefebve rappelle que dans le roman classique du
dix-neuvième siècle "les axes de coordonnées espace-temps étaient fixes" tandis que, dans le
Nouveau Roman,
l'espace et le temps ont pris une consistance qui est à la fois réelle (mais pas dans
le sens de l'ancien réaiisme) et textuellement réelle: l'espace et le temps agissent
comme de véritables acteurs, les axes coordonnés du temps glissent les uns sur Les
autres, les axes spatiaux également, il y a plusieurs systèmes de références qui se
chevauchent... ("Expression'' 195)
Il semblerait ainsi que le lecteur du Nouveau Roman s'attende à une présentation de l'espace et
du temps prédétermin6e par la tradition romanesque, mais que les coordonnées spatio-
n'est la déformation de chronotopes traditionneIs conçue dans le but d'en former de nouveaux?
Robbe-Grillet en disant que la surabondance de détafis finit par 'Taire Mater l'espace
l'espace" ("Objective" 36). Selon Barthes, il en résulte une nouvelle conception de Punivers:
Quoi de plus logique alors que d'étudier La Jalousie à l'aide du chronotope, concept né de la
texte.
Cela dit, faire une lecture chronotopique de J,aJalousie n'est pas aussi évident que notre
survol des critiques ne le laisse croire. En fait, les particularités de ce texte au niveau de la
que Bakhtine le conçoit. Au cours de cette étude, nous avons fiéquernment souligné
l'importance des chronotopes comme des "centres organisateurs des principaux ivdnements
contenus dans le sujet du roman" ("Formes du temps" 391). Bakhtine souligne cette idée en
expliquant le rôle des chronotopes comme générateurs d'intrigue, et cela de la façon suivante:
Or, ce sont justement ces précisions que nous ne pouvons donner dans Ie cas de La Jalousie.
Qui raconte ce récit? A... et Franck ont-ils vraiment eu une liaison ou leur relation est-elle tout
simplement le produit de l'imagination d'un 'mari' jaloux? Les événements sont-iis racontés en
même temps qu'iIs se passent, ou plus tard? Le flottement du cadre temporel, la minutie des
descriptions spatiales, la répétition et la variation des scènes, L'absence du mari jaloux/narrateur,
les contradictions au niveau des indices secondaires, tout cela contribue à l'impossibilité de
préciser les événements rapportés par le roman. Robbe-Grillet décrit le rapport entre L'espace et
Pouvons-nous en fait parler de chronotopes dans un texte où, au lieu de s'appuyer mutuellement,
comme "la corrélation essentielle des rapports spatio-temporels" ("Formes du temps" 233. Or,
selon le Petit Robert l'idée de 'corrélation' implique une interdépendance et une réciprocité.
Mais cette relation doit-eiie nécessairement être mutuellement enrichissante? Une relation où les
indices spatiaux et temporels se minent et se sabotent implique néanmoins une relatiun: une
interdépendance et une réciprocité, quoique destructives. Le fait que Bakhtine n'identifie que
des chronotopes dans lesquels ces indices se renforcent de façon positive pourrait refléter une
certaine prise de position idéologique. Si le chronotope, tel que défini par Baichthe, sert a saisir
I'assimiIation par le roman d'une conscience historique ainsi qu'une intériorisation progressive
265
de la façon dont la conscience hwnaine se présente, il faudrait noter que tout est présenté sous
son meilleur jour. Selon CIaus ühiig, la conception bakhtinienne de cette double évolution est
façonnée par un parti pris idéologique "[that] betrays Bakhtin's nostalgia for a 'spatial and
temporal material wholeness of the world' which, as such, probably never existed" (251). La
définition du chronotope repose aussi sur une conception organique de l'oeuvre littéraire:
Bakhtine en parle quand il emploie des images organiques (voir les références à la "chair" et au
Notre thèse cherche précisément à faire ressortir ce biais inhérent au concept en montrant
comment l'interaction de pIusieurs chronotopes au sein d'un seul et même texte peut subvertir
chronotope par excellence de la civilisation humaine; or, comme nous l'avons démontré dans
effectuée par la parodie est productrice dans le sens où elle engendre de nouveUes perspectives
sur Ie monde; mais, comme nous l'avons vu dans La Nauséeycette subversion camavaIesque est
aussi effrayante que libératrice. L'intériorisation de la conscience humaine peut donner une
profondeur et une plénitude a l'identité humaine; mais, comme nous le verrons en étudiant h
Bakhtine a beau parler d'Einstein et des révolutions dans les domaines scientifiques et
littéraires, il n'en reste pas moins que son étude du chronotope s'arrête au début du vingtième
siède, dont iI ne mentionne que trois auteurs: Proust, Thomas Mann et John Galsworthy. Dans
les trois cas, il s'agit d'histoires de famille: des romans de générations que Bakhtine aborde
266
surtout comme textes idylliques (idylle familide, idylle détruite, etc.).' Curieusement, il ne fait
des oeuvres qui présentent une multiplicité de cadres spatio-temporels, comme, par exemple,
Ulvsses (1922), Mrs. Dallowa~(1925), To the Lighthouse (1927), Manhattan Tramfer (1925), et
n e Sound and the Fury (1929). La critique a tendance à traiter ces romans comme des produits
d'une nouvelle conception du monde qui caractérise le vingtième siècle, conception née des
En définissant le concept de chronotope, Bakhtine semble avoir proposé une théorie du roman
née de cette même conception du monde-sans avoir considéré les oeuvres qui en seraient la
le roman moderne. Si les chronotopes que Bakhtine identifie dans son étude historique du genre
romanesque fonctionnent de façon claire et logique, les déictiques spatiaux et temporels censés
'donner chair' aux événements du roman,c'est que les romans qu'il considère, des aventures
grecques aux romans réalistes, visent égaiement une image unifiée et logique du monde: les
héros chez Tatius épousent leur bien-aimée, les serviteurs chez Maupassant sont porteurs d'un
régionalisme idyllique. Cela ne veut pas dire que tous les romans qui se prêtent à une analyse
chnotopique doivent avoir une fin heureuse. Au conîraire, des variantes tragiques existent.
L'important, c'est que même cet aspect tragique entre dans le dessein de l'oeuvre; autrement dit,
en place? D'abord, en essayant de voir si le texte ne réanime pas, peut-être de façon inattendue,
un chronotope traditionnel. C'est ainsi que nous proposons de commencer notre analyse de
d'une conscience historique par le texte, la déformation de ce chronotope attestant l'état liminal
de cette conscience. Ensuite, il faudra voir si le texte propose de nouveau chronotopes. C'est
en d6finissant le cbnotope du labyrinthe que nous abordons les innovations et les particularités
aborderons le rôle de l'auteur dans la création d'un monde textuel qui provient, comme le dit
Barthes, des innovations dans les domaines de la physique expérimentale et du cinéma, Nous
nous inspirons d'un passage dans l'étude du chronotope dans lequel Bakhtine, traitant de
chronotope. C'est en effet en étudiant Shandy que Bakhtine libère le chronotope du monde
exclusivement textuel pour parler d'un chronotope intermédiaire qui signalerait la présence de
i'auteur dans un texte. De cette façon, le troisième chronotope que nous considérerons sera ce
que nous appellerons le chronotope intermédiaire du cinéma N'oubIions pas que f h k une
lecture chnotopique implique une prise de conscience d'autres aspects du texte à part les
déictiques. En décrivant des mondes chronotopiques, Bakhtine aborde égdernent la question des
personnages qui habitaient ces mondes. De même, nous considérerons ce qu'une lecture
d'un roman: nous essayerons de voir le rapport entre les aspects formels du texte (son
question du genre. Dans quelle mesure La Jalousie représente-t-elle une nouve1Ie étape daos
l'espace, du temps, et des personnages. A côté de ces innovations, un aspect du texte paraît non
seulement traditionnel mais tout à fait banal: l'intrigue. Que pouvons-nous dire de l'histoire
racontée dans b J a l o a ? Un mari jaloux surveille sa femme, A..., et ses rapports avec leur
voisin, Franck. C'est du moins l'histoire telle que Robbe-Grillet lui-même la caractérisait dans le
'prière d'insérer' qui accompagnait la première édition du texte (cette clef pour déchifir
l'histoire a été omise des éditions ultérieures). Mais a-t-on vraiment besoin de ce mot d'auteur
pour proposer l'existence du mari-narrateur? Comme l'explique Ann Jefferson, nous avons deux
l'objet?), nous avons deux choix. Ou bien nous considérons le texte comme le produit de
l'imagination d'un mari jaloux, ou bien nous le considérons comme le produit d'une perspective
narrative entièrement objective-ce que Jefferson nomme "la caméra" (Nouveau R o m 133).
Dans le premier cas, nous donnons en fait une identité-identité qui n'est jamais textuellement
vérifiable-à ce 'tiers' innommé du texte, celui pour qui la troisième chaise ou assiette est
269
toujours posée, celui qui fait ouvrir la porte du bureau, qui va chercher de la gIace, qui signale sa
présence si ce n'est qu'à travers les questions sous-entendues qui provoquent des réponses d'A. ..
et de Franck au cours de leurs innombrables dîners ensemble. Ce faisant, nous attribuons une
principalement comme un texte qui met en question la représentation littéraire et le rôle des
objets dans la littérature? Cette façon de concevoir le texte n'élimine pas la présence implicite
du 'tiers,' mais refùse de lui imposer une identité et de l'assimiler à la perspective narrative.
Jefferson, qui prétend que le texte nous permet de maint en^ la tension entre les deux options
narratives (mari vs. caméra)'' et non pas de la résoudre, note que notre expérience en tant que
h e u r s nous encourage à établir une identité pour le tiers, à opter pour la version 'mari jaloux'
(134). Mais qu'est ce qui crée cette horizon d'attente? Pourquoi sornrnes-nous tentés de ranger
ce roman, dont les innovations sont assez frappantes, à côté des autres romans de notre
connaissance? Qu'est-ce qui fait que Jean Alter peut déclarer que, malgré les contradictions
textuelles, "sans se livrer à un travail de détection minutieux, visant a dépasser la réalité donnée
par le romancier," le lecteur se trouve sur du terrain familier: "L'expérience directe du texte,
celle dans laquelle Robbe-GriIlet a voulu cantonner le lecteur, continue à livrer un univers solide
et passablement rationnel" (Alter 37)? A notre sens, l'intrigue ainsi que le cadre global du texte
qui crée I'impression de cet univers "passablement rationnel" font partie d'un chronotope global,
espace bien circonscrit soumis aux rythmes de la vie agricole. Il s'agit d'une plantation
coloniale, isolée, perdue au milieu d'un terrain hostile auquel Ie colonisateur cherche à imposer
de L'ordre. La vie y est monotone, gouvernée par le cycle répétitif de la semence et de Ia récolte.
Ce chronotope, comme celui de l'idylle, dépend d'une juxtaposition de deux modes de vie. Dans
le cas du chronotope de l'idylle tel qu'il est décrit par Bakhtine, il s'agit du contraste entre les
contraste entre le petit monde enfermé de l'idylle et le monde vaste qui l'entoure ("Formes du
temps" 375). Pour sa part, le chronotope colonial met en valeur le contraste entre l'apparent
désordre du terrain indigène et l'ordre occidental que le colon essaie d'y imposer; entre une
conception indigène plutôt fluide du temps et le temble ennui des colons (habitués a régler et a
colonial marque l'assimüation d'une nouvelle conscience historique par le roman du dix-
neuvième et du vingtième siècle: l'examen des conditions de vie dans les colonies et l'étude de
Ieur effet sur l'identité européenne. 11paraît que cet effet était celui d'une désintégrauan morde
liitkrature coloniale de l'Angleterre aussi bien que celle de la France. Aussi a-t-on ddja
de Graham Greene." Cela dit, J a I o e nous rappelle un autre livre anglais publié, il est vrai,
ultérieurement, mais qui raconte une histoire colonide bien connue. Ii s'agit de White Mischef
. .
(1982) de JamesA. Fox, roman dans lequel l'interaction entre les conditions historiques réelIes
reportage, ce livre raconte le meurtre sensationnelde JossIyn Hay, Earl of Enol, tué au Kenya en
1941. 11s'agit de l'histoire d'une femme infidèie et de son amant nié dont le corps a été retrouvé
dans une voiture sur une route dangereuse. Ce fait divers avait fasciné le public de l'époque, et
continue en fait à le fasciner, ayant été le sujet d'un film récent." L'histoire met en valeur tous
les thèmes associés à la vie coloniale: un paysage hostile, la débauche (l'abus de drogues et
d'alcool), les liaisons adultères, et la violence. Dans son introduction, Fox explique que la
société de l'époque pensait qu'aux colonies on risquait de succomber aux "ois A" ("the three
A's"): l'altitude, l'aicool et I'adultère (5). Dans b J a i o k nous retrouvons une histoire
"-,f .&& metteur en scène Michael Radford, avec Charles Dance, Greta
*
mais évidemment de milieu colonial .14 La concession décrite, ainsi que celle de Franck, se situe
sur les versants d'une vallée à l'intérieur de ce pays côtière (île?) (Jalousie 11). On "descend"
vers le port (60),et A... et Franck parlent des différences de climat entre les montagnes et la côte
où il fait plus chaud et plus lourd, comparant les "doses respectives de quinine nécessaires en bas
et ici" (92-3). Les deux plantations sont isolées, "perdues dans la brousse" (87) et accessibles
par une seule route (12). Les seuls voisins sembleraient être Franck et sa famille et les voyages
en ville sont assez rares, le narrateur précisant que quand Franck invite A... à l'accompagner au
port cela représente pour elle une occasion exceptionnelle d'y aller (91). Tout dans la description
de ce lieu et de ce mode de vie rappelle tes clichés coloniaux: une maison aérée, entourée d'une
terrasse, et remplie de meubles qui, d'après le narrateur, "fïgure[nt] toujours dans ces habitations
de style colonial" (68). Le seul divertissement paraît être les visites fréquentes qui suivent
toujours le même itinéraire-apéritif sur la terrasse, dher dans ta salle a manger, café sur la
terrasse-et moments pendant lesquels la conversation revient toujours au mêmes sujets: le climat
tropicaI et la santé de ceux qui n'arrivent pas a s'y habituer (comme, par exemple, Christiane, la
femme de Franck); des problèmes de travaii (les pannes de voitures et l'ineptie des
serviteurs/travailleurs noirs); le dernier roman qu'on lit et prête à ses voisins (le 'roman &cain'
du texte). Les personnages s'assoient toujours à la même place et parlent toujours, d'après le
structure même du texte, structure dans laquelle nous n'arrivons à distinguer ni les différentes
visites de Franck ni leur frëquence ni leur ordre. La vie coloniale, comme la vie agricole, est
prévisible et répétitive. Le narrateur décrit la vie sur Ia plantation comme "la suite prévisibIe des
travaux en cours, qui sont toujours identiques, à peu de choses près" (95)-une description qui
En contraste direct avec cette vie monotone mais bien ordonnée, nous retrouvons
l'apparent désordre de la vie indigène. Une masse de végétation étouffante entoure et semble
menacer la maison dans la Jalousie; dès qu'on arrête de travailler un secteur, la terre retrouve
son état naturel et le narrateur note que, dans les parcelles anciennes, le "désordre a maintenant
pris le dessus" (1 1). Cette sensation d'une force naturelle qu'on tient a peine à distance de la
maison est aggravée par le soleil la h p p e du haut et par les animaux qui l'envahissent du bas (Ia
maison étant élevée du côté sud mais à ras la terre du côté nord), des cris de carnassiers qui
signalent l'approche de quelque bête inconnue et invisible dans l'obscurité, aux insectes
omniprésents (criquets, scarabées, moustiques). Le contraste entre le mode de vie des colons et
la population indigène se manifeste dans Ies discussions à propos des chauffeurs noirs peu
adaptés à leur travail (59); dans la description d'un chant indigène teilernent étrange qu'on
n'arrive pas à déterminer s'il comporte des paroles, ni s'il s'arrête ou recommence, ou si on
commence une autre chanson (99-101); et dans les répliques impénétrabIes d'un domestique
dont les rares paroles sont d'une imprécision mystifiante. Sa réponse à une question concernant
le moment où il a reçu l'ordre d'apporter de la glace, c'est "Maintenant," ce qui "ne fournit
aucune indication satisfaisante'' ((50);le narrateur signale quYiIemploie toujours le mot "ennuyé"
274
pour décrire les sentiments des Blancs (178). Ce chronotope colonial, au coeur duquel se trouve
cette tension entre deux modes de vie (colonial vs. indigène), deux visions de l'espace (cultivé
vs. sauvage), et deux conceptions du temps (précis vs. fluide) constitue non seulement un
principe organisateur du texte mais signale également son rapport à la réalité historique.
Comme nous l'avons déjà noté, la plupart des critiques abordent les problèmes
seulement du point de vue des théories narratives et des nouvelles idées dans le domaine de la
Lecture politique du roman, aborde ce que nous avons défini comme le chronotope colonial et
l'assimilation par le roman d'une conscience historique; à savoir, le rapport entre La Jalousie et
l'époque de la rédaction du roman, Cela ne veut pas dire que Leenhardt met de côté des
problèmes de forme et de genre. Au contraire, il considère le texte sous deux aspects, comme
l'expression d'une rupture au niveau social et littéraire, prétendant que le Nouveau Roman en
L'étude de Leenhardt est importante car elle situe Jalo* dans la tradition du roman
chronotopique que propose Bakhtine. Leenhardt voit cinq grandes étapes dans L'évoluîîon du
roman colonial, chacune caractérisée par un changement d'attitude envers le milieu cobnial.
275
Dans la premiére étape (le roman colonial avant 1860), il s'agit d'un portrait de 1'Afnque comme
une terre hostile, marquée par des cataclysmes naturels; dans la seconde étape (1860- 192O), iI est
question de l'exploitation de cette terre conquise et tous de les problèmes qui accompagnent cette
même exploitation, surtout les relations entre les Noirs et les Blancs; la troisième étape (1920-45)
reflète la décolonisation où le colon est tiraillé entre deux sentiments différents: la volonté de
coopérer (peut-être pour maintenu son statut a la colonie) et une grande déception; la cinquième
et dernière étape (après 1960) marque le début du roman néo-colonialiste (Leenhardt 168-74).
Leenhardt situe Jalo- a un stade lirninal, tiraillée entre deux moments dans l'histoire
coloniale de la France; cette lutte se cristallise dans la juxtaposition du mari et de Franck, celui-là
rapport entre colon et indigène (25)'' D'après Leenhardt, la juxtaposition de deux perspectives
opposées sur la vie coloniale fournit une explication de la structure compIexe du texte:
dans le texte, et que nous avons nous-mêmes analysée comme faisant partie intégrante du
cbnotope colonial.
' Voir par exemple leur échange au sujet des chauffeurs indigènes. Le marihmteur
soutient que les Noirs traiteront un nouveau moteur comme "unjouetyyet ne sont pas
responsables tandis que Franck ''pense qu'il existe des conducteurs sérieux, même parmi les
noirs" (M 25).
276
Ce sont ce chronotope et le contexte socio-littéraire qu'il évoque qui permettent i Robbe-
Grillet de jouer avec nos attentes génériques, sans pourtant entièrement y répondre. Pourquoi,
malgré toutes les études au sujet de l'ambiguïté de ce texte, persistons-nous a voir dans
music l'histoire d'une liaison adultère? Parce que tout nous y conduit. A propos du voyage en
ville de Franck et d'A..., maints détails établissent la possibilité de trouver une explication tout a
fait banale pour leur retard. Dans ce pays, les retards "sont toujours a redouter avec ces
mauvaises pistes" 123) et le narrateur imagine toute une série d'autres "causes
probables" de leur absence: des pneus crevées, une voiture en panne, une rencontre imprévue en
ville, la fatigue du chauffeur, et ainsi de suite (1 54-5). Comme le note A..., la situation isolée des
plantations les avait empêchés de prévenir leurs époux de la panne de voiture, mais même cet
inconvénient "n'est pas un drame" et "ça vaut mieux que de s'être trouvé en panne au milieu de
Cela vaut mieux aussi qu'un accident. ti ne s'agit que d'un aléa sans
constiquence, une aventure dans gravité, un des menus inconvénients de la vie aux
colonies. (87)
La tension dans cet échange entre l'idée d'une panne et celle d'un accident renvoie aux
excuses possibles citdes plus haut et nous encourage à adopter le point de vue du mari
soupçonneux. La nuit de leur départ, quand il contemple la plantation dans l'obscurité et note
que c'est %ne nuit noire, calme et chaude, comme toutes les autres nuitsy'(146), il ne fait que
souligner l'ironie implicite de la situation: dans la monotonie de la vie, ce n'est pas du tout une
nuit comme toutes les autres, puisque sa femme découche. Avant Ieur départ, Franck et A...
calculent avec précision "le temps dont ils disposeront pour Ieurs affaires" (190);après, Franck
277
se montre trop bien disposé a fournir des précisions au sujet de son emploi du temps en ville
(197) tandis qu'A ... demeure presque silencieuse, refusant de parler de i'hôtel où ils avaient logé
car ''tout le monde connaît cet hôtel" (96). Or, la familiarité d'une chose n'empêche jamais un
colon de la revisiter, ayant si peu de nouvelles expériences. Curieusement, A... n'a pas non plus
de nouvelles à partager après son séjour en ville, rapportant seulement "quatre ou cinq
informations connues déji" (95). En fin de compte, c'est ce manque de détails et la réticence
d'A ...et de Franck de parler de leur voyage qui semblent suspects. Quand Franck a une autre
panne de voiture, il ne fait pas le rapprochement évident entre celle-ci et la panne lors du voyage
au port, rapprochement que le narrateur qualifie de "plus que normal" (198). Nous apprenons
ensuite qu'ils "ont d'ailleurs jamais reparlé de cette journée, de cet accident, de cette nuit-du
moins lorsqu'ils ne sont pas seuls ensemble" (198). Selon les conventions du chronotope
de cet événement extraordinaire semble confirmer nos soupçons, ainsi que ceux du mari qui
souligne encore une fois l'aspect temporel ("cette nuit"). Quand il fait allusion à la possibilité
qu'ils en parlent quand ils sont &, a la liaison qui a probablement eu lieu. Finalement, il y a la
transparence de l'excuse de Franck-ils n'ont pas pu revenir car il est "mauvais mécanicien"-
quand il explique comment il a fait démonter le moteur lors de la deuxième panne de voiture. Un
silence gêné suit le commentaire d'A.., "Vous avez l'air très fort en mécanique, aujourd'hui"
(198-9). Les propos à double entente se multiplient et on se demande si Franck s'est excusé de
son inaptitude comme mécanicien ou comme amant, car quand il suggère que tous "les moteurs
se ressemblent'' A... ajoute "Très juste, ...c'est comme les femmes" (199).
Puisque dans les scènes de retour le contraste entre le comportement gêné de Franck et
278
t'importauce de ce dernier personnage. Nous avons déjà dit que le chronotope colonial est
marqué de "trois A": l'altitude, l'alcool et l'adultère. Rien d'étonnant donc si la femme
soupçonnée dans ka Jalousie n'est indiquée que par une seule lettre, rappelant la lettre écarlate de
la femme adultère dans n e Scarlet Letter de Hawthorne. Le personnage d'A... est intéressant
car, comme le note Leenhardt, c'est normalement une femme comme Christiane, la femme de
Franck, qui figure dans le roman colonial: la femme qui doit tant bien que mal s'adapter au
climat tropical qui nuit à sa santé physique et mentale (Leenhardt 194). C'est ce type d'héroüie
qui figure aussi dans le 'roman africain' mis en abyme de La Jalousie. Mais, dans ce Nouveau
Roman colonial, ce personnage est marginalisé, cédant sa place a A..., femme parfaitement bien
milieu colonial (élégance, parler net et soigné, retenue, intellectualité de bon aloi, civilité, etc.)"
(Leentiardt 25). Nous avons déjà suggéré que le chronotope colonial, comme son antécédent le
le désordre de la terre indigène vs. l'ordre agricole imposé par les Blancs; la monotonie et la
fluidité cyclique de la vie agricole vs. la volonté des Blancs de régler le temps. Selon Leenhardt,
juxtaposition de deux moments dans l'histoire coloniale de la France, juxtaposition traduite par
le contraste entre Franck et Ie mari/narrateur. Quel est donc le rôle d'A... dans toutes ces
avec une précision géométrique, ou Franck qui est saisi par le désir d'expliquer son absence avec
A.. en racontant "le détail de ses déplacements et de ses entrevues, mètre par mètre, minute par
279
minute" (Jalousie 197): les deux hommes semblent mal à l'aise dans leurs rôles respecGfs de
maitre et d'amant, A..., par contre, semble parfaitement à l'aise, à la fois d a m son rôle de colon
et de femme adultère. De même, elle ne fait pas partie d'un seul monde-colonial ou indigène-
Comme le note le narrateur, A... "conserve partout la même aisance" (10). Chnstiane
observe avec mécontentement qu'elle porte souvent une robe dont la forme moulée devrait être
"'trop chaude pour ce pays"' (22)' mais A... ne semble pas ressentir la chaleur, ni la férocité du
soleil qu'elle ne craint pas "même à l'heure de midi" (135). Quand elle marche dans la cour de
la maison, la "surface raboteuse" du sol "a l'air de s'être aplanie devant elle, car A.., ne jette
même pas un coup d'oeil à ses pieds" (1 16-7)' et avance "sans être incommodée" "malgré ses
chaussures à talons hautç" (214). On peut dire que, si le narrateur essaie d'ordonner l'espace
autour de lui, A... à le faire. En contraste direct avec la plantation dont les rangées de
bananiers tendent au désordre, dans le jardin, les orangers "plantés sur la demande d'A..." (38) se
dressent "à intervalIes égaux" (79). C'est A... qui détermine l'emplacement des chaises à la
terrasse--chaises qu'elle a fait fabriquer "par un artisan indigène" (18)- et qui désigne les places
à prendre, écartant ainsi le marünarrateur (19). En fait, elle assure que tout daas la disposition
des chaises et de la lumière crée une situation ou il serait difficile de voir clairement le visage de
son voisin de table. Dans la d e à manger, eiie écarte toujours les lampes "de manière a éclairer
moins directement les convives" (59), créant une ambiance que Franck caractérise comme 'pplus
intime" (23). De cette façon, Ie visage d'A ...ainsi que celui de Franck sont toujours "à contre-
jouiS' (27,70), ce qui fait parler le mari/mteur du "manque de commodité paraît fiagrantl'
(70)-commentaire qui ne peut qu'évoquer le flagrant délit d'adultère qu'il imagine plus tard
280
dans le texte (166). A la iemse, elle interdit au boy d'apporter une lampe sous le prétexte que
cela attire les moustiques (140) mais, quand elle est absente, le rnadnarrateur s'y assied notant
qu'il suffit d'éloigner un peu la lumière, et non pas l'éliminer, pour ne pas être gêné par Les
insectes (147). L'obscurité presque totale à la terrasse pourrait faciliter toute sorte d'échange et
de contact entre A... et Franck; une fois, après avoir entendu un bruit mystérieux, iIs s'éloignent
ensemble, invisibles et silencieux dans le noir (209). A propos de cette terrasse, le narrateur nous
dit à deux reprises que "la balustrade doit être repeinte en jaune vif: ainsi en a décidé A..." (40,
21 1). Le choix de cette couleur se montre particulièrement porteur de sens, le jaune ayant une
En ce qui concerne les jaiousies et vitres déformants du texte, ils signaient, à notre sens,
non seulement l'incapacité du mdnarrateur a y voir clair (quand il épie Franck et A... de son
bureau, il ne voit que "le tiers du tiers" de la scène [52])mais aussi L'habilité d'A... Elle regarde
à travers les fentes et les fenêtres autant que le rndnarrateur (40, 136). Parfois elle sembIe
attendre l'arrivée de Franck (par exemple, quand il doit venir déjeuner ou la chercher pour d e r
en ville), mais elle semble aussi guetter son mari, surveillant ses mouvements a ia terrasse (401,
lui permettant ou l'empêchant de la voir. Par exemple, après être rentrée de sa nuit en ville, elle
va dans sa chambre, ferme la porte au verrou et baisse les jalousies (89). Ailleurs, elie se déplace
l6 A vrai dire, dans l'art, le jaune peut représenter deux choses contradictoires. Ou bien il
symbdise le soIeil, le pouvoir de Dieu et la vérité révélée (saint Pierre est souvent dépeint
portant une cape jaune), ou bien il symbolise la déception, la déloyauté et ia jaiousie. Judas est
d'habitude peint en habits jaunes et au Moyen Age des croix jaunes indiquaient les endroits
menacés par la peste-d'où l'association entre le jaune, la contagion et la dégradation (Ferguson
275 et Siii 30). La double nature de cette couleur ne fait qu'appuyer notre constatation qu'A ...
est elle-même une sorte de Janus appartenant à fois au monde des indigènes et au monde des
coIons; c'est une femme capable de jouer le rôle d'une b o ~ épousee tout en trompant son mari.
28 1
dans sa chambre, de la table à l'armoire (d'ou elle n'est visible que d'une fenêtre qui donne sur le
pignon ouest) avant de s'être "réfugiée'' dans un angle de la pièce invisible de l'extérieur; puis
Au début du passage que nous venons de décrire, le narrateur remarque qu'A ...,en train
de se regarder dans la glace, "paraît ne pas sentir le temps passer" (120). Au centre de cette
semble étrangement détachée, peu perturbée par la tension entre la vie coloniale et la vie
indigène. Elle maîtrise l'espace autour d'elle et s'adapte parfaitement au climat; à la différence
de Christiane, elle n'a pas de difficulté à diriger ses domestiques indigènes (5 1) et elle réussit à
incarner l'élégance continentale dans Ie d i e u colonial. Qui plus est, elle manifeste une
nouvelle attitude en ce qui concerne les relations entre les Noirs et les Blancs. Non seulement
elle appuie Franck quand il défend la qualité des chauffeurs indigènes (25-6), elle n'est nullement
choquée non plus par la suggestion qu'une femme européenne puisse coucher avec un Noir. "Et
bien, pourquoi pas?" dit-elle quand Franck se montre gêné par un épisode du roman africain
qu'ils viennent de lue (194).17 Si, comme le suggèrent Leenhardt et Sto!tiSus, le mdnarrateur
contraste entre la maison et la nature sauvage qui l'entoure représente la juxtaposition de deux
modes de vie différents (colonial et indigène), A,.. incarne dès Iors la nature didectique de ces
au coeur du chronotope colonial, caractérise Ia structure du texte. Nous terminerons notre étude
du personnage d'A... en nous permettant de citer un assez Iong passage dans lequel le
" Voir Leenhardt pour une discussion détaillée du côté subversif d'A... (135-37,185-6)
282
tnadnarrateur, décrivant A.,. à la terrasse, souligne l'ubiquité de son image. Le boy vient
Son visage recevait les rayons de la lampe sur le côté droit. Ce profil vivement
éclairé persiste ensuite sur la rétine. Dans la nuit noir ou rien ne surnage des
objets, même les plus proches, la tache lumineuse se déplace à volonté, sans que
sa force s'atténue, gardant la découpure du fiont, du nez, du menton, de la
bouche..,
La tache est sur le mur de la maison, sur les dalles, sur le ciel vide. Elie
est partout dans la vallée, depuis le jardin jusqu'à la rivière et sur l'autre versant.
Eue est aussi dans le bureau, dans la chambre, dans la salie à manger, dans le
salon, dans la cour, sur le chemin qui s'éloigne vers la grande route. (140-4 1)
Comme nous l'avons déjà affirmé, le grand chronotope structurant de La Jalousie est celui du
chronotope colonial, et ce monde textuel est avant tout marqué par A...
roman africain "mis en abyme" et, ce faisant, revenir à l'optique critique qui considère
africain-ce roman que Franck prête à A... et dont ils parlent à plusieurs reprises au cours du
roman. En premier lieu, ce roman fonctionne comme une sorte de "synthèse de tous les romans
africains produits pendant les deux premières périodes" du roman colonid (Leenhardt 179)' car il
s'agit "d'un récit classique sur la vie coloniale, en Afrique, avec description de tornade, révolte
indigène et histoires de club" (- 215). En second lieu, il sert de mise en abyme à l'histoire
de I;a J a l o e (l'héroïne du roman africain a apparemment une liaison adultère, peut-être avec
considère le passage vers la fin du texte ou le narrateur décrit le roman africain en termes
contradictoires, disant que le personnage principal "est fonctionnaire," puis "n'est pas un
fonctionnaire mais un employé supérieur d'une vieille compagnie commerciale," puis "la
compagnie est de fondation toute récente'' est ainsi de suite (Jalousie 216). Leenhardt en conclut
que ce résumé dénué de sens "présente d'une manière dialectique toute l'histoire de la colonie
jusqu'au point où elle est arrivée et où elle débouche sur la dialectique même de La Jalousie"
directement liée 4 cette notion de double dialectique (dans le roman africain et dans Ia J a w ) ;
il s'agit de "l'inscription dans le texte d'un décalage temporel essentiel" que Leenhardt explique
de la façon suivante:
Le 'mari' 'pense' en 1920, tandis que Franck 'pense' en 1950, mais tous deux se
manifestent dans la continuité d'un récit au présent. Ainsi, les ruptures a tous les
niveaux se réfèrent-elles a ce dédage historique: rupture des valeurs, rupture du
texte, rupture de la chronologie. Seule une métachronologie permet de les unifier.
(Leenhardt 196)
Nous soutenons que cette métachronologie pourrait s'exprimer dans le chronotope colonial qui,
nous l'avons vu, comprend la notion d'une juxtaposition et même d'un décalage entre deux
perspectives spatio-temporelles.
Le roman afiicain reflète non seulement la structure de l& Jalou& mais aussi notre
capacité en tant que Iecteurs de rendre compte de cette structure. A propos de la description du
. -
roman afkicain citée plus haut, le narrateur la commence en ciinsantque les " ~ l t c a t i o n s
soulignons). Nous pouvons dire a peu pris Ia même chose de La Jalousie, substituant
284
description d'une double vision du milieu colonial et sa conception double du temps, nous situe,
lors de la lecture, dans un contexte familier. Même si ie "tiers' mystérieux du roman n'est pas
nommé, ce chronotope nous encourage à lui foumir l'identité d'un mari jaloux-quoi de plus
normal étant donné les autres détails du texte: Ia mise en scène coloniale, une belle femme, la
présence d'un autre homme @lusjeune?-peut-être car il n'a que trois ans d'expérience aux
colonies [25]), la feuille bleue-de la même couleur que le papier à écrire d'A... qu'il a a la
poche, leur absence d'une nuit, la peine que Franck se donne à rendre compte de son itinéraire
durant leur absence, l'omniprésence des 'A' dont nous venons de parler. Robbe-Grillet peut
jouer avec les conventions nmtives-supprimer l'identité d'un personnage, présenter l'histoire
de façon à rendre sa chronologie inexacte-mais, comme Alter le suggère, nous arrivons quand
sujet du livre &cain. Ils parlent "des lieux, des événements, des personnages" sans y apporter
des jugements de valeur en ce qui concerne "la vraisemblance, cohérence7'ou toute autre "qualité
du récit," mais ils n'hésitent pas à commenter les ''traits de caractère, comme ils le feraient pour
des amis communs" (J&ya& 82). Et le trait de caractère qui figure comme sujet de leur
spéculation est, bien sûr, i'aveuglement du mari cocu qu'ils jugent "coupable au moins de
négiigence" (193). Encore une fois, les détails du roman mis en abyme nous encouragent a
identifier le 'tiers' exclu du texte. De même, maigré le fait qu'ils imaginent toute une série de
"bifûrcations possibles," ils reviennent à la stabilité de l'intrigue présentée: "les choses sont ce
qu'elles sont" (83). A notre avis, le chronotope colonial nous pousse à rejeter d'autres
interprétations possibles du 'tiers' (il serait peut-être le père/fière/amant et ainsi de suite, d'A...?)
pour lui imposer une identité." Malgré la diversité des perspectives critiques sur JaJalousie, le
lecteur typique, conditionné par son expérience avec le chronotope colonial (qu'il rencontre non
seulement dans la littérature mais au cinéma, à la téE, et dans l'imagination populaire en général)
veut instinctivement reconstituer une intrigue familière. Encore une fois, le roman africain sert à
mettre en relief cette activité interprétative- Quand Franck avance quelques phrases presque
incompréhensibles au sujet du roman (il est impossible de distinguer s'il dit "'savoir la prendre"'
ou "'savoir l'apprendre"'), le narrateur note qu'A ...n'a pas de difficulté à savoir de quoi il s'agit:
"Elle a compris, puisqu'elle connaît l'histoire" (26). De même, maIgré l'apparente 'difficulté' de
vers une interprétation possible. Pierre de Boisdefie a beau affirmer que le public achète mais
n'arrive pas à lire les romans de Robbe-Grillet (8-9) car dans les descriptions géométriques de
ses oeuvres on ne retrouve pas "le plus petit équivalent d'un vrai roman" (105); il a beau déclarer
que Laest un "piège à cons" qui hstre le Lecteur (92); a notre sens, même le lecteur
'moyen' peut le lire et l'apprécier. Le chronotope colonial, avec toutes les attentes génériques
" Comme le note Robert Bmk, malgré les contradictions textuelles et l'impossibilité de
vérifier l'identité du nmteur, "b]I faut a tout prix mettre un mari jaloux dans le livre" (48) et
divers lecteurs du texte ont trouvé toutes sortes de justifications pour le faire. Brock fait un
résumé critique de queIques stratégies. Par exemple, Ricardou et Jean-Christophe Cambier
voient dans le mot "cahot," utilisé pour décrire le mouvement de la voiture de Franck,
l'équivalent de "coït" et donc une indication de l'obsession d'un mari jaloux (49). Brock note en
particulier que Momssette sembIe avoir fait une comparaison peu vdable entre La Jalousie et
Ma= afin de justifier la présence d'un mari jaloux: dans le texte de Greene,
c'est le mari et non la femme qui commet L'adultère (58, note 1). Nous espérons qu'en situant les
origines de cette pulsion interprétative au niveau chronotopique, c'est-à-dire en y introduisant
l'expérience culturelle du lecteur hors du texte, nous pourrons éviter ce piège d'associations
fantaisistes et de comparaisons inexactes.
286
qui l'accompagnent, est tellement mis en valeur que le lecteur n'a pas besoin d'un 'prière
texte en nous fournissant un cadre bien connu-et par extension des personnages (un mari jaloux)
et la base d'une intrigue (un triangle amoureux)--, il demeure que tout ce travail interprétatif
vient de notre propre horizon d'attente, ce à quoi nous nous attendons quand nous abordons ce
Les descriptions de la plantation et de la maison-en gros, tout ce que nous avons regroupé sous
qui vise a contourner, sinon décevoir, à nos attentes en ce qui concerne le genre romanesque.
soumise à Ia précision géométrique, la jalousie perd son visage humain: "la passion se
désincarne" (Boisde£kY 91). On pourrait dire que la technique narrative mine toute
développement d'un sous-genre romanesque (le Nouveau Roman) dans lequel règne la
maintenant"' (89-90). Cette même phrase revient chez Genette qui, en affirmant que "Robbe-
Grillet ne connaît qu'un seul mode: l'indicatif," décrit l'univers de T.a Jalousie comme celui "du
Un marijaloux imagine les gestes de sa femme avec son amant supposé: sujet
banal, et qui n'attente pas a l'ordre du monde. Mais que ces fantasmes prennent
soudain la dure consistance du réel et viennent introduire dans ce réel tout un
système de variantes incompatibles, voila qui est plus rare et plus inquiétant.
Remonter du texte impossible au prétexte banal, c'est ôter toute sa valeur au récit.
("'Vertige" 78)
C'est parce que cet avant-texte "impossible'' crée une vision du réel qui est minée par de
nouveau chronotope qui pourrait s'ajouter à la typologie bakhtinieme, chronotope que nous
apparemment dépourvue de toute signification qui lie le décor scénique à l'intrigue, aux
L'avenir, figé dans I'espace visible, et aboutit a une spatialisationextrême du temps. D'où Ia
288
pddominance remarquée par tant de critiques du temps présent dans i'oeuwe de Robbe-Grillet.19
'parachuter' au milieu d'un labyrinthe textuel. Au lieu de donner des informations pour régler
notre lecture et pour guider notre 'voyage' dans le texte (informations en ce qui concerne les
personnages et la séquence des événements), tout ce que la narration nous fournit, c'est une
description 'objective' de ce qui se trouve actuellement sous les yeux du narrateur, une
perspective namtive que nous devons adopter. Pour poursuivre cette anaIogie, nous disons la
narration a une fonction d o g u e aux sentiers du labyrinthe; elie comporte des voies sinueuses
qui ne suivent pas de trajectoire prévisible, puisque nous n'avons jamais l'impression d'avoir
atteint un but vise (le point culminant de l'histoire). L'intrigue correspond au gros pian du
labyrinthe: nous pensons pouvoir la reconstruire à partir des indices textuels, mais tout ce que
nous rhssissons P établir c'est notre propre visiodversion de l'histoire. Ajoutons à cette
définition du chronotope du labyrinthe une description du type de personnage qui l'habite. Si,
reflect the many tevels, impasses, and hstrations of contemporary man" @&y 119), et que le
lecteur s'identifie a la perspective narrative, alors le héros du chronotope du labyrinthe serait une
sorte d'homme générique sur lequel nous projetons Ies incertitudes de notre époque, que ce soit a
relation conjugale.
l9 Voir par exemple Allemand 78-9 et Alter 33-35. Pour BLoch-Michel, c'est justement
l'absence de "out sentiment exprimé" (ce que Boisdefie reproche à Robbe-Grillet) qui "oblige
l'auteur a écrire le pIus souvent au présent de l'indicatif," le rappel du passé impliquant un
certainjugementfsentiment à l'égard de l'épisode remémok (55).
En donnant le nom de 'labyrinthe' à ce chronotope, nous suivons effectivement une
(Genette, "Vertige" 89)? C'est un lieu privilégié non seulement parce qu'il figure dans le titre
d'un de ses romans (Dans l et qu'il est évoqué dans I,jiJalousie (la coiffure d'A ...
e)
étant comparée à un labyrinthe [174]), mais surtout parce que l'écriture même de Robbe-Grillet
l'évoque: "L'action ne se dérouie pas, elle s'enroule sur elle-même et se multiplie par variations
symétriques ou parallèles" (Genette, "Vertige" 87). Genette propose d'ailleurs que l'innovation
Son mot-clé pourrait être cet adverbe inconnu dans notre langue, dont les
les derechefqui scandent ses récits donne une approximation
temporelle: semblablement-mais-différemment. Avec ses analogies récurrentes,
ses fausses répétitions, ses temps figés et ses espaces parallèles, cette oeuvre
monotone et troublante où l'espace et Ia parole s'abolissent en se multipliant à
l'infini, cette oeuvre presque parfaite est bien a sa manière, pour paraphraser le
mot de Rimbaud, un vertige 'fucé,' donc à la fois réalisé et supprimé. ("Vertige"
89)
Dans une note, Genette précise qu'un tel adverbe existait autrefois,
wuveab de la &con
-
en grec classique, sous la forme a qui signifiait à la fois au contraire et &
- d un autre Doint de vue, ou d'une autre facoq
mais 7
Cette description nous importe car elle touche aux deux aspects de L'écriture de Robbe-Grillet
que nous soulignons dans notre étude: sa présentation du temps (ia 'presque' répétition de
scènes) et de l'espace (la minutie de la dacnptioa et la perspective narrative). En fait, les trois
critiques qui abordent l'oeuvre de Robbe-GnIIet en prenant le labyrinthe comme image centrde
20 Voir en particulier Stoltzhs, B_odv 117-131 et Morrïssette 177-80 pour des analyses
détaillées de l'image du labyriathe dans I'oeuvre de Robbe-Grillet,
reviennent tous à L'idée d'une nouvelle relation entre l'espace et le temps qui s'exprime dans
cette image. Genette, comme nous venons de le voir, parle des espaces parailèlts et du temps
s'organise autour d'un dédale spatial qui exige son correspondant dans le temps.
Une histoire se constitue, ou se reconstitue dans un tesseraç (volume à quatre
dimensions d'ouspensky) d'espace-temps et engendre en s'édifiant des
prolongements imaginaires ou accessoires (les tentatives, par exemple), qui
restent là comme les éclats ou les copeaux du bois qu'on dégrossit. (Momssette
Romans 178).
Pour sa part, StoltzfUs compare le labyrinthe sacré de l'Antiquité (la construction d'un dédale
faisant partie de plusieurs traditions religieuses) au labyrinthe profane de nos jours (un trope
artistique), concluant que le labyrinthe moderne est marqué par une profonde relativité: I'absence
des points de repère futes sans lesquels on n'arrive pas à s'orienter dans l'espace. Paraphrasant
with sacred spaces (labyrinths used to be sacred spaces) there is always a fixed
point that enables man to orient himself away from chaos, whereas the profane
experience maintains the relativity of space. in relative space there is no one fked
point and no unique ontologicai statuS. There are only neutral spaces of equal
value that correspond to hgments of a shattered universe in which no tnie
orientation is possible. (Bpay 120)
Parcourant les oeuvres de Kafka, de Borges, de Joyce, de Beckett et de Dos Passos, entre autres,
Stoltzfus conclut que "The labyrinth may be a central image of our tirne'' (Bdy 119). En
21 -
&,& . . New York Harcourt,Brace and
d and Profane: The Nature of Relimon,
World, 1959.
29 L
Ne pouvons-nous pas trouver chez d'autres auteurs que nous regroupons s o u la rubrique
du Nouveau Roman ce même chronotope du labyrinthe, employé dans plusieurs variantes et avec
plusieurs degrés d'intensité? Nous n'avons pas besoin de références ou d'images explicites du
labyrinthe a h de déceler ce chronotope dans une oeuvre donnée; iI s'agit plutôt de retrouver les
traits plus subtils de ce chronotope esquissés plus haut, De Beckett a Sarraute, de Butor à Duras,
nous plongeons dans une histoire media res dont l'intrigue ne suit pas de progression
m);
la description des objets prédomine (cette caractéristique étant souvent citée comme le
trait commun des Nouveaux ~omans)"; le personnage principal se présente d'une façon nouveue
aussi: ou bien sa vie et ses actions ne débouchent sur rien (Ia trilogie de Beckett), ou bien nous
sommes encouragés à nous identifier a Iui (le célèbre 'tous" de La M,o- ou, geste
encore plus radicd, il n'est pas identifié du tout (Les Fruits d'or, La Jalousie).
Dans L'introduction de cette thèse, nous avons exprimé une certaine réticence concernant
l'emploi du concept de chronotope dans l'énumération d'une chnique du roman (ci-dessus 29-
31). Rappelons les commentaires de Cary1 Emerson à ce sujet: elie soutient que cette approche
" Parmi les diverses étiquettes affichées à Ia technique des Nouveaux Romanciers se
trouve ceiie de "chosiste." Pour un résumé des principaux auteurs et textes classés sous la
rubrique du Nouveau Roman, ainsi que des réactions critiques à cette "école," voir Stephen
Heath, "The Practice of Writing" (The Nouveau R o m 15-43).
d'enfoncer une porte ouverte: tout Ie monde reconnaît que ces oeuvres edteignent les
Comme nous le voyons bien dans le cas de JIaJ a l o u , plusieurs chronotopes peuvent coexister
au sein d'un seul Nouveau Rama#-la façon dont b Jalousie met en valeur le chronotope du
labyrinthe étant exceptionneile-et l'interaction de divers chronotopes dans un seul et même texte
produit des effets très différents. Il suffit de lire "II n'y a pas d'école Robbe-Grillet" de Roland
Barthes pour cerner les pièges implicites d'une classification chronotopique du Nouveau Roman.
Barthes contraste JJalousieet La Modification (dans laquelle il s'agit également d'une intrigue
concernant une relation adultère) en comparant les cadres spatio-temporels des deux textes. Il en
nouvelle "école" d'écriture, il explique qu'il emploie Iui-même le terme 'Nouveau Roman'
comme
une appellation commode englobant tous ceux qui cherchent de nouvelles formes
romanesques, capables d'exprimer (ou de créer) de nouvelles relations entre
l'homme et Ie monde, tous ceux qui sont décidés à inventer le roman, c'est-à-dire
à inventer l'homme. Ils savent, ceux-[&que la répétition systématique des formes
du passé est non seulement absurde et vaine, mais qu'elle peut même devenir
nuisible: en nous fermant les yeux sur notre situation réelie dans le monde présent,
elle nous empêche en fin de compte de construire le monde et L'homme de
dernain. WOUV-9)
Cette idée de vouloir cerner, par le truchement de la Littdrature, une nouvelle conception du
monde et de l'homme nous parait particulièrement pertinente, car eiIe se situe au coeur du
concept de cbronotope, défini par Bakhtine comme "le processus qui a permis à la iittérature de
prendre conscience du temps et de l'espace historique réels et de l'homme historique vrai qui s'y
l'espace et du temps que voit Barthes, nous proposons de nuancer notre chronotope du
Iabyrinthe. il peut être 'ouvert'-l'intrigue, aussi labyrinthique qu'elle soit, mène quelque part: a
une décision, une résolution, etc; ou 'fermé7-L'intrigue n'aboutit pas à une conclusion certaine.
(l'entrée) et une fin (le sanctuaire). Mais, comme Ie note StoItzfus, le labyrinthe artistique ne
doit pas nécessairement se conformer a la chose réelle: 'Vdike r d mazes, which, authorities
insist, cannot 6e cIosed systems and have oniy one solution, art's iabyrinths may be open or
closed" (&!y 125). Nous avons recours au chronotope afinde voir comment fonctionne ce
texte labyrinthique 'clos' qu'est b Mou& et comment cette structure et cette expérimentation
294
générique appuient les thèmes du roman.
Comme nous l'avons déjà noté, le manqüe de chronologie linéaire est sans doute l'aspect
le plus commenté de Ca Jalousie. Non seulement nous ne savons pas combien de fois arrivent
certains événements (les dîners ensemble, l'apparition de l'homme au chapeau feutré), mais, à
cause de contradictions au niveau des indices temporels secondaks (la réparation du pont, la
récolte), nous ne réussissons pas à établir une chronologie vérifiable des événements principaux;
nous ne savons même pas si le narrateur est en train de vivre ces événements, de les remémorer,
ou de les inventer (par exemple, la scène du mille-pattes tué dans !a chambre d'hôtel) (Jalousie
166). A plusieurs reprises, le narrateur attire notre attention sur l'imprécision temporelle qui
caractérise le texte, notant qu'il ne se souvient pas de la date exacte de l'écrasement du mille-
pattes: "la semaine dernière, au début du mois, le mois précédent peut-être, ou plus tard" (27).
Ailleurs, quand A... et Franck se regardent intensément, il ne sait pas si l'épisode dure plusieurs
minutes ou p1usieurs secondes (46) et il répète que le bruit des criquets semble durer depuis
toujours (139,144). Cette difficulté a saisir les débuts et les fins est très importante, car elle
reflète non seulement L'incertitude du mari mais symbolise aussi notre confusion face au texte.
Ne pouvant h e r aucune série d'événements, tout ce que nous pouvons faire c'est accepter
chaque scène et chaque description comme ayant lieu dans le temps présent de la narration.
Ii n'y a rien de nouveau. il n'y a toujours que les menus incidents de culture qui
se reproduisent périodiquement, dans l'une ou l'autre pièce, selon le cycle des
opérations. Comme les parceiies sont nombreuses et que L'ensemble est conduit
de manière à échelonner la récolte sur les douze mois de l'année, tous les
éléments du cycle ont lieu en même temps chaque jour, et les menus incidents
périodiques se répètent aussi tous a la fois, ici ou là, quotidiennement. (206-7)
poche de la chemise de Franck qui ressemble aux feuilles d'écriture d'A... (107)' qu'A ...n'a
se faire comprendre par un de ses domestiques (107), ou que la voiture de Franck n'est jamais
tombée en panne avant l'excursion en ville (115,197). Quand il fait remarquer ces deux
dernières 'nouveautés' à A... et a Franck, il reçoit [a même réponse des deux: "II faut un
commencement à tout" (86, 107). Mais c'est justement ce que le texte ne fournit pas aux
lecteurs. Plongés au milieu de l'histoire, sans Ies renseignements auxquels nous nous attendons
au sujet des personnages, du cadre et des événements antérieurs importants, nous n'arrivons a
l'histoire (qu'est-ce qui lui arrive? Sa jalousie s'apaise-t-eile?). Nous sommes pris dans une
chronologie labyrinthique où il faut accepter le moment présent, ce 'maintenant' isolé de tous les
autres 'maintenant' du texte, comme le seul moment fixe et stable, sans essayer de le rattacher
aux autres moments de l'histoire, et sans essayer de reconstruire une chronologie ou une intrigue
Comme nous le verrons dans J a Jalousie, non seulement le lieu subsiste mais la présentation de
l'espace est un des aspects les plus originaux de l'écriture de Robbe-Grillet. Dès le début du
texte, les descriptions spatiales du texte se caractérisent par une précision géométrique et une
pignons ouest, sud-ouest, et ainsi de suite), à la distance qui les sépare (chSies), et à leurs
attributs (couleur, taille, état, etc.). Malgré cette profusion de déictiques spatiaux, s'orienter dans
l'espace du texte demeure un grand défi pour le lecteur. Nous avons déjà remarqué à propos de
Leenhardt inclut dans son étude du roman une carte de la plantation indiquant la maison, la petite
rivière et les parcelles de terre (48). Babcock fait remarquer que la première traduction anglaise
de Jalousie (1959) était accompagnée d'un plan de la maison et ii souligne une démarche
assez curieuse de la part de celui qui L'a fait. D'après le texte, cinq portes donnent sur le codoir
central de Ia maison: trois du côté ouest (la chambre d'A.,., la saiie de bains, une petite chambre à
une personne), deux du coté est, dont celle du bureau et une autre (Jalou& 117). Babcock note
que la légende du pian inciut ['indication '"Storage room or other (not described)"' et il conclut
que même en portant une attention scrupuleuse aux détails fournis par le texte, L'auteur du plan a
dû finir par inventer une pièce afin de compléter la maison (Babcock 43). Babcock déc1a.eaussi
297
que ''the plan's greatest utiiity rnay be its ultimate failure to reconstruct perfectly a farniliar kind
of house, for a similar failure awaits efforts to reconstruct more important elements of the novel,
such as chronology and action," puis il ajoute "there are, in effect, clues to the arrangement of the
house's rooms one will try and fail. to draw the floor plao'' (Babcock 44, nous
soulignons). Il nous semble que Babcock fait clairement ressortir l'ironie implicite du style
géométrique robbegrilletien: il nous attire dans un labyrinthe de détails qui provoque une
désorientation délibérée.
physiques: le narrateur nous donne plus d'angles et de dimensions qu'on ne remarque d'habitude
ou, pour être plus exact, qu'on n'a l'habitude de rencontrer dans la narration (par exemple, dans
le roman colonial typique). Cela dit, cette minutie de la description pourrait avoir une motivation
l'état mental d'un mari jaloux; hypertendu et à la recherche des indices qui pourraient confirmer
ses soupçons, il apporte une attention exagérée au moindre détail de son environnement (132).
D'où Ie fait qu'il remarque la proximité des mains d'A ...et de Franck Iorsqu'ils sont assis à la
terrasse (M30); que Leurs mains commencent a caresser le cuir des chaises du même
mouvement (191); et il ddcrit les sourires et les regards quYiIssont censés échanger et qu'il pense
entrevoir (26,45). Cette précision géométrique p o d t aussi signder que le narrateur cherche
désespérément à délimiter, nommer et compter f espace autour de Iui parce que c'est une façon
de maîtriser au moins un aspect de sa vie (sa propriété) quand le reste lui échappe. Considérées
sous cette optique, les particularités du procédé descriptif dans La Jaiousie. au lieu de miner la
vu, en particulier en ce qui concerne les regards et sourires échangés par A... et Franck ("Non, ses
traits n'ont pas bougé" 1261); il ne peut pas les voir ensemble quand ils s'éloignent dans la nuit à
la terrasse (209); grâce aux vitres qui déforment ce qu'il voit, il ne sait pas si A... embrasse
Franck quand elle se penche dans la voiture (75); et quand il les épie du bureau il ne voit pas
t'échange du papier bleu pour lequel on pourrait imaginer toutes sortes d'explications possibles
(A ...est "immobile," Franck "invisible" [49]). De toute façon, son regard attentif ne l'aide pas à
description car Ies chiffies qu'il y applique et qui doivent correspondre au nombre de bananiers
qu'on a plantés, sont déjà surannés (36). Comme les traces (séparées par "dix centimètres à
peine") que laissent les chaises d'A ...et de Franck sur les dalles de la terrasse, traces qui lui
rappellent ses soupçons et qui "s'estompent quand l'observateur veut s'approcher" (124), aucun
détail dans le monde physique autour de lui ne supporte l'intensité de cette attention. Li cherche à
voir clair à l'aide de l'observation minutieuse de son milieu, mais les indices spatiaux ne l'aident
ni B équilibrer ni à maîtriser son monde. II se répète toujours les mêmes scènes (l'oubli de la
glace, le mille-pattes, etc.) et quand A... est partie il rôde dans la maison, allant de chambre en
chambre sans jamais retrouver ce qu'il recherche: la preuve de son @)fidélité. Comme
l'explique Stoltnus, Robbe-Grillet crée des "emotional labyrinths [which] explore the machinery
plus de détail Ie lien entre la notion de 'labyrinthe' et l'état émotionnel du marifnarrateur. Nous
ne pouvons pas parler des labyrinthes et de lajalousie sans évoquer i'histoire du labyrinthe
299
légendaire le plus connu du monde: celui créé par Dédale pour le roi Minos afin de cacher le
ce mythe s'établit tout un réseau d'images liant le labyrinthe, la jalousie et un monstre qui
incarne la liaison aduitère et qui finit par symboliser la jaIousie. Le chronotope du labyrinthe de
Lji Jalousie est également habité par un 'monstre7: la scutigère que Franck tue et dont la trace (en
forme d'un point d'interrogation [130]) au mur de la salle a manger rappelle au mari la
possibilité que sa femme est adultère. C'est en remémorant la scène du mille-pattes que le mari
donne libre cours Zi ses soupçons et imagine Franck au lit avec sa femme (166); il est si troublé
par cette trace au mur qu'il essaie de l'enlever pendant leur absence (130-3 1). Si nous
considérons la description de ce mille-pattes, nous voyons qu'elle acquiert une importance (et
une taille) de plus en plus exagérée. Au début, il est long "à peu près comme le doigt" (62); plus
tard, il est "long de dix centimètres" (127); lors de l'absence d'A ... et de Franck, le mille-pattes
est plutôt "gigantesque," la surface du corps couvrant "presque la surface d'une assiette
ordinaire," l'ombre de ses pattes doublant "le nombre déjà considérable" de ses appendices
(163). Le mille-pattes symbolise à la fois la présence d'un intrus dans la maison conjugale
Nous tenons à préciser brievernent le lien que nous voyons entre l'espace labyrinthique de
Michel Butor note que le roman nous fournit un "ailleurs" dans lequel nous pouvons nous évader
de la réalité. Pour lui, la présentation de ce lieu à part dépend toujours des conditions socio-
historiques actuelles au moment de la rédaction d'une texte quelconque. Butor prétend que les
romanciers projettent lem histoires sur des espaces incornus, appuyant son argument en citant
comme exemples la mythologie et la littérature de la Renaissance:
Tant que la surface de la terre n'était pas complètement explorée, cet au-delà, de
l'horizon connu qui ne pouvait pas ne pas hanter les esprits, s'emplissait tout
naturellement des rêves. Au-dessus de la limite d'escalade, l'0iympe était le
séjour des dieux. Toutes les ss'emplissaientde monstres
horribles ou merveilleux: hic sunt leones Ainsi tout ['"autre-monde' d'un Dante,
s'inscrit dans les lacunes de sa cosmologie, dans l'actuellement inaccessible, dans
l'au-delà du plus lointain connu. (Essais sur le roman 50)
Nous soutenons que la technique descriptive de Robbe-Grillet consiste à faire d'un espace connu
une image magnifiée d'un objet bien connu (par exemple, les photos de fleures ou d'insectes
qu'on retrouve dans les revues scientifique): vus de près, ces objets paraissent étranges, détaches
de ce monde. A notre sens, l'espace chez Robbe-Grillet atteint cette même qualité d'étrangeté;
d'un lieu connu, il fait un 'autre monde' et, comme le suggère Butor, l'au-delà demeure le
royaume des monstres. Dans La Jalousie, nous rencontrons une scutigère efiyante et une
jalousie monstrueuse.
intertexte. Comme nous l'avons déjà noté, plusieurs critiques proposent The Heart of the M a w
L'incursiond'un monstre dans l'espace domestique: m.Dans les deux oeuvres, t'image
d'un monstre est employée pour symboliser la possibilité de l'adultère et la jdousie qu'eue
évoque: "As where's that palace, whereinto fou1 things 1 Sometimes intrude not?'(3-3.141-42).
301
Dans la pièce de Shakespeare, il s'agit évidemment d'un mari jaloux. Plus particulièrement, il
est jaloux d'une femme dont la moraiité est déjà suspecte puisqu'en épousant un Noir elle a brisé
le tabou vénitien contre l'union interraciaie. Comme nous l'avons vu dans notre discussion du
chronotope colonial, la moralité d'A... paraît égaiement suspecte car elle ne se montre pas
choquée par l'idée de l'héroïne du romain aficain couchant avec un Noir (194).
Comme Othello, qui demande avant tout une preuve oculaire ("give me the occular
proof"[3.3.366]) de la liaison entre sa femme Desdemona et son lieutenant Cassio, le mari dans
Jalousie est à la recherche d'un signe visible de l'infidélité de sa femme. Comme OtheIlo, qui
de La Jalousig est convaincu de la culpabilité d'A ...à cause d'un bout de papier bleu. semblable
au papier à lettres de sa femme, qu'il voit sortir de la pochette de Franck comme un mouchoir
(107,114) . Nous avons déjà parlé de l'importance de la couleurjaune dans le réseau thématique
de la jalousie et de l'inconsistance. L'autre couleur qu'on y associe, c'est le vert, Par exemple,
lago appelle le sentiment de jalousie Yhe green-ey'd monster" (3.3.170). Malgré le fait que Le
narrateur donne assez peu de détails au sujet de l'apparence d'A..., a part le fait qu'elie a des
cheveux noirs, si nous lisons attentivement, nous remarquons qu'elle a effectivement les yeux
verts (J&J& 107, 120,202), et que ces yeux ne sont pas normaux-elie "les maintient
continuellement dans leur plus large ouverture, en toutes circonstances, sans jamais battre des
paupières" (202, voir aussi 107 et 213). Cette incapacité de cligner d'oeil crée un étrange
paralléIe entre A.. et un lézard (la plupart de ces reptiles ne peuvent pas ciigner les yeux) qui se
trouve sui. ia balustrade de la terrasse: Ies deux disparaissent et réapparaissent sans qu'on
remarque leurs mouvements (183-4). La femme adultère, Ies monstres de la nature (scutigères,
302
lézards), le monstre de la jalousie, les yeux verts: La JaIousia active tous les éiéments du réseau
thématique du labyrinthe.
conhadiction temporelle qui caractérise La Jalousie. Othello fonctionne d'après ce qu'on appelle
un double schéma temporel, dont un 'court' dans lequel l'action se déroule au cours de trois jours
jour du meurtre de Desdemuna) et un 'iong' à une durée indéterminée, souligné par Ies faits
suivants: le voyage à Chypre devrait prendre plus de quelques heures; une courtisane est jalouse
parce que Cassio ne lui a pas rendu visite depuis me se- [3.4. L701;il faut assez de temps
d'êire retrouvé par Bianca; et, finalement, Othello accuse Desdemona d'avoir couché 'mille fois'
avec Cassio [5.2.210-123-fait évidemment hpossibte si elle ne l'avait rencontré que la veille!24
Le spectateudiecteurd ' m doit accepter chaque événement du moment présent sans essayer
labyrinthique dont il est dicile, sinon impossible, de démêler les divers fils. Et cette
" Voir l'introduction à ia pièce par MX.Ridely pour une discussion détaillée de ce
décalage tempord et un résumé des principales études consacrées à ce sujet ("The 'DoubIe Time
Scheme"' Ixvii-lxx).
But jealous for they are jealous: 'tis a monster,
Begot upon itself, bom upon itsetf. (3.4.158-60)
Cette citation nous ramène à LaLJaIousicet à la question que nous avons posée dans le titre de
cette partie de notre discussion: faut-il un commencement à tout? Dans le cas de la jalousie et de
jeaiousy is what happens when one thinks that one's partner is unfaiffil, not
necessarily when he or she is. Thus the iinpossibility of reconsûucting the plot of
should make the reader realize why he or she wants a reconstnicted story
so badly: it is largely because readers are accustomed to knowing the story by the
long tradition of redist fiction. (Babcock 47)
En même temps que le chronotope coIonial semble répondre à nos attentes génériques et fournir
nouvelle, Robbe-Grillet produit, seIon Jean Alter, '%ne réalité incompréhensible et monstrueuse à
plus d'un égard, irréductibIe à un sens définitif tant qu'elle ne cesse de s'accroître" (Alter 37).
images (la scutigère), ni au thème de la jalousie. Elle s'applique aussi au statut de La Jalousie en
tant que roman, car Robbe-Grillet crée en effet une sorte d'hybride générique, un véritable
produit sera le sujet de la prochaine partie de notre étude de J,a J a I o e . Etudier le rapport entre
b e S.V.
~ 'monstre.'
3 O4
I'élément le plus commenté du texte) en la situant dans le contexte d'un chronotope stnictumt
du texte: le labyrinthe. Grâce à cet intertexte, nous avons pu relier les divers fils thématiques,
"passablement rationnel" (pour emprunter une phrase a Alter [37]) concrétisé par le chronotope
colonial, active un réseau thématique familier qui souligne le statut 'monstrueux' du texte. Nous
ne pouvons pas 'déchiffrer' le texte, faire ressortir une chronologie linéaire et dire avec certitude
exactement ce qui s'est passé. Une jalousie aussi monstrueuse que celle du madnarrateur ne
pourrait être contenue que par un texte aussi labyrinthique que nous ne pouvons pas en sortir.
Le statut de La Jalousie comme genre figure en particulier dans les études de deux
critiques, Chevillot et Stoltzfus. Chevillot, qui aborde le texte à i'aide d'une approche
narratologique, note que dans m s ilI Genette utilise l'exemple de Ia JaIo& pour illustrer la
situation narrative qu'il appelle 'le récit itératif': un récit dans lequel on raconte "n fois ce qui
s'est passé une fois."I6 A la différence de Genette, Chevillot ne croit pas que La Jalousie rentre
nettement dans la catégorie du récit itératif. Il prétend au contraire que le texte est novateur en ce
qu'il comporte une fusion du récit itératif et du récit 'singulatif' dans Iequel on raconte "une fois
ce qui s'est passé une fois" ou "n fois ce qui s'est passé n fois."*' Cheviilot appuie son argument
en notant qu'à la différence du récit itératif, b Jalousie ne présente pas toujours les mêmes
textes modernes reposent sur cette capacité de répétition du récit: que I'on
l6 'c...~ertaine~
songe par exemple a un épisode récurrent comme la mort du mille-pattes dans La Jalousie"
@~~IIES m 147).
305
"segments didgétiques":
a l'exception des tout premiers, les segments suivants portent en eux La marque de
ceux qui les ont précédés et contribuent ainsi à transformer ceux qui vont les
suivre. De plus, ne ressentant pas toujours tes 'mêmes' Unpressions, le narrateur
ne raconte pas exactement les mêmes événements. (Chevillot 71).
La situation narrative se complique d'autant plus qu'il y a trois niveaux de narration. Chevillot
du texte (la troisième assiette, Ie troisième verre) et qui raconte sa propre histoire de mari jaloux.
2) l'histoire d'une jalousie sans fondement et 3) celle d'une jalousie fondée (Chevillot 72). A
cause des multiples niveaux de narration, Chevillot conclut que La Jalousie met en Iumière
En fusionnant deux types de récit et deux types de narrateur imbriqués dans trois histoires,
l'auteur 'joue' avec les situations narratives traditionnelles et les combine de façon a créer un
hybride générique.28
Pour sa part, Stoltzfus a f f h e que c'est au niveau de l'intervention de l'auteur qu'il faut
Thomas Hardy, chez qui nous retrouvons l'intervention directe de l'auteur; Sartre, chez qui
Stoltzfus, Robbe-Grillet crée danse- une fusion de la forme et du contenu qui dépend
the Selective Omniscience of the jealous husband who sees what he must because
of his uncontroilable passion and the hidden Editorial Omniscience of the author
who describes objects as though they were being registered 'objectively' on film.
(New 38)
I'exactitude des descriptions sont invraisemblables et signalent la virtuosité de l'auteur plutôt que
i'obsession d'un mari jaioux qui cherche dans les moindres indices une preuve quelconque de
"objective 'subjectivity"' 37)' est importante car elle irnpIique une interaction entre le
monde du texte et le monde de l'auteur, les deux perspectives étant respectivement intra- et
extra-textuelle.
Gardons à l'esprit l'idée d'hybridation générique proposée par Chevillot et ceile d'une
fusion de perspectives inûa- et extra-textuelle proposée par Stoltzfus, et voyons si nous pouvons
du récit et la relation particulière qu'elle pose entre le monde du texte et le monde de l'auteur.
Rappelons la définition de l'interaction chronotopique foumi par Bakhtine, qui affirme que les
chronotopes
Ii nous semble que l'interaction des chronotopes de la colonie et du labyrinthe représente dans La
Jalousie La fusion des conventions génériques du roman colonial avec celles d'un nouveau sous-
genre romanesque. Cette fusion générique signale en même temps la fusion de deux perspectives
du texte en ce qu'il nous pousse à identifier le personnage principd et à imaginer une intrigue
entikrement assimilée au personnage principal; le narrateur ne s'identifie pas car on n'a pas
mise en oeuvre de ces deux chronotopes et de ces deux perspectives mstorique vs-personnelle,
description objective vs. description subjective) qui, selon nous, fait de un texte
vraiment innovateur. En nous inspirant d'un des passages les plus obscurs de l'essai sur le
chronotope, passage dans lequel Bakhtine parie de Tristram S M et introduit Ia notion d'un
308
chronotope 'intermédiaire,' voyons si nous pouvons employer Le concept de chronotope afin
d'aborder la relation entre l'auteur de faJaI- et le monde textuel qu'il a créé, monde d'une
compIexité extrême.
sots), Bakhtine introduit un nouveau ctuonotope dans sa typologie, chronotope qui ne fonctionne
pas comme les autres en ce qu'il se situe à un niveau intermédiaire entre le monde du texte et
du temps" 308) ainsi que d'autres chronotopes qu'if appelle tout simplement des cbchronotopes
intermédiaires" (31l), sans vraiment Les expliquer, et en donnant très peu d'exemples, dont
des marionnettes, car ie style de Sterne "c'est le style de la marionnette en bois, manipdée et
commentée par l'auteur" (3 11). Ce chronotope n'apparaît que "sous une forme cachée" (3 11).
-
Nous croyons que l'emploi des mots "intermédiaire" et "cachée" suggère que Bakhtine ne veut
pas ainsi désigner la structure des événements du récit: or, ces événements s'organisent selon
d'autres chronotopes (par exemple, cehi des aventures) (3 10). Il s'agit plut6t d'une super-
chronotope des aventures, de la route et ainsi de suite, nous fournit un vocabulaire pour expliquer
encourage à faire ressortir le rôle de l'auteur dans l'organisation du récit tout en nous permettant
II est intéressant de noter que, pour Bakhtine, l'emploi des personnages marginalisés et
309
des chronotopes intermédiaires est toujours imbriqué dans le "combat contre [es conventions et
l'inadéquation, pour l'homme véritable, de toutes les formes de vie existantes" (308); il s'agit
d'établir une nouvelle relation entre l'auteur et son texte (l'exemple que donne Bakhtine étant
créer une nouvelle perspective sur le monde. Cette perspective a deux côtés. D'une part, le
chronotope a été mis en valeur par Sterne à un moment où la perception du monde extérieur était
en train de changer, et de cette façon il préparait "le rétablissement de l'entité matérielle spatio-
temporelle du monde": "l'assimilation par le roman d'un monde où, au mème moment, on
découvrait l'Amérique, la route des Indes, un monde qui s'ouvrait aux sciences nouvelles, aux
colonial et du chronotope du labyrinthe fait voir ce mème désir de saisir à la fois une nouvelle
moment où la France devait sY&onter a la fin de son empire colonial; moment où non
seulement le milieu scientifique mais toute la société devait assimiler les avances scientifiques
qui ont profondément marqué la première partie du siècle (théorie de la relativité, ddploiement de
la première bombe atomique, etc.); moment, enfin, où grâce aux oeuvres de Joyce, de Fauher,
mative) a été mise en question. D'après Robbe-Grillet, Ies conventions romanesques existantes
ne servaient qu'à appuyer une conception du monde qui n'était plus celle de sa génération:
Tous les éléments techniques du récit-emploi systématique du passé simple et de
la troisième personne, adoption sans condition du déroulement chronologique,
intrigues linéaires, courbe régulière des passions, tension de chaque épisode vers
- . ..
une fin, etc.- out viwt a imuoser 1 magg!d'un univers stable. cohérent. continu,
1'
,- ' . ..,
i e r w t déchiffiahle. Comme 1 inteUlgibilite du monde n 'était
.(Nouveau R o w 3 I ,
nous soulignons)
Or, puisque le monde autour de lui a cessé d'être considéré comme "stable," "cohérent" et
modèles traditionnels devient impossible, car il ne rend pas compte de l'instabilité du monde
empruntées d'un autre genre: le théâtre. Chez Robbe-Grillet, il s'agit d'une semblable
appropriation qui dépasse les limites des genres, cette fois pour puiser dans le domaine du
cinéma
comme exemple les toutes premières pages de b J a l o a dans lesquelles la description visuelle
commence a la terrasse (gros plan), se déplace vers la chambre (intérieur), ensuite se détourne
vers la balustrade qui est décrite de près (coupure abrupte, zoom) avant de tomber sur la
plantation @os plan, panorama). Caivin Evans décrit cette technique narrative en disant que
Robbe-Grillet
Evans note que cet effet de montage est particulièrement hppant dans un passage du texte où la
voiture, dont le son rappelle le bruit de la brosse dans les cheveux d'A ...(Jalousie 165-67);
Evans caractérise cette façon de sauter d'une images à l'autre par l'intermédiaire des sons
évoqués comme "the frenetic orchestration of the sonic and the visual" (127).
Comme dans un film,la perspective dominante (que nous supposons être celle du mari
jaloux) n'est pas identifiée comme elle l'est d'habitude dans les romans racontés à la première
. .
personne (Memoires d'Hadrien et La Nausée étant de bons exemples). Si nous assimilons cette
perspective nanative au mari jaloux, il semble détourner le regard et commencer une nouvelle
description chaque fois qu'A ...jette un coup d'oeil dans sa direction; évidemment, il ne veut pas
être surpris en train de l'épier. Qui plus est, ce narrateur que Morrissette appelle le '7e-néant'' de
La Jalousie (Romw 111) n'explique j-s pourquoi il prête une attention toute particulière à
son milieu; il ne dit jamais qu'il considère la position des chaises parce que cela lui indique
qu'A ...veut s'asseoir près de Franck, peut-être pour lui passer des billets doux. C'est l'absence
de 'pourquoi,' d'explication directe de la part du madnarrateur qui fait qu'on est tenté
d'évoquer-comme le fait Jefferson-une 'caméra objective,' autrement dit, une perspective sans
reviendrons bientôt aux difficultés posées par une telle assimiIation de la perspective narrative à
du cinéma, nous trouvons aussi une présentation du temps narratif qui doit sa nouveauté au
Whereas the traditional novel renders the illusion of space by gouig from point to
point in time, Robbe-Grillet's novels, like the film, render time by going from
point to point in space-hence the detaiIed visud descriptions of things. @&
109)
signalent le passage du temps, et un passage semblable dans lequel Ie narrateur décrit les
Elle se retire aussitôt vers l'intérieur, pour reparaître un peu ptus loin quelques
secondes après-dix secondes peut-être, mais à une distance comprise entre deux
et trois mètres, en tout cas-- (183-4)
Ici, kt précision temporelle fit pIace à la précision spatiale, et le passage du temps est marqué
par les déplacements souvent inaperçus d'A ...(186-8). L'auteur emploie de meme un effet de
'ralenti' qui crée des pauses dans la narration afin de souligner des échanges importaats. Dans la
scène où A... verse du cognac dans le verre de Franck, le regard qu'ils échangent dure "plusieurs
minutes ou-," plus probablement, "plusieurs secondes"; le temps de la narration semble se figer
ici (46). De même, dans la scène cmciale où A... et Franck organisent leur voyage en ville,
lorsqu'eiie lui demande quand il a l'intention de descendre en ville, sa réponse est coupée par une
description:
Je ne sais pas..." Ils se regardent, tournés l'un vers l'autre, par-dessus le pIat que
II
Franck soutient d'un seul bras, vingt centimètres plus haut que le niveau de [a
tabIe. Teut-être Ia semaine prochaine." (6 1)
Cette conversation se poursuit avec quelques répliques avant que Franck ne pose le plat, ce qui
crée une pause invraisemblable dans le courant des actions autour de la table. Le temps des
actions se fige tandis que le dialogue continue, ce qui fait ressortir l'importance de cet échange
pour le mari qui écoute attentivement. Finalement, il y a des transitions de scènes qui
ressemblent parfois à des 'fondus' cinématiques-technique dans laquelle une image se substitue
lentement à une autre. Il faut voir par exemple la façon dont Robbe-Grillet effectue la
substitution d'une autre scène, peut-être antérieure, a la scène du retour d'A ...et de Franck, en
recourant aux glaçons qui fondent, littkralement, dans le verre de Franck (108-9); où bien la
façon dont la description de la photo d'A ...donne lieu à une description d'A ...a la terrasse (77).30
analyse chronotopique de Jalousie risque de tomber dans des clichés critiques: les romans de
Robbe-Grillet ressemblent aux films. La situation se complique d'autant plus que Robbe-Grillet
a effectivement créé un nouveau genre, explicitement hybride, pour explorer le lien entre le
.. .
Nouveau Roman et le cinéma C'Année demiere a Marienbad et L'Immortelle sont des 'ciné-
romans' contenant des indications cinématographiques (prises de vues, etc.) ainsi que des
descriptions propres à la narration littéraire. Enomdment d'articles, dans des revues littéraires et
Robbe-Grillet, rapprochement qui se manifestait dès le début des réactions critiques envers son
30 Comme le note Morrissette, cet effet de fondu a été identifié peu après Ia sortie du
livre, dans un compte rendu d'Amaldo Pizzorusso datant de 1958 janvier-avril 1958,
183) (Morissette Romans 187).
oeuvre. Morrissette fait un résumé déta.iNt et une critique sévère de ces &tudes," notant que Ia
plupart des critiques, au lieu de se limiter a faire "des rapprochement ou des recherches
d'équivalents de techniques," considèrent un texte robbegrilletien donné comme "un vrai film" et
dors comme 'iin roman manqué" (Rom= 183). Pour Morrissette, trouver une façon
d'expliquer l'échange entre te roman et le cinéma représente un grand défi pour la critique
iiniraire qui
rendre compte d'une certaine technique cinématographique transplantée au roman tout en évitant
Notons que, quand Robbe-Grillet aborde lui-même Ie rapport entre le cinéma et le roman
moderne, ce n'est pas la primauté de l'objet et du visuei qui I'impressio~e," mais plutôt la
présentation du temps:
l'auteur de pénétrer dans la conscience humaine. Robbe-Grillet affirme en effet qu'au lieu de
intérieur' de la mémoire:
The simple fact of the matter is that cinematographic art can reproduce the
psychic flow of the durée inté- in al1 its kaleidoscopic manifestations, The
camera can bring together in whatever sequence any number of phenomena whose
linkage might seem irrational to the intellect. It is only to be expected that the
novel would try to find some way of profiting fiom this netv art which made the
psychology of the conventionai novel appear somewhat superficial in cornparison.
(121)
De cette façon, Robbe-Grillet crée un temps présent dans lequel le lecteur a accès aux images,
scènes et événements qui se déroulent sur 'l'écran' personnel de la mémoire, ce qui facilite la
concrétisation d'une perspective subjective et limitée, par exemple, celle d'un mari jaloux.
Comme le dit Robbe-Griliet, "[cle n'est pas l'objectivité de la caméra qui les [les romanciers]
soulignons). Stoltzfiis remarque la même chose quand iI fait ressortir le piège derrière une
identification trop nette entre la technique narrative de Robbe-Grillet et celle d'une caméra
'objective': une caméra qu'on pose et laisse enregistrer tout ce qui se passe devant elIe n'est pas
sélective, elle enregistre tout détaiI sans en souligner aucun. Cette description de la caméra
des gros plans, des coupures, des répétitions et ainsi de suite. Si les transitions entre divers
passages dans Lê J a I o e rappellent le mouvement d'une caméra qui enregistre une scène sous
plusieurs angles, l'important c'est que ce mouvement est déterminé par le regard du mari jaloux
et de cette façon est subiectif: il se concentre sur les détails qui appuient la jalousie (la feuille
bleue, Ia proximité des mains d'A... et de Franck, les traces de leurs chaises, la scutigère) @&
111). Cela ressemble aux techniques cinématographiques qui, loin de transmettre une vision
'objective' du monde, trahissent plutôt l'extrême subjectivité de cette vision. Selon Stoltzfus,
f h has been stressing, as forcefùily as the novel, the need to limit the point of
view in t h e and space. This restriction of the camera's ubiquity means that its
Editorial Omniscience is also suspect. The movies themselves seern conscious of
the fact that this is an 'age of suspicion'. @& 120)
seulement à l'intérieur du texte comme prétend Chevillot, mais des perspectives intra- et extra-
narratif qui imite la caméra ne peut pas toujours être assimilé a la perspective du mari jaioux, et
que ce mouvement trahit la présence d'une autre perspective-une autre conscience qui dbtermine
Ia vision du monde que nous présente le texte. Ré-examinons,par exemple, les premières pages
du texte. La description visuelle n'est évidemment pas limitée par le champ visuet du mari/
narrateur, car elle f i t le tour de la maison (ia décrivant de tous les côtés) tandis que le mari
demeure à la terrasse. Si le narrateur ne prend pas le temps de s'identifier en tant que personnage
317
(comme le fait Hadrien et Roquentin), ii est peu probable que ce narrateur 'absent' établisse le
caméra man; dans La J a i o k il fournit assez de détails (un survol du terrain) pour que nous
déplacer vers A... pour décrire ce qu'& voit de sa(11, 14,117-8). Ou bien Le
mdnarrateur spécule sur ce qu'elle voit, ou bien notre caméra man a décidé de changer de
perspective. Cette dernière option ne paraît pas impossible quand on considère que le
mdnarrateur fournit parfois des détails qui ne devraient pas figurer dans ses descriptions. Par
exemple, il dit qu'A ...regarde le bois de la balustrade "sans y penser" (14); ailleurs, quand il est
censé être dans son bureau d'où il ne peut pas voir A... il dit qu'elle ouvre Ia porte principale
avec peu de ménagements (75) ou bien il décrit ses mouvements ("elle se dresse contre le battant
de la porte d'entrée qu'elle a renfermée derrière soi" [117]). Finalement, quand il est sur la
terrasse et décrit A... de profil dans sa chambre, il dit que sa "figure est tournée vers Ie plafond"
puis ajoute un détail tel "Les yeux sont encore agrandis par la pénombre" (120); une situation
semblable se produit quand il voit A... d'une certaine distance mais arrive quand même à préciser
que ses yeux ne clignent pas quand elle les détourne de l'intérieur vers l'extérieur (213). Tous
ces exemples suggèrent la présence d'une conscience éditoriale omnisciente en possession des
accès.
grâce à plusieurs indices plus au moins cachés: des références obliques à un troisième verre ou
assiette, à un %ers" dont la présence gêne Franck (194), à des semelIes de caoutchouc qui "ne
318
font aucun bruif' quand elles ttaversent la maison (48) et a une porte de bureau qui s'ouvre et se
ferme pour indiquer le passage de ce tiers, et dont le "battant pivote sans grincer sur ses gonds
bien huilés" pour retrouver ensuite "sa position initiale, avec autant de discrétion" (75). Aussi
discret que soit Robbe-Grillet en s'appropriant une technique cinématographique pour s'effacer
de son texte, aussi discret qu'il soit en ramenant la nmtion à sa 'position initiale' (la
l'auteur, comme celles du personnage principal. il n'y a pas que le mari dans La Jalousie qui
doive être soupçomeux--les iecteurs du texte devraient l'être aussi, se méfiant de l'objectivité
(changements de perspective, transitions entre scènes, absence de narrateur explicite) mais aussi
a voir comment ces effets cinématographiques se combinent avec des dléments traditionnels du
générique: un roman qui brise les conventions romanesques et présente une nouvelle vision du
encourage à ré-évaluer la notion de genre et à ré-examiner les attentes génériques qui déterminent
notre lecture du texte. En créant un hybride générique ainsi qu'un monde textuel difficile à
3 19
déchiffier et dans lequel la présence de l'auteur semble effacée, Robbe-Grillet crée une oeuvre
qui, pour emprunter ses propres mots, "ne peut que convier le lecteur...à un autre mode de
participation que celui dont il avait l'habitude" (Wouveau R m 134). De cette façon, ce que
ce n'est plus de recevoir tout fait un monde achevé, plein, clos sur lui-même, c'est
au contraire de participer à une création, d'inventer à son tour l'oeuvre-et le
monde-et d'apprendre ainsi à inventer sa propre vie. @ouveau R o m 134)
Au sein de cette oeuvre, nous constatons une certaine tension entre un modèle
romanesque bien connu-le roman colonial, avec son cadre scénique, ses personnages, et son
intrigue banale-et un nouveau modèle générique-le Nouveau Roman, avec ses contradictions
l'assimilation d'une conscience individuelle; les contradictions du texte qui signalent l'extrême
personnelle. Et tout cela est filtré par une nouveiie technique narrative: l'appropriation des
dit, il peut ainsi jouer avec notre perception interne (notre conscience du temps) et notre
codionter à un texte qui à la fois exploite, brise et crée des conventions de genre; un texte qui
nous donne l'impression de raconter une histoire familière puis déçoit nos attentes génériques
nous incite non seulement à reconsidérer notre conception du monde, mais aussi sa
représentation littéraire, le rapport de l'auteur au monde qu'il crée, et notre rôle dans
I'interprétation de ce monde textuel. A notre sens, une approche chronotopique pour étudier la
Jalousie nous permet d'aborder le texte à phsieurs niveaux: socio-historique, narratif, générique
et thématique. Elle nous permet de naviguer dans le labyrinthe du récit avec ses détails et ses
En ce qui concerne le statut du chronotope comme outil de l'analyse critique, notre étude
de Jalowie nous a aidé à préciser le fonctionnement du concept. En premier lieu, nous avons
vu que le chronotope pourrait s'appliquer non seulement à des textes où les indices spatiaux et
minent et déstabilisent le monde virtuel concrétisé par le texte. Ensuite, nous avons ajouté un
-
33 L'approche topologique adoptée par Mistacco pour étudier d une cite
7 -,
fantômeaboutit à une conclusion comparable. Elle afErme que le lecteur de doit
s'accoutumer à la'-" (388), technique narrative qui rép&tedes scènes
familières pour ensuite les déformer. Elle conclut, "inorder to enjoy the pleasures of
deconstruction, and topological sliding, the reader must also attempt what amounts to an
impossibIe construction" (396-7). Elle ajoute: 'The opposition of construction and
desconstruction, sameness and ciifference, traditional and ludic reading, is preserved tbroughout,
creating a new force which, in its defiance of synthesis, propels the reader through the text in
sliding motion" (397). D'après notre lecture, ce 'mouvement' dans
n'a rien d'arbitraire mais relève du chronotope intermédiairedu cinéma
32 1
Nous avons égaiement situé la discussion d'un phénomène bien remarqué dans l'étude du
Nouveau Roman, c'est-à-dire l'omniprésence des mondes textuels labyrinthiques habités par des
personnages 'effacés' presque sans identité, dans le contexte de l'étude des genres. En
nous avons fait ressortir la façon dont cette interaction chronotopique met en marche tout un
processus interprétatif dialogique, car le lecteur est tirai116 entre une représentation familière du
nous avons étudié en détail le chronotope intermédiaire et, de cette manière, nous espérons avoir
éclairé un des passages les pius obscurs et les moins commentés de L'essai sur le chronotope.
Conclusion
...l'étude des relations spatio-temporelles dans les oeuvres littéraires n'a débuté
que tout récemment; au surplus, on a surtout analysé les relations temporelles en
les séparant des relations spatiales, qui leur sont obligatoirement Liées, c'est-à-dire
sans démarche chronotopique conséquente. Pour ce qui est de la démarche que
nous proposons dans cette étude, seule l'évolution future de la science littéraire
pouna décider de son importance et de sa fécondité.
C'Formes du temps" 398)
polyphonie, le chronotope commence à réaliser son potentiel en tant qu'outil conceptuel, et non
colloque Bakhtine (Berlin 1999) pour voir que le concept s'est répandu dans les domaines aussi
avance que I'étendue conceptuelle du chronotope est encore plus vaste en ce qu'il devrait être à
la base d'une nouvelle épistémologie!' L'emploi actuei du chronotope dépasse de loin Ies
L'innovation de Bakhtine réside dans le fait qu'il a proposé une façon d'intégrer L'étude
du temps à celle de l'espace. Le chronotope permet aux chercheurs dans le domaine des sciences
sociales de traiter à la fois de la réalité physique, des conditions culturelles et des événements
historiques. II donne aux philosophes un moyen d'intégrer les deux catégories kantiennes de la
perception tout en niant leur statut absolu, insistant ainsi sur la spécificité socio-historique de
l'homme. Aux critiques littéraires, il fournit un outil conceptuel qui leur permet d'aborder
l'évolution du genre romanesque ainsi que L'assimilation par le roman d'une conscience
historique. A notre sens, le chronotope représente une véritable innovation dans l'analyse
travail de Bakhtine à celui de Paul Ricoeur pour souligner le fait que Bakhtine situe
!'assimilation par le roman d'une conscience historique dans l'espace concrétisé par Ie texte, De
signe par excellence de la manifestation d'une conscience historique dans le roman. C'est sous
cette double optique que nous avons envisagé notre propre approche chronotopique pour étudier
des texte littéraires. Nous avons cherché à intégrer l'étude de la problématique du temps à ceile
de l'espace romanesque en forgeant une approche qui tient compte à la fois des préoccupations
contribuent à la concrétisation du monde fictif. Nous souhaitons terminer notre thèse sur le
certaines questions théoriques que nous avons soulevées au cours de notre travaiI.
Bakhthe dans "Formes du temps"? D'abord, c'est un travail typologique. C'est un projet que
324
d'autres critiques pourraient renouveler soit en étudiant de nouveaux sous-genres romanesques,
soit en comblant des lacunes dans la typologie bakhtinienne. Bakhtine lui-même avoue qu'il ne
considère pas son exposé du concept de chronotope comme "complet ou absolument exact," et il
apporteront des corrections importantes aux caractéristiques des chronotopes du roman que nous
proposons dans ces pages" (238). Pour Bakhtine, ce type de classification importe surtout en ce
qui concerne la façon dont la Littérature reflète la réalité. Chaque chronotope qu'il identifie
l'oeuvre en question. Les analyses textueIIes de Bakhtine deviennent ainsi des commentaires
socio-culturels. A partir des traits spécifiques de diverses oeuvres littéraires à diverses époques,
Bakhtine fait des généralisations au sujet de ia société de cette époque. La typologie du roman
devient ainsi une typologie de la condition humaine dans laquelle est mis en question le
L'histoire littéraire que propose Bakhtine est autant une histoire de la perception que'une
représentation d'une prise de conscience du "soi9'--évolution qui est reflétée non seulement par
un quelconque chronotope mais aussi par le type de personnage qui l'habite. Dans le premier
chronotope que Bakhtine identine, celui des aventures (avec ses chronotopes contigus de Ia
rencontre et de la route), Ie héros est statique (il ne change pas) et il reste à la merci du destin, Ii
ne faut pas pour autant penser que cette représentation appauvrie de l'identité humaine signale
qu'il n'y avait aucune conception de l'identité personnelle dans L'Antiquité. Au contraire,
Le chronotope des aventures est donc une manifestation littéraire de la lutte de t'homme primitif
la société, cherchant à réconcilier ses rôles public et privé. Les personnages subissent des
transformations et font preuve d'une prise de conscience de leur identité personnelle en dehors de
réelle. L'étape cruciale dans cette évolution a eu lieu, selon le critique russe, à l'époque de la
Renaissance, quand une vision ''verticale" du monde (i'échelle cosmique) s'est vu remplacer par
une vision "horizontale" du monde (la mise en valeur de l'espace et du temps terrestres, la h de
leur reflet dans des chronotopes subséquents du château (l'individu en quête de gloire), du saion
(l'individu qui lutte pour établir ou maintenir sa rdputation personnelie), et ainsi de suite. 11
s'agit effectivement d'un rétrécissement des chronotopes, car les espaces représentés deviennent
de plus en plus Limités, le cadre temporel de plus en plus étroit; cette transformation aboutit au
chronotope du seuil, ce moment de crise personnelle (l'individu en face d'un diiemme) qui a lieu
la nature précaire de l'identité humaine au vingtième siècle. Comme nous l'avons remarqué dans
notre analyse de JaJalousie ce chronotope, avec ses déictiques spatiaux et temporels qui se
représenter.
spéculation historico-psychologique chez Bakhtine. D'abord, comme nous l'avons noté au cours
de notre discussion du livre sur Rabelais (voir notre deuxième chapitre), il faut se méfier des
généralisations historiques basées uniquement sur l'analyse des oeuvres littéraires. Pour revenir
aux commentaires de Richard Berrong mabelais and Bakhtin: Popular Culture in Gar~antuuand
pont-, du point de vue d'un historien, la méthodologie de Bakhtine est sujette à caution.
"populaire"-division que Berrong réhte d'une manière convaincante. Berrong sodigne te fait
que les affirmations de Bakhtine au sujet de la condition de l'homme sous la Renaissance sont
basées exclusivement sur son étude de Rabelais. Dans le cas du chronotope des aventures et de
la biographie, même si Bakhtine n'étudie qu'une ou deux oeuvres en détail, il appuie son
prédominance d'un personnage typique semble indiquer une sorte de consensus à propos de la
notion de conscience humaine (ou, du moins, à propos de sa représentation littéraire). C'est ainsi
327
que dans notre discussion du chronotope du labyrinthe nous avons tenu compte des
reprendre sous une autre optique cette question de la fiabilité des généralisations socio-
historiques, chaque nouveau chronotope, même s'il n'apparaît que dans un seul texte, pourrait
signaler un nouveau sous-genre romanesque (en admettant qu'il n'existe qu'un exemple d'un
condition humaine de la part de toute une société (un changement qui, d'après nous, devrait se
manifester dans plusieurs oeuvres); dans ce cas, il représente plutôt une conception particulière
de l'identité humaine que l'auteur cherche à partager. Autrement dit, il faut, comme le dit si bien
temps" 394)-
Ce n'est pas que nous prétendions que l'analyse littéraire ne peut pas contribuer à notre
andyse de m o i r e s , nous avons vu que les préoccupations de l'après-guerre (le pouvoir absolu
littdraire du début du vingtième siècIe qui préfigure les innovations dans la narration proposées
au milieu du siècle par des Nouveaux Romanciers. De même, les diverses manifestations du
chronotope colonial qui figurent dans Ia littérature nationale de plusieurs pays colonisateurs,'
Comme nous l'avons déjà noté dans notre sixième chapitre, Jacques Leenhardt fait une
analyse socio-politique des sous-genres du roman colonial, étude qui, maIgr6 Ie fait que le
concept bakhtinîen n'y joue aucun rôle, est quasiment ccchronotopique."
328
ainsi que l'emploi de ce chronotope dans b J a l o k nous en dit long sur les préjugés et les
moeurs à différentes époques de l'ère coloniale. Au cours de nos analyses, nous avons également
préoccupation principale n'est pas, à la différence de Bakhtine, d'étudier le rapport entre divers
littéraire; nous nous intéressons plutôt au rapport entre chronotopes, au sein même du texte.
L'idée de faire une chronique du roman qui correspond à une chronique de la conscience
humaine ne nous tentait pas; alors bien que nous considerions WIJcomme un précurseur
du Nouveau Roman, nous avons rejeté une organisation strictement chronologique des oeuvres
étudiées. Si la façon dont Bakhtine emploie le chronotope et les conclusions qu'il tire de ses
analyses chronotopiques sont déterminées par un biais socio-historique, les nôtres sont
déteminées par un biais à la fois formaliste et sémiotique. Tandis que Bakhtine se concentre sur
les grandes lignes thématiques et sur la catégorisation des personnages dans beaucoup d'ouvrages
(étudiant très peu de textes en profondeur), nous nous intéressons aux moindres détails d'un seul
texte et h la construction d'un personnage particulier. Nous cherchons a voir comment les
réseaux d'images dans un texte soulignent les divers chronotopes que nous y décelons, et
comment une prise de conscience de cette interaction pourrait nous aider à mieux le comprendre-
accumulation signale la naissance d'un nouveau sous-genre romanesque- qu'à une oeuvre
particulière. Par contre, nous nous servons des catégories chronotopiques pour cerner le
Comme pour Bakhtine, la question du genre nous semble cruciaie. Bakhtine suggère que
pIusieurs chronotopes (et donc plusieurs genres) peuvent coexister au sein d'un seul texte, mais il
ne poursuit pas cette notion d'interaction chronotopique? Un des buts de cette thèse était de
montrer qu'un "dialogue de chronotopes" pourrait fonctionner de plusieurs façons. Dans le cas
complexité du portrait du personnage principal, tandis que le contraste par rapport au chronotope
du progrès souligne la juxtaposition des côtés public et privé de sa vie. Le chronotope de l'idylle
Nous trouvons chez Clive Thomson une définition de l'étude des genres qui correspond
à cette notion d'interaction chronotopique: "The study of genre...is the diachronic study of form,
or more precisely, the diachronic study of how foms enter into combinations with other forms"
("Bakhtin's 'Theory' of Genre" 35). Pour sa part, Evelyn CobIey voit chez Bakhtine une
conception du genre qui incorpore à la fois la spécificité de textes particuliers et la répétition de
normes génériques partagées par plusieurs textes:
What renders his genre theory particdariy problematicai is his attempt to preserve
the complexity of genre performance simuItaneously in its synchronie and doubly
diachronic articulations. His approach requires thai we perform a horizontal,
immanent analysis of individual texts as well as a verticai examination of each
text's insertion into both a bistory of Literature and a history of social discourse.
The rdationship between genre and social history can consequently never be
considered in straightforward linear or causal terms; it must be situated within the
paradoxicai situation that a genre is ,like an utterance, both unique (unrepeatabIe)
and insrnid by an already existing configuration of sociaiiy marked genres
(hence repeatable). ('mikhEUI Bakhtin's Place in Genre Theory" 331-32)
De cette façon, une approche bakhtinienne pour aborder la question du genre doit nécessairement
parler du rapport du particulier au tout et s'inscrit ainsi dans le cercle herméneutique.
330
d'amour entre Hadrien et Antinoüs étant rapprochée des mythes-et à miner cette comparaison,
les deux amoureux ne pouvant pas remplir Ieurs rôles respectifs. Le chnotope de Rome ajoute
culturelle des sociétés et la tension entre la pulsion de préserver ou de détruire cette spécificité,
tension qui rappelle le travail personnel d'Hadrien qui est toujours en train de refaire sa propre
Comme nous l'avons vu, d'autres critiques ont du mal à parler du statut générique de ce roman
car ils ne savent pas où Ie classer, même quand ils reconnaissent l'aspect parodique du texte.
Nous avons cherché à démontrer que la parodie vient non seulement de l'exagération et de la
rendu difficile par ta présence d'un chronotope nouveau, celui du labyrinthe, qui va à L'encontre
des conventions romanesques existantes. Or, l'interaction de ces deux chronotopes est
gouvernée par un chronotope intermédiaire, celui du cinéma, qui emprunte Les conventions d'un
autre genre pour créer de nouvelles techniques nmtives. Dans toutes nos analyses, nous avons
essayd de démontrer L'importance de cette interaction chronotopique pour le lecteur, a savoir,
faisant, nous espérons avoir contribué à Ia critique de chacun des textes examinés, ayant 1) fait
parodiques dans ce roman s'appuient mutuellement; et 3) rendu compte des contradictions dans
La Jalousie ainsi que de nouvelles stratégies narratives employées par Robbe-Grillet (le
chronotope du labyrinthe, le chronotope intermédiaire du cinéma) d'une façon qui les intègre
dans une lecture plutôt traditionnelle du texte, interprétation qui y voit un mari jaloux fantasmant
Tandis que Bakhtine parle en détail des caractéristiques de chaque chronotope, de chaque
instance "figée" d'un sous-genre romanesque, il ne s'intéresse guère au mécanisme qui précipite
Fécondes au début, les formes des genres étaient consolidées par la tradition; elles
continuèrent à persister par la suite, obstinément, même après avoir perdu
complètement toute signification véritablement productive et adéquate. D'où la
coexistence, dans la littérature, de phénomènes profondément anachroniques, ce
qui complique à l'extrême le processus historico-iittéraire. (238)
chronotopes? Dans quelle mesure les nouveaux évoquent-ils les anciens? Nous avons abordé
cette question au cours de notre analyse de La N e ainsi que dans notre discussion du rapport
en- le chronotope et le carnaval. A notre avis, nous pouvons chercher dans un autre concept
bakhtinien, celui du camavaI, un moyen pour rendre compte de la coexistence des chronotopes
établis avec des chronotopes nouveaux. Pour nous, chronotope et carnaval s'avèrent être les
des normes gtnérïques, la parodie de ces nomes, et l'éventuelle création de nouvelles normes.
Etant donné que Bakhtine aborde k carnaval dans l'oeuvre de Rabelais dans une partie de
332
"Formes du temps," la question qui se pose est la suivante: peut-on parler d'un chronotope
carnavalesque? Autrement dit, est-ce que le carnaval est déjà une sous-catégorie chronotopique?
ii est vrai que, dans "Formes du temps," Bakhtine commence à élaborer un chronotope
incongrus, du travestissement des nonnes sociaIes, et du corps grotesque y prime. C'est moins
l'énumération d'un nouveau chronotope que la description d'un pxincipe carnavalesque qui
temps humain) mais qui repose sur bien d'autres éléments aussi. C'est pour cette raison que les
critiques ont tendance a étudier cette partie de l'étude "Formes du temps" dans le contexte d'une
discussion du livre sur Rabelais. Il ne faut pas non plus oublier la spécificité socio-historique des
chronotopes. La présentation du temps dans le chronotope rabelaisien tel que décrit par Bakhtine
est spécifique à la Renaissance-il s'agit de la mise en valeur d'un sens collectif du temps basé
sur le travail agricole, c'est un temps cyclique qui se juxtapose au temps statique de l'échelle
cosmique. Même si nous admettons que nous pouvons retrouver certains éléments du
chronotope rabelaisien dans la littérature moderne, cette conceptualisation du temps n'y figure
pas. Comme nous l'avons démontré dans notre analyse de m a u s & nous pouvons repérer des
414ments carnavalesques qui vont de pair avec une conceptualisation du temps tout à fait
différente de ceiie que nous venons de décrire; il s'agit d'un temps dans lequel aucune routine ne
paraît fixe et immuable, où toute notion de stabilité et de répétition est mise en question. C'est
ainsi que nous tenons à distinguer entre le chronotope rabelaisien et le principe carnavalesque.
Dans un article récent, Bnan PooIe fait ressortir Ie lien étroit entre la conceptualisation du
chronotope et celie du carnaval en ayant recours a l'oeuvre du philosophe allemand Ernst
Cassirer. Dans notre troisième chapitre, nous avons noté que dans "Formes du temps" Bakhtine
influence que Cassirer a exercée sur Bakhtine, et cela en démontrant que des passages entiers
dans Le livre sur Rabelais proviennent directement d'une autre oeuvre de Cassirer, Individu er
on peut tracer une évolution dans la pensée bakhtinienne qui correspond a celle qu'on trouve
chez Cassirer:
Ailleurs dans cet article, Poole revient au Lien étroit entre le chronotope et le carnaval, notant que,
A notre sens, cela ne veut pas pour autant dire qu'il faut soumettre Le carnaval au chronotope.
Nous préférons considérer l'interaction des deux concepts et la façon dont ils se compIètent
Dans notre deuxième chapitre, nous avons suggéré que Ie chronotope est un concept
ambivalent, comportant à Ia fois un p ~ c i p destructeur
e (car,selon Bakhtine les chronotopes
334
peuvent perdre leur signification culturelle ou bien disparaître) et régénérateur (de nouveaux
Bakhtine, c'est le fait qu'il n'aborde pas l'interaction de ces deux pulsions génériques, c'est-à-
dire comment des normes figées po-ent se corrompre, mourir, ou donner naissance à d'autres
s'emplir de "sang" [391]), et malgré l'apparente célébration des cycles de vie que nous
la destruction des normes et la création de nouvelles formes. Mais le carnaval est aussi un
concept ambivalent. La parodie qui se trouve au coeur du concept de carnaval ne fonctionne pas
si on ne reconnaît pas la chose parodiée. Or, ie carnaval doit maintenir la tradition en même
En ce qui concerne la formation de nouveaux genres littéraires, il nous semble que les
nous permettent d'aborder les éIéments normatifs d'un texte (comment un texte se case dans une
rubrique générique) aussi bien que la façon dont le texte se IiWre des conventions génériques en
les dbfonnant, ou en les juxtaposant pour produire des effets inattendus. C'est ainsi que même
les chronotopes traditionnels, qui pour Bakhtine sembtent avoir perdu leur signification
productive, jouent un rôle important dans la création de nouveaux chronotopes; iis servent
comme une sorte de piene de touche pour l'expérimentation générique. De même, la parodie, I
335
laquelle Bakhtine reproche d'avoir perdu sa puissance générative, contribue a ia fois a préserver
les genres traditionnels et à donner naissance a d'autres. Nous avons suggéré queC-J est,
dans un sens, un précurseur du Nouveau Roman. Sartre joue avec des conventions romanesques
roman sentimental. C'est en utilisant la parodie chronotopique qu'il déstabilise le monde textuel
et met en question le statut générique de son texte. Cette manipulation et cette parodie adroites
sentiment de lutte collective dans un pays hostile est en train de se dissiper-est parodié (les
nouvelle prise de conscience de soi qui caractérise le vingtième siècle. C'est Ia tension entre ces
des normes du genre et la création de nouvelles normes, qui fait de ce livre un chef-d'oeuvre du
Nouveau Roman. En intégrant ces deux chronotopes, Robbe-GrilIet adopte une approche
narrative que plusieurs critiques ont défini comme "cinématographique" et que nous avons nous
même identifiée comme un chronotope intermédiaire du cinéma Cefa nous mène au dernier
aspect du concept de chronotope que nous souhaitons aborder ici, a savoir, sa spécificité
générique.
Bien que Bakhtine propose le chronotope uniquement comme une catégorie pour
études théâtrales et cinématographiques. Nous avons déjà noté que Bakhtine conçoit le
complexe de la temporalité romanesque, temporalité qui se caractérise par une mise en valeur du
présent.' Dans un article traitant du statut du théâtre dans la pensée bakhtinienne, Jennifer Wise
fait ressortir la quantité de métaphores dramatiques que Bakhtine emploie dans sa définition du
roman. Wise a f h n e que, pour Bakhtine, "the novelist 'stages' discourses, 'performs'
cartwheels and lazzi, 'improvises' outside his script; the novelist is said to abandon any
unmediated language of his own and speak only through the mouths of others, Iike a
'ptaywright"' (21). Nous trouvons effectivement dans "Formes du temps" un tel rapprochement
entre le roman et le théâtre dans la définition du "chronotope des tréteaux" (308). Wise prétend
que Bakhtine suit Goethe dans sa distinction entre le passé épique et le présent dramatique et
roman. Selon Wise, la forme matérielle du roman aussi bien que celle de l'épopée,
always represent the 'last word' on the subject, a word which has already k e n
adequately said in some inaccessible past, and which will remah fixed in that
same material form for al1 tirne,
Even if the subject of a play is taken fiom the past, it is always represented fiom
the point of view of the still-evolving historical present king lived jointly by the
* Voir Best, &'TheChronotope and the Generation of Meaning in Novels and Paintings."
Best prétend que le 'sens' d'un tableau, 'i'histoire' qu'il raconte, dépend de la manifestation
visuelle, dans l'espace du tableau, d'une certaine temporalité.
Voir Falconer pour une discussion du "chronotope de Ia nouvelle" et Ia mise en valeur
du présent dans le récit court ("Bakhtin's Chronotope and the Contemporary Short Story").
actor and his audience, within the concrete present of the theatrical event. (16-
17).
Il nous semble que le chronotope se prête a l'étude des pièces de théâtre car il permet au critique
d'aborder non seulement la classification générique d'une pièce de théâtre (comment elle se
conforme à des conventions de divers sous-genres dramatique) mais aussi sa mise en scène (ce
qui est précisé dans les déictiques et les didascalies ainsi que comment diverses productions
réalisent la mise en scène) et sa réception (comment les metteurs en scènes exploitent Ia mise en
scène pour rendre une piéce plus accessible et pertinente a divers publics et comment on
événements qui se déroulent dans le temps réel. Dans un Livre que nous estimons parmi les
meilleures appropriations des concepts bakhtiniens, Robert Stam compare la nature picturale et
'présente' du cinéma et la lecture d'un roman, expérience temporelle moins intense. Il en conclut
que le chronotope convient mieux à l'étude du cinéma qu'à ceIle du roman (Subversive 11) .
Pour Stam, une approche chronotopique pour étudier le cinéma pourrait introduire une
dimension historique à l'étude des genres cinématographiques, comme elle Va déjà fait pour le
roman (12). Une telle approche considérerait des questions de l'histoire, du genre, et de
Parmi les applications du chronotope a l'étude des pièces de théâtre, soulignons ceiles
de Mair Verthuy, qui examine la juxtaposition de divers cadres saptio-temporels dans Ie théâtre
de Marie Laberge; de Laurin Porter, qui traite du temps chronologique, du temps historique et du
souvenir chez Eugene O'Neill; et de Michel BristoI, qui examine le temps carnavalesque dans
n e W i W y sTale de Shakespeare.
338
examine comment une varidté de films réactivent des chronotopes littéraires afin d'évoquer un
contexte social et modèle générique pour les spectateurs du film (6). Pour Montgomery, une
semantic fields" (59) et examiner 7he way a film's temporal and specular elements cooperate on
the level of tbe narrative to generate a unified, meaningfid discourse" (60). Les applications du
concept de chronotope dans le domaine des études cinématographiquesnous paraissent parmi les
plus innovatrices et productives, dans le sens qu'elles réussissent à intégrer les divers aspects du
concept: l'étude générique, l'étude plutôt formelle des déictiques spatio-temporels, l'étude
n convient ici de faire une distinction importante sur laquelle nous n'avons pas jusqu'ici
insisté, a savoir, la distinction entre la notion de "genre compositionnei" (ce que cerne le
chronotope: l'aventure, l'idylle, la biographie, et ainsi de suite) et celle de "genre artistique" (le
roman, la poésie, le drame, le cinéma, et ainsi de suite). C'est une distinction que fait Cary1
Emerson dans son livre sur les diverses adaptations de l'histoire de Boris Godunov dans la
De cette façon, quand nous abordons la question de la spécificité du chronotope, il faut préciser
que malgré que Bakhtine conçoive le chronotope en fonction d'un "médium" particulier (le
339
roman), son concept traite du "genre" dans son sens compositionnel et de cette façon s'applique
aussi bien aux oeuvres théâtrales ou cinématographiques qu'au roman. Nous nous permettons de
analyses textuelles, une question est toujours revenue: que se passe-t-il quand les chronotopes
que nous pouvons facilement reconnaître sont déformés? Qu'est-ce que cela implique pour notre
compréhension de l'oeuvre en question, des événements racontés dans cette oeuvre et des
personnages qui y sont présentés? C'est une question que nous souhaitons poursuivre en
enquêtant sur le rôle que le chronotope pourrait jouer dans la formation d'une théorie de ce qu'on
d'une histoire d'un médium à un autre. Emerson emploie le chronotope pour pouvoir comparer
diverses versions de l'histoire de Godunov, mais elle ne fait que suggérer son importance pour
une théorie de la transposition, et ne le contextudise pas par rapport aux théories traditionnelles
chronotopes dans des versions subséquentes d'une seule et même histoire pourraient rendre
compte du rapport de divers auteurs à l'histoire ainsi que de !a réaction de divers publics. A
notre sens, ce serait une application du chronotope qui exploiterait tous les aspects du concept
auxquels nous avons touché: ie rôIe de Ia tradition et de Ia stabilité des genres dans la création
340
d'une oeuvre ainsi que l'importance d'un principe de renouvellement des genres; le rôle de
dans la création ainsi que dans l'interprétation de l'oeuvre; et finalement, l'intégration dans une
oeuvre des conventions empruntées à un autre médium. Nous souhaitons continuer notre travail
sur le chronotope en essayant de définir une théorie d'adaptation à partir du chronotope, car un
tel projet nous semble être la prolongation logique de notre enquête: une telle théorie chercherait
guise de conclusion, nous dirons tout simplement que, même en ayant consacré des années et
beaucoup d'espace textuel à contempler le concept de chronotope, nous ne l'avons pas encore
épuisé.
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