La Vie de Gustave Eiffel

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interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et
suivants du Code de la Propriété Intellectuelle. L’éditeur se réserve le
droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle
devant les juridictions civiles ou pénales. »

© Éditions Robert Laffont, S.A.S., Paris 2021

Couverture : © Maggie Brodie / Trevillion Images et Lee Avison / Arcangel Images

EAN : 978-2-221-25354-0

Éditions Robert Laffont – 92, avenue de France 75013 Paris

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


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À mon cher papa qui vient de partir, trop vite.
À ma chère maman, qui va devoir être courageuse.
SOMMAIRE

Titre

Copyright

Dédicace

Avertissement

1 - Le prisonnier de la Conciergerie

2 - La chute d'Alice

3 - Le réveil du cancre

4 - L'ivresse de Paris

5 - Un mentor trop fragile

6 - Adrienne

7 - Marguerite

8 - Les débuts d'un entrepreneur

9 - Le globe-trotter

10 - Ma fille, mon amour

11 - Le constructeur de l'extrême
12 - La statue de la Liberté

13 - Un pylône de 300 mètres

14 - La pétition des artistes

15 - Le chantier de la tour Eiffel

16 - La grève

17 - Le premier ingénieur après Dieu

18 - Le poison de Panama

19 - Sus aux riches

20 - Retour à Bordeaux

21 - Sauver la Tour

22 - Pionnier de l'aéronautique

23 - La dernière guerre d'Eiffel

Addendum

Remerciements

Bibliographie

Du même auteur
Avertissement

Ce roman biographique raconte la vie de Gustave Eiffel. Les


personnages, les dates, les lieux, les faits sont réels. Les dialogues
ont été construits, essentiellement, à partir de sa correspondance
(notamment avec ses parents, en ce qui concerne sa vie
personnelle), sa « biographie scientifique et industrielle » (les quatre
volumes qu’il a lui-même rédigés peu de temps avant sa mort), et les
éléments concordants des biographies de référence dont on
trouvera la liste en fin d’ouvrage. Je me suis donné pour mission de
redonner vie aux personnages en décrivant les événements et les
situations de manière romanesque tout en respectant, au plus près,
la vérité historique.
Les rares libertés qui ont été prises concernent sa vie
sentimentale et en particulier sa relation avec Adrienne Bourgès,
mais le récit s’appuie sur des balises connues : leurs fiançailles non
officielles, leur rupture douloureuse et, trente-trois ans plus tard, le
mariage du fils aîné de Gustave avec la nièce d’Adrienne… Si
chaque scène du livre n’est pas « la » vérité, c’est une vérité
plausible.
1

Le prisonnier de la Conciergerie

JUIN 1893

Il fait froid dans la cellule, bien que l’été soit proche. Gustave
enlève la mince couverture étalée sur son lit et la pose sur ses
épaules. En se hissant sur la pointe des pieds, il peut apercevoir, à
travers les barreaux, les Parisiens qui déambulent sur le quai de
l’Horloge, et les péniches qui défilent paresseusement sur la Seine.
Rien n’y fait, il frissonne. La pièce est trop petite pour qu’on
puisse y marcher, même en tournant en rond. Il retire la couverture,
se place face au mur, tend les bras et plie les genoux, une fois, deux
fois, vingt fois. Ses articulations craquent. Ses soixante ans lui
pèsent. Où est passé le nageur infatigable, l’escrimeur acharné, le
boxeur si dur au mal ? Après cinq jours en prison, il n’est plus qu’un
vieillard.
Il donnerait cher pour pouvoir frapper tout son saoul dans un sac
de sable, comme il le faisait après sa rupture avec Adrienne ; il
passait ses soirées à la salle de boxe. Il savait se battre contre sa
souffrance, au pied d’un ring. Mais face à l’humiliation et l’injustice, il
se sent désarmé. Il s’assoit devant la table bancale, sur l’unique
chaise, et enfouit sa tête dans ses mains. Attendre, c’est tout ce qu’il
peut faire. Les visites de son avocat. Les lettres de Claire. Sa fille, si
fière de lui, que penserait-elle si elle le voyait, avachi dans ce réduit
de 6 mètres carrés, avec sa barbe de vagabond et son pantalon à
élastique ?

Ce matin, quand il a aperçu son reflet dans la vitre – il n’a même


pas de miroir : trop coupant, trop dangereux, tant de prisonniers se
suicident –, il lui a semblé que ses cheveux avaient encore blanchi.
L’idée de croupir deux ans dans cette geôle le rend fou. Mais il n’y
restera pas deux semaines, son avocat le lui a garanti.
Il frappe à la porte pour appeler le gardien. Qui arrive sans se
presser, en claudiquant. Un homme maigre et fatigué, aux yeux
furtifs, que Gustave n’avait jamais vu jusqu’alors. L’homme semble
le narguer derrière le judas.
« Qu’est-ce qu’il y a ? lâche-t-il, vaguement agressif.
— Je suis Gustave Eiffel et…
— Je sais.
— Vous savez quoi ? Ce que je voudrais ? »
Le gardien ricane.
« Je sais que vous êtes l’homme de la Tour. Ça vous a assez
rapporté, non ? Vous n’auriez pas fait les écluses de Panama
aussi ? »
L’échange commence mal. Gustave sent la transpiration perler à
ses tempes. Ne pas s’embarquer dans une discussion sur l’affaire
du Canal. Aller droit au but.
« J’aimerais avoir des feuilles de papier et un crayon, s’il vous
plaît.
— Mais vous avez déjà des livres… et des affaires de toilette…
et le droit de commander des repas à l’extérieur ! Qu’est-ce qu’il
vous faut de plus ? Un fauteuil Louis XV ? Un carrosse ?
— Je veux bien échanger un livre contre dix feuilles de papier.
De toute façon, il n’y a pas assez de place sur cette table, et comme
il n’y a pas d’étagère… »
Nouveau ricanement.
« Tiens donc ! Quand on est habitué à vivre dans des
châteaux ! »
Gustave se retient de répondre. D’un ton égal, il répète :
« Du papier, une plume et un encrier, c’est possible ?
— Je vais demander au directeur », répond le gardien en
haussant les épaules.
Il referme le judas et s’éloigne en accentuant sa claudication.
« Oui, demandez-lui ! crie Eiffel, soudain effrayé à l’idée qu’il ne
revienne pas. Je suis sûr qu’il va accepter ! »
Depuis qu’il est incarcéré, le directeur de la Conciergerie est la
seule personne qui lui ait témoigné du respect. Il a consenti
quelques dérogations au régime habituel des prisonniers. Gustave a
tout de suite vu que c’était un homme cultivé, et un humaniste, gêné
de devoir traiter ce nouveau pensionnaire comme un malfrat. Le
directeur lui a parlé spontanément du viaduc de Garabit : il a fait un
détour, l’été précédent avec sa famille, pour apercevoir cette arche
géante qui les a impressionnés. Il lui a parlé de la tour Eiffel aussi,
où il monte à chaque fois qu’un membre de sa famille – il est de la
Lozère – vient lui rendre visite à Paris.
« Vous savez ce qui leur fait le plus d’effet, monsieur Eiffel ?
C’est l’ascenseur Edoux, entre le deuxième et le troisième étage… »
Gustave retourne s’asseoir sur son lit. Cet ascenseur aura
décidément impressionné du monde ! Le prince de Galles, pour
commencer, le prince Albert-Victor de Galles, petit-fils de la reine
Victoria, qui a été l’un des premiers à l’utiliser après sa mise en
service, le 10 juin 1889. Le matériel n’avait pas encore reçu le visa
de la commission de contrôle et quand il a prévenu le prince du
contretemps, l’Anglais lui a répondu qu’il voulait y monter tout de
même ! C’était il y a quatre ans à peine… Comme son univers a
changé depuis ! Le prince de Galles était venu avec sa femme et
ses cinq enfants, les princes Albert, Victor et George, et les
princesses Maud et Victoria. Gustave avait appris leurs noms par
cœur.
Assis à côté du prince dans la cabine, avec le traducteur de
l’autre côté, il avait expliqué, dans les moindres détails, le
fonctionnement de cette machine hydraulique unique au monde.
Une invention de l’ingénieur poitevin Léon Edoux, qui a trouvé ce
système pour permettre aux visiteurs de monter les 180 derniers
mètres de la Tour.
« La cabine est poussée par un piston hydraulique de 81 mètres
de course, tandis que la cabine inférieure fait contrepoids. Vous
voyez, nous allons devoir passer de l’une à l’autre à mi-parcours…
— En marchant sur cette passerelle que l’on aperçoit là ? s’était
exclamé l’héritier de la Couronne. My godness ! Nous aurons une
vue impressionnante sur Paris ! »
Le prince de Galles avait semblé plus émerveillé que ses propres
enfants. Voir un Anglais s’extasier devant des prouesses françaises,
voilà qui suffisait au bonheur de Gustave. Il l’avait ensuite reçu dans
son appartement le plus haut du monde, au troisième étage de la
Tour, où Claire et Valentine avaient préparé une collation en son
honneur. Ses filles étaient ravies de rencontrer des altesses royales.
Il avait ouvert une bouteille de champagne. Discrètement, Valentine
avait demandé au prince de dédicacer son éventail ; elle avait
demandé la même signature, par la suite, à tous les visiteurs
illustres. À la fin de l’Exposition universelle, elle avait offert l’éventail
à son père, pour son anniversaire. Depuis, il le gardait
précieusement dans son bureau. D’autant que le prince était mort
depuis, le pauvre garçon, tandis que sa grand-mère Victoria était
toujours sur le trône.
Après lui, les hôtes de haut rang s’étaient succédé : les rois de
Grèce, de Suède, de Belgique, d’Espagne… Gustave avait été
occupé tous les jours, pris dans un tourbillon de fêtes et de luxe. Il
s’était souvent dit que ces têtes couronnées prenaient bien soin
d’oublier que la Tour, comme toute l’Exposition universelle d’ailleurs,
célébrait le centenaire de la Révolution française. Donc la fin des
rois ! Mais il avait beau jeu de se moquer des idoles qui tombent de
leur piédestal. N’avait-il pas cru, lui aussi, que son triomphe serait
sans fin ?
Roulé en boule sur son lit, Gustave rumine sa rancœur. Jamais il
n’aurait imaginé le Capitole aussi près de la roche Tarpéïenne – le
campanile de la Tour des sous-sols du Palais de Justice. Comment
se peut-il que les Français – après lui avoir rendu tant d’hommages
et décerné tant de décorations, après avoir crié au « génie
industriel » et clamé urbi et orbi que grâce à lui, la France avait
repris à l’Angleterre le rang de nation la plus innovante – l’aient ainsi
condamné pour un crime qu’il n’avait pas commis, au cœur d’un
scandale financier dont il n’était pas responsable ? Il y a quelques
mois encore, Sadi Carnot, le président de la République, l’invitait à
toutes ses réceptions. Les ministres se battaient pour être
photographiés sur la Tour à côté de leur « cher ami Eiffel ». Ces
« chers amis » l’avaient ensuite tous abandonné à la vindicte
populaire.
Les Français ne comprennent rien au commerce ni aux affaires.
Au fond, ce sont des fonctionnaires et des rentiers. Ils admettent les
fortunes anciennes, les fortunes héritées, comme si le temps purifiait
l’argent. Mais si l’un de leurs contemporains s’avise de s’enrichir, à
force de talent et de créativité, ils le crucifient. Il se souvient des
mots de ce journaliste de Gil Blas, devenu son pire ennemi : il ne
faudrait pas accorder la moindre indulgence à un « coquin enrichi »
sous prétexte qu’un peu de sa gloire a rejailli sur la France !
Le « coquin enrichi » laisse les images défiler dans sa tête, cela
le délasse. Il était au faîte de sa gloire lorsqu’il a reçu le shah d’Iran,
Nasser-ed-Din. Un souverain moderne qui avait le même âge que
lui, et qui partageait la même culture. Il avait paru si fier de grimper
sur la tour la plus haute du monde ! Ils n’avaient cessé de discuter,
en français, pendant les deux heures qu’avait duré sa visite. Le shah
lui avait confié qu’il avait été un étudiant passionné par la politique et
la civilisation occidentales. Au pouvoir depuis un demi-siècle, il avait
développé son pays au point de le rendre présentable pour toute
l’Europe. Puis, dans le bureau du troisième étage de la Tour, après
avoir dégusté un vieux cognac, le monarque s’était laissé aller aux
confidences : il lui avait avoué, un peu désabusé, sa crainte de ne
pas réussir à terminer ses réformes… Il avait ensuite proposé à
l’ingénieur un pont d’or pour qu’il vienne construire une tour Eiffel
dans son pays. Quel symbole ce serait ! Gustave s’était récrié : il
n’était pas un mercenaire ! Il lui construirait des ponts, des gares,
des mosquées même, tout ce qu’il voudrait, mais la Tour resterait
unique… et française.
Gustave sourit en repensant aussi à Sarah Bernhardt. C’est sans
doute la visite de la Divine qui l’a le plus ému. Même s’il préfère
l’opéra au théâtre, cette femme possède un vrai talent qui rayonne
dans le monde entier. D’ailleurs ne dit-on pas aujourd’hui que les
étrangers viennent voir deux choses à Paris : la tour Eiffel et Sarah
Bernhardt ? En arrivant, la Scandaleuse lui a lancé, avant de lui
donner la main et de partir d’un grand rire : « Alors, monsieur Eiffel,
vous voulez me faire concurrence ? Et si l’on faisait plutôt la paix ? »
La belle Sarah était si simple, si souriante. Si accessible. Encore si
belle et fraîche malgré ses quarante-cinq ans. Et surtout, quelle
personnalité !
Maintenant, dans la tourmente, il se retrouve seul. Depuis sa
descente aux enfers, un seul de ses pairs l’a soutenu : Thomas
Edison. Ils avaient sympathisé au premier contact, at first
sight, comme avait dit l’Américain qui occupait alors deux stands de
l’Exposition universelle. Les journaux racontaient qu’il avait mis au
point « un appareil permettant à un habitant de New York
d’espionner sa femme à Paris » : le téléphone. En réalité, le
téléphone était une invention de Graham Bell, mais Edison l’avait
perfectionnée ; il était connu pour cela dans le monde entier. Ses
applications de l’électricité et surtout son phonographe avaient attiré
des milliers de curieux à l’Exposition. Fasciné par la Tour de
300 mètres, Edison, à peine débarqué dans la capitale, avait
demandé à rencontrer son constructeur pour qu’il lui raconte son
aventure et lui fasse les honneurs de sa construction déjà
légendaire. Eiffel ne s’était pas fait prier.
Entre les deux entrepreneurs-inventeurs, le coup de foudre avait
été immédiat. Le premier jour, Thomas avait écrit sur le livre d’or :
« Sommet de la tour Eiffel, 10 septembre 1889. À M. Eiffel
l’ingénieur, le constructeur courageux d’un spécimen aussi
gigantesque et original de l’art moderne de l’ingénieur, de la part de
quelqu’un qui a le respect et l’admiration les plus vifs pour tous les
ingénieurs, y compris le premier d’entre eux, le bon Dieu. »
L’allusion au bon Dieu était une pique : Eiffel et Edison ne sont
pas d’accord sur l’existence de l’ingénieur céleste et ils en font,
depuis, un sujet de plaisanterie. Ils s’en amusent même dans leur
correspondance, car ils s’écrivent régulièrement pour s’informer de
l’avancée de leurs travaux respectifs et de leurs dépôts de brevets.
Thomas lui a envoyé une lettre de soutien, au début de l’affaire de
Panama, quand les choses ont commencé à mal tourner. Il ne
comprend pas qu’on poursuive en justice un sous-traitant qui a
effectué le travail qu’on lui demandait sans commettre aucune
malversation. S’il savait que Gustave se trouve maintenant au fond
d’un cachot !
Malheureusement, l’appui de son ami ne lui sert pas à grand-
chose. Comme Edison le dit, Gustave a le seul tort de ne pas être né
américain ! Il possède l’esprit des pionniers et des chercheurs d’or.
Là-bas, il serait toujours un héros.
Soudain, on frappe à la porte. Le gardien est revenu avec des
feuilles, une plume et un encrier.
« Vous êtes gâté, 72, ricane-t-il. Mais n’y revenez pas. Le
directeur commence à se lasser de vos exigences. »
Gustave n’apprécie guère d’être identifié par son numéro de
cellule. Et il doute que le directeur ait eu de tels mots, surtout pour
des feuilles de papier. Mais il fait comme s’il n’avait pas entendu.
Dans sa situation, il ne peut se permettre de répondre à la
provocation.
« Merci », grommelle-t-il.
La porte se referme avec un claquement sec, et le pas irrégulier
s’éloigne. Gustave pose l’encrier et la plume sur la table. Il compte
les feuilles : cinq. Pas de quoi se venger de tous ceux qui l’ont mis
plus bas que terre. Mais il peut commencer à rassembler ses
souvenirs.
Il trempe sa plume dans l’encre noire : « M. Eiffel, né à Dijon le
15 décembre 1832, fit toutes ses études au lycée de cette ville. En
1850, il obtint, dans la même année, le grade de bachelier ès lettres
à la faculté de Lettres et celui de bachelier ès sciences à la faculté
des Sciences… »
Il se demande s’il doit dire « il » ou « je » pour parler de lui-
même. La chronologie, les faits objectifs, se relatent mieux à la
troisième personne, mais pour évoquer les gens qui ont compté pour
lui, la première personne ne serait-elle pas plus naturelle ? Il pose
son porte-plume et réfléchit. Il ne faut pas qu’il parle seulement de
son parcours, de ses réalisations ou de ses médailles. Il faut qu’il
parle d’Alice, qui a tellement compté pour lui, et dont le portrait à la
mine de plomb est accroché dans sa chambre, à côté de celui de sa
mère jeune fille. Il doit parler de la chute d’Alice, qui fut une
révélation pour lui, et qui a marqué un tournant dans sa vie. Plus de
cinquante ans ont passé, mais l’émotion l’étreint toujours lorsqu’il y
pense. Oui, il évoquera le rôle de sa « petite marraine ». Celui de
Marguerite aussi. Mais il n’aura pas un mot pour Adrienne. Certaines
cicatrices ne sont pas encore refermées.
Il reprend sa plume et note, de son écriture régulière, appliquée,
même si elle est moins ronde qu’autrefois : « Comme il avait
l’intention de se présenter au concours d’admission à l’École
polytechnique, il vint à Paris à la fin de 1850… »

Il s’arrête à nouveau et fixe distraitement les lames du plancher.


Non, l’heure n’est pas venue. Il est trop jeune pour écrire ses
mémoires. Il y a en lui trop d’amertume. Il les écrira plus tard, quand
il sera réhabilité. Quand la mort approchera, et qu’il aura terminé son
œuvre. Il est un bâtisseur, un inventeur : tant de pistes s’ouvrent à lui
pour les dix, vingt ou trente prochaines années, dans la
météorologie ou la TSF – et tous ces domaines inexplorés ! Le
progrès ne s’arrête pas, et tellement de choses l’intéressent. Grâce
au chantier du Canal, il est riche, il peut faire ce qu’il veut. C’est
d’ailleurs aussi grâce à l’argent de Panama – ils l’oublient, tous ceux
qui adorent la Dame de fer –, que la Tour a vu le jour.
Allons, il ferait mieux d’écrire à Claire. Sa fille lui manque, et il est
sûr qu’il lui manque aussi. L’amour de Claire est sa seule certitude.
Mais il ne va pas croupir éternellement entre ces quatre murs. Il a
engagé le meilleur avocat de Paris, Pierre Waldeck-Rousseau. Le
ténor du barreau lui a juré qu’il gagnerait en cassation. Gustave
ferme les yeux, apaisé.
Il retourne sur son lit. Sur l’oreiller traînent Les Aventures de
Sherlock Holmes de Conan Doyle, que lui a prêtées le directeur de
la prison. Le livre est neuf, il paraît qu’il vient d’être publié. Le
directeur a placé, charmante intention, le marque-page au début
d’une nouvelle intitulée : « Le pouce de l’ingénieur ». Mais Gustave a
du mal à entrer dans cette histoire où un faux-monnayeur tente de
trucider un ingénieur en hydraulique avec une presse à billets. Aux
romans, il préfère les livres qui lui apprennent des choses.
Il s’assoit, calé contre son oreiller, dos au mur. Cette mauvaise
couche, étroite et molle, le renvoie à son enfance, au cagibi où il
dormait, dans la triste maison de sa grand-mère. L’époque où
personne ne l’aimait. Où personne ne pariait un centime sur son
avenir. Le voilà revenu à la case départ. Mais il leur prouvera ce qu’il
vaut, encore une fois. Si seulement le sommeil pouvait l’emporter
jusqu’au moment où s’ouvrira cette maudite porte.

Juste en dessous, à l’étage des prisonniers de droit commun,


deux condamnés à mort, Beaugean et Foret, attendent la guillotine.
2

La chute d’Alice

GILLY-LÈS-CÎTEAUX, ÉTÉ 1842

« Tu ne crois pas que je peux y arriver, Gustave ?


— Alice, ne fais pas ça.
— Tu es une poule mouillée !
— Mais je viens avec toi si tu…
— Attends-moi là, plutôt. Il faut que quelqu’un fasse le guet.
— Tu me promets de faire attention ?
— Ce n’est pas dangereux, enfin ! »
Gustave n’insiste pas quand Alice prend cet air impatient. Qu’elle
grimpe sur le toit, qu’elle aille chercher les fruits défendus ! Après
tout, elle a quatorze ans : elle sait ce qu’elle fait. Elle sait même ce
qu’elle veut faire, plus tard, quand elle sera plus grande : être
exploratrice. Aller en Australie ou dans la forêt amazonienne. Ou
alors – cela dépend des jours – diriger la ferme vinicole de leur
tante, cette femme douce et précautionneuse devenue une
redoutable meneuse d’hommes le jour où elle a dû prendre la
succession de son mari décédé. Pourquoi sa nièce ne suivrait-elle
pas sa voie ?
Et puis, les imprudences d’Alice profitent aussi à Gustave : il a
bien envie de goûter aux pruneaux noirs et luisants qui sèchent, là-
haut, sur le chaume.
Le bord du toit descend plus bas du côté opposé à la façade
peinte en rose, il n’est pas très difficile de s’y hisser. Alice se
retourne vers son cousin, ses yeux brillent. Il la regarde progresser à
genoux, vers la lucarne. Elle n’est plus qu’à un mètre du plateau en
osier.
« Tu vois, ce n’est pas compliqué », dit-elle, sans se retourner,
cette fois.
Quelque chose dans sa voix fait penser à Gustave qu’Alice est
moins assurée que tout à l’heure. Au moment où elle tend la main
pour saisir le plateau d’osier, un de ses genoux dérape. Elle sent
qu’elle va perdre l’équilibre et pousse un cri. Elle essaie de se
rattraper avec les mains, mais le chaume n’offre aucune prise. Elle
glisse sur le toit.
« Alice ! » crie Gustave, affolé.
Le petit garçon voit tomber sa cousine sans rien pouvoir faire.
Avant de toucher le sol, sa tête heurte la bordure de pierre du
déversoir qui se trouve au pied du mur et l’adolescente reste
inanimée sur le sol de terre battue, une blessure à la tempe.
Gustave est terrifié et comme changé en statue de pierre. Il
aurait voulu être assez grand, assez fort pour la recueillir dans ses
bras, comme lorsqu’ils tendaient leurs mains en coupe pour recevoir
l’eau de pluie de la gouttière. Mais il n’a pas pu sauver celle qui est
son idole.
« Alice, réveille-toi ! Je t’en prie ! » crie-t-il en se tordant les
mains.
Sa cousine gît à ses pieds, elle va sûrement mourir. Il voit l’artère
battre dans la plaie béante et le sang s’écouler. Une petite mare se
forme autour de son front, qui tache déjà ses cheveux clairs. Elle
meurt à cause de lui, qui ne l’a pas empêchée de monter ; il savait
bien, pourtant, que c’était dangereux. Gustave pleure, la tête dans
les mains.
La tante Viard accourt aux cris de l’enfant.
« Que s’est-il passé, Gustave ? »
La tante qui l’aime bien, qui est gentille avec lui, qui le trouve
charmant – elle l’a même dit à ses parents – que va-t-elle penser
maintenant ? Il a tué Alice.
Au moment où la tante pose la main sur la joue de la fillette
inanimée, celle-ci ouvre les yeux. Gustave sent le nœud se
desserrer dans son estomac. Mais Alice gémit, et le sang coule dans
son cou.
« Dieu soit loué », dit la tante.
Gustave fronce les sourcils. Faut-il vraiment remercier Dieu ? Si
Dieu pouvait sauver Alice, pourquoi l’a-t-il laissée heurter cette pierre
coupante ?
Le reste de la journée passe comme un songe. Gustave reste
assis des heures dans le couloir de l’entrée, : personne ne s’occupe
de lui. Deux hommes ont ramené la fillette dans la maison sur une
civière. Un médecin est à son chevet. Des inconnus entrent et
sortent sans faire attention à lui. Puis la tante Viard vient le chercher
pour le conduire dans sa chambre. Il enfile son pyjama et se glisse
sous les draps. Comme il pleurniche encore, elle lui caresse les
cheveux. Elle passe la main dans ses boucles blondes, lui masse la
nuque, et il ferme les yeux. Ces gestes que les mamans font – mais
que la sienne n’a jamais faits – l’apaise. La tante Viard lui annonce
qu’Alice s’est cassé la hanche et devra rester alitée pendant six
semaines. On la ramènera plus tard à Paris, bien après la rentrée
des classes.
« Tu pourras lui faire la lecture… Mais tu devras trouver une
autre compagne de jeu, mon pauvre Gustave. »
L’acceptation aveugle de la volonté divine par sa tante l’a mis en
colère. La volonté de Dieu ! N’est-ce pas une bonne excuse ?
L’autre nom de l’impuissance ? Il ne connaît pas le mot
« impuissance », mais cette idée de paralysie coupable, au moment
où il aurait dû agir, au moment de sauver Alice, le taraude. Il se
repasse en boucle ces secondes de passivité. Plus jamais ça. Il ne
sait pas à quoi ressemblera son avenir, mais il pliera le monde à sa
volonté. C’est un maçon qui a construit cette bordure de pierre
coupante. Il l’a vu faire l’année précédente, tandis qu’ils jouaient
avec sa cousine à lancer des petits moulins en papier dans le
courant. Le déversoir aurait pu être construit autrement. L’enfant
comprend que le monde peut être remodelé. Que l’homme peut
dévier le cours des fleuves, s’affranchir des précipices, défier la
gravité. Et que Dieu n’a rien à voir là-dedans.
La chute d’Alice a marqué la fin de son enfance.

Alice – de son vrai nom Marie Catherine Adélaïde – est la fille de


Tullie Moneuse. Elle est orpheline de père : Bernard Gilles Moneuse,
l’oncle maternel de Gustave, pharmacien de son état, est mort en
Irlande lorsqu’elle avait neuf ans. C’est peut-être parce qu’elle n’a
pas de père qu’elle joue, comme dit sa tante, les « garçons
manqués », malgré sa blondeur de poupée. Les deux cousins se
retrouvent chaque été, pour une parenthèse bénie que Gustave
attend toute l’année : les vacances chez la tante Viard à Gilly-lès-
Cîteaux, à quelques lieues de Dijon. Ils pêchent, se promènent pieds
nus dans la rivière et les derniers jours, avant de rentrer, ils
participent aux vendanges du Clos-Vougeot. Ensuite, lorsqu’il
s’ennuie à l’école, il se souvient des parties de cache-cache dans les
vignes, des raisins écrasés et des indigestions. Mais il n’y aura pas
de vendanges cette année ni pour elle ni pour lui.
Alice se doute-t-elle du culte que Gustave lui voue ? Il ne le lui a
jamais dit, mais elle ne peut ignorer son dévouement de chevalier
servant et son insistance pour l’embrasser sur la joue matin et soir.
Elle fait de lui ce qu’elle veut. Alice est menue, gracieuse comme
une ballerine, avec des boucles de cheveux dorés merveilleux. Et
ses deux grains de beauté, au coin de son sourire et sur la tempe,
sont les plus jolis qu’il ait jamais vus. Bien sûr, elle a cinq ans de
plus que lui, mais cela ne se verra plus quand ils auront quinze et
vingt ans. Il l’appelle sa « petite marraine ».
Quand il rentre chez sa grand-mère de Dijon, où il habite le reste
de l’année, Gustave flirte en douce avec le portrait d’Alice accroché
dans l’entrée, à côté de celui de sa mère encore jeune fille. La fillette
y semble sage et compassée, ce qui ne lui ressemble guère. Dès
que la vieille dame s’assoupit, l’enfant décroche le cadre, ôte le
verre coupant, et porte à ses lèvres le portrait dessiné à la mine de
plomb. Les yeux fermés, il retient sa respiration, et il lui semble, en
effleurant le papier de sa bouche, apprivoiser l’âme d’Alice.
Le dessin est si fragile qu’il s’est gondolé entre le nez et le
menton. Les grains de beauté ont disparu, mais peut-être est-ce un
oubli de l’artiste. Qu’importe, « Maman Moneuse » ne s’est aperçue
de rien : elle est aveugle depuis qu’une cataracte mal opérée lui a
fait perdre la vue.
Mais elle voit quand même tout et elle sait tout. C’est une femme
raide, méticuleuse et taciturne. La tendresse n’est pas son fort, et
Gustave est en manque d’amour. S’il n’est pas orphelin comme
Alice, c’est peut-être pire, car ses parents l’ont abandonné : ils l’ont
mis en pension chez son aïeule dès qu’il a quitté sa nourrice. Sa
naissance, le 15 décembre 1832, les embarrassait, au moment où le
commerce de houille de sa mère prenait son essor. Aujourd’hui
encore, Mélanie Eiffel, née Moneuse, travaille du matin au soir, levée
dès l’aube pour diriger le chargement et le déchargement des
bateaux, rentrant bien après la tombée de la nuit pour traiter la
paperasse. Elle n’a jamais eu le temps de s’occuper de lui.
Dès que son activité a commencé à se déployer, elle a convaincu
son mari de la rejoindre. Alexandre Boenickausen dit Eiffel, un
ancien hussard de l’armée napoléonienne, descendant d’une lignée
de maîtres tapissiers rhénans installés en France au XVIIe siècle, a
échangé son emploi peu gratifiant de secrétaire du sous-intendant
militaire pour tenir la comptabilité de l’entreprise familiale. Si son
mari est un rêveur, idéaliste et passionné de politique, Mélanie
possède un solide sens des affaires et un talent d’organisation inné.
Fille d’un négociant en bois, elle a su miser sur la houille : elle a
compris que le développement foudroyant des industries reposerait
sur ce minerai.
Cette femme volontaire et pragmatique n’avait ni relations ni
expérience dans le secteur, mais son efficacité est déjà légendaire et
elle possède comme personne l’art de nouer des amitiés utiles.
Mme Eiffel a réussi à se faire désigner concessionnaire exclusif des
mines de charbon d’Épinac pour Dijon et les régions voisines, dont
la Haute-Marne et ses hauts-fourneaux. Gustave est fasciné quand,
parfois, il va se promener sur le bord du canal de Bourgogne et qu’il
voit, de loin, sa mère diriger les opérations sur le port. Elle
commande le déchargement des bateaux et le chargement des
charrettes sans avoir besoin de crier. Elle, elle plie le monde à sa
volonté.
Mélanie est une des rares femmes de la région à être chef
d’entreprise. Un phénomène. Pour tous les papiers administratifs,
elle a besoin de la signature de son mari – c’est la loi. Mais
qu’importe s’il signe, c’est elle qui décide. Elle a fait bâtir de larges
entrepôts pour stocker le charbon, et elle règne sur les docks.
L’affaire marche si bien qu’elle a fait construire deux bateaux pour
acheminer la houille, Le Beau Gustave et La Petite Marie, du nom
de ses deux aînés.
Pendant ce temps, le garçon habite chez sa grand-mère rue
Turgot à Dijon. Il n’y est pas heureux. L’appartement est composé
d’une cuisine, d’une salle à manger où une alcôve a été aménagée
pour la bonne, d’une pièce réservée à un pensionnaire-étudiant, et
de la chambre de la grand-mère, qui est aussi la sienne. Vivre avec
Maman Moneuse constitue pour Gustave une punition imméritée : la
vieille dame, du fait de son infirmité, doit être guidée dans ses
déplacements. Il faut aussi la remplacer pour surveiller le pot-au-feu,
passer le balai dans les coins ou répondre à son courrier. L’enfant
partage les corvées avec la bonne.
Comme cette dernière ne sait ni lire ni écrire, la tâche la plus
pénible revient à Gustave : réciter les offices, c’est-à-dire faire la
lecture des prières et des textes saints chaque jour. Une lecture
fastidieuse d’un texte hermétique pour lui, à vous dégoûter de la
religion. Il préfèrerait aller jouer au pied des remparts de Tivoli avec
les autres gosses du quartier. Lancer des pierres contre la porte de
tôle qui ferme le souterrain où s’écoulent les eaux de pluie de la rue.
Cela fait un vacarme du diable, et la joie de tous les gamins.
Au fond, il n’est heureux que le dimanche, quand son père vient
passer la journée avec lui. Il l’emmène flâner sur la place d’Armes,
manger un gâteau de deux sous chez Mermillot après lui avoir fait
boucler les cheveux chez le coiffeur ; souvent, ils s’assoient sur un
banc pour parler des campagnes de Napoléon. Gustave aime le
dimanche parce que c’est le seul jour où il se sent aimé. Il n’en veut
pas à ses parents de le délaisser : il faut bien qu’ils travaillent, pour
lui, pour ses sœurs. Ils ont promis de le prendre avec eux dès qu’ils
pourront. En attendant, il se languit. Ses lettres à sa mère sont
autant d’appels de détresse pudiques.
Un soir où il a joué avec les enfants du voisinage, il rentre en
retard et tente de couper court à la liturgie quotidienne :
« Je dois faire mes devoirs, Maman Moneuse, lance-t-il d’un ton
pressé.
— Viens d’abord me faire la lecture !
— Je n’ai pas le temps ce soir.
— Tu vas voir si tu n’as pas le temps ! Donne-moi la baguette ! »
Quand la vieille dame est mécontente, ce qui se produit au moins
une fois par semaine, il va chercher la baguette dans le cabinet où
l’on range les confitures et lui présente ses mains, la pulpe des
doigts serrés vers le haut. Elle repère leur emplacement puis donne
quelques coups bien appuyés. Pour une aveugle, elle vise bien.
Mais Gustave en a assez des réprimandes. Ce soir-là, il n’a pas
envie d’être puni chez lui comme il l’a été à l’école. Il va chercher la
baguette et la casse en deux sur son genou.
« Va te coucher ! Et sans dîner ! crie Maman Moneuse, qui, bien
qu’aveugle, n’est pas sourde.
— Je m’en fiche ! » rétorque Gustave.
Cependant, il vit la fin de la semaine dans la terreur du
dimanche. Même la visite du Dr Vallet, avec sa canne-épée, ne
parvient pas à faire diversion. Il attend l’arrivée de son père avec
angoisse.
« On pavoise moins, n’est-ce pas, mon garçon ? » sussure la
grand-mère.
Ses accès de compassion sont rares.
Quand la porte s’ouvre, cette fois, le dimanche matin, Gustave
ne se précipite pas vers son père. Sans embrasser son fils ni même
le regarder, Alexandre Eiffel prend une grosse bûche près de l’âtre
et la place au pied du fauteuil-bergère où sa belle-mère trône, tricot
à la main.
« Mets-toi à genoux sur ce rondin, Gustave, ordonne-t-il, son
calme contrastant avec l’agitation de l’enfant.
— Papa, je ne recommencerai pas, je te le promets ! » supplie
Gustave.
Ses yeux bleus, si clairs, sont remplis de larmes. Mais Alexandre
est inflexible. Quant à la grand-mère, elle feint de se désintéresser
de la scène.
« Baisse ton pantalon. »
Gustave regarde sa grand-mère dont le sourire en coin lui donne
la désagréable impression qu’elle ne perd rien du spectacle de ses
fesses dénudées.
« Pas le fouet, Papa, je t’en supplie. C’est la dernière fois que je
désobéis, je te le promets !
— Je doute que tu recommences de sitôt, en effet. »
Alexandre Eiffel sort le martinet de sa gibecière et prend une
longue inspiration.
« Compte jusqu’à cinq, Gustave.
— Papa, je te demande pardon !
— Compte jusqu’à cinq ! » répète-t-il plus fort.
Les yeux fermés, parce qu’il déteste l’exercice presque autant
que son fils, Alexandre applique les cinq coups de fouet sur le
derrière de l’enfant qui sanglote.
« Maintenant, monte dans ta chambre. Sache que ta mère et moi
avons honte de notre fils. Adieu. »
Alexandre Eiffel quitte la maison sans faire à l’enfant l’aumône
d’un regard. Il sait que son fils est un bon garçon, mais il doute de le
guérir un jour de ses penchants rebelles.
L’école primaire pourrait être pour Gustave une échappatoire à
cette maison sans joie. Mais il traîne des pieds pour rejoindre la
classe froide et malodorante de l’école du quartier. Il s’ennuie à
mourir parmi ces garçons pâles et stoïques, et ces enseignants qui
n’attendent des élèves que silence et ponctualité. Les minutes
s’écoulent avec une lenteur exaspérante. Parfois, pour faire plaisir à
ses parents, il tente de se concentrer sur les péroraisons des
professeurs, perchés sur leur estrade comme les dieux de l’Olympe.
Mais son esprit s’égare. Il repense au dimanche précédent, à la fête
foraine où il est allé avec son père, au tir au pistolet où il excelle. Il
imagine le voyage à Paris qu’on lui promet chaque année s’il obtient
de meilleures notes.
Le plus souvent, il pense à ses prochaines vacances à Gilly. Si la
perspective est trop lointaine, il rêve qu’Alice, ayant bravé tous les
dangers pour venir le retrouver, frappe à la porte de la classe. Elle
annonce devant le professeur que leur grand-mère est mourante, et
que Gustave doit venir de toute urgence. Alors, à chaque fois que
quelqu’un tape à la porte, son cœur se met à battre à toute vitesse.
Il déteste les matières qu’on lui enseigne, mais, bien plus, la
manière dont on les lui enseigne. L’algèbre est hermétique,
l’arithmétique et la géométrie infiniment abstraites. La géographie,
dans le manuel de l’abbé Gauthier, consiste en une succession de
noms propres sans lien ni illustration. Aucun esprit logique ne peut
les mémoriser. L’histoire et l’instruction civique parlent davantage à
son imagination.
Ses bulletins scolaires reflètent son ennui : élève à peine moyen,
il bâcle ses exercices et ne retient rien, malgré ses promesses de
ramener des prix d’excellence. Son manque de concentration lui
vaut des coups de règle et des retenues, qui aggravent son mal-être
et son dégoût.
« Que va-t-on faire de toi, mon pauvre Gustave ? » répète son
père.

À ces cours fastidieux, il préfère l’observation des couvreurs sur


les toits, la course du vent, ou celle des eaux de pluie sous les
remparts. Il s’évade en allant faire de l’exercice sur les agrès et les
cordes, dans la salle d’asile de la rue Turgot. À neuf ans, il possède
une musculature d’adolescent. La prochaine fois qu’Alice tombera,
ce sera dans ses bras. Il la soulèvera, elle lui paraîtra légère. Il ferait
n’importe quoi pour faire briller les yeux d’Alice. Un jour, il accomplira
des prouesses. Il montrera au monde qu’il fallait croire en lui.
Une fois par semaine, il va dîner chez son oncle Jean-Baptiste
Mollerat, qui habite, tout en haut de la rue Turgot, la plus grande
bâtisse du quartier. L’oncle Mollerat est l’époux de Catherine
Moneuse, la sœur aînée de sa mère. Ils n’ont pas d’enfants, alors ils
exigent de lui qu’il se comporte en adulte : ni caprices ni
bavardages, les mains propres et le dos bien droit. La crainte de
faire des taches sur sa chemise ou sur la nappe le paralyse. S’il
renverse son verre d’eau ou fait tomber un morceau de viande en
sauce, l’oncle l’envoie, de sa grosse voix, terminer son repas à la
cuisine avec les domestiques.
L’oncle Mollerat est revenu autrefois d’un voyage aux États-Unis
avec une passion pour la chimie. Il a bâti à Pouilly-sur-Saône une
usine destinée à fabriquer deux inventions de son cru : le « vinaigre
Mollerat », obtenu par une savante distillation du bois, et le « vert
Mollerat », une peinture résistant à la rouille, idéale pour les
persiennes et les jardinières. La prospérité de l’entreprise lui a
permis de devenir assez riche pour se retirer des affaires au
bénéfice de deux de ses neveux. Mais les jeunes gens ne
possédaient ni son sens de l’organisation ni sa bosse du commerce :
l’entreprise a périclité. À soixante-dix ans, l’oncle a donc dû
reprendre du service et l’année suivante, l’usine chimique redevenait
florissante.
L’oncle Mollerat parle avec une voix de stentor qui ravit ou
terrorise ses interlocuteurs. Ses colères homériques tétanisent son
entourage. Chacun sait qu’il ne faut jamais lui parler du portrait de la
jeune femme inconnue accroché dans l’entrée. Dans les soirées, il
fait le joli cœur malgré son grand âge. Né en 1772, il a vécu les
évènements de 1789 et porte en bandoulière ses convictions
républicaines. Il ne s’est jamais remis du 10 Thermidor, qui a vu
Robespierre grimper sur l’échafaud avec vingt et un de ses
partisans.
« C’est vrai, Oncle Jean-Baptiste, que vous avez connu
Robespierre ?
— Aussi vrai que tu te trouves devant moi, mon garçon ! Et je
peux te dire que c’était un homme comme tu n’en connaîtras jamais.
Un avocat hors pair. Le premier et le dernier des incorruptibles. Il
fallait l’entendre quand il défendait l’abolition de la peine de mort et
de l’esclavage ! Ah, les Girondins n’en menaient pas large lorsqu’il
montait à la tribune ! »
Devant son neveu hypnotisé, il s’emporte. Son poing s’abat sur
la table.
« Bonaparte, Louis XVIII, les Orléans et toute leur clique peuvent
aller au diable ! La République triomphera. Il faut faire vite, car la
misère des hommes et le fanatisme des religions ne sont plus
supportables. »
Il ajoute, en menaçant son neveu de son index et en le fixant de
ses yeux grossis par des verres épais, encadrés de sourcils
broussailleux :
« Souviens-toi, Gustave, que tous les rois sont des coquins ! »
Le meilleur ami de Mollerat, Michel Pierret, est lui aussi le patron
d’une entreprise de produits chimiques. Il règne sur le marché de
l’acide sulfurique. Sa voix porte moins fort, mais le personnage est
fascinant. Toujours frigorifié, il s’enveloppe dans deux ou trois
épaisseurs de châles, ce qui lui donne une allure étrange, un peu
inquiétante, au milieu de ses cornues et de ses tubes à essais. Il
possède des mines de sulfate de cuivre et Gustave a visité son
atelier de Couternon.
On dit que Pierret est un adepte du spiritisme. Il le pratique avec
son domestique, qui lui transmet les messages de l’au-delà grâce à
l’écriture automatique et aux tables tournantes. Cet homme, qui
connaît les plus grands savants de son époque, tient à Gustave des
discours sur l’infinité du temps ou de l’espace que le garçon ne
comprend qu’à moitié, mais qui alimentent ses réflexions.
Au contact des deux hommes, Gustave affermit sa conviction
qu’un individu, même isolé, peut modifier le monde. Qu’il peut
construire des pyramides qui tutoient le ciel. Et que ces exploits-là
ne s’apprennent pas à l’école : seule compte la volonté.
Un soir où ils sont seuls, l’oncle Mollerat boit trop de vin et d’eau-
de-vie. Sa femme n’est pas là pour le ralentir et Gustave n’ose rien
dire, même s’il craint les colères qui vont suivre. Mais l’homme qui a
vu Robespierre sur la guillottine n’est pas dans un jour de colère. Il
est en mal de confidences.
« Lorsque j’avais dix-huit ans, je suis tombé amoureux d’une
jeune fille de bonne famille. Elle s’appelait Juliette. Si tu avais vu sa
beauté ! Elle avait une voix très douce, et des yeux à se damner. Je
travaillais pour son père et je la croisais souvent. Elle partageait ma
passion. Enfin, je le croyais. »
La voix de l’oncle se perd dans les derniers mots. Va-t-il
s’endormir ? Cela arrive quand les gens boivent trop. Gustave
aimerait connaître la suite. L’oncle relève la tête, remplit un nouveau
verre.
« Vois-tu Gustave, lorsque je suis allé demander sa main, en
habit et gants beurre frais, son père m’a jeté dehors. C’était un riche
bourgeois de Dijon, qui avait une haute opinion de lui-même et
voulait donner sa fille à un aristocrate. Je n’étais pas digne d’elle. »
L’oncle se redresse brusquement :
« Jure-moi, petit, que tu ne répèteras cette histoire à personne. »
Gustave promet tout ce qu’il veut. L’oncle laisse couler une
gorgée au fond de sa gorge.
« Elle m’aimait pourtant… Un soir, nous nous sommes donné
rendez-vous dans le pressoir. Je lui ai dit que j’allais partir en
Amérique, que j’y ferai fortune, et que je reviendrai demander sa
main. Elle m’a donné un petit portrait d’elle en médaillon, en jurant
qu’elle me resterait fidèle. Je l’ai fait agrandir. Mais à mon retour… »
L’oncle était resté six ans en Amérique. Il était devenu un grand
chimiste et allait devenir un grand entrepreneur. Las ! Entre-temps,
la demoiselle s’était mariée à un notaire de Chalon. Alors il avait
épousé Catherine Moneuse… sans se résoudre à jeter le portrait de
sa muse.
L’oncle relève la tête et regarde Gustave sans le voir. Il a les
yeux humides, à moins que ce ne soit l’alcool ou la vieillesse. Il a
soixante-douze ans et ne s’est jamais remis de son chagrin d’amour.
Gustave pense à Alice, à ce qu’il doit faire pour être digne d’être
aimé. Tandis que son oncle range la bouteille et monte se coucher, il
s’approche de la fenêtre et dessine un A sur la vitre embuée.
3

Le réveil du cancre

DIJON, JANVIER 1848

« Gustave ! Devine qui est là !


— Qui donc ?
— Tu vas voir ! Dépêche-toi ! »
Marie a l’air joyeuse, accoudée à la rampe. Mais son regard est
inquiet. Gustave descend les escaliers en trombe. Dans le vestibule,
il se fige. Alice, devant la porte, tient le bras d’un jeune homme.
« Je vous présente Émile Amiel », dit-elle, avec un petit rire
gêné.
Marie donne à son frère un coup de coude dans les côtes, sinon
il resterait planté là, mutique. Heureusement, sa mère s’empresse.
Tandis qu’une domestique débarrasse les visiteurs de leurs
manteaux, elle les fait entrer au salon, leur propose une liqueur.
Gustave s’assoit aussi, mais autour de lui, tout semble cotonneux.
Alice raconte fièrement que son fiancé est professeur à Dijon,
qu’il a de grandes ambitions. Elle a vingt et un ans, lui vingt-quatre,
ils vont se marier à l’été. Émile semble plein d’assurance. Parfois, il
coupe Alice pour parler à sa place. Sa voix résonne étrangement, au
loin, dans la tête de Gustave. Il se dit que la dernière fois qu’il a vu
sa cousine, six mois plus tôt à la communion d’un cousin, elle ne lui
a rien dit. Ils n’ont plus passé de vacances ensemble depuis l’été de
la chute, mais ils se sont croisés souvent, lors des fêtes de famille,
des enterrements, des baptêmes, des mariages. Ils ont eu de
longues discussions ; elle lui a confié qu’elle ne voulait plus diriger la
ferme vinicole de sa tante ni être exploratrice, mais devenir
pharmacienne, comme feu son père. En tout cas elle ne voulait pas
se marier, elle voulait être autonome, indépendante. Et la voilà qui
débarque avec son fiancé. Pourquoi ne lui en a-t-elle jamais parlé ?
Comment peut-elle ainsi rentrer dans le rang ?
Alice pose la main sur le bras de son cousin assis près d’elle sur
une bergère. Elle jauge le muscle de son avant-bras, mais lui parle
comme à un petit garçon.
« Comme tu es grand et fort maintenant, Gustave ! »
Il lui adresse un sourire forcé. Il est fort, c’est vrai, mais il n’est
pas grand. Seulement un mètre soixante-cinq, et il ne grandit plus.
Sa mère répond à sa place :
« Oui, Gustave a beaucoup changé ces derniers mois.
— Je suis sûre qu’Émile et toi allez être bons amis comme nous
l’étions autrefois, n’est-ce pas ? » reprend Alice.
Marie observe son frère, qui rougit imperceptiblement. Elle sent
sa détresse, sous ses airs de fier-à-bras. Mais on ne pleure plus à
quinze ans. On devient cynique. On se venge des filles.
Les visiteurs prennent des nouvelles de leurs hôtes. Après une
douzaine d’années de labeur, Mélanie Moneuse a si bien réussi
dans son commerce de houille qu’elle l’a vendu : la perspective
d’une crise économique lui faisait craindre de tout perdre. Bien lui en
a pris : la crise a eu lieu en 1846. Grâce à son intuition, elle se
trouvait alors à la tête d’un capital confortable, qui, depuis, leur
assure une petite rente. Les « Boenickhausen, dit Eiffel » ne sont
pas milliardaires, mais ils ont grimpé plusieurs échelons dans la
hiérarchie sociale : en une décennie, ils sont passés de la pauvreté
à la bourgeoisie aisée. Trop vite, sans doute, pour leurs anciens
voisins dont ils excitent la jalousie malgré la modestie de leur train
de vie. Certains font remarquer que leur vrai patronyme est
Boenickhausen et non Eiffel. On les soupçonne de ne pas être de
bons Français.
Mélanie Eiffel a utilisé une partie de son capital pour s’associer à
l’un de ses anciens clients, le brasseur Édouard Régneau. Une fois
encore, Alexandre se charge de la comptabilité tandis que sa femme
suit la production et les affaires commerciales. Ils ont emménagé au
Castel, le petit château du XVIIIe dont les communs abritent la
brasserie. Régneau y vivait déjà avec sa femme et ses enfants, un
peu plus âgés que les enfants Eiffel mais Fanny, la dernière, ne
demande qu’à jouer avec eux le rôle de sœur aînée.
La famille est enfin réunie. Gustave a quitté la rue Turgot. Le
Castel, entouré d’un immense parc, pouvait largement accueillir tout
le monde, et ses parents sont désormais disponibles pour lui : la
gestion d’une brasserie est moins chronophage que la distribution de
charbon. L’ambiance familiale a transformé le jeune garçon. Chaque
soir, lorsqu’il rentre du lycée, le miracle se renouvelle : il retrouve ses
parents et surtout ses sœurs, Marie et Laure. La première, aussi
brune que la seconde est blonde, n’a que deux ans de moins que
lui ; elle est sa complice et sa confidente. Laure a quatre ans de
moins, c’est la petite dernière, il est moins proche d’elle. Et surtout,
Marie lui voue une admiration sans bornes, elle est sûre qu’il fera de
grandes choses. Elle aussi a connu l’époque bénie des vacances à
Gilly.
« Marie, tu crois que je devrais écrire à Alice ? lui a-t-il encore
demandé la veille.
— Mais tu lui as déjà souhaité la bonne année !
— Justement, elle m’a répondu… C’est à moi d’écrire
maintenant.
— Que veux-tu lui raconter ? Attends son anniversaire !
— C’est loin. Tu crois qu’elle pense à moi parfois ?
— Ce qui est sûr c’est que moi, à sa place, je ne voudrais de
personne d’autre ! »
Il n’aura plus besoin d’écrire, ni de se poser des questions sans
espoir : tandis que sa mère sert les liqueurs, il imagine Alice en robe
de mariée. Alice entourée d’une nichée de bébés. Marie le regarde
avec insistance, elle a envie de le secouer.
« Sais-tu, Alice, que ton cousin collectionne les prix d’excellence
maintenant ? » lance Mélanie, qui ne se rend compte de rien.
Mélanie Eiffel suit désormais de très près les études de son fils.
La brasserie ne demandant pas ses soins constants, la réussite de
Gustave est devenue son nouvel objectif personnel, et le jeune
garçon s’efforce de ne pas décevoir ses attentes. Cette mère, qu’il
vénère autant qu’il la craint, l’oblige à travailler tous les soirs et lui
demande des explications à chaque note décevante. Les débuts
sont laborieux, mais le travail finit par payer. Au Collège royal de
Dijon, en fin de troisième, il décroche ses premiers accessits : de
jolis certificats, ornés de lauriers, établis au nom de « Gustave
Boenickausen dit Eiffel ». En seconde, il fait partie des meilleurs.
L’écolier médiocre se transforme peu à peu en élève brillant.
Les cours sont devenus intéressants : ils parlent à son
intelligence. Il ne s’ennuie plus – mieux : il trouve plaisir à apprendre.
Parce qu’il fait partie des meilleurs, son avenir s’éclaire. Il sera
ingénieur chimiste. Il marchera sur les traces de Mollerat et de
Pierret.
Les deux hommes ont repéré les capacités de l’adolescent, et ils
le font participer à leurs conversations. Ces deux républicains
développent devant lui des théories philosophiques et théologiques
qui lui laissent entrevoir des perspectives inexplorées. Ils lui
insufflent, sans qu’il s’en rende compte, le positivisme d’Auguste
Comte, dont le courant philosophique se structure. Ils l’ouvrent à la
science et aux inventions, à la modernité et à l’industrie. L’oncle
Mollerat lui laissera son usine s’il devient ingénieur. Le vieil homme
est convaincu qu’avec son énergie, sa force de caractère et son
imagination, Gustave saura lui donner un nouvel élan.
La fréquentation de cet oncle habité par la haine des rois, et celle
du positiviste Pierret, a eu raison de sa foi religieuse inculquée à
coups de baguette sur les doigts. Il a franchi, dirait Auguste Comte,
la phase théologique des premiers âges de l’esprit humain. Il sait
désormais pourquoi tout attendre du Très-Haut et de sa puissance
bienfaitrice rend la vie inutile et frustrante.

Son père, toujours nostalgique de l’Empereur vingt-cinq ans


après sa mort, traite maintenant son fils en adulte et ils ont ensemble
des discussions enflammées sur la République et le bonapartisme,
au cours desquelles le jeune homme retient ses coups. La
monarchie de Juillet fait l’unanimité contre elle, mais son père la
défend faute de mieux. La veille, ils ont commenté le discours du
député Tocqueville qui, le 27 janvier 1848, a alerté ses pairs sur le
risque de révolution imminente : « Est-ce que vous ne sentez pas le
vent de révolution qui est dans l’air ? » a lancé l’auteur de La
Démocratie en Amérique, trouvant pour une fois les accents d’un
tribun. Marie dit qu’ils discutent pour discuter. Cette ambiance
familiale qui a tellement manqué au jeune garçon pendant ses dix
premières années le met en confiance. Il se sent écouté et
apprécié : il n’est plus le seul à croire en lui-même. Entouré
d’affection, Gustave sort de sa chrysalide.
L’épanouissement scolaire du jeune garçon a une autre
explication : l’envie d’aller poursuivre ses études à Paris. En
septembre 1844, il s’est rendu pour la première fois dans la capitale
avec sa mère ; elle lui promettait le voyage lorsqu’il aurait un prix
d’excellence, mais elle a cédé avant que l’événement n’ait lieu. Sage
décision : si un Paris inconnu, une perspective abstraite ne
constituait pas une source suffisante de motivation pour un garçon
de douze ans – malgré la présence de sa cousine préférée dans la
capitale –, le Paris qu’il a découvert, la « capitale de l’Europe », lui a
fourni de bonnes raisons d’y revenir.
« Paris fait un effet que je ne peux t’exprimer. Je crois rêver, tout
cela est féérique », écrit-il à son père, seule personne de la famille
au courant de l’escapade pour éviter les jalousies. Versailles le
fascine. Le Palais-Royal, les Tuileries, la colonne Vendôme, les
Champs-Élysées, le Louvre, la Madeleine l’émerveillent. Il donne à
manger aux ours au Jardin des Plantes. Il admire les statues de
Louis XIV place des Victoires et d’Henri IV sur le Pont-Neuf. Il est
ébloui par l’éclat des lumières du passage Vérot-Dodat. La mère et
le fils vont dîner au restaurant avant d’aller à l’Opéra. À l’époque,
Alice habite encore à l’est de Paris, trop loin pour qu’ils aillent la voir,
à son grand regret. Mais il fait la conquête des Denis, les cousins de
son père qui les accueillent sous leur toit, et en particulier d’Émile et
Herminie, les jeunes gens de la maison, un peu plus âgés que lui.
Émile se propose déjà d’être son mentor et assure qu’il le
« dégrossira ». Quant à Herminie, elle écrit à Alexandre :
« Nous avons fait ample connaissance avec Gustave, cher
cousin, et je te dirai tout bas de manière à ce qu’il n’entende pas que
c’est un bien bon et bien intelligent enfant que j’aime de tout mon
cœur. Comment me trouves-tu avec ce mot “enfant” quand, au fond
de moi-même, je ne puis m’empêcher de reconnaître qu’il en sait
déjà plus long que moi ? Mais je pense à son âge et au mien et c’est
par cela seul que je lui ai donné ce nom d’“enfant” que l’on rougit
presque maintenant de porter. »
Gustave a hâte de retourner à Paris. Même si Alice n’y habite
plus : elle lui explique justement qu’avec son futur mari, ils vont vivre
à Dijon. Son Émile veut entrer en politique.
« Je vais travailler avec le maire, puis le remplacer », annonce le
fiancé.
Gustave est gêné pour sa cousine de cet étalage de fatuité.
« Et c’est à Dijon qu’Alice va ouvrir sa pharmacie ? lance-t-il.
— Il n’est plus question de pharmacie, coupe Émile.
— C’étaient des enfantillages, sourit Alice. Je m’occuperai de ma
maison, de mes enfants, j’aiderai Émile à bâtir sa carrière. Mais toi,
Gustave, tu pourras venir nous voir quand tu rentreras au Castel,
n’est-ce pas merveilleux ? »
Plus elle montre d’enthousiasme, plus il se renfrogne. Sa cousine
le déçoit. Il la croyait différente des autres.
La révolution de 1848 éclate quelques semaines plus tard. Dijon
ne s’enflamme guère et l’on y apprend tardivement les insurrections
de la capitale. Pris entre le bonapartisme de son père et le sentiment
républicain de l’oncle Mollerat, qui regrette que ses soixante-dix-huit
ans le privent de barricades, Gustave penche en faveur du second
mais ne l’avoue qu’à demi-mot au premier. Leurs joutes verbales
n’étaient plaisantes que parce qu’elles étaient abstraites. Lorsqu’on
décompte des morts par dizaines et bientôt par centaines à Paris, un
tel différend n’a plus rien de stimulant. Louis-Philippe est contraint
d’abdiquer, la monarchie de Juillet est abolie. La deuxième
République est proclamée. Mollerat triomphe. Les désordres de juin
et la montée des provinciaux à Paris pour défendre l’Assemblée
nationale ne concernent que mollement la Bourgogne. L’élection, à
la fin de l’année, du neveu de l’Empereur, Louis-Napoléon
Bonaparte, fait rentrer la France dans l’ordre. Alexandre, qui est
monté à Paris pendant les troubles, tient sa revanche.
Gustave s’intéresse peu aux évènements, il les vit au travers des
lettres de son père. Car à l’été 1848, une autre
découverte l’accapare : les filles. Il court les bals et les fêtes de
village. Il n’a pas seize ans mais il est bien bâti, beau parleur et
surtout bon danseur, ce qui assure son succès auprès des
villageoises. Valses, galops, polkas, il est de toutes les reprises. Il
pratique cet exercice comme l’escrime : en compensant sa relative
petite taille par l’inventivité, et en appliquant une stratégie éprouvée.
C’est ce qu’il appelle « la danse et ses conséquences ».
Marie lui reproche de ne plus se confier à elle. Le matin du
16 août, au lendemain du bal de Dijon, où ils sont allés ensemble
mais où elle ne l’a qu’entraperçu, elle entre dans sa chambre à dix
heures du matin. Il se réveille avec un soupir. Elle s’assoit sur son lit
et lui tire les cheveux.
« Dis donc, tu n’as pas l’air très frais… Tu t’es couché tard ?
— J’ai dormi trois ou quatre heures.
— Tu m’en diras tant ! Qu’as-tu fait hier soir ? Papa et Maman
m’avaient confiée à toi, et tu as disparu au bout d’une demi-heure…
— Tu étais avec Laure et Tante Catherine, tout allait bien ! »
Marie sait qu’avec son frère, les rapports de force payent
rarement. En revanche, il se laisse facilement amadouer par la
douceur. Elle prend une boucle de ses cheveux sur le dessus de son
crâne, en fait un accroche-cœur et glisse d’un ton enjôleur :
« Et alors… ? Qu’as-tu fait ?
— J’ai rencontré une jeune fille que je connaissais. Je l’avais
déjà vue au bal de Gilly en juillet… Nous nous sommes promenés.
— Toute la nuit ? »
Gustave hausse les épaules sans répondre.
« C’est ta fiancée ?
— Comme tu y vas ! C’est une bonne amie. Tu sais, j’en ai déjà
eu une au début de l’été, après le bal du 14 -Juillet… Et une autre la
semaine suivante.
— As-tu été amoureux d’une de ces filles comme tu l’étais
d’Alice ?
— Jamais. »
Le ton est péremptoire, la bouche pleine d’amertume. Marie est
désarçonnée.
« Ce sont des villageoises, explique Gustave, elles sont faciles à
impressionner, mais ça ne peut pas durer avec elles.
— Et pourquoi donc ? Quel besoin as-tu de changer tout le
temps ?
— C’est le plaisir de la conquête… »
Gustave, si gentil avec elle, pourrait se comporter en parfait
goujat avec d’autres ?
« Mais comment fais-tu pour les conquérir, alors ? »
Partagé entre fierté et culpabilité, Gustave hésite. Il cède devant
l’insistance de sa sœur.
« D’abord, je repère la fille la plus avenante de la soirée.
— La plus jolie ?
— La plus avenante, ce n’est pas la même chose. Je connais
des beautés si froides que tout le monde les fuit. Ensuite, je vérifie
qu’il n’y a pas de cavalier dans les parages. Si c’est le cas, je l’invite
trois fois de suite.
— Tu retiens trois danses d’affilée sur son carnet de bal ? »
Gustave secoue la tête. Sa sœur n’est jamais allée dans les bals
de village. Les filles de là-bas n’ont pas de carnet.
« Non, mais je l’empêche de retourner à sa place quand la
musique s’arrête !
— Et elle ne proteste pas ?
— Si elle proteste, je n’insiste pas.
— Et si elle accepte ?
— Si elle accepte, je lui mène un rythme d’enfer. Je ne lui laisse
aucun répit. Lorsqu’elle demande grâce, je lui propose d’aller
prendre le frais dans une rue alentour.
— Et c’est là que tu l’embrasses ?
— Si elle a tout accepté jusque-là, c’est qu’elle en a envie, elle
aussi… Mais si c’est une fille de bonne famille, bien éduquée, elle
doit refuser.
— Que fais-tu alors ?
— Je la raccompagne poliment au bal et je change de cavalière.
Mais en général…
— En général ?
— … elle se laisse embrasser. »
Marie répète pensivement :
« Au fond, soit elle accepte et tu ne te marieras jamais avec elle
parce que ce n’est pas une fille bien… Soit elle refuse, parce que
c’est une fille bien, et elle ne t’intéresse plus. C’est ça ? »
Gustave hausse les épaules. Le jeu normal, pour un garçon de
son âge, consiste à pousser son avantage le plus loin possible. Il
assume ce paradoxe : avec une fille, plus il va loin dans l’expression
de l’amour, moins il l’aime. Sa sœur ne peut pas l’approuver.
« Les dés sont pipés », laisse-t-elle tomber.

Marie se lève et se dirige vers la fenêtre. Au fond, elle comprend


tout, mais ne peut pas l’avouer. C’est la seule manière de concilier
son admiration pour lui et la femme qu’elle est – c’est-à-dire une
victime potentielle des hommes comme lui.
Gustave n’a pas toujours été ainsi. Il ne se comportait pas en coq
de village avant la visite du jour de l’An qui lui a fait perdre ses
illusions.
Mais s’il passe ses étés à courir les bals, Gustave travaille sans
relâche le reste de l’année. Ce bachotage intensif fonctionne : il
obtient à dix-sept ans, avec les honneurs, ses deux baccalauréats,
lettres et sciences, pour le plus grand bonheur de sa mère. Ses
professeurs l’encouragent à tenter Polytechnique. Même s’il préfère
les matières littéraires aux matières scientifiques, il en a la capacité
intellectuelle. Ses parents choisissent le collège laïque Sainte-Barbe,
dans le quartier Latin à Paris, pour ses années de « prépa ». Il doit y
entrer en septembre 1850.
Pendant son dernier été en Côte-d’Or, il voit souvent Alice et son
mari. À l’heure du thé, ils jouent ensemble au whist ou au piquet. Sa
« petite marraine » est enceinte, et la grossesse lui va bien. Il a le
cœur serré lorsqu’il la regarde, blonde et douce, penchée sur la
table basse, versant délicatement dans les tasses l’eau fumante que
la bonne vient d’apporter. Elle ressemble de plus en plus à une
version blonde de Juliette Récamier, la maîtresse de Chateaubriand,
cette femme de lettres dont le salon rassemblait tous les écrivains
de son temps, et qui vient de s’éteindre. Un soir, Gustave apporte
chez les Amiel la reproduction, en miniature, du portrait de Juliette
jeune, par François Gérard.
« Tu ne trouves pas la ressemblance incroyable ?
— Tu crois ? murmure Alice, rougissante.
— À part la couleur de la robe et la coiffure… je ne trouve pas !
grommelle Émile. Tu as trop d’imagination, Gustave.
— Mais si, regarde les yeux, la courbe des sourcils… l’arête du
nez… »
Le mari de sa cousine hausse les épaules. Alice s’empresse de
changer de sujet.
« Au fait, Gustave, comment as-tu trouvé le dernier livre de
George Sand ?
— Très bien écrit. Et tellement réaliste !
— J’ai failli pleurer quand Fanchon… »
Émile l’empêche de terminer sa phrase :
« Ma femme est trop facile à émouvoir. Il faut l’excuser : c’est la
grossesse. J’ai hâte que notre petit garçon soit né.
— Tu devrais lire La Petite Fadette, toi aussi, laisse tomber
Gustave. »
Les discussions littéraires ennuient Émile. Avec lui, il ne faudrait
parler que de politique. Brusquement, il se lève.
« Je vais faire un tour en ville. Je serai là pour le souper. »
Gustave regarde sa cousine donner à sa bonne des consignes
d’un ton égal. Émile n’est pas conscient du trésor dont il est le
dépositaire ; Gustave en souffre pour Alice. Parfois, il lui en veut
d’être descendue de son piédestal.
« Comment peut-elle ainsi se laisser faire ? dit-il à Marie. Émile
est un gentil garçon mais il a un gros défaut : il veut toujours avoir
raison.
— Et tu le laisses dire ?
— Non, mais à la longue, c’est fatigant. Avec l’oncle Mollerat,
quand ils parlent politique, j’ai toujours peur qu’ils en viennent aux
mains ! »
Les soirées chez l’oncle Mollerat se suivent et se ressemblent.
Tandis qu’Amiel et Mollerat se perdent en arguties, Gustave discute
littérature avec sa cousine. Il lui arrive de se forcer à lire un roman
qu’elle a aimé pour avoir un sujet de conversation avec elle. La veille
du 15 août, il l’emmène faire une promenade en barque sur la
Saône. Émile a été retenu au dernier moment mais il a insisté pour
qu’ils y aillent tous les deux. Il ne craint pas Gustave, il sait que sa
femme le considère comme un enfant. Il le taquine régulièrement sur
le « faible » qu’il aurait eu jadis pour sa cousine.
Ils ont emporté un pique-nique, le soleil est doux, à peine
masqué par un nuage de loin en loin. Alice est obligée d’ouvrir son
ombrelle. Tandis qu’elle s’extasie sur l’efficacité de Gustave et
admire ses biceps, le rameur ne la quitte pas des yeux. Les
occasions d’être seul à seule sont si rares ! Bientôt il partira pour
Paris, il fera un saut dans l’inconnu, tandis qu’elle deviendra mère de
famille. Il aimerait lui dire l’importance qu’elle a eue pour lui pendant
toutes ces années : sans les perspectives qu’elle incarnait, sans
l’amour qu’il lui portait, comment aurait-il vécu son absence
d’enfance ? Mais il craint de gâcher leurs derniers moments en
brisant leur fragile équilibre.
Quand il ne passe pas ses soirées avec ses cousins, Gustave
continue de jouer à la « danse et ses conséquences ». Il n’a pas
menti à sa sœur : il ne tombe jamais amoureux des paysannes et
des cousettes qu’il lutine dans les foins après quelques valses
endiablées. Dans sa représentation du monde coexistent les
femmes épousables et celles qui ne le sont pas. Celles qui ont une
dot et celles qui n’en ont pas. Au fond, il ne croit plus à l’amour
comme il ne croit plus en Dieu. La passion, dirait l’oncle Mollerat, est
une maladie de l’enfance. Il a appris à la circonscrire.
Malgré sa joie de monter à Paris, le départ du Castel est
douloureux. Sa mère a beau remplir son sac de confitures et de
cerises à l’eau-de-vie, Marie jurer qu’elle lui écrira tous les jours, il a
le cœur gros. Il craint la solitude. Elle ressemble à l’abandon. Elle
fait remonter à la surface ses peurs de la rue Turgot.
4

L’ivresse de Paris

PARIS, MARS 1854

Mélanie a mis dans son cabas un bocal de pâté de lièvre et deux


bouteilles de Clos-Vougeot. Mme Eiffel monte chaque année à la
capitale acheter du matériel pour la brasserie ; elle aime les
équipements modernes. Elle n’a pas prévenu son fils de sa visite,
elle veut le surprendre dans la chambre du Marais qu’elle lui a
trouvée deux ans plus tôt, quand il a été reçu à Centrale. Elle l’a
louée rue Saint-Gilles, à prix d’or, mais la pièce est confortable et
bien chauffée, et surtout à deux pas de l’école, installée rue de
Thorigny, dans l’hôtel Salé. Peu d’élèves ingénieurs sont aussi bien
lotis.
Devant la loge de la concierge, une pancarte indique la
réouverture à quatre heures. Il est six heures et demie et le rideau
est toujours baissé. Mélanie passe outre et monte au premier étage.
Elle frappe. Pas de réponse. À cette heure pourtant, Gustave est
forcément rentré de ses cours. Soudain, un pas retentit dans
l’escalier.
« Maman ! Que fais-tu là ?
— Devine ! Je t’attendais. »
Gustave est échevelé, un peu rouge, il porte une gibecière en
bandoulière.
« D’où reviens-tu ? interroge Mélanie en embrassant son fils du
bout des lèvres. Pas de tes cours, j’imagine ? Tu faisais tes révisions
à la bibliothèque ?
— Je suis allé à la piscine Deligny. J’ai participé à un concours
de sauvetage. Le temps de rentrer… »
Gustave met quelques secondes à trouver la clé dans sa poche.
Il ouvre la porte et laisse passer sa mère.
« Il fait bien chaud chez toi ! s’exclame Mélanie en ôtant ses
gants et son chapeau.
— Tu sais Maman, c’est difficile d’écrire avec l’onglée », proteste
Gustave.
Il sait que sa consommation de charbon étonne sa mère, mais
comment faire autrement, quand la chambre est orientée plein
nord ?
« Je viens pour t’inviter au restaurant, pas pour me quereller
avec toi, continue-t-elle en cherchant des yeux un endroit où poser
son chapeau. Si tu veux, nous pouvons même aller au spectacle.
Une petite sortie te fera le plus grand bien. »
Soudain, elle tombe en arrêt devant un chapeau de paille fleuri
posé sur une chaise.
« À qui appartient ce joli chapeau ? » demande-t-elle d’un ton
léger.
Son fils ne répond pas.
« Comment ? Tu ne sais pas ? »
Gustave connaît parfaitement la propriétaire du chapeau, mais il
n’a pas envie d’en parler à sa mère. Elle s’appelle Perrine, elle est
couturière, il l’a rencontrée à la sortie d’un bal. Elle a un petit garçon
de six ans et gagne sa vie pour tous les deux, car son mari a été tué
pendant les évènements de 1848. Mais Perrine aime s’amuser, elle
a le béguin pour Gustave et elle vient de temps en temps lui rendre
visite dans sa garçonnière, en laissant son fils chez une voisine. Il
n’a pas eu le temps d’aller lui rendre son chapeau, il espérait la voir
en fin de semaine. Perrine débarque généralement sans prévenir, se
laisse prendre sans faire de manières, et ne reste jamais plus d’une
heure. Tout à fait le genre de femmes qu’il lui faut en ce moment :
son esprit est trop occupé par le travail pour penser à autre chose.
Mélanie interroge son fils du regard. Gustave s’en irrite :
« Que voudrais-tu, Maman ? Que je me fasse moine ? Je ne vais
quasiment plus dans les fêtes publiques, veux-tu que je devienne
fou à travailler jour et nuit ? Je me lève à quatre heures tous les
matins ! »
Sa mère se retient de lui dire que ses camarades occupent
presque tous un emploi de serveur ou de livreur de charbon pour
payer leurs études, et que lui ne sait que dépenser. Elle ouvrirait
bien son armoire pour compter combien d’habits, de chemises et de
gilets il a achetés cette année. Mais elle se tait. Après tout, c’est son
unique fils, et elle a les moyens : la brasserie tourne bien, ses filles
seront bientôt mariées toutes les deux, l’une et l’autre avec une jolie
dot. Elle n’a donc plus que Gustave à entretenir. Certes, à en juger
par son train de vie, il n’a rien d’un étudiant modèle. Ses notes de
blanchisserie, de ressemelage de bottes ou de fiacre ne sont pas
celles d’un reclus décidé à sortir major de Centrale. Il raconte dans
ses lettres que, le dimanche, avec Émile, Herminie et Xavier, ils vont
voir les spectacles sur le Champ-de-Mars, qu’ils assistent à des
reconstitutions de grandes batailles, ou à l’envol du ballon de
Poidevin qui soulève une calèche à deux chevaux… mais il ne
raconte pas ses soirées.
Mélanie chasse cette pensée importune : après tout, n’est-ce pas
de son âge ? Cette année, ses résultats plaident en sa faveur.
Gustave, qui devine ses pensées, en profite pour pousser plus loin
son avantage :
« Aux prochaines vacances, en juillet, nous avons décidé avec
Émile Denis…
— … ce vaurien !
— Nous avons décidé, donc, de prendre le train un samedi pour
aller à Dunkerque : j’ai tellement envie de voir la mer ! Ensuite, en
août, nous irons passer trois semaines dans les Alpes suisses. Le
chemin de fer est une chose merveilleuse, il faut en profiter.
— On ne te verra pas au Castel, alors ? Tes sœurs seront bien
tristes. Tu seras au moins là pour le mariage de Laure en
septembre ? »
Laure épouse Joseph Collin, le directeur du haut-fourneau et de
la fonderie de Châtillon-sur-Seine, en Côte-d’Or. Un garçon solide et
nettement plus âgé qu’elle.
« Quelle question ! Je viendrai au moins quinze jours, que crois-
tu ? Que je pourrais me passer d’elles ? Et de Papa et toi ? »
Gustave exagère un peu. S’il a souffert de la solitude il y a quatre
ans, à son arrivée à Paris, ce n’est plus vrai aujourd’hui. En classe
préparatoire, à Sainte-Barbe, il a cru mourir. Sainte-Barbe portait si
bien son nom ! Ses murs gris et ses salles sombres lui donnaient
envie de fuir. En face, l’horizon était bouché par les murs noirs du
collège Louis-le- Grand et ses fenêtres en enfilade. Le Panthéon
était proche, mais invisible. Il avait un nœud dans l’estomac en
pensant à la campagne dijonnaise. Des mois après son départ,
Marie continuait de lui écrire qu’elle n’osait pas pénétrer dans sa
chambre, que cela la faisait pleurer. Comme, d’ailleurs, les vers
affectueux et, selon elle, « magnifiquement tournés », qu’il lui
envoyait. Elle avait accroché le portrait de son frère au-dessus du
piano du salon. Lui, loin des siens, retrouvait les sensations de sa
petite enfance : l’odeur de solitude, cette angoisse trouble,
innommable, ce manque d’affection dont il avait été tellement
meurtri.
Dans ses lettres, Marie lui demandait de raconter les moindres
détails de son existence, en s’excusant à l’avance de son
sentimentalisme : « Je suis une petite bête, n’est-ce pas ? » Elle
l’appelait « mon bon chéri », « mon chéri bon petit frère meilleur
ami ». Elle écrivait : « Je voudrais toujours être seule à me promener
où nous nous sommes promenés ensemble. » Ou encore : « Tu
t’excuses de ton style décousu mais mon chéri le même mot répété
par toi dans ta lettre tout entière me ferait plaisir. » Elle a compris
qu’il lui fallait être aimé pour être fort. L’affection familiale, dont il a
tant manqué, est comme un moteur pour lui.
Gustave se creusait la tête pour trouver des choses gaies à
répondre. Il répétait qu’il pensait à eux tous et apprenait chaque jour
à les regretter davantage. Un jour, Marie lui annonce, au hasard
d’une lettre, qu’Alice vient de mettre au monde une petite Adelaïde.
Il s’y attendait bien sûr, mais ce soir-là, il se saoule.

Il se jette à corps perdu dans le travail et le sport. Il marche des


heures durant dans Paris : cela lui permet de réfléchir. Il va nager
deux fois par semaine à la piscine Deligny, sur la Seine ; on y
organise souvent des compétitions. Il pratique tout aussi assidûment
l’escrime dans la salle d’armes du quartier, avec le mari d’Herminie,
Xavier Gillot L’Étang. Car le temps qu’il n’occupe pas à se dépenser
ou à réviser, il le passe chez les Denis, quai de la Tournelle. Il se
sent bien dans cette ambiance familiale qui lui rappelle le Castel.
Les Denis ont organisé un grand banquet pour ses vingt ans, alors
qu’il venait d’arriver à Paris.
Avec le mari d’Herminie, Gustave découvre le magnétisme. Il
devient un adepte de l’hypnose. Cette nouvelle discipline le fascine :
les personnes endormies font exactement ce qu’on leur demande de
faire. Il a accepté de jouer les cobayes lors d’une séance organisée
par Xavier. Mais qu’a-t-il fait lui-même quand on l’a endormi ?
Mystère. Personne ne veut le lui dire.
Pendant les premiers mois de classe préparatoire, Gustave
obtient des notes brillantes. Mais ses bonnes résolutions font long
feu lorsqu’il découvre que le système est assez permissif. Non
seulement il a le droit de sortir le soir, mais il est autorisé à
« découcher » sur demande spéciale, et comme Émile Denis est
toujours prêt à l’accompagner dans ses virées nocturnes, Gustave
use et abuse des permissions. Une joyeuse bande de fêtards s’est
constituée autour d’eux, avec Paul Régneau, le fils du brasseur du
Castel comme lui étudiant à Paris, et de vieux amis de son cousin,
les Porlier et les Gasteboys. Au début, ils passent leurs soirées à
jouer aux échecs en fumant des cigares. Puis ils multiplient les
virées nocturnes et les retours à l’aube. Gustave travaille de moins
en moins le jour, et, la nuit, s’étourdit de spectacles, de carnavals et
de bals costumés. Le Gymnase, l’Opéra-Comique, l’Opéra, il veut
tout voir, tout essayer. L’ivresse de Paris s’est emparée de lui.
Un soir, à la fin de la première année de classe préparatoire, il
passe chez ses cousins avant de se rendre au bal costumé de
l’Opéra. Il est déguisé en Pierrot et ses cousins s’extasient sur son
élégance. Ils connaissent sa garde-robe bien fournie et ses
accessoires du dernier chic.
« Encore de nouveaux habits, Gustave ! s’exclame Hippolyte
Denis, qui de temps en temps se souvient qu’il doit jouer son rôle de
tuteur. Mais où trouves-tu l’argent pour les acheter ? Et le temps de
les faire confectionner ?
— Je me débrouille avec ma pension, répond le jeune dandy,
évitant de s’étendre sur les “rallonges” qu’il demande à sa mère tous
les mois.
— Et le temps de travailler ? Quand le trouves-tu ?
— Je travaille beaucoup, rétorque Gustave avec aplomb.
— Ce n’est pas ce que disent tes professeurs. J’ai reçu une lettre
de ton directeur des études, et je suis allé le voir hier. Il parle
d’“échec”. Ton deuxième trimestre et le début du troisième sont
catastrophiques. »
Gustave sait qu’il mérite ces remontrances pour sa « vie de
bâton de chaise ». Il fait confiance à son talent naturel : sa facilité, sa
capacité de concentration, sa mémoire l’ont toujours sauvé, pourquoi
cela changerait-il ? Une grosse alerte va le convaincre de changer
d’attitude. Le 27 mai 1851, il participe à la révolte des classes
préparatoires contre l’autoritarisme de Louis-Napoléon Bonaparte.
La direction décide de renvoyer tous les élèves de deuxième année.
Ce dont ses parents sont prévenus. Mais Hippolyte va trouver la
direction à la place de Mélanie et Alexandre Eiffel et défend la cause
de son neveu. Comme Gustave n’a pas fait partie des meneurs – il
était trop occupé par ses fredaines pour avoir le temps de fomenter
des troubles – il est réintégré, avec tous les étudiants qui prennent
l’engagement explicite de « se soumettre sans réserve ni concession
à l’autorité des maîtres ». Une quinzaine de fortes têtes sont
définitivement exclues. Gustave, piteux, se remet au travail.
Il rentre au Castel en septembre. Il s’y fait dorloter. Le soir, il
court les bals. Dans les foins coupés, il amène de nouvelles
conquêtes. Un soir, il va rendre visite à Alice. Il lui trouve le visage
fatigué et les joues creuses. Il prend dans ses bras la petite
Marguerite, un joli bébé épanoui. Il fanfaronne en racontant sa vie
parisienne. Alice l’écoute sans rien dire ; son visage reflète la même
douceur qu’autrefois, mais sa bouche semble amère. Tandis qu’elle
lui sert le thé, Gustave l’interroge. Elle finit par lâcher, les yeux
baissés, comme si elle avouait sa culpabilité :
« Je crois que j’attends à nouveau un bébé.
— Déjà ! Mais c’est merveilleux ! Tu vas avoir un garçon cette
fois. Tu as une petite fille adorable, en pleine santé ! Que demander
de plus ?
— Marguerite est tout mon bonheur. Mais je sens bien qu’Émile
est malheureux. Les enfants ne l’intéressent pas. Même si le
deuxième était un garçon… Il s’absente de plus en plus souvent, en
prenant prétexte de sa carrière politique. »
Elle soupire :
« Au vrai, je ne le vois plus. Et moi qui ai renoncé à tout pour
lui… »
Gustave s’approche de la jeune femme qui retient ses larmes. Le
cœur serré, il passe son bras autour de ses épaules dans le canapé
et l’attire vers lui. Alice blottit son visage contre sa poitrine et pleure
doucement. Gustave caresse machinalement ses cheveux fins. Il a
si souvent rêvé du jour où il la prendrait dans ses bras ! Comment
aurait-il pu imaginer que tout désir aurait alors disparu pour laisser
place à cette infinie tendresse ? Son rythme cardiaque s’est à peine
accéléré. Pourtant, sa petite marraine incarne toujours un graal, un
rêve inaccessible depuis son plus jeune âge. Mais en cet instant,
elle n’est plus qu’une âme en souffrance, dont il partage la peine.
« Tout ira bien, tu verras… »
Ses pleurs se calment. Il soulève le menton de la jeune femme et
essuie ses larmes. Alice esquisse un pauvre sourire, les yeux rougis.
Il pourrait embrasser cette bouche qu’il effleurait autrefois sur le
papier, mais il n’est pas sûr d’en avoir envie. Bientôt il aura vingt
ans, et elle vingt-cinq. Comme il l’a si ardemment souhaité autrefois,
leur différence d’âge ne compte plus. Mais la vie s’ouvre devant lui,
alors qu’elle se referme déjà sur Alice.

De retour à Paris, il décide de s’imposer une discipline de fer


pour l’année à venir. Pas question d’échouer aux concours qui se
profilent. Marie entretient la flamme par ses lettres quotidiennes.
« Sois pour cette année un peu moins philosophe et un peu plus
mathématicien », répète-t-elle. Elle se voit déjà pavoiser dans les
rues de Dijon au bras de son frère en grand uniforme de
polytechnicien. Il travaille tellement qu’il s’intéresse à peine au coup
d’État de Louis-Napoléon Bonaparte en décembre ; Sainte-Barbe est
loin du théâtre des émeutes, dans l’est de Paris. Mais Gustave
entend le bruit sourd du canon, sent l’odeur de poudre et de sang. Il
raconte à Marie la répression sur la capitale, dont les journaux de
Dijon ne parlent pas, et la mort du député républicain Baudin sur une
barricade du Faubourg-Saint-Antoine. Entre deux assauts de
barricades, les soldats se sont repliés dans son quartier, autour du
Panthéon. Toute la nuit, il a entendu leur sabbat infernal. Ils ont
abattu à coups de hache toutes les planches de chantier qui se
trouvaient autour du monument et en ont fait de grands feux au
milieu de la rue. Ils ont trop bu et chanté des chansons d’ivrogne.
Gustave est écœuré par les événements, au point de ne plus
vouloir parler politique. À Dijon, son père triomphe mais ses chers
républicains Mollerat et Pierret sont assommés.
Les concours peuvent se dérouler malgré tout comme prévu au
printemps, et les résultats des écrits sont réjouissants : Gustave est
admissible à Polytechnique. Il en profite pour demander à sa mère
de régler les factures de fiacre et de tailleur qui se sont accumulées.
Mais les ultimes épreuves orales ne lui réussissent pas. Il est recalé.
Cet échec le blesse dans son orgueil et ses parents accusent le
choc. Les rêves de parade de Marie ne se réaliseront pas. Il pourrait
certes redoubler, mais cette admissibilité dans la première école
d’ingénieurs de France lui offre malgré tout un joli lot de consolation :
il est automatiquement reçu dans l’autre grande école d’ingénieurs,
l’École centrale, cette « Sorbonne industrielle » créée en 1829. Les
centraliens sont les hérauts de l’industrie, les maîtres des usines qui
commencent à fleurir sur le territoire. Contrairement aux
polytechniciens, ces ingénieurs civils ne sont pas fonctionnaires ;
leur carrière n’est pas protégée ni leur responsabilité couverte, mais
ceux qui ont du talent et l’esprit d’entreprise peuvent faire fortune
dans l’industrie. La perspective n’est pas pour lui déplaire.
Gustave a choisi l’option chimie afin de pouvoir diriger l’usine de
l’oncle Mollerat. Les trois autres choix – métallurgie, constructions
civiles, et mécanique – ne l’inspiraient guère. La première année de
Centrale s’est bien déroulée et la seconde est déjà bien entamée, ce
jour de mars où Mélanie Moneuse a débarqué à Paris à l’improviste.
Elle fait le tour de la pièce et repose sur la chaise le chapeau de
paille dont elle ne connaîtra jamais la propriétaire. Après tout, il faut
bien que jeunesse se passe, son fils a toujours eu du succès. Son
regard s’arrête sur un dessin en couleurs punaisé sur le mur. C’est
une caricature qui représente Gustave, affublé d’un grand nez et
d’un nœud papillon, sautant au-dessus d’un train qui déraille et dont
la locomotive explose. La légende indique : « L’ingénieur E. faisant
l’essai d’une locomotive inexplosible de son invention. »
« C’est Chanmoit, un camarade de promotion, qui a dessiné
cette caricature, explique Gustave. Pas mal, non ?
— Il a repéré ton goût pour l’invention des objets les plus
farfelus… ou ton esprit dilettante… »
Mélanie s’efforce de prendre son air le plus sévère :
« Tes notes en dessin, en architecture et en métallurgie se sont-
elles améliorées ?
— Je suis dans le premier tiers de la promotion, que te faut-il de
plus ? Et sans le dessin, j’aurais pu être premier de promo !
— C’est tout de même dommage.
— Mais quelle importance, le dessin ou la métallurgie ? Je n’en
aurai pas besoin dans une usine chimique ! Je ne serai pas
architecte, je ne travaillerai pas le métal !
— Savoir dessiner, c’est quand même important pour un
ingénieur, non ? Et puis la métallurgie ouvre des perspectives
illimitées à ceux qui veulent construire le monde… »
Gustave sent quelque chose de forcé dans le ton de sa mère.
D’où lui vient cet enthousiasme soudain pour la métallurgie ? Et
qu’est-elle vraiment venue faire à Paris ?
« Enfin, le crayonnage n’a aucune importance ! J’inventerai,
j’améliorerai, je réaliserai, je vendrai… Je serai entrepreneur ! Je
développerai le Vert Mollerat !
— À ce propos, j’ai quelque chose à te dire, jette Mélanie en se
redressant et en regardant son fils droit dans les yeux. Nous nous
sommes brouillés avec ton oncle.
— Quoi ?
— Il ne te laissera pas son usine. Ne compte plus là-dessus. »
Gustave a l’impression que le ciel lui tombe sur la tête. Il
s’approche de sa mère. Elle est calme, trop calme.
« Mais… pourquoi ?
— Tu sais bien que ton père et lui ne se sont jamais entendus,
soupire-t-elle. La politique…
— Mais le coup d’État de Louis-Napoléon, c’est du passé,
voyons ! Je ne comprends rien à ton histoire. Pourquoi se brouiller
maintenant ?
— Écoute, tu sais bien qu’il est insupportable… et puis ma sœur
se range toujours de son côté !
— C’est avec Tante Catherine que tu t’es fâchée ?
— Non, avec lui… Enfin, ils sont arrogants tous les deux… Mais
ce n’est pas important, on n’a pas besoin d’eux.
— Ce n’est pas important ? C’est juste mon avenir que vous
faites exploser, avec vos stupides disputes ! »
Mélanie se dirige vers la porte et entraîne son fils avec elle pour
couper court à la discussion. Dans la rue, Gustave tente d’en savoir
plus. Mais sa mère est confuse dans ses explications, il sent qu’elle
lui cache quelque chose. Comment peut-elle nier l’importance de
cette brouille qui met fin non seulement à ses espoirs de succession
à la tête de l’usine chimique, mais à ses relations privilégiées avec
l’oncle Mollerat ? Visiblement, elle se refuse à en parler. Qu’à cela
ne tienne, il interrogera ses sœurs.
Lorsqu’il rentre à Dijon pour les vacances d’été, il est bien décidé
à obtenir des explications de Marie. Elle se fait d’abord prier :
« J’ai promis à Maman de garder le secret ! »
Mais il ne faut pas longtemps à Gustave pour la circonvenir. Sa
sœur grimace :
« Écoute, c’est une vieille histoire, mais qui a rebondi
récemment.
— Quelle vieille histoire ?
— Personne n’a voulu t’embêter avec ça, tu avais d’autres
préoccupations.
— Raconte, enfin !
— Tu te souviens de Théodore Boutin ?
— Le centralien ? Celui qui secondait notre oncle ? Oui, tu l’as
fréquenté, il y a deux ou trois ans. Papa t’a obligée à rompre.
— C’était un garçon merveilleux. Mais Papa ne l’aimait pas parce
qu’il était républicain.
— Je le suis aussi…
— Toi tu es son fils… et d’ailleurs, comme tu mets un malin
plaisir à brouiller les pistes, il ne connaît même pas tes opinions
politiques !
— Et Théodore Boutin ne savait pas cacher son jeu ?
— L’oncle Mollerat ne ratait pas une occasion de rappeler qu’ils
étaient du même bord. Donc il n’essayait même pas… et d’ailleurs,
Papa le provoquait. Avec Théodore, nous nous étions quand même
donné notre parole, parce que Maman, elle, était d’accord ; elle avait
fini par convaincre Papa. Ou on l’a cru.
— Attends. À l’époque, tu t’étais fiancée sans que j’en sache
rien ?
— Je n’ai pas eu le temps de te le dire ! Papa nous a surpris en
train de nous embrasser dans le petit salon.
— Et alors ? Pour des fiancés en puissance, ce n’était pas un
drame !
— Tu veux rire ? En fait, il n’était pas du tout convaincu ! Il
cherchait la première occasion pour me faire rompre ! Il se moquait
bien de me faire de la peine ! Il a mis Théodore dehors. Et lui, pour
ne pas envenimer les choses, n’a pas raconté que notre rupture
venait de Papa, alors l’oncle a cru à une querelle d’amoureux…
— Théodore n’a vraiment rien dit ?
— Non, mais il était très malheureux. Un ancien camarade de
promotion lui a proposé un poste à Paris, alors il a quitté Dijon sans
rien dire à personne. Et puis il y a quelques semaines, je ne sais trop
comment, l’oncle a découvert le pot-aux-roses. Et là, il a débarqué à
la maison. L’altercation a été violente. Maman a défendu Papa et
s’est fâchée avec sa sœur. Bref, la brouille était consommée. »
Gustave soupire.
« Eh bien tant pis ! Voyons le bon côté des choses. Cela me
laisse tous les choix ouverts désormais. Au fond, je n’ai jamais aimé
la chimie ! » Marie sait que son frère triomphera de ce coup du sort.
Il a de l’énergie, de l’audace, de la volonté, et il voit grand. Ceux qui
se fient à sa taille modeste commettent une grave erreur : sous
l’habit et sous la peau, Gustave est un bloc d’énergie à l’état pur.

« Tu sais, ce n’est pas pour son usine que je vais regretter l’oncle
Mollerat. Il m’a aidé à penser par moi-même, à l’époque où je
n’habitais pas avec vous. Il m’a aidé à grandir… – Le jeune homme
semble se parler à lui-même. – Lui et Pierret, ils m’ont ouvert au
monde, à sa complexité, à sa beauté aussi. Ils m’ont appris à me
passionner pour les choses. »
Gustave accuse le choc. La compagnie de Mollerat et de Pierret
a été structurante pour lui. Il leur doit une part de ce qu’il est. Ce
sont eux qui ont formé son jeune esprit laissé en jachère par un
système scolaire indigent, et qui l’ont sensibilisé à l’idéal républicain.
Ils lui ont insufflé aussi leur énergie d’entreprendre. De voir plus
haut, plus loin. Ils lui ont appris à oser.
« La fâcherie va avoir une autre conséquence pour toi », souffle
Marie.
Que peut-il y avoir de pire ? Il fronce les sourcils, regarde sa
sœur d’un air dubitatif. Elle dessine un A dans l’air.
« Alice ! » comprend-il aussitôt. Il enrage : « Évidemment ! Sa
mère a toujours été plus proche des Mollerat que des Eiffel… »
Gustave devra donc aussi faire le deuil de sa cousine. Il y a
longtemps qu’il ne pense plus à Alice tous les jours, mais ils
continuent d’échanger des lettres deux ou trois fois l’an.
« Je comprends maintenant pourquoi elle n’a pas répondu à ma
carte pour son anniversaire ! Et moi qui croyais qu’elle s’était
perdue… »
Alice appartient désormais à l’autre camp. Elle n’a que faire de
leurs liens privilégiés.
Il semble à Gustave qu’on lui inflige une nouvelle blessure. Elle
se cicatrisera, comme les autres, mais la peau restera sensible
autour de la plaie. Il garde rancune à sa mère autant qu’à son père,
car Mélanie n’a rien fait pour empêcher le désastre.
Il leur en veut aussi d’avoir poussé Marie, quelques semaines
après sa rupture, à fréquenter Armand Hussonmorel, un minotier
issu d’une famille franc-comtoise honorable. Il ne « sent » pas le
futur marié : il le trouve trop content de lui, trop préoccupé de sa
personne. Il a tenté alors d’en avertir sa mère, mais elle a balayé ses
objections.
« Marie ne peut pas être malheureuse, a-t-elle rétorqué. Non
seulement il est beau garçon, mais il a hérité de son père les Grands
Moulins et le Moulin Neuf ! Elle sera à l’abri du besoin, c’est tout ce
qui compte.
— Mais n’as-tu pas remarqué qu’il y avait en lui quelque chose
de faux ? »
Mélanie avait coupé court à la discussion avec une de ces
expressions que Gustave déteste :
« À attendre trop longtemps, on se retrouve le bec dans l’eau. »

Pendant sa dernière année à Centrale, Gustave réfléchit à son


avenir à court terme. Il est bien classé et à peu près certain d’obtenir
son diplôme. Il ne pense plus à l’usine chimique de son oncle. Il y
pense d’autant moins que l’oncle Mollerat a eu un accident ; il a fait
une chute dans un fossé et s’est éteint en mars 1855, à quatre-vingt-
deux ans. Gustave n’a pu ni le revoir ni assister à son inhumation.
Sa veuve a confié l’usine de Pouilly à deux de ses neveux et à Émile
Amiel, le mari d’Alice. Aucun de ces trois jeunes gens n’y connaît
grand-chose. L’entreprise va péricliter, Gustave en est certain. Être
patron d’industrie ne s’improvise pas. Lui, il en avait les qualités, il le
démontrera un jour.
En attendant, doit-il envisager une carrière dans la métallurgie, la
mécanique, les constructions civiles ? Ou rester dans la chimie ? Il a
envie de participer au mouvement industriel qui s’amorce. Il veut
faire partie de l’aventure, sans trop savoir où elle peut le mener. Le
15 mai 1855 s’ouvre à Paris la première exposition universelle
française, après celle de Londres quatre ans plus tôt. Les
professeurs encouragent les élèves à la visiter, surtout quand ils
n’ont pas encore trouvé leur voie. L’Exposition, qui va durer six mois,
est une vitrine du savoir-faire industriel de la France et de
l’Angleterre, les premières puissances mondiales.
Le Palais de l’industrie, où elle se tient, a été construit dans le
triangle formé par les Champs-Élysées, l’avenue Montaigne et le
cours de la Reine. Des dizaines d’ormes ont été abattus pour
pouvoir élever ce bâtiment dépourvu de style qui encombre les
Champs-Élysées plus qu’il ne les embellit. À l’origine, le Crystal
Palace – comme on appelle aussi le Palais de l’industrie – aurait dû
être fait de verre et de fer, sur 27 000 mètres carrés. Mais le
conformisme l’a emporté : si le plafond-verrière a été conservé, le
reste de l’édifice est en pierre de taille. Sa construction a coûté la vie
à six ouvriers, et six cents autres ont été blessés ; c’est énorme,
mais personne ne s’en soucie, ce sont les risques du métier.
Gustave, qui s’arrête souvent devant les chantiers lorsqu’il déambule
dans Paris, s’offusque toujours des imprudences qui y sont
commises : une meilleure organisation et des règles de sécurité
strictes pourraient si facilement éviter de gâcher des vies !
Même si seul le plafond de verre demeure des projets initiaux, il
procure, par ses dimensions, un incroyable choc esthétique. À
18 mètres au-dessus du sol, sa voûte en berceau de 200 mètres de
long sur 50 de large, qui couvre la nef centrale, est une prouesse
technique. C’est la première fois qu’on emploie des poutrelles en fer
forgé supportées par des colonnes de fonte, pour monter une
structure de cette taille. Des arcs-boutants viennent compenser les
poussées de la toiture. Cet édifice si lourd, vu de l’extérieur, dégage,
à l’intérieur, une extraordinaire impression de légèreté et laisse
s’engouffrer une lumière éblouissante. Gustave en a le souffle coupé
la première fois qu’il y pénètre.
Napoléon III a assisté à l’inauguration au son de la marche de
Guillaume Tell, de Rossini et dans Paris livré aux mains
d’Haussmann, l’Exposition universelle conforte, aux yeux des cinq
millions de visiteurs et des élites internationales, le génie bâtisseur
de l’Empire. On s’est aperçu en cours de construction que le futur
palais serait trop petit pour tant d’innovations et il a fallu lui ajouter
une galerie de 1 200 mètres le long de la Seine. C’est la galerie des
machines : locomotives, chaudières, bateaux à vapeur, hélices et
turbines y font un vacarme du diable.
Gustave a demandé à sa mère de lui offrir un pass afin de visiter
l’exposition aussi souvent qu’il en a envie. Il veut tout voir, tout
étudier. Il a le sentiment de vivre une époque fabuleuse. Jamais
l’homme n’a autant inventé pour transformer le monde et s’arracher
à sa condition. Il règne sous la verrière et dans la galerie des
machines une effervescence inouïe. Il passe des heures à observer
les « locomobiles », ces machines à vapeur ambulantes qui vont,
c’est sûr, révolutionner l’industrie. Pour être sûr de ne rien oublier, il
prend des notes et fait des croquis sur un petit carnet. Il déborde
d’enthousiasme. Il a hâte de participer à cette incroyable marche en
avant du progrès.
Marie et Armand passent à Paris au début du mois d’août pour
voir l’Exposition universelle : ils la parcourent au pas de course, car
leur billet n’est valable qu’une journée. Ils se trouvent encore à Paris
lorsque les résultats des examens de fin d’année sont proclamés :
Gustave est diplômé de Centrale à la treizième place sur soixante-
dix-huit. Il fait ses malles, va dire adieu à ses cousins, puis rend
avec un pincement au cœur les clés de la petite chambre où il a bien
travaillé et bien vécu. Puis ils rentrent joyeusement à Dijon, tous les
trois, par le train.
Le jeune homme est impatient de tout raconter à ses parents et à
sa sœur Laure, venue tout exprès de Châtillon avec Joseph, son
mari. Gustave a rapporté des échantillons de broderies pour sa mère
et elle, et du tabac fraîchement torréfié pour son père. Le héros est
accueilli avec des embrassades. Tandis que Marie et Armand
retournent chez eux à Dôle, Laure accapare son frère.
« Raconte, Gustave ! implore-t-elle. Tu n’avais pas le courage
d’écrire cinquante pages, disais-tu. Vas-y, maintenant !
— Raconte », insiste Alexandre.
Mélanie pousse ses enfants et son mari dans le salon. Elle
s’assoit sur une bergère Louis XV aux côtés d’Alexandre, tandis que
leur fille se pose sur le bras du fauteuil de son frère. Gustave parle
d’abord du choc que la verrière, si légère avec ses armatures en fer,
a provoqué en lui.
« À l’entrée, il y avait le miroir géant de Saint-Gobain.
— Un miroir ? Mais en quoi est-ce nouveau ? demande Laure
avec une moue déçue.
— Laure, ce miroir avait la taille d’une maison ! C’est le plus
grand miroir au monde ! On se sent si minuscule quand on se
regarde dedans…
— D’accord mais…
— Tu veux du nouveau ? Alors sache que j’ai bu une tasse de
café à peine sortie du percolateur hydrostatique de Loysel, qui
produit deux mille tasses de café à l’heure !
— Et tu n’as pas été malade ?
— Bien sûr que non ! J’ai aussi vu des marteaux-pilons, des
locomobiles qui déplacent des fardeaux… Un jour, j’en suis sûr, les
hommes n’auront plus besoin d’accomplir les tâches pénibles dans
les usines, dans les champs ou sur les chantiers !
— Personne n’aura plus besoin de travailler alors !
— J’ai vu par exemple une tondeuse à gazon motorisée… Tu
imagines, plus besoin de prendre la faux pour couper l’herbe du
jardin ? Et pour les cultivateurs, il y avait aussi des semeuses, des
moissonneuses, des faucheuses…
— Et pour les femmes alors ? Personne ne pense à alléger nos
fardeaux à nous !
— Détrompe-toi. Je gardais pour la fin ce qui va changer la vie
de la moitié de l’humanité : la machine à laver le linge de Moore ! »
Mélanie ouvre de grands yeux :
« Elle lave vraiment le linge toute seule ? Mais comment peut-
elle le savonner et le frotter ? Et le battre ? »
Même Alexandre a l’air prodigieusement intéressé. Gustave
mime le fonctionnement de la machine :
« En tout cas, elle le mouille, elle ajoute du savon, elle le secoue
en tous sens… et le linge ressort propre. »
Les femmes s’extasient. Gustave continue :
« J’ai vu aussi des machines à pétrir le pain, à couper les
vêtements, à laver les bouteilles…
— Peut-être un jour en aurons-nous une à la brasserie !
remarque Mélanie, pensive.
— … et puis les machines à coudre de M. Singer… et des
poupées qui parlent.
— Oh ! s’exclame Laure. Comme j’aurais voulu voir ça !
— Mais qu’as-tu préféré, dans tout cela ? interroge sa mère.
— Difficile à dire, il y avait tant de choses extraordinaires !
— Tu as bien une préférence !
— Peut-être le revolver à six coups d’un Américain baptisé Colt.
Mais si j’avais vraiment pu choisir… et si j’avais eu les moyens… je
me serais acheté une locomobile avec siège, volant et klaxon.
— À quoi elle sert, celle-là ?
— À se déplacer soi-même ! C’est un moteur qui entraîne des
roues, avec une plateforme pour s’asseoir. Comme une charrette qui
se déplacerait sans chevaux, grâce à l’huile de pétrole.
— Mazette ! Et elle va vite ?
— Trente-cinq à l’heure ! Tu imagines ?
— As-tu vu des démonstrations scientifiques ? demande
Alexandre.
— Oui, un certain Foucault a fait devant nous, grâce à son
pendule, la démonstration scientifique que la Terre tourne. À l’école,
plus personne ne pensait le contraire, mais il paraît qu’il y a encore
beaucoup de gens qui n’y croient pas… »

À Dijon, Gustave s’octroie quelques semaines d’indolence


estivale. Il reprend son passe-temps favori, la « danse et ses
conséquences ». En s’étourdissant de fêtes, il esquive en outre la
question qui le taraude depuis qu’il a son diplôme en poche : que va-
t-il en faire ? Quelle est la meilleure manière de prendre le train de la
révolution industrielle en marche ?
Mélanie fait pression sur son gendre, Joseph Collin, pour qu’il
embauche Gustave à Châtillon-sur-Seine, avec lui, à la tête des
Forges du Fourneau, en septembre.
« Tu t’es assez dissipé, non ? Tu dois travailler maintenant. J’ai
accepté de régler les 800 francs de dettes que tu as laissées aux
commerçants en quittant Paris, mais je te préviens : la somme sera
déduite de ton pécule.
— Tu veux parler des 45 000 francs de capital que vous m’avez
réservés ? La somme que tu as déjà remise à mes sœurs ?
— Exactement. La même chose pour tout le monde. Et plus
question de procrastiner.
— Ce n’est pas mon intention… Je réfléchis à ce que je vais
faire. Je ne veux pas m’engager sur la mauvaise voie.
— La métallurgie, c’est l’avenir, assène-t-elle. Tu pourras te
former auprès de Joseph. »
Gustave se réjouit de passer quelques mois chez sa sœur et son
beau-frère : il joindra ainsi l’utile à l’agréable en faisant son
apprentissage dans une ambiance familiale. Les hauts-fourneaux
sont le début de la filière métallurgique : le minerai de fer y est
transformé, grâce au charbon, en fonte liquide, qui est ensuite
affinée pour devenir de l’acier, plus facile à travailler.
Le couple est ravi de l’accueillir. Laure le gave de côtelettes et de
confiture de coings – son péché mignon – au risque de le faire
engraisser, et Joseph lui transmet son savoir-faire de métallurgiste.
Gustave comprend vite, il est avide d’apprendre, mais il ne veut pas
être salarié. Une activité parcellaire n’a pas d’intérêt pour lui : il veut
avoir une vision d’ensemble. Maîtriser la technique, mais aussi les
coûts, l’organisation du travail, le volet commercial. Très vite, il écrit
à sa mère qu’il « joue son petit rôle sans se faire siffler ». Il est actif,
efficace, mais le seul rôle dans lequel il pourrait donner toute sa
mesure serait celui de son beau-frère.
En octobre, il retourne voir une dernière fois l’Exposition
universelle de 1855 avant sa fermeture. La verrière lui procure le
même choc esthétique qu’à sa première visite. Il ne peut s’empêcher
d’imaginer l’allure qu’aurait eue le bâtiment sans sa façade de pierre,
s’il avait été entièrement constitué de verre et de métal, aussi léger à
l’extérieur qu’à l’intérieur. Il connaît maintenant les possibilités
infinies que peut offrir à l’architecture le travail sur le métal. Il ne veut
pas rester dans les hauts-fourneaux, qui sont la partie immergée de
l’iceberg : la France industrielle est en marche, le pays se transforme
à grande vitesse, et il veut faire partie des nouveaux bâtisseurs.
C’est là où tout se passe, lui semble-t-il.
Mais pourquoi, s’étonne-t-il, les ingénieurs qui inventent des
concepts révolutionnaires ne parviennent-ils pas à imposer leur
vision ? En sont-ils empêchés par le conservatisme ambiant ? Et
pourquoi les hommes qui gouvernent manquent-ils à ce point
d’audace ?
5

Un mentor trop fragile

PARIS, AVRIL 1856

« Pourquoi ne me demandes-tu pas de te parrainer, Gustave ? Il


faut que tu rejoignes la loge.
– Je ne sais pas. Mon père est franc-maçon, mais il ne m’a
jamais encouragé à suivre son exemple. Il n’aime pas en parler, il
craint que cela se sache. »
Gustave Eiffel et Charles Nepveu sont assis à leur table
habituelle, derrière le bar, dans la brasserie La Petite Pologne. Dans
le quartier du même nom, c’est l’établissement le moins mal famé,
avec ses banquettes de velours rouge et ses porte-chapeaux dorés.
Les deux hommes ont passé la journée dans le bureau d’études de
l’usine pour préparer les spécifications d’un nouveau wagon plat qui
sortira l’an prochain des ateliers Nepveu, « spécialiste des machines
à vapeur, outillage, forges, chaudières, matériel fixe et roulant pour
voies ferrées et génie civil ».
Comme chaque jour, ils sont arrivés vers huit heures ce matin
dans les bureaux du 36, rue de la Bienfaisance, près de la gare
Saint-Lazare ; puis ils se sont rendus aux ateliers de Clichy, le
second site de Nepveu, le plus grand, là où il fait construire des
wagons ; ils en sont revenus vers dix heures et ont travaillé une
heure et demie avant de faire une pause d’une demi-heure pour se
sustenter – du plat du jour de la brasserie : une soupe –, et ils s’y
sont remis ensuite jusqu’à six heures. Et la journée ne se finit pas là
puisqu’après un souper frugal, ils poursuivent encore leur labeur
dans les ateliers parisiens jusqu’à onze heures ou minuit.

Entre les deux hommes dotés d’une même vision de l’avenir, la


complicité a été instantanée. Gustave s’épuise à la tâche, en ayant
conscience d’apprendre en accéléré. Il apprécie, par-dessus tout, les
relations de confiance qui le lient à son patron depuis quatre mois.
Tous deux ingénieurs centraliens, célibataires, ils n’ont que six
années d’écart. Nepveu est un grand type créatif et prolixe, qui porte
une grosse moustache en guidon de bicyclette et, hiver comme été,
un gilet jaune sous sa veste.
« Dans nos métiers, être franc-maçon revêt une forte
signification, poursuit l’ingénieur-constructeur en rallumant la pipe
qui ne le quitte jamais.
— Mais à quoi ça sert ? À part se faire des relations ?
— Les relations sont un aspect secondaire. La maçonnerie, c’est
une méthode de travail : on te donne des outils, sans te dire
comment t’en servir. L’équerre pour la rectitude, le compas pour… »
Gustave arrête d’un geste l’énumération :
« Ne te fatigue pas, je connais vos symboles.
— Ce sont les instruments des bâtisseurs de cathédrales !
C’étaient eux, les premiers francs-maçons. Ils parcouraient l’Europe
et se reconnaissaient entre eux à leur manière de disposer leurs
outils en équerre ou de se serrer la main.
— Tout cela est très poétique, mais je ne suis pas sûr que ce soit
pour moi. Toute cette atmosphère de secrets dont vous vous
entourez. Il y en a qui imaginent que vous faites des messes
noires… Cela me met mal à l’aise. Et je n’en vois pas bien l’utilité. »
Charles Nepveu hèle la serveuse, une rousse plantureuse que
tous les clients reluquent sans vergogne, et commande deux autres
bières. Gustave a remarqué que son patron devenait volubile après
trois verres.
« Nous voulons améliorer la société en nous améliorant nous-
mêmes. Nous construisons un temple, mais ce n’est pas un
assemblage de pierres : c’est la reconstruction de notre être intérieur
en harmonie avec l’univers. D’où les outils. Le ciseau et le maillet,
par exemple, permettent de dégrossir la pierre brute – c’est-à-dire le
profane.
— Sérieusement, vous passez votre temps à parler outillage ?
ironise Gustave.
— Chacun voit les outils à sa façon et apporte sa pierre à
l’édifice.
— Tu sais, tout cela est trop abstrait pour moi. Ou trop…
ésotérique. Je ne sais pas si je suis prêt à aller m’enfermer des
heures pour discuter d’équerre et de compas. Depuis que je travaille
avec toi, je ne fais plus de sport, je n’ai plus d’amies, je ne vais plus
au spectacle… et je dors à peine ! C’est une vie de bénédictin. Tu es
bien placé pour le savoir non ?
— Moi aussi je croule sous le travail, Gustave, mais je trouve le
temps.
— Je me demande bien quand ! Cela dit, je veux bien assister à
une de vos réunions, un jour ou l’autre, si cela te fait plaisir. »
Nepveu secoue la tête.
« Hélas, c’est impossible. Tu n’en as pas le droit. Il faut être initié
pour assister aux tenues. Et l’initiation est un long rituel… »
Ce que Gustave ne dit pas, c’est qu’il est partagé entre son envie
d’être encore plus proche de Nepveu et les exhortations à la
prudence de son père. Depuis la proclamation du Second Empire, la
maçonnerie est en ligne de mire. Les loges sont accusées d’être
proches des partis révolutionnaires ; la plupart se sont engagées en
faveur d’une République.
« Avec notre nom, on nous soupçonne déjà d’être juifs ou
allemands, lui a dit Alexandre. Ou les deux. Si j’ai un conseil à te
donner, mon garçon, n’en rajoute pas en devenant franc-maçon. Je
t’assure que c’est parfois bien lourd à porter. »
« Boenickausen » resurgit en effet sur tous les documents
administratifs, Gustave l’a lui-même constaté. Dans les cas les plus
favorables, ses papiers portent la mention « Boenickhausen, dit
Eiffel » mais parfois, il n’y a que Boenickhausen, ce qui provoque
des malentendus et des quiproquos. Gustave est obligé d’expliquer
qu’Eiffel – qui s’orthographiait autrefois Eifel – est un lieu-dit de
Rhénanie d’où sont venus ses ancêtres, il y a presque deux siècles.
Un jour, quand il en aura les moyens, il demandera qu’on efface
Boenickhausen, et il ne gardera qu’Eiffel.
« On en reparle quand tu veux, quand tu te sens prêt, conclut
Nepveu. Tu es libre ! Allez, viens, on retourne au bureau. »
Nepveu tutoie son jeune condisciple et le traite en camarade. Ils
se ressemblent, ils se comprennent. Même si l’un a déjà fait ses
preuves alors que l’autre a tout à apprendre, Gustave est si
passionné qu’il rattrape peu à peu le maître. Il n’est payé que
150 francs par mois, deux fois plus qu’un ouvrier. Mais son regard
neuf lui permet de formuler des suggestions sur l’organisation, le
commercial ou les process de fabrication, que Nepveu accueille
avec intérêt, en se demandant pourquoi il n’y a pas pensé plus tôt.
Nepveu est un industriel utopiste. À vingt-deux ans, il a publié
Essai sur l’organisation du travail, un ouvrage prônant l’association
des capitalistes et des ouvriers, et le partage des bénéfices. Il fait
partie de cette génération d’entrepreneurs acquis à l’idée de
progrès, saint-simoniens plus ou moins déclarés, héritiers des
Lumières et adeptes de la fraternité. Dans son essai, il prônait deux
idées révolutionnaires : un salaire minimum qui permettrait de
satisfaire les besoins vitaux des travailleurs chargés de famille, et
une caisse d’assurance-chômage alimentée par une ponction
minuscule sur les rémunérations de tous. C’est le volet social qui
manque pour lui à l’Angleterre : il ne peut s’empêcher de l’admirer
parce qu’elle est l’atelier du monde, le siège et l’origine de l’idée
industrielle, la source inépuisable de modernité à laquelle il va
régulièrement s’abreuver. Mais pour les ouvriers du textile ou les
mineurs, elle est l’enfer sur terre. On ne peut l’ériger en modèle.
Malgré son âge, Charles Nepveu fait figure d’homme
d’expérience dans le monde de l’industrie, et sa réputation
d’innovateur n’est plus à faire. Non content de réfléchir à
l’organisation du travail, il a aussi écrit un mémoire sur un procédé
technique révolutionnaire entraperçu en Angleterre – « Le recours à
l’air comprimé pour creuser des fondations dans les
rivières profondes ». Il est si brillant qu’il attise les jalousies, mais il
s’en moque.
« Je suis allé à Londres pour l’Exposition universelle de 1851, je
te l’avais raconté ?
— Tu y as fait allusion une fois.
— C’était la première Exposition universelle. Je n’aurais manqué
cela pour rien au monde, et je n’ai pas été déçu. C’était comme si j’y
avais vu le futur de l’humanité !
— J’ai eu cette impression aussi, à l’Exposition de Paris.
— C’est à Londres que j’ai vu fonctionner pour la première fois
des locomobiles.
— Moi aussi je trouve fascinantes les machines à vapeur
ambulantes. Les machines à vapeur étaient déjà les plus puissants
moteurs connus dans l’industrie : pouvoir les transporter d’un endroit
à l’autre va permettre de multiplier les cas d’applications ! »
Nepveu joue machinalement avec l’extrémité de sa moustache.
« Tu as raison. C’est vrai en particulier dans l’agriculture.
L’industrie et l’agriculture se ressemblent plus qu’il n’y paraît : l’une
et l’autre ont avant tout besoin d’énergie pour aider l’homme dans
tous les travaux de force.
— Ce qui a fait exploser la productivité de l’une devait donc faire
exploser la productivité de l’autre ?
— Tu ne crois pas si bien dire. À Londres, il y avait dix-huit
modèles différents de locomobiles et je peux dire que je les ai toutes
étudiées une à une. Certaines étaient destinées aux travaux publics,
pour le broyage des mortiers ou la construction des tunnels. D’autres
servaient à soulever des matériaux ou à les faire monter le long d’un
immeuble. Ou même à draguer des canaux sans interrompre la
navigation…
— Mais toutes servaient à remplacer l’homme dans les travaux
les plus pénibles.
— Tu sais qu’une locomobile de la force de six chevaux a permis
de faire trois ouvrages différents dans des lieux distants de
2 kilomètres ? Dans une fonderie, elle a fait mouvoir la soufflerie ;
sur un quai, elle a manœuvré des pompes ; dans un atelier de
construction de machines, et pendant la nuit, elle a fait marcher les
outils d’ajustage.
— Et la tienne alors ?
— La mienne est – je crois que je devrais dire “était” – destinée à
l’agriculture. C’est ce que les Anglais appellent une portable farm-
engine. Elle était déplaçable sur une seule roue, comme une
brouette. J’en ai présenté un modèle miniature lors de l’Exposition
universelle de Paris en 1855.
— Bon sang, mais je l’ai vue ! Je m’en souviens, j’avais admiré la
simplicité de son mécanisme. Elle était facile à entretenir, et la notice
disait que sur les chemins vicinaux il était essentiel qu’elle soit
rustique.
— Eh oui ! Pas question de faire venir un réparateur deux fois
par jour quand le fermier est en vadrouille à 10 kilomètres de là. La
locomobile rurale devait être, parmi les machines à vapeur, ce
qu’un coucou de la Forêt-Noire est aux chronomètres : un outil
grossier, mais commode !
— Cette locomobile montrait bien tous les avantages que
l’agriculture tirerait de la vapeur : il suffisait de l’équiper d’un soc
pour en faire une charrue, d’une semeuse pour semer… »
Nepveu exhale un grand soupir et tasse le tabac au fond de sa
pipe avant de répondre.
« Je me suis endetté pour développer le prototype. Mais je n’ai
jamais réussi à passer à la phase industrielle. Maintenant, il faut que
je paye mes dettes… »

Gustave a trouvé une chambre à louer dans une maison


bourgeoise attenante à celle de Charles Nepveu, rue de la Victoire.
Leur quartier est, comme les abords des ateliers, un vaste chantier
de construction sous la férule du baron Haussmann. On y croise
plus de joueurs d’orgue et de dresseurs de bêtes curieuses que de
banquiers ou d’orfèvres. Gustave se laisse pousser la barbe et s’est
mis à fumer la pipe, comme Nepveu.
Aux côtés de Charles, le jeune centralien devient plus sûr de lui,
de son talent, de ses qualités d’organisateur. Tant de projets sont
passés entre ses mains en quatre mois. Il apprend à construire des
locomotives, des voies de chemin de fer, des ponts. Il apprend à
utiliser l’acier, la fonte, le fer, le cuivre ou le zinc, à les choisir pour
leurs qualités en fonction de l’objectif à atteindre. Il a le sentiment
d’être dans la meilleure école, avec le meilleur professeur. Un
professeur qui lui fait une confiance absolue : il a les « clés de tout ».
Parfois, quand ils croulent moins sous les travaux, Nepveu l’invite à
dîner chez lui, et jusqu’au milieu de la nuit, ils discutent industrie ou
politique.
« Il est minuit, Gustave. On ferait mieux d’aller se coucher au lieu
de refaire le monde.
— Mais je veux refaire le monde ! C’est toi qui le dis, Charles : la
France est aux mains des ingénieurs. Les ingénieurs construisent
des usines, élèvent des immeubles, font surgir des routes. Et nous,
nous créons ces chemins de fer qui transforment peu à peu les
régions parce qu’ils permettent aux denrées agricoles de circuler
assez vite pour ne pas se périmer, par exemple… »
Gustave serait incapable de définir précisément ce qu’il attend de
la vie. Mais depuis qu’il partage celle de Charles Nepveu, il a le
sentiment d’approcher de son idéal. Ils sont le progrès en marche.
S’ils ne sont pas toujours les pionniers, ils exercent un métier tout
neuf. Le monde qui vient ressemble à une aventure exaltante. Jeter
des ponts, des passerelles, là où l’homme ne pouvait pas passer
jusqu’alors, construire des voies nouvelles, avec du métal, pour des
machines puissantes, n’être arrêté par aucune contrainte, bâtir à
grande vitesse, avec une incroyable économie de moyens : c’est ce
que permettent l’acier et le fer. Pour l’heure, comme tous les
ingénieurs issus de la moyenne bourgeoisie, le débutant n’a pas de
capitaux personnels pour se lancer lui-même dans la construction
métallique. Mais avec les économies qu’il a l’intention d’amasser dès
qu’il gagnera bien sa vie, il va se constituer un capital. En attendant,
il doit se contenter du salariat, et apprendre, apprendre, apprendre.
Son avenir est tout tracé.
À dix ans, il aurait fait n’importe quoi pour faire briller les yeux
d’Alice et il n’a pas changé. Il n’a rien d’un exalté, mais il sent croître
en lui la volonté d’accomplir des prouesses. Il maîtrisera les
techniques nouvelles, il en inventera d’autres plus révolutionnaires
encore, il utilisera tous ces matériaux qui défient les savoir-faire
millénaires. Il construira des ponts et des gares, il fera passer le
chemin de fer au-dessus de gorges vertigineuses. Il a trouvé sa voie
– « sans jeu de mots », comme il dit.
Mais le lundi 13 mai au matin, Charles Nepveu ne vient pas au
bureau. Personne n’a été prévenu de son absence. Convaincu qu’il
est malade, Gustave se rend chez lui et trouve porte close. Il ne l’a
pas vu la veille – dimanche –, mais samedi soir encore, tout semblait
normal.
Gustave a bien entendu parler de rumeurs de faillite, la semaine
précédente, en discutant avec un contremaître, mais il n’y a pas cru.
Il s’en est ouvert à Charles, qui s’est esclaffé : « Les jaloux ! » Sa
seule réponse. Le volume d’affaires que brassent les Établissements
Nepveu rend Gustave serein : il ne sait pas encore que la sécurité
d’une entreprise, c’est sa trésorerie – son argent disponible –, et non
ses bénéfices ou son carnet de commandes. Et qu’une société dont
les capitaux de départ sont insuffisants ne va jamais très loin.
Charles a mentionné une traite de 52 000 francs impayée mais le
jeune homme n’en sait pas plus.

Et Charles Nepveu a disparu. Il a suspendu ses paiements. Tous


les salariés s’interrogent ; Gustave, très inquiet, est maintenant
convaincu que son patron s’est suicidé. Cette angoisse provoque
chez lui une crise d’urticaire. Ce n’est pas la première : l’approche
des examens a parfois eu cet effet.
Une semaine après la disparition de l’entrepreneur, on apprend
que Nepveu a écrit à son ami le plus proche, Émile Trélat, un
centralien un peu plus âgé que lui : incapable de payer ses ouvriers
en fin de mois, Charles explique qu’il quitte Paris avec deux pistolets
en poche et l’intention de se donner la mort. Il recommande à son
ami son nouveau protégé, Gustave Eiffel.
Le 30 mai, nouveau coup de théâtre : Nepveu réapparaît rue de
la Bienfaisance. C’est Émile Trélat qui est allé le chercher à Genève
et l’a arraché au désespoir. Il semble victime d’une amnésie
partielle : il ne se souvient plus de ses premiers jours de fuite.
L’histoire est rocambolesque, mais, lorsqu’il retrouve Gustave, ils
tombent dans les bras l’un de l’autre.
« Si tu savais comme je suis heureux de te revoir, Charles ! Mais
pourquoi as-tu fait cela ? Rien ne mérite que l’on veuille se donner la
mort. Nous étions tous derrière toi, nous pouvions t’aider !
— J’avais honte… »
L’entrepreneur a les yeux creusés et le visage amaigri. Il explique
à son protégé que son affaire va être mise en liquidation s’il ne
trouve pas un repreneur. Et s’il en trouve un, rien n’indique que celui-
ci le laissera encore diriger l’entreprise. En attendant, il doit
poursuivre les chantiers en cours en dépensant le moins possible.
« Je n’ai plus les moyens de te rémunérer, Gustave.
— Peu importe ! Je veux rester avec toi pour t’assister. Je peux
me passer de salaire pendant quelques semaines. Tu m’as formé, tu
m’as tout appris. Il y a entre nous un engagement qui dépasse ces
contingences. Ma mère m’aidera en attendant. Elle comprendra. »
Mais Mélanie monte à Paris sans prévenir et elle est intraitable.
La disparition de Nepveu était trop étrange, elle ne fait pas preuve
de la même indulgence que son fils.
« Comment peux-tu accepter de te remettre avec ce fugueur,
Gustave ?
— Mais je ne vais pas l’abandonner parce qu’il ne peut plus me
payer, ce serait une trahison ! Il va revenir à meilleure fortune, c’est
sûr. C’est un génie !
— C’est toi qui le dis. En attendant, qui va te nourrir ?
— Il suffirait que tu me prêtes l’équivalent de…
— Non, je ne te prête rien. Je vais aller voir ton Charles Nepveu.
— Promets-moi que tu ne le pousseras pas à se séparer de moi !
— C’est ce qu’il voulait faire, non ? Nous allons voir si c’est un
homme d’honneur. »
Mme Eiffel a les pieds sur terre pour deux. Mêler l’amitié et les
affaires ne produit rien de bon, elle en a fait l’expérience. À la
surprise de Gustave, Charles Nepveu est séduit par la personnalité
de Mélanie, son sens des affaires et l’autorité naturelle qu’elle
dégage. Des qualités qu’il a retrouvées chez Gustave.
« Que t’a-t-il dit ? demande le jeune homme lorsque sa mère
revient vers lui, l’air triomphant.
— Qu’il s’engageait à te recaser. Tu sais qu’il est l’ami des frères
Péreire, ces deux banquiers qui ont investi dans les chemins de fer ?
— Mais…
— Laisse-moi finir. Il s’engage à te trouver une place à la
Compagnie des chemins de fer de l’Ouest en attendant de pouvoir te
payer à nouveau. Il te doit bien cela s’il veut se faire pardonner cette
stupide fugue ! »
Mélanie a bien joué. Les frères Pereire ont fondé quatre ans plus
tôt le Crédit immobilier, qui finance le développement des chemins
de fer dans toute l’Europe. La Compagnie des chemins de fer de
l’Ouest est en train de devenir une compagnie majeure du réseau
français, grâce au rachat des lignes normandes entre Caen, Rouen,
Dieppe et Versailles. Les premières liaisons ferrées françaises sont
presque toutes nées à la fin des années 1830, et les frères Péreire
ont fait partie des pionniers. Ils ont ouvert en 1835 la ligne Paris-
Saint-Germain-en-Laye.
Acheter des actions des compagnies ferroviaires est à la mode :
le public se les arrache et les entrepreneurs en profitent. Le train est
l’objet d’un fort engouement populaire, malgré la catastrophe de
Meudon le 8 mai 1842. Ce jour-là, les Grandes Eaux de Versailles
avaient connu un tel succès qu’il avait fallu rajouter à l’habituel train
Versailles-Paris plusieurs voitures et une seconde locomotive…
laquelle, défectueuse, avait fait dérailler l’ensemble du convoi en
arrivant à Meudon. Cinquante-cinq morts et plus de cent cinquante
blessés, triste record de France et peut-être du monde. Mais même
ce dramatique accident a fini par être oublié : le train va plus vite et il
est moins dangereux que la diligence. Il incarne l’avenir. Gustave
pour sa part y croit « dur comme fer », comme il le répète à l’envi.
Le jeune homme se plaît donc à la Compagnie de l’Ouest et y fait
merveille. Là encore, il apprend vite et on lui fait confiance. Tout
juste embauché, on l’envoie en mission sur des chantiers au Havre
puis à Trouville. C’est l’été, la mer est belle, le ciel bleu, le temps au
beau fixe. Le soir, quand il quitte le chantier, il va marcher sur les
plages. Les promeneurs sont rares sur les rives de la Manche et il
s’adonne à son sport préféré, la natation. Il découvre le bonheur de
nager dans l’eau de mer, quand les vagues rendent la progression
plus ardue et le travail des muscles plus intense. Il laisse ses
chaussures, son pantalon et sa redingote au bord de l’eau et plonge
en chemise et caleçon. Un jour, en rentrant de sa demi-heure
quotidienne de crawl, une jeune femme le hèle :
« La marée monte, m’sieur ! lance-t-elle avec son accent
normand lourd et traînant en reculant au moment où il sort des
vagues. Je m’suis permis de déplacer vos affaires, sinon elles
auraient été trempées, pour sûr.
— C’est très gentil à vous ! D’autant qu’il y avait ma montre dans
la poche de ma veste. Elle n’aurait pas résisté à l’eau de mer ! »
La demoiselle d’une trentaine d’années est timide. Elle souffre
d’une légère claudication, mais sa taille est fine, son sourire
charmant et ses yeux gris ourlés de longs cils émouvants. Elle sert
dans l’hôtel où Gustave est descendu, c’est la nièce de l’hôtelier. Le
médecin lui a dit que nager était bon pour sa jambe ; elle se baigne
avec une charlotte, une robe à manches longues, un corset et un
pantalon bouffant.
Ils se croisent ensuite régulièrement sur la plage et Gustave
remarque qu’elle laisse toujours au moins 20 mètres entre eux,
même dans l’eau. Un jour, ils discutent un peu plus longuement, et
Gustave comprend alors qu’il lui plaît. Le soir même, il la rejoint dans
sa chambre. Ils savent l’un et l’autre que leur histoire ne durera pas
mais il lui est reconnaissant du bonheur qu’elle lui donne.
De retour à Paris, le jeune homme continue de fréquenter
Charles Nepveu. Il travaille pour lui gratuitement, en dehors de ses
heures de bureau, sur les plans d’un grand pont ferroviaire sur la
Garonne et l’application du nouveau procédé qui permettra d’en
construire les fondations en eaux profondes. L’entrepreneur semble
assuré de décrocher ce contrat. Hélas, la commande ne vient pas
assez vite et Gustave suit aussi, de loin, les négociations de son ami
pour vendre son entreprise.
« J’ai hâte de quitter la Compagnie de l’Ouest pour revenir à
plein temps avec toi ! soupire Gustave, dont le travail chez les frères
Pereire n’est pas aussi excitant que les aventures entrepreneuriales
de son mentor.
— Pourtant tu as pris des couleurs, en Normandie ! sourit
Charles Nepveu. Ne me dis pas que tu t’es ennuyé !
— Là-bas je ne cumulais pas deux métiers, répond Gustave avec
un clin d’œil. Je pouvais pratiquer la natation. Tu sais que les
Romains vantaient les vertus des bains de mer ?
— Mais pas des bains dans la Seine, si ?
— Peu importe ! Il y a un bail que je ne peux plus aller à la
piscine Deligny et cela me manque…
— Pourquoi n’y vas-tu pas le dimanche matin ?
— Le dimanche, je ne me repose pas, je travaille aussi ! Je t’ai
dit que je suivais les cours du soir ? J’étudie l’économie avec
Frédéric Le Play et la construction civile avec ton ami franc-maçon
Émile Trélat, au conservatoire des Arts et Métiers…
— Je sais, il me l’a dit. Tu as raison. Si tu as des lacunes, c’est
bien en archi. Trelat te fera progresser.
— Et j’écris les comptes rendus de ses cours dans La Presse.
— Formidable. Mais j’y pense, ton patron chez Pereire, Chabrier,
c’est un centralien, lui aussi ?
— Oui, il est sorti en 1847. Vous avez dû vous croiser à l’école.
— Il me semblait bien que ce nom m’était familier. Et alors,
comment est-il ? Il te donne des responsabilités ?
— Il m’a confié la fabrication d’un pont en tôle de 22 mètres de
long sur la ligne de Saint-Germain. Je commence la semaine
prochaine.
— Je suis content pour toi. »
Nepveu voit bien que son protégé, même s’il croule sous le
travail, est heureux : c’est son premier pont de cette taille, sa
première occasion de sortir de l’anonymat. Gustave a raison d’être
ambitieux. L’entrepreneur a rarement rencontré un jeune diplômé
aussi créatif et opérationnel à la fois.
« Bon, évidemment, mon avancement ne sera pas très rapide,
dans ce genre d’administration… »
Nepveu détourne la conversation :
« Je vois que tu t’es refait une garde-robe ! ajoute-t-il en jetant un
coup d’œil goguenard sur sa redingote. Tu t’embourgeoises ! »
Gustave s’est remis à acheter des chemises, des boutons de
nacre et des vestes sur mesure : par goût mais aussi parce qu’il se
dit que la mise est importante lorsqu’on veut être pris au sérieux à
son âge.
« Tu sais que j’ai changé d’appartement aussi ? J’ai dit à ma
mère que j’en avais assez de vivre dans un garni sans âme. J’habite
depuis un mois un trois-pièces bien propre, tout près de la rue de la
Bienfaisance.
— Mais ton salaire suffit ? Elle est prête à payer ?
— Ce sont des avances que je lui demande… Et puis je partage
l’appartement avec un ami sculpteur, Franceschi : quand il a de
l’argent, on divise le loyer par deux. »
Mélanie déteste les artistes ; elle aurait préféré qu’il trouve un
autre colocataire, puisqu’il ne supporte pas de vivre seul. Pourtant,
Franceschi, qui connaît Gustave depuis l’époque de Sainte-Barbe et
des sorties avec Émile Denis, a tout fait pour s’attirer les bonnes
grâces de la matrone : il a sculpté des bustes de Marie et de Laure –
financés par Gustave, et fort réussis de l’avis général. Il a aussi
peint des médaillons de ses gendres, assez ressemblants.
« Tu connais ma mère, elle continuera toujours de m’aider tant
que j’en aurai besoin… Tiens, pas plus tard qu’hier, j’ai vu arriver de
Dijon des rideaux pour mes fenêtres, deux fauteuils crapaud et un
bahut ancien en chêne.
— C’est ce que je disais : tu t’embourgeoises…
— J’ai encore de la marge ! Parle-moi plutôt de tes négociations.
Ça avance ?
— Je crois que je touche au but. François Pauwels, un industriel
de Bruxelles, est prêt à tout racheter. Mais pour l’instant, on bute sur
le prix. Ce qu’il propose est vraiment trop loin du compte… Tout cela
reste entre nous, bien sûr.
— En tout cas, dès que tu me donnes le signal, je te rejoins.
— Ça ne plaira pas à ta mère ! Maintenant que tu fais carrière
dans un groupe solide…
— Je me moque de ce que pense ma mère ! J’ai signé un pacte
tacite avec toi. »
En février 1857, les Établissements Nepveu sont rachetés par
Pauwels & Cie, à un prix très inférieur aux espérances de l’intéressé.
Les usines de Paris et de Clichy se trouvaient virtuellement en faillite
et Charles Nepveu ne pouvait en réalité pas négocier grand-chose. Il
devient le directeur salarié de la nouvelle filiale française. Pauwels
propose au passage de l’avancement à Gustave : à vingt-cinq ans,
le jeune ingénieur est nommé chef d’études et des travaux pour la
France. Il ne touchera plus 150 mais 250 francs par mois. Il ne
dépendra plus de Nepveu mais de la direction du groupe Pauwels : il
se trouve quasiment sur un pied d’égalité avec son ancien mentor.
Tout à sa joie, Gustave ne se demande pas pourquoi l’industriel
belge a racheté les usines de Nepveu, même à prix cassé, quand
tous les grands du secteur s’en sont désintéressés, convaincus que
la mise en liquidation était proche. Ce marché s’explique-t-il par une
amitié maçonnique ? Ce genre de connexions ne peut justifier une
mauvaise affaire. Ce rachat est-il une bonne affaire du fait du
contrat exceptionnel qui se trouve dans la corbeille de mariage ? La
construction, pour la Compagnie du Midi, d’un gigantesque pont de
chemin de fer sur la Garonne, à Bordeaux, paraît être un beau
projet.
Dessiné par l’ingénieur Paul Régnault sous la houlette de
l’ingénieur en chef Stanislas de la Roche-Tolay, ce pont permettra de
relier les deux gares bordelaises : la gare du Midi, sur la rive gauche
de la Garonne, et la gare de La Bastide, le village de la rive droite
qui héberge le terminus de la ligne Paris-Bordeaux. Ce sera le pont
le plus long d’Europe, avec un tablier de 500 mètres.
La vraie question est donc : comment le jeune Nepveu a-t-il
remporté cette mirifique commande face aux leaders de la
construction, plus solides, plus cotés et a priori mieux armés pour le
faire, tels Gouin, Cail ou Fives-Lille ?
Si la solidarité entre frères trois-points a peut-être facilité les
choses, la réponse réside sans doute aussi dans les espoirs que
fonde Pauwels & Cie dans une technique préconisée par Nepveu
dans son mémoire sur les piles de pont enfoncées par pression
hydraulique dans les rivières. Ce procédé peut passer pour une vue
de l’esprit tant qu’il n’a pas été mise en œuvre en France et il faudra
sûrement faire preuve d’ingéniosité pour adapter la théorie aux
circonstances, mais s’il fonctionne, il permettra un gain de temps et
d’argent considérables. Beaucoup d’ouvrages irréalisables ne le
seront plus.
La construction du pont de Bordeaux doit démarrer en 1858.
Pour suivre ce chantier colossal, Pauwels & Cie a besoin d’un
homme solide, à la fois expérimenté et inventif, car la réussite de
l’entreprise reposera en grande partie sur ses épaules. Même s’il en
rêve, Gustave, qui ne travaille que depuis quelques mois dans la
société et n’a dirigé que trois petits chantiers, ne peut espérer qu’on
lui confie cette mission. Pourtant, il possède un atout : c’est lui qui, à
la demande de Nepveu, a étudié depuis des mois la mise en
pratique du procédé des fondations en rivière profonde.
Et c’est finalement lui qui est choisi.
6

Adrienne

BORDEAUX, OCTOBRE 1860

« Je suis tombée amoureuse de vous la première fois que je


vous ai vu. La première fois que vous êtes venu chez mon père. »
Gustave n’en revient pas. Adrienne, sa fiancée quasi-officielle,
marche à ses côtés, sa main gauche gantée posée sur son bras,
souriante, sereine, comme si les paroles inouïes qu’elle prononce
appartenaient à quelqu’un d’autre. Elle tient son ombrelle ouverte de
la main droite pour se protéger du soleil qui joue à cache-cache avec
les nuages. Une chaleur lourde s’est abattue sur Bordeaux. Gustave
sent la sueur perler sous sa chemise.
« J’en serais étonné, Adrienne. C’était à l’hiver 1857-1858, il y a
presque trois ans. Vous n’aviez que quinze ans !
— Mais je vous assure que je m’en souviens.
— Moi, je m’en souviens bien ! Vous étiez encore une
adolescente. Votre père avait aligné ses trois enfants dans le
vestibule, de l’aînée au plus jeune, c’était un charmant spectacle !
Votre sœur Marie qui n’était pas encore mariée ; vous, toute
mignonne, qui refusiez de vous séparer de votre filet à papillons et
de votre tenue de garçon ; et le petit Arthur, en uniforme, culotte
courte et chapeau de paille à rubans…
— Vous, vous aviez des plans sous le bras, et vos chaussures
étaient pleines de boue.
— Vous avez raison, j’avais toujours avec moi les plans
d’exécution du pont, et j’arpentais les rives pour faire des
repérages… C’est donc vrai, alors, que vous vous en souvenez ?
— Les fiançailles de ma sœur venaient d’être annoncées. Je
commençais à m’intéresser aux garçons ! »
Adrienne jette un coup d’œil derrière elle, sur le quai. La femme
de chambre est toujours là, marchant une quinzaine de mètres en
arrière, feignant d’admirer le paysage. Peut-elle entendre leur
conversation ?
« Ne me dites pas que je suis le premier homme que vous ayez
regardé ?
— D’aussi près ? Oh si, sûrement ! » répond malicieusement
Adrienne.
Gustave se souvient de la fillette que Marcelin Bourgès lui a
présentée ce jour-là. Il venait d’arriver à La Bastide, le pôle industriel
de Bordeaux, et cherchait un fournisseur de bois pour le pont
provisoire. Une grosse commande : 1 800 mètres carrés de
planches. Il lui fallait aussi trouver un endroit où habiter pendant
deux ans, la durée prévue pour les travaux. Chez l’importateur de
bois scandinave, qui s’était construit une belle demeure sur le quai
Deschamps, au numéro 52, il avait trouvé les deux à la fois : non
seulement Bourgès pouvait lui fournir du bois en quantité suffisante
pour bâtir 500 mètres d’échafaudages, mais il possédait aussi une
maison de garde inoccupée qu’il avait proposé de lui louer, à Cénon-
la-Bastide. En voyant les filles de son fournisseur, Gustave était loin
de penser au mariage. Sa situation professionnelle n’était pas
encore assurée, il avait tout le temps. Et s’il y avait pensé, la sœur
d’Adrienne, qui avait dix-neuf ans, aurait sûrement mieux
correspondu à ses goûts.
En deux ans et demi, la fillette est devenue une femme. Sa
poitrine s’est développée, sa taille s’est affinée avec le corset, elle a
perdu les joues de l’enfance. Ses cheveux auburn, brillants et
ondulés, sont le plus souvent disciplinés dans un chignon. À chaque
fois qu’elle rit en le regardant par en dessous, comme maintenant, il
se sent désarmé. Tout en elle lui plaît. Ses yeux espiègles, ses dents
blanches bien alignées, et cette bouche en cœur. Et surtout, comme
elle l’aime !

« J’ai lu l’article que L’Illustration a publié à propos du pont,


l’autre jour, reprend Adrienne d’un air sérieux. J’ai pensé que vous
n’en seriez pas content. Ils ont parlé de ces beaux messieurs de
Paris, La Roche Tolay, Régnault, Pauwels, Nepveu, qu’on n’a jamais
vus ici sauf le jour de l’inauguration. Et ils ne vous ont pas cité alors
que c’est vous qui avez fait tout le travail !
— Oui, c’est honteux. Tout le monde me l’a dit.
— Déjà dans Le Monde illustré, au moment de l’inauguration en
août, vos mérites n’avaient pas été suffisamment reconnus. »
La véhémence d’Adrienne le réconforte. Gustave a souffert de
ces articles, même s’il ne veut pas remâcher sa rancune ; il essaie
de tourner la page, ce qui ne l’a pas empêché de se plaindre dans
une lettre à son père : « Quel imbécile, ce journaliste ! » Dans Le
Monde illustré, le journal a rendu hommage « aux ingénieurs de la
Compagnie du Midi, MM. La Roche Tolay et Régnault, ainsi qu’à
M. Gustave Eiffel, chef de service de l’entreprise dont le talent
précoce laisse entrevoir de brillantes espérances ». Comme s’il en
était encore aux espérances ! Ce pont de tous les records, il ne l’a
pas dessiné, certes, mais il l’a réalisé. Il a amélioré ses plans initiaux
sur des centaines de détails. Et il a développé cette technique
nouvelle, expérimentale, des caissons à air comprimé pour faire les
fondations des piles.
Sous l’eau, les ouvriers ont travaillé à l’intérieur de cubes
étanches dotés de cheminées, alimentés en air par des
compresseurs embarqués sur un bateau. Les hommes-grenouilles
avaient pour mission d’assembler d’énormes tubes de fonte qui
étaient ensuite remplis de béton pour devenir les piliers du pont. Le
ballet de caissons plombés suspendus à des treuils, au-dessus du
fleuve, attirait chaque jour les curieux. Au début, on creusait
20 centimètres par jour ; mais Gustave avait encore perfectionné le
dispositif en installant une presse hydraulique, et ensuite, les
ouvriers avançaient d’un mètre par jour. Les six piles ont formé le
support du tablier en fer, fait de 2 000 tonnes de poutrelles
assemblées entre elles par des croix de Saint-André.
À vingt-six ans, Gustave a non seulement fait oublier son âge,
mais il a dévoilé des capacités d’organisation et de conduite
d’hommes exceptionnelles. Plus encore, il a démontré un sens aigu
de l’innovation en introduisant notamment, pour le treillis ajouré du
pont, le rivetage à chaud et la standardisation. Il pensait
légitimement en tirer une certaine gloire.
Ravalant sa déception encore toute fraîche, Gustave s’efforce de
donner le change :
« Peu importe, Adrienne. Oublions tout cela. Je n’ai pas besoin
de leurs articles pour faire mon chemin. Je suis désormais connu
des gens du métier, c’est ce qui compte. »
Ses services ont été appréciés par les deux ingénieurs en chef
les plus influents de la Compagnie du Midi, Jean-Baptiste Krantz et
Wilhem Nordling, tous deux diplômés de Polytechnique et des
Ponts-et-Chaussées. Ils ont compris qu’ils avaient affaire à un
homme de leur trempe : intelligent, inventif et efficace. Ponctuel
aussi, puisqu’il a bouclé le chantier dans les délais, une exactitude
rare dans la profession. Et parfaitement organisé : ce n’est pas par
hasard si le chantier n’a déploré qu’un accident, un seul, dû à
l’imprudence d’un ouvrier.
« Moi, ce que je regrette, c’est que personne n’ait écrit que votre
pont n’était pas seulement le plus long d’Europe mais que c’était
aussi l’un des plus hauts ! Il laisse passer les bateaux à voile ! »
Gustave lit de l’admiration dans les yeux de la jeune fille ; elle lui
réchauffe le cœur et le corps. Elle est si jolie sous son ombrelle,
avec son petit chapeau victorien à fleurs rouges. Elle a mis au coin
de son corsage une des pivoines qu’il lui a offertes tout à l’heure,
quand il est arrivé chez elle. Son sourire contient tout le bonheur du
monde. Il retient une envie furieuse de l’embrasser. Comment a-t-il
pu proposer le mariage à deux femmes avant de tomber amoureux
d’elle ? Deux femmes pas très jolies mais bien dotées. Deux
femmes qu’il n’aimait pas et, surtout, qui ne l’auraient jamais aimé.
Sa sœur Marie a été en grande partie responsable de sa
précipitation matrimoniale. Depuis qu’il habitait à Cénon-la-Bastide, il
partageait la maison louée aux Bourgès, avec elle et son beau-frère
Armand. Hussonmorel avait fait faillite. Il avait été obligé de vendre
ses minoteries, les Grands Moulins et le Moulin Neuf. Pire, le 2 mars
1858, le tribunal de Dôle avait jugé que les conditions de la
cessation de paiements n’étaient pas claires, et le jeune héritier avait
frôlé la catastrophe personnelle. Il avait fait jouer ses relations et
s’en était sorti sans condamnation, mais ils avaient été obligés de
vendre les meubles de leur maison de la Grand-Rue à Dôle. Marie
avait quitté la Franche-Comté le rouge au front et s’était réfugiée
chez Gustave.
Charles Nepveu avait trouvé une place de commis aux écritures
pour Armand sur les chantiers en cours à Bordeaux tandis que
Gustave travaillait sur le chantier du pont de la Garonne. Pendant un
an, leur ménage à trois avait bien fonctionné : quand Gustave
rentrait le soir, après ses journées harassantes, il était content de
retrouver sa sœur et son beau-frère dans une maison douillette, et
de dîner en famille. Puis la situation s’était dégradée. Marie
s’ennuyait, tandis que son mari et son frère travaillaient pour
Pauwels. Après huit ans de mariage, elle avait perdu tout espoir
d’avoir des enfants. Le désœuvrement la rendait neurasthénique.
Elle en voulait à la terre entière. Le dimanche, quand ils auraient pu
aller se promener tous ensemble, elle restait enfermée dans sa
chambre, prétextant des migraines. Gustave ne reconnaissait plus la
confidente à l’affection inconditionnelle dont il se sentait si proche
autrefois.

Pour fuir cette ambiance délétère, il avait décidé de s’éloigner de


sa sœur et de son beau-frère et de fonder son propre foyer. À vingt-
sept ans, il en avait largement l’âge. Il avait expliqué à Marie qu’il
aurait bien aimé, comme elle, trouver quelqu’un avec qui partager sa
vie. Il avait craint qu’elle ne lui reproche de l’abandonner mais au
contraire, elle avait proposé – « en tant que sœur-amie, connaissant
ses goûts comme personne » – de l’aider à trouver l’épouse idéale.
Cette mission semblait avoir redonné un sens à sa vie.
Elle avait eu l’idée de s’adresser à l’abbé Gallot : les prêtres sont
toujours des entremetteurs efficaces dans une paroisse car ils
connaissent les jeunes gens à marier, leurs origines sociales, les
exigences des parents. Gustave s’était fait violence pour rencontrer
ce « calotin ». Au tout début de l’année 1860, l’abbé Gallot avait
parlé de Gustave à Mme de Grangent, la veuve d’un officier de
hussards, qui vivait dans un château entouré de vignobles à
Puysseguin. Gustave paraissait être le mari idéal pour sa fille
Louise, vingt-trois ans. Certes, il y avait déjà plusieurs jeunes gens
sur les rangs, mais il avait ses chances. Gustave avait rencontré
Louise et l’avait trouvée acceptable, même si sa dot –
60 000 francs – paraissait étriquée alors que la mère disposait
d’une fortune de 700 000 francs.
« Elle est tout à fait charmante ! Je me réjouis d’en faire ma
belle-sœur, avait dit Marie lorsqu’il lui avait montré le petit portrait
d’elle qu’il avait rapporté du premier rendez-vous.
— Tant mieux. Je l’ai trouvée très modeste, en tout cas. Elle n’a
pas l’air obsédée par son rang social, et elle a compris que les
ingénieurs avaient de l’avenir. »
Mais Mme de Grangent avait multiplié les manœuvres dilatoires.
Elle avait voulu en savoir plus sur la probité, les origines, les
relations de la famille « Boenickhausen dit Eiffel », et elle avait
interrogé le notaire dijonnais que Gustave avait chargé de préparer
le contrat. Sa crainte de la mésalliance et ses atermoiements avaient
fini par exaspérer Mélanie, qui avait proclamé haut et fort qu’elle
trouvait cette union « déplacée ». Cette remarque avait sonné
l’hallali pour Louise de Grangent.
« Tu as vu ses dents ? notait à présent Marie. On dirait celles
d’une jument. Un vrai laideron !
— Et tu as remarqué ses grands airs ? renchérissait Gustave.
Sancta simplicitas ! Voilà mon idéal et elle ne le réalise pas. Cette
demoiselle n’est pas pour moi. »
Le jeune homme jeta l’éponge au moment où l’aristocrate du
bouchon finissait par accepter. Le curé lui écrivit « Mlle Louise sera à
vous ! » et proposa le dimanche suivant comme date de la
demande. Gustave faillit faire machine arrière. Il parait à nouveau
Louise de toutes les vertus. Mais Mélanie ne s’en laissa pas
compter et sous sa pression, le prétendant ne donna pas suite.
L’abbé Gallot affirma que le jeune homme passait « à côté du
bonheur ». Mélanie répliqua doctement qu’elle savait encore faire le
bonheur de ses enfants.
Une autre opportunité s’était présentée en avril avec Isabelle
Pribeyren, fille unique d’un propriétaire du Périgord. Cette fois, la dot
s’élevait à 100 000 francs et la jeune fille de dix-huit ans était « une
vraie petite perle ». Mais les Pribeyren, eux aussi, prirent des
renseignements sur le jeune et brillant ingénieur qui dirigeait le
chantier du pont de Bordeaux. La faillite d’Armand et la richesse
récente des Boenickausen refroidirent leur ardeur. Une nouvelle fois,
le projet capota.
« C’est à cause d’Armand, c’est certain, pleurnicha Marie. Cette
infamie va nous poursuivre à jamais ! Tu sais, la nuit, il m’arrive
encore de faire des cauchemars en pensant à la vente de nos
meubles…
— N’aie pas de regrets. Je n’en ai pas, moi. Si ces gens sont
capables de m’écarter pour des infortunes dans lesquelles je n’ai
aucune responsabilité, ils ne m’apprécieront jamais pour mes
qualités propres. Et je ne me vois pas marié à une femme qui me
méprise. »

C’est seulement en août, au moment de l’inauguration de la


passerelle en présence de l’impératrice Eugénie, que Gustave avait
compris que le bonheur se trouvait sous ses yeux, et qu’il ne l’avait
pas vu. Le jour de la cérémonie, Marcelin Bourgès était venu avec
sa femme, sa fille et son fils, et ils n’avaient pas manqué de saluer
Gustave qui accueillait les invités aux côtés de ses patrons. Il y avait
foule. L’impératrice venait de dire quelques mots. Le maire de
Cénon-la-Bastide avait entamé son discours, qui promettait de durer,
et devait être suivi de celui du maire de Bordeaux.
« Tu as vu la petite Bourgès ? lui fit soudain remarquer Marie en
baissant la voix. Elle ne te quitte pas des yeux. »
Adrienne venait d’avoir dix-huit ans. Gustave avait bien remarqué
qu’elle avait grandi, et singulièrement embelli, lorsqu’il lui arrivait de
la croiser sur le chemin de terre qui desservait à la fois la grande
demeure des Bourgès et la maison de garde qu’il leur louait. Il se
souvenait même l’avoir aperçue, quelques fois, près du chantier du
pont, et avoir admiré sa silhouette parfaite. Mais, préoccupé par ses
démarches matrimoniales, il n’avait pas pris le temps de lui adresser
la parole. Et au fond, il était gêné pour le faire : il ne pouvait plus lui
parler comme à une enfant, mais elle ne lui avait jamais été
présentée en tant que jeune fille. Alors il se contentait de soulever
son chapeau. `
« Bonsoir, mademoiselle Adrienne. »
Elle répondait, baissant la tête pour dissimuler un sourire :
« Bonsoir, monsieur Gustave. »
Il avait pourtant remarqué qu’elle rougissait.
Le jour de l’inauguration, Adrienne tenait le bras de son père et
Gustave se rendit compte en effet qu’elle l’observait. Cependant,
dès qu’il tournait la tête dans sa direction, elle détournait le regard. Il
sourit malgré lui, gonflé par une bouffée de joie et de fierté. La jeune
fille était tellement jolie !
Marie continuait à voix basse, pour ne pas perturber le discours
du maire :
« Nous papotons souvent ensemble. Nous nous croisons à la
bibliothèque, ou chez la modiste. C’est une fille intelligente, elle est
très active, et elle a de l’humour. Elle lit beaucoup. Je crois que nous
pourrions nous entendre. C’est important, non, que ta sœur et ta
future femme s’entendent ?
— Évidemment ! Je ne voudrais pas d’elle sinon ! »
Pendant la nuit, l’idée avait fait son chemin. Gustave s’était
convaincu que la jeune fille incarnait son idéal. Sans doute l’aimait-il
depuis quelques mois sans même s’en rendre compte. Il s’était aussi
convaincu que Marcelin Bourgès ne pourrait pas lui refuser sa main.
Certes, le négociant était très riche : 1,4 million de francs d’actifs,
dont plusieurs propriétés à La Bastide. Le jeune Dijonnais visait
donc encore une fois très haut. Mais cette fois, les parents de la
mariée connaissaient les qualités du prétendant, ils l’avaient vu à
l’œuvre. Bourgès avait admiré sa capacité à trouver des solutions à
tous les problèmes du chantier, et salué son approche très réaliste
des délais. Le jeune homme s’était révélé aussi bon négociateur que
meneur d’hommes. À la fin des travaux, Gustave avait été nommé
officiellement ingénieur chez Pauwels et gagnait désormais
9 000 francs annuels avec, en plus, cinq pour cent sur tous les
marchés qu’il décrochait. Comme il l’avait toujours espéré, il
gagnerait 10 000 francs avant d’atteindre la trentaine. Pouvait-on
refuser un tel gendre ?
Le lendemain de l’inauguration, le 26 août, après une nuit sans
sommeil, Gustave avait revêtu son plus bel habit, enfilé un gilet gris
perle et un col dur, et, une paire de gants beurre frais à la main,
s’était présenté chez son voisin. L’importateur était tombé des nues
en voyant apparaître son locataire endimanché.
« Gustave ! Que me vaut l’honneur, un dimanche matin ? »
s’exclama-t-il en s’avançant vers lui, les bras ouverts, dans le
vestibule.
L’ingénieur était déjà venu le voir quinze jours plus tôt pour lui
demander de prolonger la location de sa maison au moins une
année de plus. Il lui avait aussi passé une nouvelle commande de
bois qui, promettait-il, serait suivie de beaucoup d’autres. En effet,
Pauwels lui avait confié de nouvelles missions dans la région : deux
petits ouvrages à Bordeaux même – le viaduc de Paludate et le pont
routier du Guit au-dessus de la gare du Midi –, ainsi qu’un pont sur
la Nive à Bayonne.

Le jeune patron de chantier avait aussi été repéré par leur client
Jean-Baptiste Krantz, de la Compagnie d’Orléans, qui voulait lui
confier des ponts de chemin de fer sur la ligne de Périgueux,
notamment à Capdenac et à Floirac. Il avait du travail dans la région
pour un an au moins.
« Voilà, commença Gustave à peine assis dans le bureau où son
hôte l’avait entraîné. Je veux épouser votre fille. »
Marcelin Bourgès ouvrit de grands yeux.
« Mazette ! Si je m’attendais à ça ! »
Gustave développa ses arguments. Mais il se sentait gauche,
plus habile à vendre un pont qu’à se vendre lui-même. Il se sentait
coupable de n’avoir pas demandé la main d’Adrienne depuis des
mois. Et si son interlocuteur était au courant de ses démarches du
début de l’année ? Il avait oublié de demander à Marie si elle avait
parlé de ses relations avec les Grangent à Françoise Bourgès.
Son hôte l’écoutait distraitement, le regard fixe. Soudain, il
l’interrompit abruptement.
« Qu’est-ce qui vous fait penser que ma fille serait d’accord ?
— J’ai cru comprendre… mais à vrai dire je n’ai pas de certitude,
je n’en ai jamais parlé à mademoiselle Adrienne… Mais vous-même,
y verriez-vous quelque inconvénient ? »
Eiffel avait été échaudé par ses expériences précédentes.
Pourtant, il n’imaginait pas que Bourgès puisse considérer ce
mariage comme une mésalliance : sa fortune fondée sur le bois
scandinave était tout aussi récente que celle de ses propres parents.
Ils étaient du même monde : ceux qui avaient su tirer parti des
prémices de la révolution industrielle.
« Écoutez mon jeune ami, je vais en parler à ma femme. Vous
connaissez Françoise, n’est-ce pas ? Elle a parfois des idées bien
arrêtées… Mais si elle est d’accord, nous en parlerons à Adrienne.
Ensuite je reviendrai vers vous. »

Le mardi suivant, en rentrant chez lui, Gustave trouva sa sœur


Marie surexcitée. Il y avait si longtemps qu’il ne l’avait vue avec les
yeux brillants qu’il devina que la nouvelle était d’importance. Lui-
même était passablement échauffé : il venait de traverser à pied la
Garonne par « son » pont, qui n’était pas encore entré en service,
mais que les gens de La Bastide appelaient déjà « la passerelle »
pour le distinguer du pont de pierre construit en aval, en 1822. Il
s’était arrêté pour boire une bière à l’estaminet.
« Gustave, tu vas être content, j’en suis sûre ! s’écria Marie sans
lui laisser le temps de poser son manteau.
— Ne me fais pas languir », sourit Gustave, habitué aux mises
en scène de sa sœur.
Il se débarrassa de sa veste et desserra le col de sa chemise.
« Mon petit frère chéri, tes affaires avancent ! Tu as reçu une
invitation des Bourgès. Une invitation à dîner !
— Quand ?
— Demain soir. Tu es content ?
— Tu parles ! Je commençais à me demander si le bonhomme
allait me répondre !
— Tu étais nerveux depuis dimanche, je le voyais bien. Mais
pourquoi aurait-il refusé ?
— Lui, peut-être pas, mais Adrienne… Elle est si jolie, et je dois
lui paraître si vieux !
— Tu n’as que dix ans de plus qu’elle ! Et je sais que tu lui plais.
D’ailleurs…
— D’ailleurs quoi ?
— Je l’ai croisée cet après-midi. Enfin, croisée… Pour tout te
dire, je la guettais. »
Marie s’arrêta pour juger de son effet.
« Tu lui as parlé ?
— Oui.
— Et alors ?
— Je crois qu’elle t’admire beaucoup, mais…
— Mais quoi ?
— Elle a un autre prétendant.
— Tu me fais marcher ?
— C’est la vérité.
— Alors c’est foutu ! »
La jeune femme s’amusait. Elle connaissait son frère par cœur et
savait le manœuvrer presque aussi bien que leur mère. Mais
Mélanie ne pouvait réagir qu’à la vitesse du courrier, alors que Marie
voyait Gustave tous les jours et ressuscitait leur connivence
d’autrefois.
« Attends… Ses parents l’ont promise depuis son enfance au fils
d’un entrepreneur de travaux publics. Un beau mariage d’intérêt.
— Donc ils ne voudront pas de moi !
— Attends, je te dis ! Adrienne a son mot à dire. Ce n’est pas elle
qui a choisi ce garçon, et il ne lui plaît pas. La demoiselle a son
caractère. Tu sais comment elle était habillée cet après-midi ? En
culotte d’homme ! Et quand son père le lui a reproché, elle lui a ri au
nez : “Tu viendras me voir en prison, Papa ?”
— Quelle jeune fille exceptionnelle ! Que t’a-t-elle dit à mon
sujet ?
— Que ce serait toi ou personne.
— Elle a vraiment dit ça ?
— Peu ou prou. »
Encouragé par sa sœur, Gustave s’était rendu au dîner avec
confiance. Et tout s’était merveilleusement déroulé. Les Bourgès
l’avaient reçu en hôte de marque. Marcelin lui avait annoncé que sa
femme et lui-même accueillaient le projet avec joie, et que leur fille
était ravie, car c’était la première demande officielle qu’elle recevait.
Aucune allusion à ce fiancé dont lui avait parlé Marie. Il n’avait pas
pu parler seul à seule avec Adrienne, mais il était assis en face d’elle
pendant le repas et l’avait trouvée d’une beauté renversante. Son
visage rayonnait et ses sourires ne s’adressaient qu’à lui. À
plusieurs reprises, elle avait même soutenu son regard. Il s’était dit
qu’il était le plus heureux des hommes et que les choses seraient
menées promptement. Le lendemain, il avait repoussé sans hésiter
une proposition du notaire de Dijon, Me Chaffotte, qui voulait marier
sa nièce.
Le jeudi suivant, Gustave avait à nouveau été invité à dîner.
Cette fois, on avait parlé de la dot, plutôt conséquente –
80 000 francs –, mais Gustave n’y attachait plus tant d’importance.
Puis les habitudes s’étaient installées : tous les jeudis et dimanches,
il dînait chez les Bourgès. Le dimanche après-midi, à l’heure du thé,
il emmenait Adrienne faire une promenade sur les quais. Il lui faisait
porter des fleurs. Marie l’avait initié à leur langage, très à la mode.
« Il y a des fleurs synonymes de gaieté, d’autres de mélancolie.
Certaines signifient que tes intentions sont sérieuses.
— Mais je voudrais ne lui offrir que des roses !
— Alors commence par des roses blanches – l’amour pur – puis
tu passeras aux roses roses – l’amour véritable et tendre. Garde les
roses rouges pour la veille du mariage… »
Mais il n’avait pas pu : au bout de quinze jours, il lui achetait des
roses rouges, pour qu’elle mesure sa passion.
Aujourd’hui, il a fait placer quelques patiences dans le bouquet
de roses rouges – un message direct à son père, qui n’a toujours
pas fixé la date du mariage. Ni même celle des fiançailles officielles,
mais les deux se feront, il l’a promis, au début de 1861. Il doit
simplement régler quelques affaires d’ici là. Gustave ne s’en est pas
formalisé car il est reçu comme un gendre et, comme il l’écrit à ses
parents, « tout Bordeaux est au courant ».
Tous les dimanches, les fiancés traversent La Bastide au vu et
au su de tous, ou bien longent la Garonne, le quai Deschamps
jusqu’au pont de pierre, suivis par une des femmes de chambre ou
parfois par Françoise et Marcelin Bourgès eux-mêmes. Les deux
amoureux préfèrent la femme de chambre car elle reste à bonne
distance et ferme les yeux lorsqu’Adrienne ôte ses gants et laisse
Gustave embrasser ses mains et ses avant-bras jusqu’au coude. Un
jour, alors que la servante s’était attardée pour parler à un pêcheur,
Adrienne a donné à Gustave un baiser au coin des lèvres, furtif et
espiègle, mais qui a déclenché son désir.
Avec Adrienne, il s’évade de sa propre vie. Il n’est plus ce jeune
homme austère, ce chef de travaux intransigeant : il est amoureux.
Il est flatté qu’Adrienne soit fière de lui, de ce fiancé qui a bâti le
pont le plus long d’Europe. Elle n’a rien de commun avec les jeunes
femmes qu’il a failli épouser et qui étaient en quête de mari. C’est
une jeune femme joyeuse et saine, qui accueille la vie avec
bonheur et qui, sans s’en rendre compte, transforme la sienne. Il
n’aurait pas cru qu’une telle complicité puisse s’établir entre une
jeune fille de dix-huit ans et un homme de près de dix ans son aîné,
entré trop vite dans l’âge adulte. Avec un père entrepreneur,
Adrienne comprend ses soucis.
« Quelque chose vous préoccupe, Gustave, n’est-ce pas ? finit-
elle par lâcher d’une voix douce. Je le vois à la ride sur votre front. »
Gustave lui raconte l’incident qui s’est déroulé sur son nouveau
chantier, de l’autre côté de la Garonne : un de ses hommes a eu la
jambe écrasée sous ses yeux par une carriole. Il s’en veut. Il n’a pas
fermé l’œil de la nuit.
« Cela recommence, comme l’année dernière… Vous vous
souvenez, cet accident sur le chantier de la passerelle. Un ouvrier
était tombé de la galerie, il s’était tué.
— Mais vous n’y étiez pour rien ! Vous aviez donné toutes les
consignes de prudence, et il ne les avait pas respectées ! Tout le
monde sait que la sécurité des hommes est votre obsession.
— Pas suffisamment, sans doute.
— Mais les gens se rappellent du jour où vous avez plongé du
pont pour sauver cet ouvrier qui se noyait… Une voisine m’en parlait
encore hier. »

Ce matin-là, dans la lumière grise et l’odeur saumâtre de la


Garonne en crue, Gustave montrait à un compagnon comment
améliorer la qualité d’une attache, sur le pont de service, lorsqu’il
avait perçu un brouhaha à l’extrémité de la passerelle, là où
l’échafaudage avait souffert la veille. Il n’avait pas compris tout de
suite la raison de cette agitation. Un cri avait jailli :
« Il va se noyer ! »
Gustave s’était débarrassé de sa veste et mis à courir, balayant
du regard le fleuve, de chaque côté de l’échafaudage.
« Il est là ! »
Le chef d’équipe montrait du doigt un point en aval. Gustave
avait eu le temps d’apercevoir deux paumes qui battaient l’air, une
tête qui surgissait entre deux vagues. Sans hésiter, il avait jeté ses
chaussures et plongé.
Il s’attendait au choc de l’eau glacée, à la brutalité du courant,
mais pas à la difficulté de se mouvoir dans l’eau avec une chemise
et un pantalon de drap. La Garonne voulait l’engloutir comme elle
engloutissait l’ouvrier imprudent. Il tenta de maîtriser sa trajectoire
tout en se servant du courant pour progresser, sans quitter des yeux
l’endroit où la masse de cheveux sombres était apparue. Ses bras et
ses jambes fendaient les vagues avec difficulté, se rapprochant trop
lentement de leur objectif. Une main se tendit encore vers le ciel,
non loin de lui, avant de disparaître. L’homme était vivant.
Gustave réussit à l’atteindre dans un dernier effort, et lui hurla de
ne plus se débattre. Précaution inutile : l’ouvrier, à bout de forces,
perdit connaissance au moment où il l’empoignait sous les aisselles.
Quelques minutes plus tard, l’ingénieur déposa sur la berge le
malheureux secoué de hoquets. Un attroupement se forma.
Personne ne s’intéressait à l’homme qui avait échappé à la mort.
Les ouvriers du chantier et les badauds attirés par les clameurs
observaient, en chuchotant, son sauveteur. Nul n’aurait imaginé tant
de force et d’énergie chez ce jeune homme au regard tranquille, aux
cheveux bruns ondulés et au visage encadré d’un collier de barbe.
On remarquait ses muscles, sculptés par la chemise trempée. On
admirait ces jambes solides, ce corps compact assoupli par une
longue pratique de l’escrime, ces bras exercés par des années de
boxe et de pugilat. Une force de la nature. Une jeune fille en robe
verte, dont le canotier laissait échapper une myriade de boucles
brunes, fixait Gustave de ses yeux sombres. Elle avait couru pour
descendre sur la berge et la rougeur, sur ses joues, ajoutait à son
éclat. Il s’était dit qu’il connaissait ce visage, mais il ne savait plus où
il l’avait vu, ni quand. En même temps, s’il avait déjà rencontré cette
beauté, comment aurait-il pu l’oublier ?
Gêné par les regards, Gustave avait cherché à détendre
l’atmosphère en s’adressant à ses hommes :
« À l’avenir, messieurs, ayez la bonté de mieux vous accrocher.
J’aime nager, mais pas avec mon habit. »
Quelques rires avaient vite été étouffés. Quelqu’un avait voulu le
remercier. Un ouvrier était allé chercher sa veste et ses souliers sur
le pont. Coupant court aux effusions, il s’était détourné pour les
enfiler sur ses vêtements trempés. Il ruminait : combien étaient-ils,
sur ce chantier, à savoir nager ? Pas un, sans doute. Il s’était promis
qu’au printemps, il apprendrait lui-même aux contremaîtres quelques
rudiments de brasse. La vie d’un homme ne pouvait dépendre du
hasard de sa présence. Puis il était parti à grandes enjambées,
conscient du regard de la jeune fille posé sur lui.
Sur le chemin du retour, il avait réalisé que cette jeune femme
tout de vert vêtue était la fille de Marcelin Bourgès.

« C’était peu de chose. J’ai été étonné qu’on parle de moi dans
les journaux pour un plongeon mal négocié et quelques longueurs.
— Et les journaux ont encore parlé de vous quand vous avez
sauvé ce marin, sa femme et ses deux enfants dont la barque était
emportée par le courant…
— Ce n’était pas difficile non plus. Je me suis entraîné au
sauvetage à Paris.
— Vous savez, Gustave, j’ai vu l’admiration dans les yeux de vos
ouvriers, lors de l’inauguration. Et ils se sont cotisés pour vous offrir
une médaille ! Mon père a dit qu’il n’avait jamais vu cela ! »
Marie est l’alliée des amoureux, elle joue les facteurs. Les
fiancés ne peuvent s’écrire sans la permission des parents, et leurs
lettres peuvent être ouvertes. Lorsqu’il se déplace à Bayonne,
Gustave écrit donc une missive convenue, évoquant les préparatifs
du mariage ou l’avancée de son chantier, et Adrienne répond en
parlant de son petit chien ou de son trousseau qui est presque
terminé : les lettres A (pour Adrienne) et E (pour Eiffel), brodées en
couleur, s’entremêlent déjà sur des dizaines de draps, de serviettes
et d’enveloppes de coussins.
Mais il lui écrit aussi des lettres enflammées, des poèmes et des
déclarations d’amour éternel que Marie lui remet en cachette. La
lettre A, qui a si longtemps incarné sa passion pour Alice, est
redevenue sa lettre fétiche, et il trace machinalement des A dans la
poussière ou sur les vitres embuées en pensant à Adrienne.
Vis-à-vis de sa mère, il parle de la dot et de la perspective de
succéder à Bourgès à la tête de ses affaires – Marcelin le lui a laissé
entendre –, mais il évite d’évoquer ses sentiments. Il craint de
montrer une faiblesse qui pourrait se retourner contre lui. Il écrit tout
de même à Mélanie : « J’aime mieux attendre trois mois une belle
fille que j’aime et qui m’aime que d’en épouser de suite une autre qui
me serait indifférente. »
Marie quant à elle suit pas à pas l’éclosion de cette passion,
mais aussi, au fur et à mesure des jours, les premiers doutes de son
frère.
Il tombe tout de même de haut lorsque, le 20 novembre 1860, il
reçoit une lettre de Bourgès. Marie le voit pâlir, puis s’asseoir et
laisser tomber l’enveloppe.
« Que se passe-t-il, Gustave ?
— Marcelin Bourgès annule le mariage.
— Quoi ?
— Il dit que l’idée de se séparer de sa fille a plongé sa femme
dans un tel chagrin qu’il craint pour sa santé et préfère renoncer.
— Tu ne leur as pas dit que tu resterais à Bordeaux si tu
épousais Adrienne ?
— Je l’ai dit cent fois. Et Françoise ne semblait guère obsédée
par un départ. C’est un prétexte, il cache quelque chose.
— Peut-être n’ont-ils pas renoncé à la marier avec cet héritier ?
— Je crois surtout qu’ils se sont renseignés sur nous… Encore
ce foutu “Boenickausen” qui me joue des tours, j’en mettrais ma
main au feu. »
Marie se dirige vers la fenêtre. La grande bâtisse des Bourgès
est là, à 50 mètres à peine.
« Adrienne doit être effondrée, elle aussi. Ils ont dû l’enfermer
dans sa chambre, je ne l’ai pas vue sortir de la journée. Vas-tu lui
écrire ?
— Bien sûr, mais tu ne pourras plus lui donner mes lettres… et
ils ne les lui remettront pas. S’ils ont pris leur décision après trois
mois de réflexion, on ne les fera plus changer d’avis. C’est elle qui
me voulait, pas eux.
— Peut-être le père a-t-il fait traîner les choses, pour se laisser le
temps d’engranger toutes tes commandes de bois…
— Je ne veux pas croire une chose pareille. »
Et pourtant, si Marie avait raison ? Si Bourgès avait refusé sa
demande en mariage dès septembre, Gustave serait sûrement allé
acheter ailleurs son bois de chantier. Soudain, il se rend compte que
sa dernière commande – il a même insisté sur le fait que c’était la
dernière ! – date du vendredi précédent. Est-ce une coïncidence ?
Marie le secoue. Ses yeux brillent :
« Et si tu enlevais Adrienne ?
— Marie, tu lis trop de romans ! »
Gustave reste prostré pendant plusieurs jours, à s’apitoyer sur
lui-même. Il en veut à Adrienne de l’avoir « lâché ». Marie essaie de
le convaincre qu’elle a été contrainte par ses parents, en vain. Son
frère a besoin de ce manichéisme pour se reconstruire. Il s’inscrit
dans une salle de pugilat et le soir, y passe des heures. Frapper
dans un sac de sable, soumettre son corps aux coups, se dépenser
jusqu’à l’épuisement lui donnent l’illusion de maîtriser sa douleur.
Deux semaines plus tard, il part à Paris pour faire son rapport à
Pauwels, qui y est de passage. À son retour, il ira rendre visite à ses
parents à Dijon. Il imagine déjà le discours que sa mère lui tiendra.
Que la seule façon de rabattre le caquet de ces gens-là est de
devenir plus grand qu’eux. Il se vengera de la plus belle manière qui
soit : en montrant ses talents à la France entière, à l’Europe, au
monde. Un jour, ils regretteront de lui avoir claqué la porte au nez.
7

Marguerite

BRUXELLES, SEPTEMBRE 1862

Gustave contemple sa femme endormie. Son visage est celui


d’une enfant. Par moments, il a presque honte, puis un flot de
reconnaissance le submerge et lui fait oublier ses scrupules. S’il
avait imaginé, il y a seulement un an, être aussi heureux un jour ! Il a
pourtant hésité : épouser une jeune fille de dix-sept ans, lui qui était
bientôt trentenaire, était-ce bien raisonnable ? Et puis la douceur de
Marguerite, son sourire, sa candeur, l’avaient emporté. Son absence
d’artifices l’a ravi ; il est obligé de la pousser pour qu’elle s’achète de
jolies robes, des souliers qui mettent en valeur la finesse de ses
chevilles, ou pour qu’elle se fasse coiffer. Marguerite se réjouit de
tout : de tout ce qu’il lui achète, de tout ce qu’il fait pour elle, de tous
les hommages à sa jeunesse et sa fraîcheur.
« J’ai tout pour être heureuse… et je suis heureuse ! » l’assure-t-
elle dix fois par jour.
La jeune fille dort encore et son souffle est régulier. Gustave
résiste à l’envie d’effleurer le satin de sa joue, de redessiner l’arc de
son sourcil, de poser les lèvres sur son cou, juste derrière l’oreille. Il
se sent désarmé devant tant d’innocence. Lorsqu’il fait l’amour avec
elle, comme hier soir avant de s’endormir, puis cette nuit encore,
après ce cauchemar qui l’a réveillée à deux heures du matin dans
cette chambre inconnue, elle se prête au jeu avec une ingénuité qui
le ravit. Il la compare à la jeune Agnès, le personnage de L’École
des femmes de Molière : elle n’a pas eu le temps d’apprendre les
ruses et les subterfuges des adultes, et elle voit en Gustave la
chance de sa vie.
Il se souvient dans quel état d’esprit il était lorsqu’il a accepté de
la rencontrer, en février. Il lui avait fallu plus d’un an pour se remettre
du désastre Adrienne. Il s’était d’abord, comme toujours, jeté à corps
perdu dans le travail et le sport pour oublier sa souffrance. Rien
d’autre ne l’intéressait. Les femmes qu’il croisait étaient devenues
transparentes. À l’été, il n’avait toujours pas repris goût à la vie. Il
avait néanmoins brigué un parti sans trop y croire : à Bayonne où il
suivait le chantier du pont sur la Nive, il avait rencontré un banquier
armateur, Jean Armand Lahirigoyen, dont la fille était à marier.
Denise – c’était son nom – était « passable et bien dotée », comme il
l’avait dit à Marie. Il s’était mis sur les rangs sans faire preuve d’une
excitation démesurée – il se jugeait lui-même fort téméraire de viser
si haut –, convaincu qu’une nouvelle fois, l’enquête que mènerait la
famille ruinerait le projet. Ce qui n’avait pas manqué. L’année s’était
terminée comme elle avait commencé : dans l’amertume.
En janvier 1862, il s’était rendu compte avec effarement qu’il
entrait dans sa trentième année. Sa vie professionnelle lui offrait
toutes les satisfactions qu’il pouvait en attendre, mais sur le plan
personnel, il était bien parti pour devenir un vieux garçon plein
d’aigreur.
« Ou alors, je finirai par épouser sur le tard une vieille passion
qui me trompera indignement, ce qui ne serait pas mieux, conviens-
en, avait-il pleurniché auprès de sa mère lorsqu’ils s’étaient
retrouvés pour la nouvelle année.
— Veux-tu que je m’en occupe ? »
Mélanie savait qu’elle finirait par faire le bonheur de son fils. Elle
attendait seulement qu’il le lui demande.
« Oui, avait-il brusquement décidé. Il faut que tu m’aides à me
caser. Je n’ai plus le temps d’attendre la femme idéale. Et si je dois
trouver mon bonheur, ce ne peut être qu’à Dijon. Les médisances
sur moi qui ne serais pas un bon parti viennent d’ici, donc c’est ici
qu’on peut les démentir.
— Ici, surtout, on nous connaît ! Dis-moi donc quel genre
d’épouse te plairait, Gustave. »
La modestie du ton contrastait avec le triomphe que reflétait le
sourire de sa mère. En réalité, elle savait mieux que lui le genre
d’épouse dont pouvait rêver ce fils profondément meurtri.
« Je ne peux plus faire le difficile, grimaça-t-il. Au point où j’en
suis, je me contenterai d’une femme de fortune médiocre, s’il le faut,
mais avec un caractère agréable et une bonne constitution. »
Mélanie Eiffel ne releva pas le cynisme des propos. Elle
réfléchissait déjà à sa mission.
« Je vais alerter mes amies du whist, prévenir mes voisines,
activer quelques connaissances de la paroisse…
— Il y a urgence. Tant pis pour la fortune. Si tu me trouves une
fille dotée d’une figure passable mais d’une grande bonté, d’une
humeur égale et d’une certaine simplicité de goût…
— … tu en feras ton affaire, c’est ça ? ironisa Mélanie.
— Après tout, que pourrais-je demander de mieux qu’une bonne
ménagère qui ne me fasse pas trop enrager ? L’essentiel est qu’elle
me trompe le moins possible et me fasse de beaux enfants bien
portants qui soient bien à moi.
— J’avais compris ! »
Mélanie n’avait jamais vu son fils faire preuve d’une telle
misogynie et elle en eut de la peine pour lui. Pauvre Gustave ! Il
avait été blessé par ses échecs à répétition – elle en comptait six.
Autant d’injustices. Réussirait-il à passer outre ? Ou garderait-il à
jamais cette mortification, cette crainte de ne pas être aimé pour lui-
même ? Mélanie ne voyait pas sa part de responsabilité dans le mal-
être de son fils : les dégâts affectifs de l’enfance ne cicatrisent
jamais.

Elle n’avait eu aucun mal à trouver la jeune femme qui répondait


à ces critères. L’heureuse élue avait grandi au Castel. Marie Émilie
Gaudelet, la fille de Fanny, la petite-fille de son associé Édouard
Régneau, correspondait au profil. Certes, ses parents ne pourraient
pas rassembler 60 000 francs de dot, mais le grand-père y
pourvoirait en anticipant sur l’héritage.
Gustave avait déjà croisé la petite Marie lors de ses visites à
Dijon. Sa mère avait même évoqué son nom lorsque le mariage
avec la fille Grandjean avait échoué – mais à l’époque, il visait plus
haut et l’avait écartée. Il avait le souvenir d’une fillette menue, une
petite souris discrète et effrayée à l’idée de commettre un impair.
Lorsqu’il l’avait rencontrée pour de bon, au mois de mars, il n’avait
pas eu le coup de foudre comme pour Adrienne. L’enfant était sortie
de sa chrysalide, mais elle n’était devenue ni une beauté saisissante
ni une jeune femme du monde. C’était une adolescente aux cheveux
coiffés en bandeaux, une gentille fille, simple, gaie et bien faite. Sur
la photo que ses parents avaient commandée l’année précédente,
elle tournait vers le photographe un regard inquiet, presque
farouche, qui ne correspondait pas à son attitude habituellement
confiante. Il avait pris son parti de sa modestie et de son éducation
sommaire : elle serait ainsi plus simple à contenter.
Mais à chacune des visites qu’il avait faites ensuite pour préparer
le mariage, il l’avait trouvée plus charmante. Lorsqu’il se promenait
avec elle, il la faisait parler et la regardait se mouvoir avec un certain
plaisir. Elle possédait une grâce naturelle qui l’étonnait. Elle avait un
caractère facile, et il émanait d’elle une tranquille sérénité. Quelques
semaines avant le mariage, il se rendit compte qu’il avait hâte de
vivre en sa compagnie : sa silhouette, son sourire, sa joie de vivre
l’enchantaient, elle était l’image même du bonheur domestique. Il
avait offert à sa fiancée une parure d’émeraudes et un collier de
perles.

La cérémonie avait eu lieu le 8 juillet à la cathédrale Sainte-


Bénigne de Dijon, en présence des deux familles. Un déjeuner de
plein air l’avait suivie. Ils avaient effectué un court séjour à Biarritz
en guise de voyage de noces, et la jeune mariée était rentrée à
Bordeaux avec son époux. La perspective de la cohabitation avec
son beau-frère et sa belle-sœur ne l’inquiétait pas :
« Ainsi, je ne serai pas toute seule dans la journée ! Et puis,
Marie et moi pourrons partager les corvées, la préparation des
repas, les lessives… »
La première nuit qu’ils avaient passée ensemble, le jeune marié
s’était montré plus embarrassé que son épouse novice. Comment
expliquer la brutalité du sexe à une si jeune fille ? Comment ne pas
faire souffrir une enfant qui n’a jamais fait l’amour ? Finalement,
c’était elle qui l’avait rassuré : sa mère lui avait tout expliqué, il ne
fallait pas s’inquiéter pour elle, concevoir des enfants ne pouvait pas
faire mal. Elle s’était montrée affectueuse, patiente, et soumise. Et
dès la seconde tentative, il avait eu l’impression qu’elle y prenait
goût, ce qui l’avait comblé d’aise. Chaque nouvelle journée
confirmait ce qu’il avait dit à sa mère avant le mariage :
« Cette jeune fille est une pâte à modeler… C’est à moi de faire
de cette union un mariage heureux. Si nous échouons, ce sera à moi
qu’en incombera la faute. »
Au début, Gustave distinguait sa femme de sa sœur en précisant
« la petite Marie » par opposition à « la grande Marie » – elles
avaient onze ans d’écart. Mais lorsqu’il appelait « Marie » à la
cantonade, deux réponses lui revenaient. Après quelques jours de
quiproquos répétés, c’est la nouvelle venue qui, un matin au réveil,
lui avait donné la solution :
« J’ai toujours voulu m’appeler Marguerite. C’est le prénom d’une
tante que j’aimais beaucoup. Je préfère Marguerite à mes autres
prénoms, Émilie et Geneviève… Et puis, cela commence par les
mêmes lettres que Marie, ce qui m’évitera de rebroder tout mon
trousseau !
— Marguerite… pourquoi pas ? Cela te va bien. Tu ressembles à
une fleur des champs. »
Dès septembre, il ne pouvait plus se passer d’elle. Il lui arrivait
de quitter les chantiers un peu plus tôt, le soir, pour la rejoindre. Sa
sœur en était presque jalouse. Pourtant, l’arrivée de Marguerite lui
avait changé la vie, à elle aussi. Elle avait hérité d’une petite sœur
travailleuse et efficace, qui l’aidait à soigner ses migraines et qui
reconnaissait son antériorité dans le cœur de Gustave. Mais Marie
enviait son bonheur conjugal et parfois, malgré elle, le lui faisait
sentir. Marguerite subissait ces réflexions amères en silence : elle
plaignait sincèrement sa belle-sœur d’avoir un mari aussi peu fiable
qu’Armand. Dans chacune de ses lettres au Castel, elle remerciait
ses beaux-parents de l’avoir choisie pour partager la vie de leur fils.
Lorsque Gustave dut se rendre à Bruxelles pour négocier son
avancement et sa rémunération avec François Pauwels, il proposa à
Marguerite de l’accompagner. Sa femme-enfant lui inspirait depuis
trois mois une vraie passion, et il lui avait promis qu’elle serait de
tous ses voyages. Elle lui sauta au cou :
« Gustave ! Rien ne pourrait me faire plus plaisir. Je n’ai jamais
quitté la France !
— Tu sais, ce n’est que la Belgique, c’est tout à côté.
— Combien de temps partirons-nous ?
— Le voyage dure quatorze heures. Mais nous ne sommes pas
obligés de le faire d’une traite. Si tu veux, je peux prendre une
semaine. On visitera les plus jolies villes sur notre parcours.
— Gustave, mon Gustave, je suis si heureuse ! »

Ils prirent le train à la gare du Midi jusqu’à Paris. Puis


traversèrent Paris en fiacre avant de sauter dans un train pour
Bruxelles. La ligne ouverte en 1855 passait par Valenciennes et
Mons, où ils s’arrêtèrent. Entre les étapes, Marguerite ne se lassait
pas de voir défiler le paysage.
« Regarde, Gustave ! Nous passons sur un pont, au-dessus d’un
fleuve !
— C’est l’Escaut. Il s’agit d’un pont en biais. L’un des principaux
ouvrages d’art de la ligne.
— En as-tu déjà fait des comme ça ?
— J’en ai fait de bien plus grands ! Souviens-toi du pont-rail de
Bordeaux… »
Le voyage les rapprocha encore. Marguerite était fière d’avoir
épousé un ingénieur capable de grandes choses et Gustave,
sensible au miroir que lui renvoyait sa femme, ne regrettait plus les
unions avortées avec des filles-à-papa dont les sentiments variaient
selon l’humeur de leurs parents, et qui lui auraient rappelé à tout
moment l’infériorité de ses origines.
Il couve sa jeune épouse, ce don du ciel qu’il n’espérait plus.
Tandis qu’il la regarde dormir, dans cette chambre d’hôtel bruxelloise
décorée sans goût, l’émotion le prend une nouvelle fois à la gorge.
Marguerite… Il voudrait faire glisser le drap pour admirer encore ses
seins haut perchés, la courbe lisse de ses hanches d’adolescente. Il
l’a convaincue qu’il n’y avait aucun mal à dormir nue, et elle lui
obéit ; il ne se lasse pas de la sentir contre lui.
Comme si elle devinait le regard de Gustave s’attardant sur elle,
Marguerite se réveille et d’emblée, lui décoche un sourire ravi.
« Mon Gustave ! Tu es réveillé depuis longtemps ? Quelle heure
est-il ?
— Sept heures. Mais tu peux rester encore un peu au lit, le petit
déjeuner est servi en bas jusqu’à huit heures et demie. Ce matin, j’ai
mon rendez-vous avec Pauwels. Te sens-tu d’aller te promener toute
seule dans la ville ?
— Ne t‘inquiète pas pour moi ! Je vais déjeuner bien gentiment,
puis j’irai me promener sur la Grand-Place. Je regarderai les vitrines
des boutiques et j’en profiterai pour acheter les cadeaux pour Marie
et pour tes parents. »

Quelques heures plus tard, Gustave revient avec de bonnes


nouvelles : il est nommé à Paris, à la direction des usines de Clichy
jadis rachetées à Charles Nepveu. Son salaire annuel passe à
12 000 francs, sans compter la participation aux bénéfices sur les
marchés qu’il va traiter. Le jeune couple va pouvoir vivre
confortablement.
Ils déménagent à Clichy à la fin du mois de novembre. Ils ont
loué une grande maison au 3, rue du Port, tout près des bords de
Seine. Marie et Armand les rejoindront plus tard : pour l’heure, son
beau-frère doit collaborer à une enquête sur la trésorerie dont il s’est
occupé pendant quatre ans. Le jour de leur arrivée dans leur
nouvelle demeure, ils n’ont pas les clés et aucun portier n’est là pour
leur ouvrir la porte. Après quelques minutes d’attente avec leurs
bagages, Gustave s’impatiente. Puis il repère une fenêtre ouverte au
premier étage.
« Je vais escalader la façade, c’est la seule solution.
— Mais c’est dangereux !
— Ne t’inquiète pas, Marguerite, c’est un jeu d’enfant. »
Gustave, sportif toujours assidu, garde une excellente forme
physique. Il se lance à l’assaut du mur, utilisant à la fois bras et
jambes pour se hisser, sous le regard inquiet de sa femme. Il vient
d’atteindre le rebord de la fenêtre lorsqu’un coup de sifflet les fait
tous les deux sursauter :
« Vous, là-haut ! »
Un gendarme a surgi ; il croit avoir affaire à un maraudeur.
Gustave proteste. La jeune femme vole à son secours :
« Monsieur le gendarme ! Mon mari n’est pas un brigand : c’est
notre maison !
— Pourquoi n’entrez-vous pas par la porte, alors ?
— Nous n’avons pas la clé ! Et le portier n’était pas au rendez-
vous…
— Qu’est-ce qui me prouve que c’est votre maison ? »
Marguerite essaie d’amadouer le gendarme, mais son allure trop
juvénile ne lui inspire pas confiance.
« Vous, descendez ! Et plus vite que ça ! »
Gustave s’exécute, en passant par l’intérieur de la maison dont il
ouvre la porte. Le gendarme dresse un procès-verbal « pour
nuisance sur la voie publique », et leur inflige une amende de
10 francs. Il sent bien qu’il a tort, mais il ne veut pas se déjuger. Dès
qu’il a tourné le dos, les jeunes mariés pouffent de rire et entrent
dans leur nouvelle demeure.
En janvier, Marguerite découvre qu’elle est enceinte : la
naissance est prévue pour la mi-août. Les futurs parents nagent en
pleine béatitude. Gustave est aux petits soins pour sa femme-enfant.
Il aimerait rester tous les jours près d’elle, mais les chantiers
l’obligent à s’absenter souvent, d’autant que la société de Pauwels
va mal. Dans une ambiance de récession, et malgré le soutien de
l’empereur Napoléon III, les frères Pereire ont plongé ; à leur suite,
l’entrepreneur belge connaît des difficultés. Au printemps, les pertes
des ateliers de Clichy frôlent les 300 000 francs et Gustave
s’interroge : comment ne pas couler avec leur propriétaire ?
Au début de l’été, Marie et Armand débarquent un matin sans
prévenir. À Bordeaux, le scandale a éclaté : Armand a commis des
malversations. Il a détourné de l’argent. La somme est modeste,
mais il a trahi la confiance de son employeur. Gustave, qui l’a fait
recruter en se portant garant de sa probité, est hors de lui. Il prend
Marie à l’écart, un soir en rentrant :
« Je ne supporte plus Armand. C’est un incapable, un
magouilleur, une fripouille. Et je retiens des mots bien pires. Depuis
le premier jour, j’ai eu des doutes à son sujet. »
Marie fond en larmes. Il y a des années qu’elle souffre de
l’attitude de son mari qu’elle a voulu quitter à plusieurs reprises ; à
chaque fois, il est parvenu à la reconquérir en lui promettant de
s’amender.
« Je sais bien, Gustave, que tu nous avais prévenus… Mais ce
n’est quand même pas un assassin !
— Je vais être très clair avec toi, Marie. C’est la deuxième fois
qu’il est accusé d’escroquerie, et cette fois dans la société où je l’ai
fait entrer. Tu en as souffert à chaque fois. Il n’y aura pas de
troisième trahison. Il ne peut vivre sous notre toit. Marguerite, dans
son état, a besoin de calme, et je pense que notre cohabitation ne
peut qu’être houleuse.
— Dis-moi ce qu’il faut faire, Gustave. »
Le jeune ingénieur a déjà réfléchi à la question.
« Prends à ton mari une chambre meublée dans Paris en
attendant que la Compagnie ait statué sur son sort. Je préfère payer
une location que de le savoir ici. »
Armand s’installe à l’hôtel du Levant, dans le quartier de la
Madeleine. Licencié par Pauwels, il n’est pas poursuivi en justice,
grâce à Gustave qui convainc son patron que la réputation de
l’entreprise en pâtirait.
Gustave et Marie descendent à Dijon pour statuer sur le sort du
fripon avec Mélanie et Alexandre. Marguerite est restée à Clichy-la-
Garenne : sa grossesse est trop avancée pour qu’elle prenne le
risque de voyager. Le conseil de guerre – parents d’un côté, enfants
de l’autre – se réunit dans le salon.
« J’ai juré à Pauwels qu’Armand serait puni et qu’il disparaîtrait,
commence Gustave. Donc il faut l’envoyer à l’étranger. Le
bannissement est la seule solution pour qu’il ne nous fasse plus de
tort. »
Mélanie approuve son fils d’un hochement de tête. D’un geste de
la main, elle balaie le regard implorant de sa fille :
« Il faut l’envoyer là où il ne pourra jamais revenir. Et faire savoir
que la famille se désolidarise de lui.
— L’Australie serait une solution, estime Gustave.
— Ou l’Amazonie, renchérit Mélanie.
— Pas l’Australie ! Pas l’Amazonie ! supplie Marie.
— Alors le Canada ou la Russie ?
— Pitié ! implore-t-elle. Pourquoi pas la Belgique ? Ou
l’Espagne ? »
Marie ne veut pas partir avec lui, mais elle ne peut accepter
l’idée de le perdre à jamais.
Alexandre Eiffel prend la parole après s’être raclé la gorge :
« Marie, revenir de Belgique ou d’Espagne serait trop facile, tu le
sais bien. Je sais, moi, où il faut l’envoyer : à New York. Là-bas, s’il a
du cœur et du courage, il pourra recommencer de zéro et, qui sait…
faire fortune. »
Marie s’effondre littéralement. Son frère l’empêche de glisser de
son fauteuil, et l’attire contre lui. Tandis qu’elle pleure
silencieusement, il lui caresse les cheveux.
« Ne t’inquiète pas, Marie, tu survivras. Il n’a jamais été gentil
avec toi. Donne-toi une chance de trouver un jour un homme bien. »
Le 19 août 1863, Armand embarque à Liverpool sur un cargo à
destination de New York. Son départ est éclipsé par un autre
événement, plus heureux : le même jour, Marguerite met au monde
une petite fille, Claire. Gustave se précipite à Clichy et retrouve sa
jeune femme affaiblie par l’accouchement, mais assise dans son lit,
le bébé sur ses genoux. Elle incite le nouveau père à prendre le
nouveau-né dans ses bras.
« Tu ne vas pas la casser, tu sais.
— Mais si justement… J’ai de si grosses mains comparées aux
siennes… Regarde ces minuscules poings fermés ! Et la taille de
ses ongles : on dirait de petits points blancs ! »
Avec d’infinies précautions, le visage aussi rouge que celui du
bébé, il finit par soulever Claire.
« Vous vous ressemblez, tous les deux », sourit Marguerite,
clignant des yeux de fatigue.
Gustave découvre la paternité avec extase. Il s’inquiète au
moindre éternuement de sa fille, au moindre pleur. Lorsque ses cris
ressemblent à des rires, il est aux anges.

Alors que Marie s’enfonce dans la dépression, Laure vient


rejoindre son frère et sa sœur à Paris. Les médecins lui ont
diagnostiqué une tumeur à la gorge qui laisse peu d’espoir, mais
Gustave espère qu’elle sera mieux soignée dans la capitale. Laure
est courageuse, elle ne se plaint pas, mais le cancer se généralise.
En quelques mois, elle perd conscience de ce qui l’entoure, au point
de ne pas réclamer son mari, qui n’a pu quitter les forges de
Châtillon en grande difficulté, ni sa fille Jeanne, qui a été placée
chez ses grands-parents au Castel. La benjamine des Eiffel s’éteint
silencieusement le 11 août, deux mois avant que Marguerite ne
donne le jour à son deuxième enfant. En sa mémoire, la petite fille
est baptisée Laure.
Gustave a attendu la délivrance de Marguerite pour lui parler de
sa décision : il veut quitter Pauwels.
« J’ai déjà été obligé de licencier dix personnes, l’année dernière.
Mais c’était reculer pour mieux sauter. La Compagnie ne décroche
pas assez de chantiers, et ils sont très mal payés, donc c’est sans
espoir. Cette fois, l’usine de Clichy va devoir fermer. Pauwels
pourrait sûrement me recaser ailleurs, si j’acceptais de réduire mon
salaire. Mais je pense qu’il vaut mieux que je me fasse licencier.
— Qu’as-tu envie de faire ? Tu veux te mettre à ton compte, cette
fois ? »
Marguerite pose les bonnes questions. Mais seulement pour
permettre à Gustave de réfléchir tout haut, car en réalité, elle ne
s’inquiète pas pour lui. Elle a une telle confiance dans les qualités de
son mari qu’elle n’imagine pas qu’il puisse se retrouver sans travail.
Au pire – car il le vivrait comme un échec – il pourra se faire recruter
par Gouin ou Schneider, les leaders de la construction.
« J’ai négocié une indemnité de 13 000 francs, répond Gustave.
De quoi nous permettre de voir venir. Je peux m’installer comme
ingénieur-conseil. Pour commencer, j’ai le contrat avec l’Égypte. »
Pauwels lui permettait de traiter quelques affaires pour son
compte propre, comme les halles de Toulouse et d’Agen. Mais
Marguerite n’a jamais entendu parler d’un contrat égyptien.
« Je vais livrer au gouvernement du Caire trente-trois
locomobiles de huit chevaux que j’achète à un constructeur français.
C’est du tout cuit. 40 000 francs de bénéfices. À partager avec mes
deux partenaires.
— Tes partenaires ? Je les connais ?
— Tu ne connais pas Charles Lambert ; c’est lui qui nous a
apporté l’affaire, il est parfaitement introduit auprès du
gouvernement égyptien. L’autre, c’est Hector Lelièvre, cet ingénieur
que j’avais rencontré à Bordeaux, tu te souviens ? Je te l’avais
présenté. C’est un commercial hors pair.
— Alors il va falloir que tu ailles en Égypte ?
— Oui, j’embarquerai à Marseille en mars. Je serai absent sept à
huit semaines. Si tu veux, nous descendrons ensemble et je vous
laisserai à Dijon, toi et les filles.
— Quelle bonne idée, Gustave ! Il y a si longtemps que je n’ai vu
nos parents ! »
Au Castel, l’ambiance a bien changé quand la petite famille y
débarque, en mars 1865. À soixante-six ans, Mélanie est quasiment
impotente. Alexandre, septuagénaire toujours ingambe, s’en occupe
tant bien que mal. Ils sont heureux d’accueillir leurs deux petits-
enfants : Claire, qui commence à marcher, et Laure, qui n’a pas six
mois mais gazouille déjà. Elles apportent une bouffée d’air frais dans
cette maison austère. Mélanie ne se lasse pas de prendre ses
petites-filles sur ses genoux et de les observer avec avidité. Elle y
voit de moins en moins bien. Elle sait qu’un jour ou l’autre, elle va
perdre totalement la vue, comme sa mère.
Pendant ce temps, en Égypte, Gustave maudit l’indolence
orientale. Il ne parvient pas à rencontrer les vrais décideurs,
l’immobilisme le hérisse et il s’ennuie. Pour passer le temps, il va
admirer les pyramides de Gizeh et s’intéresse aux méthodes de
construction des Égyptiens. Puis il se rend sur le chantier du canal
de Suez où il fait la connaissance de Ferdinand de Lesseps et de
ses ingénieurs, qui travaillent dans des conditions épouvantables ; le
chantier lui fait forte impression. Gustave dessine, prend des notes,
réfléchit.
Au cours de son périple, il rencontre le propriétaire d’un atelier de
chaudronnerie installé à La Villette, aux portes de Paris, qui est
décidé à prendre sa retraite au plus vite et aimerait céder ses
équipements. Gustave enregistre l’information. Le vieil entrepreneur
est un habitué des coutumes égyptiennes, et Gustave finit par lui
confier ses craintes.
« Je ne comprends pas : l’homme qu’on devait me faire
rencontrer n’est jamais disponible.
— N’en soyez pas étonné. Ici, certains font des promesses que
d’autres doivent tenir… sans qu’on leur ait demandé leur avis.
— Vous croyez que je perds mon temps ?
— Depuis combien de temps êtes-vous là ?
— Quatre semaines. Mais les choses n’ont pas avancé d’un iota.
— Alors laissez tomber. J’en connais plus d’un qui s’est ruiné à
attendre. »
Gustave quitte l’Égypte plus tôt que prévu, ce qui lui permet
d’échapper à l’épidémie de choléra qui s’abat sur le delta du Nil. Il a
retenu la leçon. Si son entreprise veut exister, il lui faudra des
commandes sûres. Il n’existe pas de marchés faciles.
8

Les débuts d’un entrepreneur

NOVEMBRE 1866

« G. Eiffel constructeur. Ateliers de construction métalliques. Rue


Fouquet, au no 48, à Levallois-Perret, près de Paris. Portes
métalliques et fondations pneumatiques. »
Marguerite s’interrompt pour reprendre son souffle.
« Allez, lis ma carte de visite jusqu’au bout !
— C’est qu’elle est longue ! “Charpentes en fer, halles et
serrurerie de bâtiment, réservoirs, gazomètres, chaudières et en
général toutes constructions métalliques.” Mais tu sauras tout faire,
j’en suis sûre ! »
Eiffel a décidé de passer à la vitesse supérieure. Il a convaincu
ses parents de miser tout l’argent amassé pendant leur vie de labeur
dans l’entreprise qu’il va créer. Il a convaincu aussi le grand-père de
sa femme, Édouard Régneau, d’investir 50 000 francs en capital. Il a
si peu de doutes sur sa capacité à réussir qu’il signe un bail de
douze ans pour de grands ateliers à Levallois-Perret. Cette
commune de l’Ouest parisien, fondée par un ancien marchand de
vins, Nicolas Levallois, n’est pas très bien fréquentée, mais elle est
en plein essor car elle a l’avantage de se situer à la fois près de la
Seine et près du chemin de fer.
Gustave achète aussi un terrain attenant de 720 mètres carrés
où il veut faire construire la maison familiale. Le jardin sera
immense. Les filles – et leurs futurs frères, qui ne sauraient tarder –
pourront courir, jouer à la balle et construire des cabanes.
Ce soir, il a rapporté à Marguerite les cartes fraîchement
imprimées. La jeune femme, un peu émue, en a lu le texte à voix
haute, avant de se jeter à son cou. Il se demande soudain s’il mérite
la confiance aveugle que sa femme place en lui. Il joue le tout pour
le tout, mais a-t-il le droit de l’entraîner, elle, dans son pari fou ?
Il décroche très vite ses premières affaires. Ce sont de petites
commandes comparées au pont de Bordeaux, mais elles lui donnent
de l’espoir : la charpente métallique de l’église Notre-Dame-des-
Champs, boulevard du Montparnasse, celle de l’église Saint-Joseph
rue Saint-Maur, une synagogue rue des Tournelles, des combles
métalliques, des gazomètres… Plus tard, la passerelle suspendue
du parc des Buttes-Chaumont, avec ses pylônes dissimulés dans la
rocaille. Il construit aussi une quarantaine de petits ponts de chemin
de fer sur la ligne de Poitiers à Limoges. Il prend tout ce qu’on lui
propose, il n’a pas le choix. Deux années se passent à courir après
les chantiers, deux années à vivoter et à joindre laborieusement les
deux bouts. Il sait que tant qu’il ne recevra pas une grosse
commande qui lui assurera un fonds de roulement, il sera aux abois.
Il se souvient de Charles Nepveu et des affres de l’entrepreneur, à
court de trésorerie alors que son entreprise était rentable.
Une vieille connaissance, Jean-Baptiste Krantz, qui avait confié à
Gustave les ponts de Floirac et de Capdenac après l’avoir vu à
l’œuvre à Bordeaux, lui permet de se faire connaître en participant à
l’Exposition universelle de 1867. C’est la septième du nom, la
deuxième à Paris. Krantz en assure la direction, tandis que Frédéric
Le Play, une autre vieille connaissance de Gustave, est en charge
du secrétariat général. L’un et l’autre connaissent les capacités
d’Eiffel.
« Cette exposition est faite pour que Napoléon III puisse célébrer
son triomphe dans le faste, lui explique Jean-Baptiste Krantz. Il y
aura des gens puissants, venus du monde entier. Rien de tel pour te
lancer.
— Que puis-je faire pour y contribuer ?
— Tu peux construire la marquise métallique de la future galerie
des Beaux-Arts et d’archéologie. Elle sera installée au cœur du
palais de l’Exposition, sur le Champ-de-Mars.
— Tope-là ! Je suis ton homme.
— Tu peux travailler aussi sur l’aquarium qui abritera le royaume
de Neptune et le poulpe géant qui risque d’avoir beaucoup de
succès.
— Formidable ! »
Gustave est extrêmement fier de cette contribution à l’Exposition
universelle. Même si ce sont de petits chantiers, il en tirera une vraie
publicité ; de quoi déclencher ensuite de plus grosses commandes à
l’international.
« Marguerite ! Que faisons-nous le 8 juin ? » lance-t-il le soir où il
rentre de son rendez-vous avec Krantz.
Question purement rhétorique : les Eiffel sortent peu. D’abord
parce que les moyens financiers du ménage sont réduits. Ensuite,
parce que Gustave voyage si souvent que lorsqu’il est présent, il
préfère passer ses soirées avec Marguerite et les enfants. Mais il
vient d’ouvrir une grande enveloppe à l’en-tête du préfet de la Seine
et ne boude pas son plaisir.
« Nous ne faisons rien de particulier, répond Marguerite.
Pourquoi ?
— Pour une fois, nous ne resterons pas à la maison. Nous
sommes invités, toi et moi, au grand bal de l’Hôtel-de-Ville !
— Le bal d’ouverture de l’Exposition universelle ? Je n’arrive pas
à y croire !
— Nous allons te commander une vraie robe de bal. Une robe de
princesse.
— N’est-ce pas une trop grosse dépense ?
— C’est un investissement ! Sais-tu, Marguerite, qu’avec un peu
de chance tu vas apercevoir Napoléon III… et aussi le roi de Prusse,
le prince de Galles, le tsar Alexandre II… Louis II de Bavière… Le
prince Oscar de Suède… J’en passe et des plus couronnés ! Toute
l’Europe qui compte sera là. Et pas seulement l’Europe : il y aura
aussi l’émir Abd-el-Kader et le sultan Abdulaziz…
— J’ai lu dans Le Moniteur que le général von Moltke et Otto von
Bismarck feraient le déplacement. »
Gustave hausse les sourcils.
« Pourquoi t’intéresses-tu à eux, ma douce ?
— Je… je crains les hommes de guerre. Le monde a tellement
besoin de paix !
— Ne sois pas inquiète. Pense à ta toilette. Moi, je vais me faire
arranger un pantalon collant avec des bas de soie et des escarpins.
— Tu seras si beau ! Je suis si fière de toi, mon chéri ! »
Les yeux de Marguerite sont toujours éperdus d’admiration
lorsqu’elle regarde celui qui est pourtant son mari depuis quatre ans
et demi. Elle comprend qu’il ait envie de faste : les occasions de
s’habiller avec recherche sont si rares ! La vie d’entrepreneur est
harassante, avec ses voyages incessants et ses nuits sans sommeil,
sa course aux contrats médiocres, ses échéances de trésorerie
angoissantes. Il a beau travailler comme un damné, son activité ne
décolle pas. Malgré ses références, son efficacité et son ingéniosité,
il n’a pas les reins assez solides pour participer aux grands appels
d’offres. Faute d’un capital suffisant, il ne rivalise pas avec les
leaders de la construction métallique.
La première proposition à la mesure de ses ambitions arrive,
comme un signal, le lendemain de l’invitation au bal de l’Hôtel-de-
Ville. Si elle ne signifie pas encore la fin des années de vaches
maigres, elle peut amorcer un vrai décollage.
« Marguerite, nous sommes sauvés ! Enfin, pour un an et demi
au moins ! »
À peine rentré, Gustave prend sa femme par la taille et la fait
tourner dans ses bras. La petite Claire, bientôt quatre ans, et sa
sœur de presque trois ans applaudissent à tout rompre comme on
leur a appris à le faire.
« Raconte-moi vite », dit Marguerite en s’asseyant, hors
d’haleine.
Les deux fillettes se précipitent pour grimper sur ses genoux :
« Maman Guitte ! Maman Guitte ! »
Avant d’avoir pu reprendre son souffle, Marguerite est secouée
par une quinte de toux qui fait grimacer son mari. Au printemps
1866, Marguerite a eu un garçon, Édouard. Après trois maternités en
trois ans, la jeune femme de vingt et un ans s’est affaiblie. Elle est
sensible au froid et aux fortes chaleurs, deux petites rides se sont
creusées entre ses sourcils noirs et elle paraît plus chétive. Mais
sinon, Marguerite n’a pas changé : elle est la douceur incarnée, et
quand elle pose sur lui ses yeux foncés, il retrouve cette candeur qui
l’émeut tant. C’est toujours auprès d’elle que Gustave reconstitue
son énergie, entre deux voyages. Malgré les grossesses, elle garde
une silhouette svelte et désirable.
Gustave attend la fin de la quinte de toux.
« Je t’avais dit que je devais voir aujourd’hui Wilhem Nordling ?
Tu te souviens ?
— C’est cet ingénieur en chef de la Compagnie Paris-Orléans,
que tu as connu quand tu as construit le pont de Bordeaux ?
— Tu as bonne mémoire. Oui, c’est un Allemand qui a été formé
en France, à Polytechnique et aux Ponts-et-Chaussées. Depuis, il a
demandé la nationalité française, d’ailleurs. Et tiens-toi bien : il a
décidé de m’associer aux trois gros pour équiper une ligne de
chemin de fer compliquée dans l’Allier : le tronçon Commentry-
Gannat.
— Tu veux dire qu’il te met sur le même plan que Cail, Gouin et
Schneider ? »
Ces trois groupes monopolisent le marché français de la
construction métallique. Depuis que Pauwels a disparu, et qu’il a
créé sa propre entreprise, Eiffel n’a jamais eu l’occasion de lutter à
armes égales avec eux.
« Exactement. Il y a des tunnels, des ponts et des viaducs à
gogo. J’ai concouru. Je suis bien placé. Il va me confier deux
ouvrages importants : le viaduc de Rouzat sur la Sioule, et le viaduc
de Neuvial.
— Les premiers viaducs ferroviaires des Établissements Eiffel !
Oh, mon Gustave, je suis si contente !
— J’ai calculé : ce sont 800 000 francs de travaux au bas mot. Et
au moins dix-huit mois d’ouvrage… Le voilà, le fonds de roulement
que j’attendais !
— Mis bout à bout, ces viaducs sont-ils aussi grands que le pont-
rail de Bordeaux ?
— On ne peut pas raisonner comme ça… Le Rouzat fera
180 mètres de long sur 59 de hauteur, et le Neuvial sera à peine
plus petit mais l’un et l’autre exigeront des exploits techniques :
l’escarpement entre les deux rives est impressionnant et la surface
de la plateforme de montage très réduite.
— Pourquoi t’a-t-il donné ceux-là ? Il ne voulait pas t’en donner
de plus grands ?
— Il me donne les plus difficiles. Il sait que j’ai une solution
innovante, c’est pour cela qu’il m’a choisi.
— Et parce que tu tiens les délais !
— Toujours. Nous, les ingénieurs civils, comme nous sommes
écartés de la plupart des grands travaux d’équipement au profit des
ingénieurs d’État – les polytechniciens et les ingénieurs des Ponts –,
cela nous oblige à être meilleurs, plus économes et surtout plus
inventifs ! »
Marguerite a souvent entendu ce discours et elle en connaît la
justesse : elle sait que Gustave sera un jour apprécié à sa juste
valeur.
« Cette fois, mon entreprise est lancée ! »
L’entrepreneur survolté embrasse sa femme et repart aux
ateliers. Habiter sur son lieu de travail présente une foule
d’avantages et un seul inconvénient : on ne s’arrête jamais.
Gustave s’inquiète pour la santé de Marguerite. Il loue pour l’été
une maison de campagne assez proche de Paris pour qu’elle puisse
profiter du grand air avec les enfants et Marie, sans trop s’éloigner
de lui. Marie a surmonté sa dépression, mais elle en a gardé une
mélancolie perpétuelle. Elle aime la nature languissante, les feuilles
mortes et les arbres desséchés.
Les grandes marches du dimanche dans la forêt les détendent
tous les trois ; souvent, c’est lorsqu’ils rentrent, fourbus, de ces
longues balades que Gustave trouve ses meilleures idées. Ce jour-
là, aux confins du Vexin, ils sont en train d’arpenter un sous-bois
lorsqu’il s’exclame :
« Regardez, là ! »
Marguerite et Marie, qui bavardaient, se tournent vers le point
que Gustave leur indique de la main. Mais elles ne voient qu’une
boule de gui accrochée aux plus hautes branches d’un chêne.
« Qu’y a-t-il à voir ?
— Là, l’écureuil, qui avance, peu à peu, en équilibre sur la
branche, au-dessus du vide…
— Et alors ? demande Marie.
— Voilà la solution !
— Quelle solution ? » demande encore Marie, sans vraiment
espérer de réponse.
Gustave n’est déjà plus avec elles, il est parti dans son monde,
celui des barres métalliques, des leviers, des goussets, des rivets et
des entrecroisements. Il vient d’avoir une idée, elles s’en réjouissent,
mais elles ne cherchent plus à le comprendre. D’ailleurs, à peine de
retour dans la ferme louée pour deux mois, il se précipite dans la
pièce aménagée en bureau et n’en ressort pas jusqu’au soir.
Lorsqu’il émerge de son antre pour le dîner, il affiche un sourire de
gamin. Pendant une demi-heure, il prend ses deux filles sur ses
genoux pour les faire sauter en rythme. Claire et Laure hurlent de
joie, tandis que Marguerite s’occupe de bébé Édouard.

La semaine suivante, Eiffel exhume son brevet de 1864 sur le


châssis à bascule. Cette invention va faciliter le « lançage », la
technique de construction du pont de Neuvial. Là-bas, il est
impossible d’envoyer des hommes monter des échafaudages au
milieu du gouffre. Alors le tablier du pont est fabriqué en haut, sur le
terre-plein, puis posé sur des rouleaux en fer qu’on fait tourner avec
de grands leviers de bois pour le lancer dans le vide. Le tablier qui
glisse sur les rouleaux avance lentement, horizontalement, comme
un long bras au-dessus du gouffre. La raideur des poutres lui permet
de rester en porte-à-faux sur 50 mètres, tandis que la plus grande
partie du pont, toujours sur le terre-plein, fait contrepoids. Lorsqu’il
arrive au-dessus de l’endroit où devra se trouver la première pile, le
tablier devient lui-même l’engin de construction de la pile, dont seul
le socle en maçonnerie a été posé : les divers morceaux du pilier
descendent à l’aide d’une grue accrochée à l’extrémité du tablier.
Lorsque la pile est terminée, on actionne à nouveau les leviers pour
faire tourner les rouleaux et le tablier vient s’y poser, avant d’avancer
jusqu’à l’aplomb de la pile suivante, où la même opération
recommence ; elle se renouvelle jusqu’à ce que le pont atteigne la
culée opposée, l’autre extrémité du ravin, à 180 mètres du point de
départ.
Grâce à son châssis à bascule, le jeune entrepreneur a rendu
plus simple et plus sûre la technique du lançage : au lieu de faire
avancer, chaque jour, le tablier de 50 centimètres, il lui fait parcourir
5 mètres. Il fait aussi progresser la construction métallique en
améliorant, grâce à l’usage de goussets rivés, le système
d’assemblage des pièces en fonte utilisées pour fabriquer les
colonnes des piles avec les pièces en fer qui forment les
entretoisements.
Eiffel approfondit également sa connaissance des matériaux. Il
abandonne la fonte, un alliage lourd et cassant, au profit du fer, plus
« élastique », ce qui donne une stabilité plus grande à l’ouvrage et
permet d’aller plus haut. Il sait qu’il ne peut se distinguer des géants
de la construction que par son agilité et sa capacité d’innovation. Il
rêve de bâtir des édifices gigantesques, capables de défier la force
du vent quelle que soit sa violence.
Il termine ses deux viaducs exactement dans les délais, en 1868
et 1869. Mais entre-temps, il a eu la déception de voir lui échapper
un appel d’offres pour la construction de plusieurs phares, lancé par
la Compagnie de Suez.
« Tu sais pourquoi je n’ai pas été retenu, Marguerite ? maugrée-
t-il en s’affalant sur une bergère, abandonnant les dossiers dont il
s’occupera après le dîner.
— Sans doute parce que tu n’étais pas le moins-disant, cette
fois ?
— Tu veux rire ? Mes devis sont presque toujours les moins
chers, grâce à notre organisation au cordeau.
— Alors, dis-moi ?
— Le donneur d’ordres a fait du favoritisme. Il a choisi Ferdinand
de Lesseps, l’homme qui a construit le canal… de Suez, justement.
— Tu ne peux pas tout gagner, mon Gustave. Tu es allé
diablement vite, jusqu’ici ! Te rends-tu compte du chemin que tu as
parcouru ? »
Marguerite sait le sortir de ses ruminations.
Parce qu’il est conscient qu’une entreprise a besoin de capitaux
pour se développer, il fait entrer un associé dans sa société :
Théophile Seyrig, un centralien de dix ans de moins que lui. Seyrig
est un jeune homme bien sous tous rapports : riche, intelligent,
travailleur. Comme toujours, Gustave commence par s’ouvrir de son
projet à Marguerite, comme s’il réfléchissait tout haut. La réaction de
sa femme lui permet de mesurer jusqu’où ne pas aller.
« J’ai besoin d’un associé, tu le sais. Et Seyrig est riche, en plus
d’être un ingénieur brillant. Il est sorti major de sa promo !
— Mais s’il apporte plus de capital que tes parents et mon grand-
père, c’est lui qui va gouverner ton entreprise ?
— Non. Je garde la présidence, la majorité… et le pouvoir. Et
pour cause : c’est toujours moi qui assume sur mes biens propres
les risques qui dépassent le capital investi. Cela se monnaye très
cher.
— C’est toujours toi qui décrocheras les contrats, de toute façon !
— C’est normal, il débute dans la profession, il n’a pas de
contacts. Il aura forcément un moins bon salaire que moi.
— Combien touchera-t-il ?
— 4 000 francs par an.
— C’est trois fois moins que toi ?
— Je me suis simplement remis au niveau de salaire que j’avais
atteint chez Pauwels, tu sais. C’est moi qui continuerai de courir aux
quatre coins de la France…
— Et même du monde ! Avec ce projet que tu as au Pérou…
Sais-tu que les voisins t’appellent “le lièvre” ? »
Marguerite arrache un sourire à son mari. Elle aussi, il le sait
bien, l’appelle « le lièvre », avec Marie, quand il n’est pas là.
« Le vrai Lelièvre… Il va diriger mes ateliers de Levallois !
— C’est vrai ? Il t’a rejoint finalement ?
— J’ai tout fait pour le convaincre.
— Ta principale qualité, mon Gustave, c’est que tu sais repérer
les meilleurs ingénieurs, les meilleurs commerciaux… et les
persuader de travailler avec toi ! »
Gustave sourit. La candide Marguerite le connaît mieux que
personne.
« J’ai toujours pensé qu’il fallait savoir s’entourer de gens
meilleurs que soi, et leur laisser la bride sur le cou. »

Le tournant des années 1870 est crucial. L’entreprise, cette fois,


est lancée. Et la famille continue de s’agrandir : Marguerite
accouche d’un quatrième enfant, une petite fille, Valentine. Mais il
est dit que les périodes de chance ne durent jamais longtemps chez
les Eiffel. Cette fois, c’est la situation politique qui se dégrade.
L’Empire est à bout de souffle, et Napoléon III se lance par
maladresse dans une guerre contre la Prusse.
Marguerite lui faisait part depuis longtemps de ses
pressentiments, mais Gustave, à l’instar de la plupart des Français,
ne sentait pas venir le danger : quatre jours avant la déclaration de
guerre, il installe sa petite famille près d’Étretat pour l’été. Lorsqu’il
constate que les choses tournent mal, il les rapatrie dans l’idée de
les envoyer à Dijon. Ses parents ont quitté le Castel pour s’installer
dans un appartement, rue Victor-Dumay, mais Marguerite et les
enfants y seront toujours mieux que sous le feu de l’ennemi. Le
projet est bloqué par l’avance prussienne.
La « smala Eiffel », comme disent ses parents, quitte Levallois
pour s’installer à l’hôtel du Levant, l’adresse parisienne habituelle en
cas de coup dur, où ils seront mieux protégés, semble-t-il. Gustave
devient un éphémère sergent de la garde nationale quand le décret
impérial lui impose de la rejoindre. La défaite de Sedan et la
proclamation de la République, le 4 septembre, le libèrent. Il
emmène alors sa famille jusqu’à Montpellier, l’installe dans un hôtel
et remonte illico à Paris, où il cohabite toujours avec Marie. Comme
il a réussi à mettre tout son appareil de production à l’abri, il fabrique
des munitions pour le gouvernement pendant les cinq mois de siège.
La typhoïde, la variole et la dysenterie font des dizaines de
milliers de morts dans la capitale. En infirmière improvisée, Marie fait
preuve d’un dévouement extraordinaire. Albert Hénocque, un
médecin qui loge comme eux à l’hôtel du Levant, l’admire en silence.
Gustave a fait sa connaissance lorsque le petit Édouard a eu le
croup. C’est un homme imposant, au front large et à la barbe en
double pointe ; spécialiste du sang, il a publié des articles dans des
revues scientifiques. Il a sept ans de moins que Marie mais ils
travaillent côte à côte, avec la même volonté d’adoucir les
souffrances et de sauver des vies. Un jour, Hénocque se décide à
avouer son amour à la jeune femme qui ne parle jamais d’Armand. Il
est célibataire, elle est libre aussi, dans les faits sinon en droit. Mais
elle ne peut légalement se marier, puisqu’elle n’a pas divorcé. Une
idylle secrète naît entre eux, au son du canon.
Elle ne reste pas longtemps secrète. En pleine Commune, tandis
que la violence fait rage dans la capitale, Marie apprend que son
mari vient de mourir à New York. Elle est libre !
« Si j’avais une bouteille de champagne sous la main, je
l’ouvrirais sans hésiter ! s’exclame Gustave.
— On ne peut pas se réjouir de la mort de quelqu’un, murmure
Marie.
— Cet homme nous a fait tellement de mal à tous, et à toi pour
commencer ! Alors, à quand le mariage avec Albert ?
— Comment sais-tu que…
— Comment pourrais-je ne pas le savoir ? Tu es ma petite sœur,
je te connais par cœur, si tu crois que je n’ai pas vu les regards que
vous échangez…
— De toute façon, tu sais que légalement je dois attendre trois
cents jours avant de me remarier !
— Cela nous met au 4 février prochain, grosso modo…
— Mais je ne sais pas si…
— Bien sûr que si ! Albert n’attend que cela. »

Les Établissements Eiffel souffrent pendant les troubles.


Gustave, malgré ses « opinions radicales avancées », n’a pas
soutenu les communards qui voulaient abolir la propriété privée. La
croissance du pays s’est arrêtée et les commandes, en France,
s’effondrent. Heureusement, Hector Lelièvre décroche plusieurs
contrats au Pérou et en Bolivie : la douane et le môle d’Arica, à la
frontière chilienne, des ponts ferroviaires, la charpente de l’église de
Tacna, l’usine à gaz de La Paz, le môle de Chala, et la
reconstruction de l’église San Marcos à Arica, qui a été détruite par
un tremblement de terre trois ans plus tôt. L’édifice, tout en métal,
sera fabriqué en pièces détachées numérotées dans les ateliers de
Levallois, expédié, puis monté sur place à l’aide du plan joint à
l’expédition.

Malheureusement, le fidèle Lelièvre meurt de la fièvre jaune au


Pérou à la fin de l’année 1873. Gustave en est profondément
bouleversé. D’autant que c’est à lui que revient la charge d’annoncer
la nouvelle à sa femme et ses enfants, puis d’assurer leurs moyens
d’existence.
Gustave est, de plus en plus, sur tous les fronts, au grand
désespoir de Marguerite qui ne le voit qu’entre deux trains. Mais elle
ne se plaint jamais et profite des moments où ils sont ensemble. Les
activités d’Eiffel et Cie se développent en Suisse, en Roumanie ou
en Russie. La Compagnie connaît ses premières années de
prospérité alors que la France se remet du marasme de 1870. Avec
son robuste accent bourguignon, Gustave inspire confiance ; il a
maintenant de nombreuses réalisations à montrer. Il remporte de
plus en plus de contrats, grâce à la beauté épurée de ses dessins et
à ses prix serrés. Il crée une agence à Saïgon, en Cochinchine, qu’il
confie à Jules Puig, un ingénieur de dix-neuf ans, un jeune homme
qui lui a fait forte impression.
« Comment vous y prenez-vous pour avoir des devis toujours
inférieurs à ceux de Gouin ou des Anglais ? lui a demandé Puig lors
de son entretien d’embauche.
— Notre organisation est plus rigoureuse et notre contrôle qualité
est infaillible : cela fait toute la différence ! On ne perd pas une
minute sur les chantiers parce que tout est préparé à l’avance et
vérifié en amont. Nous avons standardisé au maximum les pièces –
pour les ponts par exemple – ce qui nous fait gagner à la fois du
temps et de la matière dans les ateliers.
— On dit que votre société est une bonne école…
— Sûrement la meilleure ! Nous avons une autre force : sur nos
chantiers, nous faisons systématiquement appel à la main d’œuvre
locale. Car elle est toujours moins chère… à condition d’être bien
encadrée. C’est pour cela qu’en Cochinchine, j’ai besoin de gens
comme vous ! »

Les mêmes atouts lui permettent de remporter, en 1873, le


faramineux chantier de la gare de Budapest, en Hongrie. C’est un
énorme bâtiment constitué d’une ossature métallique remplie de
briques apparentes et pierre de taille, encadrant une immense
verrière en façade. Cet ouvrage prestigieux est le plus gros contrat
jamais signé par Eiffel : 2,8 millions de francs. Il le doit à Wilhem
Nordling, l’ingénieur franco-allemand qui l’avait repéré à Bordeaux ;
il a quitté l’Hexagone au moment de la guerre de 1870, faute de
pouvoir choisir un camp, pour devenir le patron des chemins de fer
d’Autriche-Hongrie. Lorsque Eiffel lui montre les dessins de la gare
telle qu’il l’imagine, l’ingénieur ne cache pas son enthousiasme :
« Gustave, c’est extraordinaire, s’exclame-t-il dans son français
qui prend, pour les mots les plus longs, des intonations
germaniques. C’est exactement ce que j’espérais en faisant appel à
vous. Désormais, on peut utiliser le métal sans le cacher, sans le
recouvrir de pierres ! Le fer n’est plus disgracieux !
— Et puis il est moins cher…
— Bien sûr, votre bâtiment est moins coûteux que si nous le
construisions tout en pierre de taille, mais il est surtout plus léger,
plus harmonieux, plus esthétique !
— C’est la grande verrière qui donne cette impression de
légèreté. J’ai toujours rêvé de bâtir une verrière comme celle-là.
— Combien de temps vous faudra-t-il pour construire
l’ensemble ?
— Deux ans, peut-être moins. Je vous promets que vous
l’inaugurerez en 1875. Car les 1 500 tonnes de fonte et de fer qui le
structurent viendront tout droit de Levallois, en pièces détachées
prêtes à être montées.
— Et elles vont parcourir 1 500 kilomètres ? Décidément, vos
méthodes de construction sont aussi innovantes que votre
architecture ! »
En 1873, Gustave devient aussi pour la cinquième fois papa :
d’un garçon nommé Albert, comme son parrain Albert Hénocque, qui
a épousé Marie dix-huit mois plus tôt. Mais Marguerite est anémiée
après cette grossesse, ses bronches sont défaillantes et le médecin
recommande des séjours à la montagne.
« Je t’emmène dans les Alpes suisses ! décrète Gustave.
J’arrête tout. Au moins pour dix jours. Seyrig se débrouillera sans
moi. J’ai droit de prendre des vacances, bon sang, je n’en ai pas pris
depuis que j’ai créé cette entreprise !
— Tu sais ce qui me ferait plaisir, mon Gustave ? Une randonnée
à cheval sur les hauteurs… »
Gustave et Marguerite laissent les enfants à Marie, à Jeanne – la
fille de Laure qui habite désormais avec eux – et à la gouvernante
pour partir en amoureux. Ils se rendent à Berne, Interlaken et
Neufchâtel ; ils traversent l’Oberland et le Rigi, escaladent les pentes
du Gornergrat. Ils se saoulent de soleil, de neige, de ciel bleu. Même
fatiguée, Marguerite est facile à vivre. Ils sont heureux d’être
ensemble. Ces moments privilégiés sont tellement précieux qu’ils
décident d’en faire une habitude. L’année suivante, ils rejoignent
Zermatt dans le Valais. Ils louent des chevaux pour réaliser le rêve
de Marguerite, et des bateaux pour pique-niquer sur les lacs.
En 1875, revenant de leur escapade dans les Alpes, ils s’arrêtent
quelques jours à Dijon. Gustave trouve ses parents terriblement
vieillis : leurs courriers et les envois de confiture de coings ne
l’avaient pas préparé à cela. Mélanie est en fauteuil roulant et n’y
voit plus de l’œil droit. Elle pleure en retrouvant ce fils qui fait sa
fierté, et pour qui la réussite semble enfin au rendez-vous. Au
printemps précédent, elle n’avait pas voulu venir à Paris pour le
mariage de sa petite-fille Jeanne. Gustave et Marguerite avaient
insisté, elle en aurait profité pour consulter un ophtalmologue, mais
elle n’avait pas voulu quitter Dijon. Alors Alexandre n’était pas venu
non plus. Le couple demeure soudé dans la vieillesse.
Si Mélanie est presque aveugle, elle est loin d’être sourde. La
toux rauque de sa bru, dont elle a découvert la minceur et les
pommettes saillantes, l’inquiète. À peine Marguerite et Gustave ont-
ils passé la porte après un dernier adieu qu’elle annonce à son
mari :
« Alexandre, notre belle-fille est poitrinaire.
— Que veux-tu dire ?
— Tu m’as bien entendue. Sa constitution a toujours été fragile,
et les cinq grossesses n’ont rien arrangé.
— Elle tousse un peu c’est vrai mais elle est vaillante et…
— Elle essaie de donner le change, c’est une brave fille. Mais
crois-moi, elle n’en a plus pour très longtemps. Mon pauvre Gustave
ne finira pas ses jours avec elle.
— Comment peux-tu en être aussi sûre ?
— Je sais reconnaître la phtisie… Nous sommes bien mal en
point, toi et moi, mais Marguerite partira avant nous, je te le garantis.
— Tu ne l’as pas dit à Gustave, au moins ?
— Si, je le lui ai dit. Il n’a pas voulu me croire. Pourtant, il faut
qu’il s’y prépare. »
9

Le globe-trotter

GOLFE DE GASCOGNE, MARS 1876

Les vagues forment des creux de 7 mètres. Des rafales de vent


déferlent à plus de 100 kilomètres à l’heure. Le bateau tangue,
craquant de la coque au pont, malmené par la tempête. Les
passagers sont enfermés depuis deux jours dans leur cabine. On
chuchote que même les matelots sont malades.
« C’est bien la dernière fois que je traverse le golfe de
Gascogne, se lamente Gustave, affalé sur sa couchette, une
bassine et une serviette à portée de main. Plutôt trois semaines de
diligence ! »
Sur la couchette voisine, Valentine paraît encore plus mal en
point que son père. Comme elle n’a rien mangé depuis deux jours, la
fillette de six ans ne vomit plus que de la bile, ce qui semble encore
plus douloureux. Elle a l’impression qu’on lui arrache les entrailles et
ne comprend pas ce qui lui arrive. Son teint olivâtre et ses yeux
cernés par le manque de sommeil font peine à voir.
« Maman, est-ce que tu vois Porto ? répète-t-elle sans cesse.
— Marguerite, peux-tu te renseigner pour savoir quand nous
arrivons ? » renchérit Gustave d’une voix blanche.
Car Marguerite, pour sa part, résiste vaillamment. Elle fait partie
des rares passagers encore debout. Le cuisinier lui aussi tient le
choc, ce qui permet à la jeune femme de se rendre au restaurant.
Non qu’elle ait de l’appétit, elle n’a jamais été une grosse mangeuse,
et le cuistot n’a pas grand-chose à proposer, mais ces sorties lui
permettent de prendre l’air dans la salle à manger, à défaut de
grimper sur le pont, et d’échapper trois fois par jour à l’atmosphère
confinée de la cabine.
« Je l’ai déjà demandé au capitaine ce matin, mon chéri, tu le
sais bien. Encore deux jours, deux jours et demi. Tout dépend du
vent, qui ne veut pas se calmer. Veux-tu que j’aille te chercher
quelque chose à boire ? Un verre de vin, peut-être ?
— Tu te moques de moi ? »
Gustave se rend compte de sa brusquerie mais n’a plus la force
de s’excuser. Marguerite ne s’en formalise pas. Elle plaint son mari,
qui déteste être malade et se sent mortifié d’être moins résistant
qu’elle. C’est d’ailleurs parce qu’il souffrait de l’estomac qu’il a insisté
pour que Marguerite et Valentine l’accompagnent dans ce périple
qu’il a déjà effectué plusieurs fois, le dernier datant de trois mois à
peine. Il a construit une demi-douzaine de ponts dans le Minho, au
nord du Portugal. Depuis le début de l’année, il n’est à Levallois que
par intermittence, le temps de suivre la marche des ateliers et de
transmettre les nouvelles commandes.
Il voyage sans cesse, de Budapest à la Catalogne, de Vienne au
Portugal. Il connaît tous les horaires des trains, les compagnies de
diligences les plus fiables, les contraintes des lignes maritimes. Il
sait que cette activité intense, qui l’oblige à l’ubiquité, se poursuivra
en 1877 et en 1878 tant ses carnets de commande sont remplis.
Son art de choisir ses lieutenants – des hommes intelligents,
énergiques, passionnés par leur mission – lui permet néanmoins
d’être parfaitement secondé, non seulement par son associé
Théophile Seyrig, mais aussi par deux nouvelles recrues : Émile
Nouguier et Jean Compagnon. Émile Nouguier est un ingénieur des
Mines, franc-maçon de trente-six ans, qui a travaillé sur de grands
ponts au-dessus du Danube ou sur la Volga et sur le palais de
l’Exposition universelle de 1867. Gustave est allé le chercher chez
son concurrent Gouin, dont il était le premier ingénieur. Il leur a aussi
volé Jean Compagnon, qui a l’habitude de travailler avec Nouguier,
et qui fréquente la même loge que lui au Grand Orient de France.
Compagnon est le parfait autodidacte : il a commencé comme
apprenti charpentier et a gravi tous les échelons jusqu’à celui de
contremaître pour les grands travaux. Avec Compagnon à la tête
d’une équipe, Eiffel peut être tranquille : la qualité et les délais seront
tenus.
Gustave se redresse sur sa couchette et regarde sa femme
s’activer. Il n’en revient pas de la voir aussi vaillante. L’avertissement
de sa mère, l’année précédente, résonne encore à ses oreilles. Il lui
en veut toujours d’avoir prononcé son terrifiant verdict. Sur quoi
s’était-elle fondée pour l’inquiéter de cette façon ? De quelle
expérience croyait-elle pouvoir se targuer ? Si elle pouvait voir
Marguerite en ce moment – sans doute la seule femme debout sur le
bateau, redoutable de volonté et d’efficacité –, elle s’en mordrait les
doigts.
Sa réussite professionnelle, il le sait, a fait du bien à son épouse
et l’a tranquillisée, après presque une décennie de galères et
d’angoisse. Car il a décroché ce qui ressemble au contrat du siècle :
un immense pont ferroviaire au-dessus du Douro, le fleuve qui
traverse Porto, la deuxième ville du Portugal. Lorsqu’il l’a appris, il a
quitté son bureau dans les ateliers pour se précipiter chez lui, au
beau milieu de l’après-midi, afin d’annoncer la nouvelle à sa femme
et d’écrire un mot à ses parents. Marguerite prenait un peu de repos,
allongée dans la chambre. En entendant le pas de Gustave, elle
s’est levée précipitamment.
« Que se passe-t-il, mon Gustave ?
— Rien que du bonheur, Marguerite ! Cette fois, nous sommes
sauvés !
— Tu as gagné le pont de Porto ? Ils ont accepté le grand arc ? »
Eiffel a proposé, pour enjamber le Douro, large de 160 mètres à
cet endroit, une sorte de croissant métallique à l’envers, un arc en
fer forgé d’un seul tenant amarré sur les deux rives de la rivière,
sans pile intermédiaire. Le tablier sera posé sur le sommet de l’arc, à
60 mètres au-dessus de l’eau. De chaque côté, deux ou trois piliers
appuyés sur l’arc stabiliseront le tablier au-dessus du vide.
« Ce n’est pas encore signé, mais mon projet a été choisi.
— Tu as battu Fives-Lille et Gouin ?
— Pas seulement eux ! J’ai aussi renvoyé à la niche les
Allemands de Hartkoff et les Anglais Mead & Wrightson !
— Ils ont dû t’en vouloir…
— Ils ont été tellement estomaqués du prix que j’ai proposé qu’ils
crient au dumping. L’Anglais a même osé dire qu’il y avait une
arnaque là-dessous.
— Quelle mauvaise foi !
— Ils ont tant et tant intrigué que les Portugais ont demandé
qu’une commission d’ingénieurs se réunisse pour lever toute
ambiguïté sur la viabilité du concept.
— Mais tu ne risques rien, n’est-ce pas ?
— Rien du tout. Mon projet est plus frugal que les leurs. Leurs
devis oscillent tous entre 1,5 et 2,8 millions de francs. Même s’ils
abandonnent leur marge, ils ne peuvent pas descendre à moins de
1 million. Nous, nous sommes à 965 000 francs ! »
Depuis le pont de Bordeaux, Eiffel a compris que pour bâtir un
pont, rien n’était plus long ni plus coûteux que de monter des
échafaudages sur une rivière. Désormais, il adopte des solutions qui
en font l’économie. À Porto, la profondeur et l’ensablement du fleuve
rendaient de toute façon impossible tout bâti provisoire à un coût
raisonnable.
Lors de l’appel d’offres, Eiffel et Cie n’avait, a priori, aucune
chance ; il a fallu l’idée novatrice de Théophile Seyrig pour changer
la donne. L’écart de coût avec les autres est si impressionnant que
les commanditaires n’ont pas pu faire autrement que d’étudier la
proposition d’Eiffel.
« Et pour l’examen en commission, ce sera une simple formalité.
Jean-Baptiste Krantz me l’a assuré, il en fait partie !
— Tu lui avais montré le projet avant ?
— Oui, on en avait parlé quand il était venu aux ateliers. Il sait
bien, lui, que les techniques et les matériaux modernes permettent
de construire un arc de cette taille. Du moins quand on est capable
de faire des calculs en utilisant des tables de logarithmes à sept
décimales… »
Avec les commandes de la gare de Budapest et du pont de Porto
coup sur coup, Eiffel a multiplié son chiffre d’affaires par quatre. Sa
famille vit désormais dans l’aisance. Ses qualités personnelles, sa
fiabilité et son organisation millimétrée sont devenues la marque de
fabrique de son entreprise. Il possède un atout supplémentaire : le
souci de l’esthétique. Il veut faire de ses ouvrages des œuvres d’art.
Gustave est en outre devenu un expert des relations publiques. Il
sait qu’il inspire confiance à ses interlocuteurs avec son physique
solide et son accent bourguignon autant qu’avec ses références, et il
en joue. Les bons ingénieurs savent que, chez lui, ils se verront
confier des responsabilités plus importantes que chez les leaders
alourdis par les procédures. Sa société, qui compte maintenant
trois cents personnes, est entrée dans un cercle vertueux : comme
elle est performante, elle attire les meilleurs, et comme elle attire les
meilleurs, elle devient de plus en plus performante.
Il a moins bien réussi en politique, mais en faisait-il une priorité ?
Il se demande encore pourquoi il s’est lancé dans les affaires
publiques locales. Un soir où il en parle avec son beau-frère Albert,
ce dernier lui avoue qu’il a toujours été surpris qu’il s’y essaie.
« Tu travailles trop dans ton entreprise pour être un bon
politicien.
— Mais j’ai donné beaucoup de mon temps pour la municipalité
de Levallois ! Je suis conseiller municipal depuis août 1870. Et
chaque année, je suis choisi pour être le rapporteur de la
commission du budget.
— C’est vrai. Mais tu n’as jamais été assez présent pour bien
connaître tes concitoyens.
— Eux me connaissent, c’est l’essentiel, non ? Ils savent que je
suis républicain modéré, mais pas modérément républicain ! Ils n’ont
pas oublié que les meetings de Jules Simon, lors de sa campagne
de 1869, se déroulaient dans mes ateliers ! »
À la fois historien, essayiste et philosophe, Jules Simon a refusé
de prêter serment à Napoléon III, et Gustave partage sa défense de
la liberté de conscience, sa fibre sociale et son libéralisme
économique. Désormais sénateur et académicien, Simon vient d’être
élu président du Conseil.
« Tes idées politiques sont connues. Je pense que tu es perçu
comme un gestionnaire de “centre gauche” par la plupart des gens.
Même si quelques-uns veulent te voir comme un libre penseur
professant des opinions très radicales… »
Ce qu’Albert n’ose pas dire à son beau-frère, c’est qu’il ne peut
pas avoir d’ambitions nationales ni même de vraies ambitions
locales : il lui manque l’éloquence et le charisme des bons orateurs.
Gustave est un homme d’affaires redoutable, surtout en tête à tête :
il convainc les interlocuteurs les plus récalcitrants. Mais il n’est pas à
son aise lorsqu’il doit s’adresser aux foules. Il a besoin de regarder
son interlocuteur dans les yeux, de faire passer physiquement sa
conviction et de sentir la réaction de l’autre pour mieux y répondre.
Gustave s’est décidé à demander au garde des Sceaux
l’autorisation de s’appeler Eiffel, en supprimant « Boenickausen ».
Son vrai patronyme était devenu particulièrement pesant pendant les
années 1870 : il ne faisait pas bon être allemand en France, ou en
avoir l’air. Un dessinateur qu’il avait dû renvoyer des ateliers pour
incompétence a osé le diffamer auprès du Conseil municipal de
Levallois-Perret en le traitant de Prussien espionnant pour le compte
de Bismarck. Eiffel l’a poursuivi en justice et a obtenu qu’il soit
condamné à deux mois de prison.

Enfermé dans sa cabine, terrassé par le mal de mer, Gustave


rumine ses déboires et soupire bruyamment. Il doit prendre son mal
en patience mais la patience n’est pas son fort. Les minutes
s’étirent, douloureuses, interminables. Marguerite lui fait la lecture
avec patience. Heureusement, au bout de deux jours, le vent finit par
se calmer et la côte portugaise apparaît. À terre, il retrouve sa vitalité
habituelle. Il se déplace dans le nord du Portugal pour régler ses
affaires avec ses commanditaires, tandis que sa femme et sa fille
découvrent Porto. Le premier jour, elles marchent dans la ville des
heures durant. Le soir, Marguerite, épuisée, n’a plus la force de
descendre dîner. Quant à Valentine, elle s’endort sur la banquette du
restaurant.
« Ce n’est pas sérieux ! lui reproche Gustave lorsqu’il la rejoint
dans la chambre après son dîner en tête à tête avec sa fille. Demain,
je vous loue une calèche à la journée. Que veux-tu faire ?
— Je veux aller voir les artisans qui fabriquent les azulejos. »
Marguerite s’est prise de passion pour les carrés de céramique
bleus qui décorent les façades des maisons portugaises et leur
intérieur.
« On m’a dit que l’été, ils protègent de la chaleur et l’hiver, du
froid.
— C’est sûrement vrai. La faïence est un matériau très dense.
— J’aimerais en rapporter quelques dizaines à Paris, avec des
motifs champêtres ou géométriques.
— Sais-tu ce que tu veux en faire, au moins ?
— Décorer notre cuisine ! J’hésitais à la faire repeindre, mais elle
sera beaucoup plus jolie avec une bande d’azulejos à mi-hauteur,
juste au-dessus de la cuisinière et de l’évier…
— Je suis sûre que le cocher connaîtra des adresses, il vous y
conduira.
— Et puis je voudrais aussi visiter la cathédrale, sur la colline en
face. Sé do Porto : on m’a dit qu’elle était magnifique.
— Tu peux visiter toutes les églises si tu veux ! Mais ne compte
pas sur moi pour t’accompagner… »
Chaque jour, Marguerite rentre tôt à l’hôtel pour écrire à sa
famille des lettres racontant ses visites. Gustave la rejoint tous les
soirs : ils confient Valentine à la jeune personne qui fait office de
gouvernante le temps du séjour, et ils vont écouter du fado dans les
tavernes. Ce genre musical a été inventé par les marins portugais
vingt ans plus tôt et connaît un succès grandissant. Gustave est
moins sensible que sa jeune femme à la saudade – la nostalgie, le
souvenir d’un être disparu, l’amour inaccompli. En écoutant les
chanteurs qui s’accompagnent à la guitare, Marguerite est souvent
au bord des larmes.
« Tu as tout pour être heureuse pourtant, n’est-ce pas,
Marguerite ? répète Gustave pour se rassurer, tandis que sa femme
tourne son visage vers le mur pour cacher son trouble. Tu sais que
tu ne manqueras jamais de rien, tu le sais ? »
Marguerite elle-même ne saurait expliquer le sentiment de
mélancolie qui l’étreint. Elle est si heureuse avec Gustave lors de
leurs voyages, elle ne devrait pas laisser de sombres
pressentiments lui nouer la poitrine. Pourquoi ne pas profiter de
l’instant présent ? Mais il n’y a rien à faire. Elle sent que sa part de
chance, qui lui paraissait jusqu’alors infinie, est en train de s’épuiser.
« Mon Gustave ! Tu es le meilleur des maris », assure-t-elle.
Une semaine plus tard, les troubles se sont calmés en Espagne
et ils peuvent repartir en diligence par Madrid et Bilbao, soit trois
bonnes journées de route. Gustave a tout juste le temps de poser
ses bagages à Levallois avant de faire un saut à Budapest pour
inspecter le chantier de la gare. Il retourne trois fois à Porto, sans
Marguerite cette fois, qui regrette de ne pas revoir cette ville qui l’a
fascinée. Mais elle souffre d’une forte fièvre et d’une bronchite
tenace.
« Je te jure que tu reviendras à Porto avec moi l’année prochaine
pour l’inauguration du pont.
— Quand a-t-elle lieu précisément ?
— Nous aurons fini en octobre 1877, les essais sont prévus pour
début novembre au plus tard, et ils voudront sûrement inaugurer très
vite. Tu vois, tu disposes d’une longue année pour te remettre ! »
Eiffel a beau avoir de multiples chantiers en cours, il continue de
concourir pour en remporter d’autres. Le pont Viana do Castelo, à
l’embouchure de la rivière Lima, à mi-chemin entre Porto et Saint-
Jacques de Compostelle, est un viaduc à poutres en treillis à deux
niveaux – un pour les voitures, l’autre pour les trains – de presque
600 mètres de long, appuyé sur d’énormes piliers de fonte. Un
marché encore plus important que celui du Douro ! Il l’obligera à
avoir recours à la technique désormais bien rodée des fondations à
air comprimé.
Et comment refuser de participer à des réalisations de prestige
comme cette nouvelle Exposition universelle qui aura lieu à Paris en
1878 ? La jeune République a compris que ces grandes foires de
l’innovation pouvaient redorer son blason et faire rayonner son
industrie. Jean-Baptiste Krantz est cette fois le commissaire général
de l’exposition, et il propose à Eiffel de participer au concours pour la
construction d’une passerelle couverte au-dessus du pont d’Iéna ;
elle relierait pour les piétons les jardins du Champ-de-Mars à la
colline de Chaillot où sera édifié le palais du Trocadéro.
Eiffel s’inspire de Porto, le croissant au-dessus du Douro, dont le
chantier a démarré en mars 1877 : il propose un arc qui enjambe la
Seine et s’appuie sur ses deux rives. Le projet, que les journaux
qualifient de « grandiose », fait sensation – et Gustave n’est pas loin
de penser que c’est l’essentiel. Car finalement, personne ne
remporte le concours : le préfet de la Seine l’annule pour des raisons
budgétaires.
Qu’à cela ne tienne : Krantz obtient pour Eiffel la construction du
vestibule du palais du Champ-de-Mars, soit 3 600 tonnes de
charpente métallique : un record. Ce vestibule sera la façade
principale de l’exposition. Gustave est aux anges : la place
d’honneur lui revient. Il réalise aussi deux pavillons, l’un pour la Ville
de Paris, l’autre pour la Compagnie du Gaz. Le second sera dessiné
par Stephen Sauvestre, un jeune architecte très prometteur avec qui
Gustave a immédiatement sympathisé. Artiste au physique de
lutteur, de quinze ans son cadet, diplômé d’une école d’architecture
dirigée par Émile Trélat et créée par des saint-simoniens, Stephen
possède un esprit original et un talent qu’Eiffel a repéré d’emblée.
Son père est un journaliste célèbre, spécialiste des questions
d’éducation. Les deux hommes, complémentaires, sont tout aussi
passionnés de modernité.
Eiffel décide qu’il profitera de la vitrine médiatique que lui offrent
les six mois d’Exposition universelle pour afficher les maquettes et
les plans de ses travaux en cours ; ceux de Budapest et de Porto en
tête, qui constituent de réelles prouesses techniques. Et pour
montrer que son esprit créatif s’applique aux moindres détails, il
exposera aussi le modèle de grue à pivot tournant sans fondation
pour laquelle il est en train de déposer un brevet.
Les fêtes de 1878 auront le mérite de créer une diversion
bienvenue, car l’année qui l’a précédée est la plus noire qu’il ait
jamais vécue. Il a connu le fond du désespoir.
Tout s’est accéléré à partir d’avril 1877. Un soir, il a demandé à
son beau-frère Albert s’il pouvait venir voir Marguerite, qui était
malade mais refusait de se soigner.
« Albert, je suis inquiet, elle a encore maigri. Elle est si faible
qu’elle doit faire des efforts pour dîner avec nous ! Et depuis
quelques jours, sa poitrine est tellement oppressée qu’elle n’arrive
plus à parler normalement…
— Je vais l’examiner.
— Tous les jours, en début de soirée, elle a de la fièvre. Parfois
jusqu’à 39, 39,5 ! Il faut faire quelque chose. On ne peut pas la
laisser dépérir ainsi ! »
Albert n’est pas surpris, il s’attendait à cette évolution de la
maladie. Cela fait longtemps qu’il a remarqué que Marguerite
présentait tous les symptômes de la phtisie. Mais il n’a pas voulu
poser le diagnostic : à quoi bon affoler son beau-frère, puisqu’on ne
peut rien faire ? Il connaît les limites de la teinture d’iode et des
vésicatoires. Néanmoins, il se précipite au chevet de sa belle-sœur.
« Tu as raison, c’est inquiétant, l’informe-t-il ensuite. Le mieux est
que je demande à deux confrères de venir. Ce sont les meilleurs
spécialistes des bronches que je connaisse. Ils nous donneront leur
avis. »
Après un examen approfondi, l’un des médecins propose, pour le
principe, un nouveau traitement, mais ni lui ni son collègue n’ont le
moindre espoir. Ils ne recommandent même plus de séjour à la
montagne : la malade est trop faible pour traverser la France.
Toutefois, pas plus qu’Albert Hénocque, ils n’osent avouer la vérité à
Gustave. Après tout, Marguerite tient ainsi depuis des années. Qui
peut dire quand viendra la fin ?
Envers et contre tout, le retour de l’été créé de nouveaux espoirs.
Un dimanche où Marie et Albert viennent déjeuner, à la fin du mois
de juillet, Gustave se précipite joyeusement vers son beau-frère :
« Je crois que le nouveau traitement a réussi ! Le 1er juillet,
Marguerite est venue au bois de Boulogne avec nous pour assister à
la revue militaire du maréchal Mac Mahon, dans le grand landau. Et
vous étiez avec nous, le 8, pour notre quinzième anniversaire de
mariage, vous avez vu qu’elle a pu nous accompagner au bois de
Saint-Cucufa pour pique-niquer. Et hier, elle a assisté avec les
enfants au Jardin d’acclimatation à un spectacle animalier.
— Je suis ravie que la médecine fasse des progrès. »
Albert feint de croire ce qu’il dit. Ce que Gustave n’a pas précisé
– il refuse de le voir –, c’est qu’à chaque sortie, la pauvre Marguerite
rentre à bout de souffle, exténuée, dissimulant sa souffrance pour ne
pas gâcher l’allégresse générale. Et à chaque fois, elle met une
semaine à se remettre de sa sortie. Quand Albert l’examine, à la
recherche de cette amélioration introuvable, elle le fait taire d’un
regard implorant : à quoi bon décevoir son mari et ses enfants ?
« Oui, il y a peut-être un léger mieux », lâche-t-il en sortant de la
chambre de la malade, un sourire forcé sur les lèvres.

Cinq jours plus tard, au début du mois août, la fièvre monte à 40


et, cette fois, elle ne retombe plus. Les enfants renoncent à leurs
vacances en Normandie et Gustave à un voyage en Espagne. Il
s’affaire autour d’elle, cherche à la distraire, l’emmène à Meudon ou
dans le bois de Boulogne en la soulevant dans ses bras pour la
déposer délicatement dans le landau. Pour la protéger du soleil, il
tient l’ombrelle au-dessus de son visage, ce qu’elle n’a plus la force
de faire. Elle sourit bravement. Les enfants applaudissent. Gustave
refuse de penser au pire.
Le soir du 7 septembre, elle dîne de bon appétit et se couche à
neuf heures et demie ; la fièvre a brusquement baissé. Mais à quatre
heures du matin, elle appelle Gustave qui dort maintenant dans la
chambre contigüe. Son oreiller est couvert de sang. Quelques
minutes plus tard, elle s’évanouit et malgré ses efforts, il ne parvient
pas à la faire revenir à elle. Valentine a entendu le remue-ménage
dans la chambre de ses parents et accourt la première ; elle
découvre sa mère inanimée et le sang qui tache le lit. Marguerite a
déjà rendu l’âme. Gustave essaie de calmer la petite fille qui
s’accroche au lit en hurlant.
« Réveille-toi, Maman Guitte ! Maman Guitte ! »
Gustave sait que ces cris déchirants le poursuivront jusqu’à la fin
de sa vie.
Sur la table de nuit de Marguerite, posée sur le livre de Victor
Hugo qu’elle n’avait plus la force d’ouvrir, trône curieusement une de
ses pipes préférées. La toux de sa femme s’exacerbait lorsqu’il
fumait, et il essayait de se retenir de le faire en sa présence. Il prend
la pipe et la range dans un secrétaire de son bureau. Il se jure de ne
plus jamais l’allumer.
Après l’inhumation au cimetière de Levallois, Gustave connaît un
épisode de dépression. Il reste prostré des heures durant, pensant à
cette jeune femme qui n’était plus, depuis bien longtemps, celle
épousée par dépit ; il l’aimait sincèrement, elle était devenue une
part de lui-même, indispensable à sa vie. Tout à son désespoir, il
laisse Claire et Marie prendre en main la maison ; tandis que sa fille
aînée s’occupe de ses frères et sœurs, sa sœur règle tous les
aspects matériels du décès. Gustave, anéanti, met quinze jours à
refaire surface.
Le temps des deuils n’est cependant pas terminé. Quelques mois
plus tard, Mélanie, qui ne vivait plus qu’au rythme des nouvelles de
Paris, s’éteint à son tour. Gustave l’apprend par un télégramme le
26 février 1878, alors qu’il se trouve à Budapest. L’empereur
François-Joseph en personne l’a fait chevalier de son ordre. Il rentre
aussitôt en France et arrive à Dijon in extremis pour les obsèques.
Sa mère et son épouse l’ont quitté à six mois d’intervalle. Les
femmes qui l’ont soutenu et adulé ne le verront pas recevoir la
Légion d’honneur des mains du président de la République lors de
l’ouverture de l’Exposition universelle. Quant à son père, qui n’est
pas assez vaillant pour monter à Paris le 1er mai, il se décide à venir
au milieu de l’été. Le vieil homme visite tous les pavillons de
l’Exposition un à un, au bras de sa petite-fille. À quatre-vingt-trois
ans, Alexandre a gardé intacte sa capacité de s’enthousiasmer : il
s’extasie devant la structure métallique du vestibule d’Iéna. Il se
doute qu’il vit son dernier séjour dans la capitale, mais il a touché du
doigt la réussite de son fils. Gustave fait désormais partie des
constructeurs qui comptent.
« Claire est formidable, Gustave, en as-tu conscience ? dit-il à
son fils en aparté. À quatorze ans, succéder ainsi à sa mère à la tête
du foyer…
— Avec l’aide de Marie tout de même, qui la décharge
régulièrement de Valentine et d’Albert !
— Oui, et d’une poignée de domestiques, je sais bien. Mais tout
de même. Elle dirige tout ce petit monde en douceur. Elle
m’impressionne. »
Le dernier soir de l’Exposition universelle, l’entrepreneur invite
ses trois cents ouvriers à un grand banquet. On lui donne du
« Monsieur et cher patron », on porte des toasts pour « la bonne
santé de M. Eiffel et la prospérité de la maison » et on se félicite de
travailler pour un homme honnête qui vole de succès en succès.

Gustave, Claire et les enfants insistent pour qu’Alexandre


s’installe avec eux à Levallois. Peine perdue : le vieil homme ne veut
rien changer à ses habitudes. Il tient à demeurer là où sont ses
souvenirs. Après une semaine dans ce monde qui va désormais trop
vite pour lui, il annonce son retour en Bourgogne. Il se remet à vivre
au rythme des courriers de la capitale. Des lettres qui sont
maintenant signées, le plus souvent, de la main de Claire.
Claire est devenue une belle jeune femme, distinguée et
élégante, avec une masse de cheveux épais d’un châtain foncé et
lumineux. Une jeune femme cultivée et bien informée, car son père a
toujours tenu à ce qu’elle lise au moins un journal le matin. Quand il
est là, ils prennent ensemble leur petit déjeuner et s’échangent les
nouvelles. Mais le plus souvent, tandis que son père court d’un
chantier à l’autre aux quatre coins de l’Europe – et bien au-delà : il
construit le phare de Manille, aux Philippines –, elle veille seule sur
la nichée, aidée par le couple Hénocque. En vrai chef de famille de
substitution, elle a l’autorité nécessaire pour se faire obéir de ses
frères et sœurs autant que des domestiques. Avec elle, la vie est
bien organisée et la maison bien tenue, d’autant que, comme son
père, elle a horreur du désordre.

Au début de l’année 1879, alors qu’il est de passage à Paris,


Gustave est en train d’examiner le bilan que son comptable a
préparé lorsque Théophile Seyrig entre en trombe dans son bureau :
« Gustave, je veux partir. »
Seyrig arbore son visage des mauvais jours. Avec ses sourcils
froncés et sa barbiche qui rebique drôlement, il a des allures de
diablotin.
« Que se passe-t-il encore ? »
En général, Théophile Seyrig profite des rares journées où
Gustave est là pour l’assaillir de problèmes en tout genre, qu’il sait
pourtant fort bien résoudre quand son associé est absent. Leurs
rapports si simples autrefois, quand Seyrig, débutant, mettait de côté
son ego, se sont détériorés au fil des années.
« J’ai lu les articles qui ont été publiés à propos du pont de
Porto : mon nom n’est pas cité une seule fois !
— Croyez-moi ou non, je n’ai cessé de dire aux journalistes que
l’idée venait de vous. Est-ce ma faute s’ils n’ont pas repris cette
information ?
— Oui, c’est votre faute. Vous vous attribuez les mérites de cet
exploit technique alors que c’est à moi qu’ils doivent revenir.
— N’est-ce pas vous qui l’avez présenté à la Société des
ingénieurs l’année dernière ?
— Si, bien sûr, mais vous ne pouviez pas faire autrement !
Gustave, j’en ai assez de vivre dans votre ombre.
— Si vous voulez tout savoir, mon cher, moi aussi j’en ai assez
de ne pouvoir vous faire confiance. Dès que j’ai le dos tourné, vous
modifiez mes consignes !
— Je les adapte, c’est différent ! Je ne vais pas vous envoyer
des lettres tous les jours pour vous demander votre avis ! »
En réalité, les deux hommes n’ont plus besoin l’un de l’autre pour
exister : l’argent de Seyrig n’est plus indispensable à l’aventure
d’Eiffel, ni la réputation d’Eiffel à l’ascension de Seyrig.
« Vous n’avez pas tout perdu, mon garçon : vous allez récupérer
votre investissement initial augmenté de 650 % ! Reconnaissez
qu’en dix ans, c’est un record ! Je ne me suis pas moqué de vous.
— C’est une piètre consolation. Je n’ai pas besoin d’argent.
— Mais vous vouliez vous faire un nom ! N’est-il pas fait, dans
notre milieu ? »
Eiffel regarde Seyrig partir sans regret. Il trouvera encore mieux,
il en est convaincu. Il recrute, pour le remplacer, Maurice Koechlin,
un ingénieur sorti major du Polytechnicum de Zurich, passé par les
Chemins de fer de l’Est. Maurice Koechlin n’a que vingt-trois ans,
mais Gustave est bien placé pour savoir qu’on peut faire confiance à
un ingénieur dès sa sortie de l’école, et celui-là est doué
d’étonnantes capacités. Alsacien, protestant, aussi humble sur la
forme que brillant sur le fond, ce grand garçon mince, aux cheveux
blonds déjà rares et aux yeux de myope perpétuellement écarquillés,
a été l’élève de Carl Culmann, l’inventeur de la statique graphique : il
excelle à calculer l’effet qu’exercent, sur un objet, des forces non
parallèles, et ce savoir est très utile lorsqu’on veut fabriquer des
ouvrages d’art sophistiqués. Là où la science d’un Eiffel ou même
d’un Seyrig s’arrête, celle de Koechlin continue. Physiquement, il est
l’antithèse d’Émile Nouguier, cet X-Mines bientôt quadragénaire qui
a rejoint l’entreprise il y a cinq ans et qui seconde désormais Eiffel.
Théophile Seyrig, pour sa part, passe à la concurrence : il
devient administrateur délégué de la société hollandaise
Willebroeck, et va concourir pour un second pont sur le Douro, à
quelques centaines de mètres en aval du premier. Les Portugais
demandent une réplique, ou presque. Piqué au vif, Gustave décide
de candidater, lui aussi. Pourtant, il n’a pas besoin de ce nouveau
contrat de prestige : il vient de remporter l’agrandissement de la
charpente métallique intérieure des magasins du Bon Marché, à
Paris, et les gros chantiers se succèdent en Roumanie, à Toulouse
ou en Estrémadure. À Levallois, ses enfants le voient de moins en
moins.
« Papa, quand prends-tu des vacances ? Quand vas-tu nous
rejoindre ? » lui demande Claire qui part s’installer aux Petites-
Dalles, près d’Étretat.
Ils y louent à l’année la Chaumière des Roses, une jolie longère
au toit de chaume, qu’ils partagent comme toujours avec Marie et
Albert.
« Je dois d’abord aller à Lisbonne. Je n’ai pas le choix, c’est la fin
du chantier. Mais ensuite je vous rejoins, je le promets. »
Claire craint que son père ne se soit pas organisé pour prendre
deux ou trois semaines de repos, comme il le faisait généralement
avant. Le rythme de l’entreprise s’est tellement accéléré !
« Pour le 15 août ?
— Sûrement. J’ai hâte, tu sais. C’est le meilleur moment de
l’année ! D’autant que j’ai bien l’intention de faire des photographies
de vous, cette fois ! »
Gustave se passionne pour la photo. À Paris comme aux Petites-
Dalles, Eiffel s’est aménagé une chambre noire pour le
développement de ses clichés. Chaque soir, il sort avec son appareil
monté sur pied vers dix-sept ou dix-huit heures, quand la lumière
devient rasante, pour fixer les falaises, les baigneurs ou les barques.
Parfois les maisons du village, les familles, ou la villa du médecin
local.
Il finit par rejoindre sa famille à la fin du mois. Mais il n’est en
villégiature sur la Manche que depuis une semaine lorsqu’il reçoit un
télégramme. Il contient la nouvelle tant redoutée : son père est
mourant.
Aussitôt, il se précipite à Dijon avec Albert Hénocque. Ils arrivent
le 15 septembre, juste à temps pour recueillir le dernier souffle
d’Alexandre. Le vieil homme meurt de vieillesse, en paix avec lui-
même. Quelques mois plus tôt, son fils lui a appris que le Conseil
d’État avait accepté de changer leur nom, d’effacer ce Boenickausen
qui faisait planer le doute sur leur nationalité.
Pendant la veillée funèbre, Gustave se remémore les dimanches
d’autrefois, sa joie quand son père venait le chercher chez la grand-
mère Moneuse, sa détresse lorsqu’il le ramenait – et son désespoir
lorsqu’il ne venait pas.
Une voisine de son père, venue saluer sa dépouille, l’attire sur le
perron au moment de partir. Après s’être enquise de la santé de sa
famille, elle chuchote :
« Savez-vous que votre cousine Alice Moneuse est, elle aussi,
gravement malade ?
— Alice ? Mon père ne m’en a rien dit. Et il y a bien longtemps
que je n’ai eu de ses nouvelles.
— Je connais son médecin, c’est mon beau-frère. Il laisse
entendre qu’elle ne passera pas l’hiver.
— De quoi souffre-t-elle ?
— D’un mal inguérissable : la phtisie. Croyez-moi, c’est sans
espoir… Si vous voulez lui rendre visite, c’est maintenant ou
jamais. »
Veut-il vraiment revoir Alice ? Une Alice vieillie, diminuée, qui ne
lui a pas écrit depuis plus de vingt ans ? Il chasse l’idée d’un revers
de main.
« Vous savez, nos familles sont brouillées depuis si
longtemps… »
Secoué par les disparitions rapprochées des êtres qu’il aimait,
sentant venir la fin d’un monde, Gustave s’enferme pour rédiger son
propre testament. Il écrit qu’il mourra avec la conscience d’avoir
rempli ses devoirs envers ses parents, ses deux sœurs et ses
enfants qu’il n’a pas « malgré la tristesse de [son] isolement après la
mort de leur mère, voulu exposer aux dangers d’une nouvelle
famille ». Une belle-mère leur compliquerait l’existence, et à lui
aussi : deux ans après la mort de Marguerite, Gustave a décidé qu’il
ne se remarierait jamais. Qu’il perpétuerait, pour ses enfants, le
souvenir de cette épouse qui lui a appris ce qu’était l’amour
conjugal, même s’il n’a partagé avec elle que quinze ans de sa vie.
10

Ma fille, mon amour

AUTOMNE 1877

« Où elle est, Maman Guitte ? Elle est dans le ciel ? »


Chaque soir, avant de s’endormir, Valentine interroge Claire, qui
lui répond avec patience, invariablement :
« Non, ma chérie. Elle est plus haut que le ciel. »
Chez les Eiffel, le firmament n’est pas un but inaccessible : leur
père fabrique déjà des verrières, des viaducs, des coupoles qui se
perdent dans les nuages. La maison du bon Dieu se trouve
forcément beaucoup plus haut.
Depuis la mort de Marguerite, l’aînée des enfants est devenue
l’âme du foyer. Elle a endossé ce rôle le jour même du décès, alors
qu’elle venait de fêter son quatorzième anniversaire et que son père,
anéanti, était incapable de réagir. Guidée par sa tante Marie, elle a
pris les décisions nécessaires. Aujourd’hui, elle gouverne la maison
et veille sur la scolarité de Valentine et d’Albert, dix et sept ans.
Ce soir, quelques semaines à peine après l’inhumation, son père
lui a demandé de l’accompagner dans le périple qu’il doit
entreprendre dans la péninsule ibérique. Il ne s’imagine pas partir
seul pour ce voyage plusieurs fois différé à cause de la maladie de
Marguerite. À Porto, il doit assister à l’inauguration de son grand
pont sur le Douro, après la pose du tablier et les essais. Claire
pressent qu’il lui demande de remplacer sa mère, et que ce voyage
marquera le début de leur relation exclusive. Elle ne s’en inquiète
pas : elle possède les mêmes goûts que son père – ou s’en est
convaincue –, elle ne se plaint jamais et sa curiosité fait d’elle une
compagne facile à contenter.
Ils confient les enfants à Marie et Albert et partent en chemin de
fer. Le voyage est long et riche en rebondissements : pour
commencer, ils perdent plusieurs heures à la frontière espagnole, où
ils doivent changer de train, l’écartement des rails n’étant pas le
même qu’en France. Les lignes espagnoles sont récentes mais mal
organisées. Finalement, ils mettent trente-six heures à rejoindre la
capitale ibérique, leur première étape. Ils visitent la basilique
d’Atocha avant de se rendre au Prado. Bras dessus bras dessous,
père et fille découvrent les trésors du musée, en matinée pour éviter
la chaleur. Claire a tenu à voir le Noli me tangere du Corrège, et les
peintures sombres de Goya. Elle est tombée en extase.
« Tu n’as même pas eu peur devant Saturne dévorant un de ses
fils, s’étonne Gustave lorsqu’ils ressortent du palais après cinq
heures de déambulation.
— Parce que ce tableau aurait dû me traumatiser ?
— Tu n’as jamais peur de rien, ma fille ! Tu n’as pas peur que je
te dévore, moi ?
— Oh, mon petit Papa adoré, tu ne ferais pas de mal à une
mouche ! »
Claire s’intéresse à tout ce qu’elle voit. Les mantilles des
Espagnoles, leurs robes de soie à queue interminable qui balaient la
saleté des rues, leurs mimiques et leurs habitudes. Elle est dégoûtée
par une invasion de puces dans leur hôtel pourtant luxueux. Mais
elle oublie vite ces aléas du voyage tant elle s’efforce de résoudre
les problèmes de son père plutôt que de lui en poser.
Ils prennent le train pour rallier Porto. À leur arrivée, bien que le
coucher de soleil soit proche, Gustave tient à emmener sa fille
découvrir son pont séance tenante. Claire reste sans voix devant le
spectacle de cet arc de cercle en fer forgé sur fond de ciel rose et
bleu.
« Voilà : tu comprends maintenant pourquoi j’ai été si souvent
absent ces derniers mois ?
— Je n’imaginais pas qu’il fût aussi grand, quand tu en parlais !
Ni aussi beau !
— Le jour de l’inauguration, la reine va lui donner son nom :
Maria Pia.
— Je crois que je n’ai jamais rien vu d’aussi grandiose ! On se
sent tout petit…
— Si seulement j’avais eu le temps de le montrer à ta mère… »
Le regard de Gustave s’est assombri. Aussitôt, elle l’embrasse :
« Ne t’inquiète pas, mon petit Papa, ton pont est assez grand et
majestueux pour que Maman le voie de là où elle est… »
Elle retient ses larmes en les voyant poindre dans ses yeux à lui.
Depuis le début du voyage, le souvenir de Marguerite est vivace. Il
lui semble qu’ils ne se remettront jamais de cette disparition. Pour
son père, elle s’efforce de faire bonne figure. Enfant à peine sortie
de sa chrysalide, c’est elle qui le console, qui le réconforte quand il
cède au découragement. Elle le plaint de ne pas avoir, comme elle,
le secours de la religion. Chacun fait des efforts pour ne pas faire de
peine à l’autre.
Quand sa mère lui manque trop, que sa peine lui donne des
tremblements, elle se réfugie dans une église tandis que son père
travaille. Mais souvent, au lieu de prier, elle observe ce qui se passe
autour d’elle. La curiosité est la meilleure des diversions. Elle
s’étonne de voir les Portugaises s’asseoir sur leurs talons quand il
manque des chaises, boire le vin de la communion, ou se baiser le
pouce après s’être plusieurs fois signées. Elle mémorise tous les
détails pour les raconter à son père.
Un dimanche, ils vont en excursion au sanctuaire du Bon-Jésus-
du-Mont, à Braga, la ville des archevêques. Ils grimpent plus vite
que les autres pèlerins les marches de l’escalier monumental, cette
voie sacrée qui mène à l’église. Cent seize mètres de dénivelé.
« C’est encore plus haut que ton pont, Papa…
— Quatre cent quarante-cinq, quatre cent quarante six, quatre
cent quarante-sept… Tu sais qu’il y a cinq cent soixante-dix-sept
marches ? Tu vas tenir le choc ?
— J’aime faire de l’exercice.
— Tu es faite pour atteindre les sommets ! »
Elle a compris au regard de son père qu’il a pensé à Marguerite :
dès les premières années de son mariage, sa femme trop frêle, aux
bronches fragiles, se retrouvait hors d’haleine dès qu’elle montait
trois marches. Claire s’oblige à réguler sa respiration pour ne jamais
paraître essoufflée.
La jeune fille assiste aux tests de solidité du pont. Personne n’a
le moindre doute sur l’exactitude des calculs de Théophile Seyrig,
mais tant que des trains ne se sont pas engagés sur le tablier, tout
peut arriver. Tandis que son père, du haut de la falaise, à 61 mètres
au-dessus de l’eau, dirige la manœuvre, Claire l’observe de la rive,
assise sur un rocher près de l’architecte Stephen Sauvestre, qui les
a rejoints à Porto. Au soulagement général, les essais sont
concluants : l’arc du pont métallique ne baisse que d’un seul
centimètre sous le poids de la charge de 500 tonnes !
Claire se jette au cou de son père qui redescend en vainqueur.
« Si tu savais comme je suis fière de toi, mon Papa chéri ! »
Un journaliste qui a assisté aux essais s’empresse de parler
d’elle dans son article : parmi les spectateurs, écrit-il, figurait
« l’interesante filha do senhor Eiffel ». De ce jour, ses faits et gestes
sont presque aussi épiés et commentés que ceux de son père.
« Ce sont les inconvénients de la célébrité, ma petite fille !
— Mais que veulent-ils, ces journalistes ?
— Découvrir des choses à raconter… C’est leur travail !
— Et tu leur en donnes ?
— Bien sûr. Il faut toujours soigner les journalistes. Ce sont eux
qui façonnent ton image. Je leur envoie systématiquement les
mémoires et les croquis de mes réalisations les plus spectaculaires.
— Mais tu ne sais pas s’ils vont te faire une mauvaise ou une
bonne publicité !
— Justement. Mieux vaut collaborer pour qu’elle soit bonne, car
c’est de la publicité gratuite. Lorsqu’on est célèbre, cela rassure le
client, et on obtient plus de commandes.
— Mais tu ne peux pas contrôler ce qu’ils écrivent !
— C’est le revers de la médaille.
— Pourquoi ne fais-tu pas poser des affiches sur les murs ? Ou
des encarts dans les journaux ? Là, tu pourrais faire passer
exactement le message que tu veux !
— Il faut prendre le risque de laisser le journaliste écrire ce qui lui
chante, car un article élogieux est beaucoup plus efficace que de la
publicité…
— Oui, mais il faut supporter ces gens-là ! Ils sont partout ! »
Cela devient un jeu entre eux : à chaque fois que quelqu’un
sonne, Claire s’exclame : « Attention, un journaliste ! » et son père
arbore un sourire forcé en faisant de grandes courbettes.
L’inauguration du pont est fixée au dimanche 4 novembre 1877.
Ce jour-là, les habitants revêtent leurs habits de fête et pavoisent les
rues de Porto de fanions multicolores.
« Papa, il y a des drapeaux anglais, mais je ne vois pas de
drapeau français ! – On s’en moque ! Mes concurrents anglais sont
verts. Ils n’ont pas eu ce pont. Ils n’auraient pas parié un penny sur
mon nom !
— Et tu as vu les journalistes ? C’est une vraie meute ! Ils te
prennent pour un dieu, on dirait.
— Je n’en reviens pas de l’article que nous a traduit tout à
l’heure le consul de France : “Semblable en grandeur à l’arche de
l’Alliance qui traverse l’espace dans les jours de tempête, le prodige
du savoir humain vient d’élever de l’une à l’autre rive du Douro un
pont colossal qui va réunir les pays et les peuples dans l’immense
étreinte du progrès.” »
Le roi du Portugal félicite Eiffel et lui remet la médaille de
commandeur de l’ordre de la Conception, tandis que l’évêque de
Porto bénit l’ouvrage.
« S’il s’écroule, ce sera la faute à ton bon Dieu alors !
— Papa, ne blasphème pas, c’est un péché ! »
Lors du dîner, dom Eiffel est placé à la table du roi, et, jusqu’à
leur départ, ils sont invités chaque soir chez des notables de la ville.
Gustave admire les parfaites manières de sa fille en société, et
lorsqu’ils rentrent à l’hôtel, il lui rappelle combien il est fier d’elle. Le
reste de leur voyage les conduit de chantier en chantier, partout où
des ponts et des viaducs sont en projet ou en construction. Ils
dorment dans des lits aussi durs que des planches, tandis que
souffle un furieux vent venu de la mer. Ils rejoignent Lisbonne en
train, puis Cintra à dos d’âne. Pour entrer au château de la Pena, ils
traversent une forêt de camélias, d’orangers et de bananiers. Puis ils
reviennent par Cordoue, Séville et Cadix.
« Claire ?
— Oui, Papa ?
— Jure-moi que tu ne me quitteras jamais.
— Je te le promets, Papa. »
Claire, malgré sa jeunesse, a compris que son père craignait,
plus que tout, une vieillesse solitaire.
L’été suivant, en août 1878, ils partent tous les deux en
villégiature dans les Alpes suisses. Pendant leur absence, Marie
s’installe une nouvelle fois avec les petits, aidée par son mari Albert
qui sort le stéthoscope au moindre éternuement.
À nouveau, le voyage les rapproche. Gustave compose des
poèmes pour sa fille, des odes et des quatrains. Claire lui demande
de les lui lire à haute voix :
« S’il te plaît, Papa !
— C’est toujours gênant, tu sais…
— Pas avec moi, vas-y !
— Merveilleux petit lac qui de l’azur limpide/Jusqu’au fond de tes
eaux réfléchis la clarté/Gentiment enchâssé dans ta ceinture
humide/ Saphir charmant et doux, ton nom est pureté/ Ma fille, c’est
le nom que t’a choisi ta mère / Pour qui ton âme était claire en sa
profondeur / À sa place, hélas vide, enfant laisse ton père / Comme
en ce lac d’azur, regarder dans ton cœur. »
Ils font le tour des lacs italiens, puis poussent jusqu’à Florence.
Ils sont heureux.
Mais les vacances sont rares. L’activité des Établissements Eiffel
ne connaît plus de temps morts. Deux ans plus tard, au printemps,
l’entrepreneur doit se rendre pour la neuf ou dixième fois – « je ne
les compte plus » – au Portugal pour s’assurer de la bonne marche
des chantiers initiés dans l’intérieur du pays. Il demande à nouveau
à Claire de l’accompagner. Sa fille lui apporte la gaieté, la jeunesse,
l’insouciance depuis longtemps perdues. Sa présence illumine ses
voyages et leur donne un goût de dimanche.
Cette fois, il s’agit de suivre la mise en place d’une série de ponts
droits en acier sur la ligne de chemin de fer de Beira Alta : Cris, Dao,
Meligioso, Mortagua, Trezoï et Varzeas. Aucun de ces ponts de 200
à 300 mètres de long ne constitue à lui seul un exploit technique,
mais l’ensemble représente 3,5 millions de francs de recettes, un
record. Eiffel veut aussi poser des jalons pour un nouvel appel
d’offres, celui du deuxième pont sur le Douro. Les autorités locales
ne souhaitent pas une simple réplique du pont Maria Pia : en plus de
la voie de chemin de fer posée sur le tablier, il faut construire une
voie routière, qui fermera le demi-cercle constitué par le pont. Il a
appris que la société que Seyrig a rejointe était sur les rangs.
Ils traversent à nouveau la France et l’Espagne en train. À
Madrid, leur hôtel jouxte la Puerta del Sol. Gustave veut assister à
une corrida, mais Claire refuse d’être la complice d’un spectacle
« aussi barbare ». Une fois n’est pas coutume, il fait donc cavalier
seul. Le lendemain, elle insiste pour l’emmener à la messe dans la
collégiale de Saint-Isidore. Comme il s’en est voulu de l’abandonner
la veille, il l’accompagne en faisant la grimace. La jeune fille ne
cesse de pouffer pendant l’office, au moindre éternuement mal venu
ou aux simagrées des paroissiennes des bancs voisins.
Claire a voulu apprendre le langage des éventails, que les
Andalouses utilisent quand elles ne peuvent pas parler.
« Si une Andalouse bouge l’éventail tout près de sa joue ou le
place près de son cœur, cela veut dire “Je t’aime”.
— Je dois m’enfuir à toutes jambes alors !
— Tu ne veux pas qu’on t’aime, mon Papa chéri ? Méfie-toi plutôt
si elle l’approche de son visage de la main droite, car ça veut dire :
“Suis-moi” ! Et tu sais comment elles font pour fixer un rendez-vous
à trois heures ?
— Elles déplient trois branches ? »
Un matin, alors que son père part rejoindre ses chantiers, Claire
prend son éventail et le ferme en se touchant ostensiblement l’œil
droit.
« Tu vas t’éborgner, ma petite fille. »
Mais elle recommence. Elle attend une réponse. Gustave fronce
les sourcils.
« Papa ! Tu ne m’as pas écoutée l’autre jour ! dit-elle d’un air
boudeur.
— D’accord. Que veux-tu me dire ?
— C’est une question : “Quand pourrais-je te voir ?”
— Tu ferais mieux d’apprendre à dire “Passe-moi le sel” ou
“Attention, voilà un journaliste”. Ce serait plus utile ! »
Ils font du tourisme à Tolède, visitent l’Alcazar – la forteresse,
puis le monastère Saint-Jean-des-Rois, et enfin la mosquée Bab al-
Mardum devenue l’église du Christ de la lumière. Ils marchent dans
des rues si étroites que les façades semblent se toucher. Dans la
gargote d’un petit village de Castille, on leur sert un ragoût d’agneau
immangeable. Ils attendent leur train pour le Portugal pendant près
de six heures. Épuisée, le ventre vide, Claire s’endort sur l’épaule de
son père.
Ils arrivent au Portugal pour le lundi de Pentecôte et s’installent à
Luso, la station thermale de la province, d’où Gustave pourra
rejoindre la plupart de ses chantiers. Ils se mêlent à une fête
paysanne dans un village voisin. Tambours, musettes, coutumes
locales, Claire s’amuse de tout. Sa bonne humeur est contagieuse.
« Jamais je n’ai autant ri qu’ici ! » répète-t-elle, les larmes aux
yeux.
Enjôleuse, elle se blottit contre l’épaule de son père à la moindre
occasion. Son innocence et sa candeur l’attendrissent plus qu’il ne
saurait le dire. Elle a dix-sept ans.
Sa fille pourrait lui faire accepter n’importe quoi. Un soir, elle
demande une sortie à cheval à dix-neuf heures. Gustave rechigne : il
vient de passer la journée à résoudre des problèmes techniques sur
le chantier du pont de Varzeas, il est fatigué.
« Je te rappelle que je t’ai attendu bien sagement toute la
journée ! », minaude-t-elle.

Depuis le début du voyage, la jeune fille suit son père pas à pas,
discrète mais toujours dans les parages. Quand la journée de travail
s’achève, elle revendique sa première place.
« C’est vrai. J’ai beaucoup travaillé. Que veux-tu donc faire ?
— Une balade à cheval dans le parc de la Belle au Bois
dormant !
— C’est ainsi que tu appelles la forêt de Buçaco ?
— Mais c’est une forêt enchantée, avec ses cèdres qui grimpent
jusqu’au ciel ! Et ces sous-bois qui ne laissent passer que de
minuscules rais de lumière… J’ai l’impression qu’on va rencontrer
Merlin derrière chaque gros chêne ! »
Au mois de mai, les jours sont longs : Gustave finit par céder.
Mais un orage les surprend, et le cheval de Claire s’emballe. La
pluie, le vent, la boue l’affolent. Gustave lance le sien au grand galop
pour le rattraper. En même temps, il hurle : « Holà ! Arrête-toi !
Stop ! »
Quels ordres donner à un cheval portugais ? C’est peine perdue,
l’animal n’entend rien. Les chevaux et leurs cavaliers s’enfoncent
dans les fourrés, écrasent des broussailles, traversent des mares de
vase. Ils vont se perdre dans la campagne portugaise.
Gustave s’en veut d’avoir laissé Claire monter ce pur-sang
fougueux. Elle a beau être bonne cavalière, mille fois plus souple
que lui, comment pourrait-elle retenir cette masse de muscles en
mouvement, mue par une volonté irrationnelle ? La peur au ventre, il
accélère encore l’allure et arrive à la hauteur de la jeune femme. Il y
a du sang sur son front.
Mais elle n’a pas l’air le moins du monde affolée. Les cheveux
dénoués, les joues rouges de plaisir, elle rit à gorge déployée.
« Je t’ai bien eu, hein, Papa ? » lance-t-elle assez fort pour
couvrir le bruit des sabots et le souffle des chevaux.
Gustave hésite un instant entre colère et soulagement, puis rit à
son tour :
« Ma grande folle ! »
Ils rentrent à l’hôtel écorchés, éreintés et boueux, mais Claire est
enchantée de leur escapade.
Sa fille aînée est devenue sa compagne la plus intime, comme
Gustave l’avoue à Marie à leur retour. Une sorte d’épouse de
remplacement – hors la question sexuelle. Il a fait sur elle un
transfert affectif. Elle ressemble physiquement à Marguerite, sans
avoir hérité de sa constitution fragile ; elle est plus grande, son
visage est plus rond, un sourire est toujours suspendu à ses lèvres
mais ses immenses yeux noirs s’alanguissent pour un rien. Il
retrouve sa femme disparue dans ses expressions de dépit, ce qui le
trouble souvent. Si elle ne possède pas la candeur de sa mère, elle
le désarçonne par son mélange d’espièglerie et de sagesse. Avec
elle, il oublie ses soucis et ses responsabilités d’entrepreneur.
Claire s’est occupée du déménagement quand Gustave a voulu
quitter la banlieue ouest pour s’installer au cœur de Paris, dans un
hôtel particulier de 280 mètres carrés, au 60, rue de Prony, à deux
pas du parc Monceau. Stephen Sauvestre, fidèle allié de la maison
Eiffel, qui supervise le bureau d’architecture de l’usine, leur a vanté
ce quartier privilégié : il a construit deux hôtels particuliers aux
numéros 67 et 69 de la même rue. En revanche, il ne les a pas
conseillés pour la décoration et s’est étonné de voir à quel point
Gustave, si moderne dans ses réalisations, est conformiste en
matière d’art. Sur les murs, il n’a accroché que des tableaux de
Cabanel ou de Gérôme, de la peinture académique ou des scènes
orientalistes peintes par un cousin de la famille Eiffel, Numa
Marzocchi de Bellucci.
L’architecte est devenu pour l’entrepreneur un partenaire
incontournable, presque un ami. Personnage épanoui, bon vivant et
joyeux, doté d’une énorme barbe et d’une tignasse à l’avenant, il
raconte des histoires passionnantes que Claire adore. Mais Gustave
apprécie surtout son talent et son pragmatisme. Sauvestre a travaillé
sur tous les projets d’envergure, de la gare de Budapest au pont de
Porto. S’il n’est pas aussi présent que Gustave sur les chantiers, il
fait souvent partie des voyages.
« Grâce à vous, Stephen, l’esthétique est en train de devenir la
marque de fabrique de la maison Eiffel », lâche un jour l’ingénieur.
Ce soir-là, père et fille viennent de rentrer d’Espagne et ont invité
les Sauvestre à dîner rue de Prony. Il lui arrive de l’inviter avec son
épouse Hortense, pour qu’elle lui pardonne de l’accaparer trop
souvent. Les deux hommes ont ingurgité une quantité non
négligeable d’alcool, sous l’œil indulgent de Claire et d’Hortense, qui
se sont contentées d’un verre de vosne-romanée pour accompagner
le chevreuil.
« Mais c’est parce que vous, vous l’avez voulu ! » répond
l’architecte en tirant une bouffée du cigare qu’il vient d’allumer.
Stephen Sauvestre est un modeste. Contrairement à Seyrig, il ne
cherche pas à se mettre en avant ni à revendiquer son influence, ce
que Gustave apprécie.
« Je me suis rendu compte que les prouesses des ingénieurs ne
frappent les imaginations que s’ils sont au service de la beauté,
insiste Eiffel.
— “Au service”, n’exagérons rien ! Mais servis par la beauté,
sûrement.
— Si vous saviez comme j’étais nul en dessin à Centrale ! Les
efforts pathétiques que je faisais pour m’améliorer ! J’avais tellement
procrastiné à l’école communale que je possédais une marge de
manœuvre.
— Vous ai-je dit que mon père était instituteur dans les
années 1840 et qu’il a démissionné, écœuré par les méthodes qu’on
lui demandait d’employer ?
— Il a bien fait : il a été formidable comme journaliste ! J’ai
longtemps lu ses “Lundi” dans L’Opinion nationale. C’était jubilatoire.
J’ai tant souffert moi-même du système scolaire ! Les écrits de votre
père ont beaucoup contribué à faire évoluer les méthodes
d’enseignement.
— Pas assez à son goût. Lui, quand il enseignait, il demandait
aux élèves de se corriger mutuellement leurs copies. Et il insistait
beaucoup sur les jeux…
— Jules Ferry s’est pourtant appuyé sur lui pour ses lois
scolaires, n’est-ce pas ?
— Oui, lui, parmi d’autres… Moins qu’il ne l’aurait dû, à mon
avis. »
Claire pose la main sur le bras de l’architecte :
« Nous aimerions beaucoup rencontrer votre père, n’est pas,
Papa ? Je m’occupe de l’éducation de mes frères et sœurs plus
jeunes et j’aurais grand besoin de ses conseils.
— Et ce serait un honneur de le recevoir ! renchérit Gustave.
— C’est gentil à vous. Je lui transmettrai l’invitation, elle lui fera
plaisir. Mais, vous savez, c’est un vieux monsieur maintenant, il a
largement passé la soixantaine… Jules Ferry vient de lui accorder
une allocation de 500 francs pour aller prendre des vacances au
bord de la mer ! »
Gustave observe pensivement son hôte.
« Je suis certain que les méthodes pédagogiques de votre père
ont favorisé le développement de votre créativité.
— J’en suis convaincu aussi, très immodestement ! Vous savez,
à ma naissance, mes parents ne m’ont pas emmailloté et couché
entre des draps comme les autres nouveau-nés. Ils m’ont placé
dans une caisse remplie de son. »
Claire ouvre de grands yeux :
« En guise de berceau ? Ce ne devait pas être très confortable !
— Au contraire ! J’étais débarrassé des entraves et je pouvais
jouer des pieds et des mains tout à mon aise… Évidemment, mes
parents passaient pour des excentriques dans leur village de la
Sarthe.
— En tout cas, cela vous a réussi. J’y penserai le jour venu,
quand je me marierai !
— Si votre père vous laisse le quitter… »
Eiffel fait comme s’il n’avait pas entendu.
Tous les amis des Eiffel notent l’entente parfaite qui règne entre
le père et la fille. Avec Claire, le penchant protecteur de Gustave est
comblé : il guide une jeune femme dont l’admiration et l’amour
inconditionnels lui sont acquis. Et elle se laisse guider avec
bonheur : « Il a l’air de tant m’aimer, que moi je l’adore du plus
profond de mon cœur », a-t-elle écrit à Marie pendant leur dernier
voyage. Avec son père, elle irait jusqu’au bout du monde.
Après trois ans de veuvage, Gustave n’a plus de doute : Claire
lui apporte toute l’affection dont il a besoin. Pour le sexe, il y a
d’autres solutions. Depuis l’adolescence, il a toujours dissocié les
deux expressions de l’amour, celle du corps et celle du cœur. Il n’y a
qu’avec Marguerite que les deux sont allées de pair ; ce n’est pas le
moindre des paradoxes puisqu’à l’origine, la petite-fille de Régneau
était un pis-aller dont il n’attendait ni l’un ni l’autre.
Gustave est au moins aussi proche de sa fille qu’il l’était de sa
sœur Marie lorsqu’ils étaient adolescents. Il façonne Claire à l’image
de sa femme idéale, comme il l’avait fait avec Marguerite, et mieux
encore puisque sa fille a reçu une meilleure éducation et qu’elle est
plus cultivée. Claire est affectueuse, capable d’écoute, et elle règne
en toute autonomie sur le royaume domestique. Elle a compris le
fonctionnement de Gustave. Quand il est présent, il aime qu’on
s’occupe de lui et qu’on lui montre qu’on l’aime. Par exemple en
organisant une grande fête pour son anniversaire, le 15 décembre.
Quand il est en voyage, il a besoin de lettres et de marques
d’affection à distance, mais ne supporte pas qu’on le culpabilise pour
ses absences.
Il l’a posément expliqué à Claire, la première (et la seule) fois où
elle lui a reproché ses trop fréquents voyages. Il l’a prise par la main
et emmenée dans le salon, avant de l’asseoir dans le fauteuil qui
était celui de Marguerite et de fermer la porte.
« Ma petite fille, je dois te dire des choses très importantes.
— Tu m’inquiètes, Papa. »
Elle a levé vers lui un regard si troublé qu’il s’est agenouillé à
côté d’elle en lui caressant la main.
« Il faut qu’il soit évident dans ton esprit, et dans celui de tes
frères et sœurs, que je ne m’absente que lorsque c’est nécessaire à
mon entreprise. Dès que je peux rentrer, je rentre.
— Je sais, Papa, mais Valentine te réclame et…
— C’est à toi de lui expliquer. Elle doit comprendre que si elle
mange à sa faim, qu’elle n’a jamais froid, qu’elle possède de jolies
robes, qu’elle joue avec des poupées, des arcs et des soldats de
plomb, qu’elle va souvent en vacances à la mer…
— … qu’elle prend des leçons de piano et d’équitation…
— … ce n’est possible que parce que Papa travaille et voyage
beaucoup.
— Moi je le sais, mais elle… elle préfèrerait peut-être…
— C’est à toi de lui expliquer avec ses mots. Ma société ne
prospère que parce que je contrôle les étapes essentielles de
chaque chantier.
— Personne ne peut te remplacer parfois ?
— J’ai des alter ego, bien sûr, je ne fais pas tout. Tu les connais,
d’ailleurs : Émile Nouguier, Jean Compagnon, Eugène Milon… Et,
pour les calculs, le grand jeune homme que j’ai recruté pour
remplacer Seyrig : Maurice Koechlin. Mais aurais-je dix adjoints que
cela ne changerait rien : ils ne possèdent pas l’entreprise et il y a un
moment où leur capacité de décision s’arrête.
— Je comprends bien, Papa.
— Me culpabiliser ne servirait qu’à me rendre malheureux, sans
rien changer à mes absences. »
La famille et les amis de Gustave s’attendaient à ce qu’il se
remarie. Il n’avait que l’embarras du choix des beaux partis dans la
haute société. Ils le plaignent pour ce désert intime dans lequel il a
choisi de vivre. Dans les dîners, il n’est pas rare qu’on le place à
côté de jeunes et jolies veuves, mais Eiffel ne leur fait jamais la cour.
Marie et Albert sont convaincus qu’il n’est pas à plaindre : il a besoin
d’affection bien plus que de sexe, et au fond, il est comblé. Sa vie de
couple est-elle si différente de celle des maris qui, une fois les
enfants nés, ne partagent avec leur épouse qu’une forme de
cohabitation ? Les maisons publiques répondent aux autres besoins,
et personne n’aurait l’idée d’en blâmer leurs clients, surtout quand ils
sont veufs.
Gustave s’y rend donc de temps à autre, seul et en toute
discrétion. Il choisit, toujours avec soin, le même genre de femme :
jeune, mince, souriante, avec de longs cheveux ramenés en chignon
– qu’il lui demande vite de défaire. Elle est toujours brune ou blonde,
jamais rousse ou châtain. Elle n’est pas dotée de « charmes
féminins excessifs », car trop de chair le rebute. Il n’aime pas les
femmes qui se dandinent comme des oies, ni les femmes lubriques.
Pendant les ébats, il n’est pas très affectueux, il semble plutôt
prendre une revanche. Les filles se racontent entre elles que s’il est
avec une blonde, il lui arrive de l’appeler « Alice » et que, si c’est la
brune, il murmure « Adrienne » en fermant les yeux.
11

Le constructeur de l’extrême

GARABIT, SEPTEMBRE 1884

Des insectes bourdonnent à ses oreilles et le soleil de midi


tombe, presque à la verticale, sur son chapeau. Debout au bord de
la falaise, mains sur les hanches, Gustave domine le paysage. À ses
pieds, les gorges de la Truyère. À mi-hauteur, franchissant le flot
tumultueux de la rivière d’une seule arche, le plus haut viaduc du
monde. Son œuvre. Au-dessus du vide, Gustave se laisse envahir
par un formidable sentiment de puissance.
Cent vingt-deux mètres au-dessus de l’eau. Deux fois plus haut
que le pont Maria Pia ! Seyrig peut aller se rhabiller, lui qui lui a
soufflé le deuxième pont sur le Douro. L’arc lui-même est le plus
large jamais construit : 165 mètres de portée. La pureté du trait au
service d’une efficacité inégalée. Le tablier, cette droite qui coupe en
deux l’horizon, porte une voie ferrée longue de 165 mètres. Elle
repose sur le sommet de l’arche et sur des pylônes qui s’appuient
sur ses flancs ou sont plantés dans la falaise. Deux d’entre eux font
80 mètres de haut. Garabit est le viaduc de tous les records.
Comme l’a écrit la presse locale dans un élan de lyrisme, ce
géant aux pieds d’acier allie l’audace de la conception à la virtuosité
de la technique, la maîtrise à l’innovation, la beauté à la force.
Réalisé en fer puddlé, il est le symbole de l’ère industrielle qui
embrase la France, jusque dans cette vallée perdue du Cantal. Un
exploit aussi colossal est la plus belle des vitrines : elle engendre un
afflux de commandes, notamment de ponts droits, sans difficulté
technique, sur lesquels l’entreprise peut réaliser de fortes marges.
À cinquante-deux ans bientôt, Gustave Eiffel est devenu dans
l’imaginaire de ses concitoyens le constructeur de l’extrême.
L’homme de toutes les démesures. Il le sent à la manière dont les
hommes – et les femmes – le regardent désormais.
Certes, le dessin n’est pas de lui ni de ses lieutenants mais de
Léon Boyer, un jeune polytechnicien, ingénieur des Ponts et
Chaussées, un serviteur de l’État. Et Boyer s’est inspiré ouvertement
du pont Maria Pia. Car le problème, ici, est le même qu’à Porto : il
est impossible de réaliser des fondations pour les piles du pont dans
le lit de la rivière ; les eaux sont trop profondes et la couche de vase
trop épaisse. La fabrication d’un pont suspendu est également
exclue, à cause des oscillations que provoquerait la violence du vent
dans ces gorges. Même cette réplique du pont portugais constitue,
ici, un projet audacieux et risqué.
Puisqu’il voulait s’inspirer de Maria Pia, Boyer était moralement
obligé de confier la réalisation à Eiffel ; une requête de l’État a donc
permis d’éviter de passer par un concours. « L’entreprise Eiffel en
possède seule l’expérience », a-t-il plaidé auprès du ministre des
Travaux publics. Le courant était passé d’emblée entre le chef
d’entreprise et le haut fonctionnaire. Boyer possède l’entrain du
méridional, la fougue de la jeunesse, et une intelligence brillante et
pragmatique que Gustave a immédiatement reconnue.
Dans les ateliers de Levallois, on a redessiné l’ouvrage et
remplacé l’arc circulaire par un arc parabolique. Le résultat demeure
très proche de Maria Pia, en plus haut et plus large. Comme à Porto,
l’absence d’échafaudages a permis une économie spectaculaire sur
le chantier. Eiffel a ensuite mis le projet en musique en apportant
une innovation supplémentaire : des piles latérales sans
entretoisement, afin d’offrir une meilleure résistance au vent. Les
deux pylônes de 80 mètres sont plantés dans des blocs de
maçonnerie monumentaux. L’étude des déformations de l’arc – une
autre innovation – a été établie grâce au savoir-faire de Maurice
Koechlin, le surdoué de la statique graphique.
C’est toujours lui qui procède aux calculs, et Gustave se félicite
chaque jour de l’avoir à ses côtés. Il a souvent eu de la chance dans
le recrutement de ses ingénieurs. Mais est-ce seulement de la
chance ? Il connaît l’âme humaine. Il sait choisir des hommes de
talent, loyaux, meilleurs que lui dans leur domaine. Lui,
l’entrepreneur, il a le courage, l’énergie, la volonté de réussir,
l’autorité, le sens de l’organisation, et il sait prendre des risques
calculés. Il propose à ceux qu’il embauche ce qu’ils ne trouveront
jamais chez ses grands concurrents : la satisfaction de travailler
dans une société à taille humaine, où l’on offre de vraies
responsabilités et où l’on sait récompenser les performances.
De la Bretagne à la Côte d’Azur, on construit des lignes de
chemin de fer à tout-va. Il faut enjamber les fleuves et les rivières,
franchir les collines, creuser les montagnes. La ligne des Causses,
de Béziers à Neussargues, traverse une zone très accidentée et
devait, pour éviter des dizaines de kilomètres de parcours sinueux à
forte pente, passer au-dessus de cette vallée très profonde, la vallée
de Garabit. Il fallait donc un tour de force pour l’enjamber. Quatre
années de travaux titanesques, et un laboratoire de techniques
révolutionnaires.
« Je n’arrive pas à imaginer à quoi peut ressembler un pont deux
fois plus haut que Maria Pia ! s’exclame Claire au moment où son
père, qui rentre du Cantal, vient l’embrasser, la première comme
toujours.
— C’est simple, je vais te montrer », répond Gustave.
Sans prendre le temps de retirer son manteau et son chapeau, il
se précipite dans son bureau et s’empare d’une feuille de papier et
d’un crayon. Claire vient aussitôt se placer derrière lui et Valentine
s’agenouille sur une chaise qu’elle approche du bureau. À quatorze
ans, la benjamine est une brunette curieuse de tout, qui a trouvé en
Claire son modèle. Elle est l’autre préférée de Gustave. L’été,
lorsqu’ils vont passer des vacances dans la Chaumière des Roses,
aux Petites-Dalles, il la fait poser presque autant que sa sœur
devant son objectif.
L’ingénieur crayonne deux falaises, un défilé, puis, au milieu, une
rosace et deux tours.
« Voilà. D’abord, tu poses Notre-Dame au fond de la vallée.
— C’est mon église préférée ! dit Valentine. Mais elle est
drôlement haute, non ?
— C’est vrai : ses tours font quasiment 70 mètres de haut. »
Gustave continue de dessiner.
« Ensuite, tu places dessus la colonne Vendôme.
— Mais elle ne peut pas tenir ! » plaisante l’adolescente.
Eiffel dessine au-dessus de son échafaudage un arc de cercle
chapeauté d’une droite à l’horizontale.
« Eh bien ce drôle d’empilement atteint tout juste le plancher sur
lequel passera la voie de chemin de fer !
— Personne n’a jamais construit un pont aussi haut, n’est-ce
pas, Papa ? s’émerveillent les deux filles, les yeux brillants.
— Ne le répétez pas, mais au VIe siècle, le roi des Goths
Théodoric a fait aussi bien avec l’aqueduc de Spolète, en Ombrie…
Sauf qu’il était en pierre ! On dit qu’il culminait à 130 mètres.
— Il n’existe plus ?
— Si, il s’appelle maintenant le ponte delle Torri, mais il a été
refait au XIVe siècle, toujours en pierre, un peu moins haut je crois…
— En une seule arche aussi ?
— Non, bien sûr ! Il en possède une dizaine. Un peu comme
ça… »
Gustave reprend son crayon et esquisse deux châteaux forts au
sommet de deux collines voisines. Puis il relie les collines par un
pont à voûtes multiples.
« Regardez : les deux arches centrales du pont sont doubles – il
y a deux arcs superposés l’un sur l’autre – sinon les constructeurs
n’auraient pas su les faire tenir. Elles étaient trop hautes pour les
architectes de l’époque.
— Il ne ressemble pas du tout au pont de Garabit…
— C’est certain ! Mais l’un et l’autre représentent le summum de
la technique de leur temps.
— Garabit, il est en fer comme Maria Pia ? Pas en fonte ?
demande Claire, ravie de montrer qu’elle s’y connaît en technique.
— Oui, il est en fer puddlé ; c’est le matériau de la révolution
industrielle ! »
Comme Valentine connaît moins bien que sa sœur les
techniques de métallurgie, Gustave se tourne vers elle et lui explique
tout avec une infinie patience, et force gestes. `
« Le puddlage est un procédé d’affinage de la fonte qui lui donne
une meilleure résistance à la compression, à la flexion ou à la
torsion.
— C’est quand même du fer ?
— Oui, mais avec 2 % d’un mélange d’oxydes de silicium, de
soufre, de phosphore et d’aluminium. Ne retiens qu’une chose : on
en fait quasiment ce qu’on veut ensuite ! »
Il adore que ses filles s’intéressent à ses travaux. Claire et
Valentine semblent se passionner pour ses constructions,
contrairement à Laure et aux garçons. Il est moins proche de ces
derniers, qui le craignent plutôt. Comme il prend rarement le temps
de s’occuper d’eux, de jouer ou même de les aider à faire leurs
devoirs, ils ne voient en lui qu’un père très autoritaire et souvent
insatisfait. Lorsqu’ils doivent lui parler, ou simplement répondre à ses
questions, il leur arrive de bafouiller. Ils préfèrent se confier à leur
oncle Alfred Hénocque.
« Le fer puddlé, reprend Gustave, est parfois appelé fer forgé. Il
a été chauffé puis travaillé avec des outils. “Forgé” signifie
simplement “travaillé”.
— Et quelle différence ça fait ?
— La fonte est dure mais fragile : on ne peut pas la plier ni
l’étirer. Elle va se casser si on la déforme. Le fer puddlé, lui, est
malléable. Plus il est travaillé, plus il devient puissant. Je vous
promets que je vous emmènerai à Garabit le jour de sa mise en
service. Pour le moment, la voie de chemin de fer ne va pas jusque-
là. Vous verrez, c’est un vrai choc quand mon pont surgit, au milieu
de ces montagnes, où il n’y a pas âme qui vive.
— Il n’y a pas de ville à proximité ?
— Non. Il a fallu en construire une pour la durée des travaux. »
Entre janvier 1880 et septembre 1884, Eiffel a créé de toutes
pièces un véritable village pour les quatre cents ouvriers du chantier
et leurs familles. Le bourg le plus proche se trouvait à 5 kilomètres
des gorges de la Truyère.
« J’ai fait construire des logements, des cantines, des étables
pour les bœufs qui transportent le matériel, des écuries pour les
chevaux…
— Les enfants n’allaient pas à l’école alors ? s’écrie Valentine.
— Détrompe-toi. On a bâti aussi une école pour les enfants. Et
puis j’ai passé un accord avec les Postes pour qu’elles livrent le
courrier aux familles tous les jours. »
Une petite communauté de Français et d’Italiens s’est constituée,
qui a vécu, pendant quatre ans, en quasi-autarcie à 800 mètres
d’altitude. Gustave n’a pas habité longtemps ce village éphémère,
mais il a délégué, à la tête du chantier, un de ses meilleurs
ingénieurs, Jean-Baptiste Gobert, centralien comme lui. Émile
Nouguier et Jean Compagnon y ont passé des semaines entières.
Maurice Koechlin aussi, lors de la construction des pylônes : c’est lui
qui a eu l’idée de donner une nouvelle forme aux arbalétriers des
piles pour renforcer leur résistance au vent ; l’invention a été
brevetée par Eiffel. Gustave a aussi embarqué sur le chantier
Joseph Collin, le mari de sa défunte sœur Laure, qui l’a rejoint après
la fermeture définitive des hauts-fourneaux de Châtillon. Mais
l’ancien dirigeant a eu du mal à s’adapter à l’organisation millimétrée
de son beau-frère.
« Comment as-tu fait pour apporter jusque-là le grand morceau
en forme d’arc de cercle ? demande Valentine.
— Le viaduc n’est pas constitué d’une seule pièce ! C’est un
assemblage de modules préfabriqués. Des milliers de petites pièces
en fer forgé sont arrivées des ateliers de Levallois, prêtes à être
“collées” les unes aux autres. Elles sont numérotées pour faciliter le
montage, avec des trous déjà faits pour les rivets !
— Et tous ces morceaux ont pris le train ?
— Jusqu’à la gare de Neussargues, oui… Mais Garabit se trouve
à 30 kilomètres de la gare. Après, on a utilisé des chars à bœufs et
des attelages de huit chevaux. »
Claire s’empare du crayon et tente d’expliquer la suite à sa
sœur : elle avait tout compris lorsqu’elle avait assisté aux essais du
pont sur le Douro, qui avait été fabriqué de la même manière.
Gustave les observe, attendri.
« Pour monter un “arc parabolique, système Eiffel”, explique
l’aînée doctement, on construit deux moitiés d’arc en face à face : ils
partent chacun d’un côté de la falaise, en porte-à-faux. Ils avancent
l’un vers l’autre et se rejoignent au milieu, pour la clé de voûte.
— Mais avant de se rejoindre, ne risquent-ils pas de tomber dans
le vide ?
— Non ! Chaque demi-arc est retenu par des énormes câbles
eux-mêmes accrochés au sommet d’un pylône, jusqu’à ce que les
deux moitiés d’arc se rencontrent et s’appuient l’une contre l’autre.
— Donc il faut construire les pylônes d’abord ?
— Tu as tout compris ! »
Gustave prend le crayon des mains de Claire pour commenter la
dernière étape : le lançage du tablier.
« Ce sont aussi deux morceaux qui s’avancent l’un vers l’autre,
mais à l’horizontale cette fois, pour se rejoindre au milieu, juste sur
le sommet de l’arc. Les panneaux sont assemblés sur la terre ferme
puis poussés tout droit en les faisant glisser sur des sortes de
roulettes géantes.
— Cette opération-là te plairait, Valentine. C’est un vrai ballet !
Une trompette donne le signal, et six ou sept hommes placés sur
chaque pile tirent en même temps sur un bras de levier pour faire
progresser le tablier.
— Mais comment font les ouvriers pour ne pas tomber ?
— Ils ne font aucun geste précipité. Et puis il y a un filet de
sécurité en contrebas. Tu sais, il n’y a jamais d’accidents sur les
chantiers de Papa. Il est très proche de ses hommes. C’est sa
marque de fabrique. »
Gustave se rembrunit. Il aimerait que ce soit vrai. Il n’a pas envie
de parler à ses filles de l’accident qui s’est produit quelques mois
plus tôt. En dépit de toutes les consignes de sécurité qu’il impose
sur les chantiers, il est arrivé une catastrophe, le 7 mars 1884. Un
jeune ouvrier a perdu l’équilibre au moment où il rivait une pièce. Il
s’est écrasé à plus de 100 mètres en contrebas.
Eiffel a été étonné de la réaction de ses collègues. Ils n’ont pas
cessé le travail ni exigé des augmentations de salaires. Certains ont
laissé entendre que l’accident ne pouvait arriver qu’à ce garçon, qui
s’était déjà fait rappeler à l’ordre par le contremaître pour ses
imprudences. Eiffel, lui, n’a accusé personne. Il est descendu
s’occuper du rapatriement du jeune homme et de l’indemnité à
verser à son épouse, enceinte, pour qu’elle puisse continuer de vivre
décemment avec le bébé à naître. Depuis plus de vingt ans qu’il
dirige des chantiers, les accidents ont été rarissimes, mais il a vécu
chacun d’eux comme un échec personnel. Il s’est quasiment mis en
colère contre Nouguier qui cherchait à le réconforter avec une
statistique :
« J’ai appris qu’ils avaient eu cinquante-sept morts sur le pont du
Forth. Cinquante-sept ! »
C’est un pont de 2,5 kilomètres que les Écossais ont construit
près d’Edimbourg, pour enjamber la rivière Forth. Le chantier a
démarré en 1880, en même temps que Garabit.
« Si les autres sont mauvais, c’est leur problème ! a rétorqué
Eiffel. Je ne veux pas qu’on risque sa vie chez moi ! »
Gustave craint la série noire. Sur le chantier de la Tardes, au
début de l’année, le pire n’a été évité que de justesse. La
Compagnie des chemins de fer d’Orléans lui a commandé un viaduc
pour que le Paris-Ussel puisse franchir l’étroite et profonde vallée.
Le tablier de 250 mètres de long a commencé à être lancé, à
91 mètres au-dessus de la Tardes. Une pointe se trouvait en porte-à-
faux d’une cinquantaine de mètres sur la pile de la rive droite
lorsqu’une tempête s’est déclenchée, dans la nuit du 23 au
24 janvier. Au matin, le directeur du chantier a constaté que rien
n’avait bougé. Le tablier avait oscillé, mais il était resté sur ses
appuis. Trois jours plus tard, dans la nuit du 26 au 27, la tempête a
redoublé de violence, avec des bourrasques de vent à
160 kilomètres à l’heure. Des ouvriers ont été réveillés par la
tempête, mais nul ne s’est inquiété : le tablier était bien calé sur ses
socles, il allait encore une fois se comporter comme le roseau de la
fable.
Le lendemain matin, stupeur : le tablier oscillant avait été soulevé
et précipité au fond de la gorge. Personne n’avait rien entendu : les
baraquements se trouvaient à quelques centaines de mètres et
surtout, le vent avait emporté le vacarme de la chute de l’autre côté.
Au petit matin, les ouvriers n’en croyaient pas leurs yeux.
Eiffel s’était rendu sur place le surlendemain, humilié : jamais son
savoir-faire n’avait été pris en défaut jusqu’alors. Par chance, tout
s’était passé la nuit, et l’accident n’avait fait aucun blessé. Mais
l’ingénieur a réalisé qu’il était passé tout près d’une catastrophe qui
aurait pu non seulement anéantir un grand nombre de vies
humaines, mais aussi entraîner la faillite de sa société.
Et s’il se trompait ? N’est-il pas trop sûr de lui, à vouloir toujours
réaliser l’irréalisable ? Il refait ses calculs, encore et encore. De ce
jour, le vent devient son obsession, sa hantise. Son pire ennemi. Il
lui déclare la guerre. Il se dit que malgré toutes les précautions qu’il
impose, il s’est montré trop léger. Il ne veut plus prendre le moindre
risque pour ses hommes. Il doit devenir infaillible.
Les années 1880 s’annoncent comme une décennie triomphale.
Non seulement ses ouvrages spectaculaires, sa fiabilité et ses
innovations lui valent une réputation internationale et un afflux de
commandes phénoménal, mais il a trouvé une source inépuisable de
profits : les ponts portatifs. Le premier a été acheté par la Bolivie en
1873 : un petit pont démontable, livré en pièces détachées
transportées à dos de lama et assemblées sur place. Il n’avait pas
eu, alors, l’idée de breveter sa trouvaille. Mais après en avoir
exporté une dizaine, dans les Andes, à la fin des années 1870, il a
compris qu’il tenait là une idée à exploiter commercialement. Son
bureau de recherche et développement a travaillé pendant huit ans
sur le sujet, et abouti à un formatage des pièces qui permet de
s’adapter à toutes les configurations. Depuis, les ponts portatifs
partent comme des petits pains. Il s’en est vendu une centaine sur la
seule Cochinchine entre 1881 et 1884. Les armées en campagne en
sont friandes. Dans son domaine, Eiffel a inventé la standardisation.
Le 3 mai 1885, Gustave organise une démonstration de son
invention dans les ateliers de Levallois pour le ministre de la Guerre,
le général Lewal. Le militaire est accompagné d’une brochette
d’ingénieurs des Mines et des Ponts et Chaussées.
« Mon général, monsieur le Ministre, messieurs les ingénieurs,
vous allez voir, c’est un jeu d’enfant, jubile Eiffel. Nos ponts sont
fabriqués à l’avance, nous disons “préfabriqués”. Ils sont formés par
des éléments standards en acier, conçus pour être montés et
démontés très rapidement. Ils peuvent supporter des charges très
lourdes tout en étant très légers.
— Vous envoyez vos ouvriers sur place pour les monter ?
interrompt le ministre.
— Non, c’est tout l’intérêt de ces ouvrages. Nous les livrons avec
un mode d’emploi. Une dizaine d’ouvriers sans qualification
particulière peuvent assembler en deux ou trois heures un pont
d’une vingtaine de mètres, s’ils respectent à la lettre les instructions.
— Quel processus doivent-ils suivre ?
— Ils boulonnent tout simplement les différentes pièces les unes
aux autres. Il n’y a pas de rivets – cela aurait nécessité un personnel
qualifié. Seulement des boulons.
— Une dizaine d’ouvriers pour un pont de 20 mètres, dites-vous.
Mais les rivières ne font pas toutes la même taille ?
— Vous avez raison. En réalité, le nombre de pièces est
proportionnel à la distance à enjamber. Car les pièces sont
standardisées, ce qui permet de fabriquer de grandes séries dans
nos ateliers et de les proposer à un coût très bas. Tout est calculé en
usine. »
Le ministre sait qu’Eiffel a vendu des ponts non seulement en
Cochinchine, mais en Annam et au Tonkin : son affaire se développe
au rythme de la colonisation.
« Personne ne vous imite ? Cela paraît si simple !
— Nous avons déposé des brevets dans le monde entier. En
France en 1881, puis en Allemagne, en Italie, en Espagne… »
Il ne précise pas que l’existence de ce brevet lui permet de traiter
de gré à gré, et que si les tarifs sont intéressants pour les clients, ils
le sont aussi pour lui. Les ponts portatifs constituent une véritable
martingale.
« Pouvons-nous commencer la démonstration, mon général ? »
Le ministre opine du chef. La délégation retourne dans la cour.
Le directeur d’usine donne un coup de sifflet. Aussitôt, une vingtaine
d’ouvriers sortent du bâtiment en rang discipliné. La moitié tiennent à
la main une clé à boulonner, les autres leur apportent les pièces
entreposées le long du mur pour les positionner et les assembler.
Gustave jette un coup d’œil sur sa montre à gousset et lance à ses
visiteurs :
« N’hésitez pas à chronométrer, messieurs ! »
Un étrange ballet se déroule sous les yeux du ministre et des
ingénieurs. Une demi-douzaine d’ouvriers forment une chaîne
humaine et apportent les pièces une à une. Les autres les
récupèrent, les placent ou les boulonnent ; deux arcs de cercle
métalliques s’esquissent et commencent à monter en parallèle, se
rapprochant l’un de l’autre à quelques mètres au-dessus du sol. Le
dernier boulon est posé par des hommes grimpés sur de grands
escabeaux.
« Dix-huit minutes, montre en main ! » s’exclame Gustave Eiffel
triomphalement.
Il ajoute en indiquant le fond de la cour :
« Lançons-le maintenant au-dessus de ce tas de gravats en
imaginant que c’est une rivière ! »
Quelques instants plus tard, le pont est posé à l’autre extrémité
de la cour.
« Nous ne le fixerons pas au sol aujourd’hui mais vous pouvez
me croire sur parole, une voiture pesamment chargée peut passer
d’une rive à l’autre en ne produisant qu’une flexion de 11 millimètres.
Autant dire rien ! »
Un journaliste du Républicain a assisté, médusé, à cette
démonstration de génie industriel. Il écrit le lendemain que « les
habitants de certaines vallées des Alpes-Maritimes contraints à des
détours interminables à dos de mulet quand les rivières sont hautes
seraient fort heureux de bénéficier des équipements de notre
éminent industriel ». Les ponts portatifs sont déclinés en trois
modèles : le pont-route, que l’on recouvre d’un revêtement, le pont
de chemin de fer, que l’on équipe de rails, et le pont militaire, le plus
rustique et le plus vendu.
Au moment où le ministre et sa délégation s’apprêtent à partir, un
des ingénieurs s’approche de Gustave.
« Vous me remettez ?
— Votre visage m’est familier. Mais je…
— Nous faisions partie, vous et moi, de cette consultation
organisée par Ferdinand de Lesseps sur la faisabilité du canal de
Panama. Vous représentiez la Société des ingénieurs civils. »
S’il a oublié le nom de son interlocuteur, Eiffel n’a pas oublié les
circonstances de leur rencontre. Un débat houleux avait eu lieu entre
ceux qui pensaient, comme Lesseps, que le canal pouvait être
construit « à niveau » et ceux qui plaidaient pour un système à
écluses, tel celui inventé par Gustave Eiffel.
« Oui, je me souviens bien de vous, sourit Gustave. Vous faisiez
partie avec moi des huit voix “contre” sur quatre-vingt-dix-huit
votants ! Il fallait du courage pour ne pas suivre l’avis général ce
jour-là ! Je dois avouer que les huées du public après mon exposé
sur l’impossibilité de construire un canal à niveau m’avaient mortifié.
— Hélas, je crains que nous n’ayons eu raison contre tous…
mais c’est une piètre consolation. Rien ne s’est déroulé comme
prévu là-bas, vous avez dû en entendre parler.
— Plus ou moins. Je me suis souvent absenté de Paris ces
derniers temps.
— Le chantier prend du retard. Mais surtout, la fièvre jaune est
en train de décimer les rangs des ouvriers. Il y a des milliers de
morts, à ce qu’on m’a dit. Au fait, vous connaissez Léon Boyer,
n’est-ce pas ?
— C’est un ingénieur de talent ! Nous avons achevé ensemble le
viaduc de Garabit, l’année dernière. Il a rejoint Lesseps aussitôt
après.
— Effectivement, il est devenu directeur général des travaux de
Panama. Eh bien, le pauvre n’a pas eu de chance.
— Que voulez-vous dire ?
— Il vient de mourir de la fièvre jaune. »

Gustave accuse le coup. Voilà un homme avec qui il avait aimé


travailler à Garabit, et qu’il aurait volontiers associé à son entreprise
si Boyer avait voulu quitter le service de l’État. Il était si jeune, si
brillant, si enthousiaste ! Trop, sans doute. Il a cru au rêve de
Lesseps. Comme s’il devinait le cours de ses pensées, son
interlocuteur conclut :
« Le canal de Panama… Voilà qui nous emmène bien loin des
ponts portatifs… »
S’ils assurent un volume d’affaires rentable et régulier qui
sécurise la trésorerie de l’entreprise, les ponts portatifs ne sont plus
depuis longtemps la première préoccupation de Gustave. Il a
tellement de nouveaux chantiers ! Le chef d’entreprise a dû
abandonner son poste de conseiller municipal car il n’a plus une
minute disponible. Pourtant, il délègue tout ce qui peut se déléguer.
Mais il veut garder la maîtrise des chantiers : choisir les appels
d’offres auxquels répond sa société, vérifier la viabilité des réponses
qui leur sont faites, être présent au démarrage de chaque chantier
et, s’il est complexe, à chacune de ses étapes délicates.
Certains ouvrages sont gratifiants quoiqu’assez faciles à réaliser,
comme le pont routier de Szeged en Hongrie, remporté après un
concours international. D’autres, qui marquent moins les esprits, lui
donnent davantage de fil à retordre, comme Saint-André-de-Cubzac,
sur la Dordogne, dont la construction a duré de 1880 à 1883. C’était
la première fois qu’Eiffel revenait dans la région de Bordeaux depuis
son départ plein d’amertume, près de vingt ans plus tôt. L’ancien
pont de Saint-André-de-Cubzac avait été emporté par une tempête,
et la société Eiffel avait gagné le concours organisé par les Ponts et
Chaussées pour le reconstruire. Mais les conditions posées
rendaient la tâche ardue. Il fallait conserver les sept piles en fonte de
l’ancien ouvrage et des deux viaducs d’accès, des colonnes fragiles
et instables. Cela obligeait à fractionner le lançage d’un tablier de
plus de 500 mètres de long. Les violentes intempéries de la fin de
l’année 1882, s’ajoutant aux difficultés imputables à l’ancienne
structure, lui avaient fait prendre du retard. Finalement, il l’avait livré
en octobre 1883.
L’inauguration avait eu lieu presque aussitôt. Le maire venait de
terminer son discours, et Gustave s’apprêtait à prononcer quelques
mots à son tour, lorsqu’il avait cru distinguer, dans la foule, le visage
d’Adrienne. Mais à la fin de son allocution, la silhouette familière
avait disparu. Il en avait conçu un certain dépit. Était-ce une
hallucination ? Ce n’était pas la première fois qu’il avait des visions.
Mais Adrienne, aujourd’hui, ne pouvait ressembler à la jeune fille
d’autrefois.
Pourquoi n’arrivait-il pas à l’oublier ? Le passé était le passé,
Adrienne s’était mariée, elle avait eu des enfants, des petits-enfants
peut-être. Le soir même, alors qu’il dînait avec des élus locaux, il
voulut en avoir le cœur net.
« Lorsque j’étais à Bordeaux, au début des années 1860, je
travaillais avec l’entreprise Bourgès.
— Vous parlez de l’importateur de bois scandinave ? Elle existe
toujours ! C’est une grosse affaire maintenant !
— Encore dirigée par Marcelin Bourgès ?
— Malheureusement non, car c’était un sacré bonhomme. Le
père Bourgès est mort en 1875. Son fils et son gendre ont pris la
succession.
— Son gendre ? Vous voulez dire le mari d’Adrienne ? Ou celui
de Françoise ?
— Les deux, mon général ! Les deux sœurs Bourgès se sont
mariées aux deux frères Troye, Émile et Jules. C’est ce qu’on
appelle garder ses biens dans la famille.
— J’ai connu ces deux sœurs autrefois… Mais il y a longtemps
que je n’en ai entendu parler. Elles ont des enfants pour prendre la
succession ?
— L’aînée en a eu, oui. Mais la plus jeune a perdu son mari il y a
quatre ou cinq ans sans en avoir eu. Chez Bourgès et Troye, il n’y a
plus qu’un Bourgès et un Troye… »
Adrienne, veuve ! Décidément, elle n’avait pas eu de chance –
en supposant qu’épouser Gustave en eût été une.
S’il était tombé nez à nez avec Adrienne, qu’auraient-ils pu se
dire ? Deux décennies s’étaient écoulées depuis leur rupture. Il ne
saurait sans doute jamais si cette décision avait été de son fait ou
imposée par ses parents. Elle ne s’était, en tout cas, pas beaucoup
rebellée : elle aurait pu lui écrire, faire passer des messages,
chercher à le revoir avant son départ. Elle n’avait rien tenté, preuve
qu’elle n’était pas attachée à lui. Il aurait tout de même bien aimé
connaître le dessous des cartes.
Quand Gustave rentra à son hôtel, après le dîner avec les élus,
deux lettres de Claire l’attendaient. Elle lui disait, comme toujours,
que la vie sans lui perdait son intérêt, mais elle lui racontait aussi
que dans le livre d’Émile Zola qui venait de paraître, Au bonheur des
dames, le héros ressemblait fort à un de ses clients, le patron du
Bon Marché, Aristide Boucicault. « Quand j’ai lu ce livre, Papa, j’ai
pensé à toi à chaque page, écrivait Claire. Car cette charpente
métallique qui donne au magasin la silhouette “d’un grand navire
filant à pleine allure”, c’est bien toi qui l’as bâtie ! Et quand Zola
décrit l’intérieur si clair du nouveau magasin comme “une nef de
cathédrale”, je sais que c’est toi qui l’as élevée… Je suis si fière de
toi, mon Papa chéri ! »
La lettre l’avait ému. Il aimait que sa fille soit fière de lui et de ses
charpentes métalliques qui modelaient leur époque. Il s’installa sur
une petite table, face à la fenêtre, et tailla son crayon. Lui qui
n’écrivait jamais à sa femme autrefois, il prenait plaisir à écrire à sa
fille. Il ne la laissait jamais plus de deux jours sans nouvelles.
12

La statue de la Liberté

PARIS, NOVEMBRE 1884

« Attention, le voilà ! »
C’est la bousculade à l’entrée des ateliers. Six cents plâtriers,
ferronniers et ingénieurs des ateliers Gaget-Gauthier ont travaillé
pendant sept ans sur la statue de la Liberté, et quelques dizaines
d’entre eux ont tenu à être là pour cette visite historique. Gustave
Eiffel, qui est en train d’expliquer à Claire les finitions de l’œuvre
dont elle a déjà vu des morceaux, s’interrompt pour rejoindre
Auguste Bartholdi près de ses bureaux. Ensemble, ils se frayent un
chemin, dans cette effervescence contagieuse, jusqu’à la porte qui
donne sur la rue de Chazelles. Victor Hugo a tenu sa promesse. Il
est venu !
C’est un très vieil homme qui descend du fiacre, aidé par sa
petite-fille Jeanne et sa bru Alice, la mère de Jeanne. Un vieux
monsieur de quatre-vingt-deux ans au visage rougi et si chiffonné
qu’il semble disparaître sous sa grosse barbe et sa large moustache.
Il se déplace en regardant fixement devant lui, comme s’il craignait
de perdre l’équilibre, appuyé sur l’avant-bras de l’adolescente
blonde. Sa belle-fille, la veuve de son fils Charles, qui s’est remariée
avec le député Édouard Lockroy, les suit un peu en retrait, avec
respect, comme le ferait une gouvernante. C’est une belle femme
brune en robe longue rayée, coiffée d’un chapeau plat à fleurs.
Bartholdi s’élance à leur rencontre, bras ouverts :
« Vous êtes là, cher maître ! Si vous saviez comme j’en suis
heureux ! C’est une journée historique !
— N’exagérons rien, monsieur Bartholdi… J’aurais préféré voir
votre statue de la Liberté à New York, sur son socle définitif, le jour
de son inauguration… mais je doute d’avoir la force de traverser
l’Atlantique.
— Vous l’aurez vue ici ou là-bas, c’est l’essentiel. Nous allons
commencer demain le démontage pour la mettre dans des caisses –
deux cent douze caisses exactement –, et elle partira en mai sur
L’Isère, une frégate de transport à hélices de la Marine française.
Vous voyez, elle sera sous bonne escorte ! Je suis comblé que vous
ayez pu lui donner votre bénédiction avant ce grand voyage. »
La statue assombrit la rue de Chazelles tant elle domine les toits
des immeubles haussmanniens de ses 46 mètres, bouchant toute
perspective. Des badauds se pressent depuis des semaines dans la
ruelle pour contempler ce spectacle. Ceux qui ont le crayon agile
viennent avec papier et couleurs pour dessiner la géante au
flambeau ; les amateurs de photographie apportent leur attirail pour
immortaliser, avant son départ, le front ceint des sept rayons. Mais la
visite de Victor Hugo a provoqué un attroupement inhabituel.
Bartholdi fait passer l’auteur des Misérables par une pièce du
rez-de-chaussée pavoisée de drapeaux français et américains. Le
concepteur du Lion de Belfort a été prévenu la veille de la visite
illustre, et il a tout juste eu le temps de faire graver et placer dans un
écrin un fragment de la statue afin de le lui offrir.
Gustave, qui se tient en retrait derrière le maître des lieux, vient
se présenter.
« Eiffel ? C’est donc vous qui avez pris la succession d’Eugène
Viollet-le-Duc ? » lance Hugo d’une voix où semble percer une once
de défi.
L’homme politique qu’il a été affleure toujours par cette voix
assurée malgré le grand âge, et dans ce regard où semble s’être
retranchée toute la vitalité du corps. Eiffel et Hugo possèdent une
caractéristique commune et le savent. Contrairement à Bartholdi,
dignitaire de la loge Alsace-Lorraine, ils sont l’un et l’autre des
« frères introuvables », des gens qui gravitent dans le premier cercle
de la franc-maçonnerie sans jamais avoir été initiés.
« Il fallait bien que quelqu’un succède au grand Viollet-le-Duc,
répond Gustave, faussement modeste. La statue avait besoin d’un
ingénieur principal. »
L’entrepreneur ignore quelles relations entretenait Victor Hugo
avec l’artisan du renouveau de Notre-Dame, lorsque ce dernier s’est
éteint en 1879. Les libertés qu’il avait prises, quelques décennies
plus tôt, avec le monument – la nouvelle flèche plus haute que
l’originale, les gargouilles ajoutées sur les tuyaux de plomb du XVIIIe,
le saint Thomas du flanc sud doté de son propre visage, le christ en
façade en guise de bouche-trou et la plaque d’hommage au « grand
architecte de l’univers » – lui avaient attiré un flot de critiques, mais
Gustave ne se souvient pas que Victor Hugo, alors en exil à
Guernesey, se soit joint au concert des pleureuses. L’écrivain s’était
tellement battu pour la restauration de l’édifice qu’il devait être
satisfait que le chantier ait été mené avec autorité, même si cela
supposait quelques partis pris.
« Viollet-le-Duc déployait une telle énergie ! s’exclame Hugo,
levant sa canne comme pour joindre le geste à la parole. Il s’affairait
aux côtés des artisans. Il surveillait lui-même la préparation des
mortiers et des enduits…
— Eiffel est de la même trempe ! le rassure Bartholdi. C’est un
travailleur infatigable. Et comme Viollet, c’est un patron humain, qui
forme ses salariés… et qui fait en sorte qu’ils continuent d’être payés
s’ils font une mauvaise chute… Sans lui, nous aurions dû arrêter le
projet. »
Eiffel le remercie du regard. Hugo sait sûrement que c’est à
Viollet que l’on doit la torche dans la main de l’héroïne androgyne,
mais sait-il que l’architecte envisageait de recourir à des monceaux
de maçonnerie pour stabiliser la statue ? Il imaginait, jusqu’à mi-
corps, un système complexe de cloisons remplies de sable. Lui qui
avait conçu l’armature intérieure du Vercingétorix de Millet, sur le
plateau d’Alesia, n’avait pas trouvé de solution plus élégante pour
annihiler l’effet des vents dans la rade de New York. Eiffel,
spécialiste de la résistance au vent, s’est inspiré de ses pylônes de
pont pour concevoir une armature de fer forgé qui conjugue légèreté
et efficacité. C’est Maurice Koechlin qui a fait les calculs en 1880, en
même temps que pour le pont de Garabit, et en utilisant les mêmes
connaissances de statique graphique. Le résultat est un exploit
technologique, fruit de la collaboration unique entre un sculpteur et
des ingénieurs.
Les trois hommes et les deux femmes s’approchent des
échafaudages. Les ouvriers s’écartent sur leur passage. Ils forment
une haie d’honneur devant le plus illustre des écrivains français,
pour ce qui est probablement sa dernière sortie. Le président Jules
Grévy et l’ambassadeur américain Levi Morton, les visiteurs qui l’ont
précédé, n’ont pas eu droit à ce touchant respect.
Soudain, Eiffel aperçoit Claire, un peu en retrait, et lui fait signe
de s’approcher :
« Monsieur Hugo, puis-je vous présenter ma fille Claire ? »
Claire rosit de plaisir tandis que Victor Hugo feint de se pencher
sur sa main tendue malgré ses rhumatismes.
« J’ai lu toutes vos œuvres, maître, sourit la jeune femme. Je
suis très admirative. »
Gustave, lui, admire la grâce de sa fille aînée. Elle craignait
d’être intimidée par ce « monument national » qu’est désormais
Victor Hugo, mais elle n’a pas perdu ses moyens. À vingt-deux ans,
c’est une jeune femme accomplie, qui se déplace dans le monde
avec aisance.
« Le montage de la statue a duré deux ans et huit mois, reprend
Bartholdi, intarissable. Nous avons usé dix-huit mille trois cents
marteaux et utilisé trois cent mille rivets ! Les Parisiens qui habitent
à proximité ont pu observer jour après jour toutes les étapes de la
construction, de la mise en place des échafaudages à la pose du
dernier rivet à plus de 46 mètres de hauteur.
— Deux ans et huit mois ? Je croyais que vous y travailliez
depuis vingt ans !
— Ce n’est pas faux, puisque l’idée est née précisément le
21 avril 1865, lors d’un dîner chez Édouard de Laboulaye, l’homme
politique que vous avez connu… qui n’était alors qu’un professeur et
un juriste. Nous étions dans sa maison de Gatigny, en Lorraine, non
loin de mon Alsace natale. Laboulaye avait invité ses amis libéraux à
célébrer la victoire de l’Union sur les sécessionnistes. Mais comme
Napoléon III avait été le premier supporter des sudistes, nous
cherchions une manière de dire aux unionistes que les Français,
eux, partageaient leurs valeurs. Et c’est lui, Laboulaye, qui a eu cette
idée de génie.
— Mais vous étiez un gamin, à cette époque ! »
Le sculpteur passe la main dans sa barbe broussailleuse et
proteste en riant.
« J’avais trente et un ans ! Et l’idée a mis dix ans à prendre
forme. J’étais fasciné par les colosses antiques, comme celui de
Rhodes.
— Tu voulais faire plus grand ? taquine Eiffel.
— Exactement. Alors, en 1871, quand je me suis exilé aux États-
Unis, pour fuir Colmar occupé par les Prussiens, j’ai emporté dans
mes bagages deux modèles de statues et des lettres d’introduction
de Laboulaye.
— Et les Américains ont adopté l’idée aussitôt, j’imagine ?
demande Hugo.
— Ne croyez pas cela ! Je me suis heurté au scepticisme
général – en France aussi d’ailleurs, à mon retour. Il a fallu attendre
une atmosphère politique plus favorable pour commencer à lever
des fonds pour La Liberté éclairant le monde. Le chantier n’a pu
démarrer que cinq ans plus tard, grâce à l’union franco-américaine
et en particulier Hippolyte de Tocqueville, le frère d’Alexis.
— Te rendais-tu compte que ce serait un travail titanesque ?
demande Gustave.
— Vraiment pas. En 1878, il n’y avait que la tête et la torche qui
étaient montées, et les visiteurs de l’Exposition universelle ont payé
pour grimper dans le cerveau de la statue.
— Je m’en souviens, sourit l’auteur des Misérables, ils
redescendaient tous en ricanant que la Liberté n’avait pas de
cervelle !
— C’est comme cela que j’ai rassemblé peu à peu l’argent pour
la suite. Nous avons aussi vendu des miniatures, des petits objets
souvenirs, ce que tout le monde appelle maintenant des “gadgets”,
comme le nom des ateliers d’ici, mais en prononçant “gadegetts”, à
l’américaine…
— Et Laboulaye est mort l’année dernière, soupire Hugo. Il ne
verra pas la Liberté sur l’île de Bedloe. Il ne verra pas son rêve fou
se réaliser. »
Soudain, l’écrivain renverse la tête en arrière, et se fige.
« Qui a posé pour le visage ? Il est austère, mais c’est tellement
ainsi que l’on imagine la Liberté ! Fière et intraitable…
— Il a été le fruit de plusieurs inspirations. On peut y retrouver
les traits de ma mère, Charlotte. Mais aussi ceux de Sarah
Coblenzer, l’épouse de mon ami Adolphe Simon… un grand
promoteur de l’amitié franco-américaine. »
Bartholdi a baissé la voix en évoquant Sarah. Lorsqu’elle a posé
pour lui, la jeune Américaine n’était pas encore mariée à Simon. Et
cette maîtresse-femme le fascinait.
Au pied de la statue, Victor Hugo semble étonné de découvrir
une porte.
« Peut-on monter ? interroge-t-il en jetant un coup d’œil
malicieux vers sa petite-fille.
— Grand-père ! Vous n’y pensez pas ? s’alarme Jeanne.
— Il y a cent soixante-huit marches pour arriver à la tête, précise
Eiffel.
— Il suffit de monter une dizaine de marches pour bien voir la
structure interne, rassure Bartholdi. Le drapé de la toge est composé
de centaines de minces plaques de cuivre de 2,5 millimètres
d’épaisseur, rivées les unes aux autres par un système d’écrous
invisibles de l’extérieur. Et la toge est suspendue sur le squelette de
fer.
— Vous voyez bien maintenant le squelette souple que nous
avons conçu, complète Eiffel en ouvrant la porte : un pilier central
soutenu par de fines poutrelles capables d’offrir toute la résistance
au vent nécessaire, jusqu’au sommet de la torche ! Il est en fer et
pèse 120 tonnes.
— Nous avons glissé des tissus recouverts d’amiante en guise
d’isolant, ajoute Bartholdi, pour éviter que le sel marin ne provoque
des décharges électriques aux endroits où le fer entre en contact
avec le cuivre. Car la statue sera largement aspergée d’eau de mer
les jours de tempête !
— La même technique que pour les navires… » murmure Hugo.
Le vieil homme tend sa canne à sa petite-fille et, cramponné à la
rampe, monte une dizaine de marches avec plus de souplesse qu’on
ne lui en prêterait. Jeanne essaie en vain de le retenir.
« Voyons ! la repousse-t-il gentiment. Je peux bien en monter
une centaine ! »
Mme Lockroy le suit de près mais, très vite, prétend être trop
fatiguée pour aller plus loin, espérant que la galanterie incitera son
beau-père à redescendre. L’écrivain s’arrête, observe la voûte
intérieure et fait demi-tour. Il redescend à pas comptés dans la cour
et prend à nouveau du recul pour contempler la statue jupitérienne,
l’imprimant à jamais dans sa mémoire.
Ses compagnons s’écartent. Claire lance un clin d’œil à son
père : le moment d’histoire, c’est maintenant. Le poète se tient très
droit, silencieux, les mains dans les poches, comme s’il était seul. Il
admire, immobile, les 200 tonnes de métal, ce gage gigantesque
d’une union dont il a toujours rêvé.
Puis, d’une voix lente et forte, sans quitter des yeux l’immense
figure qui regardera la France, bientôt, de là-bas, il scande les mots
mémorables que tout le monde attend :
« La mer, cette grande agitée, constate l’union des deux grandes
terres, apaisées ! »
Quelqu’un lui demande de répéter : on n’a pas eu le temps de
noter la citation. Alors il ajoute doucement, réellement ému devant
cette image de la concorde :
« Oui, cette belle œuvre tend à ce que j’ai toujours aimé, appelé :
la paix. Entre l’Amérique et la France – la France qui est l’Europe –
ce gage de paix demeurera permanent. Il était bon que cela fût
fait. »
Autour de lui, on fait silence. Personne n’ose applaudir, de peur
de manquer d’autres paroles historiques. Victor Hugo lève encore la
tête, autant qu’il le peut, gravant une dernière fois en lui le visage de
la Liberté, puis il demande sa canne à sa petite fille. C’est le signal
du départ.
L’année suivante à la même époque, Eiffel apprend que la
statue, de l’autre côté de l’Atlantique, est toujours stockée dans ses
caisses scellées. Les fondations et le socle étaient à peine
commencés – et Victor Hugo inhumé au Panthéon depuis deux
semaines – lorsque l’œuvre monumentale est arrivée en rade de
New York, le 17 juin 1885. Même si L’Isère a été accueilli en fanfare
à son arrivée, le financement du socle n’est toujours pas bouclé : les
élites hésitent à ouvrir leur portefeuille pour ce sculpteur français
inconnu. Comme en France, c’est le soutien populaire qui va sauver
la dame au flambeau. En mars 1885, le patron de presse Joseph
Pulitzer a fait appel à la générosité de ses lecteurs. En août, cent
vingt et un mille New-Yorkais ont rassemblé les 100 000 dollars
manquants, tout en pièces de un dollar, ou presque. Sur l’île de
Bedloe, les ouvriers vont monter le gigantesque puzzle, la carcasse
de miss Liberty, tels des alpinistes, car le vent ne permet pas la mise
en place d’un échafaudage. Au cœur du bloc qui compose le socle,
deux séries de poutres rattacheront directement la base au squelette
interne d’Eiffel afin que la statue ne fasse qu’un avec son piédestal.
Elle est inaugurée le 28 octobre 1886 en présence du président des
États-Unis, Grover Cleveland.
Entre-temps, Eiffel s’est attelé à un autre projet original : la
coupole de l’Observatoire astronomique de Nice. En 1881, il avait
failli réaliser la coupole de l’Observatoire de Paris, mais son projet –
pourtant très novateur – n’avait pas été retenu. Au lieu de construire
une demi-sphère mobile sur des galets roulants, il proposait de faire
flotter le dôme métallique de 60 tonnes sur un bac en forme
d’anneau rempli d’une solution liquide incongelable. L’audace de ce
flotteur annulaire n’avait pas plu aux jurés du concours. Mais lorsque
Raphael Bischoffsheim, passionné d’astronomie, fondateur de la
Banque franco-égyptienne et de la Banque de Paris et des Pays-
Bas, fait appel à Charles Garnier, l’architecte de l’Opéra, pour bâtir
son observatoire sur le mont Gros, ce dernier se souvient du projet
d’Eiffel : comptant parmi les jurés, il avait voté pour lui, impressionné
par son inventivité. Il propose donc à l’entrepreneur de lui présenter
le banquier philanthrope.
« Mais nous nous connaissons déjà ! lui dit Eiffel. Bischoffsheim
était administrateur délégué de la Compagnie du Midi à l’époque où
je faisais mes débuts comme directeur des travaux du pont de
Bordeaux…
— Tu l’as perdu de vue, alors ?
— Plus ou moins. Nous nous sommes croisés parfois. C’est un
centralien comme moi… même s’il fait partie du Tout-Paris politique.
Et du Tout-Paris artistique, apparemment !
— Ce que tu ne sais peut-être pas, c’est qu’il a été l’amant de
Rachel…
— La comédienne ? Il est bien chanceux ! Et toi, tu es dans le
secret des dieux, on dirait…
— Attends, il y a mieux : il a aussi été l’amant de Blanche
d’Antigny !
— Mazette ! Je ne le savais pas si volage… Mais puisque tu es
si bien renseigné, dis-moi : c’était elle, le modèle de Nana ? »
Le roman d’Émile Zola, Nana, neuvième de la série des Rougon-
Macquart, est sorti en 1880. Il a affolé les plus hauts dignitaires de
l’empire en évoquant de manière très réaliste les demi-mondaines,
prostituées « officielles » du régime.
« C’était bien elle.
— Et Raphael Bischoffsheim était le banquier Steiner ?
— Je n’en sais rien. Tu lui demanderas ! »
Mais lorsque Eiffel et Bischoffsheim se retrouvent sur le chantier,
il n’est plus question des dames de petite vertu. Ils parlent
technique, et sont d’emblée sur la même longueur d’ondes. La
coupole va être construite pièce par pièce dans les ateliers de
Levallois en 1885, puis envoyée à Nice, remontée et rivée sur le
socle construit par Garnier.
« Un enfant de dix ans pourra faire tourner cette coupole de 100
tonnes, d’une simple pression sur le flotteur, explique Gustave. Sa
base plonge dans l’anneau de 22 mètres de diamètre…
— Plus large que le Panthéon !
— C’est la plus grande des coupoles jamais construites. Et elle
flottera sur le chlorure de magnésium comme une barque sur
l’eau ! »
L’entreprise Eiffel est prospère comme jamais : quelques mois
plus tôt, à Turin, la solidité de ses ponts portatifs a été démontrée de
manière spectaculaire. Un petit pont routier des plus banals a
supporté quatre voitures, huit bœufs, autant de chevaux et une
trentaine de personnes : la photo a été diffusée dans le monde
entier, déclenchant une publicité inespérée.
Mais en cet automne 1886, Gustave se consacre corps et âme à
un nouveau projet obsédant qui exige un suivi permanent.
L’entrepreneur est en pleine bataille pour obtenir la subvention
qui lui permettra de bâtir une tour de 300 mètres de hauteur, clou de
l’Exposition universelle de 1889. Après bien des débats et des
pressions contradictoires, le 5 novembre 1886, 1,5 million de francs
vont lui être attribués par la commission de contrôle financier de
l’Exposition. À vingt et une voix contre onze… L’opposant le plus
farouche est un député aussi énergique qu’éloquent : Georges
Clemenceau. En réalité, la bataille pour la Tour ne fait que
commencer.
Ce soir-là, tandis qu’il se glisse, trop tard comme toujours, tout
seul dans son grand lit, les enfants dormant depuis longtemps dans
les chambres voisines, Gustave envoie un baiser au mur, en face de
lui. Entre le fameux portrait d’Alice à la mine de plomb, jadis trop
embrassé, et celui de sa mère jeune fille, deux dessins récupérés à
la mort de la grand-mère Moneuse, en 1848, est accroché un grand
tableau qu’il regarde chaque soir avant de se coucher. Il s’agit d’un
pêle-mêle de photos en médaillon, datant toutes d’une douzaine
d’années : celles de Marguerite et Gustave sont placées en haut, se
faisant face ; juste en dessous, sa sœur Marie ; puis les cinq
enfants : Claire, Laure, Édouard, Valentine et Albert encore bébé.
C’est le cadre des années bonheur. Lorsqu’il éteint sa lampe,
Gustave se sent apaisé par cette dernière vision imprimée sur sa
rétine. Mais ce soir, il murmure en reposant l’éteignoir :
« Marguerite, ne m’en veux pas… Je sais que mon nouveau
projet risque de tout changer. Mais il faut que mon nom – qui est
aussi le tien – devienne immortel. »
13

Un pylône de 300 mètres

PARIS, FÉVRIER 1885

La grande bourgeoisie parisienne se presse dans l’église Saint-


François-de-Sales, en ce 26 février. Les personnages endimanchés
qui se serrent sur les bancs n’attendent pas longtemps, car Gustave
Eiffel aime la ponctualité, même dans ces lieux de culte qu’il ne
fréquente guère. À deux heures précises, d’un pas assuré, il fait son
entrée au bras de sa fille, un peu plus grande que lui, enfouie sous
la gaze blanche. Les yeux clairs de l’ingénieur sont un peu trop
brillants, mais il dissimule son émotion sous un sourire. Il marie
Claire ! Après l’avoir eue pendant huit ans tout à lui, il mène à l’autel
sa fille tant aimée. Il remonte l’allée centrale pour la confier à un
jeune homme de vingt-sept ans, un peu raide dans son queue-de-
pie noir, dont la moustache en guidon de bicyclette et les lorgnons
ajustés tremblent imperceptiblement. Adolphe Salles n’en revient
pas de sa chance. Au-dessus de lui, sur les marches, secrètement
ravi de voir son église remplie de si beau monde, le père Didon se
prépare à gratifier les mariés d’une homélie dont ils se souviendront
longtemps.
« L’affection vaut selon l’objet qui la captive. Je sais de quelle
trempe est la vôtre. Elle n’est point née d’un caprice, d’un attrait
superficiel, d’un mouvement de jeunesse, d’une passion mondaine
ou frivole. Elle n’a pas eu besoin d’être soutenue par les calculs de
l’intérêt. »

Le père Didon jette un coup d’œil circulaire sur ses paroissiens.


Certains baissent les yeux. Le prêtre pose à nouveau son regard sur
les fiancés :
« Bien qu’elle ait fleuri tout d’un coup, au premier regard et à la
première rencontre, elle vient de l’âme et elle cherche l’âme. »
Le père Henri Didon est un personnage pittoresque. Ce
dominicain est un orateur réputé ; ses prêches à Londres et à Liège
en faveur de l’unité nationale et de la régénération de la France ont
fait parler de lui. C’est un promoteur du sport et de la science. Il a
été reçu en audience privée par le pape Léon XIII qui l’a accueilli en
s’écriant : « Ah, le père Didon ! Il a déjà un nom célèbre dans le
monde ! », et lui a donné congé par un : « Continuez, Didon,
continuez. » L’encouragement n’est pas tombé dans l’oreille d’un
sourd et le curé s’est senti affranchi des avis dispensés par l’évêque
de Paris. Il a dépassé les bornes un dimanche matin lors d’un
prêche à Notre-Dame en défendant publiquement son refus d’obéir à
sa hiérarchie. Cet acte de rébellion lui a valu quelques années d’exil
en Corse.
Ce drôle de prêtre peut raconter, mieux que personne, la genèse
du mariage qu’il est en train de célébrer. C’est lui qui a rapproché les
futurs époux. Claire fréquente ardemment la paroisse Saint-François
de Sales, située à moins de 300 mètres de l’hôtel particulier de la
rue de Prony. Elle est soprano dans la chorale. Et le père Didon
connaît depuis longtemps Adolphe Salles et sa mère. Il a deviné que
ce jeune polytechnicien, introverti mais fiable et compétent, aurait
tout du gendre idéal aux yeux de l’exigeant Gustave Eiffel. Il ne va
pas se priver de le dire dans son homélie, en s’adressant à Claire :
« Et vous, mon enfant, vous avez compris – ce qui révèle votre
clairvoyance – que celui auquel vous donnez votre main était digne
de marcher sur les fières traces de votre père. Il est de la race des
laborieux que l’activité ne lasse pas et des cœurs vifs et bons que la
tendresse enchaîne. Moi qui le connais depuis de longues années et
qui ai entendu les battements de son cœur, je me plais sans
ménager sa modestie à vous donner cette assurance. »
Ce n’est pas un mariage arrangé, c’est un mariage choisi ; mais
Claire n’a pas choisi au hasard. Elle a grandi trop vite pour croire à
l’amour romantique. Adolphe Salles est le fils que Gustave aurait
voulu avoir, lui qui n’est pas fier des siens. Alors qu’il vit dans la
terreur de voir sa fille le quitter, il bénit cette union. Pas seulement
parce que son futur gendre est un brillant X-Mines. Pas seulement,
non plus, parce que le jeune homme se passionne, comme lui, pour
le fer et l’industrie métallurgique, au point d’avoir été à l’origine de
l’introduction, dans une des plus grandes sociétés métallurgiques
françaises, de la fabrication de l’acier au moyen des fours à sole en
fer chromé. Si Gustave se réjouit contre toute attente de voir sa fille
se marier, c’est parce que le futur époux possède une qualité
majeure aux yeux de ce veuf volontairement inconsolable : il accepte
le « contrat ». Autrement dit, Claire ne quitte pas son père pour
s’installer chez son mari : c’est le mari qui vient habiter sous leur toit.
Claire épouse un homme loyal et promis à un avenir radieux,
mais surtout un homme qui accepte de ne pas faire d’ombre à son
cher mais si autoritaire père. Plus encore : qui accepte de vivre dans
son ombre, puisqu’il va aussi rejoindre, dans quelques mois,
l’entreprise Eiffel. Le jeune couple occupera le second étage de
l’immeuble du 60, rue de Prony. Claire n’aura qu’à transférer ses
affaires de sa chambre de jeune fille à ses appartements maritaux.
Chaque soir, le dîner continuera d’être servi en présence de Gustave
et à l’heure qui lui convient. Et ce sera d’autant plus facile que le
père et le gendre reviendront ensemble des ateliers de Levallois ou
du siège social de la société, désormais sis rue Pasquier : si tout va
bien, Adolphe Salles deviendra l’héritier, le successeur programmé
de Gustave dans la Compagnie Eiffel. C’est ainsi que les intérêts de
Claire seront préservés.
Gustave s’est sérieusement renseigné sur celui à qui il donne sa
fille : le notaire de Marseille où le jeune homme est né en 1858 lui a
envoyé des informations plus que rassurantes. Le père d’Adolphe
est l’un des courtiers maritimes les plus importants de la place. Il a
amassé un capital de 1 million de francs, très prudemment placé. Sa
chère Claire ne prend donc aucun risque.
Mais surtout, une fois de plus, elle comble son père et devance
ses désirs. Non seulement elle joue pour lui, depuis la mort de
Marguerite, le rôle d’épouse de substitution, mais avant de lui
donner des petits-enfants, elle lui donne le fils qui lui manquait, bien
qu’il en ait déjà deux !
Accessoirement, elle contracte un mariage plus prestigieux que
celui de sa sœur cadette Laure, qui a épousé l’année précédente un
jeune lieutenant, Maurice Le Grain, un peu hâtivement au goût de
son père.
Tandis qu’il conduit sa chère fille vers l’autel, passant fièrement
entre les bancs remplis de notables – quel contraste avec son
propre mariage avec Marguerite, célébré dans l’intimité vingt-deux
ans plus tôt ! –, l’esprit de Gustave ne peut s’empêcher de
vagabonder. Au lieu de mesurer le chemin parcouru, il ne pense qu’à
l’avenir. Et, malgré lui, au projet insensé qui l’obsède depuis six
mois.
Tout a commencé le 7 juin de l’année précédente. Koechlin, qui
s’est laissé pousser les favoris mais dont les yeux clairs semblent
plus translucides que jamais, et Nouguier, qui s’est arrondi dans ses
costumes du dernier chic, débarquent dans le bureau du patron, très
excités.
« Gustave, nous avons réfléchi à ce que tu nous as demandé.
— Des idées de monument pour l’Exposition universelle ? »
La semaine précédente, Eiffel leur a parlé de l’Exposition qui doit
célébrer le centenaire de la Révolution française, et qui devrait être
la plus prestigieuse jamais organisée à Paris. La France est en train
de rattraper son retard industriel par rapport à l’Angleterre, et tient à
le montrer. Les pouvoirs publics s’attendent à un record de visiteurs
du monde entier, et commencent déjà à la préparer. Ils sont
preneurs de bonnes idées. Eiffel a répercuté la demande sur ses
collaborateurs. Il sait que laisser à des hommes brillants la
possibilité de rêver, d’inventer et de réaliser constitue pour eux la
meilleure des motivations.
« Aucun chantier n’a encore été attribué mais nous aurons notre
part, croyez-moi… Alors, quelle est cette idée ?
— Il s’agit d’un monument qui sera aussi un exploit technique
comme tu les aimes…
— L’idée est-elle à la hauteur de l’événement ?
— Tu ne sais si bien dire ! Elle est plus qu’à la hauteur ! »
Koechlin pose en souriant un dessin sur la table. Gustave jette
un coup d’œil et laisse tomber, déçu :
« Un pylône de pont ?
— Mais non : une tour de 1 000 pieds ! »
Devant le silence dépité d’Eiffel, Koechlin insiste, les yeux
brillants :
« Nous allons réaliser le vieux rêve de tous les ingénieurs sur
cette planète : bâtir la tour la plus haute du monde ! »
Gustave reprend la feuille : dans la marge, ses ingénieurs ont
dessiné un empilement qui donne une idée de la hauteur du pylône.
Une épure de la cathédrale Notre-Dame de Paris (66 mètres),
surmontée de la statue de la Liberté de New York (93 mètres),
surmontée de la colonne Vendôme (15 mètres), à la pointe de
laquelle trône l’Arc de triomphe (50 mètres), lequel soutient la
colonne de la Bastille (17 mètres), coiffée de l’obélisque de la
Concorde (23 mètres), le tout surplombé par un immeuble de neuf
étages. C’est une tour de ferraille gigantesque.
« Personne n’a jamais bâti un édifice de cette taille, argumente
Nouguier. Mille pieds, c’est 304,80 mètres ! L’Anglais Trevithick n’a
pas pu réaliser sa tour en fonte ajourée…
— Les Américains Clarck et Reeves, eux, n’ont pas réussi à
financer leur cylindre de fer de 9 mètres de diamètre destiné à
l’Exposition universelle de Philadelphie en 1876, complète Koechlin.
— … et on sait ce qu’il va advenir de l’obélisque en granit de
Washington, reprend Nouguier : il est trop lourd sur un sol trop
meuble, il est déjà en train de s’enfoncer, il penche dangereusement
depuis qu’il a passé les 50 mètres.
— Cela dit, s’ils le stabilisent à 150 mètres, ce sera quand même
le record du monde actuel.
— Les Belges sont également dans la course : ils disent vouloir
construire une tour en bois de 200 mètres, mais je n’y crois guère.
— Il y a aussi et surtout Bourdais qui, depuis trois ou quatre ans,
a repris l’idée de l’ingénieur Sébillot – qui lui-même s’était inspiré de
la tour de Philadelphie : bâtir une “tour du soleil” de 1 000 pieds, un
phare monumental qui éclairerait tout Paris…
— Mais sa tour ne peut pas tenir debout : il la veut en granit alors
que Sébillot l’imaginait en fer !
— Son poids sera monstrueux et ses fondations gigantesques :
elle coûtera des milliards… »
Eiffel interrompt le numéro de duettistes :
« D’où votre grand pylône maigre.
— Ne voulez-vous pas être le premier à le faire ? Être celui qui a
vaincu la malédiction ? Ce genre de pylône est exactement notre
spécialité ! »
Gustave ne répond pas. Il n’est pas convaincu. Il regarde le
dessin en faisant une moue. Quelque chose le gêne, il n’arrive pas à
trouver quoi. Soudain, il lâche :
« Je ne crois pas qu’une pile de pont un peu plus haute que les
autres fasse rêver grand monde, quand il n’y a pas de pont pour
tenir dessus. »
Il perçoit la déception de ses collaborateurs. Il s’en veut de
doucher leurs espoirs, mais il ne veut pas se ridiculiser devant le
comité de l’Exposition universelle en présentant un pylône, fût-il le
plus haut de la planète, lui qui a fait le viaduc de Garabit et la statue
de la Liberté. Ses confrères vont bâtir des palais grandioses, des
machines fabuleuses, des verrières et des arches monumentales, et
il présenterait une vulgaire pile de pont, sans génie et sans grâce, à
démolir dans six mois ?
« Écoutez, je n’y crois pas beaucoup, mais je vous donne un
conseil : allez voir Sauvestre. Faites-le travailler un peu sur votre…
pied métallique. Voyez ce qu’il peut en tirer, lui, l’architecte. Il aura
peut-être une illumination ! »
Il connaît le génie de Sauvestre, son sens de la beauté ; son
architecte préféré lui a souvent sauvé la mise. Il l’a vu transformer,
en trois coups de crayon, un pont banal en œuvre d’art suspendue.
Peut-être pourra-t-il faire quelque chose de cet amas de ferraille ?
Tandis que, dans l’entreprise, tout le monde se moque de l’idée
saugrenue de Koechlin et Nouguier, Gustave rencontre au cours de
l’été plusieurs officiels qui le pressent :
« Alors, vous êtes fin prêt pour l’Exposition universelle ? Qu’allez-
vous nous inventer ?
— La réflexion avance… je ne peux pas encore en parler.
— Vous savez que le ministre Édouard Lockroy s’est
autodésigné commissaire de l’Exposition universelle ? Il va lancer
d’un jour à l’autre les appels d’offres pour la construction des palais
et des galeries. Il serait dommage que la Compagnie Eiffel n’y
participe pas. »
Eiffel ne fait pas partie des trois majors de la construction
française, mais sa société est de loin plus innovante qu’eux. Elle
pourrait décrocher un gros chantier voire plusieurs, à condition de
répondre aux appels d’offres, ce que Gustave pratique rarement
quand il s’agit de bâtiments classiques : il préfère travailler sur des
ouvrages innovants où la technologie fait la différence. Ainsi, il
possède un avantage sur ses concurrents, et peut réaliser de
meilleures marges. Mais les pouvoirs publics sont avant tout à la
recherche du « clou » de l’Exposition, sa porte d’entrée.
Début septembre, Koechlin et Nouguier reviennent voir leur
patron. Stephen Sauvestre a redessiné le projet. La tour de 1 000
pieds ne ressemble plus à un vulgaire pylône, maigre et sec. Il a
élargi sa base ; il a ensuite relié les quatre montants et le premier
étage avec des arches monumentales, ce qui donne une assise et
une impression de stabilité plus importantes, même si ces arcs ne
sont pas porteurs. La tour ne comporte plus que deux étages
intermédiaires, deux plateformes transformées en salles couvertes
et vitrées ; quant au sommet, il l’a habillé d’un campanile.
L’ensemble, décoré de dentelles métalliques et de quelques
angelots avec trompettes, demeure aérien. La forme légèrement
convexe permet d’optimiser la résistance au vent. Et surtout, on peut
y grimper grâce à des escaliers ! Non content d’être original et
d’incarner tout le savoir-faire des Établissements Eiffel, le projet
rebaptisé « Gallia » est devenu un vrai monument doté d’une
esthétique propre. On est loin de la pile de pont en mal de tablier.
D’un projet d’ingénieur, Sauvestre a fait une œuvre d’architecte.
Le visage de Gustave s’éclaire :
« Voilà qui commence à ressembler à quelque chose ! »
Il regarde le dessin sous toutes ses coutures. Pourquoi lui paraît-
il vaguement familier ? Soudain, il comprend. La tour ressemble à un
A. Un A pointu, une majuscule gigantesque, mais joliment tracée,
comme à la plume, un peu incurvée. Un A comme Adrienne. Un A
comme Alice. Comme s’il jetait à la face du monde, sur 300 mètres
de hauteur, ses amours passées. Ces amours manquées,
fantasmées ou idéalisées.
Il lui arrive encore de dessiner, sur les vitres embuées des trains
ou sur les nappes des restaurants, des A machinaux, superposés
comme des chapeaux de clown ou en ribambelle comme un
paysage de montagnes. Mais dans le ciel de Paris, à cette hauteur,
qui oserait ?
« Peut-être faudrait-il… »
Il s’interrompt.
« Oui, Gustave ?
— Non, rien. »
Il a failli dire qu’il faudrait modifier le dessin, pour que la tour
ressemble davantage à un M, comme Marguerite, mais ils le
prendraient pour un fou. Qui, à part lui, peut y voir la première lettre
de l’alphabet ?
A, comme assez de temps perdu. Il doit présenter son projet au
comité de sélection. Cette tour de 300 mètres, en fer ou en acier – il
n’a pas encore choisi le matériau qui servira le mieux cet exploit
technique –, peut faire une jolie porte d’entrée pour une Exposition
universelle qui va consacrer l’âge d’or de la métallurgie. Mieux, il lui
vient des idées sur la manière de l’utiliser – car ce qui le gênait le
plus, dans le pylône initial, était son inutilité.
« Cette tour ne peut pas se contenter d’établir un nouveau record
du monde de hauteur. Elle doit avoir une vocation scientifique. Après
tout, personne n’est jamais monté à 300 mètres en ville ! Si l’on met
des ascenseurs pour grimper facilement au troisième étage, on
pourra mener des expériences sur la chute des corps… observer la
météo… étudier l’atmosphère de Paris… »
Nouguier et Koechlin échangent un regard entendu. Leur patron
a trouvé une « raison morale » à cette construction artificielle. Sa
volonté et son énergie feront le reste. S’il n’a pas inventé le concept,
c’est lui qui le fera exister.
Le 18 septembre, Gustave dépose le brevet 164364 au nom
d’Eiffel, Koechlin et Nouguier : « Pour une disposition nouvelle
permettant de construire des piles et des pylônes métalliques d’une
hauteur pouvant dépasser 300 mètres. »
La machine Eiffel est lancée. Le 27 septembre, le dessin du
« projet de monument commémoratif à ériger à l’Exposition
universelle de 1889 » est présenté au Palais de l’industrie. Quelques
rumeurs ont été savamment distillées dans la presse. Les lecteurs
de L’Intransigeant ont été les premiers servis : un petit article signé A
de R. leur a présenté un projet « tenu secret », mais dont l’auteur
« ne saurait être que Gustave Eiffel, ingénieur rendu célèbre par la
construction du viaduc de Garabit et constructeur d’autres
réalisations architecturales métalliques ». Il s’agirait d’une tour en fer
haute de 300 mètres.
Le Figaro évoque un peu plus tard, dans un entrefilet, « l’un des
projets les plus extraordinaires auxquels pourrait donner naissance
l’Exposition » : « Une tour en fer de 300 mètres de hauteur que
M. Eiffel, le constructeur bien connu des plus hardis travaux
métalliques modernes, et notamment du viaduc de Garabit, se
prépare à élever. Cette tour de 300 mètres, qu’on placerait dans
l’enceinte de l’Exposition, serait deux fois plus élevée que les plus
hauts monuments du monde. » Un autre article paru dans La Nature
voit plus loin en évoquant l’utilité de cette construction encore
imaginaire : communications par télégraphie optique, observations
météorologiques, astronomiques, observations stratégiques en cas
de guerre…
Eiffel, qui pense déjà à sa pérennité, veut donner une utilité
indiscutable à son monument. A, comme arguments ! Sur la liste de
ses applications, il a même ajouté : « Phare pour l’éclairage
électrique », histoire de damer le pion à Jules Bourdais.
Concurrent redoutable, ce célèbre architecte, qui a construit avec
son confrère Gabriel Davioud, pour l’Exposition universelle de 1878,
le palais du Trocadéro, propose cette fois une « colonne-soleil » : un
phare éclairant Paris de son immense rayon. Érigé sur le Pont-Neuf
ou l’esplanade des Invalides, il sera constitué d’un noyau central de
18 mètres de diamètre, en granit recouvert de cuivre, reposant sur
un énorme soubassement, lequel abritera un musée de l’Électricité.
À chacun des cinq étages, seize chambres « destinées à des
traitements aérothérapeutiques » car l’air pur à faible pression peut
devenir « source de guérison pour ceux qui ne peuvent pas aller à la
montagne ». Mais attention : la colonne-soleil sera une création
d’artiste. Bourdais se targue d’être un architecte véritable, et non un
ingénieur en quête de prouesses techniques.
Voilà pourquoi, même pendant le mariage de Claire, les pensées
d’Eiffel le ramènent sans cesse à son projet de tour. Il a passé
beaucoup de temps à polémiquer, par journal interposé. La veille,
Bourdais a encore attaqué la tour d’Eiffel sans le nommer, ce
« vulgaire ouvrage de fer » qui « reviendra à 21,7 millions de
francs », alors que sa tour en granit, cette œuvre d’art qui permettra
de voir dans Paris à minuit comme en plein jour, « ne coûtera que
3,1 millions » ! Et puis le fer n’est pas fait pour l’art : « Que nous
resterait-il des monuments antiques si le fer eût été employé il y a
4 000 ans ? » Bourdais, artiste consacré par les Académies, fait la
leçon à l’ingénieur, ce constructeur de ponts qui se pique
d’architecture. Le fer, c’est vulgaire.
Gustave Eiffel contre-attaque sans organiser de conférence de
presse. Sa stratégie est plus efficace : il laisse les autres dire du
bien de son projet. Il rencontre des journalistes : son ami Adrien
Hébrard, directeur du quotidien Le Temps – une véritable institution
de la nouvelle République –, mais aussi des éditorialistes du Figaro
ou de La Nature. La plupart d’entre eux l’apprécient et le considèrent
comme un « bon client » : l’entrepreneur répond sans détour aux
questions, ne manque pas d’humour et ne mâche pas ses mots.
Avec son accent bourguignon, son physique de lutteur et sa barbe
de père de famille, il inspire confiance. Et il est passé maître dans
l’art de distiller le « off » – les propos qu’un journaliste peut utiliser
en background sans citer leur auteur.
Outre Adrien Hébrard, Gustave a invité au mariage de Claire
deux autres journalistes devenus ses amis au fil des rencontres :
Antoine de Restac, un chroniqueur parisien, qu’une polémique sur le
cassoulet – Castelnaudary versus Toulouse – a rendu célèbre, et
Max de Nansouty, le chroniqueur du Génie civil. Tandis qu’ils
attendaient sur les marches de l’église, ce dernier lui a demandé en
aparté ce qu’il pensait des annonces de Bourdais.
« Ses chiffres sont totalement fantaisistes, a répondu Eiffel en
levant les bras au ciel : une tour en fer coûte beaucoup moins cher
qu’une tour en granit ! Tout le monde sait cela !
— Mais combien coûtera la vôtre ? a insisté Max de Nansouty.
— Un peu plus de 3 millions de francs. »
Contrairement à son concurrent, Bourdais commet l’erreur
d’attaquer les autres sans répondre aux critiques qui lui sont
adressées sur l’instabilité de son édifice et son manque de
résistance à l’écrasement. Car si l’on peut croire que les blocs de
pierre tiendront, le mortier indispensable pour les joindre n’opposera
pas la même résistance ! L’exemple de l’obélisque de Washington,
en granit lui aussi, est édifiant : on a dû l’arrêter à 169 mètres.
Bourdais prétend qu’il s’est servi pour ses calculs d’une formule
souvent vérifiée, et que ses résultats sont indiscutables. Autant dire
qu’Eiffel, l’ingénieur spécialiste de la résistance aux vents et des
ouvrages hardis jamais pris en défaut, joue sur du velours quand il
annonce pour sa part, au centimètre près, les oscillations que
connaîtra le sommet de sa tour selon la violence du vent :
5 centimètres par très forte brise, 15 par vent impétueux, 22 par
tempête.
« Vous avez sûrement remarqué, car rien ne vous échappe, mon
cher Max, que le phare de M. Bourdais n’a pas de fondations. La
base des 320 mètres repose directement sur le sol ! C’est du grand
n’importe quoi ! »
Tout en discutant, Gustave cherche des yeux sa fille dans la
foule. Claire est très entourée, tout à sa joie. Il sort sa montre à
gousset : encore trois minutes. Le temps de déposer une dernière
banderille dans l’oreille du journaliste :
« Et puis, Bourdais ne parle nulle part des ascenseurs ou du
matériel électrique qui fera fonctionner le phare. Je crains qu’il n’ait
oublié de les compter dans son estimation. Ou même dans ses
plans ! Son espèce de cheminée en granit ne peut pas coûter moins
de 16 millions. Entre nous, si vous voulez mon avis, ce projet est
totalement farfelu…
— Vous avez beau jeu de vous moquer, rétorque avec un sourire
Max de Nansouty. Vous, vous êtes déjà un génie de la technique
aux yeux des Français : Eiffel, le “savant ingénieur” !
— Je voudrais juste utiliser ces prouesses technologiques pour
faire vibrer la fibre patriotique. Je voudrais que les Français
s’approprient cette innovation et en fassent une fierté nationale.
Ainsi, elle sera éternelle. »
Le journaliste ne réagit pas.
« Ça, écrivez-le, insiste Gustave en tapant du doigt sur le carnet
de notes de Nansouty : cette œuvre colossale sera une éclatante
manifestation de la puissance industrielle de notre pays ! Elle
attestera de nos immenses progrès dans l’art des constructions
métalliques ! Et elle célèbrera l’essor inouï du génie civil au cours du
siècle… Sans compter, bien sûr, qu’elle attirera des millions de
visiteurs à l’Exposition du centenaire.
— Vous avez décidé de quel métal elle serait faite ?
— J’hésite encore entre le fer et l’acier… Le fer se travaille plus
facilement… Il se démontera plus facilement aussi… En revanche,
ce dont je suis certain, c’est que la seule maçonnerie, comme
l’envisage notre ami Bourdais, rend l’exécution absolument
impossible. »
Quelques semaines plus tôt, Eiffel a proposé à Nouguier et
Koechlin de leur racheter leur part du brevet en échange d’une prime
de 1 % chacun sur toutes les sommes qu’il recevra pour sa
construction. Les deux ingénieurs ont tiqué.
« Mais c’est notre idée ! Notre projet ! Pourquoi nous enlever
notre part de gloire s’il réussit ? a protesté Nouguier.
— Tu ne comprends pas, Émile. Je ne veux surtout pas vous
enlever la paternité de la tour et votre part de gloire, comme tu dis.
Ce sera dans le contrat : votre nom sera cité dans toutes les
communications la concernant.
— Mais alors pourquoi faire cela ?
— Les subventions que nous allons recevoir pour la construire
ne suffiront pas. Il faut aller chercher des banquiers et des
investisseurs, ce que j’ai commencé à faire. Mais ces gens-là sont
catégoriques : pour mettre de l’argent dans le projet, ils ne veulent
voir qu’une tête. Un seul interlocuteur, un seul propriétaire : ils
craignent les procès et les complications.
— Mais on ne va pas vous faire de procès, Gustave ! Ce serait
idiot !
— Ils ne pensent pas aux procès entre nous, Maurice : si la tour
n’est pas finie à temps, s’il y a des accidents, si les choses se
passent mal, ils veulent avoir en face d’eux une contrepartie
solvable. »
Les deux ingénieurs n’hésitent qu’un instant : ils souhaitent que
leur tour s’élève dans le ciel de Paris. Ils sont convaincus que leur
patron se battra pour qu’elle existe, et qu’il saura obtenir les
financements nécessaires. Ils ne sont pas sûrs que les raisons qu’il
avance soient les bonnes, mais ils savent qu’il se battra avec
d’autant plus de force et de conviction que ce projet sera le sien. En
revanche, sans lui, sans son opiniâtreté et son acharnement à lever
les obstacles, sans son habileté et son entregent, leur idée restera
une vue de l’esprit. Ils ont donc tout intérêt à accepter sa proposition.
D’autant que rien ne prouve que la société Eiffel puisse gagner de
l’argent sur cette tour : c’est une création éphémère, pour
l’Exposition universelle, et jamais ces monuments de prestige n’ont
permis à quiconque de faire fortune. Tout juste financés par les
fonds publics, ils permettent surtout aux architectes de se faire un
nom pendant les six mois où ils existent. Ce sont des pavillons-
témoins, des investissements pour l’avenir : parmi les millions de
visiteurs, il y a de futurs donneurs d’ordres, des décideurs étrangers
qui commanderont des ponts, des gares, des palais.
Et puis, ni Nouguier ni Koechlin ne sont des aventuriers : le mot
« procès » les a effrayés, ils n’ont pas envie de prendre de risques
sur leurs propres biens.
« Banco ! a dit Nouguier, qui se décide toujours sur une
impulsion.
— D’accord », a renchéri Koechlin après quelques secondes de
réflexion, incapable d’affronter plus longtemps le regard impatient
des deux autres.
Tout en réfléchissant aux difficultés qui l’attendent, Gustave
écoute patiemment le discours du père Didon. Il a beau prendre un
air triomphal, celui de l’homme heureux qui marie sa fille, il n’est
jamais à son aise dans les églises. Assis sur son banc au premier
rang, à côté de Marie et d’Albert Hénocque, il s’étonne de voir les
larmes rouler sur les joues de sa sœur.
« Comme j’aurais voulu que Marguerite fût là pour voir Claire si
belle, si heureuse… explique-t-elle à son oreille.
— Je pense à elle aussi. Claire dit que Marguerite nous voit de là
où elle est, tout là-haut. Plus haut que le ciel… »
L’expression le ramène une fois encore à son projet de tour.
Celle-là, qui culminera à 300 mètres, sera vraiment plus haute que le
ciel ! Son dôme, les jours de grisaille, ne sera même pas visible : il
se perdra dans les nuages. Gustave esquisse un sourire tout en
écoutant distraitement le père Didon. Ces jours-ci, Bourdais fait
courir le bruit que la décision de Lockroy est déjà prise, en sa faveur.
Soutenu par l’association des architectes, il tente de discréditer
« l’échafaudage en croisillons, cornières et fers en T de M. Eiffel ».
Ce qu’il baptise avec mépris « la carcasse en tôle ».
« Il ne sait pas que c’est son baroud d’honneur, lui a confié
Adrien Hébrard, toujours bien informé. Le ministre a fait faire des
expertises, et toutes ont conclu à l’impossibilité technique de sa tour
Soleil. Elle est pénalisée par son poids et son coefficient de
compression au sol…
— … et ses performances déplorables en matière de résistance
au vent ! » a complété Gustave.
Lui, il a travaillé avec ses ingénieurs pour améliorer encore le
profilage des pylônes de pont : ils ont supprimé les grandes barres
de treillis des faces verticales qui donnent trop de prise au vent. Ils
ont disposé les piles de telle sorte que l’effort du vent passe dans
l’intérieur des montants des arêtes : leur forme est devenue
aérodynamique.

Le président de la République Jules Grévy signe en


novembre 1885, neuf mois après le mariage de Claire, le décret
permettant l’organisation de l’Exposition universelle. Quelques mois
après sa réélection en fin d’année, les deux Chambres complètent le
dispositif en votant un projet de loi qui la dote d’un budget de
43 millions de francs. Le lendemain, Antoine de Restac entre sans
frapper dans le bureau de Gustave. Il est surexcité.
« Gustave, je sors de chez Lockroy, il t’attend !
— Que veut-il exactement ?
— Il a trouvé le moyen de se débarrasser de Bourdais et de sa
tour Soleil. Et il sait qu’il ne faut plus perdre de temps maintenant.
Nous avons rendez-vous, ce soir, à son domicile, rue Vieille-du-
Temple.
— Toi, tu vas encore me parler d’un concours…
— C’est une idée démocratique, enfin ! Cela t’a bien servi pour
Maria Pia…
— Je ne participe que lorsque je peux faire la différence sur le
plan technique. Pas question de lutter en rognant sur les salaires, la
sécurité ou la qualité de l’ouvrage…
— Ne t’inquiète pas. Lockroy sait ce qu’il fait. »
Le ministre du Commerce et de l’Industrie les reçoit dans son
salon. Il est grand et mince, avec des cheveux blancs abondants et
d’énormes moustaches aux longues pointes effilées. Ce fils de
comédien, franc-maçon notoire – il fait partie de plusieurs loges
parisiennes – fume des demi-londres et vit en permanence dans une
atmosphère empestant le cigare. Il paraît, de prime abord, léger et
charmeur.
« Permettez-moi, avant toute chose, de vous féliciter pour
Garabit, dit-il en s’avançant vers Eiffel, la main tendue. J’ai eu
l’occasion de l’admirer. Vous faites honneur à notre pays !
— Merci, monsieur le ministre.
— Et pardonnez-moi pour ce retard, ajoute-t-il avec un sourire.
J’ai été retenu au ministère par l’affaire du canal de Panama. Je
crains que cela ne tourne mal. J’ai vu Charles de Lesseps – vous le
connaissez ?
— Je connais surtout son père. Mais il est un peu… fatigué. Il a
dû céder les rênes et son fils est maintenant vice-président, m’a-t-on
dit.
— Lesseps manque de fonds et sollicite l’autorisation de lancer
un emprunt. Qu’en pensez-vous ? Vous étiez dans le comité originel,
n’est-ce pas ?
— Je ne suis pas étonné qu’on en arrive là. J’ai donné mon point
de vue sur le canal il y a bien longtemps : on ne pouvait en aucun
cas faire l’économie d’un système d’écluses…
— Mais vous n’avez pas été écouté… Est-il trop tard ? »
Gustave sourit.
« Il n’est jamais trop tard. »
Brusquement, le ministre change de sujet, en même temps qu’il
secoue l’extrémité de son cigare sur le bord d’un cendrier.
« Antoine vous a mis au courant de mes intentions ?
— Je… je ne crois pas, répond Gustave en jetant un coup d’œil
vers le journaliste silencieux.
— Je vais organiser un concours pour l’Exposition universelle.
Vous présenterez votre tour de 300 mètres. Je pense que vous
aurez… disons… de bonnes chances de gagner.
— Monsieur le ministre, je serais fier d’être du nombre des
concurrents. »
Lockroy et Restac échangent un regard satisfait. Croyaient-ils
vraiment que je refuserais de participer ? se demande Eiffel. Entre
l’entrepreneur à l’esprit aventurier et le ministre venu à la politique
après un parcours peu conventionnel – il a été journaliste,
« vaudevilliste », et a commandé un bataillon pendant la guerre de
1870 avant de devenir député de la IIIe République –, le courant est
passé dès les premières minutes. Tous deux sont des hommes
énergiques, anticonformistes, amoureux de leur patrie, qui militent
pour la grandeur de la France et son influence dans le monde.
Lockroy est déjà convaincu, comme son visiteur, que la tour y
contribuera ; mais Gustave lui explique que loin d’être une simple
curiosité touristique ou un exploit industriel, elle sera, en digne
héritière du siècle des Lumières, un lieu d’expérimentation
scientifique : il y installera un laboratoire de météorologie, de
physiologie et d’astronomie.
Le 2 mai 1886, enfin, le journal officiel publie le programme du
concours sur les projets d’aménagement. Nouguier et Koechlin se
précipitent dans le bureau de leur patron, suivis d’Adolphe Salles,
qui a rejoint l’entreprise de son beau-père et s’y est parfaitement
adapté.
« Lockroy n’a pas menti, lance Nouguier : c’est du sur-mesure
pour nous, Gustave ! Écoute un peu l’article 9 : “Les concurrents
devront étudier la possibilité d’élever sur le Champ-de-Mars une tour
en fer à base carrée, de 125 mètres carrés à la base et de
300 mètres de hauteur” ! C’est du tout cuit !
— Les mauvaises langues vont encore dire que les amitiés franc-
maçonnes ont joué, soupire Gustave.
— Attendez la suite, quand même, tempère Koechlin : “Ils feront
figurer cette tour sur le plan du Champ-de-Mars et, s’ils le jugent
convenable, ils pourront présenter en variante un autre plan sans
ladite tour.”
— Il fallait bien écrire une formule de ce genre, sinon ce n’était
pas sérieux…
— Soyons sérieux, justement, corrige Eiffel, dont le sourire en
coin dément les paroles. Rien n’est jamais joué d’avance.
— Mais les projets doivent être présentés avant le 18 mai !
s’exclame Nouguier. Les autres n’ont que quinze jours pour préparer
leur projet !
— Ils seront exposés pendant les trois jours suivants dans la
salle des fêtes de l’Hôtel de Ville », complète Koechlin.
En dépit de la brièveté du délai et des grincements de dents des
architectes qui ne peuvent dégager le temps nécessaire, cent sept
projets vont être présentés. Certains n’hésitent pas à proposer de
réaliser la tour en bois ou en brique ! Heureusement, tous les
programmes doivent être soumis à une commission de vingt-neuf
membres qui fera le tri.
« Avez-vous pu obtenir des informations sur la composition des
membres, Père ? » demande Adolphe Salles à son beau-père.
Le gendre d’Eiffel a pris fait et cause pour le projet de grande
tour.
« Alphand et Contamin en font partie. Ils sont capables de faire
basculer les autres. On m’a donné l’assurance que nous serions
dans le dernier carré. Ensuite… il faudra obtenir des subventions
suffisantes, et ce sera une autre histoire. »
Quelques jours plus tard, Eiffel est appelé à plancher devant la
commission, au ministère. En arrivant, il découvre les plans qu’il a
envoyés, étalés sur une grande table ovale entourée de
personnalités : Alphand, directeur des travaux de la Ville de Paris,
Berger, ancien commissaire des Expositions internationales, Brune,
professeur à l’École des Beaux-Arts, Collignon, ingénieur en chef
des Ponts et Chaussées, Condamin, professeur à l’École centrale,
l’amiral Mouchez, directeur de l’Observatoire de Paris, et quelques
autres.
Alphand et Condamin félicitent ostensiblement Eiffel, tandis que
certains amis de Bourdais demeurent sur la réserve. Ils ont encore
l’espoir que l’on renonce au projet d’Eiffel, au profit de la tour Soleil.
« Messieurs, commence l’ingénieur, comme vous avez pu le
constater sur les plans, j’envisage une tour métallique, de forme
pyramidale quadrangulaire, à trois étages. Le premier sera placé à
58 mètres de hauteur environ, sur une superficie de 4 200 mètres
carrés. J’y installerai quatre restaurants et une galerie courante.
— Et au milieu de cette galerie ? interrompt l’amiral Mouchez.
— Le vide ! Il faut que la construction soit légère pour que les
vents puissent passer au travers…
— Elle ne sera pas en acier, mais en fer, ai-je cru comprendre ?
intervient Condamin.
— En fer puddlé, pour être précis. Il est à la fois plus souple pour
résister aux vents violents, et plus rigide pour assurer la stabilité de
l’édifice.
— Je vois. Et que trouvera-t-on au deuxième étage ?
— Une galerie extérieure, sur le même principe qu’au premier,
mais cette fois avec un plancher central de 1 650 mètres carrés. Le
troisième étage, de 350 mètres carrés seulement, sera
complètement couvert par le chemin de ronde. Les visiteurs
pourront, à l’abri du vent, dans une sorte de phare vitré, admirer
Paris et les environs. Mais il y aura aussi une terrasse, avec un
appartement dont j’aimerais conserver l’usage personnel.
— Et où mettrez-vous les ascenseurs ?
— Les ascenseurs allant du sol au premier et au deuxième étage
seront logés dans les piliers de la tour. Ce seront des ascenseurs
hydrauliques, des prototypes, faits sur mesure pour grimper sur des
plans inclinés. Au sommet, des poutrelles en croix supporteront les
poulies de l’ascenseur vertical, qui reliera le deuxième et le troisième
étage. »
Un silence suit son intervention. Lockroy le rompt pour poser la
question qui brûle toutes les lèvres :
« Et combien cela va-t-il coûter ? »
Eiffel sourit imperceptiblement sans rien perdre de son flegme. Il
répond tranquillement, accentuant par instants son accent
bourguignon : il renforce son image d’entrepreneur authentique,
d’homme de terroir en qui on peut placer sa confiance. Ses idées
sont claires et ses calculs précis.
« Nous avons pu affiner ce point. Ma tour coûtera 5,1 millions de
francs, lance-t-il avec aplomb. Un coût proportionnel à celui du fer
nécessaire à sa fabrication. Mais l’édifice ne pèsera que 7 000
tonnes, sans les ascenseurs.
— Et le poids des visiteurs ? Vous y avez pensé ? demande
Collignon.
— En remplissant toutes les surfaces disponibles, on peut faire
entrer 10 416 personnes sur les trois plateformes, soit un poids de
729 tonnes… ce qui est très raisonnable.
— Combien de temps vous faudra-t-il pour construire votre
tour ? »
Eiffel ne se laisse pas démonter par le feu roulant des questions :
« Vingt-six mois. J’appliquerai les procédés de montage en porte-
à-faux que j’ai utilisés avec succès pour les ponts de Porto et de
Garabit. Avec les mêmes équipes : elles ont fait leurs preuves sur
ces chantiers de grande hauteur. »
Le 26 mai, les résultats tombent : la tour de M. Eiffel, dite « Tour
de 300 cents mètres », est retenue parmi les dix-huit projets
finalistes. Une sous-commission se charge de faire le tri entre les
tours métalliques. C’est l’idée de Lockroy pour écarter la colonne de
Bourdais qui, entre-temps, a changé de matériau pour se conformer
aux règles du concours. Les architectes continuent de soutenir leur
confrère ; ils accusent les autorités de confondre gigantisme et
beauté, de mettre La Joconde ou Notre-Dame sur le même plan que
de vulgaires ponts en ferraille.
« Ils veulent démontrer que l’ingénieur et l’architecte ne sont pas
du même monde, mon pauvre Sauvestre, ricane Eiffel en buvant une
quinine avec son architecte préféré, venu prendre des nouvelles du
projet qui lui doit ses courbes.
— Ils veulent de l’architecture, avec un grand A ? Grand bien leur
fasse ! Nous leur montrerons que l’on peut travailler en bonne
intelligence.
— Mais vous savez qu’ils appellent notre tour “une
monstruosité” ? »
Gustave lui lit les critiques peu flatteuses parues dans
La Construction moderne :
« L’échafaudage est fort ingénieusement combiné peut-être,
mais il reste en dehors de tout art architectural… blablabla… L’habile
architecte – ça c’est pour vous, mon cher – qui est le collaborateur
de M. Eiffel avait fait, il est vrai, de louables efforts pour masquer la
pauvreté artistique du projet, mais il travaillait sur des données trop
ingrates… blabla. »
Le 12 juin, la tour de M. Eiffel est officiellement choisie comme
porte d’entrée de l’Exposition universelle. À deux conditions : il faut
améliorer le système des ascenseurs et veiller aux phénomènes
électriques en cas d’orage.
« Drôles de scientifiques ! ironise Eiffel. Tout le monde sait qu’au
contraire, la tour servira de paratonnerre à 600 mètres à la ronde ! »
Claire, qui suit l’avancement du projet au jour le jour, et ne vit
plus, comme son père, qu’au rythme de cette réalisation si
extravagante, veut des explications :
« Pourquoi est-ce sans risque, Papa ?
— La foudre cherche le chemin le plus court pour aller vers la
terre. Par sa hauteur, la tour attirera la foudre sur elle d’autant que,
par sa structure, elle sera reliée directement à la terre. Le fer puddlé
est très conducteur.
— Les visiteurs pourront se faire électrocuter en touchant les
montants alors !
— Pas du tout. Elle jouera le rôle de cage de Faraday – c’est une
sorte d’enceinte métallique qui véhicule l’énergie de l’éclair vers le
sol, mais uniquement par sa face extérieure.
— Donc tu ne rajouteras pas de paratonnerre ?
— Si. Je vais leur faire plaisir et poser quatre paratonnerres –
quatre balais en cuivre tournés vers le ciel, reliés à des câbles
isolés descendant jusqu’au sol pour assurer la dispersion de
l’électricité. »
Mais le problème de la subvention n’est pas résolu. Eiffel est
censé recevoir 1,5 million de francs mais encore faut-il que la
commission de contrôle et des finances de l’Exposition, qui se réunit
en novembre, la lui accorde officiellement. Ce n’est pas une simple
formalité car si ses partisans sont majoritaires dans cette
commission, ce sont ses adversaires qui parlent le plus fort. Ils
n’attaquent plus sur la technique ou l’anticipation – Eiffel a fait la
démonstration que son expérience et ses arguments chiffrés étaient
irréfutables –, mais sur l’esthétique.
« Tu sais ce qu’ils ont osé dire ? lui confie Adrien Hébrard, qui a
eu vent des discussions de la Commission dont le verdict vient d’être
rendu public. Que ce genre de tour serait mieux adapté en
Angleterre ou aux États-Unis, où le goût architectural est peu
développé et où l’on aime à construire des monuments inutiles !
— Alors qu’en France, c’est bien connu, toutes les œuvres ont ce
caractère de grâce et d’élégance qui est le fond de l’esthétique à la
française… »
Les deux hommes rient de bon cœur.
« Il paraît que Tirard a dit que la tour heurtait “l’idée même que
l’on se fait du génie national” ?
— Il a osé, oui. Mais attends, il y a pire : le nouveau député du
Var, un certain Georges Clemenceau, a déclaré textuellement : “Le
seul motif qu’on fait valoir en faveur de la tour, c’est que ce sera une
chose extraordinaire, qui sera peut-être absurde, peut-être laide,
mais qui attirera les étrangers. Il faudrait donc connaître le nombre
de voyageurs que cette attraction amènera… et on pourrait encore
se demander s’il est nécessaire de donner 1,5 million à M. Eiffel
pour faire monter toute l’Angleterre à 300 mètres au-dessus du
niveau de la Seine.” Il a réclamé tranquillement “quelque chose de
plus magique et de plus attirant que la tour Eiffel” !
— Je lui souhaite bonne chance pour trouver quelque chose de
plus magique.
— Si quelqu’un était capable de le faire, la Commission le
recevrait tout de suite ! Mais à ce jour, personne d’autre que toi n’a
proposé quelque chose d’aussi étonnant. Tu as gagné par vingt et
une voix contre onze… Et tu as obtenu ta subvention, c’est
l’essentiel ! »
Rien n’est bouclé pour autant. Avant de commencer à construire,
Eiffel doit signer une convention avec la Ville de Paris et l’État. Car si
la tour appartient bien à la capitale, Eiffel doit en avoir la jouissance
pendant au moins vingt ans pour espérer rentabiliser son
investissement. Les derniers devis détaillés montrent en effet que la
construction va coûter près de 6 millions de francs, sans les
ascenseurs, et non 5 millions comme il l’a annoncé un peu
hâtivement. L’État ne lui apporte que 1,5 million, soit un quart des
fonds nécessaires. Il doit donc mobiliser ses fonds personnels, et
surtout aller chercher de l’argent auprès des banquiers ou des
investisseurs.
Les jours passent et les nerfs de Gustave sont soumis à rude
épreuve. Le 22 décembre, il fait passer un ultimatum à Lockroy :
faute de signature de la convention avant le 31 décembre, il sera
obligé de retirer sa proposition, car il ne sera plus possible d’achever
la tour pour l’ouverture de l’Exposition, dans deux ans et demi.
Finalement, la convention est conclue in extremis le 8 janvier 1887,
entre Eugène Poubelle, le préfet de Paris, et Gustave Eiffel, qui
signe en son nom propre. La concession durera jusqu’au 1er janvier
1910.
Mais où trouver les fonds propres en l’absence desquels il sera
obligé de donner la majorité du capital aux investisseurs et aux
banquiers ? Par chance, Eiffel vient de signer un énorme contrat
avec Charles de Lesseps, pour la construction des fameuses
écluses du canal de Panama. Le chantier du canal à niveau s’est
arrêté, Lesseps a fini par comprendre qu’il était irréalisable. Et il est
revenu chercher Eiffel – il n’a pas eu le choix. Il a besoin de son
savoir-faire technique. Il accepte de le payer très cher et de lui
verser des avances considérables.
Eiffel va en engloutir une partie dans la Tour. Car il est prêt à
prendre tous les risques pour elle, convaincu de l’engouement
populaire qu’elle va susciter, avant même le premier coup de pioche.
« Mon intuition ne m’a jamais trompé, répète-t-il à qui veut
l’entendre. Pourquoi me lâcherait-elle cette fois-ci ? Vous verrez, ils
seront des millions à grimper au sommet… »
Eiffel a toujours réussi ce qu’il a entrepris. Ses chantiers n’ont
jamais pris de retard, ni excédé les coûts estimés à l’origine.
Techniquement, il sait faire. Il estime que la construction ne prendra
pas plus de deux ans, et qu’il rentrera dans l’épure des 6 millions de
francs – auxquels il faudra ajouter un million supplémentaire pour les
ascenseurs, en fin de chantier. Il a fait ses calculs : au moins un
million et demi de personnes (à 5 francs l’entrée) ou trois millions (si
le prix du ticket est à 2,50 francs) monteront sur la Tour. Une
estimation raisonnable : on n’attend pas moins de trente millions de
visiteurs à l’Exposition ! Si ces trois conditions – délai, coût et
nombre de visiteurs – sont remplies, il rentrera dans ses fonds et
pourra rembourser ses emprunts. Sinon, il sera ruiné.
Claire, sa famille et ses collaborateurs, convaincus par ses
certitudes, le suivent aveuglément. Ses confrères admirent son
habileté : il a obtenu d’être entrepreneur le temps de la construction,
et concessionnaire ensuite. Mais ses amis tremblent pour lui,
conscients du pari fou qu’il prend sur l’avenir. Avec un grand A.
14

La pétition des artistes

PARIS, CHAMP-DE-MARS, JANVIER 1887

Il n’y a pas grand-monde pour assister aux premiers coups de


pioche, le 27 janvier 1887. Sur le Champ-de-Mars, une cinquantaine
d’ouvriers s’acharnent dans un désert poussiéreux. La terre est
durcie par le gel, et leur matériel est rudimentaire : des pioches, des
pelles et des charrettes tirées par des chevaux. Gustave s’est battu
pour que les fondations soient commencées avant le grand froid de
l’hiver, en vain. Il faut maintenant rattraper le temps perdu, dans des
conditions plus difficiles.
« Les ouvriers ne le savent pas, confie-t-il à Claire. Mais une
épée de Damoclès est suspendue au-dessus de nos têtes… »
Sa fille vient d’arriver sur le chantier vêtue d’un grand manteau à
capuche ourlée de fourrure. Elle a promis à son père qu’elle
passerait le plus souvent possible pendant les travaux. Elle le trouve
au milieu de ses ouvriers, vêtu de la blouse de menuisier et du calot.
« Tu parles des financements qui risquent de manquer ?
— Non, pas pour l’instant, j’ai de quoi tenir jusqu’à l’achèvement
du premier étage. Je parle des voisins, les riverains du Champ-de-
Mars. Des aristocrates de l’avenue de la Bourdonnais attaquent la
Ville de Paris pour l’empêcher de construire la Tour.
— Mais pourquoi, grands dieux ?
— Ils disent que la Tour risque d’abîmer leur paysage ! De faire
baisser la valeur de leurs immeubles ! La comtesse de Poix et la
veuve Bouruet-Aubertot considèrent qu’en achetant leur maison ici,
elles étaient assurées de la libre jouissance de ce “parc magnifique”
– le Champ-de-Mars, tu penses ! –, de la vue sur la Seine – il n’y a
que les étages élevés du côté sud de l’avenue de la Bourdonnais qui
l’ont, la Tour n’y changera rien –, et d’une “tranquillité absolue”… –
alors qu’elles savent pertinemment que les Expositions universelles
ont lieu sur ce terrain vague.
— Elles seront déboutées ?
— Je l’espère. Car j’ai été obligé de jouer mon va-tout.
— Comment cela ?
— Pour pouvoir continuer les travaux, j’ai annoncé que
j’indemniserais ces deux riveraines sur mes propres deniers au cas
où elles obtiendraient réparation.
— Mais la mairie et toi, vous allez gagner, n’est-ce pas ?
— J’en suis sûr. Cela dit… ce n’est pas tout. Je me suis aussi
engagé à indemniser les éventuelles victimes d’un effondrement de
la Tour. Car certains croient qu’elle va se renverser sur leur
immeuble !
— Pauvre Papa ! Avec toi il n’y a pas de risques… »
Eiffel prend la main de sa fille et l’embrasse. Depuis le début de
l’aventure de la Tour de 300 mètres, elle est son plus constant
soutien. Claire sait que son père prend d’énormes risques sur le
patrimoine familial, mais jamais elle n’essaie de le freiner. Pourtant,
elle est désormais mère de famille. Elle a donné le jour, en avril, un
peu plus de un an après le mariage, à un garçon baptisé Robert. Le
premier petit-fils de Gustave ! Mais le grand-père est tellement
occupé par le projet de tour qu’il ne prend guère le temps de le
regarder grandir.
« Combien de temps as-tu prévu pour les fondations ? »
demande Claire en observant le ballet des charrettes à cheval.
Elle aime comprendre le fonctionnement des chantiers dans les
moindres détails ; elle en parle, le soir, avec son père et son mari.
Elle sait que tout terminer pour l’ouverture de l’Exposition, le 5 mai
1889 – dans vingt-sept mois exactement – sera un tour de force. Le
pari semble presque surhumain, pourtant elle ne doute pas que
l’entreprise puisse y parvenir : son père, elle en est sûre, s’est
montré rationnel et pragmatique dans ses calculs, comme toujours.
« Pour les quatre pieds ? Un mois pour creuser les trous,
dégager la terre, couler les fondations elles-mêmes, les relier par un
mur… Cela nous emmènera jusqu’en juin. Les fondations des piles
sud et est, les plus éloignées de la Seine – c’est-à-dire du côté de
l’École militaire –, sont les plus simples, parce qu’on les fait à sec : le
sol offre une bonne résistance. On l’a analysé en prélevant des
carottes, cela ne fait aucun doute.
— Et pour les piles nord et ouest ? »
Claire connaît la réponse, mais elle adore entendre son père
parler de son métier. Lorsqu’il est fier de son chantier, il est
intarissable, et elle est son meilleur public.
« Le terrain est infiltré d’eau. Il faut traverser d’énormes
épaisseurs de vase avant d’atteindre la couche de sable et de
gravier. Nous travaillons à 5 mètres au-dessous du niveau de la
Seine, dans un vrai marécage ! Cela va nous obliger à recourir aux
fondations à air comprimé.
— Les caissons que tu utilises d’habitude dans les fleuves pour
planter les piles de pont, et qui ressemblent à des cloches de
plongée…
— Exactement.
— Cela t’inquiète ?
— Non, pas du tout, le système est bien rôdé.
— Alors ? Quel est ton souci ?
— Ce sol inégal pose un problème de stabilité des pieds de la
Tour. Tu sais qu’on les monte en porte-à-faux, comme le viaduc de
Garabit, en les soutenant avec des échafaudages en bois à partir de
28 mètres, car sinon ils pencheraient en avant. Mais il peut y avoir
des variations de niveau ici ou là. Imagine si un pied s’enfonçait
davantage que les trois autres ?
— Si tu en parles de cette manière, c’est que tu as déjà trouvé la
solution au problème… »
Gustave considère sa fille de son œil malicieux. Elle le connaît
par cœur.
« J’en ai trouvé une. Les piliers ne reposeront pas directement
sur le bois mais sur des boîtes à sable en guise de tampons…
— Des boîtes à sable ?
— Je vais t’expliquer…
— Encore un brevet en perspective ? »
L’entrepreneur hoche la tête.
« Je suis allé en Égypte peu après ta naissance. C’est un voyage
initiatique quand on veut devenir un bâtisseur ! J’ai découvert
comment les pharaons redressaient leurs obélisques, après les avoir
taillés à plat dans un sol rocheux. Ils utilisaient des caissons à sable.
— Comment ça ?
— Les Égyptiens avaient inventé le principe du fluide solide : le
sable ! Quand ils voulaient placer un obélisque à la verticale – il avait
été sculpté dans la carrière de marbre, à l’horizontale –, ils le
faisaient glisser sur une rampe de terre crue, de façon à ce que sa
moitié basse repose sur un caisson de sable sec. Par un système
d’écoulement à la base du caisson, le sable était peu à peu retiré,
entraînant le pied de l’obélisque à basculer, tandis que son sommet
décollait du sol ! Ensuite, il suffisait de le tirer avec des cordes pour
le dresser à la verticale…
— C’est fascinant ! Mais quel rapport avec les piliers de la Tour ?
— Le pilier est construit en porte-à-faux et sa partie haute,
légèrement recourbée, est posée sur une boîte à sable. S’il est trop
haut, il suffit de faire couler un peu de sable, et le pilier s’abaisse…
Et si c’est l’inverse, si un pilier est trop bas, on le remonte avec un
vérin hydraulique. Nous allons régler la position de chaque pied de
la Tour au millimètre, ou presque !
— Et une fois que les poutres horizontales seront raccordées aux
pieds, ce sera gagné ?
— Le plus dur sera fait ! Nous serons alors en juillet.
— Mais le premier étage ne sera pas fini ?
— Il faudra attendre décembre. Chaque chose en son temps ! »
Eiffel ne croit pas si bien dire. Deux semaines plus tard, un coup
de tonnerre s’abat sur le chantier. Dans le numéro du 14 février du
très sérieux quotidien Le Temps, le journal d’Adrien Hébrard,
quarante-sept artistes de premier plan publient une pétition contre
l’érection de la tour de M. Eiffel, qu’ils considèrent comme le
« déshonneur de Paris ». Leur protestation est adressée à
M. Alphand, directeur général des Travaux de l’Exposition de 1889 :

Nous venons, écrivains, peintres, sculpteurs, architectes,


amateurs passionnés de la beauté jusqu’ici intacte de Paris,
protester de toutes nos forces, de toute notre indignation, au nom du
goût français méconnu, au nom de l’art et de l’histoire français
menacés, contre l’érection, en plein cœur de notre capitale, de
l’inutile et monstrueuse tour Eiffel que la malignité publique, souvent
empreinte de bon sens et d’esprit de justice, a déjà baptisée du nom
de tour de Babel.
Sans tomber dans l’exaltation du chauvinisme, nous avons le
droit de proclamer bien haut que Paris est la ville sans rivale dans le
monde. Au-dessus de ses rues, de ses boulevards élargis, le long
de ses quais admirables, au milieu de ses magnifiques promenades
surgissent les plus nobles monuments que le genre humain ait
enfantés.
L’âme de la France, créatrice de chefs-d’œuvre, resplendit parmi
cette floraison auguste de pierres. L’Italie, l’Allemagne, les Flandres,
si fières, à juste titre, de leurs héritages artistiques, ne possèdent
rien qui soit comparable au nôtre et, de tous les coins de l’univers,
Paris s’attire la curiosité et l’admiration.
Allons-nous donc laisser profaner tout cela ?
La Ville de Paris va-t-elle donc s’associer plus longtemps aux
baroques, aux mercantiles imaginations d’un constructeur de
machines pour s’enlaidir irréparablement et se déshonorer ?
Car la tour Eiffel, dont la commerciale Amérique ne voudrait pas,
c’est, n’en doutez pas, le déshonneur de Paris ! Chacun le sait,
chacun le dit, chacun s’en afflige profondément, et nous ne sommes
qu’un faible écho de l’opinion universelle et légitimement alarmée.
Enfin, lorsque les étrangers viendront visiter notre Exposition, ils
s’écrieront étonnés : Quoi ! C’est cette horreur que les Français ont
trouvée pour nous donner une idée de leur goût si vanté ? Ils
auraient raison de se moquer de nous, parce que le Paris des
gothiques sublimes, le Paris de Jean Goujon, de Germain Pilon, de
Puget, de Rude, de Barye, etc., sera devenu le Paris de M. Eiffel.
Il suffit d’ailleurs, pour se rendre compte de ce que nous
avançons, de se figurer une tour vertigineusement ridicule, dominant
Paris, ainsi qu’une noire et gigantesque cheminée d’usine, écrasant
de sa masse barbare Notre-Dame, la Sainte-Chapelle, la tour Saint-
Jacques, le Louvre, le dôme des Invalides, l’Arc de triomphe, tous
nos monuments humiliés, toutes nos architectures rapetissées, qui
disparaîtront dans ce rêve stupéfiant. Et, pendant vingt ans, nous
verrons s’allonger sur la ville entière, frémissante encore du génie de
tant de siècles, comme une tache d’encre, l’ombre odieuse de
l’odieuse colonne de tôle boulonnée.
C’est à vous qui aimez tant Paris, qui l’avez tant embelli, qui
l’avez tant de fois protégé contre les dévastations administratives et
le vandalisme des entreprises industrielles, qu’appartient l’honneur
de le défendre une fois de plus.
Nous nous remettons à vous du soin de plaider la cause de
Paris, sachant que vous y dépenserez toute l’énergie, toute
l’éloquence que doit inspirer à un artiste tel que vous l’amour de ce
qui est beau, de ce qui est grand, de ce qui est juste… Et si notre cri
d’alarme n’est pas entendu, si nos raisons ne sont pas écoutées, si
Paris s’obstine dans l’idée de déshonorer Paris, nous aurons du
moins, vous et nous, fait entendre une protestation qui honore.

Parmi les signataires figurent les plus grands écrivains,


compositeurs ou peintres français : Charles Gounod, Charles
Garnier, William Bouguereau, Alexandre Dumas fils, François
Coppée, Leconte de Lisle, Victorien Sardou, Sully Prudhomme et
Guy de Maupassant… Beaucoup de gens que Gustave admire. Pour
lui, le choc est rude. Mais il ironise :
« Je l’ai toujours dit ! Méfions-nous des grands hommes ! »
Certes, les travaux ont déjà commencé et la lettre ressemble à
un combat d’arrière-garde, mais le scandale fait rage et il est
toujours possible d’arrêter le chantier. Comment vont réagir les
pouvoirs publics ?
Gustave n’a pas tenté de dissuader son ami Hébrard de publier
la pétition des artistes. Il respecte la liberté d’information, même
quand elle n’arrange pas ses affaires. Il sait surtout qu’Hébrard ne
pourrait pas, même s’il le lui demandait, refuser cette polémique
bénéfique pour ses ventes. Pourtant, comme Eiffel est son ami, le
journaliste lui fait une immense faveur : il lui permet de se
défendre dans le numéro même où il est attaqué. Son « droit de
réponse » s’étale sur une page entière, juste après la pétition elle-
même, sur une surface trois fois plus importante ! Le texte est
habilement présenté comme le résumé d’une conversation
qu’Hebrard aurait eue avec Eiffel. Personne n’est dupe : Eiffel l’a lu,
relu et peaufiné avant parution.

Nous avons voulu avoir l’avis de M. Eiffel sur une protestation


signée de noms aussi considérables. Nous sommes allés le voir, et
nous résumons aussi fidèlement que possible sa conversation.
« Tout d’abord, nous dit M. Eiffel, il y a parmi les signataires
quelques noms qui m’étonnent. Ainsi, M. Charles Garnier fait partie
de la commission même de la tour. Il ne s’y est rien fait qu’il ne l’eût
approuvé, c’est donc contre lui-même qu’il proteste. J’avoue ne point
comprendre.
« Ensuite, pourquoi cette protestation se produit-elle si tard ? Elle
aurait eu sa raison d’être il y a un an, lorsqu’on discutait mon projet.
On l’aurait admise aux débats comme une opinion dont on aurait eu
à examiner la valeur. Aujourd’hui, elle est inutile, tous nos contrats
sont passés. La Tour coûtera entre 5 et 6 millions à construire. Je la
construis pour l’État, l’État m’accorde une première subvention de
1 500 000 francs, plus le droit d’exploiter le monument pendant
l’Exposition. Après l’Exposition, l’État la cédera à la Ville de Paris
qui, comme seconde subvention, m’accorde à son tour le droit de
l’exploiter pendant vingt ans. Ce délai écoulé, la tour appartiendra
définitivement à la Ville, qui en fera ce qui lui plaira. Tout cela est
signé et paraphé depuis plusieurs mois, il est donc aujourd’hui
impossible d’y revenir. Il y a plus, les travaux sont commencés, les
fondations sont posées, et le fer nécessaire à l’édification est déjà
commandé. Il me semble qu’il eût été digne des noms illustres
apposés au bas de la protestation de s’épargner une démarche
qu’on sait ne plus pouvoir aboutir à rien.
« Si la protestation avait un effet aujourd’hui, ce ne serait que sur
le public, qu’elle détournerait de l’Exposition, dont la Tour est
indiscutablement une des principales attractions. Je ne crois pas non
plus qu’il était bien urgent de se mettre à tant de gens célèbres pour
obtenir un tel résultat. »
Notre rédacteur fit observer que la protestation visait non pas la
construction de la Tour pour l’Exposition, mais son maintien pendant
vingt ans après l’Exposition.
« Soit, dit M. Eiffel. Alors la protestation, au lieu d’être trop
tardive, me paraît beaucoup trop prématurée. Quels sont les motifs
que donnent les artistes pour protester contre le maintien de la
Tour ? Qu’elle est inutile, monstrueuse ! Que c’est une horreur !
Nous parlerons de l’utilité tout à l’heure. Ne nous occupons, pour le
moment, que du mérite esthétique, sur lequel les artistes sont plus
particulièrement compétents. Je voudrais bien savoir sur quoi ils
fondent leur jugement. Car, remarquez-le, monsieur, ma tour,
personne ne l’a vue et personne, avant qu’elle ne soit construite, ne
pourrait dire ce qu’elle sera. On ne la connaît jusqu’à présent que
par un dessin géométral qui a été tiré à des centaines de mille
exemplaires. Depuis quand apprécie-t-on un monument du point de
vue de l’art sur un dessin géométral ?
« Et si ma tour, quand elle sera construite, au lieu d’une horreur,
était une belle chose, les artistes ne regretteraient-ils pas d’être
partis si vite et si légèrement en campagne contre la conservation
d’un monument qui est encore à construire ? Qu’ils attendent donc
de l’avoir vue !
« Je vous dirai toute ma pensée et toutes mes espérances. Je
crois, moi, que ma tour sera belle. Parce que nous sommes des
ingénieurs, croit-on donc que la beauté ne nous préoccupe pas dans
nos constructions et qu’en même temps que nous faisons solide et
durable nous ne nous efforçons pas de faire élégant ? Est-ce que les
véritables conditions de la force ne sont pas toujours conformes aux
conditions secrètes de l’harmonie ? Le premier principe de
l’esthétique architecturale est que les lignes essentielles d’un
monument soient déterminées par la parfaite appropriation à sa
destination. De quelle condition ai-je eu, avant tout, à tenir compte
dans ma tour ? De la résistance au vent. Eh bien, je prétends que
les courbes des quatre arêtes du monument telles que le calcul me
les a fournies donneront une impression de beauté, car elles
traduiront aux yeux la hardiesse de ma conception.
« Il y a du reste dans le colossal une attraction, un charme
propre auxquels les théories d’art ordinaires ne sont guère
applicables. Soutiendra-t-on que c’est par leur valeur artistique que
les pyramides ont si fortement frappé l’imagination des hommes ?
Qu’est-ce autre chose, après tout, que des monticules artificiels ? Et
pourtant quel est le visiteur qui reste en froid en leur présence ? Qui
n’en est pas revenu rempli d’une irrésistible admiration ? Et où est la
source de cette admiration, sinon dans l’immensité de l’effort et dans
la grandeur du résultat ? Ma tour sera le plus haut édifice qu’aient
jamais élevé les hommes. Ne sera-t-elle donc pas grandiose aussi à
sa façon ? Et pourquoi ce qui est admirable en Égypte deviendrait-il
hideux et ridicule à Paris ? Je cherche et j’avoue que je ne trouve
pas.
« La protestation dit que ma tour va écraser de sa grosse masse
barbare Notre-Dame, la Sainte-Chapelle, la tour Saint-Jacques, le
Louvre, le dôme des Invalides, l’Arc de triomphe, tous nos
monuments. Que d’affaires dans une tour ! Cela fait sourire,
vraiment. Quand on veut admirer Notre-Dame, on va la voir du
parvis. En quoi du Champ-de-Mars la tour gênera-t-elle le curieux
placé sur le parvis de Notre-Dame, qui ne la verra pas ? C’est
d’ailleurs une des idées les plus fausses que celle qui consiste à
croire qu’un édifice élevé écrase les constructions environnantes.
Regardez si l’Opéra ne paraît pas plus écrasé par les maisons du
voisinage qu’il ne les écrase lui-même. Allez au rond-point de
l’Étoile, et parce que l’Arc de triomphe est grand les maisons de la
place ne vous en paraîtront pas plus petites. Au contraire, les
maisons ont bien l’air d’avoir 15 mètres de haut, et il faut un effort de
l’esprit pour croire que l’Arc de triomphe en mesure 45.
« Donc, pour ce qui est de l’effet artistique de la Tour, personne
n’en peut juger à l’avance, pas même moi, car les dimensions des
fondations m’étonnent moi-même, aujourd’hui qu’elles commencent
à sortir de terre. Quant au préjudice qu’elle portera aux autres
monuments de Paris, ce sont là des mots.
« Reste la question d’utilité. Ici, puisque nous quittons le domaine
artistique, il me sera bien permis d’opposer à l’opinion des artistes
celle du public. Je ne crois point faire preuve de vanité en disant que
jamais projet n’a été plus populaire ; j’ai tous les jours la preuve qu’il
n’y a pas dans Paris de gens, si humbles qu’ils soient, qui ne le
connaissent et ne s’y intéressent. À l’étranger même, quand il
m’arrive de voyager, je suis étonné du retentissement qu’il a eu.
« Quant aux savants, seuls vrais juges de la question d’utilité, je
puis dire qu’ils sont unanimes. Non seulement la Tour leur promet
d’intéressantes observations pour l’astronomie, la chimie végétale, la
météorologie et la physique, non seulement elle permettra en temps
de guerre de tenir Paris constamment relié au reste de la France,
mais elle sera en même temps la preuve éclatante des progrès
réalisés en ce siècle par l’art des ingénieurs. C’est seulement à notre
époque, en ces dernières années, que l’on pouvait dresser des
calculs assez sûrs et travailler le fer avec assez de précision pour
songer à une aussi gigantesque entreprise. N’est-ce rien pour la
gloire de Paris que ce résumé de la science contemporaine soit
érigé dans ses murs ?
« La protestation gratifie la tour d’“odieuse colonne de tôle
boulonnée”. Je n’ai point vu ce ton de dédain sans en être irrité. Il y
a parmi les signataires des hommes que j’admire et que j’estime. Il y
en a d’autres qui sont connus pour peindre de jolies petites femmes
se mettant une fleur au corsage ou pour avoir tourné spirituellement
quelques couplets de vaudeville. Eh bien, franchement, je crois que
toute la France n’est pas là-dedans. M. de Voguë, dans un récent
article de La Revue des Deux Mondes, après avoir constaté que
dans n’importe quelle ville d’Europe où il passait il entendait chanter
“Ugène, tu me fais de la peine” et “le Bi du bout du banc”, se
demandait si nous étions en train de devenir les græculi du monde
contemporain. Il me semble que, n’eût-elle pas d’autre raison d’être
que de montrer que nous ne sommes pas seulement le pays des
amusements mais aussi celui des ingénieurs et des constructeurs
qu’on appelle de toutes les régions du monde pour édifier les ponts,
les viaducs, les gares et les grands monuments de l’industrie
moderne, la tour Eiffel mériterait d’être traitée avec plus de
considération. »
Voilà, en substance, ce que nous a répondu M. Eiffel.
Qui a raison, de lui ou des protestataires, des artistes ou des
ingénieurs ? Car ce n’est évidemment là qu’un épisode de la vieille
querelle entre artistes ou ingénieurs. Il nous paraît difficile qu’on le
sache avant deux ans. Les artistes eux-mêmes ne s’opposent pas à
la construction de la Tour. Attendons donc qu’elle soit construite.
Alphand transmet la lettre au ministre du Commerce, Édouard
Lockroy. Eiffel retient son souffle. Il a eu le sentiment que Lockroy lui
battait froid pendant les derniers mois de 1886. Va-t-il – s’il le peut
légalement – saisir cette occasion pour tout arrêter ?
Ce serait mal le connaître. Lockroy est un battant, comme Eiffel.
L’adversité décuple son énergie. Sa réponse à Alphand est un bijou
d’humour. L’ancien chroniqueur n’a rien perdu de sa plume, au point
qu’on le soupçonne de s’être fait aider par Georges Courteline. Mais
Lockroy a trop de talent pour laisser les autres écrire à sa place.

À l’ampleur des périodes, à la beauté des métaphores, à


l’atticisme d’un style délicat et précis, on devine, sans même
regarder les signatures, que la protestation est due à la collaboration
des écrivains et des poètes les plus célèbres de notre temps…

Après avoir jugé la pétition dépassée, puisqu’elle refuse la


modernité, et à contretemps, puisque l’édifice est déjà en
construction, le ministre demande, sur le même ton, qu’on la
conserve comme une pièce à conviction dans les vitrines de
l’Exposition universelle :

Une si belle et si noble prose signée de noms connus dans le


monde entier ne pourra manquer d’attirer la foule et, peut-être, de
l’étonner.

Lockroy va offrir à Eiffel davantage que son soutien moral et


cette protestation spirituelle. Il veut l’accompagner dans sa querelle
des Anciens et des Modernes. Ensemble, ils vont se battre contre
ceux qui voient dans cette tour éphémère un sacrilège esthétique,
une gabegie financière, et une nuisance pour son environnement –
ou les trois à la fois. Les deux hommes font des points réguliers sur
l’avancement du chantier. La construction a pris trois semaines de
retard, et les choses risquent d’empirer parce que les ouvriers
paraissent extrêmement méfiants devant les caissons à air
comprimé qui viennent d’arriver.
« Que craignez-vous, Eiffel ? lui demande le ministre.
— Deux choses, à vrai dire : d’abord, une exploitation médiatique
de cette solution que certains estiment dangereuse pour la vie des
collaborateurs – ce qui est totalement faux, bien sûr. Sauf,
évidemment, si l’on utilise mal ces appareils : on peut toujours
craindre la pression, l’air comprimé et vicié, le manque de lumière et
le risque d’asphyxie…
— Cela est déjà arrivé ?
— Bien sûr que non. Nous n’avons jamais eu d’accident avec
cette technique. Mais je ne crains pas seulement l’exploitation
médiatique. Il y a aussi un risque en interne. Les employés peuvent
tout bonnement refuser de travailler dans les caissons. Si je ne
parviens pas à les rassurer, ce n’est pas exclu.
— Croyez-vous que cela les tranquilliserait si je descendais avec
eux ?
— Vous feriez cela ? »
Quelques jours plus tard, Eiffel organise sur le chantier une
conférence de presse à laquelle il invite, outre les journalistes, les
ouvriers et les ingénieurs. Il explique les grands principes du
chantier et le planning très serré qu’ils doivent respecter pour tenir
les délais. À la surprise générale, Édouard Lockroy est présent.
Après avoir encouragé les travailleurs de la Tour dans leur mission
historique et redit sa fierté, le ministre du Commerce et de l’Industrie
se dirige vers le pilier sud. Au bord du trou, il enlève son chapeau et
sa veste, qu’il confie à son aide de camp. Heureusement, le
printemps est là et le soleil réchauffe l’atmosphère. Puis il prend
place dans le caisson métallique étanche et descend à 5 mètres
sous terre. Il manie pelle et pioche pendant un quart d’heure avec
une dextérité inattendue, sous le regard médusé des ouvriers. Puis il
remonte, tout sourire. Ce geste symbolique fait taire les dernières
résistances. En juillet, les fondations sont terminées et l’on peut
s’attaquer à la charpente métallique.
Gustave veut faire du chantier de la Tour un chantier modèle.
Pour lui, il s’agit moins de construction que d’assemblage : ici on met
en place et on ajuste, les uns après les autres, sur les quatre piliers
à la fois, des modules préfabriqués. C’est l’aboutissement du travail
fait, depuis un an et demi, dans le bureau d’études et l’atelier de
Levallois. Quelque 5 300 croquis préparatoires ont été élaborés par
une trentaine de dessinateurs. Les pièces en fer puddlé
correspondantes ont été découpées et façonnées, avec les trous
déjà positionnés, par les cent cinquante ouvriers de l’usine. Elles ont
été pré-assemblées en tronçons de 5 mètres environ, avec des
rivets posés à chaud. Chaque pièce possède un numéro d’ordre et,
sur le Champ-de-Mars, doit s’ajuster exactement à la précédente, ou
s’accoler à sa voisine, avec une précision mathématique. Sinon, elle
est renvoyée à l’usine.
Les mois passent. Depuis que les quatre piliers commencent à
s’élever – la jonction du premier étage est en vue –, Eiffel
accompagne souvent des personnalités sur le chantier pour leur
montrer l’avancement des travaux et la qualité de l’organisation. Un
jour, le président de la Chambre, Charles Floquet, connu pour un
franc-parler qui lui a valu quelques duels, débarque sans prévenir
avec un petit groupe de députés. Par chance, Eiffel est présent. Il
s’en donne à cœur joie :
« D’abord, commence-t-il, des voitures hippomobiles livrent les
pièces venues des ateliers de Levallois, car elles sont trop lourdes
pour être portées par des hommes…
— Et comment les déchargez-vous alors ?
— Vous voyez cette grue roulante, à l’entrée du chantier ? Elle
les pose sur des wagonnets qui les acheminent jusqu’à l’une des
quatre piles de la Tour.
— En voici un qui arrive !
— Parfait ! Nous allons le suivre jusqu’au pilier ouest. Devant
chacune des piles, des mâts de montage – nous appelons cela des
“bigues” – permettent de lever les pièces à la bonne hauteur grâce à
cette poulie et ce treuil.
— Comment peut-on être sûr qu’il s’agit de la bonne pièce ?
— Elles sont numérotées. Le montage et l’ajustage des blocs
sont calés sur le positionnement des trous, qui sont percés au
dixième de millimètre près. Sur le chantier, nous ne faisons que
poser des rivets…
— Vous en poserez des milliers, j’imagine ?
— Au total ? Deux millions et demi. »
Charles Floquet ouvre de grands yeux.
« Deux millions et demi ?
— Les deux premiers tiers sont posés dans les ateliers de
Levallois et le reste ici, sur la Tour…
— Et si une pièce ne s’emboîte pas comme il faut ?
— C’est qu’il y a un défaut. Cela peut arriver. Mais rien n’est
retouché sur place : un système de navettes hippomobiles la ramène
à Levallois. L’atelier la répare ou en fabrique une autre. Dans tous
les cas, la pièce revient au chantier en moins d’une heure.
— Pourquoi ne pas la rectifier sur place ?
— Parce que cela évite au patron du chantier – vous l’avez vu,
c’est Jean Compagnon –, de se disperser. Tout le monde reste
concentré sur sa tâche. Ainsi, nous évacuons tout risque de
rafistolage hasardeux… »
Les députés sont fascinés par ce ballet seulement troublé par le
bruit des coups de masse sur les rivets. Les curieux qui passent
devant le Champ-de-Mars distinguent difficilement les êtres humains
sur les échafaudages, mais ils aperçoivent parfois le rougeoiement
des forges portatives qui permettent de chauffer à blanc les rivets
avant de les glisser dans leur logement et de les écraser. La
chorégraphie est parfaitement réglée.
« Quatre personnes interviennent lors de la pose d’un rivet,
explique Eiffel. D’abord, le chauffeur, ou “mousse”, qui chauffe le
rivet au rouge dans sa forge portative ; ensuite, le teneur de “tas”,
qui le loge dans son trou et le maintient en place grâce à sa tenaille ;
puis le riveur, qui frappe sa partie chaude avec une bouterolle pour
former la deuxième tête ; et enfin, le frappeur, qui termine
l’écrasement de la tête à coups de masse.
— Le riveur et le frappeur ne sont pas un seul et même homme ?
— Cela arrive, mais nous préférons les équipes de quatre
hommes. Elles sont plus rapides et plus efficaces.
— Combien de temps leur faut-il pour poser un rivet ?
— Les meilleures équipes, moins d’une minute… Et il y a cinq
équipes par pilier. Au total, jusqu’à la fin du premier étage, deux cent
cinquante personnes auront été présentes sur le chantier. Ensuite,
du premier au deuxième, elles ne seront plus que cent cinquante.
— Surtout des Italiens, m’a-t-on dit ?
— Il y en a, mais ce n’est pas la majorité ! Quelques dizaines,
tout au plus. Ils ont déjà fait leurs preuves sur le chantier de Garabit.
Là-bas, sur les quatre cents ouvriers embauchés pour les travaux, la
moitié étaient italiens.
— Les ouvriers français ne les aiment pas…
— Je me suis battu contre cette xénophobie. Il y a du travail pour
tout le monde ! Et les Italiens sont généralement des gens sûrs et
adroits. Entre nous, à Garabit, ce qui avait mis le feu aux poudres,
c’était leur succès auprès des filles des villages alentour… »
Cette xénophobie n’est pas nouvelle. En mars 1882, les ouvriers
français de Levallois avaient déposé une pétition pour expulser leurs
collègues italiens des chantiers. Eiffel leur avait répliqué qu’il ne
pouvait « procéder à aucun renvoi sans motif » et avait, en
revanche, renvoyé les deux ouvriers français responsables de la
cabale.
Édouard Lockroy, lui aussi, passe souvent sur le chantier. Il
apprécie l’ambiance qui y règne et s’entend bien avec Eiffel. Les
deux hommes ont besoin de s’atteler à de grandes causes, à la
mesure de leur dynamisme intellectuel. Ils sont pareillement saint-
simoniens : ils ont foi dans la révolution industrielle, le machinisme et
le progrès, l’aristocratie des talents et non de la naissance. Eiffel sait
ce qu’il doit au ministre : les conditions favorables de l’appel d’offres,
mais aussi le statut juridique de la Tour, inventé de toutes pièces
pour permettre à l’entrepreneur d’espérer un retour sur
investissement. Gustave sait aussi que son protecteur est un
homme impatient, qui n’hésite pas à trancher dans le vif pour faire
bouger les lignes. Lorsque les choses ne vont pas dans le sens qu’il
souhaite, il peut entrer dans de violentes colères.
Lockroy a été très affecté par la mort de Victor Hugo, en
mai 1885, il y aura trois ans bientôt. Il était son ami depuis
longtemps, bien avant de devenir son quasi-gendre : il a en effet
épousé la bru de l’écrivain, veuve depuis 1871. De même qu’il a été
l’ami d’Alexandre Dumas, d’Hippolyte Flandrin ou d’Ernest Ronan,
des figures illustres qui ont initié au combat politique son âme
d’artiste.
« J’y pense, Eiffel, vous n’avez jamais rencontré ma femme,
Alice ?
— Je crois l’avoir croisée lors de la visite de Victor Hugo à la
statue de la Liberté.
— Vraiment ? Elle organise un dîner, demain soir, avec quelques
amis. Elle serait ravie que vous soyez des nôtres. D’autant que votre
embryon de Tour est en train de devenir la coqueluche du Tout-
Paris. Pourra-t-on compter sur vous ?
— Ce sera un honneur, monsieur le ministre ! » répond Eiffel
avec une déférence exagérée.
Le lendemain, Gustave se présente à huit heures du soir à
l’entrée des appartements privés du couple Lockroy, au dernier
étage du ministère du Commerce et de l’Industrie. Lui qui aime tant
la ponctualité arrive très en retard : une discussion épineuse avec un
de ses banquiers, Guez de Balzac, s’est éternisée. Guez ne veut
pas participer au financement des ascenseurs, qui ne seront, certes,
montés qu’à la fin du chantier, mais qui doivent être commandés
maintenant.
Un domestique le conduit au salon, où une douzaine d’invités
conversent avec le ministre et sa femme. Son regard fait
distraitement le tour de la pièce, tandis que le couple Lockroy se
lève pour l’accueillir.
« Mon cher Gustave ! Vous connaissez mon épouse Alice…
— Ravi de vous revoir, madame », dit Gustave en se penchant
sur sa main.
Alice Lockroy est une très belle femme dans la quarantaine,
intelligente et vive. Elle le prend par le bras et à son tour, fait les
présentations :
« Vous connaissez le journaliste Antoine de Restac, bien sûr…
Émile Philibert, banquier et mécène, un vieil ami, son épouse
Jeanne… Mon amie Adrienne Troye, qui vient d’arriver de Bordeaux
pour quelques jours… »
Gustave reste interdit. Devant lui se tient Adrienne Bourgès. Une
Adrienne à peine changée et qui le regarde, placide, un demi-sourire
aux lèvres, avant de lui tendre la main. Il se penche et l’effleure du
bout des lèvres, sans un mot, comme s’il ne l’avait pas reconnue,
mais il lui semble que tout le monde entend les coups de marteau
dans sa poitrine. Alice Lockroy lui présente ses autres invités, mais
le sang bourdonne à ses oreilles et il n’entend plus grand-chose.
Que fait Adrienne chez les Lockroy ? Visiblement, personne ne sait
qu’ils se connaissent. Et d’ailleurs, elle-même l’a-t-elle reconnu ?
Oui, bien sûr, il ne peut en être autrement, son nom à lui n’a pas
changé, et puis il jouit d’une petite célébrité. Pourtant, elle s’est
comportée comme s’ils étaient de parfaits inconnus, comme s’ils
n’avaient pas été fiancés, comme si un énorme trousseau aux
initiales A E n’avait pas, un temps, encombré les armoires de ses
parents.
Les convives passent dans la salle à manger ; ils n’attendaient
que son arrivée. Lockroy déroule son plan de table. Les invités sont
trop nombreux pour qu’il ait la moindre chance d’avoir Adrienne pour
voisine. Mais le ministre l’installe à la place d’honneur, à droite de la
maîtresse de maison. Il se retrouve presque en face de son
ancienne fiancée bordelaise. Séparés par la largeur de la table.
« Alors, monsieur Eiffel, demande un homme qu’on lui a présenté
comme un industriel du savon, que dites-vous à ceux qui accusent
votre tour d’être une attraction de foire ?
— Tant mieux si elle attire des millions de gens à l’Exposition
universelle, répond Eiffel avec un clin d’œil en direction de Lockroy.
— Mais est-ce vraiment une œuvre d’art ? »
Le banquier qu’Alice Lockroy lui a présenté sous le nom d’Émile
Philibert répond à la place d’Eiffel.
« Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? Si vous êtes capable de
répondre à cette question, je vous tire mon chapeau…
Personnellement j’ai vu les dessins originaux et je la trouve belle,
élancée, on dirait un corps de femme, avec un grand cou, comme
les Africaines à colliers.
— Je trouve plutôt qu’elle ressemble à un A géant ! » rétorque
l’industriel du savon.
Eiffel émet un petit rire forcé. Adrienne – il en jurerait – lui a jeté
un coup d’œil furtif.
Mais Alice Lockroy réoriente la conversation sur les modalités de
la construction : combien de mois, combien d’ouvriers, combien de
marches jusqu’au sommet…
« Et le poids ? Quel est le poids de toute cette ferraille ? coupe le
savonneur, qui s’attire un froncement de sourcils de la maîtresse de
maison.
— Un peu plus de 7 000 tonnes, mais elles n’exercent une
pression au sol que de 4 kilos par centimètre carré. C’est-à-dire
moins qu’un homme assis sur une chaise ! »
Tout en répondant aux questions des convives, Gustave observe
discrètement Adrienne. Il calcule son âge : elle est née en 1842, elle
aura donc quarante-six ans cette année. Pourtant, elle n’a pas
changé. Ou si peu. Elle a perdu ses joues arrondies, ses pommettes
saillent légèrement – cela lui va bien –, mais ses lèvres, ses yeux
rieurs, ses sourcils sont restés ceux qu’il pourrait dessiner de
mémoire. Quelques pattes-d’oie au coin des paupières, quelques
ridules au-dessus des lèvres indiquent seules que le temps a fait son
œuvre. Ses hanches et sa poitrine se sont sans doute épanouies, sa
silhouette est celle d’une vraie femme, mais elle n’a pas grossi – les
attaches de ses poignets, qu’il aimait tant, ont gardé toute leur
finesse. À en juger par la discussion animée qu’elle a engagée avec
son voisin de gauche, Antoine de Restac, elle n’a rien perdu de sa
vivacité et de son apparente assurance. Elle ne s’intéresse pas à
Gustave : si l’on exclut le journaliste et le ministre, qui connaissent
l’histoire par cœur, elle est la seule à ne pas l’avoir questionné sur la
Tour.
Au moment où l’on sert les entremets, Alice Lockroy fait un signe
à son amie en pointant de l’index son mari Édouard. Gustave a
remarqué le geste et son hôtesse se sent obligée de se justifier :
« Oh ! C’est juste un petit rappel entre nous. Adrienne est venue
de Bordeaux pour une dizaine de jours et nous allons passer tout
notre temps ensemble… mais elle ne verra pas beaucoup Édouard.
C’est pourquoi je l’ai mise près de lui : elle doit lui parler affaires.
— Votre amie est dans les affaires ? Mais je suis indiscret, peut-
être…
— Pas du tout. En fait, je ne sais pas très bien moi-même de
quoi il s’agit. Une histoire de bois nordique commandé pour un
pavillon de l’Exposition universelle et qui serait bloqué quelque
part… »
Gustave demande avec tout le détachement dont il est capable :
« Votre amie dirige une société d’import-export ?
— Pas directement, non. Son mari la dirigeait, avec son frère et
son beau-frère, mais il est mort en 1877. Je le sais car nous nous
sommes connues quelques années plus tôt : lorsque mon premier
mari, Charles Hugo, est décédé d’une attaque d’apoplexie, en 1871,
nous venions à peine d’arriver à Bordeaux. J’avais rencontré
Adrienne chez une amie commune qui tenait un salon. Si vous
saviez comme elle m’a aidée à surmonter cette épreuve ! Sa joie de
vivre est tellement contagieuse ! Elle est optimiste, volontaire, elle se
bat pour la cause des femmes. Nous avons sympathisé d’emblée.
Plus tard, la mort de son mari nous a rapprochées un peu plus… »

Gustave est frappé par les similitudes entre des deux femmes.
Elles sont brunes, minces, et d’une beauté frappante malgré la
quarantaine passée. Ce sont aussi des femmes indépendantes,
actives dans la société. Après leur veuvage, elles ont appris à vivre
par elles-mêmes. Mais son hôtesse s’est remariée, et pas Adrienne.
Ce qui le ramène à la question qui, au fond, le taraude depuis un
quart de siècle. Adrienne l’a-t-elle jamais aimé ? A-t-elle aimé son
mari ? Qui, d’elle ou de ses parents, a décidé qu’elle devait rompre
avec lui pour épouser le fils Troye ? Il n’a pas le temps de
questionner ses vieux démons : les Lockroy se lèvent, conviant leurs
invités à retourner au salon pour le digestif. Il cherche le regard
d’Adrienne, mais elle est engagée dans un échange avec le
banquier. Il l’entend s’écrier vivement :
« Mais cette Exposition universelle sera un triomphe ! Notre
nouveau président Sadi Carnot ne l’a-t-il pas promis ? »
Après une vingtaine de minutes, le temps de fumer un cigare,
Gustave prend prétexte de sa nécessaire présence sur le chantier, le
lendemain à l’aube, pour prendre congé. Il échange quelques mots
avec ses hôtes, salue l’assistance d’un geste, et quitte la pièce sans
un regard pour Adrienne. Puis il redescend l’escalier d’honneur,
contrarié et vaguement humilié. Il va devoir effacer de sa
mémoire cette soirée qui a ravivé sa douleur – ou, à tout le moins,
titillé son amour-propre.
Au moment où le maître d’hôtel referme la porte derrière lui, il
entend des pas précipités dans le grand escalier. La porte se rouvre
sur Adrienne. Elle vient se poster à côté de lui sur le trottoir. Son
amertume lui monte à la gorge :
« Daignerez-vous me reconnaître, Adrienne, maintenant que
nous sommes seuls ? dit-il en la regardant en face.
— Tu me vouvoies, maintenant, Gustave ? »
Adrienne arbore un sourire désarmant.
« Mais… nous ne nous sommes jamais tutoyés !
— Bien sûr que si, à la fin. Tu n’as pas bonne mémoire… Quand
nous revenions de nos longues marches, quand tu essayais de
m’embrasser sous le porche, tu te souviens ? »
Elle réussit à créer le trouble en lui. S’il pouvait, il la prendrait
dans ses bras, là, maintenant.
« Alors pourquoi m’avoir ignoré ce soir ?
— Ils n’ont pas besoin de savoir que nous avons été fiancés ! »
Un fiacre s’approche. Gustave le hèle. Ils vont se quitter, ne
jamais se revoir peut-être. En quelques secondes, sa rancœur
s’évanouit.
« Où vas-tu, Adrienne ? Si nous prenions le même fiacre ? Je te
déposerai.
— Impossible. Nous allons dans des directions opposées.
— Qu’en sais-tu ?
— Tu habites bien rue de Prony ? »
La porte de l’hôtel particulier des Lockroy s’ouvre à nouveau, sur
Antoine de Restac et le banquier suivi de son épouse. Ils discutent
sans accorder la moindre attention à ceux qui les ont précédés. Le
cœur déchiré, Gustave aide Adrienne à monter dans le fiacre. Au
moment où il lâche sa main, la jeune femme se penche vers lui :
« Veux-tu passer prendre le thé demain ? Je suis descendue à
l’hôtel des Acacias. »
15

Le chantier de la tour Eiffel

PARIS, CHAMP-DE-MARS, MARS 1888

Il est huit heures du matin quand Eiffel arrive sur le Champ-de-


Mars. Il aime être là lors de la prise de service. Les hommes
apprécient qu’il passe parmi eux, solidaire et stimulant, mais ce n’est
pas la seule raison qui le pousse à honorer ce rendez-vous tacite : il
aime l’ambiance des chantiers, et celui de la Tour est le plus
extraordinaire de tous. Aujourd’hui, pourtant, il l’utilise pour
s’occuper l’esprit avant son rendez-vous de l’après-midi.
Jean Compagnon est le deus ex machina de cette chaîne de
montage à ciel ouvert. Ses deux cent cinquante ouvriers travaillent
du lever au coucher du soleil tous les jours, même le dimanche.
Treize heures en été, dix ou onze au printemps et en automne, neuf
au cœur de l’hiver : tout a été calculé pour terminer la Tour avant
l’inauguration, début mai 1889. Il est impératif de profiter de chaque
minute disponible. Seules les tempêtes peuvent interrompre
l’activité ; elles font partie de ces « impondérables » qu’Eiffel et ses
ingénieurs ont estimés à dix semaines, décomptées par prudence.
Les Parisiens qui voient les pieds éléphantesques de la tour
s’élever mètre après mètre depuis un an ont vite compris que les
« charpentiers du ciel » ne craignaient ni la pluie, ni les fortes
chaleurs, ni même le froid glacial.

Leur chef montre l’exemple. Et quel exemple ! Jean Compagnon


est une exception dans un monde d’ingénieurs. Il n’a aucun diplôme
mais la réussite de l’entreprise repose sur lui. Pour les journalistes,
c’est un bon client : son parcours de fils d’ouvrier, né dans un petit
village de l’Ain, et mis en apprentissage dès le plus jeune âge chez
les Compagnons du devoir, a été relaté à longueur de colonne. Il est
vrai que son ascension sociale a de quoi faire rêver. Il a gravi tous
les échelons sur les chantiers polonais ou espagnols des leaders
français de la construction, les grands concurrents d’Eiffel. Lorsque
ce dernier l’a recruté, il l’a chargé de conduire les travaux sur le pont
de Porto. Moins de deux ans plus tard, il jouait les premiers rôles à
Garabit. Parce qu’il est le meilleur, Gustave lui a confié le chantier de
la Tour. Eiffel sait repérer les hommes de valeur, leur faire confiance
et les récompenser pour leurs mérites.
Compagnon a imposé les règles de sécurité drastiques de la
maison Eiffel : le chantier de la Tour, encore moins que les autres,
ne peut se permettre le moindre accident du travail. Les ouvriers, en
équipes de quatre, se tiennent sur des plateformes en bois assez
larges pour pouvoir se déplacer sans risque. Ces planchers sont
joints par des madriers et généralement munis de garde-corps et de
rebords saillants afin d’empêcher les chutes d’objets – rivet, massue,
pot de peinture… – qui pourraient blesser les hommes placés en
dessous. Leurs outils sont généralement accrochés à leur taille avec
une sangle, mais ils ne sont eux-mêmes pas attachés par des
cordes, et il n’y a pas de filet pour les retenir en cas de chute dans le
vide – il est impossible d’en installer. Le chef d’équipe, généralement
le riveur, est chargé de la sécurité : il doit vérifier que les
échafaudages sont solides et que ses collaborateurs respectent les
consignes. Les ouvriers doivent travailler dans un silence absolu, ou
limiter leurs échanges à l’indispensable si un imprévu les y oblige –
mais pour Eiffel, imprévu est synonyme d’incompétence. On
surveille leur humeur et toute bagarre, tout écart de conduite est
passible de renvoi, de même que la consommation d’alcool en
dehors des repas. C’est une discipline quasi-militaire, mais les
risques sont tels que chacun s’y plie.

Ces derniers jours, il règne sur le Champ-de-Mars une


effervescence particulière : les quatre pieds du « tabouret » que
constitue le premier étage sont terminés, et la jonction par de
grandes poutres a eu lieu le 7 décembre. Il était vital que tout
s’emboîte au millimètre près, sinon il aurait fallu tout refaire. Et tout
s’est emboîté comme prévu ! La plateforme qui permettra aux
visiteurs de se promener au-dessus de Paris sera achevée dans
quelques jours. Eiffel ne l’a pas encore annoncé, mais il organisera
une grande fête de chantier le 1er avril, avant d’attaquer le deuxième
étage. Le plus spectaculaire commencera alors, avec le travail dans
les grandes hauteurs.
Gustave monte sans y penser l’escalier du pilier ouest. Il croise
Jules Puig, l’ingénieur qui a ouvert quinze ans plus tôt son agence
de Saïgon, et qui, depuis, n’a cessé de progresser dans la société.
Dans les ateliers de Levallois, c’est lui qui a dirigé la fabrication des
pièces destinées à la Tour. Il vient régulièrement sur le Champ-de-
Mars.
« Bonjour, Jules. Tout va bien, ce matin ?
— Tout avance comme prévu. Mais les ouvriers me paraissent de
plus en plus nerveux. Ils discutent sans cesse de ce qui se passera
après le premier étage… Les Italiens, surtout : ils sont
superstitieux. »
Eiffel écoute distraitement. Son esprit le ramène sans cesse à
son rendez-vous de l’après-midi. Il se demande, depuis le départ
précipité d’Adrienne la veille au soir, à quelle heure elle prend le thé.
Quatre heures, quatre heures et demie, cinq heures ? Il opte pour la
première hypothèse : s’il est en avance, il attendra. Le meilleur
moment n’est-il pas celui de l’attente, quand tout est encore
possible ? En revanche, s’il est en retard, il s’expose au risque
qu’Adrienne ait quitté son hôtel, ou qu’elle ait peu de temps à lui
consacrer. Il espère qu’ils passeront deux ou trois heures ensemble.
Il a annulé son rendez-vous de six heures, et prévenu les ateliers
qu’il ne serait pas là de l’après-midi.

La matinée s’écoule avec une lenteur désespérante. Il lui semble


que jamais les ouvriers n’ont progressé aussi mollement. Il se rend à
Levallois, où il constate que le nombre de pièces imparfaites
revenues du Champ-de-Mars a explosé. Il va voir son gendre,
désormais directeur général, dans le bureau mitoyen du sien.
« Adolphe ! Le taux de retour a augmenté de 400 % la semaine
dernière ! Vous en connaissez la raison ? Vous m’avez dit vous-
même il y a trois jours que les aciéries de Pompey nous envoyaient
maintenant la qualité de métal prévue, après le coup de semonce
que je leur ai donné il y a un mois !
— 400 % paraît spectaculaire. Cela signifie que les retours ont
été multipliés par cinq en une semaine, mais…
— Merci, je sais encore compter, mon garçon !
— … mais vous devez tenir compte, Père, du fait qu’il n’y a eu
qu’un seul retour la semaine précédente ! Et que les quatre, cette
fois-ci, concernent la même pièce, placée sur les quatre piliers. Une
erreur de cote sur le dessin, reportée quatre fois. Elle a été corrigée
depuis. »
Depuis que son gendre le seconde à la tête de l’entreprise,
Gustave a souvent le sentiment de jouer les inspecteurs des travaux
finis ; mais après tout, c’est son rôle. Autant qu’ils sachent se
débrouiller le jour où il passera la main. Lui, il doit développer la
notoriété de l’entreprise et décrocher les commandes, tandis
qu’Adolphe Salles fait tourner la boutique, avec Nouguier et
Koechlin. De plus, la confiance n’exclut pas le contrôle.
« On m’a dit que vous ne seriez pas là cet après-midi ?
— C’est exact », répond Gustave avec impatience.
Il se retient d’ajouter : « Et ça vous regarde ? » Son agacement
cache sa gêne. À cinquante-cinq ans, il ne serait pas libre de ses
mouvements ? Comme si son gendre pouvait lui reprocher de
prendre quelques heures de liberté alors qu’il travaille douze à
quinze heures par jour !
« La commande des chemins de fer thaïs est arrivée ?
— Oui, mais elle est plus importante que prévu.
— On va se débrouiller. On s’est toujours débrouillés, non ? »
Il tire sa montre à gousset de son gilet. Cela fait trois fois qu’il
regarde l’heure depuis qu’il est entré dans le bureau de son gendre.
Adolphe va finir par se douter de quelque chose.
Pour la centième fois, Gustave se demande s’il a bien fait
d’accepter ce rendez-vous. Il ne peut rien en résulter de bon –
qu’espère-t-il donc ? Même s’il a été ému en revoyant Adrienne, il
ne va pas refaire sa vie, elle non plus. Il est trop tard. Pourtant, il
veut se retrouver en face d’elle. L’obliger à s’expliquer. Il se gardera
de triompher : « Regarde où tu serais aujourd’hui si… » Après tout,
elle aussi est riche et fréquente les allées du pouvoir. Mais, même
s’il ne se l’avoue pas, il sait ce qu’il voudrait l’entendre exprimer :
des regrets.
« Ah, Adolphe, encore une chose.
— Oui, Père ?
— Je n’ai pas trouvé Nouguier et Millon. Vous leur ferez passer
ce message pour moi. Écoutez-moi bien : nous arrêtons de limiter
les accès des journalistes au Champ-de-Mars. Ils pourront
désormais aller et venir sur le chantier comme ils voudront.
— Mais…
— Sur ce chantier encore plus qu’un autre, ils sont notre
meilleure publicité.
— Mais tout de même, on ne sait jamais ce qu’ils écrivent et…
— Jean Compagnon leur plaît, eh bien, donnons-leur du
Compagnon. Ils vont en faire un emblème. Nous serons tous
gagnants sur le long terme.
— Vous voulez qu’ils sachent tout du chantier ?
— Il n’y a rien à cacher ! Les faire pénétrer dans notre “arrière-
cuisine”, leur faire comprendre ce que nous faisons et pourquoi nous
le faisons, c’est la meilleure manière de les rallier. On les oblige à
comprendre ce chantier, nos méthodes, notre organisation… l’accent
mis sur la sécurité de nos collaborateurs et la prise en compte de
leurs besoins – deux choses assez rares dans notre métier. Les
ouvriers le savent et vont témoigner spontanément : ils se battent
pour venir chez nous. Surtout pour construire la Tour la plus haute
du monde !
— Si je vous comprends bien, vous pensez qu’en laissant les
journalistes aller et venir, vous les ferez sortir de leur statut
d’opposants “de principe” ?
— Exactement. »
Une fois de plus, Adolphe se dit que son beau-père, tout
ingénieur et entrepreneur qu’il soit, est d’abord un psychologue hors
pair. En tout cas quand ça l’arrange. Il ne semble pas vouloir
comprendre, en revanche, à quel point la vie sous son toit, aux
ateliers comme à la ville, peut être pesante pour un gendre. Claire
fait toujours passer les desiderata de son père avant ceux de son
mari. Est-ce sa faute s’il est si doux et discret que même sur les
photos, il semble toujours en retrait, tandis que Claire trône au côté
de Gustave ? Même les besoins de leur fils de deux ans, Robert,
passent avant les siens.
À trois heures et quart, Gustave s’éclipse comme un voleur pour
rejoindre Paris. L’hôtel d’Adrienne, non loin de l’Arc de triomphe, se
trouve sur le chemin qu’il emprunte quotidiennement, quand il va de
Levallois au Champ-de-Mars : le train jusqu’à Saint-Lazare, puis un
fiacre de la gare à l’Étoile. Mais cette fois, pendant le trajet, il ne
pense ni aux commandes en cours ni aux propositions qui affluent
comme jamais. Il ressasse son obsession : que va-t-il dire à
Adrienne ? et que va-t-elle lui dire, elle ? Pourquoi veut-elle le voir ?

Les minutes continuent de s’égrener trop lentement. Quand il finit


par arriver au pied de l’hôtel des Acacias, il est quatre heures moins
cinq. Il connaît l’établissement : les propriétaires sont bordelais et
n’emploient que des gens venus d’Aquitaine. Adrienne ne l’a pas
choisi par hasard.
Il entre. Il sait que sa présence en impose. Un homme entre deux
âges l’accueille, poli, sans plus.
« Je voudrais voir Mme Adrienne Troye.
— Vous pouvez vous asseoir là, répond le concierge en
indiquant un coin meublé de trois chaises et d’une table basse sur
laquelle traînent deux journaux. J’envoie quelqu’un la chercher. »
Il hèle une jeune femme de ménage qui passe avec un seau et
un balai :
« Va prévenir la dame de la 12 qu’elle a un visiteur. »
Il n’a pas le temps de lire la première page de La Petite Gironde
de la veille qu’un pas dans l’escalier lui fait lever la tête : Adrienne.
Son apparition, qu’il attendait pourtant, lui fait l’effet d’un coup de
poing dans l’estomac. Avec son manteau vert d’eau et son bibi à
plume, elle est encore plus belle que la veille.
« Gustave ! Je me demandais si tu viendrais, lance-t-elle avec un
sourire éclatant.
— Et pourquoi non ? répond-il en lui tendant le bras pour
descendre les quelques marches du perron. Cela m’a fait plaisir de
te revoir chez les Lockroy. Une fois passé l’effet de surprise… »
Dans la rue, elle laisse sa main sur son bras. Il sent son cœur
s’accélérer. Va-t-il se mettre à battre la chamade, comme autrefois,
lorsqu’ils arpentaient ensemble les quais de la Garonne ? Il se
souvient de ses vingt-huit ans. De sa gaucherie. Si, en doublant
d’âge, il a perdu toute sa timidité, avec elle, il a l’impression de
régresser.
« Je reconnais que j’avais un avantage sur toi, continue
Adrienne : notre hôtesse m’avait donné la liste des convives. Elle
m’avait même consultée sur le plan de table.
— Et tu n’avais pas fait en sorte d’être à côté de moi ?
— Gustave ! C’est moi qui t’ai fait inviter hier soir. »
Il met deux secondes à digérer l’information.
« Rassure-toi, je n’ai pas eu besoin d’insister : on a parlé de la
Tour de 300 mètres, je lui ai demandé si elle connaissait le fameux
M. Eiffel, et elle m’a dit que justement elle avait l’intention de te
convier chez elle lors d’un prochain dîner parce que tu vas devenir la
coqueluche de Paris. Et je lui ai rappelé de le faire, au bon moment.
Je n’allais pas, en plus, lui demander de me mettre sur tes genoux…
— De là à me snober !
— Je n’ai pas osé m’imposer. Tu es devenu si… impressionnant.
— Tu te moques de moi ? »
Elle hausse les épaules.
« Tiens, entrons dans ce salon de thé, tu veux bien ? »
Ils choisissent sans se concerter une petite table isolée, au fond
de la pièce. Eiffel tient la chaise d’Adrienne, et ses yeux s’attardent
sur sa nuque, à la racine des cheveux. Il résiste à l’envie de poser
sa main sur son cou. Tout ce temps à rattraper. Combien faudrait-il
d’heures, de jours pour se raconter vingt-huit années ? Il lui fait
retracer sa vie, son quotidien, la mort de son père, celle de son mari.
L’entreprise familiale qui vivote. Elle est passée au bord de la faillite
l’année précédente, et c’est pour éviter un nouvel incident de
trésorerie qu’Adrienne se rend dans la capitale de temps en temps :
elle « huile » les relations avec les banquiers.
« Cela te paraîtra peut-être étrange, mais l’un d’eux, un ami
d’enfance qui est monté à Paris et qui est très haut placé
maintenant, est toujours amoureux de moi…
— En quoi cela devrait-il m’étonner ? Tu es une très belle
femme.
— Depuis que je suis veuve, il a le sentiment de veiller sur moi.
Je ne lui ai rien promis, rien donné, mais sans lui l’entreprise
n’existerait plus. Mon frère ne le sait pas. Mais toi alors ? Raconte-
moi tout. »
Il répond sans détour aux questions qu’elle lui pose : ses débuts
à son compte, les années sur le fil du rasoir, les étapes de son
ascension qui semblent, avec le recul, s’être enchaînées tout
naturellement. Ses enfants : Claire, qu’il dépeint avec une telle
fougue qu’Adrienne devine leur relation particulière ; ses deux autres
filles, Valentine et Laure, mariées aussi ; ses deux garçons, dont elle
comprend qu’ils le déçoivent. Dehors, le jour commence à tomber.
Un silence s’installe. Il prend une grande inspiration. Cette fois, il en
aura le cœur net.
« Il faut que je sache, Adrienne. Tu n’as jamais répondu à mes
lettres. Et le doute ne m’a pas quitté pendant toutes ces années.
Pourquoi avoir rompu nos fiançailles ? Ton père a prétendu que ta
mère ne se résignait pas à se séparer de toi !
— Ma mère ne se résignait pas à me voir t’épouser, surtout. Mes
parents disaient que ta famille n’était pas respectable.
— Et tu les croyais ?
— Avais-je le choix ? Gustave, je n’ai jamais reçu les lettres dont
tu parles !
— Je t’expliquais tout pourtant. Certains, à Dijon, en voulaient à
ma mère de diriger une entreprise, d’avoir trop bien réussi… Et je
n’étais pas responsable de la faillite de mon beau-frère !
— Ils disaient que tu voulais m’épouser pour ma fortune.
— Mes parents étaient certes moins riches que les tiens, mais
leur situation était plus sûre ! Et puis, tu aurais dû t’en moquer : ce
n’étaient pas mes parents que tu épousais.
— Ma mère faisait tout pour que je n’aie plus confiance en toi :
pour elle, tu n’avais aucun avenir. »
Adrienne le regarde droit dans les yeux :
« Et puis… tu avais déjà demandé la main de trois jeunes filles
de la région au cours des neuf mois précédents. Ton notaire a tout
raconté. »
Gustave sent la rougeur lui monter aux joues. Toute la réussite
du monde ne pourra réécrire cette phase douloureuse de son passé.
« C’est vrai, mais je n’ai jamais été amoureux d’elles. C’est bien
le problème d’ailleurs. Si un mariage avait eu lieu avec l’une d’elles,
ç’aurait été un arrangement, rien d’autre. Il n’y a que toi dont j’aie été
amoureux, toi pour qui je me sois vraiment battu. Je t’ai écrit des
dizaines de lettres, pendant des mois !
— Pendant ce temps-là, moi, je devais dé-broder nos initiales sur
les draps et les torchons… et mes parents interceptaient tes lettres.
Il faut comprendre ma naïveté. J’ai pensé que tu étais déjà passé à
la jeune fille suivante. La cinquième.
— J’ai été malheureux comme les pierres, Adrienne. Je t’aimais
tellement ! Oui, je me suis marié, puisque tu ne voulais pas de moi,
mais après quels atermoiements !
— Moi j’ai épousé celui auquel mes parents me destinaient
depuis toujours. Un bon garçon. J’aurais pu tomber plus mal. J’ai fini
par l’aimer.
— Moi aussi, j’ai aimé Marguerite. C’était une fille formidable. Et
elle m’a donné cinq enfants.
— Tu as de la chance.
— Pourquoi n’en as-tu pas eu ?
— C’est ainsi. On ne saura jamais si c’était la faute de mon mari
ou la mienne.
— Et tu ne t’es pas remariée ? Tu n’avais que trente-cinq ans, tu
aurais pu encore enfanter… »
La jeune femme fronce les sourcils :
« Toi non plus tu ne t’es pas remarié…
— J’aurais pu. Je n’ai pas voulu. Contrairement à ce qu’on dit, on
ne “refait” pas sa vie. On continue, c’est tout. »
La conversation a pris un tour amer. Gustave comprend qu’il
s’est mal exprimé et que s’il ne dit rien, ils vont se séparer, là, sur un
constat terrible : ils s’aimaient, ils ont été injustement séparés, mais
il est impossible d’effacer le passé et de revenir en arrière. Adrienne
esquisse le geste de se lever. Il la retient par le bras.
« Adrienne, ne pars pas. Je… je t’aime toujours. »
Elle sursaute, comme si une mouche l’avait piquée. Puis son
visage se trouble. Il insiste :
« Je n’ai jamais cessé de t’aimer.
— Mais, Gustave, il est trop tard ! Tu viens toi-même de dire
que… »
Brusquement, Eiffel décide de prendre la direction des
opérations. Il n’est plus le petit ingénieur timoré qui vise trop haut.
Son nom sera bientôt celui du plus haut monument du monde.
« Rentre à l’hôtel. Je vais y prendre une chambre moi aussi, pour
la nuit. Je viens te retrouver dans un quart d’heure. Chambre 12,
n’est-ce pas ? »
Quand Adrienne rougit, son visage semble encore plus juvénile.
Il retrouve la fille des baisers volés, celle qui mettait des pantalons
pour provoquer ses parents, celle qui défend aujourd’hui la cause
des femmes. Il aime l’espièglerie qu’il voit briller dans ses yeux.
Il la laisse s’éloigner. Compte les secondes. Quand dix minutes
se sont écoulées, il prend à son tour le chemin de l’hôtel. Pourvu
que l’hôtelier ne soit pas trop scrupuleux.

L’homme lui attribue la chambre 11 avec un sourire goguenard.


Qui espèrent-ils tromper avec ce subterfuge ?
Un quart d’heure plus tard, l’ingénieur frappe à la porte
d’Adrienne. Ses derniers mots sont un baroud d’honneur auquel elle
ne croit pas elle-même :
« Gustave, tu n’imagines pas qu’on puisse… »
Il lui ferme la bouche d’un baiser. Il a attendu presque trois
décennies pour sentir sa peau contre celle d’Adrienne. Personne ne
lui volera ce moment.
Les jours suivants ressemblent à la lune de miel qu’ils n’ont
jamais eue. Adrienne est à Paris pour dix jours encore. Tous les
soirs, ils se retrouvent à l’hôtel vers six heures. Parfois, ils se voient
dans la journée : ils vont déjeuner sur les Champs-Élysées ou se
promener dans les jardins des Tuileries. Il l’accompagne pour
acheter des chapeaux. Ils dînent ensemble dans les meilleurs
restaurants. Si le nom d’Eiffel est connu, personne ne le reconnaît
dans la rue, et si d’aventure il croise une relation d’affaires, il
présente Adrienne comme une cousine bordelaise.
Le premier soir, Claire l’a attendu pour le dîner. Le lendemain, il
lui explique que pendant la semaine à venir, Adolphe et elle devront
dîner sans tenir compte de ses horaires. S’il est là pour sept heures,
elle mettra un couvert de plus.
« Ne me demande rien, ma petite fille. Tu seras la première
informée le moment venu. »
Il la sait inquiète de ce changement d’habitudes, mais trop
discrète pour poser des questions. Leur complicité a beau être
totale, il ne peut pas lui raconter ce qu’il vit avec Adrienne. Ce
sentiment de plénitude qu’il n’avait jamais ressenti. Il connaissait le
désir, la tendresse, l’amour conjugal, la satisfaction de l’homme
aimé, mais pas la passion. Elle le comble autant qu’elle le dévore.
Ses collaborateurs enregistrent ses absences, sa distraction lorsqu’il
est présent, s’étonnent de cet air soudain rajeuni, mais s’abstiennent
de tout commentaire. Ils échangent des regards entendus. Leur
patron a enfin une vie personnelle. Ce n’est pas trop tôt.

La veille du départ d’Adrienne, Gustave, au travail depuis cinq


heures du matin, vient la chercher à l’heure du thé.
« Suis-moi. Un fiacre nous attend en bas. Je t’emmène au-
dessus de Paris.
— Tu veux dire… sur la Tour en construction ?
— Si tu as le courage de monter les marches jusqu’au premier
étage, oui. Mais il faudra grimper vite ! En mars, les jours sont courts
et les ouvriers cessent le travail à six heures, dès que la lumière
baisse.
— Pour éviter les accidents ?
— Bien sûr. Nous avons une fenêtre de tir entre six heures et six
heures et demie… entre chien et loup.
— Attends, j’enfile un pantalon et des ballerines, ce sera plus
pratique pour grimper. J’en ai pour une seconde.
— Toujours ces pantalons d’homme ! » s’amuse-t-il.
Les deux complices se postent sur le Champ-de-Mars, à bonne
distance de la Tour, et guettent le départ des équipes. Dès que les
derniers hommes ont quitté le chantier, à six heures cinq, Gustave
se précipite pour occuper le gardien tandis qu’Adrienne se faufile
jusqu’au pilier ouest. Il la rejoint quelques minutes plus tard, au
moment où elle attaque les escaliers. Gustave, très entraîné, ne
s’essouffle pas, mais Adrienne est aussi en excellente forme
physique et il ne la distancie que dans les derniers mètres,
lorsqu’elle essaie vainement de refaire son chignon dissimulé sous
une casquette. Au moment où ils arrivent sur la plateforme, un soleil
rouge sang jette ses derniers feux. Il va tomber derrière la colline de
Saint-Cloud et nimbe d’une lumière rose tout l’Ouest de Paris, du fort
d’Issy à la butte Montmartre.
Appuyés sur le garde-corps, comme à la proue d’un navire, ils
contemplent, nez au vent, le spectacle saisissant de la capitale
illuminée par le couchant. Ils dominent les toits, les avenues, les
immeubles et les églises, ils sont les rois du monde.
Gustave prend la main de sa compagne, dont les cheveux
dénoués flottent autour du visage, et pose ses lèvres à la jointure de
ses doigts. La lumière est douce à pleurer.
« Adrienne, je n’ai jamais été aussi heureux. Je ne pourrai plus
vivre sans toi maintenant. »
La jeune femme retient sa respiration. Elle sait ce qui va suivre.
« Adrienne, veux-tu m’épouser ? Pour de bon, cette fois ? »
C’est ce qu’elle attendait et redoutait.
16

La grève

PARIS, CHAMP-DE-MARS, MARS 1888

« Les fêtes de chantier sont des moments que j’affectionne, vous


le savez, et que je ne manquerais pour rien au monde. »
Une salve d’applaudissements interrompt le discours dès la
première phrase. Gustave caresse sa barbe d’un geste de la main
gauche devenu machinal tandis que, de la droite, il demande le
silence pour pouvoir continuer.
« Je sais que vous aimez aussi vous retrouver tous ensemble –
ouvriers du Champ-de-Mars et de Levallois, ingénieurs, chefs
d’équipes… – avec vos épouses, pour montrer le travail accompli,
cette mission qui vous éloigne si souvent de votre foyer. Je sais que
comme moi vous en êtes fiers. Que cette Tour qui sera la plus haute
du monde sera autant la mienne que celle de chacun d’entre vous.
Aussi nous allons ensemble fêter cet exploit, ou plutôt cette étape,
mais il n’y a pas de doute que nous irons jusqu’au bout ! »
C’est plus qu’une fête de chantier que Gustave a organisée sur
la plateforme du premier étage terminé, le 31 mars : c’est un festin
mémorable. Le premier banquet à presque 60 mètres au-dessus de
Paris. Il a fait monter des dizaines de caisses de victuailles et de
boissons pour un déjeuner pantagruélique. Il a engagé une vingtaine
de serveurs. En veste blanche, devant les convives médusés, ils
découpent les viandes, préparent les sauces, ouvrent les
bouteilles… Des tréteaux recouverts de nappes blanches font office
d’étals géants. Eiffel préside une table d’honneur composée de
députés et de journalistes ; il a placé Adrien Hébrard à sa droite.
Non loin, son confrère Émile Goudeau, l’auteur d’un reportage digne
de Victor Hugo sur les forgerons du ciel : il décrit les « hommes
noirs, grandis par la perspective du plein ciel », « piqués sur une
assise de quelques centimètres », qui ont « l’air de faucher des
éclairs dans les nuées ». Gustave savait bien qu’avec le temps, ses
opposants deviendraient ses promoteurs.
Gustave Eiffel prononce quelques mots pour dire sa satisfaction.
Ses discours ne s’éternisent jamais : il n’est pas très à l’aise devant
un large public. Il se laisse facilement déstabiliser par le brouhaha.
Pourtant, il termine son discours sous les vivats. Jean Compagnon
lui répond au nom des « gars du ciel », et Émile Nouguier au nom
des « gars du plancher », ceux de Levallois. Tandis qu’il les écoute,
son regard s’attarde sur le coin de la plateforme où il s’est tenu la
veille avec Adrienne, avant son départ pour Bordeaux. Tout,
aujourd’hui, lui rappelle l’absence de son ex-fiancée : l’escalier,
qu’elle a grimpé si vivement devant lui dans son pantalon d’homme,
le recoin où ils se sont embrassés en arrivant en haut,
l’emplacement des boutiques qu’elle voulait visualiser :
« Il y aura quatre restaurants : un bar anglo-américain, une
brasserie flamande, un restaurant russe et un restaurant français.
— Tu me montres le système d’évacuation des épluchures de
légumes que tu as inventé pour eux ?
— C’est un vide-ordures. Il fonctionne selon le bon vieux principe
de la gravité. »
Elle voulait tout voir, tout comprendre, tout partager. Elle n’a pas
répondu à la demande qu’il lui a faite, en criant presque pour couvrir
une rafale de vent. Mais son émotion était palpable, il l’a vue dans
ses yeux. Il a cru qu’elle allait accepter d’emblée, et il n’a pas
compris ce qui la retenait. Après tout, elle s’est donnée à lui, chaque
jour, depuis leurs retrouvailles. Ils ont connu des heures de plaisir
intense et des soirées d’échanges interminables. Est-ce ce dont elle
rêve, de rester sa maîtresse à jamais ? Est-elle à ce point
anticonformiste ? Elle a promis qu’elle réfléchirait, qu’elle répondrait
vite.
Une semaine plus tard, il reçoit une lettre, écrite à la hâte,
comme si elle craignait de changer d’avis : oui, elle accepte ; bien
sûr, elle l’épousera ; évidemment, elle viendra vivre à Paris. Mais
elle lui demande d’attendre la fin de l’année pour l’annoncer. Elle a
tant d’affaires à régler à Bordeaux ! D’ici là, ils se verront souvent :
elle monte à la capitale toutes les six semaines environ. Eiffel se
sent soulagé ; pourtant, il n’imaginait pas essuyer un refus. Ils sont
faits l’un pour l’autre. La passion des jeunes années s’est accrue
avec son accomplissement charnel.
En réalité, s’il accueille avec ravissement la lettre d’Adrienne, elle
suscite autant de questions que de réponses. Quelles sont ces
affaires bordelaises qui l’empêchent de vivre à Paris et de l’épouser
séance tenante ?
Lorsqu’elle revient à Paris six semaines plus tard, il n’ose pas lui
poser la question. Il n’a pas envie de rompre le charme. Avec elle, il
se sent tellement léger ! Depuis quelques jours, il traverse une
période d’angoisse qui lui rappelle les débuts de son entreprise,
vingt ans plus tôt. Il taisait le plus souvent ses tracas professionnels
à sa sœur Marie, et plus encore à Marguerite, qui avait bien d’autres
soucis avec les enfants et sa propre santé. Il n’a pas l’habitude de se
confier, Il ne veut pas que les soirées trop rares qu’ils passent
ensemble soient assombries par ses ennuis. Mais Adrienne se rend
vite compte qu’il est préoccupé. Elle est davantage qu’une épouse
ou un membre de sa fratrie : elle est son âme sœur. Elle partage
tout, elle comprend tout. Et elle sera bientôt sa femme.
« Que t’arrive-t-il, Gustave ? Je vois bien que tu veux faire bonne
figure, mais tu n’as pas touché à ton assiette, tu es nerveux…
— Tu as raison. Pour tout te dire… je crains que la Tour ne
dépasse jamais le deuxième étage. J’ai l’impression que mes
banquiers sont en train de me lâcher, au plus mauvais moment. Car
je n’ai pas encore reçu les avances sur lesquelles je comptais, pour
le chantier de Panama…
— Les banquiers vous lâchent TOUJOURS au plus mauvais
moment ! Tu m’avais dit que tu avais la Banque franco-égyptienne,
la Société générale et le Crédit industriel et commercial dans ton
capital, n’est-ce pas ? Pourquoi te lâcheraient-elles toutes en même
temps ?
— Elles sont en consortium, elles travaillent main dans la main.
S’il y en a une qui flanche, les autres ne voudront pas être le dindon
de la farce.
— Elles t’ont dit qu’elles n’apporteraient pas le capital prévu ?
— Non, non, pas encore. Octave Homberg, le patron de la
Société générale, me dit que tout est prêt pour lui, mais ses
confrères… je les sens mal à l’aise. Ils traînent des pieds, je le vois
bien, ils craignent l’échec. On a pris deux mois de retard. Ils savent
que si la Tour n’est pas prête pour l’ouverture, ils perdront leur
investissement. Guez de Balzac, du Crédit industriel et commercial,
me rappelle sans cesse les risques qu’il prend pour moi. Il oublie de
parler de ses bénéfices si la Tour est un succès populaire !
— À en juger par les centaines de curieux qui sont là tous les
jours, le succès ne fait pourtant aucun doute ! Ils peuvent dire qu’elle
est monstrueuse, elle n’en sera pas moins attractive et je suis sûre
qu’elle fera ta fortune ! Avec qui traites-tu à la Banque franco-
égyptienne ? »
Après la mort de son mari, Adrienne a suivi de près les affaires
de Bourgès et Troye, dirigée officiellement par son frère, son beau-
frère et son neveu. Elle connaît les gens qui comptent, à Paris
comme à Bordeaux.
« J’ai toujours traité avec le président, Montalban. Tu le
connais ?
— Non. Mais il part bientôt. Ce n’est plus lui qui prend les
décisions. C’est son successeur, Pierre Abadie.
— Tu le connais, lui ?
— Un peu. »
Adrienne a rougi imperceptiblement.
« Tu sais quelque chose que je ne sais pas ?
— Non, bien sûr que non.
— Mais tu n’as pas l’air dans ton assiette !
— Il faut que je prenne l’air. Allons sur les Champs-Elysées. »
Entre deux visites d’Adrienne, le chantier de la Tour remplit ses
jours et, parfois, ses nuits. La construction du deuxième étage ne
suit pas le même processus que le premier. Il s’agit toujours
d’assembler des blocs de pièces préparés dans les ateliers de
Levallois, mais sans échafaudages depuis le sol. Un monte-charge à
vapeur, installé au premier étage, hisse les pièces. Une fois sur la
plateforme, elles sont réparties grâce à des wagonnets qui évoluent
sur une voie circulaire. Ce petit train sera utilisé jusqu’à
l’achèvement du deuxième étage : ensuite, les quatre montants de la
Tour fusionneront pour former une seule cage métallique tendue
vers le ciel.
Une grue de montage à vapeur utilise le long des piliers les
glissières prévues pour les ascenseurs. Elle doit être hissée en
même temps que la construction, ce qui nécessite une manœuvre
délicate : il faut la détacher de ses rails, puis la faire coulisser, enfin
la refixer à la bonne hauteur au fur et à mesure que la « Vierge
maigre » grandit. Comme toujours, les pièces métalliques sont
assemblées provisoirement par des broches et des boulons et,
lorsqu’il est certain qu’elles se trouvent dans leur position définitive,
elles sont rivetées à chaud.
La partie de la Tour qui sépare le premier du deuxième étage est
achevée en six semaines, un record. La Société générale a
débloqué sa part de capital, mais ses consœurs rechignent. Le
15 mai 1888, les ouvriers s’attaquent au montage de la deuxième
plateforme, qui doit prendre trois mois. Jean Compagnon constate
alors qu’ils deviennent nerveux, inquiets, voire, pour certains,
irritables. Le travail à cette hauteur leur semble plus dangereux.
D’autant que l’été est caniculaire. En août, il fait 40 °C à midi
presque tous les jours. Et il suffit d’un orage pour qu’ils soient
obligés de redescendre : si l’orage dure, il faut chômer deux ou trois
jours, sans être payé. Ils sont las et menacent de se mettre en
grève.

Adrienne est à Paris pour trois jours. Comme toujours, Gustave


ne parvient pas à lui donner le change. Le premier soir, après des
retrouvailles passionnées, à l’heure où, d’ordinaire, ils s’endorment
amoureusement enlacés, son anxiété est si perceptible qu’elle exige
d’en connaître la raison.
« Les ouvriers vont se mettre en grève, répond-il avec un soupir.
Je n’ai jamais connu cela. Les meneurs sont les Français, les
Italiens se plaignent moins. Vimont – celui qu’ils ont désigné pour les
représenter – m’a fait comprendre que leurs salaires sont
insuffisants compte tenu des conditions de travail et des risques
encourus. Ils se plaignent que le temps de pause, pour le déjeuner,
soit de plus en plus long puisqu’ils doivent descendre et remonter
plus de 150 mètres, ce qui leur prend vingt ou trente minutes dans
chaque sens. Et comme cela s’ajoute à leur temps de travail…
— Mais que veulent-ils exactement ?
— Une augmentation du tarif horaire. Ils sont en position de
force : je ne peux pas prendre le risque d’un arrêt du chantier, et ils
le savent. Nous avons utilisé quasiment toute notre marge de
sécurité, et le plus dur – l’hiver – est encore devant nous. Nous
avons besoin de toutes les journées, sept jours sur sept, si l’on veut
être prêts pour l’ouverture de l’Exposition universelle.
— Que vas-tu faire alors ?
— Je vais leur proposer la prise en charge de leur assurance.
— Leur assurance ?
— Dans ma société, tous les ouvriers sont assurés en cas
d’accident : leur famille doit pouvoir s’en sortir s’il leur arrive un
pépin.
— C’est une grosse somme ?
— Elle représente 2 % de leur salaire.
— Qui la paie actuellement ?
— Elle est déduite de leur rémunération – cela dit, chez moi ils
gagnent un peu plus que chez les autres…
— C’est-à-dire ?
— Un manœuvre gagne 0,60 franc de l’heure, un monteur ou un
riveur 0,70 franc et un charpentier 0,80.
— Mais pour la pause déjeuner ? Ils veulent qu’elle soit
décomptée dans le temps de travail, c’est ça ?
— Oui, mais c’est impossible, cela renchérirait les coûts de 15 %.
Inimaginable.
— Pourquoi n’installes-tu pas une cantine au premier étage ou
même au deuxième ? Il y aurait beaucoup moins de déperdition
d’énergie et de temps ! »
Gustave sourit : cette idée lui parle. Pourquoi n’y a-t-il pas pensé
plus tôt ? Une nourriture saine, pas chère, de l’alcool en quantité
limitée et il prendrait à sa charge un tiers du repas… Ce serait
révolutionnaire. Les ouvriers comme l’entreprise y gagneraient ! Lui
aussi : ils économiseraient une heure – et une bonne dose de
fatigue – en évitant de descendre et remonter sur le Champ-de-
Mars. S’ouvrir de ses problèmes à des gens qui ne sont pas du
métier, quand ils sont aussi pragmatiques qu’Adrienne, peut être
diablement enrichissant. Ah, s’ils pouvaient vivre ensemble dès
aujourd’hui…
L’annonce de la prise en charge des 2 % d’assurance et la
création de la cantine calme les esprits. Les « charpentiers de la
Tour » reprennent le travail dans la fournaise. Hélas, ce n’est qu’un
répit. Le 19 septembre, alors que l’argent manque à nouveau, une
grève se déclenche : les ouvriers dénoncent les dangers du travail
dans les très grandes hauteurs. La pluie, les rafales, la neige bientôt,
peuvent les déstabiliser sur leurs planchers étroits. Des photos sont
faites par des reporters, qui impressionnent le public : on y voit un
peintre descendant une corde à nœuds au-dessus du vide
gigantesque, ou un groupe de quatre charpentiers debout sur un
assemblage de planches, à 20 centimètres de l’abîme : ici, la
moindre bousculade peut entraîner une chute de 200 mètres.
Les ouvriers sont flattés d’être au cœur de l’attention générale,
mais cette sollicitude les rend vindicatifs. Ce matin-là, sur les cent
quarante requis, vingt-sept se présentent. Ils veulent que les risques
qu’ils prennent lorsqu’ils travaillent au-delà du deuxième étage
soient reconnus.
« Mais tomber de 150 mètres n’est pas plus dangereux que
tomber de 50 mètres ! C’est exactement le même travail, sur les
mêmes planches, avec les mêmes conditions de sécurité », répète
Eiffel.
Et la même mort, certaine, en cas de chute.
Bouvard, l’architecte qui conçoit le dôme de la galerie des
machines pour l’Exposition universelle, semble lui aussi se mettre du
côté des ouvriers lorsqu’il exprime publiquement son inquiétude :
« J’ai déjà élevé plusieurs flèches et je sais toutes les
précautions qu’il faut prendre pour préserver les ouvriers du vertige.
Va-t-on créer des ouvriers aériens comme on a créé des ouvriers
souterrains, les mineurs ? À côté de l’ouvrier taupe, verra-t-on
émerger l’ouvrier oiseau ? »
Eiffel s’en agace et répond à ces propos par journal interposé :

Les hommes qui ont travaillé sur le chantier de Garabit, à plus de


120 mètres de hauteur, n’avaient pas le vertige. Et pourtant, ils
étaient absolument dans le vide et en porte-à-faux. C’étaient, pour la
plupart, de simples paysans, et ils s’étaient vite habitués à travailler
à cette hauteur !

Le message est clair : c’est vous qui créez le vertige, c’est une
construction intellectuelle. Le vertige n’affecte que des gens habités
de peurs irraisonnées. Les hommes « à l’état de nature » ne l’ont
pas.
Parallèlement, Eiffel exhorte les ouvriers à reprendre le travail et
menace de remplacer ceux qui ne se présenteraient pas le
lendemain. Rien à faire : le 20 septembre, à six heures du matin, au
pied de la Tour, seule une vingtaine d’hommes sont là pour prendre
leur service. Ils ne sont pas plus nombreux le 21. Eiffel va perdre
son bras de fer. Il faut agir, et vite. Dans le courant de la journée,
l’entrepreneur réunit son comité de crise : Koechlin, Nouguier, Salles
et Compagnon.
« Cette fois nous n’avons plus aucune marge, avertit Nouguier.
S’ils ne reprennent pas le travail demain, nous ne finirons pas à
temps.
— Ce n’est pas une option ! coupe Eiffel.
— Ils ne cèderont pas, prévient Compagnon. C’est un chantage
et ils se savent en position de force. On leur a suffisamment expliqué
que le montage était minuté et que le chantier était hors normes.
— Que voulez-vous que je fasse, alors ? rugit Eiffel. Vous me
poussez à céder ?
— On n’a pas le choix.
— Mais qu’est-ce qui me dit qu’ils ne vont pas recommencer
dans quinze jours ? Et dans trois mois ?
— Rien. »
Gustave Eiffel cède, la mort dans l’âme. Le 22 septembre, il
laisse Jean Compagnon annoncer aux ouvriers du Champ-de-Mars
que l’entreprise accepte une augmentation mensuelle de 0,05 franc
de l’heure chaque mois pendant les trois prochains mois, soit 15
centimes au total, avec effet rétroactif au 1er août. Il s’agit donc bien
d’une augmentation liée au travail dans les grandes hauteurs. Ils
obtiennent aussi des vêtements en peau de mouton et des
imperméables.
Eiffel n’ose pas dire à ses lieutenants que tout cela ne servira
peut-être à rien. Car la Compagnie risque de se trouver bientôt à
court d’argent. Le blocage semble venir de la Banque franco-
égyptienne. C’est ce que laissent entendre ses interlocuteurs de la
Société générale et du Crédit industriel et commercial tandis que
Montalban, lui, l’évite. Gustave sent bien que les remous sociaux
alimentent les inquiétudes de ses bailleurs de fonds. Mais est-ce la
seule raison ?

Il ne peut imaginer qu’ils soient sensibles à cette rumeur ridicule


qu’on lui a rapportée : une superstition qui voudrait qu’aucun édifice
au monde ne puisse dépasser 228 mètres de haut. Une malédiction
qui toucherait les grandes hauteurs. Les curieux qui suivent
l’érection de la Tour se mettent à y croire parce qu’ils constatent
qu’elle n’a pas grandi pendant un mois et demi. Certains croient
même tenir l’explication : elle penche ! Elle penche déjà ! La rumeur
tourne court lorsqu’il s’avère que les uns la voient pencher à droite et
les autres à gauche. En réalité, le plancher de la deuxième
plateforme nécessite des préparatifs énormes, d’où l’impression
qu’elle ne progresse pas, vue du sol.
Ce même 22 septembre, Gustave a prévu de présenter Adrienne
à Claire et à Adolphe. Le rendez-vous a été fixé au café de Flore, un
café à la mode qui vient d’ouvrir près de l’église de Saint-Germain-
des-Prés. La veille, il a pris son matériel photographique et fait poser
celle qu’il considère à nouveau comme sa fiancée devant la porte de
l’hôtel Salé, dans le Marais. Elle s’y est d’abord opposée.
« Ce n’est pas que j’ai peur que tu tires mon portrait, mais à quoi
bon ? Nous autres, êtres humains, nous changeons sans cesse,
surtout à mon âge. Ta photographie sera caduque avant même
d’avoir été développée !
— J’ai besoin d’avoir une photo de toi. Parfois, quand tu n’es pas
là, tes traits s’estompent dans ma mémoire, ils m’échappent, et j’en
suis malheureux. Je te promets que cela ne prendra que quelques
minutes. »
Gustave et Adrienne ont l’intention d’annoncer leur mariage sans
donner de date pour la cérémonie ; s’ils sont questionnés, ils
évoqueront « quelques mois » ou « au printemps ». Gustave craint
le choc que la nouvelle pourrait produire sur Claire. Cela fait plus de
dix ans que Marguerite les a quittés, et que sa fille joue le rôle de
maîtresse de maison ; elle pourrait y voir un désaveu. Du moins
l’imagine-t-il. Lorsqu’elle s’est mariée avec Adolphe Salles, elle n’a
pas osé évoquer avec son père une alternative à la coexistence
sous le même toit. Qu’elle et son mari souffrent de ce joug et qu’un
changement de situation puisse les arranger n’a pas effleuré l’esprit
de Gustave.
Les Eiffel père, fille et gendre se rendent donc place du
Trocadéro à seize heures précises. Gustave n’a rien laissé filtrer
mais Claire se doute que ce mystérieux rendez-vous est en liaison
avec la multiplication, depuis six mois, de ses absences et du fait
qu’il découche. Elle en devine la raison mais, bonne fille, attend
patiemment que son père se décide à lui donner l’explication. Ses
cheveux bruns couverts d’une large capeline et le visage à demi-
dissimulé par une voilette, elle semble déjà poser en majesté pour le
peintre qu’elle doit rejoindre en fin d’après-midi, et qui fait son
portrait à la demande de son père. Gustave imagine déjà l’immense
tableau trôner dans le salon.
À quatre heures et quart, Adrienne n’est pas là et Gustave
commence à s’inquiéter. À quatre heures et demie, il doit se rendre à
l’évidence : elle ne viendra pas. Ils se préparent à partir. C’est alors
qu’un serveur apporte un message :
« Une dame vous attend dehors, dans un fiacre, monsieur Eiffel.
— Mais pourquoi n’est-elle pas entrée ? Dites-lui de venir nous
rejoindre !
— Elle demande que ce soit vous qui veniez. Elle insiste. »
Gustave sort du salon de thé et se précipite vers le fiacre.
Adrienne est recroquevillée au fond du véhicule, avec un air fuyant
et apeuré qu’il ne lui connaît guère. Ses yeux sont gonflés.
« Ne monte pas, Gustave. C’est inutile. Et ne dis rien, je t’en prie.
Il m’a fallu beaucoup de courage pour prendre cette décision.
Voilà… Je voulais te prévenir… que tout est fini entre nous.
— Je ne comprends pas. Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Je repars à Bordeaux et nous ne nous verrons plus pendant
quelque temps. C’est mieux ainsi.
— Tu ne veux plus m’épouser ?
— Non. Ce n’est pas une bonne idée.
— Mais enfin, n’es-tu pas heureuse avec moi ?
— Ne crois pas que je le fasse de gaieté de cœur. C’est la seule
solution. Tu vas pouvoir finir ta Tour, et les Établissements
Bourgès & Troye vont pouvoir éviter la faillite. Je ne dois pas être
égoïste.
— Je ne comprends rien ! De quoi parles-tu, enfin ?
— Tu n’as pas encore compris ? Si je pars avec toi, Pierre ne me
le pardonnera jamais. Il ne nous le pardonnera jamais. »
C’est Abadie, le futur président de la Banque franco-égyptienne,
qui a permis à la société Bourgès & Troye de rester en vie. Il l’a fait
pour elle, quand aucun autre banquier n’y croyait. Il lui a demandé
de l’épouser et elle a refusé, mais il n’a pas perdu tout espoir et
continue de la soutenir.
« Et il me soutiendra tant que je ne me remarierai pas avec un
autre… »
Gustave hésite entre la colère et l’effarement. Il s’emporte :
« Adrienne, cet homme n’a aucun droit sur toi. Je trouverai
d’autres banquiers, il s’agit juste de faire le joint, je vais recevoir de
la trésorerie bientôt.
— Mais pas moi ! Pense à ma famille ! Il n’y a pas d’autre
solution. D’ailleurs, personne ne m’y oblige : c’est moi qui prends la
décision. C’est mon choix. »
Les larmes l’empêchent de continuer ; il se calme et lui prend la
main. Elle murmure entre deux sanglots :
« Que sont trois ou quatre années quand on s’est attendu
presque trente ans ? Nous nous retrouverons un jour, Gustave. »
Elle-même ne semble pas y croire. Gustave répète, hébété :
« Adrienne, cela n’a aucun sens ! Je vais recevoir bientôt de
l’argent, beaucoup d’argent… »
Elle dégage sa main :
« Mais c’est maintenant que tu en as besoin, pas dans un mois.
Et c’est ma décision. C’est mieux pour nous deux. »
Elle sort un mouchoir de son sac et lui dit dans un murmure :
« Promets-moi que tu finiras ta Tour, mon amour. »
Puis elle fait signe au cocher de démarrer. Gustave n’essaie plus
de la retenir. Il est anéanti. Oubliant sa fille et son gendre qui
l’attendent à l’intérieur du café, il part droit devant lui, tel un
somnambule, vers la Seine.
Le lendemain, il apprend que la dernière tranche de capital a été
officiellement débloquée. Cet argent le dégoûte, il se sent humilié. Il
exhume la pipe qu’il avait rangée depuis la mort de Marguerite au
fond d’un tiroir de son bureau. Il a besoin de fumer.
Le 23 septembre, le travail reprend. Le même jour, il reçoit une
partie des avances payables pour le chantier de Panama – l’argent
qu’il avait prévu d’investir provisoirement dans la construction de la
Tour. En octobre et en novembre, les hommes mettent les bouchées
doubles, profitant de la clémence de l’automne. La Tour dépasse
250 mètres. Mais à l’approche de Noël, la neige tombe et les
conditions de travail redeviennent éprouvantes. Engoncés dans
plusieurs couches de vêtements, un foulard autour du cou, coiffés
d’un bonnet vissé jusqu’aux yeux, les charpentiers montent à
reculons. De nouvelles revendications voient le jour. Eiffel réunit à
nouveau ses proches collaborateurs. Depuis la dernière alerte, il a
eu le temps d’imaginer une stratégie. Il annonce à ses lieutenants
avec sa voix des mauvais jours :
« Je vais refuser toute nouvelle augmentation.
— C’est du suicide, s’affole Koechlin. Nous sommes seulement à
quatre mois de la fin du chantier !
— Laisse-moi finir. J’ai trouvé une meilleure solution : je verserai
une prime de 100 francs à tous les ouvriers qui seront présents
jusqu’au dernier jour. Il ne reste plus que quatre mois effectivement,
la promesse est assez concrète pour être motivante, non ?
— Effectivement, cela revient à donner un mois de salaire
supplémentaire à ceux qui tiennent quatre mois de plus, sourit
Compagnon. Ça peut marcher. Mais moi aussi, j’ai eu une idée. Je
vais faire un sort particulier aux meneurs de cette cabale.
— Vous savez exactement qui ils sont ?
— Maintenant, oui.
— Vous allez les renvoyer ?
— Surtout pas ! Ils sont trop populaires chez leurs camarades.
Cela mettrait le feu aux poudres.
— Qu’allez-vous faire alors ?
— Les décrédibiliser. Ils se croient indispensables ? On va les
affecter au sol, et proposer à des jeunes d’aller là-haut et de
bénéficier de la prime. Ils verront si le chantier ne peut se passer des
vieux briscards ! »
Les fortes têtes, privées des sommets, deviennent la risée de
leurs collègues qui les surnomment « les Indispensables ». Le travail
reprend de plus belle. Les quelque cent vingt ouvriers qui montent
chaque jour, concentrés sur leur objectif, se sont juré qu’ils
n’auraient pas de repos tant que la coupole ne serait pas posée. En
janvier, pourtant, les conditions de travail deviennent insupportables.
À 250 mètres du sol, les pieds gelés, les doigts gercés sous les
gants, les charpentiers du ciel grelottent malgré les épaisseurs de
laine et de toile, et le papier journal glissé entre chaque couche. Les
Parisiens, qui regardent le monument s’élever, mètre après mètre,
aperçoivent parfois leurs silhouettes à la jumelle :
« Ce qu’ils font est à peine croyable !
— Ce sont les héritiers des bâtisseurs de cathédrales !
— Ils sont héroïques ! »
Parfois, les nuages cachent le sommet de la Tour, et les
spectateurs n’osent pas imaginer le travail là-haut, dans les nuées.
Cette drôle de vie dans le vent et dans le vide. Le spectacle les
fascine.
Le grand chimiste Michel-Eugène Chevreul, un vieillard de cent
deux ans qui a connu la Révolution française, ne se lasse pas du
spectacle de la Tour en construction, qu’on l’emmène voir chaque
soir. Au point que lorsqu’il manque d’appétit, son domestique le
menace :
« Monsieur, si vous ne mangez pas, nous n’irons pas voir la Tour
aujourd’hui ! »
Cet expérimentateur de génie sait qu’il figurera, en compagnie
d’Ampère, Laplace, Becquerel ou Foucault, parmi les soixante-
douze savants qu’Eiffel a l’intention d’honorer en gravant leur nom
en lettres d’or à la périphérie du premier étage. Son panthéon
personnel des scientifiques français qui ont compté depuis 1789.
Aucune femme n’y figure ; pourtant, la mathématicienne Sophie
Germain aurait pu être du lot. Mais Adrienne n’est plus là pour le
faire remarquer à Gustave.
À force de grimper mille six cents marches chaque jour,
l’ingénieur commence à y croire. Il croise souvent, près du sommet,
des jeunes gens de quatorze ou quinze ans en blouse de
charpentier qui se battent avec vaillance contre le vent, le froid et la
fatigue, afin de relever ce défi insensé devenu le leur. Parfois, les
équipes travaillent au-dessus des nuages, isolés du monde sur leur
fragile carré de planches, sans plus rien voir du Champ-de-Mars.
« Alors, Téron, comment ça va ?
— On fait aller, patron !
— Et votre père ? Il est là aussi ?
— Mon père et mon frère Basile sont juste au-dessus, dans
l’équipe de Lamarque. On est durs au mal, chez les Téron. On ira
jusqu’au bout, ça je vous le jure, m’sieur Eiffel ! »
Le courage de ces hommes lui fait oublier sa solitude, leur
souffrance sa propre souffrance. Adrienne est sortie de sa vie, mais
y était-elle jamais entrée ? Et s’il avait rêvé cette parenthèse ?
Fantasmé ces retrouvailles avortées ? Parfois, il lui semble qu’il a
tout imaginé.
Il contemple Paris à ses pieds et s’enfièvre. C’est bien pour cette
mission qu’il était fait, c’est bien pour faire rayonner la France
industrielle qu’il est né. Il ne rêve plus de l’édifice achevé – le rêve
s’est réalisé. Construire a donné un sens à sa vie.

Il observe le chantier de la basilique du Sacré-Cœur, en face, là-


bas, sur la butte Montmartre. L’église, même lorsqu’elle sera finie,
dans vingt ans peut-être, ne remportera pas cet extravagant
concours de hauteur. La Tour n’a pas cherché à lui faire
concurrence, mais on murmure le contraire dans les milieux
catholiques. Au moment où l’on va fêter le centenaire de la
Révolution et la liberté retrouvée du peuple français, la construction
de ce « clou céleste » ne marque pas seulement la victoire des
ingénieurs sur les architectes, elle ne clôt pas seulement le débat
entre architecture artistique et architecture industrielle : avec ses
trois étages, où certains voient les trois degrés de la maçonnerie,
son phare destiné à répandre la lumière sur le monde, et ses
soutiens inconditionnels – Édouard Lockroy fréquente plusieurs
loges parisiennes –, elle fait déjà figure de monument maçonnique.
Sans parler de sa forme : le A, qui symbolise le niveau, un des outils
des bâtisseurs.
Gustave lui-même a été caricaturé un compas à la main, appuyé
sur une pyramide, autres signes de reconnaissance des loges. Pour
beaucoup, la tour Eiffel marque la victoire des francs-maçons sur les
partis cléricaux, la revanche de la Science sur Dieu.
17

Le premier ingénieur après Dieu

PARIS, CHAMP-DE-MARS, MARS 1889

Au pied du pilier ouest, Gustave Eiffel, en redingote et haut de


forme, serre contre son cœur un immense drapeau français. Son
accent plus rocailleux que jamais, ses yeux brillants et les bourrades
qu’il distribue à la ronde en disent long sur sa jubilation :
« Maintenant, allons le planter en haut de la Tour. Le drapeau
français sera le seul au monde à posséder une hampe de plus de
300 mètres ! »
Après deux ans, deux mois et cinq jours de travaux titanesques,
les charpentiers du ciel ont terminé, la veille, la pose du campanile :
« l’arc de triomphe de l’industrie », dans sa livrée brun-rouge, a donc
atteint la hauteur de 312 mètres en ce dimanche 31 mars 1889. Le
gros œuvre est terminé. Il reste de multiples détails à régler, mais le
squelette est en place, et l’inauguration officielle peut avoir lieu.
Gustave imaginait ce baptême comme une cérémonie intime à
laquelle il convierait les ouvriers, les contremaîtres et les ingénieurs,
avec une poignée de journalistes et d’officiels. Mais on lui a fait
comprendre que son vernissage ferait office de diversion salutaire
pour les médias, à l’heure où l’affaire Boulanger bat son plein : le
général en état d’arrestation vient de s’enfuir en Belgique, avec la
complicité de la police. Finalement, Eiffel accueille cent cinquante
personnalités, hommes politiques, hauts fonctionnaires, journalistes
et amis. Sans compter ses filles, Claire et Valentine, qui n’auraient
manqué l’événement pour rien au monde.
À leur grande surprise, ils ne sont pas seuls avec leurs invités :
une foule immense s’est massée spontanément au pied de la Tour.
Ce sont des Parisiens qui ont suivi la progression du chantier au jour
le jour, et qui veulent féliciter Eiffel et ses ouvriers héroïques. Pour
eux aussi, la Tour est une ode au progrès, à la métallurgie et à la
République.
Le président du Conseil, Pierre Tirard, qui a été nommé chef du
gouvernement un mois plus tôt par son ami Sadi Carnot, a fait le
déplacement. Pourtant, on a dit qu’il détestait cette Tour de
300 mètres ; lui qui jugeait son style « si peu français », « tellement
américain », la trouve donc finalement à son goût ? La politique
aurait-elle ses raisons que l’esthétique ignore ? Il est accompagné
des défenseurs historiques de la Tour, le ministre du Commerce
Édouard Lockroy, grand ordonnateur de l’Exposition, le président du
Conseil général de la Seine, Édouard Jacques, et Adolphe Alphand.
Gustave Eiffel accueille aussi Émile Chautemps, le président du
Conseil municipal de Paris et Éleuthère Mascart, le directeur du
Bureau central de météorologie : ce dernier l’a initié à cette science
nouvelle qui consiste à observer les phénomènes atmosphériques
afin de comprendre comment ils se forment en fonction de la
température, de la pression ou du taux d’humidité de l’air.
Au milieu de ce beau monde, il repère d’emblée les quatre
journalistes qui ont suivi son aventure depuis le début : son ami
Antoine de Restac, désormais célèbre pour avoir échangé des mots
avec Maupassant ; Gaston Calmette, du Figaro ; Max de Nansouty
et Rastignac, un chroniqueur du Courrier de Paris, qui utilise ce
pseudonyme pour critiquer à sa guise, mais n’a jamais été trop cruel
avec la Tour. Eiffel propose à ses hôtes de monter avec lui jusqu’en
haut. Il est une heure et demie.
« Nous avons de la chance : c’est une belle journée de
printemps, lance Chautemps.
— Ne vous réjouissez pas trop vite, avertit Restac. Il y a une
petite brise fraîche. Là-haut il doit faire froid.
— Au fond cela vaut mieux : monter les mille sept cent quatre-
vingt-douze marches sera moins pénible, rassure Gustave. Car vous
savez tous – enfin j’espère – que les ascenseurs ne sont pas encore
installés ?
— Le premier devrait entrer en service le 26 mai, le second le
2 juin, soit quelques semaines après l’ouverture de l’Exposition
universelle », précise doctement Adolphe Salles.
Quelques murmures de dépit accueillent la nouvelle ;
apparemment, tout le monde n’était pas au courant. Le groupe se
dirige vers l’escalier. Gustave, en tête, prodigue ses conseils :
« Il faut monter lentement, le bras droit sur la rampe, en
balançant le corps d’un côté puis de l’autre et en profitant de l’élan
pour franchir la marche suivante. Moi, je mets quarante-cinq minutes
pour arriver au sommet. »
Tous les invités décident de tenter l’aventure. Les uns surexcités,
les autres vaguement effrayés, s’efforçant de se rassurer
mutuellement (« les ouvriers y montaient tous les jours, il n’y a donc
pas de danger pour la santé »), ils s’engagent à la suite de
l’entrepreneur et de Restac. Un député sujet au vertige s’est fait
bander les yeux et monte au bras d’un collègue. Le tandem se
retrouve vite en queue de peloton. Pourtant, le cortège n’est pas
rapide, car Eiffel, chargé de ses deux drapeaux – les ouvriers lui ont
donné aussi « leur » drapeau, plus petit que le drapeau officiel –
dispense ses commentaires :
« Cette Tour, c’est vingt mille heures de travail, pas moins ! »
« Imaginez qu’il nous a fallu recruter cinquante dessinateurs
dans les ateliers de Levallois, pour dessiner ces dix-huit mille
pièces ! Chacune existe au maximum en quatre exemplaires… »
« La pression au sol est ridicule : 4 kilos au centimètre carré,
c’est-à-dire la moitié de celle que j’exerce, moi, lorsque je m’assois
sur un fauteuil ! »
« Pensez que le vent le plus violent n’entraînera au maximum
qu’une déviation de quelques centimètres au sommet… »
« … et que les grosses chaleurs font grandir la Tour de
10 centimètres l’été, tandis que le froid la fait rapetisser de
10 centimètres au milieu de l’hiver ! »
Un des invités, prosaïque ou mal renseigné, lui demande
combien de morts il a dû déplorer sur le chantier. Il s’en offusque :
« Aucun, monsieur ! Il y a bien eu quelques blessures, à la suite
d’imprudences, mais nos consignes de sécurité sont drastiques et
elles ont toujours été respectées. »
Comme son interlocuteur paraît déçu, il ajoute perfidement :
« Il y a longtemps que l’exploit technique ne se mesure pas à la
quantité de morts sur un chantier : nous ne sommes plus à l’époque
des pyramides ni même à Versailles sous Louis XIV… Au contraire,
le meilleur constructeur, aujourd’hui, est celui qui sait éviter tout
accident. »
Rastignac, qui s’amuse des fanfaronnades d’Eiffel, se garde bien
de lui annoncer qu’il va publier le témoignage d’un employé, présent
depuis le début, qui prétend avoir perdu deux camarades : un
ouvrier tombé d’un échafaudage, qui s’est tué net, et un jeune
homme, arrivé du Tonkin, qui s’est blessé à la jambe et a été
emporté par la gangrène quelques jours plus tard. Mais Rastignac
connaît la faiblesse de son article : il ne repose que sur un
témoignage, anonyme de surcroît, impossible à recouper.
Le président du Conseil, rouge pivoine, est obligé de s’arrêter au
premier étage ; il évoque des problèmes cardiaques. Il n’est pas le
seul à renoncer après les trois cent quarante-sept premières
marches. Jusqu’alors, les visiteurs empruntaient un escalier droit,
assez large. Mais ensuite, un escalier hélicoïdal grimpe jusqu’au
sommet. L’ascension devient plus difficile et une autre partie du
cortège abandonne à son tour, victime de points de côté. Eiffel, pour
qui cet exercice a été quasi-quotidien, grimpe sans effort, sans
cesser de parler, les drapeaux serrés contre sa poitrine. Il est deux
heures trente-cinq lorsque la petite troupe arrive au deuxième étage.
Entre le deuxième et le troisième, le vertige ou la tentation du
vide ont raison de la témérité d’une trentaine de grimpeurs. Car dans
l’étroit escalier en colimaçon – qui grimpe de 160 mètres jusqu’au
sommet –, on se sent moins protégé par la structure de fer. Et le
vent souffle de plus en plus fort.
Au troisième étage, ils ne sont plus qu’une quarantaine dans le
sillage d’Eiffel. Gaston Calmette, du Figaro, frappé du silence qui
règne sur ces hauteurs, déclame à voix haute les notes qu’il prend
pour son article :
« Le mont Valérien, Montmartre, Sannois semblent de petites
taches grises. La Seine devient un ruisseau tranquille, sillonné par
des barques de Lilliput. Les petits points noirs sont la foule… Aucun
bruit ne révèle l’activité du peuple qui est au-dessous ! »
Son collègue de L’Illustration tente de rivaliser :
« Le Champ-de-Mars a l’air d’un jardin d’enfant, où l’on a piqué
çà et là des coupoles vertes, comme des petits joujoux… Quant à la
Seine, c’est un ruban… et les bateaux n’ont jamais été mieux
baptisés bateaux-mouches ! »
Eiffel s’arrête pour accrocher le drapeau des ouvriers au pied du
campanile. Puis il emprunte les dernières marches métalliques,
enroulées dans un long tube, qui conduisent au sommet de la
lanterne. Il est suivi de Lockroy, Chautemps, Jacques, les
journalistes et sa fille Valentine, la seule femme à être arrivée
jusqu’en haut avec Mme Boll, l’épouse d’un conseiller de Paris.
Toujours avare d’effusions, Gustave la gratifie d’un sourire qui vaut
félicitations. Il a interdit à Claire de les accompagner à pied : elle
vient de lui annoncer qu’elle était enceinte de son troisième enfant.
« Tu auras tout le temps de monter après ton accouchement, en
septembre ! » a tonné Gustave.
Même pour sa fille préférée, ses ordres ne souffrent pas de
discussion.

Le sol de la rotonde – qui n’est pas destinée au public, de même


que le petit escalier du sommet – n’a que 3 ou 4 mètres carrés de
surface, et les trois quarts des grimpeurs attendent leur tour au pied
des marches.
« Ne vous inquiétez pas ! Le garde-corps est solide ! » lance
Eiffel à ceux qui réussissent à se tasser avec lui sur l’étroite
plateforme.
Ses paroles sont emportées par une rafale de vent.
Contrairement à ce qu’il leur a raconté, on ne « plante » pas le
drapeau au sommet : on l’accroche à une corde actionnée par une
poulie, pour le faire glisser jusqu’en haut du mât, 2 mètres au-
dessus.
« Monsieur le ministre, à vous l’honneur ! hurle-t-il à Lockroy en
indiquant la poignée de la poulie.
— Mon cher Gustave, cet honneur vous échoit ! » s’époumone le
ministre.
Eiffel n’insiste pas. Une curieuse émotion l’étreint tandis qu’il
hisse les couleurs de la France. Le drapeau de 7,50 mètres de long
et 4,50 de large, qu’il vient de porter à plus de 310 mètres du sol, se
déploie dans le vent.
Après avoir resserré son écharpe autour de son cou, Antoine de
Restac, visiblement ému, prend tout le monde de court :
« Allons enfants de la patrie, le jour de gloire est arrivé… »
Tous ses compagnons reprennent à l’unisson. Jamais
La Marseillaise n’a été chantée avec plus de cœur, par des gens qui
peinent à reprendre leur souffle et dont l’émotion brise la voix. Les
paroles se perdent dans le ciel. En bas, répondant à l’apparition du
drapeau, une détonation retentit, suivie de beaucoup d’autres, à
intervalles réguliers. Vingt et un coups de canon de mortier. La
solennité du moment serre les gorges transies.
Le petit groupe redescend au troisième étage où du champagne
tiède est servi. Un bref orage éclate, et le vent redouble de violence.
La grêle fait tinter le fer en croisillons. Victor Contamin, l’ingénieur en
chef de l’Exposition, attend que la giboulée soit calmée pour
déclamer :
« Le drapeau qui flotte maintenant au sommet de la tour est le
drapeau de 1789, celui avec lequel nos ancêtres ont remporté de
grandes victoires en combattant pour le progrès de la science. Pour
ce drapeau, il fallait un grand piédestal, avec de grandes ambitions.
C’est M. Eiffel qui l’a construit ! »
Le héros du jour remercie tous ceux qui l’ont accompagné, sur le
chantier comme dans l’ascension finale.
« Je crois, glisse malicieusement Lockroy, que le président du
Conseil devait vous faire officier de la Légion d’honneur, sur les
hauteurs…
— Au sol, ce sera très bien aussi ! l’excuse Eiffel. Ne le faisons
pas attendre ! »
La descente est plus rapide que l’ascension. En bas, Pierre
Tirard, à peine remis de cette gymnastique inhabituelle pour lui bien
qu’il ne soit pas monté jusqu’en haut, se hisse avec effort sur une
estrade improvisée, trop basse pour être visible par tous les curieux :
« Mon cher Eiffel, éructe-t-il, j’ai l’honneur de vous promouvoir au
grade d’officier de la Légion d’honneur… mais l’inauguration s’est
faite si vite que je n’ai pas eu le temps de demander le petit souvenir
qui d’ordinaire matérialise cette promotion ! »
Sous les hourras de la foule, Gustave Noblemaire, ami d’enfance
d’Eiffel devenu directeur de la Compagnie du PLM, ôte la rosette
qu’il porte à la boutonnière et la prête à celui qu’il côtoyait sur les
bancs du collège royal de Dijon. Alphand prononce à son tour des
phrases de félicitations convenues.
Deux ouvriers charpentiers, Louis Rondel et Maurice Alletru,
montent sur l’estrade pour offrir à leur patron un bouquet de lilas
blancs. Rondel prend la parole au nom de ses camarades pour lui
témoigner leur respect d’avoir su mener à son terme ce grand
œuvre, qui bat le record du monde de hauteur :
« Monsieur Eiffel, depuis deux ans, votre nom a retenti dans
l’univers entier. L’heure a sonné où l’on peut contempler votre idée
grandiose et admirer ce chef-d’œuvre. Merci pour tous mes amis,
encore une fois merci. Puissions-nous redire aux enfants de nos
petits-enfants que nous avons travaillé au monument le plus
imposant du monde ! Vive l’ingénieur Eiffel ! Vive la République !
Vive la France ! »
Tandis que Gustave prend les fleurs et remercie avec sa
bonhomie coutumière ces hommes qui l’ont contraint à un bras de
fer sans merci quatre mois plus tôt, il lui semble apercevoir dans
l’assemblée une silhouette familière. Adrienne ! Il résiste à l’envie
folle de sauter de l’estrade. Mais si Adrienne il y a eu, elle a disparu.
Il s’en veut de son sentimentalisme : n’est-ce pas elle qui l’a
abandonné ? Il redresse le menton et arbore un air bourru. Il se veut
fidèle à son image : un homme du bâtiment, un capitaine inflexible –
tout sauf un sentimental. S’ils savaient, tous ces gens qu’il terrorise,
qu’il a parfois les états d’âme d’une midinette… Quand en aura-t-il
fini avec ces chimères ? La présence de son ex-fiancée – s’il
s’agissait bien d’elle, il ne le saura jamais, tout est allé si vite – a fait
battre son cœur plus fort que la montée des mille sept cents
marches. Comme si le septième ciel se trouvait plus haut encore.
Les discours se succèdent. Chautemps annonce que la mairie de
Paris va donner une prime à tous les ouvriers ; la nouvelle est
accueillie par des vivats. Dans son adresse finale, Eiffel cite tous ses
lieutenants – Nouguier et Koechlin en tête, qui ont reçu chacun plus
de 50 000 francs, une petite fortune –, sans oublier Sauvestre, bien
qu’il soit en froid avec lui. Il annonce qu’une plaque sera apposée
sur la Tour, qui mentionnera tous les ouvriers qui ont participé à sa
construction. En souvenir, la Ville de Paris a fait graver deux cent
quarante-cinq médailles qui leur seront distribuées.
« Ainsi, vous vous rappellerez toujours nos efforts communs pour
montrer à tous que la France tient encore une grande place dans le
monde et que nous sommes toujours capables de réussir là où les
autres nations ont échoué ! »
Même baptisée, la Tour doit encore être enjolivée et décorée.
Dès le lendemain, les ouvriers se remettent à travailler sur les
finitions, la dernière couche de peinture, l’installation des boutiques
et des restaurants, et le montage des ascenseurs. Mais ils ont perdu
un admirateur inconditionnel : le vieux Chevreul, le savant qui venait
tous les jours sur le Champ-de-Mars, est mort le 9 avril. Il a tenu
jusqu’à l’achèvement de la Tour. Ensuite, son domestique n’a plus
trouvé d’argument pour l’obliger à avaler sa soupe.
Le 15 mai 1889, à midi moins dix, des centaines de gens
impatients se précipitent vers la première attraction du Champ-de-
Mars : « Enfin ! », signe Eiffel, le premier, sur le livre d’or. D’autres y
couchent des vers de leur cru : « Eiffel, que j’admire la taille de ta
Tour, mais Mimi, combien plus le tour de ta taille ! »
Les visiteurs se bousculent pour monter ; leur diversité est
frappante : Français et étrangers, hommes et femmes, jeunes et
vieux, riches ou modestes… Au premier étage, ils prennent d’assaut
les loueurs de jumelles et les boutiques de gadgets : tours Eiffel en
modèle réduit, médailles, photos, cartes postales, porte-clés, verres
gravés, bouteilles, foulards… Au deuxième étage, Le Figaro a
installé un pavillon avec une imprimerie miniature qui sort une
édition spéciale pour donner des nouvelles de l’Exposition et de la
Tour. Chaque visiteur peut acheter le journal du jour et y faire insérer
son nom avec un « certificat de montée » : « En souvenir de sa visite
sur la seconde plateforme à 115,7 mètres au-dessus du sol du
Champ-de-Mars, le xxx 1889. »
Les courageux qui vont jusqu’au troisième étage redescendent
fascinés par le phare qui, la nuit, éclaire la capitale.
Hélas ! Une semaine plus tard, le 24 mai, « l’odieuse colonne »
est endeuillée par un décès, le seul accident mortel officiellement
enregistré avant l’ouverture au public : un charpentier italien, Angelo
Scagliotti, meurt écrasé lors de la pose d’un élévateur. Certains
racontent qu’il était en train de faire visiter la Tour à sa fiancée : il
serait tombé en faisant le fanfaron. Le lendemain, Gustave,
accompagné de Claire, va rendre visite à sa compagne, et lui
propose une grosse somme d’argent en guise de dédommagement,
à condition qu’elle garde le silence.
« Vous avez bien fait, lui dit Jean Compagnon lorsque, à leur
retour, Eiffel lui raconte la visite. Mais croyez-vous que ce mort aurait
pu changer l’avis des gens sur la Tour ? L’engouement populaire est
tel que je ne vois pas ce qui pourrait l’arrêter !
— L’opinion publique est versatile, soupire Eiffel. Elle brûle vite
ce qu’elle a adoré.
— Mais c’est tout de même le plus haut édifice que l’homme ait
jamais édifié !
— C’est vrai, même Le Temps admet que “des foules
innombrables s’installent alentour pour la contempler”…
— Reconnaissez-le, patron : c’est un plébiscite ! »
Claire intervient :
« M. Compagnon a raison ! C’est un succès populaire sans
précédent. Pendant la première semaine, 28 922 personnes sont
montées à pied jusqu’au premier étage et 17 430 jusqu’au second !
Tu imagines, quand il y aura les ascenseurs ? »
La fille du constructeur connaît les chiffres par cœur. C’est elle
qui a eu l’idée de donner aux billets les couleurs du drapeau
français : bleu pour aller jusqu’à la troisième plateforme (5 francs),
blanc si l’on s’arrête à la deuxième (3 francs) et rouge si l’on se
contente de la première (2 francs). Elle sait aussi que son père et
ses banquiers ne récupéreront leur mise que lorsque 8 millions de
recettes seront encaissées, ce qui suppose environ 2 millions de
visiteurs si l’on fait abstraction des recettes annexes. À la mi-juin, et
jusqu’à la fin de l’Exposition, quand les ascenseurs seront installés
et que l’affluence doublera, les prix seront multipliés par deux aussi.
En revanche, lorsque l’Exposition sera finie, il reviendra à 4 francs.
Si aucun grain de sable ne vient enrayer la machine,
l’investissement sera remboursé en un an ! C’est inespéré.

Les puissants s’empressent de venir visiter la Tour. À tout


seigneur tout honneur, le président de la République Sadi Carnot est
le premier. Il est imité par une cohorte d’hommes politiques de tous
bords, tous devenus toureiffelomanes. Les têtes couronnées ne sont
pas en reste : le 10 juin, le prince de Galles débarque avec la
princesse et leurs enfants. Puis c’est le roi de Grèce Georges Ier, le
shah de Perse Nasser ed-Din, la reine d’Espagne Isabel II, Oscar II
de Suède, le duc d’Édimbourg, le duc de Bragance qui va devenir
bientôt Charles Ier du Portugal, le tsarevitch, futur Nicolas II, les
grands-ducs Georges et Alexandre, des princes d’Égypte et des
cheiks arabes… La liste est si longue que les journaux s’emmêlent
un peu. Toutes ces altesses se bousculent pour voir, du ciel, ces
millions de sujets devenus fourmis. Toutes ces rues et ces parcs
devenues rubans et jardinets. On s’extasie devant l’ingénieux
système de vide-ordures, très pratique pour les restaurants, mis en
place dans un pilier de la Tour : il va faire école dans les nouveaux
immeubles, c’est sûr.
La visite du prince Baudoin, qui doit succéder à Léopold II, est
l’occasion d’une grande première : une liaison téléphonique entre la
France et une ville étrangère.
Eiffel organise pour ses hôtes les plus prestigieux une petite
réception dans un restaurant du premier étage, lorsqu’il ne les invite
pas dans son appartement du sommet. Lui-même est désormais
convié à toutes les réceptions du président de la République. Il est
l’homme le plus couru de Paris. Le premier ingénieur après Dieu.
Les femmes qui l’ont dédaigné trente ans plus tôt, ces petites
aristocrates, ces filles de grands bourgeois, doivent s’en mordre les
doigts. Devant les photographes qui viennent l’immortaliser, il prend
toujours la même pose : un bras appuyé sur la cheminée ou sur une
canne, le menton levé, l’air fier, ses yeux verts souvent à demi-
fermés.
L’ingénieur adore faire les honneurs de la Tour et y sacrifie tout le
temps nécessaire. La « Divine » Sarah Bernhardt lui rend visite, au
retour d’une tournée mondiale triomphale. Elle précède de peu
Buffalo Bill : l’ancien compagnon du général Custer, qui ne quitte pas
son costume de pionnier, est à Paris pour un spectacle de FarWest
à la porte des Ternes ; il fait savoir qu’il rêve de monter sur la Tour.
Le 10 août, Eiffel lui fait signer le livre d’or.
Mais la visite la plus importante à ses yeux est celle de Thomas
Edison, l’inventeur américain, qui a réservé deux stands de
l’Exposition pour montrer son phonographe et toutes ses trouvailles.
Son premier geste, en arrivant à Paris, a été de demander à
rencontrer Gustave Eiffel et visiter sa Tour.
« C’est l’homme le plus extraordinaire que je connaisse ! raconte
Gustave à Claire, à peine rentré de sa journée. Il est à moitié sourd
depuis l’âge de douze ans mais il lit sur les lèvres et c’est un vrai
génie. Il prétend que sa surdité lui a appris que n’importe quel livre
pouvait être agréable ou instructif. Tout l’intéresse !
— Oui, j’ai lu dans le journal qu’il a monté son premier laboratoire
de chimie dans le sous-sol de ses parents à l’âge de 10 ans. Et qu’il
a fait la cour à sa future femme en morse… Tu crois qu’il acceptera
de venir dîner à la maison ?
— Nous allons faire beaucoup mieux. Puisque je préside la
Société des ingénieurs civils cette année, nous allons organiser un
banquet en son honneur. Tous mes confrères seront honorés de le
rencontrer, ce sera le déjeuner de leur vie ! Et toi, tu seras l’hôtesse
et la reine de la fête, comme toujours !
— Avec mon ventre de huit mois et demi…
— Oui, mais les ascenseurs fonctionnent maintenant, tu n’auras
pas besoin de monter à pied… Cela dit, tu as raison, je vais
demander à Valentine d’être là aussi. Elle te remplacera si
nécessaire ! »
Un banquet de trente-quatre couverts est organisé au Brébant, le
meilleur restaurant de la Tour. Mina Miller, l’épouse d’Edison, est
assise à la droite d’Eiffel, et Claire à côté de l’Américain ; Koechlin,
Nouguier, et Campagnon sont présents. Le champagne coule à flots.
Pendant le repas, Gustave remarque la présence dans le restaurant
de Charles Gounod, le compositeur, qui fut l’un des auteurs –
repentis – de la pétition des artistes contre la Tour. Au moment de
servir le café, Gustave, grand seigneur, se dirige vers sa table :
« Maître, nous feriez-vous l’honneur de monter avec nous au
dernier étage ?
— Dans votre fameux appartement secret que tout Paris rêve de
visiter ?
— Il y a un piano là-haut. Si le cœur vous en dit… »
Le musicien ne se fait pas prier et, toutes rancunes oubliées,
donne à Eiffel et ses invités un récital improvisé. Quelques minutes
plus tôt, Thomas Edison a offert à son nouvel ami un cadeau
extraordinaire : un phonographe identique à celui dont il fait la
démonstration sur son stand, le classe M « spectacle ». Aussitôt, il
lui propose d’enregistrer la prestation de Gounod. Le moment est
magique. À six heures du soir, les convives sont toujours là.
« Il faudra me mettre à la porte ! prévient Edison. Non seulement
je n’ai besoin que de quatre heures de sommeil par nuit, mais je suis
capable de travailler soixante-douze heures d’affilée. Et on se sent
tellement léger à 1 000 pieds d’altitude ! »
Contrairement aux hôtes de marque d’Eiffel, les visiteurs qui
payent cinq francs pour accéder au sommet n’ont pas le droit de
pénétrer dans l’appartement de 100 mètres carrés installé sous le
campanile. Un bureau unique au monde pour le premier ingénieur
de France.
Claire a aménagé le salon, l’antichambre et la salle à manger
avec des meubles en bois sombre et des fauteuils de velours à
franges, et l’a décoré de papier peint à motifs colorés dans le ton de
l’époque. Il n’y a pas de vraie chambre à coucher. Une banquette
ronde habille un pilier, et un piano droit donne vie au salon. Des
embryons de laboratoires sont déjà disposés, qu’Eiffel a l’intention
de compléter dès la fin de l’Exposition universelle. Tous les meubles
ont été montés en pièces détachées et réassemblés au sommet.
Lorsqu’ils ont appris l’existence de cette résidence secondaire
vertigineuse, des amis d’Eiffel l’ont supplié de la leur louer, ne serait-
ce que vingt-quatre heures. Mais il a refusé systématiquement. Cet
appartement est son jardin secret.

Il y a quelques mois, il rêvait d’y emmener Adrienne. Faire


l’amour avec elle, 300 mètres au-dessus de Paris, quelle
apothéose ! C’est dans son bureau des nuages qu’il a caché la
photo de son ex-fiancée devant l’hôtel Salé. Il ne s’est pas résolu à
la déchirer, même s’il ne veut plus y penser. C’est Marguerite qui
aurait mérité de dormir sur le toit du monde, elle qui s’est sacrifiée
pour sa famille et la réussite de son entreprise. Marguerite, qui l’a
quitté depuis douze ans. Et qui habite plus haut que le ciel, comme
disaient les enfants autrefois. Plus haut que la tour Eiffel. Personne
ne prendra jamais sa place.
Le « premier ingénieur après Dieu » passe l’essentiel de ses
journées sur la Tour qui porte son nom. Elle est là pour vingt ans, et
le compte à rebours a commencé. Car elle ne fait toujours pas
l’unanimité. Maupassant, qui prétend avoir quitté Paris à cause de
l’ambiance de foire qu’elle véhicule, la retrouve partout, dans toutes
les vitrines, telle « un cauchemar inévitable et torturant ». Il est
convaincu que les Parisiens finiront par s’apercevoir de la laideur de
cette « maigre pyramide d’échelles de fer » et exigeront, bien avant
l’échéance, qu’on déboulonne son « squelette disgracieux ». Paul
Verlaine l’a baptisée le « squelette de beffroy », Léon Bloy le
« lampadaire tragique ». Pour d’autres, elle est « Notre-Dame de la
Chaudronnerie », trop populaire pour ne pas être un monument de
vulgarité. Dans L’Infâme, le critique d’art Jacques de Biez, fondateur
de la Ligue antisémite de France, bat tous les records : il dénonce
« la tour du juif allemand Eiffel » et insiste atrocement : « Il y a des
idées qui ne poussent que dans des cervelles de juifs. »
L’écrivain et critique d’art très influent Joris-Karl Huysmans, pour
sa part, y voit « le clocher de la nouvelle église dans laquelle se
célèbre le service divin de la haute finance », le symbole grotesque
d’une époque dominée par la passion du gain.
« Je finis par être flatté de toutes ces critiques, ricane Gustave,
qui a pris l’habitude, chaque jour au petit déjeuner, de lire à Claire
des morceaux choisis de ses gazettes préférées. Écoute comment
Huysmans enrage ce matin : “En une touchante unanimité, la presse
entière, à plat ventre, exalte le génie de M. Eiffel. Et cependant sa
tour ressemble à un tuyau d’usine en construction, à une carcasse
qui attend d’être remplie par des pierres de taille ou des briques. On
ne peut se figurer que ce grillage infundibuliforme soit achevé, que
ce suppositoire solitaire et criblé de trous restera tel.”
— Suppositoire… Quelle imagination ! s’exclame Claire. Mais
que veut dire infundibu… ?
— Infundibuliforme ? Qui a la forme d’un entonnoir. Avec de tels
ennemis, je n’ai pas besoin d’amis ! »
En dépit de cette gloire immense et soudaine, Gustave sait qu’il
n’a pas fini de se battre pour sa Tour. Car il ne l’a pas inscrite dans le
paysage parisien pour deux pauvres décennies. Il veut qu’elle soit là
dans un siècle, et pour les siècles des siècles. Qu’elle devienne à
jamais l’emblème de la France éternelle.
18

Le poison de Panama

LEVALLOIS-PERRET, JUILLET 1890

« Après avoir conquis le ciel, tu veux maîtriser les entrailles de la


terre ? Le succès de la Tour ne t’a pas suffi ?
— Regarde le projet, Max, tu vas vite comprendre. Toutes les
grandes villes en ont un : New York, Vienne, Londres, Berlin… Paris
est à la traîne !
— Toi, quand la France n’est pas première partout, tu trépignes.
Bon, je vais voir ce que je peux faire. »
L’Exposition universelle est terminée depuis six mois, et la tour
Eiffel ne désemplit pas. Mais le magicien du fer, lui, est passé à
autre chose. Il essaie de vendre à son ami Max de Nansouty,
toujours chroniqueur au Temps dirigé par Adrien Hébrard, le projet
qu’il vient de finaliser : la première ligne de métro pour Paris.
Quelques jours plus tard, un article paraît sous la plume du
journaliste. Il décrit un anneau de vingt et une stations, 12 kilomètres
de voies presque entièrement souterraines. Le métro dessert le
centre de Paris, depuis la Madeleine jusqu’à la République et la
Bastille, les gares de Lyon et d’Orléans, avant de revenir vers l’Hôtel
de Ville et la place de la Concorde. Coût de la construction :
60 millions de francs. Eiffel est prêt, comme toujours, à assurer tous
les risques et périls. En échange de la concession de la ligne, dont il
se fait fort de tirer des bénéfices, il ne demande aucune subvention
ni garantie. La commission d’enquête rend un avis favorable et
engage le gouvernement à procéder à la déclaration d’utilité
publique préalable. Pourtant, rien ne bouge. Eiffel essaie d’intervenir,
il se bat des mois durant, en vain : le gouvernement ne donne pas le
feu vert.
L’ingénieur ne manque pas d’appuis ni d’amis. Sa réussite avec
la tour Eiffel lui en a valu beaucoup de nouveaux dans le milieu
politique. Des ennemis, aussi. Il est devenu trop riche, trop vite. On
ne peut tout donner aux mêmes, forcément. N’a-t-il pas eu la chance
de bâtir la Tour de 300 mètres ? Tout ce qu’il a touché s’est
transformé en or. Sa fille Valentine a épousé, en janvier, Camille
Piccioni, secrétaire d’ambassade aux brillantes perspectives, issu
d’une vieille famille du Cap corse et dont le père a été maire de
Bastia. Le mariage a donné lieu à un déploiement mondain presque
indécent : cinq cents voitures attendaient autour de l’église Saint-
François-de-Sales où deux mille notables assistaient à l’office du
fidèle père Didon. Ce beau mariage a flatté la vanité du constructeur
de la Tour, qui n’a jamais été aussi prospère.
En réalité, une épée de Damoclès se balance à nouveau au-
dessus de sa tête. Des rumeurs circulent à propos des comptes du
canal de Panama, dont il a été l’un des entrepreneurs. On chuchote
qu’il aurait gagné de l’argent indu. Les pouvoirs publics temporisent,
puis refusent son projet de métro, au motif – fallacieux – qu’il ne
dessert que le centre de Paris.
C’est une vilaine histoire que celle du canal de Panama. Un
échec cuisant pour Ferdinand de Lesseps, promoteur des deux
projets de canaux les plus ambitieux de son époque. En 1879, après
son succès à Suez, celui qu’on surnomme « le grand Français » a
lancé les travaux de réalisation de ce canal qui doit, au cœur de
l’Amérique centrale, relier l’océan Atlantique à l’océan Pacifique. Sur
le papier, tout paraît élémentaire. Il faut percer 74 kilomètres de
canal, moitié moins que pour Suez. La main d’œuvre locale est
pléthorique, et le climat moins rude qu’en Égypte. Mais la réalité
n’est pas aussi simple. Les dénivelés de terrain sont tels que percer
un canal à niveau coûtera deux fois plus cher qu’un canal à écluses.
C’est pourtant la première option qui a été choisie, en dépit des
avertissements de Gustave Eiffel, entre autres.
« C’est pure folie, expliquait, à l’époque, l’entrepreneur à qui
voulait l’entendre. Le canal à niveau n’est pas seulement plus
onéreux : il sera plus coûteux en vies humaines. Car il demande des
moyens démesurés et une prise de risque énorme. Ils ne veulent
pas m’écouter, mais croyez-moi, ce sera un massacre… »
En 1879, le coût du chantier est évalué à 600 millions de francs.
Lesseps crée une société anonyme par actions et rassemble
300 millions de francs d’épargne publique, quand il espérait
400 millions. Qu’importe, il compense avec des emprunts.
Les travaux commencent en 1881 et, d’entrée de jeu, les
difficultés s’accumulent. Des milliers d’ouvriers et d’ingénieurs
décèdent de malaria ou de fièvre jaune, et les accidents du travail
sont légion sur ce chantier pharaonique. Les crues font empirer les
choses. La Compagnie se trouve à court d’argent dès 1884 alors
qu’elle n’a pas réalisé un dixième des travaux de déblaiement.
Malgré l’hécatombe et les soucis financiers, Lesseps refuse
d’arrêter.
Le « grand Français » émet des obligations à lots destinées aux
petits épargnants de l’Hexagone, ce qui oblige l’État à changer la loi.
Qu’à cela ne tienne, il « subventionne » des journaux comme Le
Temps ou La Justice et finit par soudoyer des parlementaires pour
obtenir des fonds publics. Mais les obstacles sur le terrain restent
gigantesques ; en 1887, après huit ans de travaux, vingt mille morts
et des centaines de millions de francs dépensés, il capitule. Il revient
vers Eiffel, dont la solution n’avait jamais été examinée
sérieusement. Il lui propose de construire les écluses géantes pour
lesquelles l’ingénieur avait, dès l’origine, déposé un brevet original.
Mais la Compagnie du Canal est déjà en grande difficulté et le
contrat qu’ils signent ensemble, le 10 décembre 1887 – alors que se
bâtit le premier étage du chantier de la Tour –, est celui de la
dernière chance. Eiffel devra construire huit écluses de 15 mètres de
dénivellation en moins de trois ans, avec des pénalités de
100 000 francs par mois en cas de non-respect des délais. Aucun
cas de force majeure ne sera pris en compte : si un tremblement de
terre ou une inondation a lieu, tant pis pour lui.
« Les Lesseps insistent pour que nous nous chargions aussi du
terrassement, explique Eiffel à son gendre, Adolphe Salles, un soir
où il rentre d’une réunion avec Charles de Lesseps, le fils de
Ferdinand, qui dirige l’entreprise.
— Vous avez refusé, j’imagine ? Tout le monde sait à quel point
ce chantier est pénible et dangereux.
— J’ai refusé, effectivement. Mais il est revenu à la charge. À
quel prix pourrait-on être certain de gagner de l’argent, quoi qu’il
advienne ?
— J’ai déjà fait ce calcul. Pas à moins de 25 francs le mètre
carré. Les derniers entrepreneurs recevaient 13 francs le mètre
carré, ils s’en sortaient à peine.
— Alors s’il insiste encore, je vais lui dire 33 francs. Cela devrait
le calmer. »
Mais Charles de Lesseps est aux abois. À la surprise d’Eiffel et
de son gendre, il accepte.
« Je n’en reviens pas, lâche Salles. Je vais finir par croire que ce
terrassement est vraiment infaisable.
— Non. Je suis allé sur place autrefois, c’est faisable. Mais
Lesseps a besoin de redonner confiance au pays, et à ses
actionnaires surtout. Il a besoin de montrer que tout ira vite
maintenant, et qu’il voit le bout du tunnel – enfin, du canal. Qu’on se
le dise : la marque Eiffel peut faire des miracles !
— Vous savez, Gustave, ce n’est pas seulement en France que
notre Compagnie a gagné en notoriété… J’ai parlé avec des Anglais
et des Argentins ces derniers jours : cette Tour qui va tutoyer le ciel
fascine tout le monde. Bientôt, si nous réussissons, Eiffel sera
synonyme de rapidité et d’organisation millimétrée dans tous les
pays du globe !
— En attendant, nous signons le contrat du siècle : 125 millions
de francs ! Si tout va bien, le bénéfice sera d’au moins
20 millions… »
Le chantier est pharaonique, le prix et la marge le sont aussi. La
Compagnie Eiffel décide de sous-traiter les travaux de fouille et de
terrassement par l’entreprise Erzinger, dirigée par un jeune
centralien, Arsène Lefèvre. Mais elle restera garante du résultat.
Adolphe Salles, qui ne se sent toujours pas à l’aise avec ce contrat,
se demande si son beau-père n’a pas eu la main trop lourde,
profitant du rapport de force en sa faveur. Il n’ose pas le lui dire,
mais il le pense très fort : Eiffel n’est-il pas trop gourmand ? N’a-t-il
pas joué le coup de trop ?
Dans le courant de l’année 1888, les Lesseps versent plusieurs
avances à la Compagnie Eiffel pour qu’elle puisse commander les
matériaux et les machines, recruter le personnel et lancer le
chantier – au total, 73 millions à la fin de l’année 1888. Cette somme
laissera quelques millions de marge bénéficiaire. La Tour bénéficie
directement de cette manne : Gustave ne dépend plus de
quiconque, et peut désormais se passer de banquier si bon lui
chante. Mais il est trop tard… Adrienne est partie. Il a le cœur serré
lorsqu’il pense au sacrifice qu’elle a fait. En était-ce vraiment un,
d’ailleurs ? Et ne l’a-t-elle pas fait d’abord pour sa famille ?
La Compagnie de Panama, qui a déjà englouti près de un
milliard de francs quand Eiffel entre dans la danse, est encore allée
chercher de l’argent auprès des petits investisseurs pour payer ses
échéances. Elle n’a pas hésité à corrompre des journalistes et des
députés – une centaine de personnes au moins – pour qu’ils
défendent l’émission de ce nouvel emprunt que « cautionne » la
présence du bâtisseur de la Tour. Cet emprunt auprès du public est
surréaliste, car un rapport officiel a démontré la fragilité de la
société, ses frais financiers effarants, le montant inouï des
commissions versées. Le 14 décembre 1888, c’est le coup de
théâtre : la Compagnie de Panama est en cessation de paiements.
L’arrivée d’Eiffel n’a pas suffi à crédibiliser l’entreprise et à éviter la
faillite. Deux mois plus tard, elle est mise en liquidation. Les quatre-
vingt-cinq mille souscripteurs ont perdu leur mise, beaucoup sont
ruinés.

Eiffel était loin d’avoir terminé le chantier entamé quelques mois


plus tôt : les portes métalliques ont été commandées et des milliers
d’ouvriers travaillent sur le terrassement des dix écluses.
L’entrepreneur est pourtant obligé de négocier avec le liquidateur la
résiliation amiable de son contrat. Il signe le 11 juillet 1889 un accord
en forme de solde de tout compte : il laisse les écluses montées ou
en cours de fabrication, ainsi que tout le matériel de chantier à la
Compagnie, renonce à exiger l’indemnité à laquelle il aurait pu
prétendre et accepte même de rendre 3 millions, alors qu’il n’y était
pas légalement obligé. Cet accord homologué par les tribunaux le
dégage, croit-il, de toute responsabilité. La conscience tranquille, il
tourne la page. À ce moment précis, Panama est le cadet de ses
soucis : l’Exposition universelle est ouverte depuis deux mois, on ne
jure que par la Tour. Son constructeur est un héros. Un colosse.
Mais un colosse aux pieds d’argile.
Si l’aventure de Panama est finie pour lui, l’affaire de Panama ne
fait que commencer. Des petits actionnaires se suicident. D’autres
portent plainte. Le scandale financier devient un scandale d’État. En
1891, une information pour abus de confiance et escroquerie est
ouverte. L’enquête provoque un tsunami politique. Des documents
confidentiels sont publiés dans la presse qui mettent en cause le
baron de Reinach, l’ami de Lesseps, bras armé de la corruption.
Reinach se suicide à son tour. La liste des journalistes, des
diplomates et des parlementaires compromis comporte plus de cent
noms. Le ministre des Finances est mis en cause, et le ministre de
l’Intérieur démissionne. Clemenceau, qui s’était fait prêter de l’argent
pour son journal par un des inculpés, perd son siège de député du
Var. C’est alors qu’il prononce son célèbre « Calomniez, calomniez,
il en restera toujours quelque chose ».
Gustave ne devrait pas être mêlé à ce séisme politique, puisqu’il
n’est, a priori, ni corrupteur ni corrompu. Mais il possède un tort
impardonnable aux yeux de ses concitoyens : il a gagné beaucoup
d’argent quand les petits porteurs, eux, ont tout perdu. Dans
l’Hexagone, la colère gronde. À Dijon, on débaptise le quai qui porte
son nom. L’action de sa Compagnie, entrée en Bourse en pleine
gloire, perd en quelques mois le tiers de sa valeur. Sous la grille des
ateliers de Levallois, le veilleur de nuit trouve une lettre de
menaces : « Votre maison va soter [sic] par la dinamite [sic] de
Ravachol, le 31 juillet 1892. »
Un soir, Claire n’y tient plus :
« Papa, que va-t-il se passer maintenant ? Adolphe me dit qu’il
n’y a aucun risque de faillite, mais je le connais, il ne veut jamais
m’inquiéter.
— Tu devrais l’écouter davantage, ma chérie ! Il n’y a aucune
inquiétude à avoir. La société se porte bien, son cours de Bourse a
peu d’importance. Nous avons encore remporté deux chantiers en
Chine au début du mois, Nouguier en signe un autre au Liban la
semaine prochaine, et nous sommes en train de construire trois
ponts en Corse sur la ligne entre Mezzana et Corte…
— Les ponts portatifs sont toujours aussi demandés ?
— Leur succès n’est pas près de se démentir. »
Ce qu’il ne dit pas à Claire, c’est qu’il vient d’apprendre qu’il
n’aurait pas le chantier du métro. Sa descente aux enfers vient de
commencer. Il ne s’en rend pas compte encore.
Il multiplie les soirées mondaines, au cours desquelles il utilise le
phonographe de Thomas Edison pour enregistrer ses propos et ceux
de ses convives. C’est ainsi qu’il a enregistré la voix de trois de ses
bons amis, qui viennent souvent dîner chez lui : l’écrivain Ernest
Renan, l’astronome Jules Janssen et le physicien Éleuthère
Mascart. Il a aussi enregistré les voix de ses enfants et de ses
premiers petits-enfants. Après chaque dîner, il emmène ses
convives au salon devant l’étrange machine dotée d’un cornet sur
laquelle il place un rouleau vierge. Il les fait parler et réécouter leur
voix, ce qui ne manque jamais de les impressionner et de
déclencher les mêmes commentaires :
« C’est tout bonnement extraordinaire !
— Ah, le progrès, où s’arrêtera-t-il ?
— Gustave, comment faites-vous pour être toujours à la pointe
de la modernité ? Expliquez-nous comment cela fonctionne…
— C’est tout simple : vous voyez ce stylet ? Il grave les sonorités
sur un cylindre en cire. Puis la gravure est lue par le stylet. L’aiguille
fait vibrer le diaphragme et transforme en son le sillon gravé. »

Gustave a beau se faire croire que rien n’a changé, il sait qu’il est
en sursis. Comme une catastrophe n’arrive jamais seule, un des
ponts qu’il a construits, à Munchenstein en Suisse, s’effondre alors
qu’un train le traverse, le 14 juin 1891. Les deux locomotives et les
sept premiers wagons sont engloutis, avec le pont, dans les flots de
la rivière. Bilan : soixante-treize morts et cent trente et un blessés.
La qualité des matériaux et la résistance de l’ouvrage d’art, qui
auraient été affaiblis par des inondations, sont questionnées, puis
mises hors de cause. Après des mois de procédures et d’expertises,
Eiffel est dégagé de toute responsabilité, mais son nom reste
attaché à un sinistre qui, selon la presse suisse, « a jeté l’épouvante
et la consternation non seulement en Suisse mais dans toutes les
parties du monde civilisé ».
L’affaire de Panama est nettement plus complexe. À la fin du
mois de juin 1892, Gustave est convoqué pour un interrogatoire par
le magistrat instructeur. En septembre, il est sur la sellette.
Sous la pression de l’opinion, le garde des Sceaux annonce en
novembre que cinq responsables sont assignés à comparaître
devant la cour d’appel pour abus de confiance et escroquerie :
Ferdinand de Lesseps et son fils Charles, les deux administrateurs
Cottu et Fontane, et Gustave Eiffel. Deux journaux attaquent
l’ingénieur sans relâche, La Libre Parole et La Cocarde. Le premier
l’accuse d’avoir versé un pot de vin de 1,7 million de francs à Adrien
Hébrard, le propriétaire-directeur du Temps et du Journal des
travaux publics. Puis d’avoir retiré 9 millions de la Banque de
France, sans doute pour s’enfuir. Il aurait aussi versé 1 million pour
les fonds secrets de M. Loubet… On raconte tout et n’importe quoi.
Gustave, désormais décrit comme un « profiteur » qui a « exploité
une Compagnie exsangue », se terre dans ses nouvelles propriétés.

Car deux ans plus tôt, au début de l’année 1890, le nouveau


multi-millionnaire a fait l’acquisition du château des Bruyères, dans
la banlieue parisienne résidentielle et cossue de Sèvres. Il a quitté
son domicile de la rue de Prony pour aller vivre au 1, rue Rabelais,
dans un superbe hôtel particulier qu’il partage, comme toujours,
avec les Salles. Cette demeure cossue, avec jardin et cour pavée,
qu’il a achetée 1,5 million de francs, a été la résidence du duc
d’Angoulême, fils de Charles X, quelques décennies plus tôt. Depuis
que l’opinion publique s’est retournée contre lui, Eiffel y reçoit surtout
des avocats.
« Escroquerie et abus de confiance » : les chefs d’accusation
retenus contre le constructeur sont d’autant plus infâmants que ce
sont ceux qui avaient visé autrefois son beau-frère Armand, et lui
avaient porté préjudice lorsqu’il avait voulu se marier. Il n’a volé
personne, il est dans son droit, il a agi en toute légalité et comme
n’importe quel entrepreneur à sa place : en quoi est-il immoral de
gagner beaucoup d’argent lorsqu’on est incontournable ? Et
pourquoi laisser entendre que l’arrêt du chantier lui a profité ? Au
contraire, si les travaux avaient pu aller à leur terme, il aurait gagné
bien davantage ! Il a donc subi un manque à gagner dont le
liquidateur a tenu compte lors de leur transaction, quand ils se sont
mis d’accord pour qu’il ne restitue que 3 millions.
Ces soupçons sont si pesants qu’il n’en dort plus. Le procès doit
démarrer en octobre 1892. Une perquisition, dans ses bureaux, le
blesse profondément. Quelques semaines avant sa comparution, en
présence de Salles déjà au courant, il réunit ses lieutenants
Nouguier et Koechlin.
« Depuis 1890, je n’étais plus que président de la société. Salles
et Koechlin ont parfaitement assuré la direction générale. Aussi ai-je
décidé de me retirer complètement, dans votre intérêt et dans
l’intérêt de l’entreprise elle-même.
— Mais enfin, Gustave… »
Émile Nouguier ne termine pas sa phrase.
« Porter mon nom vous pénalise, insiste Eiffel.
— Pourtant…
— Il est temps que vous voliez de vos propres ailes ! Non
seulement vous n’avez plus besoin de moi, mais je suis devenu un
fardeau pour vous. J’ai déjà vendu il y a trois ans 40 % des actions
de cette Compagnie. »
Le chef d’entreprise ne précise pas qu’il a vendu, en même
temps, la moitié de ses actions dans la Société de la tour Eiffel, ce
qui lui a permis de faire une belle opération financière.
« Allez, vous savez bien que mon nom vous porte préjudice. Et
puis, j’ai plus de soixante ans, j’ai le droit de souffler ! »
Comme Koechlin, Nouguier sait que son patron a raison – même
s’il ne croit pas qu’il soufflera un jour. La valeur boursière des
Établissements Eiffel continue de baisser, sans rapport avec les
profits qu’ils réalisent. Et ils remportent moins d’appels d’offres, car
le nom d’Eiffel, en France au moins, sent le soufre.
« Je vous propose de la rebaptiser SCLP : Société de
constructions de Levallois-Perret. »
Nouguier ne réfléchit pas longtemps :
« Cela me paraît judicieux : c’est un nom neutre, du genre de
ceux qui existent dans notre secteur.
— Qui la dirigera ? demande Koechlin, qui connaît déjà la
réponse.
— Tu le sais bien : je cède la présidence à Adolphe, qui restera
aussi directeur général. »
Il y a longtemps que le gendre d’Eiffel est aussi son dauphin.
Depuis sept ans, Adolphe Salles a fait ses preuves. Et les équipes
lui concèdent au moins une qualité : il est moins autoritaire que le
fondateur. Ils savent cependant qu’ils ne devront pas compter sur lui
pour révolutionner le secteur. Leur patron avait du génie. Il n’existe
qu’un Eiffel par génération.

Lorsque le procès s’ouvre au Palais de Justice de Paris, en ce


mardi 10 janvier 1893, le banc des prévenus est rempli de rosettes
d’officiers de la Légion d’honneur. Eiffel est le seul accusé en liberté,
peut-être parce que sur le strict plan du droit, son dossier est
inattaquable. Il est assis devant son avocat, Me Waldeck-Rousseau,
un ténor du barreau qui est aussi un ancien ministre de l’Intérieur et
l’auteur des grandes lois sociales des années 1880. Un homme qui
a mis sa carrière politique entre parenthèses mais qui est bien
décidé à la reprendre un jour.
L’envoyé spécial du Figaro, qui observe Eiffel pendant toute la
séance, soigne son portrait le lendemain matin : « Replet, trapu, un
œil clair d’ingénieur, les cheveux déjà blancs rejetés en arrière, en
coup de vent, il caresse nerveusement sa barbe et regarde avec
impatience l’horloge placée au-dessus de sa tête. Tandis que
d’autres prévenus sont interrogés – Charles de Lesseps, directeur
financier de la Compagnie de Panama, Marius Fontane, secrétaire
général et Henri Cottu, administrateur –, il a l’air un peu perdu. »
Il l’est bien davantage quand vient son tour d’être interrogé. Cet
« homme ordinaire qui a fait des choses extraordinaires » est
totalement pris de court par les questions de l’accusation et
s’embrouille dans les argumentations les plus simples.
« Pouvez-vous justifier la commission versée à M. Adrien
Hébrard, soit 1,7 million ?
— Nous avions des relations d’a… d’amitié. J’ai toujours aidé
son journal… Euh… Le Temps.
— Et les 1,8 million au baron de Reinach ?
— Nous avions des rapports professionnels. Le baron était un…
intermédiaire dans de nombreux contrats et je n’ai pas… Il s’agissait
d’être prêt au cas où la Compagnie aurait préféré payer les travaux
avec des bons à escompter… c’est un arrangement qui…
— Ce n’est pas tout. Nous avons entre nos mains une lettre
datée d’octobre 1887, retrouvée chez vous lors de la perquisition,
dans laquelle vous proposez au directeur du Temps 5 % sur tous les
travaux qu’il vous obtiendrait à Panama.
— Cette lettre n’a jamais été écrite ! gémit Eiffel. C’était un
projet… un brouillon saisi dans mes papiers… un résidu de
dossier ! »
Il sombre. Son absence de talent oratoire est cruellement
soulignée par tous les observateurs. Certains rappellent qu’il a
échoué aux élections sénatoriales de 1891 dans sa ville natale de
Dijon pour la même raison : lui qui sait si bien vendre n’importe quel
chantier ne sait pas se vendre lui-même.
Il s’emmêle dans les chiffres, s’accroche à la thèse du paiement
au forfait, indiscutable, pense-t-il, puisque couvert par une décision
judiciaire en sa faveur. Il ne semble pas comprendre que le
problème principal est l’indécence d’une situation dans laquelle il est
le seul, ou presque, à avoir tiré bénéfice d’une opération qui a ruiné
tous les petits épargnants. Il se perd dans des explications confuses.
L’Illustration, qui l’a si souvent encensé, n’est guère tendre avec lui :
Ce fut un lamentable spectacle que de voir chanceler cet homme,
dont le monde entier sait le nom, et qui pâlissait comme un coupable
vulgaire, tandis que son regard noyé de myope prenait une
expression d’angoisse indicible.
« Tu as vu Eiffel ? chuchote-t-on à la sortie du tribunal. Il bégaie,
le pauvre homme !
— Oui, il balbutie, il s’étrangle à moitié…
— Et quand il se lève, il titube. Tu crois qu’il est malade ?
— On dirait qu’il s’attend à être condamné à mort…
— Entre nous, il l’aurait bien cherché ! »
Le lendemain, interviewé par un journaliste de La France, il
retrouve ses moyens. Il agite sous ses yeux une liasse de papiers.
« Regardez ! Regardez toutes ces lettres et tous ces
télégrammes ! On m’écrit de toute la France pour m’encourager !
Tous ces gens que je ne connais pas, et ceux que je connais, ils me
disent tous de tenir bon.
— Et vous allez tenir bon ?
— Vous savez, depuis le jour où j’ai créé mon entreprise, j’ai été
sans cesse attaqué, persécuté, jalousé. J’ai l’habitude. Dans ce
pays, on ne vous pardonne pas de réussir. On n’a pas le droit de
sortir du lot. Vous vous rendez compte que certains ont prétendu
que je n’étais pour rien dans la création de la Tour de 300 mètres ?
Autant prétendre que je ne sais pas faire la différence entre une
traverse et un boulon !
— Au tribunal, hier, vous n’avez pas été très clair à propos de
vos bénéfices sur le contrat Panama. Un témoin a montré que c’était
33 millions, vous prétendez que c’est 15 ou 17, on ne sait plus, mais
vous n’avez rien pu prouver…
— Je suis un homme de chiffres et de calculs, mais
l’argumentation oratoire n’est pas mon fort, c’est vrai. Les questions
qu’on m’a posées étaient formulées trop bizarrement. Les choses ne
sont pas si simples. Tout n’est pas tout blanc ni tout noir. Mais j’ai ma
conscience pour moi !
— Demain il y aura le réquisitoire, ne craignez-vous pas ce qui
va être requis à votre encontre ?
— Je n’ai pas à m’inquiéter : je suis honnête ! On ne condamne
pas les gens honnêtes dans un pays démocratique. »
Vraiment ? La démonstration de l’avocat général, le lendemain,
le prend de court : elle repose sur l’idée qu’Eiffel n’a pas signé un
contrat d’entrepreneur avec la Compagnie de Panama, mais qu’il
était son mandataire. Une différence majeure car à ce titre, il aurait
dû rembourser les avances qu’on lui avait allouées, dès lors qu’il ne
les avait pas utilisées. Dans la salle, l’argument fait mouche. Un
murmure désapprobateur parcourt les rangs. On entend, dans le
brouhaha, le mot « arnaque ». Un journal qui a toujours décrié Eiffel,
Gil Blas, va carrément évoquer cette « escroquerie géniale » que
l’on pourrait appeler « LE tour Eiffel ».

Sur son banc d’infamie, Eiffel est au bord du malaise. Il s’agite,


souffle sur ses lunettes, ne réussit plus à masquer son anxiété. Est-
ce parce qu’il est plus innocent que les autres, ou plus coupable,
qu’à la pause il s’affole ? Tandis que les autres accusés discutent
dans le prétoire en fumant une cigarette, l’entrepreneur arpente le
hall de long en large, les mains dans le dos, son fils Édouard sur ses
talons. Il vient de comprendre, bien tard, que sa bonne foi ne suffira
pas. Il n’a plus qu’un espoir : la plaidoirie de son avocat,
Me Waldeck-Rousseau.
La plaidoirie du 1er février s’avère à la hauteur de ses attentes.
Pierre Waldeck-Rousseau est un homme qui sort du lot. Grand,
mince, hautain, il est doté d’une éloquence rare. Sa rémunération
l’est tout autant : il touche, dit-on, dix fois plus que l’avocat de
Charles de Lesseps. Quelle que soit la somme, elle est largement
méritée : son élocution, son discours, la mise en valeur de ses
arguments, son style même impressionnent. Dans sa bouche, rien
ne paraît technique ni compliqué ; il explique, rassure, démontre.
Avec lui, tout rentre dans l’ordre. Il va garder pendant six heures son
public en haleine, en deux jours d’audience.
Dans un aparté, il excuse la prestation de son client : cet homme
brisé n’a pas été brillant, c’est vrai, sans doute parce que son
honneur lui tient trop à cœur. Eiffel a été paralysé par l’enjeu. Qu’on
n’accable pas davantage ce héros français qui a consacré sa vie au
travail, et dont la droiture est au-dessus de tout soupçon.
Waldeck-Rousseau démonte un à un les arguments de l’avocat
général. Eiffel n’était pas le mandataire de Lesseps, il avait signé un
contrat à forfait et rien d’autre : il était donc un entrepreneur face à
un autre entrepreneur. Il a respecté les contraintes et les règles du
contrat. Ses bénéfices sont légitimement acquis. Pourquoi s’en
étonner, ou le feindre ? Cet acharnement n’est-il pas suspect ? Il met
en doute le patriotisme des accusateurs, qui oublient bien vite la
France vaincue, et l’honneur qu’elle a retrouvé grâce à des hommes
comme Lesseps ou Eiffel. On veut les juger ? Qu’on les juge en
patriotes !
« Ils sont aujourd’hui devant vous en police correctionnelle. Mais
l’histoire à laquelle ils appartiennent déjà enregistrera votre décision
comme un acte de réparation et de justice. Elle gardera, j’en suis
sûr, ses sévérités pour ceux qui n’ont pu leur pardonner d’avoir fait à
la grande humiliée de 1870 l’aumône d’un peu de gloire. »
Les applaudissements fusent de toutes parts. Waldeck-
Rousseau se rengorge, un demi-sourire aux lèvres. Son triomphe ne
fait pas oublier les maladresses d’Eiffel, ni ses bénéfices outranciers,
mais il lui a redonné une stature. L’entrepreneur peut ressortir du
tribunal la tête haute.
Une semaine s’écoule, interminable, entre la fin du procès et le
verdict, prévu à midi le 9 février. Gustave tourne comme un lion en
cage dans son hôtel particulier, incapable de penser à autre chose.
Même ses petits-enfants, Robert, Georges et Geneviève, ne
réussissent pas à l’amuser. Claire s’efforce de tranquilliser son père,
qui a perdu l’appétit.
« Tu vas être acquitté, Papa, il n’y a pas de doute là-dessus. Tout
le monde le dit. Cesse de t’inquiéter…
— J’entre dans ma soixantième année, tu sais. Il m’est
insupportable de penser que le reste de ma vie puisse dépendre du
bon vouloir d’un juge. Ou plutôt des humeurs chagrines de l’opinion
publique.
— Mais tu n’iras pas en prison, Papa ! Ta vie n’est pas en jeu !
— Ma réputation est en jeu. C’est encore plus important. »
Le 9 février, à midi tapantes, Gustave fait les cent pas depuis une
demi-heure, entouré de ses deux fils et de son gendre, dans les
couloirs du Palais de Justice. Les minutes passent, puis les heures.
L’attente se fait insoutenable. À trois heures, les prévenus et le
public sont autorisés à entrer dans le tribunal. Et le verdict tombe :
Eiffel n’est pas coupable d’escroquerie… mais d’abus de confiance.
Il devra purger une peine de deux ans de prison ferme et payer vingt
mille francs d’amende.
Deux ans de prison ! Autant dire un siècle.
Gustave est sonné. Il est soutenu par Édouard et Albert qui
l’obligent à se rasseoir. Parmi les quatre condamnés présents –
Charles de Lesseps, Marius Fontane et Henri Cottu, il est le plus
touché, sans doute parce qu’il s’y attendait le moins. Ferdinand de
Lesseps, quant à lui, n’est pas là : atteint de sénilité foudroyante, il
est reclus dans son domaine de La Chesnaie ; il ne saura même pas
qu’il a été condamné à cinq ans de prison.
Eiffel est effondré. Hier les Français le portaient aux nues,
aujourd’hui ils le vouent aux gémonies. Comme s’il avait reçu un
coup de massue sur le crâne, il entend dans un brouillard étouffé les
réactions des amis qui se pressent autour de lui.
« C’est surtout le crime de richesse qu’on vous fait expier – et je
vais l’écrire ! lance le journaliste du Figaro.
— Vous êtes le plus grand entrepreneur de ce pays ! s’offusque
un petit homme à lunettes et pince-nez qui s’est précipité en voyant
l’ingénieur tituber. Comment peut-on vous traiter ainsi ?
— En humiliant les plus glorieux enfants du pays, l’arrêt de la
Cour risque de se retourner contre la France », prévient Yves Guillot,
le directeur politique du Siècle.
Le même Guillot écrit le lendemain dans les colonnes de son
journal : « Cet arrêt de la Cour enlève des rayons à l’auréole de
notre pays. La gloire est cependant chose si rare qu’une nation
devrait en être économe. » Mais la plupart des journaux qui reflètent
l’opinion publique préfèrent se moquer d’Eiffel qui découvrira en
prison « les ressources qu’offrent les fontes et les fers ». Un
chroniqueur voudrait qu’on dessine sur l’épaule des condamnés, au
fer rouge, une Tour miniature en guise de fleur de lys.
Waldeck-Rousseau demande le jour même le pourvoi en
cassation.
« Quelles sont mes chances, maître ?
— Elles ne peuvent être meilleures. Il y a un vice de forme dans
ce dossier. Mais je sais que cela ne vous consolera pas : c’est un
jugement sur le fond qu’il nous faudrait pour vous rendre justice. »
Gustave n’est pas écroué sur-le-champ. Il est soumis, jusqu’à
l’examen de son pourvoi, à un régime de liberté provisoire, mais il
devra se constituer prisonnier la veille du jour où se réunira la Cour.
L’avocat formule une requête qui lui permettrait d’échapper à cette
mesure vexatoire, « indigne d’un héros français » : elle est rejetée.
Le juge est impitoyable. Dans son hôtel particulier de la rue
Rabelais, les amis d’Eiffel tentent de le réconforter. Mais ils sont de
moins en moins nombreux.
L’entrée du condamné en prison est fixée au 8 juin. Un voyage
en Suisse avec Claire lui permet de tromper l’attente – et de se
changer les idées en s’offrant une villa, à Vevey, dans le canton de
Vaud, haut-lieu mondain de la Belle Époque. La maison, qui donne
directement sur le lac Léman, est aussitôt rebaptisée « Villa Claire ».
« C’est pour toi que je l’achète, explique-t-il à sa fille. Pour te
réconforter. Pour que tu viennes t’y reposer. Et pour que tu en
hérites un jour.
— Papa ! Ne pense pas à des choses pareilles !
— Je fais aussi construire un petit port au pied de la villa.
— Un port ! Mais pour quoi faire ?
— Je viens d’acheter un yacht à vapeur.
— Un yacht ! Avec un moteur et des voiles ?
— Oui, un petit deux-mâts de 19 mètres. Rien d’ostentatoire. Cet
été, nous pourrons faire des sorties sur le lac avec les enfants.
— Ce sera merveilleux, Papa. »
Claire chasse une pensée importune. Et s’il n’y avait pas d’été ?
Et si son père devait purger vraiment ses deux années de prison ?
Heureusement, il n’a pas l’air d’y penser.
« D’ici l’été, il faut le remettre à neuf ; c’est un modèle 1882, il est
un peu défraîchi.
— Comment vas-tu l’appeler, ce joli bateau ?
— Je n’y ai pas encore pensé ! Il nous faut un nom bien à nous.
Tu as une idée ?
— La Walkyrie ?
— Ton opéra préféré…
— C’est le premier auquel tu m’as emmenée ! Et c’était la
première fois qu’il était donné en France ! Je devais avoir quinze ou
seize ans… »
Quand il n’est pas en train de dépenser cet argent qui lui brûle
les doigts en gâtant sa fille, Eiffel travaille, sans relâche, avec son
avocat, sur son dossier. L’échéance se rapproche et son moral s’en
ressent.
Il compte les jours, conscient que sa liberté s’achève. Le 8 juin, à
dix heures du matin, il se présente, pâle et hagard, à l’entrée de la
Conciergerie. Jamais il n’a connu une telle humiliation, jamais
injustice ne lui a paru aussi cuisante. Il porte, à la boutonnière, sa
rosette d’officier de la Légion d’honneur et essaie de garder la tête
haute en pensant à ses parents. Deux gardiens le fouillent et lui
confisquent ses effets personnels. Puis on lui retire cravate, ceinture
et bretelles.
« Mais enfin, pourquoi ? Comment vais-je faire tenir mon
pantalon ?
— Les suicides sont nombreux parmi les prisonniers, rétorque
froidement l’un des geôliers.
— Nous allons vous donner un beau pantalon à élastique »,
ricane son collègue.

Gustave est incarcéré dans la cellule 74. Cette geôle individuelle


appartient au « quartier des rupins », où l’on regroupe tous les
condamnés de la haute société. Un sol couvert de parquet, un lit,
une table et une chaise – le traitement est le même pour tous.
L’entrepreneur a été exceptionnellement autorisé à conserver ses
affaires de toilette. Autre marque de faveur, il peut recevoir
quotidiennement ses proches et même commander des repas à
l’extérieur. Pourtant, les journées se ressemblent, rythmées par le
réveil à six heures trente et l’extinction des feux à vingt-deux heures.
Le temps s’étire, interminable, scandé par les cris des cellules
voisines et ses propres moments de désespoir – lorsque, à plat
ventre sur son lit, il enfouit son visage dans l’oreiller pour
s’empêcher de hurler.
19

Sus aux riches

PARIS, PALAIS DE JUSTICE, JUIN 1893

« Il est temps que la raison recouvre ses droits ! lance l’avocat


général. Ce pourvoi, monsieur le président, n’est aucunement
justifié. Je conclus au rejet.
— Ne vous laissez pas influencer, monsieur le président, par ce
climat de haine et de calomnie, défend Me Devin. Croyez-vous que
l’on puisse juger au nom de ce cri malsain : sus aux riches ? »
Me Devin, le conseil de Gustave Eiffel, ne doute pas que la Cour
de cassation, qui se prononce sur la forme, va annuler l’arrêt qui a
condamné son client : les faits qui lui sont reprochés sont prescrits.
Mais il ne veut pas s’en satisfaire.
« C’est en cassant l’arrêt sur le fond qu’on lui rendrait pleinement
raison. Cela rassurerait tous les hommes d’affaires, qui se sentent
désormais menacés par les singulières doctrines de la cour d’appel
en matière de mandat. Mais vous n’avez pas le choix, monsieur le
président, nous le savons. Vous devez casser sur la prescription. Et
la prescription, après tout, c’est l’oubli. L’oubli des tristes choses que
nous avons vues. »
Les accusés ont été cités à comparaître pour la première fois le
21 novembre 1892, alors que la liquidation de la Compagnie de
Panama a eu lieu le 4 février 1889. Plus de trois ans séparaient les
deux événements : le jugement de la cour d’appel ne pouvait qu’être
cassé. Mais que de douleurs pour en arriver là !
La petite porte en ogive, surmontée de l’inscription « Enceinte
cellulaire », s’ouvre enfin, dans un grincement de serrure mal
graissée. Édouard Eiffel, son beau-frère Adolphe et les avocats
Devin et Waldeck-Rousseau, qui font les cent pas depuis une demi-
heure, attendent la sortie de Gustave. Le voici qui s’avance, le pas
mal assuré. En une semaine, ses cheveux et sa barbe ont
incroyablement blanchi. Comment une tignasse aussi abondante
peut-elle si vite changer de couleur ? se demande Édouard. Son
père porte une redingote noire et un pardessus ; un drôle de bonnet
de soie noire couvre le haut de son crâne. Mais c’est toute sa
physionomie qui a changé. Gustave a vieilli. Il est usé par ces huit
jours de prison. L’amertume marque son visage, comme s’il ne
croyait plus à sa libération.
Édouard s’approche timidement de son père. Tous deux restent
un instant sans mot dire. Puis, d’un geste un peu brusque, le vieil
homme attire son fils à lui, et le serre dans ses bras en éclatant en
sanglots. Très vite, il a besoin de s’asseoir. Il s’appuie sur son fils, il
semble désorienté, presque apeuré. Son chapeau a disparu, puis il
le retrouve, juste devant lui. Il salue son gendre et ses avocats,
comme s’il s’apercevait seulement de leur présence. Personne n’ose
le féliciter.
Eiffel et ses accompagnateurs s’engagent dans les couloirs
interminables de l’établissement pénitentiaire pour se rendre au
dépôt où il doit récupérer ses effets personnels. Il n’ouvre pas la
bouche pendant la longue déambulation, puis, conscient que ses
compagnons guettent ses paroles, lâche dans un soupir :
« Enfin, nous avons trouvé des juges. »
Dans les couloirs, des inconnus, des visiteurs sans doute, le
saluent. Il répond distraitement. Il ne semble s’animer qu’en
apercevant le directeur de la Conciergerie. Il lui serre la main,
reconnaissant :
« Vous avez été bon pour moi. Entendons-nous. »
Personne ne comprend, pas même son interlocuteur, ce que
signifie cet « entendons-nous ». Est-ce « Revoyons nous, peut-être
pourrai-je vous aider à mon tour ? » ou à l’inverse : « vous avez été
bon pour moi – enfin, entendons-nous, vous n’avez pas été aussi
dur que vous auriez pu l’être… » Le sait-il lui-même ?
Lorsqu’ils se retrouvent sur le parvis, Pierre Waldeck-Rousseau
explique que l’arrêt rendu dégage Eiffel de toute responsabilité
envers la Compagnie de Panama : le quitus obtenu du liquidateur
vaut – comme Gustave l’a toujours cru – une décharge « pleine,
entière et définitive ». Mais le prisonnier ne l’écoute plus. C’est un
vieil homme, qui marche sans savoir où il va, le dos voûté et le
regard absent. Vient-il de comprendre qu’il était libre, mais pas
blanchi ? Ou blanchi, mais seulement de la tête…
« Attends Papa, je vais te chercher un fiacre et on te ramène
chez toi. »
Las ! Il n’y a plus de fiacre, les cochers parisiens sont en grève. Il
faudra marcher jusqu’à la rue Rabelais. Trois quarts d’heure par la
rue de Rivoli, l’avenue Gabriel et l’avenue Matignon. Édouard et
Adolphe constatent qu’une fois lancé, le sexagénaire retrouve
machinalement son pas alerte, celui du sportif qui, s’il ne monte plus
en haut de la Tour chaque jour, s’entraîne régulièrement dans la
salle d’armes de l’avenue Montaigne. Ils ont presque du mal à le
suivre. Gustave pousse d’un geste brusque la porte de son hôtel
particulier. Claire, qui guettait leur arrivée depuis le début de l’après-
midi, se précipite :
« Papa, tu m’as tellement manqué !
— Claire, ma petite fille ! Je craignais bien de ne jamais te
revoir… »
L’aînée des enfants Eiffel s’est réfugiée, en larmes, dans les bras
de son père. Lui, il sourit, enfin – il rit, même –, comme si retrouver
sa fille lui redonnait vie. Robert, sept ans bientôt, se précipite vers le
couple, et conscient de l’émotion du moment, entoure de ses bras
les jambes de sa mère et de son grand-père à la fois.

Adolphe et Édouard assistent à la scène, le premier avec


attendrissement, le second le cœur serré. Son père ne l’a jamais
aimé, pas plus qu’il n’aime son frère. Il leur préfère son gendre et
ses petits-fils. Qu’ont-ils fait pour mériter cette indifférence si proche
du mépris ?
Au fond, Édouard connaît la réponse. Ils ont été écrasés par la
personnalité de leur père ; en conséquence, ce dernier ne les
respecte pas. Gustave aurait rêvé que son aîné entre à
Polytechnique mais Édouard n’a pu entrer qu’à Centrale, en 1888,
après sa préparation à Sainte-Barbe. Et surtout, il n’en est pas sorti
diplômé. Les études lui pesaient. Souvent malade, il a demandé lui-
même à redoubler sa première année. Finalement, quelques mois
après la rentrée, il a jeté l’éponge. Son complexe vis-à-vis de son
géniteur s’en est accru. Et le dédain qu’il a reçu en retour est devenu
perceptible.
Édouard, malgré sa bonne volonté, a toujours déçu son père. À
vingt et un ans, il a quitté la rue de Prony pour aller habiter chez une
cocotte, rue Mansart, le jour même où s’ouvrait le chantier de la
Tour. Victorine Foret, alias Gilda Moissy, recueille ce fils de famille en
mal d’affection. Sommé de revenir au domicile paternel, Édouard
défie l’autorité. Obsédé de respectabilité, effrayé qu’on puisse le
faire chanter, Gustave monte jusqu’au cabinet du garde des Sceaux
pour faire cesser cette relation insupportable. La jeune femme est
convoquée à la préfecture. Terrifiée, elle rend sans discuter les
lettres de son amant, qui, lui, rentre lamentablement rue de Prony.
Quelques semaines plus tard, une nouvelle rumeur vient aux
oreilles de Gustave : son fils se console dans les bras d’une autre
fille de petite vertu, « Mademoiselle Edwige ». Ulcéré, il entre dans
une colère froide. Personne ne peut l’approcher sans encourir ses
foudres.
« Claire, ne pourrais-tu parler à ton frère ? Toute notre famille est
humiliée. Au moment même où nous sommes en ligne de mire…
— N’imagine pas que le monde entier soit au courant, Papa,
répond doucement Claire. Tu sais ce qu’a dit l’oncle Albert ?
— Je me moque bien des jugements de mon beau-frère ! Bon,
qu’a-t-il dit ?
— Qu’il faut bien que jeunesse se passe…
— Voilà bien une réflexion de médecin ! Et Marie l’a laissé dire ?
Avec une telle marraine, je comprends qu’Édouard soit la honte de
la famille ! Qu’il soit un débauché, passe encore, mais ne peut-il
l’être avec discrétion ? » tonne-t-il en sortant de son bureau.
Au grand dam de Gustave, la débauche semble être une affaire
de famille, chez les Eiffel mâles. À la fin de l’année 1892, au moment
où Gustave est assigné à comparaître dans l’affaire de Panama,
c’est au tour d’Albert, son fils cadet, de lui causer des soucis. Albert,
qui voulait devenir un artiste, a suivi, pour obéir à la volonté
paternelle, des études d’agronomie à l’École de Grignon. Mais il
possède un caractère nettement plus affirmé que son frère, et à
peine sorti, il a bravé l’interdit et s’est lancé dans la peinture. Cette
vocation artistique, et la vie de bohème qu’elle entraîne, horripile
Gustave surtout quand de l’argent est en jeu.
« Claire, je n’en peux plus, gémit Gustave un jour en s’effondrant
sur une banquette. Comme si j’avais besoin de cela !
— Que se passe-t-il, Papa ? l’interroge sa fille, inquiète.
— Ton frère !
— Qu’a fait Édouard, encore ?
— Ce n’est pas Édouard, cette fois, c’est Albert.
— Je me doutais qu’il aurait des ennuis. Il n’est jamais là en ce
moment, et quand il rentre, c’est au milieu de la nuit. Pourtant il n’a
que dix-neuf ans ! J’ai voulu lui parler, mais rien à faire. Il y a bien
trois jours que je ne l’ai pas vu.
— Il a rencontré cette actrice qui a aussi été la maîtresse
d’Édouard, une ancienne du théâtre du Palais-Royal… Voyons…
Marguerite de Rigny. »
Ses fils ont bon goût : rebaptisée « de Rigny », Marguerite, vingt-
deux ans, est une beauté. Elle fait des ravages et promet de devenir
l’une des demi-mondaines les plus fêtées de Paris. L’ambassadeur
d’Angleterre lui-même est sur les rangs. Cette femme intelligente a
vite compris tout le parti financier qu’elle pouvait tirer de son jeune
amoureux.
« Alfred lui a signé une vingtaine de traites de 1 000 francs, vingt-
sept traites de 150, un blanc-seing…
— Mon Dieu !
— Attends, il y a pire : elle l’a convaincu de servir de caution
dans une affaire de trafic de meubles et de tapis qu’elle a montée
avec un autre de ses amants, un sous-officier réformé pour conduite
scandaleuse.
— Une caution de combien ?
— Vingt billets de 1 000 francs.
— Que vas-tu faire ?
— Je n’ai pas le choix. Je vais écrire au préfet de police »,
rumine Gustave.
Une heure plus tard, il revient avec sa lettre, et la fait relire par
Claire.

Je vous serais profondément reconnaissant de bien vouloir


intervenir pour me faire restituer les billets radicalement nuls qui ont
été arrachés à la faiblesse de mon fils et pour adresser à la fille de
Rigny et à son complice les observations qu’ils méritent. Je vous
serais également bien reconnaissant de faire appeler mon fils et de
lui faire comprendre la gravité des actes auxquels il se laisse
entraîner. J’espère que les observations venant de vous auront une
influence salutaire.

Claire fronce les sourcils. En écrivant les deux dernières


phrases, son père admet qu’il n’a jamais eu d’autorité sur son fils.
Qu’il n’a pas su entretenir un vrai dialogue avec lui, et qu’il se
décharge de cette éducation sur l’autorité publique. Cet homme que
craignent ses fils serait donc un parent démissionnaire ?
Claire sent que son père attend sa réponse ; ses soupirs
trahissent son impatience. Il est très irritable – et pour cause, avec le
procès qui approche. Elle ne va pas oser lui dire qu’il a tort, même si
elle en est convaincue et qu’elle est la seule à pouvoir lui parler.
« C’est parfait, Papa… »

La semaine passée en prison n’a pas rapproché Gustave de ses


fils même s’il a pleuré dans les bras d’Édouard en ce jour de
libération. Sans doute est-il trop tard pour renouer des liens qui, au
fond, n’ont jamais été tissés. Pourtant, il aurait au moins pu
s’interroger sur ce que sa condamnation a eu comme conséquences
pour eux. Aux yeux des citoyens, les bénéfices de Gustave sur
l’opération du canal, même s’ils étaient légaux, entachaient
davantage la réputation de la famille que les frasques d’Édouard et
d’Albert. Ses fils pourraient se plaindre des dégâts que leur père a
causés dans leur propre existence.
En cette année 1893, davantage que les liens avec ses fils,
Gustave aimerait renouer avec sa propre vie. Avant même de
connaître la prison, lorsque son étoile a commencé à pâlir, il a
transmis son entreprise à son gendre pour qu’elle ne pâtisse pas de
sa propre déchéance. Car il a vécu une série d’échecs : d’abord, sa
proposition de construire et d’exploiter le métro parisien sans qu’il
n’en coûte rien à la collectivité a été déclinée par l’État et la
municipalité. Ensuite, plus douloureux peut-être, il y a eu le tunnel
sous la Manche. Il y a tellement cru ! Il n’était d’ailleurs pas le
premier à proposer une solution pour relier l’Angleterre au continent.
La reine Victoria, qui avait le mal de mer, son mari le prince
Albert, et Napoléon III lui-même avaient, en leur temps, approuvé le
projet de tunnel foré émanant d’un ingénieur français, Aimé Thomé
de Gamond, mais la guerre de 1870 avait fait capoter le projet.
Ensuite, d’autres ingénieurs avaient proposé des projets de ponts
qui supposaient la fondation de piles à air comprimé à des
profondeurs de plus de 50 mètres.
Eiffel quant à lui, avait émis des réserves sur la possibilité de
travailler en toute sécurité avec une telle pression ; de surcroît, les
piles présentaient un vrai danger pour les bateaux dans un bras de
mer aussi fréquenté. Il avait donc proposé une solution à mi-chemin
entre un tunnel et un pont supérieur : un pont sous-marin. Deux
tubes de béton parallèles contenant chacun une voie de chemin de
fer, et reposant sur le fond, sur des piliers sous-marins qui ne
nécessitaient pas de creuser profondément le sol. Le pragmatisme
de l’ingénieur en faisait un projet réaliste et viable. Mais pas de
chance, l’Angleterre avait changé d’avis, elle ne tenait plus à sortir
de son isolement séculaire.
Après le tunnel, Gustave s’était enflammé pour une autre
aventure, la construction d’un observatoire-refuge au sommet du
mont Blanc. Son ami Jules Janssen, promoteur de l’idée, voulait
observer de plus près les planètes et voir si elles pouvaient être
dotées d’une atmosphère.
Eiffel s’était rendu à Chamonix début août 1891. Le premier
objectif consistait à vérifier la possibilité de creuser des fondations à
4 800 mètres d’altitude. Pour que ces fondations soient viables,
l’ingénieur estimait qu’il fallait rencontrer la roche à moins de
12 mètres lors des forages. Mais l’expédition avait tourné à la
catastrophe : deux ouvriers avaient été emportés par une avalanche,
et le médecin par une congestion. Les forages, effectués juste avant
les accidents, montraient de toute façon que la roche se trouvait à
plus de 23 mètres. Janssen avait eu beau dire que l’on pouvait
construire dans la glace, aussi résistante que la roche, Eiffel avait
refusé de prendre ce risque. Il était remonté à Paris déprimé et avait
connu une nouvelle période d’accablement.
Quelques mois après l’épisode du mont Blanc, Claire repère
dans Le Figaro un article qui annonce que les Anglais vont bâtir une
tour plus haute que celle d’Eiffel. Elle hésite à en parler à son père :
elle aimerait le sortir de son abattement, mais cet article ne risque-t-il
pas de l’y enfoncer un peu plus ? L’auteur laisse entendre que la
réussite de l’entreprise n’est pas assurée. En fait, les Britanniques
n’ont pas digéré que des Frenchies leur enlèvent le leadership
mondial de l’innovation industrielle. « Anything Paris can do, London
can do bigger ! » (Tout ce que peut faire Paris, Londres peut le
réaliser en plus grand !), avait lancé dès 1890 sir Edward Watkin, un
membre éminent du Parlement. Le Britannique avait même,
discrètement, proposé à Eiffel de construire dans son pays une tour
de 350 mètres. L’ingénieur avait eu un haut-le-cœur :
« Le shah d’Iran me l’a déjà proposé, j’ai refusé. Comment
serais-je encore considéré par mes compatriotes comme un bon
Français, si j’allais livrer mon savoir-faire à “l’ennemi” ? »
Un concours avait eu lieu, donnant le jour à soixante-huit
dessins, pour la plupart très proches de ceux de la tour Eiffel ou de
la première esquisse de Koechlin, la pile de pont sans fioritures.
L’architecte A. D. Steward l’avait emporté avec une copie quasiment
conforme à l’originale, le dessin no 37 : structure de fer ajouré, trois
étages, quatre arches, un campanile… seuls les pieds semblaient
plus maigres, et l’aspect général plus efflanqué. En 1893, les travaux
avaient commencé.
Eiffel avait observé ces tentatives de loin, convaincu que les
Anglais n’y arriveraient pas car ils n’avaient pas suffisamment soigné
l’amont du chantier.
« Ils n’ont pas compris que tout devait être “préfabriqué”,
explique-t-il un soir à la table du dîner. Rien ne doit être laissé aux
hasards du chantier et aux aléas du montage.
— À propos de pièces détachées, Père, intervient Adolphe, vous
souvenez-vous de cette petite église en acier avec de jolis vitraux
que vous aviez présentée à côté de la Tour, lors de l’Exposition
universelle ?
— Bien sûr. Elle a été démontée et envoyée en Belgique… où
elle attend un hypothétique départ pour l’Afrique.
— Et bien, figurez-vous qu’un certain Charles Laforgue l’a
achetée pour l’emmener en Basse-Californie. Là-bas, on ouvre des
mines de cuivre à tour de bras, et on crée les villages qui vont
autour, afin que les ouvriers mexicains puissent vivre dignement.
Son village s’appelle Santa Rosalia, et l’église sera rebaptisée Santa
Barbara. »
L’œil bleu d’Eiffel s’allume. S’il ne s’implique plus dans la gestion
de son ex-entreprise, il aime que son gendre lui parle des menus
événements qui la concernent, pour peu qu’ils sortent de l’ordinaire.
Claire applaudit :
« Tu as décidément eu une idée de génie, Papa, lorsque tu as
inventé les édifices démontables !
— Leur succès ne se dément pas, confirme Adolphe. Ils
représentent l’essentiel de nos bénéfices. Nous envoyons des ponts,
des gares et des églises aux quatre coins du monde…
— La France n’a jamais autant rayonné, lâche l’ingénieur avec
une pointe de tristesse dans la voix. »
Il n’ose pas leur raconter cette scène humiliante qu’il a vécue, le
matin même, alors qu’il déambulait, comme souvent, sur le Champ-
de-Mars. Un bateleur pérorait devant des touristes britanniques en
faisant de grands gestes en direction de la Tour. Gustave s’est arrêté
en l’entendant prononcer son nom :
« Voici la fameuse tour Eiffel dont le constructeur est mort
pendant l’Exposition de 1889. Dans un accès de fièvre chaude, il
s’est jeté par la fenêtre de la chambre qu’il s’était fait aménager sur
la dernière plateforme. »
L’intéressé a manqué de s’étouffer. Mais il n’a pas protesté. Au
fond, le bonimenteur n’a-t-il pas raison ? Eiffel a disparu de la
circulation, il pourrait aussi bien être mort. Puis son sens de l’humour
l’a emporté. Il a lancé, de sa voix qui porte loin :
« Permettez, monsieur ! Eiffel ne s’est pas jeté du haut de la
Tour ! Il s’est noyé dans le canal. »
Au printemps 1894, Gustave reprend goût à la vie. Il se consacre
à la recherche d’un domaine viticole pour Édouard qui a développé
une passion pour le vin et croit avoir enfin trouvé sa voie. Au cours
de l’été, sur le conseil d’un de ses amis, Léopold Flinoy, propriétaire
du château Milon, Eiffel apprend que le château Vacquey, à
Sallebœuf près de Bordeaux, est à vendre, avec les propriétés qui
en dépendent. C’est un immense domaine, une propriété de
138 hectares entourée de bois et de champs où il sera possible de
produire des vins rouges et blancs en quantité, tout en consacrant
une des métairies au fourrage et aux vaches laitières. Il s’y rend
avec Édouard et tous deux sont conquis par cette demeure de la fin
du XVIIIe qui dégage un air de prospérité. Édouard s’installe à
Bordeaux pour régler tous les détails de l’acquisition et préparer le
démarrage des nouvelles activités. Gustave remonte à Paris mais
revient à deux reprises, notamment pour la signature chez le notaire,
le 17 décembre. À chaque fois qu’il retrouve cette gare qu’il a bien
connue, et qui a doublé son trafic grâce à la passerelle sur la
Garonne qu’il a construite, l’ingénieur ressent un pincement au
cœur. À quoi aurait ressemblé sa vie s’il avait épousé Adrienne, s’il
était resté à Bordeaux ? Aurait-il été plus heureux ?
Alors qu’il remonte à la capitale, quelques jours avant Noël, il
découvre, dans un journal abandonné par un voyageur, que les
Anglais ont renoncé à leur tour « plus haute que 1000 pieds » : les
travaux se sont interrompus par manque de financement. La « folie
de Watkins » ne verra jamais le jour. Il réalise que, malgré lui, la
nouvelle lui fait immensément plaisir.
Il se rend à l’évidence : depuis la Tour qui porte son nom, il n’a
rien accompli d’aussi palpitant. C’est elle, son chef-d’œuvre ! Il doit
la préserver car personne ne saura l’imiter. Cette Tour fait de lui la
figure de proue du progrès et de la puissance française – pour peu
que les Français oublient l’affaire de Panama. Pourtant, à la fin de
l’année 1909, si la Tour tient jusque-là, la concession viendra à son
terme et l’ouvrage sera démonté comme cela est spécifié dans la
convention qui a été signée avec la mairie de Paris. Cette idée, qui
l’a toujours dérangé, lui apparaît soudain insupportable. Il comprend
que la seule mission à laquelle il doive impérativement consacrer le
temps qui lui reste à vivre est la pérennité de la Tour. Il ne pourra
quitter ce monde sans la certitude qu’elle rayonnera après lui.

Quatre mois plus tard, dans la lettre que lui envoie chaque
semaine Édouard pour l’informer des progrès du domaine viticole,
Gustave découvre une nouvelle dont il aurait préféré discuter de vive
voix avec son fils. Mais Édouard a toujours du mal à lui parler, et
choisit souvent de prendre la plume. Après l’exposé traditionnel sur
l’exploitation, il a griffonné quelques lignes qui ont failli échapper à
Gustave. Il est vrai qu’il parcourt toujours en diagonale des lettres
qui, à ses yeux, se perdent en détails inutiles.

J’ai une dernière chose à t’annoncer. J’ai décidé de me fiancer


avec une jeune femme que j’ai rencontrée à Bordeaux. Entrant dans
ma trentième année, je pense que je dois le faire et tu m’y as
suffisamment encouragé. Mais je tenais à ce que tu en sois le
premier informé. Elle s’appelle Marie-Louise Bourgès, elle a vingt
ans, et elle est issue d’une très bonne famille. Elle est la fille d’Arthur
Bourgès, que tu as connu lorsque tu as construit la passerelle de
Bordeaux ; il avait douze ou treize ans à l’époque. Arthur prétend
que tu as failli épouser sa sœur aînée, mais quoi qu’il en soit, c’est
de l’histoire ancienne.
Marie-Louise est une jeune fille très belle, intelligente et
chaleureuse. Je suis sûre qu’elle te plaira.

Bien affectueusement
Ton fils,
Édouard

Édouard va épouser la nièce d’Adrienne. Gustave laisse


échapper les feuilles qu’il tient à la main et tombe lourdement dans
son fauteuil. L’enveloppe glisse sous le bureau. Un papier s’en
échappe. Cette fois, il manque de s’étouffer : c’est un portrait
d’Adrienne ! Quelques secondes lui suffisent pour s’apercevoir de
son erreur : d’évidence, ce n’est pas Adrienne, ce ne peut être que
Marie-Louise. La photographie, de bonne qualité, est curieusement
cadrée : le visage n’est pas centré. Il prend sa loupe pour l’examiner
de plus près. La nièce possède des sourcils plus fournis, des
pommettes moins hautes et des joues plus remplies, mais la
ressemblance avec sa tante au même âge est frappante. Gustave
inspire profondément pour calmer le tambour dans sa poitrine.
20

Retour à Bordeaux

VEVEY (SUISSE), AOÛT 1895

La Walkyrie file sur le lac Léman, toutes voiles dehors. Le ciel est
bleu. À la barre de son yacht refait à neuf, Gustave emmène Claire
et ses enfants vers l’embouchure du Rhône pour observer les
oiseaux des marais. Il y va souvent chasser le canard sauvage avec
un voisin. On reconnaît son bateau de loin, avec sa cheminée blanc
et rouge, son grand drapeau français flottant à l’arrière, sa coque de
bois noir et blanc fuselée et son canot de sauvetage suspendu sous
le drapeau. Le yacht vient à peine de lever l’ancre que déjà, Robert
et Georges quittent les chaises rangées sur le pont arrière et se
bousculent pour descendre dans la cabine.
« Les garçons ! Vous n’allez pas recommencer ! lance Claire,
sans conviction.
— Georges ! Robert ! Rejoignez votre place ! » ordonne
Gustave.
La voix du capitaine fait son effet. Les deux gamins retournent
s’asseoir.
Le yacht longe sans prendre de vitesse les bords du lac.
Quelques gamins qui jouent sur la berge aperçoivent le bateau et le
montrent du doigt :
« Panama ! Panama ! »
Devant la roue en acajou, Gustave qui barre se fige. Même
Georges et Robert font silence, comme s’ils comprenaient que
certains mots peuvent tuer. Ils voient leur grand-père serrer les dents
en fixant l’horizon, droit devant lui. Leur mère quitte le pont arrière,
s’approche et prend le bras de son père ; elle pose sa tête sur son
épaule.
« Même les enfants… », grince Gustave.
Claire lui presse le coude en s’efforçant de sourire, mais elle est
dévastée. Il y a plus de deux ans que le jugement a été rendu et que
son père a connu la prison. Au début, il espérait que le verdict de
cassation permettrait de tourner la page. Mais il a été acquitté par la
petite porte de la prescription, ce qui n’a convaincu personne de son
honnêteté. La Libre Parole a résumé l’opinion générale d’une
formule qui a fait mouche : « La Cour de cassation n’a jamais dit que
M. Eiffel avait été condamné à tort ; elle a simplement dit que
M. Eiffel n’avait pas été condamné à temps. »
Son nom est devenu un repoussoir : « Eiffel » est désormais
synonyme de profiteur, voire d’escroc. Gustave boit jusqu’à la lie le
calice de la célébrité.
« Quand on me reconnaît dans la rue, grince-t-il, on me montre
du doigt, on chuchote dans mon dos. Quand je croise des
connaissances à l’Opéra, elles détournent le regard. Et maintenant,
les enfants s’y mettent ! Cela ne finira donc jamais ? »
En janvier 1894, il a été obligé de signer avec le mandataire de
justice une transaction aux allures de reddition, afin de récupérer ses
fonds bloqués à titre conservatoire l’été précédent et d’échapper à
une nouvelle épreuve judiciaire. Il a dû s’engager à acheter pour
10 millions de titres de la Compagnie nouvelle de Panama, en cours
de création. Il n’est pas le seul à devoir aller à Canossa : les
Lesseps eux-mêmes, avec les entrepreneurs et les banquiers qui
ont profité de l’aventure, entrent au capital de la société, pour des
montants inférieurs. Gustave a beau prétendre partout qu’il a investi
de son plein gré, qu’il était désireux d’aider le canal à redémarrer sur
de nouvelles bases, tout le monde y voit une restitution forcée.
L’ambiance est malsaine. Des journaux ont fait campagne pour
qu’on lui retire sa rosette d’officier de la Légion d’honneur. Le garde
des Sceaux a même osé faire pression sur le grand chancelier, le
général Février. Pourquoi le Conseil de l’ordre ne sanctionne-t-il pas
Gustave Eiffel ? À la Chambre des députés, le ministre a été pris à
partie : le « vendeur de ferraille frappé de deux ans de prison, certes
sauvé par une prescription, mais resté sous le coup moral de l’arrêt
de 1892 » bénéficiera-t-il à jamais d’une immunité parce qu’il a « fait
l’aumône d’un peu de gloire à la France » ?
Février résiste : il ne voit pas pourquoi il prendrait une sanction à
l’encontre d’un homme que seuls les médias harcèlent, et qui n’a
pas été condamné par la justice. Il finit par démissionner, suivi de
tout le Conseil de l’ordre, pour éviter une éviction forcée. Eiffel, lui,
garde sa rosette. Mais devra-t-il passer le reste de son existence à
laver son honneur ?
Il est infiniment troublé par l’apostrophe des enfants, qui sont,
pense-t-il, des cœurs purs. Il n’imaginait pas que le venin ait pénétré
aussi profond en France, en Suisse, peut-être ailleurs… Cette tache
sur son parcours est à la mesure de la notoriété que la Tour lui a
value. Il n’est désormais à l’abri nulle part. Et le temps ne semble
pas arranger les choses car deux ans plus tard, La Libre
Parole continue de saisir, avec un acharnement démentiel, toutes les
occasions de remuer le couteau dans la plaie.
Le mariage d’Édouard et Marie-Louise Bourgès, prévu le
6 octobre 1897, fait déjà l’objet de commentaires. Le journal a réussi
à se procurer le menu auprès de l’imprimeur : la truite saumonée
sauce Nantua, la selle de chevreuil grand veneur, les poulardes
maréchal, les cailles rôties sur canapé, la langouste à la russe, la
sultane aux fruits ne passent pas. Délectez-vous à la lecture de ce
menu, pères de famille ruinés par le Panama, dont les filles, pour ne
pas mourir de faim, doivent travailler à l’atelier douze heures par
jour. Gustave est hors de lui.
« Le monstre ! Il ne me laissera donc jamais en paix ? »
Il hait, plus que tout autre, Édouard Drumont, le fondateur de ce
quotidien soi-disant socialiste mais qui affiche son populisme dès le
sous-titre (« La France aux Français »). C’est lui qui a sorti le
« scandale de Panama » cinq ans plus tôt, avant de prospérer avec
l’affaire Dreyfus, en 1894. Il prône un anticapitalisme agressif et voit
un lien fusionnel entre « juif » et « capital ». À cause de la
consonance germanique de son patronyme, il a rebaptisé Gustave
Eiffel le « juif Bonnickausen ». Claire se souvient d’avoir trouvé, le
lendemain de Noël, sur le bureau de son père, un exemplaire de La
Libre Parole qui titrait « Les facéties de Bonnichausen » (sic). En
marge de l’article, Gustave, toujours dans l’autodérision, avait noté
de sa plus belle plume : « Quel sale youpin, bon à pendre. »
Cette fois, ils s’attaquent au mariage d’Édouard, et Claire tente
une fois de plus d’apaiser son père.
« Tu as tort de vouloir lire tout ce qui paraît à ton propos. Cela te
fait du mal alors que tu n’y peux rien changer. Viens plutôt faire un
tour avec moi sur les grands boulevards !
— C’est un boulet dont je ne me débarrasserai jamais, se
lamente l’entrepreneur, affalé dans son fauteuil. Si tu savais comme
je suis las d’être leur bouc émissaire. Même les cailles rôties sur
canapé alimentent la haine ! »
Gustave attend le mariage de son fils avec un déplaisir mêlé de
crainte. Il s’est montré très réservé sur le projet, mais il ne peut
empêcher Édouard d’épouser la femme qu’il aime sous prétexte
qu’elle est la nièce de son ex-fiancée. D’autant que la responsabilité
de cette union incombe à sa sœur Marie : c’est elle qui a repris
contact avec Adrienne et Arthur Bourgès lorsqu’elle est allée passer
une semaine à Bordeaux, juste après l’achat du château de
Vacquey. Marie ne lui avait rien dit de cette rencontre, qu’il a apprise
par Édouard. Elle n’est plus, autant qu’autrefois, sa confidente
attitrée, même s’ils restent proches ; Claire et Albert ont pris toute
leur place.
Un soir, il pousse Claire à garder les Hénocque pour dîner, rue
Rabelais, et en profite pour interroger sa sœur, d’un ton patelin qui
ne trompe personne.
« Il paraît que c’est à cause de toi qu’Édouard a rencontré cette
jeune femme ? Tu es allée voir les Bourgès ?
— Pas du tout ! Je voulais juste montrer à Albert ton premier
pont sur la Garonne… et l’endroit où nous avions vécu ensemble à
La Bastide. Notre maison n’a pas changé, sais-tu ? Et les Bourgès
habitent toujours leur grande bâtisse… Arthur en sortait au moment
où nous passions devant la cour. Incroyable mais vrai, il m’a
reconnue. Moi je ne l’aurais pas remis : il avait treize ou quatorze
ans à l’époque ! Bref, on a parlé un peu et il m’a proposé d’entrer
saluer sa mère. Adrienne était là. »
Un silence gêné suit ses propos. Gustave semble hésiter à
relancer sa sœur. Claire et Adolphe échangent un regard entendu.
« Et alors ? Comment va-t-elle ? lâche enfin Gustave.
— Je l’ai trouvée amincie. Mais toujours belle. Elle vit avec son
frère et ses neveux. Tu savais qu’elle s’était retrouvée veuve très
jeune ?
— Je… je crois, oui.
— Comme toi…
— Oui. Alors elle ne s’est pas remariée non plus ?
— Non plus », conclut Marie en souriant.
Gustave feint de ne pas comprendre les sourires entendus de sa
sœur. Sa pensée vagabonde là où personne ne peut le suivre.
Adrienne n’a donc pas épousé ce banquier qui possédait le droit de
vie ou de mort sur l’entreprise Bourgès et Troye, celui qui avait usé
de son influence pour bloquer les fonds qu’il attendait. Les regrets
l’assaillent. Si seulement il avait reçu les avances de Panama un
peu plus tôt ! Il aurait pu débarrasser Adrienne de cette dépendance
malsaine en même temps qu’il aurait fait un pied de nez à ses
banquiers. Tout s’était joué à quelques mois.
Son estomac se noue en pensant à leur dernier échange, devant
le restaurant. Adrienne promettait qu’ils se reverraient dès que
l’entreprise familiale serait sauvée. Gustave n’y avait pas cru, il avait
tourné la page, et il avait eu raison. Car Adrienne ne lui avait jamais
adressé le moindre signe de vie. Il s’était dit qu’elle avait épousé son
banquier. Grand bien lui fasse !

Apparemment, il s’était trompé. Mais cela ne changeait rien,


puisqu’elle n’était pas revenue vers lui. Ensuite, les mois de gloire
qui avaient suivi l’inauguration de la Tour avaient fait diversion. Et
quelle diversion ! Il avait découvert à quel point les femmes sont
sensibles à la réussite, à la fortune, au pouvoir : s’il l’avait voulu, il
aurait pu accumuler les maîtresses ou se remarier vingt fois avec les
plus beaux partis de Paris. Des mères lui avaient offert, à mots à
peine couverts, leurs filles de vingt ans, à lui qui flirtait déjà avec la
soixantaine, même s’il demeurait une force de la nature. D’autres lui
avaient envoyé des lettres enflammées, prêtes à se donner à lui s’il
les emmenait dans son appartement secret, au troisième étage de la
Tour. Sarah Bernhardt lui avait fait des avances – du moins l’avait-il
cru. Mais il avait écarté toutes ces femmes pourtant plus jeunes,
plus belles, plus célèbres qu’Adrienne. Il s’était drapé dans ses
habits de veuf inconsolable, préférant les rencontres rares et
discrètes aux liaisons tapageuses. Même sa famille ne savait rien de
sa vie intime.
Quand il était tombé de son piédestal, en revanche, il avait vite
compris que la gente féminine allait être la plus dure à son égard.
Finies les œillades, les amabilités et les propositions. Il était devenu
un pestiféré. Si Adrienne avait jamais eu l’intention de revenir vers
lui, sa déchéance l’en avait sûrement empêché.
Au fond, il n’attend du mariage d’Édouard que de l’embarras et
du mal-être. Il en veut à son fils de remuer le passé. Il n’a pu
s’empêcher d’avoir un pincement au cœur les rares fois où il a vu
Marie-Louise – en entendant son rire surtout. Alors qu’approche la
date fatidique du 4 octobre, son appréhension grandit. Déjà, la
perspective des fiançailles l’avait contrarié. Son appréhension avait
été inutile car Adrienne n’était pas venue. Les deux familles étaient
pourtant réunies au grand complet à Vacquey, mais son ancienne
fiancée avait fait faux bond à la dernière minute.
« Ma marraine vous demande de l’excuser, avait expliqué Marie-
Louise : elle m’avait promis qu’elle serait là, elle se faisait une joie
d’être avec nous… mais elle est un peu grippée depuis quelques
jours, il est plus raisonnable qu’elle ne sorte pas.
— Bien sûr, c’est plus raisonnable. Vous lui transmettrez notre
meilleur souvenir, avait répondu Gustave d’une voix mal assurée.
— Elle a insisté sur le fait qu’elle serait là pour le mariage, quoi
qu’il advienne.
— Comme le mariage a lieu dans un an, on peut espérer qu’elle
sera remise sur pied d’ici là ! » avait ironisé Gustave… avant de
s’approcher de sa sœur Marie et de lui dire à voix basse :
« Elle n’a pas osé m’affronter. Peut-être se sent-elle encore
coupable ?
— Tu as tort, Gustave. Elle n’est pas du genre à prétexter une
maladie diplomatique. »
Marie, pas plus que le reste de la famille, ne connaît le second
épisode de ses relations avec Adrienne. Même Claire et Adolphe,
qui ont failli la rencontrer au Trocadéro, ne savent pas son nom : il
leur avait parlé d’une « surprise ». Las ! C’est lui qui a été surpris.
Comment pourrait-il lui pardonner ?
Il a revu sans plaisir la mère d’Adrienne et d’Arthur, Françoise,
une respectable octogénaire bien partie pour devenir centenaire.
C’était elle qui avait empêché leur mariage trente-cinq ans plus tôt.
Non pas, comme feu son mari l’avait prétendu, parce qu’elle
craignait de se séparer de sa fille, mais parce qu’elle la gardait pour
le fils Troye. Elle ne pouvait avoir oublié les circonstances de la
rupture, elle devait s’en mordre les doigts : sans sa bêtise, sa fille
serait à la tête d’une des plus belles fortunes de France.
Les échanges de Gustave avec celle qui avait failli devenir sa
belle-mère s’étaient limités à une succession de banalités polies.
« Vous allez donc produire du vin sur ce domaine ? lui avait
demandé la vieille dame d’une voix étonnamment jeune.
— Nous produisons déjà du vin rouge, mais nous allons produire
du vin blanc, d’ici à deux ans, avait répondu Gustave.
— Votre rouge, c’est ce vin que nous sommes en train de boire,
j’imagine ? avait-elle insisté en levant son verre à la hauteur de ses
yeux comme si elle cherchait des traces de dépôt.
— C’est un saint-émilion, le nectar des dieux, n’est-ce pas ?
Nous le produisons à partir de deux cépages : le merlot noir et le
cabernet franc noir. »
Il espérait clouer le bec de Françoise Bourgès en l’entraînant sur
la technique vinicole, mais cette Bordelaise de souche ne s’en
laissait pas conter par un Bourguignon.
« Je préfère lorsqu’on le mélange avec du cabernet sauvignon »,
avait-elle rétorqué.
Gustave s’apprêtait à lui répondre vertement, lorsqu’un coup
d’œil de Claire, assise comme toujours en face de lui, l’avait rappelé
à l’ordre.
« Mais n’étiez-vous pas originaire de Dijon ? avait repris la mère
d’Adrienne.
— Vous avez bonne mémoire, je suis né à Dijon.
— Et vous n’avez pas acheté un cru de bourgogne ? Vous
préférez les bordeaux ? »
C’était tout juste si elle ne lui avait pas reproché son absence de
patriotisme régional. Pendant deux heures, leur conversation avait
alterné des propos décousus, sur le même mode aigre-doux. La
vieille dame n’avait fait aucune allusion au passé et il s’était bien
gardé d’évoquer l’époque où il dînait chez eux deux fois par
semaine, en tant que futur gendre. L’époque où elle faisait monter
les enchères pour sa fille, en réalité ! Pendant le dîner de fiançailles
d’Édouard et Marie-Louise, il avait eu tout le loisir d’observer son
profil de corbeau, accentué par la maigreur du grand âge. La
méchanceté conserve, s’était-il dit.

Assise à sa gauche, Marie-Louise, en revanche, l’avait charmé et


il avait dû abandonner peu à peu ses préventions à son égard : non
seulement elle était jolie, mais c’était une gentille fille, intelligente et
pleine de bon sens. Elle ferait une excellente maîtresse de maison et
Édouard avait eu beaucoup de chance de la rencontrer. Il se
demandait même ce qu’elle avait pu lui trouver. Elle n’avait que le
défaut de trop ressembler à sa tante au même âge. Avec le temps,
pensait-il, elle perdrait l’éclat de la jeunesse et le troublerait moins.
Il aurait pourtant aimé savoir si les regrets des Bourgès à son
égard – car ils avaient forcément des regrets – avaient joué un rôle
dans l’intérêt de la nièce pour son fils. « Nous avons raté le coche à
la génération précédente, ne le laissons pas filer cette fois » ? Mais
non, il ne pouvait soupçonner sa future bru d’être intéressée : les
fiancés rayonnaient littéralement.
Son fils semblait particulièrement heureux d’accueillir les deux
familles à Vacquey malgré les grandes manœuvres, commencées
dès janvier 1896. Depuis le rachat du domaine, il avait mis les 200
hectares en valeur avec une vingtaine de salariés agricoles,
surveillés à distance par son père qui passait en revue les dépenses
occasionnées par les écuries, le poulailler ou les vignes… Un
troupeau d’une trentaine de vaches laitières et une production de
fourrages étaient venus compléter la production viticole. Plusieurs
fois par semaine, Gustave envoyait ses consignes par courrier ou
télégramme : « Il faut bouturer les arbres fruitiers », « Il est temps de
sulfater les vignes », « Mieux vaut vendanger trop tôt que trop tard »,
« Où en est ta production laitière par vache ? »… Et le fils faisait
parvenir à son père, à chaque fin de mois, la copie de son livre de
caisse. Il n’avait pas le choix s’il voulait que Gustave renfloue
chaque année le domaine.
Son père avait voulu agrandir le château aussitôt après l’avoir
acheté. Il l’avait fait rehausser d’un étage sur sa partie centrale, et
avait installé un bureau d’études pour son propre usage dans le
belvédère, dont la terrasse reprenait la forme du salon en rotonde.
Là, quand il vient à Vacquey, il s’adonne à des expériences de
météorologie, sa nouvelle passion depuis qu’il ne construit plus de
ponts.
« Quand il sera possible de prévoir le temps du lendemain ou du
mois suivant autrement que dans une boule de cristal ou du marc de
café, ces prévisions seront les premières informations que l’on
cherchera dans les journaux. Tu verras, Édouard !
— Pour les exploitants agricoles qui hésitent sur le jour idéal
pour rentrer le foin ou récolter le raisin, c’est sûr… encore qu’en
observant le ciel on puisse deviner beaucoup de choses… Mais pour
les gens de la ville, quel intérêt ?
— Tu ne vois pas plus loin que le bout de ton nez, mon garçon.
Tout le monde regardera les prévisions météo, c’est moi qui te le dis.
Pour savoir comment s’habiller le lendemain… ou s’il faut prendre un
parapluie pour la procession… et, bien sûr, si l’on peut sortir en
bateau sans risquer la tempête ! »
Malgré l’installation de cet observatoire, Gustave ne descend pas
souvent chez son fils. Visiblement, il préfère gouverner à distance.
Édouard constate avec une pointe de jalousie que son père passe
beaucoup plus de temps à Beaulieu-sur-Mer, dans la villa Durandy
qu’il a achetée pour Claire en 1895 et rebaptisée villa Salles.
L’ingénieur ne l’a confié à personne, pas même à Claire, mais il
voulait, à l’origine, partager son temps entre l’Aquitaine et le lac
Léman. La nouvelle du mariage d’Édouard a produit sur lui l’effet
d’une douche froide et a eu raison de sa passion naissante pour
Vacquey. Aller à Bordeaux réveille trop de souvenirs douloureux.
Lorsque son fils sera marié, y viendra-t-il encore ? Il a découvert
Beaulieu-sur-Mer à la fin de l’été 1895 et passe désormais tous ses
hivers sur la Côte d’Azur. C’est sa vraie résidence secondaire, et la
vie mondaine qu’il y mène, entre Monaco, Nice et Bordighera, le
ravit. Si l’épisode des enfants sur le lac a passablement refroidi son
ardeur pour Vevey, il continue de s’y rendre quelques semaines,
l’été, avec Claire ; le jour de sa fête, il en profite pour lui réciter un
compliment et lui offrir un bijou, devant la famille au grand complet.

Il retourne à Vacquey, malgré tout, peu de temps avant le


mariage, à l’été 1897, grâce à Thomas Edison. Edison est en visite
en France. Les deux hommes correspondent toujours, et Gustave
utilise beaucoup le phono que l’Américain lui a offert. Edison l’a
assuré que l’affaire de Panama, si elle a « grillé » l’ingénieur en
France, n’a rien changé à l’estime que les Américains lui portent :
outre-Atlantique, on ne lynche pas les riches, on essaie de les imiter.
Thomas, qui demeure un esprit curieux, intéressé par la
nouveauté et adepte de la fertilisation croisée – il prend les bonnes
idées d’une discipline pour les adapter à une autre –, a émis dans
une lettre le souhait de visiter un domaine viticole. Rien de plus
facile pour Gustave qui, de son côté, voudrait lui montrer l’avancée
de ses travaux de météorologie, et le protocole de recueil des
données qu’il va mettre en place. Dans le train qui les emmène à
Bordeaux, les deux inventeurs échangent d’autant plus difficilement
que la surdité d’Edison est désormais totale. Mina Miller, la
deuxième épouse d’Edison, qui parle le français et pratique le
langage des sourds, joue les interprètes.
« Alors, vous ne m’avez pas dit où en est votre kinétographe ?
demande Gustave.
— Il est au point depuis longtemps ! Je peux projeter des images
animées très stables : c’est ce que j’appelle un “film”. Cela intéresse
beaucoup de monde.
— Je m’en réjouis pour vous.
— Mais j’ai affaire à forte partie en France, avec vos frères
Lumière…
— Les frères Lumière ? Ce sont des malins.
— Des voleurs plutôt.
— Que voulez-vous dire ?
— Quand je suis venu à Paris il y a trois ans, j’ai fait une
démonstration de mon kinétoscope, vous vous souvenez ?
— Bien sûr, j’y étais.
— Louis Lumière, le père, y a assisté aussi. Un de mes
collaborateurs lui a offert gracieusement un fragment de notre
pellicule Eastman…
— Eastman, du nom de George Eastman, l’inventeur de Kodak ?
— C’est sa pellicule que j’utilise pour mon kinétoscope en la
débitant au format 35 millimètres. Le père Lumière a conseillé à ses
fils de s’y intéresser et d’inventer une machine concurrente. Comme
ils savaient que j’avais déposé des brevets internationaux, ils ne
pouvaient pas me copier trop grossièrement, alors au lieu de faire
des doubles rangées de quatre perforations rectangulaires sur les
côtés de la pellicule, ils ont fait des trous ronds, avec une seule paire
de perforations par image. Ce qui rend leur déroulé très instable,
entre nous.
— Ils ont tout de même inventé la machine à projeter les images
animées sur grand écran… »
Edison n’a pas le temps de répondre : le train arrive en gare de
Bordeaux Saint-Jean. Édouard les attend derrière le quai avec le
break d’écurie tiré par deux chevaux. Saluant à peine son fils,
Gustave installe ses invités sur la banquette arrière :
« Vous êtes venus un an trop tôt ! L’année prochaine, nous
viendrons vous chercher en automobile !
— Vraiment ? Les Français sont prêts ?
— Et comment ! J’ai commandé une Panhard-Levassor, ce sera
une des toutes premières voitures à essence produite en série. Je
connaissais bien Émile Levassor, c’était un centralien comme moi,
mais il vient de nous quitter… René Panhard, son camarade de
promotion, reprend les rênes de l’entreprise avec son fils. Nous
avons aussi Jules-Albert de Dion et Georges Bouton qui vont
commercialiser une voiture à essence… Et Louis Renault, qui est
près d’aboutir…
— Vous êtes très forts, vous les Frenchies ! »
Thomas Edison se montre très impressionné par la modernité du
domaine agricole, et pose des questions à tout propos :
« Quel est ce drôle de moteur que vous avez monté sur votre
tracteur ? demande-t-il.
— C’est un moteur inventé par un Allemand, Rudolf Diesel,
répond Gustave à la place de son fils. Les moteurs à pétrole et à
vapeur ont des rendements faibles pour l’agriculture. Mais Rudolf
Diesel nous fait tester ce moteur à combustion interne
particulièrement efficace. Il est très puissant, avec des rendements
étonnants.
— Quand il marche, complète Édouard en riant. Vous avez de la
chance, monsieur Edison ! Il fonctionne aujourd’hui. Un des
collaborateurs de Diesel vient de passer trois jours ici.
— On essuie un peu les plâtres, admet Eiffel. J’ai demandé à
mon fils d’acheter un de ses tout premiers moteurs, mais ils ne
seront vraiment commercialisés que dans trois ou quatre ans, quand
leur fiabilité sera garantie. Peu importe : nous avons d’autres
machines agricoles à vapeur !
— Comment faites-vous, mon cher Gustave, pour rester aussi
avant-gardiste ? J’ai quinze ans de moins que vous, et je crains
toujours de voir ma curiosité s’éroder avec l’âge. »
Après la visite du domaine et des chais, Gustave conduit ses
hôtes au château. Il laisse à Thomas et Mina une demi-heure,
montre en main, pour s’installer dans leur appartement, et leur
donne rendez-vous au belvédère.
Les Américains le rejoignent avec ponctualité, curieux de savoir
ce que l’infatigable entrepreneur a encore inventé.
« Je vous ai écrit, je crois, que juste après la fin de l’Exposition
universelle, j’ai installé au sommet de la Tour une station
météorologique avec mon vieil ami Éleuthère Mascart, le directeur
du Bureau central météorologique ?
— Oui, juste sous le paratonnerre.
— Vous avez bonne mémoire. Cette station est équipée d’une
série d’appareils enregistreurs qui mesurent la pression
atmosphérique, la pluviosité, l’évaporation, la vitesse et la direction
des vents – autrement dit, des baromètres, des hygromètres, des
thermomètres, des anémomètres…
— Des engins fabriqués par Richard Frères, si je me souviens
bien.
— Et bien désormais, toutes les données sont transmises
électriquement au Palais des arts libéraux.
— Vous les mettez à disposition du public ?
— Oui, chacun peut les consulter gratuitement. Non que cela
intéresse la foule…
— Un jour pourtant, tout le monde voudra savoir le temps qu’il
fera le lendemain !
— J’en suis convaincu. C’est pour cela que j’ai commencé à
élargir le champ de mes expériences. Avec un vieil ami dont vous
avez sûrement entendu parler, Camille Flammarion.
— Bien sûr ! C’est cet astronome qui a écrit sur la planète Mars ?
— Flammarion est spécialiste de l’astrophotographie. Avec lui,
j’ai équipé toutes mes propriétés d’observatoires : à Sèvres, en
région parisienne ; à Beaulieu, sur la Côte d’Azur ; et ici, dans le
Bordelais… Je collecte les données, bien sûr, mais je passe aussi
beaucoup de temps à améliorer les instruments de mesure.
— Ils ne vous satisfont pas ?
— La plupart de ces instruments ont des rendements aléatoires,
alors je les perfectionne. Regardez par exemple cet anémomètre
que j’ai fait breveter… Et cet héliographe photographique, que j’ai
amélioré aussi : il me permet d’évaluer l’insolation de façon
parfaitement fiable. Dès que j’aurai assez de données, je publierai
un atlas météorologique.
— Si je comprends bien, vous faites des relevés dans vos cinq
propriétés, tour Eiffel incluse ?
— Pas seulement. Je vais mettre en place une vingtaine de
stations supplémentaires au cours des années à venir. Il y en aura
une en Corse et une autre à Alger !
— Pour faire des comparaisons ?
— Il y aura des diagrammes pour pouvoir facilement comparer
un endroit à un autre en France en matière de température, d’état
hygrométrique, de nébulosité et de force des vents pour évaluer les
conséquences des uns sur les autres. Ce travail va me prendre des
années.
— Tout ce que vous faites, vous ne le faites pas à moitié ! Mieux,
vous en faites une science.
— Je suis allé à bonne école : avec Jules Janssen, Éleuthère
Mascart, Camille Flammarion… Tous m’ont adoubé au sein des
société savantes qu’ils président. Eux – comme vous, mon cher
Thomas, d’ailleurs – ne m’ont pas laissé tomber quand ce pays a
lâché les chiens contre moi. »
Pendant les cinq jours que dure sa visite, Thomas Edison se
passionne à son tour pour la météorologie. Il aide son hôte à
améliorer un de ses instruments en s’inspirant de sa dernière
trouvaille, la lampe fluorescente. Les deux hommes collaborent avec
bonheur.
« Décidément, Gustave, vous êtes un phénomène unique. Je
suis, pour ma part, convaincu que la recherche ne peut plus être
menée par des hommes seuls.
— C’est pour cela que vous avez recruté une vingtaine de
chercheurs, comme vous me l’avez écrit dans votre dernière lettre ?
— Nous sommes bien au-delà de vingt maintenant ! Il y a
soixante chercheurs à Menlo Park, et nous publions des dizaines de
brevets tous les ans ! »
Pendant la visite d’Edison, à la demande de son père, Édouard
organise un dîner avec des amis de la grande bourgeoisie
bordelaise. Marie-Louise est présente et endosse, en coulisses et en
l’absence de Claire, le rôle de maîtresse de maison. Elle y excelle au
point que Gustave est obligé de la féliciter.
« Quelle efficacité, ma future bru !
— Il faut bien que je m’entraîne ! répond Marie-Louise avec son
charmant accent du sud-ouest. Le 4 octobre, c’est dans moins de
trois semaines ! À propos, je ne sais pas si Édouard vous l’a dit :
après le mariage civil à la mairie de Bordeaux, nous avons
finalement choisi l’église de Carignan-de-Bordeaux pour le mariage
religieux.
— Faites comme bon vous semble ! C’est Claire qui
accompagnera Édouard à l’autel… Vous attendez toujours trois
cents personnes ?
— Trois cent vingt, à peu près, pour le dîner à Latresne. Et cette
fois, ma tante Adrienne sera présente ! »
Gustave ne réagit pas. Marie-Louise ajoute, avec un sourire
appuyé :
« Elle se réjouit de vous revoir. »
L’ingénieur garde le silence. Adrienne a-t-elle pu oublier ce qui
s’est passé neuf ans plus tôt ? Malgré ses efforts, il ne peut rester
indifférent à la perspective de ces retrouvailles. Comme si la vieille
douleur, ce manque d’amour enraciné depuis l’enfance, revenait le
tarauder à soixante-cinq ans.
Malgré lui, il ne cesse d’y penser les jours qui précèdent les
noces. Il va chercher, dans son bureau de la tour Eiffel, la photo qu’il
avait faite d’Adrienne devant l’hôtel Salé, la veille de leur rupture. À
quarante-sept ans, elle était si jolie encore ! Dans le train qui le
ramène à Bordeaux, il s’assoupit et réalise, en se réveillant, qu’il a
rêvé d’elle. Il se surprend, à Vacquey, alors qu’il enfile son costume
de cérémonie devant le miroir, à regretter d’avoir pris de
l’embonpoint depuis leur dernière rencontre. Et elle, à quoi
ressemblera-t-elle ?

Lorsqu’il retrouve son ancienne fiancée sur le parvis de l’hôtel de


ville, Gustave étouffe un cri de surprise. Adrienne a perdu une
dizaine de kilos depuis leur aventure parisienne. Ses cheveux ont
blanchi, ses yeux se sont creusés, elle paraît frêle, presque fragile ;
lorsqu’il la voit monter à petits pas les marches de l’hôtel de ville,
donnant le bras à sa mère qui a vingt-cinq ans de plus qu’elle, sans
qu’on puisse deviner laquelle sert d’appui à l’autre, il a du mal à voir
en elle la garçonne qui montait en courant les escaliers de la Tour.
Pendant les célébrations, il lui jette des coups d’œil furtifs. Sa
beauté semble suspendue à un fil, celui de son sourire. Il ne la quitte
pas des yeux lorsqu’elle va communier. Sa silhouette affinée
demeure élégante, mais c’est celle d’un roseau prêt à ployer sous le
vent.
Il doit attendre la fin de la soirée pour pouvoir lui parler. Il se
décide à le faire au moment où la plupart des invités se lèvent pour
danser : une place s’est libérée à sa table, à côté d’elle.
« Gustave ! dit-elle d’une voix douce. J’espérais que tu viendrais.
— Tu aurais pu venir me voir à ma table, toi aussi.
— Tu sais bien que cela ne se fait pas… »
Son sourire est triste. Mais ses yeux brillent dans la pénombre.
« On ne dérange pas le père du marié, il doit s’occuper des
invités ! »
Son sourire s’élargit tandis qu’elle se penche pour lui souffler,
presqu’à l’oreille :
« Tu sais que tu n’as pas changé ! Tu fais toujours de l’escrime et
de la natation ? »
Avec sa mèche en bataille, sa carrure d’athlète et son phrasé qui
fleure bon la Bourgogne, Gustave, en homme mûr et sûr de lui, lui
semble encore plus séduisant qu’autrefois. Comme s’il devinait les
pensées de son ex-fiancée, il ne résiste pas.
« Pourquoi m’as-tu quitté il y a neuf ans, Adrienne ?
— Tu le sais bien. C’était mon sacrifice. Pour moi, et pour toi
aussi. N’as-tu pas réussi ton pari, et terminé ta Tour de 1 000 pieds ?
— Mais si c’est vraiment à cause de ce banquier, pourquoi ne
l’as-tu pas épousé ?
— Je n’en ai jamais eu l’intention ! C’est avec toi que je voulais
me remarier. Cet homme est mort dans un accident de bateau,
quelques mois après l’inauguration du Champ-de-Mars. »
Gustave sursaute.
« Tu y étais ?
— Dans son bateau ? Mais pourquoi aurais-je…
— Je parle de l’inauguration de la Tour. J’avais cru te voir.
— C’était bien moi.
— Tu aurais pu… »
La phrase reste en suspens. Mais le silence ne dure pas
longtemps. Gustave, cette fois, ne la quittera pas sans connaître la
vérité.
« Si ton banquier est mort, pourquoi n’es-tu pas revenue ? Nous
aurions pu nous marier !
— Je ne pouvais pas revenir. À peine rentrée à Bordeaux, j’ai
appris que j’étais malade. »
Adrienne baisse la tête.
« Malade ?
— On m’a diagnostiqué une leucémie. »
Une nouvelle fois, Gustave accuse le choc. Il comprend soudain
le silence d’Adrienne, son absence le jour des fiançailles, sa
transformation physique. Sa fragilité de porcelaine. Un long silence
s’installe. Il a la gorge serrée. Puis il reprend doucement :
« Comment vas-tu, aujourd’hui ?
— Aussi bien que possible. Il y a des hauts et des bas. La
maladie n’évolue pas de manière régulière.
— Tu ne crois pas que nous aurions pu nous marier, malgré
tout ?
— Je suis sûre du contraire. Ou alors tu l’aurais fait par pitié. Je
suis à peu près présentable aujourd’hui, mais demain je peux avoir
de la fièvre, des maux de tête, une angine… J’attrape toutes sortes
d’infections, je n’ai plus d’appétit. Je t’assure, je ne suis pas drôle à
vivre.
— Il me semble que j’aurais pu t’aider.
— De surcroît, je peux mourir n’importe quand : mon sang
coagule mal.
— Mais les progrès de la médecine…
— Les médecins ne peuvent rien. J’ai consulté des spécialistes,
si tu savais !
— Je pourrais te faire rencontrer les plus grands spécialistes.
— La leucémie est incurable.
— Un jour, on guérira cette maladie !
— Un jour sûrement. »
Gustave n’insiste pas. Il regarde les autres danser, sans les voir.
Il voudrait prendre sa main, mais tout le monde s’en apercevrait.
« Viens, allons faire le tour du jardin.
— Il fait froid, je crains de…
— Je vais t’envelopper dans mon manteau. »
Ils sortent le plus discrètement possible. Les convives sont
occupés et la pièce assez sombre pour qu’ils puissent se faufiler
sans être remarqués. Sur le perron, il pose son manteau de laine sur
les épaules d’Adrienne et garde son bras autour d’elle. Il n’a plus
l’âge du désir et en a douloureusement conscience. Il voit son
sourire dans l’obscurité, ce sourire qui fait remonter dans sa
mémoire tant d’épisodes de sa vie. Certains n’étaient-ils pas
imaginaires ? Elle le devance :
« Dis-moi que je n’ai pas rêvé.
— Je ne sais pas à quoi tu fais allusion, mais je suis sûr que tu
n’as pas rêvé.
— Tu te souviens de ce soir-là, au-dessus de Paris ?
— Lorsque nous luttions contre le vent, accoudés à la balustrade
du premier étage ? J’y ai pensé bien souvent.
— Nous étions les figures de proue de ton grand navire. »
À chaque fois qu’il monte au premier étage de la Tour, Gustave
est obligé de chasser cette image de son esprit. Mais il a tellement
pris l’habitude d’enfermer son émotion au plus profond de lui qu’il
hésite à la partager, même avec celle qui l’a ému entre toutes. Il
murmure :
« Je me souviens de tout, Adrienne. Chaque détail est gravé en
moi.
— Personne ne nous prendra ce que nous avons vécu.
— Mais ce n’était pas assez ! Qui se contenterait de quelques
semaines, de quelques jours de bonheur dans sa vie ?
— L’essentiel est que nous ayons vécu la même histoire. Car
nous avons vécu la même histoire, n’est-ce pas ?
— Je le crois, maintenant. Mais j’en ai souvent douté.
— Comment puis-je t’en convaincre ? »
Gustave serre plus fort les épaules d’Adrienne, et l’attire
doucement vers lui.
« Tu sais ce qui me comblerait avant que je ne reparte à Paris la
semaine prochaine ?
— Dis toujours.
— J’aimerais enregistrer le son de ta voix. Sinon, je ne serai
jamais certain que tout cela a bien existé. »
21

Sauver la Tour

NICE, SEPTEMBRE 1898

« Claire, je suis inquiet pour la Tour.


— Pourquoi donc, Papa ? »
Le père et la fille, bras dessus bras dessous, déambulent sur la
promenade des Anglais. Quand ils sont en villégiature à Beaulieu-
sur-Mer, ils se rendent souvent à Nice. La villa Salles, cette immense
bâtisse rose que Gustave a dotée d’un cloître ouvert sur la mer et
rehaussée d’un second étage doté de huit chambres, leur offre une
vue extraordinaire sur la baie des Anges. Le parc est immense, avec
sa roseraie, ses allées de palmiers et son jardin japonais au milieu
d’oliviers millénaires, et ils ont un yacht à disposition, L’Aïda. Ils
trouvent un plaisir particulier à arpenter le long boulevard bordé de
palmiers fréquenté par les Russes et les Britanniques. C’est
l’équivalent, à Nice, du tour du Champ-de-Mars qu’affectionne
Gustave.
« Non seulement rien n’indique qu’elle restera en place après
l’expiration de la concession, le 1er janvier 1910, mais je crains qu’ils
ne veuillent la démolir plus tôt. Moi qui la croyais éternelle…
— Pourquoi y penses-tu aujourd’hui ?
— L’Exposition universelle de 1900 aura lieu dans moins de deux
ans et la Tour n’en sera pas la vedette.
— C’est normal, Papa ! Elle ne peut pas être la vedette de toutes
les expositions universelles !
— Je ne serai sûrement pas invité aux festivités cette fois…
— Mais tu en connais la raison. Quelle importance ? On te
jalouse, c’est tout ! On t’en veut, mais on n’en veut pas à ta Tour.
Elle nous enterrera tous ! »
Gustave exhale un long soupir.
« Moi, c’est pour Albert que je m’inquiète », reprend Claire,
espérant changer de sujet de conversation.
Son frère, qui est venu passer quinze jours avec eux à Beaulieu,
lui paraît triste et désabusé. Il part chaque matin avec son chevalet
pour s’installer sur les hauteurs, mais il n’est jamais satisfait de son
travail.
« Ton frère ne peint que des croûtes. Il parle de couleurs qui
vibrent comme la musique… je n’y comprends rien. Il ne percera
jamais. »
Claire pourrait objecter à son père que les « maîtres » d’Albert –
Matisse ou Marquet – commencent à accéder à la notoriété. À quoi
bon ? Les goûts du père et du fils sont opposés. Tant qu’il n’essaiera
pas d’imiter Moreau ou Bouguereau, Albert ne trouvera pas grâce
aux yeux de son géniteur. À Ploumanach, où il habite, les habitants
prennent le fils Eiffel pour un hurluberlu quand ils le voient passer
dans sa De Dion Bouton Torpedo conduite par un chauffeur noir,
avec son chevalet, ses tubes et ses palettes. Claire tente
d’intercéder :
« Tu sais qu’il doit présenter une toile au salon de…
— Si l’on s’asseyait ? » coupe l’ingénieur.
Claire obtempère et choisit un banc ombragé, face à la mer. Elle
sait que Gustave n’est pas fatigué : à soixante-six ans, il a pris
quelques kilos, mais il marche toujours plus vite qu’elle. S’il veut
s’asseoir, c’est pour retarder leur retour à la voiture. Il veut parler.
Mais pas d’Albert.
« Tu te souviens, il y a trois ou quatre ans, de ce concours qu’ils
avaient lancé pour l’aménagement du Champ-de-Mars ? Les
candidats devaient “habiller” la Tour pour l’intégrer dans le décor de
la prochaine Exposition universelle.
— Je me souviens. Ce n’était pas brillant.
— J’ai appris par une indiscrétion qu’on avait informé les
candidats qu’ils pouvaient aussi la démolir si cela les arrangeait.
— Dieu du ciel ! Heureusement qu’aucun ne l’a proposé…
— Le courage a dû leur manquer. Elle fait partie du paysage,
même si elle reçoit dix fois moins de visiteurs qu’autrefois.
— C’est une des premières attractions de Paris ! D’où ses
ennemis…
— Les architectes la détestent toujours autant, toutefois, ils
craignent la vindicte populaire s’ils la démolissent. Aucun d’eux ne
veut être celui qui la condamnera à mort.
— Mais les aménagements qu’ils ont proposés étaient plus
baroques les uns que les autres ! Tu te souviens de celui qui en
faisait une cheminée d’usine ? Et celui qui faisait tomber le
deuxième et le troisième étage, pour chapeauter le premier avec un
globe ?
— Ils l’ont massacrée à grand renfort de céramiques, de dorures,
d’arcades… Le pompon, pour moi, c’était le projet de l’architecte
Eugène Hénard : il l’avait retravaillée dans le style indien, supportée
par quatre éléphants, tu te souviens ? »
Claire acquiesce. Mais elle se dit que son père avait détesté plus
encore ce dessin qui couvrait sa partie basse, comme s’il s’agissait
d’un entrejambe obscène, pour laisser simplement émerger son
grand cou.
« C’était désastreux. Si Éleuthère Mascart n’avait pas été là pour
expliquer au commissaire général qu’il utilisait la Tour pour étudier la
force des vents, et qu’il ne voyait pas ce qu’il y avait de modifiable
dans cette construction, je ne sais pas où nous en serions.
— Comment peut-on être assez bête pour s’attaquer à un
monument que le monde entier nous envie ?
— J’ai appris depuis que c’est en réalité le prix de la
démolition qui les a arrêtés : il faut 10 millions de francs pour
déboulonner la Tour.
— C’est pathétique. Mais cela la met à l’abri, non ?
— Je m’inquiète tout de même, car maintenant ils envisagent de
ne pas mettre la Tour dans l’enceinte de la prochaine Exposition
universelle ! Je viens de recevoir un courrier scandaleux de la
Société de la Tour. La municipalité prétend que nous sommes dans
la configuration inverse de celle de l’Exposition de 1889 : à l’époque,
c’est la Tour qui faisait venir des visiteurs à l’Exposition. Cette fois,
c’est l’Exposition qui ferait venir les visiteurs pour la Tour !
— Qu’est-ce que ça change ?
— Ils nous demandent de contribuer aux dépenses ! De reverser
une partie de nos recettes ! C’est une mesure vexatoire.
— Tu vas refuser de payer ?
— Bien sûr. Mais ce qui me blesse, c’est que je vois bien que
c’est toujours à moi que l’on en veut. Attaquer la Tour, c’est
m’attaquer, moi. »
Claire devine la souffrance de son père, elle le connaît par cœur.
Quand ils ne sont pas ensemble, ils continuent de s’écrire tous les
jours, de se raconter leurs petites joies et de se dire qu’ils se
manquent. Elle reste sa muse, et la seule avec qui il fende l’armure.
La seule qui sache le faire changer d’humeur. Elle pose la tête sur
son épaule :
« L’essentiel, c’est qu’elle va encore impressionner le monde
entier. Surtout s’ils la voient la nuit, dans toute sa splendeur !
— C’est vrai que le remplacement des becs de gaz par six mille
lampes électriques produit un effet fabuleux. L’an prochain, on va
aussi la repeindre en ocre jaune, avec un nouvel enduit. De toute
façon, il faut la repeindre tous les sept ans pour protéger le fer
puddlé de la corrosion : après le brun rouge de 1889 et l’ocre brun
de 1892, pourquoi pas l’ocre jaune…
— Tu ne devais pas aussi changer les ascenseurs ?
— Oui, les nouveaux seront deux fois plus rapides. Je vais devoir
sacrifier une partie de l’appartement là-haut.
— Tu n’y allais plus très souvent !
— Tu as raison. Moderniser est indispensable. »
Eiffel reste obsédé par les techniques de pointe. Il pousse
toujours Édouard – qui, lui, n’est heureux que lorsqu’il visite les
antiquaires – à s’équiper de machines agricoles dernier cri pour
Vacquey. En même temps, sans l’aide de son père, il ne pourrait
guère se permettre de les acheter, étant donné la rentabilité du
domaine.
Gustave n’est pas retourné à Vacquey depuis le mariage. S’il est
des régions qui le rendent heureux, le Bordelais n’en fera jamais
partie. Pourtant Marie-Louise a gagné sa confiance et même son
affection, et il invite régulièrement « les Édouard », avec leur
nouveau-né, à Beaulieu. Il s’est habitué à la ressemblance :
lorsqu’une expression de la jeune femme lui rappelle sa tante, il
accueille la réminiscence sans déplaisir. Il a écrit deux fois à
Adrienne ; elle lui a répondu en poste restante. Il ne ressent pas de
manque – il se dit que ce n’est plus de son âge –, mais il a besoin de
garder le lien. Un soir où il a bu plus que de raison, il exhume
l’unique photo qu’il possède d’elle et écoute l’enregistrement de
Bordeaux. Il lui avait alors demandé de réciter « Aimons toujours,
aimons encore », de Victor Hugo, mais elle ne se souvenait plus que
de trois strophes sur les seize que compte le poème :

Moi qui ne cherche dans ce monde


Que la seule réalité,
Moi qui laisse fuir comme l’onde
Tout ce qui n’est que vanité,

Je préfère aux biens dont s’enivre


L’orgueil du soldat ou du roi,
L’ombre que tu fais sur mon livre
Quand ton front se penche sur moi.

Conserve en ton cœur, sans rien craindre,


Dusses-tu pleurer et souffrir,
La flamme qui ne peut s’éteindre
Et la fleur qui ne peut mourir !

Adrienne restera la jeune fille du pont de Bordeaux et la jeune


femme de la tour Eiffel. Le A de la Tour. Le A de l’amour, peut-être. Il
n’a plus de rancœur à son égard, juste la nostalgie de ce qui aurait
pu être.
Lorsque le président de la République, Émile Loubet, inaugure
l’Exposition universelle, le 15 avril 1900, Eiffel peut croire pendant
quelques semaines que la page Panama est enfin tournée. Il préside
quelques banquets au premier étage, reçoit comme autrefois des
princes et des présidents. Mais le roi de Luong Brabang ou l’ex-reine
de Madagascar Ranavalona n’éclipsent guère le souvenir du prince
de Galles ou du shah d’Iran. Le nombre de visiteurs le désole : un
million seulement alors qu’ils étaient deux millions en 1889 et que
l’Exposition en accueille cinquante millions au lieu de trente-deux. Le
métal est redevenu la partie honteuse de l’architecture. La Tour est
en fer, et le fer n’a plus la cote.
En réalité, c’est toute l’atmosphère qui a changé. Un architecte,
Frantz Jourdain, une autorité de l’Art nouveau, le dit crûment : « Les
trop nombreux palais en plâtre et en carton-pâte qu’on nous a
cuisinés aux Invalides et au Champ-de-Mars prouvent qu’on fait
machine arrière et qu’on revient avec délice aux mensonges
d’autrefois. En 1900, le faux et le toc triomphent. » Dans ce
contexte, la Tour est décalée, presque désuète. Les forces
académistes et conservatrices tiennent leur revanche. Et pourtant,
qu’elles le veuillent ou non, l’architecture, au XIXe siècle, a été
renouvelée par un ingénieur !

L’ancien capitaine d’industrie subit une autre humiliation, qu’il ne


confie qu’à Claire : l’inauguration de la première ligne du métro
parisien, construite par Fulgence Bienvenüe. Ce polytechnicien,
diplômé des mines de Paris, a travaillé pendant deux ans sur ce
chantier qu’il s’est vu confier en toute hâte. L’ancienne entreprise
Eiffel n’a même pas été consultée.
À peine l’Exposition universelle s’est-elle refermée que l’angoisse
de Gustave redouble. L’espérance de vie de la Tour rétrécit comme
peau de chagrin. Justin de Selves, le préfet de la Seine qui a
remplacé Eugène Poubelle, a décidé de « rationaliser » le Champ-
de-Mars, en même temps que l’esplanade des Invalides, les
Champs-Élysées et les rives de la Seine. Dans les avenues voisines
de la Tour, les promoteurs s’en donnent à cœur joie et les
immeubles de six étages poussent comme des champignons. Un
grand parc doit être créé sur le terre-plein central. Que faire de la
Dame de fer, qui aura l’air d’être plantée à son extrémité tel un clou
gigantesque ? Avant de décider d’un aménagement définitif, il faut
décider si on la garde à la fin de la décennie.
« Je connais un peu Justin de Selves, voyez-vous, confie
Gustave à son gendre. C’est un avocat de formation, protestant, qui
a des ambitions politiques affirmées. Il sait que la décision qu’il va
prendre sera contestée, quelle qu’elle soit. Je vous fiche mon billet
qu’il ne prendra aucune décision sans avoir sollicité des avis.
— Que croyez-vous qu’il puisse faire ? Consulter la commission
du Vieux-Paris ? demande Adolphe.
— Ou le Comité technique de la préfecture de la Seine… mais ni
l’un et l’autre n’éclaireront vraiment sa décision ! Nous allons vers
des débats sans fin, croyez-moi. »
Gustave a vu juste. Justin de Selves ne prend aucun risque : en
mai 1903, il réunit à la fois la Commission et le Comité. La première
rend son avis dès le 9 juillet. Gustave se trouve alors à Vevey, avec
Claire et ses enfants. Dans la soirée, le téléphone – dont il a été l’un
des premiers abonnés en France – sonne.
« Que se passe-t-il, Adolphe, pour que vous nous appeliez si
tard ? » demande-t-il à son gendre.
Quand son beau-père n’est pas là, le mari de Claire est en
vacances. Même retraité, Eiffel est tellement étouffant ! Mais
Adolphe a accepté, par contrat, de jouer les princes consorts et il n’a
pas le droit de se plaindre, même quand il voyage à Florence ou à
Madrid avec sa femme et qu’elle passe son temps à écrire à son
père pour lui raconter à quel point sa visite au couvent San Marco ou
ses déambulations au Prado lui rappellent les doux moments passés
avec lui et le vide qu’elle ressent en son absence. L’adoration
inconditionnelle de Machka, un chien de traîneau tout blanc et câlin
qui suit Adolphe partout, est une piètre compensation.
« Père, la commission a rendu son rapport. Un adjoint du préfet
m’a montré la copie du rapporteur. Vous n’allez pas aimer.
— L’avis est négatif ?
— Oui. Ils commencent par rendre un hommage appuyé à la
Tour…
— … Puis ? »
Des grésillements sur la ligne l’empêchent d’entendre la suite. Il
n’est pas rare que pour se parler cinq minutes, il faille rappeler trois
fois.
« Et puis ils la démolissent. Ils disent qu’elle doit périr par où elle
a vécu, par l’excès même de sa grandeur ! Qu’avec ses pieds de
cyclope… je cite : “Elle exerce autour d’elle la tyrannie de son
obsédante vision et rend irréalisable tout décor de grâce et de
délicate séduction” !
— C’est n’importe quoi ! Cela me rappelle l’époque où des
imbéciles disaient qu’elle écraserait Notre-Dame ! Écoutez-moi bien,
Adolphe. Il faut faire monter au créneau l’Association pour
l’avancement des sciences.
— Vous avez raison. Ils peuvent élever une protestation.
— Ils vont y être obligés ! L’avis de la commission ne tient aucun
compte de l’importance des travaux de physique et de météorologie
accomplis depuis dix ans grâce à la Tour ! L’Association est en
congrès à Angers, mais vous verrez qu’ils vont suspendre leurs
travaux le temps de rédiger cette protestation. De toute façon, je
remonte à Paris.
— Maintenant, en plein mois de juillet ? Mais Claire…
— Claire restera à Beaulieu avec les enfants, et vous la
rejoindrez en août comme prévu. Moi, je serai à Paris demain. »
Gustave sait qu’il doit passer à l’action. Il ne les laissera pas
détruire l’œuvre de sa vie.
« J’avais pourtant envoyé à tout le monde un exemplaire de
mon Tour Eiffel en 1900 en pointant toutes les pages consacrées
aux expériences scientifiques. J’y avais même évoqué celles de ce
cher Albert… »
La voix d’Eiffel s’enroue. Albert Hénocque est au plus mal. Ce
beau-frère à qui il doit tant – il n’aurait jamais pu garder ses cinq
enfants en bonne santé si le médecin ne s’en était occupé
quotidiennement – risque de suivre de près son épouse dans la
tombe. Car Marie, la « sœur-amie » de Gustave, celle dont il a
longtemps dirigé la vie, s’est éteinte l’année passée, à soixante-sept
ans, ce qui a fragilisé son mari et ébranlé son frère.
« C’est vrai que Bon Oncle avait fait des études d’hématologie là-
haut, se souvient Adolphe. »
Toute la famille avait suivi ses expériences : il avait étudié les
effets des montées et des descentes de la Tour, à pied ou en
ascenseur, sur la respiration et le rythme cardiaque. Il avait ensuite
analysé les variations d’oxygénation du sang en fonction de la
hauteur, et prôné des cures d’altitude pour les patients anémiés.
« Ce sont même ses expériences qui lui ont fait obtenir sa chaire
au Collège de France, rappelle Gustave. Non, je ne m’y résoudrai
pas : un monument qui affiche, à son fronton, les noms de soixante-
douze savants français ne sera pas déboulonné sans que j’aie
actionné auparavant tous les recours possibles.
— Il faut faire jouer tous les contacts dont vous disposez »,
renchérit Adolphe.
Il se retient d’ajouter : y compris au sein de la franc-maçonnerie
parisienne. Car si le Comité technique de la préfecture rend, lui
aussi, un avis négatif, la cause sera entendue. Il faut donc tout faire
pour l’en empêcher. Or au sein de cette entité se trouvent quelques
vieux adversaires d’Eiffel, ravis de tenir leur revanche : Jules
Bourdais, l’architecte de la Colonne soleil, candidat malheureux en
1887 ; Joseph-Antoine Bouvard, l’ancien directeur des travaux de la
ville de Paris, et deux architectes au moins, Pierre Daumet, de
l’Institut, et Juste Lisch, inspecteur général des Monuments
historiques. D’emblée, Bouvard a exclu l’hypothèse d’une
transformation de la Tour. Il n’a pas mâché ses mots :
« Ses recettes d’exploitation sont insuffisantes pour financer des
travaux importants. La seule question qui se pose au Comité,
messieurs, est celle de savoir s’il y a intérêt à conserver la Tour au
point de vue des aménagements futurs du Champ-de-Mars. Je ne le
pense pas. »
En face de ces ennemis jurés de la Dame de fer, deux hommes
organisent sa défense : l’architecte Jean-Louis Pascal, un architecte
officiel, lauréat du Grand Prix de Rome, et le centralien Émile Trélat,
une vieille connaissance d’Eiffel. Aussi déterminés soient-ils,
pèseront-ils assez lourd ?
Fin août, un article paraît dans Le Temps, qui déclenche le
branle-bas de combat parmi les défenseurs de la Dame de fer : il
prétend qu’une sous-commission du Comité technique a déjà
tranché en faveur de la destruction.

Condamnée enfin, la Tour de 300 mètres. La concession expire


en 1910 ; on proposait de la prolonger dix ans. Mais les
commissaires ont pensé que la Tour gâterait plutôt qu’elle
n’embellirait le parc futur. Et devant la difficulté de la rendre plus
belle, ils ont soupiré et voté sa démolition.
La sous-commission dément, mais l’inquiétude se répand.
L’architecte Jean-Louis Pascal, chargé du rapport du Comité,
dénonce une fuite intentionnelle destinée à préparer le terrain de la
démolition.
« On peut quand même se demander quel rôle joue Le Temps
dans cette affaire, s’interroge Gabriel Thomas, l’administrateur
délégué de la société de la Tour, venu consulter Eiffel. Il est évident
qu’il ne nous est plus favorable.
— Je crois surtout qu’Hébrard ne tient pas son journal.
— Il va falloir quelques subsides pour forcer les mauvaises
volontés, et c’est le point le plus délicat, vu l’état de nos finances… »
Eiffel ne répond rien. Il ne va pas cautionner le versement de
pots-de-vin ; Thomas sait ce qu’il a à faire. Mais il va trouver tous
ses amis et leur demande de s’exprimer dans les journaux. Pendant
les semaines suivantes, les prises de parole en faveur de la Tour se
succèdent. La puissante Société des ingénieurs civils clôt le bal le
6 novembre. C’est le jour où le Comité technique doit se prononcer
sur le rapport de Jean-Louis Pascal. Ce dernier a rédigé un compte
rendu assez habile : au lieu de s’opposer frontalement aux
adversaires de l’édifice, il reprend leurs arguments en les
relativisant. Il déplore, comme eux, que la perspective du Trocadéro
sur l’École militaire soit bouchée par ce monument qui aurait été plus
judicieusement installé sur une hauteur. Mais il ajoute que son
caractère « très exceptionnel et peu banal », puisqu’il est toujours le
monument le plus haut du monde, ainsi que son utilité indéniable
pour la science, justifie qu’il ne soit pas sacrifié pour préserver un
panorama à peine abîmé.

Ne pensez-vous pas, conclut Pascal, que ce serait étonner le


monde que de nous voir toujours détruire chez nous ce qui continue
à être pour lui un sujet d’étonnement ?

Le rapport est mis au vote après un débat interminable au cours


duquel Bourdais, Lisch et Daumet s’acharnent. Le scrutin est tendu.
Et le résultat serré : les partisans de la Tour, qui comptent dans leurs
rangs plusieurs francs-maçons dont Émile Trélat, l’emportent d’une
unique voix.
Que faire maintenant que le Comité contredit la Commission ? Le
conseil municipal de Paris décide de jouer la montre. Il entérine
« provisoirement » le maintien de la Tour, en remettant son choix à la
fin des travaux qui ont déjà commencé sur le Champ-de-Mars. Ce
flottement profite à Eiffel, qui s’engouffre dans la brèche.
Il met la dernière main aux atlas météorologiques qu’il a décidé
de publier : ce seront les premiers au monde. C’est pour les enrichir
qu’il a construit pour son fils Albert en 1903, sur la pointe nord de la
baie de Saint-Guirec, une maison exposée à tous les vents, Ker
Awel. Le peintre peut y exercer son art et le père y effectuer des
relevés météo très complémentaires de ceux de Vacquey, Beaulieu
et Sèvres. Mais la pièce maîtresse du dispositif demeure la Tour et il
encourage plus que jamais les savants à l’utiliser et à le faire savoir.
Un soir de mars 1904, il rentre chez lui les yeux brillants et se
précipite vers Claire :
« Camille et moi nous avons eu une idée ! »
Claire connaît bien l’astronome Camille Flammarion, un vieil ami
de son père. C’est une personnalité attachante : il a emmené sa
femme Sylvie Pétiaux, astronome comme lui, faire un tour en ballon
en guise de voyage de noces. Il invite souvent Gustave et Claire
chez lui, dans son incroyable bibliothèque, riche de milliers de livres
scientifiques. Comme Edison, Flammarion est convaincu que le
spiritisme est une science et que l’on peut dialoguer avec les morts.
« Nous allons organiser une grande cérémonie pour fêter le
solstice d’été au-dessus de Paris, annonce Gustave triomphalement.
— Fêter le solstice d’été ? »
La jeune femme fronce les sourcils. Elle demeure une fervente
catholique, malgré le scepticisme affiché de son père, et croit
deviner, dans l’expression qu’il a employée, des relents de
cérémonie païenne. Gustave saisit sa pipe et la remplit de tabac,
tout sourire :
« Ne t’inquiète pas, ma chérie ! Nous allons passer la nuit du
21 juin prochain au sommet de la tour Eiffel, avec des scientifiques
et des militaires. Nous observerons le soleil se coucher et se lever.
Tu seras des nôtres, avec Adolphe, bien sûr.
— C’est une idée très romantique !
— Ce n’est pas le but ! Au crépuscule et à l’aurore, nous
procéderons à des expériences scientifiques. D’ailleurs, ce n’est pas
moi qui serai le maître de cérémonie, mais Camille.
— Tu seras tout de même la puissance invitante ?
— Il faut savoir s’effacer si cela permet d’être plus efficace,
sourit-il, tout en tassant le tabac au fond du fourneau.
— Qui vas-tu inviter alors ?
— Cent personnes au maximum : quelques politiciens triés sur le
volet, des personnalités de la société civile qui pourraient prendre
position pour ou contre la Tour, et surtout des scientifiques : le
mathématicien Henri Poincaré, le géographe Roland Bonaparte…
— Le prince Bonaparte ?
— Oui. C’est quelqu’un de très abordable, tu verras. Je l’inviterai
un soir à la maison, si tu veux. Il y aura aussi le physicien Gabriel
Lippmann, qui enseigne à la Sorbonne… L’astronome Raphäel
Bischoffsheim, pour qui j’ai construit la coupole de l’Observatoire de
Nice – mais tu le connais déjà… Et évidemment – mais j’aurais dû
commencer par eux, puisque ce sont les héros de la fête – nos vieux
amis Janssen pour l’astronomie et Mascart pour la météorologie. »
Ce sont ces deux savants qui lui ont permis d’obtenir ses galons
de chercheur, depuis qu’il a renoncé aux affaires.
« Je n’oublierai jamais qu’ils m’ont ouvert les portes de leurs
sociétés savantes au moment où tout le monde me tournait le dos.
Mais je pense que la principale attraction viendra du capitaine Ferrié,
un jeune militaire du génie.
— Je le connais ?
— Pas encore. C’est Mascart qui est allé le chercher.
— Que fera de si spectaculaire ce capitaine Ferrié ?
— C’est une surprise. On n’a pas fini d’entendre parler de lui.
— Il y aura des journalistes ?
— Une dizaine – y compris de la presse catholique, car tout cela
sera enveloppé de grands coups d’encensoir. »
Même lorsqu’il la taquine, Claire, du haut de ses quarante et un
ans, regarde son père avec la même admiration que lorsqu’elle en
avait quatorze et qu’il l’appelait « ma grande folle ». Mais la
« secrétaire générale » dont elle joue souvent le rôle ne peut
s’empêcher de s’immiscer dans les préparatifs même si la Société
de la Tour est censée organiser les agapes.
« Prévoit-on un dîner ou un buffet ?
— Les deux. Il faut que les gens dînent après le coucher du soleil
et tiennent jusqu’à l’aube.
— Le dîner au restaurant du premier étage, puis le buffet juste
avant quatre heures du matin, dans les salons du troisième ?
— Pour les courageux qui seront toujours là ! »
Tandis que Claire entame une réflexion culinaire – elle veut que
tous les mets évoquent l’astronomie, le vent, ou le soleil – Gustave
se dit qu’il devrait envoyer une invitation à Adrienne. Finalement, il
en envoie une à Édouard et Marie-Louise en les chargeant de la
transmettre à leurs proches. Le symbole ne pourra échapper à
Adrienne, même s’il doute qu’elle puisse faire le déplacement. Il y a
déjà quelques mois qu’ils ne se sont pas écrit.
La réponse de Marie-Louise le bouleverse. Adrienne va mal. Elle
ne sort plus, ne mange presque plus, elle ne peut même plus lire.
Son corps est couvert d’hématomes. Les médecins sont très
pessimistes sur l’issue de sa maladie, mais son calvaire peut encore
durer quelques mois. Sur une impulsion, Gustave décide d’aller lui
rendre visite. Mais il change d’avis au moment d’acheter son billet de
train : Adrienne préfère – elle le lui a écrit – qu’il garde d’elle l’image
de la quadragénaire intrépide, au teint frais et aux longs cheveux,
courant dans les escaliers de la Tour, plutôt que celle d’une vieille
femme malade.

Le 21 juin, à sept heures du soir, les heureux élus se pressent


devant l’ascenseur du pilier nord. La journée a été belle mais la
soirée s’annonce fraîche. Les quatre-vingt-quinze convives prennent
place dans le restaurant du premier étage, autour de tables blanches
décorées de corbeilles de roses et d’orchidées. Claire jette un
dernier coup d’œil sur le menu d’inspiration sidérale qui lui doit
beaucoup : « Tapioca Flamme d’Orion, filets de sole Andromède, ris
de veau Anneaux de Saturne, chaud-froid de volaille à la Vénus, filet
de bœuf Aldébaran, salade du solstice, petits pois Voie lactée, glace
polaire de Mars. » L’ingénieur aime toujours les repas
gastronomiques : il lui faut du foie gras, du gibier et des glaces.
« Et les vins viennent de Bordeaux ! » lance Gustave en levant
son verre, sans que personne, pas même Claire, n’y voie la moindre
arrière-pensée.
C’est sa manière de rendre hommage à celle qui demeurera à
jamais, pour lui seul, la marraine de la Tour.
À neuf heures zéro minute et vingt-huit secondes, un coup de
canon rappelle aux convives qu’ils doivent sortir sur la plateforme :
l’astre va disparaître. C’est la bousculade. Le grand acteur Mounet-
Sully, sociétaire de la Comédie-Française, monte sur une caisse et,
le regard tourné vers Notre-Dame, déclame du Victor Hugo :
« Oh qui m’emportera sur quelque tour sublime/ D’où la cité sous
moi s’ouvre comme un abîme ! /Que j’entende, écoutant la ville où
nous rampons/ Mourir sa vaste voix qui semble un cri de veuve. »
L’épouse de Mounet-Sully, l’actrice Jeanne Rémy, célèbre pour
son visage de marquise, chuchote à l’oreille de Gustave :
« Mais Victor Hugo est mort avant d’avoir vu votre Tour, non ?
— Il a écrit ces vers en 1828 ! Mais, oui, il est mort en 1885 alors
que les travaux ont commencé en 1887. Il n’a même pas vu les
plans. Qu’importe, Victor a toujours été un visionnaire !
— Vous l’avez donc connu ? »
Des applaudissements enthousiastes abrègent leur conversation.
Puis Camille Flammarion évoque la place du Soleil dans les
civilisations anciennes. Eiffel attend patiemment la fin du discours du
maître pour annoncer que l’heure de la surprise est venue.
« Je vous présente le capitaine Gustave Ferrié, sorti dans les
premiers rangs de Polytechnique, qui se passionne pour les
communications », dit-il en poussant devant lui un jeune homme
mince à la grosse moustache en guidon de bicyclette, en uniforme
militaire.
Ce Savoyard de trente-six ans est un pionnier : lauréat du
concours d’électricité de Paris en 1900, il a été chargé par sa
hiérarchie de développer la télégraphie sans fil française – la
fameuse TSF. Le ministre de la Guerre ne veut pas dépendre de la
technologie italienne de Marconi. Gustave Ferrié l’a donc
perfectionnée en inventant un nouveau récepteur électrolytique et en
installant sa grande antenne sur la tour Eiffel.
« Le capitaine va accomplir devant vous ce soir une expérience
de communication sans fil entre le poste de télégraphie installé là-
haut, au troisième étage, et le fort de Villeneuve-Saint-Georges, à
20 kilomètres d’ici à vol d’oiseau. »
Eiffel ne précise pas qu’il a d’abord voulu utiliser la Tour pour un
système de télégraphie optique, réparti sur tout le territoire, dont elle
aurait abrité le commandement général. Car si la Tour de 300 mètres
avait existé en 1870, lui disent souvent les visiteurs, elle aurait pu
permettre de communiquer par-dessus l’ennemi, avec la ligne de
défense, et la famine qui a sévi dans Paris pendant le siège de
1870-1871 n’aurait peut-être pas eu lieu.

Mais la télégraphie optique est déjà dépassée ; le capitaine


Ferrié va utiliser des ondes électromagnétiques, les ondes « radio »,
découvertes par Hertz. Il n’est pas le premier à le faire, ni même à le
faire sur la Tour. Le 29 juillet 1898, Eugène Ducretet et Ernest Roger
– un industriel passionné par la science et un ingénieur passionné
d’industrie – ont mis en place la première liaison sans fil entre la
Tour et le Panthéon. Cette première émission de TSF sur
4 kilomètres a signé l’avènement d’une nouvelle ère : celle du
télégramme tombé du ciel ! Mais Ducretet et Roger ont abandonné
la Tour en prétendant que sa masse métallique n’était pas le meilleur
poste de transmission que l’on puisse imaginer : elle absorberait les
oscillations électriques.
Éleuthère Mascart, qui était le vrai deux ex machina de cette
première mondiale, a démontré le contraire : les essais faits sur les
grands cuirassés, qui forment des masses métalliques bien plus
considérables, le prouvent.
« Les antennes n’étaient pas correctement positionnées ! a
expliqué Mascart à Eiffel. Ne continuons pas l’expérience avec eux :
ils sont de mauvaise foi. Je vais vous présenter un jeune homme
très bien qui, lui, ira plus loin.
— Aussi bien que Ducretet et Roger ? Qui est cet oiseau rare ?
— Le capitaine Ferrié.
— Connais pas.
— Et pour cause : il commande la toute nouvelle école
de télégraphie militaire du mont Valérien. L’armée a peu de moyens
et ne le laisse travailler sur la TSF qu’à condition de ne pas investir
d’argent dans l’affaire. Pourtant, il ira beaucoup plus loin que ses
prédécesseurs…
— Vous lui avez dit que j’étais prêt à l’aider ?
— J’ai pris cette liberté. Ai-je eu tort ?
— Évidemment non ! Je prendrai tous ses frais en charge. Vous
savez bien que sauver la Tour de la démolition est désormais le but
de mon existence. Je dois la rendre indispensable.
— Pour y arriver, l’armée est le bon cheval ! »
Ferrié a donc installé en décembre une antenne sur la Tour. Et
démontré d’emblée qu’elle était un parfait support. Ravi, Eiffel lui a
proposé de mettre l’édifice à sa disposition et de prendre en charge
tous les frais d’installation d’un poste de TSF. La direction du Génie
du ministère de la Guerre a officiellement accepté l’offre en
janvier 1904. Une antenne géante va sauver la tour Eiffel.
En cette soirée de solstice d’été, l’expérience est plus que
concluante. Les invités qui assistent à l’envoi d’un message au fort
de Villeneuve-Saint-Georges sont émerveillés de voir la réponse
arriver deux minutes plus tard.
« C’est de la magie ! » s’exclame Jeanne Rémy.
Puis c’est au tour des musiciens de régaler les convives. Le
programme est conséquent, car il faut occuper les invités le plus
longtemps possible. Il ne faudrait pas que la nuit la plus courte de
l’année leur paraisse trop longue à cause du froid : entre le moment
où le soleil a disparu et celui où il viendra les réchauffer, il se
passera tout de même sept heures.
« Mesdames et messieurs, lance Eiffel après avoir à nouveau
rassemblé son petit monde au premier étage, nous allons avoir le
privilège d’entendre maintenant Le Soir de Gounod, La Romance de
l’étoile de Wagner, puis Le Crépuscule de Massenet !
— Quelle programmation de circonstance ! » lui lance Jeanne
Remy, qui met un point d’honneur à proférer les banalités d’usage
en prenant un air profond.
À la fin du concert, à minuit et demi, une quarantaine d’invités
jettent l’éponge. La nuit est glaciale, et les femmes en tenue de
soirée ne veulent pas prendre le risque d’attraper un rhume.
« Que les courageux qui restent me suivent au troisième
étage ! » lance Eiffel avec entrain.
Dans le salon qui a fait tant d’envieux, Eiffel a fait dresser un
buffet où s’alignent les bouteilles de champagne : de quoi réchauffer
les plus transis. Certains jouent au bridge, d’autres poursuivent leurs
conversations sur une banquette, quelques-uns s’endorment dans
les fauteuils les plus confortables. Il n’y a pas de place pour tout le
monde, et les invités entrent et sortent en attendant le lever du soleil.
Eiffel raconte à une dame d’âge vénérable qui lutte contre le
sommeil les recherches météo qu’il a faites ici, au sommet de la
Tour :
« D’abord, j’ai découvert que le vent soufflait par rafales. Les plus
faibles se situent entre neuf et dix heures du matin, et les plus fortes
à vingt-trois heures !
— Oh, comme c’est passionnant ! » s’écrie la dame d’un ton
machinal.
Claire, qui sait que son père peut saouler les gens avec ses
recherches lorsqu’il a un peu bu, s’approche discrètement.
« Ensuite, continue l’ingénieur sans faire attention à sa fille, je
me suis aperçu que la température est plus élevée en hauteur qu’au
sol pendant la nuit…
— … alors que dans la journée, c’est l’inverse », complète Claire
avec un sourire.
Son père n’aime pas être interrompu et lui jette un regard noir.
Elle lui prend le bras avec un sourire enjôleur ; le vieil homme se
détend. Il continue :
« J’ai aussi découvert que l’air est composé de différentes
couches… »
Enfin, le ciel s’éclaircit et l’astre décide de paraître. Au début, ce
n’est qu’une mince ligne rouge sur l’horizon. Mais très vite elle
s’élargit, s’épaissit, s’arrondit. Des bandes de nuages gris
s’effilochent sur sa surface. Des lunettes spéciales permettent aux
invités d’observer les déformations subies par le soleil.
« Ce sont des réfractions anormales au travers de l’air chauffé
qui aplatissent le limbe en certains endroits, pour les bomber en
d’autres, explique Camille Flammarion. Vu à la lunette, le limbe vous
apparaît déchiqueté comme une scie ! »
Au début, la lumière rouge vif du disque solaire se supporte
facilement. Mais elle vire peu à peu à l’orange et devient plus
ardente.
« Profitez-en ! Regardez-le tout votre saoul ! Dans quelques
minutes, vous serez éblouis, vous devrez détourner le regard. »
Les ombres commencent à apparaître sur le sol, et le soleil à
monter imperceptiblement dans le ciel pâle. Il est plus de quatre
heures du matin. Les derniers invités se congratulent, un peu
étourdis, avec le sentiment d’avoir vécu un moment historique.
« L’ascenseur pour le départ, messieurs ! »
Les convives se ruent vers la sortie sans se faire prier. Eiffel et
Ferrié sont les derniers à descendre. Le vieil ingénieur congratule
son cadet :
« Mon capitaine, l’aventure de la TSF ne fait que commencer.
Peu importe que l’armée ne vous donne pas un sou : je serai votre
mécène. »
Un cadeau dont il devine qu’il lui sera rendu au centuple :
personne n’osera s’attaquer à la Tour si elle est utile aux militaires.
22

Pionnier de l’aéronautique

PARIS, CHAMP-DE-MARS, 21 JUILLET 1909

À trente-sept ans, Louis Blériot est encore un jeune homme,


avec sa longue moustache entortillée comme du fil de fer, son
accroche-cœur au-dessus du sourcil gauche et ses yeux pétillants
de malice. Eiffel, pour sa part, a largement dépassé le double de son
âge. C’est pourtant le plus vieux des deux qui attrape au vol les
béquilles de son cadet au moment où l’aviateur se laisse tomber
dans un fauteuil.
« Vous avez l’air salement abîmé, Blériot. J’ai cru comprendre
que vous vous étiez blessé chez vous, dans le Nord ?
— À Douai, oui ! Mais à vrai dire, je m’y suis repris à deux
reprises. Le 3 juillet, le meeting était déjà commencé, et j’ai voulu
vérifier que je tenais en l’air assez longtemps pour traverser le
détroit, c’est-à-dire…
— … Quarante-quatre kilomètres au moins.
— J’oubliais que je parle à l’homme qui a voulu construire le
tunnel sous la Manche !
— Et alors ?
— J’en ai fait 47. Mais le tuyau d’échappement en amiante a fini
par s’arracher et m’a brûlé la cheville.
— Vous vous en êtes bien sorti, une fois de plus. »
Blériot s’est si souvent écrasé dans les champs qu’on le
surnomme le « Roi des pâquerettes ». L’aviateur grimace :
« J’ai eu encore plus mal lorsque j’ai appris, dans le train qui me
ramenait à Paris, qu’Hubert Latham était à Calais et qu’il allait tenter
la traversée !
— Vous auriez pu y aller avant lui ?
— Non, il s’est inscrit le premier. J’ai le sens de l’honneur.
— Je vous admire. La compétition est féroce !
— Je suis donc retourné à Douai à la fin du meeting, le 18 juillet,
avec mes béquilles, et j’ai remporté deux prix de vitesse. Ma jambe
commençait à cicatriser, mais mon pot d’échappement m’a encore
joué des tours… et c’est la même cheville qui a souffert. Quant à
mon avion, il est hors d’état de voler.
— C’était le Blériot XI ?
— Le Blériot XII. Mais si je dois tenter la Manche, ce sera avec le
XI. Il est plus stable.
— Vous voulez toujours faire la traversée ?
— Plus que jamais. Vous avez vu ce qui est arrivé à Latham
finalement ?
— C’était dans les journaux d’hier. Son moteur Antoinette est
tombé en panne au tiers de la distance… et il a dû se poser sur
l’eau ! Il paraît que pendant que l’avion s’enfonçait, il grillait une
cigarette, perché sur la queue, en attendant qu’un bateau se déroute
pour lui venir en aide : pourtant, il ne sait même pas nager !
— Moi non plus…
— Vos parents sont des criminels ! Apportez une culotte de bain,
cher camarade, et je vous apprends demain, dans la Seine. »
Les deux hommes rient de concert. Malgré leurs quatre
décennies d’écart, ils s’entendent à merveille : ils sont l’un et l’autre
diplômés de Centrale, et anciens élèves du collège Sainte-Barbe. Ils
ont, tous les deux, déposé des dizaines de brevets. C’est Eiffel qui a
conseillé à Blériot d’installer ses ateliers à Levallois, la banlieue
industrielle la plus pratique de Paris. Et Blériot, en voisin, puisque
son bureau se trouve avenue Victor Hugo, a donné quelques
conseils à Eiffel lorsqu’il a créé sa soufflerie en bordure du Champ-
de-Mars. Il a choisi les abords de la Tour pour profiter de l’électricité,
qui n’est pas disponible dans toute la capitale.
« Au fait, quand la tenterez-vous, cette traversée, Blériot ? Dès
que votre jambe sera guérie ?
— Je n’ai pas le temps d’attendre. Je me suis inscrit aujourd’hui,
et j’irai au plus vite. Sinon, maintenant que Latham a échoué, c’est le
comte de Lambert qui va me griller au poteau !
— Vous avez raison : on ne peut pas laisser à un Russe la
première traversée du channel, même s’il a un nom qui fleure bon la
France. Quand partez-vous à Calais ?
— Demain. Ensuite, tout dépendra de la météo ; mais vous aurez
de mes nouvelles d’ici la fin du mois, je vous le promets ! »
Eiffel lui donne une tape sur l’épaule et sourit.
« Je ne vous dirai pas bonne chance… mais bon vent, mon
ami ! »
Gustave regarde l’aviateur s’éloigner sur ses béquilles avec un
soupçon d’envie. Blériot incarne mieux que quiconque les nouveaux
aventuriers du ciel, et il mériterait de réussir là où tous ont échoué
depuis trois ans. Le journal britannique Daily Mail a offert en
octobre 1908 la somme faramineuse de 1 000 livres sterling au
premier aviateur qui réussira la traversée de la Manche en
aéroplane. Si Louis Blériot est motivé par la gloire plus que par la
récompense, ce pactole lui serait fort utile : sa petite société est au
bord de la faillite, après les échecs des vols précédents.
« Ah, si j’avais un demi-siècle de moins ! » murmure l’ingénieur in
petto en faisant un salut de la main au blessé.
Gustave aimerait s’élancer sur une piste de décollage avec les
autres fous volants au lieu de travailler sur ce qu’il appelle
toujours l’aérologie, au pied de la Tour. Mais il sait qu’il leur est utile,
à la place qui est la sienne. Et qu’il va devenir le meilleur de cette
discipline, comme toujours.

Eiffel s’est toujours passionné pour les vents. Il n’a pas eu le


choix. Calculer la résistance au vent d’un édifice est un exercice
incontournable pour un constructeur de ponts, et il a toujours
cherché, avec ses ingénieurs, des solutions pour la minimiser. La
force de son adversaire lui a parfois joué de mauvais tours, comme
au viaduc de la Tardes. « Le vent est mon ennemi invisible », n’a-t-il
cessé de répéter. L’ennemi de toute une vie.
Pour la tour Eiffel, les effets du vent représentaient les principaux
risques sur la structure et les bases manquaient pour les calculer.
Ces bases étaient de deux ordres : météorologiques (la vitesse
maximum du vent à 300 mètres d’altitude au-dessus du Champ-de-
Mars en particulier) et aérodynamiques, c’est-à-dire les coefficients
de résistance des membrures métalliques, des plaques, des
cornières, des treillis, etc. Pendant dix ans, Eiffel a étudié les bases
météorologiques. Il s’est attaqué maintenant aux bases
aérodynamiques.
L’« aérologie » – que certains commencent à appeler
l’« aérodynamisme » –, est encore une science empirique au
tournant du XXe siècle. Certains travaux d’hydrodynamique inspirent
les expérimentateurs, mais en France, personne n’a encore établi de
principes théoriques qui puissent aider au développement de
l’aviation.
L’ingénieur septuagénaire a commencé en 1904 à mener des
expériences sur la chute des corps, à partir de la tour du Champ-de-
Mars. Quelques curieux sont venus le voir, comme Édouard Lockroy,
désormais vice-président de la Chambre des députés. Il a mené un
long combat pour la séparation de l’Église et de l’État, une loi qu’il
vient de faire voter. L’ancien gendre de Victor Hugo, qui demeure un
esprit curieux, indépendant, et qui publie régulièrement des livres sur
les sujets qui le passionnent, continue de suivre de loin en loin les
vicissitudes de cette Tour qu’il a si ardemment défendue. Les deux
hommes ont toujours plaisir à se voir.
Il débarque chez Eiffel un matin à huit heures et demie, sans
prévenir, en cette fin d’année 1905.
« Je voudrais que vous me montriez le dispositif que vous avez
installé sur la Tour pour étudier la chute des objets. Un ami m’en a
parlé, et je déteste en savoir moins que les autres. »
L’ancien ministre tombe à pic. Eiffel s’est levé, ce matin-là, avec
moins d’énergie que d’habitude. La veille, il a reçu une lettre de
Marie-Louise lui apprenant la mort d’Adrienne. Ils ne s’étaient pas
revus depuis le mariage d’Édouard, et même s’il s’y attendait depuis
un an, la nouvelle l’a meurtri. Il a exhumé la photo de la jeune
femme devant l’hôtel Salé, et réécouté son enregistrement sur le
phonographe. Grâce à ces technologies qu’il a adoptées en
précurseur, il n’oubliera jamais son visage ni sa voix. Mais il ne s’est
endormi qu’à cinq heures du matin. La visite de Lockroy constitue
une diversion bienvenue.
Eiffel invite l’ancien ministre à monter dans sa de Dion-Bouton
flambant neuve, conduite par son chauffeur. Entre la rue Rabelais,
proche de l’Élysée, et le Champ-de-Mars, il faut compter une demi-
heure, pour un bon marcheur. Mais en voiture, sept minutes
suffisent. Le temps d’expliquer à Édouard Lockroy que la Tour a
toujours possédé trois laboratoires, au troisième étage, dédiés
respectivement à l’astronomie, à la physiologie et à la météorologie.
Et qu’elle sert aussi pour les expériences de télégraphie sans fil.
L’« aérologie », comme l’appelle Eiffel, est donc la cinquième
spécialité qu’elle permet d’explorer. Arrivés sous la Tour, les deux
hommes prennent l’ascenseur ouest pour se rendre au deuxième
étage. Puis Gustave explique son dispositif :
« D’abord, j’ai attaché un câble d’acier entre le deuxième étage
de la Tour et le sol.
— Quelle hauteur cela fait-il ? Une centaine de mètres ?
— Cent dix précisément. Puis j’ai imaginé cet appareil de chute :
un cylindre qui glisse le long du câble, et sur lequel on peut
accrocher un objet quelconque – une surface ou un volume.
— Ce sont ces objets dont vous mesurez la résistance à l’air ?
— Exactement. La chute du cylindre est arrêtée, à une vingtaine
de mètres du sol par l’élargissement progressif du diamètre du
câble. Entre-temps, la pression subie sur l’objet testé a été
enregistrée. »
Gustave saisit le cylindre et en montre l’intérieur à son visiteur.
« Cette pression est transmise, à l’intérieur du cylindre, à des
ressorts auxquels se rattache un stylet. Celui-ci enregistre les
données sur ce tambour enduit de noir de fumée qui tourne sur lui-
même à la vitesse de la descente.
— C’est-à-dire ?
— Au maximum ? Quarante mètres par seconde, soit
144 kilomètres à l’heure.
— Personne ne peut faire mieux !
— Mes concurrents sont à 20 mètres par seconde. Voilà
pourquoi la Tour est utile !
— Vous prêchez un converti… mais on dirait que vous êtes
encore inquiet pour sa pérennité ?
— Pas vraiment. J’ai fait la démonstration qu’elle était
indispensable à la science, et surtout à l’armée grâce à la TSF !
Vous savez que les ondes portaient à 400 kilomètres il y a deux ans,
et qu’on dépasse désormais les 6 000 kilomètres ? Le capitaine
Ferrié s’est installé en bas, dans une petite construction en bois,
près du pilier sud. Si vous voulez, nous passerons le voir. »
Chacun à son étage œuvre pour la science. Tandis que le
militaire fait progresser la TSF dans sa cabane au pied de la Tour,
Gustave Eiffel fait avancer l’aérodynamisme dans les étages. Il
procède à des centaines d’expériences, avec des plaques
rectangulaires et carrées, puis des sphères ou des cubes, et il
calcule à chaque fois les coefficients de résistance de l’air – des
coefficients de traînée – selon les surfaces et les vitesses. Il fixe les
lois fondamentales de la discipline. Il démontre par exemple la faible
résistance des cônes, pointe en avant, et la forte résistance, au
contraire, des demi-sphères du fait de leur concavité. Les
promeneurs du Champ-de-Mars sont parfois surpris de voir un obus
descendre sur eux à toute vitesse… et s’arrêter à quelques
centimètres du sol.
Les exploits des fous volants posent un nouveau défi à
l’expérimentateur. Il les a suivis à leurs débuts. En 1906 et 1907, il
assiste aux « bonds » de Santos-Dumont qui vole pendant
220 mètres au-dessus de la plaine parisienne de Bagatelle, et à
ceux d’Henri Farman, qui parcourt 770 mètres à Issy-les-
Moulineaux. S’il n’assiste pas à la traversée de la Manche de Blériot,
Gustave est présent le 18 octobre 1909 lorsque le comte de Lambert
décolle de Juvisy et survole Paris en faisant le tour de la Tour, sur
son biplan des frères Wright, tout en toile et bois. Pour la première
fois, un aviateur s’affranchit des altitudes inférieures à 100 mètres,
de la mer ou des plaines de la Beauce, si rassurantes en cas de
chute, pour voler au-dessus des toits de la plus belle capitale du
monde.
À son arrivée, encore habillé de sa blouse de chauffe et de ses
bottes, sa casquette de vol à la main, le comte de Lambert est
convoqué chez le ministre de la Guerre… et accueilli en héros par
un aréopage de notables à moustache et habit noir.
« Mon cher ami, lui dit Gustave avec cet accent qui roule toujours
les “r” et qu’il continue d’accentuer quand ça l’arrange, vous nous
avez régalés !
— Vous savez, sourit modestement le comte de Lambert, que
votre Tour, M. Eiffel, constitue le repère et le point tournant idéal !
— Et vous avez accompli cet exploit sans l’attrait du moindre
prix, par pur esprit sportif !
— Je l’aurais fait pour le seul plaisir de voir votre Tour de plus
près » ! insiste le comte de Lambert.

Avec le développement de l’aéronautique et l’intérêt croissant


pour l’aérodynamique, le bâtisseur de la Tour se décide à voir plus
grand. Un soir de décembre 1908, il rentre rue Rabelais avec cet air
surexcité que Claire lui connaît bien. Elle croit d’abord que c’est
l’arrivée de la neige qui le met en joie – mais il la détrompe vite.
« J’ai pris une grande décision, Claire. Mon dispositif d’aérologie
est trop simpliste. Il faut que je change de braquet.
— Mais il fonctionne bien !
— Il est trop primitif pour accompagner le développement de
l’aviation. Il n’est pas assez performant pour étudier des ailes
d’avion, par exemple. Je suis las des expériences verticales qui
durent trois secondes, et des effets parasites des vents latéraux.
— Et des frottements des guides sur les câbles ? le taquine
Claire, habituée à entendre son père se plaindre des carences de
ses expériences.
— Tu peux te moquer ! C’est décidé : je passe à la vitesse
supérieure.
— C’est-à-dire ? Tu vas installer ton câble au troisième étage ?
— Pas du tout ! Je vais créer un vrai labo. Les objets ne seront
plus propulsés, c’est le vent qui ira à leur rencontre.
— Et où sera ce labo ? Dans la tour Eiffel ?
— Il n’y a pas de place.
— À Levallois ? suggère Adolphe Salles.
— Trop loin… Je veux pouvoir y aller à pied, tous les matins. »
Finalement, c’est au bord du Champ-de-Mars qu’il installe son
laboratoire : un hangar de 24 mètres sur 10 doté d’une soufflerie.
Eiffel a les moyens de s’offrir le nec plus ultra des souffleries : l’air
n’y est pas soufflé, mais aspiré par un ventilateur très puissant qui
permet d’obtenir une vitesse de 18 mètres par seconde, soit deux
fois plus que toutes les souffleries existantes dans les universités. Le
diamètre de la veine d’air est du jamais-vu : 1,50 mètre au lieu de
1 mètre. Ce choix repose sur un principe scientifique établi par
Léonard de Vinci mais qui n’a jamais été vérifié empiriquement : les
forces exercées sur un corps au repos placé dans un courant d’air
doté d’une certaine vitesse sont égales aux forces que subit le
même corps lorsqu’il se déplace à cette vitesse dans l’air au repos.
Eiffel fait sensation en étudiant les phénomènes de surpression
que subit la partie d’une plaque exposée au vent et la dépression
subie sur sa face interne. Autrement dit, il démontre qu’un avion est
deux fois plus soutenu par les succions qui s’exercent sur le dos des
ailes que par les compressions qui s’exercent au-dessous ! Cette
découverte, et beaucoup d’autres, évitent aux avionneurs des
tâtonnements toujours dangereux pour les pilotes. Les travaux
d’Eiffel permettent donc de sauver des vies.
Qu’importe le coût de l’installation : Eiffel n’a jamais été aussi
riche. L’affaire de Panama a connu un épilogue inattendu. Pour
récupérer ses fonds gelés par la saisie-arrêt et éviter un autre
procès, l’entrepreneur avait été contraint d’investir 10 millions de
francs dans le capital de la Compagnie nouvelle de Panama. Il
apportait donc 15 % du capital de la nouvelle société à lui seul, le
reste provenant essentiellement de la famille Lesseps, des banques,
et de ceux qui, comme eux, avaient réalisé une bonne affaire avant
la liquidation de 1889. Comme il ne croyait guère en l’avenir de cette
entreprise, Eiffel n’a pas apprécié qu’on lui force la main, même s’il a
parlé alors de « devoir moral ». L’évolution du cours de l’action n’a
cessé de justifier son pessimisme.
Mais un coup de théâtre s’est produit en novembre 1903 :
l’isthme de Panama a pris son indépendance par rapport à la
Colombie, grâce au soutien des États-Unis. En remerciement, les
Panaméens ont cédé à leur protecteur une bande de terre de 10
miles de large autour du canal, et une société américaine, au
préalable, s’est empressée de racheter la Compagnie du Canal afin
d’y finir les travaux. Elle l’a payée 40 millions de dollars –
200 millions de francs –, un prix très supérieur à sa valeur en
Bourse. Pour Eiffel, c’est une manne : il se retrouve, du jour au
lendemain, à la tête de 15 % de cette somme, soit 30 millions de
francs. Avec ce qu’il possédait déjà, sa fortune dépasse désormais
40 millions. Trente-sept personnes travaillent pour lui dans ses
diverses propriétés, dont une vingtaine pour le seul hôtel particulier
de la rue Rabelais. Il a même engagé un directeur général pour ses
stations météorologiques. Devenu richissime, il ne lésine plus sur les
moyens qu’il investit dans le mécénat, par passion autant que pour
redorer son blason.
À partir de 1909, les avionneurs et les fous volants viennent tous
faire des tests pour leurs nouveaux modèles dans le laboratoire du
Champ-de-Mars. Les frères Wright, qui ont été les premiers en 1905
à effectuer des vols « contrôlés » grâce au couplage de la gouverne
et de l’angle des ailes, mais surtout Louis Blériot et Henri Farman,
qui étudient la stabilité de leurs engins dans sa soufflerie, à partir de
maquettes en toile et bois poli, parfaites reproductions de leurs
modèles. Lorsqu’en 1912, Eiffel doit quitter le Champ-de-Mars parce
que les riverains ne supportent plus le bruit de la soufflerie, il achète
un petit terrain à Auteuil, au 67, rue Boileau. Il y construit un second
laboratoire encore plus perfectionné que le premier : la veine de la
soufflerie passe à 2 mètres de diamètre et la vitesse de 18 à
32 mètres par seconde, soit plus de 100 kilomètres à l’heure. Et il
l’inaugure en bonne compagnie le 19 mars 1912, avec des
scientifiques de renom, comme le mathématicien Henri Poincaré ou
le biologiste Daniel Berthelot, et des politiques : le député Paul
Painlevé, un ancien de Sainte-Barbe, et le garde des Sceaux Louis
Barthou, une des figures de la IIIe république, déjà ministre dans
cinq gouvernements.
« Doubler le diamètre de la soufflerie, entre nous, qu’est-ce que
ça change ? demande Barthou avec un sourire en coin. Puisque ce
sont des maquettes que vous testez, et pas les avions eux-mêmes ?
— Cela change beaucoup de choses, au contraire ! Je vais
pouvoir aller plus vite, plus loin ! Nos tests se rapprocheront encore
plus des conditions réelles de vol ! Je veux mettre au point une série
de profils d’aéronefs “parfaits”. Et sans qu’il en coûte beaucoup plus
cher, car la puissance du ventilateur ne change quasiment pas…
— Par quel miracle ? demande le politicien.
— J’ai inventé un dispositif de buse divergente qui permet
d’économiser sur la puissance du ventilateur…
— Et je parie que vous avez encore déposé un brevet qui va
vous rapporter une fortune ? »
Gustave se rengorge avant de répondre, modeste :
« Oui, je pense que la soufflerie “de type Eiffel” a de beaux jours
devant elle ! Elle est la première à créer un vent parfaitement
régulier par aspiration, il y en aura bientôt dans le monde entier !
Mais elle ne me rapportera rien : je mets le procédé à disposition
gratuitement. »
La femme du garde des Sceaux, une mince femme blonde d’une
quarantaine d’années dont le visage angélique lui paraît familier bien
qu’il ne l’ait jamais rencontrée, intervient timidement dans la
conversation :
« M. Eiffel, si vous permettez, je voudrais vous poser une
question personnelle…
— Je vous en prie, madame.
— Vous êtes bien originaire de Dijon ?
— Pas de doute là-dessus !
— Votre mère était bien Mélanie Moneuse ?
— Oui, paix à son âme. Pourquoi me demandez-vous cela ?
— Vous souvenez-vous de sa nièce Alice ? Votre cousine
germaine ?
— Alice ? Bien sûr… »
Gustave sent son vieux cœur battre la chamade, ce qui lui
arrache un sourire. Il se retient d’ajouter : « Comment pourrais-je
l’oublier ? » Il devine la suite. Il y a bien longtemps que son premier
amour s’est éteint, mais le regard clair de la jeune femme qui le
dévisage, la forme de ses sourcils et ses pommettes – la partie
haute de son visage – lui rappellent Alice. Sa cousine préférée avait
eu une fille, dont le prénom lui revient : Marguerite. Se pourrait-il
que… ? Mais non, c’est impossible, elle aurait plus de soixante ans
aujourd’hui.
« Je suis la petite-fille d’Alice, reprend la jeune femme. La fille de
Marguerite Amiel. Et de Max Mayeur, artiste peintre…
— Vous ressemblez un peu à votre grand-mère », murmure
Gustave.
Il échange pendant quelques minutes avec ce fantôme de son
passé. Il apprend que le fils cadet d’Alice, Maurice, est mort en
Algérie, sans descendance. Il appelle Claire pour lui présenter sa
lointaine cousine, et profite de la sympathie qui naît entre les deux
femmes pour s’éclipser et se consacrer aux autres invités.
Depuis le début de la journée, Gustave est surexcité. Le gotha
de l’aéronautique se presse autour de lui. Tous les grands
constructeurs d’avions sont là et le champagne coule à flots. Tout en
discutant avec sa cousine, Claire couve son père du regard. Quel
succès ! Son laboratoire est devenu un outil indispensable à
l’aviation naissante. Grâce à ce mécène désintéressé, et à son
obsession de stabilité pour les aéroplanes, les accidents qui ont fait
tant de victimes sont évités, ou au moins réduits. Car tous ces
jeunes industriels confient leurs études aérodynamiques à leur
confrère octogénaire, et suivent ses recommandations : Blériot, bien
sûr, qui a arrêté de voler pour devenir un entrepreneur renommé, les
frères Voisin et Farman, les frères Wright, mais surtout Louis
Bréguet, qui dirige une usine familiale de moteurs électriques mais
promet de devenir le plus grand avionneur français.
Comme avec Blériot, Gustave s’est pris d’amitié pour ce jeune
homme sorti major de l’École supérieure d’électricité ; son grand-
père, Louis-Clément Bréguet, a inventé une série d’instruments
électriques et il fait partie des soixante-douze savants et
expérimentateurs dont le nom figure sur la tour Eiffel. Son trisaïeul
était un spécialiste de l’horlogerie, qu’il a portée à son apogée avec
l’aide de son fils, mais l’activité n’intéressait pas le petit-fils qui, lui,
l’a revendue…

Aussi créatif que ses ancêtres, Louis Bréguet a tenu à présenter


son invention à Eiffel. Le lendemain de l’inauguration, il l’emmène
dans ses ateliers :
« Voici le gyroplane no 1 ! »
C’est un curieux engin à quatre systèmes rotatifs de huit pales
chacun, capable de se soulever à la verticale.
« C’est une première mondiale, vous savez, explique Breguet
avec fierté, et j’en ai informé l’Académie des sciences. Elle a
officialisé mon soulèvement par ces mots : “Un appareil du genre
hélicoptère est parvenu pour la première fois à s’alléger
complètement et à se soulever du sol, avec son moteur, ses
approvisionnements et un homme à bord.”
— Voilà donc un hélicoptère ! s’exclame Gustave avec
enthousiasme. De combien se soulève-t-il ?
— Il est monté à 1,50 mètre… pendant une minute, montre en
main. Je suis sûr que le vol vertical est une solution d’avenir, même
si j’y renonce pour l’instant, il y a trop de concurrence. Mais je n’ai
pas dit mon dernier mot.
— Et en attendant, vous vous lancez dans la construction
d’avions…
— Oui, pour les aéroclubs et les armées… La demande est sans
limite ! »
Bréguet est un grand sportif, un champion d’escrime et de
natation comme Gustave, qui se retrouve en lui. Fréquenter ces
jeunes gens et faire progresser leur discipline lui permet de garder
sa puissance intellectuelle et sa curiosité. Il reste, plus que jamais,
dans la course : à partir de 1910, il publie de gros ouvrages dont le
plus célèbre, La Résistance de l’air et l’aviation, rassemble la
somme des connaissances de l’époque en aérodynamique. Le droit
de publier les résultats est la contrepartie de la gratuité des tests
qu’il effectue dans sa soufflerie pour les avionneurs. Ses travaux
sont renommés, et le pouvoir s’intéresse à ses qualités
scientifiques : il vient d’être récompensé par l’Académie des
sciences pour avoir établi qu’un corps en deux ou trois dimensions
génère moins de traînée lorsqu’il possède un avant arrondi et un
arrière en pointe raccordé par un arrondi à la partie avant. Au même
moment, le ministère de la Guerre lui confie des études
aérodynamiques sur des dirigeables. Après vingt ans de disgrâce, le
voilà devenu, à quatre-vingts ans, un des savants les plus écoutés
du pays. Il croit, plus que jamais, au progrès, cette chaîne dans
laquelle chacun peut trouver sa place : l’ingénieur, l’entrepreneur, le
chercheur…
À l’étranger, son nom n’est plus lié exclusivement à la Tour. Ses
ouvrages traduits en anglais intéressent les experts de la discipline,
et une série d’articles lui sont consacrés dans les grands journaux
européens, le Times en tête. Il est « M. G. Eiffel, l’homme de la Tour
du même nom ». Le pape de l’aérodynamisme, l’Allemand Ludwig
Prandl, lui fait l’honneur de venir le voir dans son laboratoire de la
rue d’Auteuil.
La consécration arrive bientôt. Un soir, alors qu’il est
tranquillement attablé pour dîner avec Claire, Adolphe et leurs
enfants, la sonnerie du téléphone retentit. Un appel transatlantique.
Il reconnaît la voix de Mina Edison, qui traduit les propos de
Thomas.
« Gustave ! J’ai une bonne nouvelle pour vous ! Ce n’est pas à
moi de vous l’annoncer mais je l’ai apprise par une indiscrétion
venue de l’entourage de Graham Bell…
— Votre vieil ennemi, Thomas ?
— On ne se connaît pas assez pour être ennemis… Mais
asseyez-vous d’abord !
— Je suis assis.
— Voilà : vous allez recevoir la médaille Langley !
— La médaille d’or ?
— Oui ! Vous succédez aux frères Wright dans le palmarès !
Toutes mes félicitations, my old chap, vous m’étonnerez toujours ! »
Le Smithsonian Institute de Washington, qui décerne chaque
année la médaille d’or Langley, a choisi de distinguer Gustave Eiffel
pour l’ensemble de son œuvre. À presque quatre-vingt-un ans, le
vieil ingénieur va recevoir l’équivalent du prix Nobel de
l’aérodynamique. Comme il ne peut aller chercher sa récompense,
l’ambassadeur de France la reçoit en son nom, et lui envoie par
câblogramme le discours de remise du prix prononcé par Graham
Bell, le 6 mai 1913 :

Il y a eu un progrès considérable dans la science de la


locomotion aérienne, et ce progrès a été surtout réalisé par
M. Gustave Eiffel. L’éminent ingénieur constructeur de la tour Eiffel
continue, bien qu’âgé de quatre-vingts ans, ses études dans le
domaine qu’il a choisi, et ses ouvrages sur la résistance de l’air sont
déjà devenus classiques…

L’homme dont le nom désigne toujours l’édifice le plus haut du


monde est redevenu une icône. Il a fait passer l’aéronautique de
l’empirisme à la science. Il appartient désormais à l’histoire de
l’aviation.
23

La dernière guerre d’Eiffel

PARIS, 1915

« C’est vrai, Bon Papa, que la tour Eiffel s’appelle maintenant la


Grande Oreille ?
— Qui t’a dit cela, Ninette ?
— Jean… Il m’a envoyé une lettre du front. Il dit que les militaires
français sont installés en haut de ta Tour et qu’ils interceptent les
messages des Boches !
— Ton cousin Jean me paraît bien informé, à Salonique ! »
À vingt-quatre ans, Ninette, la fille de Claire, est la petite-fille
préférée de Gustave. C’est une jolie brune, intelligente et vive, et il
apprécie qu’elle ait, comme lui, un esprit de famille développé. Elle
correspond avec son frère Georges et ses cousins Jean et Marcel,
les fils de Valentine, mobilisés respectivement à Verdun et à
Salonique, le troisième servant d’interprète auprès des troupes
anglo-saxonnes. Plus jeunes, les onze petits-enfants de l’ingénieur
étaient toujours terrorisés lorsqu’il leur fallait, le 15 décembre, réciter
pour l’anniversaire de leur grand-père une poésie ou un compliment,
ou lui jouer un morceau de flûte ou de piano. Ils avaient le trac,
bégayaient ou fondaient en larmes, comme Jacques, le fils aîné
d’Édouard, à qui son grand-père reprochait son accent gascon – un
comble. Mais Ninette, elle, n’avait jamais peur : elle savait que
l’indulgence de Bon Papa lui était toute acquise.

Aujourd’hui encore, alors qu’ils ont presque tous dépassé vingt


ans, les petits-enfants restent impressionnés par le commandatore.
Heureusement pour eux, la guerre a mis un frein aux fastes du
15 décembre, comme à la fête du solstice d’été. En 1913, pour les
quatre-vingts ans du patriarche, Claire a encore invité deux cent
vingt personnes au Ministère – le surnom que donne la famille à
l’hôtel particulier de la rue Rabelais – et recruté des cantatrices de
l’Opéra et des sociétaires de l’Académie française. Mais en 1914, la
fête s’est déroulée avec une poignée de proches, à Vacquey, sous la
houlette de sa désormais si chère bru, Marie-Louise.
La Tour est revenue en grâce avec la guerre, et elle est toujours
le sujet de conversation de ces repas de fêtes, loin devant le canal
de Panama qui a fini par être mis en service en 1914. À l’entrée, les
Américains ont apposé une plaque en l’honneur de Lesseps et
d’Eiffel. Le temps a donné raison à l’ingénieur, et pansé ses plaies.
La Tour, quant à elle, rallie désormais tous les suffrages, et chacun
collectionne les poèmes et les tirades qu’elle inspire pour les
présenter au patriarche.
Une année, Adolphe a fait la lecture du Salut à la Tour de
l’écrivain Jean Richepin :

Ah qui donc maintenant oserait dire et même penser que nous


ne t’aimons pas tous, à plein cœur reconnaissant, brave tour Eiffel,
naguère encore honnie par les artistes et blaguée par les Parigots ?
Une autre fois, c’est Édouard qui a repéré les vers d’un habitant
de Sceaux publiés dans Le XIXe siècle :

Inclinez-vous, Teutons, la voici la merveille/Et de tout l’univers à


nulle autre pareille/Car, Teutons, c’est la France qui détient le
flambeau/Qui porte la lumière dans le moindre hameau.

Quant à Marcel, le fils de Valentine et Camille Piccioni, tout juste


vingt-trois ans et de retour du front, il lui a suffi d’une phrase pour
faire le bonheur de son grand-père :
« Sais-tu, Bon Papa, que lors de la retraite d’août, les soldats
britanniques n’avaient qu’une idée en tête ? Ils voulaient voir la tour
Eiffel ! Ils prenaient des paris sur le côté d’où ils la verraient
apparaître ! »

Même si on ne convoque plus d’invités prestigieux, en ces temps


troublés, pour lui présenter leurs vœux au nom du reste du monde,
Gustave répond toujours aux hommages familiaux par un de ces
discours que l’on applaudit debout – et où il est question de travail
acharné, de science inépuisable, de Marguerite partie trop tôt et de
l’immense place tenue par Claire, « compagne la plus intime de [m]a
vie ». Claire est grand-mère depuis 1913 d’une petite Janine, ce qui
lui a permis d’offrir à son père chéri un titre de plus : celui d’arrière-
grand-père.
Mais c’est décidément le regain d’intérêt pour sa Tour qui lui fait
le plus plaisir. Si tout le monde ne la surnomme pas la « Grande
Oreille », la protégée de l’ingénieur Eiffel est désormais une pièce
maîtresse de la Défense française. L’armée utilise la TSF du colonel
Ferrié pour envoyer et recevoir des messages… et surtout pour
intercepter ceux des Allemands. Eiffel ne nourrit plus d’inquiétude
pour sa création la plus illustre : en décembre 1906, le préfet de la
Seine a prolongé la concession jusqu’au 1er janvier 1915, et en
1908, il l’a prolongée jusqu’au 1er janvier 1926. Ce que le ministère
des Armées veut, les politiques le veulent aussi : la Tour va être
sauvée pour services rendus à la Nation.
« Je vais t’expliquer, Ninette : l’an dernier, c’est grâce à la Tour
que le général Joffre a été informé de l’avancée des troupes
allemandes.
— Comment cela ?
— Le général von der Marwitz commandait le deuxième corps de
cavalerie allemand. Il avait des problèmes d’intendance qui l’ont
obligé à stopper son avancée. Il a donc envoyé un message à son
chef, Von Kluck, pour le prévenir que “la cavalerie ne bougerait pas
de deux jours, les soldats dormant sur leur selle et leurs montures
ayant besoin d’être ferrées”… C’était une information capitale !
— Que la Tour a interceptée ?
— Exactement. Cela a permis au commandement français
d’organiser une contre-attaque.
— Et nous avons réquisitionné les taxis parisiens pour acheminer
nos soldats vers le front de la Marne !
— C’était en septembre… et nous avons stoppé l’avancée de
l’ennemi. »
Dans la famille Eiffel tous les petits-fils sont mobilisés, et Albert
lui-même, à quarante ans passés, a été recruté pour exercer ses
talents de peintre dans une équipe de camouflage. Pour une fois,
Gustave est fier de ses rejetons mâles : sur les sept membres de la
famille mobilisés sur le front, cinq vont obtenir la Croix de Guerre et
deux seront blessés. Les femmes aussi ont hérité du courage du
patriarche, et elles le montrent : Claire dirige une ambulance rue
Lafayette, « Hôpital Auxiliaire 24 ». Ninette y travaille au service de
stérilisation. Valentine est devenue infirmière bénévole à l’Hôtel-
Dieu, et se consacre jour et nuit aux militaires blessés. Quant à
Marie-Louise, elle confectionne des vêtements pour les soldats du
front et s’occupe des réfugiés serbes à Bordeaux.
Mais c’est décidément de la Tour que l’ingénieur est le plus fier,
car elle rend d’inestimables services pas toujours officiels, et bien
qu’elle soit fermée au public, des personnalités la fréquentent. À
Beaulieu, Gustave est informé de ses succès par les appels de
Ferrié.
« Mon cher ami, je quitte à l’instant deux visiteurs surprise,
Sacha Guitry et Yvonne Printemps, qui sont de fervents admirateurs
de votre Tour. Guitry l’a toujours été, apparemment… Il m’a même
dit : “Tous les artistes ne sont pas comme Maupassant,
heureusement.” Il l’a connu quand il était enfant, c’était un ami de
son père !
— Maupassant… Il avait du talent et le sens des affaires, mais
quel désagréable personnage ! Savez-vous qu’en 1889, il déjeunait
souvent au premier étage de la Tour ? Je l’ai moi-même entendu
répondre à ceux qui s’étonnaient de le trouver sur cet édifice qu’il
haïssait : “C’est le seul endroit de la ville d’où je ne la vois pas.”
— Il avait de l’humour, au moins !
— Je n’en suis pas si sûr. Mais dites-moi, puisqu’elle était avec
Guitry, Mlle Printemps n’est donc plus la maîtresse de l’As des as ?
de mon ami Guynemer ? »
Gustave a rencontré Georges Guynemer lorsqu’il a proposé au
gouvernement d’organiser une formation d’urgence pour les pilotes,
dans les écoles de bombardiers. Il veut qu’ils apprennent à utiliser
plus efficacement leurs viseurs. En effet, les erreurs de tir sont
généralement dues aux mouvements de tangage et au roulis des
appareils. Mais Guynemer, lui, n’avait pas besoin de formation : cet
officier d’élite est un pilote de combat exceptionnel, capable
d’abattre quatre avions allemands dans sa journée. Ce jeune
homme – si chétif qu’on lui a refusé l’entrée à Polytechnique – a
survécu huit fois à la destruction en vol de son propre avion, et
Gustave, comme tous les Français, en a fait son héros.
Depuis le début de la guerre, Eiffel a mis gracieusement son
laboratoire d’Auteuil au service de la France en armes. Assisté par
Léon Rith et Antonin Lapresle, deux ingénieurs qu’il a choisis pour
leur acharnement au travail et leur capacité à rédiger des rapports
clairs, il travaille sur les techniques de bombardement : il compare
des modèles d’obus dont il calcule la dérive en fonction de la
hauteur d’où ils sont tirés et de la vitesse de l’avion qui les porte.
Blériot, Bréguet ou Farman viennent toujours le consulter, mais
plus à titre privé : leurs usines ont été réquisitionnées par l’État.
Louis Renault et André Michelin fréquentent également le labo, pour
tester les moteurs qu’ils montent sur les bombardiers. Eiffel croule
sous les commandes et a retrouvé toute sa respectabilité… au point
d’être à nouveau invité dans la haute société et de s’intéresser aux
potins du Tout-Paris.
« L’aviateur Guynemer ? répète Ferrié, étonné. Vous êtes sûr ?
Ce qui me semble évident, c’est qu’elle est très amoureuse de
Guitry, et qu’il est très amoureux d’elle. La rumeur prétend qu’il est
en train de divorcer pour l’épouser.
— Elle aurait abandonné notre héros à ses combats aériens ?
Voilà bien l’ingratitude des dames…
— En tout cas, la Tour, elle, est fidèle à sa réputation : elle fait
toujours des étincelles. Gardez cela pour vous, mais il y a quelques
semaines, c’est nous qui avons intercepté les messages concernant
Mata Hari.
— L’espionne ? Celle qui vient d’être arrêtée ?
— Mata-Hari a été trahie par la tour Eiffel. »
Eiffel émet un petit sifflement jubilatoire. Margaretha Geertruida
Zelle, alias l’agent H21, était un agent double qui officiait à la fois
pour la France et pour l’Allemagne. L’arrestation de cette danseuse
et courtisane venue des Pays-Bas a fait couler beaucoup d’encre.
« C’est un certain major Kalle, qu’elle avait séduit à Madrid, qui a
envoyé un télégramme à Berlin mentionnant les informations qu’elle
lui avait livrées.
— Un télégramme chiffré ?
— À peine. Au point qu’on peut se demander si Kalle ne
cherchait pas à se débarrasser d’elle…
— On dit qu’elle va être fusillée ?
— Sûrement.
— Et vous, vous serez bientôt général.
— Nous n’en sommes pas là ! Alors, où en êtes-vous de votre
avion de chasse ?
— Il avance. Nous touchons au but. Je monte à Paris la semaine
prochaine pour en parler au ministre de la Guerre.
— Vous êtes infatigable ! »
Eiffel a testé tellement d’avions pour les autres qu’il a fini par
vouloir le sien. À force de décrire le fuselage idéal ou les ailes
parfaites, il s’est pris au jeu. Il s’est associé avec son camarade
Bréguet pour construire ce qu’il considère déjà comme le meilleur
appareil de sa génération.

Paul Painlevé a repoussé deux fois le rendez-vous, ce qui a vexé


Eiffel. Le mathématicien entré en politique après l’affaire Dreyfus est
un des rares théoriciens de l’aviation, doublé d’un homme
courageux : il a été le premier passager des frères Wright en 1908.
Après avoir occupé le portefeuille de l’Instruction, il a pris celui de la
Guerre en mars. À sa décharge, il a eu d’autres chats à
fouetter depuis son arrivée : la bataille du Chemin des Dames a
provoqué une crise de confiance au sein des armées et il a dû
renvoyer Nivelle, le commandant en chef, pour le remplacer par
Pétain. Finalement, le ministre reçoit l’ingénieur en juillet 1917.
« Bonjour, mon cher Eiffel !
— Bonjour, monsieur le ministre… Merci de me recevoir.
— J’ai peu de temps, comme vous l’imaginez.
— Je ne vous le ferai pas perdre. Vous serez sûrement intéressé
de savoir que j’ai déposé un brevet pour un avion de chasse, le L. E.
Un monoplan. Il est en métal – en duralumin, pour être précis – et
profilé comme un obus.
— Pourquoi L. E. ?
— Comme Laboratoire Eiffel. Sa vitesse est de 265 kilomètres à
l’heure.
— Mazette !
— Pour une puissance de moteur de 222 chevaux.
— Un Hispano-Souza, j’imagine ?
— Oui, ce sont les meilleurs pour ce genre d’appareil. Son
plafond est de 8 000 mètres avec un temps de montée de dix
minutes pour atteindre les 4 000.
— Impressionnant.
— Sa particularité – unique au monde – tient à la position des
ailes : elles sont très basses sur le fuselage pour augmenter la
visibilité du pilote.
— J’aimerais bien voir cela !
— Vous pourrez bientôt le voir en vol. Mais une chose est sûre :
il faut que notre aviation soit équipée de cet appareil. Cela lui
donnerait, au moins temporairement, une supériorité sur toutes les
autres. »
Painlevé ne peut s’empêcher d’admirer l’enthousiasme juvénile
de ce vieillard. Et ses certitudes immuables : à l’en croire, l’armée
n’attend que lui. La France ne pourra pas gagner sans cet appareil
révolutionnaire. Le ministre l’écoute défendre son invention avec une
fièvre de jeune homme. Il l’interroge sur ses caractéristiques, la
chronologie des essais et le planning de production, mais Eiffel a
réponse à tout.
« Cet avion changera le cours de la guerre, insiste-t-il.
— Mon cher ami, je crois que vous m’avez convaincu », conclut
Paul Painlevé après une heure d’entretien au cours duquel il a
soumis le futur constructeur à un véritable interrogatoire.
Il se lève et fait le tour de son bureau pour raccompagner son
visiteur.
« Dites-moi quand je pourrai voir cette petite merveille en vol.
— C’est l’affaire de quelques semaines ! »
À peine sorti du rendez-vous, Eiffel appelle Jules Puig, qui dirige
désormais les usines de Levallois, et lui annonce qu’il vient de
décrocher une commande de plusieurs centaines de L. E. Mais que,
pour commencer, il va devoir mettre les bouchées doubles sur le
prototype avec l’avionneur Bréguet. Car Eiffel, s’il a conçu l’avion et
dessiné les plans, suit d’assez loin sa mise au point. Comme
tous les ans depuis 1896, il passe l’hiver sur la Côte d’Azur où sa
plus grande joie est d’aller assister, avec Claire, Marie-Louise et son
lointain parent, le peintre orientaliste Numa Marzocchi, aux
représentations de Bel Canto à l’Opéra de Monte-Carlo. Habitué à la
construction des ponts et des tours, il estime sûrement qu’une fois
les calculs, les dessins et les plans validés, la suite est de
l’intendance. Et l’intendance doit suivre.

Un accident va remettre en cause ce bel optimisme. En


mars 1918, un essai en vol au-dessus de l’aérodrome de
Villacoublay tourne mal. Pour les premières sorties sur cet avion
hors normes, Bréguet a choisi un pilote particulièrement chevronné,
André de Bailliencourt, à qui il a confié les derniers prototypes sortis
de ses ateliers de Vélizy, des avions lourds, comme le Bréguet XIV.
Bailliencourt accepte de piloter le L. E., mais il pose une condition : il
veut d’abord s’entraîner sur un avion plus léger, plus proche du L. E.,
comme le Spad ou le Nieuport, afin de se familiariser avec leur
maniabilité. Bréguet n’a pas ce genre d’avion sous la main ; il est
pressé par le temps car les retards se sont accumulés, et Eiffel
s’impatiente. Il cherche donc une alternative à son pilote de tests
habituel et trouve un jeune pilote de chasse, Jean Sauclière, en
convalescence à Paris après que son Spad a été descendu par un
tir allemand. Bailliencourt lui explique les particularités de l’appareil.
« C’est un peu comme un cheval de course, il est extrêmement
nerveux.
— J’en ai maté d’autres, crois-moi !
— Si j’étais à ta place, je réglerais l’aménagement du poste de
pilotage, et je mettrais les commandes à ma taille. Tu es plus petit
que moi, tu seras plus à l’aise.
— Pas la peine, ça ira bien comme ça, répond le jeune sous-
lieutenant.
— C’est un prototype, et il est extrêmement rapide… si tu n’as
jamais fait de vols d’essais…
— J’ai piloté dans des conditions autrement plus difficiles ! »
Sauclière s’installe dans le cockpit et met les gaz. Il décolle
presque aussitôt pour retomber tout aussi vite, cassant le train
d’atterrissage. Bréguet est furieux.
Le temps de réparer les dégâts, un nouvel essai en vol est
programmé pour le 27 mars. Vaguement inquiet, Louis Bréguet
presse à nouveau Bailliencourt de prendre les commandes. Mais le
pilote pose les mêmes conditions, irréalisables à très court terme. Il
faudra de nouveau faire appel à Sauclière.
Le matin des essais, Sauclière ne se présente que tardivement,
avec sa nonchalance habituelle. Le temps est lourd et les coups de
vent nombreux, mais il tient à décoller alors que Bailliencourt tente
de l’en dissuader discrètement.
« Au moins, prends ton départ le plus loin possible, à l’extrémité
de la piste, pour pouvoir te poser droit devant toi en cas d’ennui… »
Sauclière ne tient pas compte du conseil. Une fois les cales
enlevées, il ne va pas se placer en bout de piste. Face au vent, il
décolle à nouveau très vite – trop vite ? Il monte à 50 mètres
d’altitude et effectue une longue ligne droite à 250 kilomètres à
l’heure. Puis il revient, toujours trop vite, s’incline, et au moment
d’atterrir, le bord d’attaque de l’aile vient s’incruster dans le sol.
L’avion rebondit et prend feu instantanément. Le pilote meurt dans
l’incendie.
Eiffel remonte à Paris. Il est mortifié. Il interdit à Vladimir
Margoulis, le savant russe qui, au laboratoire d’Auteuil, remplace
Antonin Lapresle finalement mobilisé, d’émettre le moindre doute sur
les responsabilités des parties dans l’accident, d’autant qu’une
enquête est programmée.
« Vous savez comme moi que l’avion n’est pas en cause, lui dit-il
en tirant furieusement sur sa pipe. Ce pilote n’était pas bon. Il a
perdu la tête devant une vitesse à laquelle il n’était pas habitué,
comme un cavalier sur un cheval emballé. Il n’a pas coupé les gaz et
s’y est pris trop tard pour la manœuvre de relèvement.
— Mais je ne suis pas sûr que…
— Je m’élève totalement contre l’idée que vous ou moi y soyons
pour quelque chose. Nous n’étions même pas présents ! Il n’y a pas
d’autre responsabilité à invoquer que celle du pilote lui-même. Le
témoignage de Bailliencourt est d’ailleurs sans appel.
— Pourtant…
— Si vous êtes convaincu que l’avion peut, en quoi que ce soit,
être en cause, apportez m’en la preuve ! Vos scrupules n’ont aucun
sens. Cessez donc de les ruminer ! Vous savez, une fois que la
machine à rumeurs est emballée, c’est la curée. Or la maison Eiffel
n’est pour rien dans cet accident, qu’on le dise et le redise ! »
Même si les essais, et le choix du pilote, se sont faits sous la
responsabilité de Bréguet, le L. E., comme son nom l’indique, est un
appareil Eiffel. L’accident, même s’il ne déclenche pas la « curée »,
rend Bréguet plus circonspect et douche les espoirs de Gustave
quant au développement rapide d’un avion de chasse
révolutionnaire. À Claire qui remarque, sur son front, les signes de
préoccupation et qui essaie, comme toujours, de le réconforter, il
avoue :
« Je ne sais pas si je dois continuer…
— Mais pourquoi abandonner si près du but ?
— Je ne veux pas prendre de risque. Je ne veux même plus
mettre mon estampille L. E. sur l’autre avion à l’étude avec Bréguet,
le 300-chevaux. Ou seulement quand il aura été éprouvé. Ma
réputation n’a pas besoin d’une nouvelle catastrophe.
— Tu reprendras cela tranquillement dans quelques mois, quand
tu ne seras plus sous le choc, tu ne crois pas ?
— Non. Le contexte ne sera plus aussi favorable. »
Avec la seconde bataille de la Marne, les Alliés ont repris
l’avantage. Après quatre hivers de surplace dans les tranchées, la
fin de la guerre est proche.
« Pour Bréguet, le court terme domine. L’armée a besoin de ses
ateliers : il faut donner le dernier coup de reins ! La conception d’un
nouvel avion de guerre qui pourrait hypothétiquement voler dans
plusieurs mois n’est plus prioritaire pour lui… »
Claire s’inquiète pour son père ; elle a beau être sexagénaire,
elle a toujours pour son « Chéri Papa » des manières de jeune fille
attendrie. Et il le lui rend bien. Quand ils sont séparés quelques
jours, ne lui écrit-il pas que son absence crée un vide auquel il a du
mal à s’habituer malgré tout son entourage ? S’il n’a plus de projet
dans la tête, ne va-t-il pas baisser les bras ? Ressentir soudain les
fatigues du grand âge ou, pire, se laisser mourir ? Se contentera-t-il
de ses petits bonheurs coutumiers – aller à la Comédie-Française,
écrire de petites pièces dont il est le régisseur, des vaudevilles à la
manière de Feydeau ou Courteline, que sa famille joue, dans
l’immense vestibule de la rue Rabelais, le 15 décembre pour son
anniversaire ?
Elle sait que sa créativité, son envie d’aller toujours plus loin, le
maintiennent en vie. Et qu’elle-même va regretter ces grands dîners
qu’il lui réclamait, et ces cartons d’invitation toujours libellés au nom
de « M. Gustave Eiffel et Mme Adolphe Salles ». Elle décide d’en
organiser plus souvent encore, pour l’occuper. Il n’est pas dit qu’ils
passeront leurs soirées à jouer aux dominos en suçant des pastilles
Vichy.
Mais elle sous-estime l’ingénieur. Le temps a beau s’écouler,
Gustave a toujours de vrais projets. Il n’attachera pas son nom à un
avion, certes, mais la soufflerie d’Auteuil poursuit sans relâche ses
tests et ses essais. Dès 1914, elle a testé la résistance au vent
d’une automobile, une Peugeot de course, via une maquette au un
cinquième. Il l’a testée avec ou sans pilote, avec ou sans tuyau
d’échappement, dotée d’un arrière pointu ou arrondi… et les tests
sur les voitures ne faisaient que commencer. Ensuite, il s’est
intéressé aux hélices propulsives et en tandem. Comme il n’a rien
perdu de ses facultés intellectuelles à quatre-vingt-huit ans, ses
trouvailles et celles de ses lieutenants vont lui permettre de publier
un nouvel opus en 1920.
Mais à peine le livre publié, il annonce à Claire qu’il passera la
main, au laboratoire, dès l’année suivante.
« A-t-on jamais vu un nonagénaire à la tête d’une entreprise ? se
justifie-t-il. Ils n’ont plus besoin de moi. Même la Tour n’a plus besoin
de moi…
— Pour la défendre, non ! Mais pour l’incarner, il n’y a que toi ! »
En juillet 1919, le Conseil municipal de Paris a prorogé la
concession de la Tour jusqu’à la fin de l’année 1945 en
compensation de son occupation pendant la Première Guerre
mondiale.
« Je sais bien qu’elle ne restera pas éternellement la plus haute
du monde, sourit l’ingénieur, mais elle se charge peu à peu
d’histoire… Bientôt, il sera inconcevable de la démolir. Ce serait
comme si on démolissait le Louvre !
— Ce serait un sacrilège. »
Gustave Eiffel a conscience que la Tour est en train de devenir
un monument historique, imprescriptible et sacré.
L’ingénieur souhaite mettre de l’ordre dans ses affaires en
prévision de son départ dont il sait qu’il peut être proche, ce qui ne
l’empêche pas de se fixer un nouvel objectif : rédiger ses
« mémoires industriels ». Il veut écrire et dactylographier lui-même
son autobiographie.
« Il y aura quatre volumes, explique-t-il à Claire. D’abord la
généalogie de notre famille, puis l’historique de ma carrière en trois
parties : les constructions métalliques, la résistance à l’air et la
météorologie.
— Tu vas faire publier les quatre volumes ?
— On verra. Pour commencer, j’en donnerai un exemplaire à
chacun de mes cinq enfants. C’est pour vous que je les écris. C’est
à vous, puis à vos enfants et petits-enfants, qu’il revient de perpétuer
l’histoire de notre famille. »
Comme il l’a fait avec les Établissements Eiffel trois décennies
plus tôt, le propriétaire-fondateur organise méthodiquement sa
succession. Il offre son laboratoire à l’État, avec effet au 1er janvier
1921, en posant une condition : Antonin Lapresle, qui a repris sa
place la guerre terminée, demeurera à la tête de la boutique.
Gustave quittera définitivement les lieux juste avant les vacances
d’été. Il veut d’abord honorer un dernier rendez-vous de prestige : à
la mi-juin, il doit faire les honneurs de la tour Eiffel au prince Hiro-
Hito.
Le prince héritier n’a que vingt ans, et son père l’a envoyé en
Occident parce que les voyages forment la jeunesse : après Rome
et Londres, il visite Paris, qu’il admirait avant de la connaître. Il se
rend à la Chambre des députés et assiste à un débat fiscal qui ne
l’intéresse que médiocrement, écrit Le Figaro. Ce qui lui plaît dans
son tour d’Europe est plus prosaïque : le ski, le tennis, le breakfast
anglais et le costume trois-pièces.
Le futur monarque de droit divin surprend Eiffel par sa petite
taille, quand ils se retrouvent au Champ-de-Mars. Le jeune homme à
l’allure timide et à l’air perpétuellement ébahi derrière ses lunettes
rondes est coiffé d’un stetson noir et le constructeur de la Tour ôte
son haut-de-forme devant la « divinité terrestre ». Ils conversent par
traducteur interposé. Ce dernier semble mettre davantage
d’enthousiasme dans ses traductions que le futur empereur n’en met
dans son discours.
« Savez-vous que j’ai souvent rêvé de la tour Eiffel ? lance Hiro-
Hito.
— Vous en aviez donc entendu parler, là-bas au Japon ?
— Bien sûr ! La tour la plus haute de la planète ! Elle est le
symbole de cette Ville Lumière vers laquelle convergent tous les
regards du monde civilisé.
— Vous savez, j’ai longtemps craint qu’elle ne soit démolie en
1910. Venez avec moi, approchez-vous du bord, je vais vous
montrer Notre-Dame, le Panthéon, Saint-Sulpice…
— J’étais encore tout enfant quand mon précepteur me décrivait
les merveilles de Paris ! Comment aurait-on pu démolir la tour
Eiffel ? »
Pour clore la visite, Eiffel guide son hôte vers son bureau au-
dessus des nuages, fait ouvrir une bouteille de champagne et, de sa
main qui tremble un peu désormais, porte un toast au futur
empereur.
Gustave décide ensuite de tirer officiellement sa révérence. La
cérémonie des adieux est organisée dans le laboratoire, une
nouvelle fois rempli comme un œuf, du sol à la mezzanine. Les
hommages affluent du monde entier. Ludwig Prandtl, le physicien
allemand, envoie un message pour rappeler que « de tous les
laboratoires aéronautiques du monde, c’est celui d’Auteuil qui a
rendu à l’aviation les services les plus précieux et les plus étendus ».
Un ministre salue celui qui a fait preuve de « technicité, de
productivité et de créativité », quelle que soit la discipline à laquelle il
s’est attelé, de la construction métallique à l’aviation : « Vous aviez
la capacité de transformer le dessin le plus audacieux en réalité ! »
Un député vante la curiosité « protéiforme et multidisciplinaire » de
l’ingénieur. Un autre estime que pour la postérité, il sera aux
constructions en fer ce que Vauban était aux fortifications : la
référence ultime. Quelqu’un chuchote que les Allemands ont sorti en
1918 un avion de chasse qui ressemble à s’y méprendre au L. E., et
qu’il est bien dommage qu’Eiffel ait abandonné son projet après
l’accident. « Mais désormais, tous les avions auront leurs ailes sur la
partie basse du fuselage. »
Le général Duval salue un grand homme de science qui a puisé
son inspiration aux meilleures sources :
« Vous vous inscrivez dans une double lignée : celle de Leibniz
qui voulait que “tout se fit mathématiquement” et celle de Claude
Bernard qui pensait que “l’expérience était à la base de tout”. Eiffel,
mon cher ami, vous avez incarné, pendant tant de décennies, la
quadrature du cercle ! »
Antonin Lapresle, son successeur à la tête du laboratoire, a
préparé un compliment plus flatteur encore. Il n’ose pas le dire, mais
il craint que l’Histoire ne retienne pas la profondeur et la diversité du
génie d’Eiffel. Qu’une fois qu’il aura disparu, l’affaire Panama brouille
le souvenir et que les biographes oublient ce qu’il a incarné pour le
pays.
« Si l’Angleterre a inventé l’industrialisation, lance Lapresle, vous
êtes, à l’égal des Renault, des frères Lumière ou de Louis Pasteur,
de ceux qui ont marqué l’histoire et permis à la France de mener le
bal du progrès à l’aube du XXe siècle ! »
Bréguet n’a pas voulu faire de discours mais il s’approche de
Gustave ; l’émotion est perceptible dans sa voix.
« Vous êtes la référence pour toute une génération d’ingénieurs.
Vous étiez capable de dire à chacun de nous : voilà, cet avion est
fiable – ou pas. Avant vous, les pilotes servaient de cobayes lors des
essais. Vous en avez sauvé des vies ! Votre amitié est ma plus
grande fierté. »
Eiffel dissimule son trouble. Tandis que les Blériot, Farman ou
Ferrié fêtent leur mécène pour la dernière fois, un ministre salue à la
Chambre des députés le « père de l’aérodynamique » et même « le
grand Français » qu’a été Gustave Eiffel. La référence indirecte à
Lesseps, si elle ne charrie pas que des souvenirs agréables pour
l’ingénieur, le touche profondément.
« Il ne pouvait pas me faire de plus bel éloge, glisse-t-il à Claire.
À moi qui n’ai jamais volé… »
Le lendemain, le retraité vide les armoires de son bureau, bien
qu’il en ait conservé la jouissance, ainsi qu’une clé du laboratoire.
Claire voulait l’aider, Lapresle s’est proposé lui aussi, mais Gustave
préfère être seul. Il trie les dessins, les rapports, les brouillons
d’articles, les épreuves de livres. Au fond d’un tiroir, il retrouve un
velin imprimé, assorti d’une aquarelle abstraite : un cercle rempli de
bandes concentriques et richement colorées. C’est un poème
dédicacé à « M. Eiffel », daté d’août 1913 et illustré par Sonia
Delaunay.

Tu es tout
Tour
Dieu antique
Bête moderne
Spectre solaire
Sujet de mon poème
Tour
Tour du monde
Tour en mouvement

Gustave se souvient de l’étrange visite de ce jeune homme qui


s’apprêtait à partir au front, en 1914. Un poète-journaliste aux yeux
trop brillants qui lui avait tenu d’étranges propos – des élucubrations,
à vrai dire. Que disait-il, déjà ? Ah oui : qu’avec sa Tour de
300 mètres, il avait annoncé l’art abstrait. Les mots du visiteur lui
reviennent en mémoire :
« Les premiers tableaux abstraits, ceux de Robert Delaunay en
1911, représentent la tour Eiffel, cette chose immense et vaine. »
Immense et vaine ! L’ingénieur avait ouvert les yeux,
démesurément. Se moquait-il de lui ? La Tour avait certes inspiré
des poèmes, des romans, des tableaux… et ce n’était pas fini. On lui
avait accolé les pires sobriquets – le « phallus de la capitale », par
exemple –, on avait dit qu’elle offensait le bon goût et les valeurs
bourgeoises. Mais de là à avoir fondé cet art décadent qu’il
détestait !
« La Tour est l’expression même de l’art moderne. Vous êtes
conscient des bouleversements que vous avez apportés, n’est-ce
pas ? » insistait le visiteur.
Devant le jeune homme qui le pressait de répondre, Gustave
s’était contenté d’un rictus gêné, impossible à interpréter. Après le
départ de l’importun, il avait jeté le cadeau au fond d’un tiroir.
Gustave remet ses lorgnons et se penche sur le poème. Il parvient à
en déchiffrer la signature : Blaise Cendrars. Il hésite un instant, et
glisse le carton entre deux dossiers, bien à plat, dans sa serviette de
cuir. Il plaira peut-être aux petits-enfants de Claire.
Addendum

Gustave Eiffel est mort à l’âge de quatre-vingt-onze ans, le


27 décembre 1923, dans son hôtel particulier de la rue Rabelais. Le
soir de Noël, entouré de ses enfants et petits-enfants, il est pris
d’une congestion cérébrale dont il ne se réveillera pas.
Et il était dit qu’Adolphe Salles n’aurait jamais sa femme pour lui
seul : son beau-père n’est pas encore inhumé qu’il est victime d’une
crise cardiaque foudroyante, laissant Claire doublement veuve.
Un millier de personnes – ministres, ambassadeurs,
académiciens ou généraux, parmi lesquels le maréchal Joffre – se
pressent en l’église Saint-Philippe-du-Roule pour rendre au
bâtisseur de la tour Eiffel un dernier hommage. Il est enterré près de
son épouse Marguerite dans le cimetière de Levallois-Perret.
Eiffel laisse une immense fortune – 44 millions de francs, en
propriétés et en titres essentiellement – qui sera répartie,
conformément à ses souhaits, de manière très inégale entre ses
héritiers.
Un siècle plus tard, la Tour qui porte son nom se dresse toujours
dans le ciel de Paris et, sauf accident, ne sera jamais démolie : elle
accueille de six à sept millions de visiteurs par an (hors Covid !), soit
un toutes les quatre secondes, ce qui fait d’elle l’un des monuments
les plus visités au monde, tout comme la statue de la Liberté, autre
legs de Gustave Eiffel. Si elle avait été voulue définitive, elle n’aurait
sans doute jamais existé : c’est parce qu’elle était censée disparaître
que ses détracteurs ne se sont pas acharnés contre elle jusqu’à
avoir gain de cause.
La Dame de fer est restée pendant quarante et un ans le
monument le plus élevé au monde. En 1930, le Chrysler Building de
New York l’a dépassée, avant d’être lui-même relégué au second
rang par l’Empire State Building, et beaucoup d’autres depuis. Mais
elle a gardé sa fonction d’édifice « inutile et irremplaçable » :
« Regard, objet, symbole, la Tour est tout ce que l’homme met en
elle, et ce tout est infini », écrit Roland Barthes. Parce qu’elle
appartient à tout le monde, à toutes les imaginations, la Tour ne
vieillit pas. Aujourd’hui, elle possède même un jumeau numérique !
Remerciements

Je tiens à exprimer ma gratitude à Philippe Couperie-Eiffel,


arrière-petit fils de Gustave Eiffel et petit-fils de Valentine Eiffel, qui a
été mon premier « passeur de mémoire » et m’a permis de découvrir
la vie et les œuvres de son aïeul. Merci également à Martin Peter,
qui fut l’un des successeurs d’Eiffel à la tête du laboratoire
aérodynamique de la rue d’Auteuil, et à Daniela Carneiro-Fuentes,
pour son aide et son infatigable travail sur l’œuvre du constructeur.
Je voudrais également remercier Vanessa Van Zuylen et
Martin Bourboulon, la productrice et le réalisateur du film Eiffel,
d’avoir bien voulu discuter avec moi, en amont du tournage, des
choix qu’ils ont faits pour redonner vie au personnage et le rendre
plus « glamour » – notre objectif commun. Merci à
Caroline Bongrand, auteure du premier scénario du film, avec qui
nous avons pu très agréablement confronter nos visions.
Un immense merci à mon éditrice, Claire Le Ho-Devianne, pour
sa fidélité, ses encouragements, sa lecture critique et ses idées
judicieuses. Merci aussi à mes lecteurs-testeurs, qui ont fortement
contribué à améliorer le manuscrit initial : mes amis Dominique
Mataillet et Daniel Temam, ma belle-sœur Sophie Kerdellant et mon
mari Vincent Desportes. Je tiens également à remercier mes
parents, à qui ce livre est dédié et notamment à mon père, disparu le
18 novembre 2020 : comme toujours, plusieurs chapitres ont été
écrits lors de mes retraites choyées dans leurs maisons de Valognes
et de Fermanville.
Un remerciement particulier à Jean-Louis Salque et Pascal
Guittet, de L’Usine nouvelle, qui m’ont aidée amicalement à tourner
le clip de présentation du livre.
Pour leur soutien indéfectible dans les moments de coups durs,
notamment cette année, je tiens à citer ici Éric Meyer, Denise
Parisse, Manuel de Bonneval, François Coussement, Rémi
Deffarges, Nicole et Kamel Mauger-Bellil, Michel Conin, mais aussi
mon frère Thierry et mon neveu Maxime Mondesir, ma sœur Sylvie
ainsi que mes belles-sœurs Christine et Marie Desportes, et toute la
famille de mon mari, devenue la mienne. Sans oublier Christine
Perez, notre charmante voisine des Goudes, qui a bien voulu
m’accueillir lorsque la Maison Bleue était trop bruyante pour écrire !
Je dois enfin exprimer ma reconnaissance à l’homme que j’aime
depuis douze ans et qui, par sa sérénité en toutes circonstances, me
permet d’avancer : Vincent Desportes.
Enfin, celui que je ne peux pas oublier, l’homme de ma vie, mon
fils Pierre-Alexandre.
Bibliographie

L’autobiographie :
Eiffel, Gustave, Biographie industrielle et scientifique de
G. Eiffel, tomes I à III, et Généalogie de la famille Eiffel.
Il s’agit des quatre volumes dactylographiés rédigés par l’ingénieur à
la fin de sa vie, et dont il a donné un exemplaire à chacun de ses
enfants. Merci à Philippe Couperie-Eiffel de me les avoir prêtés.

Les biographies :
Couperie-Eiffel, Philippe, Eiffel by Eiffel, Paris, Michel Lafon,
2013.
Un beau livre de souvenirs, de documents et de photos rédigé par
un arrière-arrière-petit-fils du constructeur, qui, enfant, passait ses
vacances avec Valentine, la seconde fille d’Eiffel, plusieurs fois citée
dans mon roman.
Collectif, Gustave Eiffel, le Magicien du fer, Paris, Flammarion,
coll. « SkiraFlammarion », 2009.
Le catalogue de l’exposition de 2009, un ouvrage collectif qui décrit
les réalisations et la carrière de l’ingénieur, mais évoque aussi sa vie
privée, grâce à l’une de ses descendantes, Amélie Granet.
Seitz, Frédéric, Gustave Eiffel, le triomphe d’un ingénieur, Paris,
Armand Colin, 2014.
Le livre le plus exhaustif sur son œuvre.
Bermond, Daniel, Gustave Eiffel, Paris, Perrin, 2002.
Une biographie de référence.
Loyrette, Henri, Gustave Eiffel, Paris, Payot, 1986.
Par l’ancien patron du Louvre, une excellente biographie très
orientée sur les œuvres d’Eiffel.
Deschodt, Éric, Gustave Eiffel, un illustre inconnu, Paris,
Pygmalion, 2003.
Une des rares biographies qui présente Eiffel comme un héros.
Des livres plus anglés :
Vey, François, La Tour Eiffel, vérités et légendes, Paris, Perrin,
2018.
Toutes les idées reçues sur Eiffel et son œuvre étudiées et souvent
battues en brèche.
Peter, Martin et Cuisinier, Jean-Pierre, Eiffel, la bataille du vent,
Cstb, 2007.
Un livre très illustré qui met les expériences scientifiques de Gustave
Eiffel à la portée de tous.
Vermès, Anne, Piloter un projet comme Gustave Eiffel.
Comment mener un projet contre vents et marées, Paris,
Eyrolles, 2013.
Un livre de management qui montre quel dirigeant était Eiffel et
pourquoi il peut toujours nous inspirer.
Des bandes dessinées :
Alessandra, Joël ; Simon, Eddy ; Couperie-Eiffel, Philippe,
Gustave Eiffel, le géant du fer, 21g, 2015.
Une bande dessinée documentaire et pédagogique passionnante.
Costes, Xavier et Trystram, Martin, A comme Eiffel, Paris,
Casterman, 2019.
Une autre bande dessinée qui a pour particularité de prendre pour
hypothèse que la forme en A de la Tour serait un hommage à la
cousine de Gustave, Alice.

Un film documentaire :
Sur les traces de Gustave Eiffel, film documentaire de Charles
Berling, RMN, 2009.
Il existe de nombreux films documentaires sur Gustave Eiffel, mais
celui-ci, réalisé avec la coopération d’une arrière-arrière-petite-fille
de Gustave, Virginie Couperie-Eiffel, sonne particulièrement juste.
Du même auteur
Les Cheminots, génération TGV, Critérion, 1991
Les Nouveaux Condottieres :
dix capitalistes des années Mitterrand,
Calmann-Lévy, 1992
Les Chroniques de l’ingénieur Norton :
confidences d’un Américain à Paris, Belfond, 1997

Le Prix de l’incompétence :
histoire des grandes erreurs de management, Denoël, 2000

Dix minutes après l’amour, Flammarion, 2002


Les Enfants-puce : comment Internet et les jeux vidéo
fabriquent les adultes de demain (avec Gabriel Grésillon),
Denoël, 2003

Le Plus Beau Métier du monde (avec Éric Meyer),


Flammarion, 2004

Les Ressuscités (avec Éric Meyer), Flammarion, 2004


La Porte dérobée (avec Éric Meyer), Robert Laffont, 2007
Dix minutes avant l’amour, Robert Laffont, 2008
Les Fils de Ramsès (avec Éric Meyer), JC Lattès, 2010
J’ai bien aimé le soir aussi (avec Pierre Maurienne),
Denoël, 2013
Alexis ou la vie aventureuse du comte de Tocqueville, Robert
Laffont, 2015
Ils se croyaient les meilleurs, histoire des grandes erreurs de
management, Denoël, 2016
Dans la Google du loup, Plon, 2017
Le Suicide du capitalisme, Robert Laffont, 2018
De Gaulle et les femmes, Robert Laffont, 2019

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