La Vie de Gustave Eiffel
La Vie de Gustave Eiffel
La Vie de Gustave Eiffel
EAN : 978-2-221-25354-0
Titre
Copyright
Dédicace
Avertissement
1 - Le prisonnier de la Conciergerie
2 - La chute d'Alice
3 - Le réveil du cancre
4 - L'ivresse de Paris
6 - Adrienne
7 - Marguerite
9 - Le globe-trotter
11 - Le constructeur de l'extrême
12 - La statue de la Liberté
16 - La grève
18 - Le poison de Panama
20 - Retour à Bordeaux
21 - Sauver la Tour
22 - Pionnier de l'aéronautique
Addendum
Remerciements
Bibliographie
Du même auteur
Avertissement
Le prisonnier de la Conciergerie
JUIN 1893
Il fait froid dans la cellule, bien que l’été soit proche. Gustave
enlève la mince couverture étalée sur son lit et la pose sur ses
épaules. En se hissant sur la pointe des pieds, il peut apercevoir, à
travers les barreaux, les Parisiens qui déambulent sur le quai de
l’Horloge, et les péniches qui défilent paresseusement sur la Seine.
Rien n’y fait, il frissonne. La pièce est trop petite pour qu’on
puisse y marcher, même en tournant en rond. Il retire la couverture,
se place face au mur, tend les bras et plie les genoux, une fois, deux
fois, vingt fois. Ses articulations craquent. Ses soixante ans lui
pèsent. Où est passé le nageur infatigable, l’escrimeur acharné, le
boxeur si dur au mal ? Après cinq jours en prison, il n’est plus qu’un
vieillard.
Il donnerait cher pour pouvoir frapper tout son saoul dans un sac
de sable, comme il le faisait après sa rupture avec Adrienne ; il
passait ses soirées à la salle de boxe. Il savait se battre contre sa
souffrance, au pied d’un ring. Mais face à l’humiliation et l’injustice, il
se sent désarmé. Il s’assoit devant la table bancale, sur l’unique
chaise, et enfouit sa tête dans ses mains. Attendre, c’est tout ce qu’il
peut faire. Les visites de son avocat. Les lettres de Claire. Sa fille, si
fière de lui, que penserait-elle si elle le voyait, avachi dans ce réduit
de 6 mètres carrés, avec sa barbe de vagabond et son pantalon à
élastique ?
La chute d’Alice
Le réveil du cancre
L’ivresse de Paris
« Tu sais, ce n’est pas pour son usine que je vais regretter l’oncle
Mollerat. Il m’a aidé à penser par moi-même, à l’époque où je
n’habitais pas avec vous. Il m’a aidé à grandir… – Le jeune homme
semble se parler à lui-même. – Lui et Pierret, ils m’ont ouvert au
monde, à sa complexité, à sa beauté aussi. Ils m’ont appris à me
passionner pour les choses. »
Gustave accuse le choc. La compagnie de Mollerat et de Pierret
a été structurante pour lui. Il leur doit une part de ce qu’il est. Ce
sont eux qui ont formé son jeune esprit laissé en jachère par un
système scolaire indigent, et qui l’ont sensibilisé à l’idéal républicain.
Ils lui ont insufflé aussi leur énergie d’entreprendre. De voir plus
haut, plus loin. Ils lui ont appris à oser.
« La fâcherie va avoir une autre conséquence pour toi », souffle
Marie.
Que peut-il y avoir de pire ? Il fronce les sourcils, regarde sa
sœur d’un air dubitatif. Elle dessine un A dans l’air.
« Alice ! » comprend-il aussitôt. Il enrage : « Évidemment ! Sa
mère a toujours été plus proche des Mollerat que des Eiffel… »
Gustave devra donc aussi faire le deuil de sa cousine. Il y a
longtemps qu’il ne pense plus à Alice tous les jours, mais ils
continuent d’échanger des lettres deux ou trois fois l’an.
« Je comprends maintenant pourquoi elle n’a pas répondu à ma
carte pour son anniversaire ! Et moi qui croyais qu’elle s’était
perdue… »
Alice appartient désormais à l’autre camp. Elle n’a que faire de
leurs liens privilégiés.
Il semble à Gustave qu’on lui inflige une nouvelle blessure. Elle
se cicatrisera, comme les autres, mais la peau restera sensible
autour de la plaie. Il garde rancune à sa mère autant qu’à son père,
car Mélanie n’a rien fait pour empêcher le désastre.
Il leur en veut aussi d’avoir poussé Marie, quelques semaines
après sa rupture, à fréquenter Armand Hussonmorel, un minotier
issu d’une famille franc-comtoise honorable. Il ne « sent » pas le
futur marié : il le trouve trop content de lui, trop préoccupé de sa
personne. Il a tenté alors d’en avertir sa mère, mais elle a balayé ses
objections.
« Marie ne peut pas être malheureuse, a-t-elle rétorqué. Non
seulement il est beau garçon, mais il a hérité de son père les Grands
Moulins et le Moulin Neuf ! Elle sera à l’abri du besoin, c’est tout ce
qui compte.
— Mais n’as-tu pas remarqué qu’il y avait en lui quelque chose
de faux ? »
Mélanie avait coupé court à la discussion avec une de ces
expressions que Gustave déteste :
« À attendre trop longtemps, on se retrouve le bec dans l’eau. »
Adrienne
Le jeune patron de chantier avait aussi été repéré par leur client
Jean-Baptiste Krantz, de la Compagnie d’Orléans, qui voulait lui
confier des ponts de chemin de fer sur la ligne de Périgueux,
notamment à Capdenac et à Floirac. Il avait du travail dans la région
pour un an au moins.
« Voilà, commença Gustave à peine assis dans le bureau où son
hôte l’avait entraîné. Je veux épouser votre fille. »
Marcelin Bourgès ouvrit de grands yeux.
« Mazette ! Si je m’attendais à ça ! »
Gustave développa ses arguments. Mais il se sentait gauche,
plus habile à vendre un pont qu’à se vendre lui-même. Il se sentait
coupable de n’avoir pas demandé la main d’Adrienne depuis des
mois. Et si son interlocuteur était au courant de ses démarches du
début de l’année ? Il avait oublié de demander à Marie si elle avait
parlé de ses relations avec les Grangent à Françoise Bourgès.
Son hôte l’écoutait distraitement, le regard fixe. Soudain, il
l’interrompit abruptement.
« Qu’est-ce qui vous fait penser que ma fille serait d’accord ?
— J’ai cru comprendre… mais à vrai dire je n’ai pas de certitude,
je n’en ai jamais parlé à mademoiselle Adrienne… Mais vous-même,
y verriez-vous quelque inconvénient ? »
Eiffel avait été échaudé par ses expériences précédentes.
Pourtant, il n’imaginait pas que Bourgès puisse considérer ce
mariage comme une mésalliance : sa fortune fondée sur le bois
scandinave était tout aussi récente que celle de ses propres parents.
Ils étaient du même monde : ceux qui avaient su tirer parti des
prémices de la révolution industrielle.
« Écoutez mon jeune ami, je vais en parler à ma femme. Vous
connaissez Françoise, n’est-ce pas ? Elle a parfois des idées bien
arrêtées… Mais si elle est d’accord, nous en parlerons à Adrienne.
Ensuite je reviendrai vers vous. »
« C’était peu de chose. J’ai été étonné qu’on parle de moi dans
les journaux pour un plongeon mal négocié et quelques longueurs.
— Et les journaux ont encore parlé de vous quand vous avez
sauvé ce marin, sa femme et ses deux enfants dont la barque était
emportée par le courant…
— Ce n’était pas difficile non plus. Je me suis entraîné au
sauvetage à Paris.
— Vous savez, Gustave, j’ai vu l’admiration dans les yeux de vos
ouvriers, lors de l’inauguration. Et ils se sont cotisés pour vous offrir
une médaille ! Mon père a dit qu’il n’avait jamais vu cela ! »
Marie est l’alliée des amoureux, elle joue les facteurs. Les
fiancés ne peuvent s’écrire sans la permission des parents, et leurs
lettres peuvent être ouvertes. Lorsqu’il se déplace à Bayonne,
Gustave écrit donc une missive convenue, évoquant les préparatifs
du mariage ou l’avancée de son chantier, et Adrienne répond en
parlant de son petit chien ou de son trousseau qui est presque
terminé : les lettres A (pour Adrienne) et E (pour Eiffel), brodées en
couleur, s’entremêlent déjà sur des dizaines de draps, de serviettes
et d’enveloppes de coussins.
Mais il lui écrit aussi des lettres enflammées, des poèmes et des
déclarations d’amour éternel que Marie lui remet en cachette. La
lettre A, qui a si longtemps incarné sa passion pour Alice, est
redevenue sa lettre fétiche, et il trace machinalement des A dans la
poussière ou sur les vitres embuées en pensant à Adrienne.
Vis-à-vis de sa mère, il parle de la dot et de la perspective de
succéder à Bourgès à la tête de ses affaires – Marcelin le lui a laissé
entendre –, mais il évite d’évoquer ses sentiments. Il craint de
montrer une faiblesse qui pourrait se retourner contre lui. Il écrit tout
de même à Mélanie : « J’aime mieux attendre trois mois une belle
fille que j’aime et qui m’aime que d’en épouser de suite une autre qui
me serait indifférente. »
Marie quant à elle suit pas à pas l’éclosion de cette passion,
mais aussi, au fur et à mesure des jours, les premiers doutes de son
frère.
Il tombe tout de même de haut lorsque, le 20 novembre 1860, il
reçoit une lettre de Bourgès. Marie le voit pâlir, puis s’asseoir et
laisser tomber l’enveloppe.
« Que se passe-t-il, Gustave ?
— Marcelin Bourgès annule le mariage.
— Quoi ?
— Il dit que l’idée de se séparer de sa fille a plongé sa femme
dans un tel chagrin qu’il craint pour sa santé et préfère renoncer.
— Tu ne leur as pas dit que tu resterais à Bordeaux si tu
épousais Adrienne ?
— Je l’ai dit cent fois. Et Françoise ne semblait guère obsédée
par un départ. C’est un prétexte, il cache quelque chose.
— Peut-être n’ont-ils pas renoncé à la marier avec cet héritier ?
— Je crois surtout qu’ils se sont renseignés sur nous… Encore
ce foutu “Boenickausen” qui me joue des tours, j’en mettrais ma
main au feu. »
Marie se dirige vers la fenêtre. La grande bâtisse des Bourgès
est là, à 50 mètres à peine.
« Adrienne doit être effondrée, elle aussi. Ils ont dû l’enfermer
dans sa chambre, je ne l’ai pas vue sortir de la journée. Vas-tu lui
écrire ?
— Bien sûr, mais tu ne pourras plus lui donner mes lettres… et
ils ne les lui remettront pas. S’ils ont pris leur décision après trois
mois de réflexion, on ne les fera plus changer d’avis. C’est elle qui
me voulait, pas eux.
— Peut-être le père a-t-il fait traîner les choses, pour se laisser le
temps d’engranger toutes tes commandes de bois…
— Je ne veux pas croire une chose pareille. »
Et pourtant, si Marie avait raison ? Si Bourgès avait refusé sa
demande en mariage dès septembre, Gustave serait sûrement allé
acheter ailleurs son bois de chantier. Soudain, il se rend compte que
sa dernière commande – il a même insisté sur le fait que c’était la
dernière ! – date du vendredi précédent. Est-ce une coïncidence ?
Marie le secoue. Ses yeux brillent :
« Et si tu enlevais Adrienne ?
— Marie, tu lis trop de romans ! »
Gustave reste prostré pendant plusieurs jours, à s’apitoyer sur
lui-même. Il en veut à Adrienne de l’avoir « lâché ». Marie essaie de
le convaincre qu’elle a été contrainte par ses parents, en vain. Son
frère a besoin de ce manichéisme pour se reconstruire. Il s’inscrit
dans une salle de pugilat et le soir, y passe des heures. Frapper
dans un sac de sable, soumettre son corps aux coups, se dépenser
jusqu’à l’épuisement lui donnent l’illusion de maîtriser sa douleur.
Deux semaines plus tard, il part à Paris pour faire son rapport à
Pauwels, qui y est de passage. À son retour, il ira rendre visite à ses
parents à Dijon. Il imagine déjà le discours que sa mère lui tiendra.
Que la seule façon de rabattre le caquet de ces gens-là est de
devenir plus grand qu’eux. Il se vengera de la plus belle manière qui
soit : en montrant ses talents à la France entière, à l’Europe, au
monde. Un jour, ils regretteront de lui avoir claqué la porte au nez.
7
Marguerite
NOVEMBRE 1866
Le globe-trotter
AUTOMNE 1877
Depuis le début du voyage, la jeune fille suit son père pas à pas,
discrète mais toujours dans les parages. Quand la journée de travail
s’achève, elle revendique sa première place.
« C’est vrai. J’ai beaucoup travaillé. Que veux-tu donc faire ?
— Une balade à cheval dans le parc de la Belle au Bois
dormant !
— C’est ainsi que tu appelles la forêt de Buçaco ?
— Mais c’est une forêt enchantée, avec ses cèdres qui grimpent
jusqu’au ciel ! Et ces sous-bois qui ne laissent passer que de
minuscules rais de lumière… J’ai l’impression qu’on va rencontrer
Merlin derrière chaque gros chêne ! »
Au mois de mai, les jours sont longs : Gustave finit par céder.
Mais un orage les surprend, et le cheval de Claire s’emballe. La
pluie, le vent, la boue l’affolent. Gustave lance le sien au grand galop
pour le rattraper. En même temps, il hurle : « Holà ! Arrête-toi !
Stop ! »
Quels ordres donner à un cheval portugais ? C’est peine perdue,
l’animal n’entend rien. Les chevaux et leurs cavaliers s’enfoncent
dans les fourrés, écrasent des broussailles, traversent des mares de
vase. Ils vont se perdre dans la campagne portugaise.
Gustave s’en veut d’avoir laissé Claire monter ce pur-sang
fougueux. Elle a beau être bonne cavalière, mille fois plus souple
que lui, comment pourrait-elle retenir cette masse de muscles en
mouvement, mue par une volonté irrationnelle ? La peur au ventre, il
accélère encore l’allure et arrive à la hauteur de la jeune femme. Il y
a du sang sur son front.
Mais elle n’a pas l’air le moins du monde affolée. Les cheveux
dénoués, les joues rouges de plaisir, elle rit à gorge déployée.
« Je t’ai bien eu, hein, Papa ? » lance-t-elle assez fort pour
couvrir le bruit des sabots et le souffle des chevaux.
Gustave hésite un instant entre colère et soulagement, puis rit à
son tour :
« Ma grande folle ! »
Ils rentrent à l’hôtel écorchés, éreintés et boueux, mais Claire est
enchantée de leur escapade.
Sa fille aînée est devenue sa compagne la plus intime, comme
Gustave l’avoue à Marie à leur retour. Une sorte d’épouse de
remplacement – hors la question sexuelle. Il a fait sur elle un
transfert affectif. Elle ressemble physiquement à Marguerite, sans
avoir hérité de sa constitution fragile ; elle est plus grande, son
visage est plus rond, un sourire est toujours suspendu à ses lèvres
mais ses immenses yeux noirs s’alanguissent pour un rien. Il
retrouve sa femme disparue dans ses expressions de dépit, ce qui le
trouble souvent. Si elle ne possède pas la candeur de sa mère, elle
le désarçonne par son mélange d’espièglerie et de sagesse. Avec
elle, il oublie ses soucis et ses responsabilités d’entrepreneur.
Claire s’est occupée du déménagement quand Gustave a voulu
quitter la banlieue ouest pour s’installer au cœur de Paris, dans un
hôtel particulier de 280 mètres carrés, au 60, rue de Prony, à deux
pas du parc Monceau. Stephen Sauvestre, fidèle allié de la maison
Eiffel, qui supervise le bureau d’architecture de l’usine, leur a vanté
ce quartier privilégié : il a construit deux hôtels particuliers aux
numéros 67 et 69 de la même rue. En revanche, il ne les a pas
conseillés pour la décoration et s’est étonné de voir à quel point
Gustave, si moderne dans ses réalisations, est conformiste en
matière d’art. Sur les murs, il n’a accroché que des tableaux de
Cabanel ou de Gérôme, de la peinture académique ou des scènes
orientalistes peintes par un cousin de la famille Eiffel, Numa
Marzocchi de Bellucci.
L’architecte est devenu pour l’entrepreneur un partenaire
incontournable, presque un ami. Personnage épanoui, bon vivant et
joyeux, doté d’une énorme barbe et d’une tignasse à l’avenant, il
raconte des histoires passionnantes que Claire adore. Mais Gustave
apprécie surtout son talent et son pragmatisme. Sauvestre a travaillé
sur tous les projets d’envergure, de la gare de Budapest au pont de
Porto. S’il n’est pas aussi présent que Gustave sur les chantiers, il
fait souvent partie des voyages.
« Grâce à vous, Stephen, l’esthétique est en train de devenir la
marque de fabrique de la maison Eiffel », lâche un jour l’ingénieur.
Ce soir-là, père et fille viennent de rentrer d’Espagne et ont invité
les Sauvestre à dîner rue de Prony. Il lui arrive de l’inviter avec son
épouse Hortense, pour qu’elle lui pardonne de l’accaparer trop
souvent. Les deux hommes ont ingurgité une quantité non
négligeable d’alcool, sous l’œil indulgent de Claire et d’Hortense, qui
se sont contentées d’un verre de vosne-romanée pour accompagner
le chevreuil.
« Mais c’est parce que vous, vous l’avez voulu ! » répond
l’architecte en tirant une bouffée du cigare qu’il vient d’allumer.
Stephen Sauvestre est un modeste. Contrairement à Seyrig, il ne
cherche pas à se mettre en avant ni à revendiquer son influence, ce
que Gustave apprécie.
« Je me suis rendu compte que les prouesses des ingénieurs ne
frappent les imaginations que s’ils sont au service de la beauté,
insiste Eiffel.
— “Au service”, n’exagérons rien ! Mais servis par la beauté,
sûrement.
— Si vous saviez comme j’étais nul en dessin à Centrale ! Les
efforts pathétiques que je faisais pour m’améliorer ! J’avais tellement
procrastiné à l’école communale que je possédais une marge de
manœuvre.
— Vous ai-je dit que mon père était instituteur dans les
années 1840 et qu’il a démissionné, écœuré par les méthodes qu’on
lui demandait d’employer ?
— Il a bien fait : il a été formidable comme journaliste ! J’ai
longtemps lu ses “Lundi” dans L’Opinion nationale. C’était jubilatoire.
J’ai tant souffert moi-même du système scolaire ! Les écrits de votre
père ont beaucoup contribué à faire évoluer les méthodes
d’enseignement.
— Pas assez à son goût. Lui, quand il enseignait, il demandait
aux élèves de se corriger mutuellement leurs copies. Et il insistait
beaucoup sur les jeux…
— Jules Ferry s’est pourtant appuyé sur lui pour ses lois
scolaires, n’est-ce pas ?
— Oui, lui, parmi d’autres… Moins qu’il ne l’aurait dû, à mon
avis. »
Claire pose la main sur le bras de l’architecte :
« Nous aimerions beaucoup rencontrer votre père, n’est pas,
Papa ? Je m’occupe de l’éducation de mes frères et sœurs plus
jeunes et j’aurais grand besoin de ses conseils.
— Et ce serait un honneur de le recevoir ! renchérit Gustave.
— C’est gentil à vous. Je lui transmettrai l’invitation, elle lui fera
plaisir. Mais, vous savez, c’est un vieux monsieur maintenant, il a
largement passé la soixantaine… Jules Ferry vient de lui accorder
une allocation de 500 francs pour aller prendre des vacances au
bord de la mer ! »
Gustave observe pensivement son hôte.
« Je suis certain que les méthodes pédagogiques de votre père
ont favorisé le développement de votre créativité.
— J’en suis convaincu aussi, très immodestement ! Vous savez,
à ma naissance, mes parents ne m’ont pas emmailloté et couché
entre des draps comme les autres nouveau-nés. Ils m’ont placé
dans une caisse remplie de son. »
Claire ouvre de grands yeux :
« En guise de berceau ? Ce ne devait pas être très confortable !
— Au contraire ! J’étais débarrassé des entraves et je pouvais
jouer des pieds et des mains tout à mon aise… Évidemment, mes
parents passaient pour des excentriques dans leur village de la
Sarthe.
— En tout cas, cela vous a réussi. J’y penserai le jour venu,
quand je me marierai !
— Si votre père vous laisse le quitter… »
Eiffel fait comme s’il n’avait pas entendu.
Tous les amis des Eiffel notent l’entente parfaite qui règne entre
le père et la fille. Avec Claire, le penchant protecteur de Gustave est
comblé : il guide une jeune femme dont l’admiration et l’amour
inconditionnels lui sont acquis. Et elle se laisse guider avec
bonheur : « Il a l’air de tant m’aimer, que moi je l’adore du plus
profond de mon cœur », a-t-elle écrit à Marie pendant leur dernier
voyage. Avec son père, elle irait jusqu’au bout du monde.
Après trois ans de veuvage, Gustave n’a plus de doute : Claire
lui apporte toute l’affection dont il a besoin. Pour le sexe, il y a
d’autres solutions. Depuis l’adolescence, il a toujours dissocié les
deux expressions de l’amour, celle du corps et celle du cœur. Il n’y a
qu’avec Marguerite que les deux sont allées de pair ; ce n’est pas le
moindre des paradoxes puisqu’à l’origine, la petite-fille de Régneau
était un pis-aller dont il n’attendait ni l’un ni l’autre.
Gustave est au moins aussi proche de sa fille qu’il l’était de sa
sœur Marie lorsqu’ils étaient adolescents. Il façonne Claire à l’image
de sa femme idéale, comme il l’avait fait avec Marguerite, et mieux
encore puisque sa fille a reçu une meilleure éducation et qu’elle est
plus cultivée. Claire est affectueuse, capable d’écoute, et elle règne
en toute autonomie sur le royaume domestique. Elle a compris le
fonctionnement de Gustave. Quand il est présent, il aime qu’on
s’occupe de lui et qu’on lui montre qu’on l’aime. Par exemple en
organisant une grande fête pour son anniversaire, le 15 décembre.
Quand il est en voyage, il a besoin de lettres et de marques
d’affection à distance, mais ne supporte pas qu’on le culpabilise pour
ses absences.
Il l’a posément expliqué à Claire, la première (et la seule) fois où
elle lui a reproché ses trop fréquents voyages. Il l’a prise par la main
et emmenée dans le salon, avant de l’asseoir dans le fauteuil qui
était celui de Marguerite et de fermer la porte.
« Ma petite fille, je dois te dire des choses très importantes.
— Tu m’inquiètes, Papa. »
Elle a levé vers lui un regard si troublé qu’il s’est agenouillé à
côté d’elle en lui caressant la main.
« Il faut qu’il soit évident dans ton esprit, et dans celui de tes
frères et sœurs, que je ne m’absente que lorsque c’est nécessaire à
mon entreprise. Dès que je peux rentrer, je rentre.
— Je sais, Papa, mais Valentine te réclame et…
— C’est à toi de lui expliquer. Elle doit comprendre que si elle
mange à sa faim, qu’elle n’a jamais froid, qu’elle possède de jolies
robes, qu’elle joue avec des poupées, des arcs et des soldats de
plomb, qu’elle va souvent en vacances à la mer…
— … qu’elle prend des leçons de piano et d’équitation…
— … ce n’est possible que parce que Papa travaille et voyage
beaucoup.
— Moi je le sais, mais elle… elle préfèrerait peut-être…
— C’est à toi de lui expliquer avec ses mots. Ma société ne
prospère que parce que je contrôle les étapes essentielles de
chaque chantier.
— Personne ne peut te remplacer parfois ?
— J’ai des alter ego, bien sûr, je ne fais pas tout. Tu les connais,
d’ailleurs : Émile Nouguier, Jean Compagnon, Eugène Milon… Et,
pour les calculs, le grand jeune homme que j’ai recruté pour
remplacer Seyrig : Maurice Koechlin. Mais aurais-je dix adjoints que
cela ne changerait rien : ils ne possèdent pas l’entreprise et il y a un
moment où leur capacité de décision s’arrête.
— Je comprends bien, Papa.
— Me culpabiliser ne servirait qu’à me rendre malheureux, sans
rien changer à mes absences. »
La famille et les amis de Gustave s’attendaient à ce qu’il se
remarie. Il n’avait que l’embarras du choix des beaux partis dans la
haute société. Ils le plaignent pour ce désert intime dans lequel il a
choisi de vivre. Dans les dîners, il n’est pas rare qu’on le place à
côté de jeunes et jolies veuves, mais Eiffel ne leur fait jamais la cour.
Marie et Albert sont convaincus qu’il n’est pas à plaindre : il a besoin
d’affection bien plus que de sexe, et au fond, il est comblé. Sa vie de
couple est-elle si différente de celle des maris qui, une fois les
enfants nés, ne partagent avec leur épouse qu’une forme de
cohabitation ? Les maisons publiques répondent aux autres besoins,
et personne n’aurait l’idée d’en blâmer leurs clients, surtout quand ils
sont veufs.
Gustave s’y rend donc de temps à autre, seul et en toute
discrétion. Il choisit, toujours avec soin, le même genre de femme :
jeune, mince, souriante, avec de longs cheveux ramenés en chignon
– qu’il lui demande vite de défaire. Elle est toujours brune ou blonde,
jamais rousse ou châtain. Elle n’est pas dotée de « charmes
féminins excessifs », car trop de chair le rebute. Il n’aime pas les
femmes qui se dandinent comme des oies, ni les femmes lubriques.
Pendant les ébats, il n’est pas très affectueux, il semble plutôt
prendre une revanche. Les filles se racontent entre elles que s’il est
avec une blonde, il lui arrive de l’appeler « Alice » et que, si c’est la
brune, il murmure « Adrienne » en fermant les yeux.
11
Le constructeur de l’extrême
La statue de la Liberté
« Attention, le voilà ! »
C’est la bousculade à l’entrée des ateliers. Six cents plâtriers,
ferronniers et ingénieurs des ateliers Gaget-Gauthier ont travaillé
pendant sept ans sur la statue de la Liberté, et quelques dizaines
d’entre eux ont tenu à être là pour cette visite historique. Gustave
Eiffel, qui est en train d’expliquer à Claire les finitions de l’œuvre
dont elle a déjà vu des morceaux, s’interrompt pour rejoindre
Auguste Bartholdi près de ses bureaux. Ensemble, ils se frayent un
chemin, dans cette effervescence contagieuse, jusqu’à la porte qui
donne sur la rue de Chazelles. Victor Hugo a tenu sa promesse. Il
est venu !
C’est un très vieil homme qui descend du fiacre, aidé par sa
petite-fille Jeanne et sa bru Alice, la mère de Jeanne. Un vieux
monsieur de quatre-vingt-deux ans au visage rougi et si chiffonné
qu’il semble disparaître sous sa grosse barbe et sa large moustache.
Il se déplace en regardant fixement devant lui, comme s’il craignait
de perdre l’équilibre, appuyé sur l’avant-bras de l’adolescente
blonde. Sa belle-fille, la veuve de son fils Charles, qui s’est remariée
avec le député Édouard Lockroy, les suit un peu en retrait, avec
respect, comme le ferait une gouvernante. C’est une belle femme
brune en robe longue rayée, coiffée d’un chapeau plat à fleurs.
Bartholdi s’élance à leur rencontre, bras ouverts :
« Vous êtes là, cher maître ! Si vous saviez comme j’en suis
heureux ! C’est une journée historique !
— N’exagérons rien, monsieur Bartholdi… J’aurais préféré voir
votre statue de la Liberté à New York, sur son socle définitif, le jour
de son inauguration… mais je doute d’avoir la force de traverser
l’Atlantique.
— Vous l’aurez vue ici ou là-bas, c’est l’essentiel. Nous allons
commencer demain le démontage pour la mettre dans des caisses –
deux cent douze caisses exactement –, et elle partira en mai sur
L’Isère, une frégate de transport à hélices de la Marine française.
Vous voyez, elle sera sous bonne escorte ! Je suis comblé que vous
ayez pu lui donner votre bénédiction avant ce grand voyage. »
La statue assombrit la rue de Chazelles tant elle domine les toits
des immeubles haussmanniens de ses 46 mètres, bouchant toute
perspective. Des badauds se pressent depuis des semaines dans la
ruelle pour contempler ce spectacle. Ceux qui ont le crayon agile
viennent avec papier et couleurs pour dessiner la géante au
flambeau ; les amateurs de photographie apportent leur attirail pour
immortaliser, avant son départ, le front ceint des sept rayons. Mais la
visite de Victor Hugo a provoqué un attroupement inhabituel.
Bartholdi fait passer l’auteur des Misérables par une pièce du
rez-de-chaussée pavoisée de drapeaux français et américains. Le
concepteur du Lion de Belfort a été prévenu la veille de la visite
illustre, et il a tout juste eu le temps de faire graver et placer dans un
écrin un fragment de la statue afin de le lui offrir.
Gustave, qui se tient en retrait derrière le maître des lieux, vient
se présenter.
« Eiffel ? C’est donc vous qui avez pris la succession d’Eugène
Viollet-le-Duc ? » lance Hugo d’une voix où semble percer une once
de défi.
L’homme politique qu’il a été affleure toujours par cette voix
assurée malgré le grand âge, et dans ce regard où semble s’être
retranchée toute la vitalité du corps. Eiffel et Hugo possèdent une
caractéristique commune et le savent. Contrairement à Bartholdi,
dignitaire de la loge Alsace-Lorraine, ils sont l’un et l’autre des
« frères introuvables », des gens qui gravitent dans le premier cercle
de la franc-maçonnerie sans jamais avoir été initiés.
« Il fallait bien que quelqu’un succède au grand Viollet-le-Duc,
répond Gustave, faussement modeste. La statue avait besoin d’un
ingénieur principal. »
L’entrepreneur ignore quelles relations entretenait Victor Hugo
avec l’artisan du renouveau de Notre-Dame, lorsque ce dernier s’est
éteint en 1879. Les libertés qu’il avait prises, quelques décennies
plus tôt, avec le monument – la nouvelle flèche plus haute que
l’originale, les gargouilles ajoutées sur les tuyaux de plomb du XVIIIe,
le saint Thomas du flanc sud doté de son propre visage, le christ en
façade en guise de bouche-trou et la plaque d’hommage au « grand
architecte de l’univers » – lui avaient attiré un flot de critiques, mais
Gustave ne se souvient pas que Victor Hugo, alors en exil à
Guernesey, se soit joint au concert des pleureuses. L’écrivain s’était
tellement battu pour la restauration de l’édifice qu’il devait être
satisfait que le chantier ait été mené avec autorité, même si cela
supposait quelques partis pris.
« Viollet-le-Duc déployait une telle énergie ! s’exclame Hugo,
levant sa canne comme pour joindre le geste à la parole. Il s’affairait
aux côtés des artisans. Il surveillait lui-même la préparation des
mortiers et des enduits…
— Eiffel est de la même trempe ! le rassure Bartholdi. C’est un
travailleur infatigable. Et comme Viollet, c’est un patron humain, qui
forme ses salariés… et qui fait en sorte qu’ils continuent d’être payés
s’ils font une mauvaise chute… Sans lui, nous aurions dû arrêter le
projet. »
Eiffel le remercie du regard. Hugo sait sûrement que c’est à
Viollet que l’on doit la torche dans la main de l’héroïne androgyne,
mais sait-il que l’architecte envisageait de recourir à des monceaux
de maçonnerie pour stabiliser la statue ? Il imaginait, jusqu’à mi-
corps, un système complexe de cloisons remplies de sable. Lui qui
avait conçu l’armature intérieure du Vercingétorix de Millet, sur le
plateau d’Alesia, n’avait pas trouvé de solution plus élégante pour
annihiler l’effet des vents dans la rade de New York. Eiffel,
spécialiste de la résistance au vent, s’est inspiré de ses pylônes de
pont pour concevoir une armature de fer forgé qui conjugue légèreté
et efficacité. C’est Maurice Koechlin qui a fait les calculs en 1880, en
même temps que pour le pont de Garabit, et en utilisant les mêmes
connaissances de statique graphique. Le résultat est un exploit
technologique, fruit de la collaboration unique entre un sculpteur et
des ingénieurs.
Les trois hommes et les deux femmes s’approchent des
échafaudages. Les ouvriers s’écartent sur leur passage. Ils forment
une haie d’honneur devant le plus illustre des écrivains français,
pour ce qui est probablement sa dernière sortie. Le président Jules
Grévy et l’ambassadeur américain Levi Morton, les visiteurs qui l’ont
précédé, n’ont pas eu droit à ce touchant respect.
Soudain, Eiffel aperçoit Claire, un peu en retrait, et lui fait signe
de s’approcher :
« Monsieur Hugo, puis-je vous présenter ma fille Claire ? »
Claire rosit de plaisir tandis que Victor Hugo feint de se pencher
sur sa main tendue malgré ses rhumatismes.
« J’ai lu toutes vos œuvres, maître, sourit la jeune femme. Je
suis très admirative. »
Gustave, lui, admire la grâce de sa fille aînée. Elle craignait
d’être intimidée par ce « monument national » qu’est désormais
Victor Hugo, mais elle n’a pas perdu ses moyens. À vingt-deux ans,
c’est une jeune femme accomplie, qui se déplace dans le monde
avec aisance.
« Le montage de la statue a duré deux ans et huit mois, reprend
Bartholdi, intarissable. Nous avons usé dix-huit mille trois cents
marteaux et utilisé trois cent mille rivets ! Les Parisiens qui habitent
à proximité ont pu observer jour après jour toutes les étapes de la
construction, de la mise en place des échafaudages à la pose du
dernier rivet à plus de 46 mètres de hauteur.
— Deux ans et huit mois ? Je croyais que vous y travailliez
depuis vingt ans !
— Ce n’est pas faux, puisque l’idée est née précisément le
21 avril 1865, lors d’un dîner chez Édouard de Laboulaye, l’homme
politique que vous avez connu… qui n’était alors qu’un professeur et
un juriste. Nous étions dans sa maison de Gatigny, en Lorraine, non
loin de mon Alsace natale. Laboulaye avait invité ses amis libéraux à
célébrer la victoire de l’Union sur les sécessionnistes. Mais comme
Napoléon III avait été le premier supporter des sudistes, nous
cherchions une manière de dire aux unionistes que les Français,
eux, partageaient leurs valeurs. Et c’est lui, Laboulaye, qui a eu cette
idée de génie.
— Mais vous étiez un gamin, à cette époque ! »
Le sculpteur passe la main dans sa barbe broussailleuse et
proteste en riant.
« J’avais trente et un ans ! Et l’idée a mis dix ans à prendre
forme. J’étais fasciné par les colosses antiques, comme celui de
Rhodes.
— Tu voulais faire plus grand ? taquine Eiffel.
— Exactement. Alors, en 1871, quand je me suis exilé aux États-
Unis, pour fuir Colmar occupé par les Prussiens, j’ai emporté dans
mes bagages deux modèles de statues et des lettres d’introduction
de Laboulaye.
— Et les Américains ont adopté l’idée aussitôt, j’imagine ?
demande Hugo.
— Ne croyez pas cela ! Je me suis heurté au scepticisme
général – en France aussi d’ailleurs, à mon retour. Il a fallu attendre
une atmosphère politique plus favorable pour commencer à lever
des fonds pour La Liberté éclairant le monde. Le chantier n’a pu
démarrer que cinq ans plus tard, grâce à l’union franco-américaine
et en particulier Hippolyte de Tocqueville, le frère d’Alexis.
— Te rendais-tu compte que ce serait un travail titanesque ?
demande Gustave.
— Vraiment pas. En 1878, il n’y avait que la tête et la torche qui
étaient montées, et les visiteurs de l’Exposition universelle ont payé
pour grimper dans le cerveau de la statue.
— Je m’en souviens, sourit l’auteur des Misérables, ils
redescendaient tous en ricanant que la Liberté n’avait pas de
cervelle !
— C’est comme cela que j’ai rassemblé peu à peu l’argent pour
la suite. Nous avons aussi vendu des miniatures, des petits objets
souvenirs, ce que tout le monde appelle maintenant des “gadgets”,
comme le nom des ateliers d’ici, mais en prononçant “gadegetts”, à
l’américaine…
— Et Laboulaye est mort l’année dernière, soupire Hugo. Il ne
verra pas la Liberté sur l’île de Bedloe. Il ne verra pas son rêve fou
se réaliser. »
Soudain, l’écrivain renverse la tête en arrière, et se fige.
« Qui a posé pour le visage ? Il est austère, mais c’est tellement
ainsi que l’on imagine la Liberté ! Fière et intraitable…
— Il a été le fruit de plusieurs inspirations. On peut y retrouver
les traits de ma mère, Charlotte. Mais aussi ceux de Sarah
Coblenzer, l’épouse de mon ami Adolphe Simon… un grand
promoteur de l’amitié franco-américaine. »
Bartholdi a baissé la voix en évoquant Sarah. Lorsqu’elle a posé
pour lui, la jeune Américaine n’était pas encore mariée à Simon. Et
cette maîtresse-femme le fascinait.
Au pied de la statue, Victor Hugo semble étonné de découvrir
une porte.
« Peut-on monter ? interroge-t-il en jetant un coup d’œil
malicieux vers sa petite-fille.
— Grand-père ! Vous n’y pensez pas ? s’alarme Jeanne.
— Il y a cent soixante-huit marches pour arriver à la tête, précise
Eiffel.
— Il suffit de monter une dizaine de marches pour bien voir la
structure interne, rassure Bartholdi. Le drapé de la toge est composé
de centaines de minces plaques de cuivre de 2,5 millimètres
d’épaisseur, rivées les unes aux autres par un système d’écrous
invisibles de l’extérieur. Et la toge est suspendue sur le squelette de
fer.
— Vous voyez bien maintenant le squelette souple que nous
avons conçu, complète Eiffel en ouvrant la porte : un pilier central
soutenu par de fines poutrelles capables d’offrir toute la résistance
au vent nécessaire, jusqu’au sommet de la torche ! Il est en fer et
pèse 120 tonnes.
— Nous avons glissé des tissus recouverts d’amiante en guise
d’isolant, ajoute Bartholdi, pour éviter que le sel marin ne provoque
des décharges électriques aux endroits où le fer entre en contact
avec le cuivre. Car la statue sera largement aspergée d’eau de mer
les jours de tempête !
— La même technique que pour les navires… » murmure Hugo.
Le vieil homme tend sa canne à sa petite-fille et, cramponné à la
rampe, monte une dizaine de marches avec plus de souplesse qu’on
ne lui en prêterait. Jeanne essaie en vain de le retenir.
« Voyons ! la repousse-t-il gentiment. Je peux bien en monter
une centaine ! »
Mme Lockroy le suit de près mais, très vite, prétend être trop
fatiguée pour aller plus loin, espérant que la galanterie incitera son
beau-père à redescendre. L’écrivain s’arrête, observe la voûte
intérieure et fait demi-tour. Il redescend à pas comptés dans la cour
et prend à nouveau du recul pour contempler la statue jupitérienne,
l’imprimant à jamais dans sa mémoire.
Ses compagnons s’écartent. Claire lance un clin d’œil à son
père : le moment d’histoire, c’est maintenant. Le poète se tient très
droit, silencieux, les mains dans les poches, comme s’il était seul. Il
admire, immobile, les 200 tonnes de métal, ce gage gigantesque
d’une union dont il a toujours rêvé.
Puis, d’une voix lente et forte, sans quitter des yeux l’immense
figure qui regardera la France, bientôt, de là-bas, il scande les mots
mémorables que tout le monde attend :
« La mer, cette grande agitée, constate l’union des deux grandes
terres, apaisées ! »
Quelqu’un lui demande de répéter : on n’a pas eu le temps de
noter la citation. Alors il ajoute doucement, réellement ému devant
cette image de la concorde :
« Oui, cette belle œuvre tend à ce que j’ai toujours aimé, appelé :
la paix. Entre l’Amérique et la France – la France qui est l’Europe –
ce gage de paix demeurera permanent. Il était bon que cela fût
fait. »
Autour de lui, on fait silence. Personne n’ose applaudir, de peur
de manquer d’autres paroles historiques. Victor Hugo lève encore la
tête, autant qu’il le peut, gravant une dernière fois en lui le visage de
la Liberté, puis il demande sa canne à sa petite fille. C’est le signal
du départ.
L’année suivante à la même époque, Eiffel apprend que la
statue, de l’autre côté de l’Atlantique, est toujours stockée dans ses
caisses scellées. Les fondations et le socle étaient à peine
commencés – et Victor Hugo inhumé au Panthéon depuis deux
semaines – lorsque l’œuvre monumentale est arrivée en rade de
New York, le 17 juin 1885. Même si L’Isère a été accueilli en fanfare
à son arrivée, le financement du socle n’est toujours pas bouclé : les
élites hésitent à ouvrir leur portefeuille pour ce sculpteur français
inconnu. Comme en France, c’est le soutien populaire qui va sauver
la dame au flambeau. En mars 1885, le patron de presse Joseph
Pulitzer a fait appel à la générosité de ses lecteurs. En août, cent
vingt et un mille New-Yorkais ont rassemblé les 100 000 dollars
manquants, tout en pièces de un dollar, ou presque. Sur l’île de
Bedloe, les ouvriers vont monter le gigantesque puzzle, la carcasse
de miss Liberty, tels des alpinistes, car le vent ne permet pas la mise
en place d’un échafaudage. Au cœur du bloc qui compose le socle,
deux séries de poutres rattacheront directement la base au squelette
interne d’Eiffel afin que la statue ne fasse qu’un avec son piédestal.
Elle est inaugurée le 28 octobre 1886 en présence du président des
États-Unis, Grover Cleveland.
Entre-temps, Eiffel s’est attelé à un autre projet original : la
coupole de l’Observatoire astronomique de Nice. En 1881, il avait
failli réaliser la coupole de l’Observatoire de Paris, mais son projet –
pourtant très novateur – n’avait pas été retenu. Au lieu de construire
une demi-sphère mobile sur des galets roulants, il proposait de faire
flotter le dôme métallique de 60 tonnes sur un bac en forme
d’anneau rempli d’une solution liquide incongelable. L’audace de ce
flotteur annulaire n’avait pas plu aux jurés du concours. Mais lorsque
Raphael Bischoffsheim, passionné d’astronomie, fondateur de la
Banque franco-égyptienne et de la Banque de Paris et des Pays-
Bas, fait appel à Charles Garnier, l’architecte de l’Opéra, pour bâtir
son observatoire sur le mont Gros, ce dernier se souvient du projet
d’Eiffel : comptant parmi les jurés, il avait voté pour lui, impressionné
par son inventivité. Il propose donc à l’entrepreneur de lui présenter
le banquier philanthrope.
« Mais nous nous connaissons déjà ! lui dit Eiffel. Bischoffsheim
était administrateur délégué de la Compagnie du Midi à l’époque où
je faisais mes débuts comme directeur des travaux du pont de
Bordeaux…
— Tu l’as perdu de vue, alors ?
— Plus ou moins. Nous nous sommes croisés parfois. C’est un
centralien comme moi… même s’il fait partie du Tout-Paris politique.
Et du Tout-Paris artistique, apparemment !
— Ce que tu ne sais peut-être pas, c’est qu’il a été l’amant de
Rachel…
— La comédienne ? Il est bien chanceux ! Et toi, tu es dans le
secret des dieux, on dirait…
— Attends, il y a mieux : il a aussi été l’amant de Blanche
d’Antigny !
— Mazette ! Je ne le savais pas si volage… Mais puisque tu es
si bien renseigné, dis-moi : c’était elle, le modèle de Nana ? »
Le roman d’Émile Zola, Nana, neuvième de la série des Rougon-
Macquart, est sorti en 1880. Il a affolé les plus hauts dignitaires de
l’empire en évoquant de manière très réaliste les demi-mondaines,
prostituées « officielles » du régime.
« C’était bien elle.
— Et Raphael Bischoffsheim était le banquier Steiner ?
— Je n’en sais rien. Tu lui demanderas ! »
Mais lorsque Eiffel et Bischoffsheim se retrouvent sur le chantier,
il n’est plus question des dames de petite vertu. Ils parlent
technique, et sont d’emblée sur la même longueur d’ondes. La
coupole va être construite pièce par pièce dans les ateliers de
Levallois en 1885, puis envoyée à Nice, remontée et rivée sur le
socle construit par Garnier.
« Un enfant de dix ans pourra faire tourner cette coupole de 100
tonnes, d’une simple pression sur le flotteur, explique Gustave. Sa
base plonge dans l’anneau de 22 mètres de diamètre…
— Plus large que le Panthéon !
— C’est la plus grande des coupoles jamais construites. Et elle
flottera sur le chlorure de magnésium comme une barque sur
l’eau ! »
L’entreprise Eiffel est prospère comme jamais : quelques mois
plus tôt, à Turin, la solidité de ses ponts portatifs a été démontrée de
manière spectaculaire. Un petit pont routier des plus banals a
supporté quatre voitures, huit bœufs, autant de chevaux et une
trentaine de personnes : la photo a été diffusée dans le monde
entier, déclenchant une publicité inespérée.
Mais en cet automne 1886, Gustave se consacre corps et âme à
un nouveau projet obsédant qui exige un suivi permanent.
L’entrepreneur est en pleine bataille pour obtenir la subvention
qui lui permettra de bâtir une tour de 300 mètres de hauteur, clou de
l’Exposition universelle de 1889. Après bien des débats et des
pressions contradictoires, le 5 novembre 1886, 1,5 million de francs
vont lui être attribués par la commission de contrôle financier de
l’Exposition. À vingt et une voix contre onze… L’opposant le plus
farouche est un député aussi énergique qu’éloquent : Georges
Clemenceau. En réalité, la bataille pour la Tour ne fait que
commencer.
Ce soir-là, tandis qu’il se glisse, trop tard comme toujours, tout
seul dans son grand lit, les enfants dormant depuis longtemps dans
les chambres voisines, Gustave envoie un baiser au mur, en face de
lui. Entre le fameux portrait d’Alice à la mine de plomb, jadis trop
embrassé, et celui de sa mère jeune fille, deux dessins récupérés à
la mort de la grand-mère Moneuse, en 1848, est accroché un grand
tableau qu’il regarde chaque soir avant de se coucher. Il s’agit d’un
pêle-mêle de photos en médaillon, datant toutes d’une douzaine
d’années : celles de Marguerite et Gustave sont placées en haut, se
faisant face ; juste en dessous, sa sœur Marie ; puis les cinq
enfants : Claire, Laure, Édouard, Valentine et Albert encore bébé.
C’est le cadre des années bonheur. Lorsqu’il éteint sa lampe,
Gustave se sent apaisé par cette dernière vision imprimée sur sa
rétine. Mais ce soir, il murmure en reposant l’éteignoir :
« Marguerite, ne m’en veux pas… Je sais que mon nouveau
projet risque de tout changer. Mais il faut que mon nom – qui est
aussi le tien – devienne immortel. »
13
Gustave est frappé par les similitudes entre des deux femmes.
Elles sont brunes, minces, et d’une beauté frappante malgré la
quarantaine passée. Ce sont aussi des femmes indépendantes,
actives dans la société. Après leur veuvage, elles ont appris à vivre
par elles-mêmes. Mais son hôtesse s’est remariée, et pas Adrienne.
Ce qui le ramène à la question qui, au fond, le taraude depuis un
quart de siècle. Adrienne l’a-t-elle jamais aimé ? A-t-elle aimé son
mari ? Qui, d’elle ou de ses parents, a décidé qu’elle devait rompre
avec lui pour épouser le fils Troye ? Il n’a pas le temps de
questionner ses vieux démons : les Lockroy se lèvent, conviant leurs
invités à retourner au salon pour le digestif. Il cherche le regard
d’Adrienne, mais elle est engagée dans un échange avec le
banquier. Il l’entend s’écrier vivement :
« Mais cette Exposition universelle sera un triomphe ! Notre
nouveau président Sadi Carnot ne l’a-t-il pas promis ? »
Après une vingtaine de minutes, le temps de fumer un cigare,
Gustave prend prétexte de sa nécessaire présence sur le chantier, le
lendemain à l’aube, pour prendre congé. Il échange quelques mots
avec ses hôtes, salue l’assistance d’un geste, et quitte la pièce sans
un regard pour Adrienne. Puis il redescend l’escalier d’honneur,
contrarié et vaguement humilié. Il va devoir effacer de sa
mémoire cette soirée qui a ravivé sa douleur – ou, à tout le moins,
titillé son amour-propre.
Au moment où le maître d’hôtel referme la porte derrière lui, il
entend des pas précipités dans le grand escalier. La porte se rouvre
sur Adrienne. Elle vient se poster à côté de lui sur le trottoir. Son
amertume lui monte à la gorge :
« Daignerez-vous me reconnaître, Adrienne, maintenant que
nous sommes seuls ? dit-il en la regardant en face.
— Tu me vouvoies, maintenant, Gustave ? »
Adrienne arbore un sourire désarmant.
« Mais… nous ne nous sommes jamais tutoyés !
— Bien sûr que si, à la fin. Tu n’as pas bonne mémoire… Quand
nous revenions de nos longues marches, quand tu essayais de
m’embrasser sous le porche, tu te souviens ? »
Elle réussit à créer le trouble en lui. S’il pouvait, il la prendrait
dans ses bras, là, maintenant.
« Alors pourquoi m’avoir ignoré ce soir ?
— Ils n’ont pas besoin de savoir que nous avons été fiancés ! »
Un fiacre s’approche. Gustave le hèle. Ils vont se quitter, ne
jamais se revoir peut-être. En quelques secondes, sa rancœur
s’évanouit.
« Où vas-tu, Adrienne ? Si nous prenions le même fiacre ? Je te
déposerai.
— Impossible. Nous allons dans des directions opposées.
— Qu’en sais-tu ?
— Tu habites bien rue de Prony ? »
La porte de l’hôtel particulier des Lockroy s’ouvre à nouveau, sur
Antoine de Restac et le banquier suivi de son épouse. Ils discutent
sans accorder la moindre attention à ceux qui les ont précédés. Le
cœur déchiré, Gustave aide Adrienne à monter dans le fiacre. Au
moment où il lâche sa main, la jeune femme se penche vers lui :
« Veux-tu passer prendre le thé demain ? Je suis descendue à
l’hôtel des Acacias. »
15
La grève
Le message est clair : c’est vous qui créez le vertige, c’est une
construction intellectuelle. Le vertige n’affecte que des gens habités
de peurs irraisonnées. Les hommes « à l’état de nature » ne l’ont
pas.
Parallèlement, Eiffel exhorte les ouvriers à reprendre le travail et
menace de remplacer ceux qui ne se présenteraient pas le
lendemain. Rien à faire : le 20 septembre, à six heures du matin, au
pied de la Tour, seule une vingtaine d’hommes sont là pour prendre
leur service. Ils ne sont pas plus nombreux le 21. Eiffel va perdre
son bras de fer. Il faut agir, et vite. Dans le courant de la journée,
l’entrepreneur réunit son comité de crise : Koechlin, Nouguier, Salles
et Compagnon.
« Cette fois nous n’avons plus aucune marge, avertit Nouguier.
S’ils ne reprennent pas le travail demain, nous ne finirons pas à
temps.
— Ce n’est pas une option ! coupe Eiffel.
— Ils ne cèderont pas, prévient Compagnon. C’est un chantage
et ils se savent en position de force. On leur a suffisamment expliqué
que le montage était minuté et que le chantier était hors normes.
— Que voulez-vous que je fasse, alors ? rugit Eiffel. Vous me
poussez à céder ?
— On n’a pas le choix.
— Mais qu’est-ce qui me dit qu’ils ne vont pas recommencer
dans quinze jours ? Et dans trois mois ?
— Rien. »
Gustave Eiffel cède, la mort dans l’âme. Le 22 septembre, il
laisse Jean Compagnon annoncer aux ouvriers du Champ-de-Mars
que l’entreprise accepte une augmentation mensuelle de 0,05 franc
de l’heure chaque mois pendant les trois prochains mois, soit 15
centimes au total, avec effet rétroactif au 1er août. Il s’agit donc bien
d’une augmentation liée au travail dans les grandes hauteurs. Ils
obtiennent aussi des vêtements en peau de mouton et des
imperméables.
Eiffel n’ose pas dire à ses lieutenants que tout cela ne servira
peut-être à rien. Car la Compagnie risque de se trouver bientôt à
court d’argent. Le blocage semble venir de la Banque franco-
égyptienne. C’est ce que laissent entendre ses interlocuteurs de la
Société générale et du Crédit industriel et commercial tandis que
Montalban, lui, l’évite. Gustave sent bien que les remous sociaux
alimentent les inquiétudes de ses bailleurs de fonds. Mais est-ce la
seule raison ?
Le poison de Panama
Gustave a beau se faire croire que rien n’a changé, il sait qu’il est
en sursis. Comme une catastrophe n’arrive jamais seule, un des
ponts qu’il a construits, à Munchenstein en Suisse, s’effondre alors
qu’un train le traverse, le 14 juin 1891. Les deux locomotives et les
sept premiers wagons sont engloutis, avec le pont, dans les flots de
la rivière. Bilan : soixante-treize morts et cent trente et un blessés.
La qualité des matériaux et la résistance de l’ouvrage d’art, qui
auraient été affaiblis par des inondations, sont questionnées, puis
mises hors de cause. Après des mois de procédures et d’expertises,
Eiffel est dégagé de toute responsabilité, mais son nom reste
attaché à un sinistre qui, selon la presse suisse, « a jeté l’épouvante
et la consternation non seulement en Suisse mais dans toutes les
parties du monde civilisé ».
L’affaire de Panama est nettement plus complexe. À la fin du
mois de juin 1892, Gustave est convoqué pour un interrogatoire par
le magistrat instructeur. En septembre, il est sur la sellette.
Sous la pression de l’opinion, le garde des Sceaux annonce en
novembre que cinq responsables sont assignés à comparaître
devant la cour d’appel pour abus de confiance et escroquerie :
Ferdinand de Lesseps et son fils Charles, les deux administrateurs
Cottu et Fontane, et Gustave Eiffel. Deux journaux attaquent
l’ingénieur sans relâche, La Libre Parole et La Cocarde. Le premier
l’accuse d’avoir versé un pot de vin de 1,7 million de francs à Adrien
Hébrard, le propriétaire-directeur du Temps et du Journal des
travaux publics. Puis d’avoir retiré 9 millions de la Banque de
France, sans doute pour s’enfuir. Il aurait aussi versé 1 million pour
les fonds secrets de M. Loubet… On raconte tout et n’importe quoi.
Gustave, désormais décrit comme un « profiteur » qui a « exploité
une Compagnie exsangue », se terre dans ses nouvelles propriétés.
Quatre mois plus tard, dans la lettre que lui envoie chaque
semaine Édouard pour l’informer des progrès du domaine viticole,
Gustave découvre une nouvelle dont il aurait préféré discuter de vive
voix avec son fils. Mais Édouard a toujours du mal à lui parler, et
choisit souvent de prendre la plume. Après l’exposé traditionnel sur
l’exploitation, il a griffonné quelques lignes qui ont failli échapper à
Gustave. Il est vrai qu’il parcourt toujours en diagonale des lettres
qui, à ses yeux, se perdent en détails inutiles.
Bien affectueusement
Ton fils,
Édouard
Retour à Bordeaux
La Walkyrie file sur le lac Léman, toutes voiles dehors. Le ciel est
bleu. À la barre de son yacht refait à neuf, Gustave emmène Claire
et ses enfants vers l’embouchure du Rhône pour observer les
oiseaux des marais. Il y va souvent chasser le canard sauvage avec
un voisin. On reconnaît son bateau de loin, avec sa cheminée blanc
et rouge, son grand drapeau français flottant à l’arrière, sa coque de
bois noir et blanc fuselée et son canot de sauvetage suspendu sous
le drapeau. Le yacht vient à peine de lever l’ancre que déjà, Robert
et Georges quittent les chaises rangées sur le pont arrière et se
bousculent pour descendre dans la cabine.
« Les garçons ! Vous n’allez pas recommencer ! lance Claire,
sans conviction.
— Georges ! Robert ! Rejoignez votre place ! » ordonne
Gustave.
La voix du capitaine fait son effet. Les deux gamins retournent
s’asseoir.
Le yacht longe sans prendre de vitesse les bords du lac.
Quelques gamins qui jouent sur la berge aperçoivent le bateau et le
montrent du doigt :
« Panama ! Panama ! »
Devant la roue en acajou, Gustave qui barre se fige. Même
Georges et Robert font silence, comme s’ils comprenaient que
certains mots peuvent tuer. Ils voient leur grand-père serrer les dents
en fixant l’horizon, droit devant lui. Leur mère quitte le pont arrière,
s’approche et prend le bras de son père ; elle pose sa tête sur son
épaule.
« Même les enfants… », grince Gustave.
Claire lui presse le coude en s’efforçant de sourire, mais elle est
dévastée. Il y a plus de deux ans que le jugement a été rendu et que
son père a connu la prison. Au début, il espérait que le verdict de
cassation permettrait de tourner la page. Mais il a été acquitté par la
petite porte de la prescription, ce qui n’a convaincu personne de son
honnêteté. La Libre Parole a résumé l’opinion générale d’une
formule qui a fait mouche : « La Cour de cassation n’a jamais dit que
M. Eiffel avait été condamné à tort ; elle a simplement dit que
M. Eiffel n’avait pas été condamné à temps. »
Son nom est devenu un repoussoir : « Eiffel » est désormais
synonyme de profiteur, voire d’escroc. Gustave boit jusqu’à la lie le
calice de la célébrité.
« Quand on me reconnaît dans la rue, grince-t-il, on me montre
du doigt, on chuchote dans mon dos. Quand je croise des
connaissances à l’Opéra, elles détournent le regard. Et maintenant,
les enfants s’y mettent ! Cela ne finira donc jamais ? »
En janvier 1894, il a été obligé de signer avec le mandataire de
justice une transaction aux allures de reddition, afin de récupérer ses
fonds bloqués à titre conservatoire l’été précédent et d’échapper à
une nouvelle épreuve judiciaire. Il a dû s’engager à acheter pour
10 millions de titres de la Compagnie nouvelle de Panama, en cours
de création. Il n’est pas le seul à devoir aller à Canossa : les
Lesseps eux-mêmes, avec les entrepreneurs et les banquiers qui
ont profité de l’aventure, entrent au capital de la société, pour des
montants inférieurs. Gustave a beau prétendre partout qu’il a investi
de son plein gré, qu’il était désireux d’aider le canal à redémarrer sur
de nouvelles bases, tout le monde y voit une restitution forcée.
L’ambiance est malsaine. Des journaux ont fait campagne pour
qu’on lui retire sa rosette d’officier de la Légion d’honneur. Le garde
des Sceaux a même osé faire pression sur le grand chancelier, le
général Février. Pourquoi le Conseil de l’ordre ne sanctionne-t-il pas
Gustave Eiffel ? À la Chambre des députés, le ministre a été pris à
partie : le « vendeur de ferraille frappé de deux ans de prison, certes
sauvé par une prescription, mais resté sous le coup moral de l’arrêt
de 1892 » bénéficiera-t-il à jamais d’une immunité parce qu’il a « fait
l’aumône d’un peu de gloire à la France » ?
Février résiste : il ne voit pas pourquoi il prendrait une sanction à
l’encontre d’un homme que seuls les médias harcèlent, et qui n’a
pas été condamné par la justice. Il finit par démissionner, suivi de
tout le Conseil de l’ordre, pour éviter une éviction forcée. Eiffel, lui,
garde sa rosette. Mais devra-t-il passer le reste de son existence à
laver son honneur ?
Il est infiniment troublé par l’apostrophe des enfants, qui sont,
pense-t-il, des cœurs purs. Il n’imaginait pas que le venin ait pénétré
aussi profond en France, en Suisse, peut-être ailleurs… Cette tache
sur son parcours est à la mesure de la notoriété que la Tour lui a
value. Il n’est désormais à l’abri nulle part. Et le temps ne semble
pas arranger les choses car deux ans plus tard, La Libre
Parole continue de saisir, avec un acharnement démentiel, toutes les
occasions de remuer le couteau dans la plaie.
Le mariage d’Édouard et Marie-Louise Bourgès, prévu le
6 octobre 1897, fait déjà l’objet de commentaires. Le journal a réussi
à se procurer le menu auprès de l’imprimeur : la truite saumonée
sauce Nantua, la selle de chevreuil grand veneur, les poulardes
maréchal, les cailles rôties sur canapé, la langouste à la russe, la
sultane aux fruits ne passent pas. Délectez-vous à la lecture de ce
menu, pères de famille ruinés par le Panama, dont les filles, pour ne
pas mourir de faim, doivent travailler à l’atelier douze heures par
jour. Gustave est hors de lui.
« Le monstre ! Il ne me laissera donc jamais en paix ? »
Il hait, plus que tout autre, Édouard Drumont, le fondateur de ce
quotidien soi-disant socialiste mais qui affiche son populisme dès le
sous-titre (« La France aux Français »). C’est lui qui a sorti le
« scandale de Panama » cinq ans plus tôt, avant de prospérer avec
l’affaire Dreyfus, en 1894. Il prône un anticapitalisme agressif et voit
un lien fusionnel entre « juif » et « capital ». À cause de la
consonance germanique de son patronyme, il a rebaptisé Gustave
Eiffel le « juif Bonnickausen ». Claire se souvient d’avoir trouvé, le
lendemain de Noël, sur le bureau de son père, un exemplaire de La
Libre Parole qui titrait « Les facéties de Bonnichausen » (sic). En
marge de l’article, Gustave, toujours dans l’autodérision, avait noté
de sa plus belle plume : « Quel sale youpin, bon à pendre. »
Cette fois, ils s’attaquent au mariage d’Édouard, et Claire tente
une fois de plus d’apaiser son père.
« Tu as tort de vouloir lire tout ce qui paraît à ton propos. Cela te
fait du mal alors que tu n’y peux rien changer. Viens plutôt faire un
tour avec moi sur les grands boulevards !
— C’est un boulet dont je ne me débarrasserai jamais, se
lamente l’entrepreneur, affalé dans son fauteuil. Si tu savais comme
je suis las d’être leur bouc émissaire. Même les cailles rôties sur
canapé alimentent la haine ! »
Gustave attend le mariage de son fils avec un déplaisir mêlé de
crainte. Il s’est montré très réservé sur le projet, mais il ne peut
empêcher Édouard d’épouser la femme qu’il aime sous prétexte
qu’elle est la nièce de son ex-fiancée. D’autant que la responsabilité
de cette union incombe à sa sœur Marie : c’est elle qui a repris
contact avec Adrienne et Arthur Bourgès lorsqu’elle est allée passer
une semaine à Bordeaux, juste après l’achat du château de
Vacquey. Marie ne lui avait rien dit de cette rencontre, qu’il a apprise
par Édouard. Elle n’est plus, autant qu’autrefois, sa confidente
attitrée, même s’ils restent proches ; Claire et Albert ont pris toute
leur place.
Un soir, il pousse Claire à garder les Hénocque pour dîner, rue
Rabelais, et en profite pour interroger sa sœur, d’un ton patelin qui
ne trompe personne.
« Il paraît que c’est à cause de toi qu’Édouard a rencontré cette
jeune femme ? Tu es allée voir les Bourgès ?
— Pas du tout ! Je voulais juste montrer à Albert ton premier
pont sur la Garonne… et l’endroit où nous avions vécu ensemble à
La Bastide. Notre maison n’a pas changé, sais-tu ? Et les Bourgès
habitent toujours leur grande bâtisse… Arthur en sortait au moment
où nous passions devant la cour. Incroyable mais vrai, il m’a
reconnue. Moi je ne l’aurais pas remis : il avait treize ou quatorze
ans à l’époque ! Bref, on a parlé un peu et il m’a proposé d’entrer
saluer sa mère. Adrienne était là. »
Un silence gêné suit ses propos. Gustave semble hésiter à
relancer sa sœur. Claire et Adolphe échangent un regard entendu.
« Et alors ? Comment va-t-elle ? lâche enfin Gustave.
— Je l’ai trouvée amincie. Mais toujours belle. Elle vit avec son
frère et ses neveux. Tu savais qu’elle s’était retrouvée veuve très
jeune ?
— Je… je crois, oui.
— Comme toi…
— Oui. Alors elle ne s’est pas remariée non plus ?
— Non plus », conclut Marie en souriant.
Gustave feint de ne pas comprendre les sourires entendus de sa
sœur. Sa pensée vagabonde là où personne ne peut le suivre.
Adrienne n’a donc pas épousé ce banquier qui possédait le droit de
vie ou de mort sur l’entreprise Bourgès et Troye, celui qui avait usé
de son influence pour bloquer les fonds qu’il attendait. Les regrets
l’assaillent. Si seulement il avait reçu les avances de Panama un
peu plus tôt ! Il aurait pu débarrasser Adrienne de cette dépendance
malsaine en même temps qu’il aurait fait un pied de nez à ses
banquiers. Tout s’était joué à quelques mois.
Son estomac se noue en pensant à leur dernier échange, devant
le restaurant. Adrienne promettait qu’ils se reverraient dès que
l’entreprise familiale serait sauvée. Gustave n’y avait pas cru, il avait
tourné la page, et il avait eu raison. Car Adrienne ne lui avait jamais
adressé le moindre signe de vie. Il s’était dit qu’elle avait épousé son
banquier. Grand bien lui fasse !
Sauver la Tour
Pionnier de l’aéronautique
PARIS, 1915
Tu es tout
Tour
Dieu antique
Bête moderne
Spectre solaire
Sujet de mon poème
Tour
Tour du monde
Tour en mouvement
L’autobiographie :
Eiffel, Gustave, Biographie industrielle et scientifique de
G. Eiffel, tomes I à III, et Généalogie de la famille Eiffel.
Il s’agit des quatre volumes dactylographiés rédigés par l’ingénieur à
la fin de sa vie, et dont il a donné un exemplaire à chacun de ses
enfants. Merci à Philippe Couperie-Eiffel de me les avoir prêtés.
Les biographies :
Couperie-Eiffel, Philippe, Eiffel by Eiffel, Paris, Michel Lafon,
2013.
Un beau livre de souvenirs, de documents et de photos rédigé par
un arrière-arrière-petit-fils du constructeur, qui, enfant, passait ses
vacances avec Valentine, la seconde fille d’Eiffel, plusieurs fois citée
dans mon roman.
Collectif, Gustave Eiffel, le Magicien du fer, Paris, Flammarion,
coll. « SkiraFlammarion », 2009.
Le catalogue de l’exposition de 2009, un ouvrage collectif qui décrit
les réalisations et la carrière de l’ingénieur, mais évoque aussi sa vie
privée, grâce à l’une de ses descendantes, Amélie Granet.
Seitz, Frédéric, Gustave Eiffel, le triomphe d’un ingénieur, Paris,
Armand Colin, 2014.
Le livre le plus exhaustif sur son œuvre.
Bermond, Daniel, Gustave Eiffel, Paris, Perrin, 2002.
Une biographie de référence.
Loyrette, Henri, Gustave Eiffel, Paris, Payot, 1986.
Par l’ancien patron du Louvre, une excellente biographie très
orientée sur les œuvres d’Eiffel.
Deschodt, Éric, Gustave Eiffel, un illustre inconnu, Paris,
Pygmalion, 2003.
Une des rares biographies qui présente Eiffel comme un héros.
Des livres plus anglés :
Vey, François, La Tour Eiffel, vérités et légendes, Paris, Perrin,
2018.
Toutes les idées reçues sur Eiffel et son œuvre étudiées et souvent
battues en brèche.
Peter, Martin et Cuisinier, Jean-Pierre, Eiffel, la bataille du vent,
Cstb, 2007.
Un livre très illustré qui met les expériences scientifiques de Gustave
Eiffel à la portée de tous.
Vermès, Anne, Piloter un projet comme Gustave Eiffel.
Comment mener un projet contre vents et marées, Paris,
Eyrolles, 2013.
Un livre de management qui montre quel dirigeant était Eiffel et
pourquoi il peut toujours nous inspirer.
Des bandes dessinées :
Alessandra, Joël ; Simon, Eddy ; Couperie-Eiffel, Philippe,
Gustave Eiffel, le géant du fer, 21g, 2015.
Une bande dessinée documentaire et pédagogique passionnante.
Costes, Xavier et Trystram, Martin, A comme Eiffel, Paris,
Casterman, 2019.
Une autre bande dessinée qui a pour particularité de prendre pour
hypothèse que la forme en A de la Tour serait un hommage à la
cousine de Gustave, Alice.
Un film documentaire :
Sur les traces de Gustave Eiffel, film documentaire de Charles
Berling, RMN, 2009.
Il existe de nombreux films documentaires sur Gustave Eiffel, mais
celui-ci, réalisé avec la coopération d’une arrière-arrière-petite-fille
de Gustave, Virginie Couperie-Eiffel, sonne particulièrement juste.
Du même auteur
Les Cheminots, génération TGV, Critérion, 1991
Les Nouveaux Condottieres :
dix capitalistes des années Mitterrand,
Calmann-Lévy, 1992
Les Chroniques de l’ingénieur Norton :
confidences d’un Américain à Paris, Belfond, 1997
Le Prix de l’incompétence :
histoire des grandes erreurs de management, Denoël, 2000