Réduire La Pauvreté Un Défi À Notre Portée

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 196

DENIS CLERC

MICHEL DOLLÉ

--
REDUIRE
LA PAUVRETE--

UN DÉFI À NOTRE PORTÉE

Alternatives {LEs Petits ma tins }


Economiques
RÉDUIRE LA PAUVRETÉ
UN DÉFI À NOTRE PORTÉE
DENIS CLERC ;

MICHEL DOLLE
RÉDUIRE LA PAUVRETÉ
UN DÉFI À NOTRE PORTÉE

Alternatives
Economiques {LES Petits ma tins}
____ [)~~-m~!ll_e_s ~~te_u_r~_ ___ __ ____ ___________ _
Denis Clerc :
Déchiffrer l'économie, 18" éd., La Découverte, 2014.
Comprendre les économistes, Les petits matins, 2009.
La France des travailleurs pauvres, Hachette Littératures, « Pluriel », 2008.
Michel Dollé :
Investir dans le social (en collaboration avec Jacques Delors),
Odile Jacob, 2009.

Conception de la couverture : Thierry Oziel


Maquette : Atelier Dazibao
@Les petits matins/Alternatives Économiques, 2016
Les petits matins, 31, rue Faidherbe, 75011 Paris
www.lespetitsmatins. fr
Alternatives Économiques, 28, rue du Sentier, 75002 Paris
www.alternatives-economiques.fr
ISBN: 978-2-36383-211-5
Diffusion Seuil
__________ Oistdb_utio_n_V~I.ume_n______________________________________ _

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.


SOMMAIRE

INTRODUCTION 9
ON PEUT FAIRE MIEUX, BEAUCOUP MIEUX !

CHAPITRE 1 15
LA PAUVRETÉ, UNE TARE SOCIALE ?

CHAPITRE 2 41
RÉDUIRE LA PAUVRETÉ, UNE RESPONSABILITÉ DE SOCIÉTÉ

CHAPITRE 3 65
UN ÉTAT DES LIEUX

CHAPITRE 4 93
RÉDUIRE LA PAUVRETÉ LABORIEUSE

CHAPITRE 5 119
LES ENFANTS PAUVRES ... ET CEUX GUETTÉS PAR LA PAUVRETÉ

CHAPITRE 6 155
AIDER LES PAUVRES

CONCLUSION 187
UNE ACTION À NOTRE PORTÉE, MAIS DE LONGUE HALEINE
INTRODUCTION
ON PEUT FAIRE MIEUX, BEAUCOUP MIEUX !

Dans une société globalement riche comme la France,


la pauvreté fait de la résistance. Depuis quinze ans,
elle concerne selon les années entre 13 et 14% de la
population. Et au niveau européen, ce n'est pas mieux :
en 2010, l'Union européenne s'est fixé pour objec-
tif de réduire de 20 millions le nombre de pauvres
en dix ans. À mi-chemin, ce nombre a progressé de
4 millions ... Ce n'est pas seulement un échec collec-
tif, c'est aussi un gigantesque gâchis humain et une
insulte à la justice sociale.
Pire encore, la montée de la pauvreté ne conduit
guère à mettre ce sujet à l'agenda politique. Au lieu
de renforcer la solidarité, elle pousse une fraction
croissante de l'opinion publique - et des hommes po-
litiques - à une condamnation des pauvres, accusés
d'être responsables de leur état. On dénonce «l'assis-
tanat», on réclame un travail obligatoire «en contre-
partie» des allocations, on affirme qu'il faut rejeter
les immigrés hors de la protection sociale - et des
frontières ... Nous en sommes convaincus : il est grand
temps de réagir.
La pauvreté ne résulte pas principalement d'une
responsabilité individuelle : manque de courage, op-
portunisme, choix personnel de se lever tard ... Ainsi,
plus des deux tiers des adultes en âge de travailler et
Réduire la pauvreté

qui sont en situation de pauvreté occupent un emploi


ou en recherchent un activement. La pauvreté, comme
le chômage, possède en France un caractère struc-
turel. Elle ne se réduira pas sous le seul effet d'une
reprise économique éventuelle. Elle résulte principa-
lement de structures économiques et de modalités de
régulation sociale qui raréfient l'emploi, le dispersent
ou le fragmentent ; elle résulte aussi d'évolutions
sociétales- comme l'instabilité familiale ou le nombre
croissant de familles monoparentales - dont on n'a
pas su tirer les aménagements nécessaires.
Ces tendances socio-économiques lourdes sont
présentes dans toutes les économies européennes
et ne s'estomperont pas. Pourtant, certains pays
connaissent moins la pauvreté que le nôtre. Ils ont
su, mieux que nous, s'appuyer sur les bons leviers.
Leur exemple peut nous aider à progresser. En paro-
diant une phrase présidentielle célèbre, il semble que,
«contre la pauvreté, on a tout essayé». Heureusement,
ce n'est pas le cas: il existe des moyens de progresser
et le projet de ce livre est de le montrer.

Justice sociale

La croissance économique et le déploiement de


l'État-providence ont été les ressorts de la baisse de
la pauvreté en France durant les Trente Glorieuses et
jusqu'au début des années 1990. Ces ressorts sont
sinon brisés, du moins très mal en point. Le nou-
veau contexte est celui d'une croissance molle et de
contraintes budgétaires durablement serrées. C'est
dans ce contexte qu'il nous faut trouver des voies
réalistes pour réduire les causes structurelles de la
pauvreté. Et aussi, dans une période difficile pour

10
On peut faire mieux, beaucoup mieux!

beaucoup, trouver comment aider les personnes en


situation de pauvreté, notamment en leur permettant
d'investir dans le développement de leur autonomie.
La société française est paradoxale. Selon
diverses enquêtes d'opinion, 55 à 60% des Français
redoutent de devenir pauvres, 30% disent avoir dans
leur famille ou leur entourage des personnes en situa-
tion de pauvreté. Dans le même temps, lorsqu'on leur
demande de fixer les critères de privation traduisant la
situation de pauvreté, ils se montrent nettement plus
sévères ou restrictifs que ne le sont les statistiques
officielles. Enfin, au fil des années, augmente la pro-
portion de ceux qui attribuent aux pauvres la respon-
sabilité de leur situation : ils ne feraient guère d'efforts
pour s'en sortir.
Fonder une politique de lutte contre la pauvreté
nécessite de sortir de cet imbroglio, et notamment de
se départir de l'image d'Épinal formée au cours des
siècles, opposant le pauvre méritant et le mauvais
pauvre. Il faut aussi montrer comment la lutte contre
la pauvreté peut s'inscrire dans le cadre de la devise
figurant au fronton de nos mairies et de nos écoles :
Liberté, Égalité, Fraternité. Et ceci sans tomber dans
l'utopie : une politique de lutte contre la pauvreté, avec
les moyens et les réformes structurelles qu'elle sup-
pose, ne peut être développée dans la durée que si les
principes qui l'inspirent sont estimés conformes à la
justice sociale par une large partie de l'opinion publique.
Ce à quoi sont consacrés les deux premiers chapitres.

Pauvreté laborieuse, pauvreté en héritage

Partant des différentes définitions que l'on peut


donner de la pauvreté et qui conduisent aux indicateurs

11
Réduire la pauvreté

de pauvreté habituellement utilisés en France (et dans


les autres pays de l'Union européenne), le troisième
chapitre dresse un panorama de la pauvreté en France
et de son évolution. Il met en évidence, au travers des
catégories les plus soumises au risque de pauvreté, les
principaux dysfonctionnements de notre système éco-
nomique et social qu'il convient de corriger.
Deux angles d'attaque sont ensuite développés : le
premier concerne la lutte contre la pauvreté laborieuse,
le second la lutte contre la reproduction intergénéra-
tionnelle de la pauvreté. Dans le premier cas (pauvreté
laborieuse), on peut espérer voir les effets de ce com-
bat se manifester à moyen terme - disons à l'horizon
d'une législature. Dans le second (la pauvreté en héri-
tage), il s'agit d'amplifier les efforts déjà engagés contre
la pauvreté structurelle, même si l'on sait que leurs
effets n'apparaîtront qu'à long terme. Mais, à eux deux,
ces leviers stratégiques permettraient de nous engager
dans la voie d'une réduction durable de la pauvreté.
Toutefois, ne rêvons pas : s'il est possible de
réduire la pauvreté, la société qui parviendra à l'éra-
diquer n'est pas encore inventée et ne le sera sans
doute jamais. Car les coups du sort autant que les
fragilités humaines continueront de produire leur lot
de victimes. Notre défi est double : faire en sorte que
chacun de ceux qui ont ainsi basculé dans les rets de
la pauvreté puisse en sortir rapidement, et que nul ne
se trouve jamais dans l'extrême pauvreté, celle que
l'on qualifie souvent de misère, car elle est contraire
à la dignité humaine. C'est pourquoi il ne suffit pas
de réduire la pauvreté, il faut aussi aider les pauvres.
C'est l'objet du dernier chapitre.
Nous savons que certaines des propositions
avancées dans ce livre susciteront des débats, voire

12
On peut faire mieux, beaucoup mieux !

des oppositions. Mais nous pensons qu'un pays qui


consacre plus d'un tiers de son produit intérieur brut
à la protection sociale de ses habitants - un record
européen ex aequo avec le Danemark - ne peut se
contenter d'occuper une place moyenne dans l'Union
européenne en matière de pauvreté. On peut faire
mieux, nettement mieux, en actionnant les bons le-
viers. C'est notre conviction, et c'est l'objet de ce livre.
Longtemps, les privations, la crainte de manquer de
l'essentiel - bref, ce que l'on appelle habituellement
la pauvreté - ont été le sort commun de l'humanité.
Seules y échappaient les minces couches sociales qui
disposaient du pouvoir et qui, parce qu'elles étaient
censées assurer la protection ou le salut du reste
de la population, captaient une part plus ou moins
importante de l'activité productive. Les témoignages
sur la vie dure et pauvre de la plupart des gens ne
manquent pas. Ainsi, l'historien Georges Duby écrit
qu'en Angleterre, au x1ve siècle, «les villageois [ ...]
s'alimentaient fort mal, vivaient de lait et de bouillies ;
le luxe pour eux était de manger du pain, de boire de la
bière 1 ». Un siècle auparavant, un chanoine de Liège,
Jacques de Vitry, s'inquiétait de la progression du
nombre de «pauvres qui acquièrent leur subsistance
quotidienne du travail de leurs mains sans qu'il leur
reste rien après qu'ils ont mangé 2 ».
Au xvue siècle, Vauban, ministre de Louis XIV,
s'intéresse au sort de ces «gens qui, ne faisant profes-
sion d'aucun métier en particulier, ne laissent pas d'en
faire plusieurs très nécessaires et dont on ne saurait
se passer [ ... ] : faucher, moissonner, battre à la grange,
couper les bois, labourer la terre et les vignes, défri-
cher, faire ou relever les fossés, servir les maçons».

1. Georges Duby, L'Économie rurale et la vie des campagnes dans l'Occident


médiéval, tome 2, Flammarion, «Champs Histoire», 2014 (1'" éd.: Aubier, 1962).
2. Cité par Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale.
Une chronique du salariat, Fayard, 1995.

17
Réduire la pauvreté

Il calcule ce que ce «menu peuple de la campagne»


gagne et dépense 3 : les impôts et le «bled moitié
froment, moitié seigle» destiné à nourrir la famille
absorbent 85% des revenus. Un chiffre à comparer
aux 19% de dépenses consacrées actuellement à l'ali-
mentation (24% si l'on compte également la restaura-
tion hors domicile: sandwichs, cantine, etc.) dans le
dixième le plus pauvre des ménages. Ce n'était que
grâce à la basse-cour, au potager, à la «vaine-pâture»
(droit de mener quelques bêtes manger l'herbe des
«communs») et aux travaux à domicile (filage, cou-
ture, etc.) que ce petit peuple - majoritaire dans la
population de l'époque - parvenait à vivre.
À la fin de l'Ancien Régime encore, nous dit Pierre
Goubert4 , pour la majorité des Français, «leur maison
était chaumière, leur vaisselle de bois et de terre, leur
garde-robe et leur mobilier valaient quelques livres. Ils
tâchaient seulement "d'attraper le bout de l'an"». Au
même moment, à Amsterdam, pourtant ville riche, «près
de trois quarts [des journaliers] meurent en laissant
plus de dettes que de biens», écrit Laurence Fontaine 5 •

Bons et mauvais pauvres

Vie précaire, certes, mais non pas vécue comme


situation de pauvreté, puisque tel est le sort commun.

3. Dans son Projet d'une Dixme royale (1707), qui lui vaudra d'être écarté
du pouvoir par Louis XIV. Comme quoi vouloir «réduire la pauvreté» n'était pas
mieux porté dans la société d'alors que dans celle d'aujourd'hui.
4. Pierre Goubert, L.:Ancien Régime. La société, tome 1, Armand Colin, 1969.
Voir aussi Histoire économique et sociale de la France. Des derniers temps de
l'âge seigneurial aux préludes de l'âge industriel. 1660-1789, tome 2 (collectif),
PUF, 1970.
5. Laurence Fontaine, L'Économie morale. Pauvreté, crédit et confiance
dans l'Europe préindustrie/le, Gallimard, 2008.

18
La pauvreté, une tare sociale?

Quand cette vie précaire est le lot de la plupart de


ceux que vous côtoyez, elle vous paraît normale,
même si elle est rude, et vous n'avez pas le sentiment
d'être pauvre, même si le lendemain n'est pas assuré.
La solidarité de proximité permet, le plus souvent, de
passer les mauvais moments sans trop d'encombres,
à condition toutefois que le groupe social ou la famille
soient en mesure de mobiliser les moyens nécessaires,
ce qui est loin d'être le cas pour tous.
On pourrait en conclure que, sous l'Ancien Régime,
la pauvreté n'existe pas. Ou, pour le dire comme Jules
Romains : «Chez nous, nous étions pauvres, mais
nous n'étions pas des pauvres.» Ce serait aller vite en
besogne. Car de «vrais» pauvres existent bel et bien,
qui sollicitent la charité pour survivre, faute de dispo-
ser d'un travail leur permettant de gagner leur vie ou
d'une famille capable de les aider.
La plupart des sociétés - et, en tout cas, les
sociétés occidentales jusqu'à récemment - font alors
le tri entre « bons» et « mauvais» pauvres. Les pre-
miers sont ceux dont l'indigence est liée à une inca-
pacité de travailler (vieillards, handicapés, malades,
enfants trop jeunes ou femmes enceintes). Comme ils
ne sont pas responsables de leur pauvreté, il semble
normal - et encouragé par l'Église, qui interprète
cette pauvreté comme la volonté de Dieu - de leur
venir en aide. Autant ces «bons pauvres» sont pré-
sentés, dans l'Occident chrétien, comme la figure du
Christ souffrant (c'est le cas de saint Vincent de Paul
au xvue siècle), autant on fait la chasse aux« mauvais
pauvres», ceux qui, en mesure de travailler, demandent
pourtant l'aumône. Préférant la mendicité à l'effort, ne
cherchent-ils pas à échapper au sort commun, espé-
rant vivre aux dépens d'autrui sans rien apporter en

19
Réduire la pauvreté

échange? Qu'ils puissent fuir la famine ou l'absence


de travail n'est même pas envisagé : vagabonder est
un motif supplémentaire de suspicion, tant dans la
société du Moyen Âge que dans la France de l'Ancien
Régime : «Le vagabond est le "sans aveu", celui qui
n'a personne pour témoigner en sa faveur, celui qui n'a
aucune attache sociale, car il faut quelqu'un qui ré-
ponde de vous pour exister socialement 6 . »
Enfermement, travail forcé, voire condamnation
aux galères deviennent ainsi peu à peu la règle pour
les vagabonds, ces «gens oyseux, faitsnéantz, gens
sans adveus, [ ...] pondus inuti/ae terrae», «poids
inutile de la terre», comme les désigne un édit de
Charles IX en 1561, faisant écho à une sentence pro-
noncée un siècle plutôt, condamnant à la pendaison
Colin Lenfant, vagabond «inutile au monde 7 ». Certes,
cette répression des vagabonds peut se comprendre,
car, faute d'autres moyens, leur survie passe par-
fois par le vol, le petit brigandage, la maraude, etc.
Cependant, la plupart vivent d'occupations occasion-
nelles les amenant à changer sans cesse de lieu :
ils sont colporteurs, montreurs d'ours, bateleurs de
foires, rémouleurs, charbonniers, chiffonniers, chemi-
neaux, manouvriers, etc.

Aider les pauvres ou les punir ?

C'est en Angleterre que le maniement conjoint de


l'aide (pour les indigents incapables de travailler) et
du bâton (pour ceux qui sont aptes à la tâche) devient

6.1bid.
7. Le cas de Colin Lenfant figure dans Bronislaw Geremek, Les Marginaux
parisiens aux x1v" et xv" siècles, Flammarion, 1976. L:édit de Charles IX est cité
dans Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale, op. cit.

20
La pauvreté, une tare sociale ?

très tôt une politique publique généralisée 8 . La dis-


solution des monastères provoquée par Henri VIII
(entre 1536 et 1541) ayant supprimé les structures et
le financement de la prise en charge des pauvres, une
loi de 1552 impose aux paroisses (les communes de
l'époque) d'assumer l'aide aux démunis, initialement
sur contribution volontaire des habitants puis, à par-
tir de 1572, par voie de taxation. Mais cette aide est
assortie d'un volet punitif à l'égard des pauvres valides,
susceptibles d'être emprisonnés dans une maison de
correction et même d'être pendus s'il s'agit de vaga-
bonds« sans terre ni maître» refusant de travailler.
En 1597 est publiée une sorte de code du secours
aux pauvres, qui, amendé en 1601, devient alors la
«loi sur les pauvres» promulguée par Élisabeth ve, qui
restera en vigueur jusqu'en 1834. Côté face, les com-
munes sont tenues de porter secours aux nécessiteux
en levant des taxes foncières sur les propriétaires ;
les personnes incapables de travailler sont prises en
charge dans des établissements charitables ou des
maisons communales. Côté pile, les enfants pauvres
sont placés en apprentissage et les adultes valides
mis au travail; en cas de refus, c'est la maison de cor-
rection ou la prison. La loi sur les pauvres s'inscrit
donc dans une double continuité en distinguant bons
et mauvais pauvres et en aidant les premiers tout en
contraignant les seconds à travailler.
En 1795, cependant, le système d'aide aux
indigents est complété en faveur des travailleurs
pauvres par des juges réunis à Speen (district de
Speenhamland, dans le Berkshire). Est alors fixé un
barème obligatoire calé sur le prix du pain et com-
plétant le revenu d'activité de tous ceux qui gagnent
8. Ce paragraphe s'appuie notamment sur la notice «Po or Relief» de Wikipédia.

21
Réduire la pauvreté

moins d'une certaine somme, en fonction du nombre


de personnes à charge. Son montant, variable selon
les comtés, en fait le premier revenu minimum de l'his-
toire, réservé cependant aux seuls travailleurs (donc
aux «bons pauvres»). Dans un pays où la révolution
industrielle bat son plein, les employeurs comprennent
vite l'intérêt de l'act de Speenhamland : ils réduisent
les salaires, sachant que les paroisses devront com-
pléter les revenus trop bas 9 •
Les économistes de l'époque montent vite au cré-
neau, critiquant vigoureusement ce soutien social aux
salaires fixés par le marché lorsqu'ils deviennent trop
bas. Seul le marché est juge de ce qui doit être versé, la
collectivité n'a pas à s'en mêler, fût-ce pour des raisons
compassionnelles, soutient David Ricardo : «Tant que
les lois actuelles resteront en vigueur, il est tout à fait
dans l'ordre naturel des choses que le fonds destiné à
l'entretien des pauvres ne cesse de croître jusqu'à ce
qu'il absorbe la totalité du revenu net du pays10 • » Sa
critique vise essentiellement le secours destiné aux
travailleurs à faibles revenus. Thomas Malthus, dans
son Essai sur le principe de population (1798), va plus
loin : «Je suis persuadé, écrit-il, que, si les lois sur les
pauvres n'avaient jamais existé en Angleterre [ ...], la
somme totale du bonheur eût été plus grande chez le
peuple qu'elle ne l'est à présent 11 • » Dans l'édition de
1803, il ajoute notamment un passage, l'apologue du
banquet : «Un homme [ ...] qui ne peut subsister ni de
9. Deux siècles plus tard, une crainte similaire sera d'ailleurs formulée
par certains lors de la création du ASA-activité (voir chapitre 6).
10. David Ricardo, Des principes de l'économie politique et de l'impôt (1817),
Garnier-Flammarion, 1992.
11. Thomas Malthus, Essai sur le principe de population, tome 2, Garnier-
Flammarion, 1992. On lira avec intérêt, dans le tome 1, l'introduction
de Jean-Paul Maréchal.

22
La pauvreté, une tare sociale ?

son travail ni de son patrimoine n'a nul droit à partager


la nourriture des autres hommes. Au grand festin de
la nature, il n'y a pas de couvert pour lui.» Et encore
moins pour ses enfants : «S'il ne peut nourrir ses en-
fants, il faut donc qu'ils meurent de faim.» Ce qui fait
scandale, surtout venant d'un pasteur. Proudhon aura
cette phrase : «Il n'y a qu'un homme de trop sur Terre,
c'est M. Malthus.»
Reste que ces critiques font mouche et que la
loi sur les pauvres est profondément amendée en
1834. Les aides aux indigents valides sont réser-
vées à ceux acceptant d'être hébergés et de bûcher
dans une workhouse (maison de travail), le montant
du secours devant être inférieur au niveau le plus
bas de revenu constaté pour un travail analogue.
Ce qui revient à mettre en application un autre des
préceptes de Malthus : «Il faut que l'assistance ne
soit point exempte de honte.» Commentant cette
nouvelle politique sociale un peu plus d'un siècle
après son instauration, Karl PolanyP 2 écrit : «Si
Speenhamland représentait l'avilissement d'une mi-
sère protégée, le travailleur était désormais sans abri
dans la société. [ ... ] Si Speenhamland était le pourris-
sement de l'immobilité, le risque était désormais de
mourir de froid.»
En France, au même moment - celui de la
Révolution -, on aurait pu penser que le débat était
tout autre. La volonté des révolutionnaires n'était-elle
pas d'instaurer une société équitable, dans laquelle
le sort de chacun ne serait ni scellé par la nais-
sance ni déterminé par la chance ou la malchance?

12. Karl Polanyi est un socio-économiste d'origine hongroise, dont le maître


livre est publié en anglais en 1944: La Grande Transformation, Gallimard, 1983
pour la traduction française.

23
Réduire la pauvreté

La Révolution française, dans sa Déclaration des


droits de l'homme, claironne en tout cas cette ambi-
tion. L'Assemblée constituante crée en avril1790 un
«Comité de mendicité», dont la présidence est confiée
au duc de La Rochefoucauld-Liancourt. Mais le rap-
port qu'il publie, dès son titre - Secourir la pauvreté
honnête et malheureuse, réprimer la mendicité profes-
sionnelle et le vagabondage-, reprend la distinction
entre bons et mauvais pauvres. Le Comité avance que
«le devoir de la société est de chercher à prévenir la
misère, d'offrir du travail à ceux auxquels il est néces-
saire pour vivre, de les y forcer s'ils s'y refusent, enfin
d'assister sans travail ceux à qui l'âge ou les infirmités
ôtent tout moyen de s'y livrer». À côté de cette pau-
vreté «honnête et malheureuse», poursuit-il, il existe
aussi de <<mauvais pauvres, c'est-à-dire ceux qui,
connus sous le nom de mendiants de profession et de
vagabonds, se refusent à tout travail, troublent l'ordre
public, sont un fléau dans la société et appellent sa
juste sévérité». La partition est classique et ne rompt
guère avec la tradition antérieure, si ce n'est qu'elle af-
firme le principe d'un droit au travail équilibrant l'obli-
gation de travailler : «Si celui qui existe a le droit de
dire à la société: "fais-moi vivre", la société a égale-
ment le droit de lui dire: "donne-moi ton travail".»
Relevant qu'un habitant du royaume sur huit
en est réduit à devoir mendier pour vivre, le Comité,
avant sa dissolution (en septembre 1791), formule
deux suggestions reprises par l'Assemblée législative :
substituer un système d'assistance publique à la cha-
rité privée (principalement organisée par l'Église) et
instaurer un «Grand Livre de la bienfaisance natio-
nale» regroupant et chiffrant l'ensemble des aides
publiques, sous quelque forme qu'elles se présentent.

24
La pauvreté, une tare sociale?

La première des deux suggestions n'est en fait


pas si nouvelle que cela : Louis XIV l'avait amorcée en
1656 avec la création de l'Hôpital général à Paris, ce
dernier devenant le seul organisme pouvant recevoir
des dons et des legs, ce qui revenait à exclure l'Église
de son rôle traditionnel dans ce domaine. En 1662,
cet édit sera d'ailleurs étendu aux autres grandes
villes de France. Mais une approche inédite semble
se dessiner : un rapport de la nouvelle Assemblée lé-
gislative, en 1792, avance pour la première fois que
«chaque homme a droit à la subsistance par son tra-
vail s'il est bien portant, et à une assistance gratuite
s'il est incapable de travailler13 ». Certes, en filigrane,
cette formule maintient la distinction entre bons et
mauvais pauvres puisque, dans les deux cas, on ne
traite que des bons: ceux qui travaillent et ceux qui ne
sont pas en mesure de travailler. Mais, au moins, elle
sous-entend que le travailleur n'est pas responsable
de l'absence de travail, et que c'est à la collectivité de
faire en sorte que soient levés les obstacles à l'emploi.
Implicitement - c'est la nouveauté, même si ce n'est
pas vraiment une révolution -, il n'est plus question de
punir les pauvres qui ne travaillent pas, mais de leur
permettre d'accéder au travail. Le regard de la société
n'est plus tout à fait le même. En outre, une loi de
1796 oblige les communes les plus importantes à se
doter de «bureaux de bienfaisance», ancêtres de nos
actuels centres communaux d'action sociale (CCAS)
et, à Paris, de l'Assistance publique et de ses hôpitaux.
Les avancées de la Révolution dans la mise en place
d'une société équitable ont donc été réelles, quoique
modestes au regard des ambitions initiales.
13. Cité par Gareth Stedman Jones dans La Fin de la pauvreté ? Un débat
historique, Éd. Ère, 2007.

25
Réduire la pauvreté

Les premières propositions d'assurance sociale

Une nouvelle approche avait pourtant été esquis-


sée par deux hommes, précurseurs d'une assurance
sociale universelle. Il s'agit d'abord de Condorcet, l'une
des figures des Lumières. Mathématicien renommé,
il élabore en 1782 un tel projet, financé par l'impôt :
assurance, car les montants à y consacrer seront dé-
terminés par les probabilités de décès ou de maladie
interrompant une activité productive, mais assurance
sociale, grâce à la mutualisation des fonds qui seront
collectés et redistribués aux ayants droit en fonction
de leur situation. Les veuves et les orphelins, ainsi
que les personnes âgées, pourront ainsi continuer de
percevoir des revenus les mettant à l'abri de la pau-
vreté. Emprisonné en 1793, Condorcet reprend ce pro-
jet en le complétant par un important volet éducatif:
cette Esquisse d'un tableau historique des progrès de
l'esprit humain sera éditée aux frais de la République
française en 1795, un an après sa mort en prison. Il y
annonce en quelque sorte la Théorie de la justice de
John Rawls, puisqu'il plaide en faveur d'une «égalité
de fait» et avance que la seule inégalité justifiée de-
vrait être celle «utile à l'intérêt de tous, parce qu'elle
favorisera les progrès de la civilisation, de l'instruc-
tion et de l'industrie, sans entraîner ni dépendance, ni
humiliation, ni appauvrissement14 ».
Le second précurseur est Thomas Paine. Ce
citoyen britannique avait pris fait et cause en faveur
des « insurgents» américains bataillant pour leur in-
dépendance. Son livre, Le Sens commun, a influencé
les rédacteurs de la Constitution américaine (1776).
14. Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, an Ill
de la République une et indivisible (1795), en ligne sur le site Gallica.

26
La pauvreté, une tare sociale ?

Défenseur des droits de l'homme, il est élu député du


Pas-de-Calais en 1792 à l'Assemblée législative, puis
emprisonné, comme Condorcet, lors de la Terreur
et échappe de peu à la guillotine. À sa libération, il
adresse «à la Législature et au Directoire exécutif de
la République française» un Plan pour améliorer la
situation générale de tous les hommes15 • Il y développe
une idée qu'il a déjà avancée en faveur d'un revenu
universel versé chaque année à «tous les individus,
pauvres ou riches» sans «odieuse distinction», sous
forme d'un capital attribué à chacun à l'âge de 21 ans
pour se lancer dans la vie, et sous forme d'une pen-
sion annuelle aux «aveugles et estropiés» et à ceux
atteignant 50 ans jusqu'à leur mort16 •
Paine propose de financer cette charge républi-
caine par ce qu'il appelle la «justice agraire», un impôt
sur les successions équivalant à un dixième de leur
montant. Les héritiers seraient un peu moins riches,
tandis que les autres seraient moins pauvres. Ainsi,
conclut-il, alors que «l'ouvrier languit dans sa vieil-
lesse et périt dans la misère», «c'est la justice et non
la charité qui forme le principe de [son] plan», l'héri-
tage s'effectuant au profit de tous, car « le contraste
de la magnificence du riche et des haillons de l'indi-
gent défigure la face de la société, et annonce qu'on
y a commis une grande violence dont il est temps de
faire justice». Comme Condorcet, Paine s'appuie sur
le calcul des probabilités. Comme lui, il propose un
système d'assurance sociale, mais à destination des
personnes âgées. Comme lui, enfin, les ressources
qu'il espère sont fondées sur l'impôt.

15. Voir le texte dans La Revue du Mauss no 7, La Découverte, 1"' semestre 1996.
16. Thomas Paine, Les Droits de l'homme (1792), Presses universitaires
de Nancy, 1991.

27
Réduire la pauvreté

On aurait pu imaginer que la Révolution prenne


en considération ces propositions. Elle ne le fera pas,
trop absorbée sans doute par ses querelles internes
et, surtout, trop impécunieuse pour mettre en place
un système d'assurance sociale qui aurait permis
d'échapper - enfin - à «l'odieuse distinction» entre
«bons» et« mauvais» pauvres. Mais, pour la première
fois, la question de la lutte contre la pauvreté est abor-
dée non plus sous l'angle de la responsabilité person-
nelle des pauvres, mais sous celui de la responsabilité
de la société et de l'intérêt collectif.

Les pauvres: fainéants ou filous

Il ne s'agit, hélas, que d'une parenthèse, vite


refermée. Napoléon, en 1810, fait de la mendicité un
délit sanctionné d'enfermement dans un «dépôt de
mendicité», dont chaque département doit être doté,
et dans lequel les pauvres valides seront astreints au
travail, comme dans les workhouses anglaises.
Avec les débuts de l'industrialisation en France,
les vieux débats occupent de nouveau le devant de
la scène. En 1840, à la demande de l'Académie des
sciences morales et politiques, le docteur Louis-René
Villermé publie son Tableau de l'état physique et mo-
ral des ouvriers17, une enquête détaillée sur la situa-
tion sociale des travailleurs du textile. Il y dresse un
constat quasi apocalyptique de leurs conditions de
vie. Mais il conclut que cette situation résulte plutôt
de ce que «les ouvriers des manufactures manquent
de sobriété, d'économie, de prévoyance, de mœurs»,

17. Louis-René Villermé, Tableau de l'état physique et moral des ouvriers


employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie (1840), 10/18,
1971, p. 291.

28
La pauvreté, une tare sociale?

estimant que, «bien souvent, ils ne sont misérables


que par leur faute». Même si Villermé appelle égale-
ment à une amélioration des salaires - donc à un par-
tage moins inégalitaire du produit du travail -, il est
clair que, pour lui, les pauvres sont certes victimes,
mais qu'ils portent une part de responsabilité dans
cette situation.
Quant aux propositions d'assurance sociale,
elles sont soigneusement remisées dans le gre-
nier des propositions utopiques. En 1835, Alexis
de Tocqueville donne lecture d'un Mémoire sur
le paupérisme à la Société royale académique
de Cherbourg. Il s'y félicite de ce que la loi sur les
pauvres ait été - enfin ! - modifiée en Angleterre, et
que l'assistance aux démunis s'accompagne désor-
mais obligatoirement, pour les valides, du système
des workhouses. Mais l'essentiel de son propos
consiste à critiquer le principe même d'un système
public d'aide aux pauvres, dans une problématique
proche de celle de Malthus : «Je suis profondément
convaincu, expose-t-il, que tout système régulier,
permanent, administratif dont le but sera de pourvoir
aux besoins du pauvre fera naître plus de misères
qu'il n'en peut guérir, dépravera la population qu'il
veut secourir et consoler, réduira avec le temps les
riches à n'être que les fermiers des pauvres, tarira les
sources de l'épargne, arrêtera l'accumulation des ca-
pitaux, comprimera l'essor du commerce, engourdira
l'activité et l'industrie humaines et finira par amener
une révolution violente dans l'État, lorsque le nombre
de ceux qui reçoivent l'aumône sera devenu presque
aussi grand que le nombre de ceux qui la donnent et
que l'indigent, ne pouvant plus tirer des riches ap-
pauvris de quoi pourvoir à ses besoins, trouvera plus

29
Réduire la pauvreté

facile de les dépouiller tout à coup de leurs biens que


de demander leurs secours 18 • »
Tocqueville n'est pas le seul. À quelques rares
exceptions près (Louis Blanc, Charles Dupont-White),
tous les économistes français du x1xe siècle adoptent
des positions similaires. Ainsi, Charles Dunoyer
(à qui, d'ailleurs, Villermé fait référence) écrit en
1846: «Partout où l'on a établi des modes réguliers
d'assistance, partout où les pauvres ont pu compter
sur des secours certains, on a vu croître le nombre
des pauvres, cela n'a jamais manqué. [ ...] D'où l'on doit
inférer, non assurément qu'il faut retirer aux pauvres
les secours de la charité, même officielle, mais qu'il
n'y a pas d'illusion à se faire sur les résultats de cette
charité, et que, si elle soulage momentanément bien
des maux, elle contribue indubitablement à accroître
le nombre des misérables19 • »
Henri Baudrillart met en avant un autre argument
mais aboutit à la même conclusion : «Si le droit à l'as-
sistance était, comme on l'a dit, un droit véritable, il
pourrait être revendiqué par la force contre ceux qui
refusent d'y donner satisfaction. [ ...] Quiconque pos-
sède est à la merci de quiconque ne possède pas 20 • »
Quant à Paul Leroy-Beaulieu, l'économiste français
le plus influent à la fin du x1xe siècle, il met principa-
lement l'indigence sur le compte des comportements
des pauvres eux-mêmes : «Beaucoup de misérables
18. Cette philippique est reproduite dans le n"16/56 (automne 1986) de la
Revue internationale d'action communautaire, alors éditée par l'université
de Montréal. Elle est consultable sur le site des «classiques des sciences
sociales» de l'Université du Canada à Chicoutimi (UQAC), ainsi que sur le site
de Gallica.
19. Charles Dunoyer, De la liberté du travail, Librairie scientifique
et industrielle, Liège, consultable sur le site de Gallica.
20. Henri Baudrillart, La Liberté du travail, Guillaumin, 1865.

30
La pauvreté, une tare sociale ?

élèvent leurs enfants, non seulement par nécessité,


mais par choix, dans la pratique de la mendicité et de
la fainéantise. [ ...] La cause la plus active [étant] la
faiblesse intellectuelle et morale 21 • »
Enfin, dans la lignée de Villermé, quelques
auteurs avancent que la pauvreté est forcément le
produit d'une conduite dépravée. C'est le cas d'Herbert
Spencer, célèbre sociologue britannique de la fin
du x1xe siècle, qui traite les pauvres et les chômeurs
d'« incapables», de «criminels», de «vauriens qui,
d'une manière ou d'une autre, vivent aux dépens des
hommes qui valent quelque chose». Comme Malthus,
il estime qu'« une créature qui n'est pas assez éner-
gique pour se suffire doit périr. [ ...] Les philanthropes
ont leur part de responsabilité, puisque, pour aider les
enfants des gens indignes, ils désavantagent les en-
fants des gens méritants, en imposant à leurs parents
des contributions locales toujours plus élevées 22 ».
Si les pauvres ne sont pas incapables, alors ils
sont filous, extorquant aux âmes sensibles de quoi
bien vivre. Maxime Du Camp - membre de l'Académie
française et grand ami de Gustave Flaubert - raconte :
«Sur un pont proche des Champs-Élysées, par un beau
dimanche où les bourgeois sont en promenade, un ou-
vrier se jette dans la Seine. Un brave ouvrier plonge et
parvient à ramener le désespéré sur la berge. Mais ce
dernier proteste : "Qu'as-tu fait ? Pourquoi ne m'as-tu
pas laissé mourir? Je n'ai plus d'ouvrage et voilà trois

21. Paul Leroy-Beaulieu, Traité théorique et pratique d'économie politique,


tome IV, Guillaumin, 1896. Voir aussi, du même auteur, Essai sur la répartition
des richesses et sur la tendance à une moindre inégalité des conditions,
Guillaumin, 1881.
22. Herbert Spencer, L'Individu contre l'État, Les Belles Lettres, 1993
(1re éd.: Félix Alcan, 1885).

31
Réduire la pauvreté

jours que je n'ai pas mangé" 23 • » Le sauveteur donne


au désespéré le peu qu'il a et, tout attendris, les bour-
geois en promenade mettent à leur tour la main à la
poche, de façon beaucoup plus conséquente, assu-
rant aux deux complices - car c'était une arnaque -
un gain substantiel.
Même les révolutionnaires y vont de leur couplet
méprisant. Dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte
(1852), Karl Marx décrit ainsi «cette masse errante,
fluctuante» qu'il appelle le « Lumpenprolétariat »
(littéralement, le «prolétariat en haillons», traduit
en français par «sous-prolétariat») : «Les rebuts et
laissés-pour-compte de toutes les classes sociales,
vagabonds, soldats renvoyés de l'armée, échappés
des casernes et des bagnes, escrocs, voleurs à la rou-
lotte, saltimbanques, escamoteurs et pickpockets,
joueurs, maquereaux, patrons de bordels, portefaix,
écrivassiers, joueurs d'orgue de Barbarie, chiffonniers,
soûlographes sordides, rémouleurs, rétameurs, men-
diants.» Mais au moins attribue-t-il cette déchéance
moins aux hommes concernés qu'au système social
qui les a ainsi déshumanisés et traités comme des
moins que rien.
À la fin du x1xe siècle, l'élite du pouvoir estime donc
que la misère de ceux qui n'ont pas de travail résulte
de leur paresse et que l'aide qui pourrait leur être four-
nie ne peut qu'encourager leur tendance à la duperie.
Cependant, Charles Dupuy 24 , rapporteur du Conseil
23. Dans Paris bienfaisant, 1888, cité dans Éric Lecerf, La Famine des temps
modernes, essai sur le chômeur, L'Harmattan, 1992.
24. Cité par Christophe Guitton, «Le chômage entre question sociale et
question pénale en France au tournant du siècle», dans Malcolm Mansfield,
Robert Salais et Noël Whiteside (dir.), Aux sources du chômage, 1880-1914.
Une comparaison interdisciplinaire entre la France et la Grande-Bretagne,
Belin, 1994.

32
La pauvreté, une tare sociale?

supeneur de l'Assistance publique, explique que le


système des dépôts de mendicité doit être réformé :
les tribunaux répugnent à condamner les mendiants à
y être internés, et une minorité de départements dis-
posent d'un tel dépôt (30 sur 88). Là où ils existent,
«les incapables de toutes sortes (infirmes, vieillards,
aliénés, idiots, épileptiques) y ont pris la place qui doit
être réservée aux mendiants valides, à ceux pour les-
quels l'assistance doit avoir pour corrélatif le travail»,
et l'obligation de travail n'y est organisée que dans
quatorze d'entre eux. Non sans raison, estime-t-il,
car ces lieux sont incapables de« procurer même aux
plus laborieux les moyens de se former un pécule qui
leur permette, une fois sortis, de prendre le temps de
trouver du travail sans retomber dans la mendicité», si
bien qu'« un individu qui sort du dépôt est rejeté dans
la société aussi pauvre et souvent moins bon qu'il y
était entré». Charles Du puy propose donc de créer
dans chaque commune ou syndicat de commune un
bureau d'assistance, «principe posé par la Révolution
et auquel la Ille République s'honorera de revenir», de
manière à assister localement les indigents invalides
et à réserver les dépôts de mendicité à ceux qui sont
valides.
Comment distinguer les vrais chômeurs des faux,
les victimes des profiteurs ? L'Office du travail, orga-
nisme d'étude créé en 1891 dans l'orbite du ministère
du Commerce et de l'Industrie, a la réponse : par la
création de chantiers pour les personnes privées d'em-
ploi, conditionnant «à l'exécution d'une tâche, géné-
ralement peu rémunératrice, l'allocation d'un secours
très modique». Quel meilleur moyen «pour distinguer
l'imposteur qui mendie par paresse et le malheureux
qui cherche véritablement du travail sans pouvoir en

33
Réduire la pauvreté

trouver»? L'Office préconise donc la généralisation


des sociétés (privées) d'assistance par le travail, sug-
gestion que le ministre de l'Intérieur s'empresse de
transmettre aux préfets, leur recommandant de sub-
ventionner ces sociétés «afin de protéger la charité
contre ses propres abus, d'éviter que les aumônes
soient données sans discernement et de faire du tra-
vail la base du secours».
Et ceux qui refusent de travailler? En prison !
répond Félix Voisin, président de la Société générale
des prisons, qui, dans une note sur la répression du
vagabondage et de la mendicité, avance : « Les vaga-
bonds et les mendiants se divisent en trois catégo-
ries : les invalides, que l'on doit secourir; les valides
de bonne volonté, qui ont besoin d'une assistance
temporaire ; les valides professionnels (vagabonds et
mendiants volontaires), qui doivent être rigoureuse-
ment poursuivis.»
En 1899, le député Jean Cruppi entreprend de
légiférer pour institutionnaliser cette différence de
traitement. Il faut, écrit-il dans l'exposé des motifs de
la proposition de loi, «tendre la main à l'ouvrier vic-
time du chômage, d'une infortune privée ou d'une
crise industrielle ; lui prodiguer, ainsi qu'à l'invalide et
à l'infirme, tous les secours matériels et moraux que
la cité doit à ses enfants ; frapper au contraire avec
fermeté, parquer et priver des moyens de nuire le
vicieux, l'incorrigible, l'antisocial». Le principe d'une
aide publique aux chômeurs est donc affirmé, mais il
s'accompagne de l'obligation d'œuvrer dans un « éta-
blissement de travail», ce que refuse la commission
parlementaire chargée d'étudier cette proposition.
À défaut d'aide publique (interdite par un
décret-loi de 1852 «puisqu'elle tendrait à encourager

34
La pauvreté, une tare sociale ?

la paresse et à faire payer au travail une prime à l'in-


souciance25»), il faut promouvoir l'aide privée, avance
un rapport en 1904, et subventionner les caisses syn-
dicales de chômage ou les sociétés de secours mutuel,
dont il existe quelques exemples en France (le Syndicat
du livre, notamment). Mais pas question d'instaurer
une cotisation obligatoire pour créer un organisme
public d'assurance chômage : un tel système aurait
bien du mal à« rendre la fraude à peu près impossible,
car, à l'inverse de la maladie, aucun signe ne distingue
le chômeur de celui qui ne veut pas travailler». Mieux
vaut que la police soit faite par le syndicat lui-même.
Aussi, lorsque est votée, en 1905, la première grande
loi en faveur de l'assistance, elle réserve le droit à
l'aide (sous forme de placement en hospice ou de ver-
sement d'une pension) aux personnes privées de res-
sources, à condition qu'elles soient âgées (70 ans au
moins) ou atteintes d'une infirmité ou d'une maladie
estimée incurable les rendant incapables de travailler.
Les chômeurs sont renvoyés à leur (triste) sort.
La guerre de 1914 met fin au débat. N'ayant pas
réussi à trancher entre workfare (assistance condi-
tionnée à une obligation de travailler) et indemnisa-
tion, le gouvernement recourt à une rustine : l'octroi
de subventions aux municipalités mettant en place
des caisses de secours aux chômeurs et la soupe po-
pulaire. C'est la pire des solutions, puisqu'elle péren-
nise la charité (publique, certes, mais sans certitude
pour les chômeurs) sans s'attaquer aux règles et au
fonctionnement du marché du travail. Il faudra près de
cinquante ans pour que l'on sorte de cette impasse,
avec la création de l'assurance chômage. Et beaucoup
25. Cité par Éric Lecerf dans La Famine des temps modernes, essai sur le
chômeur, op. cit.

35
Réduire la pauvreté

plus pour que l'on commence à comprendre que le


marché du travail, loin d'être la réponse au chômage,
peut être à l'origine de l'exclusion.

Un tournant majeur remis en cause

Le xxe siècle marque une série majeure de tour-


nants qui ont bouleversé toutes les sociétés de vieille
industrialisation. D'abord un tournant économique :
entre 1900 et 2000, le produit intérieur brut de la
France est multiplié par dix (par six pour le produit par
personne). Un tournant également dans les modes de
vie et de travail : vers 1900, un cinquième de la popu-
lation vivait dans des villes et les quatre cinquièmes
restants dans des villages ; un siècle après, ces pro-
portions se sont inversées ; dans le même temps, la
proportion des salariés dans l'emploi est passée de
50 à 90%, et leur nombre a été multiplié par trois.
Mais c'est surtout le tournant social qui est spectacu-
laire : la protection sociale légale, quasi inexistante en
1900 (à l'exception d'une législation sur les accidents
du travail votée en 1898), absorbe désormais plus de
30% du revenu national.
Certes, cette mutation profonde n'a pas été sans
effet sur la pauvreté, notamment par la création des
retraites ouvrières et paysannes (1910), celle des
allocations familiales (1928-1930) et l'apparition des
caisses de secours aux chômeurs, ancêtres lointains
(et très partiels) de l'actuelle Unedic. Cette mise en
place, encore balbutiante, d'un système d'assurances
sociales (qui sera généralisé en 1945 avec la Sécurité
sociale et complété en 1958 avec l'indemnisation du
chômage) «Va faire disparaître la grande misère ou-
vrière si caractéristique du x1xe siècle», écrit André

36
La pauvreté, une tare sociale?

Gueslin 26 , qui nuance cependant en ajoutant que cela


ne concerne que les salariés, «pas les plus pauvres,
ceux qui sont exclus du travail». Et un sociologue
comme Jean Labbens27 souligne que ceux qui, dans les
années 1960-1970, vivent dans des taudis urbains (ci-
tés d'urgence ou de transit) parce qu'« ils n'arrivent pas
à être admis dans les moins coûteuses des habitations
que notre société considère comme normales» ont,
pour «les quatre cinquièmes, hérité de leur misère».
«Leurs parents, écrit-il, étaient des nomades, des
miséreux de la campagne ou de la ville. Une personne
sur cinq a passé son enfance à l'Assistance publique»
(aujourd'hui Aide sociale à l'enfance), et il détaille l'ori-
gine des maigres revenus de ces parents ou grands-
parents : ils «cassaient du petit bois ou des cailloux,
taillaient les haies, lavaient le linge, secondaient un
maçon quand ils travaillaient ; braconnaient, glanaient,
vivotaient de menus travaux et de petites rapines».
Petits boulots, petits arrangements avec la morale
imposés par le désir de survivre, mais, surtout, héritage
de la misère et exclusion de l'emploi, tel est le «fond du
panier» de la pauvreté des pays que l'on dit riches. La
création assez tardive (en 1989) du revenu minimum
d'insertion (RMI, désormais remplacé par le RSA, revenu
de solidarité active) a permis de réduire quelque peu cette
misère profonde. Et un dispositif similaire existait depuis
longtemps dans certains pays d'Europe. Mais on entend
monter une rumeur, un bruit de fond qui a nom «assis-
tanat». Et même «cancer de l'assistanat28 », la maladie

26. André Gueslin, Les Gens de rien. Une histoire de la grande pauvreté
dans la France du xlf siècle, Fayard, 2004, p. 65.
27. Jean Labbens, Sociologie de la pauvreté, Gallimard, 1978.
28. Selon la formule de Laurent Wauquiez, alors ministre des Affaires
européennes, en mai 2011.

37
Réduire la pauvreté

de personnes qui, vivant de l'assistance, perdent peu à


peu tout goût pour le travail. Des gens qui, tout compte
fait, préféreraient se mettre les doigts de pieds en éven-
tail, car vivant mieux de l'aide sociale qu'ils ne pourraient
l'espérer de leur travail et connaissant toutes les ficelles
{légales ou illégales) pour capter le maximum d'aides et
les compléter éventuellement par des occupations clan-
destines. Mieux aurait valu qu'ils continuent de casser
des cailloux ou de glaner, poursuit la rumeur. Et comme
ces «occupations» ont disparu, la solution est bien sûr
d'exiger quelque chose en échange de cette aide si géné-
reuse que la société, bonne poire, leur octroie.
La marche arrière sociale est donc enclenchée.
Nous n'en sommes pas encore à l'abolition de l'assu-
rance sociale et au retour de la charité29 , mais l'image
négative de pauvres responsables de leur sort, profi-
teurs ou fainéants, reprend de la vigueur. Le regard de
la société sur ses pauvres se modifie, et pas dans le bon
sens. Selon le Crédoc (Centre de recherche pour l'étude
et l'observation des conditions de vie), qui s'appuie sur
son enquête annuelle sur les «conditions de vie et aspi-
rations» des Français, «l'opinion porte un regard plus
sévère sur les chômeurs ou les bénéficiaires de minima
sociaux. Nos concitoyens sont de plus en plus nombreux
à craindre les effets déresponsabilisants des politiques
sociales, à tel point que le soutien à l'État-providence
vacille». En particulier, 76% des personnes interrogées
en 2014 (contre 67% l'année précédente) estiment
qu'« il est parfois plus avantageux de percevoir des mi-
nima sociaux que de travailler avec un bas salaire 30 ».

29. Quoique l'économiste Pascal Salin s'en fasse le héraut dans Libéralisme
(Odile Jacob, 2000).
30. «En 2014, le soutien à l'État-providence vacille», note de synthèse no 11,
Crédoc, septembre 2014.

38
la pauvreté, une tare sociale?

Dans un travail consistant à demander à des per-


sonnes rencontrées au hasard pourquoi les pauvres
sont pauvres, Catherine Herszberg cite notamment la
réponse d'un «énarque», donc analyste attentif (au
moins en théorie) des politiques publiques : «Je re-
fuse par principe l'idée qu'on est pauvre parce qu'on
naît pauvre. On n'a pas d'hérédité de la pauvreté. [ ...]
Ça s'inscrit dans l'histoire de chaque individu comme
une erreur de parcours, de libre arbitre 31 • » En clair:
les pauvres n'ont peut-être pas choisi délibérément
la pauvreté, mais ils auraient pu y échapper. Retour
au passé : ils sont moins victimes que coupables, et il
faut donc se montrer dur pour les inciter à reprendre le
bon chemin. Ce qui n'est certainement pas le meilleur
moyen de les aider à sortir de cette situation, comme
nous le disent quelques grandes voix qu'il importe,
selon nous, d'écouter.

31. Catherine Herszberg, Mais pourquoi sont-ils pauvres ?, Seuil, 2012, p. 58.
Le regard porté sur la pauvreté a évolué : d'une ap-
proche portant sur l'individu et distinguant les bons
des méchants - le pauvre méritant et le mauvais
pauvre -, on est passé progressivement à la considé-
ration des causes économiques et sociales de leur état.
Le sort des indigents ne relève plus de la justice pénale
(pendre ou enfermer), mais de la justice sociale. Cette
transformation, qui devrait inspirer les politiques pu-
bliques et les attitudes individuelles, est cependant fra-
gile. Car les conditions socio-économiques ont changé,
et certaines d'entre elles ont fragilisé de nombreuses
personnes. Dès lors, sur quels principes pouvons-nous
nous appuyer pour orienter des politiques publiques
adaptées à la situation présente de notre société ?
Dans les dernières décennies, c'est d'abord l'em-
ploi qui s'est transformé profondément, tant dans sa
composition professionnelle que dans l'élévation du
niveau de compétences requis. Cette mutation se pour-
suit avec le développement d'une économie de services
et la disparition progressive des processus de produc-
tion à la chaîne. Ainsi, entre 2008 et 2013, alors que le
nombre total d'emplois s'est réduit de 200 000 du fait
de la crise, le nombre de cadres et de professions intel-
lectuelles augmentait de 350 000. Malheur à ceux qui
n'ont pas les diplômes, ou du moins l'expérience profes-
sionnelle, qu'exige de plus en plus le marché du travail.
Ils risquent fort - on le verra dans le chapitre 4 - de
se retrouver exclus de l'emploi ou relégués dans des
tâches mal payées qui prédisposent à la pauvreté.

43
Réduire la pauvreté

Dans le même temps, on constate aussi une trans-


formation profonde de la géographie résidentielle et
de l'emploi, qui engendre à la fois ce qu'Éric Maurin 32
nomme le «séparatisme social» (voir chapitre 5) et la
disjonction. Car, pour la moitié de la population aux
revenus les plus modestes, les lieux d'habitation - le
plus souvent pour des raisons financières - ont ten-
dance à s'éloigner des lieux d'emploi.
La société tout entière porte la responsabilité de
n'avoir pas assez accompagné et préparé ces trans-
formations, en trouvant des règles de fonctionnement
du marché du travail ou de gestion des entreprises
adaptées au passage d'une société de production
de masse à une société de services différenciés, en
aidant les personnes menacées par ces évolutions à
retrouver les compétences nouvelles exigées, en don-
nant aux familles les plus désarmées les atouts grâce
auxquels leurs enfants auraient pu mieux se préparer
à affronter ce monde qui change, en mettant en œuvre
un urbanisme à la fois plus social et plus équitable.
Ce contexte nous permet de couper court aux
discours affirmant que, si certains entrent dans des
processus de paupérisation ou d'exclusion, cela tient à
leur responsabilité: celle de n'avoir pas voulu s'adap-
ter et développer leurs capacités. Vous oubliez, di-
ront-ils, que la réussite scolaire ou l'accès à l'emploi
de qualité dépendent avant tout du mérite et du talent
de chacun ... Est-ce si sûr? Ni le mérite ni le talent
ne sont des attributs purement individuels. Ils sont
socialement construits. Certes, les dons innés sont
inégalement distribués dans la société. Mais même
le fait d'avoir le goût (et de consentir l'effort) de les
32. Éric Maurin, Le Ghetto français. Enquête sur le séparatisme social, Seuil,
« La République des idées», 2004.

44
Réduire la pauvreté, une responsabilité de société

développer ne relève pas, pour l'essentiel, du mérite,


mais de facteurs extérieurs : milieu familial et circons-
tances sociales.
Le philosophe américain John Rawls écrit dans
Théorie de la justice33 : « Nous ne méritons pas notre
place dans la répartition des dons à la naissance, pas
plus que nous ne méritons notre point de départ dans
la société. Avons-nous un mérite du fait qu'un carac-
tère supérieur nous a rendus capables de l'effort pour
cultiver nos dons ? Ceci aussi est problématique ; car
un tel caractère dépend en bonne partie d'un milieu
familial heureux et des circonstances sociales de
notre enfance, que nous ne pouvons pas mettre à
notre actif. La notion de mérite ne s'applique pas ici.»
Le milliardaire américain Warren Buffett ne dit
pas autre chose, mais de façon plus concrète : «Je
pense que la société est responsable d'un pourcentage
significatif de ce que j'ai gagné. Plantez-moi au milieu
du Bangladesh, du Pérou ou d'ailleurs, et vous verrez
ce qu'est réellement en mesure de produire mon talent
dès lors qu'il lui faut s'exercer sur le mauvais type de
sol. Il se trouve que j'exerce dans un système de mar-
chés qui a la particularité de récompenser de manière
disproportionnée ce que je fais très bien 34 • »
Il existe donc des déterminismes sociaux souvent
plus forts que les volontés individuelles pour expli-
quer la pauvreté. Ces déterminismes sont de deux
types. Les uns tiennent à la fragilité des personnes
concernées: insuffisance des revenus, santé dé-
faillante, formation insuffisante, mobilité réduite, etc.
Il convient dès lors de les aider à réduire ces fragilités

33. John Rawls, Théorie de la justice (1971), traduit en français par Catherine
Audard, Seuil, 1987.
34. Cité par Patrick Savidan, Repenser l'égalité des chances, Grasset, 2007.

45
Réduire la pauvreté

grâce à des aides sociales ou à des services collectifs


(l'école pour les enfants, les soins médicaux pour la
santé, etc.). Dans ce premier cas de figure, l'essentiel
de l'aide passe par des organismes publics chargés de
ces missions, qu'ils remplissent plus ou moins bien,
on le verra. Ce premier volet des politiques publiques
est le plus connu et, en France, c'est essentiellement
sous cet angle qu'a été conçu le plan de lutte contre la
pauvreté mis en place en 2012.
Le second vecteur de pauvreté est lié aux règles
qui prévalent sur le marché du travail - mais aussi sur
ceux du logement et de la formation continue. Là, ce
ne sont plus les personnes qui sont en cause, mais
les règles, et ce sont elles qu'il convient de faire évo-
luer. Dans ce cas de figure, la responsabilité de la pau-
vreté est clairement du côté des institutions, et les
pouvoirs publics ne sont pas les seuls concernés : la
société civile (partenaires sociaux et associations) a
aussi un grand rôle à jouer. Le problème est qu'elle
ne s'en soucie pas forcément, soit parce que ses inté-
rêts ne l'y poussent pas, soit parce qu'elle ne se sent
pas concernée. Ainsi, une confédération syndicale a
indiqué à plusieurs reprises que ce n'était pas à elle
de s'occuper des questions d'accès à l'emploi des chô-
meurs. De même, le patronat refuse de prendre des
engagements sur la réduction du chômage de longue
durée. En outre, la faible capacité de négociation ou
de choix des personnes les plus fragiles fait qu'elles
payent le plus lourd tribut aux causes de pauvreté
«institutionnelles».
La lutte contre la pauvreté consiste donc à la fois
à aider les plus fragiles et à modifier les règles pro-
duisant de la précarité. C'est une question d'efficacité
collective, de justice sociale et de reconnaissance.

46
Réduire la pauvreté, une responsabilité de société

Un bien commun bénéfique à tous

On n'insistera pas sur l'efficacité collective, car


on sait qu'il ne suffit pas qu'une société soit écono-
miquement efficace pour que ses habitants s'estiment
heureux. Il peut même arriver que, par souci d'effica-
cité, une société engendre à la fois plus de richesses
économiques et davantage de mal-être chez la partie
de ses habitants qui assument les changements à la
source de cet enrichissement global : stress, bu rn-out,
emplois plus précaires et chômage composent sou-
vent l'envers du décor. À l'heure où l'on s'interroge sur
la pertinence du produit intérieur brut comme indica-
teur de réussite collective d'une société, mieux vaut
ne pas se risquer à trancher dans ce débat difficile
entre efficacité économique et bien-être. Néanmoins,
soulignons deux points.
D'une part, les personnes sans diplôme se re-
trouvent plus souvent en situation de chômage ou
d'inactivité, donc plus fréquemment exposées à la
pauvreté, que le reste de la population. En outre, on
sait que le fait d'être au chômage, ou en inactivité
contrainte, est générateur de mal-être: moins de re-
lations sociales du fait de l'isolement, une plus faible
estime de soi, davantage de morbidité (situations de
maladie), etc. Réduire la pauvreté en permettant un
meilleur accès à l'emploi contribuerait donc à l'amé-
lioration du bien-être général de la société française.
D'autre part, à l'inverse, ne pas la réduire, c'est s'expo-
ser à des dépenses sociales qui, sans qu'elles soient
élevées par personne concernée, représentent néan-
moins un coût important pour la collectivité. Car,
contrairement aux dépenses d'assurance chômage ou
d'arrêt maladie, par exemple, qui sont limitées dans

47
Réduire la pauvreté

le temps, la pauvreté peut déboucher sur des formes


durables d'exclusion et engendrer ainsi, tout au long
de la vie des personnes concernées, des dépenses
non négligeables de protection sociale (en incluant
l'hébergement, l'accompagnement et les soins).
Prévenir la pauvreté est une forme importante
d'investissement sociat3 5 : un investissement dans
les personnes les moins favorisées, mais aussi un
investissement bénéfique à la société tout entière.
D'une certaine manière, même si ce raisonnement se
présente sous une forme utilitariste (puisque l'on en
attend des bénéfices pour tous, et pas seulement en
faveur des personnes concernées), réduire la pau-
vreté est une forme de bien commun.

Du refus à la toute-puissance de la justice sociale

Réduire la pauvreté est aussi une exigence de


justice sociale. Le terme même de «justice sociale»
est pourtant contesté. Et pas seulement parce que ce
vocable masque souvent des intérêts catégoriels qui
n'ont que peu de rapport avec la notion de «juste».
Ainsi, Friedrich Hayek, dans un livre au titre éloquent
- Le Mirage de la justice socia/e36 -, écrit: «Le plus
grand service dont je sois encore capable envers mes
contemporains serait de faire que ceux d'entre eux qui
parlent ou écrivent éprouvent désormais une honte
insurmontable à se servir encore des termes "justice
sociale".» Pour lui, c'est justement la diversité des si-
tuations sociales issues du fonctionnement d'un libre
marché qui incite les acteurs à délaisser les voies les

35. Voir sur ce thème Jacques Delors et Michel Dollé, Investir dans le social,
Odile Jacob, 2009.
36. Friedrich Hayek, Le Mirage de la justice sociale (1976), PUF, 1981.

48
Réduire la pauvreté, une responsabilité de société

moins rémunératrices et à chercher ou à sélectionner


les voies les plus rentables, qui, du point de vue éco-
nomique, sont aussi les plus efficaces. Il est donc bon
pour la société dans son ensemble que certains soient
victimes et d'autres gagnants.
En d'autres termes, toute tentative pour réduire
les inégalités par le biais d'une politique publique est
inefficace, car ce qui paraît injuste est une façon de
baliser les impasses et d'inciter les membres de la
société à les éviter et à porter leurs efforts dans des
directions plus lucratives pour eux comme pour la
société :les inégalités sont bénéfiques dès lors qu'elles
sont issues du fonctionnement d'un libre marché.
En outre, selon Hayek, la redistribution est illégi-
time : «Personne n'a le droit de contraindre les autres
membres à lui fournir (ou à fournir à des tiers) un
revenu particulier.» Ce courant de pensée, souvent
qualifié de « libertarien », analyse donc la «justice
sociale» à la fois comme une atteinte au droit de pro-
priété et un obstacle à l'efficacité économique.
À l'opposé, Ambroise de Milan, qui vivait au
tve siècle et que l'Église catholique a canonisé, estimait,
selon Thomas d'Aquin 37, que «le pain que tu gardes
appartient à ceux qui ont faim 38 , les vêtements que tu
caches appartiennent à ceux qui sont nus, et l'argent
que tu enfouis est le rachat et la délivrance des mal-
heureux». Cette position a conduit à l'émergence dans
le droit de «l'état de nécessité», qui exonère de res-
ponsabilité pénale un voleur agissant dans ce cadre.

37. Dans sa Somme théologique (x111• siècle), qui demeure une des sources
essentielles de la réflexion théologique dans l'Église catholique.
38. Philippe-Jean Hesse, «Un droit fondamental vieux de 3 000 ans : l'état
de nécessité. Jalons pour une histoire de la notion», Droits fondamentaux no 2,
2002.

49
Réduire la pauvreté

Thomas d'Aquin fait sienne l'affirmation d'Ambroise et


la commente ainsi : «Le partage des biens et leur ap-
propriation selon le droit humain ne suppriment pas la
nécessité pour les hommes d'user de ces biens en vue
des besoins de tous.» La propriété privée est subor-
donnée aux nécessités collectives - en totale oppo-
sition aux idées défendues par Hayek - et la richesse
des uns doit servir prioritairement à réduire la pau-
vreté des autres, ceux-ci ayant en quelque sorte, tant
que leurs besoins de base ne sont pas satisfaits, un
droit de préemption sur le surplus des autres 39 .

Un apport fondamental : l'analyse de John Rawls

Plutôt que de choisir entre ces deux positions


extrêmes - le chacun pour soi et l'affectation de
la totalité des surplus des riches au bénéfice des
pauvres -, le philosophe américain John Rawls pro-
pose une approche originale, dans laquelle il tente de
cerner les bases d'une société juste conciliant l'effica-
cité économique, les libertés et les questions d'égalité.
Son analyse s'appuie sur deux principes. Le premier,
qui doit l'emporter sur le second, postule que, dans
une société juste, chacun doit bénéficier incondition-
nellement d'un ensemble de libertés fondamentales :
libertés politiques, de pensée et d'expression, liberté
de la personne et propriété de soi ; mais, à l'opposé des
libertariens, Rawls n'y inclut pas le droit de propriété.
Le second principe, dénommé principe de différence,
avance que la collaboration entre acteurs sociaux
doit se faire au bénéfice de tous. Cela peut entraîner
des inégalités économiques et sociales, mais Rawls
émet deux conditions pour que ces inégalités soient
39. Voir aussi, à ce sujet, l'encyclique Laudato si du pape François, 2015.

50
Réduire la pauvreté, une responsabilité de société

équitables (fair). Elles« doivent être organisées de fa-


çon à ce qu'elles apportent aux plus désavantagés les
meilleures perspectives et qu'elles soient attachées
à des fonctions et à des positions ouvertes à tous,
conformément à la juste [fair] égalité des chances 40 ».
En d'autres termes, il faut certes tenter de conci-
lier efficacité et justice, mais la seconde doit passer
avant la première. Concrètement, entre deux états
socio-économiques, le préférable n'est pas celui qui
privilégie la croissance économique (l'efficacité), mais
celui qui améliore le sort des plus pauvres, non seu-
lement en termes de revenu, mais aussi d'accès à
l'emploi, d'estime de soi et de considération sociale.
Rawls insiste beaucoup sur l'idée que la société juste
est celle qui se bâtit sur la base d'avantages mutuels
- au contraire d'une approche marxiste, par exemple,
qui vise à améliorer le sort du prolétariat en dégradant
celui de la bourgeoisie.
Le choix entre deux politiques économiques ne
peut pas se limiter à la mesure de leur efficacité res-
pective (par exemple en termes de croissance écono-
mique ou de rentabilité). Il doit aussi privilégier celle
qui permettra aux plus pauvres, en premier lieu, d'amé-
liorer leur situation professionnelle et, en second lieu,
de connaître la plus grande amélioration de leur sort.
Prenons comme exemple les politiques d'aide au
retour à l'emploi des chômeurs. L'OCDE4 1, pour évaluer
ces politiques, considérait qu'elles sont efficaces si les
économies sur les prestations (assurance chômage ou

40. John Rawls, Théorie de la justice, op. cit. Voir aussi, du même auteur,
Libéralisme politique (1993), traduit en français par Catherine Audard, PUF,
«Quadrige», 2006.
41. Organisation de coopération et de développement économiques,
regroupant trente-quatre pays, essentiellement les pays industrialisés.

51
Réduire la pauvreté

prestations d'assistance) et les gains engendrés par


les prélèvements sociaux et fiscaux sur les revenus
liés au retour à l'emploi sont supérieurs à la dépense
engagée dans les mesures d'aide. Avec un tel critère,
on privilégiera évidemment l'aide aux chômeurs les
plus qualifiés (les mieux indemnisés et les plus suscep-
tibles de retrouver un emploi), et l'aide aux moins qua-
lifiés risque d'être jugée inefficace. En fin de compte,
on aura plutôt aggravé l'inégalité des chances, ce que
condamne la première partie du principe de différence
(priorité à l'égalité des chances). Une politique inspirée
des principes de Rawls devrait au contraire donner la
priorité aux chômeurs les moins qualifiés.
Qu'en est-il de la deuxième partie du principe
de différence (les inégalités doivent apporter aux
plus désavantagés les meilleures perspectives) ? En
France, de nombreuses critiques - de gauche, notam-
ment- ont reproché à Rawls de justifier l'existence
d'inégalités de résultats. Ils réagissaient à l'un des
premiers rapports officiels 42 mentionnant le philo-
sophe américain en France. Sur la base d'une lecture
trop rapide ou hypocrite de Rawls, ce rapport qualifiait
d'« équitable» toute politique contribuant à accélérer
la croissance, fût-ce au prix d'un creusement des iné-
galités, dès lors que la situation des pauvres en était
améliorée. Ces inégalités, dès lors, étaient «justes».
Cette interprétation est erronée43 •
Prenons un exemple. Le rapport entre les plus
hautes et les plus faibles rémunérations dans cer-
taines entreprises atteint ou dépasse 1 000 pour 1.

42. La France de l'an 2000, rapport au Premier ministre de la commission


présidée par Alain Mine, Odile Jacob, 1994.
43. Voir Catherine Audard, Qu'est-ce que le libéralisme ?, Gallimard,
«Folio essais», 2009.

52
Réduire la pauvreté, une responsabilité de société

Le resserrement de l'éventail, par la norme ou la fis-


calité, à 100 pour 1, dont le bénéfice reviendrait aux
moins rémunérés, irait dans le sens de la justice, si
l'on suit Rawls, sauf si elle conduisait à une désincita-
tion à l'effort et à l'innovation telle que cela engendre
une réduction de l'efficacité économique aboutissant
à une baisse de la rémunération des plus faibles. Mais
cet effet est improbable, ne serait-ce qu'au vu de
l'expérience historique! L'économiste américain Paul
Krugman 44 rappelle qu'aux États-Unis la période de
la «Grande Compression», engagée par le président
Roosevelt (il a relevé à 90% le taux d'imposition mar-
ginal des revenus les plus élevés), et qui s'est prolon-
gée jusque assez loin dans l'après-guerre, a permis de
passer de 1000 pour 1 à 100 pour 1 sans affecter, loin
de là, la croissance à la fois de l'ensemble du produit
national et du revenu des plus faibles.
Krugman montre aussi que, sous l'influence néo-
conservatrice (de Ronald Reagan à George Bush),
l'écart s'est creusé de nouveau, tandis que le revenu
médian stagnait et que la pauvreté s'approfondis-
sait. Et Warren Buffett, cité plus haut, souligne que
la société où il exerce le rémunère davantage qu'il ne
le mérite réellement. La politique de Franklin Delano
Roosevelt allait dans le sens de la justice selon Rawls,
et non celle qui lui a succédé et qui se développe dans
de nombreux pays, dont le nôtre. Voilà de quoi éclairer
quelques débats récents.
John Rawls, en fin de compte, est très explicite
sur ce point : «Les inégalités économiques et so-
ciales doivent être telles qu'elles soient au plus grand

44. Paul Krugman, The Conscience of a Liberal, W. W. Norton & Company,


2007, traduit en français par Paul Chemla, L:Amérique que nous voulons,
Flammarion, 2008.

53
Réduire la pauvreté

bénéfice des plus désavantagés.» L'expression «au


plus grand bénéfice» est sans ambiguïté : ce sont les
plus pauvres qui doivent être prioritaires dans l'orga-
nisation de la société et dans la répartition de ce que
Rawls appelle «les biens sociaux», notamment l'ac-
cès aux droits, la formation, les revenus «primaires»
(ceux issus du travail et du patrimoine, avant cotisa-
tions sociales et impôts) et les revenus disponibles
(après impôts et prestations sociales). S'il faut choi-
sir entre justice (ou «équité») et efficacité (ou crois-
sance économique), c'est la première qui doit primer,
la seule limite étant que cela ne dégrade pas le sort
des plus pauvres.
Dès lors, on ne peut évacuer la question de la
pauvreté et ne s'intéresser qu'à la croissance, celle-
ci permettant en général d'améliorer, fût-ce de pas
grand-chose, la situation des personnes en situation
de pauvreté, parce que certaines d'entre elles -les
mieux placées ou les plus «employables» - peuvent
trouver plus facilement un emploi. Les tenants de ce
raisonnement utilisent souvent l'image de la marée
qui monte et qui, ce faisant, soulève tous les bateaux.
Or, contrairement à ce que suggère cette métaphore,
les plus démunis sont souvent ignorés des embel-
lies caractérisées par la création d'emplois et d'acti-
vités génératrices de revenus supplémentaires. Dans
le meilleur des cas, un petit nombre, composé de
ceux qui ont le plus d'atouts ou de chance, parvient
à s'accrocher à l'un de ces navires qui montent. Mais
les moins bien lotis n'y parviennent pas, faute de res-
sources ou de compétences susceptibles d'intéresser
des employeurs, ou faute de capacités à rejoindre le
marché du travail. L'approche dite« du ruissellement»
(trickle down), qui fait de la croissance économique

54
Réduire la pauvreté, une responsabilité de société

le moyen privilégié d'améliorer le sort des plus dému-


nis dans les pays à niveau de développement élevé,
se heurte à un démenti par les faits bien plus souvent
qu'elle n'est vérifiée.
En outre, c'est commettre un autre contresens
que de se réfugier derrière Rawls à propos de l'éga-
lité des chances et de voir dans la méritocratie - la
réussite des meilleurs- la preuve qu'il y a égalité
des chances. En réalité, le philosophe dénonce très
clairement la méritocratie. Dans les sociétés mérito-
cratiques, écrit-il, «l'égalité des chances signifie une
chance égale de laisser en arrière les plus défavori-
sés dans la quête personnelle de l'influence et de la
position sociale». La juste égalité des chances, telle
qu'il l'explicite, suppose que, à talents et à mérites
identiques, l'accès aux diverses positions sociales ne
dépende pas de la situation sociale initiale. Et, même
si cela était réalisé, il faudrait en outre que les per-
sonnes dont la dotation leur a permis d'accéder à des
positions sociales élevées exercent ces dernières
de façon à améliorer le sort des plus défavorisés.
Surtout, comme cela a été mentionné plus haut avec
l'exemple de Warren Buffett, les talents et la capacité
de les mettre en œuvre relèvent autant des institu-
tions existantes que du mérite individuel, si bien que
la société récompense parfois de manière imméritée
certains talents.
Prenons ainsi la pointe du système mérito-
cratique français : l'accès aux grandes écoles. Certes,
les concours d'entrée permettent de sélectionner les
meilleurs des candidats. Certes, ceux-ci fournissent
un effort intense pour valoriser leurs talents. Mais il
n'y a pas pour autant égalité des chances, car nombre
de ceux qui auraient pu espérer passer ces concours

55
Réduire la pauvreté

ont été éliminés durant le parcours y conduisant,


non parce qu'ils avaient moins de talent, mais parce
que leur environnement familial, culturel et écono-
mique ne les y a pas poussés. C'est ce qu'exprime
ainsi l'économiste Ha-Joan Chang, professeur à l'uni-
versité de Cambridge (Royaume-Uni) 45 : «Nul ne vient
au monde dans un vide absolu. L'environnement sa-
cio-économique dans lequel chacun évolue impose de
sérieuses limites à ce qu'il peut faire ou même à ce
qu'il veut faire. Le milieu ambiant peut le faire renon-
cer à certaines options sans même les essayer. Par
exemple, de nombreux enfants de la classe ouvrière
britannique qui sont doués scolairement n'essaient
même pas de faire des études supérieures, parce
que l'université, "ce n'est pas pour eux,.» Les «plus
défavorisés socialement par la naissance» auraient
peut-être pu faire partie de cette élite intellectuelle,
mais les politiques publiques n'ont pas joué le rôle qui
l'aurait permis.
L'approche de Rawls incite donc à imaginer des
politiques publiques qui, en renforçant les potentialités
des personnes en situation de pauvreté, permettent
de se rapprocher d'une réelle égalité des chances.
Ce qui ne vaut pas seulement pour la formation, mais
pour toutes les étapes de la vie: il s'agit dans tous les
cas de redonner leur chance aux personnes qui ne
l'ont pas eue. En outre, on ne peut que regretter, avec
Rawls, que cette élite intellectuelle se détourne sou-
vent de la recherche du bien commun pour poursuivre
surtout des objectifs de richesse et de puissance. De
ce point de vue, l'abandon rapide du service public

45. Ha-Joon Chang, Deux ou trois choses que l'on ne vous dit jamais
sur le capitalisme, traduit par Paul et Françoise Chemla, Points, 2015
(1'" éd. Seuil, 2012).

56
Réduire la pauvreté, une responsabilité de société

chez les anciens des grandes écoles censées y prépa-


rer - et qui ont de plus vu leurs études financées par
la collectivité - est condamnable.

L'approche d'Amartya Sen, plus réaliste


mais moins ambitieuse

L:approche de John Rawls a été tout à la fois cri-


tiquée et complétée par l'économiste indien Amartya
Sen 46 . Relevant à juste titre que le philosophe améri-
cain fait reposer la justice sur une exigence d'équité,
c'est-à-dire tenant compte «des intérêts et des pré-
occupations de chacun», Sen doute fortement qu'il
puisse en résulter un accord unanime sur les règles
et les institutions qui permettront de concrétiser cette
équité. «Je dois dire que Rawls me laisse tout à fait
sceptique, écrit-il, quand il affirme le caractère unique
du choix [ ...] de l'ensemble des principes appelés à
régir les institutions justes, sur lesquelles une société
pleinement juste doit s'appuyer. Notre compréhension
de la justice est pourtant influencée par des considé-
rations générales foncièrement plurielles et souvent
contradictoires. Or, s'il n'y a pas émergence unique
d'un ensemble de principes de justice bien précis qui
définissent ensemble les institutions nécessaires à la
structure fondamentale de la société, toute la procé-
dure de la "justice comme équité" [ ... ] est difficilement
utilisable47• » La possibilité de construire des principes
de justice faisant l'objet d'un consensus est donc
douteuse.

46. Amartya Sen a été lauréat du prix de sciences économiques en mémoire


d'Alfred Nobel (dit« prix Nobel d'économie») en 1998.
4 7. L'Idée de justice {2009), traduit en français par Paul Chemla
et Éloi Laurent, Flammarion, 2010, p. 87.

57
Réduire la pauvreté

Toutefois, et c'est son apport essentiel à la ré-


flexion sur la possibilité d'instaurer une société plus
juste, Sen avance qu'en matière de jugement sur les
inégalités il ne faut pas se focaliser sur les résultats
(les réalisations, comme le revenu ou les positions
sociales) mais sur <<les possibilités réelles pour cha-
cun de faire les choses qu'il a raison de valoriser», ce
qu'il appelle les « capabilités ». Ce qui compte, c'est
que chaque personne puisse avoir la liberté de pour-
suivre ses fins, et ainsi de concrétiser ce qu'elle aspire
à faire ou à être. L:important n'est pas d'instaurer une
«société parfaitement juste» mais une société plus
juste. C'est-à-dire d'ouvrir le champ des possibles afin
que chacun puisse progresser dans le domaine de ses
capabilités, certains obstacles qui s'y opposent étant
peu à peu levés. Cette approche, peut-être plus réa-
liste mais moins ambitieuse, a inspiré la création de
nouveaux indicateurs d'inégalité ou de pauvreté ; elle
est reprise largement dans les travaux de la Banque
mondiale48 •
Faut-il opposer Amartya Sen et John Rawls pour
proposer des politiques de lutte contre les inégalités
ou la pauvreté ? Sen lui-même dit que «toute son
œuvre philosophique n'est guère plus qu'une note de
bas de page49 » au regard de celle de Rawls. De fait,
la combinaison de l'estime de soi et de l'égalité des
chances que propose ce dernier comme éléments de
justice est très proche des capabilités de Sen. Celui-ci
nie, à raison, la possibilité d'un consensus sur les

48. Voir les rapports de la Banque mondiale sur le développement humain


et l'indice du même nom (IDH).
49. Cité par Philippe Van Parijs dans «Qu'est-ce qu'une société juste ?
La pensée philosophique contemporaine», intervention aux Semaines sociales
de 2006, dont les actes sont parus aux éditions Bayard la même année.

58
Réduire la pauvreté, une responsabilité de société

principes de Rawls et sur leur hiérarchie, mais il ne les


rejette pas. Or, s'il est impossible d'obtenir un consen-
sus sur ce que devrait être une «société parfaitement
juste», comment progresser vers plus de justice? En
ce qui concerne les injustices au plan mondial ou dans
des sociétés très inégalitaires comme l'Inde, le pays
d'origine de Sen, où ce sont souvent les bases mêmes
d'une vie décente qui sont foulées au pied, celui-ci
estime que la démarche de définition et d'articulation
des principes de justice proposés par Rawls n'est pas
nécessaire pour inspirer les politiques à mener. Mais
c'est plus douteux pour l'examen d'une société comme
la nôtre, où la justice sociale est invoquée aussi bien
par ceux qui prônent tel dispositif que par ceux qui le
récusent, comme en témoignent par exemple les dis-
cussions sur la dégressivité des allocations familiales
(voir chapitre 5). Sortir de cette impasse nécessite
que le débat démocratique porte sur les principes à
suivre de manière privilégiée dans la société que nous
voulons construire, et la pensée de Rawls nous paraît
fort utile pour cela. «John Rawls a formulé ce que l'on
pourrait appeler une charte de la social-démocratie
moderne, avec ses forces et ses faiblesses», comme
le signale le texte de quatrième de couverture de l'édi-
tion de Théorie de la justice que nous avons utilisée.

La reconnaissance, élément essentiel


de cohésion sociale

Le terme de «reconnaissance» peut paraître


étrange, plus encore qu'ambigu : il est le plus souvent
utilisé pour désigner soit l'expression d'une gratitude,
soit l'examen attentif d'un parcours géographique.
Axel Honneth, le philosophe allemand à l'origine de

59
Réduire la pauvreté

cette approche, l'a utilisé dans un troisième sens


(tout comme Charles Taylor au Canada ou Emmanuel
Renault en France) : le fait d'être reconnu, c'est-à-
dire accepté et intégré dans la communauté humaine
comme un membre à part entière, avec sa personna-
lité, ses capacités et ses qualités. Ce qui est au cœur
de cette approche n'est donc pas la répartition équi-
table des biens sociaux, comme chez Rawls (même si
ce dernier classe le respect et l'estime de soi parmi
lesdits biens sociaux), mais la reconnaissance par
autrui et par les institutions publiques de la valeur
individuelle et sociale de chacun.
Il y a bien sûr un lien entre ces deux approches,
puisque l'une et l'autre mettent au centre de leur
problématique la dignité de la personne. Pour Axel
Honneth, «ce qu'il y a de juste ou de bon dans une
société se mesure à sa capacité à assurer les condi-
tions de la reconnaissance réciproque qui permettent
à la formation de l'identité personnelle - et donc à la
réalisation de soi de l'individu - de s'accomplir de fa-
çon satisfaisante 50 ». Regarder quelqu'un comme s'il
était transparent, sans le voir, explique-t-il, est le pire
des affronts qu'on puisse lui faire, puisqu'il est ainsi
considéré comme une chose sans intérêt. Adam Smith
écrivait déjà : «L'homme pauvre va et vient sans être
aperçu, et, quand il est au milieu de la foule, il est dans
la même obscurité que s'il était resté enfermé dans
son propre taudis 51 • » Ainsi, pour Honneth, être mé-
prisé est la principale source d'injustice ressentie, car
les personnes victimes de ce dédain ont le sentiment

50. Axel Honneth, «La théorie de la reconnaissance», La Revue du Mauss


n° 23, 1"' semestre 2004.
51. Adam Smith, Théorie des sentiments moraux (1759), traduction de Michaël
Biziou, Claude Gautier et Jean-François Pradeau, PUF, «Quadrige», 2003.

60
Réduire la pauvreté, une responsabilité de société

que la société ne reconnaît ni leur identité en tant que


sujets moraux ni la valeur de leur participation à la vie
sociale. Justice sociale et reconnaissance participent
donc de la même exigence : fonder la cohésion sociale
sur l'égale valeur de chacun au sein de la société.
À l'opposé de cette problématique, des discours
politiques comme ceux de Laurent Wauquiez sur
l'assistanat, par exemple, sont exemplaires du mépris
social. Mais, au-delà, la pratique même des institu-
tions gérant l'aide sociale est en question. Comment
justifier que les allocataires de minima sociaux soient
plus contrôlés que toute autre catégorie quant aux
déclarations fiscales de revenu ? Par ailleurs, le mé-
pris social dont sont victimes ceux qui font la manche,
par exemple, prend souvent la forme d'une invisibi-
lité aux yeux des passants. Il s'agit alors d'une réac-
tivation symbolique de l'ancienne notion de «mauvais
pauvre» : autrefois, ils étaient bannis ou expulsés ;
aujourd'hui, il n'est même plus nécessaire d'en passer
par là puisque, même présents, on ne les voit pas exis-
ter. Et cette invisibilité rompt le lien social de façon
symbolique, certes, mais non moins existentielle que
la mise à l'écart ou l'enfermement d'autrefois.

Un apport pour les politiques publiques

Ce rapide examen des concepts de justice so-


ciale et de reconnaissance pourrait paraître un dé-
tour dans un livre qui ambitionne d'aider à réduire la
pauvreté. En réalité, il n'en est rien. Car les apports
de Rawls, de Sen et d'Honneth peuvent nous éclai-
rer sur les politiques qu'il serait souhaitable de mettre
en œuvre, et leurs analyses peuvent devenir la source
de prolongements concrets dont pourraient s'inspirer

61
Réduire la pauvreté

les politiques publiques, mais aussi l'ensemble des


acteurs sociaux.
Par exemple, dans notre société, le chômage est
l'une des premières et des plus importantes injustices
sociales. Il nie la possibilité de participer à «l'entre-
prise de coopération mutuellement avantageuse» qui,
selon Rawls, est à la base du contrat social liant impli-
citement les membres d'une société. Le droit à l'emploi
pourrait donc être considéré comme l'un des droits
fondamentaux relevant du premier principe d'une so-
ciété juste avancé par John Rawls. Il est, au demeu-
rant, inscrit dans le préambule de notre Constitution.
De fait, certains envisagent de créer un «droit oppo-
sable à l'emploi». L'idée est généreuse, mais elle n'est
guère envisageable.

Les limites d'un «droit opposable»

Un droit opposable permet à ceux qui ne parviennent pas à faire


valoir ce droit par les méthodes habituelles d'exiger de l'État, par
voie de justice, qu'il trouve une solution, sous peine d'amende.
Le seul droit opposable existant est celui au logement, qui
devait inciter la puissance publique à trouver des financements
pour davantage de logements sociaux ou à réquisitionner
des logements vacants. Il n'en a rien été, et l'État est souvent
condamné faute de pouvoir trouver des solutions adéquates.
Le pire est que ces amendes alimentent un fonds destiné à
financer l'accompagnement vers le logement réalisé par des
associations. En d'autres termes, quand il ne parvient pas à
respecter la loi, l'État confie à des associations le soin de trouver
une solution et leur verse les amendes auxquelles la justice l'a
condamné ...

62
Réduire la pauvreté, une responsabilité de société

Si l'emploi devenait un droit opposable, il faudrait


que l'État devienne «employeur en dernier ressort»,
une solution au parfum très soviétique qui n'est guère
réaliste. En réalité, c'est l'ensemble de la société qui
doit se mobiliser pour que l'accès à l'emploi soit pos-
sible pour tous ceux qui le souhaitent, l'État n'étant
qu'un acteur parmi d'autres. Son rôle est d'aider à faire
émerger de l'employabilité et de la formation au béné-
fice de ceux qui en sont dépourvus, mais aussi d'édic-
ter des règles permettant de réduire le chômage. Nous
verrons au chapitre 4 ce qu'il serait envisageable de
faire dans ces domaines. Mais, avant, il nous faut re-
garder la situation : que désigne exactement le terme
de «pauvreté» et quels sont les résultats de la lutte
menée contre elle ?
Un sondage réalisé en 2015 nous apprend que, sur
505 enfants interrogés à la demande du Secours popu-
laire, 60% disent avoir peur de devenir pauvres tandis
que, chez les adultes, 31% disent avoir un membre de
leur famille en situation de pauvreté. Dans une enquête
plus ancienne, conduite en 2012 à la demande du quo-
tidien Les Échos, on découvre que 48% des Français
interrogés se déclarent «pauvres ou en passe de le
devenir». Dans un livre paru en 2006, au titre évo-
cateur (Sept millions de travailleurs pauvres, soit un
quart de la population active !), un chapitre entier dé-
crivait la« pauvreté» d'un professeur de philo agrégé.
Parce qu'il lui avait fallu «emprunter pour financer
[ses] études, payer pour se loger, se nourrir, s'habiller,
[subir] l'éloignement, les classes surchargées 52 ».
Tout dépend évidemment de ce que l'on appelle
pauvreté. S'il s'agit de l'existence d'un découvert ban-
caire, 90 à 95% des ménages en France doivent avoir
connu ce genre de situation au moins une fois dans
l'année. Mais s'il s'agit de ne pouvoir manger à sa faim,
on doit être proche de zéro.
Analyser la pauvreté, définir des politiques de lutte
contre la pauvreté et les évaluer nécessite à l'évidence
que l'on précise ce que l'on entend par ce mot alors
qu'il n'y a pas consensus sur sa définition. Il est égale-
ment nécessaire de pouvoir mesurer l'étendue et l'in-
tensité de la pauvreté, et de définir quelles personnes,

52. Jacques Cotta, Sept millions de travailleurs pauvres. La face cachée


des temps modernes, Fayard, 2006.

67
Réduire la pauvreté

quelles familles ou quels ménages sont pauvres pour


déterminer s'il leur faut un soutien spécifique.

Définir la pauvreté

Un détour par les dictionnaires et leurs éditions


successives est éclairant. Dans la première livrai-
son du dictionnaire de l'Académie française (1694),
est pauvre celui «qui n'a pas de quay subsister, qui
manque des choses nécessaires à la vie». Le diction-
naire ajoute : «Pauvre est aussi substantif, et alors
il signifie un mendiant.» Il donne comme exemples:
«On a enfermé les pauvres. le bon pauvre.» Dans la
neuvième édition (2011), est pauvre celui «qui n'a pas
de quoi suffire à ses besoins, qui manque du néces-
saire, qui n'a que le strict nécessaire» ; l'assimilation
du pauvre au mendiant a disparu, de même que les
références aux bons - ou mauvais - pauvres.
Dans le Trésor de la langue française, réalisé par
le CNRS, la pauvreté est ainsi définie :«État, condition
d'une personne qui manque de ressources, de moyens
matériels pour mener une vie décente.» La référence
n'est plus la subsistance, le strict nécessaire, mais« la
vie décente».
Ainsi, selon les cas, on fait référence à la sur-
vie (la pauvreté absolue) ou à la vie décente au sein
d'une société donnée et à une époque donnée (la pau-
vreté relative, au regard du mode de vie ou du niveau
de vie de la société dans laquelle on se trouve). Très
tôt, Adam Smith adopte ce dernier point de vue : «Par
nécessités, j'entends non seulement les commodi-
tés qui sont indispensablement nécessaires au sou-
tien de la vie, mais encore toutes les choses dont les
honnêtes gens, même de la dernière classe du peuple,

68
Un état des lieux

ne sauraient décemment manquer, selon les usages


du pays. Par exemple, une chemise de lin, strictement
parlant, n'est pas une nécessité vitale. Les Grecs et
les Romains vivaient, je pense, très confortablement,
quoiqu'ils n'eussent pas de lin. Mais aujourd'hui,
dans presque toute l'Europe, un ouvrier à la journée
estimable aurait honte de se montrer sans une telle
chemise, dont le manque serait supposé exprimer un
degré repoussant de pauvreté que l'on ne suppose im-
putable qu'à une conduite extrêmement mauvaise 53 . »
Ces définitions, en se centrant sur les ressources
matérielles ou monétaires, ignorent des dimensions
mises en avant par les penseurs contemporains
(Rawls, Sen, Honneth) ou certaines associations (par
exemple, ATD-Quart Monde). Ainsi, pour Honneth,
ignorer une catégorie sociale ou une personne, faire
comme si elle n'existait pas, la mépriser, est la pire
forme de pauvreté, puisque cela revient à lui dénier
une quelconque dignité. Bruno Tardieu, du mouve-
ment ATD, écrit de même : «La qualité des relations
entre les humains est un bien commun. Le mépris de
l'homme pour l'homme [ ...] détruit durablement notre
capacité à vivre ensemble 54 • »
La pauvreté est donc multidimensionnelle. Mais,
pour conduire des politiques de lutte contre la pau-
vreté, pour en mesurer les effets et la pertinence, il
est nécessaire de pouvoir estimer l'étendue et la
profondeur de la pauvreté. Ce qui conduit à privilé-
gier certaines dimensions spécifiques : la dimension

53. Adam Smith, La Richesse des nations (1776), livre V, chap. Il, art. 4.
Adam Smith traite ici non d'une définition de la pauvreté mais de la séparation
entre biens de nécessité et biens «de luxe», seuls ces derniers devant être
taxés, selon lui.
54. Bruno Tardieu, Quand un peuple parle, La Découverte, 2015.

69
Réduire la pauvreté

monétaire, bien sûr, tant la pauvreté est liée au revenu,


c'est-à-dire à la capacité de satisfaire les besoins ma-
tériels de chacun, mais aussi les conditions de vie.

Pauvreté monétaire

La première dimension, la plus utilisée tant dans


les pays que dans les organisations internationales,
est la dimension monétaire : en dessous de quel re-
venu ou de quel niveau de vie (ce dernier désignant le
revenu corrigé par la taille du ménage : un célibataire
a besoin d'une salle de bains, un couple n'en a pas
besoin de deux) un individu ou un ménage n'a pas de
quoi satisfaire ses besoins.
Mais quels besoins? L'un des fondateurs des
études sur la pauvreté, Benjamin Seebohm Rowntree,
dans ses enquêtes sur la ville anglaise de York (me-
nées en 1899, 1936 et 1951), définit la pauvreté
comme le fait de n'avoir pas les moyens d'assurer sa
subsistance. Mais - rémanence de la partition entre
bons et mauvais pauvres-, il distingue les familles
dont la pauvreté est uniquement liée à l'insuffisance
de revenus (soit, en 1899, 10% de la population) et
celles qui, bien qu'ayant des revenus suffisants, dila-
pident une partie de leurs ressources dans l'alcool, le
jeu, etc. (soit 18% de la population).
La répétition de ces enquêtes sur un demi-siècle
livre aussi une information intéressante : la pauvreté
absolue, caractérisée par l'impossibilité de satisfaire
correctement les besoins vitaux, notamment d'alimen-
tation, s'évanouit, passant de 28% à 3%. Que l'on ne
soit plus au bord de «mourir de faim» à York ou dans
toute l'Angleterre, même dans l'immédiat après-guerre,
n'est pas étonnant, en raison à la fois de la croissance

70
Un état des lieux

économique et du développement de l'État-providence.


'Mais ceci a-t-il supprimé la question sociale de la pau-
vreté au Royaume-Uni? Certainement pas.
On peut également illustrer ce phénomène par le
cas français. Lorsque le salaire minimum (alors appelé
«Smig»: salaire minimum interprofessionnel garanti)
est créé en France, en 1950, son niveau mensuel,
pour 40 heures hebdomadaires, est alors l'équivalent
de 325 euros d'aujourd'hui, soit à peine plus de 60%
du RSA actuel pour une personne seule, un niveau
de revenus que dépassent la quasi-totalité des plus
pauvres des pauvres. Cela prouve que mesurer la pau-
vreté dans une approche absolue n'a pas plus de sens,
au moins dans les pays développés, que de compa-
rer notre niveau de vie à celui du x1xe siècle pour en
déduire que nous sommes tous devenus très riches.

La pauvreté dans les pays en développement

Pour les pays en développement, la Banque mondiale calcule


un seuil de pauvreté absolue. Ce seuil est revalorisé de temps
à autre, surtout pour compenser l'inflation. En 1990, il était de
1 dollar par jour et par personne, porté à 1,25 dollar en 2005 et,
depuis 2015, à 1,90 dollar. Sur la base d'informations concernant
2012, la Banque mondiale estime que, en 2015, 700 millions
de personnes, soit un dixième de la population mondiale,
n'atteindraient pas ce nouveau seuil. Les Objectifs du millénaire
pour le développement (OMO), adoptés par l'Assemblée générale
des Nations unies en 2000, consistaient à diviser par deux
d'ici à 2015 le nombre de personnes vivant dans cette situation
d'extrême pauvreté par rapport au nombre constaté en 1990
(1,9 milliard). L'objectif a été atteint, et même dépassé 55 •

55. «Objectifs du millénaire pour le développement», rapport 2015,


Nations unies.

71
Réduire la pauvreté

En vingt-cinq ans, plus d'un milliard de personnes auront sans


doute franchi le seuil de pauvreté de la Banque mondiale.
L:essentiel de cette amélioration relève de la forte croissance
économique d'un ensemble encore limité de pays (Chine,
Inde, etc.), alors qu'en Afrique subsaharienne le nombre
de personnes en situation d'extrême pauvreté est passé
de 350 millions en 1999 à 390 millions en 2012 (57% de la
population en 1990, 42,7% en 2012, 41% attendus pour 2015).
Cet indicateur ne saurait à lui seul rendre compte de la
pauvreté dans ces pays, qu'ils soient émergents ou non.
Car la pauvreté ne se limite pas à des manques vitaux, mais
au fait qu'elle contraint des personnes à devoir se priver de
ce qui, dans la société où elles vivent, apparaît comme la
norme de base, laquelle évolue en même temps que le mode
de vie. Pas plus qu'à York au cours de la première moitié du
xxe siècle, la réduction de la pauvreté absolue ne supprime
la question sociale de la pauvreté dans les pays émergents.
Le «ruissellement» qu'engendre la croissance économique
permet incontestablement de sortir des gens de l'extrême
misère, mais il ne suffit pas à réduire la pauvreté, dès lors que
celle-ci est mesurée de façon relative.

Dans une approche voisine de celle de la pau-


vreté absolue, le seuil de pauvreté a été fixé aux États-
Unis en 1961 sur la base d'enquêtes de 195556 . Son
évolution est liée aux seuls prix à la consommation,
et non à l'évolution des modes de consommation (ou
des revenus), ce qui en fait un indice de pauvreté
semi-absolue. En 1995, un rapport de l'Académie
des sciences américaine a préconisé une mesure de
la pauvreté relative assez proche de celle utilisée en
France et dans les organisations internationales telles
que l'OCDE et l'Union européenne. Cette proposition
56. Voir Romain Hu ret,La Fin de la pauvreté ? Les experts sociaux en guerre
contre la pauvreté aux États-Unis (1945-1974), Éd. de I'EHESS, 2008.

72
Un état des lieux

n'a pas été mise en œuvre, car elle avait trop d'impli-
cations budgétaires : nombre de prestations sont
définies en fonction du seuil officiel de pauvreté. Fait
étonnant, alors que le PIB par tête a doublé en dollars
constants entre 1965 et 2013, le taux de pauvreté, qui
aurait dû s'effondrer, comme à York, est resté sensi-
blement constant, entre 12 et 15 %, et c'est le nombre
de pauvres qui a doublé avec la croissance démo-
graphique : 45 millions de personnes n'ont pas, en
2013, un niveau de vie plus élevé que les 25 millions
de pauvres d'alors ! Sur le chemin du ruissellement,
quelque obstacle a dû empêcher que l'argent des uns
puisse atteindre les plus démunis ...
Une autre démarche, également monétaire, pos-
tule que la pauvreté revient à disposer d'un revenu (en
fait d'un niveau de vie monétaire) par trop inférieur au
niveau de vie atteint ou dépassé par la moitié de la po-
pulation (le niveau de vie médian). Trop inférieur, mais
de combien ? Le choix est parfaitement conventionnel :
est-ce 40%, 50% (le seuil longtemps retenu par l'In-
see), 60% (le seuil privilégié comme indicateur central
dans les pays de l'Union européenne), voire 70%?
Concrètement, que signifient ces seuils? En 2013,
le niveau de vie médian était de 1 667 euros par mois.
Le seuil de pauvreté à 60% était donc de 1 000 euros :
une personne seule gagnant moins que cela est dite
pauvre. Pour un couple sans enfant, le revenu corres-
pondant est de 1 500 euros. Et pour un couple avec
deux enfants de moins de 14 ans, il est de 2100 euros.
À ce seuil, il y aurait 8,6 millions de pauvres en France
métropolitaine - voire un peu plus : l'enquête sur les
revenus fiscaux et sociaux qui est à la source de ce
chiffre n'est pas exhaustive ; elle omet par exemple
les personnes ne faisant pas de déclaration fiscale ou

73
Réduire la pauvreté

certaines catégories telles que les personnes en loge-


ment collectif (prisonniers, personnes âgées en insti-
tution, etc.), soit environ 3 millions de personnes.
Avec un seuil à 50% de la médiane (833 euros),
il y aurait 5 millions de pauvres. À 40% (667 euros),
2,15 millions. Et la moitié de ces derniers (les plus
pauvres des pauvres), soit plus de 1 million de per-
sonnes, vivaient en 2013 avec moins de 537 euros,
soit environ le plafond de revenu pour percevoir le
RSA57• Alors 1, 2, 5 ou 8 millions de pauvres?

Manque et pauvreté

Plutôt que de choisir un seuil conventionnel, on pourrait


demander directement aux Français en dessous de quel revenu
commence la pauvreté. À la fin des années 1990, lorsqu'on
interrogeait les ménages de l'enquête «Budget de famille»
sur la somme nécessaire pour vivre, soit pour une famille type,
soit pour leur propre famille, on arrivait à un taux de pauvreté
de 40% ou de 30% 58 •
Plus récemment, l'observatoire national de la pauvreté et de
l'exclusion sociale (ONPES) a fait procéder à une évaluation,
dans le cadre de groupes de consensus, du revenu minimum
permettant de «disposer des ressources suffisantes, non
seulement pour faire face aux nécessités de la vie quotidienne
(se loger, se nourrir, avoir accès à la santé ...), mais aussi pour
avoir la possibilité de participer à la vie sociale». Il ne s'agit pas
d'une évaluation d'un seuil de pauvreté ; cependant, il y a peu
d'écart entre «la possibilité de participer à la vie sociale» et

57. Selon le rapport 2015 du Secours catholique, les trois quarts des
600 000 personnes fréquentant ses permanences disposent d'un niveau
de vie inférieur à ce seuil, en raison de l'absence de tout autre revenu.
58. Jean-Michel Hourriez et Bernard Legris, «L'approche monétaire de la
pauvreté, méthodologie et résultats», Économie et Statistique no• 308-310,
Insee, 1997.

74
Un état des lieux

«mener une vie décente», si l'on suit la définition du Trésor de


la langue française. D'ailleurs l'appel d'offres de I'ONPES utilise
l'expression «revenu minimum décent».
Il ressort de cette étude (en ligne sur le site de I'ONPES et sur
celui de la Documentation française) que, selon les différentes
configurations familiales retenues, le résultat se situe entre 80%
et 100% du niveau de vie médian. Ce résultat n'est finalement
pas très éloigné de celui trouvé dans les enquêtes «Budget de
famille» citées ci-dessus.

Ainsi, la définition d'un seuil de pauvreté ne va pas


de soi et relève finalement d'une décision politique. La
France, comme l'ensemble des pays de l'Union euro-
péenne, s'appuie sur un seuil à 60% du niveau de vie
médian. Ce choix n'est pas anodin, y compris pour
l'orientation et l'évaluation des politiques publiques
visant à réduire la pauvreté.
Le choix d'un seuil assez élevé a, en effet, plu-
sieurs conséquences délicates. Comme le souligne
Louis Maurin 59 , directeur de l'Observatoire des inéga-
lités, cela attise les discours qui relativisent l'impor-
tance du phénomène («Si le pauvre est celui qui a
son HLM, sa télé, son portable et les aides sociales,
alors est-ce vraiment inquiétant?») et alimente la
critique du modèle social français : comment se fait-il
qu'on en soit là alors que l'on dépense autant? D'où
ce soupçon: les pauvres n'ont pas fait ce qu'il fallait et
la société, à force d'aides, ne les «incite» pas assez à
reprendre un travail. ..
Ajoutons une considération qui a son importance.
Les pouvoirs publics souhaitent évidemment réduire
le nombre de personnes en situation de pauvreté ou
59. Louis Maurin, «Huit millions de pauvres, un chiffre exagéré», Observatoire
des inégalités, octobre 2013.

75
Réduire la pauvreté

le taux de pauvreté. Ce souci d'efficacité est en outre


une façon de justifier la dépense publique qui y est
consacrée. Or, lorsque les budgets sont contraints (par
l'opinion publique, qui exige des résultats, ou par le
gouvernement, faute de ressources ou par recherche
d'économies), la façon la moins coûteuse de paraître
efficace consiste à changer le thermomètre. C'est ce
qui a été tenté en 2007 dans «l'engagement national
contre la pauvreté» : il s'agissait de fixer un objectif
de réduction de la pauvreté sur la base d'un seuil qui
n'était indexé que sur l'inflation, soit la« pauvreté an-
crée dans le temps». Mais la méthode est un peu trop
voyante. La plus facile consiste à choisir des politiques
ciblant les personnes les plus proches du seuil de pau-
vreté. Par exemple, entre le seuil à 60% (1 000 euros)
et celui à 50% (833 euros) se trouvent près de la moi-
tié des travailleurs pauvres (860 000 sur 1,93 million).
Concentrer les éventuels compléments sociaux de
revenus d'activité sur les ménages rémunérés autour
du Smic à temps plein permet à une partie des travail-
leurs pauvres de franchir le seuil de pauvreté pour un
coût budgétaire très modéré. À l'inverse, revaloriser
le RSA-socle, comme le gouvernement s'y est engagé,
n'a guère d'effet sur le taux de pauvreté, mais cette re-
valorisation a sans doute joué un rôle au bénéfice des
plus pauvres, comme le suggère l'évolution (de 2012 à
2013) du nombre de pauvres situés au bas de l'échelle
(en dessous du seuil à 40 %).
En fin de compte, l'efficacité politique pousse à
laisser les plus pauvres là où ils sont, et à ne s'occu-
per que de ceux qui sont les plus proches de la sor-
tie. Cette forme d'écrémage est exactement l'inverse
d'une politique «à la Rawls », donnant la priorité aux
plus démunis.

76
Un état des lieux

L'évolution de la pauvreté monétaire en France

On dispose de données permettant de suivre


l'évolution de la pauvreté en France depuis une
quarantaine d'années. Encore faut-il les interpréter
avec prudence : le système d'enquêtes a beaucoup
évolué et, même si l'Insee a homogénéisé les séries
qu'il présente, la méthode a des limites. En outre, les
marges d'erreur de toute enquête statistique limitent
les conclusions que l'on peut tirer des variations
observées, d'une année à l'autre, dans les résultats.
De 1970 à 1990, on constate une baisse assez
importante de la pauvreté, concernant principalement
les personnes âgées : sensible revalorisation du mini-
mum vieillesse et, surtout, arrivée à l'âge de la retraite
de travailleurs ayant acquis des droits à pension net-
tement plus élevés que les générations antérieures.
En outre, l'essor de l'activité féminine salariée a mul-
tiplié le nombre de ménages percevant deux revenus,
qu'il s'agisse de salaires ou de retraites.
Mais cette tendance favorable, résultant à la fois
de l'extension de l'État-providence et de l'effet décalé
de la croissance économique des Trente Glorieuses,
s'est interrompue. De 1990 à 2007, le système éco-
nomique et social n'a pas trouvé les ressorts d'une
réduction sensible et durable de la pauvreté. Et ce
malgré une croissance qui, bien que ralentie, n'était
pas négligeable (hausse du niveau de vie médian de
25%). Néanmoins, entre 1997 et 2004, le nombre de
personnes pauvres au seuil de 40% a diminué de près
de 600 000, tandis que la baisse (-700 000) était à
peine plus forte au seuil de 60%. Mais cette paren-
thèse bénéfique aux plus pauvres s'est vite refermée,
notamment du fait de la crise, qui a réduit le nombre

77
Réduire la pauvreté

Seuil de pauvreté et importance de la pauvreté


selon les seuils retenus en euros de 2013 (France métropolitaine)

Seuil à40% Seuil à 50% Seuil à 60%

Nombre Taux Montant Nombre Taux Montant Nombre Taux Montant


(milliers) (%) (€ 2013) (milliers) (%) (€ 2013) (milliers) (%) (€ 2013)

1970 331 5785 12,0 414 8649 17,9 496


1975 416 5194 10,2 520 8491 16,6 624
1979 480 4359 8,3 600 7454 14,2 719
1984 499 4154 7,7 623 7235 13,5 748
1990 531 3751 6,6 664 7848 13,8 798
1996 2030 3,6 572 4550 8,1 715 8179 14,5 859
1997 2007 3,5 573 4433 7,8 716 8042 14,2 859
1998 1671 2,9 585 4257 7,5 731 7873 13,8 877
1999 1540 2,7 593 4109 7,2 742 7745 13,5 890
2000 1579 2,7 604 4165 7,2 755 7838 13,6 906
2001 1507 2,6 619 3984 6,9 774 7757 13,4 928
2002 1340 2,3 635 3746 6,5 794 7495 12,9 953
2003 1493 2,6 633 4078 7,0 792 7578 13,0 950
2004 1461 2,5 630 3896 6,6 788 7382 12,6 945
2005 1917 3,2 641 4270 7,2 802 7766 13,1 962
2006 1867 3,1 651 4188 7,0 814 7828 13,1 976
2007 1855 3,1 664 4281 7,2 830 8035 13,4 996
2008 1910 3,2 675 4272 7,1 844 7836 13,0 1013
2009 2023 3,3 678 4507 7,5 847 8173 13,5 1017
2010 2087 3,4 670 4677 7,7 838 8520 14,0 1005
2011 2158 3,5 670 4856 7,9 837 8729 14,3 1005
2012 2474 4,0 667 5245 8,5 834 8824 14,3 1001
2013 2152 3,5 667 4953 8,0 833 8648 14,0 1000

Source: Insee, enquête «Revenus fiscaux et sociaux» (ERFS).

78
Un état des lieux

d'emplois tandis que continuait d'augmenter la popu-


lation active.
Entre 2007 et 2012, le nombre de personnes
pauvres au seuil de 60% a augmenté(+ 800 000) et,
surtout, leur situation s'est aggravée, puisque le nombre
de pauvres au seuil de 50% a davantage augmenté
(+ 1 million). La mise en œuvre du RSA (juillet 2009),
dont le montant est inférieur de plus de moitié au seuil
de pauvreté, n'a empêché ni une extension de la pau-
vreté monétaire ni son approfondissement.
L'année 2013 semble cependant avoir inversé
cette tendance puisque le nombre de pauvres au seuil
de 40% a davantage diminué que le nombre total de
pauvres, mais l'Insee attribue ce renversement moins
à la politique sociale qu'au fait que les revenus d'acti-
vité perçus par les personnes en situation de pauvreté
ont augmenté. Le problème est désormais de réinven-
ter une dynamique de réduction de la pauvreté repo-
sant sur des transformations de notre organisation
économique et sociale plus que sur une croissance
économique faible ou incertaine.

La pauvreté en conditions de vie

Une autre démarche, non directement monétaire,


consiste à cerner la pauvreté non plus à partir des re-
venus, mais à partir des conditions d'existence ou des
privations d'ordre matériel par rapport au mode de vie
dominant, approche ouverte en 1979 par le sociologue
anglais Peter Townsend. Cela peut concerner l'alimen-
tation, l'habillement, l'habitat, l'environnement, ou plus
généralement l'accès à une pratique habituelle suffi-
samment diffusée dans la société au sein de laquelle
on vit pour qu'elle soit considérée comme une norme

79
Réduire la pauvreté

sociale à laquelle chacun devrait pouvoir accéder (par


exemple, le fait de prendre des vacances ou de posséder
un téléviseur). Il peut s'agir de difficultés ou d'impos-
sibilité d'accès à des droits fondamentaux (éducation,
santé, logement) ou de privations matérielles. Encore
faut-il définir une liste de questions (des «items», en
langage technique) permettant de cerner les privations
susceptibles de représenter un symptôme de pauvreté
et fixer le nombre d'items au-delà duquel on considère
qu'il y a «pauvreté en conditions de vie». Cette liste
sera établie par des experts à partir de leur perception
de ce qu'est aujourd'hui la norme sociale.
Cette démarche est désormais généralisée en
Europe sous la dénomination «indices de privation
matérielle», mais, lorsque les citoyens sont consultés
sur ce qui constitue à leurs yeux des privations inac-
ceptables60, ils retiennent massivement des privations
matérielles sévères (sauter souvent un repas, vivre
dans un appartement non chauffé, humide, ou dans
une caravane, devoir se passer de soins médicaux ou
dentaires ...), mais bien peu incluent l'équipement du
logement, la question des loisirs ou de la sociabilité (ne
pas pouvoir offrir des cadeaux ou inviter des proches
à dîner, accès difficile aux transports publics locaux ...)
ou la qualité de la nourriture (ne pas pouvoir acheter
de fruits frais, par exemple). Ils sont bien plus stricts
sur la pauvreté en conditions de vie que ne le révèle la
réalité : seuls 5% des ménages n'ont pas la télévision,
mais 59% des personnes interrogées n'estiment pas
qu'il s'agit d'une privation inacceptable ...
C'est donc moins l'incapacité à atteindre la norme
sociale largement dominante qui est retenue comme
60. Jérôme Accardo et Thibaut de Saint Pol, «Qu'est-ce qu'être pauvre
aujourd'hui en Europe ? », Économie et Statistique no 421, Insee, 2009.

80
Un état des lieux

signe de pauvreté par l'opinion publique que l'image


que se font les personnes interrogées du pauvre:
mendiant, exclu, sans domicile ou vivant dans un lieu
insalubre.
Dans l'ensemble de l'Union européenne, la
pauvreté en conditions de vie fait l'objet d'une en-
quête approfondie(« SILC », pour Statistics on lncome
and Living Conditions), le volet français (Statistiques
sur les revenus et les conditions de vie, SRCV) étant
réalisé par l'Insee. L'enquête interroge les mêmes per-
sonnes plusieurs années de suite, ce qui permet de
savoir si les difficultés sont durables ou non. Ainsi,
entre 2004 et 2009 61 , l'indicateur en conditions de vie
n'a quasiment pas bougé (environ 11% de la population
interrogée), mais 40% des personnes pauvres une an-
née ne le sont plus l'année suivante, tandis qu'arrivent
d'autres personnes qui n'étaient pas pauvres l'année
précédente. Si bien que, sur six ans, une personne
sur quatre environ a connu au moins un épisode de
pauvreté en conditions de vie, donnant ainsi quelque
crédibilité aux enquêtes d'opinion subjectives qui font
apparaître qu'une proportion élevée de la population
craint de devenir pauvre.
L'enquête SRCV comprend vingt-sept items, sé-
parés en quatre groupes de questions. On ne demande
pas aux personnes interrogées si elles s'estiment
pauvres (contrairement à l'enquête du Secours popu-
laire citée au début de ce chapitre), mais si elles
éprouvent des difficultés, du fait d'une insuffisance
de ressources, de retards de paiement, de restrictions
de consommation ou de leurs conditions de logement.
Lors de la première enquête de ce type (2001), 83%
61. Mathilde Clément,« Mieux comprendre les facteurs de risque de pauvreté
en conditions de vie», Économie et Statistique no• 469-470, Insee, 2014.

81
Réduire la pauvreté

des ménages interrogés ayant répondu positivement


à au moins un item, il a été décidé que la pauvreté
en conditions de vie commençait à partir de huit
réponses positives. Parce que la proportion de per-
sonnes répondant positivement à au moins huit items
la première fois où ce questionnaire a été administré
correspondait à la proportion de personnes dont le ni-
veau de vie était inférieur au seuil de pauvreté moné-
taire la même année.
Être pauvre monétairement ne signifie pas né-
cessairement qu'on le soit en conditions de vie, et ré-
ciproquement. En 2013, 12,8% des personnes étaient
pauvres en conditions de vie et 14% en niveau de vie
relatif (60% du niveau de vie médian). Surtout, le
recoupement entre les deux types de pauvreté est
assez mince. En 2012, 4,7% les cumulent, tandis que
21,5% sont pauvres d'une manière ou de l'autre. En
outre, l'évolution de l'une et l'autre des deux courbes
diffère sensiblement : la pauvreté monétaire tend à
s'accentuer (principalement du fait de la crise), celle
en conditions de vie à diminuer.
Comment expliquer cette double énigme :celle du
faible recoupement et celle d'une évolution opposée
au cours des dernières années? Face à une baisse de
ses revenus monétaires, un ménage peut puiser dans
son épargne éventuelle ou liquider des éléments de
son patrimoine (vente du logement par exemple). Il
peut aussi faire appel à la solidarité familiale, dont on
sait qu'elle demeure forte. Autant de bouées de sau-
vetage qui ne se traduisent pas dans le revenu moné-
taire mais permettent d'atténuer ou de supporter des
chocs temporaires.

82
Un état des lieux

Pauvreté monétaire et pauvreté en conditions de vie en France

24% ......
22%

20%
"- ..__
I"L ,... ....., ,_.. - ...- 'w:6f·-· Pauvreté
en
conditions de vie

18% ...... Pauvreté monétaire


(au seuil de 60 %)
16%

14%
.... -- -- ......
·~
l'-
~ ~
-
-
....... ~ -- -- ..,.._ Pauvreté monétaire
OU en conditions de
~'
--.··.~

12% iii vie

10%

Source: Rapport ONPES 2014-2015.

En outre, la pauvreté monétaire ne prend pas


en compte le fait que l'on soit ou non propriétaire de
son logement : ne pas devoir payer un loyer, surtout
dans une grande ville, permet de moins comprimer
les autres dépenses, et donc d'être confronté à moins
de difficultés ou de privations (l'inverse étant vrai
lorsqu'on est endetté, facteur que la mesure des reve-
nus ne prend pas en compte). Enfin, confronté à une
baisse de son niveau de vie, un ménage s'adapte :il fait
davantage attention à ses achats, en diffère certains
ou réduit certaines dépenses pour éviter d'avoir des
arriérés de facture. Ce qui permet de s'accommoder
durablement d'un moindre revenu (lors du passage en
retraite, par exemple). Bref, difficultés et privations ne
sont pas forcément synonymes, sauf tout à fait en bas
de l'échelle des revenus.

B3
Réduire la pauvreté

Ailleurs, l'herbe est-elle plus verte ?

L:Union européenne, dans le cadre de la stra-


tégie Europe 2020 (prononcer «vingt-vingt» pour
parler l'européen technocratique), s'est fixé en 2010
un objectif ambitieux : réduire d'ici à 2018 (dernière
année concernant les chiffres qui seront connus en
2020) d'au moins 20 millions le nombre de personnes
«en risque de pauvreté ou d'exclusion sociale», soit
une promesse de baisse de 17%, actée par le Conseil
européen. Certes, la lutte contre la pauvreté, comme
toutes les questions sociales, ne relève pas du do-
maine de compétences des institutions européennes,
mais les chefs d'État ou de gouvernement ont tous
voté comme un seul homme, sans doute pour prou-
ver qu'ils ont du cœur et que l'Europe n'est pas qu'un
projet mercantile.
En réalité, cet engagement sera mesuré à la
fois par la pauvreté monétaire (à 60% du niveau
de vie médian), par la pauvreté en conditions de
vie (Eurostat ne retient que neuf items, la «priva-
tion matérielle sévère» commençant à partir de
quatre réponses positives) et par un nouvel indi-
cateur mesurant le «risque d'exclusion sociale» :
ce risque est avéré si les personnes de 18 à 59 ans
(hors étudiants) que contient le ménage travaillent
au total moins de 20% du temps correspondant à un
emploi à temps complet (temps plein toute l'année).
En additionnant ces trois indicateurs et en prenant
soin de ne pas compter plusieurs fois les mêmes
personnes (un même foyer peut être pauvre moné-
tairement, en conditions de vie et en risque d'exclu-
sion sociale), on arrive à 118 millions de personnes
concernées en 2008 dans les vingt-huit pays de

84
Un état des lieux

I'UE. Et à la promesse de le réduire de 20 millions


d'ici à 2018 62 •
Toutefois, l'encre de l'engagement solennel n'était
pas encore sèche que l'on savait déjà qu'il ne serait
pas tenu (voir encadré).

L'art de se défausser sur les autres

Lorsqu'un engagement européen est pris dans un domaine qui


ne relève pas de l'autorité de la Commission, c'est à chaque pays
- souverain dans ce domaine - de décliner les objectifs qu'il se fixe
dans ce cadre ainsi que les indicateurs qu'il entend utiliser pour
vérifier si ses promesses sont tenues. Chacun a donc été invité
à indiquer ce qu'il comptait faire pour concrétiser l'engagement
collectif. Ça a été une belle pagaille63 • Rien pour la Suède; au
Royaume-Uni, engagement seulement pour les enfants ; en
Allemagne, pour les chômeurs de longue durée ; aux Pays-Bas et
au Danemark, pour les ménages à faible intensité de travail, etc.
Au total, une somme d'engagements nationaux portant sur
14 millions de personnes au lieu des 20 millions promis. Comme
si, au moment de passer à l'acte, chaque pays avait compté sur
les autres pour atteindre l'objectif global. Et encore ! En France,
par exemple, atteindre l'objectif européen aurait nécessité une
réduction de 1,9 million du nombre de personnes «en risque de
pauvreté ou d'exclusion sociale». Mais elle n'en annonçait que
1,6 million- et en trichant un peu, puisqu'elle choisissait de retenir
un indicateur calculé non pas à 60% du niveau de vie médian de
2018 (2017 pour l'Insee), mais de 2010, simplement revalorisé de
l'inflation (indicateur« ancré dans le temps»).
Rétrospectivement, cela n'aurait pas changé grand-chose,
en raison de la crise, qui a eu tendance à faire baisser le niveau
62. En réalité, 2017, car Eurostat retient l'année de collecte des données,
contrairement à l'Insee, qui prend en compte l'année de perception des
revenus.
63. Détaillée et chiffrée dans le rapport 2013-2014 de l'Observatoire national
de la pauvreté et de l'exclusion sociale (ONPES).

85
Réduire la pauvreté

de vie médian plutôt qu'à l'augmenter. Ainsi, le seuil de pauvreté


de 2010 (année de base de l'engagement européen) pour
une personne seule équivaut, une fois corrigé de l'inflation,
à 1005 euros en 2013, alors que celui tenant compte du niveau
de vie médian n'est, cette année-là, que de 1000 euros. Mais
on ne le savait pas alors. Cela illustre à la fois l'art d'habiller
des engagements pour qu'ils soient présentables tout en étant
le moins contraignants possible (le diable est dans les détails)
et les réticences de la plupart des pays de I'UE à s'attaquer
de front à la pauvreté.

Où en est-on à mi-parcours (2013 pour l'Insee,


2014 pour Eurostat) ? Le nombre de personnes «en
risque de pauvreté ou d'exclusion sociale», au lieu
de diminuer, a augmenté de 4 millions de personnes
(pour toute I'UE) et davantage encore dans la seule
UE à 15 (+7 millions). Dans ce dernier sous-en-
semble, seuls deux pays ont connu une réduction
- quasi imperceptible en nombre mais plus nette en
pourcentage de la population. Il s'agit du Danemark
(- 0,5 point) et de la France (- 0,6 point). Dans ce der-
nier cas, l'explication tient à la baisse du nombre de
personnes en situation de privation matérielle sévère :
leur proportion est passée de 5,8% de la population à
4,8 %. En revanche, le nombre de personnes situées
sous le seuil de pauvreté monétaire augmente légè-
rement, ainsi que le nombre de personnes «en risque
d'exclusion sociale». La France, sans faire partie des
pays les plus en pointe dans la lutte contre la pau-
vreté, se situe néanmoins à la cinquième place des
pays de I'UE à 1464 , derrière les pays nordiques, tandis
que l'Allemagne, à laquelle elle est souvent comparée
64. Hors Luxembourg, pays dont la part élevée de travailleurs non résidents
- les frontaliers - rend les comparaisons avec les autres pays sans justification.

86
Un état des lieux

Personnes «en risque de pauvreté ou d'exclusion sociale»

(En% de la population) (En milliers de personnes)


2009 2010 2011 2012 2013 2009 2010 2011 2012 2013
UE (28pays) 23,7 24,3 24,7 24,5 24,4 118008 121314 124060 122897 121952
UE (14pays) 21,8 22,6 23,1 23,1 23,3 85299 88829 91406 91241 91821
Belgique 20,8 21,0 21,6 20,8 21,2 2235 2271 2356 2286 2339
Danemark 18,3 18,9 19,0 18,9 17,8 1007 1039 1057 1059 1001

Allemagne 19,7 19,9 19,6 20,3 20,6 15962 16074 15909 16212 16508

Irlande 27,3 29,4 30,0 29,5 27,4 1220 1319 1378 1358 1265

Grèce 27,7 31,0 34,6 35,7 36,0 3031 3403 3795 3904 3885
Espagne 26,1 26,7 27,2 27,3 29,2 12029 12363 12628 12630 13402

France 19,2 19,3 19,1 18,1 18,6 11712 11840 11760 11245 11521

Italie 24,5 28,2 29,9 28,4 28,1 14757 17112 18194 17326 17041

Pays-Bas 15,1 15,7 15,0 15,9 16,5 2483 2598 2492 2648 2751

Autriche 18,9 19,2 18,5 18,8 19,2 1566 1593 1542 1572 1609

Portugal 25,3 24,4 25,3 27,5 27,5 2693 2601 2667 2879 2863

Finlande 16,9 17,9 17,2 16,0 17,3 890 949 916 854 927

Suède 15,0 16,1 15,6 16,4 16,9 1419 1538 1519 1602 1636
Royaume-Uni 23,2 22,7 24,1 24,8 24,1 14211 14044 15099 15586 15188

Source: Eurostat.

sur le plan économique, connaît une aggravation de


l'indicateur européen malgré son quasi-plein emploi.
Enfin, le poids de la crise, qui a touché parti-
culièrement des pays comme l'Espagne, le Portugal,
l'Irlande et surtout la Grèce, se traduit dans ces pays
par une très forte progression de la population socia-
lement en difficulté. Il est donc clair que, si la bonne
santé économique d'un État ne suffit pas à assurer

87
Réduire la pauvreté

que le social suive, une mauvaise santé se traduit par


des difficultés sociales sensiblement accrues.

La pauvreté monétaire en France au regard de I'UE à 15

La France, avec un taux de pauvreté monétaire


(au seuil de 60 %) de 13,3% en 2013 65 , se situe nette-
ment en deçà de la moyenne européenne (17,2 %) et
de celle de I'UE à 15 (17%). Dans l'ensemble de I'UE,
les taux s'étagent de 9,7% en République tchèque à
25,4% en Roumanie, tandis que, dans I'UE à 15, la dis-
persion n'est guère moindre : de 11,6% (Pays-Bas) à
22,2% (Espagne). Et l'on retrouve ces mêmes carac-
téristiques avec des définitions plus restrictives de la
pauvreté (seuils à 40% ou 50% de la médiane). Cette
dispersion ne tient pas à l'hétérogénéité des niveaux
de développement, puisque des pays au niveau de
vie médian proche diffèrent sensiblement. Ainsi,
l'Allemagne se situe à 16,7% en 2013, quand les Pays-
Bas voisins sont à 11,6%. On voit bien que les critères
économiques, ou de niveau de vie médian, ne suffisent
pas à rendre compte de ces écarts : les politiques
publiques jouent un rôle au moins aussi important.
Le constat est similaire sur une période plus
longue (2005-2013, période où les statistiques euro-
péennes sont harmonisées autour d'une méthodo-
logie commune) : pour une progression du niveau de
vie similaire, le taux de pauvreté finlandais demeure
stable, tandis que celui de l'Allemagne progresse de
4,2 points. À évolution de niveau de vie identique, cer-
tains pays parviennent à réduire leur taux de pauvreté

65. Données Eurostat, qui s'appuie sur l'enquête SILC, alors que l'Insee
s'appuie sur l'enquête «Revenus fiscaux et sociaux» (ERFS), d'où de légères
différences.

88
Un état des lieux

(cas de l'Irlande et du Royaume-Uni, où, il est vrai, il


était initialement très élevé), tandis que d'autres le
voient progresser plus ou moins fortement (Suède et
Allemagne). Il est possible de s'enrichir globalement
tout en ayant davantage de pauvres (à l'américaine,
et désormais à l'allemande), mais aussi de traverser
de dures épreuves tout en réduisant le nombre de
pauvres (en Irlande).
Tout n'est donc pas mécanique dans les hausses
ou baisses du taux de pauvreté, et les variations re-
flètent aussi des politiques sociales plus ou moins
dynamiques. Enfin, certains pays ont su, mieux que
la France, réduire leur taux de pauvreté, notamment
celui des populations les plus fragiles.

En France, qui est pauvre ?

Pour dégager des pistes de lutte contre la pau-


vreté, il importe de repérer au mieux les catégories
les plus sujettes à ce risque et d'en suivre l'évolution
avec trois points de repère: la période 1996-1997,
référence la plus ancienne à partir de laquelle on dis-
pose de données assez homogènes, la période 2003-
2005, durant laquelle ont été enregistrés les taux de
pauvreté les plus faibles, et naturellement les années
les plus récentes, 2011-2012, où le taux de pauvreté a
presque retrouvé son niveau du début de la période.

Les enfants et les adolescents


En 2013, sur les 8,6 millions de pauvres, 2,7 mil-
lions ont moins de 18 ans. Ils constituent un tiers des
personnes en situation de pauvreté, ce qui en fait la
tranche d'âge la plus fréquemment touchée : plus d'un
enfant ou adolescent sur cinq (22 %) ! La pauvreté

89
Réduire la pauvreté

demeure aussi fréquente dans la tranche d'âge d'en-


trée dans la vie active, celle des 18-29 ans : hors mé-
nages dont la personne de référence est étudiante,
cette tranche d'âge représente 14% de la population
totale, mais 25% de l'ensemble des personnes en
situation de pauvreté. Le risque de pauvreté s'abaisse
ensuite ; en particulier, il est nettement plus faible
chez les plus de 60 ans : moins d'un sur dix.
Cette présence élevée des moins de 18 ans nous
situe fort mal en Europe : au Danemark, en Finlande,
en Norvège et en Allemagne, les taux de pauvreté de
cette tranche d'âge sont moins élevés que ceux de
l'ensemble de la population ; en Suède, en Belgique et
au Royaume-Uni, le surtaux est moindre qu'en France.
Ce sont surtout les pays du sud de l'Europe (Italie,
Grèce, Espagne et Portugal) et quelques nouveaux
entrants (dont la Pologne, la Hongrie et la Roumanie)
qui connaissent une situation relative des moins de
18 ans pire que chez nous.
Il y a là un grave sujet de préoccupation. Au titre
de la justice sociale, d'abord, dans une société qui ne
sait pas protéger ses enfants et, en définitive, s'en pré-
occupe peu. Mais également au titre de l'évolution éco-
nomique et sociale à plus ou moins long terme. En effet,
la pauvreté handicape fortement le développement
des enfants et accroît sérieusement le risque qu'ils de-
viennent des adultes pauvres. Tolérer un fort surcroît
du taux de pauvreté des enfants, c'est probablement se
préparer à de faibles performances économiques dans
le futur et au maintien d'un taux de pauvreté élevé.

Les travailleurs
En 2012, parmi les 4,4 millions de personnes
pauvres âgées de 15 ans et plus, et qui ne sont ni

90
Un état des lieux

étudiantes ni retraitées, 1,9 million occupent un em-


ploi, soit plus du tiers, et 1,1 million sont chômeurs.
Contrairement à une légende tenace, les pauvres ne
sont donc pas beaucoup moins «actifs» que le reste
de la population.

Les familles monoparentales


Les familles monoparentales sont confrontées à
la pauvreté deux fois plus souvent que la moyenne :
plus d'un tiers des personnes (adultes et enfants)
appartenant à une famille monoparentale sont pauvres.
Et sur les 2,7 millions d'enfants pauvres, environ
900 000 vivent dans ce type de foyer. De ce fait, la pau-
vreté des familles monoparentales est un enjeu majeur
de la lutte contre la pauvreté. Mais il doit sans doute
être abordé par l'effet de politiques générales (insertion
professionnelle des jeunes, conditions d'emploi, accueil
des jeunes enfants, etc.), en raison de la diversité des
origines de la monoparentalité (parent n'ayant jamais
vécu en couple, séparation avant la naissance du pre-
mier enfant, séparation ultérieure, décès du conjoint).
Parmi ces parents isolés - des mères dans
l'immense majorité des cas -, la pauvreté concerne
surtout les plus jeunes : quatre sur dix ont moins de
30 ans. Dans tous les pays européens, le taux de pau-
vreté est plus élevé dans les familles monoparentales
mais, en France (comme en Suède, en Allemagne, en
Belgique et aux Pays-Bas), le surrisque est particu-
lièrement élevé ; tel n'est pas le cas au Danemark ni,
dans une moindre mesure, en Finlande.

Les personnes peu formées


Le niveau de formation exerce une forte influence
sur le risque de pauvreté. En France, en Allemagne et

91
Réduire la pauvreté

au Royaume-Uni, le taux de pauvreté des adultes de


18 à 64 ans est multiplié par trois lorsqu'on compare
ceux qui ont un niveau d'éducation inférieur ou égal
au premier cycle du secondaire (collège) et ceux ayant
atteint un niveau d'études supérieures. Ce rapport
n'est que de 1,4 aux Pays-Bas et de 2 au Danemark,
et monte jusqu'à 6 au Portugal en passant par 3,5 en
Italie : à des degrés divers, tous les pays sont confron-
tés au défi d'un risque de pauvreté et d'exclusion lié à
un faible niveau de formation.

Les grandes lignes du constat sont désormais


dressées : même si la France ne peut être classée en
général parmi les mauvais élèves de la classe euro-
péenne (sauf, peut-être, dans le cas des moins de
18 ans), elle se situe néanmoins bien en deçà de ce
qu'elle pourrait accomplir pour réduire la pauvreté,
compte tenu de l'importance de sa protection sociale.
D'autres pays font mieux que nous, surtout au nord de
l'Union européenne. Que pouvons-nous envisager de
faire - sans déséquilibrer des finances publiques déjà
bien assez éprouvées - pour agir efficacement contre
la pauvreté ?
Il faut le dire et le redire : parmi les personnes en
situation de pauvreté qui ne sont ni retraitées ni en
formation, un peu plus des deux tiers sont en emploi
ou en recherche active d'emploi. Et quand on écrit
«recherche active d'emploi», ce n'est pas une formule
de style, puisque, dans les enquêtes« Emploi» de l'In-
see, seuls ceux qui ont effectué des démarches véri-
fiables, passé des entretiens d'embauche ou déposé
des candidatures sont considérés comme chômeurs.
Il faut en outre qu'ils soient sans aucun travail (pas
même une heure) et disponibles immédiatement pour
occuper l'éventuel emploi.
Le pauvre qui vit du « R(é)mi 66 » et de petits lar-
cins, mais se garde bien de travailler - trop fatigant -
tout en émargeant à l'ANPE (désormais Pôle Emploi)
uniquement pour encaisser l'allocation chômage est
une image d'Épinal qui permet aux bateleurs de foire
de dénoncer «le cancer de l'assistanat». Ce cas de
figure est sans doute moins fréquent dans le monde
des pauvres - et d'ampleur financière infiniment
moindre - que la fraude fiscale ne l'est dans l'uni-
vers des riches, dont nul, jusqu'ici, ne s'est avisé de
dénoncer le «cancer de l'incivisme». Écartons donc
ces fantasmes, tout droit issus de la vieille tradition
des« mauvais pauvres», et regardons plutôt les faits.
En 2012, parmi les 4,4 millions de personnes pauvres
de 15 ans ou plus n'étant ni retraitées ni étudiantes,
on a dénombré 1,9 million de personnes ayant un

66. Dans le film d'Étienne Chatiliez La vie est un long fleuve tranquille (1988).

95
Réduire la pauvreté

emploi, soit un travailleur sur treize. Le procès en


«assistanat» n'est donc pas seulement injuste - en
suggérant que les pauvres sont des profiteurs -, il
est surtout erroné. Surtout si l'on prend en compte
ceux qui souhaiteraient travailler mais qui n'y par-
viennent pas, malgré leurs efforts. C'est le cas des
1,1 million de chômeurs pauvres qui, comme tous les
chômeurs dénombrés par l'Insee, recherchent acti-
vement un emploi.
En outre, parmi les inactifs {c'est-à-dire ceux
qui ne sont ni en emploi ni au chômage), on trouve
sans doute de nombreuses personnes qui souhai-
teraient avoir un emploi mais qui, découragées par
de longues périodes de recherches infructueuses en
raison de leur manque d'expérience professionnelle
valorisable sur le marché du travail, de leur charge
d'enfants ou de leur santé, ont arrêté de chercher. On
en a une idée grâce à l'enquête «Emploi» de l'Insee :
ceux ou celles qui souhaiteraient travailler mais qui
ne cherchent pas ou ne sont pas disponibles pour
occuper un emploi si l'occasion s'en présentait (mala-
die, formation, indisponibilité) constituent le «halo»
du chômage, soit près d'un million et demi de per-
sonnes en 2015, parmi lesquelles environ 200 000
se trouvent en situation de pauvreté. Autant dire que
le procès en «assistanat» vise au plus quelques cen-
taines de milliers de personnes, alors qu'il est dressé
à l'encontre de 8 millions de pauvres. Un procès
qui fait de l'exception la règle et qui révèle surtout
l'ignorance de ses auteurs concernant le monde de
la pauvreté.

96
Réduire la pauvreté laborieuse

Qu'est-ce qu'un travailleur pauvre ?

Pour l'Insee, c'est une personne qui, au cours des six derniers
mois, a travaillé au moins un mois et dont le niveau de vie est
inférieur au seuil de pauvreté (en 2013, 1000 euros pour une
personne seule, 1500 euros pour un couple, 2100 euros pour un
couple avec deux enfants de moins de 14 ans, etc.). Avoir un bas
salaire, par exemple le Smic à temps plein, soit 1120 euros nets
par mois (en 2013), ne vous classe donc pas dans la catégorie
des travailleurs pauvres si vous vivez seul, même si vous tirez le
diable par la queue. D'abord, parce qu'un salaire peut être bas
tout en étant supérieur au seuil de pauvreté - on parle de bas
salaires pour désigner les salaires inférieurs à 1,3 fois le Smic
à temps plein, soit à peu près 1500 euros : environ 40% des
salariés sont dans ce cas. Ensuite, parce que la pauvreté n'est pas
mesurée par personne mais par ménage : il faut donc prendre en
compte la dimension du foyer et le niveau de tous ses revenus - y
compris sociaux, comme les prestations familiales ou l'allocation
logement - pour déterminer si un ménage est pauvre, et donc si
les travailleurs qu'il compte en son sein le sont.
La définition européenne des travailleurs pauvres diffère un peu
de celle de l'Insee : il faut avoir travaillé au moins sept mois au
cours des douze derniers mois, une définition plus restrictive. Une
étude 67 estime que le passage de la définition Insee à la définition
européenne aurait fait baisser la proportion de travailleurs
pauvres d'environ 1 point pour l'année 2006. Pour l'année 2013,
ce changement de définition pourrait ramener la population de
travailleurs pauvres de 1,9 million à 1,7 million.

Un travailleur pauvre n'est pas forcément un


travailleur mal payé (même si c'est le cas le plus fré-
quent) s'il doit faire vivre avec son seul revenu d'acti-
vité plusieurs personnes à charge. Si un couple a deux

67. Sophie Ponthieux, «Les travailleurs pauvres comme catégorie statistique»,


Insee, mars 2009.

97
Réduire la pauvreté

enfants et qu'un seul des deux adultes est en emploi,


même avec un salaire correct, il n'est pas impossible
de flirter avec la pauvreté.
La bi-activité est un rempart contre la pauvreté, mais
ce rempart disparaît si le couple se défait. C'est le cas de
nombreuses familles monoparentales : en leur sein, il n'y
a en général qu'une seule personne en emploi, très rare-
ment deux (et il s'agit alors le plus souvent d'un enfant
de plus de 15 ans, par exemple en apprentissage). Pour
peu qu'il s'agisse d'un poste situé aux alentours du Smic,
même à temps plein, la pauvreté est au rendez-vous. La
présence d'enfant(s) aggrave le problème lorsqu'il n'y a
qu'un seul apporteur de revenu d'activité dans le couple
ou la famille monoparentale. Ainsi, en 2012, le taux de
pauvreté des couples avec enfant(s) dont un seul des
membres est en emploi dépassait 22%, contre 4% pour
les couples avec enfant(s) dont les deux conjoints tra-
vaillent. L:emploi protège contre la pauvreté, mais la pro-
tection n'est réellement assurée que lorsque, dans une
famille, il y a plus d'une personne active.
L:inquiétant, cependant, est que l'emploi protège
de moins en moins bien. Entre 2005 et 2012, la pro-
portion de personnes vivant dans des familles avec
enfant(s) comptant un seul actif et dont le niveau de
vie était inférieur au seuil de pauvreté est passée de
18,6% à 22,3% pour les couples et de 19,4% à 22,6%
pour les familles monoparentales. Cette progres-
sion peut paraître minime, mais elle signifie que, en
sept ans, le nombre d'individus en situation de pau-
vreté a augmenté de 250 000 dans les familles avec
enfant(s) au sein desquelles une seule personne est
en emploi. La pauvreté laborieuse fait des dégâts col-
latéraux, car elle ne touche pas seulement les travail-
leurs concernés, mais aussi les membres de leur foyer.

98
Réduire la pauvreté laborieuse

Pourquoi la protection théorique que consti-


tue l'emploi tend-elle à s'étioler ? Parce que l'emploi
lui-même se fragilise. L'OCDE 68 appelle «emplois non
standard» les emplois à temps partiel, les contrats tem-
poraires (COD, intérim, emplois aidés, apprentissage)
et le travail indépendant, car ils ont une particularité
commune : les droits sociaux qui leur sont attachés
(assurance chômage, retraite, formation, complémen-
taire santé) sont moindres que pour les «emplois stan-
dard» que sont les CDI. Donc, ceux qui les occupent
sont moins bien protégés contre le risque de pauvreté.
Actuellement, ces «emplois non standard» représen-
tent un tiers des postes en France. Une proportion qui a
sensiblement augmenté depuis 1982 (au moins un dou-
blement, malgré la baisse du travail indépendant), du
fait de l'augmentation du nombre d'emplois temporaires
ou à temps partiel et de l'émergence du statut d'auto-
entrepreneur, plus fréquemment à temps partiel.

Les emplois «non standard» en France (en milliers)

1982 2013

Emplois temporaires

Contrats à durée déterminée 911 2170

Intérim 102 508

Apprentissage 173 406

Emplois à temps partiel 2109 4 747

Emplois indépendants 3470 2 686

Source : Insee, «Séries longues sur l'emploi». Les différentes


catégories ci-dessus ne peuvent être additionnées, du fait des
recoupements existants. Par exemple, certains emplois indépendants
ou certains emplois temporaires sont aussi à temps partiel.

68. «Tous concernés: pourquoi moins d'inégalités bénéficie à tous», OCDE, 2015.

99
Réduire la pauvreté

Ainsi, le marché du travail se transforme, essen-


tiellement pour des raisons structurelles. Déjà, en
1993, réconomiste américain Robert Reich soulignait
qu,avec la mondialisation une partie des emplois de
production manufacturière - emplois qu,il qualifiait
de «routiniers» en raison de l,importance des tâches
répétitives qu,ils incluaient- disparaîtrait dans les
pays de vieille industrialisation au profit des pays
émergents. Certes, estimait-il, les emplois destinés à
produire des« services personnels» ne sont pas délo-
calisables, mais ils ne sont extensibles que si leur coût
diminue pour les utilisateurs potentiels, et notamment
pour les gagnants de la mondialisation que sont «les
manipulateurs de symboles» (scientifiques, ingé-
nieurs, consultants, analystes, programmeurs, etc.),
dont le marché s,est fortement élargi grâce à elle.
Plus récemment, l,économiste français Pierre-
Noël Giraud 69 avance une analyse similaire : les em-
plois qu,il qualifie de « nomades70 » ne sont maintenus
ou ne se développent sur un territoire que si ce dernier
est attractif en termes de compétitivité ou de qualité de
vie (sécurité juridique, transports, infrastructures de
communication, de formation et de santé, etc.). Sinon,
la seule possibilité pour les travailleurs qui occupaient
ces postes désormais délocalisés est de tenter de se
rabattre sur des emplois «sédentaires», ceux qui «ne
sont en compétition directe qu,avec des emplois situés
dans le même territoire [ ...] : ouvrier du bâtiment ou de
la production et de la distribution d,électricité et d,eau,

69. Pierre-Noël Giraud, L'Homme inutile. Du bon usage de l'économie,


Odile Jacob, 2015.
70. Exemples d'emplois nomades selon l'auteur : «trader, ingénieur
aéronautique, OS de l'automobile, viticulteur, employé du tourisme, employé
de cali center» (p.137).

100
Réduire la pauvreté laborieuse

acteur de théâtre, enseignant du primaire, femme de


ménage, boulanger, policier» ou fonctionnaire.
Le problème, ajoute Pierre-Noël Giraud, c'est
qu'il existe un lien étroit entre les deux types d'em-
plois. Un territoire aura d'autant plus de « séden-
taires» que les «nomades» seront nombreux (car ils
achètent aussi des biens ou des services sédentaires),
et les« nomades» seront d'autant plus nombreux que
les «sédentaires» seront moins bien payés (ou qu'ils
seront performants en termes de qualité de services
rendus, caractéristique à laquelle les firmes nomades,
employant surtout des salariés très qualifiés, sont fort
sensibles). Pour l'auteur, «des trappes apparaissent
inévitablement, où tombent des sédentaires super-
flus». Conséquence : «chômage de longue durée, en
particulier des jeunes, et travailleurs pauvres enchaî-
nant les "petits boulots"».
Ainsi, à plus de vingt ans de distance, Reich et
Giraud, mais aussi d'autres économistes, se rejoignent
pour faire de la montée du chômage de longue durée
et des emplois précaires la conséquence de ce que
l'un nomme la mondialisation, l'autre la globalisa-
tian, nuance terminologique plus que sémantique.
Cependant, la discussion reste ouverte puisque, en
Autriche, au Danemark, en Suisse ou en Norvège,
économies ouvertes s'il en est, on ne constate pas une
évolution similaire du marché du travail.
En France, ce sont les emplois peu ou pas quali-
fiés qui font défaut et qui expliquent une part impor-
tante du chômage : 31 % des chômeurs en 2013 étaient
dépourvus de diplôme (ou détenaient seulement le
brevet des collèges), contre 19% des personnes en
emploi. Ce constat n'est pas incompatible avec la
thèse de Giraud, mais on peut penser que le facteur

101
Réduire la pauvreté

dominant est moins la mondialisation (suppression


d'emplois «routiniers») que la difficulté à rebondir
autrement que sur des emplois précaires quand on
est dépourvu de capital scolaire. En d'autres termes, il
est envisageable de réduire la pauvreté laborieuse dès
lors qu'elle est due à des causes internes au pays, et
pas seulement à des causes externes.
À cette cause structurelle de chômage et de pré-
carisation de l'emploi, s'ajoutent aujourd'hui les dé-
gâts de la crise : des destructions d'emplois (200 000
entre 2008 et 2013), alors que la population active
continue de progresser (+ 600 000). D'où une forte
augmentation du chômage, surtout de longue durée,
c'est-à-dire avec plus d'une année de recherches in-
fructueuses ( + 400 000). Cela s'explique notamment
par le fait que bon nombre des suppressions d'emplois
provoquées par la crise se situent dans l'industrie (qui
a perdu 11% de ses emplois), un secteur où les com-
pétences des travailleurs peuvent ne pas être transfé-
rables à d'autres activités. En perdant leur emploi, ces
derniers, s'ils ne bénéficient pas d'une formation pour
se reconvertir, risquent fort de verser dans l'exclusion
du marché du travail, prélude à l'exclusion sociale.
Outre ce chômage croissant, la crise a provo-
qué, entre 2008 et 2013, une sensible augmenta-
tion des emplois «non standard», qu'il s'agisse des
emplois indépendants (+150 000), de ceux à temps
partiel (+150000 personnes en emploi à temps par-
tiel désireuses de travailler davantage) ou des postes
temporaires (+200000), car les employeurs, faute de
visibilité sur ce que sera demain, privilégient les em-
bauches limitées dans le temps.
Cette progression de l'emploi non standard s'est
accompagnée d'une augmentation de la pauvreté

102
Réduire la pauvreté laborieuse

laborieuse puisque, entre 2008 et 2013, celle-ci a


concerné 50 000 personnes supplémentaires. Mais
il ne faut pas oublier que ces travailleurs ne vivent
le plus souvent pas seuls : c'est toute leur famille
qui plonge avec eux dans la pauvreté, soit, au total,
100 000 à 150 000 personnes.

Où se trouvent les emplois des travailleurs pauvres ?

Il existe des travailleurs pauvres dans quasiment toutes


les branches, même dans les activités financières ou
les télécommunications. Mais le risque de pauvreté est
particulièrement élevé dans six branches et concerne des
emplois souvent féminins : femmes de ménage (dans les emplois
de services chez les particuliers), serveuses ou femmes de
chambre (dans l'hôtellerie-restauration), caissières ou
vendeuses (dans le commerce).

Nombre et proportion de travailleurs pauvres (2012)

(En milliers) (En%)


Nombre Nombre Proportion
total d'emplois de travailleurs
pauvres
Agriculture et pêche 729 119 16,3%
Industrie 3442 159 4,6%
Construction 1764 186 10,5%
Commerce 3166 257 8,1%
Transport 1301 55 4,2%
Hébergement et restauration 920 175 19,0%
Salariés des ménages 571 123 21,5%
Activités de soutien 1392 196 14,1%
Action sociale 1653 174 10,5%
Autres branches 10527 486 4,6%
Total 25465 1930 7,6%

Source: Insee, ERFS 2012.

103
Réduire la pauvreté

Les «champions» - si l'on peut dire - de la pau-


vreté laborieuse (en proportion du nombre de travail-
leurs employés dans les branches concernées) sont
les salariés des particuliers (femmes de ménage, jar-
diniers, assistantes maternelles ...) ainsi que le per-
sonnel de l'hôtellerie-restauration : dans ces deux
branches, environ un travailleur sur cinq est en situa-
tion de pauvreté. Quant à ceux qui se situent dans la
branche« action sociale», il ne s'agit pas, sauf excep-
tion, des travailleurs sociaux (éducateurs spécialisés,
assistants sociaux ...), mais essentiellement des per-
sonnes occupant des emplois aidés à temps partiel
dans des associations, des collectivités locales ou des
organismes d'insertion. On notera enfin que l'agri-
culture est aussi grande pourvoyeuse de pauvreté
laborieuse. Il s'agit pour une part de salariés agricoles
occupant des emplois saisonniers et pour une autre
part d'exploitants étranglés par la baisse des prix de
vente de leurs produits.
Bon nombre de ces tâches ont une caractéristique
commune : elles sont «à temps incomplet», c'est-à-
dire soit à temps partiel, soit temporaires, parfois les
deux. Une situation, on l'a vu, qui prédispose à la pau-
vreté si, au sein du ménage, il n'y a pas une deuxième
personne en emploi pour compléter les faibles reve-
nus d'activité tirés de ce travail à temps incomplet.
Le problème est que, si ces emplois mités
prennent une place croissante, ils répondent aussi à
un vrai besoin. Ainsi, beaucoup de consommateurs
font leurs courses le vendredi soir ou le samedi, parce
que c'est le moment le plus pratique pour eux. De
même, les salariés des centres d'appel téléphoniques,
s'ils veulent toucher les abonnés, doivent les solliciter
aux heures où la probabilité qu'ils soient chez eux est

104
Réduire la pauvreté laborieuse

la plus forte, c'est-à-dire le soir et le week-end. Dans la


restauration, c'est au moment du «coup de feu» que le
personnel en salle et en cuisine doit être présent ... La
relation de service implique souvent un contact direct
entre le producteur et l'utilisateur. Elle doit donc mobi-
liser le professionnel qui l'effectue quand les clients
ou les usagers les demandent, pas avant ni après.
Circonstance aggravante: ces utilisateurs se
manifestent souvent quand ils sont eux-mêmes dispo-
nibles, c'est-à-dire quand ils ne sont pas au travail. Les
livraisons de pizzas à domicile sont surtout concen-
trées le soir, tout comme les spectacles vivants. C'est
rarement en été que l'on fait fonctionner les remonte-
pentes, et généralement pas l'hiver que les parcs
d'attractions se remplissent, tandis que les temps de
travail sont souvent déterminés par le rythme de la vie
économique, qu'il s'agisse des saisons (les vendanges,
les légumes, les fleurs, le tourisme) ou des fluctuations
quotidiennes ou hebdomadaires de la demande. Les
entreprises ont besoin de flexibilité, ce qui se traduit
par des emplois à temps partiel, saisonniers et parfois
à contretemps (pour le nettoyage des bureaux, par
exemple), trop souvent source de pauvreté.
En d'autres termes, il existe un conflit entre
exigences économiques (disposer d'un personnel
au moment et pour le temps où l'on en a besoin) et
exigences sociales (gagner décemment sa vie et celle
de sa famille). Comment faire pour qu'il n'en soit pas
ainsi, ou le moins souvent possible?
Concernant les emplois à temps partiel, une pre-
mière piste consiste à augmenter le temps de travail
quand il est trop faible et que la personne qui l'occupe
souhaite l'accroître. Depuis 2014, la loi impose une
durée hebdomadaire minimale de 24 heures pour tout

105
Réduire la pauvreté

nouveau contrat de travail (104 heures si la durée est


exprimée mensuellement), sauf si la personne embau-
chée précise par écrit qu'elle souhaite travailler moins
pour des raisons personnelles. Mais cette loi prévoit
de nombreuses exceptions. Dans chaque branche,
des négociations ont déterminé les cas dans lesquels
il pourrait y avoir des exceptions et les contreparties
prévues en faveur des salariés concernés.
C'est incontestablement un pas en avant, mais
il est insuffisant. Se reposer sur le dialogue social
au sein de chacune des branches pour trouver des
solutions acceptables par tous les acteurs risque
d'aboutir à de maigres résultats en ce qui concerne
la lutte contre la pauvreté, comme le précédent de la
restauration incite à le penser : la baisse de TVA en
2009 devait être équilibrée par des améliorations des
conditions de travail, celles-ci se sont résumées pour
l'essentiel à deux jours de congé supplémentaires par
an, rien n'étant prévu pour diminuer le nombre de tra-
vailleurs pauvres.
Surtout, le champ d'application de la loi exclut les
services aux personnes, là où se trouvent proportion-
nellement le plus de travailleurs pauvres, et particuliè-
rement quand la relation de service est organisée sous
le régime du« particulier employeur», ce qui est, sinon
la règle, du moins le cas très majoritaire : le travail-
leur (qui est une travailleuse, dans la plupart des cas)
doit le plus souvent, pour atteindre une rémunération
minimale, combiner plusieurs contrats de travail suc-
cessifs ou plus ou moins simultanés (comme pour la
garde d'enfant). Il supporte l'ensemble des aléas des
demandes, ne dispose guère de recours face à ses
employeurs, n'accède que très peu souvent à une for-
mation génératrice d'évolution professionnelle, alors

106
Réduire la pauvreté laborieuse

même qu'il en aurait besoin pour monter en compé-


tences - notamment dans deux domaines qui exigent
un niveau de qualification croissant : la garde de
jeunes enfants et celle de personnes dépendantes -
et assurer sa carrière. Cela vaut aussi pour les emplois
moins qualifiés : comment décrypter les consignes
écrites par la personne chez qui l'on intervient quand
on est illettré ?
Réduire drastiquement ce régime d'emploi est
pourtant envisageable 71 • Il suffirait de réserver les dé-
ductions fiscales et sociales accordées à ces services
(crédit ou réduction d'impôt sur le revenu à hauteur
de 50% du coût salarial, moindres cotisations patro-
nales) aux organismes agréés, à charge pour ces der-
niers de veiller à un «maillage» optimal des clients, à
la mobilité, à la formation et à la reconnaissance des
savoir-faire des salariés. Cela permettrait de stabiliser
le travail de ces derniers, d'en augmenter éventuelle-
ment la durée (en favorisant l'intervention coordon-
née chez plusieurs usagers) et d'assurer leur évolution
professionnelle.
Réduire progressivement l'aide aux ménages em-
ployeurs pour la réserver aux structures de service à
la personne, comme en Suède, serait un levier pour
réduire la pauvreté. En effet, les 350 000 assistantes
maternelles agréées ont aujourd'hui des conditions de
rémunération qui les exposent à la pauvreté :le revenu
salarial net médian se situait en 2013 à 800 euros,
tandis que l'amplitude horaire de travail était particu-
lièrement longue, certains enfants pouvant être dé-
posés tôt le matin et d'autres repris tard le soir. Leur
rémunération pourrait être abondée par les pouvoirs
71. Cette piste est évoquée dans le rapport n° 8 du Conseil de l'emploi, des
revenus et de la cohésion sociale (Cere) sur les services à la personne (2008).

107
Réduire la pauvreté

publics en contrepartie d'exigences plus fortes sur


leur professionnalité.
Le cas des emplois temporaires est sensiblement
différent. Le code du travail, en effet, les encadre
assez strictement. Ils ne doivent intervenir que pour
des remplacements de salariés absents ou pour faire
face à des pointes d'activité non prévisibles et ponc-
tuelles, sauf dans un nombre limité de branches (les
pigistes dans la presse, par exemple), où l'on parle
alors de «COD d'usage». Or, peu à peu, les COD se
sont banalisés, au point de représenter désormais
près de 90% des embauches (missions d'intérim com-
prises). 40% d'entre eux sont désormais inférieurs à
un mois (25% en 1980), et leur durée moyenne a été
divisée par trois entre 1980 et 2011. Celle des mis-
sions d'intérim est passée de cinq semaines à deux.
Pour 100 salariés présents en début d'année dans
une entreprise en 1982, on constatait en moyenne
38 départs ou arrivées. En 2011, ce même chiffre était
de 177, soit une multiplication par cinq de l'instabilité
de l'emploi 72 •
À l'entrée dans la vie professionnelle, stages,
COD et intérim sont le lot commun ; on n'accède que
tardivement au COl et on ne le retrouve pas en cas de
changement contraint en troisième partie de carrière :
précarité et risque de pauvreté au travail aux deux ex-
trémités. Cette évolution a sans doute été accentuée
par la crise : quand leur carnet de commandes n'est
pas assuré, les employeurs préfèrent recruter sur des
contrats courts. Mais cette tendance est antérieure
à la crise : il est donc vraisemblable que l'embauche
en contrat temporaire soit une façon de sélectionner
72. Voir Claude Picart, «Une rotation de la main-d'œuvre presque quintuplée
en trente ans», Emploi et Salaires, Insee-Références, 2014.

108
Réduire la pauvreté laborieuse

la main-d'œuvre que l'on se propose de conserver


durablement. C'est là clairement une entorse au code
du travail, aux effets souvent néfastes pour ceux
qu'elle concerne : disposer d'un emploi temporaire
n'a pas seulement des effets négatifs sur le niveau de
vie (lorsque, au terme du contrat, celui-ci n'est pas
renouvelé et que les droits à l'assurance chômage
ne peuvent pas être ouverts, faute d'avoir travaillé
assez longtemps, ou sont épuisés), c'est aussi devoir
renoncer à toute velléité d'emprunt bancaire, voire à la
signature d'un bail locatif.
Il semble d'ailleurs que ce phénomène, dans
certains cas, soit même encouragé par les règles de
l'assurance chômage. En effet, une étude 73 montre
qu'occuper des emplois temporaires sur des périodes
courtes (moins de quatorze jours) permet à l'em-
ployeur de disposer d'un salarié flexible quand il en
a besoin et au travailleur d'avoir droit, sans limitation
de durée, à une indemnisation chômage pour« activité
réduite». Les auteurs estiment à 760 000 le nombre
de travailleurs qui ont ainsi enchaîné des contrats
courts durant plus de cinq ans, et à 4,8 milliards
d'euros le coût annuel pour l'assurance chômage de
cette« optimisation de la flexibilité» !
Pour éviter cette scission contractuelle entre
«précaires» et «stables» et lever certains obstacles
à l'embauche, certains proposent d'instaurer un
contrat unique de travail, plus facile et moins coûteux
à rompre, mais auquel seraient attachés (en matière
d'indemnités de licenciement et d'assurance chômage)

73. Pierre Cahuc et Corinne Prost, «Améliorer l'assurance chômage pour


limiter l'instabilité de l'emploi», Notes du Conseil d'analyse économique no 24,
septembre 2015.

109
Réduire la pauvreté

des droits croissants avec la durée de l'emploi 74 • Ce


qui reviendrait, au fond, à faire peser la flexibilité et
les ajustements du marché du travail sur l'ensemble
des salariés du secteur privé, et non plus sur les seuls
contrats temporaires, principalement occupés par des
jeunes et des travailleurs peu qualifiés. Les partisans
de cette solution y voient surtout un moyen d'augmen-
ter les embauches, puisque le risque pris par l'em-
ployeur pour chacune est ainsi diminué.
On peut cependant être dubitatif quant aux effets
bénéfiques d'une telle mesure sur la pauvreté: diverses
mesures de« flexibilisation »du marché du travail ont été
mises en œuvre depuis plusieurs années (notamment
la réduction des délais de recours aux prud'hommes et
des indemnités dues en cas de licenciement, ainsi que
la création d'une possibilité de rupture conventionnelle)
sans effet visible sur l'emploi ni sur la pauvreté labo-
rieuse. Comme le souligne un rapport remis au Conseil
d'orientation pour l'emploi, «il faut décourager certaines
formes de recours aux CDD, mais, pour autant, le CDD
est une forme utile de contrat75 ».
Une autre voie est envisageable, consistant à
faire respecter l'actuel droit du travail en matière de
recours légal aux contrats temporaires. Mais un dur-
cissement de l'action publique risque d'accroître les
réticences à embaucher. Au moins pourrait-on sanc-
tionner les abus évidents, lorsque le recours aux
emplois temporaires est systématique et concerne
souvent les mêmes salariés. Et instaurer des mesures
74. Voir notamment Pierre Cahuc et Francis Kramarz, De la précarité à
la mobilité : vers une sécurité sociale professionnelle, La Documentation
française, 2005.
75. Jacques Barthélémy, Gilbert Cette et Pierre-Yves Verkindt, «Contrat de
travail, sécurisation des parcours professionnels et efficacité économique»,
Conseil d'orientation pour l'emploi, janvier 2007.

110
Réduire la pauvreté laborieuse

pour inciter les employeurs à agir autrement. Depuis


2013, les cotisations sociales patronales d'assurance
chômage (qui sont normalement de 4% du salaire brut
sous plafond) sont majorées de 3 points si le COD est
inférieur à un mois et de 1,5 point s'il est compris entre
un et trois mois. Toutefois, les emplois saisonniers et
temporaires sont exonérés de cette surcotisation,
tandis qu'elle est ramenée à 0,5 point pour les COD
d'usage de moins de trois mois. Cela va dans le bon
sens, mais il serait possible d'aller plus loin. On pour-
rait imaginer que ces majorations soient calculées
non en fonction de la durée, mais de la fréquence de
recours aux COD comparée entre une entreprise et la
moyenne de la branche à laquelle elle appartient.
On peut aussi inciter les entreprises à moins
recourir aux licenciements ou aux emplois précaires
comme les encourager à assurer une meilleure forma-
tion des salariés en pratiquant directement un système
de bonus-malus sur leurs cotisations d'assurance
chômage. C'est le cas depuis longtemps aux États-
Unis : chaque entreprise dispose d'un compte sur
lequel sont notées les cotisations dont elle s'acquitte
et les indemnisations versées aux salariés qu'elle a
licenciés. Dès que le niveau des cotisations devient
inférieur à 60% des indemnités versées aux chômeurs
dont elle est responsable, le montant des cotisations
augmente, et il diminue dans le cas inverse.
Il serait intéressant de tester ce système de façon
expérimentale en France dans une branche recourant
fortement aux emplois temporaires, comme l'audio-
visuel ou le tourisme. Cela permettrait sans doute de
réduire sensiblement l'alternance de périodes courtes
d'emploi et de chômage chez le même employeur :dans
ce cas, en effet, les entreprises vertueuses- celles qui

111
Réduire la pauvreté

limitent le recours aux contrats courts - payent pour


celles qui ne le sont pas. Réduire de quelques milliards
d'euros les dépenses à ce titre permettrait d'amélio-
rer le cumul salaire/indemnisation du chômage pour
les demandeurs d'emploi en activité réduite, de sorte
qu'aucun ne soit pénalisé. Ce dispositif a été proposé
pour la France dès 2003 76 , associé à la création d'un
contrat unique de travail, mais il pourrait être déve-
loppé dans le cadre actuel 77•
Enfin, il convient de souligner que les COD
peuvent constituer un levier pour certains salariés,
comme le montre le cas des structures d'insertion par
l'activité économique, dont le rôle est d'aider des per-
sonnes éloignées du marché du travail ou sans quali-
fication professionnelle à reprendre pied dans la vie
active (voir chapitre 6). Pour éviter qu'une éventuelle
modulation ne se fasse au détriment des demandeurs
d'emploi en difficulté (les chômeurs de longue durée,
par exemple), il serait souhaitable de réduire les coti-
sations des entreprises qui les embauchent.

La formation continue :
une nouvelle opportunité à saisir

Pour les personnes d'âge actif (18-64 ans),


le risque de pauvreté dépend beaucoup du niveau
de formation initiale, qui détermine non seulement
l'accès à l'emploi mais aussi les conditions d'emploi :
76. Olivier Blanchard et Jean Tirole, «Protection de l'emploi et procédures
de licenciement», rapport au Conseil d'analyse économique, La Documentation
française, 2003.
77. Voir la discussion de cette proposition dans le rapport du Conseil de
l'emploi, des revenus et de la cohésion sociale (Cere),« La sécurité de
l'emploi face aux défis des transformations économiques», La Documentation
française, 2005.

112
Réduire la pauvreté laborieuse

chômage, emplois incomplets, niveau de salaire, etc.


C'est d'ailleurs la raison pour laquelle la Commission
européenne estime que le risque de pauvreté et
d'exclusion sociale est élevé dès lors qu'une per-
sonne n'a pas acquis un niveau de formation supé-
rieur à la fin du premier cycle de l'enseignement
secondaire (c'est-à-dire le collège), soit les niveaux
0 à 2 dans la Classification internationale type de
l'éducation (Cite).
En Europe, la proportion de 25-34 ans (géné-
rations pleinement entrées sur le marché du travail)
dans ce cas est de moins de 10% dans quelques pays
(Pologne, Suisse, Finlande, Autriche) qui connaissent
tous des taux de chômage faibles : ce n'est pas un
hasard. LAIIemagne, la Suède et la France sont au-
tour de 13 %, le Royaume-Uni et les Pays-Bas sont à
15 %, l'Italie à 26 %, l'Espagne à 34%. Mais la situation
est tout autre pour les tranches d'âge supérieures.
Ainsi, chez les 45-54 ans, la proportion est de 25%
en France, elle reste autour de 10% en Pologne ou en
Finlande, à 13% en Allemagne ou en Suisse, elle s'en-
vole à plus de 45% en Espagne ou en Italie : traces
d'un calendrier plus ou moins précoce de généralisa-
tion de l'enseignement secondaire.
Quelles leçons en tirer? D'abord, tout faire pour
éviter l'échec scolaire et le décrochage (voir cha-
pitre 5). Ensuite, pour les jeunes sans diplôme, qui
sont souvent aussi ceux qui entrent sur le marché
du travail grâce à des contrats aidés ou d'insertion,
ces contrats devraient intégrer une forte composante
de formation : pas seulement d'adaptation à l'emploi
occupé, mais avec un contenu général et profes-
sionnalisant. Enfin, les personnes en seconde par-
tie de vie active ont souvent l'obligation de renforcer

113
Réduire la pauvreté

leurs qualifications pour maîtriser les changements


technologiques ou d'organisation de la production,
voire pour changer de métier, mais leur insuffisance
de connaissances générales de base est un vrai han-
dicap : la formation continue est loin encore de s'être
donné ce type de priorité.
La dépense nationale pour la formation profes-
sionnelle continue s'est élevée en 2013 à 26 milliards
d'euros, somme couvrant essentiellement la rémuné-
ration des personnes en formation et les dépenses
pédagogiques, soit plus de 2% de la masse des sa-
laires et cotisations sociales, chiffre élevé au regard
de nombre de pays européens 78 • La formation conti-
nue des salariés et des chômeurs est financée par les
entreprises, les administrations publiques et l'assu-
rance chômage dans une organisation extrêmement
complexe (ce qui explique en partie son inefficacité) et
qui a donné lieu à plusieurs réformes dans les quinze
dernières années, dont la plus récente en 2014.
En matière de lutte contre le chômage et la pau-
vreté, le rôle de la formation continue devrait être d'éle-
ver les compétences générales et professionnelles de
l'ensemble des actifs pour faire face aux transforma-
tions de l'économie, d'aider des salariés en situation
précaire à accéder à des emplois plus complets et plus
durables, et d'améliorer les compétences de ceux qui
doivent ou souhaitent changer d'emploi ou en retrouver
un. Elle n'y parvient que de façon très inégale. Ainsi,
pour aider à la mobilité professionnelle et au retour
durable à l'emploi, il serait bon que la hausse des com-
pétences aboutisse à une formation diplômante (recon-
nue par un diplôme d'État) ou qualifiante (par exemple,
78. Source : «Formation professionnelle», annexe au projet de loi de finances
pour 2016, Direction du budget, octobre 2015.

114
Réduire la pauvreté laborieuse

une reconnaissance des savoir-faire professionnels ou


un titre professionnel agréé par le ministère du Travail).
C'est rarement le cas et, lorsqu'il y en a, ces formations
sont orientées maison. Ce qui ne contribue ni à réduire
l'emploi précaire, ni à résorber l'insécurité de l'emploi,
ni à combattre la pauvreté laborieuse.
Par ailleurs, l'effort financier en direction des
demandeurs d'emploi est assez faible : 2,3 milliards
d'euros en 2013, provenant pour moitié des Régions,
les entreprises apportant moins du quart, par le biais
des organismes paritaires collecteurs agréés (Opca).
L:assurance chômage participe à ce financement
(allocations versées aux chômeurs indemnisés en for-
mation). Sur l'ensemble de l'année 2013, en France
métropolitaine, moins d'un dixième des demandeurs
d'emploi ont entamé une formation. Les stages durent
4,7 mois en moyenne. Ceux financés par Pôle emploi
et les Opca sont beaucoup plus courts (un peu moins
de trois mois en moyenne), car ils répondent aux
besoins de main-d'œuvre immédiats et visent à favori-
ser un accès plus rapide à l'emploi, avec le risque que
ces emplois ne durent pas. En revanche, ceux finan-
cés par l'État ou les Régions sont plus longs (de l'ordre
de cinq mois) et permettent plus souvent la recon-
naissance d'une qualification.
La loi du 5 mars 2014 sur la formation conti-
nue devrait conduire à accroître le financement des
demandeurs d'emploi au travers des Opca et par le
développement attendu de l'utilisation du compte
personnel de formation (voir encadré). Mais un ren-
forcement des moyens destinés à la formation des
chômeurs pourrait venir aussi de la transformation de
l'assurance chômage, avec un meilleur arbitrage entre
l'indemnisation proprement dite et l'accompagnement

115
Réduire la pauvreté

(dont la formation) : ceci renvoie à la question de la


priorité à donner à l'égalité des chances (Rawls) ou au
renforcement des capabilités (Sen), évoquée au cha-
pitre 2. Ce sujet mériterait d'être à l'ordre du jour de la
réforme de l'assurance chômage.

Le compte personnel de formation (CPF)

Créé par la loi réformant la formation professionnelle continue


de 2014, le compte personnel de formation devrait être ouvert
pour chaque salarié quel que soit son statut (intérim, saisonnier,
COD, CDI...). Il ouvre des droits individuels à formation pour tous
selon un système d'heures (pour un temps plein, 24 heures au
plus par an ; pour un temps incomplet, au prorata des heures
travaillées, le plafond total étant de 150 heures). Selon les
branches, chaque heure acquise peut avoir une valeur différente.
Ainsi, dans un secteur où elle est valorisée à 25 euros, un salarié
doté de 150 heures pourra obtenir une formation au coût maximal
de 3 750 euros (ce montant pouvant être librement abondé par
l'entreprise). Le compte est mobilisable principalement pour
l'accès à des formations qualifiantes. Les chômeurs de longue
durée (plus d'un an) devraient bénéficier d'un complément de
100 heures venant s'ajouter à celles acquises dans leurs activités
salariées antérieures. Il devrait en être de même pour les salariés
en contrat d'insertion.

Dans les entreprises, c'est l'orientation des dé-


penses de formation qui est contestable. Jusqu'à
la loi de 2014, elles avaient une obligation légale de
financement au titre de la formation, dont une petite
partie consistait en contributions spécifiques pour
financer les droits individuels des salariés à des for-
mations menées à leur initiative ou des dépenses de

116
Réduire la pauvreté laborieuse

professionnalisation. La plus grosse partie était affec-


tée à leur plan de formation, visant à assurer l'adapta-
tion du salarié à son poste de travail ou sa capacité à
occuper un emploi. La formation dans ce cadre allait
donc plutôt vers le personnel permanent, à temps
plein et jeune- afin de rentabiliser cet investissement
sur une période plus longue - et davantage vers les
cadres et techniciens diplômés du supérieur que vers
les ouvriers ou employés sans diplôme 79 • La loi a for-
tement réduit (voire supprimé pour les entreprises
de trois cents salariés et plus) la part des dépenses
affectées au plan de formation dans l'obligation légale,
laquelle concerne désormais essentiellement des
contributions spécifiques.
Les partenaires sociaux, relayés ensuite par la loi,
se sont légèrement engagés à donner plus de poids à
la négociation sur la formation au sein de l'entreprise
(ou de la branche), mais avec la plus grande prudence.
On pourrait également inciter les employeurs à déve-
lopper la formation de tous leurs salariés : introduire
une modulation des cotisations chômage des entre-
prises, suivant le modèle américain évoqué plus haut,
pousserait en ce sens puisque, plus les salariés dont
elles se séparent auraient des qualifications expor-
tables, plus facilement ils retrouveraient du travail, et
donc moins les entreprises concernées paieraient de
cotisations. Enfin, on pourrait envisager de sanction-
ner les entreprises qui, durablement, n'ont pas formé
un salarié, ce que prévoit d'ailleurs la loi de 2014 dans
le cadre du compte personnel de formation, mais de
façon assez anecdotique.

79. Voir Marion Lambert et Isabelle Marion-Vernoux (dir), Quand la formation


continue. Repères sur les pratiques de formation des employeurs et des
salariés, Céreq, 2014.

117
Réduire la pauvreté

Au total, cependant, il ne faut pas se faire d'illu-


sions : toutes ces évolutions ne modifieraient qu'à la
marge l'orientation actuelle de la formation dans le
cadre des plans de formation. C'est ailleurs qu'il faut
chercher.
La première voie est de dégager des ressources
qui puissent être ciblées vers la formation des per-
sonnes les plus fragiles dans des programmes non
liés au plan de formation des entreprises, comme les
contrats de professionnalisation. La réforme de la
contribution obligatoire des entreprises va dans ce
sens, de même que la proposition formulée plus haut
sur l'évolution de l'assurance chômage.
La seconde voie est le développement de forma-
tions à l'initiative des salariés, grâce à leur compte
personnel de formation. Le montant maximal est
certes insuffisant pour financer à lui seul une forma-
tion d'une durée supérieure à 150 heures, mais il est
conçu pour pouvoir s'adosser aux autres dispositifs
de formation existants. Les représentants du person-
nel pourraient dès lors agir pour obtenir que, dans les
négociations autour de la «gestion prévisionnelle de
l'emploi et des compétences» (obligatoires tous les
trois ans dans les entreprises de trois cents salariés
ou plus), les salariés mobilisent leur CPF avec abonde-
ment de l'employeur. Reste à savoir si les salariés les
plus fragiles (âgés ou de faible qualification) sauront
en profiter. Reste aussi que l'on se situe toujours dans
une logique d'accumulation progressive de droits qui,
de ce fait, est moins ouverte aux salariés précaires.
C'est donc une ouverture qui se profile, mais pas for-
cément la panacée.
Si, comme on l'a développé au chapitre précédent, la
lutte contre la pauvreté structurelle renvoie à l'orga-
nisation de la production et au fonctionnement du
marché du travail, un autre axe stratégique, pour le
long terme, est de faire en sorte que la génération sui-
vante soit plus à même d'y échapper. Cela concerne
en premier lieu les enfants pauvres - et l'essentiel du
chapitre leur est consacré - mais aussi le dévelop-
pement de tous les enfants, via notamment le rôle de
l'Éducation nationale. D'où l'intitulé de ce chapitre.
On l'a vu plus haut, en 2013, 2,7 millions d'enfants
ou d'adolescents de moins de 18 ans vivent dans un
ménage en situation de pauvreté, soit un jeune sur
cinq. Quatre sur dix grandissent dans des familles
monoparentales, un tiers dans des familles formées
d'un couple et de trois enfants ou plus, et un quart
dans des familles formées d'un couple avec un ou deux
enfants (la configuration familiale la plus fréquente
pour l'ensemble de la population). Lutter contre la
pauvreté implique donc de regarder comment s'atta-
quer aux sources de la pauvreté des familles les plus
concernées, et d'en faire une priorité.
La présence d'enfant(s) dans un ménage abaisse
mécaniquement le niveau de vie du ménage et donc
accroît le risque de pauvreté, même si des alloca-
tions et des réductions d'impôts allègent le «coût de
l'enfant». En outre, la présence d'enfants, surtout
lorsqu'ils sont en bas âge ou encore en classes pri-
maires, est un frein à l'emploi d'un ou des parents,

121
Réduire la pauvreté

et contribue alors à réduire le revenu des familles.


En outre, s'éloigner du marché du travail jusqu'à ce
que les enfants soient suffisamment autonomes peut
rendre le retour à l'emploi plus difficile. Ce qui néces-
site de mieux organiser la conciliation entre emploi et
responsabilités familiales, surtout pour les ménages
modestes ou pauvres.
Cependant, restreindre la question de la pau-
vreté des enfants à celle de leur famille serait une
erreur. En réalité, les enfants pauvres sont bien plus
que des «enfants de pauvres 80 ». En effet, l'enfant
est une personne en construction, en devenir. Tout
enfant profondément affecté dans son développe-
ment devrait être considéré comme pauvre - et court
d'ailleurs de plus grands risques de devenir un adulte
pauvre. Si, comme l'avance John Rawls (voir cha-
pitre 2), la société juste implique d'assurer une égalité
des chances «équitable» (en aidant chacun à faire
valoir toutes ses possibilités) dans l'accès aux biens
sociaux, ce principe s'applique tout particulièrement
aux enfants.
Le développement de l'enfant81 ne dépend pas
seulement des conditions matérielles dans lesquelles il
vit, mais aussi, de manière prépondérante, des apports
psychiques, culturels, éducatifs de son environne-
ment :sa famille, mais aussi les institutions éducatives
le prenant en charge, enfin ses autres milieux de vie
- notamment les copains. Il ne s'agit pas seulement
de l'influence directe, mais aussi de ce que l'enfant
perçoit des relations entre ces différents éléments.

80. L:expression est de Louis Maurin, sur le site de l'Observatoire


des inégalités, qu'il dirige.
81. Michel Collé, Peut mieux faire. Pour un renouveau des politiques
de l'éducation, Éd. Saint-Simon, 2012.

122
Les enfants pauvres ... et ceux gue«és par la pauvreté

Si les parents ou le frère aîné sont au chômage ou


souffrent de discrimination à l'embauche, le plus jeune
qui le perçoit sait aussi que son avenir est bouché ; à
l'inverse, un enfant dont les parents ont une vie pro-
fessionnelle et sociale épanouissante pourra mieux
se projeter dans l'avenir : comme le soulignait Rawls,
talents et mérites sont des constructions sociales. Si
les relations entre l'institution scolaire et la famille se
résument à des convocations lorsque les résultats de
l'enfant ne sont pas satisfaisants et que, pour le reste,
la famille est oubliée, voire dévalorisée, alors il sait qu'il
n'a pas non plus sa place à l'école. C'est vrai pour tous
les enfants, certes, mais davantage encore - au carré,
pourrait-on dire- pour les enfants pauvres, parce que
les conditions dans lesquelles ils ont passé leur prime
jeunesse puis leur parcours éducatif les rendent plus
fragiles, plus vulnérables.
Quelles conclusions en tirer pour les politiques
publiques? Chaque famille apporte des ressources
différentes (matérielles, culturelles, sociales, etc.)
à ses enfants; chaque famille vise aussi, et c'est lé-
gitime, à donner à sa descendance les meilleures
chances dans la vie. Sans intervention extérieure, la
logique du développement des enfants va ainsi vers la
reproduction des positions sociales des parents. Viser
l'égalité des chances signifie alors que les institutions
publiques doivent chercher à limiter l'influence des
différences de situation socio-économiques et cultu-
relles des familles sur le développement de l'enfant.
L:État et la société doivent apporter plus à ceux qui
sont le moins dotés par leur famille.

123
Réduire la pauvreté

La pauvreté, un boulet pour les enfants

La pauvreté affecte par de nombreux canaux le


développement de l'enfant. Certes, le manque d'ar-
gent est en soi un handicap du fait des conditions de
logement dont il s'accompagne souvent, de ses effets
sur la santé et de l'incapacité des parents à faire
face à certaines dépenses favorables à l'épanouisse-
ment et à l'équilibre de chacun: partir en vacances,
inviter des amis, etc. Mais, en réalité, la pauvreté se
manifeste par bien d'autres canaux. Mentionnons-en
quelques-uns.
Quand boucler les fins de mois devient un exer-
cice quasi impossible, le stress parental qui en découle
peut affecter l'enfant à naître puis le climat dans lequel
il vit. Le sentiment qu'« on n'y arrivera jamais» tout
comme l'incertitude sur le futur font de tout imprévu
un obstacle qui paraît infranchissable. La lassitude ou
le découragement qui en résultent peuvent alors affec-
ter les relations et les soins que les parents apportent
à leurs très jeunes enfants. Nombre d'études étran-
gères montrent que l'accumulation de difficultés tend
à mobiliser les capacités émotionnelles des parents au
risque de les amener à moins prendre soin de l'enfant,
à moins s'occuper de sa sécurité et de son bien-être 82 ,
ce qui pénalise le développement de la confiance
en soi et dans les autres dans les toutes premières
années de la vie. Plus tard, l'enfant, conscient des dif-
ficultés de ses parents, peut aller vers la révolte, ce
qui n'est pas le pire, ou la résignation, la démotivation.
Il ne s'agit évidemment pas de soutenir que tel est le
destin inéluctable des enfants pauvres, ce qui serait
82. Paul Leseman, « Early childhood education and care for children from
low-income or minority backgrounds», OCDE, 2002.

124
Les enfants pauvres ... et ceux guettés par la pauvreté

déraisonnable, mais de souligner que l'environnement


de la pauvreté accentue sensiblement ces risques.
Avant l'école (maternelle puis primaire}, les en-
fants pauvres fréquentent très peu les lieux d'accueil
collectifs (crèches, pouponnières, jardins d'enfants,
établissements multi-accueil} : dans neuf cas sur
dix, ce sont les parents qui assurent «la garde à titre
principal 83 ». Avant l'âge de 3 ans, seulement cinq en-
fants pauvres sur cent fréquentent un établissement
d'accueil, un sur cent l'école maternelle, soit, dans les
deux cas, quatre fois moins que dans le cinquième le
plus aisé des familles.
Ce n'est évidemment pas le résultat d'un choix,
mais un élément d'un des cercles vicieux de la pau-
vreté. Le coût trop élevé des places d'accueil et la pos-
sibilité d'un congé parental (allocation jadis appelée
«complément de libre choix d'activité» et désormais
«prestation partagée d'éducation de l'enfant») incitent
certaines familles à se retirer de l'emploi. La pénurie
de places ou des horaires incompatibles avec les pos-
sibilités d'emploi 84 en contraignent d'autres: ainsi, les
mères d'enfants de moins de 3 ans qui sont inactives
mais ont occupé un emploi dans le passé travaillaient
le plus souvent en horaires atypiques (le week-end,
avant 8 heures ou après 18 heures ...}. Cercle vicieux,
car le retrait du marché du travail pour s'occuper de
son enfant quand il est petit renforce le manque de re-
venu et rend plus difficile un retour ultérieur à l'emploi.
D'ailleurs, l'obstacle à l'emploi n'est pas totalement levé
83. Sophie Villaume et Émilie Legendre, «Modes de garde et d'accueil des
jeunes enfants en 2013», Études et Résultats n°896, Orees, octobre 2014.
84. Bénédicte Galtier, «L'arbitrage entre emploi et inactivité des mères
de jeunes enfants : le poids des contraintes familiales, professionnelles
et sociétales sur les modes d'accueil des enfants», Économie et Statistique
n°447, Insee, 2011.

125
Réduire la pauvreté

avec l'entrée en maternelle, qui ne couvre, en général,


que quatre jours et demi par semaine sur trente-six
semaines 85 , d'où l'intérêt de développer des activités
périscolaires, pendant la semaine ou durant les congés,
qui soient accessibles à tous les enfants.
Cet « enfermement à la maison » des enfants
pauvres jusqu'à 3 ans, qui peut aussi avoir des sources
culturelles, défavorise l'entrée en maternelle dans de
bonnes conditions. L'accueil en crèche contribue à la
socialisation et au développement du langage, habitue
l'enfant à regarder des livres, etc. ; l'accueil par des
assistantes maternelles permet également de déve-
lopper la socialisation, mais probablement dans une
moindre mesure.
Un des points sensibles dans le développement
de l'enfant est la relation entre les parents et les ins-
titutions éducatives {école, crèche, etc.). Or, ces re-
lations se sont construites en France sur la base de
la prise de distance. Ainsi, dans nombre de crèches,
au x1xe siècle {voire encore au xxe), la mère désha-
billait l'enfant à l'entrée et le remettait nu, notamment
pour des raisons sanitaires. L'école républicaine s'est
construite sur une séparation forte d'avec les familles.
L'objectif était de mettre les enfants à l'abri de l'in-
fluence du clergé {alors majoritairement royaliste) via
leurs mères. Aujourd'hui, on tend à admettre la pré-
sence des parents {voire à la souhaiter, dans le dis-
cours officiel), mais seulement comme auxiliaires de
l'éducateur, de l'enseignant86 •
85. En Suède, les forskola fonctionnent toute l'année et tous les jours
ouvrables ; les horaires, variables selon les communes, sont souvent plus
courts que ceux des maternelles ou des crèches, ils permettent cependant
plus facilement d'exercer un emploi à temps partiel.
86. Antoine Prost, Les Familles et l'école : histoire d'une mésentente,
Retz/Le Monde de l'Éducation, 2006.

126
Les enfants pauvres ... et ceux guettés par la pauvreté

Cette mise à distance est particulièrement défa-


vorable aux enfants pauvres ou de milieux populaires.
Comme le souligne ATD Quart-Monde 87, parmi les
reproches formulés par les parents de familles défa-
vorisées figurent «le regard que l'école [toute la com-
munauté éducative] porte sur eux» ou encore le fait
que« leur culture n'est pas prise en compte ni respectée
par l'école, ce qui crée un grand fossé entre les savoirs
familiaux de ces enfants [de milieux populaires et de la
grande pauvreté] et les savoirs dispensés par l'école».
Cette non-prise en compte des cultures fami-
liales concerne toutes les familles, comme le souligne
Gilles Brougère 88 • Il parle de l'école maternelle, mais
ceci est valable en deçà et au-delà : «L'école mater-
nelle est affaire de culture, et cette culture est spé-
cifique : l'enfant doit entrer dans cette culture, une
nouvelle culture qui a tendance à se penser comme
la seule culture légitime ; il y a donc rupture avec les
autres cultures, extérieures à l'école [ .. .].Cette culture
de l'école s'appuie sur la négation ou la dévalorisa-
tion des autres espaces d'apprentissage non recon-
nus en France.» Néanmoins, la distance culturelle est
moindre avec les familles des classes moyennes ou
aisées (dont est issue la grande majorité des éduca-
teurs), si bien que leurs enfants en souffrent moins.
À l'inverse, le problème est accentué pour les en-
fants de familles d'origine étrangère. Pour Marie Rose
Moro 89 , «l'école suppose toujours une certaine
87. «Pour une politique de l'enfance au service de l'égalité de tous les
enfants», Conférence nationale de lutte contre la pauvreté et l'exclusion,
atelier« Familles vulnérables, enfance et réussite éducative», décembre 2012.
88. Gilles Brougère «L'école maternelle française, une entrée dans quelle
culture »,Revue internationale d'éducation de Sèvres, avril2010.
89. Marie Rose Moro, Nos enfants demain. Pour une société multicu/turelle,
Odile Jacob, 2010.

127
Réduire la pauvreté

transformation des enfants, de tous les enfants, pour


s'adapter aux contraintes des apprentissages ; c'est
forcément un processus empreint de violence et de
séparation d'avec le milieu d'origine des enfants si
ce milieu est différent de l'école sur le plan linguis-
tique, social ou culturel. Mais, si cette violence tend à
l'effacement de l'histoire des enfants, de leur langue
maternelle, de leurs attaches, de leurs appartenances,
alors c'est un appauvrissement pour les enfants. [Ils]
doivent renoncer à une partie d'eux-mêmes pour ap-
prendre à l'école [ ...], ayant intériorisé que cette par-
tie d'eux-mêmes est mauvaise, inutile, voire néfaste,
ce qui est non seulement faux mais aussi humiliant et
susceptible d'aboutir à des malentendus, à des inhi-
bitions, à des difficultés à apprendre et à habiter le
nouveau monde. Comment apprendre et se construire
avec une image négative de soi, d'une partie de soi
qui est la plus intime, la plus infantile, la plus affec-
tive, dans la mesure où elle est liée aux attachements
parentaux et familiaux ? ».
Pauvreté et cursus scolaire ne font pas bon
ménage, pour de nombreuses raisons. Ainsi, Éric
Maurin 90 souligne les effets du «séparatisme social»,
c'est-à-dire du regroupement de fait, dans les mêmes
quartiers, des familles les plus fragiles dans des habi-
tats collectifs peu coûteux : «Le marché du logement
filtre les familles en sorte que ne puissent voisiner que
des familles très proches du point de vue de leurs res-
sources culturelles», ceci valant aussi bien pour les
foyers bien dotés en «capital culturel» que pour ceux
qui le sont peu. Comme l'a montré Marie Duru 9 1, faute
d'une proportion suffisante d'élèves qui stimulent
90. Éric Maurin, Le Ghetto français. Enquête sur le séparatisme social, op. cit.
91. Marie Du ru, Les Inégalités sociales à l'école. Genèse et mythes, PUF, 2002.

128
Les enfants pauvres ... et ceux guettés par la pauvreté

l'ensemble, le niveau général des écoles de quartiers


accueillant les enfants des familles à faibles ressources
culturelles est tiré vers le bas. A contrario, Hugues
Lagrange avance que «la mixité sociale a des effets
positifs sur les résultats scolaires 92 ». Si l'on y ajoute
le fait que les logements où vivent ces enfants sont
- en moyenne - moins grands (à taille de famille iden-
tique), qu'il y est moins fréquent que chaque enfant
dispose d'une chambre à lui, que les devoirs doivent
être faits et les leçons apprises dans la salle commune
où d'autres activités familiales ont lieu en même temps
(repassage, télévision, musique, discussion), des élé-
ments plus matériels que culturels entrent également
en jeu pour expliquer l'inégalité scolaire.
Pour Éric Maurin, la cause - sociale bien plus
qu'individuelle - est entendue : «Selon qu'elle vit
entourée de familles dont les parents sont sans di-
plôme, une même famille voit le risque d'échec sco-
laire de ses enfants varier dans des proportions de
50% [ ... ]. Davantage d'égalité devant l'éducation n'est
pas seulement un problème d'organisation du sys-
tème éducatif. C'est un objectif devant lequel on ne
peut réellement progresser qu'en réduisant les iné-
galités de conditions de vie entre les familles au sein
desquelles les enfants grandissent93 • » Au-delà de la
réussite scolaire, la promiscuité permanente affecte le
développement psychique de l'enfant en réduisant la
possibilité de se construire un espace intime.
Par ailleurs, lorsque des parents ont eu des difficul-
tés dans leur scolarité, voire n'en ont pas suivi, il leur est
difficile d'accompagner leurs enfants. Alice Davaillon et

92. Hugues Lagrange, Le Déni des cultures, Seuil, 2010.


93. Éric Maurin, L'Égalité des possibles. La nouvelle société française, Seuil,
«La République des idées», 2002.

129
Réduire la pauvreté

Emmanuelle Nauze-Fichet94 ont mené une étude sur le


cursus scolaire des enfants pauvres en utilisant le suivi
des élèves durant plusieurs années (panel d'adoles-
cents entrés en sixième en 1995). Elles soulignent que
le niveau de compétences à l'entrée au cours prépara-
toire reflète l'influence du milieu familial et de son capi-
tal social, économique et culturel, et celle des modes de
garde. À l'école primaire, ce fait n'est pas corrigé, voire
s'aggrave, conduisant au creusement des inégalités
scolaires : à l'entrée en sixième, les jeux sont largement
faits. Au collège, les parents, notamment la mère, ont
moins souvent la capacité d'aider leurs enfants durant
leur scolarité, en raison de leur propre niveau de for-
mation initiale. Mieux vaudrait, de ce fait, que le temps
de travail personnel demandé aux élèves en dehors des
cours se passe davantage dans les établissements, en-
cadré par des enseignants ou d'autres éducateurs.

Des aides fiscales sans justification sociale ni économique

La politique de soutien aux cours particuliers à domicile- consistant


à en diminuer le coût de moitié via la réduction d'impôt du dispositif
de soutien aux services à la personne - est particulièrement injuste :
le coût restant demeurant dissuasif pour les familles pauvres ou
modestes, elle exclut de fait les enfants susceptibles d'en avoir le
plus besoin. L'inclusion de ces cours dans la liste des services à la
personne (bénéficiant donc d'une réduction ou d'un crédit d'impôt)
n'a aucune justification économique. Ce dispositif inhérent au chèque
emploi service universel (Cesu) était le pendant, pour les particuliers
employeurs, de la baisse des cotisations sociales employeurs pour les
salariés peu qualifiés en vue de stimuler leur emploi : les enseignants
ne relèvent manifestement pas de cette catégorie.

94. Alice Cavaillon et Emmanuelle Nauze-Fichet, «Les trajectoires scolaires


des enfants "pauvres"», Éducation et Formations n° 70, décembre 2004.

130
Les enfants pauvres ... et ceux guettés par la pauvreté

Enfin, les contraintes financières et représenta-


tions culturelles pèsent sur les projets que peuvent
formuler les familles sur la poursuite des études. Les
parents d'enfants pauvres formulent des vœux d'orien-
tation moins ambitieux, à niveau scolaire donné.
Les demandes d'orientation en seconde générale ou
technologique - voie la plus propice à la poursuite
d'études supérieures - sont systématiquement moins
fréquentes, au profit des demandes d'orientations
professionnelles. Ce phénomène est lié aux opinions
des parents sur leurs possibilités de financement des
études, mais aussi aux schémas culturels : la voie de
l'apprentissage et la préparation d'un BEP, voire d'un
CAP, sont envisagées par 31 % des parents pauvres
contre 6% des familles «favorisées». Lorsqu'ils envi-
sagent l'insertion de leur enfant, c'est plus volontiers
au niveau BEP ou baccalauréat professionnel qu'à
l'issue de l'enseignement supérieur. L:institution sco-
laire devrait contrebalancer ces handicaps tout au
long du parcours scolaire. Elle ne le fait pas, et même
le fonctionnement de la procédure et les conseils de
classe renforcent cette auto-sélection.
Bien que déjà ancienne, l'étude d'Alice Davaillon
et d'Emmanuelle Nauze-Fichet sur le cursus scolaire
des enfants pauvres garde toute son actualité, car
aucun des mécanismes à l'œuvre n'a été réellement
affronté 95 • Et la France apparaît, dans les enquêtes
internationales Pisa 96 , comme le pays où les inégalités
95. Une étude sur un panel d'enfants entrés au collège en 2007 l'a confirmé
plus récemment : Linda Ben Ali et Ronan Vourc'h, «Acquis des élèves au
collège : les écarts se renforcent entre la sixième et la troisième en fonction
de l'origine sociale et culturelle», ministère de l'Éducation nationale, Depp,
août 2015.
96. «Programme international pour le suivi des acquis des élèves», mené
par l'OCDE.

131
Réduire la pauvreté

sociales expliquent le plus les inégalités scolaires des


adolescents de 15 ans.
Le résultat de l'ensemble de ces déterminants
culturels ou économiques est éloquent. Parmi les
120 000 jeunes qui, chaque année, sortent de forma-
tion initiale sans diplôme ou, au mieux, avec le brevet
des collèges (un nombre qui reste stable depuis une
dizaine d'années, alors qu'il diminuait régulièrement
auparavant), 60% ont «des origines sociales plutôt mo-
destes97 » : ils vivent dans des familles dont les parents
eux-mêmes sont peu ou pas diplômés. La moitié de ces
jeunes ont abandonné l'école avant même l'année où ils
auraient dû passer leur diplôme (CAP, BEP, bac) et, un
à quatre ans après leur sortie de l'école, leur taux de
chômage avoisine les 50%, contre 10% pour ceux qui
possèdent un diplôme de l'enseignement supérieur. Et
ceux d'entre eux qui travaillent occupent, dans un cas
sur trois, un emploi temporaire, dont on sait qu'il est une
source importante de pauvreté laborieuse. La transmis-
sion intergénérationnelle de la pauvreté est à l'œuvre.

Une stratégie de lutte contre la pauvreté des enfants

Pour rompre ce cercle vicieux du risque de trans-


mission de la pauvreté d'une génération à l'autre, un
changement des politiques publiques est nécessaire
pour aider les enfants et leur famille, en l'organisant
autour des cinq principes suivants :
• Promouvoir une plus grande égalité des chances
est sans doute le critère premier de la justice sociale

97. Agathe Dardier, Nadine Laïb et Isabelle Robert-Bobée, «Les décrocheurs


du système éducatif : de qui parle-t-on ? », France, portrait social, Insee, 2013.
Les auteurs dénomment « décrocheurs » tous les jeunes sortis sans diplôme
de leur formation initiale, quel que soit le niveau auquel ils sont sortis.

132
Les enfants pauvres ... et ceux guettés par la pauvreté

dans le cas des enfants. Or, chaque famille vise, et


c'est tout à fait légitime, à donner à ses enfants les
meilleures chances dans la vie. En conséquence, la
justice sociale implique que les institutions publiques
doivent apporter davantage aux enfants pauvres dès
lors que leur famille ne peut qu'apporter moins. Cela
vaut autant pour la politique familiale que pour celle
de l'Éducation nationale.
• Une politique mal adaptée au processus de dé-
veloppement des enfants les pénalise tous, mais une
famille ayant plus de ressources financières, cultu-
relles et sociales pourra mieux compenser ces défauts
qu'une famille qui en possède moins.
• Éviter autant que possible les programmes
visant spécifiquement les enfants pauvres. Pas seu-
lement pour éviter la stigmatisation, mais aussi pour
prendre en compte l'influence des pairs, facteur im-
portant dans le développement des enfants dès le
plus jeune âge. La mixité sociale dans l'habitat et les
institutions éducatives ne peut être que bénéfique au
développement de tous.
• Privilégier le consensus. Nous sommes dans le
temps long- de l'ordre de la vingtaine d'années - pour
qu'une réforme concernant un nouveau-né influence
les générations entrant dans l'âge adulte. Toute straté-
gie politique qui ne chercherait pas d'abord à s'appuyer
sur un consensus suffisant pour résister aux aléas
des alternances politiques est plus ou moins vouée à
l'échec. L'originalité des réformes des systèmes édu-
catifs (au sens large car débutant dès l'accueil du
tout-petit) de pays comme la Suède ou la Finlande est
d'avoir su définir, après un temps de débat assez long
(deux à trois ans), un consensus suffisant pour que les
réformes se développent sur une vingtaine d'années.

133
Réduire la pauvreté

Il convient donc de définir des orientations de fond qui


résistent aux alternances politiques.
• Pas forcément dépenser davantage. En 2007,
la France était l'un des pays au monde qui utilisaient,
par enfant, le plus de fonds publics par le biais des
politiques familiales, fiscales et éducatives 98 . Il est
très probable que, malgré la crise, cela reste vrai. Une
stratégie de lutte contre la pauvreté des enfants et ses
effets sur leur devenir peut donc se mettre en place
par redéploiement.

Développer l'accueil des enfants pauvres


dans la petite enfance

L:objectif est de parvenir à mieux accueillir les


enfants qui vivent dans les familles défavorisées, non
seulement dans les premières années de leur vie, mais
aussi, ultérieurement -de l'école maternelle jusqu'à
l'entrée au collège au moins -, par le biais du péri-
scolaire. Cela aurait une double conséquence posi-
tive : sur le développement de l'enfant (à condition
que l'accueil soit de qualité) et sur la réduction de la
pauvreté des familles (notamment monoparentales)
grâce à un accès plus facile à l'emploi.
Pour l'accueil du jeune enfant, le plan pluriannuel
contre la pauvreté et pour l'inclusion sociale, adopté
en 2012, prévoit que, «à terme, la part de ces enfants
dans ces structures devra au moins correspondre à
la proportion qu'ils représentent parmi les enfants du
même âge sur le territoire concerné, avec dans tous
les cas un minimum de 10%». Un objectif que, dans le
cadre d'une convention passée avec l'État, la Caisse
nationale d'allocations familiales (Cnaf) s'est engagée
98. «Assurer le bien-être des familles», OCDE, 2011.

134
Les enfants pauvres ... et ceux guettés par la pauvreté

à atteindre en 2017. Il s'inscrit dans le cadre d'un ac-


croissement de cent mille places en accueil collectif,
principalement dans les zones actuellement les moins
bien pourvues. Enfin, il est également prévu (mais
sans objectif explicite) d'augmenter les possibilités
d'accueil en horaires décalés ou en urgence, en favo-
risant notamment le fonctionnement des assistants
maternels en réseau.
Ces orientations sont louables, car, parmi
d'autres, elles manifestent une plus grande attention
à ce problème, mais elles demeurent très insuffisantes
(voir encadré).

Des objectifs insuffisants et qui ne seront


probablement pas atteints

Le plan pluriannuel de lutte contre la pauvreté est clairement


un pas en avant dans une démarche vers une meilleure égalité
des chances. Mais ce pas est trop court. Il fixe comme objectif
10% au moins de places en structure collective (crèches,
pouponnières, jardins d'enfants) pour les enfants de familles
défavorisées, alors que ces derniers représentent 20% des
enfants concernés (avant 3 ans). En outre, ce plan ne précisant
pas la durée de présence de l'enfant dans l'établissement, l'accueil
risque de n'être que de quelques heures par semaine, alors
que, pour que l'enfant en tire pleinement profit, et pour que sa
mère puisse occuper un emploi, il faudrait que cet accueil soit
«à titre principal», c'est-à-dire autrement que sous la forme
d'un dépannage épisodique, et qu'il soit accessible aux parents
travaillant en horaires atypiques. Enfin, le dernier bilan du Haut
Conseil de la famille 99 indique que l'objectif de développement en

99. «Point sur le développement de l'accueil des jeunes enfants», Haut


Conseil de la famille, septembre 2015. Ce bilan confirme les inquiétudes
exprimées dans le deuxième rapport d'évaluation du plan pluriannuel, publié
en janvier 2015.

135
Réduire la pauvreté

accueil collectif ne sera probablement atteint qu'aux deux tiers,


et principalement sous la forme de crèches privées à but lucratif
ou de micro-crèches, structures financièrement inaccessibles aux
familles modestes et où il est probable qu'il sera difficile de mettre
en place une norme minimale d'accueil.

Pourtant, dès lors qu'existe une forte volonté po-


litique locale, bien des choses sont possibles, comme
le montre l'exemple de Grenoble100 , qui accueille dans
ses établissements la même proportion d'enfants de
familles défavorisés que la ville en compte au total
(environ 30 %). Pour rendre les choix municipaux
acceptables par les familles non prioritaires, l'accueil
collectif sur l'ensemble de l'agglomération a été cen-
tralisé et coordonné avec l'offre en accueil indivi-
duel, et un gros effort de formation du personnel des
crèches a permis de réduire la distance culturelle qui
le sépare des familles concernées.
Les difficultés à progresser, aussi bien sur l'offre
globale de lieux d'accueil collectif que sur leur acces-
sibilité aux familles pauvres, conduisent à s'interroger
sur l'organisation même de notre système de prise en
charge du jeune enfant. Malgré un effort budgétaire
important, il conduit tout à la fois à ce que nombre
de familles des classes moyennes galèrent pour trou-
ver une solution d'accueil - parfois sans garanties
sur la qualité de la solution trouvée - et à contraindre
à l'inactivité professionnelle durable (trois ans au
moins) beaucoup de familles pauvres - qui y sont
d'ailleurs incitées par des dispositifs de congé paren-
tal non favorables au développement de leurs enfants.

100. Voir l'intervention d'Olivier Noblecourt au séminaire« Bien-être du jeune


enfant et institutions», Orees, novembre 2012.

136
Les enfants pauvres ... et ceux gue«és par la pauvreté

Notre système offrant, au titre du «libre choix»,


toutes les possibilités (inactivité, assistante mater-
nelle, nounou, crèche, etc.) dès la sortie de maternité,
il est le meilleur... pour ne satisfaire que les familles
plutôt aisées. Quant au congé parental (PreParE), il
permet aux parents de suspendre leur activité pro-
fessionnelle pour s'occuper de leur premier enfant
jusqu'à l'âge de 1 an (six mois pour chaque parent), et
de 3 ans à partir du deuxième (si chaque parent prend
au moins un an). Le montant mensuel de la PreParE
est d'un peu moins de 400 euros. Ce dispositif est
financièrement attractif pour des familles pauvres
ou très modestes, dans lesquelles un des parents au
moins gagnait peu. Pour le premier bébé, un retrait
de six mois n'a guère d'incidence, en soi, sur la dif-
ficulté à reprendre un emploi, mais interdit souvent
l'accès à une crèche, car les places sont saturées par
les parents confiant très tôt leur nouveau-né ; pour le
second enfant, un arrêt de deux ans renforce sérieu-
sement la difficulté du retour à l'emploi. D'autres pays
ont su utiliser le dispositif du congé parental plus in-
telligemment (voir encadré).

Congé parental: l'exemple suédois

Comment marier aide à la famille (prestation de congé parental)


et aide à l'enfant (accueil collectif de qualité), de façon à réduire
les inégalités entre les enfants tout en limitant les conséquences
de la maternité sur les inégalités hommes-femmes sur le marché
du travail?
En Suède, le congé parental dure 480 jours, dont une partie
doit être prise par le conjoint ; il n'y a pas de congé maternité,
mais la mère peut utiliser deux mois de congé parental avant la
naissance. Ce congé est bien rémunéré: 390 jours (13 mois)

137
Réduire la pauvreté

à 80% du salaire le plus récent, jusqu'à un plafond d'environ


48 000 euros par an ; les 90 autres jours (3 mois) avec un forfait
de 24 euros par jour (en 2015). Les personnes sans emploi
(notamment les étudiants) sont admissibles au congé parental
sur la base du forfait de 24 euros.
L'absence d'aide à la garde d'enfant pendant la première année
est une incitation forte à utiliser le congé parental. Au terme de ce
dernier, des pré-écoles (les forskola), qui cumulent les fonctions
de crèche et d'école maternelle, accueillent les enfants de 1 à
5 ans : environ les deux tiers des enfants de 1 ou 2 ans et 95% des
enfants de 3 à 5 ans. Le coût pour les familles est fonction de leur
revenu et du nombre d'enfants inscrits. Il est plafonné à 134 euros
par mois pour le premier enfant, plus faible pour les autres.

En France, un projet de congé parental correcte-


ment rémunéré et partagé a été suggéré il y a quelques
années101 , mais sans suite. Bien qu'intéressant, il pré-
sentait une faiblesse, car il ne visait pas à devenir le
mode unique d'aide aux familles durant la première
année, ce qui risquait de conduire à un faible recours.
Les dispositifs actuels restant très peu rémunérés et
pouvant être longs, ils sont majoritairement utilisés
par les familles ne pouvant accéder à l'emploi, ou seu-
lement à des emplois très peu rémunérés au regard
des frais de garde. Pourtant, adopter un dispositif de
réel congé parental généralisé aurait plusieurs avan-
tages. Il serait bénéfique au bébé, en assurant que,
tout au long de sa première année d'existence, puisse
se développer la relation d'attachement et de sécurité
de l'enfant à ses parents. Et il permettrait de concen-
trer l'accueil externe (individuel ou collectif) sur les
enfants de 1 à 2 ans, ce qui accroîtrait sensiblement le

101. Michèle Tabarot, Le Développement de l'offre d'accueil de la petite


enfance, La Documentation française, 2008.

138
Les enfants pauvres ... et ceux guettés par la pauvreté

nombre de places disponibles sans moyens humains


ou financiers supplémentaires.
Financer le dispositif de congé parental pose
deux problèmes de nature différente. À long terme,
il est sans doute possible d'aller vers une compensa-
tion du surcoût de la première année (congé parental
mieux rémunéré et généralisé) par une réduction des
prestations monétaires pour les enfants plus âgés. On
peut objecter que c'est contradictoire avec le fait que
le« coût de l'enfant» est croissant avec l'âge. Deux ré-
ponses peuvent être avancées. En général, le revenu
d'activité est lui aussi croissant avec l'âge (revenu
individuel, par effet de carrière, et revenu familial,
avec la remontée du taux d'emploi féminin quand les
enfants sont plus âgés). Par ailleurs, si des arbitrages
doivent être faits, privilégier ceux ciblant les enfants
moins favorisés serait plus juste. La France, plutôt que
d'être le seul pays où les allocations sont croissantes
avec l'âge, ferait mieux de s'inspirer du soutien au re-
venu des familles observé dans les pays nordiques102 •
Le point le plus délicat est la période de transi-
tion :comment financer le surcoût initial sans remettre
en cause les prestations versées aux familles d'en-
fants déjà nés qui n'auraient pas bénéficié de ce dis-
positif ? En outre, les délais nécessaires pour adapter
les modes d'accueil à ce nouveau régime conduisent à
ne pouvoir envisager une telle évolution qu'à l'horizon
de plusieurs années : raison de plus pour engager la
réflexion et le débat public le plus tôt possible.
L'entrée en maternelle ne supprime pas la diffi-
culté de concilier emploi et responsabilité familiale ;
celle-ci se prolonge au moins jusqu'à l'entrée au
102. «Assurer le bien-être des enfants», OCDE, 2009; «Assurer le bien-être
des familles», op. cit.

139
Réduire la pauvreté

collège. Le calendrier annuel ainsi que les horaires


hebdomadaires et journaliers conduisent à un besoin
de prise en charge des enfants au-delà de l'école. Le
développement des activités périscolaires, engagé
en 2014-2015 dans le cadre du retour à la semaine
de quatre jours et demi, va dans le bon sens, à la fois
du point de vue de l'emploi des parents et de l'apport
éducatif pour les enfants. Par ailleurs, le dispositif de
«l'école ouverte» devrait aussi concerner le primaire :
il consiste à ouvrir des collèges et des lycées pendant
les vacances scolaires, ainsi que les mercredis et les
samedis durant l'année, pour y accueillir des jeunes
qui ne partent pas ou peu en vacances. En sont bé-
néficiaires en priorité les élèves scolarisés dans des
établissements situés dans les territoires de l'éduca-
tion prioritaire, ainsi que ceux nouvellement arrivés en
France. Les activités proposées sont éducatives, sco-
laires, culturelles, sportives et de loisirs.

La pauvreté des familles : redéployer les aides

Pour réduire la pauvreté des familles, il est indis-


pensable de restructurer les prestations familiales
et les réductions d'impôts. Jusqu'en 2012, comme le
montrent aussi bien l'Insee que la Cnaf, les avantages
familiaux par enfant à charge avaient, en fonction du
revenu des familles, la forme d'un J : plus élevés pour
le dixième le plus défavorisé, ils s'abaissaient ensuite
puis se relevaient (sous l'effet principal du quotient
familial) dans le dernier tiers des niveaux de vie, et
étaient même au plus haut pour le dixième le plus aisé !
Depuis 2012, plusieurs réformes ont affecté à la fois
l'imposition (le plafonnement du quotient familial a été
sensiblement abaissé) et les prestations (dégressivité

140
Les enfants pauvres ... et ceux guettés par la pauvreté

des allocations familiales et de la prestation d'accueil


du jeune enfant). De nombreuses réactions, venant des
classes moyennes ou aisées, ont dénoncé ces mesures,
estimant que les prestations familiales et la fiscalité
doivent tendre à ce que, à position sociale identique,
le niveau de vie ne soit pas (trop) affecté par la pré-
sence d'enfant(s). En réalité, ce qui a été mis en œuvre
contribue plutôt à une plus grande égalité des chances.
Certes, ces mesures ont conduit à des économies «sur
le dos» de la politique familiale, mais, dans le même
temps, ont été développés d'autres services pour l'en-
fant : redonner des moyens à l'Éducation nationale, dé-
velopper le périscolaire et l'accueil de la petite enfance.
Tous ces éléments mis bout à bout dessinent une
politique de l'enfance qui fait plus de place à l'offre de
services qu'à une aide monétaire, se rapprochant ainsi
du schéma retenu dans les pays du nord de l'Europe,
et qui tend à se recentrer un peu sur les familles mo-
destes ou pauvres, suivant en cela l'objectif d'amélio-
rer l'égalité des chances 103 .
En ce qui concerne le soutien au revenu des
familles pauvres, on ne peut sans doute plus guère
agir par le biais des allocations familiales et de l'im-
pôt - sauf à remplacer le quotient familial par un cré-
dit d'impôt égal pour chaque enfant, comme c'est la
règle dans tous les autres pays de I'UE, à l'exception
du Luxembourg. On est pourtant encore loin d'un mi-
nimum de justice sociale dans le soutien aux familles
pauvres. Il conviendrait notamment de réformer le
RSA dans sa prise en charge des enfants. L'allocation
est majorée de 30% par enfant à charge, mais les

103. Le rapport de Bruno Palier au Conseil économique, social


et environnemental, «La stratégie d'investissement social», 2014,
va dans le même sens.

141
Réduire la pauvreté

prestations familiales sont incluses dans le calcul des


ressources qui se déduisent de l'allocation versée :
tout se passe comme si elles étaient «imposées» à
100%, alors que, pour le calcul de l'impôt sur le revenu,
l'enfant est pris en compte pour une demi-part (une
part entière à partir du troisième) et que les presta-
tions familiales que procure un enfant ne sont pas
imposables. D'où un paradoxe : le RSA est maintenu
faible (aux alentours de 40% du Smic net) afin d'inci-
ter les allocataires à rechercher un emploi, mais l'en-
fant d'une famille au RSA est moins bien traité qu'un
enfant de «smicard», alors qu'il n'est pour rien dans le
fait que ses parents soient au RSA; ce n'est ni logique
ni raisonnable. L'équité voudrait donc que la majora-
tion du RSA par enfant soit plus élevée, passant par
exemple à la moitié du RSA adulte, et que les presta-
tions familiales ne soient plus prises en compte dans le
calcul des ressources de l'allocataire fixant le montant
effectivement versé. Cette revalorisation pourrait être
financée par une modération générale de l'ensemble
des prestations familiales.

Au-delà de la lutte contre la pauvreté des familles

La pauvreté exerce donc des effets directs sur


le développement des enfants. Mais n'ayons garde
d'oublier qu'elle exerce aussi des effets indirects - no-
tamment sur la santé et la formation - qu'il est égale-
ment important d'atténuer. Pour l'Inspection générale
des affaires sociales (lgas) 104 , il n'est pas souhaitable

104. Alain Lopez, Marguerite Moleux, Françoise Schaetzel et Claire


Scotton, «Les inégalités sociales de santé dans l'enfance. Santé physique,
santé morale, conditions de vie et développement de l'enfant», lgas,
La Documentation française, mai 2011.

142
Les enfants pauvres ... et ceux gueMés par la pauvreté

de renoncer au principe d'universalisme de l'action


publique quand il s'agit d'assurer des services devant
bénéficier à tous les enfants, quel que soit leur milieu
d'origine. Certes, mais cet universalisme doit aussi
pouvoir être proportionné en fonction des besoins des
familles : la collectivité a le devoir de soutenir - sans
stigmatiser pour autant - ceux ou celles qui dis-
posent de moins d'atouts, si l'on veut une réelle égalité
des chances.
Dans le domaine de la santé, il est clair que les
inégalités sont très liées au niveau social des familles.
Ainsi, une enquête105 souligne que 16% des enfants
de grande section de maternelle en zone d'éducation
prioritaire sont en surcharge pondérale et 6% obèses,
contre respectivement 12% et 4% pour l'ensemble des
enfants106 • Des inégalités similaires sont relevées pour
d'autres pathologies, dont certaines peuvent handica-
per gravement le développement de l'enfant : asthme,
problèmes de vision non corrigés, etc. Pourtant, la
France est un pays où un suivi très dense de la santé
des plus jeunes est prévu au moyen d'examens obli-
gatoires : la Protection maternelle et infantile (PMI)
a pour mission d'organiser un bilan de santé pour les
enfants de 3 à 4 ans, en petite section de maternelle,
tandis que la médecine scolaire doit procéder à trois
examens à 9, 12 et 15 ans.
Dans les faits, la mise en œuvre est très variable
selon les départements (pour les examens PMI) ou
les établissements (en médecine scolaire, seuls 79%
105. «La santé des enfants en grande section de maternelle en 2013»,
Études et Résultats, Orees, juin 2015.
106. Dans Pourquoi l'égalité est meilleure pour tous (Les Petits matins/
Institut Veblen, 2013, pour la traduction française), Richard Wilkinson et Kate
Pickett soulignent également que, en comparaison internationale, inégalités
de revenus et proportion d'enfants en surpoids sont étroitement corrélées.

143
Réduire la pauvreté

des enfants de 6 ans ont bénéficié d'un bilan sco-


laire, pourtant obligatoire), et aucune sanction, ni des
parents ni des institutions (PMI, médecine scolaire),
n'est prévue lorsqu'ils ne sont pas réalisés. Si cette
lacune résulte du manque de moyens, on pourrait au
moins se concentrer sur les populations et les établis-
sements vulnérables.
Il serait possible d'améliorer cette situation grâce
à une meilleure coordination entre médecine de ville et
médecine institutionnelle. En particulier, les examens
obligatoires en maternelle et après pourraient être
réalisés par le médecin de ville des parents et trans-
mis au médecin de la PMI ou au médecin scolaire, qui
se concentreraient sur la réalisation des examens
manquants. Par ailleurs, les médecins institutionnels
ayant repéré une pathologie n'ont actuellement pas
le droit de prescrire, ce qui conduit parfois à la non-
prise en charge de pathologies qui auraient pu être
traitées plus tôt.
Dans le domaine de l'éducation, la question est de
savoir comment elle peut prendre en charge le déve-
loppement global de l'enfant. En 2004, déjà, à l'issue
d'un débat national sur l'avenir de l'école, Claude
Thélot soulignait que «la fragilisation des structures
familiales comme l'érosion des structures tradition-
nelles d'encadrement de la jeunesse modifient consi-
dérablement la donne éducative : pour une proportion
croissante de jeunes, l'école est aujourd'hui le seul lieu
éducatif à dimension collective stable clairement iden-
tifié». Mais ce constat n'a pas changé grand-chose.
La « refondation » de l'école (nom donné à la loi
d'orientation de 2013) peut-elle améliorer la scolarisa-
tion des enfants pauvres tout en bénéficiant à tous ?
La réforme de la maternelle de 2013 marque un vrai

144
Les enfants pauvres ... et ceux guenés par la pauvreté

changement107, au moins dans les textes, puisque, là


où le programme de 2008 indiquait que la finalité de
l'école maternelle était de «réussir au cours prépa-
ratoire les apprentissages fondamentaux», on parle
désormais de favoriser «l'éveil de la personnalité des
enfants», de stimuler «leur développement sensoriel,
moteur, cognitif et social», de développer «l'estime de
soi» et de concourir «à leur épanouissement affec-
tif». Ce qui est sans doute une meilleure voie pour
acquérir des compétences et des connaissances que
de scolariser à outrance, et pour éviter que l'école
maternelle ne renforce les inégalités sociales. Mais,
si la formation initiale des enseignants a été réintro-
duite avec une dimension spécifique pour les interve-
nants en maternelle (notamment ceux accueillant des
enfants de 2 ans), la définition des programmes est de
la responsabilité des universités, avec le risque que
la formation nécessaire à ce changement d'orientation
ne soit négligée au profit de l'enseignement des disci-
plines classiques et de leur didactique.
Il fallait aussi modifier le programme de maternelle.
Le mieux aurait été d'adopter une démarche de « curri-
culum» : celui-ci s'intéresse à la totalité et à la réalité du
cursus des élèves sur l'ensemble des années de scola-
rité et des enseignements qu'ils sont appelés à suivre,
il porte autant sur le contenu des connaissances et des
compétences à acquérir (le programme) que sur les at-
tentes à l'égard des enseignants. De fait, le projet initial
soumis à la concertation s'inspirait de cette démarche,
mais il a débouché sur un programme assez classique.

107. Réforme largement inspirée par« L:école maternelle», rapport de


l'Inspection générale de l'éducation nationale et de l'Inspection générale de
l'administration de l'Éducation nationale et de la Recherche, octobre 2011,
soigneusement mis sous le boisseau par le ministre de l'époque.

145
Réduire la pauvreté

Enfin, la réforme relance la scolarisation à 2 ans,


de manière prioritaire dans les environnements défa-
vorisés. Cette priorité, énoncée depuis 1989, est loin
d'être respectée, on l'a vu. En outre, la scolarisation
précoce est loin d'être la panacée, surtout compte
tenu de la taille des classes.

Quatre leçons en vue d'une «école plus équitable»

• La petite enfance est un tout : réformer la maternelle seule,


c'est oublier la moitié de la tâche. Car les assistantes maternelles,
les crèches, la PMI et l'Aide sociale à l'enfance (ASE) ont aussi
un rôle à jouer, non moins important. Le ministère des Affaires
sociales serait bien inspiré d'ajouter, dans les référentiels servant
à l'agrément des assistantes maternelles et des établissements,
ainsi qu'à la formation des personnels, au contrôle et à
l'évaluation des établissements, des éléments sur l'accueil et
l'éducation à développer dans les pratiques de ces acteurs,
dans le même esprit que celui affirmé pour la maternelle. Les
référentiels actuels sont trop orientés sur la santé et la sécurité,
et trop peu sur les dimensions éducatives.
• Un projet de réforme, aussi ambitieux soit-il, risque
fort d'échouer si les moyens ne sont pas au rendez-vous. Nos
maternelles accueillent en moyenne vingt-six élèves par classe
(2012). Il faut pa~venir à redéployer les effectifs d'enseignants
vers la maternelle et l'école élémentaire (un effort est en cours
avec le dispositif« Deux enseignants par classe») et réaliser
un effort important de formation professionnelle. Les agents de
l'Éducation nationale ont la même durée de congés que les autres
agents de la fonction publique : les vacances scolaires étant
beaucoup plus longues, il y a de la place pour d'autres activités
liées à leurs fonctions. En deux ou trois années, l'effort de
formation continue pourrait être mené à bien.
• La «communauté éducative», associant les personnels
enseignants ou autres et les parents, est encore largement

146
les enfants pauvres ... et ceux guettés par la pauvreté

un mythe. À côté des enseignants, les personnes assurant


l'accueil matinal, la cantine et les activités après la classe, et
naturellement les agents territoriaux spécialisés des écoles
maternelles (Atsem), participent à l'éducation des enfants.
Tous ont un rôle essentiel à jouer dans le repérage des enfants
en difficulté. Un rapport d'expert 108 sur l'équité du système
éducatif finlandais (pays de l'OCDE où les inégalités scolaires
à 15 ans sont les moins liées aux inégalités sociales) souligne
l'importance des équipes pluridisciplinaires mises en place pour
les élèves dont les difficultés scolaires sont associées à des
problèmes plus larges, familiaux ou sociaux. Elles réunissent
les personnels concernés de l'établissement (enseignants et
enseignants spécialisés dans le soutien aux élèves en difficulté)
et des spécialistes extérieurs à l'école (psychologues, travailleurs
sociaux, représentants du système de santé et de santé mentale
et, si besoin, des organismes publics de logement). En outre,
une relation dense entre familles et école est nécessaire pour
réduire la distance entre culture familiale et culture de l'institution
évoquée plus haut.
• Les institutions éducatives (crèche ou école), en
promouvant l'usage de la langue française et l'accès à sa culture,
doivent dans le même temps respecter la culture et la langue
familiales, voire s'appuyer sur elles, au risque, sinon, de pénaliser
le développement de l'enfant.

Développer la mixité sociale à l'école

Le séparatisme social, défavorable aux enfants


pauvres, est encore plus marqué dans les établisse-
ments scolaires que dans le logement. La tentation
est grande, pour les familles qui en ont la possibilité,
de mettre en œuvre des pratiques renforçant la sé-
grégation sociale à l'école. Or, la peur est mauvaise
108. Norton Grubb, « Equity in education, thematic review. Finland country
note», OCDE, avril 2005.

147
Réduire la pauvreté

conseillère. La ségrégation est, en fait, dommageable


pour tous les enfants. Dans son processus de dévelop-
pement, tout enfant doit s'ouvrir, expérimenter, décou-
vrir et se confronter à la différence. L:enfermer dans
un cocon familial ou social n'est pas lui permettre de
s'enrichir et d'apprendre à trouver sa place dans une
société et un monde multiculturels.
Nous sommes ainsi au cœur de la tension entre
responsabilité familiale - chercher à donner les meil-
leures chances à ses enfants (même si on se trompe
sur le diagnostic) - et responsabilité de la société et
des institutions publiques, qui tentent de promou-
voir l'égalité des chances et la cohésion sociale, le
vivre-ensemble.
Le premier point d'achoppement concerne la
carte scolaire, c'est-à-dire l'affectation ou non des
élèves à un établissement en fonction de son lieu
d'habitation. Avec une difficulté : ségrégation spatiale
et carte scolaire interagissent. Dans un espace qui
tend à séparer quartiers riches et quartiers pauvres,
zones résidentielles et banlieues défavorisées, im-
meubles de standing et HLM, les établissements sco-
laires eux-mêmes reflètent ces disparités. Ils peuvent
même les renforcer, la carte scolaire intervenant dans
les stratégies de recherche de logement ou les dif-
férences de prix entre appartements. S'ajoute à cela
le développement de pratiques de contournement :
donner une fausse adresse ou une adresse de com-
plaisance, par exemple, mais aussi demander des dé-
rogations liées au choix des langues ou des options.
Une stratégie dont savent profiter les familles les plus
à l'aise dans le maquis scolaire.
En 2008 a été introduite une réforme des déro-
gations à la carte scolaire visant à renforcer le «libre

148
Les enfants pauvres ... et ceux guettés par la pauvreté

choix des parents». Elle affichait l'intention de donner


un coup de pouce aux familles défavorisées en intro-
duisant un critère social (enfants boursiers) supposé-
ment prioritaire. Le résultat est allé à l'inverse de cette
intention, selon les évaluations réalisées 109 : renforce-
ment de la ségrégation en raison du peu de demandes
de dérogation déposées sur ce critère et de l'impor-
tance des rejets constatés. Ce qui a accru chez les
exclus le sentiment d'être stigmatisés, victimes d'une
intention délibérée de mise à l'écart.
Limiter le rôle des options dans ce mécanisme de
ségrégation scolaire est également un chantier néces-
saire, quoique délicat. Il est d'abord nécessaire pour
atténuer les contraintes budgétaires : par rapport aux
autres pays de l'OCDE, le nombre d'élèves par classe
au lycée est relativement élevé en France (pour les
matières communes) mais, simultanément, le nombre
moyen d'élèves par enseignant est très faible, du fait
de la multiplicité des options, notamment en langues.
Si notre système éducatif doit, pour des raisons d'ef-
ficacité et de justice sociale, renforcer les moyens
affectés au primaire, il doit aussi diminuer les coûts
dans le second cycle du secondaire (c'est-à-dire de la
seconde à la terminale).
Cette question des options constitue l'un des en-
jeux de la réforme en cours des collèges, elle le sera
aussi pour les lycées. Une voie a été peu explorée
dans cette démarche : celle d'options ne structurant
pas la constitution des classes ou le choix de l'éta-
blissement; c'est le cas en Finlande, où des élèves

109. Marco Oberti, Edmond Préteceille et Clément Rivière,« Les effets de


l'assouplissement de la carte scolaire dans la banlieue parisienne», rapport
réalisé pour la Halde, le Défenseur des droits et le ministère de l'Éducation
nationale, Sciences Po/CNRS, janvier 2012.

149
Réduire la pauvreté

peuvent suivre des enseignements dans un établisse-


ment voisin.
En outre, il conviendrait de lutter contre la pra-
tique des classes de niveau observée dans de nom-
breux établissements - sous prétexte d'efficacité
scolaire - en dépit de la prohibition officielle.
L:une des objections à toute action visant à limi-
ter les effets de la ségrégation scolaire dans l'ensei-
gnement public est le risque de fuite vers le privé. Le
risque est réel, mais il ne doit pas être surestimé, car
une large fraction du secteur privé est sensible au
problème - on y parle plus d'« option prioritaire pour
les pauvres» que d'égalité des chances, mais la fina-
lité est la même.
Si la ségrégation scolaire est un fait, difficile à
réduire, il faut en tirer les conséquences : renforcer
sensiblement les moyens des établissements qui en
souffrent (dédoublement systématique des classes)
et stabiliser les personnels enseignants (en revoyant
les modalités d'affectation).

Lutter contre le décrochage scolaire

Lutter contre le décrochage scolaire et les sor-


ties sans diplôme devrait représenter une haute prio-
rité dans les objectifs de l'Éducation nationale, du fait
des conséquences désastreuses de ce phénomène
en termes d'insertion professionnelle et de risque de
pauvreté. Ces phénomènes ne concernent pas seule-
ment les enfants de familles défavorisées, même s'ils y
sont majoritaires. Certes, la prise de conscience - ré-
cente- des effets négatifs de l'échec scolaire a sus-
cité un certain nombre de réformes et d'innovations
au sein du système éducatif : écoles de la deuxième

150
Les enfants pauvres ... et ceux guettés par la pauvreté

chance, Établissements pour l'insertion dans l'emploi


(Épide), etc. Toutefois, des actions plus en amont
devraient également être engagées.
Il s'agit d'abord d'éviter les ruptures liées au pas-
sage de l'école au collège. En primaire, l'élève est en
présence d'un professeur qui le connaît bien et qui
assure un encadrement très fort des activités. Dès la
sixième, il est confronté à une dizaine d'enseignants
et à d'autres adultes, et il lui est demandé une forte
autonomie dans l'organisation de son travail. Face à
ce changement, les enfants qui ne disposent pas d'un
soutien de leur famille, en particulier lorsque leurs
parents n'ont pas connu cet enseignement ou l'ont
mal maîtrisé, connaissent un risque accru de décro-
chage110. Développer la polyvalence des enseignants
en sixième et en cinquième permettrait une éducation
de meilleure qualité. C'est d'ailleurs l'une des leçons
que l'on peut tirer de l'examen du système éducatif
finlandais.
Il s'agit, ensuite, du soutien individuel aux élèves
en difficulté. En Finlande, toujours, il s'effectue au
sein même de la classe plutôt qu'à l'extérieur, dans ou
hors de l'établissement. Ce dernier cas est privilégié
en France, encouragé par le système d'aides fiscales
au soutien à domicile. Or, nous l'avons vu, c'est le type
même de mesures renforçant les inégalités scolaires.
Aussi, les moyens budgétaires consacrés au soutien
scolaire devraient tous être affectés aux établisse-
ments à proportion des difficultés qu'ils éprouvent au
regard de l'objectif de socle commun. Et si le maintien

110. Anne Armand et Béatrice Gille,« La contribution de l'éducation prioritaire


à l'égalité des chances des élèves», rapport de l'Inspection générale
de l'Éducation nationale et de l'Inspection générale de l'administration de
l'Éducation nationale et de la Recherche, La Documentation française, 2006.

151
Réduire la pauvreté

de l'aide à des cours à domicile se révélait néces-


saire, mieux vaudrait, pour la même dépense totale,
des «bons d'achat» de cours particuliers (ce que les
Angle-Saxons appellent vouchers) attribués par les
établissements aux élèves les plus en difficulté.
Il s'agit, enfin, des modalités de l'orientation à la fin
du collège, dont on a vu qu'elle était grandement mar-
quée par la situation socio-économique des familles.
Une orientation non voulue ou non comprise par l'élève
est la meilleure voie pour le décrochage scolaire. De
manière générale, l'orientation est vécue comme une
orientation par l'échec ou du fait de l'échec : on «est
orienté» infiniment plus souvent qu'on ne« s'oriente».
Sans compter que l'inscription dans telle ou telle filière
professionnelle relève plus souvent des places dispo-
nibles que des souhaits des élèves.

Accompagner l'enfant et sa famille


et coordonner l'action des institutions

Plus l'enfant et sa famille sont en difficulté, plus


leur distance culturelle est grande par rapport au
monde administratif et aux institutions éducatives, et
plus il est nécessaire de mener un accompagnement
global dans la durée. Or, cette nécessité se heurte à
l'organisation en «tuyau d'orgue» de nos dispositifs et
à l'éclatement des responsabilités entre les échelons
politiques (de l'État à la commune) et la Cnaf (plus la
Mutualité sociale agricole).
Il est nécessaire - et possible - de progresser en
ces domaines, de manière d'ailleurs bénéfique pour
toutes les familles. Tout d'abord, en faisant de la poli-
tique de l'enfance une compétence obligatoire des in-
tercommunalités. Ceci afin de permettre à cet échelon

152
les enfants pauvres ... et ceux guettés par la pauvreté

local d'organiser au mieux le développement de l'offre


d'accueil de la petite enfance, qu'il soit collectif ou indi-
viduel, et d'assurer une bonne articulation avec l'école
primaire et le périscolaire (qui relèvent l'un et l'autre du
même échelon politique). Ensuite, en coordonnant sur
le terrain les compétences du département (Protection
maternelle et infantile, Aide sociale à l'enfance, RSA ...)
et celles des communes. Il s'agit de donner de la cohé-
rence d'ensemble à des politiques actuellement écla-
tées entre divers acteurs qui s'ignorent trop souvent.
Cela se fait déjà par exemple à Strasbourg, par déléga-
tion des compétences à la Ville. Et l'on peut progresser
vers des lieux communs d'accueil des familles et des
enfants pour gérer ces différentes fonctions 111 • Bref,
les choses avancent, mais il faudra sans doute les
faire progresser plus vite et plus fortement si l'on veut
réellement réduire la pauvreté. L'action locale seule
ne suffira pas. D'où la nécessité d'observer ce qui est
envisageable au niveau national.

111. Voir des exemples étrangers ou français dans le rapport de la Commission


enfance et adolescence, présidée par François de Singly : François de Singly
et Vanessa Wisnia-Weill, «Pour un développement complet de l'enfant et de
l'adolescent», France Stratégie, septembre 2015.
Pour réduire la pauvreté, il est certes important de faire
en sorte que l'organisation économique et sociale per-
mette d'attaquer ses causes structurelles :c'était l'objet
des deux chapitres précédents. Il est tout aussi impor-
tant d'aider les personnes en situation de pauvreté et
d'exclusion sociale : les soutenir financièrement, bien
sûr, mais aussi les aider à retrouver le chemin d'une
meilleure insertion économique et sociale.
Un texte fondateur nous rappelle que «tout être
humain qui, en raison de son âge, de son état phy-
sique ou mental, de la situation économique, se trouve
dans l'incapacité de travailler a le droit d'obtenir de la
collectivité des moyens convenables d'existence» : ce
droit fondamental est inscrit dans notre Constitution
(alinéa 11 du préambule de la Constitution de 1946,
qui fait partie de notre bloc constitutionnel) et figure,
sous une formulation légèrement différente, dans la
Déclaration universelle des droits de l'homme. Dès
lors, pour obtenir «des moyens convenables d'exis-
tence», deux voies s'offrent à nous, complémentaires
plus que concurrentes : le soutien au revenu et l'accès
à l'emploi (ou à un meilleur emploi, voir chapitre 4) ou,
à défaut, à tout ce qui favorise l'insertion sociale.

Le soutien au revenu : état des lieux

Les minima sociaux


Au fil du temps, des allocations spécifiques - les
minima sociaux -sont apparues. Les plus importantes

157
Réduire la pauvreté

(95% du total) concernent les personnes âgées (le mi-


nimum vieillesse en 1956), celles en situation de han-
dicap (l'allocation aux adultes handicapés en 1975),
les chômeurs en fin d'indemnisation (l'allocation de
solidarité spécifique en 1984) et les bénéficiaires du
revenu minimum d'insertion (le RMI en 1988), devenu
en 2009 le revenu de solidarité active (RSA, souvent
qualifié de« ASA-socle»).
Les minima sociaux sont des allocations différen-
tielles, qualificatif signifiant que le montant versé aux
ayants droit vise simplement à compléter, au sein du
ménage concerné, les revenus existants jusqu'à un
certain seuil, au-delà duquel ce minimum n'est plus dû.
Le seuil dépend de la composition du ménage et diffère
selon les minima sociaux. Ainsi, pour une personne
seule, il est de 800 euros en février 2016 dans le cas
du minimum vieillesse (devenu «allocation de solida-
rité aux personnes âgées», versée à partir de 65 ans),
de 810 euros pour l'allocation aux adultes handicapés
(AAH), de 490 euros pour l'allocation de solidarité spé-
cifique (ASS) et de 530 euros pour le RSA (790 euros
pour une famille monoparentale avec un enfant), moins
le« forfait logement112 » lorsque la famille est logée gra-
tuitement ou bénéficie de l'allocation logement.
D'un dispositif à l'autre, les revenus pris en
compte pour le calcul de l'allocation diffèrent égale-
ment : par exemple, les allocations familiales viennent
en plus de l'allocation de solidarité spécifique ou de
l'allocation pour adultes handicapés, mais, dans le cas
du RSA, ce dernier est diminué de leur montant.
Pour inciter les allocataires à trouver ou à retrou-
ver un emploi, même mal rémunéré, seule une partie
112. Le forfait retenu est de 130 euros dans ce cas, 65 euros pour une
personne isolée.

158
Aider les pauvres

(38 %) des éventuels revenus d'activité est prise en


compte dans le calcul du montant de l'aide sociale
versée. Ainsi, une personne seule, sans aucune res-
source, qui percevait 465 euros de RSA (après dé-
duction du forfait logement) et qui trouve un emploi
rétribué 400 euros verra son RSA réduit non pas
de cette somme, mais de 38% de cette somme (soit
152 euros), si bien qu'elle disposera de 713 euros au
total (465-152+400). Cet «intéressement» est éga-
lement présent dans I'AAH et I'ASS, ainsi que dans
l'ancien RMI (mais sous d'autres formes). Il est éga-
lement très fréquent dans les systèmes de minima
sociaux existant dans les différents pays européens.

Aides locales ou accès à des services de base


À ces aides sociales légales s'ajoutent divers
dispositifs destinés à réduire le coût de la vie pour
certaines personnes en difficulté. Ils concernent
l'accès aux soins, avec la couverture maladie univer-
selle (CMU), l'aide au paiement d'une complémen-
taire santé (ACS) et l'aide médicale d'État (AME),
mais aussi les tarifs sociaux pour l'électricité, le gaz
ou les télécommunications et les aides locales pra-
tiquées par certaines communes (accès aux trans-
ports publics ou à certains biens culturels et de
loisirs, etc.). Ces dispositifs ont le mérite d'impliquer
d'autres acteurs publics à l'effort collectif, mais leur
multiplication peut pousser au phénomène de «rejet
du pauvre» que l'on voit se développer :«Ils ont droit
à tout et nous à rien.» Un ressentiment alimenté
par certains politiques ou économistes qui laissent
entendre que ces aides se cumulent, alors que le
non-recours est important et que les seuils d'accès
diffèrent pour chacune d'elles.

159
Réduire la pauvreté

En outre, les modalités de mise en œuvre sont


parfois problématiques. Par exemple, le tarif social
télécommunications (une réduction du coût de l'abon-
nement à une ligne fixe) est conditionné au fait d'être
invalide de guerre ou allocataire du ASA, de I'ASS ou
de I'AAH, tandis que le tarif social électricité est ac-
cordé sur critère de revenu. On peut donc perdre une
aide dès que l'on quitte le statut d'allocataire, même
si le revenu n'a guère progressé. Mieux vaudrait que
toutes ces aides soient déterminées en fonction du
revenu, comme pour le tarif social électricité.

Les compléments de revenu d'activité


Parallèlement, pour limiter les effets désastreux
sur la pauvreté laborieuse de la multiplication des
emplois à temps incomplet (temporaires ou à temps
partiel), des dispositifs ont été mis en place afin de
compléter les revenus d'activité dès lors que ceux-
ci sont inférieurs à un certain plafond. Il s'agit de la
prime pour l'emploi (PPE), instaurée en 2001, et du
ASA-activité, mis en place en 2009 dans le cadre de
la réforme du AMI, les deux ayant été fusionnés au
1er janvier 2016 pour devenir la« prime d'activité».
Cette prime d'activité cible davantage les
ménages à bas revenu, même si elle demeure com-
plexe dans son mode de calcul. Toutefois, son inté-
rêt est moins d'améliorer le revenu des travailleurs
pauvres (quand bien même 40% d'entre eux y
seraient gagnants, d'après le ministère des Affaires
sociales) que de couvrir désormais tous les travail-
leurs pauvres, y compris les moins de 25 ans non étu-
diants, qui étaient jusqu'alors écartés du ASA (sauf en
cas de charge de famille) -donc également du ASA-
activité- et ne pouvaient percevoir que la PPE. Cette

160
Aider les pauvres

exclusion n'était pas étrangère à l'importance du taux


de pauvreté monétaire chez les 18-24 ans (23,3 %),
même si la raison principale de leurs difficultés tient
à l'insuffisance de formation (la majorité des jeunes
de cette tranche d'âge en situation de pauvreté sont
dépourvus de diplôme).
Il est évidemment trop tôt pour savoir si cette
réforme aura des effets sur ce qui apparaît comme le
grand échec du ASA-activité : le caractère massif du
«non-recours». En effet, sur les 2 millions de travail-
leurs pauvres potentiellement éligibles à ce dispositif,
moins d'un tiers (32 %) ont accompli les démarches
pour en bénéficier. La forte irrégularité des revenus
d'activité des travailleurs précaires fait que tantôt ils
sont éligibles, tantôt ils ne le sont plus. Ils doivent
alors rembourser des montants indûment perçus
puis renouveler les démarches quand leurs revenus
passent de nouveau en dessous du seuil d'éligibilité ...
Cela en décourage plus d'un.
Il faut craindre, hélas, malgré la simplification
promise, que les obstacles demeurent nombreux sur
la route des travailleurs pauvres cherchant à faire va-
loir leurs droits. Un signe : la loi de finances (le budget
de l'État) pour 2016 table sur un non-recours de 50%
au lieu de 68% : une amélioration, certes, mais pas
une révolution!
Fin 2014, on comptait en France (départements
d'outre-mer compris) environ 2,2 millions d'allocataires
du ASA-socle, soit, avec les conjoints et les enfants à
charge, 3,9 millions de personnes. Par ailleurs plus de
700 000 personnes recevaient le ASA-activité seul.
L'AAH concernait un peu plus d'un million d'alloca-
taires, le minimum vieillesse et I'ASS environ un demi-
million chacun.

161
Réduire la pauvreté

Quelque 4 millions de ménages, soit 5,4 millions


de personnes, vivent avec l'aide d'un minimum social.
Le budget consacré à ces différents dispositifs s'éle-
vait en 2013 à 9 milliards d'euros pour le RSA-socle
(à la charge des départements), 8,2 milliards pour
l'allocation aux adultes handicapés, 2,4 milliards pour
le minimum vieillesse et autant pour l'allocation de
solidarité spécifique. Le coût du RSA-activité était de
1,6 milliard d'euros (à la charge de l'État) et celui de la
prime pour l'emploi de 2,5 milliards.
Il faut ajouter que les minima sociaux excluent
certaines catégories, en premier lieu les étrangers
hors Union européenne ayant moins de cinq ans
de séjour régulier, et, pour le RSA, presque tous les
jeunes de 18 à 24 ans.
Enfin, on l'a dit, une fraction importante des per-
sonnes qui seraient éligibles à l'un ou l'autre de ces
minima n'y ont pas recours. Comment expliquer ce
paradoxe de personnes en situation de pauvreté qui
renoncent à une aide à laquelle elles ont droit - pa-
radoxe qui met à mal l'accusation d'assistanat si fré-
quemment portée à leur encontre? Ignorance du
dispositif, complexité administrative et crainte de la
stigmatisation sont les explications le plus souvent
avancées d'un phénomène qui concerne tous les mi-
nima sociaux, et particulièrement le RSA-socle, avec
30% de non-recours.
Au total, si les différents minima conduisent à
réduire l'intensité de la pauvreté, rares sont les cas où
ils permettent, en complément d'autres ressources, de
sortir de la pauvreté. Ce n'est jamais le cas pour des
allocataires du RSA-socle (même en tenant compte
du RSA-activité). Pourtant, la loi stipule : «Le re-
venu de solidarité active a pour objet d'assurer à ses

162
Aider les pauvres

bénéficiaires des moyens convenables d'existence113 ,


d'inciter à l'exercice d'une activité professionnelle et
de lutter contre la pauvreté de certains travailleurs,
qu'ils soient salariés ou non salariés.» En revanche,
les compléments de revenu d'activité - PPE, ASA-
activité (seul) jusqu'en 2015, prime d'activité depuis
le 1er janvier 2016- font franchir à certains ménages
le seuil de pauvreté et réduisent pour tous l'intensité
de celle-ci.

Le soutien au revenu : propositions

Les propositions qui suivent ne concernent que


le RSA. Non par désintérêt de la pauvreté des autres
types d'allocataires, mais tout simplement parce que
c'est là que la situation présente est la plus grave et
les personnes concernées les plus nombreuses.
Le niveau de l'allocation est faible : actuelle-
ment, pour une personne seule, 46% du Smic men-
suel à temps plein - 41% une fois déduit le «forfait
logement», ce qui est le cas pour la quasi-totalité
des ménages concernés. On peut évidemment invo-
quer les difficultés budgétaires des pouvoirs publics,
mais celles-ci auraient pu - et peuvent encore - être
levées si l'on avait donné la priorité à la lutte contre
la pauvreté : ce ne sont pas les ressources permet-
tant d'abaisser le taux maximal de l'impôt sur le re-
venu de 56,8% {1988) à 40% (2012) qui ont manqué,
113. La notion de «moyens convenables d'existence» n'a jamais été définie.
Mais, lorsque les Français sont interrogés de manière approfondie pour
définir un revenu minimum décent, ils arrivent à un montant de 1400 euros.
«Décence» et« convenable» sont des notions qui ne font pas bon ménage.
Voir, sur ce point, «Les budgets de référence : une méthode d'évaluation des
besoins pour une participation effective à la vie sociale», rapport ONPES
2014-2015.

163
Réduire la pauvreté

mais celles qui auraient permis de faire du RSA un


revenu plus décent. Comme s'il était plus raisonnable
de réduire la charge fiscale des mieux lotis que d'aug-
menter l'aide sociale pour les moins bien pourvus!
L'enrichissement des premiers est perçu comme une
source d'amélioration pour tous (le PIB augmente),
alors que le soutien aux seconds apparaît comme une
charge (la protection sociale augmente). Double illu-
sion : le «ruissellement» des riches vers les pauvres
est plus qu'incertain, tandis que réduire la pauvreté
bénéficie à long terme à toute la société.
La raison avancée pour maintenir un écart
important entre le niveau de l'allocation et celui du
salaire minimum est qu'il serait nécessaire pour «in-
citer» les allocataires à retrouver un emploi, mais
aussi pour répondre aux réticences d'une partie des
travailleurs à accepter que des personnes inactives
disposent d'un revenu proche du leur. Sans contester
la notion d'incitation, la situation fréquente de chô-
mage ou d'inactivité des allocataires tient surtout aux
nombreux obstacles qu'ils rencontrent pour trouver
ou occuper un emploi : formation insuffisante, pro-
blèmes de garde d'enfant, de transport, etc.
Très simplement, on ne peut pas vivre décem-
ment avec 500 euros par mois ... mais pas beaucoup
plus avec 600, et l'« incitation» serait du même ordre.
Et, tant qu'à parler d'incitation, il vaut la peine d'en
signaler une peut-être encore plus importante, liée au
très bas niveau de l'allocation : l'incitation à trouver
des ressources occultes, à commencer par le travail
au noir. Qu'aucun allocataire n'y succombe serait sur-
prenant dans une société où beaucoup de particu-
liers, de salariés ou d'artisans ne pourraient leur jeter
la pierre!

164
Aider les pauvres

À titre d'exemple, le m1mmum social aux Pays-


Bas correspond, pour une personne seule, à 50% du
salaire minimum et à 100% pour un couple, contre 41%
et 61 % en France. Et ceci alors que, dans les deux pays,
le salaire minimum est d'un niveau similaire (lorsque
l'on tient compte des différences de niveaux de prix,
mesure dite «en parité de pouvoir d'achat»).
À travers le plan pluriannuel contre la pauvreté,
le gouvernement français s'est engagé à une reva-
lorisation du RSA de 10% hors inflation entre 2013
et 2017, par marche de 2% chaque année. Les deux
premières marches ont été franchies, mais celle de
2015 a failli ne pas l'être, car le gouvernement avait
décidé de suspendre cette revalorisation dans le cadre
de la compression des dépenses publiques promise à
Bruxelles : les plus pauvres devaient sans doute sup-
porter leur part de sacrifice pour que la promesse de
réduction de l'impôt sur le revenu faite à 7 millions
de foyers fiscaux puisse être tenue. Sous la pression
des associations accompagnant les plus en difficulté,
cette mesure inique a finalement été abandonnée, et
la devise qui figure au fronton de tous les bâtiments
publics - Liberté, Égalité, Fraternité- n'a pas eu à
gommer les deux derniers termes.
En réalité, cette tentative de suspension s'ana-
lyse davantage comme un signal destiné à une par-
tie des électeurs qu'à un souci de saine gestion. Car
une partie sans doute non négligeable de l'opinion
publique continue de croire à la distinction entre
«bons» et «mauvais» pauvres, les premiers étant
pauvres du fait d'un destin qui n'est pas de leur fait,
les seconds par calcul, fainéantise ou opportunisme.
Punir les pauvres, c'est s'assurer que seuls les vrais
méritants ont recours aux aides publiques. Tout cela

165
Réduire la pauvreté

rappelle Thomas Malthus et son impérissable objurga-


tion {voir chapitre 1) : «Il faut que l'assistance ne soit
point exempte de honte.»
Au-delà de cette politique de revalorisation glo-
bale, il serait possible d'améliorer la situation en cor-
rigeant deux particularités. Tout d'abord, supprimer le
forfait logement, qui ne concerne que le RSA et non
les trois principaux autres minima sociaux. En second
lieu, améliorer la prise en compte des enfants, comme
indiqué au chapitre précédent : majoration de l'alloca-
tion de base et RSA calculé sans prise en compte des
prestations familiales. Aucune de ces deux règles n'a
de justification : elles renvoient seulement à la vieille
défiance à l'égard des «mauvais pauvres». Ces me-
sures pourraient probablement être mieux comprises
de l'opinion publique - qui, d'ailleurs, ignore l'exis-
tence de ces pénalités, comme en attestent de nom-
breux« exemples» circulant sur le Net de familles (en
général immigrées) vivant somptueusement grâce au
RSA et aux allocations familiales.
La situation des jeunes isolés âgés de 18 à 25 ans
mérite d'être corrigée. En effet, on l'a vu, la très grande
majorité d'entre eux ne sont pas éligibles au RSA. La
France est, sur ce point, une exception parmi les pays
européens dans lesquels existe un dispositif de minima
sociaux - où, parfois, le montant de l'allocation desti-
née aux jeunes n'est qu'une fraction (80 %) de celle
des personnes plus âgées. Le motif avancé pour cette
sévérité est la crainte de voir les jeunes se contenter
de cette allocation et ne pas rechercher une insertion
professionnelle ou poursuivre leur formation.
De fait, la stratégie française consiste à proposer
des actions d'insertion ou de formation aux jeunes

166
Aider les pauvres

en difficulté114 (notamment au travers des missions


locales) et, dans ce cadre, à apporter ponctuelle-
ment un soutien au revenu. Ce schéma présente deux
inconvénients. Le premier est de différer parfois de
quelques années l'entrée dans l'un ou l'autre des dis-
positifs d'aide à l'insertion après la sortie du système
éducatif, surtout en cas de sortie précoce. Le second
est que chaque dispositif a tendance à sélectionner,
dans son champ d'intervention, les moins en diffi-
culté, ne serait-ce que pour améliorer ses indicateurs
d'efficacité. L'ouverture d'un accès généralisé au RSA
conduirait sans doute à corriger le premier point et
forcerait les institutions à rechercher avec tous les
jeunes en question des parcours d'insertion adaptés.
Quant à la « désincitation » que produirait un accès
à l'allocation, il faut la mettre en balance avec l'inci-
tation que produit le non-accès au RSA à aller cher-
cher des ressources dans des activités pas toujours
recommandables !

Où est passée l'insertion?

Dès l'origine du RMI, en même temps que le


droit à percevoir un revenu, a été défini un devoir
d'insertion économique et sociale. L'allocataire doit
s'engager «à participer aux actions ou activités défi-
nies avec lui, nécessaires à son insertion sociale ou
professionnelle», mais le texte de loi indique aussi
que «l'insertion sociale et professionnelle des per-
sonnes en difficulté constitue un impératif national».
Ces orientations demeurent dans le code de l'action
sociale après le remplacement du RMI par le RSA.
114. «L'insertion des jeunes sans diplôme», rapport no 9 du Cere,
La Documentation Française, 2008.

167
Réduire la pauvreté

En d'autres termes, le devoir d'assistance - venir en


aide - de la société n'est pas à sens unique, et il est à
la source d'un autre devoir de la part de la personne
aidée. Le lien entre droit et devoir (qui n'est pas un
lien d'équivalence mais seulement de réciprocité) ne
crée pas des débiteurs d'un côté et des créanciers de
l'autre, mais des «obligés réciproques115 », fondement
du lien social.
Pourtant, dans les faits, l'insertion est le parent
pauvre de la politique du RMI puis du RSA. Entendons
par ce mot une aide apportée non pas monétairement
mais en termes de formation, de santé, de logement,
d'accès à l'emploi, de garde d'enfant, etc. aux personnes
confrontées à des obstacles qu'elles ne sont pas en
mesure de lever par leurs propres moyens. Si l'aide per-
met d'y parvenir, elle redonne de l'autonomie et de la
capacité d'agir aux personnes concernées. L'insertion
ne consiste donc pas à se substituer aux personnes,
mais à leur permettre de dépasser leurs difficultés.
Les évaluations faites lors du transfert, en 2003,
de l'ensemble de la gestion du RMI aux départements
(et aux caisses d'allocations familiales) avaient déjà
montré que les départements étaient alors loin de
consentir les efforts budgétaires correspondant à
leurs obligations légales, avec de grandes inégalités
de l'un à l'autre. Depuis, il n'est même plus défini de
budget minimum à consacrer à cette politique d'inser-
tion. Si bien que, depuis la création du RSA, l'effort dé-
partemental se réduit en masse - moins d'un milliard
d'euros en 2013- et plus encore en proportion des
allocations versées (de 21% en 2009 à 13% en 2013).
Par allocataire (il faudrait plutôt raisonner par adulte,
car, à l'intérieur d'un ménage, le devoir d'insertion
115. Le terme est utilisé dans «Penser l'assistance», ONPES, 2013, p. 44.

168
Aider les pauvres

concerne tous les adultes), cela représente environ


400 euros par an.
Une autre caractéristique apparue avec le rem-
placement du RMI par le RSA est l'orientation donnée
au projet d'insertion. Priorité a été donnée au retour à
l'emploi en dirigeant les allocataires vers Pôle Emploi
ou d'autres opérateurs du secteur. C'était méconnaître
que, bien souvent, les difficultés des personnes concer-
nées s'enchevêtrent, et que ces services ne sont pas en
capacité, alors, de les aider efficacement.
Les choses bougent cependant un peu. En 2014
a été signé un protocole national entre l'Assemblée
des départements de France, Pôle Emploi et l'État,
qui doit se décliner au niveau de chaque départe-
ment pour avoir une approche plus globale des pro-
blèmes d'insertion des allocataires et coordonner
sur le terrain les services de l'emploi et les services
sociaux du département. Une particularité intéres-
sante est d'ailleurs que cette approche globale pourra
être proposée à des demandeurs d'emploi non allo-
cataires du RSA. Se pose toutefois la question des
moyens mis en œuvre: s'ils ne sont pas renforcés, on
en tirera bien vite comme leçon qu'il n'y a pas grand-
chose à faire.
Par ailleurs, le risque est grand de basculer des
obligations réciproques que définit le couple «droits
et devoirs» vers un autre couple en apparence simi-
laire : «aide et contrepartie». Ainsi, dès 2007, Nicolas
Sarkozy proposait «qu'aucun minimum social ne soit
accordé sans la contrepartie d'une activité d'intérêt
général». Il n'était pas le seul : pour Ségolène Royal,
il fallait «dire clairement qu'en contrepartie de toute
ressource, il y a un travail ou une formation utile116 ».
116. Entretien publié dans Les Échos du 19 mai 2006.

169
Réduire la pauvreté

Et ce thème refait surface : le Baromètre d'opinion du


ministère des Affaires sociales (Orees) sur la santé,
la protection sociale, les inégalités et la cohésion so-
ciale, réalisé fin 2014, chiffre à 77% la proportion des
personnes estimant normal que les chômeurs «par-
ticipent à une tâche d'intérêt général proposée par
l'administration, une collectivité locale ou une asso-
ciation reconnue». Il est probable que la proportion
serait encore plus grande vis-à-vis des seuls alloca-
taires des minima sociaux. Il s'agirait alors d'un chan-
gement éthique majeur. On en trouve une expression
sans fard sous la plume du philosophe américain Allen
Buchanan 117 : «Un individu a le droit de partager des
ressources sociales seulement si cet individu contri-
bue ou au moins peut contribuer à la création du sur-
plus collectif.»
De la logique de l'aide, on passe alors à celle de
l'échange, de nature marchande : on n'a rien sans rien.
Comme l'écrit l'Observatoire national de la pauvreté
et de l'exclusion sociale118 : «La contrepartie vise à
rembourser la dette sociale engendrée par l'aide reçue
[ ...]. Nous sommes alors dans le cadre d'une dette qu'il
s'agit d'honorer, chacun rendant à l'autre l'équivalent
de ce qu'il a reçu [ ...]. Alors que la réciprocité en-
gendre le lien, l'échange y met fin.» Cette logique a un
nom dans l'univers anglo-saxon où elle est pratiquée :
le workfare, contraction de « Work for your welfare»
(«Travaillez pour [rembourser] l'aide publique re-
çue»). Par exemple, certaines législations d'États fé-
dérés, aux États-Unis, prévoient que les bénéficiaires
d'une aide sociale doivent la rembourser par un travail

117. Allen Buchanan,« Justice as reciprocity versus subject-centred justice»,


Philosophy and Public Affairs, 1990.
118. «Penser l'assistance», op. cit., p. 44.

170
Aider les pauvres

désigné par l'autorité locale, d'une durée telle que, s'il


était payé au salaire minimum, le montant correspon-
dant serait celui de l'aide versée; il est expressément
précisé qu'il ne s'agit pas d'un salaire.
Une aberration américaine que ce service de
travail obligatoire? Pas vraiment119 , car c'est aussi la
voie dans laquelle s'était engagé François Fillon, alors
ministre de l'Emploi, en 2003, lors de la réforme du
RMI, en créant le «contrat d'insertion-revenu mini-
mum d'activité» (CI-RMA) : il s'agissait «d'essayer
de voir comment demander, même si c'est parfois
symbolique, une activité en échange d'un revenu».
Lorsqu'un employeur embauchait un allocataire du
RMI dans un emploi d'au moins 20 heures hebdoma-
daires payées au Smic, les premières heures travail-
lées étaient considérées comme un remboursement
du RMI, et seules les heures effectuées en sus de ce
remboursement étaient considérées comme un sa-
laire, comptant pour les droits connexes (retraite et
assurance chômage). Heureusement, son successeur,
en 2005, a rétabli le caractère de salaire à l'ensemble
de la rémunération. Mais la charge de certains contre
«l'assistanat» s'inscrit dans le droit fil de cette logique
marchande. Un fil qui ressemble plus à celui du ra-
soir qu'à celui qu'Ariane avait déroulé pour retrouver
son chemin dans le labyrinthe. Il existe heureusement
d'autres voies de sortie.
On l'a dit, l'insertion des personnes en difficulté
- qui sont souvent des personnes en situation de pau-
vreté - ne se réduit pas à la seule insertion profes-
sionnelle, même si cette dernière est particulièrement
importante à la fois pour réduire la pauvreté, créer du
119. Michel Dollé, «Chômage et intégration économique. Revenu minimum
d'activité (RMA) : une réforme contestable», Esprit, février 2004.

171
Réduire la pauvreté

lien social et favoriser l'autonomie et l'estime de soi.


Néanmoins, l'action sociale couvre un champ nette-
ment plus large, notamment dans le domaine du loge-
ment. On se contentera ici d'évoquer quelques pistes
visant à améliorer l'existant, avant d'examiner plus en
détail l'insertion par l'activité économique120 •

Le logement, une situation qui se dégrade

Avoir un «chez-soi» et s'y sentir bien est un pré-


alable à toute insertion. Or, nombre de personnes n'y
parviennent pas, particulièrement dans la population
en situation de pauvreté. Le niveau des loyers privés
leur est souvent inaccessible, notamment dans les
agglomérations urbaines dynamiques - celles, jus-
tement, où se créent des emplois et qui attirent de
nouveaux habitants. Depuis une vingtaine d'années,
d'importantes incitations fiscales ont permis de
mettre sur le marché de nombreux logements desti-
nés à la location, mais à des prix hors de portée de
la plupart des ménages modestes. Le quart des loca-
taires du parc privé aux revenus les moins élevés a
vu, selon l'Insee, son «taux d'effort» moyen (la part
du revenu consacré au loyer et aux charges locatives,
après aides au logement) passer de 24,1% à 33,6%
entre 1996 et 2010.
Du côté du logement social, le parc a sensible-
ment progressé (+500000 entre 2004 et 2014), mais
il s'agit surtout de logements sociaux... pas très so-
ciaux, c'est-à-dire accessibles à des ménages dont les

120. Les questions de santé, de mobilité, de vie sociale, dimensions


importantes de l'insertion, débordent cependant largement de cette question :
on n'en traitera donc pas. Celles relatives à la garde d'enfant et à la formation
sont abordées dans les chapitres 4 et 5.

172
Aider les pauvres

revenus sont suffisamment élevés pour rassurer les


bailleurs sur leurs capacités à payer leur loyer. Seuls
les logements sociaux relevant des « prêts locatifs ai-
dés d'intégration» (PLAI), avec un financement public
plus avantageux, sont à leur portée. Ils ne représentent
cependant qu'une part très minoritaire des nouveaux
habitats sociaux (un quart, soit moins de 10% du total
des logements construits chaque année), même si un
net effort a été consenti depuis une dizaine d'années
(en 2004, ils ne représentaient que 8% des logements
sociaux construits) 121 • Si bien qu'un quart des alloca-
taires du RSA et 18% des bénéficiaires de I'ASS ne dis-
posent pas d'un logement «à eux» et doivent recourir
à des solutions de fortune : foyer, hébergement chez
des tiers ou dans des structures spécialisées122 •
Deux obstacles freinent les efforts. Tout d'abord,
les municipalités de communes urbaines, poussées
sans doute par une partie de leurs électeurs, voient
d'un mauvais œil la construction de logements très
sociaux sur leur territoire. Certes, la loi Solidarité et
Renouvellement urbain (SRU) de 2000, qui a été durcie
en 2014, impose aux communes de plus de 3 500 ha-
bitants (1 500 en Île-de-France) d'avoir sur leur sol un
minimum de 25% de logements sociaux. La pénalité
financière imposée à celles qui ne respectent pas ce
quota n'ayant guère eu d'effet, l'État impose doréna-
vant la signature d'un «contrat de mixité sociale» aux
contrevenants, précisant les objectifs à atteindre ainsi
que les moyens prévus et les délais pour y parvenir. En
cas de refus des communes ou de l'intercommunalité,

121. Voir Noam Leandri, «Davantage de logements sociaux mais moins


accessibles», Observatoire des inégalités, novembre 2014.
122. Michèle Lelièvre, «Les bénéficiaires de minima sociaux d'insertion
dans la crise», France, portrait social, Insee-Références, 2014.

173
Réduire la pauvreté

le préfet disposera d'un pouvoir de préemption sur les


terrains constructibles et se substituera aux maires
pour instruire et délivrer les permis de construire.
Le problème est que ce dispositif n'implique pas que
les logements sociaux qui seront construits dans ces
communes soient accessibles financièrement à ceux
qui subissent le plus la crise du logement. Il serait donc
nécessaire de compléter le dispositif en imposant non
seulement un nombre de logements sociaux, mais
aussi une proportion minimale de PLAI.
Par ailleurs - c'est le deuxième obstacle -, dans
les zones les plus tendues, le prix du foncier a ex-
plosé, ce qui oblige les bailleurs sociaux à construire
des logements aux loyers plus élevés. Ou à construire
de plus en plus loin des centres, ce qui engendre de
nombreux problèmes d'urbanisme, de mobilité, de
trafic, etc. et renforce le risque de ghettoïsation. La
solution relève largement de l'urbanisme 123, mais elle
peut aussi appeler des remèdes fiscaux, notamment
sous la forme d'une taxation nettement plus élevée
qu'actuellement des plus-values foncières, qui ne
doivent rien à l'action du propriétaire du terrain et tout
à la collectivité (effet d'agglomération, infrastructures
de transport, etc.).
Dans le bas de la pyramide sociale, le nombre de
personnes recourant au droit au logement opposable
(Dalo) s'accroît : il est passé de 65 000 en 2008 à
95 000 en 2014. Peuvent recourir à ce dispositif les
personnes qui, depuis plus de six mois, attendent un
logement social, vivent dans un appartement insalubre

123. Voir Pour un nouvel urbanisme, Denis Clerc, Claude Chalon, Gérard
Magnin et Hervé Veuillot, Éd. Yves Michel/Adels, 2008, et Essai sur le pouvoir
urbain. Propos d'un urbaniste atterré, propositions d'un urbanisme citoyen,
Marc Huret, L'Harmattan, 2015.

174
Aider les pauvres

ou suroccupé, sont menacées d'expulsion sans reloge-


ment, hébergées chez des tiers ou dans une structure
d'hébergement. Les pouvoirs publics doivent trouver
une solution adaptée aux besoins et aux moyens du
demandeur, sous contrainte d'une pénalité financière
si cette solution n'est pas trouvée. Parmi les demandes
jugées fondées, environ 40% ne sont pas suivies
d'effets. Le produit des pénalités qui en résultent est
versé au Fonds d'accompagnement dans le logement,
un organisme public visant à aider les personnes sans
domicile ayant retrouvé un logement à l'habiter et à
l'équiper correctement. Ce qui revient à aider les uns
en privant les autres de logement !

Répartition des personnes en situation de pauvreté Taux


selon le statut d'occupation du logement de pauvreté
(au taux de 60% du niveau de vie médian, en milliers) (en%)

2005 2012 Écart 2005 2012

Accédant à la propriété 893 836 -57 5,9 5,5

Propriétaire (non-accédant) du logement 1686 1694 8 7,9 7,5

Locataire d'un logement HLM 2402 2920 518 27,2 31,8


Locataire ou sous-locataire
d'un logement du parc privé 2346 2725 379 20 21,7
Locataire ou sous-locataire d'un logement
loué meublé ou d'une chambre d'hôtel 89 166 77 33,1 28,6

Logé gratuitement (parents, amis, employeur) 304 198 -106 17 15,6

Ensemble 7722 8540 818 13,1 13,9

Source : Insee, enquête «Revenus fiscaux et sociaux» 2005 et


2012. La grande majorité des personnes en situation de pauvreté
sont locataires, et de plus en plus fréquemment. Presque un tiers
des personnes logées en HLM sont en situation de pauvreté
en 2012, contre un peu plus d'un cinquième dans le parc privé.

175
Réduire la pauvreté

Quand l'aide sociale subventionne l'hôtellerie

Le droit à un toit pour chacun est une obligation


du code de l'action sociale. Pour cela, l'État finance
des places de centres d'hébergement et de réinsertion
sociale (CHRS), qui fournissent aux personnes ac-
cueillies le gîte, le couvert et l'accompagnement pour
les aider à résoudre leurs problèmes ou à régler des
différends. Depuis dix ans, le nombre de places en
CHRS stagne, alors que la population sans domi-
cile (personnes passant la nuit dans des lieux non
destinés à l'habitation - cave, voiture, cabane, gare,
rue ... - ou prises en charge par une structure assu-
rant l'hébergement à titre gratuit ou à faible participa-
tion) a augmenté de près de 50% entre 2001 et 2012,
selon l'Insee.
Pour des raisons financières, les pouvoirs pu-
blics ont plutôt mis l'accent sur l'hébergement d'ur-
gence, mais, face à l'afflux des demandeurs, ce sont
souvent des chambres d'hôtel (où l'on ne peut pas
faire la cuisine) qui servent de lieu d'accueil, notam-
ment en Île-de-France, car l'agglomération parisienne
concentre 44% des personnes sans domicile. Comme
le montre une enquête de l'Observatoire du Samu
social de Paris12\ 10% des enfants de plus de 6 ans
hébergés dans ces conditions ne sont pas scolarisés.
Faute d'accompagnement, les familles ignorent lar-
gement leurs droits et ont peu de contacts sociaux :
selon la même enquête, 20% d'entre elles n'ont au-
cune couverture maladie et 10% souffrent d'une insé-
curité alimentaire sévère. Le code de l'action sociale,
qui prescrit que «toute personne accueillie dans
124. «Enfants et familles sans logement», Observatoire du Samu social
de Paris, octobre 2014.

176
Aider les pauvres

une structure d'hébergement d'urgence doit pou-


voir y bénéficier d'un accompagnement personna-
lisé», demeure lettre morte. C'est là un constat déjà
dressé en 2010 par l'Inspection générale des affaires
sociales : la solution hôtelière est «la solution la plus
insatisfaisante qui soit [ ...]. Et ce système, qui cumule
tous les inconvénients, est également très coûteux
pour I'État125 ». Pourtant, depuis la publication de ce
rapport, le recours à l'hôtel a doublé, et son coût en
2015 atteint 200 millions d'euros !
L'aide sociale se mue ainsi en subvention à une
fraction de l'hôtellerie ... Ce qui aurait dû n'être qu'un
moyen très transitoire de gérer les afflux exception-
nels de personnes sans abri est devenu peu à peu
une solution «normale» pour une partie d'entre elles.
L'hébergement d'urgence s'est développé au détri-
ment de l'hébergement d'insertion, celui qui vise à
remettre les gens debout plutôt qu'à les placer seule-
ment à l'abri.
Reste à comprendre pourquoi le nombre de sans-
abri continue de croître. Certes, il y a l'explication
commode : l'afflux de migrants, et notamment les de-
mandeurs d'asile qui, faute de pouvoir être hébergés
dans les centres d'accueil saturés qui leur sont desti-
nés, le sont dans les dispositifs d'urgence. L'explication
n'est pas fausse, mais elle est partielle. Pour que des
places d'hébergement se libèrent, il faut qu'une partie
de ceux qui les occupent arrivent à en sortir. Or, le flux
de sorties s'est fortement ralenti, faute de logements
adaptés (ce qu'on appelle parfois des «pensions de
famille») ou très sociaux. La garantie universelle des
loyers, prévue dans le projet de loi sur le logement de
125. «Rapport relatif à l'organisation de la veille sociale en Île-de-France»,
lgas, août 2010.

177
Réduire la pauvreté

2013 (loi Alur), qui aurait pu décider des bailleurs à


louer à des personnes à très faibles revenus, est pas-
sée aux oubliettes. « L'intermédiation locative», qui
consiste à ce qu'une association loue le logement pour
le sous-louer à des personnes défavorisées, marque le
pas, tandis que les budgets correspondants sont ab-
sorbés par l'hôtel et l'hébergement d'urgence, norma-
lement très temporaire (quelques nuits au plus). Une
urgence dans laquelle - faute de sorties suffisantes
vers des logements accessibles aux personnes à très
faibles ressources - nombre de personnes s'enra-
cinent. Un joli cercle vicieux ...
Le gouvernement semble avoir enfin pris
conscience du problème, puisque l'objectif désormais
affiché est de ne plus accroître le nombre de nuitées
hôtelières. Ce qui implique de recourir aux autres
solutions: des places de CHRS, l'intermédiation lo-
cative, des logements sociaux PLAI et une garantie
des loyers.

L'insertion par l'activité économique

Longtemps, l'État a cru aux vertus des «emplois


aidés», financés en partie (parfois en totalité) par
l'État afin de redonner espoir (et salaire) à ceux qui
n'en trouvaient pas. La mesure partait d'un bon senti-
ment : le meilleur moyen pour qu'un individu conserve
son « employabilité », c'est-à-dire ses capacités à
exercer efficacement un métier... c'est d'avoir un em-
ploi. À défaut, les connaissances et les savoir-faire
s'étiolent et disparaissent peu à peu. En outre, l'emploi
est un espace de socialisation important : c'est dans
la «boîte» que l'on rencontre des collègues et que se
tissent des liens amicaux avec certains d'entre eux.

178
Aider les pauvres

Persuadés (à juste titre) des bienfaits de l'em-


ploi, les gouvernements successifs depuis 1976 ont
fait preuve d'une imagination sans bornes, chaque
ministre du Travail (ou de l'Emploi, les dénominations
ont varié elles aussi) souhaitant laisser une trace. Ces
emplois aidés avaient en effet un énorme mérite : ils
faisaient baisser le nombre des demandeurs d'emploi.
«Pour atteindre cet objectif, la priorité est alors don-
née au nombre de contrats signés - de courte du-
rée - plutôt qu'au ciblage sur les personnes les plus
en difficulté», écrit Isabelle Benoteau dans la revue
de l'lnsee 126 • Alors, en avant la musique, la seule limite
étant les contraintes budgétaires.
Il aura fallu longtemps aux responsables publics
pour comprendre que sortir de l'eau un chômeur de
longue durée grâce à un emploi aidé n'a de sens que si
l'emploi en question sert de transition vers un emploi
non aidé. Ce qui suppose d'acquérir une expérience
professionnelle attractive pour un employeur ou un ni-
veau de formation permettant de reprendre des études.
Au début des années 2000, les «emplois-jeunes» ont
joué assez fréquemment le rôle de starting-blocks pour
lancer des personnes sans expérience professionnelle
dans la vie active. Mais elles le devaient davantage
au fait que, bien souvent, les organismes qui avaient
le droit d'en recruter (associations ou organismes
publics) écrémaient sérieusement les candidats pour
n'embaucher que les mieux outillés.
Les résultats des autres contrats aidés ont été
nettement moins convaincants, faute d'accompagne-
ment et de formation sur le tas :au mieux, les hôpitaux

126. Isabelle Benoteau, «Quels effets du recrutement en contrat aidé


sur la trajectoire professionnelle ? Une évaluation à partir du panel 2008 »,
Économie et Statistique n°477, Insee, 2015.

179
Réduire la pauvreté

économisaient des dépenses d'agents de services


hospitaliers; au pire, les enseignants avaient enfin
quelqu'un pour faire la queue à leur place devant la
photocopieuse. Mais empêcher les gens de tenter de
se frayer une place dans une rame de métro bondée
n'est pas vraiment formateur et n'ouvre guère de voie
vers des débouchés professionnels (si ce n'est videur
de boîte de nuit).
Dire des contrats aidés qu'ils ne servent à rien est
sans doute excessif. Simplement, ils sont moins utiles
à ceux qui les occupent qu'à ceux qui les emploient,
car il s'agit alors d'un renfort bienvenu pour atteindre
les objectifs de l'association ou du service public. Le
problème est qu'ils se limitent trop souvent à cela, si
bien qu'au lieu d'être un sas vers l'emploi, ils ne sont
qu'une pause dans une vie de galère. Certes, Isabelle
Benoteau, dans l'article cité plus haut, avance que les
personnes ayant occupé un emploi aidé en entreprise
étaient, deux ans et demi après la fin de leur contrat,
nettement plus nombreuses à occuper un emploi non
aidé que celles n'étant pas passées par un emploi aidé
(+ 31 points), un écart considérable montant même
à 40 points lorsque le contrat aidé a été supérieur à
douze mois. En revanche, lorsque l'emploi aidé s'est
déroulé dans un organisme non marchand (orga-
nisme public ou associatif rendant des services ne
donnant pas lieu à une vente), l'écart devient négatif
(-5 points). En d'autres termes, les retours à l'emploi
sont moindres, en moyenne, au terme d'un contrat aidé
dans un organisme non marchand que si les personnes
concernées n'avaient pas bénéficié de ce contrat !
Les raisons de cet échec sont nombreuses: ab-
sence de ressources propres (les organismes non mar-
chands peuvent difficilement recruter les personnes

180
Aider les pauvres

qui sont passées en contrat aidé au terme de celui-ci),


accompagnement défaillant, formation sur le tas ou
parallèle à l'emploi insuffisante, effet de stigmatisa-
tion des personnes concernées lorsqu'elles cherchent
un emploi ...
À l'inverse, l'effet bénéfique des contrats aidés
dans l'emploi marchand est sans doute à relier, au
moins en partie, à des effets d'aubaine (l'entreprise
aurait de toute façon recruté, et l'emploi aidé lui a per-
mis de réduire le coût de cette embauche) et à une
sélectivité beaucoup plus forte à l'entrée. Reste que,
même si l'écart entre l'échec des uns et la réussite des
autres doit être relativisé, il est difficile de le nier.
Comment faire pour que les personnes bénéfi-
ciaires d'un contrat aidé puissent être recrutées en
entreprise, mais en privilégiant celles qui sont le plus
en difficulté (les plus éloignées de l'emploi) et en leur
assurant un accompagnement à la fois social (pour les
aider à résoudre les obstacles à la reprise d'un emploi :
garde d'enfant, logement, santé) et professionnel (de
sorte qu'elles acquièrent un savoir-faire profession-
nel leur redonnant de l'employabilité) ? La réponse
est donnée par les structures d'insertion par l'activité
économique (SIAE).
Celles-ci sont nées à la fin des années 1970,
quand a commencé à se développer un chômage de
masse, à l'initiative de travailleurs sociaux constatant
les dégâts considérables que cela provoquait. L'idée
était de renouer avec l'emploi grâce à une« vraie» acti-
vité productive, donnant naissance à une «vraie» va-
leur ajoutée, mais moindre que celle d'une entreprise
«normale», du fait de la moindre productivité des
travailleurs et du souci apporté à leur formation, le
coût de l'accompagnement (social et professionnel)

181
Réduire la pauvreté

et de la moindre productivité étant assumé par une


aide publique. À charge pour la SIAE de trouver des
activités économiques délaissées par les entreprises
classiques ou manquant de main-d'œuvre - recy-
clage, rénovation de logements sociaux, entretien des
espaces verts, etc. -, qui lui permettent d'équilibrer
ses comptes.
Ces entreprises «à finalité sociale» ont d'abord
été soupçonnées par les entreprises «à finalité éco-
nomique» de concurrence déloyale, du fait des sub-
ventions publiques qui leur étaient versées. Mais les
SIAE se sont incorporées peu à peu dans le paysage
économique comme des partenaires utiles avec les-
quelles il est souhaitable de travailler, soit parce
qu'elles peuvent fournir la main-d'œuvre que l'on re-
cherche, soit parce qu'on peut leur confier de la sous-
traitance, soit parce qu'elles fournissent des biens ou
des services non couverts par les entreprises clas-
siques : ressourceries (réparation d'objets mis au
rebut par leurs propriétaires et revendus à bas prix),
recyclage de produits électroniques, production de
maraîchage bio (à l'exemple des Jardins de Cocagne),
couches lavables pour bébés 127, réparation de palettes
usagées, collecte et livraison de linge par triporteur
électrique, etc.
On compte en 2016 un peu moins de quatre mille
SIAE, employant près de cent mille salariés. Elles se
répartissent en quatre types de structures :
• les ateliers et chantiers d'insertion (ACI), qui
recrutent les personnes les plus éloignées de l'emploi,

127. Les couches jetables usagées (350 000 tonnes par an) ne sont pas
recyclables. La SIAE Blanchisserie du refuge, à Besançon, fournit aux crèches
de la ville des couches lavables qu'elle ramasse et nettoie (écologiquement)
chaque jour.

182
Aider les pauvres

et dont l'activité économique doit couvrir plus de 30%


de leurs charges ;
• les entreprises d'insertion (El), qui emploient
et forment des salariés plus proches de l'emploi,
dont l'activité économique doit couvrir au moins 50%
de leurs charges ;
• les entreprises de travail temporaire d'insertion
(ETTI), qui mettent à disposition d'entreprises clas-
siques des travailleurs pour des missions d'intérim.
Leur activité économique doit couvrir de 80 à 90% de
leurs charges ;
• enfin, les associations intermédiaires (Al), qui
mettent des travailleurs à disposition de particuliers
pour des missions limitées dans le temps.
La crise a affecté les SIAE, puisque les sorties
vers l'emploi ont diminué depuis 2008, mais leurs
résultats sont néanmoins intéressants : en moyenne
40 %, et même plus de 50% pour les ETTI et les Al,
qui permettent aux employeurs ou aux particuliers de
juger de la professionnalité des travailleurs qui leur
sont envoyés. C'est en tout cas aujourd'hui l'outil le
plus performant que l'on connaisse pour aider les per-
sonnes en difficulté à retrouver un emploi, et on ne
comprend pas bien que l'État continue de privilégier
les emplois aidés dans le secteur non marchand, plus
coûteux et moins efficaces en termes de résultats que
ceux passant par des SIAE.
Le repêchage par l'emploi transitionnel de type
«insertion par l'activité économique» est bénéfique à
la fois pour les personnes et pour la collectivité. Pour
les personnes, parce qu'il les rend autonomes et les
valorise (par le salaire et par l'estime de soi) ; pour
la collectivité, parce qu'elle réduit d'autant les coûts
sociaux engendrés par l'exclusion.

183
Réduire la pauvreté

D'autres innovations à cheval entre emploi et formation

Chaque année, environ quinze mille jeunes décrochent


de l'école après avoir été au collège dans une «section
d'enseignement général et professionnel adapté» (Segpa), qui
accueille les jeunes en grande difficulté et ne maîtrisant pas les
apprentissages de base de l'école primaire. Ces jeunes sont à la
limite de l'illettrisme et leur devenir professionnel est des plus
problématiques. C'est à leur intention que se sont créées des
«écoles de production», dont les initiateurs étaient surtout des
employeurs de la mécanique : «écoles» parce que les jeunes
accueillis ont moins de 16 ans et suivent une formation avec des
enseignants spécialisés ; «de production» parce qu'il s'agit de
les aider à maîtriser les connaissances fondamentales à travers
une activité d'atelier. Ainsi, dans une école de production à Dole
(Jura), six élèves apprennent les rudiments du calcul à partir du
montage d'un pneu (diamètre, circonférence, volume, pression ...),
huit autres en dessinant sur ordinateur les barrières métalliques
qu'ils réaliseront ensuite. Dans les deux cas, leur sortie est
assurée : ce sont des métiers «en tension», et les employeurs
potentiels voient les résultats de leur formation (sur deux ans)
dans les travaux qu'ils exécutent. En 2015, 100% des sortants ont
été embauchés. Autant de jeunes qu'il ne sera plus nécessaire de
financer à travers des aides sociales.

L'économie de marché n'est pas sans vices,


mais elle a au moins une vertu : hors des périodes
de crise comme celle que nous connaissons actuel-
lement, toute personne disposant d'une formation et
de compétences adaptées aux besoins exprimés par
le marché est assurée de trouver un employeur qui
cherchera à profiter de cette compétence pour son
propre compte. Si les emplois ainsi créés ne suffisent
pas à employer toutes les compétences existantes,
c'est à la collectivité de faire en sorte que, par l'aide à

184
Aider les pauvres

la formation, à l'innovation, à l'investissement (y com-


pris l'investissement social), au partage du travail,
il n'en soit plus ainsi.
CONCLUSION
UNE ACTION À NOTRE PORTÉE,
MAIS DE LONGUE HALEINE

Si la pauvreté, en France, fait de la résistance, ce n'est


pas seulement la conséquence d'aides sociales insuffi-
santes, même si le niveau d'une partie d'entre elles est
d'une faiblesse indécente. Ce n'est pas non plus, comme
beaucoup le croient, un sous-produit de la crise éco-
nomique, même si celle-ci n'a pas arrangé les choses.
Nous y voyons bien davantage le résultat de processus
structurels qui alimentent des formes variées d'exclu-
sion : logement, modes de garde dans la petite enfance,
échec scolaire, formation, emploi et marché du travail.
Réduire la pauvreté ne passe que partiellement par
des aides financières, qui pansent les plaies sans guérir
le mal. Cela nécessite aussi des transformations struc-
turelles : des services publics de qualité (enseignement,
garde d'enfant, service de l'emploi) confortant les capa-
cités de chacun, et des règles collectives (urbanisme,
formation professionnelle continue, code du travail ou
conventions collectives) ne visant pas seulement l'effi-
cacité mais aussi la solidarité, de sorte que les plus fra-
giles ne tombent pas dans la trappe à exclusion.

Un investissement social

Ne nous faisons pas d'illusions : s'attaquer aux


causes structurelles de la pauvreté prendra du temps

187
Réduire la pauvreté

et suscitera bien des contestations, car il n'est pas


facile de lutter contre un séparatisme social dont
nous sommes tous, à des degrés divers, les artisans.
Il est tellement plus facile d'accuser les pauvres d'être
responsables de leur situation, d'inverser causes et
conséquences, et d'enrober de belles phrases à l'allure
sociale ou censées défendre «l'intérêt général»
ce qui n'est, au fond, que la défense d'un statu quo
arrangeant la majorité d'entre nous. La pauvreté joue
alors le rôle d'un paratonnerre : en déviant sur les po-
pulations les plus fragiles les foudres d'une conjonc-
ture orageuse, elle fournit à bon compte aux autres
le sentiment d'être épargnés, même si c'est de façon
provisoire et dans la crainte du déclassement. Mais
les coups du sort ne tombent plus au hasard sur des
individus d'origines et de classes sociales mêlées, ils
frappent essentiellement le bas de l'échelle sociale,
ceux dont il se dit - surtout s'ils sont d'origine étran-
gère - que c'est de leur faute et qu'ils l'ont bien cher-
ché. Malheur aux pauvres ...
Dans ce qui précède, nous avons voulu, au
contraire, suivre de grandes voix - Rawls, Sen,
Honneth - et bien d'autres qui prônent l'option prio-
ritaire pour les pauvres, découlant des textes sacrés
des trois monothéismes. Ce n'est pas seulement par
compassion, moins encore pour faire preuve de gran-
deur d'âme, mais surtout en raison d'une conviction
profonde. Une société démocratique - celle dans
laquelle un homme en vaut un autre et où les règles
se décident par débat - a besoin de lien social. Non
seulement pour pouvoir faire bloc face à l'adversité,
comme cela arrive dans les grandes épreuves, mais
aussi pour sauvegarder les valeurs sur lesquelles elle
s'est construite.

188
Une action à notre portée, mais de longue haleine

La société se construit lorsque chacun est appelé


à y contribuer selon ses possibilités. Or, le séparatisme
social, celui qui privilégie ou impose l'entre-soi, l'affai-
blit tout entière, à la façon d'un ciment qui se délite, en
faisant de l'autre un gêneur, voire un ennemi, au lieu
d'en faire un partenaire. Il substitue de la méfiance
à la coopération. La pauvreté stérilise des richesses
humaines, réduit la cohésion sociale, engendre de
l'exclusion, crée des fractures et empêche des coopé-
rations bénéfiques.
Ce qui coûte cher, ce n'est pas la lutte contre la
pauvreté, ce sont les conséquences de cette pauvreté.
La réduire constitue un investissement social dont
toute la société - à commencer par les plus pauvres,
évidemment - tirera un jour parti, exactement comme
l'investissement économique permet aux entreprises
de tirer parti de leurs efforts dans ce domaine.

Un revenu d'existence ?

On nous reprochera peut-être de trop tabler


sur l'emploi. Certains sont même persuadés qu'avec
le tournant numérique et la croissance économique
durablement faible, voire négative, l'emploi pourrait se
rétracter. C'était déjà la conviction d'André Gorz, il y
a près de trente ans, dans Métamorphoses du travail,
quête du sens. Et il faut bien reconnaître qu'une partie
de la population d'âge actif, aujourd'hui, n'est pas en
mesure d'accéder à l'emploi (difficultés personnelles
liées à la santé, au comportement, à l'âge, etc.).
Doit-on alors reprendre la proposition à laquelle Gorz
a fini par se rallier après l'avoir longtemps contestée,
celle d'une« allocation universelle» qui fait aujourd'hui

189
Réduire la pauvreté

retour dans le débat public128 sous différentes déno-


minations - revenu de base inconditionnel, dividende
social, revenu de citoyenneté ou revenu d'existence,
comme le nommait James Meade, grand économiste
anglais qui précisait : «non pour exister, mais parce
qu'on existe» ?
L'idée est séduisante, notamment en termes de
simplification d'une protection sociale particulièrement
complexe en France : un seul revenu de base versé à
tous se substituerait à quantité de prestations sociales
plus ou moins sous conditions de ressources versées
aux moins favorisés, tandis que tout le monde contri-
buerait à son financement sous la forme d'une taxation
des revenus d'activité, de remplacement ou du patri-
moine, à taux fixe ou progressif (selon les versions).
Ce qui éliminerait les questions du non-recours, de la
fraude et des compléments aux faibles revenus d'acti-
vité. Mais le revers de la médaille est évident: verser à
tous un revenu de base représente un coût très élevé
(plusieurs centaines de milliards d'euros dans le cas de
la France). Pour qu'il soit supportable, il faut donc soit
le fixer à un niveau bas, ce qui aurait des effets négatifs
sur une partie des personnes déjà en grande détresse,
privées de prestations sociales d'assistance, soit le
fixer à un niveau plus élevé, impliquant de supprimer
de nombreuses prestations sociales (et pas seulement
d'assistance) ou d'augmenter sensiblement la pression
fiscale. Chacune de ces hypothèses est envisageable,
mais, s'il fallait choisir, on peut craindre que la majo-
rité de la population préfère sacrifier les pauvres plutôt
que de payer pour eux.

128. Voir notamment la proposition sans doute la plus aboutie, celle de Marc
de Basquiat et Gaspard Koenig, dans Liber, un revenu de liberté pour tous,
Éd. de l'Onde/Génération libre, 2015.

190
Une action à notre portée, mais de longue haleine

Toutefois, ce n'est pas la seule critique que l'on


peut adresser au revenu de base. On l'a souligné
dans cet ouvrage à plusieurs reprises : les difficultés
des personnes en situation de pauvreté relèvent au-
tant du fait qu'elles disposent socialement de moins
d'atouts que les autres (cf. Rawls), du regard qu'on
porte sur elles (cf. Honneth) ou de leurs difficultés à
concrétiser leurs « capabilités » (cf. Sen) que de leur
manque de ressources monétaires. Sans accompa-
gnement adéquat, vous ne trouverez pas de logement
et vous ne réglerez pas vos problèmes de formation
ou de soutien scolaire de vos enfants. Bref, verser un
revenu de base, surtout s'il est calculé au plus juste,
ne suffit pas à résoudre les difficultés liées à la pau-
vreté, et encore moins à être reconnu au sein de la
société. Mais, pour les libéraux qui soutiennent ce
projet (et ils sont nombreux), il a l'avantage de rendre
la société quitte de toute obligation autre que le ver-
sement du revenu : «chacun est libre» signifie alors
«chacun se débrouille», et le marché reconnaîtra
bien les siens.
Bien entendu, ce n'est pas la conviction de tous
ceux qui adhèrent à ce projet de société, il s'en faut
de beaucoup : on ne peut taxer André Gorz, Alain
Caillé ou même Marc de Basquiat, tous partisans du
revenu de base, d'étroitesse de vue sur ce point. C'est
pourquoi il nous semble que les propositions différen-
ciées avancées dans notre livre sont une réponse plus
adaptée que celle consistant à arroser l'ensemble de
la population avec un revenu d'existence nécessai-
rement faible, dont nul ne peut réellement soutenir
qu'il sera bénéfique pour les pauvres, tant cela suppo-
sera de bouleversements dans le système fiscal et la
protection sociale.

191
Réduire la pauvreté

Bien malin et imprudent serait celui qui préten-


drait prévoir ce que sera le modèle économique et
social dominant dans vingt ou trente ans, mais cela
ne nous dispense pas de nous interroger sur la vali-
dité des solutions proposées dans la lutte à mener
contre la pauvreté. Et, s'il se confirme que l'emploi
vient à manquer ou demeure inaccessible à certains,
il nous faudra inventer des modalités telles que cha-
cun soit appelé à prendre sa part dans la construction
de la Cité. Pour l'heure, améliorons ce qui peut être
amélioré et voyons ce que cela donne.
Aux éditions Les petits matins
avec Alternatives Économiques

La Nouvelle Alternative ? Enquête sur l'économie


sociale et solidaire, 4e édition augmentée,
Philippe Frémeaux, 2016 (1re éd. 2011).
Les Grands Auteurs de la pensée économique,
Gilles Dostaler, 2015.
Adieu à la croissance. Bien vivre dans un monde
solidaire, 3e édition augmentée, Jean Gadrey, 2015
(1re éd. 2010).
Transition écologique, mode d'emploi, Philippe
Frémeaux, Wojtek Kalinowski et Aurore Lalucq, 2014.
Et si on aimait enfin l'école!, Nicole Geneix
et Philippe Frémeaux, 2012.
Vingt idées reçues sur les métiers, l'emploi
et le travail, Philippe Frémeaux, 2012.
La France d'après. Rebondir après la crise,
Guillaume Duval, 2011.
Les Grandes Figures du management,
Marc Mousli, 2010.
Petit Dictionnaire des mots de la crise,
Philippe Frémeaux et Gérard Mathieu, 2009.
Comprendre les économistes, Denis Clerc, 2009.
Les Grandes Dates de l'histoire économique,
Gérard Vindt, 2009.
-------------------------------------------------------------------------------------------
__________A_çl:!e_y~ lfil!l~rLm_er_ e_n J~vr_i~ ~Ql fi p~r ~~~~e_GraJi~ ______ <~.~
Pol. lnd. Mutilva Baja C/G noll- 31192 Mutilva Baja- Espagne '
Dépôt légal : mars 2016 '· • · ,·
•'
._ _ __
8\l\Mrz;,~---------------
DENIS CLERC ET MICHEL DOLLÉ
RÉDUIRE LA PAUVRETÉ
UN DÉFI À NOTRE PORTÉE

Dans un pays globalement riche comme la France, la pauvreté fait de la


résistance: depuis quinze ans, elle concerne 13 à 14% de la population. Au lieu
de renforcer la solidarité, cette réalité pousse une fraction croissante des
politiques et de l'opinion à dénoncer« l'assistanat», à désigner les plus démunis
comme responsables de leur situation . Pourtant, la majorité des adultes
pauvres occupent un emploi, et leur pauvreté résulte bien plus souvent d'un
«héritage familial» ou d'accidents de la vie que d'un manque de volonté.
Les auteurs proposent de relever ce défi sans alourdir pour autant les dépenses
publiques. En actionnant les bons leviers, comme la formation, les contrats de
travail, l'insertion par l'activité économique, le soutien renforcé des institutions
publiques en faveur des enfants pauvres et la refonte des aides sociales.
Réduire la pauvreté est un enjeu de justice sociale,
un investissement dont toute la société tirera profit.

Denis Clerc est économiste. Il a fondé et dirigé Alternatives Économiques


puis a travaillé au Conseil de l'emploi, des revenus et de la cohésion
sociale. Il s'occupe aujourd'hui d'insertion par l'activité économique.
Michel Dollé est économiste. Il a été rapporteur du Conseil
de l'emploi, des revenus et de la cohésion sociale.

14 euros
ISBN : 978-2-36383-211-5
Diffusion Seuil
Distribution Volumen

{LES Petits ma tins} l l l~l l /1 /l~l~l l


9 782363 83 211 5

Vous aimerez peut-être aussi