Les Contes Du Nord

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illustrés par Kay Nielsen

Illustrations de couverture

Plat supérieur   :
• Vers le Pays blanc, illustration de Kay Nielsen
  BnF, Réserve des livres rares

Plat inférieur   :
• À l’est du soleil et à l’ouest de la lune, illustration de Kay Nielsen
BnF, Réserve des livres rares
illustrés par Kay Nielsen
Bibliothèque nationale de France

Président Édition
Bruno Racine
Direction éditoriale
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Conception graphique
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Correcteur
Délégué à la Communication Jean-Fabien Duclos
Marc Rassat

Chef du service de presse


Claudine Hermabessière

Déléguée au Mécénat
Kara Lennon Casanova

Le lecteur pourra découvrir l’intégralité des Contes du Nord


illustrés par Kay Nielsen et conservés à la Réserve des livres rares
de la Bibliothèque nationale de France, cote RES M- Y2-152,
sur Gallica   : http://gallica.bnf.fr

http://editions.bnf.fr/

© Bibliothèque nationale de France


ISBN  : 978 2 7177 2682 4
illustrés par Kay Nielsen

Préface
Pierre Péju
Romancier et essayiste

Présentation
Carine Picaud
Conservateur à la Réserve
des livres rares
Sommaire

-9-
Préface
Pierre Péju

- 15 -
Présentation
Carine Picaud

- 23 -
À l’est du soleil et à l’ouest de la lune

- 49 -
Le Prince dragon

- 65 -
Vers le Pays blanc

- 89 -
Le géant qui n’avait pas de cœur dans la poitrine
- 109 -
Le cheval enchanté

- 139 -
Les trois princesses dans la montagne bleue
Nord magnétique

Dans Les Vases communicants, publié en 1932, André Breton, attentif aux signes
qu’émettent les rêves, évoque une phrase énigmatique qui s’est un jour ­imposée à
lui au moment de l’éveil  : «  Dans les régions de l’extrême Extrême-Nord, sous les
lampes qui filent… erre, en t’attendant, Olga  ». Ce fragment de message ­anonyme
lui fait une forte impression. Il poursuit  : «  J’avoue que ma première pensée, en
considérant cette phrase, fut encore d’aller voir en Islande, je ne sais où, en
Finlande, ce que cette Olga me voulait.  » Quelques années plus tard, Breton
écrira encore  : «  J’ai trop de Nord en moi pour être l’homme d’aucune adhésion.  »
Alors ? Existe-t-il un «  appel venu du nord  », assez fort pour décider à
«  partir là-haut  » un homme ayant fait le choix de vivre poétiquement ? Existe-
t-il une «  part de Nord  », en chacun de nous, qu’il importerait de considérer et
d’explorer ? En fait, dès que nous naviguons sur la mer de l’imaginaire, nous
devrions nous en remettre à la rose des vents mentale, celle dont chaque point
cardinal symbolique indique une façon d’être et de sentir  : aller vers l’est c’est
marcher vers la sagesse ; toute conquête de l’Ouest est choix de l’initiative, du
danger, au risque du déclin ; le voyage vers le sud est recherche du renouvelle-
ment de soi, de nouvelle jeunesse et de jouissances parfois dangereuses. Reste
le Nord  ! On dit que la montée vers le nord correspond plutôt à une quête a­ scétique,
à la recherche d’une délivrance que la présence des glaces, le silence de vastes
espaces et la nuit interminable rendent possibles. Grand Nord ­magnétique et
menaçant où la vibration du blanc et du bleu semble la condition d’une pureté
à retrouver de façon forcément solitaire, sans craindre les ravages de la folie et
de la mort. Alors, les récits venus du nord ne peuvent-ils que porter la marque
de cette austérité.
Dans le conte du présent recueil, intitulé Vers le Pays blanc, le fringant
Diderik, malmené par le sort, voit son bateau emporté malgré lui toujours plus
au nord, vers une contrée inconnue, «  pays extraordinaire où les arbres sem-
blaient saupoudrés d’argent et de givre  ». Nord ambivalent, où se dressera le
château maléfique, lieu d’épreuves et de métamorphoses.
Les Contes anciens du Nord ont bien entendu de nombreux éléments com-
muns avec les contes du monde entier et de tous les temps  : structure narrative,
types d’intrigues et de personnages, lieux symboliques comme la chaumière (ici,
du pauvre pêcheur) et le château, ces lieux bien clos qui s’opposent à ­l’ouverture
et à l’indétermination du chemin, mais aussi à l’errance dans le clair-obscur
de la forêt… Partout ou presque, on retrouve le héros démuni, pauvre, contrefait
ou victime d’un sort, qui doit traverser les épreuves, se lancer dans une quête,

9
Préface

10
Nord magnétique

affronter les monstres affreux et dévorateurs, délivrer des princesses. Partout, on


rencontre des jeunes filles ayant un lien paradoxal mais privilégié avec l’animal,
la nature sauvage, ou avec des êtres bizarres comme les nains. Pourtant les contes
du Nord nous offrent quelques splendides singularités  : il y a les trolls, bien sûr,
créatures spécifiquement scandinaves, aussi niaises que malfaisantes, bestiale-
ment opposées aux hommes et aux dieux.  Elles tiennent de l’ogre germa­nique,
du géant qui séquestre les filles et les enfants, et de l’animal redouté qui rôde
dans la montagne. Mais il y a aussi les aurochs et les rennes. Il y a le terrible et
glacial Vent du nord, lui-même personnage ambigu qui peut vous faciliter le
voyage ou vous anéantir et «  qui souffle avec fracas […] saisit un humain comme
un fétu de paille et le transporte à l’autre bout du monde  ». Il y a le dieu Nackt
qui «  s’empare par surprise des enfants et les entraîne au fond de la mer dans sa
chambre de nacre  ». Il y a des saumons qui parlent, et il est dit parfois, au détour
d’une aventure, que ce qui arrive au héros avait été depuis toujours annoncé par
les scaldes, ces poètes scandinaves dont les récits ont inspiré en partie l’Edda
poétique. Mais, surtout, il y a le gigantesque ours blanc à l’épaisse fourrure
qui avance silencieusement sur la neige, bête majestueuse, à la fois touchante
et étrangement inquiétante tant on devine l’être humain qui se cache en elle.
Car les contes du Nord attestent plus que d’autres que l’être humain a toujours,
depuis la grotte Chauvet et ses énigmes, tenu l’ours pour son ancêtre et pour son
double. Ainsi, le Nord n’en finit pas d’exercer sur nous son charme austère.

Il se trouve que ce recueil des Contes du Nord, adaptés dans une langue
élégante et fluide par Edmond Pilon et illustrés par Kay Nielsen a été, autour de
mes sept ans, mon premier contact, enchanté, avec l’univers du conte. Mon goût
pour les contes a sans doute été en partie déterminé par ce «  passage par le nord  ».
J’ai précocement apprécié cette ambiance venteuse et glacée, cette forme si pure
de récits qui initiaient l’enfant que j’étais à la puissance magique des nombres  :
trois princesses, trois animaux talismaniques, deux vœux, sept fils, sept années…
J’ai donc découvert, avant de lire Grimm ou Perrault, le conte À l’est du soleil et à
l’ouest de la lune, Le Cheval enchanté, Les Trois princesses dans la montagne bleue.
Chacun de nous se souvient des conditions concrètes dans lesquelles il a pris
pour la première fois connaissance de tel ou tel récit merveilleux qui allait désor-
mais lui servir de repère mental et existentiel. Quel livre ? À quoi r­ essemblait-il ?
Comment était-il illustré ? Notre premier «  plaisir du texte  » est inséparable
d’une odeur de colle, d’une reliure, ou du papier craquant d’un vieux recueil.

11
Nord magnétique

Lorsque, enfant, j’allais lui rendre visite, mon oncle aimait choisir pour
mon plaisir (… et mon éducation), un livre de sa bibliothèque qu’il posait avec
solennité à plat sur la table de la salle à manger. Les toutes premières fois, cette
distraction, qu’il voulait sérieuse, consistait surtout à me proposer des images,
de Gustave Doré à Benjamin Rabier en passant par des mappemondes anciennes
et des gravures montrant des chevaliers en armure.
Mais un jour, mon oncle disposa devant moi contes anciens du nord,
dans l’édition Piazza de 1919, tirage limité à 1  500  exemplaires, dont le no  80
fait aujourd’hui partie de ma propre bibliothèque. Au-delà de la couverture
vert-de-gris sur laquelle des lettres dorées légèrement gaufrées confirmaient
à mes yeux le côté précieux du volume, je découvris d’abord, sur la page de
grand titre, une gravure richement encadrée et d’une sophistication à laquelle
je n’étais ni habitué, ni préparé. Première image due à Kay Nielsen. Vers quel
rude septentrion étais-je en train de me diriger ? Qu’allait-il se passer dans
ces contrées ?
Avant de lire le conte initial, tournant les lourdes pages, je me ruai vers
le premier hors texte en couleurs. L’illustration produisit sur moi un effet
extra­ordinaire. Pour la faire apparaître, il fallait soulever une feuille de «  papier
cristal  » plus ou moins translucide, fragile rideau qui émettait une sorte de
­frémissement. Surgissaient alors du bleu très clair et du bleu plus sombre qui
se ­partageaient le ciel en une sorte d’aurore lointaine ou de crépuscule intermi-
nable que j’imaginais très loin en Norvège, près du cercle polaire. Dans l’angle
inférieur droit, un grand ours blanc marchait, patte levée avec élégance, mais,
surtout, portait sur son dos une autre jeune fille à la longue tresse blonde.
On voyait une forêt et un bouleau tellement stylisé que son feuillage n’était plus
que pendeloques de cristal. Cette fois, j’étais vraiment en pays inconnu. Chaque
image, comme chaque récit dense et compact, est une porte magique. J’étais
au Nord. Dernier prodige, une phrase imprimée sur le papier cristal semblait
flotter dans le vide  : «  La jeune fille, sans se faire prier autrement, monta sur le
dos de la bête.  »
Encore petit, j’ignorais que, comme nos rêves, tous les contes commu­
niquent entre eux et ne cessent jamais d’échanger, de faire circuler et varier
leurs inventions prodigieuses. Je n’avais évidemment pas encore pris connais-
sance de tous les autres contes, à commencer par celui de La Belle et la Bête,
dont les analogies avec À l’est du soleil et à l’ouest de la lune sont frappantes. En
effet, les deux histoires nous disent, entre leurs lignes, que seul l’amour d’une

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Nord magnétique

femme peut arracher un garçon transformé en ours à ce qu’il prend pour un sort
jeté par une sorcière. Métamorphose illusoire et provisoire, qui n’est peut-être
que la métaphore du «  mal être  » éprouvé par tout jeune mâle, convaincu que sa
vigueur et son désir le rendent affreux et repoussant. Ainsi, seule la bonté de la
plus jeune, et parfois la plus négligée des filles d’un roi, sera capable de déceler
dans l’animal que tous prennent pour un monstre, de la générosité, et donc, de
révéler son… humanité ! À plus forte raison, je ne savais rien des contes ­nordiques
qui ne figuraient pas dans ce recueil, comme celui de L’Ours Valemon, tellement
significatif du contact originel et difficile entre le masculin et le féminin  : conte
dans lequel une fille répond si spontanément à l’ours qui lui demande si elle a
jamais été mieux assise que sur son dos  : «  non, jamais ! Je suis bien mieux que
sur les genoux de ma mère, et mieux qu’à la cour de mon père !  » Ô, transfigurante
sincérité ! Ô, jouissance nouvelle ! Car c’est bien à une rupture avec le familial
que l’initiation doit aboutir. Enfin, j’ignorais ce que la puissance du conte doit
à l’éternité du mythe, et ce n’est que bien plus tard que je m’aperçus que l’inou-
bliable scène de À l’ouest du soleil où la jeune fille, transgressant le pacte conclu
avec la bête, découvre à la clarté d’une lampe que celui qui partageait sa couche
dans le noir est divinement beau, était le décalque du mythe d’Éros et Psyché,
tel que le raconte Apulée (livres V à VII des Métamorphoses). Magnétiquement
attirée par le corps d’un homme qui dort là où elle croyait trouver un troll, la
demoiselle désobéissante se penche pour baiser sa nuque et laisse malencon-
treusement tomber trois gouttes de la cire de sa bougie sur la chemise du Prince,
comme Psyché, trois gouttes de l’huile de sa lampe sur la peau douce de l’Amour !
Mais qu’importe ces comparaisons ! Voilà comment, pour un enfant, com-
mence le voyage à travers les histoires humaines, roulées par la parole conteuse
depuis la nuit des temps. Voilà comment l’enfant acquiert la confuse certitude
qu’il trouvera dans le récit merveilleux, non pas la grande clef introuvable de
Wilhelm Grimm, mais un nombre indéterminé de serrures à travers lesquelles
son œil pourra se faire une première idée du désir, de la cruauté, de l’angoisse, du
tragique, de la mort, du bonheur, de l’humain, de la monstruosité et de l’animal.
Ma chance a sans doute été de commencer par le Nord, par ces Contes du
Nord, avec leur clarté, leur densité et leur élégance. Ils m’ont permis, avec leurs
illustrations incomparables, de trouver plus tard, dans la littérature orale ou
écrite, «  ma direction».

Pierre Péju

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Visions du Nord

Dans le domaine de la féérie et du merveilleux, il est des illustrations


­indéfectiblement associées aux textes qui les ont inspirées et qui s’imposent
d’elles-mêmes à la simple évocation du titre  : le «  seigneur Chat botté d’enton-
noirs  » de Gustave Doré si cher à Colette (La Maison de Claudine ), les fées de
la Serpentine dessinées par Arthur Rackham (Peter Pan in Kensington Gardens),
la petite sirène sombrant dans le bleu du pinceau d’Edmund Dulac, le grand ours
blanc emportant la princesse en son étrange royaume, si merveilleusement imagé
par le Danois Kay Nielsen. Autant de livres d’étrennes («  étrennes de roi  » pour
reprendre l’expression de Sainte-Beuve qualifiant l’édition Hetzel des Contes
de Perrault illustrée par Doré) au destin pérenne, issus pour beaucoup de l’«  âge
d’or de l’illustration  » anglaise (the Golden Age of Book Illustration) situé au
tournant des xix e et xx e siècles, entre 1880 et 1930, qui connaît son apogée
dans la décennie précédant la Première Guerre mondiale.
Publié en fin d’année ‒ généralement dans le courant du mois de novembre ‒
en perspective des étrennes, le gift book, source d’un marché prospère, correspond
à un produit éditorial bien codifié  : édition de qualité à la typographie soignée et
à la mise en page raffinée, remarquablement illustrée et revêtue d’une reliure
pleine toile, ou bien vélin, à décors richement dorés de fers spéciaux. Il se décline
fréquemment en un tirage courant et un tirage de luxe limité, numéroté et signé
par l’artiste. Ce caractère somptueux doublé d’une dimension bibliophilique
fait du gift book un livre destiné aux amateurs plus qu’aux enfants auxquels
il prétend s’adresser.
Ces luxueux livres d’étrennes bénéficient à l’aube du xxe siècle des ­progrès
techniques de l’impression en couleurs à la faveur des procédés photo­mécaniques
que sont la trichromie et la quadrichromie qui permettent de reproduire avec
exactitude les aquarelles d’artistes talentueux. Tirées nécessairement sur
papier couché, ces reproductions sont montées sur un papier de fond plus épais,
parfois brun, et le cas échéant mises en valeur par un encadrement décoratif qui
hisse définitivement ces aquarelles au rang de tableaux. Ces planches sont dans
certaines éditions reliées en une suite à la fin du volume, acquérant par
là-même une autonomie artistique par rapport au texte. Cette révolution
­permet également aux artistes de conserver leurs originaux qu’ils peuvent
­e xposer et vendre simultanément à la parution du livre. Les Leicester
Galleries, galerie d’art londonienne ouverte en 1902, se font ainsi une spécia-
lité de présenter au public dessins et aquarelles ayant servi à la réalisation de
gift books. Elles sont même à l’occasion commanditaire des illustrations auprès

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Visions du Nord

de l’artiste, s’engageant à négocier ensuite la publication du volume par l’un


des deux grands éditeurs que sont William Heinemann Ltd. d’une part et
Hodder & Stoughton d’autre part.
Privilégiant les contes de fées et plus largement la veine merveilleuse et
fantastique qui se retrouve aussi bien dans les Contes des Grimm que dans le
Peter Pan de James Matthew Barrie ou les Aventures d’Alice au pays des merveilles,
ces éditions sont illustrées par une pléiade d’artistes parmi lesquels Charles
et William Heath Robinson, Warwick Goble, Harry Clarke, Honor Charlotte
Appleton. Mais les deux illustrateurs-phares sont incontestablement Arthur
Rackham (1867-1939), qui ancre la formule en 1905 avec Rip van Winkle illustré
de cinquante-et-une planches hors-texte en couleurs, et le Toulousain natura-
lisé sujet britannique en 1912, Edmund Dulac (1882-1953). Le premier s’impose
par la finesse de son trait servi par la délicatesse de teintes sourdes qui sied à
la poésie de son univers fantastique ; le second est un maître de la couleur
influencé par l’Orient et le xviii e siècle. Entre 1905 et 1913, Arthur Rackham
expose chaque année aux Leicester Galleries ses aquarelles illustrant un
nouveau livre. Il en est de même pour Edmund Dulac entre 1907 et 1913.
Dans leur sillage immédiat, le Danois Kay Nielsen (1886-1957) vient à partir
de 1913 former à leurs côtés un illustre trio.
Issu d’un milieu artistique privilégié, Kay Nielsen est né à Copenhague
en 1886 d’un père ancien acteur du répertoire classique devenu directeur du
Dagmar Teatret et d’une mère actrice réputée du Théâtre Royal. Henrik Ibsen
et Edvard Grieg sont des familiers de son enfance par ailleurs impressionnée
par le récit des sagas qui inspirent ses premiers dessins. Ayant abandonné la
perspective d’une vocation de médecin pour celle d’artiste, il part étudier l’art
à Paris, suivant entre 1904 et 1911 les cours de Jean-Paul Laurens à l’Académie
Julian puis ceux de Lucien Simon à l’Académie Colarossi. En juillet 1912 il expose
à la galerie Dowdeswell à Londres une suite de dessins en noir intitulée The Book
of Death demeurée inédite et largement empreinte du style d’Aubrey Beardsley
(1872-1898). C’est le point de départ d’une carrière d’illustrateur londonienne.
Il est en effet aussitôt approché par les Leicester Galleries qui lui passent
commande de vingt-quatre aquarelles pour un recueil de contes de fées ­adaptés
par Sir Arthur Quiller-Couch sous le titre In Powder and crinoline publié en
1913 par Hodder & Stoughton en édition courante augmentée d’une édition de
luxe limitée à cinq cents exemplaires signés par l’artiste et enrichie de deux
aquarelles supplémentaires. Avec ce premier travail d’illustration, d’inspiration

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Visions du Nord

baroque, exposé aux Leicester Galleries en novembre 1913, Kay Nielsen rejoint
les deux grands maîtres du gift book alors au sommet de leur gloire, Arthur
Rackham et Edmund Dulac. Une seconde commande suit immédiatement
proposant à l’artiste danois d’illustrer un choix de contes anciens du Nord
parmi ceux recueillis au siècle précédent par deux folkloristes norvégiens.

Dans le sillage des frères Grimm qui publièrent à partir de 1812 les Kinder
und Hausmärchen, Peter Christen Asbjørnsen (1812-1885) et Jørgen Moe (1813-
1882), animés par un romantisme national, entreprirent dans les années 1830
de collecter les contes populaires norvégiens. Publié à partir de 1841, Norske
Folkeeventyr est le fruit d’un remarquable travail linguistique restituant avec
justesse l’extrême richesse de ces récits perpétués par la tradition orale. Ces
contes sont avant tout cousins de ceux des Grimm, d’Afanassiev ou de Madame
Leprince de Beaumont comme en témoigne la classification en contes-types à
partir de l’étude des motifs établie par le Finlandais Antti Aarne en 1910, pour-
suivie par l’Américain Stith Thompson en 1928. Ces histoires tissées sur des
canevas communs (la quête du fiancé ou de la fiancée perdu(e), la confrontation
au géant, les enchantements, etc.) sont ici transposées dans un décor nordique
de montagnes escarpées, de fjords et d’étendues de glace, baigné tantôt par la
lumière tantôt par l’obscurité. Dans cet autre monde fantastique évoluent des
créatures merveilleuses propres à l’imaginaire du Nord : le troll en tout premier
lieu, ce géant à l’aspect hideux doté d’une, de trois, six ou neuf tête(s), au long
nez décelant la présence de la chair chrétienne tel l’ogre de Poucet, mais aussi le
Vent du nord, le Maître des animaux de la forêt, celui des oiseaux, ou encore celui
des p
­ oissons. Ici, l’ours blanc doué de parole frappe au flanc d’une grande mon-
tagne qui s’ouvre dans un château ; un énorme flocon de neige emporte trois prin-
cesses ; la montagne bleue abrite un royaume souterrain ; et bien sûr les bottes de
sept lieues sont des skis. D’un point de vue formel, la narration est brève, directe,
au plus proche de l’oralité : «  Ce sont des récits pressés de courir à leur terme  »
ainsi que le souligne Régis Boyer préfaçant leur réédition en 1995.
Méconnus en France, malgré l’édition par Édouard Dentu en 1862 des
Contes populaires de la Norvège, ces contes sont davantage diffusés en Angleterre
grâce à la traduction donnée par George Webbe Dasent en 1859 (Popular Tales
from the Norse) et à la reprise de quatre d’entre eux dans The Blue Fairy Book,
premier des douze recueils de contes publiés par Andrew Lang entre 1889 et 1910.
Aussi est-ce assez logiquement que ces contes du Nord viennent s­ ’inscrire au

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Visions du Nord

catalogue des somptueux gift books profitant de la révélation d’un artiste danois
prometteur. Nul ne sait qui de l’illustrateur, de l’éditeur ou de la galerie eut
l’initiative de ce projet ô  combien judicieux qui ne pouvait que séduire
Kay Nielsen, porté ainsi au meilleur de son art.
East of the Sun and West of the Moon : Old Tales from the North paraît
chez Hodder & Stoughton pour les étrennes à la fin de l’année 1914. L’ouvrage
est signalé par The Athenæum le 7 novembre dans la rubrique «  Fine arts  ».
Rassemblant quinze contes collectés par Asbjørnsen et Moe, le recueil de
format in-quarto, aux gardes décorées d’une double frise imprimée en noir et
or, est ­illustré de dessins en noir dans le texte et de vingt-cinq hors-texte en
couleurs datés 1913 ou 1914, montés et protégés par des serpentes légendées.
L’édition de luxe, tirée à cinq cents exemplaires signés par l’artiste, est reliée
en plein vélin à décor doré avec rubans de soie fermant le volume. Un ­feuillet
joint annonce l’exposition aux Leicester Galleries en novembre et décembre
des aquarelles originales reproduites dans le livre.
En France, l’éditeur d’art Henri Piazza s’est fait une spécialité depuis 1908
d’éditer les livres illustrés par Edmund Dulac : Contes des Mille et une nuits,
1908 ; La Belle au bois dormant, 1910 ; La Reine des neiges, 1911 ; Rubaiyat, 1912 ;
La Princesse Badourah, 1914 ; Contes et légendes des nations alliées, 1917 ; Sindbad le
marin, 1919. «  Offrir au grand public de véritables éditions d’art admirablement
illustrées au moyen de reproductions en couleurs obtenues par les procédés les
plus modernes ; mettre à la portée de tous de beaux livres d’étrennes intéressants
à lire, agréables à regarder et pouvant être laissés entre toutes les mains  » tel est
le but affiché de cette «  Collection Dulac  », renommée «  Collection de livres de
luxe illustrés en couleurs  ». Arthur Rackham étant dans l’escarcelle d’Hachette,
Henri Piazza décide de faire entrer Kay Nielsen à son catalogue en publiant
en novembre 1919 À l’est du soleil et à l’ouest de la lune, contes anciens du Nord.
Il ne reprend cependant que sept des quinze contes de l’édition anglaise, ne
conservant que les contes illustrés de hors-texte en couleurs, à l’exception du
conte The Blue Belt, sujet d’une aquarelle, non inclus dans l’édition française.
Ce parti pris permet au travail d’adaptation littéraire de prendre ses aises.
Car c’est bien à une réécriture des contes que se livre le poète et essayiste
Edmond Pilon (1874-1945) à partir du texte anglais dont l’empreinte est percep­
tible dans le nom de Boots attribué par George Dasent au jeune Askeladd
dans Le Géant qui n’avait pas de cœur dans la poitrine. Pas une allusion n’est faite
dans la préface aux deux collecteurs norvégiens à l’origine de la diffusion écrite

18
Visions du Nord

de ces contes. Plus encore, la page de titre érige Edmond Pilon en collecteur
ayant «  recueilli  » les récits à suivre. Au prime abord, le style emprunté par ce
dernier, très délayé, lyrique et imagé, apparaît comme un contresens eu égard à
la forme simple, sans fioriture aucune, des contes transcrits par Asbjørnsen et
Moe. Ne va-t-il pas jusqu’à attribuer des noms aux personnages qui n’en ont pas
(Diderik pour «  le jeune homme  » des Trois Princesses au pays blanc, Oswald pour
le simple «  soldat  » des Trois princesses dans la montagne bleue, Huldre pour le
géant sans cœur), à désigner la vieille fée comme étant la Norne Skuld dans
Le Prince dragon, à forger un dieu des Eaux nommé Nackt ? La fin des contes pâtit
souvent de cette surenchère : ainsi le capitaine et le lieutenant amendés épousent
les princesses de la montagne bleue quand ils paient de leur vie leur traitrise
dans le texte norvégien et le loup est fait ministre par Boots. Mais c’est avec le
conte du Cheval enchanté qu’Edmond Pilon prend incontestablement le plus de
liberté. Néanmoins, ce style ampoulé ne détonne pas avec les compositions sophi­
stiquées de Kay Nielsen et forme au final un ensemble homogène.
Cette «  superbe édition de luxe  » au tirage limité à mille cinq cents exem-
plaires numérotés est donc illustrée de vingt-quatre hors-texte en couleurs et de
quinze vignettes en noir de format carré dans le texte, l’illustration de couverture
reprenant les frises des gardes anglaises. La mise en page est agrémentée de
fleurons et d’initiales ornées imprimées en rouge en début de chaque conte.
Combinant différentes influences, Kay Nielsen compose une esthétique
singulière, marquée du sceau d’une étrangeté qui désarçonna quelque peu en son
temps le public traditionnel des gift books. Sa fascination pour Aubrey Beardsley
est ici plus que perceptible, particulièrement dans les vignettes où contrastent
puissamment le noir et le blanc selon un rapport de force varié. Les personnages
élancés aux membres démesurément étirés, au port majestueux et aux visages
altiers, les figures hiératiques, le symbolisme (manifeste, par exemple, dans les
bougies de taille humaine se consumant devant la fiancée du Prince dragon),
tout comme le caractère morbide sensible dans l’apparition du dieu des Eaux ou
dans la pétrification des frères de Boots portent la marque du maître anglais. La
ligne courbe, l’abondance du motif végétal participent de l’Art nouveau tandis
que l’omniprésence de la montagne et de la mer représentées de manière simpli-
fiée ou stylisée, ainsi que l’infinité de certains espaces rappellent les estampes
de paysage japonaises. Ces dernières inspirent à Kay Nielsen deux représenta-
tions successives de vagues dans le conte À l’est du soleil et à l’ouest de la lune,
l’une déferlante soulevée avec une extrême violence par le souffle du Vent du

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