Vision de Khèm - Explication Linéaire
Vision de Khèm - Explication Linéaire
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La Vision de Khèm
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Dans une seconde partie, il sera possible d’étudier dès lors que le
poème s’inscrit dans le mouvement de l'Égyptomanie. C’est
probablement avec Leconte de Lisle et ses Poèmes Antiques de 1852
que Heredia a trouvé l’inspiration, le désir d’écrire ce poème. On
retrouve beaucoup d'éléments qui entrent dans cette logique: de
nombreux topos de l’Egypte, un élitisme certain et enfin une Egypte
fantasmée, pourtant réduite à néant.
Premièrement, une première lecture suffit à comprendre que le
poète prend soin d’énumérer plusieurs topos de l’Egypte. On retrouve
plusieurs lieux communs de la culture antique égyptienne. C’est le cas
avec le Sphinx, animal gardant la nécropole antique, mais également les
pyramides (comparées dans une métaphore avec des aiguilles de
pierres dans le premier sonnet). Le paysage est donc très ressemblant à
l’idée générale que l’on se fait de l’Egypte antique au premier abord : le
Nil (avec Khnoum), le désert, les sphinx et les pyramides. Egalement, il
y a une sorte de richesse qui émane des sonnets, avec une
accumulations de métaux précieux “or”, “airain” qui correspond en effet
au côté somptueux que l’on s’imagine lorsque l’on parle d’Egypte
ancienne. Si l’on approfondi notre recherche, on se rend vite compte
que le poète a mis en lumière la notion de cycle, qui était essentielle en
Egypte antique. En effet, ce peuple a tenté d’interpréter ce qu’ils
pouvaient observer du monde dans un rapport au cycle, à la répétition. Il
existe trois cycles principaux et on les retrouve dans le poème : le cycle
circadien, le cycle annuel et le cycle de la vie. Le cycle circadien, c’est la
naissance du soleil le matin (avec Phré au premier sonnet) et sa
disparition le soir avec “La lune” comme premier mot du second sonnet.
D’ailleurs, on peut noter que le premier mot du premier sonnet est “Midi”,
cela représente donc bien le cycle circadien. Ensuite, le second cycle
est le cycle annuel, représenté par le Nil et son inondation annuelle. Le
Nil est présent plusieurs fois, d’abord dans le premier sonnet où il n’est
pas explicitement décrit : “Le vieux fleuve”, pourtant on comprend
parfaitement qu’il s’agit du Nil. Ensuite, il est présent de par sa divinité,
le dieu Khnoum dans le dernier sonnet. Ce dieu est représenté comme
contrôlant la crue du Nil. Enfin, le cycle de la vie et de la mort est
clairement présent, et constitue même le thème principal des sonnets :
la résurrection des momies, d’un peuple et d’une gloire perdue. Un
parallèle peut également être fait avec une histoire de la culture
égyptienne. Bien qu’elle ne soit probablement à l’origine du triptyque, il
semble intéressant d’en étudier le contenu et de les rapprocher de par
les similitudes qu’ils comportent. Cette histoire, c’est celle de la stèle du
rêve de Thoutmôsis. Ce dernier, voulant légitimer son pouvoir, déclara
avoir vécu la chose suivante : il était venu se promener à l’heure du
midi, lorsque le soleil était au zénith, à l’ombre d’un sphinx. Un rêve
s’empara de lui, et il constata que le dieu, autrement dit, le sphinx, lui
demandait d’ôter le sable qui l’ensevelissait. Il existe plusieurs
similitudes entre ce conte et le poème de Heredia. Premièrement, la
notion de zénith : le poème commence par poser le décor avec : “Midi.”,
c’est le premier élément qui nous vient à l’esprit en lisant le poème.
Ensuite, il y est fait mention d’une implacable chaleur, qui, comme nous
l’avons vu plus haut, est écrasante. Il y est même fait mention, dans le
dernier quatrain, du sommeil : “la flamme immense endort les hommes
et les bêtes”. L’instant est propice au sommeil, et c’est dans le tercet
suivant que l’on entre dans le songe, dans la “vision” de Khèm. A ce
moment, il y est bien question d’enlever un sable qui ensevelit, non pas
les dieux, mais la Nécropole entière, le peuple entier. C’est justement en
écrivant le poème que le poète enlève la poussière sur ses noms, pour
nous inconnus et oubliés depuis longtemps.
Ensuite, il est clair que le poète exprime une volonté d'élitisme au
travers de ce poème. En effet, aujourd’hui, en lisant ce poème, un bon
nombre de mots, de noms propres et de termes sont flous. On imagine
donc qu’à l’époque où Heredia a publié ses Trophées, cela était encore
moins accessible. Heredia montre par ce biais qu’il connaît la culture
Égyptienne, et il faut la connaître en retour pour comprendre le poème.
Ce triptyque s’adressait probablement à des “Egyptomanes”, des
fervents de cette mode littéraire. D’abord, les noms des divinités sont
obscurs. Sans avoir fait de recherches préalables, on ne comprend pas
tout de suite que Khnoum est le dieu du Nil, et que Phré est le soleil au
zénith. D’ailleurs, il y une énumération de ces dieux dans le dernier
quatrain du triptyque, et ce ne sont pas les dieux les plus communs de
l’egypte antique : “Hor, Khnoum, Ptah, Neith, Hathor”. Cette volonté
d'élitisme s’illustre bien ici, car “Hor” est le diminutif d’Horus, il aurait été
plus simple et plus clair d’écrire son nom ainsi. Le titre même du
triptyque est évocateur puisque Khem est un autre nom, peu usité, pour
parler de l’Egypte. Ensuite, l’écriture de ces noms est évocatrice, car elle
n’est pas commune. Le plus souvent, le poète a utilisé la forme grecque
des noms, tel que Toth, ou encore Ammon, Rhamses. Le premier s’écrit
en réalité Toht, et le second Amon et le dernier Ramsès. Aussi, les noms
propres sont souvent suivis d'épithètes savantes, tel que “Toth
Ibiocéphale”. Enfin, si l’on se concentre sur le texte, on remarque que
les métaphores ne sont pas toujours très éclairantes. C’est le cas dans
le premier sonnet avec “l’implacable Phré” pour désigner le soleil, ou
encore “les aiguilles de pierre” pour désigner les pyramides. Également,
un vocabulaire précis est utilisé quand aux attributs des égyptiens : “la
Bari”, “le pschent”... Dans cette logique, on retrouve l’expression “Tel
qu’aux jours de Rhamses” dans le second sonnet. Le poète semble faire
appel aux souvenirs du lecteur, il fait appel à une mémoire qui n’existe
pas; qui ne peut exister. Dès lors, soit le lecteur concerné est très
cultivé, soit Heredia prend place dans la peau d’un homme de l'Égypte
antique après son déclin, écrivant à ses semblables.
Enfin, il est possible de voir qu’en plus de retrouver des topos de
la culture égyptienne et l’élitisme qui en découle, que l’Egypte est
fantasmée. En d’autres termes, elle transcende la connaissance
individuelle, et se rapproche en quelque sorte de mythes collectifs. Ce
fantasme se centre sur les attributs et les rites funéraires des égyptiens.
En ce sens, on retrouve une multitude d’adjectifs, parfois même sur un
seul nom : la lune est “splendide”, “ronde”, “luit”. On retrouve plus de 35
adjectifs et la plupart sont mélioratifs : “triomphales”, “sacrés”,
“innombrable”, “vermeil”, “hiératique”… De plus, le poète y énumère des
vêtements et des coiffes égyptiennes : pscent, schenti, l’uraeus…
D’ailleurs, l’uraeus d’or prend presque vie dans le poème. En effet, on
retrouve une allitération en s pour mimer le serpent. On imagine le
serpent d’or, monter, se glisser sur eux pour prendre place sur leurs
têtes. Cela se ressent avec le verbe “s’enroule”, il est le seul à le faire et
ce n’est pas quelqu’un d’autre qui le place sur les têtes. L’apparition
hiératique des rois est signe d’un certain fantasme, d’une imagination
volontairement spectaculaire : Anubis apparaît dans le dernier tercet,
seul, au milieu du désert et entouré de lumière. Dans ce tercet, le
rythme est très rapide et l’apparition a lieu comme un choc. On retrouve
cela avec le réveil des sphinx. En effet, leur réveil est rapide “d’un seul
coup”, “en sursaut” et entouré de lumière “éblouis”. On imagine un halo
autour de ces créatures adorées des égyptiens. Heredia insiste
également sur la grandeur des pyramides, avec la métaphore des
aiguilles de pierre. Ces pyramides ont un “élan”. Les sphinx ne les
regardent pas simplement, il les “poursuivent”, et le regard est qualifié
de “long”. Tous ces éléments connotent le mouvement, alors qu’il n’y a
rien de plus immobile qu’une pyramide : il faudrait donc suivre des yeux
les pyramides pour les voir, tant elles sont grande. C’est une sorte
d’hyperbole. Ces pyramides sont mise en valeur plus loin dans le
second sonnet. En effet, pour insister sur les inscriptions gravées sur
elles, Heredia utilise un verbe particulier : broder. Or, la broderie est un
art de décoration des tissus, c’est donc méticuleux. Les pyramides sont
donc comparées à un tissu fin sur lequel on ajoute des motifs, pourtant il
s’agit là d’énormes blocs de pierres sur lesquels on a gravé des
hiéroglyphes. Néanmoins, la fin du triptyque interroge. En effet, après
avoir usé de différentes figures et différentes manières pour mettre en
valeur, montrer et faire vivre l’ancienne egypte dans ces rituels et dans
sa conception, le poète semble tout anéantir à néant. Le dernier tercet
du poème affirme que malgré tout cela, leur réveil est vain : l’acte
extraordinaire de la résurrection s’est produit, et pourtant tout est
toujours ruiné. La lune qui rendait la scène si mystique met maintenant
en lumière des temples en ruines, et au lieu d’éclairer, produit des
ombres sur les anciens temples. Heredia fait, comme dans d’autres de
ces poèmes du recueil, une sorte de critique et une mise à distance de
l’humanité. L’homme, même le plus prestigieux, le plus riche, même s’il
parvient à revenir à la vie : ce sera vain.