Nos Ancêtres Les Arabes...
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Nos Ancêtres Les Arabes...
Civilisations
Revue internationale d’anthropologie et de sciences humaines
53 | 2005
Musiques "populaires"
Varia
Xavier Luffin
p. 177-209
https://doi.org/10.4000/civilisations.613
Résumés
Français English
De nombreuses traditions orales et écrites d’Afrique subsaharienne musulmane se
rapportent à l’origine arabe de certaines populations, clans, tribus ou familles. Quel
que soit le degré de véracité de ces généalogies, et malgré des contre-exemples, il
est intéressant de constater que l’islam est donc très souvent associé à une certaine
vision de l’arabité. Plusieurs facteurs sont à l’origine de cette interprétation : la
recherche d’un certain prestige d’ordre religieux ou social, ou encore une
légitimation historique et/ou politique, l’identification de l’africanité à l’esclavage.
Cette quête d’arabité doit bien sûr être relativisée, d’abord parce qu’elle n’est pas
systématique, ensuite parce qu’elle se retrouve aussi ailleurs dans le monde
musulman. Elle tient toutefois une place relativement importante en Afrique
subsaharienne.
Many oral and written sources in Muslim Subsaharian Africa deal with the Arab
origin of various peoples, clans, tribes or families. Though this claim to an Arab
origin is not systematic, and may in many cases be true, it is relevant to note that
Islam in Africa is often related to Arabity. Various factors may explain this process :
a claim to a religious or social prestige, a kind of political and/or social legitimacy,
the identification of Africanity with slavery. Of course, this claim to an Arab
genealogy has to be qualified, first because it is not systematic, then because it
occurs elsewhere in the Muslim world. It has, however, a particular importance in
Subsaharian Africa.
Texte intégral
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royaume de Tabon. Ce royaume aurait été fondé dès le 7e siècle par un certain
Abdoul Wakass, venu d’Arabie. Après avoir traversé l’Egypte, il serait allé plus à
l’Ouest jusqu’à arriver chez les Tabonka. Ceux-ci en firent leur roi car il était lettré
et connaissait l’arabe. Abdoul Wakass épousa alors une fille de la famille Camara et
unifia le pays (Laye, 1978 : 33).
15 La dynastie songhay des Dia, quant à elle, prétendait venir du Yémen. Selon une
légende, deux frères étrangers seraient arrivés dans la région de Kukia, ancienne
capitale de l’empire songhay. L’aîné aurait affronté le Démon du fleuve qui régnait
alors sur la région et l’aurait vaincu. Il serait alors devenu le roi de la région et
aurait ainsi fondé la dynastie des Dia. Ce dernier terme serait une déformation du
premier mot de la phrase suivante : jā’ [min al-Yaman], « il est venu du Yémen ».
Une légende similaire aurait également cours dans le Kordofan, le Ghana, le
Bornou et le Wadāy (Diop, 1987 : 162).
16 Au Nigeria, certains Yoruba convertis à l’islam prétendent avoir pour ancêtre un
certain Lamurudu (probablement une déformation de Nimrūd) qui aurait régné à
la Mecque. Selon d’autres, comme le Sultan Muhammad Bello (1779-1837), les
ancêtres des Yoruba auraient été chassés d’Irak par un certain Ya’rub Ibn Qahtān et
forcés de traverser l’Egypte, le Soudan, l’Ethiopie puis d’errer toujours plus à
l’Ouest pour finalement arriver au Nigeria. Le même Ya’rub serait d’ailleurs à
l’origine de l’ethnonyme Yoruba5.
17 Chez les Haoussa du Nigeria, certaines traditions se rapportent également à
Lamurudu cité plus haut, mais une légende plus répandue soutient que leur ancêtre
commun est le prince Bayajida, déformation de l’arabe Abū Yazīd. Ce dernier,
originaire de Bagdad, aurait tué un serpent qui terrorisait la reine locale, Daura.
Celle-ci accepta alors de l’épouser et lui donna un fils, Bawogari. Puis Bayajida eut
un autre fils d’une concubine, Karbogari. Chacun des fils eurent eux-mêmes sept
fils, chacun à l’origine d’un des quatorze royaumes de la région. Cette légende se
retrouve dans la tradition orale, mais aussi dans la Chronique de Kano, un
manuscrit arabe local remontant au 17e siècle qui relate l’histoire de cette ville en se
basant sur les traditions locales6. L’origine arabe des Haoussa, justifiée par ces
traditions, fut en outre relayée ultérieurement par les chercheurs occidentaux, qui
considéraient que cette légende reflétait une réalité historique (Adamou, 1991 :
179).
18 Au Sénégal également, le lien de certains peuples – ou de certaines familles –
avec les Arabes est souvent mis en évidence. Dans le royaume wolof du Walo, le roi
était choisi au sein de trois lignages maternels : maure, sereer-lebu ou peul-
mandingue (Diouf, 1994 : 30).
19 Lors d’un voyage en Mauritanie en 1995, une Maure nous livra l’explication
suivante concernant l’origine de la tribu peule des humr al-julūd, littéralement les
« Peaux-Rouges » : selon elle, il s’agirait des descendants de guerriers arabes.
Ayant perdu le contact avec les autres Maures de la région, ils se seraient métissés
avec des femmes peules et auraient adopté leur langue. C’est pourquoi ils ne
seraient pas noirs mais de teint cuivré… et auraient des facilités évidentes pour
apprendre l’arabe, resté présent quelque part dans leur esprit.
20 La liste des exemples précités n’est pas exhaustive et l’on pourrait bien sûr
continuer à énumérer les histoires et traditions locales se rattachant aux origines
arabes des populations africaines musulmanes. Mais cela n’est pas l’objectif de cet
article, nous n’avons voulu citer que quelques cas particulièrement représentatifs
de ces traditions.
21 Il est intéressant de noter d’emblée que si l’ancêtre arabe revendiqué dans les cas
précités peut être originaire de pays assez divers – l’Irak, l’Egypte… – la péninsule
arabique est la région la plus récurrente. En fait, cette région est considérée comme
le berceau de la culture arabe, on l’appelle d’ailleurs jazīrat al-’arab, la « péninsule
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des Arabes ». Les traditions arabes rapportent en effet que les ancêtres de tous les
Arabes sont Qahtān et ‘Adnān : les descendants du premier peuplaient le Yémen et
ceux du second le Hijāz, ensuite il se sont dispersés dans les autres régions (Al Hūt,
1979 (1955) : 165 sq.). En outre, c’est dans la péninsule arabique que l’islam a été
révélé et que se trouvent ses principaux lieux saints. Avoir un ancêtre venu de la
Péninsule arabique renforce donc doublement la qualité de cette origine arabe tant
revendiquée.
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3.2. Le nasab
33 Un autre élément à ne pas sous-estimer pour tenter de comprendre ce
phénomène est l’importance du nasab, c’est-à-dire la filiation, la généalogie, chez
les Arabes eux-mêmes. Le nasab constitue effectivement le principe fondamental
de l’organisation sociale chez les Arabes et il a donné lieu, dès l’avènement de
l’islam, à une importante littérature. Parmi les nombreux ouvrages de généalogie, le
plus important fut rédigé par Hishām Al-Kalbī, au 8e siècle : le Jamharat al-nasab.
Avec l’arrivée de nombreuses populations non-arabes au sein de l’umma
musulmane, l’intérêt pour le nasab se verra consolidé et permettra notamment de
déterminer le degré de « noblesse » d’une famille (Rosenthal, 1993 : 967b à 969a).
34 Mais ces généalogies sont souvent falsifiées. L’Historien Yāqūt (13e siècle)
rapporte qu’al-Jāhiz, célèbre écrivain du 9e siècle sur lequel nous reviendrons plus
loin, aurait proposé à un linguiste d’origine persane de lui forger une généalogie le
rattachant à une tribu bédouine, afin d’encore renforcer sa notoriété en tant que
connaisseur de la langue arabe (Touati, 2000 : 77).
35 Au siècle suivant, le célèbre Ibn Khaldūn consacra quelques pages de son fameux
ouvrage, al-Muqaddima (« l’Introduction ») à critiquer le comportement de
nombreux clans ou chefs de clans arabes qui « prétendent à des généalogies
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éclatantes. Ils voudraient descendre de familles célèbres pour leur bravoure, leur
noblesse ou leur renom »10. Et de citer ensuite de nombreux exemples de
généalogies arabes douteuses, en particulier auprès des Zanāta, une tribu berbère
importante à l’époque, en insistant sur le fait que ces chefs de tribus berbères
cherchent par ces généalogies une légitimité politique. Ailleurs, il défend l’origine
shérifienne (voir plus loin) – contestée par certains de ses contemporains – de
l’imām al-Mahdī, fondateur de la dynastie des Almohades (Ibn Khaldūn, éd. non
datée : 39 sq.).
36 D’autre part, dans son étude sur la poésie anté-islamique, l’auteur égyptien Taha
Hussein (1889-1973) considère que plusieurs poèmes prestigieux considérés
généralement comme remontant à cette époque reculée auraient en réalité été
composés à l’époque islamique. L’une des raisons de cette imposture aurait été de
prêter à certains clans et tribus arabes un prestige particulier, notamment au
niveau de leur ascendance (Hussein, 1996).
37 Le recours à des généalogies ou a des récits permettant de prouver la qualité de
son arabité s’observe donc d’emblée au sein du monde arabe lui-même.
38 Le phénomène se retrouve d’ailleurs dans le monde arabe à l’époque
contemporaine. Un exemple récent est celui des Bahārna, à Bahrein. La population
de ce pays est composée principalement de trois groupes « socio-ethniques », les
deux concepts étant liés dans la vision des Bahrayni de leur propre identité : les
‘Arab, c’est-à-dire les Arabes, qui sont Sunnites, les ‘Ajam, Shī’ites d’origine
iranienne relativement récente, et les Bahārna. Ces derniers, également Shī’ites, se
considèrent comme les premiers occupants du pays, tandis que les Sunnites leur
prêtent – péjorativement – une origine iranienne. Par réaction, certains Bahārna
insistent sur une tradition qui rappelle que les Bahārna sont venus il y a très
longtemps du Yémen, pays si souvent invoqué pour marquer la pureté de son
arabité (Holes, 1980 : 73).
39 Mais l’importance de la généalogie dans la société arabo-musulmane recoupe
dans de nombreux cas une habitude similaire en Afrique. En Somalie par exemple,
M. H. Mukhtar relève que l’abtirsiinyo, équivalent du nasab en somali, revêt la
même importance chez les clans nomades. Ils insistent plus que les sédentaires sur
leur généalogie – mémorisée dès l’enfance – et donc sur leur arabité, puisque ces
généalogies remontent très souvent à un ancêtre arabe (Mukhtar, 1995 : 17). Ainsi,
si la généalogie était certainement déjà importante dans la tradition orale de
nombreux peuples africains avant leur conversion à l’islam, l’influence du nasab
arabe a dû contribuer à conserver ou à renforcer cette pratique.
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avec des Arabes. Le système matriarcal qui avait cours dans les royaumes nubiens
facilita grandement leur arabisation : en effet, les descendants des Arabes qui se
mariaient avec des femmes locales obtenaient petit à petit le pouvoir, puisqu’il
passait aux fils par l’intermédiaire de leurs mères (Abd Al-Rahim,1973 : 31).
59 Certaines tribus des Barābra, comme les Sukkut et les Mahas, ont pourtant
conservé leur propre langue, un des nombreux dialectes du nubien, vestige de leurs
origines réelles. Les Juhayna eux disent descendre d’une tribu d’Arabie, qui émigra
d’abord en Egypte puis au Soudan, tout comme les Rufā’a (Holt et Daly, 1988 : 3
sq.).
60 Ce processus continua encore pendant la période coloniale : de nombreuses
sources britanniques des 19e et 20e siècles parlent de detribalized Africans à
propos des Africains qui s’étaient convertis à l’islam et qui, par la même occasion,
abandonnaient l’ensemble de leur culturer ancestrale : langue, coutumes, village
d’origine et même liens familiaux12.
61 Au Kenya et en Tanzanie, certains Swahili se qualifient eux-mêmes de Warabu,
« Arabes », selon que leur père, leur grand-père, leur arrière-grand-père ou un
ancêtre plus lointain est originaire de la Péninsule arabique (Khalid, 1977 : 53).
Dans ce cas, il ne s’agit donc plus seulement de revendiquer un lointain ancêtre
arabe, mais bien de se considérer comme Arabes à part entière, en reniant
totalement ou largement ses origines africaines. Pourquoi la recherche de l’arabité
s’accompagne-t-elle ici d’un rejet de la culture africaine ? Plusieurs pistes peuvent
être dégagées.
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4.3. L’esclavage
68 Nous avons déjà insisté sur le fait que la religion musulmane ne différencie pas
les peuples selon une échelle de valeur. Pourtant, l’image des Africains dans le
monde musulman est souvent associée à l’esclavage, quoi qu’en disent certains. En
effet, quelques auteurs considèrent que si l’esclavage a été pratiqué par les
musulmans, il n’aurait en tout cas pas visé spécifiquement les Africains. Par
ailleurs, selon eux la notion d’esclavage ne serait pas la même qu’en Occident, se
rapprochant même dans certains cas de liens quasi familiaux : Khalid par exemple
va jusqu’à définir la ‘ubūdiyya – qu’il se refuse à traduire par « esclavage » –
comme une institution où le ’abd (« l’esclave») est adopté par un maître et soumis à
un contrat de travail et où les restrictions de sa liberté sont atténuées par la sécurité
sociale dont il bénéficie...14 Cette théorie, mélange de romantisme, de
paternalisme, de « relativisme culturel » et de récupération politique, arrange à la
fois certains intellectuels arabes, africains et européens. Elle est pourtant assez
éloignée de la vérité.
69 Sans entrer dans les détails, il est vrai que l’islam a amélioré le statut des
esclaves, notamment en favorisant leur affranchissement et en interdisant
l’asservissement de musulmans – en théorie du moins, car cette règle ne fut pas
toujours respectée15. Il est vrai aussi que le cas des Mamlūk, ces dynasties
d’esclaves d’origine turque ou caucasienne qui dirigèrent l’Egypte du 13e au 16e
siècle, constituent un phénomène propre à l’islam. Mais cela ne fait pas de l’esclave
un homme comme les autres : un esclave, pour les musulmans comme pour les
autres cultures qui eurent recours cette pratique, appartient à son maître. Par
ailleurs, l’esclavage était une pratique largement répandue dans le monde
musulman, quels que soient les préceptes de la religion à son égard. Dans son
analyse de la fameuse révolte des esclaves africains dans le sud de l’Irak (9e siècle),
l’historien arabe contemporain Faysal al-Sāmir fait clairement la différence entre
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les préceptes de l’islam par rapport au statut légal de l’esclave et la réalité sociale
que celui-ci vivait au quotidien (al-Sāmir, 2000 : 19 sq.).
70 Bien sûr, le monde musulman n’a pas « inventé » l’esclavage : il existait dans le
Monde antique et à Byzance, puis aux Amériques à partir du 16e siècle. De
nombreuses sources médiévales arabes évoquent la pratique de l’esclavage chez les
Africains avant l’arrivée des musulmans. Al-Maqdisī par exemple, au 10e siècle,
rapporte que ce sont les Zunūj – les Africains – qui vendent leur semblables aux
marchands d’esclaves, tandis qu’Ibn Battūta, au 14e siècle, décrit la présence
d’esclaves auprès des dignitaires qu’il rencontra au Bilād as-Sūdān (Al-Maqdisī,
1903 : 69; Ibn Battūta, 1990 : 393 sq.). Mais le fait est que si les Africains n’étaient
pas les seuls à être asservis – contrairement à ce qui se passait en Amérique du
Nord avant l’abolition de l’esclavage – ils ont malgré tout fini par constituer la
principale source d’esclaves dans le monde musulman, à tel point que la langue
arabe a souvent associé la peau noire et la condition d’esclave : le terme ‘abd –
« esclave, serviteur » a en effet très tôt servi à désigner les Africains de manière
générale. ‘Antara ibn Shaddād, par exemple, l’un des auteurs des Mu’allaqāt,
célèbres poèmes de l’époque pré-islamique, comparait la robe d’un chameau à la
peau d’un esclave, sans préciser l’origine de ce dernier (al-Zawzānī,1985). L’auteur
– lui-même de mère africaine – voulant mettre en évidence la couleur noire de ce
chameau, il va de soi pour lui qu’un ‘abd est noir de peau. On peut relever d’autres
exemples au cours des siècles. Jusqu’à présent, le terme ‘abd et son pluriel ‘abīd
sont couramment employés au Proche-Orient, dans la langue quotidienne, pour
signifier « Africain ». Au Yémen, on désigne par le terme akhdām – serviteurs –
une population arabophone, d’origine africaine, qui vit en paria dans de
nombreuses villes du pays. Certains voient en eux des descendants d’esclaves, selon
d’autres il s’agit d’Africains installés au fil du temps dans le pays. Une tradition
locale prétend qu’ils sont les descendants de l’armée d’Abrāhā, ce roi éthiopien qui
avait envahi le Yémen au 7e siècle. Quelle que soit leur origine, le terme qui les
désigne est en tous les cas manifestement péjoratif – et leur condition sociale pour
le moins marginale.
71 En Mauritanie, le terme « harrātīn », associé aux esclaves et aux affranchis
d’origine africaine joue également sur l’association entre couleur de peau et
condition servile : à l’origine, ce mot d’origine arabe s’appliquait à un type de
métier – le laboureur – qui en est finalement venu à signifier esclave et mulâtre. La
couleur de peau foncée serait dès lors associée aux travaux des champs (et à la
servilité). En berbère du Moyen-Atlas, ce terme aurait dépassé le champ
sémantique de la complexion humaine, puisqu’il désignerait également une variété
de datte brune, entérinant son sens plus large (Monteil, 1989 : 44).
72 Il est intéressant de noter que la métonymie existe aussi dans l’autre sens. C’est-
à-dire que mentionner uniquement l’adjectif « noir » peut suffire pour signifier
« esclave ». A titre d’exemple, Ibn Rushd (12e siècle) dans son Fasl al-maqāl se
réfère à un hadīth rapporté par Muslim, relatant une discussion entre le Prophète
et une esclave. Or Ibn Rushd mentionne uniquement la couleur de cette femme :
« wa li-dhalika qāla, ‘alay-hi as-salāmu, fi’s-sawdā’« , soit « et c’est pourquoi (le
Prophète) dit, que la Paix soit sur lui, à la Noire (…) ». La suite de la phrase
indique qu’on parle bien d’une esclave, puisque le Prophète propose de l’affranchir
en raison de sa foi « a’tiq-ha ! fa inna-hā mu’minatun », soit « Affranchis-la, car
c’est une croyante »(Averroès, 1996 : 143 qui cite un hadīth rapporté par Muslim).
L’auteur ne ressent donc pas ici l’utilité de préciser la qualité d’esclave de cette
femme, mentionner la couleur de sa peau semble suffire pour comprendre sa
condition.
73 Certains auteurs vont plus loin en considérant que les Africains sont prédestinés
à l’esclavage. Ibn Khaldūn lui-même considère que « les Africains sont en général
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victimes les Africains et les Arabes d’origine africaine dans la littérature, depuis les
poèmes des Aghribat al-’Arab – » les Corbeaux des Arabes », poètes arabes
d’origine africaine de la Jāhiliyya et des premiers temps de l’islam, comme ‘Antara,
Suhaym, Nusayb ibn Rabah ou Abū Dulāma – aux « Mille et une nuits », en passant
par la poésie d’al-Mutanabbī. Il reprend également de nombreuses sources
historiques arabes considérant les Africains de manière peu élogieuse : faible
intelligence, odeur désagréable, cannibalisme, mœurs sexuelles débridées, nudité…
Certains comme Sa،īd Al-Andalusī, considèrent même que les Noirs sont plus
proches des bêtes que des humains (Lewis, 1982 : 17 sq.).
78 Plus récemment, Brahim Diop a également réuni de manière convaincante
plusieurs sources arabes où les préjugés liés à la couleur de la peau donnent des
Africains une image extrêmement négative : al-Hamdānī (10e siècle) compare leur
comportement à celui des bêtes sauvages, tandis qu’Ibn Butlān (11e siècle)
considère que « plus leur peau est basanée, plus ils sont laids et incapables (…),
leurs lèvres épaisses sont signe de stupidité et leurs yeux noirs indiquent la
lâcheté ». Bien d’autres auteurs soulignent la laideur physique et l’absence de
moralité des Africains (Diop, 1999 : 61 et 69 sq.; Lewis, 1983).
79 Sans pouvoir en quantifier l’importance, cette notion de différence par rapport à
soi a certainement joué un rôle dans la mise en esclavage des Africains, par les
Arabes comme par les Européens : il s’agit pour eux de gens physiquement « très »
différents – de manière subjective bien sûr – à qui l’on prête des mœurs et un mode
de vie tout aussi différents.
80 Un passage de la Muqaddima d’Ibn Khaldūn est révélateur à ce sujet : il traite de
l’influence du climat sur la mentalité de l’homme, théorie inspirée de certains
philosophes grecs, et explique que l’iqlīm (les géographes arabes, s’inspirant de
leurs prédécesseurs grecs, divisaient le monde en sept parties, désignées par ce
nom) idéal est celui où vivent les Arabes. Au plus on s’en éloigne, au plus on
constate que les hommes qui y vivent sont « plus proches des animaux, vivent dans
des cavernes, ignorent la religion, s’habillant de peaux d’animaux ou même restent
nus… ». La couleur de la peau est directement associée à cette répartition
climatique. Cela dit, les Africains et leur peau noire ne sont pas les seuls concernés
par cet état de barbarie, puisqu’en s’éloignant du climat idéal par le Nord, on
rencontre d’autres sauvages que sont les Slaves et autres Européens (Ibn Khaldūn :
58 à 62).
81 La diffusion de certaines traditions populaires racistes, étrangères à l’Islam,
renforceront encore cette honte liée à la couleur de la peau. C’est le cas de la
« Malédiction de Hām », qu’on retrouve chez les chrétiens comme chez les
musulmans. Dans la tradition judéo-chrétienne (Genèse, IX, 25) comme en islam,
on raconte que Noé (Nūh chez les Arabes) avait lancé une malédiction sur son fils
Cham (Hām chez les Arabes), qui retomba sur toute sa descendance. Bien que les
sources religieuses, qu’elles soient judéo-chrétiennes ou musulmanes, ne
mentionnent aucunement la couleur de peau de Hām, des traditions historiques
postérieures ajoutèrent qu’il était Noir et que cela faisait partie de la malédiction
(Cohen, 1971 : 107 a-b). Désormais, Hām et sa descendance seraient les esclaves de
leurs frères. Cette exégèse cautionnait l’esclavage des Africains en lui donnant une
origine divine, ce que s’empressèrent d’utiliser les marchands d’esclaves arabes et
européens. Encore une fois, si cette théorie n’est nullement avalisée par la religion
musulmane, elle est en tout cas largement relayée par de nombreux auteurs arabes.
Ibn Khaldūn, par contre, critique cette légende avec véhémence, expliquant ensuite
que la noirceur de la peau des Africains est due à l’influence du climat sur la
physionomie. Ahmad Bābā, juriste de Tombouctou du 17e siècle et lui-même
africain, reprendra les mêmes arguments pour critiquer cette légende justifiant la
mise en esclavage des Africains (Ibn Khaldūn : 130sq, Mbow, 1999 : 99 sq.).
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82 La dépréciation des Africains sur base de la couleur de leur peau atteint son
paroxysme avec certaines croyances véhiculées dans le monde musulman, selon
lesquelles un Noir, une fois arrivé au Paradis, devient Blanc, comme s’il s’agissait
d’une récompense (Lewis, 1982 : 44). Dans le même ordre d’idée, le poète Suhaym,
cité plus haut, considérait que « si sa peau est noire, son caractère lui, est blanc »
(Lewis, 1982 : 29). De telles considérations se retrouvent aussi dans les poèmes de
‘Antara, qui fait régulièrement allusion à la couleur de sa peau et à la perception
qu’avaient ses contemporains des Africains (voir le Dīwān de ‘Antara).
83 Cette dépréciation de l’africanité dans ses caractéristiques physiques a été
partiellement assimilée par certains Africains : on a parlé plus haut des Gosha de
Somalie et du terme jareer, qui les désigne péjorativement. Précisons que jareer,
qui fait référence à leurs cheveux crépus, les traits de leurs visage et leur peau
noire, s’oppose aux termes jileec (doux) et bilis, qui sont eux appliqués aux Somali
« purs », et que le premier terme renvoie clairement à l’africanité, opposée à
l’arabité des Somali (Besteman, 1995 : 47 sq.). Une légende qui a cours parmi les
clans sédentaires somaliens fait d’ailleurs des Somaliens aux traits africains les
descendants d’un géant malfaisant. Ce dernier, nommé Geeddi Abaabow, faisait
régner la terreur sur le clan des Eelay et exerçait le droit de cuissage sur les jeunes
filles. Pour sauver la virginité de sa sœur, un certain Kuma fit en sorte de gagner la
confiance du géant. Il réussit à scier les dix arcs dont se servait le despote pour tuer
ses ennemis, puis il ouvrit les portes de son palais afin que les Eelay puissent
l’investir. Avant de mourir, Geeddi Abaabow aurait dit aux esclaves africains qui
étaient présents : « Que tous ceux qui ont la peau noire, les lèvres épaisses, le nez
aplati, les cheveux crépus, des grandes mains, des grands pieds et une grande
verge, sachent qu’ils sont ma descendance » (Bader, 2000 : 98).
84 On retrouve des histoires similaires en Afrique de l’Ouest. A titre d’exemple, il
existe auprès de certains marabouts sarakollé du Sénégal – désireux encore une
fois de légitimer leur science – une étymologie populaire expliquant leur
ethnonyme : il viendrait de deux termes soninke, « sere » – qui signifie une
personne – et « xulle », c’est-à-dire blanc, prêtant ainsi une ascendance blanche
(Drame, 1996 : 66).
85 Mais le phénomène dépasse le monde musulman. Ainsi, certains Amhara
d’Ethiopie tiennent eux aussi à se distinguer physiquement des Africains. Dans l’un
de ses romans, D. Worku fait lire à l’un de ses personnages « La Révélation de
Marie », qui interdirait aux fidèles éthiopiens de fauter avec « des musulmans, des
Gallas [Oromos], des Falashas ou des Africains » (Worku, 1981 : 26). Toujours en
Ethiopie, il semble que les Shankilla, habitant dans l’Ouest du pays, soient dénigrés
tant par les Amhara que par les Oromo à cause de leur couleur foncée (Baxter,
1994 : 173). On pourrait encore multiplier les exemples.
86 On retrouve même ce comportement en dehors du continent africain, en fait
partout où l’africanité est liée à l’esclavage : en Amérique latine, le concept de
blanqueamiento a fortement contribué à l’effacement des traits culturels africains,
et ce jusqu’à nos jours. Ainsi, les Africain(e)s amélioraient leur statut social –
parfois même légal – en épousant des Européens (Philips, 1996 : 6 sq.). Au Brésil,
où la présence africaine est a priori la plus marquée en Amérique latine,
l’avancement social semble lui aussi souvent lié à l’éclaircissement de la peau. A la
fin des années cinquante, un journaliste américain effectua un reportage de six
semaines dans la communauté afro-américaine des états du Sud. Ce reportage était
d’autant plus spectaculaire que Griffin « se transforma » en Noir, à l’aide d’un
traitement médical, dans le but de vivre les problèmes de la communauté noire de
l’intérieur. Au fil de son voyage, il rencontra plusieurs individus éprouvant de la
honte, voire un rejet de leurs origines africaines, parfois accompagné de la mise en
valeur d’origines européennes, feintes ou réelles. C’est ainsi qu’un homme âgé au
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teint très foncé lui explique que les Noirs eux-mêmes « ont plus de considération
pour un mulâtre, avec des cheveux aplatis, lissés ». Ailleurs, après avoir discuté
avec plusieurs interlocuteurs afro-américains, l’auteur réalise que ceux-ci souffrent
d’une double discrimination : celle des autres, mais aussi la leur, « le mépris qu’ils
ont pour cette noirceur associée à leurs tourments ». Plus tard, lors d’un voyage en
bus, il croise un Noir proférant des insultes racistes à l’encontre des autres
voyageurs afro-américains, avant d’annoncer « avec fierté [qu’il n’est] pas un Noir
de race pure », mais qu’il a des origines française, portugaise et indienne (Griffin,
1962 : 52 sq, 67 sq, 89 sq.).
87 Les causes de ce rejet de l’africanité sont complexes, mais elles sont bien sûr liés
à la honte de l’origine servile et au statut social inférieur conféré aux Noirs après
l’abolition de l’esclavage. La vision négative de l’apparence physique est liée aussi à
toute une série de théories racistes pseudo-scientifiques au caractère encore plus
insidieux – infériorité intellectuelle et morale des Africains, influence du climat sur
la personnalité et les moeurs… – qui renforce encore cette impression. Notons
qu’un tel sentiment est observable au sein de toute communauté brimée, mise
socialement au ban de la société. Ainsi, le phénomène de la « haine de soi » dans la
communauté juive, porté à son paroxysme par Otto Weininger, Juif autrichien qui
écrivit un virulent ouvrage sur l’infériorité morale et intellectuelle des Juifs, a
également déjà été mise en évidence (Lewis, 1987 : 123).
88 Quant au concept de « métissage », qu’A. Mazrui considère comme étranger à la
mentalité arabo-islamique, il suffit d’ouvrir le Lisān al-’Arab, dictionnaire
remontant au 13e siècle, et de regarder la définition de termes comme khilāsī, hajīn
ou muwallad pour se rendre compte que ce concept est présent depuis longtemps
dans la mentalité arabe, même s’il est toutefois vrai que dans de nombreux cas, la
descendance d’un Arabe et d’une Africaine sera considérée comme arabe. Le Lisān
al-’Arab explique que khilāsīest dérivé du verbe khalas, qui signifie notamment :
être en partie tel et en partie tel, mais surtout en ce qui concerne les couleurs. Le
mot décrit également les cheveux grisonnants, plus exactement le mélange entre
des cheveux noirs et des cheveux blancs (nous dirions « poivre et sel »). Le khals
est un pâturage où les herbes fraîches et vertes côtoient les herbes desséchées,
jaunies. C’est aussi une tache blanche sur un fond noir. Enfin, khilāsi décrit une
personne née d’un père blanc et d’une mère noire ou bien d’un père noir et d’une
mère blanche (Ibn Manzūr, 1992, 6) : 65).
89 Quant au terme hajīn, il signifie aujourd’hui « métis ». Mais le sens premier de ce
terme donné par le Lisān al-’arab est littéralement : » Arabe né d’une captive
(imma), naissance honteuse car il est élevé par sa mère ». Une autre définition est
« fils d’un Arabe et d’une non-arabe. Cela se dit de quelqu’un dont la couleur
blanche a rougi, car les Arabes appellent les étrangers les « Rouges » (hamrā) »
(Ibn Manzūr, 1992, (13) : 531). Ainsi, non seulement la notion de métis existe
depuis longtemps, mais en plus on y retrouve l’association de la femme non-arabe
et de la captive. Le terme hajīn garde en tout cas aujourd’hui une connotation
négative (Wehr, 1961 : 1020).
90 Le mot muwallad, lui est intéressant car il ne fait aucunement référence à la
couleur de la peau. Il s’agit d’un substantif dérivé du verbe wallada : accoucher,
engendrer, élever (un enfant). Le premier sens du terme muwallad est donc « né,
produit, généré, élevé ». Il peut également signifier « né parmi les Arabes, élevé
parmi leurs enfants et selon leurs coutumes », tandis que talīd, de la même racine,
signifie « celui qui est né en terre étrangère (‘ajam) mais qui a été apporté et élevé
en terre arabe » (Ibn Manzūr, 1992, (3) : 469). Le terme muwallad est encore
couramment utilisé actuellement, par exemple au Yémen pour décrire les enfants
nés d’un père arabe et d’une mère éthiopienne ou somalienne. Un autre terme issu
de la même racine, walīd, signifie, enfant, avec quelquefois le sens précis d’esclave
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né dans la maison du maître. Dans ce cas, il semble donc que le terme mette
l’accent sur l’aspect biologique, puis socio-culturel du métissage.
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de ce siècle. Par contre il existe deux autres termes en kiswahili pour désigner la
culture et qui ne font pas référence à l’arabité : tamadunu, de l’arabe tamaddun,
« culture, civilisation », et ungwana (Khalid, 1977 : 91).
102 En Afrique de l’Ouest, ce sont les Peuls à qui les chercheurs occidentaux ont prêté
quantité d’origines : égyptiennes, malaises, indonésiennes, dravidiennes, romaines,
hamites, éthiopiennes et même juives ! (Drame, 1996 : 142)
103 Mais le plus significatif est que nombre de ces théories importées d’Europe ont
été largement ou en partie intériorisés par les Africains eux-mêmes, malgré leur
inexistence, dans la plupart des cas dans les traditions locales.
104 Hormis l’influence de ces théories, le colonialisme a aussi eu une incidence plus
directe sur l’identité en Afrique. Selon Mazrui et Shariff, les Britanniques ont
volontairement mis en évidence les origines arabes des Swahili dans le but
d’associer aux yeux des Africains les Arabes et l’islam à l’esclavage d’une part, les
Européens et le christianisme à la liberté. Ils prennent pour exemple le livre de
J. Mbotela, Uhuru wa Matumwa, « La libération des esclaves ». Ce livre, écrit en
kiswahili en 1934, qui dépeint les musulmans comme des esclavagistes et les
Européens comme des libérateurs, devint un ouvrage scolaire de référence au
Kenya (Mazrui et Shariff, 1994 : 35). Cet argument est intéressant, même s’il est
dommage qu’encore une fois les deux auteurs tentent parallèlement de minimiser
l’importance de l’esclavage pratiqué en Afrique par les Arabes.
105 Dans le cas particulier des musulmans de la côte de l’Afrique Orientale, le
système de taxation et les opportunités d’emploi offertes aux non-Africains
jouèrent également un rôle dans l’évolution de leur identité. En 1901,
l’administration britannique soumit les « natives » du Kenya à une taxe
particulière, appelée « native hut tax ». Dans un premier temps, les Swahili
devaient s’y soumettre au même titre que les Africains. De ce fait, de nombreux
Swahili décidèrent peu à peu de revendiquer un statut d’étranger – en mettant en
exergue leurs origines arabes ou asiatiques – afin d’échapper aux désavantages du
système de taxation (Mazrui, 1994 : 37). Parallèlement, les musulmans qui se
définissaient comme Arabes et non plus comme Africains, étaient associés aux
Asiatiques et accédaient de ce fait à un statut social plus élevé, mais aussi à une
rémunération plus élevée pour un même travail. Ceci aurait poussé de nombreux
musulmans africains de la région à revendiquer une ascendance arabe (Mazrui,
1973 : 68).
106 Mais la présence coloniale eut aussi des répercussions indirectes sur la question
identitaire des musulmans d’Afrique. Si l’on en croit Muhammad Al-Nuwayhī, si les
premières générations de poètes soudanais de l’époque moderne se montrèrent
particulièrement liés aux valeurs de l’islam et à la littérature arabe classique, au
détriment de la culture africaine qui était pratiquement exclue de leur intérêt, ce fut
à cause du sentiment d’humiliation des Soudanais après leur défaite contre les
forces anglo-égyptiennes, qui avaient besoin d’être rassurés psychologiquement.
Or, ils ne pouvaient trouver ce réconfort ni dans le passé de l’Afrique, ni dans les
réalités de l’Afrique contemporaine. C’est pourquoi ils tournèrent le dos à l’Afrique
pour regarder plutôt vers le passé glorieux du monde arabo-musulman (Abd Al-
Rahim, 1973 : 38).
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108 Il faut dire que le nationalisme arabe lui-même, centré au départ sur la
communauté de langue et élaboré notamment par des intellectuels arabes
chrétiens, a peu à peu intégré l’islam comme l’une de ses caractéristiques
fondamentales. Ainsi, la plupart des mouvements nationalistes arabes faisaient
malgré tout référence à l’islam, au moins comme sphère culturelle (Carré, 1993).
Après l’échec du nationalisme arabe comme idéologie porteuse au Proche-Orient –
on songe au nassérisme, aux organisations comme l’OLP – certains mouvements
islamistes ont pris le relais. Mais à leur tour, ils ont souvent récupéré une
dimension nationaliste, comme le marxisme l’avait déjà fait ailleurs (Munson,
2000 : 10).
109 En Afrique, le régime islamiste de Khartoum considère que le Soudan est une
république arabe et islamique. Même si, comme on l’a vu, la question de
l’opposition entre l’arabité et l’africanité remonte bien avant le régime actuel, ce
dernier a en tout cas nettement tranché pour la première comme identité nationale.
Un autre exemple est celui de l’Erythrée, où les islamistes insistent à dessein sur
l’ancienneté de la présence arabe dans le pays, tentant même d’arabiser certains
aspects africains de la culture du pays. C’est ainsi qu’ils soutiennent que les Bānī
‘Āmir, répartis entre l’Erythrée et le Soudan et parlant une langue distincte de
l’arabe – le bedawi, langue couchitique – constituent un peuple d’origine arabe, qui
serait originaire du Sud de la péninsule arabique et dont des tribus apparentées
vivraient encore actuellement au Yémen. Leur arabité aurait continuée à être
assurée à travers les siècles par les migrations successives d’Arabes traversant la
Mer Rouge (Khayr, 13/1/1997 : 7). Ils lient parallèlement la reconnaissance de
l’arabe comme une langue officielle du pays au discours islamiste (Yāsīn
Muhammad ‘Abdallah, 6/1/1997 : 8).
110 Quant au Tchad, les références du Frolinat dans les années soixante, puis des
autres mouvements « arabisants », à l’arabité du pays ou tout au moins à la langue
arabe, reflètent elles aussi des simplifications et des raccourcis historiques,
identifiant l’ancienneté de l’usage de l’arabe dans le pays à une uniformisation
culturelle tronquée (Jullien de Pommerol,1997 : 75).
111 Notons que cette tendance dépasse l’Afrique noire. En Algérie par exemple, les
Kabyles furent dès l’indépendance visés par l’amalgame fait par le pouvoir entre
arabité et islam – amalgame juxtaposé sans difficulté au discours nationaliste et
socialiste du FLN – facilitant notamment le refus de toute velléité de revendication
autonomiste ou indépendantiste (Yefsah, 1992 : 106 sq.).
112 Dans le même ordre d’idée, la quête d’arabité de certains Africains musulmans
relève plutôt du pragmatisme politique. Dans le cas de l’Erythrée, rappelons que
pendant la guerre d’indépendance menée contre l’Ethiopie, le Front de Libération
Erythréen (FLE) jouait sur le thème de l’arabité de l’Erythrée dans l’espoir de
trouver un soutien financier ou au moins diplomatique de la part du monde arabe.
Après l’accession de l’Erythrée à l’Indépendance, le gouvernement d’Isaias
Afewerki a joué sur le statut de la langue arabe et surtout sur l’adhésion de son pays
à la Ligue arabe, au gré de l’état de ses relations diplomatiques avec les pays arabes
(Luffin, 1997 : 11 sq.).
113 Par ailleurs, d’aucuns affirment, même parmi les Somaliens, que si la Somalie est
membre de la Ligue arabe, c’est moins par fibre « nationale » que par intérêt
économique. Dans le même ordre d’idée, en 1996 une tribu somalienne qui fuyait le
chaos politique de la région, revendiquait des origines yéménites – leurs ancêtres
auraient émigré de la péninsule arabique et se seraient installés en Afrique voici
quelques siècles – et demandait au Yémen de la laisser s’installer sur son territoire.
114 Dans le cas du Soudan où cohabitent une multitude de peuples différents, il est
évident que l’arabisation culturelle qui accompagne l’islamisation du pays a apporté
un haut degré d’unité culturelle et de cohésion sociale, comme on l’observe dans le
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Al-Lahabī a dit :
L’homme veut dire par ces vers : je suis pur, car la couleur de la peau
des Arabes est noire.
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118 Ainsi, la couleur de peau foncée, voire noire, serait associée ici à l’arabité dans ce
qu’elle a d’authentique. Un autre passage du Lisān al-’Arab renforce cette idée. Il
s’agit de l’interprétation à donner au hadīth « j’ai [le Qur’ān] été envoyé à l’homme
rouge et à l’homme noir », que nous avons déjà cité plus haut. L’ouvrage précise
qu’il faut entendre par « Noirs » les Arabes et par « Rouges » les ‘Ajam, c’est-à-dire
les non-arabes (Ibn Manzūr, 1992, (13) : 431).
119 Plusieurs auteurs arabes ont également insisté sur l’association entre la peau
foncée et l’arabité authentique. Certaines anecdotes dépeignent même des
linguistes arabes, tel Kisā’ī, grand grammairien du 9e siècle, heureux de voir foncer
leur peau, car cela leur faisait ressembler aux Bédouins, qu’ils adulaient. Un autre
linguiste, qui aimait qu’on le surnomme « le Bédouin » ou « le Noir », allait jusqu’à
s’enduire la peau d’huile afin de bronzer et de mériter son surnom22.
120 L’association entre arabité et africanité ou peau foncée se retrouve dans d’autres
langues, probablement par contamination de l’arabe. Ainsi, il est intéressant de
noter qu’en turc le sens premier du terme Arap signifie forcément « Arabe », dont
il s’agit d’ailleurs de la simple transcription (selon D’Herbelot, les Turcs appelaient
anciennement les habitants de l’intérieur de la Libye Kara Arap, « les Arabes
Noirs », pour les distinguer des Arabes au teint plus clair (D’Herbelot, 1697 : 522)).
Mais en turc, Arap désigne aussi quelqu’un ayant la peau très foncée ou noire. Le
terme se retrouve également dans des expressions où le sens de « noir, africain »
est évident. C’est le cas d’arap köle ou arap cariye, qui désignent l’esclave non pas
arabe mais bien africain, ou d’arap saçı, littéralement « chevelure d’arabe », qui
désigne les cheveux crépus, et par extension une histoire embrouillée (!) (Tuğlacı,
1984 : 49) Le terme zenc, translittération de l’arabe zanj, existe également pour
désigner les Africains. Le grec moderne, qui connaît le terme araps depuis
longtemps, en a certainement emprunté le même double sens au turc, puisqu’il
signifie également soit Arabe, soit Africain.
121 En outre, plusieurs auteurs arabes – à des époques et dans des contextes certes
assez divers – ont rédigé des opuscules faisant l’éloge des Noirs : le Tanwīr al-
ghabash fī fadl as-Sūdān wa’l-Habash, de Ibn al-Jawzī (12e siècle), le At-tirāz al-
mankūsh fī mahāsin al-hubūsh, de Muhammad ibn al-Bāqī (16e siècle (Histoire
générale de l’Afrique, (1997 : 404. Mais l’ouvrage le plus connu est sans doute le
Fakhr as-Sūdān ‘ala al-Baydān d’al-Jāhiz, cité plus haut, qui met en valeur les
personnalités noires ayant joué un rôle dans le monde arabo-islamique, mais aussi
les nombreuses expressions où la couleur noire a un sens positif23 Cela dit, ce livre
est assez équivoque, étant donné les préjugés très défavorables aux Africains que
l’on retrouve dans le reste de l’œuvre d’al-Jāhiz, comme le Kitāb al-Bukhalā’, le
Kitāb al-hayawān ou le al-bayān wa’l-tabyīn (Lewis, 1982 : 35 sq).
122 Plus proche de nous, l’écrivain contemporain soudanais Tayyib Sālih précise la
noirceur de la peau est considérée comme un critère de beauté par certains de ses
compatriotes, qui composent même des chants sur le thème du « beau garçon
noir »24.
5.2. En Afrique
123 Si la quête d’arabité revêt une importance particulière en Afrique musulmane,
elle n’est bien sûr pas systématique. En effet, certaines communautés ou certains
peuples assument totalement le fait d’être à la fois musulmans et africains, sans
nécessairement gommer ce dernier trait au profit d’une éventuelle ascendance
arabe. Il serait donc extrêmement réducteur de considérer que chaque peuple
africain musulman se prête systématiquement des origines arabes.
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Je suis Africain,
Je suis Noir,
Vive ma terre,
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Vive l’Afrique !(…) »
129 Tayyib Sālih, auteur soudanais dont la notoriété a atteint l’Occident, assume tout
autant l’arabité que l’africanité de la culture soudanaise. Ses romans mettent
généralement en scène les deux facettes de la culture de son pays. Il considère
d’ailleurs que « les Soudanais sont tous des métis : des Arabes, des Nubiens et des
Zunūj (pluriel de Zanjī) qui se sont mélangés »26. D’autres auteurs soudanais
contemporains, comme le dramaturge ‘Abd al-’Azīm Hamadnallah27, s’inspirent
régulièrement des racines africaines de leur pays dans leurs œuvres.
130 Dans les pays africains situés beaucoup plus en marge de la sphère culturelle
arabo-musulmane, l’Afrique des Grands Lacs par exemple, les communautés
musulmanes locales ne semblent pas assimiler islam et arabité. Peut-être est-ce lié
au fait que l’islam y a pénétré essentiellement par le biais d’Africains musulmans
plutôt que d’Arabes (Luffin, 1999 : 29; Lewis, 1982 : 123; Abel, 1959). Par ailleurs,
l’islam y est arrivé assez récemment et de manière souvent plus superficielle. Enfin,
le Rwanda et le Burundi n’ont été touchés que tardivement par les marchands
d’esclaves musulmans, qui y rencontrèrent d’ailleurs une résistance
particulièrement efficace.
131 Notons également que certains Africains tirent leur fierté non pas d’un ancêtre
arabe mais bien de Bilāl. Bilāl était un Africain – un Ethiopien nous disent les
sources arabes – qui se convertit à l’islam à l’époque de Muhammad, et qui fut
désigné par lui comme premier muezzin. Ainsi, en Afrique subsaharienne, la
grande famille des Keita au Mali considère que Bilāl est à l’origine de leur filiation
(Clarke, 1984 : 40). Certaines généalogies mandingues font de Bilāl leur premier
roi. Pour certains d’entre eux, Bilāl n’était pas un Ethiopien mais un Tchadien,
esclave de la cour du roi de Yaoundé, au Cameroun (Laye, 1978 : 69). D’ailleurs, la
région entourant le lac Fitri, au Tchad, est appelée Dār Bilāla, « le pays des
Bilāla », où la tribu arabe des Hemat revendique Bilāl comme ancêtre éponyme
(Jullien de Pommerol, 1997 : 14).
132 A Tunis vit une communauté particulière qu’on appelle les « diyār sīdī bilāl ». Ils
sont les descendants d’esclaves achetés au Niger et au Mali. L’expression de leur
identité est particulièrement intéressante, car s’ils ne cherchent en aucune manière
à gommer leurs origines africaines par l’une ou l’autre généalogie « arabe », ils
greffent par contre, parallèlement aux origines ethniques dont ils sont parfaitement
conscients – bournouane, bagirmienne, haoussa, songhay, bambara – un nasab qui
en fait les descendants de Bilāl. Ce nasab est d’ailleurs revendiqué par les autres
communautés noires du Maghreb (Rahal, 2000).
133 Ces généalogies bilāliennes répondent donc différemment au besoin de
revendiquer un ancêtre prestigieux, puisqu’ici ce dernier est musulman, mais
africain. Dans le cas précis de la communauté africaine de Tunis, d’origine servile,
cette généalogie a encore une dimension supplémentaire : elle permet à la fois de
combler le vide du nasab – puisqu’il s’agit de populations déportées – et de
gommer l’origine servile en question, puisqu’ils ne descendent plus de n’importe
quel esclave mais bien d’un compagnon du Prophète.
6. Conclusion
134 Il semble que si la revendication d’origines arabes parmi les musulmans n’est pas
systématique en Afrique, elle est en tout cas bien plus développée qu’ailleurs dans
le monde musulman non-arabe. Bien sûr, elle est souvent fondée historiquement,
les migrations de part et d’autre de la Mer Rouge et à travers le Sahara étant
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Référence électronique
Xavier Luffin, « « Nos ancêtres les Arabes... » », Civilisations [En ligne], 53 | 2005,
mis en ligne le 24 janvier 2009, consulté le 18 juin 2022. URL :
http://journals.openedition.org/civilisations/613 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/civilisations.613
Auteur
Xavier Luffin
Xavier Luffin est chargé de cours à l’Université libre de Bruxelles (ULB), où il
coordonne le département de langues et littératures arabes, et assistant pratique à
la Vrije Universiteit Brussel (VUB). Ses recherches actuelles traitent
essentiellement des rapports entre le monde arabo-musulman et l’Afrique centrale
et orientale, sur le plan historique, culturel et linguistique. Il a notamment recueilli
des informations auprès de certaines communautés musulmanes du Congo, du
Burundi, du Kenya et de l’Ouganda. Il travaille actuellement sur la question de la
tradition écrite en caractères arabes en Afrique centrale, avant et durant la
colonisation européenne.
Droits d’auteur
© Tous droits réservés
https://journals.openedition.org/civilisations/613 30/30