Que Sais-Je - Le Marxisme - Lefebvre Henri
Que Sais-Je - Le Marxisme - Lefebvre Henri
Que Sais-Je - Le Marxisme - Lefebvre Henri
Le marxisme
HENRI LEFEBVRE
Professeur à l'Université de Paris-Nanterre
326e mille
Introduction
Peu importe ici ; ce qu’il faut retenir, c’est que le marxisme se trouve,
aujourd’hui, reconnu par ses adversaires les plus acharnés comme une
conception du monde. Les polémiques de niveau inférieur menées contre lui
donnent toute sa portée à cette déclaration de théologiens et d’écrivains
catholiques importants.
Il s’est également formulé en relation avec une réalité sociale nouvelle, qui
résume en elle les contradictions de cette société moderne : le prolétariat, la
classe ouvrière. Dès ses œuvres de jeunesse, Marx a constaté que le progrès
technique, la puissance sur la nature, la libération de l’homme vis-à-vis de
la nature et l’enrichissement général dans la société « moderne », c’est-à-
dire capitaliste, entraînaient cette conséquence contradictoire :
l’asservissement, l’appauvrissement d’une part toujours plus grande de cette
société, à savoir le prolétariat. Toute sa vie, il a poursuivi l’analyse et le
procès de cette situation ; il a montré que cette contradiction impliquait et
enveloppait un arrêt de mort contre une société déterminée, la société
capitaliste.
Ainsi, le marxisme est apparu avec la société « moderne », avec la grande
industrie et le prolétariat industriel. Il se présente comme la conception du
monde qui exprime ce monde moderne, ses contradictions, ses problèmes,
et qui apporte des solutions rationnelles à ces problèmes.
Il était bon de dissiper les confusions sur ce point important. Parmi tant
d’erreurs que l’on commet sur le marxisme, cette interprétation reste l’une
des plus répandues, d’après laquelle le marxisme consisterait
essentiellement en une politique justifiée ensuite par une tentative
d’interprétation du monde. Il se trouve précisément que ce n’est pas le
marxisme qui peut se définir ainsi.
3. les recherches sur les grands groupes sociaux, les classes et leurs
luttes, furent inaugurées par les historiens français du XIXe siècle :
Thierry, Mignet, Guizot, au cours de recherches sur les événements
révolutionnaires ou influencées par ces événements ;
Mais, sur ce point, l’œuvre essentielle est et reste celle de Hegel. Lui
seul a amené au jour et mis en pleine lumière l’importance, le rôle, la
multiplicité des contradictions dans l’homme, dans l’histoire et jusque
dans la nature. L’année 1813 (Phénoménologie de l’esprit) doit être
considérée comme une date capitale dans la formation de la nouvelle
conception du monde ;
5. les grands socialistes français du XIXe siècle ont posé des problèmes
nouveaux : le problème de l’organisation scientifique de l’économie
moderne (Saint-Simon), le problème de la classe ouvrière et de
l’avenir politique du prolétariat (Proudhon), le problème de l’homme,
de son avenir et des conditions de l’accomplissement humain
(Fourier) ;
Le génie de Marx (et d’Engels) fut de saisir toutes ces doctrines dans
leur lien jusqu’alors caché, de voir en elles les expressions,
fragmentaires mais inséparables, de la civilisation industrielle
moderne, de ses problèmes, et des clartés nouvelles jetées sur la nature
et l’histoire par ces temps nouveaux.
Marx sut briser les cloisons étanches, dégager les doctrines de leurs
limitations ; donc, les saisir dans leur mouvement profond. Alors
qu’elles s’opposaient contradictoirement (comme le matérialisme et
l’idéalisme) ; alors qu’elles se contredisaient elles-mêmes (les
historiens qui découvrirent la lutte de classes dans la Révolution
française furent plutôt réactionnaires – Hegel lui-même s’engagea dans
cette impasse, etc.), Marx sut résoudre ces contradictions et dépasser
(c’est-à-dire profondément transformer et critiquer en les intégrant) ces
doctrines incomplètes. Il sut en tirer une théorie nouvelle,
profondément originale, mais dont l’originalité ne doit pas être
comprise subjectivement comme exprimant la fantaisie, l’imagination
créatrice, le génie individuel de Marx. Son originalité réside,
précisément, dans le fait qu’elle plonge dans la réalité, la découvre et
l’exprime, au lieu de s’en détacher et d’en détacher un fragment isolé.
Et c’est ainsi qu’elle enveloppe, mais en les transformant, toutes les
doctrines qui l’ont préparée et qui, elles, restaient fragmentaires.
Notes
I. La méthode dialectique
Toute discussion tout effort pour avancer dans la connaissance procèdent
par confrontation de thèses opposées : le pour et le contre, le oui et le non,
l’affirmation et la critique.
Ceci est assez connu, assez clair pour être admis sans plus de difficultés.
Mais, d’où viennent ces thèses opposées qui s’affrontent ? Ici, la question
devient délicate. En général, l’on admet sans approfondir que les
divergences des individus qui pensent et s’expriment viennent de leurs
erreurs, des insuffisances de leurs réflexions. S’ils en étaient capables, s’ils
allaient plus loin, s’ils avaient les dons (l’intuition ou le génie)
indispensables, ils saisiraient d’un coup la vérité.
Descartes, dans le Discours de la méthode, avait déjà donné des règles pour
l’ analyse (atteindre les éléments de la chose étudiée) et la synthèse
(reconstitution de l’ensemble).
Kant, Auguste Comte et bien d’autres avaient déjà insisté sur l’exigence
fondamentale de la recherche scientifique et de la raison humaine : ne pas
isoler l’objet considéré, chercher ses liens, ses relations constantes et
régulières avec d’autres phénomènes.
Il n’en est rien, s’il est vrai que l’analyse, s’appliquant à chaque objet
spécifiquement, n’en applique pas moins des vérités universelles, telles que
celle-ci : « Partout, toujours, en toute chose, il y a des contradictions. » Ces
contradictions peuvent, en effet, se révéler différentes les unes des autres,
originales, spécifiques dans chaque cas ; elles ne s’en rattachent pas moins à
une théorie générale, à une vérité universelle, donc rationnelle.
Marx, au contraire (il ne faut pas se lasser d’insister sur ce point essentiel),
affirme que l’idée générale, la méthode, ne dispense pas de saisir en lui-
même chaque objet ; elle fournit simplement un guide, un cadre général,
une orientation pour la raison dans la connaissance de chaque réalité. Dans
chaque réalité, il faut saisir ses contradictions propres, son mouvement
propre (interne), sa qualité et ses transformations brusques ; la forme
(logique) de la méthode doit donc se subordonner au contenu, à l’objet, à la
matière étudiée ; elle permet d’en aborder efficacement l’étude en saisissant
l’aspect le plus général de cette réalité, mais ne remplace jamais la
recherche scientifique par une construction abstraite. Même si l’exposition
des résultats obtenus a l’air d’une reconstruction de la chose, ce n’est là
qu’une apparence ; il n’y a pas construction ou reconstruction factice, mais
enchaînement des résultats de la recherche et de l’analyse de façon à
reconstituer dans son ensemble le mouvement (l’histoire) de la chose, par
exemple l’histoire du Capital.
Ainsi, les idées que l’on se fait sur les choses – le monde des idées – ne sont
que le monde réel, matériel, exprimé et réfléchi dans la tête des hommes,
c’est-à-dire qu’elles sont édifiées à partir de la pratique et du contact actif
avec le monde extérieur, par un processus complexe où entre toute la
culture.
Que sera donc la méthode de la science nouvelle, celle que crée Marx, la
sociologie scientifique ?
Elle considère un ensemble, un tout concret : tel pays donné. Cet ensemble
concret apparaît aussitôt sous plusieurs aspects : répartition de la population
dans les villes et dans les campagnes, production et consommation,
importation et exportation, etc. Une simple description, par exemple du
genre de vie, ou des travaux, ou de la géographie humaine, apporte
certaines connaissances sociologiques sur ce pays, mais ne va pas très loin.
Elle n’en montre pas l’histoire, la formation. Elle n’atteint pas la structure
économique sociale, c’est-à-dire l’essence des phénomènes que l’on décrit.
Pour approfondir, il faut analyser.
Cette exposition du tout concret à partir de ses éléments est, selon Marx, la
seule méthode scientifique. La première méthode, celle de l’analyse
abstraite, aboutit à « volatiliser » le tout concret en concepts abstraits.
Seule, la deuxième méthode permet de reproduire le réel (sa structure et son
mouvement) dans la pensée. Cependant, cette deuxième méthode présente
un risque. Hegel comprenait fort bien que le concret est concret parce qu’il
est complexe, riche en aspects divers, en éléments, en déterminations
multiples ; de sorte que pour la connaissance, ce concret ne peut être qu’un
résultat atteint par l’analyse, à travers elle et après elle ; et cela, bien qu’il
soit le véritable point de départ et que sa connaissance soit le seul but de la
pensée. Mais Hegel crut pouvoir atteindre ce résultat par la seule pensée
réfléchissant à part, avec ses seules forces, par son seul mouvement. À
l’erreur de l’analyse abstraite correspond l’erreur de la synthèse abstraite,
chez Hegel.
Il n’en fut pas toujours ainsi. Jadis, ces notions n’étaient pas telle-ment
claires et formulables. L’humain et l’inhumain, dans la vie comme pour la
conscience, se confondaient indiscernablement. D’où vient qu’aujourd’hui
la conscience quotidienne les discerne ? Sans doute, de ce que le règne de
l’humain semble possible, de ce qu’une revendication profonde entre toutes
et fondée directement sur la conscience de la vie quotidienne pro-jette sa
lumière sur le monde.
Quels que soient les résultats de cette recherche, un fait est acquis :
l’homme (l’espèce humaine), qui lutte contre la nature et la subjugue au
cours d’un devenir propre, ne peut s’en séparer. La lutte même est un
rapport et un lien, le plus étroit de tous. Par son activité, par son travail
créateur, l’espèce humaine a multiplié les rapports avec la nature, au lieu de
les rompre pour s’élancer dans un développement purement spirituel. Le
lien de l’homme avec la nature est un lien dialectique : une unité de plus en
plus pro-fonde dans une lutte de plus en plus intense, dans un conflit
toujours renouvelé que toute victoire de l’homme, toute invention
technique, toute découverte dans la connaissance, toute extension du secteur
de la nature dominé par l’homme viennent résoudre à son profit !
L’homme donc ne se développe qu’en rapport avec cet « autre » de soi qu’il
porte en lui-même : la nature. Son activité ne s’exerce et ne progresse qu’en
faisant surgir au sein de la nature un monde humain. C’est le monde des
objets, des produits de la main et de la pensée humaine. Ces produits ne
sont pas l’être humain, mais seulement ses « biens » et ses « moyens ». Ils
n’existent que par lui et pour lui ; ils ne sont rien sans lui puisqu’ils sont
l’œuvre de son activité ; réciproquement, l’être humain n’est rien sans ces
objets qui l’entourent et le servent. Au cours de son développement, il
s’exprime et se crée lui-même, à travers cet « autre » de soi que sont les
innombrables choses façonnées par lui. Prenant conscience de lui-même, en
tant que pensée humaine ou en tant qu’individualité, l’homme ne peut pas
se séparer des objets, biens et produits. S’il se distingue d’eux et même
s’oppose à eux, ce ne peut être que dans un rapport dialectique : dans une
unité.
Mais, au cours de ce développement, voici qu’inévitablement certains
produits de l’homme prennent une existence indépendante. Même le plus
essentiel et le plus profond de lui-même : sa pensée et ses idées lui semblent
venues d’ailleurs et d’autre que lui. Les formes de son activité, de sa
puissance créatrice s’affranchissent de lui, et il se met à croire en leur
existence indépendante. Des abstractions idéologiques et de l’argent à l’État
politique, ces fétiches paraissent vivants et réels, et le sont en un sens
puisqu’ils règnent sur l’humain !
L’être humain qui se développe ne peut donc pas se séparer de cet « autre »
de lui-même que sont les fétiches. D’ailleurs, les biens sans lesquels il
n’existerait même pas une heure, et qui cependant ne sont pas « lui », se
trouvent indissolublement liés à l’exercice de ses fonctions et de ses
puissances. La liberté ne peut consister dans la privation des biens, mais, au
contraire, dans leur multiplication. Le rapport de l’homme aux biens n’est
donc pas essentiellement un rapport d’asservissement – si ce n’est dans une
société où ces biens sont soustraits aux masses humaines et accaparés par
une classe sous couvert d’une organisation et d’un fétichisme adéquats.
Par conséquent, le rapport de l’être humain avec les fétiches diffère de son
rapport avec les biens. Le rapport dialectique de l’homme avec les biens se
résout normalement, et à tout moment, par une prise de conscience de
l’homme en tant que vie propre et jouissance appropriée de sa vie, en tant
que puissance sur la nature et sa propre nature. Mais le rapport de l’homme
avec les fétiches se manifeste comme arrachement à soi et perte de soi ;
c’est ce rapport que le marxisme nomme aliénation. Ici, le conflit ne peut se
résoudre que par destruction des fétiches, par suppression progressive du
fétichisme et récupération humaine des puissances que les fétiches
retournaient contre l’homme : par dépassement de l’aliénation.
En premier lieu, l’espèce humaine (là où elle rencontre ou peut se créer des
conditions favorables) tend comme toute espèce vivante, mais avec ses
caractères propres, et par un processus spontané et naturel, vers un certain
épanouissement. Et cela, malgré les difficultés et les obstacles et malgré les
éléments de régression, de déclin, de destruction interne qui se font jour au
cours de ce développement ; c’est-à-dire malgré, ou plutôt à travers, les
contradictions et les formes de l’aliénation.
La conscience et la pensée se mêlent à ce processus ; elles ne le
conditionnent pas, car il est clair qu’elles sont, au contraire, conditionnées
par lui : elles apparaissent et croissent naturellement, au cours du processus
naturel. La connaissance, la raison naissent, d’abord incertaines, faibles,
impuissantes; puis s’affirment, se confirment, étendent le secteur dominé, se
formulent. Enfin vient un moment décisif, un point critique, avec de
complexes problèmes : le moment où la raison doit et peut dominer, pour
les organiser rationnellement, la totalité des activités humaines.
Notes
Dans un article sur ces questions, Marx a dit que ces vertus nouvelles sont
encore plus nécessaires au prolétariat que le pain quotidien.
Le réel n’est pas immobile, donné et tout fait. Il est devenir, donc
possibilité. Le possible, qui se lève aujourd’hui à l’horizon et qu’implique
le devenir actuel, c’est l’épanouissement de l’homme.
L’idéal sans idéalisme se trouve dans l’idée de l’homme : dans l’idée de son
total développement et de son accomplissement. L’homme total, cette idée
qui plonge au plus profond du devenir réel, fonde l’éthique nouvelle de
deux façons :
Ce sera, dit Marx, l’individu libre dans une société libre. Sous cet angle, le
communisme qui se définit déjà par le dépassement de l’aliénation humaine
en général se définit aussi par le dépassement de l’aliénation et des conflits
internes de l’individu. Sur cette voie apparaissent déjà les premières figures
de l’homme nouveau, qui dépasse le conflit de la théorie et de la pratique,
de la vie spontanée et de la vie réfléchie, pour les réunir en lui dans une
synthèse plus haute.
Notes
[1] Ce qui est le cas des gens « charitables », de certains utopistes des«
paternalistes », sincères ou non…
[2] Cf. notamment le Manuscrit économico-philosophique, écrit par Marx,
en 1844. , Œuvres phil., Costes (éd.). t. Vl
Chapitre III
La sociologie marxiste ou
matérialisme historique
Les individus humains font leur vie (sociale), leur histoire et l’histoire
générale. Mais ils ne font pas l’histoire dans des conditions choisies par
eux, déterminées par un décret de leur volonté. Certes, depuis le début de
l’humanité, l’homme (social et individuel) est actif, mais non point d’une
activité pleine, libre, consciente. Dans l’activité réelle de tout être humain,
il y a une part de passivité, plus ou moins grande, et qui diminue avec le
progrès de la puissance ainsi que de la conscience humaine, mais ne
disparaîtra jamais complètement. En d’autres termes, il faut analyser
dialectiquement toute activité humaine. Activité et passivité s’y mêlent.
Dans son action, tout en modifiant la nature et le monde qui l’environnent,
l’individu subit des conditions qu’il n’a point créées : la nature elle-même,
sa propre nature, les autres êtres humains qui l’environnent, les modalités
déjà constituées de l’activité (traditions, outillage, division et organisation
du travail, etc.). Par leur activité même, les individus humains entrent donc
dans des rapports déterminés, qui sont des rapports sociaux. Ils ne peuvent
se séparer de ces rapports ; leur existence en dépend, ainsi que la nature
même de leur activité, ses limites et ses possibilités. C’est dire que leur
conscience ne crée pas ces rapports, mais qu’elle est au contraire engagée
en eux, donc déterminée par eux (encore qu’elle intervienne réellement et
puisse parfois s’en affranchir, ne serait-ce que pour s’élancer dans
l’imaginaire et l’abstraction). Ainsi, les rapports dans lesquels il entre
nécessairement, puisqu’il ne peut s’isoler, constituent l’être social de
chaque individu ; et c’est l’être social qui détermine la conscience, non la
conscience qui détermine l’être social. Ainsi, le paysan a une conscience et
des idées de paysan ; ce n’est évidemment pas sa conscience ni ses idées
qui créent de toutes pièces son rapport avec la terre, l’organisation de son
travail, ses instruments, ses rapports avec ses voisins, avec sa commune, sa
région, son pays, etc. Les exemples pourraient se multiplier. Même s’il est
vrai qu’au cours de leur développement la conscience et la pensée
s’affranchissent des rapports immédiats et locaux (des relations simples
avec l’environnement), jamais elles ne s’en détachent. L’admettre, ce serait
accepter l’illusion idéologique et idéaliste ! L’extension et
l’approfondissement de la conscience, l’apparition et le raffermissement de
la pensée rationnelle ont eux-mêmes des conditions dans les rapports
sociaux (dans le développement des communications et des échanges, dans
la vie sociale qui s’organise et se concentre dans les grandes villes
commerciales et industrielles, etc.).
Les rapports fondamentaux pour toute société sont les rapports avec la
nature. Pour l’homme, le rapport avec la nature est fondamental, non parce
qu’il reste un être de la nature (interprétation fallacieuse du matérialisme
historique), mais au contraire parce qu’il lutte contre la nature. Au cours de
cette lutte, mais dans les conditions naturelles, il arrache à la nature ce qu’il
faut pour entretenir sa vie et dépasser la vie simplement naturelle.
Comment, par quels moyens ? Par le travail, par les instruments de travail
et l’organisation du travail.
Que trouve cette analyse ? D’abord des conditions naturelles, plus ou moins
profondément modifiées par l’homme. C’est le domaine de cette science
que l’on appelle souvent géographie humaine, science qui a un objet réel et
se trompe seulement quand elle isole cet objet et laisse de côté l’histoire.
L’analyse étudie alors le sol, le climat, les fleuves et les eaux, leur influence
sur le peuplement, le sous-sol, la flore spontanée ou importée, etc.
Ensuite l’analyse étudie les techniques, les instruments. C’est le domaine
d’une science que l’on nomme souvent technologie, science qui elle aussi a
un objet réel, mais se trompe quand elle l’isole. En effet, l’outil,
l’instrument, ne peut se séparer de son emploi. La description
technologique de l’outillage ne doit pas faire oublier qu’il implique une
division du travail, et que d’ailleurs cette organisation du travail peut dans
une certaine mesure évoluer à part et réagir sur l’emploi, le rendement, le
perfectionnement de l’outillage.
Il est également très clair que chacun de ces éléments peut se perfectionner,
se développer.
Il faut ici remarquer qu’un outillage n’est adopté que lorsqu’il correspond à
un besoin. La technologie se trouve ainsi amenée à distinguer l’invention ou
l’introduction d’un instrument, son adoption, l’aire de son extension, les
besoins auxquels il répondait, les routines (idéologies) qui s’opposaient à
son adoption. Le facteur technique, répétons-le, n’est pas seul et n’est pas
isolable ; Marx a précédé les technologues et leur a ouvert la voie en allant
plus loin dans l’analyse.
C’est dire que la division du travail et les rapports qu’elle implique doivent
être considérés comme un élément distinct bien que non séparable. La
division du travail a ses conséquences propres, notamment dès que s’établit
la division entre le travail matériel et le travail non matériel (fonctions de
direction, de commandement, d’administration ; fonctions intellectuelles).
Ces conséquences se développent en grande partie hors des prévisions, du
contrôle et de la volonté des hommes. Que les individus les mieux doués
dirigent l’activité des autres individus dans un groupe social donné, c’est un
progrès. Que les conditions qui permettent ce progrès permettent aussi à
une caste ou à une classe d’accaparer les fonctions de direction, c’est un
fait, très souvent constatable dans l’histoire ; de ce fait, les conséquences
durent plus d’une fois étonner les contemporains.
La structure sociale, envisagée non plus dans son rapport avec la nature
(forces productives), mais comme organisation de la propriété, des
fonctions sociales et des classes sociales, Marx la nomme mode de
production.
D’où vient le devenir qui pousse à travers les contradictions, les conflits, les
interactions de facteurs complexes, chaque mode de production vers sa
croissance, son apogée, son déclin ?
Notons encore que, dans l’exemple pris plus haut, il s’agit d’une analyse du
capitalisme normal classique, celui de la période ascendante ou de l’apogée.
Le capitalisme de monopole présente des phénomènes originaux ; les
marxistes montrent comment ce capitalisme de monopole est sorti
nécessairement du capitalisme de la libre concurrence, et comment il est un
capitalisme en déclin, ou plus exactement le déclin nécessaire du
capitalisme.
Ceci dit, abordons le problème le plus général qui a déjà été indiqué dans la
partie méthodologique du présent exposé.
Que représente pendant ce temps l’objet échangé ? Que lui reste-t-il de ses
qualités initiales et finales, celles qu’il a en tant que bien désirable et utile ?
Une seule propriété lui reste, celle d’être le produit d’un travail, et donc à
ce titre, comparable, commensurable avec d’autres produits de ce travail.
Car cette propriété de l’objet est une quantité. Le travail, considéré non pas
du côté strictement individuel (habileté du producteur, initiative, fatigue,
etc.) mais du côté social, est un temps de travail. L’objet représente un
temps de travail, mais non un temps de travail individuel, puisque les
caractéristiques individuelles passent au second plan et se négligent pendant
le processus social d’échange. L’objet représente un temps de travail social
moyen [1]. Étant donné la productivité du travail à un moment donné
(historique), chaque objet représente, incarne ou incorpore une certaine part
de cette productivité moyenne, une certaine portion du travail total fourni
par cette société. Et c’est précisément cette parcelle du travail total qui vient
se représenter dans la valeur, c’est-à-dire dans l’évaluation en argent du
produit.
Qui dit division du travail dit aussi propriété (propriété des moyens de
production). Sous cet angle, qu’implique et que signifie la valeur
marchande ?
Les producteurs ne font plus partie d’une communauté sociale ; ils sont
isolés, séparés de la communauté, d’abord par un travail parcellaire (divisé),
ensuite parce que les instruments (moyens de production) appartiennent à
des individus en propriété privée (que ces individus soient les producteurs
eux-mêmes, comme dans l’artisanat, ou ne le soient pas, le fait est ici
secondaire). Alors, l’ensemble social se rétablit à travers la valeur, la
marchandise, l’argent, le marché. Le travail ne perd jamais son caractère
social ; c’est toujours l’ensemble du travail, de la productivité moyenne
d’une société donnée qui se manifeste dans les produits. Mais au sein de
toute société fondée sur l’échange, le producteur est à la fois isolé et
cependant en liaison avec les autres par l’intermédiaire du marché. Le
travail est à la fois social, et séparé de la société (privé et fondé sur la
propriété privée). Le caractère social que le travail ne peut perdre se rétablit
d’une façon qui échappe au contrôle et à la volonté, d’une manière
indirecte, globale, moyenne, statistique, donc brutalement objective et
destructrice des individus. Comme dit Marx, l’ensemble du travail social
s’établit comme échange privé des produits du travail.
Par conséquent :
C’est le processus social tout entier qui garde une réalité naturelle,
objective, extérieure à la conscience et à la volonté, et cela au moment
même où la puissance accrue de l’homme sur la nature, où le progrès dans
la technique et l’organisation du travail permettent le progrès de la
connaissance et de la conscience. C’est là un processus inévitable,
nécessaire historiquement : une loi interne du devoir humain.
C’est ainsi que les lois internes du capitalisme sont des lois historiques et
dialectiques, les lois du devenir qui mènent la société moderne, à travers de
multiples conflits, vers un dépassement décisif.
Notes
[1] Il est clair qu’il s’agit ici des objets reproductibles socialement, non des
objets d’art ou de luxe dont la valeur s’apprécie effectivement par des
motifs « psychologiques ».
[2] Dans les conditions pratiques variables suivant le moment, le pays, et
surtout suivant la résistance du prolétariat aux tentatives pour diminuer son
niveau de vie.
[3] Aux théoriciens du « surimpérialisme », etc.
Chapitre V
La politique marxiste
Marx, sur un point capital, a dissipé une confusion très répandue en son
temps (et peut-être encore aujourd’hui) : Le socialisme n’est pas encore le
communisme.
c) le communisme.
Elles ne sont pas fatales, elles sont nécessaires – exactement comme il est
nécessaire pour un être vivant de croître et d’atteindre sa maturité, s’il ne
meurt ou ne dépérit par maladie chronique ! Ici, la nécessité est une
nécessité du devenir, c’est-à-dire qu’elle suppose certaines conditions
réelles, en même temps que l’activité nécessaire pour réaliser les
possibilités. C’est une action dialectique, et non pas mécanique, de la
nécessité. Étant donné les contradictions et les problèmes du monde
moderne, il y a une solution et une seule : le devenir en ce sens. Mais il
n’est pas « fatal » que les problèmes soient effectivement résolus.
Marx n’a jamais dit que le communisme est un « paradis terrestre ». Il s’est
défendu de toute anticipation. Le communisme comportera un genre ou
style de vie dont nous n’avons encore aucune idée. L’époque communiste
créera un style de vie, suivant ses conditions, c’est-à-dire d’après un degré
tout à fait imprévisible de liberté humaine par rapport à la nature et aux
conditions matérielles. Le communisme, ayant pour condition la puissance
développée de l’homme sur la nature, comporte précisément une très grande
liberté humaine vis-à-vis des conditions.
Marx n’a jamais dit que le communisme peut être la période terminale de
l’histoire humaine. Bien au contraire ; seulement, de ce qui viendra ensuite,
nous n’en pouvons exactement rien dire.
Il s’agit donc enfin d’une science politique, cette science politique que la
pensée bourgeoise avait annoncée, parfois pressentie – mais que, empêtrée
dans ses justifications et ses illusions idéologiques, elle n’avait pu atteindre.
Bien avant Nietzsche, et plus concrètement que lui parce que plus
socialement, Marx a eu le « sens de la Terre ». Son matérialisme prend
l’homme terrestre et charnel, et l’accepte tel qu’il est, dans la multiplicité de
ses aspects. Il tient compte des données de la biologie, de la physiologie, de
l’anthropologie. Pour lui, l’homme « est un être naturel » donné comme tel.
Cependant, la pensée est réelle, à tel point réelle qu’elle apparaît d’abord
comme fonction d’illusion en même temps que comme fonction de vérité.
Le nombre et la variété des métaphysiques, des religions, des morales, des
doctrines politiques montrent assez clairement qu’il y eut dans l’homme
une véritable fonction idéologique – une fonction sociale dont il convient
aussi d’étudier la naissance, le développement, la disparition.
Comment s’est formée la raison ? Dans une double lutte, d’un côté contre la
nature autour de l’homme et en lui, contre l’instinct brut, contre la
spontanéité – et de l’autre contre l’illusion, contre l’idéologie, de la magie à
l’imagination métaphysique. Cependant, ce conflit n’a rien d’éternel ; il se
résout d’un côté par la victoire de la raison sur l’illusion idéologique, et de
l’autre par sa victoire sur la nature, victoire qui comporte une réconciliation
profonde avec cette dernière. La raison ne domine la nature en l’homme et
autour de lui qu’en connaissant cette nature et en reconnaissant son propre
lien avec elle, dont elle est sortie au cours d’un développement naturel.
Le matérialisme dialectique montre ainsi comment il suit la dialectique
(étude des conflits et contradictions dans le rapport interne des termes en
présence) et le matérialisme. Il les unit indissolublement, en les retrouvant
dans les faits, dans le développement de l’homme, développement dont le
caractère à la fois matériel (conditions organiques, techniques,
économiques) et dialectique (conflits multiples) se révèle à toute recherche
qui évite méthodiquement d’isoler les faits les uns des autres ainsi que de la
totalité du processus.
Cette argumentation étant très répandue, elle mérite une brève réponse. Elle
néglige quelques points essentiels :
Quoi qu’il en soit, les auteurs de ces études seraient peut-être bien étonnés
d’apprendre qu’ils pensent en marxistes. Ils ne sont d’ailleurs pas marxistes,
car ils ne déduisent pas les conséquences de la théorie de la valeur, à savoir
la théorie de la plus-value (du surtravail), c’est-à-dire de la vente de sa
force de travail par la classe des salariés à la classe de ceux qui possèdent
en propriété privée les moyens de production. Il serait curieux de chiffrer en
« minutes-travail » les moyens de subsistance consommés par l’ouvrier
dans les conditions mentionnées plus haut ; de déterminer la « valeur-travail
» de son propre salaire ; de découvrir ainsi combien de temps en moyenne
ces ouvriers travaillent pour eux-mêmes et combien de temps ils travaillent
pour la classe des capitalistes ; de comparer ainsi la valeur de la force de
travail [4] et la valeur créée par le travail ; de déterminer ainsi ce que Marx
nomme le taux d’exploitation. Mais les auteurs de ces études n’y songent
pas. Lorsqu’ils chiffrent en minutes-travail l’objet produit, ils divisent une
somme d’heures de travail moyen par un poids, le poids total des objets
produits. Lorsqu’ils étudient le coût de la vie, ils divisent le salaire global,
évalué en argent, par le prix de tel ou tel objet et disent : « Un vêtement qui
vaut telle somme équivaut à la n-ième partie du salaire mensuel, et par
conséquent vaut tant d’heures de travail. » Ces économistes ne
s’aperçoivent pas qu’ils ont escamoté un problème fondamental, que la «
minute-travail » ou « l’heure-travail » n’a pas le même sens dans le premier
calcul que dans le second ; car dans ce second calcul, ils négligent la
productivité du travail de l’ouvrier, alors que dans le premier calcul ils ne
s’occupent que de cette productivité. Ils ne savent pas que Marx a montré
que la forme-argent du salaire « cache le rapport réel » impliqué dans le
salariat, « dissimule » le surtravail du salarié [5], et que c’est seulement « à
la surface de la société bourgeoise », dans son idéologie, dans ses
phénomènes superficiels et son apparence psychologique que « le salaire de
l’ouvrier apparaît comme le prix du travail » de sorte que tout son travail «
apparaît comme du travail payé » et que « la division de la journée de
travail en surtravail et travail nécessaire » (pour la subsistance de l’ouvrier)
disparaît complètement.
Les adversaires du marxisme ont souvent essayé de réfuter tel ou tel point
(par exemple la théorie de la valeur ou celle de l’État). Ils ont rarement
attaqué l’ensemble, c’est-à-dire le marxisme comme conception du monde.
Pourquoi ? Sans doute parce qu’ils l’ignoraient. Mais on ne peut le leur
reprocher. Pour les marxistes eux-mêmes, le marxisme n’a révélé que
lentement toute son ampleur. Marx n’a jamais exposé doctrinalement la
nouvelle conception du monde. Il n’a souvent donné que des indications,
sur des problèmes essentiels. Il a développé des points importants (comme
la théorie du capital) mais qui en fait et en droit ne se séparent pas des
questions plus générales de logique, de méthodologie. Bien entendu, il faut
chercher le marxisme d’abord chez Marx ; mais il importe de ne pas
prendre les textes de Marx littéralement, comme des textes morts ; il
importe de ne pas y chercher un système clos, achevé. La conception du
monde à laquelle Marx a attaché son nom est elle-même en devenir, en voie
d’enrichissement perpétuel et d’approfondissement. Et c’est précisément
ainsi qu’elle n’apparaît pas comme un courant à part de la culture en
général et des diverses cultures dans le monde actuel.
Les adversaires du marxisme ont d’ailleurs aujourd’hui abandonné sa
réfutation pièce par pièce, fragment par fragment. Le projet actuellement à
la mode c’est de dépasser le marxisme.
Que veut-on dire par cette formule : dépasser le marxisme ? Il ne suffit pas
de lancer la formule. Il faudrait aussi réaliser le projet. Où se trouve la
conception du monde qui dépasserait le marxisme ? On ne la voit point.
Seule la conception chrétienne de l’univers a l’ampleur qui lui permet de
s’opposer doctrinalement au marxisme ; mais on ne voit pas bien en quoi et
comment le thomisme dépasse le marxisme ! En fait, ceux qui ont promis
de dépasser le marxisme ont compris un besoin idéologique, celui d’en finir
avec les chicaneries sur les détails ; mais ils n’ont pu accomplir leur
programme et sont revenus en fait vers les polémiques fragmentaires…
Mais peut-être veut-on dire par là que tout n’a pas été dit par Marx ? –
Alors, on ne peut être que parfaitement d’accord avec cette affirmation. Par
exemple Marx a analysé le capital ; il restait et il reste encore à analyser les
capitalismes, dans les différents pays du monde, avec leurs structures
particulières, leurs caractères concrets, leur degré de développement, leurs
différents secteurs, les formes d’État qui s’y joignent, etc. Il reste aussi à
analyser, dans la situation présente, la crise du capitalisme, cette crise
annoncée par Marx mais dont il n’a pu décrire et comprendre les modalités
concrètes, parce que la prévision scientifique ne se confond pas avec on ne
sait quel don de prophétie !
Notes