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Citoyenneté

Assumer son appartenance, sa participation et


sa responsabilité

Commission fédérale pour les questions de migration CFM


Documentation sur la politique de migration
© 2010 Commission fédérale pour les questions de migration CFM

Auteur:
Christoph Keller

Rédaction
Simone Prodolliet, Sylvana Béchon

Traduction
Françoise Copponex, Genève

Page de couverture
© Mix&Remix/jeu Helvetic

Graphisme/impression
W. Gassmann SA, Bienne

Distribution
OFCL, Publications fédérales, CH-3003 Berne
www.bundespublikationen.admin.ch
Art.-N° 420.924.F

Commission fédérale pour les questions de migration


Quellenweg 6
CH 3003 Berne-Wabern
Tél. 031 325 91 16
www.ekm.admin.ch
Citoyenneté

Assumer son appartenance, sa participation et


sa responsabilité

Christoph Keller

Octobre 2010

Documentation sur la politique de migration


sommaire
Citoyenneté
3

Sommaire
AVANT-PROPOS 5

1 ENTRÉE EN MATIÈRE 6

2 COMMENT FAIRE PARTIE INTÉGRANTE D’UNE COLLECTIVITÉ? 7


Le citoyen économique, le citoyen du monde, le citoyen 7
La force d’attraction de sa «propre culture» 8
La nationalité et la citoyenneté 9
Portrait: Le citoyen du monde 10

3 «BÜRGER, «CITIZEN», CITOYEN 11


La double fonction du droit de cité 11
La citoyenneté – participation active et présence dans les affaires publiques 12
La citoyenneté – devenir citoyen ou être citoyen 12
La citoyenneté dans le contexte helvétique 13
Portrait: La citoyenne et son réseau 15

4 LES LIEUX DE PARTICIPATION 16


La citoyenneté liée à un lieu particulier 16
Les conditions cadre de la participation 17

5 LA CITOYENNETÉ À TITRE DE PARTICIPATION 18
Entretien avec Gianni D’Amato 18
Portrait: Un citoyen local 20

6 COMPÉTENCE, DÉMOCRATIE, VISIBILITÉ 21



7 BIBLIOGRAPHIE 22
avant-propos
Citoyenneté
5

Avant-propos
La Suisse est une société pluraliste et un pays qui, tion active, les droits et les obligations, la responsabilité,
depuis plus d’un siècle, tire profit de l’esprit novateur et la visibilité dans la sphère publique. En abordant ce sujet,
pionnier des étrangers. Si, avant la Première Guerre mon- la CFM souhaite susciter un nouveau débat dans le dis-
diale, les immigrés étaient rapidement admis au sein de cours sur l’intégration. L’idée est de capter les opportuni-
la population autochtone, ce processus est aujourd’hui tés qui s’ouvrent lorsque des personnes de nationalité
significativement plus long. Il existe aussi diverses con- étrangère sont perçues comme des citoyens. En effet,
ceptions de ce que signifie la participation politique et non seulement les Suisses, mais aussi les immigrés
de qui doit disposer des droits politiques. s’intéressent à la manière dont se modèle la cohabitation
dans notre pays et souhaitent apporter leurs compéten-
Aujourd’hui, 1,7 million de personnes d’origine ces et leur savoir.
étrangère vivent en Suisse, soit 22% de la population. La
plupart d’entre elles sont parfaitement familiarisées avec
les us et coutumes locaux: 860 000 d’entre elles vivent
dans notre pays depuis plus de 10 ans et 350 000 sont
même nées dans notre pays. Dans ce contexte, une ques-
tion se pose: est-il opportun de continuer à exclure de la
participation politique des personnes d’origine étrangère
qui ont des liens étroits avec la Suisse?
Francis Matthey, Président de la Commission fédérale
La Commission fédérale pour les questions de pour les questions de migration
­migration CFM est d’avis que les personnes qui vivent ­
depuis longtemps et qui se sont établies à long terme en
Suisse devraient être reconnues comme citoyens. En tant
que tels, ils devraient tous – là où ce n’est pas encore le
cas à l’échelon communal ou cantonal – bénéficier de
droits à la liberté et de droits à la participation politique.
C’est pour cette raison que la CFM plaide en faveur d’un
changement de perspective en faisant une déclaration en
faveur de la «citoyenneté». En effet, il convient d’axer la
réflexion non seulement sur l’extension au reste de la
Suisse des droits de participation classiques dont jouis­
sent les ressortissants étrangers dans quelques cantons et
communes de notre pays, mais de redéfinir globalement
la participation.

La CFM est d’avis qu’un débat sur la «citoyenneté»


peut tout à fait ouvrir de nouvelles voies pour non seule-
ment tenter de mieux mettre à profit et valoriser le
potentiel et le savoir-faire des migrants qui contribuent
à la prospérité de notre pays, mais aussi d’étayer plus
largement que maintenant la légitimité de notre système
démocratique. Le fait qu’environ un cinquième de notre
population soit exclu de la participation politique ne
peut être accepté à long terme. Il en va de la crédibilité
de notre démocratie.

La présente publication se veut être une contribu­


tion qui réunit les différents aspects liés à la notion de
«citoyenneté». Il s’agit de l’appartenance, la participa­
entrée en matière
Citoyenneté
6

1
Entrée en matière
Il y a un an, lors de la réunion des parents de l’école eu plusieurs entretiens constructifs avec la direction de
primaire, Aysel Özakin, la mère d’un garçon de huit ans l’école, et elle a bon espoir de réussir. Après son élection
était assise au deuxième rang lorsque le maître de classe au conseil des parents, Aysel Özakin est entrée en contact
arriva au point de l’ordre du jour «Election au conseil de avec de nombreux parents et, tout au long de cette
parents de l’école». Le maître expliqua que lors de année, elle a eu connaissance des conditions régnant
l’élection, il fallait veiller à ce que les parents de garçons dans maintes familles et des difficultés concernant la sco-
et de filles, mais aussi les parents d’enfants suisses et larité – cela, non seulement dans des familles de mi­grants.
d’origine étrangère soient équitablement représentés. Parfois, cela lui rappelle son enfance et la dimension de
Aussitôt on vit se présenter le père d’une fillette, appa- son village. Aysel a apporté à son quartier ce qu’elle a
remment bien situé sur le plan professionnel, bien connu appris dans son pays, à savoir faire quelque chose pour
des autres parents, faisant preuve d’engagement pour sa améliorer la situation précaire dans laquelle on vit et
fille, mais aussi pour les affaires de l’école. surtout prendre le temps de parler avec les gens. C’est
ainsi qu’est née l’idée d’une aide commune pour faire les
Aysel Özakin, au deuxième rang, savait qu’elle pou- devoirs. L’idée de réunir les enfants pour qu’ils fassent
vait apporter sa contribution au conseil des parents de leurs devoirs ensemble, pour qu’ils se soutiennent mutu­el­
l’école justement parce qu’elle connaît bien les réalités lement et puissent demander conseil en cas de problèmes.
de certains enfants d’immigrés. Certains éprouvent des
problèmes avec les devoirs. Non seulement en raison de Aysel Özakin fait tout cela en tant que bénévole. En
la langue, mais aussi parce qu’ils ont du mal à trouver un contrepartie, elle a fait connaissance de beaucoup de
endroit tranquille pour les faire à la maison, où il y a du gens, des autochtones et des immigrés et maintenant,
bruit et souvent peu de place. Et lorsque les capacités de elle dispose d’un réseau.
concentration font défaut chez les enfants, ils cèdent
facilement à la tentation des jeux vidéo et des jeux sur Lorsque dans le quartier, un petit local se libéra au
Internet. coin de la rue, Aysel suggéra que l’on y installe un petit
centre de quartier avec quelques tables pour le groupe
Mais à son tour, Aysel Özakin avait aussi un souhait: qui fait les devoirs, une petite bibliothèque et une possi-
que l’on organise à l’école des cours dans la langue bilité de faire de l’espresso, du café au lait et du café turc.
maternelle des enfants issus de l’immigration. Grâce aux Cela suscita du scepticisme, mobilisa quelques opposants
expériences recueillies dans d’autres écoles, elle savait dans le quartier, mais à la fin du compte, Aysel Özakin
que les cours donnés dans la langue d’origine ont un put réaliser son idée, soutenue par ses nouvelles amies.
effet positif sur le développement langagier et elle vou-
lait porter cette proposition devant le conseil des parents. A l’occasion de l’ouverture du centre, le journal
local titrait: «Le courage civique fait ses preuves» et l’on
Mais ce soir-là, à la réunion des parents, elle était citait Aysel avec ces paroles: «L’exemple de notre nou-
assise au deuxième rang et n’osait pas lever la main. veau centre montre que l’on peut réaliser beaucoup de
choses quand on se lance, quand on s’engage pour la
Il est probable qu’Aysel Özakin ne se serait pas communauté.»
manifestée si la dame assise à côté d’elle, une voisine,
une Suissesse, ne lui avait pas chuchoté: «Vas-y Aysel,
c’est l’occasion.» Elle ne se serait toujours pas décidée si
la voisine n’avait ajouté: «Je t’aiderai si nécessaire.»

Ainsi, ce soir-là, il y a un an, Aysel Özakin leva la


main et fut élue à l’unanimité.

Sa demande de cours de langue dans la langue


maternelle des enfants n’a pas encore abouti; mais elle a
comment faire partie intégrante d’une collectivité?
Citoyenneté
7

2
Comment faire partie
­intégrante d’une collectivité?
«Personne n’a toujours été là.» de l’inconscient; et que nous comprenons dès lors que,
dans un univers mondialisé, l’appartenance revêt de
La maxime occupant une position choisie à l’entrée multiples facettes, parfois précaires, et que des apparte-
de la nouvelle exposition permanente du Musée national nances acquises un jour ne sont pas forcément garanties
suisse signale que l’appartenance n’est pas dans la nature à tout jamais.
des choses, qu’elle n’est pas non plus automatique, ni ne
se met en œuvre à n’importe quel moment. Et la maxime A elle seule, la question posée: «D’où viens-tu?»
le dit bien: l’appartenance est un processus qui s’acquiert peut déjà susciter un certain agacement.
au fil du temps, un processus continu qui ne s’achève
ja­mais, au cours duquel l’individu ne peut pas se replier sur L’un donnera son lieu d’origine et dira: «Je viens de
des positions assurées. Au contraire, comme le re­marque Srebrenica», un autre indiquera peut-être le nom de la
le philosophe Zygmunt Bauman, l’appartenance est un multinationale pour laquelle il travaille – ici, la réponse
état qui doit être recréé sans cesse, mais qui reste précaire, sera en l’occurrence: «Je travaille chez Roche.» Un autre
un désir «de communauté, parce que nous aspirons tous encore indiquera tout simplement son domicile, indé-
ardemment à la sécurité – l’une des conditions essentielles pendamment de son origine, et enfin une autre per­
à une existence heureuse, qui fait de plus en plus défaut sonne dira: «J’arrive de Seattle», parce qu’elle fait partie
dans notre monde». Une quête d’autant plus ardue à de celles et ceux qui dorment chaque nuit dans une ville
assouvir que, loin d’être en recul, les facteurs d’insécurité différente, dans un hôtel différent.
sont plutôt en progression à l’ère moderne mondialisée.
Le citoyen économique,
C’est précisément en périodes d’insécurité, de le citoyen du monde, le citoyen
me­naces économiques, politiques, mais aussi écolo-
giques, se manifestant à l’échelle mondiale, que A propos de la question d’une éthique politique à
l’appartenance crée l’identité dont nous avons besoin l’âge de la mondialisation, le philosophe Otfried Höffe
pour acquérir un sentiment de sécurité. distingue entre trois formes possibles de citoyenneté. Le
citoyen économique, que l’on entend comme un sujet
A partir de là naissent des chances, mais appa- qui travaille, se doit donc à la communauté; le citoyen du
raissent également des dangers: d’une part, la chance de monde qui se trouve dans un «cadre de civilisation glo-
coopérer, de construire ensemble activement au sein balement commun» et le citoyen qui fait concorder ses
d’une communauté, d’une société, la possibilité de se attentes envers la communauté avec celles auxquelles il
considérer comme partie intégrante d’une collectivité; contribue lui-même. La notion de citoyen communément
d’autre part, et il suffit de jeter un coup d’œil dans la utilisée renvoie à une constante que l’on retrouve dans
presse pour corroborer ce résultat, les collectivités et les les trois sphères: que nous soyons des individus qui con-
appartenances ne se développent que trop fréquem- sommons, qui travaillons, qui allons aux urnes, qui som-
ment en collectifs tutélaires, dans lesquels l’individu mes liés aux événements du monde, nous portons tou-
renonce à la moindre parcelle d’individualité qui le ren- jours en nous un devoir particulier, si nous voulons nous
drait capable de se remettre en question, lui et son envi- considérer à raison comme appartenant à ces diverses
ronnement, de manière critique. Vue ainsi, l’appartenance catégories.
reste une arme à double tranchant, logée entre ce que
le psychanalyste Mario Erdheim a appelé la «production Il va de soi que l’on peut porter la différenciation
sociétale d’inconscient» et l’émancipation de la société. encore plus loin, en définissant un cadre plus étroit:
Dans ce sens, l’ambition d’appartenance n’est produc­
tive que si nous gardons présent à l’esprit que cette der- Quiconque adhère à l’idée qu’une certaine appar-
nière reste constamment quelque chose de fait et quel- tenance naît notamment du fait de la participation à
que chose de voulu, mais qu’elle peut aussi faire naître l’économie, selon le point de vue et la position sociale, et
comment faire partie intégrante d’une collectivité?
Citoyenneté
8

indépendamment du type spécifique de participation à s’éloignera de sa «propre culture» pour avancer vers le
la vie économique, soulèvera d’autres aspects qui, à ses mode de vie pratiqué au lieu de domicile par la société
yeux, font naître une appartenance. Une autre personne dite majoritaire.
privilégiera une certaine forme de consommation, axée
sur le monde du label et des marques et, fidèle à la devi- Cela présuppose néanmoins que la culture du pays
se «Je consomme, donc je suis», elle considérera la con- d’accueil se montre, elle aussi, prête au changement,
sommation comme une forme de distinction sociale. ouverte à des «transitions», comme l’écrit le professeur
D’autres mettront plutôt l’accent sur le travail et renver- de sociologie urbaine Hartmut Häussermann. Si elle ne
ront au fait que celui-ci est le premier facteur de «socia- tend pas la main à l’émancipation permettant de sortir
lisation», cependant que d’autres encore souligneront des empreintes culturelles traditionnelles, elle entraîne
avec Richard Sennett qu’aujourd’hui, la précarité du une exclusion pouvant mener tellement loin que la
monde de l’emploi rend impossible toute «identifica- «séparation devient isolation». C’est alors que, dans
tion», quelle qu’elle soit, avec le travail. ­cette isolation, naissent les «sociétés parallèles», redou-
tées par la politique, et dans lesquelles les représen­
En regard de ces citoyens-là, on en trouve encore un tations de valeurs en vigueur ne correspondent proba­
autre qui évolue à travers toutes ces formes d’ap­par­ blement pas à celles de la société d’accueil.
tenance: il est le collaborateur d’une multinationale, tou-
jours en déplacement, sans attaches à un lieu précis, mais Il en va de même pour tous ceux qui se sentent en
disponible partout; outre l’aménagement standard d’un premier lieu appartenir à une religion.
Hilton, toujours le même dans le monde entier, il trou­
vera à son arrivée des mécanismes tout aussi prévisibles Le fait qu’en périodes d’insécurité, de transforma­
de sa «corporate citizenship» propre à la compagnie qui tion des valeurs et des structures traditionnelles, les gens
l’emploie; cette «corporate citizenship», les principes sont de plus en plus nombreux à se définir par leur
éthiques, mais également sociaux que sa société s’est ­croyance, par leur appartenance à une certaine confes­
donnés, sont pour lui le fil rouge de ses actes. sion, peut également être lu comme une conséquence
des processus globaux. Le «retour de la religion» dans le
La force d’attraction de sa «propre culture» discours social, mais aussi et surtout dans le discours poli-
tique, est le signe que la discussion portant sur les valeurs
Mais qu’en est-il de celles et ceux qui se sentent tout au sein de la société mondiale est de plus en plus menée
simplement appartenir à une culture particulière? à l’aide d’arguments religieux. Le choc des civilisations
(en anglais «clash of civilizations»), notion inventée et
La mondialisation, qui a créé dans le monde entier, diffusée par l’Américain Samuel Huntington, se méta-
pour les gens et pour les biens des relations d’échange morphose de plus en plus – en référence aux événements
allant au-delà des frontières, qui a conduit à ce que la du 11  septembre 2001 – en un choc des religions (en
communauté pakistanaise de Londres atteigne la taille an­glais «clash of religions»), au centre duquel se trouve
d’une ville pakistanaise moyenne et à ce qu’en Suisse la le conflit entre le christianisme et l’islam. «Qui a le dieu
proportion de migrants atteigne 40 pour cent, voire plus, le plus puissant?», titrait le Spiegel, livrant ainsi une for-
dans certains quartiers, cette mondialisation ne mène pas mule percutante aux discussions en cours qui – parce
partout, comme on l’a prétendu pendant longtemps, à qu’elles aboutissent à des débats sur des valeurs – four-
une «société multiculturelle», dans laquelle les cultures nissent de vastes ouvertures à une identification. A peine
«se fondent». On observe bien plutôt une tendance à la concevable il y a quelques années encore, un penchant
«culturalisation», à une démarcation, ainsi qu’à une mise nouveau pour des valeurs religieuses, des principes, des
à l’écart à travers les différences culturelles. Référence dogmes tant du côté des chrétiens que des musulmans,
principale: le pays d’origine, avec lequel des liens étroits en est la conséquence, avec les conflits extrémistes que
existent, et dont les valeurs et les visions sont provisoire- nous connaissons: l’interdiction des minarets, liée à la
ment au centre de tout. Le «ethnic business» – le traite- recrudescence d’églises intégristes d’une part, la persécu-
ment de relations d’affaires au sein de son propre groupe tion de chrétiens dans certains pays marqués par l’islam
ethnique, des activités de loisirs, des points de rencontres et l’appel à la vie selon le «vrai islam», d’autre part.
et des manifestations culturelles, qui se déroulent exclu-
sivement dans le cadre de frontières culturelles bien défi- Là aussi, la question est de savoir à quel point la
nies – tout cela peut aller à l’encontre des efforts tentation existe de vouloir se définir par rapport à son
d’intégration des migrants. Le lent glissement d’une cultu­ appartenance à une religion, parallèlement à la disponi-
re à l’autre, lors duquel le sentiment d’appartenance évo- bilité au dialogue: ce n’est en effet qu’à travers la révé-
luera, ne s’accomplira que lentement, au fil des lation de leurs points communs, lors de débats menés
gé­nérations: on fera un bout de chemin pas à pas, on ouvertement, élaborés sur le mode du dialogue, que les
comment faire partie intégrante d’une collectivité?
Citoyenneté
9

religions perdront leur caractère de système fermé sur dèrent leur appartenance comme une «responsabilité»,
soi-même, et qui en quelque sorte apportait le salut. à savoir en tant qu’hommes qui se transforment «en
­citoyens au sens empathique, en citoyens de la nation
La nationalité et la citoyenneté qui façonnent activement leur communauté»? Un ­citoyen
qui reconnaît que la communauté n’est pas acquise une
Reste la question de savoir jusqu’à quel point on fois pour toutes, mais qu’elle a besoin d’une participa­
peut se sentir une appartenance en tant que citoyen. tion constante dans toutes les sphères, locales, natio­
nales, globales, afin que prospèrent «le libéralisme et la
Mais voilà, citoyen de quoi? démocratie»? Une participation guidée par l’idée que la
communauté est bien davantage qu’une offre d’identité,
Si l’on entend cette notion comme l’appartenance qu’elle est une réalité qui doit sans cesse être renouvelée,
à une certaine communauté, d’innombrables possibilités que «personne n’a toujours été là»?
se présentent déjà. La plupart des gens mettront l’accent
sur l’appartenance à un Etat déterminé et diront tout
naturellement: «Je suis Libanais» ou «Je suis Vietna­
mienne», mais la première demande sera déjà: «Mais
d’où viens-tu exactement?» Là, les premières complica-
tions apparaîtront, pour l’origine, parce que rares sont
les personnes capables de faire concorder le lieu d’origine
de leur famille et celui où elles ont grandi. Et le plus sou-
vent, le lieu où l’on vit actuellement en est encore un
autre – nous sommes tous des migrants. L’appartenance
est encore plus complexe lorsqu’on a soi-même plu­
sieurs  nationalités ou, comme dans le cas de l’Union
euro­péenne, lorsqu’on possède à la fois une citoyenneté
nationale et la citoyenneté européenne.

Du point de vue formel, la nationalité signale uni-


quement que la personne concernée a rempli, de par sa
naissance ou de par une procédure appropriée de natu-
ralisation, les exigences légales permettant d’acquérir
une nationalité. Sur ce point, elle n’indique rien de plus
qu’un processus particulier menant à un statut légal. Par
contre, les composantes émotionnelles de la nationalité
comprennent des éléments de fierté nationale, de senti-
ments patriotiques, de patrie – tout un puzzle personnel,
difficilement descriptible, dans lequel s’entremêlent pro-
jections d’appartenance et visions imaginaires d’une
nation. Il est alors aisé d’y trouver des propositions
d’identité, car il n’y a guère d’autre entité que la nation
qui, de par son sens même, puisse autant mobiliser et
rassembler les émotions des siens. Ou pour l’exprimer
dans les termes de Eric Hobsbawm, elle est la «grande
force centrifuge idéologique», dans le giron de laquelle
nous nous réfugions.

Que ce soit donc en qualité de sujet économique,


de membre d’une certaine culture ou ethnie, de membre
d’un groupement religieux, de ressortissant d’un pays –
personne ne manque d’offres pour créer et maintenir
une identité et une appartenance.

Mais où se situent donc les citoyens, au sens où


l’entend Otfried Höffe, à savoir en tant que sujets qui ne
se sentent pas seulement «appartenir», mais qui consi­
comment faire partie intégrante d’une collectivité?
Citoyenneté
10

Le citoyen du monde
Il vit depuis huit ans en Suisse, il est marié à Aujourd’hui, il est engagé sur plusieurs fronts.
une Suissesse, et pourtant il reste lié par le cœur à
son village, situé non loin de Gao, au Mali, en Il milite pour la reconnaissance des immigrants
Afrique occidentale. africains en Suisse. Il a fait partie d’une délégation
qui les représentait auprès de Christoph Blocher,
Il a fréquenté les écoles de Gao, puis de la capi- Conseiller fédéral alors en charge du dossier, afin de
tale, Bamako; très vite, il s’est intéressé à l’anglais, protester contre la discrimination des Africains en
alors même que la langue officielle de son pays est Suisse. Il est fortement lié au réseau de la diaspora
le français. Elève brillant, il obtient une bourse pour africaine.
aller étudier aux Etats-Unis. Il y fait un cursus univer-
sitaire dont le point fort est l’étude de la littérature Parallèlement, il se bat pour sa langue mater-
afro-américaine. A un moment donné, pourtant, nelle, le songhay, et, financé par l’Union européenne,
il éprouve le besoin de revoir sa patrie; il retourne travaille à un site web sur le songhay, qui doit per-
à  Bamako, où il fait la connaissance de celle qui mettre aux gens restés au pays de s’exprimer dans
deviendra son épouse. leur propre langue, même dans des contextes
modernes, complexes et techniques. Par le biais de
La Suisse ne lui a pas été familière au départ. ce projet, il fait partie d’un réseau international
dont la plateforme est l’internet. Il travaille aussi à
Il lui a fallu du temps pour que ses vastes con- l’édition de textes anciens de son pays et donne des
naissances soient reconnues à l’université. Au début, cours à l’université sur les mythes africains.
on éprouvait de la réserve vis-à-vis de ce scientifique
aux multiples facettes. Il se cramponnait malgré Si on lui demande sur quoi il porte son effort
tout à ses projets, écrivait un roman, cherchait le maximum, il reste interloqué – en ce moment, il
contact avec les milieux intellectuels de son lieu de prépare un congrès scientifique international dans
domicile. La naissance de son fils lui a ouvert des sa ville d’origine; parallèlement, il est engagé dans
portes, il a fait des connaissances dans son quartier, l’école fréquentée depuis lors par son fils.
et plus tard, au jardin d’enfants.
«bürger», «citizen», citoyen
Citoyenneté
11

3
«Bürger», «citizen», citoyen
Pris dans son acception d’origine, le citoyen arrive La double fonction du droit de cité
sur la scène de l’Histoire dans le sens de participant
exclusif. Ainsi, le droit civique remplit-il, au fil des siècles et
jusqu’à ce jour, une double fonction, comme l’écrivent les
Sous sa première forme (et selon la définition auteures du projet «Citoyenneté – Intégration et exclu­
d’Aristote), la démocratie grecque lui donne le droit de sion» du Programme national de recherche 51 dans leur
participer «aux fonctions judiciaires et aux fonctions rapport final. Ce droit sert à construire l’espace national
publiques», il bénéficie d’accès privilégiés au pouvoir. sur le plan politico-culturel et fait référence aux pra-
Mais en même temps, cette «participation» est réservée tiques et aux principes mobilisés à cet effet. Les confron-
à un cercle restreint de Grecs, à des hommes qui font tations portant sur le droit de cité permettent de débat­
partie des assemblées du peuple et qui prennent des tre des valeurs essentielles liées à la notion de «national»;
décisions sur toutes les questions importantes de la c’est pourquoi le droit de cité est un cadre privilégié du
cité. L’accès au droit de cité, donc à la légitimité débat portant sur les conceptions de «national». Mais
d’exercer les droits accordés au citoyen, présuppose il  sert également de moyen juridico-administratif per-
dès le départ un contrôle strict des hommes résidents, mettant d’obtenir l’ordre social, en ce qu’il règle l’accès
pa­triciens, libres et fortunés de la cité – le pouvoir de à tout un éventail de domaines tels que l’aide sociale, les
décision sur la communauté n’étant pas accordé à tout droits civiques, et ce, sur la base de caractéristiques socia­
un chacun. les, ethniques, propres à un genre, et autres, en fonction
de l’époque. Le droit de cité s’oriente donc vers l’ali­
Pendant longtemps, rien ne changea, même pas gnement des sujets par rapport à la norme.
dans l’Antiquité romaine: le citoyen demeurait un par-
ticipant exclusif. Le lien étroit qui existe entre le droit de cité com­
munal et le droit de cité national revêt une importance
Toutefois, dans l’Antiquité romaine, la citoyen­ considérable pour la cohésion helvétique.
neté acquiert une nouvelle dimension, qui joue un rôle
important encore aujourd’hui: il est possible d’acqué­ Comme le fait ressortir l’historienne Regula Argast,
rir  la citoyenneté, à condition de remplir certains cette manière spécifique de conférer l’appartenance a
critères clairement définis. Elle devient ainsi, très pour origine l’assistance publique obligatoire au 16e siè­
tôt  dans l’Histoire et jusqu’à nos jours, un moyen cle, alors que les communes furent tenues de prendre
po­litique, une mise en pratique qui s’inscrit dans le soin de ceux de leurs ressortissants qui avaient besoin
ca­dre des contraintes entre participation et exclusion d’assistance. Dans ces conditions, la volonté de naturali-
(lorsque Caracalla accorde par l’Edit de 212 Constitutio ser les nouveaux venus fut aussi faible que l’on peut ima-
Antoniniana le droit de cité à tous les habitants de giner jusqu’à une période avancée du 18e siècle. Ce n’est
l’Empire romain, il s’agit également pour lui de pouvoir que parallèlement à la réorganisation des compétences
recruter davantage de nouveaux légionnaires). Ce sys- de l’Etat fédéral du 19e siècle et avec la relève des fonc-
tème d’octroi de la citoyenneté semble particulière- tions centrales assurée par les communautés d’habitants
ment développé au Moyen Age, alors que l’on associe qu’une nouvelle dynamique vit le jour. Le droit de cité,
le droit de cité à la propriété foncière et à la fortune: concédé en règle générale en vertu du droit du sang (jus
quiconque perd ses terres ou a besoin, dans sa pau­ sanguinis), donc selon la filiation, occupa le premier plan
vreté, d’être assisté, perd du même coup son statut de des débats nationaux, qui se concentrèrent en Suisse,
citoyen. Dès lors, se manifestent nettement les élé- après la Première Guerre mondiale, sur la notion d’«in­fil­
ments de la citoyenneté qui impliquent discipline et tration étrangère». Depuis lors, la réticence à octroyer la
catégorisation, et qui deviendront, dans l’Etat-nation, citoyenneté par le biais de la naturalisation est une cons­
un élément essentiel de la politique du droit de cité. tante de la politique suisse des étrangers, et les débats
Qui se porte candidat pour accéder à la citoyenneté portant sur la question de savoir s’il faut réduire le nom-
d’une certaine nation doit satisfaire à des exigences bre des étrangers par naturalisation (voire dissuader ces
précises. derniers en dressant des obstacles sur leur route), font
«bürger», «citizen», citoyen
Citoyenneté
12

partie du domaine incontesté de la recherche de l’identité échéant, des exigences; lui permettant aussi de
helvétique. s’associer aux autres, d’utiliser des tribunes, de
créer des réseaux, d’échanger des savoirs;
De tout temps, et c’est encore d’actualité, il a été
question de savoir qui devait être autorisé à participer – s e distingue de la définition d’Etienne Balibar
aux affaires publiques. qui présente la citoyenneté au sens étroit com-
me étant le «plein exercice des droits politiques»;
Car le citoyen (et plus tard seulement, la citoyenne) elle constitue au sens plus large l’«initiative
semble être dès le départ un sujet actif, un zoon politikón ­culturelle ou la présence réelle dans la chose
(un animal politique), qui intervient, qui s’investit, qui par- publique»;
ticipe aux affaires publiques, qui veut les façonner selon
ses propres vues. Le citoyen a toujours été et reste consi- – t ranscende, dans son obligation envers les ver­
déré comme un individu rebelle et opiniâtre, qui se fait tus et les devoirs républicains, toute forme
remarquer dans la res publica d’une manière particulière, ­quelconque d’actionnisme, d’actions publiques
parfois dérangeante – en bref: le rôle actif du citoyen est spontanées, de protestations, bien que celles-
intrinsèquement lié à son statut. ci  puissent également exprimer une forme de
citoyenneté.
La citoyenneté – participation active et
présence dans les affaires publiques Ainsi, le concept de citoyenneté va plus loin que la
simple notion de droit de cité qui se définit d’abord com-
Dans la «Déclaration des droits de l’homme et du me des moyens d’action dans le contexte du statut légal
citoyen» de 1789, le philosophe français Etienne Balibar de citoyen, donc de membre d’une communauté. Au
a souligné la différenciation qui existe entre l’«homme» fond, la citoyenneté comprend traditionnellement la
et le «citoyen». Depuis lors, entre les droits humains et totalité des membres d’une commune (à l’exclusion de
les droits du citoyen, une tension demeure, caractérisée ceux qui n’ont pas ce statut légal). Toutefois, une nou-
par le fait que les droits humains s’appliquent à tous, velle approche a vu le jour récemment à travers la notion
alors que les droits du citoyen ne s’appliquent qu’aux de «aktive Bürgerschaft» en allemand, comparable à la
citoyens. Paradoxalement, dans la tradition politique citoyenneté – mais là aussi il s’agit des formes multiples
française, les droits humains ont subsisté au cœur de ce de la participation, indépendamment du statut légal, il
qui identifie le citoyen: la citoyenneté implique bien plus s’agit du rôle actif de la citoyenneté.
que le seul statut de citoyen. Il s’agit en particulier d’une
participation attentive, active, d’une «attitude participa- La citoyenneté – devenir citoyen ou être
tive» aux affaires publiques, qui procède de la liberté citoyen
d’opinion, de la liberté de réunion et de la liberté indi­
viduelle. Les notions de citoyenneté et de «aktive Bürger-
schaft» sont fortement influencées par les discussions
Par conséquent, la citoyenneté menées dans le monde anglo-saxon, où la notion de
«citizenship» renvoie depuis longtemps, et bien au-delà
– intègre les éléments essentiels des droits du statut légal, à la participation aux affaires publiques.
humains et n’est pas, comme il ressort des Et ce, également sur fond de vieille tradition de
débats sur la nationalité, un moyen d’admission l’acquisition de la nationalité par le jus soli, c’est-à-dire
ou d’exclusion; comme on peut également le par la naissance dans le pays; dans la plupart des pays
lire sur le site officieux www.vie-publique.fr, la anglo-saxons, on devient citoyen en étant natif, et
citoyenneté se définit aujourd’hui bien plutôt point n’est besoin, précisément pour les migrants de la
par une attitude dite citoyenne et par une par­ deuxième génération, de preuves distinctes d’intégration,
ticipation active et quotidienne aux affaires voire d’as­si­mi­lation. De ce fait, de nombreuses per­
publiques que par un statut légal qui se réfère sonnes, aux diverses origines culturelles étrangères,
à la nationalité; ­deviennent des citoyens. Il est donc d’autant plus urgent
de se poser la question de savoir comment ces citoyens
– s e définit comme une attitude, une forme de de jure peuvent être incités à participer activement aux
participation, qui ne doit pas être liée à un sta­ affaires publiques.
tut légal particulier; chacun doit plutôt avoir
recours, dans le cadre de la légalité, à l’éventail La distinction entre statut et participation effective
des droits et des moyens d’action lui permettant est tout aussi déterminante pour définir concrètement ce
de formuler des demandes fondées et, le cas qu’on entend par «citizenship».
«bürger», «citizen», citoyen
Citoyenneté
13

Le sociologue Angus Stewart fait une distinction l’on entre «en qualité d’intervenant sur la scène poli-
entre «citoyenneté étatique» et «citoyenneté démocra- tique», comme l’écrivent les ethnologues Deborah Reed-
tique». La première relève d’un statut légal et d’une Danahay et Caroline B. Brettell dans l’introduction d’une
reconnaissance dans un Etat-nation, alors que la seconde vaste étude portant sur la migration aux Etats-Unis et en
a trait à la participation collective de citoyens en qualité Europe. On ne demeure pas non plus un citoyen en un
d’«acteurs politiques qui marquent de leur empreinte, et seul lieu, mais l’on peut s’investir en qualité de membre
constituent, les sphères politiques». Kymlicka et Norman aussi bien d’une autorité scolaire que d’une organisation
distinguent la «citoyenneté en tant que statut légal» de non gouvernementale œuvrant au niveau national, ou
la «citoyenneté à titre d’activité souhaitable»; quant à encore d’un «advocacy group». On peut être à la fois un
Castles et Davidson, ils établissent une distinction entre «netizen» et le collaborateur engagé d’un groupe de
les deux conceptions que sont la notion d’accès à la quartier qui s’efforce d’inciter les nouveaux venus à
ci­toyenneté («devenir un citoyen») et celle de citoyen­ ­apprendre la langue des autochtones.
neté substantielle («être un citoyen»). On admet en ­règle
générale que s’est constituée autour de la notion de A cet égard, l’«intégration» dans la société majori-
«citizen» une somme, riche et relativement précise, de taire, comprise comme l’adoption au sens large des
réflexions, à l’aide desquelles les sciences sociales anglo- valeurs et des normes par les migrants, n’est pas au cœur
saxonnes ont tenté de décrire les caractéristiques très du débat. La notion de «citizenship» et de citoyenneté
diverses de la «citizenship»: se situe dans le cadre d’une conception ouverte, plu­
rale, de la société, dans laquelle la différence trouve sa
– L es «denizens», les citoyens reniés («denied citi- place. Comme le souligne le politologue américain Rena-
zens»), sont des immigrants dotés d’un statut to Rosaldo, nombre de groupements et d’individus pla-
légal, qui se sont établis légalement dans un cent précisément ce droit à la différence au centre de leur
pays, mais qui n’y sont pas encore naturalisés. Ils engagement; ils posent l’exigence de «droits divers, dis-
ont des droits civiques et socioéconomiques tincts, d’une représentation et d’une autonomie cultu­
identiques à ceux des citoyens, de même que relle, de formes qui se distinguent des modèles officiels
des droits sociaux et culturels identiques, mais ou unitaires de la citoyenneté». Des «citizens» actifs,
ils en attendent la reconnaissance formelle. intéressés, parfois dérangeants remettent en cause cette
pression à l’assimilation que masquent des notions
– L es «margizens», les citoyens marginalisés («mar­ d’«inté­gration». Ils deviennent ainsi de nouveaux
ginalized citizens»), sont des individus qui n’ont acteurs dans les débats actuels portant sur la ques­
aucun statut légal de citoyen, mais qui possè- tion  de savoir quelles sont les conditions de l’ordre
dent tout de même certains droits. Ainsi, leurs so­cial, et si une com­préhension normative, hégémo-
enfants peuvent fréquenter l’école, même si nique de la société doit ­prévaloir, ou s’il devrait s’agir
leurs parents sont des sans-papiers, ou suivre un d’une compréhension différenciée, plurale et dans ce
apprentissage. sens: ouverte.

– L es «netizens», les citoyens du net («net citi- La citoyenneté dans le contexte helvétique
zens»), constituent une nouvelle forme de
mi­grants, qui considèrent notamment la Toile Dès lors, voilà esquissés les défis que pose le concept
comme leur lieu de citoyenneté, qui échangent de citoyenneté ou de «citizenship» dans le contexte hel­
leurs impressions sur leurs intérêts et leurs pro- vétique.
blèmes dans des forums, des «chatrooms», sur
Twitter et Facebook, et qui se retrouvent dans Jusqu’à ce jour, la politique suisse des migrations ne
une nouvelle forme de citoyenneté, celle de s’est penchée que dans une moindre mesure sur la ques-
l’internet, tout à fait indépendante de leur sta- tion de la participation politique en dehors du statut
tut légal dans leur lieu de résidence. légal de citoyen. De même, la question de la citoyenneté
active des immigrants n’a pas été un sujet majeur
Ces conceptions de la «citizenship» ont pour point jusqu’ici. Seules les expériences politiques faites avec des
commun leur ouverture. étrangers dans des cantons romands ont trouvé un cer-
tain écho dans la discussion. En outre, il existe une vaste
Elles se fondent sur le fait que «l’appartenance par littérature sur le rôle des associations d’immigrants en
la citizenship» n’est pas une question de statut attribué Suisse. Mais à ce jour, on n’a encore guère discuté de la
un jour, mais qu’elle relève plutôt d’une activité propre, question de savoir jusqu’à quel point l’idée de citoyen­
acquise par soi-même et exercée personnellement dans neté (ou de «citizenship») de non-citoyens était compa-
un espace public. On «devient citoyen» par le fait que tible avec le concept normatif de l’intégration.
«bürger», «citizen», citoyen
Citoyenneté
14

De toute façon, les interfaces existent.

Il y a longtemps que les modèles progressistes, inno-


vateurs, des grandes villes et de certains cantons ont rem-
placé une approche tournée vers les lacunes des migrants
par une autre axée sur leur potentiel. Non seulement on
entend par potentiel «le plurilinguisme, des capacités
particulières, un savoir-faire culinaire, de nouvelles idées,
une certaine créativité, une volonté de performance, une
joie de vivre ou des plans de carrière», mais ce potentiel
présuppose également la responsabilité individuelle du
migrant. Des «migrants personnellement responsables»,
comme les souhaitent expressément les délégués à
l’intégration, constituent la première étape vers une
démarche qui considère les migrants également comme
des citoyens. Et si la volonté existe, le fait de promouvoir
ce potentiel (ou ces ressources) dès le départ, par le biais
de l’information et de la formation, et de l’«exploiter»
pleinement, socialement, économiquement et culturelle-
ment parlant, selon la formule «encourager et exiger»,
ouvrira les portes vers une nouvelle compréhension de
la  citoyenneté. Bien entendu, comprise par toutes les
parties.
«bürger», «citizen», citoyen
Citoyenneté
15

La citoyenne et son réseau


Elle est originaire d’Anatolie, région de l’Est de idées qui prévalent à la maison – dans beaucoup de
la Turquie, et elle dit: «Si je n’étais pas venue en familles règnent encore les coutumes et idées tradi-
Suisse, je pourrais bien – qui sait – déjà être mariée tionnelles sur le rôle de la femme. Plus d’une jeune
et je vivrais au village.» femme se voit refuser une bonne formation, d’autres
sont confron­tées à des mariages forcés.
Aujourd’hui, elle travaille comme juriste dans
une assurance, une carrière s’ouvre devant elle, et C’est à elles que le «Café Secondas» veut ten­
elle dit ouvertement qu’elle a bien l’intention de dre la main. Une fois par mois, les femmes s’y ré­­
faire carrière. Elle a des exigences claires à propos unissent, elles échangent des propos et des idées,
d’un futur partenaire – il doit savoir faire la cuisine, réfléchissent à la manière de faire avancer les pro-
le ménage, la lessive, et devra un jour assumer aussi jets. Les manifestations publiques, qui ont lieu régu-
en partie la garde des enfants. lièrement, sont une chose; une autre est de soutenir
de manière ciblée les Secondas dans leurs études
Elle dit qu’elle est reconnaissante à la Suisse de et  leur formation. En outre, les jeunes femmes du
tout ce qu’elle a pu apprendre ici, et aussi de la «Café Secondas» recherchent de manière ciblée à
liberté dont elle jouit. Ce pays, souligne-t-elle, entamer le dialogue avec les femmes politiques,
«de­vrait être fier de sa force, de sa capacité pour attirer leur attention sur les sujets qui les pré-
d’intégration». Pour sa part, elle est prête à rendre occupent.
quelque chose, à transmettre quelque chose. Pour
ce faire, elle milite au «Café Secondas», projet per- «Fonctionner en réseau», dit-elle, «tout est là».
mettant aux jeunes femmes de la deuxième généra-
tion d’échanger leurs expériences, de s’encourager Et il importe, souligne-t-elle, qu’on prête at­ten­
et de se stimuler mutuellement, de trouver leur pro- tion aux Secondas dans les débats publics, «car nous
pre voie de manière autonome – former un réseau sommes l’avenir – nous avons accès à des cultures
au lieu d’être dépendante, c’est de cela qu’il s’agit. différentes, nous avons les capacités, et nous som-
Car il n’est pas facile pour toutes de se détacher des mes des femmes».
les lieux de participation
Citoyenneté
16

4
Les lieux de participation
Les lieux que les migrants fréquentent aujourd’hui, ancrage local, d’un «espace social», dans lequel peuvent
les lieux auxquels ils accèdent sont aussi variés que leur se créer les contacts qui, dans une démocratie, sont indis-
origine sociale, leur culture, leur formation, l’activité pensables à la prise de parole et à la coopération. Ainsi
qu’ils exercent. Les conditions régnant dans le pays même conçue, la citoyenneté présuppose:
ont aussi une influence sur la possibilité de se trouver un
«lieu», un point d’ancrage. – l’appartenance à une communauté, peu impor-
te le genre: commune, bien sûr, mais aussi quar-
Un point essentiel est de savoir comment on définit tier ou institution, l’école, par exemple;
son appartenance, si l’on se sent citoyen du lieu où l’on vit,
ou si l’on s’identifie à un autre endroit, et affirme son – la relation avec le lieu de résidence, c’est-à-dire,
appartenance à un ailleurs. Selon l’ethnologue Paul Silver- une implantation claire au centre géographique
stein, les «transmigrants» sont les gens qui, culturellement de la vie sur place.
et socialement, ont un autre pôle d’attraction que l’endroit
où ils vivent, alors que les «hybrides» se rattachent à deux Mais ni l’appartenance, ni l’attachement local ne
cultures différentes et, souvent aussi, à deux lieux. Cer- sont donnés. L’un comme l’autre naissent d’un double
tains resteront de toute façon toujours attachés à leur lieu processus, dans lequel la société d’accueil joue un rôle
d’origine, et ne feront pas un pas vers la société d’accueil aussi actif que les migrants eux-mêmes, et où les instan-
– dans ce cas, difficile de parler d’intégration. ces médiatrices, intégrantes et motivantes, sont impor-
tantes de ce double point de vue. Du côté des migrants,
La question se pose de savoir si la citoyenneté, dans leurs cercles jouent un rôle de premier plan, comme la
le sens d’une attitude citoyenne active, intéressée, est recherche l’a montré à maintes reprises. Ils représentent
possible sans un rapport explicite avec un lieu, sans un une interface: ils permettent, d’une part, de préserver
certain lien avec le centre de sa vie, son lieu de résidence, des modèles culturels et des valeurs, qui peuvent avoir
la commune, le quartier; s’il est possible d’être un citoyen, un effet absolument «conservateur». Mais ils sont le
quand on travaille dans le pays d’accueil, certes, qu’on y lieu, d’autre part, où se développe l’appartenance par
fonde une famille, mais qu’on ne s’intéresse qu’à sa rapport au pays d’accueil, puisque les responsables de
pa­trie, à la famille restée au pays. Car souvent aussi, on ces associations jouent souvent le rôle de facilitateur, de
s’implique dans les questions politiques «de là-bas», sur la médiateur. Ils sont aussi le lieu où sont organisés des
base des médias «de là-bas». Ce serait une «citoyenneté débats – sur des questions relatives à sa propre culture,
de la diaspora», une véritable forme de participation à son origine, mais aussi à la société d’accueil. Dans
ac­tive, non pas dans le pays d’accueil, mais dans le pays cette mesure, «l’associationnisme collabore à l’invention
d’origine. Et qu’en est-il de ces «citoyens flexibles», et à la production de synthèses identitaires qu’il diffuse
employés bien payés d’entreprises multinationales, qui ne dans la société élargie», comme il est dit dans l’étude de
sont dans le pays que pour quelques années, se meuvent Laurent Matthey et Béatrice Steiner «Nous, moi – les
dans un environnement culturel et social limité à leur lieu autres». Ils sont le lieu où se déroulent des processus
de travail (au sein de la multinationale), à des clubs de transculturels, où des sociétés sont redécouvertes et
gens du même monde (créés par leur entreprise) et aux interprétées, où l’on se fait «mutuellement compren­
écoles internationales où sont inscrits leurs enfants (tou- dre».
jours par l’entremise de l’entreprise)? Ils ont aussi peu
d’attaches sur place que les «netizens» avec leur attache- Les associations en général font aussi office de pas-
ment à leur «communauté internet». Dans ce sens, la serelles, qu’il s’agisse de syndicats, de groupements
­citoyenneté n’est pas nécessairement liée à un lieu. d’intérêts ou d’initiatives citoyennes, même si elles
défendent surtout des intérêts particuliers. Elles sont un
La citoyenneté liée à un lieu particulier lieu d’apprentissage de la participation démocratique,
où l’on fait connaissance avec la pluralité et le jeu des
En ce qui concerne le cadre national lié à la migra- majorités et des minorités, elles sont le forum où s’exerce
tion, nous admettons que la citoyenneté a besoin d’un la citoyenneté.
les lieux de participation
Citoyenneté
17

A la condition, toutefois, que l’autre partie fasse plus grande qu’au cœur des villes, où la population «se
montre d’une certaine ouverture. sent beaucoup plus fortement liée à sa commune de rési-
dence». Ainsi seraient réunies les conditions permettant
Car une société dans laquelle la culture majoritaire une implication plus forte de ceux qui, formellement, ne
défend jalousement ses privilèges, qui n’accorde l’accès sont pas «des nôtres».
à la chose publique, à l’espace public, aux débats et aux
discussions qu’à ses «ressortissants», engendre rapide- Une fois les barrières franchies, tout devient plus
ment, par son attitude, un sentiment d’exclusion chez les simple.
personnes actives sans passeport suisse. Il suffit d’avoir
fait l’expérience d’être renvoyé aux conditions formelles Car le citoyen et la citoyenne sont partout, émer-
de citoyenneté avant même d’avoir pu s’expliquer. gent partout, en concitoyens curieux, intéressés, se mani-
S’ensuit un profond sentiment de frustration. Beaucoup festant aux réunions de classe comme aux assemblées de
ne se risqueront pas une seconde fois à essayer de se quartier, aux soirées de sociétés comme aux réunions syn-
faire entendre. Et on perd ainsi quelques interlocuteurs dicales, aux stands de pâtisserie comme aux séances de
de bonne volonté et de qualité. rédaction du journal du quartier, aux récoltes de signa­
tures comme aux fêtes d’associations.
Les conditions cadre de la participation
Pour autant que la société le permette.
Pour savoir si les conditions d’une ouverture sont
réunies dans des régions citadines ou rurales, il suffit
d’étudier la question des formes de participation aux
affaires publiques dans les zones en question et la
ma­nière dont elles s’appliquent. A priori, dans les régions
rurales prévaut le point de vue traditionnel, à savoir que
la participation, et avec elle, la démocratie, est l’affaire
des autochtones, donc des citoyens et citoyennes for-
mels. Le marquage de la frontière entre ceux qui ont le
droit de participer et ceux qui en sont privés obéit aux
critères formels de la nationalité.

Dans les centres urbains et les agglomérations, en


revanche, s’instaurent plutôt – et des études internatio-
nales sur ce thème le confirment – des formes de partici-
pation permettant à toutes les personnes concernées
d’avoir leur mot à dire, indépendamment de l’exigence
formelle de la nationalité. Sera ainsi considéré comme
citoyen, et par conséquent comme un ayant droit à la
parole, celui qui est «concerné» par une décision ou un
événement, donc interpellé, et capable de s’exprimer sur
la question. Ici intervient le principe qui veut que la
démocratie soit un processus ouvert, dans lequel tous les
intéressés peuvent s’impliquer.

Ce qui va rester inexpliqué, cependant, ce sont les


conclusions à tirer pour le paysage urbain suisse, qui dans
de vastes parties du pays, tend à se présenter surtout
comme une grande agglomération plutôt que comme un
espace spécifiquement urbain ou rural. Comme le mon­
tre une étude de l’EPFL de 2002, l’agglomération aboutit
à un espace fragmenté, à des structures administratives
morcelées, de sorte que l’image de la ville entendue
­comme «une entité intégrée géographiquement, socia-
lement et politiquement», appartient définitivement au
passé. L’agglomération, écrivent les auteurs de l’étude,
est le lieu où l’interchangeabilité des espaces de vie est
la citoyenneté à titre de participation
Citoyenneté
18

5
La citoyenneté à titre
de participation
Un entretien avec Gianni D’Amato, professeur à n’est pas politique, il s’agit-là d’une forme de participa-
l’Université de Neuchâtel et directeur du Forum suisse tion. A cet égard, de nombreuses variantes, de multiples
pour l’étude des migrations et de la population formes de discussion, en maints endroits, sont possibles.
D’ailleurs, c’est à l’aide de cette approche par petits pas
Gianni D’Amato, cela fait longtemps qu’il est ques­ que la société helvétique du 19e siècle s’est démocratisée.
tion en Suisse de la participation des migrants à la vie Et pourtant, nous ne devons pas négliger la reconnais-
politique. C’est surtout le droit de vote et d’éligibilité sance formelle du citoyen, par le biais de la naturalisation
accordé aux étrangers qui fait débat, mais qui est rare­ ou de l’octroi du droit de vote et d’éligibilité, par exem-
ment mis en œuvre. Le principe de citoyenneté au sens ple.
large est-il désormais une solution?
Pourquoi?
Si nous jetons un coup d’œil rétrospectif, l’Histoire
nous apprend que le thème de la «participation» dans la Parce qu’il s’agit ici de questions à la fois pratiques
politique des migrations a toujours fait l’objet de discus- et symboliques. Au sens formel, la reconnaissance de la
sions sous divers aspects. Jusque dans les années 1970, et personne en tant que citoyen signifie que celle-ci est
sous l’effet d’idées socialistes, la participation, ou plus reconnue par un certain pays, qu’elle en fait partie; cela
précisément, la position des migrants dans le mouvement implique également une certaine sécurité – c’est là son
ouvrier, occupait une place de choix sur le lieu de travail. aspect pratique – notamment en matière de protection
Changement de situation dans les années 1980 avec les contre l’expulsion, un statut garanti, une perspective
mouvements citoyens de l’Europe de l’Est, lorsque naquit pour un avenir commun.
le thème de la citoyenneté («citizenship»). Le débat rela-
tif aux migrations en fut également influencé chez nous, La participation fondée sur le principe de la citoyen­
où il porta également sur la manière dont les migrants neté nécessite-t-elle aussi un ensemble de valeurs
pourraient participer aux processus politiques, non seu- ­communes, impliquant que la société majoritaire et les
lement pour renforcer leur position, mais aussi pour des migrants partagent certaines valeurs?
questions de légitimité démocratique. Car un système
démocratique atteint les limites de la légitimité dès lors Là, je serais prudent, parce que le débat portant sur
que plus de 20 pour cent de sa population ne peuvent pas les valeurs est chargé d’histoire, et qu’une vision du mon-
participer aux décisions politiques, parce qu’ils en sont de conservatrice et pessimiste y est inscrite en filigrane.
exclus pour des raisons structurelles. Un renversement de L’époque que nous vivons est celle de l’extrême diversité,
tendance se produisit notamment en Suisse romande où dans laquelle les conceptions de la vie, les formes de
l’on reconnut que les migrants, indépendamment de leur l’existence, se dispersent dans tous les sens. En l’occurrence,
statut, avaient des compétences propres qu’ils pouvaient je préférerais parler de règles du jeu, d’attitudes (parmi
transmettre à nos communes en leur qualité d’habitants, elles, la tolérance), ou d’une culture de l’écoute, de la
même s’ils n’étaient pas formellement des citoyens. réflexion commune, de l’attention portée à autrui. Assu-
rément aussi, le respect à l’égard d’autrui, sans oublier les
La compétence, la capacité de participer aux déci­ droits et devoirs constitutionnels.
sions, de donner son avis sont-elles également au cœur
de la citoyenneté? Dans ce sens, la pratique de la citoyenneté est-elle
également une voie vers l’intégration?
Assurément! Chacun fait montre de sa compétence
pour résoudre un problème, en puisant aussi dans son La discussion existe depuis que la Suisse a une poli-
propre passé social et culturel, que ce soit au sein d’une tique des étrangers: qu’est-ce qui vient en premier lieu,
association de parents, dans des relations de voisinage, l’intégration, suivie de la reconnaissance du citoyen? Ou
au travail, ou dans toute autre association. Même si elle doit-on d’abord faire partie de la collectivité afin de pou-
la citoyenneté à titre de participation
Citoyenneté
19

voir s’y intégrer? Plusieurs Etats empruntent cette voie- tion d’intérêts essentiels, d’habitat, de travail, d’enfants.
là, surtout les pays anglophones, relativement ouverts en Echanger ses impressions, discuter ensemble, cela n’a en
matière d’admission à la citoyenneté; ils ont confiance tout cas rien à voir avec les conflits livrés en pâture par les
dans l’effet d’intégration de ce geste. Le continent euro- médias, ces médias qui assument de plus en plus le rôle
péen, en particulier l’espace germanophone, emprunte, d’agents s’exprimant à la place de la société. Ils s’imaginent
par tradition, une autre voie: l’octroi de la nationalité y œuvrer pour le bien de la communauté en publiant cer-
est une question de confiance, que l’on doit mériter en tains sujets, mais en vérité, ils dépossèdent la société des
premier lieu par l’intégration. A mes yeux, toutes deux questions qu’elle se pose et des débats qu’elle mène –
– reconnaissance et intégration – vont de pair, ce que la c’est alors que la citoyenneté active peut s’affirmer.
Suisse, malgré une attitude plutôt réservée, reconnaît
également: elle sait le potentiel que recèlent les divers
groupes de migrants; elle sait qu’il n’y a aucune raison
d’exclure ces derniers sur plusieurs générations. Par ail-
leurs, la citoyenneté implique également une identi­
fication avec une communauté politique concrète. Etre
citoyen signifie aussi se positionner par rapport au passé
et à l’avenir de la société dans laquelle on vit. Cela vaut
autant pour les migrants que pour les autochtones. Il est
donc déterminant d’abandonner toute approche axée
sur les lacunes pour en adopter une tournée vers le «vi­vre
ensemble» – d’où naîtront de nouvelles causes de fric-
tion, de nouvelles formes de confrontations avec et
autour de la société, ce qui est productif.

Cela dépend donc également de l’attitude de la


société d’accueil.

Oui, absolument. Il est nécessaire d’aménager des


espaces où peuvent avoir lieu des rencontres, des débats,
voire des confrontations, pourquoi pas? A cet égard,
nous avons beaucoup à apprendre de l’issue de la vota­
tion portant sur l’initiative anti-minarets. Bien des choses
auraient pu être clarifiées, bien des choses auraient pu
être considérées sous d’autres angles, si de vraies rencon-
tres, voire de vrais conflits, avaient pu avoir lieu ici et là.
J’ai la conviction qu’une société moderne, ouverte, et
une démocratie comme la nôtre supportent beaucoup,
et certainement bien davantage que nous ne le pensons.
Mais l’on doit chercher – et trouver – sa propre voie vers
l’autre, et faire un effort sur soi-même: il faut bien com-
mencer une fois à chercher. Quiconque pense que
l’intégration s’acquiert gratuitement, en quelque sorte
sans conflits, sans accrocs, se méprend – une Suisse faite
de paix et d’harmonie est bonne pour les catalogues de
vacances, et n’a rien à voir avec la réalité politique.

Où situez-vous les espaces destinés à de tels débats?

Partout, surtout dans les villes, dans les espaces


urbains. Les enfants sont importants, les écoles sont
importantes, parce que c’est là que les parents échangent
leurs compétences en matière d’éducation, tout en pou-
vant aussi parler de leurs lacunes et de leurs insuffisan-
ces; ce sont des lieux où la participation est possible. La
citoyenneté peut trouver sa place partout où il est ques-
la citoyenneté à titre de participation
Citoyenneté
20

Un citoyen local
Il possède avec son épouse une petite fiduciaire coup trop, de ses enfants. La pression exercée sur la
prospère, située dans un quartier ouvrier typique. deuxième génération pour qu’elle réussisse prend
Tous deux Alévis, ils appartiennent donc à cette reli- des proportions sans commune mesure, on pousse
gion autonome et libérale, l’alévisme, qui continue vers le succès ses propres enfants qui, par la suite,
de faire l’objet de discriminations en Turquie. Pour- avec leur nom étranger, n’obtiendront même pas
tant, ils ne comptent pas que des Alévis parmi leur une place d’apprentissage. Alors il intervient, et il
clientèle – dans le quartier, leur bureau est un point essaie d’expliquer, de calmer le jeu.
de chute pour tous, surtout pour les commerçants
locaux qui leur font faire leur comptabilité. Il fait donc bien davantage que de simplement
tenir des comptabilités – il ne cesse pas d’intervenir
Etant donné qu’il connaît déjà bien la situation activement dans les conflits concernant les commu-
financière de ses compatriotes, il doit veiller à la nautés turques et kurdes du quartier, et il défend
manière dont des hommes d’un certain âge, usés par avec verve et véhémence les intérêts de la société
leur travail dans la construction ou en usine, s’achè­ alévi.
tent une buvette, un petit restaurant à un prix beau-
coup trop élevé; ils paient un loyer bien trop cher et Son modeste bureau sis dans une rue du quar-
sont ensuite surendettés. Il intervient alors et les aide tier, et présentant des étagères remplies de classeurs
à se sortir de la spirale de l’endettement. soigneusement rangés, est plus qu’une simple fidu-
ciaire; et son engagement s’étend bien au-delà des
Ou au sein de la famille: des conflits surgissent chiffres.
souvent, lorsqu’elle attend beaucoup, peut-être beau­
compétence, démocratie, visibilité
Citoyenneté
21

6
Compétence, démocratie,
­visibilité
Qui a quelque chose à dire doit l’exprimer, et qui a des «bien-pensants» mais de la conviction qu’il est juste
une idée doit participer à sa mise en œuvre. que les intéressés, les personnes concernées, aient droit
à la parole. Il s’agit aussi de pouvoir faire l’expérience de
La citoyenneté peut s’exercer dans le cadre d’une la codécision, quand elle est utile à l’affaire, parce qu’il
activité dans le quartier, quand il s’agit de dire ce que l’on est bon et judicieux qu’un très grand nombre de gens
pense à propos du réaménagement d’une rue, elle est s’impliquent sur un très grand nombre de points de vue,
possible à l’école, lors de l’élection du conseil des parents. et en particulier parce que le droit d’être entendu, en
Mais la citoyenneté naît aussi et surtout de la partici­ qualité de personne soumise à des décisions et à des pro-
pation active aux décisions qui se prennent dans la com- cessus, ressortit à un domaine central de la démocratie.
mune, ou au niveau cantonal, c’est-à-dire partout où les C’est ainsi que se créent des processus d’apprentissage,
migrants sont concernés, se sentent interpellés, en leur qui peuvent conduire à de nouvelles modalités relation-
qualité de résidants. Ils ont à disposition de multiples nelles entre la société majoritaire et les immigrés – à tout
formes de participation politique publique: droit de péti- le moins à cette prise de conscience que la démocratie
tion, forums de discussion, participation à des procédures repose toujours, certes, sur des conditions de majorité
de consultation, sans oublier l’organisation de manifes- réalisées formellement, mais qu’elle n’est pas viable si
tations; à propos des questions et des thèmes fédéraux elle n’est pas imprégnée d’un esprit de respect des mino-
de portée internationale, le droit d’intervention est aussi­ rités, et du sens de la justice.
souhaité et nécessaire – et pas seulement en termes de
politique des migrations, au sens étroit. Là où des hommes d’horizons culturels et sociaux
différents entament la discussion, il est inévitable que se
Du droit d’intervention et de participation, tout le produisent des conflits et que les débats prennent parfois
monde tire profit. une tournure violente. Mais ils sont maîtrisables si les
­participants se réfèrent aux vertus démocratiques. A telle
Car la citoyenneté est un processus par lequel les enseigne que la citoyenneté est aussi un lieu d’en­seig­ne­
résidants qui n’ont pas la nationalité suisse font un pas ment de la démocratie – pour ceux qui croyaient tout
vers la chose publique et participent ainsi activement à la savoir d’elle, et pour les autres, qui s’initient peut-être à la
vie sociale et politique. La citoyenneté est une forme de participation démocratique.
participation par laquelle des compétences, des capaci-
tés, restées peut-être cachées jusque-là, peuvent se mani- Enfin et surtout:
fester. Des compétences que les migrants ont apportées
de leur pays d’origine, mais qui se sont enrichies aussi des La démocratie s’exerce en public, c’est pourquoi la
capacités acquises dans le pays même, «chez nous», c’est- citoyenneté représente aussi une chance de se rendre
à-dire des compétences professionnelles, politiques, cultu­ visible, de se manifester.
relles. A quoi s’ajoutent les dons et talents personnels de
chacun. Le tout constitue de nouvelles capacités, nées à Quand, lors des manifestations de quartier, ce ne
la jointure entre le vécu importé et les expériences faites sont pas seulement les autochtones qui monopolisent la
en Suisse. Ces capacités résultent d’un processus parole, mais que les immigrés peuvent aussi faire valoir
d’apprentissage, que chacun de nous doit faire quand il leur opi­nion; quand, lors de débats radio- ou télédiffusés,
se retrouve dans un environnement différent, étranger. ce ne sont pas seulement les experts du cru qui s’ex­pri­
ment, mais aussi ceux qui ont acquis leur savoir ailleurs,
Ainsi conçue, la citoyenneté peut devenir une alors l’image de la Suisse telle qu’elle existe réellement
expérience de participation démocratique, telle que peut se modifie aussi dans l’opinion publique. C’est une Suisse
l’offrir un pays pluraliste, ouvert sur le monde. C’est devenue depuis longtemps un pays aux multiples visages,
encore et surtout faire l’expérience d’une appartenance. avec de nombreux traits nouveaux et – il faut l’admettre
Celle-ci ne doit pas découler d’une attitude paternaliste – beau­coup de nouvelles idées.
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Citoyenneté
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