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NATION

Tribune libre

La crise Covid-19 : Réflexions et perspectives


Le Matin, 07 avril 2020

M’fadel El Halaïssi*

Cette crise économique n’est pas une crise boursière, ni une crise financière, ni une
crise sectorielle. Elle est globale, car elle met tout simplement en arrêt une grande
partie de l’appareil productif de l’économie mondiale. Du jamais vécu ! Le système
économique est structurellement ébranlé, un nouveau modèle économique est en
train de naître. Le modèle économique qui a prévalu jusqu’à présent dans les
économies de marché, connaîtra une profonde mutation post-crise Covid-19. La
course effrénée à la recherche des profits a été exacerbée par la mondialisation,
impliquant des délocalisations massives, alimentées par une surenchère
internationale en termes d’exonération fiscale et des politiques économiques
attractives.

La crise sanitaire, qui secoue actuellement le monde, comporte dans son sillage trois
crises interdépendantes : une crise sanitaire avec ses bouleversements intrinsèques,
et ses lots de morts, une crise économique sans précédent, touchant l’économie
réelle en profondeur et une crise sociale et institutionnelle.

1. Crise économique
La crise économique issue de cette pandémie, qui a contraint environ la moitié de la
population mondiale au confinement durant plusieurs semaines, se traduira
inéluctablement par la baisse de la consommation, et de la production, impliquant
une chute de l’investissement et une augmentation du chômage. Ceci amplifiera, à
nouveau, la baisse de la consommation et de la production, et ainsi de suite…
L’escalade de la décroissance conjuguée à une dépréciation de la monnaie, est la
pire des situations infligée à une économie donnée, en situation de stagflation, puis
de récession… Cette crise économique n’est pas une crise boursière, ni une crise
financière, ni une crise sectorielle. Elle est globale, car elle met tout simplement en
arrêt une grande partie de l’appareil productif de l’économie mondiale. Du jamais
vécu !

L’histoire de la pensée économique nous enseigne que l’économie de marché a


connu une évolution selon l’environnement socio-économique de chaque époque,
depuis les physiocrates, libéraux, keynésiens, monétaristes et néo-libéraux. Toutes
ces doctrines économiques de l’économie de marché s’accordaient sur un principe
fondamental qui est la notion du profit. Toute action de production de biens et de
services est nécessairement motivée par l’ultime objectif de réaliser un profit, et ce
au-delà de toutes les divergences, nuances ou interprétations que peuvent véhiculer
leurs doctrines respectives. Seule la pensée économique marxiste prônait un modèle
économique socialiste, et prédisait l’autodestruction du système économique
capitaliste.

L’une des principales divergences opposant les libéraux et néo-libéraux aux


keynésiens est le rôle de l’État comme acteur économique dans une économie de
marché. Pour les uns, le laisser-faire laisser-aller demeure un axiome, pour les
autres, l’intervention de l’État est nécessaire pour réguler certaines dérives du
marché.

L’histoire économique nous enseigne également que chaque doctrine a eu ses


années de gloire. Aujourd’hui, les conséquences de la crise sanitaire Covid-19 sont
tellement affligeantes et profondes sur l’économie mondiale, que le choix entre ces
deux doctrines pour permettre une reprise économique rapide semble une chimère.
Le système économique est structurellement ébranlé, un nouveau modèle
économique est en train de naître.

Le modèle économique qui a prévalu jusqu’à présent dans les économies de marché
connaîtra une profonde mutation post-crise Covid-19, au-delà des tensions sociales
véhiculées par des mouvements revendicatifs plus intensifs. Les règles de son
fonctionnement sont appelées à subir des changements pour lui assurer un
redémarrage viable pour ce 21e siècle. Parmi ces règles, nous citons quatre
principales à revoir pour reconstruire ce nouveau modèle économique :

a. La règle de la maximisation des profits, comme seul critère de performance et


d’efficience du système de production des biens et des services. Celle-ci devra subir
des pondérations et des ajustements liés aux facteurs temps (indice de longévité) et
espace (éloignement entre le lieu de production et celui de la consommation) et les
effets induits à travers l’indice de multiplicateur de création de richesses dans
l’économie. Ces ajustements vont contribuer à accélérer la révision du modèle de la
mondialisation de l’économie, voire à sa dé-globalisation, à la faveur du
renforcement de l’économie de promiscuité et de la valorisation de l’économie
informelle dans certains pays émergeants.

b. La règle de la répartition des richesses. Nul ne peut nier aujourd’hui que le modèle
économique qui a prévalu jusqu’à présent favorise l’enrichissement des plus riches
et l’appauvrissement des plus pauvres. Or ce même modèle ne fonctionne bien que
quand la consommation augmente continuellement. En limitant le niveau de la
richesse attribué à 90% de la population à un niveau avoisinant les 10% de la
richesse globale, le modèle se grippe inéluctablement sur une période donnée. Ce
modèle s’autodétruit sans équivoque. La règle de la distribution et de la redistribution
(via une politique économique redistributive) des richesses est à revoir à toutes les
échelles, individuelles, microéconomiques et étatiques.

c. La règle de la protection de l’environnement. Au cours des dernières décennies, le


monde a pris conscience à la faveur de la mondialisation des économies, que les
aspects environnementaux dans les modèles de production et de la consommation
sont déterminants dans la préservation des écosystèmes de la planète, et surtout
que le dérèglement causé par les uns inflige un préjudice à tout le monde. Cette
conscience de l’interdépendance de toute l’humanité, dans ses choix des modes de
production et de consommation, continuera à imprégner les décideurs au niveau de
chaque pays. Inévitablement les modes de consommation, et donc de production,
subiront des transformations post-crise Covid-19.

d. La création des emplois et le maintien des emplois existants sont devenus une
problématique issue de la dégénérescence du modèle économique existant. La
course à la rentabilité et la conquête, à l’accroissement du capital, au détriment de
l’emploi, impliquent par voie de conséquence, à terme, la réduction de la
consommation, due à l’augmentation du chômage, et donc à la stagnation de la
croissance, voire la décroissance. L’avènement de la pandémie Covid-19 n’a été en
fait qu’un accélérateur de ces événements, qui étaient déjà en gestation dans
plusieurs pays. La course effrénée à la recherche des profits a été exacerbée par la
mondialisation, impliquant des délocalisations massives, alimentées par une
surenchère internationale en termes d’exonération fiscale et de politiques
économiques attractives, pour séduire les investisseurs au détriment d’un budget
généreux pour les services publics !

Le ratio du déficit budgétaire est devenu désormais un critère déterminant de la


santé financière de l’économie d’un pays donné, nonobstant la qualité et l’origine de
ce déficit (investissements dans les secteurs publics, ou dépenses courantes de
fonctionnement de l’État) et la rationalisation des choix budgétaires en termes
d’amélioration des services publics et de politique redistributive des revenus. Pire,
dans le but d’afficher un ratio de déficit budgétaire respectable (plus ou moins 3%),
certains pays ont eu recours à des privatisations tous azimuts et à des techniques
financières savantes du marché des capitaux, appauvrissant les services publics de
base (tels ceux liés à la santé), tout en multipliant l’endettement des États ! Ce
modèle économique est à bout de souffle, il se meurt, il se suicide !

2. Crise sociale et institutionnelle


La troisième séquence de cet algorithme et ordonnancement des conséquences de
la crise sanitaire Covid-19 est, à notre avis, la plus bouleversante, et dont l’étendue
et les mécanismes de l’évolution sont les plus imprévisibles. La remise en question
des modèles de gouvernance des sociétés sera de plus en plus accentuée, et ce
quelle que soit la variante du système politique, de la doctrine idéologique ou de la
structure des institutions en charge de la gestion et de la gouvernance de la chose
publique.

En effet, l’avènement de cette pandémie universelle a mis à nu la défaillance des


États les plus puissants de ce monde à assurer la protection de leurs citoyens, leur
impuissance et leur inefficacité dans la gestion de la défense de la population dans
cette «guerre» contre un ennemi invisible. Ceci a ébranlé le peu de confiance qui
résidait encore dans les rapports entre les gouvernés et les gouvernants. Ces
derniers n’auront aucun «alibi» ou «circonstance atténuante» pour reconsolider le
capital confiance avec leurs concitoyens.

Jadis, des guerres injustes et injustifiées post-coloniales (Indochine, Algérie,


Vietnam…) et d’autres plus récentes (Irak, Libye, Syrie) trouvaient un écho favorable
dans les sociétés des États instigateurs de ces guerres, sous l’impulsion de certains
discours nationalistes teintés de patriotisme. Les morts pour ces guerres injustes,
sont des héros et donc des martyrs de la nation. Aujourd’hui les morts causés par
cette crise sanitaire, sont des victimes d’un système de gouvernance qui a
longtemps privilégié le respect des prévisions des comptes budgétaires au détriment
de la sécurité de la santé de sa population.

Ainsi, le système de gouvernance prévalant dans les rapports liant les gouvernés
aux gouvernants sera bousculé à cause de cette perte de confiance. L’État
providence tombera en disgrâce pour laisser place à un nouveau système à inventer,
dans le cadre d’un «contrat social», privilégiant le bien-être du citoyen, plutôt que le
ratio du déficit budgétaire et du taux de croissance. Les principaux termes de
référence des enjeux de cette évolution du modèle de gouvernance sociale seront
inévitablement les thématiques suivantes (parmi tant d’autres) :

a. La légitimité des gouvernants.


b. La représentativité effective et réelle des citoyens dans les institutions.
c. La hiérarchisation des pouvoirs entre les autorités centrales, régionales et celles
de proximité.
d. La relation de l’État-nation avec le reste du monde.

* M’fadel El Halaïssi est DGD Bank of Africa. Natif de Taounate en 1956, il est
titulaire d’une licence en sciences économiques (1977) et d’un doctorat en
sciences économiques (Université de Lille 1983).

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