Article TD SIC
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Alexandre Eyriès
Si Internet et par voie de conséquence le numérique et les réseaux sociaux ont été vécus, perçus et
analysés à juste titre comme un important changement de paradigme d’un point de vue anthropologique
et social, ces avancées technologiques – fussent-elles indispensables – n’ont pas totalement révolutionné
en profondeur les manières selon lesquelles les hommes s’organisent pour faire société à travers un
ensemble de normes et de règles. Les technologies de l’information et de la communication sont venues
se surimposer à des réalités déjà existantes, elles ont recouvert une très grande partie des activités
humaines d’une résille numérique, elle se sont rendues indispensables à la faveur de la montée en
puissance d’une idéologie dominante, le solutionnisme technologique que le chercheur Evgeny Morozov
définit de la manière suivante : « la Silicon Valley tenterait de tous nous enfermer dans un carcan
numérique, en faisant la promotion de l’efficacité, de la transparence, de la certitude et de la perfection,
et en éliminant par extension leurs pendants diaboliques : les tensions, l’opacité, l’ambiguïté et
l’imperfection ». Malgré tout, l’engagement au service de la cité, le goût pour la chose publique, l’amour
de la politique en tant qu’administration des choses de la Cité ne s’est pas matérialisé comme par
enchantement sous la seule influence des technologies numériques de l’information et de la
communication. La politique politicienne, indispensable d’une certaine maîtrise du langage, de la
rhétorique et de la communication, n’a pas changé d’identité au contact des dispositifs sociotechniques
numériques, elle s’est simplement adaptée. Comme le montre Arnaud Mercier dans un article paru en
2001 dans L’Année sociologique : « La communication politique a pour double programme l’étude des
interactions entre le système politique au sens large et les médias, et l’étude des processus et des
techniques de communication dont le système politique se sert. […] Un tel champ d’étude comporte a
minima quatre thèmes : la façon dont les détenteurs du pouvoir assurent leur publicité et se mettent en
scène, les interactions existant entre les acteurs politiques et les professionnels de la communication et
de l’information, le rôle des médias et des sondages dans la formation de l’opinion publique et la façon de
penser l’espace public, le contenu politique des messages d’information diffusés dans les médias et leur
influence sur les récepteurs ». Sur les quinze dernières années, les technologies numériques ont entraîné
une modification des canaux médiatiques et des outils de communication utilisés par les politiciens pour
asseoir leur légitimité ou faire valoir leurs idées. Cependant, elles ne réinventent pas entièrement
l’exercice de la communication dans son essence : elles ne font que proposer de nouveaux habillages à
des réalités plus anciennes, car, ainsi que l’écrit Dominique Wolton : « « les nouvelles techniques
vieillissent vite, pas les questions […] relatives à la […] démocratie ». Il s’agira dans cet article d’analyser
une période relativement récente de la communication politique moderne et contemporaine qui, au gré
des évolutions techniques et des changements de société, s’est emparée d’Internet (et des outils qui en
découlent) puis des réseaux sociaux avec le même attrait pour la nouveauté, avec le même intérêt pour
des outils permettant vers une démocratie participative que beaucoup de dignitaires politiques appellent
de leurs vœux.
Méthodologie
Dans la présente contribution, je m’assignerai pour tâche de développer une forme de généalogie de la
communication politique médiatisée par informatique d’abord, par Internet ensuite et par les réseaux
sociaux en dernière lecture. Il s’agira donc pour moi de m’inscrire dans une démarche méthodologique de
type historique, même si l’histoire que je me propose d’esquisser est récente, remontant à une vingtaine
d’années au maximum. Je m’inscrirais donc dans la filiation des travaux de Robert Boure sur l’histoire des
Sciences de l’Information et de la Communication tout en me focalisant sur une sous-thématique de
recherche à part dans la discipline : la communication politique et plus particulièrement la communication
politique médiatisée par les outils numériques. Je tiens d’abord à souligner que « la question du
passé suscite l’intérêt […] des acteurs de la discipline. C’est dire que cet intérêt n’est pas d’ordre
purement cognitif. La vérité historique est évidemment un enjeu essentiel pour les luttes présentes
autour des définitions de ce que doivent être l’enseignement et la recherche en sic. Elle vient en appui
pour rendre légitimes ou illégitimes certains choix. Dès lors, on comprend […] le besoin de se tourner
vers le passé comme pour mieux s’armer dans sa relation au présent et à l’avenir ». C’est précisément ce
à quoi tend le présent article, contribuer à une histoire récente d’une pratique plus ancienne : la
communication politique que l’on peut définir comme « l’ensemble des techniques et procédés dont
disposent les acteurs politiques, le plus souvent des gouvernants, pour séduire, gérer et circonvenir
l’opinion ».
Je m’intéresserai dans un premier temps à l’essor de l’utilisation d’Internet à des fins politiques ainsi qu’à
l’élargissement de l’espace public que le philosophe Jurgen Habermas a défini dans son livre L’Espace
public publié en 1962 comme « le processus au cours duquel le public constitué d’individus faisant usage
de leur raison s’approprie la sphère publique contrôlée par l’autorité et la transforme en une sphère où la
critique s’exerce contre le pouvoir de l’État. ». Il s’agira dans un second temps d’analyser les différentes
utilisations de l’outil Internet pour des raisons exclusivement politiques (voire politiciennes) et
particulièrement du Web 1.0 (et des blogs qui y sont associés), puis du Web 2.0 avec une forte dimension
participative et collaborative. Enfin, je considérerai dans la troisième et dernière partie de cet article
l’influence des médias sociaux sur la démocratisation des outils et l’essor de l’engagement politique.
Si l’espace public politique s’est élargi et modernisé, c’est aussi en partie grâce à l’évolution des
technologies informatiques. Selon Shanto Iyengar, professeur au Département de Science politique de
l’Université de Stanford, l’innovation technologique n’a cessé de révolutionner la transmission de
l’information, ce qui a engendré des conséquences : les informations sont maintenant renouvelées en
temps réel, la compétition devient plus forte entre les nouveaux médias qui doivent se partager une
l’audience. Mais plus que ces conséquences, la révolution des technologies de l’information a
complètement transformé la façon de communiquer. La forme traditionnelle de communication est
caractérisée par une communication dite « point-to-point », selon Shanto Iyengar, qui implique un
émetteur et un receveur ou bien par une communication dite « broadcast » qui implique un émetteur et
plusieurs receveurs. Avec la venue d’Internet, ces deux formes de communication peuvent être utilisées
de façon simultanée, et un simple utilisateur peut maintenant joindre un public illimité avec l’aide de
plusieurs canaux, que ce soit par le texte, la voix, les images ou la vidéo. Shanto Iyengar définit l’âge
d’Internet comme l’âge de l’information surchargée, avec des milliers, voire des millions, de sources
passant par les sites officiels et prestigieux, jusqu’au plus petit blogue. Et évidemment, tout cela a un
impact sur les organisations politiques, les médias traditionnels, tout comme sur les utilisateurs
d’Internet. Toutefois, il est encore difficile de mesurer parfaitement les effets de l’utilisation des nouveaux
médias vu la rapidité de l’essor. C’est pourquoi il est approprié d’affirmer, selon Shanto Iyengar, que les
recherches effectuées sur le sujet sont encore au stade de « l’enfance ». Jacques Gerstlé abonde dans le
même sens en affirmant que « le conditionnel est un mode souvent utilisé dans le discours sur Internet
qui incite à penser que le registre prospectif reste dominant, ouvert, encore, à toutes les espérances sur
les potentialités de l’outil ».
Internet a d’abord vu son essor initial se produire aux États-Unis. À la suite de la professionnalisation
marquée de la politique, les professionnels de la communication politique nord-américaine ont
rapidement eu recours aux nouveaux médias et en particulier à Internet pour faire passer les messages
de campagnes. Lors de l’élection présidentielle américaine de 1996, les candidats avaient déjà tous un
site Internet. Cette tendance se confirma lors de l’élection de l’an 2000, mais c’est véritablement lors de
celle de 2004 qu’Internet marqua un véritable tournant dans la communication politique nord-
américaine. L’histoire de Howard Dean, Gouverneur sortant du Vermont, démontre à quel point Internet a
joué un rôle prépondérant dans sa campagne pour la présidentielle américaine de 2004. Ce candidat aux
primaires démocrates, qui semblait sortir de nulle part, a réussi, grâce à son utilisation astucieuse
d’Internet, à se classer parmi les candidats qui pouvaient sérieusement aspirer à être désignés comme
candidat officiel du parti. Dans sa stratégie de campagne, le candidat a embauché à ses côtés un
consultant Internet à temps plein et a utilisé le portail interactif Meetup.com pour y publier son agenda
de campagne. En utilisant cet outil, Howard Dean a réussi à recruter des supporters et militants à travers
tous les États-Unis et à récolter beaucoup de dons en ligne. Environ 7 millions de dollars américains ont
été amassés grâce à sa campagne en ligne. Finalement, Howard Dean ne fut pas désigné candidat officiel
pour le Parti démocrate, mais l’engouement suscité par Internet le hissa au poste de Président du parti.
Mais qu’à cela ne tienne, le Web offre désormais à la classe politique de nombreuses possibilités en
matière de communication politique, avec un taux de pénétration dans les foyers grandissant. Aux côtés
des médias traditionnels, Internet n’est plus à négliger pour l’homme politique qui fait campagne et qui
cherche à obtenir un maximum de voix pour être élu. C’est pourquoi depuis quelques années la présence
des organisations politiques sur le Web est devenue quasi essentielle, mais aussi bénéfique à différents
points de vue. Selon Philippe J. Maarek, grâce à sa polyvalence et son perfectionnement constant, le
réseau Internet est sans doute le plus innovant des nouveaux médias. De ses balbutiements à
aujourd’hui, les possibilités d’actions qu’offre Internet se sont multipliées et ont vite servi la
communication politique. Aujourd’hui, les spécialistes divisent l’ère d’Internet en deux, le Web 1.0 et le
Web 2.0, mais selon Philippe J. Maarek, d’un point de vue des sciences de la communication, ces deux
catégories ne présentent aucune différence. Le Web 1.0 correspond à la première phase d’Internet, soit
ses utilisations initiales qui permettaient déjà une communication unidirectionnelle, bidirectionnelle, mais
aussi un mode de communication par écrit, vocal, ou audiovisuel, bidirectionnel avec simultanéité
temporelle. Plus précisément, lorsque l’internaute consulte de l’information mise à sa disposition sur
Internet, il y a communication du site Web vers l’internaute, donc il y a communication unidirectionnelle.
Lorsque l’internaute envoie du courrier électronique, le mode de communication est bidirectionnel, mais
sans simultanéité temporelle. Celle-ci apparaît lorsque l’internaute se connecte à un site et qu’une ou
plusieurs personnes sont également connectées et communiquent entre elles en temps réel (pensons aux
forums et aux chats) ou avec un interlocuteur situé au « centre serveur », par exemple un homme
politique. Le passage au Web 2.0 est caractérisé par l’ajout de « nouvelles » utilisations d’Internet
permises par l’augmentation de la bande passante, de la puissance des ordinateurs et par la
simplification des logiciels. Les possibilités et les formes de communications se retrouvent multipliées.
Avec le Web 2.0, l’internaute peut facilement mettre en ligne son propre site Internet grâce à de
nouveaux logiciels simples d’utilisation ou encore créer son blogue grâce à certains sites Web qui
fournissent des modèles. Il peut mettre en ligne de petits films ou encore des bandes sonores sur des
sites dédiés comme YouTube ou DailyMotion, ce qui permet une multidiffusion transversale. Par contre,
selon Philippe J. Maarek, la communication reste aléatoire, car l’internaute doit « trouver » en quelque
sorte ce qu’il cherche parmi l’immensité de la toile, ce qui implique une démarche volontaire. Les Anglo-
saxons désignent ce mode de fonctionnement d’Internet par la technologie « pull », par rapport à la
technologie « push » qui fait parvenir l’information au destinataire sans qu’il fasse de démarches
particulières.
Les possibilités qu’offre Internet sont presque infinies : « L’internaute peut en effet maintenant, s’il est
correctement équipé, communiqué en temps réel de façon sonore, téléphoner, en somme, soit avec
d’autres internautes, soit même avec des abonnés aux réseaux “ordinaires” fixes ou mobiles, en se
servant donc de l’ordinateur comme d’un combiné téléphonique “classique”. Il peut aussi accéder à la
retransmission des chaînes de télévision avec lesquelles son fournisseur d’accès a signé un accord, se
servant alors de son ordinateur comme d’un décodeur de télévision ». Et puisqu’il est moyen de
communication à « multiples natures », il favoriserait d’une certaine manière « la commercialisation des
services payants, inventant ainsi des méthodes qui sont utiles à la communication politique mercatisée ».
Une autre particularité du Web 2.0 réside dans la rapidité de la diffusion d’information sur Internet,
informations qui sont souvent reprises par d’autres médias qui parachèvent le mouvement.
La première catégorie inclut les sites des partis politiques traditionnels, mais exclut les services
institutionnels permanents de l’État ou les collectivités territoriales. Les partis dits traditionnels en France
ont tous leur site Web permanent, que ce soit en période électorale ou non, où ils y présentent leur
programme. En période de campagne électorale, ces sites sont étoffés et présentent les différents
candidats, la plateforme électorale, etc. Selon Philippe J. Maarek, ces sites officiels ont un rôle
d’aiguillage important. À l’ère du Web 2.0, ces sites Internet sont souvent accompagnés de blogues ou de
forum servant à l’expression des opinions des internautes. Puisque ces forums et blogues relèvent des
institutions, les propos et la participation des internautes demeurent modérés pour éviter la publication
de textes pouvant causer des polémiques. Puisqu’Internet, et plus particulièrement le Web 2.0, met en
place de nouvelles formes d’interaction et de relations, les partis politiques traditionnels se sont vite
emparés de cet outil pour encourager un regain de militantisme. Philippe Maarek affirme qu’Internet a
fait bénéficier aux partis politiques d’effets positifs. « Incontestablement, les partis politiques en
bénéficient considérablement pour renouer avec leur base et cela a permis de créer un nouveau flux de
militance. […] Les partis politiques ont trouvé dans les utilisations interactives récentes d’Internet un
mode d’action efficace et en phase avec la société moderne, ce qui est incontestablement positif »
La deuxième catégorie regroupe les utilisations d’internet lors de campagnes électorales. Les candidats
en lice utilisent tous le site Web pour communiquer et transmettre de l’information, car il est devenu « un
véritable carrefour de toutes les catégories d’internautes susceptibles de s’y connecter ». Philippe Maarek
classe les données présentes sur un site Web de campagne « typique » en trois catégories principales :
les données pour le public extérieur, des informations et une plate-forme de téléchargement pour les
journalistes et finalement des informations et une plate-forme de téléchargement pour les militants.
Sur le site Web d’un parti, l’internaute en quête d’information sur un parti politique peut retrouver des
informations sur l’homme politique candidat, la description plus ou moins détaillée de son programme, les
communiqués de presse, les vidéos des meetings, ainsi qu’un calendrier de la campagne. En plus des
informations de libre accès sur le site Web, une section spéciale est réservée aux journalistes qui y
trouvent des informations sur les conférences de presse ou « photo-calls » ainsi que des photographies
de haute définition (pour journaux ou magazines).Un espace particulier est également dédié aux militants
qui peuvent y retrouver des textes, mais surtout du matériel de campagne téléchargeable (tracts à
distribuer, modèles d’affiches, ainsi que des tutoriels pour la création de pages Web personnelles.
Les utilisations par les groupes de pression
Selon Philippe Maarek, ici réside une nouveauté qu’offre le web. « La facilité avec laquelle n’importe qui
peut créer un site Web personnel consultable du monde entier et le coût de moins en moins élevé de ces
sites, souvent hébergés gracieusement, a occasionné un accroissement exponentiel du nombre de sites
de groupes de pression autrefois complètement “marginaux” ». Vedel abonde dans le même sens en
affirmant : « Internet pourrait favoriser, aux côtés des groupes institués, l’émergence de nouvelles forces
politiques ou sociales qui jusque-là étaient handicapées par l’absence d’appareil structuré. » Grâce aux
moteurs de recherche, il est maintenant très facile d’accéder à l’information recherchée. Les groupes de
pression ont donc également vu l’intérêt de se retrouver sur la toile pour communiquer leurs idées, et ce,
à de moindres coûts. Cela expliquerait le regain de ces groupes de pression et des petits partis politiques
dits « marginaux ». Philippe Maarek affirme : « Que l’on soit un adepte de l’interdiction de la nourriture
transgénique, ou de la défense de telle ou telle pratique plus ou moins acceptée socialement, Internet
permet presque toujours de découvrir… que l’on n’est pas seul, et facilite donc grandement la constitution
des groupes de pression de tous ordres.» Par le fait même, depuis quelques années, les petits partis
politiques marginaux ont pu accéder au grand public grâce à une communication politique orchestrée sur
Internet, un phénomène qui semble s’accentuer. Évidemment, la facilité avec laquelle il est désormais
possible de communiquer, de transmettre des idées et de former des groupes n’est pas sans effets
indésirables. Des individus soutenant des idéologies douteuses, socialement rejetées, peuvent
maintenant découvrir qu’ils ne sont pas les seuls à partager ce point de vue, malgré tout, grâce à
Internet : « Internet est incontestablement devenu en moins de deux décennies un des instruments les
plus actifs de la communication politique moderne. Il multiplie les sources d’information disponibles,
accroît de ce fait la nécessité de vigilance des hommes politiques, mais aussi des journalistes des autres
médias, en leur imposant également cette vigilance ». À partir des années 2000, les partis politiques
français vont réellement commencer à investir le Web. « Les espaces ouverts par les acteurs politiques
sur le Web se sont étendus au fur et à mesure que de nouveaux outils techniques apparaissaient et
étaient appropriés pour l’essentiel au moment des campagnes ». C’est au milieu des années 2000 que les
blogues vont commencer à émerger, particulièrement lors du référendum sur la « Constitution
européenne », en 2005 où Internet commencera à être réellement influent, particulièrement grâce au
« Web citoyen ». Les sites Web institutionnels ou de partis politiques qui militèrent en majorité pour le
« oui » restèrent peu fréquentés et possédèrent peu de liens externes permettant de naviguer ailleurs sur
le Web. À l’opposé de ces sites institutionnels, les blogues militants pour le « non » comptèrent un
nombre de connexions trois fois supérieur.Lors de la campagne électorale de 2007, les sites Internet se
sont multipliés, mais aussi sophistiqués pour inclure davantage d’interactivité et de contenu
audiovisuel. En 2009, les réseaux sociaux deviendront de plus en plus présents et influents sur le
Web politique, ce que nous verrons plus en détail au troisième chapitre.
Frédérick Bastien, chercheur à l’Université Laval à Québec et Fabienne Greffet, chercheuse à l’Université
Nancy II et au Pacte-CNRS de Grenoble ont mené une étude afin d’analyser et comparer le contenu des
sites Web des partis politiques lors des campagnes électorales législatives tenues en France. La période
d’analyse s’étend sur le mois de mai 2007 en France. En France, seuls les partis ayant présenté un
candidat lors des élections présidentielles quelques semaines avant les législatives ont été retenus, soit
onze partis qui concentrent près de 90 % des suffrages exprimés au premier tour. Dans le cadre de cette
étude, les chercheurs ont voulu quantifier trois dimensions essentielles de ce qu’ils appellent les net-
campagnes : la dimension informationnelle, les pratiques interactives spécifiques à Internet et finalement
la mobilisation de l’électorat. C’est sous ces trois dimensions que les sites Web de la France seront
comparés. La catégorie informationnelle correspond principalement au contenu qui est diffusé par les
partis politiques en campagne électorale sur des supports dits « traditionnels », comme les tracts, les
spots à la télévision, les communiqués de presse, etc. Les chercheurs ont montré que l’usage d’Internet
était majoritairement fait avec un schéma « top-down » (de la direction du parti vers les électeurs), et
qu’ils servaient essentiellement à diffuser de l’information lors des net-campagnes. La deuxième
catégorie englobe toutes les pratiques interactives spécifiques à Internet, mais l’étude a démontré que la
plupart des partis politiques n’utilisaient pas à leur plein potentiel les fonctions interactives d’Internet
(34 % d’interactivité en France). Ces échanges très horizontaux se limitent à l’envoi de courriel au parti
ou bien à l’abonnement à la newsletter. Le blogue, l’outil plus à même de favoriser les interactions entre
les candidats et les électeurs, n’a été que partiellement exploité. Du côté français, Olivier Besancenot,
Jean-Marie Le Pen et Philippe de Villiers possédaient un blogue dont le lien été présent sur le site officiel
de leur parti. La troisième dimension de ces net-campagnes concerne la mobilisation (41 %) de l’électorat
traduisant un engagement réel de l’internaute (formulaires d’adhésion et appel aux dons) : « Les
“boutiques” en ligne fleurissent, avec des variations sensibles. Ainsi, la “e-boutique” de l’UMP, comme
celle du PS, du FN ou de la LCR, propose de nombreux objets militants, alors que le site des Verts
consacre une page à une librairie écologiste ».
Plusieurs partis incitent les militants à « participer à des débats en ligne, à écrire sur les blogues et à
créer et diffuser dans le Web 2.0 des vidéos ». Pour les formations politiques plus marginales, Internet
demeure un outil précieux pour la communication politique, sur lequel les blogues sont venus se
surimposer, blogues que Fabienne Greffet qualifie comme étant « un carnet de bord en ligne proposant
un point de vue sur la vie de la Cité. Ce point de vue peut être individuel ou collectif, mais il est donné en
réaction à des événements, dans une interaction avec la communauté des internautes ». Thierry Giasson,
quant à lui, définit le blogue politique un moyen de mettre en ligne rapidement des contributions
politiques, des faits et des opinions. Ces blogues sont tour à tour présentés comme « un moyen pour les
élus de renouer avec les citoyens et comme le signe d’une (ré) appropriation de la politique par des
usagers inventant de nouvelles formes de participation ». Le blogue est caractérisé par son interactivité,
puisque les lecteurs peuvent s’abonner pour suivre l’évolution, et publier commentaires et billets : « Tout
comme la communication sur le Web à ses débuts, on se trouve devant un paradoxe : sans faire
(encore ?) partie intégrante de la “présentation de soi” de toute personnalité politique, les blogues
s’étendent bien au-delà de la sphère politique professionnelle et interrogent les modalités de la
mobilisation et de la participation politiques »
Les activités sociales de militantisme ont quitté les lieux physiques chers au folklore des partis pour
migrer vers l’écrit des « forums participatifs », des listes de discussion, des blogues, etc.. La
démocratisation du Net politique a entraîné une nouvelle forme d’engagement politique que Jacques
Gerstlé analyse sous trois angles différents (information, discussion, débat et aide à la décision).
Démocratisation et engagement
politique : les médias sociaux à l’œuvre
L’information est un élément central de la démocratie. Jacques Gerstlé cite David Apter qui affirme : « Le
système politique de la démocratie est, en effet, un système d’information. […] Dans une large mesure,
la démocratie tourne autour de la question de savoir comment créer, traiter et transformer
l’information. » Jacques Gerstlé voit en Internet « un lieu de liberté et d’authenticité, qui transcende les
frontières et les obstacles socioculturels et qui de ce fait favorise le lien social et la mobilisation
collective ». En termes de décision, la démocratie électronique semble avoir un plus grand impact au
niveau local.
La technologie et les nouveaux médias sont une façon de revitaliser la sphère publique. En offrant
diverses sources directes d’information et différents points de vue politiques, Internet accroît la possibilité
pour tous les citoyens de participer à la sphère politique. Al Gore, vice-président des États-Unis en 1994
a déclaré que « l’ère d’Internet apportera le progrès économique, une forte démocratie, plusieurs
solutions aux défis locaux et globaux en matière d’environnement, de meilleurs soins de santé,
et ultimement un plus grand sens de partage de la planète ». À certaines conditions, Internet peut
favoriser l’engagement citoyen, notamment en permettant aux citoyens de regarder des vidéos sur
YouTube, de commenter des blogues ou de publier en fonction de leurs propres intérêts politiques. Un
citoyen qui souhaite faire un don à un parti politique peut le faire en ligne et même y payer.
Il semblerait même qu’Internet ait eu un impact positif sur la participation politique des jeunes adultes
qui sont pourtant les moins portés à s’engager dans des formes traditionnelles d’engagement politique.
Les nouvelles technologies auraient donc incité les jeunes à s’engager dans de nouvelles formes
d’engagement politique, en publiant des commentaires sur des blogues ou des médias sociaux et en
organisant des événements politiques grâce aux réseaux sociaux. Cependant, Shanto Iyengar rappelle
que l’engagement civique requiert de la motivation que les individus motivés auront tendance à se servir
des nouvelles, mais aussi des anciennes plateformes de communication pour s’engage, montrant par la
même occasion que les dispositifs sociotechniques numériques dépendent en grande partie de
l’appropriation sociale, culturelle et générationnelle qu’en font les individus.
Conclusion
Dans les quinze dernières années, Internet (et aujourd’hui les réseaux sociaux a fortiori) sont devenus
des outils tellement importants qu’ils sont désormais considérés comme un droit humain fondamental
partout dans le monde, même si un fossé numérique est encore présent qui a des conséquences sociales,
culturelles et même générationnelles. Le fossé numérique est le reflet des inégalités sociales qui se
reflètent également dans l’engagement politique. Selon Pippa Norris, la virtualisation de la politique
permet d’accéder à des ressources en ligne émises par le gouvernement, le parlement, les partis, les
médias, mais aussi les groupes civiques, mais tout le monde ne peut pas encore en profiter. Pippa Norris
parle de l’aspect antidémocratique du fossé numérique qui concerne « l’écart qui sépare les internautes
dans leur utilisation des ressources politiques ». Du côté de la France, le Directeur général du Centre
d’analyse stratégique a rendu public le rapport Le fossé numérique en France le 20 avril 2011. Ce rapport
stipule qu’environ le tiers de la population française ne possède pas d’ordinateur et n’utilise pas Internet.
Trois fossés numériques ont donc été identifiés : le fossé générationnel, le fossé social et le fossé culturel.
Sur le plan générationnel, les seniors représentent environ 21 % de la population française et sont
particulièrement concernés par le fossé numérique. Seulement 40,7 % des 65-74 ans disposent à leur
domicile d’un ordinateur et 36,6 % d’Internet. Ces pourcentages ne sont plus que de 16,9 % et 15 %
chez les plus de 75 ans contre 90,8 % des 15-24 ans, et 87, 3 % des 35-44 ans. Sur le plan social, il
apparaît que les personnes ayant un faible revenu sont également moins nombreuses à bénéficier des
technologies numériques, soit 6,2 % de la population française. Sur le plan culturel, enfin, les personnes
les moins instruites sont seulement 56 % à avoir un ordinateur à la maison et 50,5 % à avoir une
connexion Internet. 31,5 % et 39,6 % des personnes ayant la plus faible instruction n’ont jamais utilisé
un ordinateur ou Internet, contre 3,2 et 6 % pour les diplômés de l’enseignement supérieur et qu’un
Français avec un diplôme inférieur au baccalauréat a une probabilité huit fois plus importante de ne
jamais avoir utilisé un ordinateur. En 2001, Peter Dahlgren posait un premier diagnostic sur l’impact
d’Internet que Jacques Gerstlé considère comme le plus pertinent. « L’Internet n’est pas en mesure de
contrer le “grand retrait” à l’égard de la politique traditionnelle ni de procurer des alternatives extra-
parlementaires de masse. Il ne changera probablement pas les constellations actuelles du pouvoir, mais
peut au mieux faciliter l’émergence de contre-sphères publiques, tout autant qu’approfondir et élargir la
sphère publique traditionnelle dominante. ».
21Quinze ans plus tard (en 2016), les choses n’ont pas véritablement changé, tant s’en faut. L’évolution
des dispositifs sociotechniques (réseaux sociaux, notamment) n’a fait qu’accentuer les phénomènes de
paupérisation et d’acculturation numériques, ainsi que l’hyper-segmentation des utilisateurs politiques
d’Internet et des réseaux socionumériques. Le fossé numérique, en matière de politique, mais aussi
d’information et de culture, peut être résorbé si une éducation et une dialectique numériques pertinentes
sont mises en œuvre.