ST Irénée de Lyon 1 (P. Cyrille Argenti)

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P.

CYRILLE ARGENTI

SAINT IRÉNÉE DE LYON 1

Ces textes sont adaptés des émissions radiophoniques du Père Cyrille Argenti, diffusées sur
Radio-Dialogue, radio œcuménique marseillaise dont il fut l’un des fondateurs.
Livret n° 10
Copyright : Radio-Dialogue 2008
CONTRE LES GNOSTIQUES

S aint Irénée est un témoin de l’enseignement apostolique. Il est né à


Smyrne, vers l’an 120 de notre ère, et il nous dit lui-même que le plus beau souvenir
de sa vie est lorsqu’à l’âge de quinze ans, aux pieds du vieil évêque Polycarpe, il
recevait de lui le témoignage de l’apôtre et évangéliste Jean. Ce que saint Jean nous
dit qu’il a vu, qu’il a entendu, qu’il a touché – le Christ ressuscité – il l’a transmis à
son disciple saint Polycarpe. Saint Polycarpe l’a transmis à saint Irénée, qui a
apporté ce témoignage à la Gaule, où il fut le deuxième évêque de Lyon après saint
Pothin, en l’an 174. Lyon constituait alors le plus ancien centre de chrétienté de
Gaule, avec Arles.
Saint Irénée est intervenu à deux reprises dans des querelles entre l’Orient et
l’Occident, ce qui lui a valu peut-être son nom d’Irénée – en grec « la pacification ».
Dans un premier temps, il y avait eu un différent entre l’Église d’Éphèse et l’Église
de Rome. L’évêque de Rome (le pape de Rome de l’époque) Éleuthère avait
envisagé de couper ses relations avec l’Église d’Éphèse et c’est Irénée qui paraît
avoir réussi à l’en dissuader, au cours d’un premier voyage qu’il fit à
Rome, dans les années 170.
Par la suite, vers l’an 189, alors qu’Irénée est certainement déjà évêque, le
pape de Rome Victor est en désaccord avec les Églises d’Asie Mineure sur la
fixation de la date de Pâques. C’est de nouveau Irénée qui, par un deuxième voyage
à Rome, persuade l’évêque et l’Église de Rome que la tradition de l’Église d'Asie
Mineure est johannique, apostolique et aussi respectable que celle de l’Église de
Rome en ce qui concerne la fixation de la date de Pâques. Saint Irénée évitera de
nouveau le conflit.
Nous connaissons peu de choses concernant sa vie. Il est sans doute mort
martyr à Lyon au début du III siècle, vers l’an 210 ou 214.
e

Saint Irénée réfute les hérésies gnostiques en établissant la vraie tradition


chrétienne – vrai est synonyme d’ « orthodoxe » –, lui qui est témoin de
l’Écriture Sainte et de la tradition apostolique au II siècle. Son témoignage est
e

encore parfaitement recevable aujourd’hui, lorsqu’il s’agit de réfuter certaines idées


apparentées à ces hérésies, qui circulent de nos jours.

Modernité de l’hérésie gnostique


Les gnostiques – du mot grec gnosis, la connaissance – prétendaient être une
élite intellectuelle et spirituelle de gens qui « savaient », initiés par des voies
secrètes à la vraie connaissance. Il y avait à la base du gnosticisme un orgueil
intellectuel : ils pensaient que la connaissance, l’intelligence, la philosophie étaient
plus importante que la foi. Leur critère de vérité n’était pas tellement la foi dans le
mystère révélé mais plutôt dans le processus de réflexion philosophique de
connaissance de gens savants. Nous reconnaissons là l’une des caractéristiques d’un
courant de pensée de notre époque : les gens veulent bien se dire chrétiens à

2
condition
d’accommoder la foi chrétienne à la rationalité, à la pensée philosophique. Avec une
pointe de mépris contre la foi populaire, on privilégie la connaissance, la gnosis.
Pour ce faire, les gnostiques vont se fonder sur une soi-disant tradition
secrète, ésotérique, transmise seulement à l’élite. Nous reconnaissons l’un des
grands courants de pensée de notre époque que l’on retrouve dans des milieux se
prétendant chrétiens, un snobisme à la mode dans des milieux qui se croient
privilégiés, qui croient être des « spirituels », ayant un accès intérieur, ésotérique –
esotericos en grec veut dire « intérieur » – à des connaissances fermées, réservées à
une soi-disant élite. Les gnostiques étaient très proches de certaines tendances
actuelles s’intéressant plus particulièrement à l’ésotérisme de l’Extrême-Orient, aux
milieux hindouistes ou bouddhistes.
Ces gnostiques se caractérisaient en même temps par une prétendue
spiritualité qui considérait que tout ce qui concerne la matière et la chair était
intrinsèquement mauvais : eux étaient des spirituels, eux transmettaient la tradition
spirituelle d’un esprit désincarné, d’un dieu transcendant, qui n’avait rien à voir avec
la matière et avec la chair. Nous retrouvons là une tradition peut-être
platonicienne : méfiance vis-à-vis de la matière et du corps, tendance à séparer le
corps et l’âme, l’esprit et la matière, à prétendre que les vrais chrétiens doivent se
concentrer sur l’esprit.
Pour justifier cette tendance pseudo-spirituelle, les gnostiques vont faire la
distinction entre le Père de Jésus Christ, un Dieu véritablement transcendant, au
delà de tout, d’une part, et, d’autre part, un démiurge, un dieu soi-disant créateur
d’un monde mauvais. C’est une façon de résoudre le problème du mal. Le monde
tel qu’il est, avec ses misères, ses méchancetés et ses déchéances, aurait été l’œuvre
d’un dieu mauvais, d’un dieu secondaire, d’une sorte de petit dieu. Et ce mauvais
dieu, ils l’identifient avec le Dieu de l’Ancien Testament, opposant l’Ancien
Testament et le Nouveau, la Bible juive au Nouveau Testament, le Dieu d’Israël au
Dieu de Jésus Christ. Nous retrouvons là une tendance moderne qui distingue le
Dieu des juifs du Dieu des chrétiens. Cette hérésie conduit les gnostiques à
l’antisémitisme. On observera cette attitude chez les nazis qui refusent d’identifier
le Dieu des prophètes et d’Israël avec le Dieu des chrétiens. Le Dieu de l’Ancien
Testament était soi-disant un Dieu dur, un Dieu de châtiments, un Dieu de
vengeances et le Dieu du Nouveau Testament aurait été un Dieu d’amour, de
miséricorde et de douceur. Il s’agit de la première caractéristique commune aux
différents courants gnostiques.
Saint Irénée et toute la Tradition s’acharneront à combattre cette idée
absolument fausse pour montrer qu’il n’y a qu’un seul Dieu : le Dieu de l’Ancienne
Alliance et le Dieu de Jésus Christ, le Père de Jésus Christ, le Dieu de la Nouvelle
Alliance, est le même Dieu.

La seconde caractéristique de ces gnostiques est qu’ils essaient de combiner


les doctrines philosophiques à la mode avec la foi chrétienne : c’est ce qu’on appelle
le syncrétisme. Cela aussi est très actuel : on prend de l’Évangile ce qui nous plaît et

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on prend de la philosophie ce qui nous plaît, on met l’enseignement du Christ au
goût du jour, au goût de la philosophie à la mode. Il apparaît là une première forme
de syncrétisme : on adopte les philosophies à la mode (à l’époque les données
pythagoriciennes que l’on essaie d’arroser d’une sauce chrétienne) et l’on justifie
ensuite par des citations de l’Évangile ces croyances philosophiques. On a sa
théorie propre, résultat d’une réflexion purement humaine, d’une hypothèse, d’une
élucubration humaine, et ensuite on la justifie par des passages de l’Écriture Sainte
cités en renfort. Les gnostiques arrivent à trouver dans chaque chiffre mentionné
dans le Nouveau Testament (Jésus qui a douze ans ou la durée de la maladie de
l’hémorroïsse) la justification de leur théorie. Ils donnent une importance quasi-
magique aux lettres et aux chiffres. On aboutit alors à une doctrine qui n’est pas
celle des apôtres, qui n’est pas celle du Christ.
Saint Irénée combat cette façon qu’ont les gnostiques de se servir des textes
de l’Écriture comme un artiste se servirait des carreaux d’une mosaïque pour
reconstituer un visage tout à fait différent. Alors que la mosaïque de l’Écriture
dessine le visage du Christ, les gnostiques se servent de tous les morceaux pour les
recomposer et dessiner un chien ou un renard, dit-il lui-même. On retrouve ce
procédé dans des sectes modernes, telles que les témoins de Jéhovah ou
autres : ils se servent des textes réels de l’Écriture et ils les recomposent à leur façon
pour constituer, à coup de citations de l’Écriture, une doctrine qui, finalement, n’a
rien à voir avec le message évangélique.
Les gnostiques bâtissent leur système, leur philosophie, sur une étrange
conception d’êtres intermédiaires entre Dieu et les hommes qu’ils appellent les éons.
Le Dieu créateur, le Dieu unique, disparaît derrière ce tissu de personnages
intermédiaires, d’abstractions personnalisées : ils se servent d’une foule d’idées
telles que la vérité, la mère, le sauveur, le démiurge. Ils opposent leur sagesse à celle
des hommes d’Église : eux sont des « spirituels » tandis que les hommes d’Église ne
sont que des « psychiques ». Au bas de l’échelle, il y a les « terrestres », condamnés
sans espoir, tandis que les « spirituels » sont tout à fait assurés du salut.
C’est le second aspect commun à tous les gnostiques et à tous ces pseudo-
chrétiens de nos jours, qui pensent connaître l’Évangile et l’Écriture Sainte mieux
que l’Église, mais qui inventent en réalité différentes théories qui leur sont
personnelles.

Le troisième aspect, qui résulte d’ailleurs du premier, dissocie en Jésus Christ


l’homme et Dieu. On voit en Jésus, le Fils de Marie, un homme, une créature, et
puis on essaie de différentes façons de rendre compte de l’inspiration divine de ses
paroles et de ses actes par différentes hypothèses. Les gnostiques imaginaient, par
exemple, qu’au moment du baptême de Jésus, un être supérieur et divin serait venu
s’ajouter à la personne humaine du Fils de Marie puis que cette personne supérieure
et divine se serait retirée et n’aurait pas souffert la croix et la mort. On retrouvera
plus tard, en particulier à l’époque des hérésies nestoriennes, des théories assez
semblables et cette mentalité ressurgit de nos jours, avec une tendance à ne voir en
Jésus qu’un homme et à essayer d’expliquer de façons diverses pourquoi il était « un

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grand inspiré » – la phrase est à la mode aujourd’hui. On cherche par différentes
philosophies à le relier d’une façon ou d’une autre à la divinité.
Même s’ils avaient chacun leur théorie propre, les gnostiques se
caractérisaient à peu près tous par ces trois aspects, que nous retrouvons chez
beaucoup de nos contemporains.

Saint Irénée est frappant dans sa critique des gnostiques, notamment lorsqu’il
s’attaque à un certain Marcos, qui non seulement développe ces philosophies
gnostiques mais est en même temps une sorte de gourou qui essaie de séduire en
particulier les femmes pour les entraîner avec lui, dans un but intéressé car il en tire
de l’argent et du plaisir charnel. Il exerce donc une influence personnelle pour son
plus grand profit à lui. Ce qui est étonnant, c’est que l’on trouve, aujourd’hui
comme alors, les mêmes méthodes, les mêmes théories fumeuses, ce goût plutôt
morbide pour l’ésotérisme, pour des chiffres un peu magiques, pour des
superstitions, pour des guérisseurs qui séduisent, pour l’astrologie, les horoscopes.
C’est pourquoi il faut revenir à la saine doctrine. Évidemment, cela n’excite pas la
curiosité, parce qu’on répète les mêmes choses depuis deux mille ans, mais « le ciel
et la terre passeront, la Parole du Seigneur demeurera éternellement. » 1

Saint Irénée combat les gnostiques par cinq livres qui forment un ensemble
intitulé Contre les hérésies. D’une façon très consciencieuse, il étudie leurs croyances,
qu’il connaît à fond, car il sait qu’on ne peut contredire et réfuter une doctrine que
si on la connaît bien soi-même. Il va ainsi combattre ces trois hérésies, celle qui
oppose le Dieu d’Israël au Dieu de Jésus Christ, celle qui interprète les Écritures à
sa guise et celle qui d’une certaine manière fractionne la personne du Christ, qui
sépare en lui Dieu et l’homme.

Interpréter l’Écriture par l’Écriture


Tout d’abord, saint Irénée va s’efforcer, par une étude très poussée et très
minutieuse des Évangiles, des épîtres de Paul et de Jean et des livres de l’Ancien
Testament, de démontrer l’unité de l’Écriture Sainte. Du même coup, il nous
indique la bonne méthode pour aborder l’étude de l’Écriture Sainte. En effet,
l’erreur fréquente est de la lire de façon fragmentaire : on s’empare de tel Évangile
ou de telle épître ou de tel fragment d’Évangile ou de tel fragment d’épître et on en
cite ce qui nous convient, ce qui nous paraît conforme à notre propre théorie.
Saint Irénée, en citant les hérésies gnostiques, dit qu’en prenant par exemple
tel passage de l’Évangile de Marc, on oublie que ce même Marc a dit à tel autre
endroit ce qu’on nie, ce qu’on ignore : la méthode est arbitraire. Et il montre en
détail l’accord profond qui existe entre tous les évangélistes et les épîtres de Paul,
de Jean et des autres apôtres, de même qu’entre le Nouveau Testament et l’Ancien
Testament.
Il faut faire de la Bible une lecture globale pour saisir l’esprit de l’Écriture
Sainte et pour interpréter l’Écriture par l’Écriture. On ne comprend pas un passage
de l’Évangile ou un passage d’une épître de saint Paul en l’interprétant à travers

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notre philosophie personnelle. C’est cette méthode orgueilleuse et égoïste qui
conduit à toutes les hérésies ; c’est-à-dire que l’hérésie consiste à se servir de
l’Écriture pour justifier sa propre doctrine, au lieu de se mettre à l’écoute de
l’Écriture, au lieu d’écouter la Parole de Dieu. Lorsqu’on adopte cette attitude
d’écoute et qu’on lit tout doucement, progressivement, jour après jour,
semaine après semaine, mois après mois, année après année, l’Écriture Sainte, on en
découvre petit à petit l’unité profonde et on en comprend le sens profond.
Par exemple, saint Irénée nous fait remarquer que saint Luc, l’auteur de
l’Évangile, l’auteur des Actes des apôtres, est aussi le compagnon bien-aimé de saint
Paul. C’est lui qui l’accompagne au cours de tous ses voyages missionnaires à partir
de l’an 50, lorsque Luc passera de Troie, en Asie Mineure, à Philippes, en
Macédoine, pour rester auprès de lui. Il rendra visite à Paul lorsqu’il sera en prison
à Rome ; c’est là que ce dernier, dans l’une de ses lettres, appellera Luc « le
médecin bien-aimé. » Saint Irénée nous fait remarquer aussi que l’Évangile de saint
Luc et les Actes des apôtres traduisent en fait la pensée même de l’apôtre Paul dont
Luc est à la fois le compagnon et le disciple.
Il nous montre donc combien il est absurde et faux d’opposer les Écritures
entre elles. Combien de gens le font encore aujourd’hui, en particulier dans des
milieux judaïsant où l’on a tendance à opposer saint Paul aux évangélistes, comme
si la pensée de Paul était autre que celle des évangélistes, comme si Luc n’était pas
lui-même le traducteur, celui qui exprime la pensée de Paul, comme si Pierre n’était
pas le compagnon de Paul, comme si Marc n’était pas celui qui exprime la pensée
de Pierre, comme si Jean n’était pas l’ami intime de Pierre, comme si Jean et Luc
n’avaient pas connu Mathieu !
Saint Irénée arrive, par une étude détaillée des Évangiles et des épîtres, à
nous démontrer l’unité profonde de tout le Nouveau Testament. En même temps,
en citant sans cesse les prophètes de l’Ancien Testament, en citant la Genèse,
Moïse, le prophète Élie, et abondamment le prophète Isaïe, les Psaumes, comme le
fait le Nouveau Testament, il nous montre aussi sans cesse que c’est la même
pensée, le même Esprit Saint qui inspire la même Parole de Dieu à travers toute la
Bible.

Unité de la Personne du Christ


Par cette lecture globale de la Bible, saint Irénée nous fait découvrir l’unité
profonde de la Personne de Jésus le Christ. Il nous montre que lorsque saint
Mathieu souligne que Jésus, né de la Vierge Marie par l’opération du Saint Esprit,
est le Fils du Très-Haut, il rejoint saint Luc. Dans les deux Évangiles de l’enfance,
Jésus apparaît comme le Fils de la Vierge, mais en même temps comme le Fils de
Dieu devenu Fils de la Vierge. C’est justement ce que nous explique saint Jean
lorsqu’il nous dira « le Verbe s’est fait chair » , le Fils de Dieu est devenu Fils de la
2

Vierge. C’est ce que saint Marc nous fait comprendre dès le début de son Évangile
lorsqu’il nous raconte le baptême de Jésus et que la voix du Père se fit entendre en
l’appelant Fils bien-aimé. Dans tous les Évangiles, dans toutes les épîtres, la
Personne du Christ apparaît une. C’est la Personne même du Verbe incarné, la

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Personne même du Dieu fait chair, du Fils unique de Dieu, vrai Dieu né du vrai
Dieu, Dieu comme son Père, qui est devenu homme.
Saint Irénée insiste sur ce point : parce que Jésus est le Christ, c’est à dire
l’Oint, celui qui a reçu du Père l’onction du Saint Esprit, Il donne à son Église et
aux membres de cette Église ce Saint Esprit qui repose sur Lui. Parce qu’Il est
l’unique Christ, c’est à dire l’unique Oint du Père, oint par l’onction de l’Esprit, Il
donne cet Esprit à son Église. Elle vit de ce don de Dieu, de cet Esprit du Christ,
l’Esprit qui vient du Père et qui repose sur le Fils.
Lorsque le Fils donne son Esprit aux hommes, Il fait de ces hommes des fils
par adoption de l’unique Père. Et c’est cela un chrétien. Un chrétien est un homme
qui est redevenu, par l’onction de l’Esprit, un fils adoptif du Père et, par
conséquent, un homme vivant, un homme en qui l’image de Dieu a été renouvelée,
un homme qui entre dans l’intimité de Dieu parce qu’il est redevenu fils du Père.
C’est la merveille de l’adoption qui fait de nous en même temps des frères.
Saint Irénée nous montre comment cette foi fondamentale de l’Église nous
fait découvrir la joie de la Bonne Nouvelle, de l’unique Évangile, exprimée par les
quatre évangélistes dans la continuité des prophètes et se prolongeant dans
l’enseignement de l’Église du Christ.

La Tradition, permanence de l’Esprit Saint


La foi de l’Église reflète, exprime, continue la prédication des apôtres et nous
permet justement de découvrir l’unité de toute la Bible. Et c’est ce que nous
appelons la Tradition. La Tradition est cette clé, cette permanence de l’Esprit Saint
allant de l’Ancien Testament au Nouveau et du Nouveau à l’Église, inspirant les
prophètes, inspirant les apôtres, inspirant les évangélistes, inspirant l’Église et les
unissant tous dans un même Esprit éclairant l’unique Parole de Dieu,
l’unique Verbe, l’unique Fils.
C’est l’Esprit qui nous fait découvrir l’unité de la Personne du Christ, c’est
l’Esprit Saint qui nous fait découvrir l’unité de la Bible et de la Tradition, l’unité de
la Bible et de l’Église. Alors les philosophes qui citent des paroles de l’Écriture mais
qui ne pénètrent pas l’esprit de l’Écriture, les philosophes qui vivent en dehors de
l’Église et se servent de l’Écriture, au lieu de l’écouter vont la déformer. On ne
comprend l’Évangile que du dedans et on est dedans quand on est dans
l’Église qui a écrit le Nouveau Testament. C’est ainsi que l’on découvre que le Dieu
d’Israël et le Dieu de Jésus Christ est le même, que le Dieu juste de l’Ancien
Testament est déjà un Dieu d’amour et que le Dieu d’amour du Nouveau
Testament ne cesse jamais d’être un Dieu juste.
Évidemment, il y a un aspect progressif dans la révélation. Dieu se découvre
petit-à-petit et ces différents aspects de la richesse divine n’apparaissent pas tous à
la fois, mais ils ne sont jamais en contradiction les uns avec les autres. Et ce que les
prophètes ont vu, ce que les apôtres ont annoncé, ce que l’Église a reçu, c’est
l’unique Personne du Verbe, l’unique visage du Christ éclairé par l’unique Saint
Esprit. C’est cela, la Tradition.

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La rédaction des Évangiles
Les critères auxquels saint Irénée fait appel pour combattre les hérésies de
son époque sont encore valables aujourd’hui et restent des critères d’orthodoxie.
Étant donné que les gnostiques prétendaient être détenteurs d’une tradition
secrète qui aurait transmis à une sorte d’élite privilégiée la pensée du Christ, saint
Irénée leur répond en montrant quels sont les authentiques moyens dont le Christ
s’est servi pour transmettre, non pas clandestinement, mais publiquement, sa
pensée. Il cite ces deux critères fondamentaux qui se confirment l’un l’autre : les
Évangiles et la Tradition des Églises locales. Son témoignage nous donne des
indications très précieuses sur le moment où ont été écrits les Évangiles. « Ainsi
Mathieu publia-t-il chez les Hébreux, dans leur propre langue, une forme écrite
d’Évangile, à l’époque où Pierre et Paul évangélisaient Rome et y fondaient
l’Église. »
3

Il y a dans cette petite phrase une foule de renseignements passionnants. Le


texte primitif de l’Évangile de Mathieu était écrit en araméen de l’époque, dans la
langue parlée par le Christ. Étant donné que Pierre et Paul ont subi le martyre vers
l’an 66, sous Néron, et étant donné que, dans les Actes des apôtres, il n’est pas
encore question de l’arrivée de Pierre à Rome, cela nous situe l’Évangile de Mathieu
d’une façon assez précise, entre 60 et 66, puisque les épîtres de la captivité de Paul
doivent dater à peu près de l’an 60 ou 62. Les Actes des apôtres nous parlent de
Paul mais pas de Pierre, donc le renseignement d’Irénée est très précieux : il
témoigne que Pierre aussi a évangélisé Rome et que ce sont ces deux apôtres qui
ont fondé l’Église de Rome. Il faudrait peut-être un peu nuancer ce témoignage car
lorsque Paul arrive à Rome, il y avait déjà des chrétiens dans cette ville. Le prestige
de l’Église de Rome tiendra justement à ce qu’elle est l’Église où s’est rencontré le
témoignage jusqu’au martyre des deux grands apôtres Pierre et Paul. Saint Irénée
ajoute : « Après la mort de ces derniers, Marc, le disciple et l’interprète de Pierre,
nous transmit lui aussi par écrit ce que prêchait Pierre. »3
Nous nous souvenons que, dans les Actes des apôtres, lorsque Pierre sortit de
prison à Jérusalem, il se réfugia dans la maison de la mère de Marc 4, c’est-à-dire que
le lien d’amitié entre Pierre et la famille de Marc est très ancien. L’Évangile de Marc
est en quelque sorte un résumé de la catéchèse de Pierre et nous avons ainsi le
témoignage que c’est véritablement la prédication apostolique qui est reproduite
dans
l’Évangile de Marc. Le texte nous donne l’impression que la rédaction se situe peu
après la mort de Pierre et de Paul, aux environs de l’an 70. (Dans le Nouveau
Testament, il y a très peu d’indications de dates précises, sauf lorsque Luc parle du
baptême de Jean. Les dates ne sont pas une préoccupation de l’époque.)
Saint Irénée parle aussi de Luc : « De son côté, Luc, le compagnon de Paul,
consigna en un livre l’Évangile que prêchait celui-ci. Puis Jean, le disciple du
Seigneur, celui-là même qui avait reposé sur sa poitrine, publia lui aussi l’Évangile,
tandis qu’il séjournait à Éphèse, en Asie. »
3

Toutes les spéculations contemporaines pour savoir si l’Évangile de Jean avait


vraiment été écrit par lui sont ici réfutées. Irénée sait bien de quoi il parle puisque

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lui-même est originaire de Smyrne, qui n’est pas très loin d’Éphèse, et que, pour se
rendre de Smyrne en Occident, il était certainement passé par Éphèse et qu’il avait
des liens étroits avec cette ville. Saint Irénée nous donne à propos de Jean un détail
supplémentaire en nous disant que Jean séjourna à Éphèse « jusqu’à l’époque de
Trajan. » Trajan a régné de 98 à 117, donc puisque nous savons que Jean séjournera
à Éphèse au moins jusqu’en 98, cela situe l’Évangile de Jean également tout à fait
vers la fin du I siècle. Nous voyons par là que les quatre Évangiles avaient été
er

écrits avant l’an 100. Saint Irénée ne nous parle pas du texte grec de Mathieu, il a
donc été traduit un peu plus tard, étant donné qu’il y a dans le texte de Mathieu
certaines citations de Marc. Apparemment le traducteur a ajouté des
renseignements qu’il avait mis autre part et il est très difficile de discerner ce qui,
dans l’Évangile actuel de Mathieu, est une traduction du texte hébreu et ce qui est la
partie recopiée.

Remarquons la phrase « une forme écrite d’Évangile ». On oublie trop


souvent, de nos jours, que ce que nous appelons « les Évangiles » ne sont en fait
que des formes écrites de la Bonne Nouvelle. Les apôtres, tant Pierre que Paul que
Jean, n’ont pas attendu la rédaction, la forme écrite, pour annoncer la Bonne
Nouvelle. Les Évangiles sont des témoignages écrits de la prédication apostolique,
qui est antérieure à ce témoignage écrit. Le texte écrit est important parce qu’il est
un témoignage essentiel de cette prédication (et beaucoup plus ancien, évidemment,
que les hérésies des gnostiques), d’où tout le poids et le prestige des Évangiles.
Cependant, n’oublions jamais que le Nouveau Testament n’est pas une sorte de
Coran qui serait tombé du ciel, mais qu’il a été écrit progressivement. Nous ne
sommes pas une religion du livre. Il y a un enseignement vivant des prophètes et
des apôtres, fixé par écrit. Le livre regroupant tous les écrits canoniques est établi à
peu près à l’époque de saint Irénée. Ce témoignage est fondamental et on ne peut
pas être imprégné de l’Esprit du Christ si on ne lit pas les Écritures Saintes. Quand
on cesse de lire les Écritures, toutes les déviations commencent. C’est là tout de
même le critère objectif de la foi chrétienne.

La succession apostolique
Irénée va plus loin : il nous montre que la prédication des apôtres, la
Tradition apostolique, ne nous a pas simplement été transmise sous cette
forme écrite des Évangiles, mais que cette même Tradition a été conservée
dans les Églises locales : « Lorsqu’à notre tour nous en appelons à la Tradition
5

qui vient des apôtres et qui, grâce aux successions des presbytres, se garde
dans l’Église, [les gnostiques] plus sages que les presbytres et même que les
apôtres, ont, assurent-ils, trouvé la vérité pure, […] tandis que nous justement
nous avons ce témoignage des apôtres précieusement conservé par leurs
successeurs dans les Églises. »6

Il va citer ces Églises locales qui vont préserver, transmettre, l’enseignement


des apôtres : « Il serait trop long dans un ouvrage tel que celui-ci d’énumérer les
successions de toutes les Églises. » Mais il prend comme exemple l’une d’entre
7

9
elles : « L’Église très grande, très ancienne et connue de tous, que les deux très
glorieux apôtres Pierre et Paul fondèrent et établirent à Rome ; en montrant que la
Tradition qu’elle tient des apôtres et la foi qu’elle annonce aux hommes sont
parvenues jusqu’à nous par des successions d’évêques, nous confondrons tous ceux
qui, de quelque manière que ce soit, par infatuation, ou par vaine gloire, ou par
aveuglement et erreur doctrinale, constituent des groupements illégitimes : car avec
cette Église, en raison de son origine plus excellente, doit nécessairement s’accorder
toute l’Église, c’est-à-dire les fidèles de partout, elle en qui toujours, au bénéfice de
ces gens de partout, a été conservée la Tradition qui vient des apôtres. » 7

L’Église de Rome jouissait à l’époque d’un prestige particulier parmi les


autres Églises. Il n’est pas question d’un chef de l’ensemble de l’Église, selon une
conception bien plus tardive, mais d’une Église locale, l’Église de Rome qui sert aux
autres de norme par sa foi et qui par conséquent préside dans l’amour aux autres
Églises. Saint Irénée nous donne donc un beau témoignage en faveur de l’Église de
Rome, qui définit bien sa vocation. Mais attention ! une vocation, il faut y rester
fidèle, l’homme et les communautés humaines sont libres, il n’y a rien
d’automatique dans la fidélité d’une Église locale à la Tradition des apôtres. L’Église
de Rome a cette vocation d’être par excellence fidèle à l’enseignement apostolique
et apparemment, si nous étudions l’histoire de l’Église, elle demeurera fidèle à cette
vocation au moins jusqu’au V siècle. (Il est peut-être bien, sans être présomptueux,
e

de rappeler à l’Église de Rome ce que saint Jean disait à l’Église d’Éphèse : « Méfie-
toi que ta lampe ne te soit pas ôtée. » Aucun charisme, aucun don de l’Esprit à une
8

personne ou à une Église n’est automatique, il faut toujours librement l’accueillir et


le conserver. Moi je puis ne pas être fidèle à mon sacerdoce, je peux – Dieu m’en
garde – trahir mon sacerdoce ! Ce n’est jamais automatique.) Au moins jusqu’au IV e

siècle, avec le rôle très important que jouera l’Église de Rome et Léon le grand au
Concile de Chalcédoine, l’Église de Rome conservera cette réputation d’être un
phare de l’orthodoxie et c’est pourquoi l’Église orthodoxe fête avec solennité la
mémoire de la plupart des papes de Rome de ces premiers siècles.
Au VII siècle, lorsque le pape Honorius se ralliera à l’hérésie monothélite, ce
e

prestige de l’Église de Rome sera fortement ébranlé et il est certain qu’après la


période assez sombre que seront les VIII et IX siècles, elle perdra, au moins en
e e

Orient, cette réputation. Les patriarches de Constantinople ont eu bien plus


d’hérésies (n’oublions pas que Nestorius était chef des hérétiques et patriarche de
Constantinople), mais ce que nous soulignons ici, c’est que ce rôle de phare,
l’Église de Rome l’avait perdu bien avant le schisme. Il est évident qu’à l’époque du
VII concile œcuménique au VIII siècle, en Orient, on ne se tournait plus vers
e e

Rome pour recevoir les lumières. Rappelons-nous alors la phrase du Christ : Dieu
peut même avec des pierres susciter des fils à Abraham . Dieu fasse que l’Église de
9

Rome puisse retrouver cette fonction de phare.

Saint Irénée va, avec beaucoup de précisions, nous donner les noms des
premiers évêques de Rome pour nous montrer la succession apostolique : le
premier pape de Rome nous est nommé, il s’agit de Lin (Linus en latin), dont Paul

10
fait mention à la fin de son épître à Timothée, lorsqu’il lui demande de transmettre
les salutations de Lin à son entourage : « Les bienheureux apôtres remirent à Lin la
charge de l’épiscopat. » Les apôtres Pierre et Paul ne sont pas des évêques d’une
10

ville (c’est pourquoi il est absurde de parler de Pierre comme du premier pape. Il
n’a jamais été l’évêque d’un lieu, il est fondateur comme Paul de l’Église de Rome,
comme de celle d’Antioche.) Après Lin, ce sera Anaclet puis Clément (l’auteur de
l’épître), Évariste, Télesphore, Hygin, Pie, Anicet, Soter et Éleuthère qui vivait
encore à l’époque d’Irénée.
Saint Irénée nous donne aussi l’exemple de l’Église de Smyrne, en évoquant
le souvenir de Polycarpe, ce disciple de Jean, qui vécut si longtemps et
qu’Irénée lui-même avait connu. Et enfin il cite l’Église d’Éphèse, fondée par Paul
et où Jean demeurera jusqu’à l’époque de Trajan, comme un autre témoin véridique
de la Tradition des apôtres.
Nous voyons donc bien que ces Église locales, Rome en premier lieu, mais
aussi Smyrne et Éphèse, recueillent, conservent, transmettent l’enseignement des
apôtres, le même que celui qui est recueilli par écrit dans les Évangiles.

Le démon n’a de pouvoir que sur ceux qui se soumettent à sa séduction.


Saint Irénée souligne aussi la relativité du pouvoir du Malin. Il nous rappelle
– la phrase est de saint Jean – que Satan est le père du mensonge et que, par
conséquent, lorsqu’il tente le Seigneur Jésus dans le désert, il lui dit : « Je peux te
donner tous les royaumes de ce monde car le pouvoir m’en a été donné. » C’est un
11

mensonge : il n’a même pas ce pouvoir-là. Certes, il est le prince de ce monde, le


prince du monde déchu, celui qui peut tenter les gens par son pouvoir relatif ; mais
il n’a ce pouvoir que sur ceux qui succombent à sa séduction. Il n’a aucun pouvoir
sur les enfants de Dieu car c’est à eux que le Seigneur a dit : « Voici, Je vous donne
le pouvoir de fouler aux pieds les serpents et les scorpions ainsi que toute la
puissance de l’ennemi. » 12

Le pouvoir du démon est donc un faux pouvoir, il n’est pas le Créateur, il


n’est qu’une créature et c’est en cela que la foi chrétienne diffère du manichéisme.
Le manichéisme avait deux dieux, un dieu du bien et un dieu du mal. Les chrétiens
n’ont qu’un Dieu, le Dieu du bien, le Dieu Tout-Puissant. Et lorsque les créatures
libres de ce Dieu Tout-Puissant font le mal, lorsque Dieu, qui leur a donné la
liberté, ne reprend pas son don et leur laisse par conséquent le pouvoir de faire le
mal, cela ne leur donne pas pour autant le dernier mot. Le dernier mot revient
toujours au Dieu créateur, au Dieu qui a vaincu le démon sur la Croix. Il y a donc là
un optimisme fondamental, qui ne nie pas la réalité du mal, mais nous fait savoir
que le démon est vaincu, que son pouvoir ne dure qu’un temps, que son pouvoir
n’est que relatif et qu’il n’a de pouvoir que sur ceux qui veulent bien se soumettre à
sa séduction.

L’enfer : une privation éternelle des biens de Dieu


Saint Irénée aborde les problèmes de l’eschatologie, mot qui vient du terme
grec escaton, qui veut dire les dernières choses, les fins dernières. Il aborde donc

11
l’histoire de la fin du monde, de la fin de l’homme, de la destinée ultime de
l’homme. Il va nous parler du jugement et nous explique ce qu’est le châtiment
éternel de l’enfer : l’enfer est une privation éternelle des biens de Dieu. Nous
sommes très loin de la mythologie médiévale avec les petits démons fourchus
torturant les damnés. Non, celui qui a choisi librement de refuser le bien, de refuser
Dieu, Dieu ne va pas les lui imposer, il en sera privé : « Si la chair et le sang sont ce
qui nous procure la vie, ce n’est pas à proprement parler de la chair et du sang qu’il
a été dit qu’ils ne peuvent hériter du Royaume de Dieu, mais des actions charnelles.
Ce sont elles qui, en détournant l’homme vers le péché, le privent de la vie. » 13

Ici, il réagit contre une théorie des gnostiques tirée de la phrase du Seigneur
Jésus Lui-même : « C’est l’esprit qui vivifie, la chair ne sert de rien. » Ou, selon
14

saint Paul : « La chair et le sang ne peuvent hériter du Royaume de Dieu. » Saint 14

Irénée nous explique qu’il s’agit de la chair et du sang lorsqu’ils sont vendus au
péché. C’est lorsque l’homme se détourne de Dieu qu’il est privé de Dieu par son
libre choix. Cette privation est le châtiment éternel, le choix libre de ceux qui ne
veulent pas de Dieu. Mais la chair et le sang en eux-mêmes peuvent être
transformés, transfigurés, imprégnés du Saint Esprit, peuvent devenir des corps
glorieux, comme le Christ ressuscité, et par conséquent avoir part au Royaume. Ce
n’est pas la chair et le sang en eux-mêmes qui n’auront pas part au Royaume de
Dieu, mais ce sont les actions par lesquelles la chair et le sang se mettent au service
du Malin.

Le règne de l’antichrist
Puis saint Irénée va parler de l’Apocalypse de saint Jean. Il nous donne un
renseignement historique intéressant en nous disant que saint Jean l’a écrit vers la
fin du règne de Domitien, c’est-à-dire tout à fait à la fin du I siècle : « Car il n’y a
er

pas très longtemps que l’Apocalypse a été vue [apocalypse en grec veut dire
« révélation »] mais cela s’est passé presque au temps de notre génération, vers la fin
du règne de Domitien. » Ceci est intéressant pour deux raisons : on peut ainsi
15

identifier l’auteur de l’Apocalypse comme étant l’évangéliste saint Jean et l’on peut
aussi dater le texte, la fin du règne de Domitien se situant aux environs de l’an 96.
Si le dernier livre du Nouveau Testament est écrit tout à fait à la fin du I siècle, cela
er

confirme que la totalité du Nouveau Testament sera terminée avec le I siècle.


er

Cela va être l’occasion de parler de l’antichrist. Saint Irénée nous rappelle ce


que nous disait saint Jean dans l’Apocalypse, ce que nous disait aussi saint Paul dans
l’épître aux Thessaloniciens : il y aura, à la fin des temps, un règne, un triomphe
apparent de l’antichrist s’installant dans le Temple de Jérusalem, dans le lieu même
de la présence de Dieu, et qui pourra tromper, séduire même, les élus par ses
merveilles et ses miracles. N’oublions pas que les merveilles, les miracles, ne sont
pas nécessairement des signes de la puissance de Dieu. Notre foi n’est pas fondée
sur des miracles. Nous n’avons pas d’autre signe que le signe de Jonas, la
Résurrection du Christ, pour fonder notre foi.
Mais le Malin aussi peut faire des merveilles qui trompent les fidèles. C’est
par l’Esprit Saint, « c’est par leurs fruits que vous les jugerez » . Dieu n’est pas un
16

12
faiseur de merveilles, tandis que Satan, lui, sera un faiseur de merveilles et
l’antichrist fera des merveilles pour égarer les fidèles. Alors, ne nous laissons pas
égarer par les soi-disant voyants, par les faiseurs de prodiges, par tous ceux qui
arrivent à séduire tous les gens superstitieux comme le fera à la fin des temps
l’antichrist.

Millénarisme de saint Irénée


Saint Irénée va nous parler du sort des morts. Il faut dire qu’il va un peu faire
fausse route. Les Pères de l’Église ne sont pas infaillibles, en effet, et un Père à lui
seul ne peut définir la Tradition de l’Église. Ceci est important : la Tradition se situe
dans l’accord, dans le consensus de tous les Pères témoignant ainsi de
l’enseignement des apôtres. Mais il arrive de temps à autre qu’un Père – et cela leur
est arrivé plus ou moins à tous – développe parfois une théorie personnelle qui ne
sera pas reprise par les autres Pères, qui ne sera pas acceptée par la conscience de
l’Église.
Ici, saint Irénée développe une erreur : il va interpréter l’Apocalypse de façon
littérale, notamment la phrase du Seigneur Jésus : « La terre appartiendra aux
doux » ; et le règne final du Messie, le règne de mille ans dont nous parle
17

l’Apocalypse, il va l’interpréter littéralement comme le fait qu’il y aura à la fin des


temps, pendant mille ans après la résurrection des justes, un règne des justes sur la
terre. C’est ce qu’on a appelé le millénarisme.
Mais saint Irénée, apparemment, n’a pas senti que la terre sur laquelle les
justes règneraient s’identifierait avec la Jérusalem céleste et que la
Jérusalem terrestre symbolisait et représentait cette Jérusalem céleste, le Royaume
de Dieu. Lui, au contraire, sépare les deux : il voit un règne des justes pendant un
millénaire, qu’il appelle le 7 millénaire, avant la montée au Ciel des justes, de
ème

même que le Christ apparaît pendant quarante jours sur terre entre sa Résurrection
et son Ascension. Cette théorie, qui peut trouver des appuis dans certains textes de
l’Écriture, n’a pas été adoptée par la Tradition chrétienne, elle n’a pas été reprise par
ceux qui ont suivi saint Irénée, ni n’a été exprimée par les apôtres, ni par les Pères
qui l’ont précédé.
On peut donc dire que sur ce point, et uniquement sur ce point-là, saint
Irénée s’est un peu éloigné de la grande Tradition de l’Église. Ceci est très
important parce que l’on voit que, même en étudiant les Pères, nous devons
conserver notre jugement critique, mais nous ne pouvons juger les Pères que par
les Pères et par l’Écriture. C’est dans leur consensus, c’est dans leur accord, que
réside la grande ligne de la Tradition apostolique, mais lorsque tel ou tel Père se
laisse aller à développer parfois une théorie un peu personnelle, l’ensemble des
autres Pères peut le corriger. Ce sera le cas, par exemple, de Saint Grégoire de
Nysse, qui ira jusqu’à nier la réalité du châtiment éternel, ce qui ne sera pas repris
par les autres Pères.
Nous voyons donc que la connaissance de l’orthodoxie se découvre à travers
l’unanimité, la permanence de l’enseignement des Pères, mais lorsque telle ou telle
doctrine est enseignée par un seul Père, à une époque, sur un point particulier, cela

13
ne fait pas partie de la Tradition. Pour qu’un enseignement patristique fasse partie
de la Tradition, il faut qu’il se retrouve chez les autres Pères, de siècle en siècle.
C’est dans la continuité et dans l’unanimité de l’enseignement des apôtres, repris
par l’ensemble des Pères, par l’ensemble des conciles, reconnus par l’ensemble de la
conscience de l’Église à travers les siècles, que réside ce que nous appelons la
Tradition apostolique.

NOTES

1. Lc 21, 33.
2. Jn 1, 14.
3. C. H. III, 1, 1.
4. Cf. Ac 12, 12.
5. Les gnostiques prétendaient avoir une tradition secrète.
6. C.H. III, 2, 2.
7. C.H. III,3, 2.
8. Cf. Ap 2, 5.
9. Cf. Mt 3, 9.
10. C.H. III, 3,3
11. Cf Lc, 4, 6.
12. Lc 10, 19.
13. C. H. V, 14, 4.
14. Jn 6, 63 et 1 Cor 15, 50.
15. C. H. IV
16. Mt 7, 16.
17. Cf. Ap 21.

DÉMONSTRATION DE LA PRÉDICATION APOSTOLIQUE

A u cours du troisième quart du VI siècle, des Arméniens s’étaient


e

réfugiés à Constantinople. Pour donner à ces jeunes réfugiés politiques une culture
philosophique et
théologique, on traduisit du grec en arménien l’ouvrage de saint Irénée intitulé
Démonstration de la prédication apostolique.
Au XIII siècle, à l’époque des croisades, on copia ce manuscrit arménien
e

pour le père d’un roi d’Arménie, un archevêque du nom de Johannes. Et ce n’est


que sept cents ans plus tard, en 1904, qu’un prêtre arménien découvrit ce manuscrit
dans une église en Arménie. Celui-ci fut publié en 1907 en Allemagne. Ce
document arménien fut traduit pour la première fois en français vers 1916, puis
publié dans les Sources chrétiennes en 1958. Il a ainsi fallu dix-huit siècles et demi

14
pour que cet ouvrage revienne dans le pays où il avait été écrit. Nous n’en
possédons plus l’original grec.
Cette histoire est intéressante car elle montre les étranges cheminements de
la Providence : combien peu le traducteur du VI siècle pouvait imaginer que ce
e

serait grâce à lui que la Gaule retrouverait, douze siècles plus tard, un ouvrage écrit
par son propre évêque. Cela nous montre comment l’action d’un homme, prise en
main par la Providence, peut porter des fruits des siècles plus tard. Il n’y a pas que
le mal qui chemine dans le monde, mais aussi le bien. Quand donc on écrit quelque
chose, ou quand on vit quelque chose de vrai et de bon, cette parole d’homme, si
elle est reliée à la Parole de Dieu, peut atteindre des cœurs des siècles après avoir été
prononcée. Je trouve, pour ma part, que cela est extrêmement réconfortant.

La vérité et la foi
Il y a trois parties dans le livre. La première concerne le mystère de Dieu.
Saint Irénée commence par souligner qu’il n’y a qu’un seul chemin qui conduit au
Royaume des Cieux en unissant l’homme à Dieu. Ce chemin, il l’appelle la piété. Ce
chemin est la Personne même du Christ en qui Dieu et l’homme, la nature
humaine et la personne de Dieu, sont unis.
Saint Irénée fait remarquer que l’homme étant corps et âme, il y a deux
éléments qui nous séparent de Dieu et qui constituent l’impiété : l’erreur pour l’âme
et la souillure pour le corps. Inversement, il y a deux chemins qui nous mènent vers
la piété : la vérité pour l’âme et la pureté du corps. Ce sont deux éléments forts
dévalorisés à notre époque.
La notion de vérité est dévalorisée par un excès de relativisme : « À chacun sa
vérité », disent les modernes. La notion d’une vérité absolue, l’idée qu’il n’y a pas de
salut sans vérité, n’est pas à la mode. Le « dogmatisme » est cloué au pilori. On
pense que la tolérance consiste à chercher à mettre tout le monde d’accord, à
accepter de concilier les opinions de tout le monde en essayant d’accommoder
toutes les demi-vérités. Non ! La tolérance ne consiste pas à dire que ceux qui sont
dans l’erreur ont aussi raison que ceux qui sont dans la vérité. La tolérance consiste
à accepter le droit de ceux qui sont dans l’erreur de soutenir leur opinion, mais en
sachant qu’ils sont dans l’erreur. Il n’y a pas besoin d’être tolérant pour accorder la
liberté à quelqu’un si l’on pense qu’il a autant raison que nous. En revanche, on a
besoin d’être tolérant lorsque l’on est convaincu d’avoir raison, lorsque l’on est
convaincu que l’autre est dans l’erreur. Il ne faut pas confondre indifférentisme et
tolérance. La tolérance consiste à respecter les libertés de l’autre, même lorsque
nous sommes convaincus qu’il a tort.

Pour saint Irénée, les impies sont ceux qui ne rendent pas de culte à « l’Être
par essence », c’est-à-dire Dieu. Essayons de bien comprendre cette idée car elle est
très importante. Il rappelle que ce qui nous unit à Dieu est la vérité. Le Christ dit :
« Je suis le chemin, la vérité et la vie. » Il ne nous dit pas qu’Il nous donne la vérité,
1.

Il nous dit qu’Il est la vérité, ce qui signifie que par la vérité nous communions au
Christ. Or la vérité (et la foi) a pour objet des choses qui existent réellement. Le

15
Verbe, nous explique saint Irénée, a affirmé à Moïse : « Je suis l’Être ». C’est un
commentaire de la fameuse phrase : « Je suis qui Je suis, Je suis, voilà mon nom. » 2

Saint Irénée interprète cette phrase comme la Septante, dans le sens ontologique,
c’est-à-dire dans le sens de l’être.
La foi ne consiste pas à croire à n’importe quoi. La foi, c’est croire ce qui est.
C’est pourquoi elle sauve : elle nous conduit vers l’être, vers la réalité. Ce n’est que
par la foi que nous pouvons atteindre à l’être, à la réalité profonde. La foi n’est pas
simplement une attitude subjective. Ce n’est pas une « méthode Coué ». La foi
sauve dans la mesure où elle nous conduit à la vérité. Croire à quelque chose de
faux ne nous sauve pas, bien au contraire. Si vous êtes convaincu qu’en sautant par
la fenêtre vous serez portés par les anges ou par l’air et que vous sautez, votre foi
ne va pas vous sauver mais vous perdre. La foi en un mensonge nous perd. La vraie
foi sauve parce qu’elle est une foi en la vérité. D’où la phrase du prophète Isaïe, que
cite saint Irénée : « Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas non plus. » En
d’autres mots, ce qui fait la valeur de la foi, c’est qu’elle nous conduit vers la vérité,
c’est-à-dire vers l’Être, vers ce qui est vraiment, c’est-à-dire Dieu. La foi nous
amène à la connaissance de Dieu. La foi nous conduit au centre de la réalité. C’est
finalement le croyant qui est réaliste, parce qu’il mise sur ce qui est vraiment, non
sur ce qui paraît être.

La pureté du corps
N’oublions pas que la piété qui nous unit à Dieu est non seulement la vérité
pour notre âme, mais aussi la pureté du corps. Les gnostiques avaient tendance à
dire que ce qu’on faisait avec son corps n’avait pas d’importance, pourvu que
l’intelligence puisse atteindre à la connaissance vraie. Le corps pouvait faire le mal,
pourvu que l’intelligence connaisse la vérité. Or, saint Irénée souligne l’unité de
l’homme, corps et âme. Il résume tout cela en disant : « Nous devons tenir
inflexible la règle de la foi et accomplir les commandements de Dieu. » Avec un 3

corps impur, et par conséquent avec un cœur impur, on ne peut pas atteindre à la
connaissance de la vérité. C’est toute la différence entre la vérité chrétienne et la
vérité mathématique. L’homme peut souiller son corps et être un très bon
mathématicien, mais il ne peut atteindre à la vérité du Christ. Il faut qu’il purifie son
corps pour contempler la vérité divine. L’ascèse du corps est indispensable à la
connaissance de la vérité.
Saint Irénée va plus loin : il nous dit que la foi conduit au baptême et que
c’est par le baptême au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit qu’a lieu notre
nouvelle naissance en Dieu. Nous devenons fils du Dieu éternel et nous accédons
aussi à la connaissance du mystère de Dieu de l’intérieur. Finalement, la porte de la
connaissance de Dieu est le baptême.

Nous voyons donc le lien établi par saint Irénée entre l’importance de la
vérité, l’importance de la pureté du corps et l’importance du sacrement. C’est à
travers les trois, c’est-à-dire la vérité de l’âme, la pureté du corps, mais surtout la foi

16
et le baptême, que nous allons accéder à la connaissance de Dieu, par cette
nouvelle naissance en Dieu, lorsque nous devenons vraiment fils du Dieu éternel.

Contenu de la foi vraie


Tout est à Dieu. Dieu est Tout-Puissant. Tout vient de Dieu. Cela conduit
saint Irénée à dire : « Un seul Dieu le Père qui a créé et organisé l’ensemble des
choses et a fait exister ce qui n’était pas. » Nous retrouvons ce qui sera formulé
4

dans la première phrase du Credo de Nicée : « Je crois en un seul Dieu, le Père Tout-
Puissant, Créateur du ciel et de la terre et de toutes les choses visibles et invisibles. »
Nous voyons que la foi apostolique est permanente : entre ce que disent les apôtres
dans le Nouveau Testament, entre ce qui est confessé dans l’Ancien Testament et
ce que dira l’Église, c’est toujours la même foi.
Dans l’expression : « Faire exister ce qui n’était pas », on retrouve la première
phrase de la Genèse. « Au début, Dieu créa le ciel et la terre. » Cette phrase se
trouve aussi dans le livre des Maccabées, lorsque la mère encourage son fils à
confesser jusqu’au bout, même s’il doit subir le martyre et la mort, le Dieu qui a tiré
toute chose de la non-existence à l’être. C’est elle qui souligne que Dieu nous a fait
à partir de rien : « Regarde, mon enfant, le ciel et la terre et sache que Dieu les a
créés à partir de rien. »
5

De là commence la foi (comme le dit l’auteur de l’épître aux Hébreux).


Découvrir Dieu n’est pas si évident : c’est découvrir que tout ce qui existe n’a pas
toujours existé mais a été créé à partir de rien. Après tout, les matérialistes
modernes n’ont fait que rejoindre les physiocrates de l’antiquité grecque, qui
pensaient qu’à l’origine du monde il y avait une matière éternelle. (Ils spéculaient
pour savoir s’il s’agissait du feu, de l’eau ou de la terre.) Par un acte de foi, nous
reconnaissons qu’au début était le Créateur. Le mystère de Dieu commence par la
découverte des mystères de la création et cela est une révélation, cela ne va pas de
soi. Lorsqu’on a découvert que c’est Dieu qui a tout créé, que c’est Dieu qui
continue à tout créer et que, par conséquent, l’être est en Dieu, nous découvrons
alors qu’à chaque instant nous dépendons de lui, nous sommes en
dépendance permanente du Créateur. C’est l’origine de la prière. Il faut revenir à ces
vérités premières.
Saint Irénée poursuit : « Dieu est intelligent ». En essayant de retrouver, au
delà du mot arménien, le mot grec qui a dû être employé, le traducteur aboutit à la
conclusion qu’il s’est sans doute servi du mot grec logicos, dérivé de logos. Dieu est
intelligent, c’est-à-dire qu’Il est Verbe. Il ajoute que Dieu est Esprit. Il cite alors le
Psaume 32, 6, verset fondamental : « Par la Parole du Seigneur, les cieux ont été
établis et par son Esprit est toute leur puissance. » Selon toute la Tradition de
l’Église, c’est la confession la plus explicite que nous trouvons dans l’Ancienne
Alliance du mystère de la Divine Trinité. Saint Irénée ajoute : « Le Verbe, c’est le
Fils », puis, ce qui est plus contestable : « L’Esprit est la Sagesse. » Il y a là un
certain flottement chez les Pères, puisque d’autres Pères, comme saint Justin,
identifient la Sagesse de l’Ancien Testament avec la Personne du Fils de Dieu plutôt
qu’avec celle de l’Esprit. Saint Irénée aboutit à une interprétation de l’épître aux

17
Éphésiens : « Un seul Dieu qui est au dessus de toutes choses et avec toutes choses
et en nous tous. » Au dessus de tous, le Père, avec tous, le Fils, en nous tous,
6

l’Esprit.
L’idée que le Christ est avec tous nous fait retrouver l’affirmation de saint
Paul dans l’épître aux Colossiens : « C’est en Lui que tout a été créé. » Tout ce qui
7

existe est en Lui et avec Lui. Il est la pensée de toutes choses, la pensée du cosmos,
de l’univers. Cette phrase montre bien que toute la création se trouve dans le Fils,
mais comme l’arianisme l’interprétait en disant que le Verbe est une créature, elle a
été discréditée, de peur d’interpréter l’épître aux Colossiens dans un sens arien. En
raison de cette crainte, on a tendance à laisser de côté l’idée que toute la création
subsiste et est maintenue en la Personne du Verbe, du Logos, que le Logos est la
raison de l’univers, la raison de toute chose, la pensée de l’univers.
Quant à l’Esprit, Il est en nous tous. C’est lui qui donne la vie, c’est la source
de vie, comme nous le proclamons dans le Credo. C’est lui qui entretient la vie. Saint
Irénée introduit une idée que l’on retrouvera chez saint Basile : « C’est le Saint
Esprit qui montre le Verbe. » Il précise : « Ce sont les prophètes qui ont annoncé le
Fils. » Le Saint Esprit est un faisceau de lumière qui projette l’image du Christ sur
notre cœur. « C’est le Fils qui élève auprès du Père » , c’est le Verbe, le Fils qui fait
4

connaître le Père. Dans l’Esprit, nous contemplons donc le visage du Fils, visage
qui nous fait connaître le Père. Tout commence par le don de l’Esprit grâce auquel
nous discernons le visage du Christ et par Lui nous parvenons à la connaissance du
Père.
Après avoir dit que l’Esprit montre le Verbe, saint Irénée ajoute : « Et le
Verbe articule l’Esprit. » Ici, notre auteur pense à une personne qui parle : le souffle
sort de sa bouche et la parole transforme, articule le souffle en parole. La parole
exprime le souffle. Ce qui sort du Père, c’est l’Esprit, le Souffle, mais c’est le Fils
qui en quelque sorte exprime le Souffle, l’articule, le rend intelligible. En langage
moderne, j’interpréterais ce mot « articule » en disant « rend intelligible ».
L’Esprit sort du Père, montre le Verbe, le Verbe articule l’Esprit et nous
élève auprès du Père. Saint Irénée aboutit donc à la conclusion suivante : « Voici la
règle de notre foi [nous dirions aujourd’hui le symbole de notre foi], le fondement
de l’édifice et ce qui donne fermeté à notre conduite : Dieu le Père, incréé, qui n’est
pas contenu, invisible, un seul Dieu, créateur de l’univers, tel est le tout premier
article de notre foi. Mais comme deuxième article : le Verbe de Dieu, le Fils de
Dieu, le Christ Jésus notre Seigneur, qui est apparu aux prophètes selon le genre de
leur prophétie et selon l’état des économies du Père, par qui toute chose a été faite,
qui, en outre, à la fin des temps, pour récapituler toute chose [nous reconnaissons la
phrase de l’épître aux Éphésiens], s’est fait homme parmi les hommes, visible et
palpable, pour détruire la mort, faire apparaître la vie et opérer une communion de
Dieu et de l’homme. Et comme troisième article : le Saint Esprit, par lequel les
prophètes ont prophétisé et les gens ont appris ce qui concerne Dieu et les justes
ont été guidés dans la voie de la justice et qui, à la fin des temps, a été répandu
d’une manière nouvelle sur notre humanité, pour renouveler l’homme sur toute la
terre en vue de Dieu. » 8

18
Nous avons là une conception trinitaire sous une forme qui ne nous est pas
habituelle, puisque nous sommes habitués à la formulation du Credo de Nicée-
Constantinople. Au fond, tout ce que nous confessons dans le Credo, dans un
langage post-arien et post-macédonien (un langage qui voudrait faire échec à la fois
à Arius qui niait la divinité du Fils et à Macedonius qui niait la divinité de l’Esprit),
toute la foi orthodoxe, est déjà confessé par Irénée de Lyon dans un langage peut-
être plus proche du Nouveau Testament, bien que moins élaboré. Encore une fois,
nous voyons la permanence de la foi, depuis les apôtres jusqu’à nos jours.

Le baptême
Saint Irénée continue : « C’est pourquoi notre nouvelle naissance, le baptême,
a lieu par ces trois articles. » Cela signifie que le baptême a lieu au nom d’une
9

confession de foi, au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit. Quand il dit : « par
ces trois articles », cela pourrait impliquer un contenu du baptême semblable à celui
du baptême à Rome, du temps de saint Hyppolite, où le chrétien était immergé une
première fois après avoir confessé le Père, une deuxième fois après avoir confessé
le Fils, une troisième fois après avoir confessé le Saint Esprit. Ainsi, le baptême était
– et reste – une véritable initiation à la connaissance des trois Personnes : il y a non
seulement confession par la bouche, mais immersion dans les trois Personnes.
Nous voyons à quel point le baptême est lié à notre connaissance du mystère de
Dieu. C’est par le baptême que nous entrons dans le mystère divin.
« Le baptême nous accorde la grâce de la nouvelle naissance en Dieu le Père
par le moyen de son Fils, dans l’Esprit Saint. Car ceux qui portent l’Esprit de Dieu
sont conduits au Verbe, c’est-à-dire au Fils, mais le Fils les présente au Père et le
Père leur procure l’incorruptibilité. Donc, sans l’Esprit, il n’est pas possible de voir
le Fils de Dieu et sans le Fils, personne ne peut approcher du Père, car la
connaissance du Père c’est le Fils et la connaissance du Fils de Dieu se fait par le
moyen de l’Esprit Saint. Quant à l’Esprit, c’est selon qu’il plaît au Père que le Fils le
dispense, à titre de ministre, à qui veut et comme veut le Père. » 9

Nous apercevons le mouvement aller-retour que nous explicitera saint Basile.


Tout vient du Père par le Fils et dans l’Esprit. Tout retourne au Père, dans
l’Esprit au Fils et du Fils au Père.

Jésus Christ dans l’Ancien Testament et dans l’Église


Ensuite, ce n’est pas à travers le Nouveau Testament, les Évangiles, mais une
étude de l’Ancien Testament – Genèse, Exode, Isaïe – que saint Irénée nous
raconte l’économie du Christ. Il souligne ainsi que les prophètes, sous l’impulsion
du Saint Esprit, nous montraient déjà le visage du Christ, qui nous conduit au
Père.
Saint Irénée nous dit du Décalogue qu’il est écrit « par le doigt de Dieu [le
doigt de Dieu est ce qui sort du Père] dans le Saint Esprit. » Ceci est repris plus
10

explicitement dans l’hymne acathiste à la Vierge, que nous chantons en Carême, où


il est dit que le Saint Esprit est le doigt du Père qui écrit la Parole dans le sein de la
Vierge. Le Saint Esprit dessine le Fils dans le sein de la Vierge comme le doigt du

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Père écrivait les dix commandements du temps de Moïse, sur les plaques de pierre.
Le Saint Esprit est ce faisceau qui procède du Père et qui vient projeter l’image du
Fils.
En commentant le passage du prophète Isaïe où il est question du Dieu
fort , saint Irénée identifie – comme le cantique de l’Église – le Dieu fort à la
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personne du Fils sur lequel l’Esprit repose. « C’est de cette manière que le Verbe de
Dieu possède la primauté sur toute chose parce qu’il est homme véritable en même
temps que « conseiller merveilleux et Dieu fort » . Il a ramené l’homme à la
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communion de Dieu, afin que, par cette communion avec Lui, nous ayons part à
l’incorruptibilité. Celui donc qui était annoncé par la loi de Moïse et les prophètes
du Dieu Très-Haut et Tout-Puissant, le Fils du Père de toutes choses, par qui tout
existe, qui parla avec Moïse, celui-là vint en Judée, engendré de Dieu par l’Esprit
Saint et né de la Vierge Marie qui descend de David et d’Abraham. Jésus, l’Oint de
Dieu, a montré qu’Il était Celui qui avait été annoncé à l’avance par lesprophètes. »
« Son précurseur, Jean-Baptiste, après avoir préparé le peuple à l’accueil du
Verbe de Vie, avait fait savoir que celui-ci est le Christ, celui sur qui l’Esprit de Dieu
s’était reposé en se mélangeant à sa chair. » Dans l’office de Pentecôte, nous
chantons : « l’Esprit qui procède du Père et repose sur le Fils ».
« C’est en partageant cet Esprit Saint, que les apôtres avaient reçus du
Seigneur, et en Le distribuant aux croyants que les apôtres instituèrent et fondèrent
les églises. » Lorsque les apôtres, qui reçurent l’Esprit Saint, le jour de la Pentecôte,
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transmettent, partagent, distribuent le Saint Esprit aux croyants, ils instituent


l’Église.

Cependant, saint Irénée ne dissocie jamais la foi et la morale, car il ajoute : «


Les apôtres promettaient qu’à ceux qui croyaient, qui aimaient le Seigneur, qui
vivaient dans la sainteté, la justice et la patience, le Dieu de l’univers procurerait la
vie éternelle grâce à la Résurrection d’entre les morts, opérée par l’entremise de
celui qui est mort et qui est ressuscité, Jésus Christ, à qui Il a confié la royauté sur
tous les êtres d’ici-bas et l’autorité sur les vivants et les morts, le jugement ; par la
parole de vérité, les apôtres exhortaient les disciples à garder leurs corps sans
souillure en vue de la résurrection et leur âme à l’abri de la corruption. » Tout cela
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ne servirait à rien si nous ne gardions notre corps sans souillure.


« En effet, tel est l’état des croyants du fait que demeure constamment en
eux l’Esprit Saint, qui a été donné par le Fils dans le baptême et qui est gardé par
celui qui le reçoit, à condition de vivre dans la vérité, la sainteté, la justice et la
patience. Car la résurrection des croyants est aussi l’œuvre de cet Esprit, le corps
recevant de nouveau l’âme et avec elle, par le fait de l’Esprit Saint, ressuscitant et
étant introduit dans le Royaume de Dieu. » 15

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NOTES

1. Jn 14, 6.
2. Ex 3, 14.
3. D. 3.
4. D. 5.
5. 2 Mac 7, 28.
6. Éph 4, 6.
7. Col 1, 16.
8. D. 6.
9. D. 7.
10. D. 26.
11. Is 9, 6.
12. Col. 1, 18.
13. D. 40.
14. D. 41.
15. D. 42.

BIBLIOGRAPHIE

Irénée de Lyon, Contre les Hérésies, dénonciation et réfutation de la gnose au nom menteur [C.
H.], traduction française d’Adelin Rousseau, 2 éd., Cerf, 1985.
e

Irénée de Lyon, Démonstration de la prédication apostolique, [D.] traduction française


d’Adelin Rousseau, SC n° 406, Cerf, Paris, 1995.
Le père Cyrille, ne disposant pas de cette nouvelle présentation, se fondait sur une
traduction de l’arménien par L. M. Froidevaux, parue en 1959.

Adelin Rousseau a accompli de façon systématique le travail entrepris ici par le père
Cyrille : retrouver l’original grec sous-jacent à l’arménien pour rester plus fidèle à la
pensée d’Irénée.

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