Justin Vs La Doctrine Du Logos
Justin Vs La Doctrine Du Logos
Justin Vs La Doctrine Du Logos
La doctrine du Logos est centrale dans la pense de Justin, et cest aussi lune de celles
qui ont assur lapologiste la plus grande notorit. Justin est de fait connu pour
avoir eu un rle de pionnier dans llaboration de cette doctrine chrtienne une
doctrine qui devait donner lieu des dveloppements considrables, du ct grec
bien sr (de Clment dAlexandrie et Origne Maxime le Confesseur en passant
par Athanase et les Cappadociens), mais aussi du ct latin (avec la doctrine du
Verbe chez Tertullien ou plus tard chez Augustin). On a souvent reconnu que la
pense de Justin reprsentait un jalon dans llaboration de la doctrine trinitaire; et
lon a aussi relev limportance de sa fameuse conception du Logos spermatikos ou
des semences de vrit (conception notamment redcouverte par des thologiens
catholiques dans le courant du XXesicle, et dont le concile VaticanII porte lui-
mme la trace dans lun ou lautre de ses textes).
En mme temps, la doctrine de Justin sur le Logos a donn lieu des interprta-
tions diverses, et parfois inexactes on le verra , en particulier lorsquon a t tent
de la comprendre de manire quelque peu anachronique la lumire des controverses
ultrieures autour de larianisme. Lexpos qui suit voudrait prcisment inviter
dcouvrir la porte vritable de cette doctrine chez Justin lui-mme, en amont de
telle ou telle interprtation ultrieure qui a pu en fausser plus ou moins le sens.
Pour comprendre une telle doctrine, il faut dabord se replacer dans la situation
historique de Justin: un philosophe qui, converti au christianisme, a d rendre
raison de sa foi dans un double contexte, celui de lopposition au judasme, et celui
de lopposition au monde paen (pour ne rien dire ici dun troisime contexte, celui
de lopposition Marcion). Face au monde juif, Justin a affirm que Jsus-Christ tait
rellement le Messie attendu par Isral, et cest justement dans ce sens quil a soulign
lidentit entre cet homme Jsus et le Logos de Dieu prexistant (Jsus-Christ
a vcu rcemment, mais il est lincarnation du Logos de Dieu qui, lui, existait dj
. Cet article reprend un expos qui a t donn Lyon le 8 novembre 2008, dans le cadre dune
Journe dAgrgation organise par M.Paul Mattei.
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Mais comment rendre compte de la foi en Jsus, le Christ, le Fils de Dieu? Les
Juifs pouvaient y voir une affirmation qui mettait en cause le monothisme; et les
philosophes grecs pouvaient y voir un retour la mythologie. Cest ici quintervient
la doctrine du Logos.
Le Logos de Dieu
Il est gnralement admis que Justin a ralis une uvre de pionnier en ce domaine:
il fut, en effet, le premier des apologistes grecs qui, en faisant appel la notion du
Logos, commune la philosophie contemporaine et la tradition palochrtienne,
entreprit dexpliquer au monde paen la nature divine de Jsus-Christ et de marquer
la place de la doctrine chrtienne par rapport la culture hellnistique5,
crit C.Munier. Paralllement, Justin expliquait aux Juifs quil y a un autre Dieu au-
dessous du Crateur de toutes choses, et quil est appel aussi angeparce
quil annonce aux hommes ce que le Crateur veut leur annoncer6.
la source de cela, il y a bien sr la confession de foi chrtienne, dont on trouve
par exemple lexpression en Ap. I, 6, 2:
celui qui est illumin est lav au nom de Jsus-Christ qui a t crucifi sous
Ponce Pilate, et au nom de lEsprit saint qui, par la bouche des prophtes, a prdit
tout ce qui concerne Jsus7.
Pour accrditer cet enseignement dans son crit destin Antonin le Pieux
et ses fils, Justin prsente certes la doctrine chrtienne comme une philosophie,
une cole de sagesse et de vrit dont le Christ est le matre () (I, 14-
20); mais il prcise justement lidentit entre le Logos et Jsus-Christ; ainsi lit-on
en I, 21, 1:
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Quand nous disons que le Logos, le premier-n de Dieu, Jsus-Christ notre Matre, a
t engendr sans union charnelle, quaprs avoir t crucifi, tre mort et ressuscit,
il est mont au ciel, nous nannonons rien dinou par rapport aux tres que vous
appelez fils de Dieu8.
Justin utilise aussi dautres noms pour dsigner Celui qui est venu dauprs de
Dieu: le Fils mme de Dieu (I, 6, 2), son ange (I, 63, 5), son messager ()
(I, 12, 9) linstar dHerms, puissance de Dieu (I, 22, 2); mais il en appelle surtout
aux deux expressions fondamentalesde Fils de Dieuet de Logos. Ces deux notions
paraissent interchangeables, comme on le voit dans les passages suivants:
Jsus-Christ seul a t engendr comme Fils de Dieu, au sens propre du terme, lui
qui est son Logos, son premier-n, sa puissance; devenu homme par sa volont,
il nous a donn cet enseignement pour la transformation et le renouvellement du
genre humain9.
Nous avons appris que le Christ est le premier-n de Dieu, et nous avons indiqu plus
haut quil est le Logos, dont le genre humain tout entier a reu participation11.
Le Logos de Dieu est son Fils, comme nous lavons dit. Il est appel aussi Ange
(messager) et Aptre (envoy), car il annonce tout ce quil faut connatre et il est
envoy pour rvler tout ce qui est annonc12.
Ces paroles ont t cites en vue de dmontrer que Jsus le Christ est le Fils de Dieu
et son Envoy, parce quil est dabord son Logos et quil est apparu ensuite13.
Les Juifs donc, parce quils pensent toujours que cest le Pre de lunivers qui a parl
Mose, alors que celui qui lui a parl cest le Fils de Dieu, qui est appel et son
Ange et son Envoy, se voient reprocher juste titre, et par lEsprit prophtique
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et par le Christ lui-mme, de navoir connu ni le Pre ni le Fils. De fait, ceux qui
soutiennent que le Fils est le Pre encourent le reproche de ne pas connatre le Pre
et dignorer que le Pre de lunivers a un Fils qui, en tant que Logos et premier-n
de Dieu, est Dieu lui aussi14.
Quant son fils, celui qui seul est appel Fils au sens propre du terme, le Logos,
coexistant avec lui et engendr par lui avant les cratures quand, au commencement,
il cra et ordonna par lui lunivers, il est appel Christ, parce quil a reu lonction
et que, par lui, Dieu a ordonn lunivers; ce nom mme comporte une signification
qui chappe la connaissance, de la mme manire que lappellation Dieu nest
pas un nom, mais une notion implante dans la nature humaine, pour dsigner
une ralit difficile expliquer15.
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Le problme est cependant que lon risque dvaluer trop souvent les formules
de Justin la lumire de la thologie ultrieure. En ralit, si lon prend les textes en
faisant abstraction des dveloppements qui ont suivi, on est conduit reconnatre
ceci: dune part, Justin tient que le Logos a t engendr sans union charnelle (I,
21, 1), quil est premier-n de Dieu et Dieu lui aussi (I, 63, 15); dautre part, sil
souligne certes que le Logos vient aprs le Pre et quil est au-dessous de lui, cela
nimplique pas que le Logos ne soit pas ternel (cela peut simplement signifier que
le Logos est engendr par le Pre le Pre tant la Source, lOrigine sans origine).
Quant laffirmation dun rapport entre le Logos et la cration, nous devons y trouver
lcho de certains textes du Nouveau Testament tels que la formule du prologue
johannique par lui tout a t fait (Jn 1, 3) ou la formule de lhymne paulinienne
sur le Christ Premier-n de toute crature (Col 1, 15): le Logos, engendr par
Dieu, est Celui-l mme par qui Dieu cre le monde.
De fait, Justin est trs attentif cette fonction mdiatrice. Le Logos a pour mission
dtre mdiateur entre Dieu et le cr, et de rvler le Pre aux humains; cest par
lui que Dieu a voulu se manifester aux patriarches de lAncien Testament (I, 63);
cest par lui que, de tout temps, les hommes ont pu sapprocher de la vrit (I, 5, 4;
II, 10; II, 13). Il y a mme une puissance universelle ou cosmique du Logos, qui se
manifeste notamment dans la croix: Justin en trouve le symbole dans la composition
physique de lhomme et dans les objets quil faonne (I, 55, 2-7). Le Logos a pour
mission de manifester le Dieu transcendant cela travers les thophanies et les
prophties pour le peuple juif, mais aussi dans le monde des nations.
En effet, la mdiation du Logos se manifeste entre autres, selon Justin, par le fait
quil a dj t luvre dans ce monde des nations, avant mme de prendre chair
en Jsus. Elle sest notamment exerce travers les sages et les justes de lAntiquit.
Justin, pour dire cela, fait appel aux notions du et du
qui vont prsent nous retenir.
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mmes dmons, par lintermdiaire de ces hommes pervers qui trouvent leur joie
dans le mal, semployrent le faire condamner mort comme athe et impie,
sous prtexte quil introduisait des divinits nouvelles; et pareillement, pour ce
qui nous concerne, ils mettent en uvre les mmes procds. En effet, ce nest pas
seulement chez les Grecs, par la bouche de Socrate, que ces faits ont t dnoncs
la lumire de la raison, mais aussi chez les barbares, par le Logos lui-mme, revtu
dune forme sensible, devenu homme et appel Jsus-Christ18.
Nous avons appris que le Christ est le premier-n de Dieu, et nous avons indiqu
plus haut quil est le Logos, dont le genre humain tout entier a reu participation.
Ceux qui ont vcu selon le Logos sont chrtiens, mme sils ont t tenus pour
athes, comme par exemple, parmi les Grecs, Socrate, Hraclite et leurs semblables
et, parmi les Barbares, Abraham, Ananias, Azarias, Misael, lie et tant dautres, dont
nous renonons pour linstant numrer les actions et les noms, sachant quil
serait trop long de le faire. Ds lors aussi, ceux qui, parmi les hommes des temps
passs, ont vcu sans le Logos, furent mauvais, ennemis du Christ, meurtriers de
ceux qui vivaient avec le Logos, tandis que ceux qui ont vcu et qui vivent avec le
Logos sont chrtiens, et nont redouter ni crainte ni inquitude19.
Tout ce que philosophes et potes ont dit de limmortalit de lme, des chtiments
aprs la mort, de la contemplation des choses clestes et des doctrines semblables,
cest pour en avoir repris les principes chez les prophtes quils ont pu le concevoir
et lexposer. De l vient que chez tous, apparemment, il y a des semences de vrit
( ), mais on peut leur reprocher de navoir pas men une rflexion
rigoureuse, ds lors quils se contredisent eux-mmes20.
Ceux qui ont suivi les doctrines des Stociens, parce quils ont t excellents, au
moins dans leur discours thique, comme lont t aussi, par endroits, les potes
en vertu de la semence du Logos implante en toute race humaine (
), nous savons quils ont t en butte
la haine et mis mort: Hraclite, comme nous lavons dit plus haut, et Musonius,
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de notre temps, et dautres encore. En effet, comme nous lavons laiss entendre,
les dmons ont toujours travaill faire har tous ceux qui, de quelque manire
que ce soit, sefforaient de vivre selon la raison. Rien dtonnant, ds lors, si les
dmons, que nous accusons, semploient faire har davantage encore ceux qui
sefforcent de vivre, non point selon une participation au Logos sminal, mais selon
la connaissance et la contemplation du Logos intgral, cest--dire du Christ (
, , ,
)21.
Il est vident que notre doctrine surpasse toute doctrine humaine, du fait que le
principe rationnel intgral est devenu le Christ, qui a paru pour nous, corps, raison
et me. En effet, tout ce que depuis toujours les philosophes ou les lgislateurs ont
proclam et dcouvert dexcellent, a t atteint pniblement par eux grce leur
recherche et leur rflexion touchant partiellement le Logos ( ).
Mais parce quils nont pas connu lintgralit du Logos, qui est le Christ, ils ont
exprim souvent des opinions contradictoires22.
Chrtien, je prie et je dploie tous mes efforts afin dtre reconnu comme tel, je le
confesse; ce nest pas que les enseignements de Platon soient trangers ceux du
Christ, mais ils ne leur sont pas semblables sur tous les points, non plus que ceux des
autres, Stociens, ou potes et prosateurs. En effet, dans la mesure o chacun deux,
en vertu de sa participation au divin Logos sminal (
), a contempl ce qui lui tait apparent, il en a parl excellemment,
mais le fait que daucuns se sont contredits eux-mmes sur des points essentiels
montre lvidence quils ne possdaient ni une science infaillible ni une connais-
sance irrfutable23.
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25. Cf. par exemple Athnagore, Supplique au sujet des chrtiens, 31, 2.
26. Le Stocisme considrait que certaines notions taient implantes dans lesprit humain; il les
appelait notions naturelles ( ), notions communes ( ), ou encore
semences (). Justin sinspire de cette doctrine; parmi les notions ainsi implantes
figurent celle de Dieu (Apologie, II, 5, 3), celle de la connaissance du bien et du mal (ibid., II, 14, 2)
et celle du vice et de la vertu (ibid., II, 6, 6).
27. Cf. Andresen 1955, 312-344; Holte 1958. Voir le rsum de ces interprtations dans Barnard 1967,
96-100.
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Conclusions
Le parcours effectu nous aide prciser comment la doctrine de Justin sur le Logos
peut tre entendue, par-del les mprises auxquelles elle a parfois donn lieu dans
le pass. Et cela sous deux aspects principaux.
28. Voir les rfrences donnes par C.Munier (Munier 1994, 104, n. 51).
29. Notons aussi que Justin connat, comme Jean, le terme monogns (Dialogue, 105, 1; Archambault
1909, II, 144).
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30. Les vues de Justin annoncent ainsi, dans une large mesure, les dveloppements dOrigne sur la
relation du Logos avec le monde; voir sur ce point M.Harl, Origne et la fonction rvlatrice du
Verbe incarn, Paris, Seuil, 1958.
31. Voir Grillmeier 1979, notamment 128.
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Cela dit, lintrt propre du concept de Logos tait quil permettait Justin, non
seulement de parler du Fils de Dieu dans un langage audible et comprhensible pour
des hommes de culture grecque, mais de le prsenter comme principe et raison
du monde. De plus, en transposant la doctrine stocienne du logos spermatikos,
Justin mettait en vidence un trait essentiel du Dieu vnr par les Chrtiens,
savoir son universalit: le Logos de Dieu, avant mme davoir pris chair en Jsus,
tait mystrieusement luvre dans les sicles antrieurs, et jusque dans le monde
des nations. Ainsi, la doctrine de Justin sur le Logos ne nous apparat pas seulement
comme une importante contribution la thologie trinitaire; elle a aussi le mrite de
mettre en vidence deux thmes majeurs du christianisme: dune part, en prsentant
le Fils de Dieu comme Logos du monde, elle manifeste sa faon limportance
de la raison pour la foi chrtienne (mme si le Logos, redisons-le, ne sapplique
plus ici un principe impersonnel mais au Fils de Dieu en personne); dautre part,
elle souligne avec force que le Dieu des Chrtiens se proccupe de toute lhumanit,
puisquen tout temps son Logos a pu se communiquer de quelque manire aux
nations et, dans les meilleurs des cas, tre partiellement accueilli par ceux qui ont
su exprimer quelque vrit et, plus encore, par ceux qui ont vcu selon le Logos
au point de pouvoir tre aprs coup reconnus comme christianoi, cest--dire
comme des hommes qui, leur insu, ont appartenu au Christ.
Michel Fdou
Centre Svres Facults jsuites de Paris
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Rfrences bibliographiques
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