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Cheminer à deux dans l’amour électif : quelle spiritualité

pour le couple après Vatican II ?


Sylvie Barth

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Sylvie Barth. Cheminer à deux dans l’amour électif : quelle spiritualité pour le couple après Vatican
II ?. Religions. Université de Strasbourg, 2017. Français. �NNT : 2017STRAK001�. �tel-02145067�

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UNIVERSITÉ DE
STRASBOURG

École doctorale de théologie et sciences religieuses ED 270


Unité de recherche de théologie catholique et sciences religieuses EA 4377

THÈSE
présentée par

Sylvie BARTH

soutenue le 15 mars 2017

pour obtenir le grade de

Docteur de l’université de Strasbourg


Discipline/ Spécialité : Théologie catholique

« Cheminer à deux dans l’amour


électif :
Quelle spiritualité pour le couple après
Vatican II ? »

THÈSE dirigée par


Monsieur KNAEBEL Simon Professeur, université de Strasbourg

RAPPORTEURS
Monsieur KNIEPS-PORT LE ROI Thomas Professeur associé, université de Leuven
Madame GANGLOFF-PARMENTIER Elisabeth Professeur, université de Genève*

AUTRE MEMBRE DU JURY


Monsieur VIAL Marc Professeur, université de Strasbourg*

*professeurs de théologie protestante


REMERCIEMENTS

A Maurice, mon Unique compagnon de vie, de route et d’aventure, depuis trente-cinq ans

Aux sept enfants entrés dans notre famille depuis notre mariage, à leurs bien-aimés,

Et à nos petits-enfants, qui m’apprennent, chacun à sa façon, à vivre et à croire en vérité.

A mes parents qui m’ont ouverte au cheminement spirituel en christianisme.

Aux professeurs, maîtres de conférence et intervenants de la faculté de Strasbourg, en particulier


M. le professeur Simon KNAEBEL, directeur de la présente recherche.

Aux théologiens d’autres horizons qui se sont intéressés à mon projet et m’y ont encouragée,
notamment M. Philippe BORDEYNE, recteur de l’Institut Catholique de Paris, M. Thomas
KNIEPS-PORT LE ROI professeur de la faculté de théologie de Leuven, M. Alain ROY,
professeur honoraire de la faculté de Strasbourg, M. Gérard REMY, professeur honoraire de la
faculté de Metz, ainsi que François HOHWALD, docteur en théologie, du Chemin Neuf et Jean-
Marc LIAUTAUD, doctorant en théologie, de Fondacio.

A mes frères et sœurs de Fondacio, à mes amis de tous horizons, qui suscitent et soutiennent mon
chemin de disciple missionnaire.

A tous les couples et célibataires en recherche auxquels je dois l’élan du présent travail.
INTRODUCTION GENERALE

L’intitulé du sujet de la présente thèse, « Cheminer à deux dans l’amour électif : quelle
spiritualité pour le couple après Vatican II ? » peut surprendre. Les études sur le mariage ne
sont-elles pas suffisamment abondantes ? Pourquoi leur ajouter une nouvelle contribution, qui
paraît de surcroît emprunter des voies hasardeuses, étant donné le flou dont sont entourées,
aujourd’hui, les notions de spiritualité et de couple aux yeux d’un grand nombre
d’observateurs1 ? Pour mieux saisir la perspective de cette recherche, il nous paraît en premier
lieu intéressant d’en mieux comprendre le point de départ. Les raisons qui poussent un chercheur
à engager une investigation informent en effet pour une part non négligeable la forme et la
dynamique de cette dernière.

1.1. UNE RECHERCHE FONDEE

Trois motivations fondamentales nous ont animée. La première tient à une expérience
singulière, comme l’est toujours celle de la vie conjugale et familiale, où nous avons pu mesurer
personnellement l’importance de la dimension spirituelle en termes de résilience et de fécondité.
La seconde est liée à un agir professionnel, qui nous a fait percevoir la profondeur des
souffrances induites chez des collégiens et lycéens, équilibrés par ailleurs, suite aux
déchirements intervenus dans leur cercle familial. La dernière est relative à notre pratique de
l’accompagnement conjugal dans diverses situations, dont nous avons retenu à la fois l’utilité et
la difficulté relative. Si un élément se dégage de façon incontestable des constats qui ont pu être
les nôtres, c’est que l’expérience de couple est une expérience complexe. Exaltante à certains
points de vue, mobilisatrice à certains autres, joyeuse et créative, mais aussi décourageante et
routinière dans trop de cas, elle peut même devenir le théâtre de douleurs indicibles. Celles-ci
viennent atteindre les personnes dans le plus précieux d’elles-mêmes, au point de les déstabiliser
parfois durablement, sans épargner toujours les enfants nés de ces relations. Comment, alors,
aider au mieux à faire réussir ce projet ambitieux ? Or, c’est en cherchant à asseoir cet agir, avec
d’autres compagnons d’Evangile, que nous avons pris conscience de la relative carence
théologique à ce sujet, notamment quand il s’agit de couples non unis par les liens du mariage.
C’est aussi en écoutant et en voyant vivre des couples et des familles divers, en différents lieux
du monde, que nous avons découvert que c’était moins la forme de l’union retenue, que sa
dynamique foncière, qui favorisait ou non son plein déploiement, du point de vue de l’harmonie
vécue, comme du point de vue des fruits dont parlaient ses acteurs. C’est pourquoi nous avons
pensé préférable de ne pas cantonner notre travail au strict cadre du mariage catholique2.

La démarche retenue pour notre projet, perceptible dans la formulation du sujet, choisit
délibérément de mettre en relation deux pôles, alors que le catholicisme semble y répugner. D’un
côté, la vie à deux et en famille, dans la diversité de ses formes actuelles ; de l’autre, la
spiritualité, dans la variété de ses manifestations récentes. De fait, c’est le mariage religieux
élevé au rang de sacrement qui a été, au fil d’une longue histoire, reconnu dans cette tradition
1
C’est une forme de truisme qui appartient au discours tenu de nos jours par tous les analystes catholiques, voir
entre autres CHAUVET L.-M. (dir.), Le mariage entre hier et demain, Paris, Ed. Atelier, 2003.
2
Pour autant, ce dernier offre déjà de nombreux défis, comme l’illustre amplement l’ouvrage de CHAUVET L.-M.
cité à la note précédente. Notre ambition paraît de ce fait élevée, nous en sommes fort consciente.
1
comme le cadre unique où s’effectue la rencontre entre l’engagement d’un homme et d’une
femme l’un vis-à-vis de l’autre, d’une part, et la vie en Jésus-Christ, d’autre part. L’élaboration
théologique, au fil des siècles, a fourni à cet égard un corpus dense de références précises et
normatives. A quel titre et sur quels fondements envisager de s’en écarter, ou plus précisément,
d’examiner la question d’un point de vue plus large ? Notre parti-pris, comme théologienne, a été
de corréler les deux réalités précitées, à la fois en amont et en aval des catégorisations héritées du
passé, pour une raison essentielle. Nous pensons que la vie adulte partagée, qu’elle soit
institutionnalisée ou non sur le plan religieux et/ou sur le plan civil, est le plus souvent investie
de nos jours comme le lieu d’un authentique cheminement spirituel. Ce dernier entend s’élaborer
fondamentalement à partir du lien spécifique qui unit nouvellement les adultes désireux de
construire leur vie ensemble et de fonder une famille : l’amour électif. Que ceux-ci soient
devenus des époux, ou non, n’implique plus à cet égard de différence fondamentale en termes
d’expérience relationnelle, même si le mariage devant Dieu garde tout son sens. Celui-ci colore
et situe le lien affinitaire de façon spécifique, très féconde et précieuse, bien que différente selon
les confessions3. Mais, et c’est une réalité manifeste, ce n’est pas lui qui crée, voire supporte, de
soi et à lui seul, le rapport spécifique et récent traduit par la perspective élective.

Notre choix s’inscrit donc substantiellement dans l’héritage chrétien qui a investi l’union
matrimoniale de façon significative. Mais notre option est dictée aussi par une situation neuve,
qui échappe fréquemment à l’observation. L’amour électif dont nous parlons n’est pas
simplement le moteur de la mise en couple sous le prisme du mariage, comme on l’envisage
désormais, quoique seulement depuis un peu plus d’un siècle, en catholicisme4. Il s’agit de la
relation de dilection qui, après l’élection amoureuse, demeure le critère de sa perpétuation, sans
que pour autant on soit en mesure d’en prédire la durée, même si on souhaite ardemment que le
lien s’épanouisse tout au long de la vie5. Cette prudence moderne, que l’on taxe parfois de
pusillanimité, peut en soi justifier, aux yeux des confessions chrétiennes, l’incompatibilité des
catégories du « couple » et du « spirituel » ainsi mises en regard… Tant le modèle traditionnel
du mariage chrétien indissoluble imprègne nos représentations, ne serait-ce qu’a contrario, et
tant les choix actuels semblent se jouer des règles d’autrefois ! Pourtant, leur rapprochement fait
profondément sens. De ce point de vue, c’est peut-être de façon trop expéditive que l’on
condamne ces évolutions en bloc, et que l’on se refuse, alors, à les analyser de façon scientifique.

En premier lieu, et ce constat n’a rien d’original : le « religieux » est en pleine


recomposition dans le monde moderne. Quoi qu’on en dise, les personnes de notre temps
continuent à s’intéresser à la dimension spirituelle de l’existence6, bien que ce soit très

3
Voir notamment l’exhortation apostolique Amoris Laetitia, 72-74 ; CHAUVET L.-M. (dir.), Le mariage…, op. cit., p.
10, 159-232 ; sur la vision protestante, ibid., p. 67-76. A juste titre, X. LACROIX et A. MATTHEEUWS, pour leur part,
n’ont cessé de chercher à mettre en valeur la valeur de la « parole donnée » dans le cadre sacramentel.
4
C’est encore, logiquement, la perspective adoptée dans la récente exhortation apostolique Amoris Laetitia. Notre
travail, dans sa chronologie, s’est construit entièrement avant sa publication. Notre angle de travail étant plus
large, ce n’est pas là un problème majeur. Sans surprise, divers points de convergence se dessinent entre ce texte
et notre démarche, ce qui ne peut que nous réjouir. Nous les signalerons au fil des pages. Nous relèverons aussi, le
cas échéant, les différences, voire les points critiques, désignant désormais l’exhortation par les lettres A.L.
5
C’est sur ce point essentiellement que diffère la vision du couple électif par rapport au mariage catholique : le
couple dure tant que l’amour dure, et, en cas d’échec, un nouveau couple est envisagé. La relation parent-
enfant(s) se vit alors dans ce cadre renouvelé, soit, sans cohabitation constante, à la différence d’auparavant.
6
Sur la reviviscence de l’intérêt pour le spirituel, voir BERGER P. L. (dir.), Le Réenchantement du monde, Paris, Ed.
Bayard, 2001, avec tout ce qui concerne l’actuel réveil des spiritualités, notamment non-chrétiennes.
2
fréquemment loin des systèmes et des organisations d’antan7. Concrètement, donc, les attentes et
pratiques diverses en matière de spiritualité occupent une place réelle, voire croissante, dans la
vie de nos contemporains. Ils entendent ainsi prendre du champ face aux soucis matérialistes et
aux pressions mondaines. Cependant, les adultes en Occident réagissent à un passé marqué par
l’influence judéo-chrétienne, mais aussi informé par le legs philosophique et culturel antique, où
l’on devait trop souvent se plier à des modes de pensées dominants. Nos pairs tendent à se situer,
dès lors, hors d’un cadre référentiel unique et imposé de l’extérieur, voire d’un groupe structuré.
Ce phénomène bat en brèche les prédictions de certains idéologues prompts à réduire toute
préoccupation relevant de la spiritualité à des archaïsmes et superstitions dépassées 8. Mais, dans
sa complexité, il déroute aussi quelque peu les analystes du fait religieux, d’où la difficulté à
articuler les perspectives de façon intelligible. En outre, si ses manifestations et ses
représentations, s’écartant parfois sensiblement des fondamentaux chrétiens, revendiquent une
cohérence interne, elles se heurtent à des apories indéniables, qui appellent un regard critique.

La vie affective des hommes et des femmes, en second lieu, connaît également des
mutations très rapides. L’on conclut trop hâtivement, en règle générale, à l’existence d’une
situation antérieure où l’on se serait nécessairement, et unanimement, marié9, en réponse aux
impératifs de perpétuation de l’espèce et d’encadrement social, voire en une démarche
d’adhésion religieuse, qui plus est, inconditionnelle et personnellement engageante10. Cependant,
il est vrai que les conjugalités actuelles remettent souvent en cause une institutionnalisation jugée
liberticide. Il faut dire que la notion même de couple, au sein de la famille et de la société, est
une construction occidentale qui a attendu le vingtième-siècle pour s’imposer largement. Elle
correspond à l’émergence progressive, au sein de la société et de la famille, de la « cellule
conjugale », comme cellule sociale dotée d’une véritable autonomie. Celle-ci s’est vue, de
surcroît, peu à peu créditée, non seulement d’une fonction et d’un statut spécifiques, mais aussi
d’un lien d’une nature particulière, différent des interactions courantes en société. Lorsque celui-
ci a pris la forme généralisée de l’amour électif, il a transformé toute vie à deux en une aventure
relationnelle personnalisée… Et risquée, tout au long du parcours !

Ce qui est intéressant, ici, c’est que c’est l’expérience de l’amour électif qui devient la
source même d’une expérience spirituelle ; cette dernière n’est pas considérée seulement comme
la conséquence de l’engagement religieux conjugal, placé sous le commandement de la charité.
La vie à deux et en famille ne se voit pas uniquement sanctifiée, en quelque sorte de l’extérieur,
par la bénédiction divine s’appliquant à une réalité humaine « naturelle » concernant tout un
chacun. Qui plus est, cet investissement ne repose plus sur une doctrine religieuse surplombante
qui, par déduction, colorerait et encadrerait l’expérience humaine. En fait, les spécialistes font
valoir que, comme espoir d’une vie « autre » dans le concret de l’existence, le
« spirituel contemporain » prend essentiellement la forme d’une quête d’identité, de vérité,

7
LE VALLOIS Ph., dans « Le nouvel âge de la spiritualité », in AULENBACHER C. (éd), Spiritualité, enjeux, défis, Berlin
- Münster, Ed. Lit Verlag, 2013, propose une analyse informée de ces phénomènes récents. Nous y reviendrons.
8
Voir ARENES J., La Quête spirituelle hier et aujourd’hui, un point de vue psychanalytique, Paris, Ed. Cerf, 2011, p.
30.
9
L’histoire atteste, nous le montrerons, que les sociétés occidentales ont longtemps accepté des formes d’unions
moins- non- ou diversement formelles, sans y voir un problème d’ordre social ou moral.
10
Une des difficultés à cet égard nous semble être le hiatus entre l’investissement théologique du mariage-
sacrement, qui a bien sûr sa cohérence, d’un côté, et l’attente, voire l’étape de foi des « fidèles » de l’Eglise
multitudiniste qui se marient, de l’autre. Il est source pour une part notable des difficultés pastorales actuelles.
3
d’éthique et de sens, en forme d’orthodoxie, d’orthopraxie et d’orthopathie11. Ces préoccupations
sont partagées par des personnes très diverses, parmi lesquelles on trouve des chrétiens qui leur
donnent écho en marge, ou même au cœur de leurs convictions propres. La personnalisation des
valeurs et des représentations, justement, ne cesse de croître dans tous les milieux. Or, le couple
électif apparaît aux yeux de nos concitoyens comme un lieu particulièrement privilégié pour
vivre ces recherches et combler ces aspirations. Le vis-à-vis amoureux, espéré le plus durable
possible, se prête bien aux rêveries et espoirs individuels. Il se voit dès lors revêtu d’attentes
existentielles fortes. Il faut reconnaître que la tradition chrétienne, elle-même, a fini par s’ouvrir
à une manière de considérer tout mariage comme une « histoire d’amour » inscrite dans la durée.
Tout se passe, donc, comme si le spirituel et le couple contemporains entretenaient un
irréductible rapport de connivence, même si c’est différemment par rapport au passé. A qui
s’intéresse à la marche de l’humanité, du fait que les manières de voir et de se comporter des
Occidentaux débordent de leur périmètre d’origine à la faveur de la mondialisation, il devient
encore moins possible, sinon souhaitable, d’ignorer la portée de ces changements massifs. Se
contenter, comme on le fait souvent, de les scruter à partir de certaines grilles sociologiques
voire psychologiques limitées à une approche descriptive, où les problématiques de sens de
l’existence sont considérées comme hors-champ, se révèle tout autant réducteur, eu égard aux
aspirations vécues par le plus grand nombre. C’est la raison pour laquelle, comme théologienne
chrétienne engagée dans l’accompagnement des couples, nous pensons opérant de réfléchir de
façon théologique à l’articulation des notions de « spirituel » et de « couple » dans leur vécu
actuel, tout en intégrant à notre réflexion des éléments philosophiques et socio-historiques
éclairants. Il nous semble que cette voie est porteuse, dès lors que l’on souhaite se mettre au
service de la réalisation d’un projet aussi ambitieux que partagé. A cet égard, les tâtonnements
observés, indubitables, peuvent-ils vraiment surprendre, étant donné la nouveauté de cet élan ?

1.2. UNE RECHERCHE SITUEE : MUTATIONS SOCIALES ET CRISE PASTORALE

La société change, incontestablement, y compris dans le domaine de la vie affective.


Cependant, le christianisme, dont le commandement premier est celui de l’agapè, se présente
comme une tradition éminemment personnalisante et relationnelle. Ne se trouve-t-il pas ainsi fort
bien équipé pour s’intéresser valablement, d’un point de vue spirituel, à ceux qui espèrent vivre
d’amour au meilleur d’eux-mêmes leur vie durant, y compris s’ils peinent à faire coïncider leur
rêve avec la réalité vécue ? L’Eglise n’aurait-elle rien de solide à proposer aux hommes et aux
femmes souhaitant construire leur vie, élaborer leurs valeurs et chérir qui bon leur semble, en
liberté et en conscience, au sein d’un monde parcouru de tensions et de contradictions ? C’est
elle, historiquement, qui, jusque dans ses débats internes, a précisément contribué à faire émerger
cette ambition ! De fait, c’est dans un Occident portant l’empreinte du christianisme que s’est
dessiné petit à petit le modèle de la « famille conjugale » construite autour de la cellule des
conjoints consentant librement à s’épouser12. Le paradigme actuel du « couple électif » en
constitue même, d’un certain point de vue, l’aboutissement, lui qui implique un engagement
réactualisé au quotidien et suppose une relation impliquant les personnes, tout en incluant un
11
Une ambition de « juste pensée », « juste action » et « juste ressenti », dont les critères relèvent de la
conscience personnelle, s’y décèle couramment. Voir ABEL O. (et alii), Qu’est-ce qu’une spiritualité chrétienne ?,
Paris, Ed. Facultés Jésuites de Paris, 2012, p. 14-25 ; BOURGEOIS H. « Le spirituel chrétien », revue Prêtres
Diocésains, 1999 ; ANZENBERGER R., « Les nouvelles spiritualités non chrétiennes : l’engouement contemporain
pour la spiritualité », La Revue Réformée n° 257, 2011. Nous développerons ces questions en première partie.
12
L’accent mis par le christianisme occidental héritier de la culture romaine sur le consentement des parties
contractant mariage est considérable. Nous examinerons les raisons diverses de cette valorisation en partie 1.
4
rapport attentif aux enfants : autant de notions associables à la religion de l’amour qu’est le
christianisme. Le modèle actuel s’écarte pourtant de l’approche religieuse traditionnelle sur un
point important : sa relativisation du caractère définitif de l’engagement.

En clair, il n’est pas envisageable de s’adresser aux duos d’aujourd’hui dans les formes et
les discours du passé. Le référentiel de la foi chrétienne ne constitue plus un socle commun de
représentations. La méfiance s’est installée face à la parole institutionnelle, spécialement le
discours ecclésial en matière conjugale, ressenti comme intrusif et moralisateur. Il faut dire que
l’approche gnosticisante d’un certain christianisme occidental, manifestement en délicatesse face
au matériel, au corporel (notamment en ce qui concerne la sexualité) et au temporel, n’a pas
contribué à jouer en sa faveur. Le cadre patriarcal, en outre, a véhiculé une misogynie patente et
persistante. Il a pu même réduire l’affectio conjugalis à la soumission féminine, en fermant plus
ou moins les yeux sur l’infidélité masculine, dans une sorte de moralisme à deux vitesses. Une
forme de natalisme militant, qui s’est imposée tardivement, a aussi été souvent mal ressentie. La
possibilité d’une véritable rencontre entre l’homme et la femme en a sérieusement pâti.

Consentir à un double deuil à l’égard des codes du passé semble en conséquence


s’imposer de nos jours. D’un côté le nouveau rapport au numineux décourage toute approche
trop directive. De l’autre côté se voit concrètement remis en cause le modèle tridentin du
mariage, en tant que l’unique figure envisageable de la vie partagée adulte, placée sous l’autorité
du paterfamilias. Dans cette perspective, la structure de la famille d’antan semble, d’ailleurs,
elle-même irrémédiablement altérée, si tant est qu’elle ait correspondu un jour à une réalité
univoque13. Les hommes et les femmes occidentaux sont désormais, au moins théoriquement,
placés en partenaires égaux et coresponsables aspirant l’un autant que l’autre à la connivence
intime. En d’autres termes, le spirituel comme le couple et la famille seraient depuis peu entrés
dans un vaste secteur « hors-pistes », où des interactions très neuves s’éprouvent au quotidien.
Quels discours, partant, quelles pratiques développer aujourd’hui à leur sujet, qui ne se
présentent pas seulement comme la condamnation plus ou moins condescendante de ces
renouvellements… Ou leur dépassement rapide sous forme de propositions « prêtes à l’emploi »
peu efficientes ? Les écueils trop souvent constatés dans des prises de position, et des agirs,
perçus comme conservateurs, résident à notre sens dans quatre défauts de perspective : 1. L’on a
tendance à réfléchir systématiquement, en chrétien, à l’intérieur du mariage, en prenant appui
directement sur la tradition en la matière, sans doute pour éviter d’affaiblir l’engagement
matrimonial. Tout se passe, donc, comme si ce dernier était de soi porteur des valeurs
actuellement attachées au couple électif. Or, historiquement et culturellement, le « mariage
électif » n’est pas le concept matrimonial sur lequel, sauf exception notable, porte l’ensemble de
la littérature biblique et théologique avant le XXe s., voire jusqu’à Vatican II ; d’où un risque de
décrédibilisation, car les questions visées étaient différentes et les réponses, de ce fait,
potentiellement insatisfaisantes pour aujourd’hui, ce qui ne devrait pas surprendre14. En découle
la persistance de malentendus, dont les conséquences prennent trop souvent la forme d’impasses
pastorales. Plus profondément, ces dernières nous semblent provenir d’une carence de réflexion

13
Cette figure de la famille nucléaire « bourgeoise » n’a pas été en réalité une figure constante et incontestée dans
l’histoire humaine, y compris en chrétienté.
14
C’est une critique que l’on peut adresser notamment à A. L., un peu confuse sur la notion dont il est question, et
usant d’un vocabulaire insuffisamment défini au sujet de l’amor conjugalis « eros/philia/agapè ». Il est vrai que de
nombreux chrétiens, encore, vivent un mariage qui ne correspond pas à la définition qu’en retient Gaudium et
Spes. De ce fait, certains rapprochements bibliques et théologiques s’exposent à devenir trop hâtifs, approximatifs,
restrictifs et schématiques, voire anachroniques, ce qui tend à décrédibiliser le propos pour une part.
5
quant aux enjeux fondamentaux du modèle de l’amour liant des pairs adultes, qui préside
désormais, même dans la pensée chrétienne, au rapport de couple. On méconnaît trop,
notamment, en son sein, la notion fondamentale de réciprocité, incluse dans la vision d’un
compagnonnage amoureux au long cours. 2. L’on traite conséquemment de la gestion du mariage
indissoluble comme si les problèmes inédits posés par le modèle du couple électif épargnaient le
mariage religieux censément bien vécu. Dans cette approche, l’acte de foi à un Dieu bon et
généreux suppléerait de soi aux difficultés relationnelles – les problèmes persistants étant
imputés plus ou moins implicitement à un manque de foi, d’obéissance, d’humilité, de
désintéressement et/ou de formation doctrinale et catéchétique15. 3. Indissociablement, on laisse
entendre que la spiritualité chrétienne, vue comme la résultante d’activités personnelles et
communautaires d’oraison et de liturgies sacramentelles, atténuerait ou sublimerait les
souffrances issues de tensions relationnelles expliquées par des déséquilibres internes, à
relativiser. Or, la piété, même sincère, ne résout pas tout ; pire, certaines adaptations, sous
couvert de piété, confinent à l’autodestruction névrotique16. 4. On relie des échecs observés à une
contamination d’approches hédonistes et égocentriques, dont se voient gratifiés, à juste titre
peut-être, des appariements provisoires apparemment inconsistants. Mais on les applique sans
distinction, aussi, à des histoires durables, résilientes et construites qui, bien qu’elles s’écartent
des règles religieuses, assument de soi les exigences d’un véritable don mutuel, malgré le
handicap supplémentaire créé par un éventuel échec antérieur17. Ce faisant, se pose en filigrane
la question des représentations véhiculées par les approches catholiques de la réalité
matrimoniale. Quel modèle défend-on, non seulement en termes d’exigences vérifiables (fidélité
irréprochable à une seule personne pour toute la vie, fécondité inconditionnelle, caractère
irréversible du consentement exprimé, toutes contenues dans la doctrine sacramentelle), mais
aussi, plus profondément, en termes d’exercice juste des vertus, et d’engagement oblatif, tels
qu’ils sont présentés comme objectivement requis dans ce choix de vie ?
En somme, dans l’état de vie conjugale à l’aune du magistère catholique, jusqu’au pape
François, il n’y a pas réellement de place pour l’échec ; la faille éventuelle, au pire résolue par la

15
A.L., en une démarche plus téléologique que déontologique, qui promeut des valeurs dans une visée de vie
accomplie, ainsi qu’une ouverture à la sagesse pratique, sans invalider comme telles les normes universelles et
contraignantes induites par la doctrine ecclésiale (cf. RICOEUR P., Soi-même comme un autre, Paris, Ed. Seuil, 1990,
p. 200s), évite cet écueil. Elle propose, dans ce cadre réflexif, un tour d’horizon des problématiques et de
thématiques d’ordre socio-psychologique et historique qu’elle juge associées à l’expérience matrimoniale et
familiale actuelle, du moins dans son modèle occidental. Mais il reste à observer qu’il n’y a pas à notre sens
d’articulation assez explicite entre ces considérations, intéressantes en soi, et la vision doctrinale qui postule
l’efficacité performative de la grâce sacramentelle conforme à l’approche thomiste de cette dernière. Tout se
passe comme si les acquis des sciences humaines n’étaient versés qu’au dossier de la fragilité humaine (expliquant
l’échec du couple), et non, ou de façon ténue seulement, à celui de la résilience humaine possible assise sur des
dynamiques assainissantes. Or, à notre sens, il est possible de porter au crédit de la créativité inspirée le travail des
thérapeutes et praticiens du couple électif, qui cherchent à aider humainement le lien à se construire et à se
perpétuer de façon juste et harmonieuse. Nous développerons ces questions anthropologiques et
pneumatologiques dans la troisième partie de la thèse.
16
A ce point de vue, il faut retenir le changement de perspective d’A.L, qui préconise le recours à des moyens non
uniquement pieux (n° 211, 221, 225, 229, 240, 244). L’idée de cheminement à la fois humain et spirituel est
constamment présente. La formation des agents pastoraux doit d’ailleurs être complétée en ce sens (n° 203-204).
17
A.L se refuse de façon claire et répétée à de telles simplifications, voir entre autres les n° 291-299, surtout le
298. Le ton adopté est bienveillant, l’invitation à une miséricorde dépourvue de condescendance ou de mièvrerie.
Nous assistons à un explicite changement de positionnement, qui devient la norme des discours et pratiques
e
pastoraux, rappelé avec fermeté dans le 395 et ultime numéro. Les attitudes pastorales à cet égard ont trop
souvent péché par excès de rigorisme, de froideur et de légalisme, si l’on en croit les n° 36-37, 59, 305, voire le n°
311, où le Pape affirme tout de go que le manque de miséricorde, de soi, tend à « liquéfier l’Evangile ». Nous n’en
n’étions pas exactement là, il faut bien le reconnaître, jusqu’à avril 2016, lorsque nous terminions la thèse…
6
séparation de corps synonyme d’isolement définitif, conduit tout droit à un héroïsme ascétique
d’allure érémitique ; elle n’est expliquée que par le péché des contractants, ce qui en justifie à
bas bruit l’exigence indéniable. Pour autant, les réalités vécues en couple électif échappent à la
schématisation : les motifs des conflits, les raisons des tensions sont complexes, il n’est pas si
simple de s’en préserver. Certaines dysharmonies sont aussi mortifères que difficilement
détectables au départ. Les bonnes intentions n’y suffisent pas. On ne peut dire que, jusqu’ici, ces
questions soient pleinement résolues18. Ne mesure-t-on pas une distance préoccupante entre les
attentes, les motivations et les capacités des couples qui viennent encore demander une
célébration religieuse de leur mariage, et « ce que l’Eglise veut faire » vraiment, pour eux et avec
eux, en leur proposant de se marier devant Dieu19 ?

1.3. UNE RECHERCHE ETAYEE ET ORIENTEE

Sans conteste, de ce point de vue, les schémas actuels demeurent hésitants et incertains.
Mais ils traduisent aussi des changements positifs vis-à-vis d’un passé dont l’image idéalisée fait
fi de réalités concrètes et de difficultés sérieuses, même si on a pu les occulter. Nous pensons à la
durée bien plus brève des unions, sur fond de veuvages et remariages fréquents, aux arrière-
pensées patrimoniales et manœuvres conventionnelles20, aux privautés domestiques et éducation
autoritaire, avec leur cortège de violences plus ou moins cachées. Les acquis des sciences
humaines laissent entrevoir les bienfaits de relations plus constructives entre hommes et femmes,
parents et enfants, dirigeants et citoyens, voire enseignants et enseignés. Le dialogue et l’estime
mutuelle requis de nos jours exigent un investissement important, demandant de tous une
habileté que l’on peine à développer, en l’absence d’apprentissage organisé. Ce fait doit être pris
en considération, la critique, le dédain ou l’indifférence se révélant facilement injustes21. Ceci est
d’autant plus vrai que la gestion des conflits n’a rien d’évident, dès lors que la régulation
coutumière en Occident par le biais de l’autorité masculine ne s’impose plus. Il est faux de dire
que, dans ses exigences neuves, faire réussir le couple contemporain est une entreprise facile, et
que le rêve du plus grand nombre se réalise aisément, à condition d’y croire… Personne de
compétent sur le sujet n’oserait prétendre que les « bons sentiments » peuvent venir à bout de
tout. Toutefois, si l’on se refuse à présenter la foi en Dieu et la grâce sacramentelle comme des
panacées, voire l’amour romantique comme suffisamment puissant en lui-même pour résister
toujours, comment faire concrètement, à savoir penser et accompagner utilement la nouveauté ?

18
A. L. invite à recourir aux possibilités offertes par le prononcé d’une nullité de mariage ; le document entrouvre
prudemment la porte à l’accès aux sacrements pour les couples de divorcés-remariés, au cas par cas. Mais ce
n’était pas là le ton des documents magistériels antérieurs, qui marquent par leur intransigeance en la matière, et
les questions posées par la mise en œuvre de la récente Exhortation apostolique se révèlent encore aiguës.
19
Nos frères protestants se posent des questions voisines, voir PARMENTIER E., « Perplexités des Eglises de la
Réforme », CHAUVET L.-M., Le mariage… op. cit., p. 67-76. La question qui se pose à tous est en fait la manière
adaptée d’accompagner la « petite réalité d’un couple moyen » qui s’ouvre à la célébration religieuse.
20
A ce titre, voir MATHON G., « L’histoire du mariage sacramentel », CHAUVET L.-M., Le mariage…, op. cit., p. 159-
184. L’auteur laisse entrevoir la dimension politique de l’institution matrimoniale, à travers les luttes face au
pouvoir séculier cristallisées autour des enjeux du consentement et de la vision juridiste du contrat-sacrement.
21
A.L. aborde prudemment la question de ces changements et des apories du passé (n° 142-156, 163 par
exemple). On note malgré tout la répugnance de l’Eglise romaine à prendre acte d’évolutions, non seulement dans
la société, mais encore dans sa propre pensée, pourtant nettes en ce qui concerne le mariage à Vatican II (nous y
reviendrons). Le rapport entre doctrine et pastorale, explicité dans A.L., change aussi la perspective globale de
l’enseignement relatif au mariage, et donc les regards théologique et anthropologique. A ce titre, on peut
considérer A.L. comme le prolongement assumé de L.G et G.S, déjouant là une herméneutique de la continuité.
7
Il ne faut pas méconnaître à ce sujet que, paradoxalement, le cadre chrétien antérieur
continue d’exercer une influence réelle. On rejette, il est vrai, le discours et les pratiques
chrétiennes, jugées rétrogrades. Mais les approches contemporaines d’inspiration personnaliste22,
voire imprégnées de phénoménologie23, que les Eglises déploient depuis soixante ans au moins,
rejoignent pour une part l’aspiration au développement personnel et au respect des personnes
présente dans la quête spirituelle d’aujourd’hui. Sur le plan du couple, il s’avère même que les
rêves de la majorité, concernant la vie à deux et en famille, se rapprochent singulièrement du
fond des préconisations anciennes24. Bien plus, le très grand nombre de personnes qui, ayant
connu le divorce ou la séparation, parlent de cette expérience comme d’une épreuve douloureuse,
source de culpabilité et de sentiment d’échec personnel, dissuade de conclure à la banalisation
des problèmes rencontrés. Comment, dans ces conditions, ne pas s’intéresser à la prévention en
ce domaine, alors même que, selon les rédacteurs du Catéchisme de l’Eglise catholique, « c’est
de l’amour de Dieu pour tout homme que l’Eglise a de tout temps tiré l’obligation et la force de
son élan missionnaire »25 ?

Il semble vraiment urgent d’élaborer des solutions efficaces pour œuvrer au


« développement durable de l’amour »26, sans vaine querelle ni rivalité de chapelles, tant le
besoin est vif à cet endroit. Ceci reste vrai, quand bien même la nécessité d’être aidé ne peut
toujours se formuler chez les personnes concernées, ou qu’elles n’osent espérer trouver des
issues ; et ceci est pressant, quoique la vision chrétienne, avec ses spécificités et ses richesses
incontestables, propose déjà des voies intéressantes. Il est d’ailleurs assez extraordinaire, à y
songer de façon posée, de constater l’ampleur des énergies et des moyens dépensés au nom de la
quête du véritable amour, en dehors même de toute coercition manifeste. N’importe quelle
idéologie qui obtiendrait de ses adeptes de tels sacrifices financiers et affectifs surprendrait les
analystes ! Or, c’est sans aucun doute, dans ce cadre nouveau, avant tout la compassion et
l’accueil sans jugement, sinon même la solidarité et le secours effectif, que nos contemporains
déçus et meurtris attendent, lorsqu’ils peinent à tracer leur chemin27. La mobilisation de ceux qui
font profession d’expertise humaine, et notamment des « personnes de bonne volonté »,
chrétiennes ou non, qui désirent au nom du bien commun se mettre au service du devenir des
couples et des familles d’aujourd’hui, semble de ce fait requise de manière prioritaire. Il paraît
certain, à cet égard, qu’on ne peut admettre que les enfants concernés par les recompositions
familiales doivent souffrir d’exclusion sociale ou religieuse, au motif qu’ils vivent des situations
délicates voire précaires, et/ou considérées comme « irrégulières » au regard de la discipline intra

22
Nous pensons au courant né dans les années 1930 qui, opposant l’individu à la personne, met l’accent sur la
dimension spirituelle de l’existence, censée commander au politique et à l’économique. Troisième voie entre le
capitalisme et le marxisme, cette manière de considérer la vie et le monde s’ouvre plus largement sur le respect dû
à toute personne, considérée comme un être tout entier, chair et âme mêlés. De MOUNIER à MARITAIN, en
passant par MAULNIER, MARC, ARON, ELLUL ET CHARBONNEAU, les déclinaisons de cette inspiration sont
nombreuses. Certains mouvements et associations d’éducation populaires en sont même issus, comme « Peuple
et Culture ».
23
JEAN-PAUL II associe les deux approches dans sa lecture de la réalité familiale, voir LACROIX X., Le Corps de
Chair, Paris, Ed. Cerf, 1992, p. 16. Ce dernier auteur s’en réclame aussi dans sa propre démarche (ibid., 17-21).
24
Voir le sondage Ipsos/Logica Business Consulting « La Croix & Conférence des évêques de France » du 28. 09.
2011, affirmant que 84 % des 18-24 ans et 89 % des 25-34 ans rêvent d’une « famille unique », fondée avec la
même personne durant toute la vie.
25
CEC n° 851.
26
Nous avons forgé cette expression à partir du titre d’un ouvrage : LASSUS (de) R., L’amour, c’est quoi ? Clés pour
un amour durable et partagé, Paris, Ed. Marabout, 1993. Nous développerons toutes les harmoniques de cette
expression, qui n’est pas un simple slogan à nos yeux, dans la troisième partie de notre recherche.
27
C’est un thème très présent dans A.L., voir entre autres le n° 291.
8
ecclésiale. Ils doivent bénéficier d’une attention sincère, qui se refuse à toute stigmatisation ou
condescendance. C’est à ce prix seulement qu’ils pourront développer la résilience
éventuellement nécessaire, et surtout jouir de l’insertion sociale et/ou ecclésiale qui leur est due.

Une telle posture peut exposer pourtant à quelques préventions de la part de certains
milieux académiques, voire de certaines Eglises ou courants en leur sein. En effet, le caractère
insaisissable des catégories en cause peut, de prime abord, faire douter du bien-fondé d’une telle
approche. Le « spirituel contemporain » a ainsi pu être ravalé au rang de « concept-container »,
c’est-à-dire de non-concept28 ; les reconfigurations du « couple » embarrassent manifestement
les responsables chrétiens, dans leur diversité, et leur répugnance à l’institutionnalisation. En
outre, des obstacles réels affleurent, dans la tradition occidentale elle-même, face au spirituel et
au conjugal. Cantonné assez vite à un exercice vertical impliquant une intimité privée entre le
croyant et son Dieu, à l’écart du commerce avec les autres, et/ou à une ritualité encadrée, assortie
d’une discipline des mœurs étroitement surveillée, le spirituel a été dissocié du théologique, puis
écarté du champ social, voire considéré comme suspect par les grilles de lecture des sciences
humaines et sociales, philosophie, psychologie et sociologie mêlées. L’amour entre l’homme et
la femme a fait de son côté l’objet d’une suspicion rationaliste héritée des Grecs. A l’inverse, ce
dernier a aussi été le jouet d’un engouement suspect, sous forme du produit illusoire de la
romance, qui en a durablement décrédibilisé l’expérience, et contribue encore aujourd’hui à la
culture fataliste qui règne à son encontre. Il a souffert, enfin, de la confusion durable entre désir
(souvent masculin) et attachement durable, choc amoureux et relation amoureuse adulte. On en
reste souvent là de nos jours : l’amour dure ou passe, sans qu’on en sache bien les raisons. On est
bien loin de faire fond sur les ressorts de la vie à deux, les savoir-faire et savoir-être propices à
son déploiement, et sur le travail propre à lui donner véritablement ses chances. En tendant à la
désincarner ou à le ridiculiser, on sur- ou sous-investit le potentiel aidant d’une dimension
spirituelle éclairée par les recherches récentes, relue, et fondamentalement assumée. En d’autres
termes, engager des énergies dans ce domaine ne relève pas d’une douce utopie, ni d’une
complaisance condamnable, à condition de le faire sur nouveaux frais29.
Au prix d’une rigueur face aux confusions d’ordre épistémologique et anthropologique,
mais aussi de la déconstruction de certains modèles, le projet consistant à confronter ces deux
composantes de la vie de nos contemporains nous paraît donc pertinent, sinon prophétique.
Aborder le sujet du couple aujourd’hui par le prisme du spirituel, dans l’acception polysémique
contemporaine attachée à cette notion, est une approche très signifiante, si l’on tient compte de la
façon dont nos contemporains envisagent la vie à deux et en famille. En ce temps, les hommes et
les femmes formulent explicitement le désir de construire leur existence adulte de façon
personnalisée, sans renoncer à donner un sens à leur vie, mais sans accepter qu’il leur soit dicté
de l’extérieur. Ils ne parviennent pas bien, cependant, à inscrire ce projet de façon stable. Il
importe, de ce fait, pour les y aider efficacement, de mieux cerner de quelle manière le couple
électif s’auto perçoit aujourd’hui comme un véritable lieu spirituel, non seulement en tant
qu’espace où vivre du spirituel, mais aussi comme expérience qui suscite de soi une élaboration
de cette nature. C’est à partir de ces bases clarifiées qu’il sera possible d’élaborer un cadre
théorique, ainsi que des propositions pratiques visant à aider concrètement les conjoints du XXIe
s. à réussir leur beau pari, ce qui nous paraît un objectif à portée sociétale manifeste. Il y va en

28
ZIMMERLING P., Evangelische Spiritualität, Würzeln und Zugänge, Göttingen, Ed. Vandenhoeck & Ruprecht,
2003, p. 162. Un concept « saisit » une matière quelconque, caractéristique dont un container est dépourvu.
29
Nous retenons l’expression sous cette forme, car elle est attestée dans le dictionnaire Littré (entrée « frais »), au
contraire de formulations courantes comme « à nouveaux frais », ou « à frais nouveaux ».
9
effet du vivre-ensemble, à une époque où la violence semble s’intensifier dans l’aire
occidentale30, phénomène que l’on met couramment en relation avec la carence de relations
familiales susceptibles d’étayer les personnalités. En ce qui concerne les Eglises, cette
contribution au bien commun nous paraît même représenter un appel à prendre au sérieux au
premier chef, dans le cadre d’un effort apostolique qui s’ouvre véritablement aux besoins du
monde actuel.

1.4. UNE RECHERCHE ANCREE : THEOLOGIE TRINITAIRE ET PNEUMATOLOGIE

Réfléchir à une spiritualité pour le couple contemporain d’un point de vue chrétien ne
peut, à ce titre, faire l’économie d’une écoute des réalités présentes, au nom même d’une
économie trinitaire donnant place à l’inhabitation. Communier aux « joies » et aux « angoisses »
des « hommes de ce temps », parler leur langage, est un impératif de la mission chrétienne,
proclamé à Vatican II. Il importe de s’intéresser à leur vie concrète31. Il faut prendre en compte
les acquis les plus importants que les spécialistes de l’homme peuvent nous faire partager, et en
les confrontant aux sources chrétiennes, mais aussi au meilleur des analyses théologiques
récentes. Il convient de comprendre de quelle façon le cheminement à deux, à l’aune de l’amour
électif, transforme la personne et l’humanise, non seulement à partir de l’intervention divine
conçue comme descendante, mais aussi à partir de l’expérience humaine elle-même, en tant
qu’elle est une expérience spirituelle. A moins que l’on ne suppose que plus rien n’a été pensé de
pertinent en christianisme sur la vie des personnes depuis la mort de THOMAS d’AQUIN, sinon
d’AUGUSTIN, l’actualisation théologique est ici indispensable32. Le pluralisme religieux est
reçu, en tout état de cause, par le catholicisme à Vatican II comme une donnée à respecter et à
prendre en compte ; l’amour conjugal a été reconnu, de surcroît, officiellement par les Pères
conciliaires comme l’essence même du mariage33. C’est justement de la rencontre entre une
vision moins dualiste et moins élitiste du spirituel et d’une approche plus personnaliste et
vocationnelle du mariage qu’est née la notion de « spiritualité conjugale », dont le déploiement
est encouragé par ce concile. Or, cette dernière rencontre depuis peu une faveur nouvelle. En
effet, les praticiens du couple et autres thérapeutes en sont arrivés depuis vingt-cinq ans,

30
On assiste à une baisse globale régulière des faits délictueux en Europe (site www. ec.europa.eu, consulté le 27.
07. 2016). Mais il faut tenir compte du fait qu’un certain nombre d’entre eux ne sont pas déclarés, voire traités
(viols, mais aussi dégradations et vols mineurs, ce qui explique la montée du sentiment d’insécurité). On assiste en
revanche à la montée manifeste du terrorisme islamiste. En France, il y a eu davantage de victimes indemnisées à
ce titre dans ces deux dernières années que dans les trente qui ont précédé (voir THOMASSET F., « Après Nice,
l’indemnisation des victimes en question », journal La Croix du 25. 07. 2016).
31
« Nous savons bien qu’il n’existe pas d’Evangile sans dialogue. Nous ne pouvons pas apporter toutes les réponses
avant d’avoir écouté les questions. Nous ne pouvons pas seulement écouter les questions pour lesquelles nous
avons des réponses. Le dialogue à vivre est d’ailleurs au-delà du rapport entre les questions et les réponses. Il tient
à ce qu’un même Esprit est à l’œuvre chez l’évangélisateur et chez l’évangélisé et que le premier, s’il sait ce qu’il
propose, accepte aussi d’être converti par celui qui a bien voulu l’écouter. », in Mgr BILLE L.-M., « Conférence
d’ouverture », Des temps nouveaux pour l’Evangile, Assemblée plénière, Lourdes 2000, Paris, Ed. Bayard-
Centurion/Cerf/Fleurus-Mame, 2001, p. 21. A.L. se fait l’écho des réalités vécues notamment au chapitre II.
32
Cette actualisation se manifeste doublement : par une épistémologie quittant l’illusion spéculative pour inscrire
sa démarche réflexive dans l’histoire ; et, dans ce tournant herméneutique, rendant compte de la foi sans figer sa
formulation de façon anhistorique ; par une éthique disciplinaire. Il s’agit d’accepter de mesurer la valeur d’une
théologie à sa capacité à servir dans notre monde, soit à « mettre en invite » au cheminement salutaire : voir
GESCHE A., Théologie dogmatique, dans B. LAURET et F. REFOULE (dir.), Initiation à la pratique de la théologie,
Tome I, Paris, Ed. Cerf, 1982, Introduction, p. 273.
33
Voir Gaudium et Spes, Partie II, chapitre I, « Dignité du mariage et de la famille » (§ 47 à 52).
10
notamment dans les milieux anglo-saxons34, à prendre la mesure du rôle capital des valeurs
spirituelles dans la capacité des couples à traverser les crises 35. Cette prise de conscience
décisive est à l’origine d’un remarquable dynamisme de la recherche à ce sujet, qui implique des
chrétiens convaincus, des thérapeutes en recherche, et aussi des acteurs non-chrétiens.

L’aggiornamento conciliaire, loin de rendre caduque l’annonce explicite de Jésus-Christ,


a précisément décidé de ne plus enfermer doctrinalement le travail de l’Esprit dans les frontières
étroites de l’Eglise institutionnelle. Il n’est pas réduit aux limites des seuls sacrements, même si,
bien entendu, le Spiritus Sanctus continue d’y agir de façon singulière, signifiante et féconde.
Cette vision élargie ne restreint pas davantage la réception de la parole chrétienne aux seuls
cercles étroits des initiés. Ce parti-pris, situé dans un cadre référentiel précis et normatif, le cadre
trinitaire, qu’il n’est pas question d’abandonner, est confirmé dans différents documents
magistériels postconciliaires36. Continuant de faire l’objet d’approfondissements théologiques
probants37, ce positionnement est décisif, dès lors que l’on désire prendre en compte la vie du
monde tel qu’elle se présente. Or, cheminer à deux dans un amour électif sincère, le plus
longtemps possible, entre homme et femme adultes en vis-à-vis, avec un projet familial,
représente aujourd’hui une ambition innovante dans l’histoire de l’humanité, aussi délicate que
passionnante. Il s’agit de savoir si nous devons regarder cette évolution avant tout comme une
menace, ou bien plutôt comme une opportunité38, de nature à stimuler, voire revivifier, la pensée
et la pratique chrétiennes, plutôt que de les figer dans des cadres théoriques et pratiques qui ne
sont plus reçus aujourd’hui. Il s’agit de se poser la question de la manière dont on se sent appelé
à s’investir au service des personnes telles qu’elles se vivent, dans un projet qui les mobilise, ou
uniquement à les observer de façon critique en se désintéressant de leurs problèmes concrets.

Il nous semble en tout état de cause légitime, en tant que théologienne chrétienne, de
nous pencher sur cette forme d’incarnation d’un idéal qui a, d’un certain point de vue, une vraie
saveur d’Evangile, en dépit de ses tâtonnements et ses rébellions. Evidemment, une telle prise de
position inclut la capacité à développer la pensée dans un contexte qui continue d’évoluer, tant
les formes de la vie à deux se sont diversifiées après le Concile, au gré des changements socio-
économiques et techniques (notamment avec l’apparition de la contraception, qui coïncide avec
l’émancipation féminine). Le projet en prend d’autant plus d’ampleur39. Par ailleurs, faire fi des
acquis récents des sciences humaines dans le domaine de la relation de couple paraît

34
ANDERSON D. A./STAPLETON C. L., « Exploring a Fourth Dimension : Spirituality as a Resource for the Couple
Therapist », Journal of Marital and Family Therapy n° 23, 1997, p. 3-12 ; BOOTH A. (et alii), « Belief and Behavior :
Does Religion Matter in Today’s Marriage ? », op. cit., n° 57, 1995, p. 661-667. De fait, nées aux Etats-Unis, les
approches de conseil conjugal et les thérapies de couple dérivent d’emblée des thérapies dites humanistes et
comportementales (MASLOW, PERLS, ERICKSON, ROGERS…). Or, continuant d’inspirer les pratiques aujourd’hui,
celles-ci accordent une importance réelle à la dimension spirituelle de l’existence. Nous reviendrons sur ces écoles,
et leurs façons propres d’articuler psychologie et spiritualité, au chapitre 3 de la partie I.
35
Voir sur ce point WEAVER A/J./STAPELTON C. L., Reflections on Marriage and Spiritual Growth, Nashville, Ed.
Abington Press, 2003, et WALSCH F., Spiritual Resources In Family Therapy, New York London, Ed. The Guilford
Press, 2009. Ce dernier ouvrage prend en compte différents types de valeurs spirituelles.
36
Encyclique Redemptoris Missio, n° 9 et 10 (1990), Déclaration Dominus Iesus, n° 20-22 (2000), Commentaire de
la notification à propos du livre de J. Dupuis « Vers une théologie chrétienne du pluralisme religieux », n° 5 (12
mars 2001). Nous y reviendrons au cours de notre travail de recherche.
37
Nous nous appuierons notamment sur le travail de christologie pneumatologique mené par B. SESBOÜE dans le
tome II de Jésus-Christ, l’unique Médiateur, Les récits du salut, Paris, Ed. Desclée, 1995, p. 344s.
38
Voir A.L., n° 7.
39
A.L. se situe résolument dans ce prisme, même s’il s’agit encore pour l’essentiel de s’adresser aux baptisés. On
pense pourtant à ceux qui parmi eux n’ont pas la foi, ou une autre foi (n° 228 et 309).
11
dommageable, dès lors que l’on souhaite proposer un service d’accompagnement efficient, qui
ne se détourne pas de l’humain, donc du psychique, comme on a pu se détourner du corps et du
sensible durant des millénaires. Imaginer que des approches, des élucidations, des méthodes
efficaces dans ce domaine n’aient rien à apporter à la problématique, les rejeter à la marge ou
agir comme si elles n’existaient pas et n’étaient pas offertes à la réalisation d’un si grand dessein
- à leur juste place d’outils - nous semble contestable40. Ces ressources prennent une importance
d’autant plus grande que le compagnonnage électif requiert des compétences relationnelles
élaborées, dans la mesure où il comporte des exigences plus élevées qu’une simple cohabitation
respectueuse, hiérarchisée, et avant tout ordonnée à la perpétuation de l’espèce.
Cette tâche nous paraît elle-même prendre place dans une réflexion plus large, d’ordre
trinitaire et pneumatologique, développement qu’appellent de leurs vœux des théologiens aussi
renommés qu’Y. CONGAR ou W. KASPER. Même si, nous le verrons, les avancées demeurent
encore relativement limitées dans ce domaine, la question posée reste celle des contours d’une
spiritualité incarnée qui éclaire l’engagement assumé dans les défis de la société et de l’Eglise,
tels qu’ils se présentent de nos jours41. Autrement dit, quelle place juste reconnaître dans
l’expérience spirituelle à la confrontation loyale avec le quotidien, incluant les aspects matériels
et relationnels d’une vie en prise continuelle avec le réel, sans pour autant valider toutes les
requêtes et/ou lois qui président aux modes d’existence actuels ? De quelle manière rendre
justice au caractère inspiré de certaines analyses et de certains moyens méthodologiques
déployés par des « personnes de bonne volonté », désireuses de contribuer au bien commun ?
Comment, dans cette approche générale, dessiner plus particulièrement les contours d’une
spiritualité, qui non seulement préside à la vie des personnes dans la société, et spécifiquement,
de la vie de couple (approche en quelque sorte déductive, à partir des valeurs et idéaux), mais
aussi en émane (approche inductive, relisant attentivement la praxis telle qu’elle se développe
dans les nouveaux modèles) ? Quelle place y donner à l’articulation entre les pistes
psychologiques et les orientations spirituelles ? Quels éléments de systématisation proposer ?
Dans ce dernier cadre, faut-il élaborer une pensée relative à la spiritualité faisant de l’adhésion
explicite au Christ le préalable indispensable pour réfléchir à son sujet, et donc ne proposer un
accompagnement, situé chrétiennement, qu’aux convertis ? Ne serait-il pas plus généreux de
donner accès à la richesse de la tradition chrétienne en matière de vie à deux et en famille, et de
cheminement intérieur de façon générale, comme un prolongement et un approfondissement de
la quête de sens, plutôt que comme un prérequis ? Tout cela bien sûr, doit se déprendre d’un
idéalisme béat, à l’heure de la multiplication des ruptures et de la pression consumériste, sans
pour autant céder à un catastrophisme et à un fatalisme qui décourageraient toute initiative.

1.5. UNE RECHERCHE METHODIQUE

40
A ce titre, A. L. laisse place à des exposés longs et circonstanciés, assez détaillés, surtout dans le chapitre dédié
aux agents pastoraux, aux composantes psychologiques de la vie conjugale et familiale, à l’encontre des
documents magistériels précédents qui gardaient pratiquement le silence à leur endroit.
41
Très intéressants sont à cet égard les éclairages apportés par S. ROBERT. Elle montre bien combien des
théologiens comme JÜNGER, MOINGT ou THEOBALD sont aux prises avec la question de l’expérience de la foi dans
leur recherche fondamentale. La réflexion menée, d’ordre fondamental, revêt un caractère général, utile et
légitime. Mais l’étude du singulier propre à la démarche de théologie spirituelle demeure capitale. Il s’agit de se
tenir « là où l’Esprit travaille », au plus près de son œuvre personnalisée et personnalisante, mais aussi
communionnelle, dans une dimension communautaire et fraternelle, en un(e) croyant(e) particulier(e). Voir
ROBERT S., « Vocation actuelle de la théologie spirituelle », Recherches de Science religieuse 97/1, 2009, p. 53-74.

12
Nous avons pris le parti, dans notre travail, en raison de la complexité de ses approches
successives, de détailler notre méthodologie au fur et à mesure des étapes de notre exploration, à
des moments clefs de son articulation. Il importe, toutefois, de préciser d’emblée que notre
démarche s’inscrit dans une démarche systématique, à dimension pastorale. Ce que nous visons
ici est l’identification d’éléments de systématisation relatifs à la spiritualité du couple électif, en
une approche qui puisse prendre en compte les formes diversifiées de l’inscription sociale du
projet à deux et en famille42. Si nous engageons ce travail, c’est en vue d’appuyer des pratiques
de terrain, au vu des besoins actuels : il s’agit de trouver des moyens plus adaptés
d’accompagner l’aspiration du grand nombre à fonder une famille stable, avec le même
partenaire une vie durant, dans une perspective chrétiennement cohérente, où la foi reste
proposée à ceux qui y sont ouverts, sans pour autant se voir imposée comme un préalable.

Nous ne mènerons donc pas de recherche-action sous forme d’enquête, comme en


théologie pratique. Nous mettrons à contribution des analyses, sommes et enquêtes historiques,
psychosociologiques et théologiques à la scientificité reconnue. Nous travaillerons avec des
outils conceptuels repris de spécialistes. Nous chercherons à les mettre en perspective et à les
relire avec un œil neuf, en fonction de notre angle de travail original. Ceci étant, notre objet
d’études, qui se situe au confluent de nombreuses disciplines, ainsi que le point de vue spécifique
que nous adoptons, en débordant volontairement du seul cadre du mariage, nous confrontent à
certains problèmes délicats, et à certaines exigences scientifiques. Il s’agit essentiellement de
carences documentaires et de silences théologiques, dont nous devons tenir compte, non
uniquement en en relevant la réalité, mais aussi en les interprétant, c’est-à-dire en essayant d’en
dégager les raisons, voire la signification en creux, face à l’enjeu de notre problématisation.

D’une part, bien que n’entrant pas dans le cadre de la reconnaissance ecclésiale, donc
publique, explicite sous forme de canons et de traitement doctrinal dédiés, la vie adulte partagée
« faiblement ou non institutionnalisée43 » a existé de façon durable dans la culture chrétienne
occidentale, et ce, sans trouble majeur dans la société, jusqu’au XVIe s. Dans cet ordre d’idée, la
notion de « couple », qui émerge peu à peu, peut éventuellement devoir autant, sinon davantage,
à l’informel qu’au formel, voire au très formel. Nous ne pouvons pas travailler, en tout cas,
comme si ce réel n’avait rien à nous dire sur le sujet qui nous intéresse44. D’autre part, les
affirmations de Vatican II relatives au travail de l’Esprit dans les personnes de bonne volonté ont
déterminé une ouverture aux non-chrétiens, adoptée de nos jours par les élites religieuses, et les
équipes pastorales sur le terrain, dans l’espoir de toucher un large public. Cependant, même si
des ressources existent à ce sujet, il nous semble qu’elles ne portent pas tout leur fruit. C’est un
handicap certain, eu égard à notre objet d’études particulier45. D’un point de vue chrétien, cette
réserve pneumatologique, donc aussi christologique et plus largement trinitaire, creuse en effet
des interrogations fondamentales quant à la missiologie. Des questions sotériologiques46, dans

42
Union libre, pactes et reconnaissances civiles non matrimoniales, mariage civil, mariage religieux…
43
Nous parlons dans le cadre d’une conception du mariage située dans des usages sociaux inégalitaires.
44
Sur le plan méthodologique, les risques ici se traduisent surtout en termes de projections anachroniques,
polarisations interprétatives liées aux les lacunes de la documentation à l’insuffisante prise en compte des
situations énonciatives. L’interprétation de l’idée même de spiritualité de la vie adulte partagée en est affectée.
45
Nous en voyons l’indice dans un jugement très négatif, systématique et répété, à l’endroit des couples non
institutionnalisés, sans qu’il soit tenu compte de leur réalité effective et de leur projet ultime ; elle est conforme à
une théologie de la grâce, et à une approche sacramentaire traditionnelle. A. L. rompt avec cette pente, qui nous
semble cependant ressurgir souvent, dès lors que le propos anthropologique se veut théologique.
46
Nous prenons cette notion dans son sens élargi, selon le propos du théologien protestant G. SIEGWALT
(Dogmatique pour la catholicité évangélique, système mystagogique de la foi chrétienne, III, Paris, Ed. Cerf, 2000,
13
toutes leurs harmoniques, se voient corrélativement soulevées. La réticence relative à les aborder
et approfondir47 rend en tout état de cause plus difficile la construction de pratiques qui puissent
s’autoriser de repères structurants, dès lors que l’on espère s’adresser à un public large de
couples et de familles en recherche de sens et de souffle. Il reste à en mieux préciser les
articulations avec les outils de la psychologie. Pour finir, nous devons faire preuve de créativité,
étant donné le caractère novateur de notre recherche. Nous proposerons donc des analyses
personnelles, que nous n’avons pas trouvées sous cette forme dans nos lectures, voire des outils
adaptés et une démarche de travail spécifique, pour répondre à nos objectifs. Par ailleurs, ce
labeur n’est qu’une étape. Nous sommes bien consciente que notre travail ultérieur prendra appui
directement sur le terrain, au plus près de ce qui se vit, dans le but d’écouter et de faire entendre
la parole des couples tels qu’ils se perçoivent et s’expriment dans notre monde en mutation, et
auprès desquels nous évoluons depuis longtemps48. Il consistera, aussi, à lire les formes et les
fruits d’initiatives déjà prises quant à la mission ecclésiale auprès des couples et des familles,
dans le souci d’inviter, dans le respect des personnes, à un chemin de salut. La présente
démarche espère, d’ores et déjà, donner l’envie et le goût à des équipes de s’investir
nouvellement, pour démultiplier les possibilités offertes aux couples et aux familles.
Quoi qu’il en soit, donner toutes ses chances à un pari aussi magnifique et osé que celui
de l’amour électif durable, considéré de nos jours par beaucoup comme le trésor le plus précieux
de toute existence humaine - et aussi le plus exposé - mérite à nos yeux l’effort auquel nous
avons consenti pour l’heure. Ce dernier est, en effet, de nature à susciter et soutenir des
propositions adéquates en la matière, qui elles-mêmes apporteront leur lot de révélations et
d’approfondissements, pour le plus grand bien des adultes et des enfants, sans prétendre résoudre
tous les problèmes non plus. A ce dernier titre, comme sujet sensible et, pour cela,
particulièrement riche d’enseignements pour la marche de la communauté ecclésiale à la suite du
Christ, mais aussi pour la construction d’un monde plus juste et plus humain, l’accompagnement
des couples et des familles d’aujourd’hui représente un défi capital pour le christianisme, en
même temps qu’un investissement stratégique pour son devenir. « Si l’Eglise désire que les
couples demeurent avec Elle, nous pensons, souligne F. HOHWALD dans une thèse de 2009,
qu’il est urgent qu’Elle travaille réellement à en faire d’authentiques collaborateurs, afin que
l’Eglise peuple de Dieu soit un peuple de sœurs et frères en Jésus-Christ, animés par l’Esprit
Saint »49. Nous pensons aussi qu’il est urgent qu’elle dialogue avec les couples contemporains de
bonne volonté, qu’ils se disent chrétiens ou non, pour se laisser enseigner par leur expérience,
dans toute la palette de ses manifestations, et en nourrir sa pastorale. Il est indispensable, dans le
même sens, de collaborer avec les thérapeutes et praticiens du couple, pour éviter de faire du

p. 160), sur laquelle nous reviendrons. La focalisation sur la logique sacramentelle tend à donner l’impression que,
pour le magistère, extra matrimonium, nulla salus est, ce qui tend, reconnaissons-le, à geler le dialogue au parvis.
A. L. choisit, avec prudence, de montrer davantage d’ouverture, notamment à partir des Semina Verbi.
47
L’affaire DUPUIS, tout en confirmant la légitimité de la démarche comme telle, paraît avoir donné peu ou prou
un coup d’arrêt à la recherche en théologie des religions, sous l’effet d’une crainte liée à la réaction romaine.
48
Nous sommes frappée de la profondeur, de la vivacité et de la vérité avec laquelle les personnes, de tous âges,
se confient à nous et échangent spontanément lorsqu’elles prennent connaissance de la visée de notre recherche.
49
HOHWALD F., Entre idéal d’Eglise et réalité vécue, le couple marié, disciple du Christ, thèse de doctorat de
théologie catholique, Strasbourg, octobre 2009, p. 6. Nous avons ici en vue le compagnonnage fraternel en Eglise
entre états de vie et notamment entre les couples et familles, tenant compte des réalités concrètes des uns et des
autres. Il ne s’agit pas de dissocier les couples en une fraternité désexualisée, mais de faire collaborer des
personnes profondément imprégnées de leur vécu propre, et pour ce qui est de la vie de couple, aussi en tant
qu’amants et amantes heureux de célébrer leurs retrouvailles porteuses de communion et de fécondité… Voire
comme parents. Nous devons à ce travail intéressant une partie non négligeable de la motivation qui nous a
conduite à engager notre propre recherche.
14
travail pastoral une initiative coupée des réalités et cantonnée à des références immuables, qui
risquent de résonner comme des injonctions, sans feuille de route adéquate. Contribuer à
permettre un apprentissage relationnel de qualité aux adultes rêvant d’harmonie, autant qu’aux
enfants élevés dans un climat plus serein, afin d’aider le monde à se construire dans une moindre
violence et prédation ne peut qu’enrichir l’élan apostolique de l’Eglise du Christ. C’est toute la
fécondité que nous souhaitons à la présente contribution théologique, qui se verra structurée en
trois étapes successives.

1.6. UNE RECHERCHE ORGANISEE : LE PLAN DE LA THESE

Une exploration de l’idée de « cheminement spirituel » en Occident nous permettra, dans


une première partie, d’identifier les paradigmes majeurs, avec leurs contextualisation historique
et culturelle et leurs influences croisées, dans lesquels s’inscrit la quête actuelle en la matière. Il
est en effet capital de bien préciser les harmoniques que nous retenons dans le concept de
spiritualité avec lequel nous travaillerons au fil de notre étude. Ceci nous aidera à le bien cerner
ensuite, dans ses liens particuliers avec le vécu des couples aujourd’hui.

En exposant dans une seconde partie l’évolution de la construction de la notion de


conjugalité, pour pouvoir valablement la confronter aux acquis de cette première exploration,
nous serons mieux à même d’établir un état des lieux de la « spiritualité conjugale ». Cette
dernière notion, apparue en catholicisme au début du XXe s., a partie liée avec la théologie du
mariage, creuset de la construction progressive de la cellule conjugale au sein de la famille dans
notre culture. Mais, débordant en fait ce cadre dès le départ, elle se déploie dans une dynamique
neuve, qu’il convient de laisser entrevoir à partir des explorations les plus récentes et
documentées en la matière, pour une part développées dans la recherche anglo-saxonne.

Nous serons ainsi mieux équipée pour proposer, ultimement, des éléments de
systématisation concernant plus largement la spiritualité chrétienne du couple électif, ou
« spiritualité coélective »50, à l’orée du XXIe s., avec ses repères, ses défis, mais aussi ses
promesses spécifiques. Nous pensons possible, et utile, de penser cette spiritualité de manière à
rejoindre tous les couples vivant d’amour qui ont besoin d’appui pour réussir leur projet, non
sans ouvrir la possibilité, à ceux qui le désirent, d’une déclinaison proprement chrétienne. Nous
pourrons mieux apercevoir, chemin faisant, pourquoi la mission des chrétiens, dans ce domaine,
nous semble être appelée à prendre mieux en compte les acquis récents de tous ordres. Il
importe, singulièrement d’ouvrir des voies pour que, avec méthode, puissent être approfondies
les avancées liées à l’aggiornamento conciliaire, notamment dans le domaine de la
pneumatologie. De cette façon, sans doute, les ressources de la rationalité humaine pourront-elles
se laisser éclairer ultimement par la Source de la révélation, en entrevoyant un peu mieux
quelque chose de la volonté du Dieu de Jésus-Christ, dans un champ aussi décisif que celui de
l’amour entre l’homme, la femme, et leur (s) enfant(s).

50
Nous exposerons les raisons et les enjeux de la création de ce néologisme pour les besoins de notre recherche.
15
1. ASPECTS DU SPIRITUEL EN OCCIDENT : PARADIGMES
PRINCIPAUX ET RECOMPOSITIONS

Pourquoi aborder une recherche sur le couple par le biais du spirituel et non du
psychologique et du social, comme on le fait spontanément au moment où les changements
culturels affectent particulièrement les modèles de la vie privée ? Nous avons formulé dans
l’introduction les raisons qui nous poussent à rapprocher la vie de couple et de famille du champ
du spirituel, dans la diversité de ses formes présentes. Notre première hypothèse de travail est
donc la suivante : il est impossible de rendre compte de ce qui s’opère aujourd’hui dans le
domaine de la vie affective sans prendre la mesure d’une histoire complexe et passionnante qui
touche directement au domaine de la spiritualité. Depuis de longs siècles, la question du
cheminement spirituel a, en effet, occupé une place prépondérante dans la culture occidentale.
Or, deux approches différentes ont structuré dès le départ la façon dont ont été appréhendés
l’origine, la structure et le telos51 de la vie humaine, et du monde dans lequel cette dernière
s’inscrit : le paradigme gréco-romain du pneuma, et la conception chrétienne de la vie sous
l’Esprit, aux racines sémitiques. La vision contemporaine du spirituel, qui entend prendre ses
distances avec ces références idéologiques et religieuses, reste profondément tributaire de ces
déclinaisons initiales, mais aussi de leurs recombinaisons et réélaborations en Occident.

Les philosophies antiques ont développé ainsi une conception spécifique de la nature et
du statut de l’être humain, valorisant sa compétence noétique52, c’est-à-dire sa capacité à exercer
sa raison. Articulé à une interprétation de ses rapports avec ce qui n’est pas lui, comme de sa
destinée propre au sein d’un cosmos dont la dynamique propre l’oblige, ce système de pensée est
relié par des sources autorisées au chamanisme sibérien. Il se voit régi, notamment, par une
opposition entre le matériel et le spirituel, ou encore le corps et l’âme. Par ailleurs, l’héritage du
judaïsme a imprégné les représentations développées par la religion nouvelle du christianisme,
gagnant peu à peu, depuis son foyer palestinien, toutes les régions contrôlées par l’Empire
romain. Inscrite dans une culture sémitique dont le paradigme unitif en matière de spirituel
s’appuie sur une figure transcendante dont l’initiative souveraine ordonne tout ce qui existe, la
foi au Christ s’est diffusée jusque dans la partie Ouest de cet ensemble politique. Son influence y
a perduré, sous l’effet de la collaboration qui s’y est installée entre pouvoir politique, élites du
savoir et autorités religieuses. Enfin, étant donné que, dans son effort d’auto-élaboration, le
christianisme s’est aussi durablement nourri de la pensée gréco-romaine, il est important de bien
prendre la mesure des intrications induites, dont les conséquences restent vives jusqu’à nos jours,
même si l’on n’en a pas toujours conscience53. L’Occidental serait-il un chaman qui s’ignore ?

51
C’est-à-dire le but, le sens ultime.
52
Le noûs est la composante intellectuelle de la psychè (âme).
53
Ceci n’expliquerait-il pas, pour part, le succès persistant de la métempsycose dans les croyances du plus grand
e
nombre, que l’on croit activé par les traditions orientales fascinant les Occidentaux depuis le XVII s. ? En 1990, 24
% des Français, dont, encore plus étonnant, 34 % des catholiques pratiquants réguliers, déclarent croire à la
réincarnation ! (sondage publié dans l’ouvrage de RIFFAULT H. (dir.), Valeurs des Français, Paris, Ed. PUF, 1994).
16
Les conceptions païenne et chrétienne du pneuma, si dissemblables soient-elles, ont en
effet interagi de façon étroite, et parfois inattendue, dans l’histoire du christianisme et de la
philosophie moderne, jusque dans l’ambition d’émancipation déployée par cette dernière par
rapport aux cadres religieux. La prégnance du paradigme païen, confirmée, a contribué à filtrer la
source hébraïque de l’univers chrétien, jusqu’à y susciter des contradictions, sinon des
altérations, qu’il est bon de mettre en lumière pour mieux comprendre certains débats et
problématiques actuels, notamment en matière de vie conjugale. La remise à jour réalisée en
catholicisme, au moment du Concile Vatican II, a restauré un équilibre ; mais, d’une part, elle
n’est pas assez sortie des premiers cercles d’initiés et d’engagés, et de l’autre, elle demeure
freinée par des conflits herméneutiques dont les échos traversent la pastorale familiale.
Afin d’aborder ces développements de façon efficace, il nous semble nécessaire de
procéder prioritairement à l’examen des principaux paradigmes présidant à l’approche du
« spirituel » dans la sphère occidentale, avant d’étudier leurs interférences et échos respectifs.
C’est, en dernière analyse, la mise au net de ce que représente « la spiritualité » pour nos
contemporains, et de la manière dont nous entendons utiliser ce concept dans notre recherche,
qui nous permettra d’appréhender, en seconde partie, ce que l’on peut entendre par « spiritualité
conjugale ».

1.1. Les paradigmes gréco-romain et chrétien du pneuma et


du cheminement spirituel

Travailler sur le sujet du « spirituel » invite à un détour étymologique. Une exploration


du terme « esprit » fait en effet apparaître l’ampleur de la polysémie du terme, en fonction des
contextes où il est employé. Elle révèle la manière à la fois riche et typée dont fut approché le
spiritus (latin), traduction du pneuma grec, en tant que notion conceptualisée dans l’Antiquité
gréco-romaine bien avant l’apparition du christianisme ; cet usage traduit une vision singulière
de l’homme et du monde. Le pneuma gréco-romain, réalité concrète plus ou moins subtile
inscrite dans l’économie cosmologique, est notamment mis au service du devenir de la psychè
(l’âme). La destinée de celle-ci est le plus souvent envisagée comme éternelle, au sens où elle est
appelée à se diluer dans le Grand Tout impersonnel auquel elle a partie liée, alors que le sôma (le
corps) est voué à la mort. Le pneuma, en tant qu’il collabore au mouvement de dés/incarnation,
tend à la dématérialisation. A cet égard, il paraît capital de mesurer la différence fondamentale de
ce concept avec l’approche chrétienne de l’Esprit. Celle-ci puise aux sources de la culture
hébraïque. La rûah YHWH, mère du Pneuma chrétien, y a toujours partie liée avec une
transcendance divine personnelle et créatrice. De façon principielle, le « spirituel » chrétien
renvoie à une relation entre la divinité et la personne humaine « corps, âme et esprit », de façon
individuelle et collective. Cette relation est suscitée par la volonté d’un Dieu trinitaire, Père
(Pater), Fils (Filius) et Esprit (le fameux Spiritus Sanctus), un Dieu fondamentalement désireux
d’interagir avec la créature humaine. La nature humaine se voit donc équipée dès le départ (dotée
d’un « esprit »)54 pour vivre l’intimité avec un Tout-Autre, qui se révèle à elle de façon gratuite
et personnalisée. La pleine communion eschatologique en christianisme implique de surcroît tout
l’être, la chair y compris. Quelle dissemblance, on le voit, entre les pneumas grec et juif !

54
Une tradition ultérieure tendra à fusionner l’âme et l’esprit. Nous y reviendrons.
17
Il se trouve qu’au départ, les acceptions associées au dérivé adjectival spirit(u)alis sont
chrétiennes. Le mot français « spirituel », apparu au XIIIe s., francise le latin spirit(u)alis utilisé
dans un contexte néotestamentaire pour rendre le terme grec pneumatikos55. Les sens revêtus au
fil du temps par l’adjectif latin, puis français, sont relayés ensuite par le substantif français
« spiritualité », forgé au XVIIIe s. dans les milieux catholiques sur le modèle de spiritualitas.
Trois champs sémantiques dominaient dans ce dernier vocable : « Un sens religieux, appliqué à
la vie spirituelle (dès le Ve s.) ; dans cette acception, [spiritualitas] s’oppose parfois à carnalitas
ou animalitas ; […] un sens philosophique, pour désigner un « mode d’être » ou un « mode de
connaître » ; son opposé est ici corporalitas ;[…] un sens juridique qui englobe ce qu’on appelle
alors les spirituales (biens et fonctions ecclésiastiques, administration des sacrements,
juridiction, objets du culte …) ; le terme antithétique est ici temporalitas »56. Sont mentionnés
ailleurs, également, à propos de spirit(u)alis, les sens de « qui envisage les choses du point de
vue surnaturel », et « mystique, symbolique », s’agissant de l’interprétation des textes sacrés57.
L’enracinement chrétien des concepts de « spirituel » et « spiritualité », un fait historique,
empêche, en tous les cas, de dénier le droit aux chrétiens de s’exprimer librement sur leur riche
tradition en la matière. Il n’est pas question en ce sens de les en déposséder par principe, voire
d’exprimer de la condescendance à leur endroit dans ce domaine. Cela ne signifie pas que le
ressaisissement actuel de la notion, au-delà du cadre étroitement religieux et des frontières des
Eglises instituées, soit dépourvu de fondement. En effet, c’est l’étude des sens de l’étymon
spiritus (et du pneuma qu’il reprend), avant sa déclinaison au sein du christianisme, qui aide à
comprendre la fortune actuelle du terme « spiritualité ». L’exceptionnelle plasticité sémantique
de la racine en cause prépare en quelque sorte le réinvestissement de cette notion, mis en œuvre
dans les années 1960 : la civilisation occidentale, dans son émancipation revendiquée face à la
tradition chrétienne, a sans doute renoué là, sans bien le savoir, avec un paradigme resté influent.

1.1.1 Le pneuma/spiritus dans les philosophies gréco-romaines

La pneumatologie (au sens de pensée du pneuma donc du spiritus) dans l’approche


gréco-romaine païenne se présente de façon tout à fait particulière. Cette vision nous paraît
continuer de sous-tendre puissamment les précompréhensions spontanées du terme, par exemple
lorsque l’on s’excuse de « préoccupations bassement matérielles » ou d’une vision totalement
« terre-à-terre ». Ses répercussions concernent aussi, pour une part, la pneumatologie des
Ecritures juives et chrétiennes, la patristique, et joue à ce titre un rôle dans notre problématique.

1.1.1.1 Figures du pneuma/spiritus païen

Les significations de spiritus en latin classique sont à la fois concrètes et symboliques. Si


le vocable signifie littéralement, « souffle », sa résonance biologique (la « respiration ») n’en
épuise pas tous les usages dès le départ. Quand chez CICERON, le sens de « souffle divin »,
voire chez OVIDE ou TACITE celui d’« esprit » ou d’« âme », sont attestés, on trouve aussi
ailleurs les nuances de « suffisance (morgue) », « sentiments », ou même « inspiration

55
Spirit(u)alis est construit « sur le modèle carno-carnalis […] [et] employé très tôt pour traduire le grec
pneumatikos dans les anciennes versions des Épîtres pauliniennes, en particulier 1 Co 2,14-3,3 où apparaît la
gradation carnalis (somatikoi) – animales (psychikoi) – spirituales (pneumatikoi). », in DUPUY M., « Spiritualité »,
Dictionnaire de la spiritualité, Paris, Ed. Beauchesne, 1990, p. 1142.
56
Ibid., p. 1143.
57
Mediae Latinitatis Lexicon Minus, Leiden Boston, Ed. Brill, édition 2002, p. 1284.
18
littéraire »58, ce qui atteste de l’extension du terme aux domaines psychologique et artistique ;
ceci, pourtant, dans une cosmologie et théologie spécifiques, à bien cerner pour préciser le
propos.

Le concept grec païen de pneuma, traduit par spiritus, relève solidairement de la


philosophie, de la science et de la religion59. Il prend place dans un système de pensée dualiste
qui met en regard les catégories de corps (sôma) et d’âme (psychè) de façon antithétique.
PLATON, réinterprétant des traditions perpétuées dans toute la pensée antique60, est celui qui les
oppose le plus radicalement au profit de la seconde, jetant des bases innovantes qui s’imposent
durablement. « Non que Platon invente le concept de psychè : il hérite de tout un ensemble de
représentations que ses Dialogues mettent savamment en scène ; Homère, les poètes tragiques,
mais aussi les médecins hippocratiques, ainsi que des traditions philosophiques comme
l’orphisme, le pythagorisme et certains présocratiques font partie des sources que Platon
reprend et manipule. […] [Il] fait subir au concept de psychè de véritables
transformations : l’âme devient un nouvel objet pour le philosophe, au carrefour de
l’épistémologie, de l’éthique et de la politique, mais aussi de la physique et de la cosmologie
(Solmsen, 1983). […] [Elle] devient […] cet objet dont on doit prendre d’autant plus soin
qu’elle concentre en elle ce qu’il y a de plus précieux en l’homme »61. Le pneuma, « souffle
vital », prend place dans cette dialectique. Il s’y inscrit dans une combinatoire originale et subtile
qui décline ses variations en les faisant jouer à trois niveaux simultanés : microcosmique
(l’homme), macrocosmique (l’univers), et méta-cosmique (le divin)62. Sans nous attarder au
détail, l’évocation de ces harmoniques nous permettra de saisir leurs enjeux anthropologiques.

Une première remarque soulignera le rôle éminemment vicarial du pneuma gréco-romain.


Le sens intellectuel du mot français « esprit » n’est jamais rendu en grec ancien par pneuma ;
c’est noûs (mens ou ingenium en latin) qui tient cet office. Le pneuma représente en fait
uniquement, hors son sens physiologique de « souffle » (qui concerne le corps), l’organe,
l’instrument ou la substance de la psychè réputée immortelle, d’ailleurs comparée par PLATON
à un attelage ailé63. La connotation aérienne de la métaphore platonicienne suggère le caractère
éthéré de l’itinéraire de la psychè humaine, dont l’horizon est le monde des Idées, au sein d’un
système de représentations de nature métaphysique64. Le rôle fonctionnel du pneuma, ordonné à
favoriser la disjonction du matériel et de l’immatériel, est plus ou moins accentué, mais toujours
58
Voir dictionnaire Gaffiot, Paris, Ed. Hachette, 1976, p. 1468.
59
On ne fait pas alors la distinction entre ces champs du savoir et de la réflexion qui prévaut aujourd’hui.
60
A l’exception toutefois de la philosophie épicurienne, matérialiste, où l’âme est totalement corporelle.
61
RENAUT O., « Platon : l’invention de la psychologie », revue Sciences Croisées, n° 7-8, Nanterre, site
www.sciences-croisees.com, consulté le 17. 01. 2013. Sur l’influence de cette anthropologie sur le christianisme,
voir CLAIR P. et SAFFREY H.-D., « Âme », Encyclopædia Universalis, site www. universalis-edu.com, consulté le 24.
01. 2013.
62
Voir VERBEKE G., L’Évolution de la doctrine du pneuma des stoïciens à Saint Augustin, Paris, Ed. DDB, 1945,
chapitre II, p. 175-206.
63
PLATON, dans le Phèdre, compare cette dernière à un attelage ailé dont le cocher serait le noûs (c’est-à-dire
raison, esprit et intelligence associés), préposé à conduire une paire de chevaux : le plus obéissant étant le thumos
(il réunit la volonté et le cœur) et le plus rebelle, l’epithumia (qui correspond à la fois aux désirs et au « ventre »),
in PLATON, Phèdre, Paris, Ed. La Pléiade, 253c-254d.
64
« La métaphysique repose sur un dualisme vertical des mondes, le visible et l’invisible. Cette dualité parcourt et
divise l’universelle réalité, structurant tout en couples antithétiques dont chaque pôle s’emboîte dialectiquement en
son contraire. Chaque terme s’affirme dans un rapport de pure négation à un autre terme qui est son contraire :
« humain/divin, fini/infini, devenir/être, mortel/immortel, apparent/réel, sensible/suprasensible. », in LEDURE Y.,
Transcendances, Essai sur Dieu et le corps, Paris, Ed. DDB, 1989, p. 65. L’opposition âme/corps au sein de l’être
humain entre dans un tel type de schéma.
19
efficace dans d’autres traditions parallèles : « Pour Plutarque et les auteurs hermétiques, le
pneuma ne désigne pas à proprement parler la substance de l’âme mais il joue le rôle d’un
intermédiaire entre le corps et l’âme, cette dernière étant capable (grâce à lui) de rejoindre le
monde des idées si elle se détache du sensible, en se libérant des messages erronés du corps
mortel »65. Ceci est d’autant plus vrai que le terme de psychè, qui constitue ici le « principe
spirituel du vivant », dérive lui-même du verbe grec psychô, « respirer ». Le concept continue
donc de s’enraciner dans une réalité biologique. Mais la survalorisation de la psychè au détriment
du sôma, enveloppe charnelle provisoire, rejointe puis quittée grâce aux services du pneuma,
détache le plus possible cette « respiration » de son ancrage concret. L’âme devient la
composante totalement immatérielle de la personne qui ne peut se perpétuer que sous une forme
désincarnée. En miroir de la collaboration du pneuma au processus considéré, le
« pneumatique/spirituel » en vient à s’opposer au « somatique/charnel ».

Du point de vue de la combinatoire, la notion de pneuma se présente dans le même


temps de manière triplement différenciée aux yeux des écoles médicales grecques, ce qui en
vérifie a contrario la racine physiologique. Le pneuma zotikon, ou spiritus vitalis, « souffle
vital », assure la cohésion des êtres matériels. Le pneuma physikon ou spiritus naturalis,
« souffle créateur », fait de son côté naître vie et mouvement. Le pneuma psychikon, ou spiritus
animalis, « souffle psychique », lui, se révèle un principe de connaissance sensible et
intellectuelle. « Remarquons dans le troisième terme pneuma psychikon l’association pneuma-
psychè, ce qui montre bien qu’il n’y a pas […] de distinction tranchée entre les deux
substances »66. Platon introduit le même type de nuances quand il détaille les différents aspects
de la psychè67. Les deux notions, sans se confondre, s’interpénètrent. Pourtant, elles œuvrent à
isoler une sorte de pneuma supérieur incorruptible par rapport aux pneumata inférieurs qui
périssent au même titre que le sôma qu’ils animent. Cette économie est donc aussi très dualiste.

Symptomatique à l’égard de cette tension « topographique » sinon « anatomique » (où se


séparent les pneumata inférieurs et supérieurs, mortels et immortels, dans le composé humain ?)
se présente l’approche stoïcienne du pneuma. Macrocosmique, le souffle pénètre à travers
l’univers entier en tant que véhicule du dieu, principe créateur et formatif, et raison (logos).
Selon les stoïciens, c’est le pneuma qui explique la cohésion du cosmos et de tout ce qu’il
contient, grâce à la tension y régnant entre le froid (air) et le chaud (feu), dans le sens où il
consiste en un mélange total de l’air et du feu. Le « degré d’être » de toute réalité se définit dès
lors par la qualité du souffle cosmique engagé. Ses objets inanimés reçoivent le « souffle
cohésif », les plantes tirent profit du « souffle physique », alors que les êtres animés (espèce
humaine y compris) bénéficient du « souffle psychique », ou « âme ». Dans ce dernier cas, c’est
la pureté de sa substance pneumatique qui donne à l’âme humaine sa rationalité, en tant que
parcelle porteuse du dieu lui-même. Il n’y a donc pas de différence de nature entre homme et

65
BRUN P., « L’esprit dans tous ses états, de l’esprit ou « pneuma » », avril 2012, site www. reseau-regain.net,
consulté le 17. 01. 2013.
66
Ibid.
67
« Dans le « Timée », […] Platon distingue dans l’homme trois âmes différentes, une supérieure et deux inférieures
[…] : l’âme immortelle liée à l’intelligence (logistikon) […] à comparer avec le pneuma psychikon des écoles
médicales situé dans le cerveau.[…] L’âme irascible (thumos), […] proche du cœur […] à mettre en relation avec le
pneuma zotikon logé dans le cœur.[...] L’âme vitale ou nutritive (epithumia), siège de l’appétit, du désir, du plaisir
et de la douleur […] principalement liée au foie. […] Ce qui varie […], c’est la hiérarchie des trois instances : dans la
conception des écoles médicales, le pneuma zotikon (situé dans le cœur) est premier, alors que chez Platon c’est
l’âme immortelle. », in BRUN P., « L’esprit dans tous ses états…», op. cit. La vision du pneuma chez les médecins
garde de fait une teneur biologique marquée.
20
dieu, seulement de consistance quantitative (chaque individu représentant le fragment d’un tout).
Dans le même temps, en toute personne l’âme et le corps entretiennent une relation de
« sympathie ». La santé de l’âme (constituée du souffle igné qu’est le pneuma, elle est corporelle
dans le sens qu’elle n’est absente d’aucune partie du corps) relève d’un mélange équilibré des
éléments physiques, à savoir l’air et le feu, à un degré satisfaisant de tension ; l’équilibre régnant
dans le sôma a une importance dans ce processus.

Malgré tout, les composants du mélange préservent leur identité, c’est-à-dire leurs
qualités originales. Aussi peuvent-ils être séparés. L’âme, dans sa part purement intellective,
peut éventuellement survivre un temps au corps quand il meurt, en fonction de la qualité de sa
« tension » propre. Cependant, les approches stoïciennes divergent sur ce point, et la question
n’est pas nettement tranchée, selon les spécialistes. Au moment des conflagrations cosmiques, en
tout état de cause, même les plus optimistes supposent que les âmes les plus résistantes (c’est-à-
dire chez lesquelles l’air et le feu se trouvent dans une tension idéale) retournent au Grand
Tout68, disparaissant en conséquence comme telles. Ici, le pneuma conquiert un statut spécifique,
en quittant le service exclusif de l’âme. Il est l’élément qui permet au cosmos d’exister dans la
dynamique divine foncière, traduisant un dessein créateur rationnel sans figure personnelle.
Devenir un homme accompli revient ici à se conformer à la logique divino-cosmique qui intègre
l’homme comme un élément du tout, valorisé pour sa compétence intellective détachée de
l’affectif et du sensible.

Nous n’accorderons pour finir aucune place particulière à la conception aristotélicienne


du pneuma, dans la mesure où cette dernière se résume à une approche physiologique empruntée
à l’école sicilienne de médecine, sans portée métaphysique. Nous choisirons encore de
mentionner un accent « mantique » du concept grec d’« esprit ». Nous voulons parler d’un type
particulier de pneuma lié à l’inspiration et à la divination. A certains endroits de la surface
terrestre existeraient des fentes permettant au souffle vital, enfermé dans les profondeurs du
globe, de s’échapper, jusqu’à mettre certains êtres particulièrement réceptifs en état de transe,
comme c’est le cas au sanctuaire de Delphes69. Il ne s’agirait pas là d’une inspiration
transcendante, mais d’un contact de l’homme avec le souffle vital du monde, de même nature
que celui qui le traverse lui-même ; macrocosme et microcosme entreraient ainsi en dialogue,
dans une vision moniste qui inscrit l’homme plus étroitement que jamais dans la logique
cosmique.

Très déterminante apparaît, par ailleurs, l’influence dualiste du chamanisme, fort présente
dans la culture grecque, qui a fait l’objet d’investigations approfondies de la part des spécialistes
de l’Antiquité grecque. Ceux-ci en situent les racines en Scythie, non sans souligner que le
chamanisme affleure dans de nombreuses cultures (indiennes, orientales, africaines), sans qu’on

68
LAURAND V., Stoïcisme et lien social, Enquête autour de Musonius Rufus, Paris, Ed. Garnier, 2014, p. 118-119.
69
Dans ce centre oraculaire fameux dont PLUTARQUE par exemple était prêtre, le souffle « mantique » produirait,
dans le pneuma psychikon appartenant à la psychè de la Pythie, des visions et des révélations prophétiques, en
stimulant non sa raison, mais la faculté intuitive qui existe à l’état latent en tout homme. Précisons-le, « le noûs
(intelligence) n’a aucune part dans les phénomènes de ce genre qui concernent exclusivement la partie irrationnelle
de l’âme (psychè) ; […] le pneuma mantique a pour effet de mettre en sommeil l’activité noétique […] au profit
d’une forme d’instinct spontané dont l’origine est purement naturelle. », in BRUN P., ibid. Voir aussi HAMAYON R.
N., « Chamanisme », Encyclopædia Universalis, site www. universalis-edu.com, consulté le 18. 03. 2013, et le
chapitre « Les chamans grecs et les origines du puritanisme », DODDS E. R., Les Grecs et l’Irrationnel, Paris, Ed.
ère
Flammarion, coll. Champs, 1977 (1 éd. 1959). Nous remplacerons dorénavant les références électroniques de
l’Encyclopædia Universalis, souvent citée, par la mention op. cit.
21
puisse dire s’il s’agit de courants diffusés depuis la Scythie ou de développements indépendants
et concomitants70, comme on le voit par exemple pour l’apparition de l’écriture, à peu près
simultanée en des lieux distants géographiquement, mais de façon indépendante. Difficilement
datable quant à ses débuts effectifs, cette tradition spirituelle repose sur le constat d’une
distorsion entre l’activité psychique et la tonicité physique : quand le sôma est au repos, la
psychè est plus active.

Grâce à une discipline et une initiation, le chaman peut affiner et aviver ce découplage,
jusqu’à permettre à sa psychè, qui « est normalement le soi émotif plutôt que le soi rationnel »71,
« de quitter son corps et voyager vers des terres lointaines […]. Le chaman peut donc être vu
simultanément à des endroits différents ; il possède le pouvoir de bilocation »72, une capacité qui
ne saurait se confondre avec d’autres techniques et méthodes de type magique desquelles on a pu
le rapprocher trop hâtivement73. Il existerait chez certains êtres humains une faculté à entrer en
communication de cette façon avec les « esprits » de la « surnature » (en grec, daimones, à
savoir, au sein du chamanisme de la chasse : « esprits d’animaux », et du chamanisme de
l’élevage : « esprits d’ancêtres »)74. Ces spéculations et pratiques75 tiennent que la psychè d’un
individu est en mesure d’entrer directement en relation avec d’autres psychès humaines,
animales, voire d’origine non identifiée. Cela peut se faire en dehors de tout contact physique,
par dissociation, en un échange entièrement extracorporel. Nous avons vu quelle place le pneuma
occupe traditionnellement dans une philosophie comme celle de PLATON en ce qui concerne
l’appariement et la dissociation psychosomatique. Selon les avis autorisés, le philosophe de
l’Académie était au fait de cette tradition, dont il s’inspirerait directement76.

Il est tentant de réduire le chamanisme à quelque délire archaïque, sinon superstitieux77.


On a cru devoir lui opposer les visions rationalistes des penseurs qui s’en saisirent, tel PLATON.
Le tour de force de ce dernier résiderait dans sa capacité à en canaliser la charge irrationnelle
grâce à l’apport socratique, construisant ainsi une conception de la psychè philosophiquement
fondée78. Un tel équipement théorique pourrait être considéré comme le plus bel aboutissement
d’une tradition par ailleurs difficile à apprivoiser, et donc mise à distance par les savants.

70
Cf. HAMAYON R. N., « Chamanisme », op. cit., et le chapitre « Les chamans grecs et les origines du puritanisme »,
DODDS E. R., Les Grecs et l’Irrationnel, op. cit.
71
DODDS E. R., Les Grecs et l’Irrationnel, op. cit., p. 143.
72
DODDS E. R., Les Grecs et l’Irrationnel, op. cit., p. 144.
73
ELIADE M., « Le Chamanisme, expériences mystiques chez les primitifs », DAVY M.-M., Encyclopédie des
Mystiques, 1, Paris, Ed. Payot et Rivages, 1996, p. 2.
74
Cf. HAMAYON R. N., « Chamanisme », op. cit., p. 3.
75
Elles trouvent lointainement des correspondances et échos, comme avec certaines croyances et pratiques
animistes, voire des recherches contemporaines telles que celles du spiritisme dialoguant avec les morts.
76
La transe cataleptique d’ER le Pamphylien, à s’y méprendre, « ressemble à celle des chamans et son voyage
extatique dans l'au-delà nous rappelle […] nombre d'expériences chamaniques. », in ELIADE M., Le Chamanisme et
les techniques archaïques de l'extase, Paris, Ed. Payot, 1968. p. 309.
77
On a ainsi pu y voir une sorte de religion « archaïque » cherchant à prendre pouvoir sur un monde mouvant et
hostile, ou des manifestations pathologiques, au mieux révélatrices d’un état de folie « guéri », l’ancien patient
devenant capable d’aider d’autres victimes à traverser leur crise à partir des voies qui l’ont sauvé lui-même. On a
aussi tenté de ramener tout cela à un charisme, vu comme un exercice de pouvoirs psychiques exceptionnels mal
connus de la science exacte ; voir ELIADE M., Le Chamanisme et les techniques archaïques de l'extase, op. cit.
78
« Platon effectua en somme une hybridation de la tradition du rationalisme grec avec des idées magico-
religieuses dont les origines les plus lointaines remontent à la culture chamanique septentrionale. », in DODDS E. R.,
Les Grecs et l’Irrationnel, op. cit., p. 207.
22
Ce serait oublier un peu vite que la visée du labeur philosophique dans l’Antiquité gréco-
romaine n’est pas celle de bâtir un système se suffisant à lui-même, mais au contraire d’élaborer
un art de l’existence quotidienne engageant profondément l’être humain qui s’y reconnaît ;
devenir philosophe, ce n’est rien moins qu’apprendre à vivre. Le préjugé selon lequel les sources
philosophiques grecques nous offriraient seulement une anthropologie abstraite n’a pas lieu
d’être. La métaphysique qui sous-tend l’idéalisme socratique développé par PLATON ne clôt pas
l’être humain sur lui-même, il l’ouvre sur un infini qui lui confère une dignité foncière au sens
où sa psychè est destinée à rejoindre le monde des Idées, le seul qui retienne l’intérêt, tandis que
le monde matériel fait figure de leurre. Dans le cadre de cette perspective eschatologique, en
conséquence, « Socrate incarne une civilisation qui donne à l’homme une destinée éternelle.
L’immortalité de l’âme est la pierre d’angle sur laquelle s’édifient toutes les valeurs de la
pensée occidentale »79. C’est la référence fondamentale contre laquelle s’insurge encore
NIETZSCHE, entendant tordre le cou à un mythe attribué par lui au christianisme, mais qui lui
préexiste, en fait, dans un contexte fort dissemblable. Qui plus est, dans cette approche se dessine
une dynamique ordonnatrice, à laquelle l’homme est invité à répondre pour accomplir sa
vocation. Nous ne sommes nullement en face de systèmes où l’homme n’occuperait qu’un rôle
de témoin passif, prisonnier d’un déterminisme échappant complètement à ses prises.

Avant d’analyser plus avant les conséquences anthropologiques de ces considérations, il


nous faut encore mentionner un legs antique composite, dont nous ne pourrons retracer ici
l’histoire complexe. Cet héritage importe, car il continue de colorer la spiritualité occidentale
contemporaine, dans des accents et motifs trop vite rattachés à la fascination pour l’Orient, alors
qu’ils sont présents à l’Ouest depuis la période hellénistique. Fruit de la rencontre entre des
traditions égyptiennes, grecques, mais aussi iraniennes, les écrits attribués à HERMES
TRISMEGISTE80 présente des traits caractéristiques, s’opposant notamment au système
philosophique aristotélicien81. Un lien très étroit s’y établit entre science et religion, la
connaissance étant le fruit d’une révélation accordée à un élu par un dieu ou un prophète
« théopneuste »82. Cet ensemble hybride et syncrétiste survit à plus de deux mille ans de
christianisation teintée du rationalisme de la culture hellénistique, jugé assez tôt plus fiable. Nous
y ferons allusion, à plusieurs étapes de notre exploration. Rappelons toutefois que l’approche
hermétiste du pneuma, décrite plus haut, est profondément dématérialisante ; en cela, elle
s’écarte de la vision plus duelle que duale de l’aristotélisme.

79
LEDURE Y., Transcendances, Essai sur Dieu et le corps, op. cit., p. 54.
80 e e
Elaborée au III ou II s. avant Jésus-Christ, la généalogie hermaïque s’amorce avec THOT, dieu égyptien dont le
e
petit-fils sera appelé au II s. de notre ère HERMES TRISMEGISTE (« trois fois le plus grand »), lui-même père de
TAT à qui il transmet son savoir - si ce n’est à ASKLEPIOS. Les écrits réunis sous ce patronage symbolique sont
composites.
81
« Tandis que celle-ci s'affirme désintéressée, celle-là vise toujours une fin pratique, fût-ce le salut de l'homme.
L'une recherche l'universel à travers l'abstraction du concept, l'autre le singulier concret et, dans ce singulier, ce qui
paraît le plus singulier, le mirabile. Enfin, au lieu de concevoir que le Cosmos est un en tant qu'il est un ordre et un
système de lois, l'hermétisme saisit le monde comme un Tout dont l'unité repose sur les relations de sympathie et
d'antipathie liant entre eux tous les êtres qui le composent », in MATTON S., « Hermétisme », Encyclopaedia
Universalis, op. cit., consulté le 12. 03. 2016. Une part de cette vision a influencé la pneumatologie stoïcienne.
82
Littéralement : « inspiré de Dieu ». La gnose hermétique est acquise à force d’initiation, d'exercices de piété et
d'ascèse plutôt qu’au gré d’une réflexion rationnelle. Les traités hermétiques empruntent volontiers les genres
littéraires de la vision en songe ou en extase, la découverte d'un écrit caché dans un temple ou un tombeau, ou
bien sa transmission sous forme de testament, lettre, dialogue, caractéristiques des traités de sciences occultes
portant tous des noms de personnages fabuleux ou prestigieux. L'astrologie d'HERMES s’apparente ainsi à celle de
PETOSIRIS ou de MANETHON, son alchimie de celle d'OSTANES, sa botanique de celle de SALOMON ou
d'ALEXANDRE, sa magie de celle de ZOROASTRE ou d'APOLLONIOS. Pour plus de précisions, voir l’article cité supra.
23
1.1.1.2 Formes et enjeux du cheminement spirituel en paganisme gréco-
romain

Dans les systèmes ci-dessus évoqués, la psychè humaine est appelée à travailler à son
propre accomplissement en fonction d’objectifs qui la dépassent et la précèdent. Le sens de son
destin ultime lui est en quelque sorte donné de l’extérieur, au sein d’un cosmos régi par des lois
propres dans lesquelles s’inscrit la destinée humaine. La psychè est pourtant dotée des
potentialités l’autorisant à y coopérer délibérément, s’appuyant sur deux types de ressorts. Soit,
dans l’héritage rationaliste, elle fait fond sur la raison et la volonté, facultés inaccessibles aux
animaux, mais dont la mobilisation suppose un entraînement régulier rendu nécessaire par le défi
du « détachement programmé ». Soit, selon la tradition hermétique active dans la société
hellénistique et persistant ensuite, aux franges du christianisme officiel, bien après le rejet de la
gnose par la Grande Eglise, elle se livre à un apprentissage initiatique assorti de rites et de
pratiques ascétiques. Mais la pente rationaliste n’est pas purement théorique : J.-F. THOMAS,
s’appuyant sur une riche étude de P. HADOT83, confirme l’existence dans l’Antiquité païenne
d’exercices dits « spirituels », dans le sens où, selon lui, « la vie entière des philosophes […] est
une préparation à la mort »84. Celle-ci consiste en la préparation assidue à la dissociation de
l’âme et du corps, en vue de sa fusion dans la Raison pure. Le pneuma est consigné là dans un
rôle subalterne par rapport au noétique. Nous laisserons de côté pour le moment la problématique
gnostique d’ordre théosophique : ses exigences varient au gré des composantes qui y dominent
çà et là, et son enracinement religieux, plus net, la renvoie à l’univers cultuel, contrairement à la
tradition purement philosophique85.

La « psychagogie » des philosophes païens ne se résume donc pas à une simple prise de
contrôle rationnel face aux aléas concrets de l’existence terrestre. Sa portée eschatologique, à
différencier en fonction des traditions précises dans lesquelles elle s’inscrit, suppose une ascèse
libératrice qui a pour horizon un Intellect Infini. Même l’épicurisme, qui débouche sur la dé-
composition matérialiste, contraint l’homme à la discipline des passions pour lui éviter toute
souffrance inutile, au premier chef celle que représente la peur du néant, le « rien » non-
éprouvable. Le sage pacifié se fait alors prosélyte, pour faire partager à d’autres la satisfaction de
la vertu (étymologiquement le fait de « devenir ce qu’un homme a à devenir »). Mais ce souci
s’inscrit dans un élitisme en soi assez peu altruiste, sans toutefois négliger le politique86. La

83
HADOT P., Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Ed. Etudes augustiniennes, 1981.
84
Ceux-ci sont « orientés vers la sagesse […] [permettant] une transformation de la vision du monde, une
métamorphose de la personnalité […] grâce auxquelles l’individu […] se replace dans la perspective du tout […].
Cette démarche d’analyse […] pratiquée par les différentes philosophies grecques [suppose] une préparation
intérieure assidue, la meditatio », qui ne se limite pas à apprivoiser le quotidien en vue d’un mieux-être immédiat,
in PEREZ-JEAN Brigitte (et alii), Les Dialectiques de l’Ascèse, Paris, Ed. Garnier, 2011. Ces citations sont tirées de
deux articles : 1. J.-L. PERILLE « Ascèse, contemplation et dialectique définitionnelle dans le portrait du philosophe
du Théétète (172c-174a) », p. 130 et p. 149. 2. J.-F. THOMAS « Sur l’expression lexicale des notions d’ascèse et
d’exercice moral et spirituel en latin », p. 25 et p. 33. Le premier démontre aussi dans sa contribution pourquoi,
selon lui, le « mouvement de la pensée pure (dianoia) […] doit être replacé dans le cadre d’une véritable quête du
salut de l’âme conçue comme séparation et libération du corps. […] C’est […] tout un travail dialectique permettant
la détermination des caractéristiques autant négatives que positives de la vie contemplative ».
85
On parle à ce propos de « cultes à mystères ». Ce dernier vocable vient du grec mustèria (pluriel) signifiant « rite
et doctrine secrets » réunissant des « mystes » (du grec mustès, « initié », dérivé du verbe muô « clore »).
86
Une tension est très tôt relevée par les intéressés. L’autosuffisance colore la vie « théorétique » (la vie
philosophique selon ARISTOTE). Le véritable sage, tel Dieu, ne dépend de rien ni de personne ; mais contemplation
et relation, avec des amis triés sur le volet, sont requises pour avancer. C’est le type de vie qu’ARISTOTE a tenté de
24
logique chamanique, quant à elle, inclut elle aussi un défi de l’ordre de la conquête choisie, tout
en le réservant à certains seulement. La possibilité de la transe, favorisant la rencontre de
l’homme avec des entités extra- ou supra-humaines qu’elle postule, suppose un engagement
personnel. Toutefois l’élection chamanique ne relève pas du simple vouloir individuel, ou de la
rigueur intellectuelle. L’accomplissement de la vocation du chaman suppose la conformation à
une discipline exigeante, induisant la confrontation exposée à des vis-à-vis plus ou moins
identifiés. Selon M. ELIADE87, le « spirituel » et la « spiritualité » renvoient ici à une expérience
échappant au pur contrôle du sujet humain. Celui-ci vient à « quelque chose qui lui est extérieur
et le dépasse » duquel il s’approche et se laisse approcher peu à peu, en acceptant de se laisser
dérouter et transformer par étapes, et en choisissant d’y consentir. Des formes d’extase furieuse
sont présentes enfin dans les cultes à mystères, par exemple les célébrations des Bacchantes :
collectives, ces expériences « enthousiastes », donnant place à l’ivresse des sens et à l’ivresse
alcoolique, fascinent et effraient tout à la fois les Anciens.

Dans tous les cas, un labeur coûteux en énergie et temps consacrés s’impose, pour
pouvoir atteindre l’objet de la quête, sans pour autant prétendre avoir jamais tout découvert, ou
apprivoisé définitivement88. Peu nombreux sont les privilégiés qui y accèdent. L’aventure,
revêtant des formes variées89, donne donc lieu à une transmission à géométrie variable, sans
portée universalisante90. Cette dernière vise à attester de l’expérience vécue, même si elle n’est
pas en mesure nécessairement d’en divulguer les ressorts profonds, les modalités exactes ou la
totalité des contenus. Comme telle, l’expérience « spirituelle » fait enfin à son tour l’objet d’une
réception dans le groupe humain qui en valide l’importance, tout en s’en distanciant91. Le

réaliser au sein du Lycée, comme PLATON l’avait fait avant lui à l’Académie, d’autres au Jardin et au Portique.
Platon veut faire du Sage le dirigeant politique idéal. La relation conjugale n’a pas de place dans ce type de vues.
87
L’ensemble de ce paragraphe est globalement redevable à son étude du chamanisme déjà citée (dans l’édition
de 1950, les considérations retenues se développent des pages 29 à 92) ; nous la complétons par les approches
menées par nos soins dans le champ de la philosophie gréco-romaine.
88
L’expérience intérieure qui « naît d’un événement déterminé mais se développe ensuite dans la durée […] est
souvent décrite sous la forme d’un itinéraire spirituel. », in BERNARD C. A., Traité de théologie spirituelle, Paris, Ed.
Cerf, 2005, p. 72 et p. 81.
89
Par exemple, une forme intellectuelle (réflexion en profondeur, méditation raisonnée, notamment en
philosophie grecque), une forme interactive d’ordre rationnel mais aussi affectif sinon spirituel (échanges entre un
maître et ses élèves ou entre les « esprits » et l’initié) ; cela suppose toujours le consentement à vivre un état
particulier de présence à soi, au monde, à l’altérité quelle qu’elle soit, fait de disponibilité intérieure, sinon de
contemplation, voire d’inspiration, ou même de disposition/préparation à la transe ou d’extase.
90
L’expérience vécue peut donner lieu à un compte-rendu, sous forme de la mise en forme d’un discours logique
(par exemple présenté comme la relation de dialogues de type dialectique), ou bien à une restitution de type
narratif, orale ou écrite (sous forme de récit-témoignage, ou de récit mythique plus ou moins mis en scène), voire
à une transmission au travers d’images évocatrices, par exemple au travers d’une production artisanale voire
artistique, éphémère ou durable (poésie, musique, peinture ou marquage provisoires voire perpétuels sur
différents supports, dont la peau - et/ou réalisation d’objets rituels, de sculptures-masques, totems…), ou encore,
la pratique de rites censés communiquer de façon directe à leur bénéficiaire des émotions, des réactions
profondes transformatrices de soi, voire des révélations surnaturelles issues de l’expérience vécue C’est le cas par
exemple des religions à mystère de l’Antiquité païenne. Elles « constituent une voie d’accès à un monde nouveau »,
où « il s’agit d’accéder au salut grâce à l’illumination » : pour la culture hellénistique, la « vision a un effet
transformant et appartient à l’ordre du salut », même si n’« en subsiste que le souvenir » comme « gage du salut
définitif. », in BERNARD C. A., Théologie mystique, op. cit., p. 94.
91
Elle peut y obtenir du crédit en raison de sa pertinence logique (intelligence satisfaite), de son efficacité
empirique (succès de chasse, guérisons, délivrances attestées, etc.), ou de son caractère fascinant (emprise sur le
groupe ou les personnes individuellement, constatée suite au rayonnement particulier conféré par une telle
initiation, phénomènes spectaculaires consécutifs à celle-ci, observés collectivement). Elle peut dès lors se voir
reconnue du groupe humain de diverses manières : en attestent la révérence de disciples pour leur maître, le
respect mêlé de crainte vécu dans le groupe témoin vis-à-vis des dépositaires d’une telle révélation, sinon la
25
« spirituel » demeure ici l’apanage de quelques-uns. Le bien de tous n’est pas le souci essentiel,
sauf pour suggérer à chacun de suivre le même chemin, s’il s’en révèle capable.

Si l’expérience dite « spirituelle » fait l’objet d’une appropriation progressive organisée


(on parlera volontiers d’une initiation, au moins d’un enseignement de maître à disciple92), cette
dernière concerne une caste d’élus93. L’exigence posée à l’impétrant prendra le plus souvent la
forme d’une discipline d’ordre intellectuel, corporel, et/ou émotionnel, requérant des efforts et
des renoncements, des risques de souffrance, une audace devant l’inconnu tout au long de la vie.
L’accès aux Idées, aux esprits et à la relation à eux, sinon la collaboration avec eux ou avec un
souffle divin mystérieux, ne sont jamais offerts dans une totale immédiateté, ou de façon
définitive, même au terme d’une initiation première. On remarque que dans bien des cas, à un
certain stade du processus, le sujet se voit considéré officiellement comme apte à exercer sa
fonction (sinon son pouvoir) dans le groupe, même si cette reconnaissance n’exclut aucunement
l’approfondissement ultérieur. Cette étape fait fréquemment l’objet d’un cérémonial (public ou
secret, mais toujours réputé accompli aux yeux du groupe), voire d’une institutionnalisation.
Ensuite, l’élu continue à se familiariser avec sa sagesse, ou ces entités différentes de lui, et à
apprendre ou expérimenter, sinon inventer des contenus, des démarches intellectuelles, voire des
pratiques les concernant, qu’il s’agisse de dialogues, d’expériences mantiques, d’exercices
rationnels ou psychocorporels, voire de rituels.

Durant ce cheminement, la personne concernée change intérieurement, y compris,


parfois, corporellement ; elle acquiert des compétences, sinon des pouvoirs nouveaux, devenant
capable à son tour d’entraîner des « disciples » à sa suite. On peut envisager cet itinéraire
intérieur au sein d’un petit groupe de « quelques-uns » désignés tout exprès pour leurs capacités
particulières ou leur hérédité reconnue, dépassant le rapport duel avec un initiateur (qu’il s’agisse
ici d’un tiers ou de « l’entité spirituelle enseignante » comme telle). A son échelle, la
« communauté » du maître et des disciples en philosophie, avec sa dimension intime, sinon
sexuelle, joue un rôle important. L’initié reçoit et transmet à son tour, il est pris dans un
mouvement qui le rejoint et continue sa route après lui, et qu’il doit relire pour bien le saisir.

Toutes ces composantes affectent la personne concernée dans sa totalité ; elles ne la


laissent jamais indemne. L’« organisation interne » qui lui permet la communication avec un
« au-delà » de l’homme et du monde immédiatement perceptible est vue comme un don
personnalisé à faire fructifier. Son bénéficiaire devient, à travers ces médiations, susceptible lui-
même d’évolutions étonnantes, dans une dynamique toujours à l’œuvre.

On le voit : l’expérience « spirituelle » invite à questionner l’anthropologie, dans un


cadre référentiel plus vaste. Des interactions insolites semblent en effet se produire au sein des

soumission de l’ensemble des profanes à l’égard d’un ou des initiateurs/initiés agréés. Elle peut aussi susciter de la
répulsion, sous la forme de méfiance rationnelle persistante, face à une mystique de nature rétive à tout cadrage
extrinsèque ou, pire, de violence, par exemple par la mise à mort des enfants dits « sorciers » ou des femmes
suspectées de pratiques illicites.
92
« Une valeur de salut (souvent inchoatif) sera attribuée à toute initiation, […] considérée comme le sommet
auquel il est possible de parvenir en cette vie. », in BERNARD C. A., Théologie mystique, op. cit., p. 93.
93
L’admission au rang d’initié ou de privilégié se voit ainsi justifiée, soit par des compétences innées, individuelles
ou bien héritées d’une lignée (ce qui est le cas du système chamanique), soit par une désignation directe laissée à
la libre initiative de la réalité suprahumaine dont il s’agit, un tel choix pouvant d’ailleurs demeurer immotivé aux
yeux des hommes, mais confirmé ultérieurement par la manifestation publique de pouvoirs extraordinaires. Le
« sage », le philosophe, lui, s’autodétermine essentiellement à partir de sa volonté à se former, qui doit être forte.
26
personnes impliquées, dans des modalités qui dépassent l’observation directe et les interactions
quotidiennes. En même temps, selon les systèmes de représentations, les « conversions » et
métamorphoses observées n’ont ni la même signification ni la même portée ; elles ne font sens
que dans une logique qui les excède : il n’y a pas de pensée de l’homme qui soit isolée d’une
pensée plus large de l’environnement dans lequel il prend place. L’appréhension du sens et de la
valeur de l’existence humaine, du singulier au collectif, en est profondément marquée.

De ces conceptions se dégage une vision de l’être humain et de sa destinée qui se


distingue d’approches où l’individu n’aurait pas de consistance en soi. La vie humaine y est
identifiable en tant que segment particulier du temps rapporté à l’assemblage provisoire d’un
tandem psychè/sôma individualisé, dont la dissociation marque toutefois la fin. De plus, du point
de vue physique, cet appariement intervient de façon unique, alors que du point de vue
psychique, la correspondance devient multiple, une âme pouvant habiter plusieurs corps l’un
après l’autre en une « polysomie » successive, au gré d’interactions variables selon les points de
vue. La destinée immortelle de la psychè la détache du monde. Une dimension mystérieuse est
enfin conférée à cet agencement éphémère, par la possibilité qui est reconnue à un de ses
composants dans certaines traditions, d’en rencontrer d’autres (psychai sinon daimones
respectifs). Ce processus se joue du temps et de l’espace. La vie humaine terrestre en acquiert le
statut provisoire d’une unité cohérente, susceptible d’investissement et d’interprétation. Le
« soi » devient une notion dotée d’une consistance accrue par l’exercice intérieur et/ou par les
migrations temporaires extracorporelles. C’est à partir de la conscience de soi que l’être humain
lorsqu’il est « sage », c’est-à-dire prêt à explorer ces potentialités et déterminé à s’y former et à
s’y exercer, aborde ce qui n’est pas lui. Mais il n’y a pas d’unicité de la personne comme telle.

Un tel accomplissement, en régime rationaliste, est conditionné par le nécessaire


autocontrôle exercé par la raison et la volonté, notamment par la maîtrise des impulsions
perturbatrices venant du corps, ou émanant de régions de la psychè plus indociles. La réussite du
sujet, grâce à un « entraînement spirituel » (ascèse), dépend notamment de sa capacité à
distinguer ce qui relève de sa propre sphère d’intervention de ce qui lui est extérieur. Il doit
admettre notamment qu’il reçoit son sens d’une logique extérieure qui s’impose à lui, et à
laquelle il doit consentir pour son propre bien. Cette vision autorise à circonscrire ce qui
constitue en propre un être humain, à dessiner des frontières entre lui et le monde qui
l’environne. Des stratégies d’adaptation peuvent dès lors se mettre en place face à ce qui ne peut
être changé. En somme, la vision sur l’homme s’éloigne du désespoir ou du mépris. L’être
humain détient la capacité d’agir sur son existence ; il dispose des compétences l’autorisant à se
libérer des conditions extérieures illusoires, ou tyranniques, qui voudraient s’imposer à lui. Il
peut reprendre la barre pour une part sur son destin propre, à condition de s’y adapter le plus
harmonieusement possible, en fonction de ses possibilités.

En même temps, les attendus des différentes approches sur le plein déploiement de
l’humain divergent au point de faire varier les dispositifs retenus pour y parvenir 94. Les repères
peuvent donc se voir brouillés pour qui désire avancer en pleine connaissance de cause. Le
devenir du « soi » reste notamment en suspens, soit appelé à disparaître, soit fondu dans un

94
Le stoïcisme postule, pour sa part, que le sage est inimitable, dans le sens où la tension (tonos) idéale, à obtenir
physiquement et psychiquement, diffère d’un individu à l’autre. Il s’agit de comprendre les techniques utiles, mais
ensuite de les appliquer de façon optimale pour soi-même, car chaque corps et chaque âme fonctionnent de façon
personnalisée, et interagissent l’un avec l’autre de façon singulière.
27
« tout » indistinct, ce qui réduit un peu la portée ultime de telles spéculations. En ce sens, la
faculté de la psychè à changer de corps, quitte à se glisser dans des enveloppes animales,
fragilise indirectement la dignité de l’espèce humaine : l’appariement corps d’homme/psychè,
quand il est admis théoriquement, en devient d’un certain point de vue purement accidentel.

Il semble manifeste, en tout état de cause, que la perspective intellectualiste et


individualiste ici dégagée, mais aussi le phénomène de la relativisation de l’unicité par
l’appariement somatique variable, ne peuvent avoir que des répercussions sur la manière dont
peut être envisagée l’interaction avec un conjoint en vue de procréer. Le corps n’a pas
d’importance foncière. L’accouplement ne vise qu’à offrir un corps potentiel à une psychè
existant par elle-même. Les plaisirs sensibles sont un obstacle à l’accomplissement de la destinée
psychique. Pour le chaman, l’extase se situe ailleurs que dans la relation amoureuse. Les
traditions assimilant la jouissance sexuelle à une transe se situent en marge de cette tendance
globale, et se résument à des expériences orgasmiques liées à la prostitution sacrée, bien peu en
rapport avec le commerce matrimonial ; mais la charge sensible qui leur est associée, si elle peut
jouer un rôle de catharsis, est de nature à susciter la méfiance philosophique.

Les éléments précités montrent donc clairement que le pneuma a eu droit de cité en
Occident dès avant l’avènement du christianisme, dans une vision plutôt instrumentaliste, et
aussi dualiste. Celle-ci a été développée de façon particulièrement radicale par PLATON
réinterprétant la tradition chamanique, mais a existé également dans les traditions liées à
HERMES TRISMEGISTE. Une tradition solide existe de plus dans le monde païen antique au
sujet de l’invitation faite au sage d’opérer une métanoia95. Celle-ci, située dans un système de
représentations qui l’inclut et la dépasse à la fois, se réalise au prix d’une initiation exigeante
réservée à des élus, initiés ou « sages » vertueux. Art de vivre en temps troublé ou refuge contre
l’adversité, la métamorphose intérieure suppose de se prêter à des exercices quotidiens invitant
l’être humain à se confronter à l’avenir de sa mort physique (qu’elle soit vue comme un terme en
soi, une expérience initiatique, une étape, ou un accomplissement de son propre devenir).

A lire ces lignes, la richesse sémantique du mot latin spiritus, traduisant le grec pneuma,
avant même son ressaisissement spécifique par le christianisme héritier du judaïsme, est
incontestable. Elle tient à une grande subtilité et diversité d’agencements, de représentations
anthropologiques, cosmologiques et métaphysiques. En tout état de cause, le legs du chamanisme
sibérien qui informe la tradition anthropologique dualiste gréco-romaine dans ses volets rationnel
et irrationnel, ainsi que le souci antique de transmettre un art de vivre de maître à disciple dans
un lien intime, interdisent de ne considérer le paradigme du pneuma antique que d’un point de
vue abstrait. Sa collusion avec le devenir de la psychè et la marche du monde le rendent
prescripteur, plus ou moins indirectement, d’un cheminement personnel. Ce dernier s’effectue
avec ses dimensions concrètes d’apprentissage, de transmission, de relation à autrui et au monde,
au prix de transformations profondes. Si la sexualité est mise à contribution dans les cultes à
mystères, la relation entre hommes et femmes dans le cadre du mariage n’en est pas concernée96.

95
La métanoia, terme grec qui signifie « au-delà de la raison rationnelle », se rapporte à un mouvement de
conversion ou de retournement, par lequel l’homme s'ouvre ou se rouvre à plus grand que lui-même.
96
Nous constaterons qu’il en va différemment dans le cadre de la tradition religieuse « civique », en partie II.
28
La complexité du legs gréco-romain est d’autant plus considérable qu’il faut y inclure
une dimension évolutive. En effet, les traditions concernées font chacune l’objet d’une
réinterprétation, en fonction des générations et des contextes historiques successifs, jusque
parfois à autoriser des recombinaisons ou des absorptions mutuelles. Il n’y pas, ainsi, « un »
stoïcisme monolithe, mais des états diachroniques de la doctrine, enrichie au fur et à mesure par
ses maîtres. Il y a même fusion de systèmes différents, telle l’appropriation par le néoplatonisme
de la morale stoïcienne à la fin du Ve s. après Jésus-Christ ; certains de leurs traits communs s’en
renforcent. L’aspect rationaliste et volontariste des doctrines philosophiques antiques les plus
influentes s’en est ainsi vu plus que jamais mis en exergue, alors que les cultes à mystères
régressaient, à la faveur de la croissance du christianisme. Toutefois le legs hermétiste n’a cessé
d’être enrichi et transformé, sans grand souci d’harmonisation ou de cohérence référentielle.
Dans l’Antiquité, pourtant, d’autres visions du monde coexistent. La culture sémitique
propose ainsi un univers dans lequel l’idée de « spirituel » se situe très différemment. On ne
saurait parler de spiritualité en christianisme sans en saisir les traits essentiels. Nous examinerons
donc, dans un premier temps, comment se présente le Pneuma dans la culture judéo-chrétienne à
partir de ses sources scripturaires, l’Ancien puis le Nouveau Testament.

1.1.2 Le Pneuma dans la tradition biblique

Le judaïsme ne conçoit pas l’« Esprit » en dehors de son rapport direct à la


Transcendance. La Rûah hébraïque est celle de YHWH. Cependant, suite à l’expérience vécue
des disciples du Christ, un processus d’autonomisation se produit. Le Pneuma Hagion acquiert
assez vite en christianisme le statut de Personne divine, occupant un rôle clef dans la vie de foi.

1.1.2.1 La rûah dans l’Ancien Testament

Pneuma change radicalement de sens lorsqu’il est pour la première fois utilisé pour
traduire le vocable hébreu rûah, dans le cadre de la traduction dite de la Septante97. C’est la
première étape de sa métamorphose, jusqu’à ce qu’il revête sa signification proprement
chrétienne. Mais, bien entendu, dans l’environnement culturel qui est le sien, il conserve toujours
sa valence ancienne. Le fait de couvrir deux champs sémantiques aussi dissemblables a
inévitablement provoqué des malentendus et confusions herméneutiques, dont on retrouve
principalement la trace dans l’histoire du christianisme occidental. Ceci prête d’autant plus à
conséquence, vu la prégnance de la rûah ou du pneuma dans le texte biblique tout entier. Mais
on assiste aussi à un enrichissement de la vision sémitique par l’apport hellénistique, dont la
portée dans notre travail de réflexion n’est pas mince, comme on le verra ultérieurement.

Sous des acceptions variées98, ce motif y est en effet récurrent, mettant en valeur son
importance théologique. « Mentionné dès la première page [de l’Ancien Testament], sous la
forme de la rûah divine hébraïque qui « planait sur les eaux » au commencement, lorsque « Dieu
créa le ciel et la terre (Gn 1, 1-2) […] [l’Esprit] resurgit aux toutes dernières lignes du Nouveau
Testament sous la désignation grecque de pneuma, comme celui qui oriente le regard et la prière

97
La version biblique appelé la Septante correspond à la traduction en grec du texte hébreu de la Bible. Selon la
e
légende, elle est le fruit du labeur coordonné de 72 traducteurs issus des 12 tribus d’Israël à partir du III siècle
avant Jésus-Christ. Initialement limitée à la Torah, cette entreprise s’est peu à peu étendue à d’autres livres.
98
« Le sens du mot est si multiple et les époques d’où proviennent ces écrits sont si diverses, qu’il est impossible de
trouver un modèle simple pour son usage et un concept uniforme pour désigner les réalités dont il s’agit. », in
MOLTMANN J., L’Esprit qui donne la vie, Une pneumatologie intégrale, Paris, Ed. Cerf, 1999, p. 67.
29
de l'Église vers le retour du Christ à la fin des temps : « L'Esprit et l'Épouse disent :
Viens ! » (Ap 22, 17). Entre ces deux extrémités de l'histoire, il est présenté comme opérant à
travers tout le déploiement de l'Ancienne Alliance et à travers toute l'histoire de l'Église, selon
l'amplitude que le Nouveau Testament donne à cette dernière : c'est en Lui qu'est censée
s'accomplir cette rencontre de Dieu et des hommes qui est indissociablement révélation du
mystère de Dieu et réalisation du salut du monde. Tous les envoyés de Dieu pour cette œuvre de
révélation et de salut sont sous sa mouvance, y compris et d'abord Jésus-Christ lui-même »99.

Mais qu’en est-il exactement du sens de rûah, dans le Premier Testament ? Le terme y
apparaît près de 380 fois. Si ses sens physiques (« vent », « air ») et physiologiques (« haleine »,
« souffle », « respiration ») – ce qui nous rappelle le sens grec classique - s’y voient attestés, ils
se complètent de significations liées à la vie intérieure de la personne au sens large, comme
« âme », « vie », « cœur » ou « esprit ». Plus spécifiquement encore, « en 27 passages, il est
question de la rûah YHWH », dont on peut chercher à comprendre la valence spécifiquement
théologique à partir de l’étymologie hébraïque. « A l’origine, rûah était sans doute une formation
onomatopéique, destinée à désigner la tempête, comme par exemple ce vent qui a partagé la mer
des roseaux pour la sortie d’Egypte d’Israël. […] Appliquée à Dieu, [elle] devient une
métaphore évoquant les effets irrésistibles de la puissance créatrice, de la colère qui tue, et de la
grâce vivifiante de Dieu ». Y. CONGAR cite J. DANIELOU pour faire sentir la portée de cette
manière de concevoir l’Esprit : « Si nous parlons grec, nous disons que Dieu est immatériel, etc.
Si nous parlons hébreu, nous disons que Dieu est un ouragan, une tempête, une puissance
irrésistible. D’où toutes les ambiguïtés, quand on parle de spiritualité. La spiritualité consiste-t-
elle à devenir immatériel ou à être animé par le Saint Esprit »100 ?

Précisément, ses emplois contextualisés font entrevoir la palette des manifestations de la


rûah YHWH comme traduction du dynamisme divin. « Considéré du point de vue de Dieu,
l'esprit s'identifie à Dieu lui-même : c'est Dieu agissant comme force irrésistible dans le monde
et principalement réalisant sa volonté dans l'homme », une « puissance », notamment, à l’œuvre
dans l’acte créateur originel. La rûah YHWH, comme « Esprit » ou « Souffle de Yahvé », c’est
« son activité déployée dans le monde et dans l'histoire », tout à la fois « force divine émanant de
Dieu » et « esprit insufflé dans l'homme » par YHWH en personne101. Or, et c’est en cela qu’il se
distingue de figures démiurgiques102 païennes abstraites, le YHWH des Hébreux non seulement
crée le monde et ses habitants103, mais aussi se révèle comme un Dieu personnel, qui se laisse
connaître de l’homme, s’intéresse à lui et à ses épreuves. Auteur de toute vie dans le monde, il
« prête vie » sans cesse par sa rûah aux vivants tout au long de leur existence, mais il ne se
contente pas de les y lancer comme des monades autosuffisantes. Il s’engage avec eux jusqu’à
les secourir collectivement et individuellement, en cas de détresse imméritée, non sans

99
Voir DORE J. et GOULET R., « Saint Esprit », Encyclopædia Universalis, op. cit., consulté le 09. 12. 2014. Le reste
de l’exposé sur la rûah s’inspire de la même étude : sauf mention contraire, les citations en seront extraites.
100
DANIELOU J., « L’horizon patristique », cité par CONGAR Y., Je crois au Saint Esprit, Paris, Ed. Cerf, 1995, p. 20.
101
A noter que le terme utilisé dans la Genèse pour l’insufflation est neshamah nayyim, le souffle de vie, qui se
révèle en plusieurs occurrences quasi synonymes de rûah. La rûah YHWH tour à tour vient « dans (Nb 27, 18) ou
sur l'homme (Jg 3, 10), fondant (Jg 14, 6 ; 1 S 10, 6) ou tombant sur lui (Ez 11, 5) », voire le « revêtant » tel un
« manteau » (Jg 6, 34 ; 1 Ch 12, 19 ; 2 Ch 24, 20).
102
Un dieu démiurge est un dieu qui crée le monde.
103
Cependant, « le Spiritus Creator n’implique pas […] par lui-même la présence active et permanente de l’Esprit à
l’intérieur du cosmos et des créatures ; il peut servir au contraire à souligner que Dieu reste distinct de ce qu’il
crée. », in CHEVALLIER M.-A., Souffle de Dieu, le Saint Esprit dans le Nouveau Testament, Paris, Ed. Beauchesne,
1991, p. 160.
30
mansuétude, mais de façon exigeante104. Il se plaît à venir à la rencontre de certaines de ses
créatures. Il n’habite que celui qu’il agrée, au même titre qu’il se rend présent à son peuple tout
entier lorsqu’il s’ouvre à lui. Les Ecritures évoquent ainsi dans certaines circonstances « une
inspiration, une prise de possession » divines, qui transforment leur bénéficiaire « en un autre
homme » (I S 10, 6) ». En l’espèce, « l'intelligence (Jb 32, 8) et la sagesse (Sg 1, 5 ; 9, 17) »
deviennent le signe de l’inhabitation de l'Esprit de Dieu en une personne distinguée pour elle-
même, surtout si elle remplit une fonction particulière dans le peuple de Dieu105. Ce don, assorti
ou non d’un rite tel que l’imposition des mains (Dt 34, 9) ou l’onction (I S 16, 13 ; Is 51, 1), peut
conférer à l’intéressé des pouvoirs adaptés106. A l’inverse, si Dieu retire sa rûah inspiratrice,
alors peut s’immiscer en son interlocuteur décevant un « esprit mauvais » (râ‘âh rûah) envoyé
par ses soins (I S 16, 14s.). En tout état de cause, l’Esprit est « toujours dans l'homme une force
réalisant la volonté de Dieu. Cette force est supérieure à la faiblesse constitutive de
l'homme (Is., 31, 3 ; 40, 6-7). Elle est un don gratuit qui prend possession de l'homme sans lui
demander son avis ». En un mot, Dieu est le Donateur premier, celui par qui tout arrive et se
perpétue. Les choses se réalisent et adviennent dans le flux de vie qu’il permet, à son initiative.

L’Esprit de YHWH, à ce titre, devient « l’événement de la présence agissante de Dieu


qui va jusqu’aux profondeurs de l’être humain » car en tant que « puissance de vie de tout ce qui
est vivant […][elle] opère également de façon immanente »107. De cette façon, toute chose et tout
être peut être dit « en Dieu », et vice-versa, de façon panenthéiste108. Enfin, dans le sens où la
Rûah « met en mouvement, conduit les lieux resserrés vers le large et rend ainsi vivant », par elle
YHWH se manifeste « comme cet espace de vie dans lequel ce qui est vivant peut se
déployer »109. La création, de ce point de vue, se déploie comme une sorte de matrice de vie
irriguée de tout le dynamisme divin, qui lui laisse toutefois une autonomie « relative », au sens
de « comprise à partir d’une relation »110. Par ailleurs, le projet de YHWH revêt aussi une
dimension collective, qui embrasse l’humanité comme une communauté d’hommes et de
femmes appelée à se tourner d’un même élan vers son Dieu, et à s’appuyer sur lui pour vivre en
harmonie. Cet accomplissement prend la forme d’une promesse divine. « L’Esprit de Dieu sera
un jour répandu à profusion (Is 32, 15) sur tout le peuple […] [il] s'établira en permanence (Is
59, 21 ; Is 43, 11) comme fondement d'une alliance nouvelle, à laquelle Israël pourra être fidèle
parce qu'il possédera l'esprit d'obéissance à la loi divine (Ez 11, 19 ; 36, 26-27) »111. Avec les
« nations » (Jl 3, 1-2), ce sont tous les hommes qui, en fin de compte, seront appelés à entrer
dans cette alliance définitive.

104
Voir la saga du peuple d’Israël dans le désert (cf. Ex 1-3, Nb 11, Dt 9.34…) sur laquelle nous ne reviendrons pas
ici, tant elle est connue.
105
Ainsi, « Moïse, Josué (Nb 27, 18), [les] anciens du peuple (Nb 11, 25), [les] guerriers (Jg 6, 34) et [les] juges (Jg 3,
10), [les ] rois (I S 16, 13) », sans oublier les « prophètes (II R 2, 15) », réputés au premier chef « hommes de
l'Esprit (Os 9, 7)[et] chargés de la Parole ». Quant au Messie attendu par Israël, il se verra tout spécialement oint
de la rûah, pour devenir un « Roi pieux et sage (Is 11, 2) », ainsi que l’est le Serviteur d'Isaïe (Is 42, 1).
106
Force extraordinaire (Jg 16, 19 ; 15, 14), connaissance surnaturelle (Gn 41, 38), délire extatique (I Sam 19, 23),
voire capacités de translocation instantanée (I R 18, 12 ; Ez 8, 3).
107
MOLTMANN J., L’Esprit qui donne vie…, op. cit., p. 69.
108
Ibid. Le panenthéisme est un système de croyance qui postule que le divin existe et interpénètre toutes les
parties de la nature, mais que, dans le même temps, il se déploie au-delà d'elle. En d’autres termes, toute chose
appartient à Dieu, et Dieu y est présent, en tant que puissance créatrice, sans s’y résumer ni limiter.
109
Ibid., p. 70.
110
BRUNNER E., La doctrine chrétienne de Dieu, t. 1. Dogmatique, Paris, Ed. Labor et Fides, 1964, p. 272 et KEHL
M., Et Dieu vit que cela était bon. Une théologie de la création, Paris, Ed. Cerf, 2008, p. 34.
111
DORE J. et GOULET R., « Saint-Esprit », Encyclopædia Universalis, site www. universalis-edu.com (les citations de
toute la page, sauf mention contraire, en proviennent).
31
Notre brève enquête laisse toutefois dans l’ombre la nature de la relation exacte
qu’entretient Dieu avec sa rûah, et n’explicite pas bien comment cette force se met au service de
la relation entre Dieu et l’humanité. Dans l’Ancien Testament, il paraît clairement impossible
d’identifier purement et simplement YHWH à sa rûah. Cependant, le théologien réformé J.
MOLTMANN s’applique à montrer que dans certains passages, notamment extraits de la
littérature hellénistique, « l’Esprit est d’une certaine façon un vis-à-vis en Dieu même et
représente en même temps la présence de Dieu dans la création et dans l’histoire »112. Petit à
petit, selon ce théologien, se dessine ainsi dans la pensée des auteurs bibliques la figure d’un
Dieu qui, par le truchement de la rûah, choisit de se laisser connaître et atteindre par l’homme, et
se rend même capable de le rejoindre jusqu’à susciter en lui un « cœur nouveau ». Pour cela
YHWH serait amené à ménager en lui-même des « distinctions » pour mieux se rendre
perceptible, sinon intelligible, tout en demeurant libre et souverain en son identité. La rûah
évoquerait cette « dynamique de reliance » toujours en action, trahissant la volonté de YHWH,
dans sa Seigneurie, de se faire proche, en personne, de ses créatures. Mais jusqu’où va ce rapport
de proximité ?

Une tension théologique persistante atteste de la difficulté à harmoniser les perspectives.


Alors que « le judaïsme palestinien a une conception de la transcendance de Dieu qui semble
interdire toute présence continue de la rûah divine dans le monde »113, le judaïsme hellénistique,
sous l’influence stoïcienne surtout, modifie l’angle de vue. Il accueille l’idée que le pneuma joue
un rôle important et constant dans la création : il ordonne le chaos, maintient l’ordre créé,
pénètre la matière et en assure la cohésion. Bien plus, il se fait l’instrument d’une
correspondance constante, sinon étroite, entre le monde humain et le monde divin114. Le livre de
la Sagesse, un des écrits vétérotestamentaires tardifs rédigés en grec, en témoigne spécialement.

Pour saisir comment cette dernière jonction peut s’opérer, il faut explorer le volet
anthropologique de la question. La rûah vétérotestamentaire s’inscrit dans une anthropologie
tripartite marquée par une conception holistique de la personne, à mille lieues du dualisme païen.
Se voient ainsi associées étroitement trois composantes en la personne humaine, en interaction
complexe : néfèsh, basar et rûah, termes traduits d’ordinaire par « âme », « chair », et
« esprit »115. Or, si la néfèsh désigne proprement la gorge116 et, métonymiquement117, ce qui

112
Pour démontrer sa thèse, MOLTMANN explore les figures de la Sagesse, notamment dans la Sagesse de
Salomon où rûah et hokma, « Esprit » et « Sagesse », deviennent interchangeables. Il visite, ensuite, des écrits
apocryphes et une littérature rabbinique plus tardifs du judaïsme palestinien, où « l’autonomie reconnue à l’Esprit
est frappante. […] Ce qui est déterminant c’est le fait que l’homme est ici en présence d’une réalité qui vient à lui de
Dieu, qui représente en quelque sorte la présence de Dieu, et qui pourtant ne lui est pas identique ». La shekinah
constitue également pour lui une catégorie éclairante, identifiée par ses soins et étudiée dans la mystique juive.
Pour lui, l’attente d’un renouvellement sous l’Esprit affleure aussi dans la thématique messianique : l’expérience
de Dieu attendue de la venue de l’Esprit s’y révèle en effet universelle, totale, permanente et immédiate. Voir
MOLTMANN J., L’Esprit qui donne vie…, op. cit., p. 75-88. Y. CONGAR confirme pour sa part l’apport de la
littérature rabbinique au sujet de l’autonomisation de l’Esprit : CONGAR Y., Je crois au Saint Esprit, op. cit., p. 30.
113
CHEVALLIER M.-A., Souffle de Dieu, le Saint Esprit dans le Nouveau Testament, op. cit., p. 160-161.
114
Ibid.
115
PREVOST J.-P., Nouveau Vocabulaire Biblique, Paris, Ed. Bayard, 2004, « Basar », p. 101, « Néphèsh », p. 162-
163, « Rûah », p. 176-177. Ces articles sous-tendent l’ensemble du propos développé ci-après.
116
Jon 2, 6 : « Les eaux ont monté jusqu’à ma néfèsh ».
117
La métonymie est une figure de style qui désigne le tout par une partie, ou le contenant par la matière qui le
constitue : une voile pour un bateau, un verre pour le volume de liquide que j’absorbe.
32
passe par elle (souffle, respiration, besoin de manger ou même désir118), elle finit par signifier le
« moi vivant », ou « l’être vivant »119, jusqu’à être traduite par « moi-même » ou « en
personne », un sens que l’équivalent français « âme » ne parvient pas bien à relayer, en raison de
sa « charge » dualiste implicite. Le basar, la « chair », est d’un autre côté la manifestation
concrète de la néfèsh. Le premier ne se saisit jamais à part de la seconde. Basar se révèle en cela
le terme générique le plus employé dans l’Ancien Testament pour désigner l’être humain en tant
qu’« être vivant personnel et vulnérable », caractérisé par la finitude, fragilité à la fois corporelle
et psychique (par opposition à Dieu, puissant et éternel) et incomplétude, particulièrement
signifiée par l’identité sexuée120. Le français « chair » peine de son côté à assumer ces
significations.

Il nous faut mettre en relief, en ce sens, un aspect important de l’anthropologie


hébraïque : elle ne manifeste aucun soupçon, en soi, face au plaisir de vivre, de se réjouir en son
corps, y compris sexuellement121. Il convient de l’affirmer fortement en tout cas : il n’existe
aucune survalorisation ascétique dans cette culture, l’abstention de certains mets ou boissons
relevant d’observances liées aux catégories du pur et de l’impur, sans moralisme ni volonté de
maîtrise corporelle pour elle-même, hormis dans des groupes juifs marginaux. Ceci donne une
place plus naturelle qu’en Grèce à l’interaction entre homme et femme. Nous y reviendrons
ultérieurement dans l’étude spécifique de la spiritualité du couple. Ce qui offre, enfin,
ultimement la consistance et la cohérence au composé néfèsh-basar, c’est donc la fameuse rûah,
« l’esprit », la force vitale d’origine divine (Gn 2,7)122, déclinée ponctuellement en neschamah
chayyim (le souffle de vie insufflé par Dieu lui-même aux narines de l’adam tiré de la poussière,
distinguant proprement l’être humain des animaux). Sans rûah, l’homme défaille ; sur terre il
n’existe pas de rûah qui n’ait son siège dans un être vivant. En somme, si l’homme biblique est
moralement et physiquement vulnérable (basar), il bénéficie d’un dynamisme vital diffusé dans
toute sa personne (néphèsh), tout en se voyant en permanence relié à la source divine qui lui
donne consistance, et sans laquelle il ne peut subsister (rûah)123. Mais ce lien n’est pas d’abord
physique, au sens d’une énergie impersonnelle partout diffusée. Il est personnel et personnalisé,
il émane de la volonté d’un Dieu investi dans sa création, intéressé par chacune de ses créatures.

Une telle anthropologie paraît unitive et cohérente. Néanmoins la description que nous
venons d’en donner ne peut dissimuler une nouvelle tension. L’influence des philosophies gréco-
romaines dans les milieux hellénistiques pousse, peu à peu, des auteurs bibliques à considérer la

118
Pr 12,10 : « Le juste se préoccupe de la néfèsh de son bétail ; mais les entrailles du méchant sont cruelles ».Pr
13,2 : « La néfèsh des méchants se repaît de violence ».
119
Ps 103,1 : « Ma néfèsh, bénis l'Eternel ! Eternel, mon Dieu, tu es infiniment grand ! Tu es revêtu d'éclat et de
magnificence ! » 1S 18,1 : « La néfèsh de Jonathan s’attacha à la néfèsh de David, et Jonathan se mit à l’aimer
comme sa propre néfèsh ». En Gn 2,7, la néfèsh, c’est l’être vivant lui-même.
120
Par ailleurs, les diverses parties du basar sont réputées exprimer les facultés liées à la néfèsh ; le basar envisagé
dans ses composantes concrètes concentre pour un instant toute la personne : 1. Le cœur : la néfèsh incarnée (Ps
73,26 ; Ez 11,19-20 ; 36,26) – c’est aussi le concept le plus synthétique pour désigner le sujet de l’expérience
religieuse ; 2. Les reins : les reins et les cœurs vont ensemble, les reins servant à désigner les pensées secrètes, des
sensibilités, des pouvoirs cachés (Ps 16,7-9) ; 3. Le foie : c’est la faculté des sentiments élémentaires (Lm 2,11) ; 4.
La chair et le sang (Is 40,5 ; Mt 16,17 ; 1 Co 15,50) 5. L’os (Gn 2,23 ; Ps 35,9-10).
121
Cf. Pr 5, 18-19 : « Jouis de la femme de ta jeunesse, biche amoureuse et gracieuse gazelle. Que ses seins te
comblent en tout temps. Enivre-toi de son amour ». Les verbes utilisés pour désigner le coït sont nombreux et
explicites.
122
La maladie est le commencement de la mort, qui est la privation de rûah, du souffle. Le shéol prive de toute
énergie vitale, mais la croyance pharisienne en la résurrection postule que YHWH peut restituer la rûah au Juste.
123
Voir ARENES J., La quête spirituelle hier et aujourd’hui, un point de vue psychanalytique, op. cit., p. 190-191.
33
psychè/néphèsh non « comme pure vitalité, mais comme le siège des fonctions psychiques, et
simultanément de la vie éthique et religieuse. » Dès lors, si celle-ci devient « comme le moi
intime de l’homme […] la question se pose : ce moi est-il une part de l’Esprit divin »124 ? M.-A.
CHEVALLIER avance ainsi à ce sujet que « l’auteur juif [du livre de la Sagesse] maintient la
perspective biblique d’un Dieu qui donne son Esprit à ses élus et qui exige la justice de ceux
qu’il visite, mais il accueille en même temps l’idée d’un pneuma divin qui, désigné au chapitre 7
comme un attribut spécifique de la Sagesse, pénètre l’homme aussi bien que l’univers »125. Tout
homme est dès lors réputé recevoir, en même temps que la vie, « la possibilité de connaître Dieu
et la lumière morale »126. C’est la psychè qui est alors vue comme le réceptacle de cette
« pénétration pneumatique ». La conciliation des deux approches paraît en tout état de cause
inaboutie. La dispensation initiale de la nischmat chayyim à tout être humain en Gn 2, 7, traduite
en grec par pnoè zôès, diffère nettement de l’initiative délibérée d’un Dieu mettant sa rûah en un
élu. Le rapport entre les types de pneuma en jeu n’est pas défini, ce que l’on peut interpréter
d’ailleurs comme l’écho indirect de la difficulté de l’anthropologie gréco-romaine à harmoniser
ses propres affirmations, jonglant entre pneumata supérieurs et inférieurs et destinée ultime de
l’âme faite de substance pneumatique, ou subtilement équilibrée par lui dans ses composantes.
Au final, la notion de rûah divine dans la Bible hébraïque présente une dimension
holistique et dynamique liée à un Dieu qui s’intéresse à l’homme, contrastant vivement avec la
vision gréco-romaine du pneuma. Une certaine incertitude perdure pourtant, puisque les
Juifs « sont arrivés à l’heure de Jésus aux extrêmes de leur expérience. D’un côté, c’est
l’interdiction de prononcer le nom du Saint (béni soit-il), de s’aventurer dans son sanctuaire
hors de l’instant strictement défini. De l’autre, c’est l’essor des figures de l’approche divine que
sont la Parole, la Face, la Sagesse, le Souffle, la Gloire (la shekinah) de ce Seigneur
inaccessible et présent. Sa sainteté défie toute union, sa miséricorde est telle qu’il n’est pas une
souffrance de son peuple que ne subisse sa propre shekinah »127. Ces tensions subsistent dans le
christianisme, qui, pourtant, fait subir à la notion une transformation spécifique.

1.1.2.2 Le Pneuma Hagion chrétien

Dans le Nouveau Testament, la place éminente de l’idée de pneuma est attestée par la
fréquence de son apparition : 279 fois, chez la totalité de ses auteurs128. Il renvoie le plus souvent
à l’ « Esprit Saint »129, quoiqu’ il lui arrive de désigner « l’esprit de l’homme en tant qu’il en lien
avec l’Esprit de Dieu ». Ce dernier est aussi nommé « Paraclet » dans les écrits johanniques130.

124
Ibid., p. 163.
125
CHEVALLIER M.-A., Souffle de Dieu, le Saint Esprit dans le Nouveau Testament, op. cit., p. 164.
126
Ibid., p. 167.
127
L’expérience de Dieu et le Saint Esprit, immédiatetés et médiation, Actes du colloque de Strasbourg, Paris, Ed.
Beauchesne, 1985, p. 17-18.
128
On le trouve très exactement 150 fois chez LUC, 146 fois chez PAUL et 52 fois chez JEAN : voir LAURENTIN R.,
L’Esprit Saint cet inconnu, découvrir son expérience et sa personne, Paris, Ed. Fayard, 1997, p. 133.
129
Même s’il n’est cité dans cette expression développée que 17 fois, sous la forme Pneuma Hagion (11 fois), to
Hagion Pneuma (3 fois), ou to Pneuma to Hagion (3 fois).
130
« Le substantif grec, original, Paraklêtos (du verbe parakalein, « appeler auprès de soi », « inviter »,
ère
« consoler »), est particulier, dans le Nouveau Testament, aux écrits johanniques. […] Dans la I épître de JEAN, 2,
1, Jésus est dit Paraklêtos en tant qu'intercesseur céleste auprès du Père. […] La tradition chrétienne a identifié
cette figure à celle de l'Esprit Saint. [De fait, le Paraclet] est envoyé par le Père (14, 16) ou bien il vient du Père (15,
26) ; il n'est pas visible du « monde » mais seulement des croyants (14, 17) ; il enseigne la vérité ou conduit vers elle
(14, 26 ; 16, 13) ; il ne parle pas de lui-même (16, 13) ; il rend témoignage à Jésus contre le « monde » et met ce
dernier en jugement (15, 26 ; 16, 8). Ainsi est-il partout décrit, à l'instar de Jésus lui-même, comme « révélateur ». Il
34
La dérivation adjectivale pneumatikos (traduite par le néologisme latin spir(u)alis, « spirituel »),
n’est représentée quasiment que chez PAUL (38 fois, contre 2 chez PIERRE). Les deux
occurrences de l’adverbe pneumatikôs, « spirituellement », sont exclusivement pauliniennes.

Or, même si le terme relaie presque tous les sens de rûah131, la notion néotestamentaire
de Pneuma s’entend nouvellement. « L’événement Jésus-Christ132 », par lequel se produit la
rencontre inouïe de la Transcendance avec l’immanence, intervient avant la mise par écrit de la
première expérience de la religion naissante. Le Dieu transcendant y a pris forme d’homme, et
ce, justement, si on en croit LUC, par l’action du Pneuma133 ! Aux côtés des deux figures
symétriques du Père et du Fils, fortement mises en valeur dans les Evangiles, apparaît alors la
figure de l’Esprit Saint. Evidemment, le statut et la consistance propres de ce dernier demeurent
encore incertains, à ce stade. Mais incontestable semble la mise en valeur de la fonction de
l’Esprit dans les Ecritures chrétiennes. Celui-ci atteste de la mission transcendante du Christ, la
rend possible, mais aussi équipe les disciples et les apôtres en devenant la source de leur autorité
(Evangiles), puis se répand dans l’Eglise (Actes). Il devient la source de vie nouvelle dans la
communauté des croyants et en chaque baptisé (chez PAUL, notamment)134.

En même temps, la variété des métaphores néotestamentaires pour désigner l’Esprit - le


souffle, le vent135 ; l’eau vive136 ; la colombe137 ; ou encore les langues de feu (Ac 2, 3) - atteste
du caractère insaisissable du Pneuma Hagion : il échappe aux raisonnements, il est plus éprouvé
que pensé, puisque l’Esprit agit précisément pour provoquer des prises de conscience
relationnelles, existentielles. Il se laisse en cela accueillir plus qu’envisager. Il « meut » tout
croyant138, plus « vecteur » donc qu’objet de contemplation ou de foi. Il anime le Christ lui-
même, car il a partie liée avec l’eschatologie (« souffle, feu, fleuve » sont des motifs
apocalyptiques).

Du côté anthropologique, les correspondances avec la tripartition hébraïque restent


également étroites, non sans réinterprétations intéressantes, mais inégalement harmonisées, car
les perspectives sont différentes. Dans le Nouveau Testament, le Pneuma remplit bien en
l’homme le rôle dévolu à la rûah, tandis que la psychè reprend celui de la néphèsh, même si noûs
lui est préféré, parfois, pour son sens spécifique d’« instance de discernement », ce qui a pu faire
série éventuellement avec des concepts païens. Cependant, l’idée de basar se décline en deux
vocables distincts. Sarx, « la chair », caractérise les êtres vivants, hommes et animaux, ou

est donc une figure parallèle ou symétrique à celle même du Christ. », in PAUL A., « Paraclet », Encyclopædia
Universalis, op. cit., consulté le 29. 12. 2014.
131
A l’exception du sens renvoyant à « l’Esprit impliqué dans la création du monde et le cosmos », voir plus loin.
132
On entend par cette expression la naissance du Messie, la révélation au sujet de sa véritable identité au long de
son ministère terrestre, confirmée par sa mort et sa résurrection, et enfin le don de l’Esprit, particulièrement
déployé dans l’événement de la Pentecôte, mais aussi à la Croix. Entre autres, à ce sujet, voir l’article de DUPUIS J.,
s.j., « Le Verbe de Dieu, Jésus-Christ et les religions du monde », revue NRT 123/4, 2001.
133
Lc 1, 34-35.
134
Voir DORE J. et GOULET R., « Saint Esprit », Encyclopædia Universalis, op. cit.
135
Jn 3, 8 : « Le vent souffle où il veut et toi, tu entends sa voix, mais tu ne sais pas d’où il vient ni où il va. Ainsi en
est-il de quiconque est né de l’Esprit ». Pourtant, cette mention est fugace, limitée à JEAN et à LUC, et liée à
l’effusion de l’Esprit aux disciples par l’insufflation du Pneuma de la part de Jésus (Jn 20, 22), à la Pentecôte (dans
Ac 2, 20, le « vent en bourrasque »), et enfin à la rencontre de Nicodème au travers de l’allusion de Jésus au « vent
qui souffle où il veut » (Jn 3, 5-8,), in CHEVALLIER M.-A.., Souffle de Dieu, le Saint Esprit…, op. cit., p. 134-135.
136
Jn 7, 37b-39. Le thème de l’eau jaillissante et des fleuves d’eau vive est rattaché systématiquement à l’annonce
d’une effusion de l’Esprit.
137
Dans le récit du baptême de Jésus en Mc 1, 10 ; Mt 3, 16 ; Lc 3, 22 et Jn 3, 32.
138
Jn, 7, 37.
35
désigne l’homme dans sa réalité physique concrète, sinon vulnérable. JEAN utilise sarx pour
désigner la condition humaine139. Sarx peut être aussi un terme technique paulinien relatif à
« l’homme qui vit sous l’influence du péché », des désirs dits « mondains », au contraire de celui
qui vit « selon le Pneuma », c’est-à-dire en fonction des réalités d’en-haut, usage singulier qui a
pu faire l’objet de confusions ultérieures. Sôma, le « corps », évoque de son côté l’identité
sexuée140, tout en désignant l’homme dans son individualité, la permanence de son « moi »,
même après la mort (donc il renvoie également à son devenir eschatologique). Enfin, dans le
récit synoptique de la Cène, l’usage délibéré de sôma cherche à rendre compte du don de la
personne de Jésus dans son unité foncière, humaine et divine141. La célèbre formule
récapitulative de PAUL dans le premier écrit chrétien qui nous soit parvenu, la première Lettre
aux Thessaloniciens142 reprenant les trois termes génériques, confirme en tout état de cause la
perspective unitive d’une approche holistique de la créature humaine, dans sa dignité : « Que le
Dieu de la Paix lui-même vous sanctifie totalement, et que votre être entier, l’esprit, l’âme et le
corps, soit gardé sans reproche à l’Avènement de notre Seigneur Jésus-Christ »143.

En contrepoint, le Nouveau Testament tisse à partir de cette tripartition en interrelation


un réseau propre de significations anthropologiques, organisées en oppositions rhétoriques,
destinées à orienter le croyant vers une communion de son être avec Dieu dans le Christ Jésus. Il
distingue ainsi, notamment au sein de brefs exposés pauliniens144 appuyés sur un procédé
rhétorique de parallélisme antithétique, et sans jamais les séparer, « l'homme extérieur » de
« l'homme intérieur », tout particulièrement dans 2 Co 4, 16145. Ailleurs, sôma et psychè sont

139
Jn 1, 14 : « Logos sarx egeneto ». Chez JEAN, sarx n’a jamais la connotation paulinienne qu’elle revêt dans le
cadre de son opposition avec pneuma (voir plus loin).
140
1 Co 7, 4 : « La femme n'a pas autorité sur son propre corps, mais c'est le mari ; et pareillement, le mari n'a pas
autorité sur son propre corps, mais c'est la femme.». Le corps est ici évoqué comme mis à disposition de l’autre,
dans le cadre du mariage. Il n’y aurait plus de contrôle souverain dans ce partage des corps de chair. Dans la
référence de 1 Co 6, « le corps, Temple du Saint Esprit », nous trouvons même une association très audacieuse
entre sôma et sarx ; PAUL se sert du verset de la Genèse : « Une seule chair, sarx mia », pour évoquer l’idée d’une
inhabitation de l’Esprit dans le corps. L’idée du corps-temple atteint son point culminant en 1 Co 15, où il devient
« corps eschatologique » (« corps spirituel »).
141
Notons à ce propos que JEAN, qui ne fournit pas de récit de la Cène proprement dit, choisit d’associer le terme
de sarx à la thématique eucharistique, provoquant la surprise de son lectorat.
142
Cette lettre, écrite durant le séjour de fondation de la communauté de Corinthe autour des années 49 à 52 et
destinée à d’anciens païens convertis au christianisme, constitue un témoignage de la rapidité avec laquelle des
idées devenues plus tard « de règle » en christianisme étaient déjà en place, selon R. E. BROWN : voir TRIMAILLE
M., La première lettre aux Thessaloniciens (C.E. 39), Ed. Cerf, Paris, 1982.
143
1 Th 5, 23, cité par ARENES J., La Quête spirituelle hier et aujourd’hui…, op. cit., p. 198.
144
Les écrits pauliniens sont composés uniquement de Lettres, considérées par les exégètes comme proto-
pauliniennes (c’est-à-dire dictées et envoyées par PAUL en personne : Romains, 1 et 2 Corinthiens, Galates,
Philippiens, 1 Thessaloniciens, Philémon), deutéro-pauliniennes (c’est-à-dire écrites par des proches disciples au
nom de leur maître : 2 Thessaloniciens, Ephésiens, Colossiens), voire trito-pauliniennes (plus tardives, rédigées
dans les cercles pauliniens : 1 et 2 Timothée, Tite).
145
« Au contraire, même si notre homme extérieur s’en va en ruine, notre homme intérieur se renouvelle de jour en
jour » (2 Co 4, 16). Ici, selon l’exégète M. BOUTTIER, « l’homme extérieur apparaît comme l’homme aux prises avec
le temps, la mort », mais non comme une enveloppe mortelle provisoire, dans la mesure où toute créature est
appelée à revêtir une « habitation céleste » qui se « revêt par-dessus, afin que ce qui est mortel soit englouti par la
vie » (2 Co 4, 16-18 prolongée en 2 Co 5, 1-5). L’homme intérieur se voit présenté, lui, comme le « noyau de
l’homme nouveau », rassemblant « le faisceau des dispositions qui permettent à l’homme de répondre et de croire :
nous sommes sur la trajectoire qui aboutit au « cœur », et précisément au cœur où habite le Christ, l’hôte par
excellence. Or, cette inhabitation concerne aussi l’Eglise tout entière. En résumé, « la venue de l’Esprit se
concrétise dans la présence du Christ. […] La Torah est personnifiée, identifiée à la Parole, puis au Christ ». En outre,
la thématique de la demeure se décline dans le registre du « corps » : « La plénitude divine a fait sa demeure en
Christ. Du coup, l’Eglise, corps du Christ, devient à son tour « la maison que Dieu construit, le temps qu’il habite »
36
présentés comme à la fois bons (en tant qu'ils ont été créés par Dieu dans l’Esprit, Pneuma), et
mauvais tous deux (en tant que saisis par la puissance de mort, le péché, sarx dans son sens
péjoratif). Les deux peuvent et doivent donc être délivrés par la « puissance pneumatique ». Mais
l’Esprit n’a pas à délier la psychè du sôma ; il les libère, en fait, tous deux de la puissance de
mort qu'est la sarx « négative »146. C’est ce motif qui a pu faire l’objet de mécompréhension
ultérieure, car dissocié malencontreusement de l’anthropologie profondément unitive, d’origine
sémite, dans lequel il s’inscrivait. Cette interprétation erronée, favorisée par l’influence du
dualisme grec, a hélas longtemps pesé sur la spiritualité et la pensée occidentale en général147.
Elle a aussi, nous y reviendrons, altéré l’approche de la sexualité, donc du mariage.

Le Pneuma néotestamentaire révèle, en tout état de cause, la possibilité d’une action


efficace de Dieu dans l’être humain tout entier, basar, néphèsh et rûah réunis, décuplée par
l’assentiment conscient de ce dernier. La notion biblique du « cœur »148, dans son appropriation
par le christianisme, traduit tout particulièrement l’enjeu de l’accueil intime de la réponse à
l’amour reçu de Dieu, par chaque croyant, dans sa conscience profonde habitée par l’Esprit.
Nous assistons aussi à la naissance d’un mouvement irrésistible qui fait de simples pêcheurs des
apôtres écoutés parcourant le monde méditerranéen. Les premiers écrits chrétiens, gravés sur des
parchemins et non plus des papyrus, ce qui les rend plus maniables et plus résistants, sont lus et
se répandent de façon étonnante. Leur contenu prend pourtant de front nombre de représentations
ancrées dans l’imaginaire collectif des milieux païens ainsi touchés.
De Rûah en Pneuma, l’Esprit dans la tradition judéo-chrétienne présente donc un visage
très différent de celui que proposent les philosophes antiques. Toujours lié à un divin
personnalisé, engagé dans l’histoire des hommes et intéressé par la relation, il joue un rôle
central. Il finit par acquérir un statut éminent dans la tradition chrétienne, en interaction avec les
figures divines du Père et du Fils auxquelles il est associé à divers titres. Œuvrant sans relâche à
tisser des liens, à vivifier, à tonifier, à libérer, le Pneuma Hagion aide les rapports entre l’homme
et le Dieu trine à se renforcer dans la confiance et la durée. Dans le même temps, en se mettant
ainsi au service de la vie croyante, il s’efface, il est vecteur d’expérience plus qu’objet de
méditation ou d’adoration. Ceci explique-t-il que subsistent dans le Nouveau Testament des
ambiguïtés pneumatologiques en matière d’identité et de fonction du Pneuma divin, notamment
par rapport à son rôle dans le cosmos, et à son rôle vis-à-vis du croyant chrétien ? Une invitation
récurrente à cheminer sous l’Esprit s’y affirme pour autant avec vigueur.

[…] Affirmation que 1 Co étend à chaque membre : « votre corps est le temple du Christ . », in BOUTTIER M.,
L’Epître de Saint Paul aux Ephésiens, Paris, Ed. Labor et Fides, 1991, p. 157-158.
146
Voir CULLMANN C., « La délivrance anticipée du corps humain d'après le Nouveau Testament », Hommage et
e
reconnaissance, recueil de travaux publiés à l'occasion du 60 anniversaire de K. BARTH », Neuchâtel et Paris, Ed.
Delagheux et Niestlé, 1946, p. 31s. L’Esprit dans ce système d’oppositions devient le grand antagoniste de la
« chair », dans son sens péjoratif, en tant que puissance qui « entre du dehors » dans l'homme, pouvoir
(re)créateur de Dieu, élément de résurrection, alors que la « chair » est l’« humain tenté par la puissance de
mort », défiance de Dieu, fermeture à Lui. Voir aussi l’article très précis de LAVIGNE J.-F., « Chair, corps,
esprit », revue Noesis, décembre 2007, site noesis.revues.org, consulté le 31. 12. 2014.
147
Nous en détaillerons les conséquences principales un peu plus loin.
148
O. CLEMENT développe, ainsi, une méditation éclairante sur le cœur comme centre de l’intelligence spirituelle,
dans son ouvrage Questions sur l’homme, Paris, Ed. Stock, 1972.
37
1.1.3 Le cheminement spirituel dans le Nouveau Testament

La relation à Dieu se dégage en tout état de cause comme un thème central dans le
témoignage donné par ceux qui ont été saisis par le Christ. Celui-ci les a appelés, ils ont tout
quitté pour le suivre, ils ont engagé leur existence de façon radicale sur ses pas, et ils ont fait là
l’expérience d’une voie nouvelle dont ils entendent rendre compte le plus fidèlement possible.
Le primat de la rencontre et du retournement intérieur permet donc de comprendre les variations
internes des mises en forme néotestamentaires. L’enseignement de Jésus, les narrations de sa vie
et de sa mort, de l’expérience pascale et post-pascale de l’Eglise naissante, sinon de la guidance
pastorale exercée par les responsables des premières communautés, diverses, révèlent autant de
découvertes que de relectures plurielles.

La maturation d’une telle expérience et sa transmission ont pu, au fur et à mesure, donner
des repères plus homogènes, en mettant en jeu des sensibilités et des démarches réflexives
croisées. La trace des tâtonnements premiers, incontestable, n’empêche nullement l’ouverture de
voies innovantes pour l’expérience de la foi nouvelle, avec ses requêtes et ses ressources propres.

1.1.3.1 Le Pneuma et le croyant chrétien

Pour autant, le flou relatif, voire les silences du témoignage néotestamentaire au sujet de
l’Esprit ont souvent été rendus responsables des difficultés rencontrées en matière de
pneumatologie - donc de spiritualité - dans la tradition chrétienne, notamment occidentale.

D’une part, les exégètes et théologiens soulignent la difficulté de déterminer une


personnalité propre du Pneuma par rapport au Fils dans les écrits pauliniens. PAUL est tellement
« voué au Christ »149 qu’il semble faire totalement dépendre l’Esprit du Fils. Seule une exégèse
serrée permet ainsi de conclure, dans l’examen de la formule paulinienne de 2 Co 3, 16-17 « Le
Seigneur est l’Esprit, et là où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté », qu’il subsiste une
distinction effective entre le Spiritus et le Dominus. Il faudrait en réalité interpréter cette
affirmation comme si le Pneuma définissait ici un « mode d’existence » du Kurios, et non son
identité. Il n’en demeure pas moins que dans les écrits pauliniens « au point de vue fonctionnel,
le Seigneur et son Esprit font la même œuvre, dans la dualité de leur rôle »150. Une telle
confusion peut donc dérouter, face à des affirmations johanniques beaucoup plus distinctives. En
outre, la position de l’Esprit par rapport au Père et au Fils demeure problématique. Le rôle du
Fils ou du Père dans l’envoi de l’Esprit fait notamment l’objet de propositions contradictoires
chez les auteurs néotestamentaires. Par exemple, chez LUC et JEAN c’est le Père qui donne
l’Esprit, dans le droit fil de la rûah YHWH et en convergence avec la parole paulinienne. Mais
les deux évangélistes précités développent aussi par ailleurs le thème du don de l’Esprit par le
Messie151, suivant Isaïe. La prophétie du Baptiste annonce ainsi un Messie maître des
instruments eschatologiques traditionnels du souffle152 et du feu153, à charge pneumatique.

149
CONGAR Y., Je crois au Saint Esprit, op. cit., p. 63.
150
Ibid., p. 67.
151
Sur le don de l’Esprit par le Christ, lire CHEVALLIER M.-A., Souffle de Dieu, le Saint Esprit…, op. cit., p. 117-118.
152
Allusion au verset d’Is 11, 4 évoquant un jugement par le souffle du Messie, rûah en hébreu et pneuma dans la
Septante.
153
Voir CHEVALLIER M.-A., Souffle de Dieu, le Saint Esprit…, op. cit., p. 117. Les références néotestamentaires sont
notamment Mt 3, 10-12 et Lc 3, 16-17. Nous nous y référerons par les lettres CHEV.
38
D’autre part, les modalités de la communication de l’Esprit présentent également des
aspects quelque peu indéchiffrables. Selon M.-A. CHEVALLIER, la pratique précoce du
baptême dans les toutes premières années du christianisme est incontestable, mais, dans le
Nouveau Testament, Jésus n’institue pas de baptême proprement chrétien. Il a, certes, a reçu le
baptême d’eau proposé par le Baptiste ; cependant, il ne baptise jamais lui-même. Cela surprend,
s’il était censé offrir un baptême « d’eau, de souffle et de feu ». Un « sentiment d’insuffisance »
sourd en outre des trois Evangiles de la fin du 1er siècle, MATTHIEU, LUC et JEAN, au sujet
des bases théologiques de la pratique chrétienne du baptême d’eau, en tant qu’introduction au
don de l’Esprit. Chez PAUL, de même, des attestations contradictoires coexistent à ce propos154.
Quant à LUC et JEAN, ils présentent des récits d’effusion collective de l’Esprit sur les disciples
différemment organisés et à distance du baptême d’eau. Relayant la tradition juive « selon
laquelle le peuple messianique serait communautairement doté de l’Esprit », JEAN situe cette
transmission à quelques disciples au pied de la Croix, quand LUC la place au moment de
l’amorce du témoignage apostolique à Jérusalem, sans élément aqueux155. Les débats à ce sujet
restent d’actualité, ce qui témoigne de la complexité en jeu156.

Tous ces éléments, assez disparates, n’aident à l’évidence pas à construire une doctrine
pneumatologique claire. Ils ne résolvent pas non plus une autre question : l’Esprit est-il conféré à
tout être humain ou seulement aux chrétiens ? Le silence sur l’idée d’un Esprit à l’œuvre dans la
création et le cosmos est une donnée néotestamentaire incontestable, éventuellement à
rapprocher des contradictions vétérotestamentaire à ce propos157. La tonalité hellénistique du
« don de l’Esprit à tout homme » qui y est liée en pâtit. L’unique passage invoqué pour la
confirmer158 s’avère, paradoxalement, présenter le Pneuma comme un privilège accordé aux
seuls croyants. C’est un problème en soi : la foi est-elle un don de l’Esprit, ou conditionne-t-elle
le don de l’Esprit ? CHEVALLIER propose d’expliquer ces silences par la prévalence du motif
eschatologique dans l’ensemble du Nouveau Testament. Le rôle de l’Esprit, qui s’adresse aux
seuls adeptes de la Voie, y serait avant tout sotériologique. Toutefois, si la conversion est
urgente, elle n’est plus réservée aux seuls membres du peuple élu, innovation néotestamentaire la
plus notable. Ultérieurement, avec le retard de la parousie, dans le cadre d’un relatif effacement
de la dynamique messianique, se justifierait dans le christianisme, dès le IIe siècle, la
réaffirmation hellénistique d’une immanence du pneuma cosmique, celle que célèbre notamment
la liturgie réaménagée par Vatican II (« L’Esprit qui remplit l’univers »). De celle-ci découlerait
l’idée d’une immanence de l’Esprit dans chaque être, dans le sens où la créature appartient au
cosmos.

Du point de vue anthropologique, certains passages du Nouveau Testament semblent


également déconstruire la vision unitive dominante. Chez JEAN, l’humanité peut ainsi paraître

154
S’il affirme que nous avons été baptisés dans un seul Esprit (1 Co 2, 13), il rattache ailleurs le don initial de
l’Esprit directement à l’accueil croyant de l’Evangile (Ga 3, 2). Dans les Actes, LUC cite de son côté une déclaration
de PIERRE faisant dépendre la communication de l’Esprit du baptême d’eau, mais « dans un épisode ultérieur les
croyants de Césarée reçoivent l’Esprit directement à l’écoute de la Parole prêchée, tandis que pour les Samaritains
et pour les Johannites d’Ephèse, l’effusion est différée par rapport au baptême et survient à la suite d’une
imposition des mains. », in CHEV., p. 91-92.
155
CHEV., p. 106-107.
156
Des ambiguïtés demeurent toujours sur la question, dans les confessions catholique et réformée. Les
orthodoxes, tout en distinguant l’onction d’eau de la chrismation, les conjoignent systématiquement.
157
CONGAR nous semble trop rapide à ce sujet dans son ouvrage Je crois en l’Esprit Saint, op. cit., p. 26, dépendant
bien entendu de ses sources exégétiques.
158
Rm 8, 18-27.
39
ontologiquement dévalorisée. Un jeu d’oppositions rhétoriques entre « lumière et ténèbres, bien
et mal, vérité et mensonge, monde d’en-haut et monde d’en-bas, ciel et terre, vie et perdition »,
entraînerait presque la classification des êtres en deux catégories immuables. Quelques-uns
seraient « d’en-haut », alors que l’humanité en général serait « d’en bas ». Dans le même ordre
d’idées semble se dessiner chez lui un agôn cosmique. Dans Jn 1, 4-5, par exemple, lumière et
ténèbres deviennent des forces primordiales et surnaturelles, tandis que la lutte entre le Fils de
l’homme et le Prince de ce monde (Jn 14, 30) prend l’allure d’un combat céleste, livré « au
sommet » devant une humanité impuissante. Aboutirait-on à une vision pessimiste et fataliste de
l’existence humaine, sur le fond d’une approche méfiante et contemptrice du monde, alimentant
l’angoisse de la corruption par le contact avec les réalités négatives ? On constate la persistance
dans certains courants chrétiens, aujourd’hui encore tentés par le repli identitaire et l’utopie
insistante d’une contre-société repliée sur elle-même, de tels accents d’allure quasi manichéenne.
Dans les écrits pauliniens, parallèlement, subsistent des formules opposant chrétiens et non-
chrétiens à travers la même thématique, qumrânienne, des fils de la lumière et des fils des
ténèbres159. Il y aurait ainsi « ceux du dedans » et « ceux du dehors », les « saints » et ceux « du
monde »160. Une dévalorisation du monde matériel, à travers celle, apparente, du corps, qui n’est
pas très évangélique en soi, pourrait par ailleurs retenir l’attention aussi, au moins dans une
lecture rapide d’un passage tel que celui-ci : « Car je me complais dans la loi de Dieu du point
de vue de l’homme intérieur ; mais j’aperçois une autre loi dans mes membres qui lutte contre la
loi de ma raison et m’enchaîne à la loi du péché qui est dans mes membres »161. La lecture des
écrits pauliniens dans le sens d’une dévalorisation du concret et du corps, doit certainement, au-
delà d’une lecture faussée du rapport qui s’y dégage entre chair et esprit, à la mise en relation du
passage précité avec la valorisation par l’apôtre du célibat. Celle-ci prend place dans une réponse
adressée par lui aux Corinthiens, troublés par des pressions encratiques162. PAUL, sans interdire
le mariage, y présente la virginité dans le Seigneur comme préférable, dans l’optique de se
consacrer pleinement aux œuvres de Dieu durant la période précédant le retour du Christ163.

Interpréter en tout état de cause ces passages sans vision trinitaire, et aussi sans référence
à la pensée plus globale des auteurs en question, expose au contre-sens. Quelques éléments
exégétiques peuvent ainsi ouvrir des pistes fécondes. Chez JEAN, la part respective des
influences de l’essénisme de Qumrân, du judaïsme hellénistique ou de la gnose reste pour une
part disputée164. Mais les motifs de la stylisation johannique s’inscrivent surtout dans une
rhétorique antithétique. Le quatrième évangile veut montrer que des passages existent entre les
réalités ainsi opposées. L’action du Fils de l’homme vise précisément à les restaurer, donc il ne

159
1Th 5, 4-8, « Mais vous, frères, vous n’êtes pas dans les ténèbres, pour que ce jour vous surprenne comme un
voleur ; vous êtes tous fils de la lumière et fils du jour. Nous ne sommes pas de la nuit ni des ténèbres. Ainsi donc, ne
dormons pas comme les autres […]. Nous qui sommes du jour, soyons sobres ».
160
1 Co 6, 1-2.
161
Rm 7, 22 -24.
162
1 Co 7, 20-40. Encratisme : du grec enkratès signifiant « continents », courant ascétique présent notamment
aux origines du christianisme, interdisant tout exercice de la sexualité, même au sein du couple marié. On use
indifféremment des noms communs « encratites » ou « encratistes », et des adjectifs « encratistes » ou
« encratiques » pour désigner les tenants de ce courant de pensée de l’Antiquité, ou qualifier ses thèses radicales.
163
1 Co 7, 1. Il convient toutefois de rectifier un malentendu lié à l’établissement du texte qui en force la charge
négative d’entrée de jeu : l’affirmation « il est bon de s’abstenir de la femme » au v. 1 est à porter au crédit des
Corinthiens, non de PAUL, qui se contente de la citer pour la réfuter dans sa radicalité abstraite. Voir GRANGE B. et
MORANDAIS (de la) A., La sexualité chemin vers Dieu, Eckbolsheim, Ed. Signe, 2010, p. 32.
164
Voir MARGUERAT D. (dir.), Introduction au Nouveau Testament, son histoire, son écriture, sa théologie, Paris,
Ed. Labor et Fides, 2008, p. 382-383.
40
tient plus qu’à l’homme de les emprunter. On peut parler là d’Entscheidungsdualismus165,
« dualisme de décision » johannique. Du choix individuel de croire ou de refuser de
croire dépend l’avenir personnel, dans la mesure où c’est la foi seule qui engendre le croyant au
monde d’en-haut. Devant la révélation étonnante apportée par Jésus, la Bonne Nouvelle du salut,
peut-on s’en tenir à une logique purement pragmatique, sinon terre à terre, comme NICODEME
répugnant à « retourner dans le ventre de sa mère » ? L’incompréhension rencontrée par Jésus
chez ses interlocuteurs devient pour lui l’occasion d’expliciter la signification spirituelle de ses
propos. Le rejet répété de ceux-ci, alors qu’ils ont été dûment commentés par leur énonciateur,
reflète dès lors l’endurcissement des rebelles. Au contraire, l’adhésion exprimée par eux ouvre
aux destinataires les portes du salut, promesse qui concerne aussi le lecteur actuel du texte. Nous
reviendrons un peu plus loin sur les implications de cette perspective.

Quelles sont ainsi la teneur et la visée des discours d’adieu de Jésus chez JEAN166 ? Y
devient « témoin pascal » toute personne qui comprend Jésus par la foi et s'accroche à lui par
l'amour (Jn 14-17)167. La foi pascale, non liée d’abord aux récits de la passion ou à la fiabilité de
leurs narrateurs, s’appuie avant tout sur l'expérience personnelle du Christ comme ressuscité,
rendue accessible par le Paraclet. La mission de ce dernier est l'actualisation de la parole et de
l'action du Fils retourné au Père. Il y faut aussi l’engagement d’une communauté où puisse se
vivre cette conversion et se transmettre cette conscience vive. L’ecclesia postpascale est dès lors
invitée à se considérer comme une communauté légitime et véritable. C’est en dernière analyse,
par sa conversion, autant que par la grâce divine, que le monde redevient hic et nunc création. La
communauté, à condition d’ouvrir son « être-un » et son » être-les-uns-pour-les-autre » à un être-
pour-le-monde, est conviée à contribuer dans l’instant à l’accomplissement de cette promesse.
Qui peut considérer une telle pensée comme dualiste, voire insuffisamment pneumatologique ?
Elle est séparatrice, soit, mais c’est parce qu’elle offre à l’homme la liberté de collaborer à son
salut.

Quant à PAUL, reconnaissons qu’il exclut tout mépris face aux non-chrétiens, exhortant
sans relâche à la sollicitude et à la bonté de principe envers tous, lui qui s’est voulu aussi l’apôtre
des païens. On ne peut isoler le passage au sujet des membres du corps, ci-dessus cité, de sa
pensée générale à ce sujet, lui qui célèbre ailleurs le sôma comme lieu par excellence de
l’expérience de Dieu168. Enfin, sa pensée sur le célibat est à comprendre dans le cadre d’une

165
BULTMANN R., Theology of the New Testament, vol II, London, Ed. SCM Press, 1952, p. 21, cité par MAINVILLE
O., Ecrits et milieu du Nouveau Testament : une introduction, Paris, Ed. Médiaspaul, p. 207. C’est à cet ouvrage que
nous empruntons les quelques remarques qui suivent.
166
DIETZFELBINGER C., Der Abschied des Kommenden. Eine Auslegung der johanneischen Abschiedsreden,
Tübingen, Ed. Mohr, 1997.
167
Notre résumé suit la recension intitulée « Notes et chroniques », RAKOTOHARINTSIFA A., Faculté de théologie
(FJKM) Antananarivo, site www.revues-etr.org, consulté le 20. 02. 2015.
168
Voir CUVILLIER E., « Le « corps » (sôma) entre « chair » (sarx) et « esprit » (pneuma) », lecture de quelques
textes de l’apôtre PAUL (2 Co 12,1-10; 1 Co 6,12-20; 1 Co 15,35-50; Ga 5,13-25; Rm 8,1-17) », revue Cahiers
d’études du religieux, 12/2013, site cerri.revues.org, consulté le 23. 02. 2015.
Nous en extrayons quelques affirmations centrales : « La réflexion paulinienne s’adosse en effet à une théologie de
l’incarnation qui conduit à une prise au sérieux de l’expérience du corps. Elle consiste à habiter pleinement le
monde en lien avec une altérité transcendante qui a la particularité d’avoir lui-même habité un corps de chair - ici
au sens neutre du terme désignant la condition humaine. Dans la logique paulinienne, il ne peut donc y avoir de
fuite hors du monde et hors du corps, puisque Dieu lui-même, est venu prendre au sérieux la condition humaine.
Pour le corps il s’ensuit une valorisation : il est le « temple du Saint Esprit » et il fait l’objet d’un respect total (ce que
Paul nommera « sanctification »).[…] Au final, le corps du croyant est et demeure ici-bas le lieu privilégié de
41
approche eschatologique vécue avec un sentiment d’urgence. L’apôtre pense le retour du Christ
imminent. Selon lui, toute la vie actuelle doit donc être tournée vers cette perspective. Il ne faut
pas y lire de dédain en soi pour la dimension de la corporéité, voire de la sexualité. Malgré tout,
et ce sera notre concession aux objections adressées à PAUL, cet écrit, résonnant comme un
« compromis de circonstance », surtout entendu isolément, peut éventuellement laisser entendre
que le désir entre homme et femme au sein du mariage représente un obstacle à la vie avec et
pour Dieu169. Nous y reviendrons ultérieurement dans le cadre de notre réflexion sur la
spiritualité conjugale. Une telle affirmation, prise en elle-même, ne fait certainement pas droit à
ce qui se dégage de la vision sémitique de l’anthropologie et de la vie du croyant.

Ce serait, de toute façon, faire un mauvais procès aux Ecritures que de prétendre qu’elles
empêcheraient, sinon interdiraient, par leurs lacunes éventuelles, le développement d’une
spiritualité propre à la tradition chrétienne, accessible à tous et inscrite dans la vie quotidienne,
entée sur les figures du Père, du Fils et de l’Esprit. Les exégèses les plus récentes le confirment :
le Nouveau Testament est tout entier reflet d’une expérience nouvelle de Dieu Trine, même si
l’élaboration théologique est encore balbutiante. Il ouvre déjà des pistes pertinentes pour une
réflexion sur la personnalisation de l’Esprit, son identité et sa fonction. Certains textes
néotestamentaires comportent ainsi des formules à caractère manifestement trinitaire : par
exemple, « Que la grâce du Seigneur Jésus-Christ, l'amour de Dieu et la communion de l'Esprit-
Saint soient avec vous tous » (2 Co 13, 13). « Allez donc à toutes les nations, faites-en des
disciples, baptisez-les au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit » (Mt, 18, 19)170 représente
sans doute l’expression la plus explicite à cet égard, sur lesquelles se sont fondées la plupart des
réflexions ultérieures. S’y apparente, également, l’insistance chez JEAN sur le rôle de l’Esprit
pour confirmer l'œuvre opérée par le Christ, après le départ de celui-ci et dans l'attente de son
retour, puis assurer la continuité de la vie nouvelle acquise par le Christ pour les siens (Jn 14, 16-
17, 26 ; 15, 26 ; 16, 7-15). Cette vision reflète l'étroitesse des relations entre le Père, le Fils et le
Paraclet-Esprit de Vérité, mais aussi la relative autonomie/distinction de celui-ci par rapport au
Fils171. De surcroît, en développant l’anthropologie holistique ci-dessus rappelée, les Ecritures
invitent avec conviction au cheminement personnalisé et engageant du croyant sous l’Esprit :
c’est toute la personne qui est concernée, elle répond à un Amour qui la dépasse.

S’intéresser aux textes néotestamentaires les plus contestés en la matière s'avère en outre
instructif et fécond. La pensée de PAUL, qui on l’a vu évoque souvent l’Esprit en rapport étroit
avec le Fils, porterait déjà en soi un dépassement des blocages doctrinaux. Selon J.
MOLTMANN, « si par l’Esprit Saint on entend le sujet qui glorifie et qui unit le Fils et le Père,
la question exégétique pourrait trouver sa solution, car en ce sens Paul aussi comprend en fait

l’expérience christique. Plus précisément encore, loin d’être l’objet d’un mépris quelconque, le corps souffrant est
l’espace dans lequel le Christ révèle la volonté divine de salut de l’humain ». On ne peut se montrer plus clair.
169
Il demeure évident, cependant, que PAUL, de culture juive, n’est pas opposé par principe au mariage, pas plus
qu’il ne se veut l’avocat d’un ascétisme intransigeant désincarné.
170
DORE J. et GOULET R., « Saint Esprit », Encyclopædia Universalis, op. cit.
171
« Nous voyons ainsi comment, dans le Nouveau Testament, la prise en compte de modalités nouvelles de la
présence de Dieu a pu mener à une « grammaire proto-trinitaire » du discours sur Dieu. C’est la compréhension de
Jésus comme « le Fils » et du Dieu d’Israël comme « le Père » ainsi que l’assimilation de la présence de Dieu à la
communauté des croyants à l’ « Esprit » qui ont permis à la communauté chrétienne d’intégrer son expérience de
Dieu au travers du Fils et dans l’Esprit. », in SCHWÖBEL C., « Où en sommes-nous en matière de théologie
trinitaire ? Ressources, révisions et réévaluations », CHALAMET C., VIAL M. (éd), Développements récents en
théologie trinitaire dans l’ère anglo-saxonne, Zürich, Berlin, Münster, Ed. Lit Verlag, 2014, p. 22.
42
l’Esprit Saint comme un centre d’actions, donc comme une « personne »172. K. Mc
DONNELL173, théologien bénédictin américain, souligne, lui, qu’on a très tôt mis en miroir, à
partir du Nouveau Testament, les mentions du Fils et de l’Esprit. C’était là un moyen de
comprendre l’enjeu de l’incarnation et la spécificité de la mission du Christ ; on accueillait de la
sorte les affirmations et les découvertes nouvelles sans vouloir immédiatement les
conceptualiser174. De fait, l’expression suggestive d’IRENEE au sujet des « deux mains du Père
créateur », (à savoir le Fils et l’Esprit175), ne place-t-elle pas très tôt ces deux personnes à
équidistance par rapport à la « source » représentée par le Père, incitant en quelque sorte à les
confronter l’un à l’autre, tout en les articulant au projet créateur ? Mc DONNELL trouve donc
urgent de relire le Nouveau Testament sous le signe de la relation du Fils et de l’Esprit. En quoi
les missions de l’un et de l’autre se renforcent-elles mutuellement ? Quel type de réciprocité et
quelles différences se dégagent entre les œuvres et expériences faites « en Christ » et « dans
l’Esprit », spécialement chez PAUL ? Quel est leur but commun ? Ces questions sont en germe
dans une telle démarche.

Apparaît alors, selon notre théologien, un double mouvement. Le premier va du Christ à


l’Esprit, le Christ « donnant » l’Esprit et suscitant l’Eglise. Le second va de l’Esprit au Christ,
l’Esprit agissant pour réaliser l’incarnation et la résurrection, aidant l’homme à croire et à vivre
en Christ (qui envoie au Père), voire instituant l’Eglise. Ce mouvement prépare et détermine
leurs missions respectives, sans jamais les confondre. Mais il valorise aussi le travail de l’Esprit
dans le cœur du croyant : c’est bien par l’Esprit que le Christ prend le pouvoir en nous, c’est
aussi par l’Esprit que nous sommes incorporés au Christ. L’Esprit apparaît en conséquence dans
le Nouveau Testament comme le « point d’entrée dans le mystère christologique et trinitaire »,
tout autant que le « point universel de contact » entre Dieu et l’histoire.

Ces renouvellements de la pensée pneumatologique et trinitaire à partir de l’exégèse


biblique, stimulants, soulignent, en tout état de cause, la place considérable de l’action de
l’Esprit Saint en christianisme176. En sous-estimer l’importance revient à amputer la foi
chrétienne de l’une de ses dimensions essentielles. Ceci est d’autant plus vrai que l’Esprit, dans
la Bible, joue un rôle capital, dans le sens d’une transformation intérieure du croyant au long de
son existence. Or ce thème, qui traverse toute la tradition scripturaire, constitue un grand
« marqueur » du christianisme face au judaïsme. Ce qui est en jeu est ici une adhésion
profondément existentielle et amoureuse à Dieu, qui excède l’obéissance, aussi conséquente soit-
elle (nous y reviendrons).

172
MOLTMANN J., Trinité et royaume de Dieu, Paris, Ed. Cerf, 1984 (édition française), p. 160.
173
Mc DONNELL K., “A Trinitarian theology of the Holy Spirit”, Theological Studies vol. 46, 1985, p. 204-206.
174
Cela n’a nullement empêché des controverses vives autour de la personne du Christ. Toutefois, on s’est
davantage préoccupé, au départ, de la manière de suivre le maître que de définir des notions précises. Ce n’est
donc qu’au IV è siècle que le statut divin de l’Esprit fut reconnu ; nous y reviendrons.
175
« Ce ne sont pas des anges qui ont fait ni modelé l’homme [...], ni quiconque en dehors du vrai Dieu, ni une
Puissance considérablement éloignée du Père de toutes choses. Car Dieu n’avait pas besoin d’eux pour faire ce
qu’en lui-même il avait d’avance décrété de faire. Comme s’il n’avait pas ses deux Mains à lui ! Depuis toujours en
effet, il a auprès de lui le Verbe et la Sagesse, le Fils et l’Esprit. C’est par eux et en eux qu’il a fait toutes choses,
librement et en toute indépendance, et c’est à eux qu’il s’adresse lorsqu’il dit : “Faisons l’homme à notre image et à
notre ressemblance (Gn 1,26) », in IRENEE, Adversus Haerenses IV, 20,1, libre traduction du latin. Plusieurs titres
d’ouvrages pneumatologiques font référence à cette expression : HOLL A., Die linke Hand Gottes, München, Ed. Lit
Verlag, 1997 ; Mc DONNELL K., The other Hand of God, The Holy Spirit as the universal Touch and Goal, Collegeville,
Ed. Lit. Press, 2003.
176
Mc DONNELL K., “A Trinitarian theology of the Holy Spirit”, op. cit., p. 209-212.
43
1.1.3.2 Enjeux du cheminement spirituel d’après la Bible

Etant donné que, dans les Ecritures, le Pneuma est réputé agir efficacement dans la
personne humaine si celle-ci adhère au Christ de tout son être, tout chrétien se voit considéré
comme apte à cheminer spirituellement. Cette vision prend place dans une tradition solide.

L’Ancien Testament, dans son ensemble, se présente précisément comme la relation


(enrichie de relectures successives) du cheminement d’un peuple investi par la Rûah de son
Dieu, à travers fausses routes et infidélités humaines. Il rend compte particulièrement de
l’itinéraire de quelques figures phares de son histoire, personnages historiques ou héros de
fiction, « exemplatifs » plus qu’exemplaires, mis en scène dans des épisodes narratifs, voire des
ensembles poétiques porteurs de sens symbolique177. Le Nouveau Testament, pour sa part,
renouvelle par différents biais l’approche des relations appelées à se développer entre un Dieu
qui se fait homme pour venir à la rencontre de ses créatures, et ces dernières. Il s’agit de les
aider, à travers la Nouvelle Alliance, face aux difficultés persistantes, à retrouver un chemin
d’espérance, et de les rendre pleinement bénéficiaires de la sollicitude foncière, fiable, attentive
et respectueuse de leur Dieu créateur, particulièrement révélée dans la figure du Fils. Cette
reconfiguration intervient dans tous les aspects de la vie humaine, même les plus éprouvants.
Certains passages incitent donc le chrétien à développer son compagnonnage avec le Christ, lui
qui rouvre à tous la voie vers l’amour de son Père, sous la puissance de l’Esprit.

Il en va ainsi chez PAUL, déjà considéré comme un maître spirituel par un bon nombre
de Pères de l’Eglise178. Pour lui, « être chrétien c’est progressivement réaliser la vie en Christ,
dans une conformation au Fils qui s’effectuerait en l’Esprit opérant à l’intérieur de l’homme
»179. A cet effet, la « puissance créatrice [de ce dernier] s'empare de l'homme tout entier, de
l'homme intérieur et de l'homme extérieur, dès maintenant d'une manière si décisive que déjà
celui-ci « se renouvelle de jour en jour » »180. L’horizon sur lequel se situe le processus de
transformation ici esquissé mérite d’être examiné181. La christologie, dans laquelle la
Résurrection représente la « clef herméneutique » de la compréhension de Jésus182, s’y constitue
de fait en sotériologie, comme le laissaient déjà entendre les exégèses néotestamentaires plus
haut rappelées.

177
Tels les membres de la famille d’ABRAHAM, les descendants d’ADAM et EVE, mais aussi TOBIE et SARRA ou les
amants du Cantique des Cantiques, voire les juges, les rois et les prophètes. Tous ont des failles, ils se troublent,
errent parfois, mais ils font preuve aussi de fidélité et d’inspirations. Nous y reviendrons en deuxième partie, pour
le volet conjugal et familial de ces évocations.
178
Voir « St Paul relu par les Pères de l’Eglise » de S. MUNTEANU, professeur de Théologie Biblique et d’Hébreu
biblique, Institut Saint-Serge, site www. bible-service.net, consulté le 31. 12. 2014. Pour ce paragraphe nous
n’établirons pas de distinction entre les écrits pauliniens, deutéro-ou trito-pauliniens, en nous référant tout
simplement aux épîtres écrites, dans leur ensemble textuel tel qu’il se présente au lecteur.
179
ARENES J., La quête spirituelle hier et aujourd’hui…, op. cit., p. 191. Les épîtres l’évoquent en particulier : « Le
connaître lui, avec la puissance de sa résurrection et la communion à ses souffrances, lui devenir conforme... Non
que je sois déjà au but, ni déjà devenu parfait, mais je poursuis ma course pour tâcher de saisir, ayant été saisi moi-
même par le Christ Jésus » (Ph 3,12).
180
CULLMANN O., « La délivrance anticipée du corps humain d'après le Nouveau Testament »…, op. cit.
181
Nous nous appuierons ici sur la démonstration précise et serrée de DENEKEN M., La foi pascale, rendre compte
de la résurrection de Jésus aujourd’hui, Paris, Ed. Cerf, 1997, à laquelle nous renverrons par les lettres DEN.
182
DEN., p. 197. Sur les débats christologiques (la tension entre Jésus et Jésus-Christ), voir notamment LEHMANN
K., « Conférence », DORE J. & XIBAUT B., Jésus, le Christ et les christologies, Paris, Ed. Mame-Desclée, 2011, p. 507-
536.
44
Si le Crucifié ressuscité, dans la vision paulinienne mais aussi dans le Nouveau
Testament dans son ensemble, se manifeste comme « le centre et le paradigme de la foi
chrétienne »183, c’est, en effet, en vertu d’une volonté délibérée du Dieu créateur. Celui-ci vient
doublement au secours de sa créature. D’une part, il refuse de la laisser s’éloigner de lui, quelles
que soient les raisons de cette prise de distance. D’autre part, il met en œuvre un projet qui
englobe tout le créé, appelé à s’accomplir à la fin des temps. C’est ainsi qu’il envoie son propre
Fils « pour le salut du monde »184. L’un et l’autre Testaments se présentent dès lors comme
l’évocation des aléas d’une « marche de l’homme vers le salut »185, scandée de façon décisive
par l’événement Jésus-Christ dans son ensemble. Ce dernier combine la kénose (intégrant le
« scandale de la mort sur la Croix ») et l’exaltation (la Résurrection avec le thème de la Gloire)
sans oublier le moment du don de l’Esprit Saint, qui, en tant qu’Esprit de Pentecôte, fait perdurer
« la présence ecclésiale du Ressuscité ». L’événement de l’Ascension assoit également la
présence du Christ au monde, dans son retrait même de celui-ci, en une permanence confirmée à
la fois dans sa déclinaison universelle, et dans son agir salvifique186. Le Livre de l’Apocalypse,
pour sa part, met en scène l’aboutissement du processus créateur en totalité, dans lequel le
Christ, au premier chef, mais aussi le rôle de l’Esprit, sont pleinement mis en valeur187. Chez
PAUL et JEAN, qui lient eschatologie et protologie188, le devenir se fait accomplissement.

Dans cette logique, chez PAUL, à la christologie kérygmatique se voit articulée une
« anthropologie pascale qui […] situe le chrétien en communauté de destin (kénotique et
glorieux) avec le Christ ». Cette dernière se dégage en particulier du motif du couple paulinien
Adam-Christ, révélant de façon chiasmatique un « parallélisme de destinées passant par le
corps »189. L’identité de la créature dans sa totalité survit au processus de rupture correspondant
à la mort physique, la résurrection du Christ apparaissant en ce sens comme prophétique par
rapport à l’article de foi de la « résurrection de la chair » décliné dans le Credo. Celle-ci peut
aussi être comprise comme l’inauguration des temps nouveaux190, sous forme de la proclamation
de l’avènement du Royaume. Vie et mort en revêtent une signification différente.

183
DEN., p. 195.
184
Jn 3, 16.
185
DEN., p. 401.
186
DEN., p. 196 et p. 436s. Nous reviendrons sur la notion de « salut » dans toutes ses harmoniques
ultérieurement. Soulignons déjà la riche terminologie afférente, avec ses conséquences. Dans les seuls écrits
pauliniens, FITZMYER J. A. a repéré dix termes associés : outre la sôtèria (salut), les métamorphôsis
(transformation), kainè ktisis (nouvelle création), (apo)lutrôsis (rédemption), eleutheria (libération), katallagè
(réconciliation), dikaiôsis (justification), hagiôsunè (sanctification), doxa (glorification), et hilastèrion (expiation),
sans compter l'aphésis (pardon) : BROUILLETTE A., L’Esprit, incarnateur du salut, Lecture sotériologique et
pneumatologique de l’œuvre de sainte Thérèse d’Avila, Thèse de Doctorat en théologie, Univ. Laval/ICP, 2003, p. 8.
187
M. DENEKEN explicite notamment la façon dont on peut comprendre la signification de la royauté du Christ, en
référence à sa titulature messianique, à la page 195, mais aussi et surtout à la page 196, à la note 3.
188
C’est en vertu de la compréhension du processus global de Rédemption et de déploiement du créé que l’on
comprend l’interprétation chrétienne de la préexistence du Christ et son rôle récapitulatif dans la dynamique
trinitaire. Pour le dire autrement, les prota, « réalités premières », ne s’expliquent qu’à la lumière rétrospective
des eschata, « réalités dernières », en forme de plénitude à venir, telle une phrase allemande close sur le verbe.
189
Ibid., p. 403 : « Comme tous meurent en Adam, en Christ tout recevront la vie ». L’auteur, jusqu’à la page 406,
montre bien comment saisir la continuité/discontinuité entre mort et résurrection dans la théologie paulinienne,
par-delà l’angoisse de la disparition. C’est en tant que corps, et non dans un corps charnel, que, comme Jésus, l’on
ressuscite.
190
Lc 12, 54-56. Sur les liens entre Règne et Résurrection, Règne et Parousie, commencement d’une nouvelle
histoire, voir DEN. p. 588s, surtout note 6 et p. 591. Sur le don de l’Esprit comme inauguration de l’éon nouveau
chez PAUL et JEAN, voir DEN. p. 593.
45
C’est à cette lumière que se trouve donc déclinée la promesse de la vie éternelle,
traduction johannique de cette annonce191. Deux termes grecs désignent la « vie » : « Zôè, qui se
réfère au principe interne de mouvement, et bios, qui exprime le déroulement de la vie
temporelle »192. Dans le Nouveau Testament, nous assistons à une dilatation et articulation de ces
désignations. La vie éternelle, aiônia zôè, y est participation à la vie du Christ glorieux, amorcée
au moment pascal mais tout à fait accomplie dans la plénitude seulement à la fin des temps. Or,
c’est le don de l’Esprit, qui s’est effectué à la faveur de l’événement pascal, qui permet, d’une
part, à l’Eglise de naître à elle-même et de répondre à tout moment à sa vocation193, et qui donne,
d’autre part, en son sein, la possibilité à chaque croyant d’adhérer personnellement au Christ. En
conséquence, la vie spirituelle humaine, le bios pneumatikos, est aussi christique que
pneumatologique194. La sequela Christi paulinienne, comme configuration au Fils, aussi centrale
soit-elle, ne s’effectue que sous l’Esprit. Elle est la voie même du salut.

Mais comment le travail de l’Esprit s’opère-t-il dans le croyant « pérégrin » ? Sur la


manière dont s’effectue exactement la communication entre l’Esprit Saint et l’esprit humain,
PAUL propose une explication subtile. Les deux font intimement alliance, alors même que le
pneuma de l’homme semble à la fois « issu de lui » et « en lui »195. Il lui paraît en tout cas certain
que celui qui ne serait qu’un « homme psychique » et non un « homme spirituel » serait fermé à
l’Esprit de Dieu (1Co 14-15), et donc dans l’incapacité de suivre le Christ. Est de fait requise de
tous les croyants une réponse libre et confiante à l’initiative divine, manifestée dans un
mouvement de métanoia. Appuyé sur le don effectif de soi-même, en libre réponse à la
bienveillance divine, cet élan est rendu possible uniquement en Esprit. N’est-ce pas sous l’Esprit
que Jésus lui-même, avec l’événement inaugural de son baptême, vit la prise de conscience
progressive des exigences de son propre engagement filial, assumé jusqu’au bout dans sa
courageuse montée vers Jérusalem196 ? Nul ne voit et ne saisit tout d’emblée, même le Fils.
N’est-ce pas par l’Esprit que Jésus parvient à traverser l’épreuve de Gethsémani face au silence
du Père197 ?

En somme, chez PAUL, « la vie dans l’Esprit et la vie dans le Christ sont deux faces de
la même réalité. […] L’Esprit saint est le dynamisme [du] passage pascal, de la mort à la vie, ce

191
La vie éternelle est donnée au croyant, ce dont atteste la Résurrection (Jn 1, 25). Voir DEN., p. 599.
192
BERNARD C. A., Traité de théologie spirituelle, op. cit., p. 19. Les explications relatives à cette « vie » biblique
sont tributaires de son exposé.
193
L’incarnation, après Pâques, « se poursuit et s’achève dans une somatique pascale, qui se réalisera aussi dans
une somatique ecclésiale : les disciples formeront, comme l’Eglise, le corps du Ressuscité », DEN., p. 402.
194
Ga 2, 20 : Zô dè, ouketi egô, zè dé èn émoi christos, « je vis, mais ce n’est plus moi, c’est le Christ qui vit en
moi ». C’est dans l’Esprit que s’effectue cette inhabitation. Celui-ci devient, après l’Ascension, le mode de présence
du Christ au monde ; il se fait « avenir du Ressuscité » (DEN., p. 442).
195
Voir H. DE LUBAC cité par J. ARENES, La quête spirituelle…, op. cit., p. 194.
196
BOUYER L., Histoire de la spiritualité chrétienne, T. 1, Paris, Ed. Cerf, 2011, p. 66-70.
197
La christologie de MOLTMANN met particulièrement en valeur le rôle de l’Esprit dans la Passion, tout en
l’articulant avec la manière dont l’Esprit vient au secours de la détresse humaine, aux prises avec la souffrance et
la mort. « La pneumatologie moltmannienne […] est […] très structurée. Le principe de connaissance et de
discernement en est la theologia crucis telle qu'elle constitue aussi le présupposé de la pneumatologie paulinienne ;
ainsi l'Esprit de Dieu, qui devient l'Esprit de Jésus-Christ, est aussi celui de la Passion et du Crucifié. Cette
pneumatologia crucis (p. 95) a comme appui l'épître aux Hébreux, l'évangile de Marc ou le chap. 8 de l'épître aux
Romains. Ne contredit-elle pas la formule « Gott in allen Dingen » ? La contradiction est levée lorsque la doctrine
trinitaire [moltmannienne] précise que l'Esprit accompagne la souffrance sans y succomber ; il la renverse. Dès lors,
l'Esprit équivaut à la vie dans tout ce qui est vivant. Dans les énergies créatrices du vivant nous rencontrons l'Esprit
divin, qui en même temps les transcende (p. 307). », in BLASER K., « La pneumatologie de Jürgen Moltmann »,
Revue de théologie et de philosophie n° 132 (2000), p. 261. Vivre l’épreuve en Christ se fait donc sous l’Esprit.
46
souffle suscitant le décentrement du sujet »198. La perspective se révèle profondément trinitaire ;
il s’agit d’acquérir, sous l’Esprit et dans le Fils, une connaissance approfondie du Père, qui crée
et aime « avec ses deux mains », de façon inlassablement plus intime, plus intérieure, plus
amoureuse (Ph 3,16). Lire le Nouveau Testament appelle donc à une conversion constante, à
renouveler chaque jour, dans une dynamique trinitaire qui ne se dément jamais. L’ensemble des
lettres néotestamentaires insiste sur l’urgence de cette métamorphose intérieure, au travers de
mises en garde, mais aussi de parénèses, d’encouragements ou de félicitations réitérés. L’Epître
aux Hébreux et la Première épître de Pierre invitent explicitement le croyant éprouvé à relier ses
souffrances à la signification du sacrifice de la Croix, où se manifeste au plus haut point la
sollicitude aimante de Dieu. Cette dernière prend la double forme d’une aide au discernement, en
la personne de l’Esprit, et d’un soutien sans faille à travers une inhabitation discrète et vive par
ce dernier, pour soutenir chaque croyant jusqu’à l’avènement imminent du Royaume199.
L’interpellation apocalyptique résonne en écho : c’est bien la personne de l’Esprit qui invite
l’Epouse (l’Eglise) à recevoir le Christ comme son Seigneur, et à entrer dans la communion
plénière avec le Dieu trine, au sein d’une Création pleinement accomplie.

L’intuition de la présence intime de YHWH, la shekinah, trouve une déclinaison neuve.


En christianisme, ultimement, le Dieu en Trois personnes ne se rend pas seulement présent à sa
créature, il la rend « pleinement présente à lui-même », il la divinise. Il ne la fait pas seulement
sienne, il la rend entièrement « soi ». Le Père, le Fils et l’Esprit collaborent étroitement à cette
bienheureuse restauration200. Il convient de remarquer à ce sujet que cet accomplissement dernier
n’implique en aucun cas la dissolution de la personne humaine dans une collectivité (la
communion des saints) ou une entité divine (comme un grand Tout ou un pur Esprit) absorbant
tout en elle indistinctement. Il n’y est pas davantage question d’une dissociation des enfants de
Dieu en des composantes vouées, l’une au néant, l’autre à l’éternité. La Résurrection de la chair
ne fait jamais disparaître l’identité de la créature corps, âme et esprit, elle fait advenir au
contraire la personne, dans toutes ses dimensions, à elle-même, en plénitude. Admis par grâce à
prendre la « condition divine », dans une dimension communautaire élargie, chaque être nouveau
demeure un ensemble singulier, digne et consistant, dont l’unicité est sauvegardée201.

La vie croyante chrétienne, dans le Nouveau Testament, se voit donc indubitablement


placée sous le signe de l’Esprit et située dans l’horizon du salut. Le chrétien appelé à la métanoia
est baptisé d’eau et d’Esprit, l’Eglise naît d’Esprit, la mission chrétienne est placée sous
l’impulsion de l’Esprit, l’accomplissement du dessein de Dieu dans la création se réalise avec la
participation active de l’Esprit, comme il s’était amorcé avec lui. Le cheminement de chaque
croyant se fait sous sa guidance et son assistance. Plus éprouvé que pensé, le Pneuma Hagion se
fait le serviteur, invisible mais perceptible, de la communion. En dépit d’hésitations initiales en
termes d’identité, de nature, de statut, et même si la perspective y apparaît surtout christologique
dans sa formulation, il est patent que les écrits bibliques dans leur ensemble incitent à un
cheminement spirituel salutaire, au sens plénier de ces termes, dans lequel l’Esprit joue un rôle

198
Malgré tout, la position de l’un et de l’autre « ne sont pas interchangeables : le sujet croyant [est dans le temps]
de l’Esprit, bien que le Christ habite dans le baptisé par la foi », in ARENES J., La quête spirituelle…, op. cit., p. 191.
199
BOUYER L., Histoire de la spiritualité chrétienne, t. 1, op. cit, p. 181-205.
200
Il ne s’agit pas d’un retour à l’état préternaturel, donc initial, mais d’une « nouvelle création ». Nous parlerons
plus loin de la dimension cosmique de ce processus.
201
Voir, sur ce point, la réflexion très éclairante de M. DENEKEN à partir et autour du sôma (DEN., p. 399-402).
47
réel. Les images de pèlerinage intérieur au souffle de Dieu, les appels et références à l’Esprit
sont adoptés très tôt dans le domaine de la spiritualité chrétienne accueillant la Bonne Nouvelle.
On s’écarte là de considérations dualistes rationalistes, armant le chrétien contre son corps, sa
sensualité, en vue de fusionner dans un Pur Esprit, ou le prévenant contre une création viciée de
soi. Orienté ontologiquement vers un Dieu choisissant de se faire homme « pour qu’il puisse
devenir dieu »202, et rendu capable d’entrer en relation avec lui, le pèlerin chrétien saisit que ses
pas le mènent vraiment, avec ses frères et sœurs en Christ, de tout son être unique destiné à la
divinisation, à Celui qui a les paroles de la vie éternelle. Son horizon est celui d’une communion
personnalisée éternellement heureuse, chaque étape de transformation au long de son itinéraire le
rapprochant de cette perspective ultime. Dans sa relecture croyante, le christianisme admet aussi
le fait que les chutes et les erreurs font partie du chemin. Le mouvement de retournement vers
Dieu (conversion) se fait, en ce sens, promesse de miséricorde divine l’égard de l’homme
sincèrement repenti, et remettant sa confiance en le Père, par le Fils et dans l’Esprit.

Dans le même temps, il importe de prendre la mesure de l’enjeu du cheminement


spirituel proprement chrétien selon les textes bibliques. Nous assistons à une « radicalisation de
la foi en Dieu créateur et sauveur »203, qui se présente moins comme une consolation que
comme une invitation au dépassement, « résidant dans la confiance totale au Père, qui seul
garantit la permanence de la personne humaine à travers la mort. » Celle-ci demeure une
rupture en soi, mais « Dieu y achève son travail de salut », Jésus se révélant « comme celui qui
fraie un chemin historique » à cette œuvre divine, dans le « mystère même de pessah : le mystère
de Celui-qui-est-passé ». Destin personnel, destin de la création tout entière sont indissociables
et unis dans une même assomption. Pour le dire autrement, la dynamique biblique est une
dynamique d’amour surnaturel en action permanente, particulière efficace et généreuse.

Au vu de notre deuxième chapitre, historiquement, les deux principales pneumatologies


occidentales évoquées ci-dessus se sont inscrites dans des systèmes très dissemblables. Elles ont
de plus coexisté longtemps, d’où le bien-fondé de leur présentation successive et différenciée.
Mais leur articulation est aussi en jeu. En effet, elles sont finalement entrées en contact. D’abord
en raison de la dispersion de la communauté juive : à Alexandrie, on l’a dit, la diaspora est
amenée à dialoguer avec l’hellénisme, et s’en voit influencée204. Ensuite, et surtout, parce que, à
l’époque où le christianisme se déploie et se confronte à son environnement socio-culturel, il se
met à s’intéresser aux philosophies qui structurent l’univers qui l’entoure, et à s’en inspirer.
Platonisme (y compris dans son ressaisissement par PLOTIN et ses disciples), stoïcisme puis,
plus tardivement, aristotélisme, fournissent en permanence des concepts, des valeurs, des
représentations utilisés pour formuler, diffuser, sinon défendre la foi nouvelle. Gagner de
nouveaux adeptes suppose, pour les nouveaux porte-paroles et défenseurs de la religion
chrétienne, à la fois de convaincre leurs interlocuteurs (rationnellement) et de les persuader
(émotionnellement), à force de captationes benevolentiae qui n’hésitent pas à jouer de
terminologies familières, quitte à les réinterpréter. La dimension apologétique joue donc un rôle
déterminant dans cette appropriation du savoir gréco-romain. Par la suite, avec la redécouverte
de textes antiques à la faveur de la Renaissance, de nouveaux ensemencements se produisent.

202
Selon le mot d’IRENEE, Adversus haereses 3, 19, 1, § 7.
203
DEN., p. 604. Les trois citations immédiatement suivantes proviennent des p. 604-605 du même ouvrage.
204
La pente dualiste remonte en cela déjà au judaïsme tardif.
48
Il devient en conséquence utile d’étudier, secondairement, la manière dont ces deux
conceptions du monde, si différentes, ont interagi, donc de déterminer quelle influence les
catégories gréco-romaines ont exercée sur le christianisme en pleine inculturation. L’inverse est
en effet nettement moins vrai, car les philosophies gréco-romaines jouissaient d’un tel
rayonnement dans leur sphère d’implantation qu’elles n’ont guère cherché à se nourrir d’apports
extérieurs à leur terreau initial, sémitiques ou autres205. Leur impact a informé durablement la
culture occidentale dans la manière dont elle a appréhendé et intégré le spirituel en son sein.

1.2. L’influence du paradigme gréco-romain sur la forme et le


statut du spirituel en Occident

Le principal cadre de pensée perpétué au travers du legs philosophique païen en Occident


est incontestablement l’opposition « spirituel/matériel », à savoir, dans sa traduction
anthropologique, l’opposition « âme/corps ». Cette distinction, au substrat métaphysique détaillé
plus haut, correspond à ce que l’on appelle le « dualisme anthropologique » présent dans les
philosophies antiques dominantes. Le concept, même s’il est élaboré tardivement206, est
applicable à nombre de systèmes de pensées antérieurs déclinant ce dualisme à divers titres et qui
ont exercé une influence en christianisme, ainsi que dans la culture occidentale en général. Il se
distingue en soi d’un dualisme purement « religieux », qui postule l’affrontement à armes égales,
sur le théâtre du monde, d’un dieu du mal contre un dieu du bien, à l’œuvre surtout dans les
traditions dites hermétiques, et leurs composantes persiques. Des confusions relient cependant
ces deux types d’oppositions, car on a pu assimiler, y compris en christianisme, le corps/la
matière au domaine réservé au dieu mauvais, inférieur (ou au diable). On a rapporté alors
symétriquement celui de l’âme/le spirituel à celui relevant du dieu bon, supérieur (ou de Dieu le
Père). Des conséquences sur la conception du cosmos accompagnent volontiers ces spéculations,
alimentant une thématique de partition207. JEAN ou PAUL n’en sont pas totalement exempts. Il
ne faut pas minimiser la prégnance ultime des influences hermétiques sur les auteurs latins
chrétiens de la fin de l’Antiquité, comme le retrace l’article « Hermétisme » au chapitre VIII, tels
que TERTULLIEN, ARNOBE, LACTANCE et AUGUSTIN. Ils connaissent leurs contenus et
portent sur elles un regard positif. De ce fait, ces auteurs contribuent à diffuser les thèses
hermétiques dans la pensée médiévale, en leur donnant une audience durable et problématique.

Il convient encore de nuancer le propos, d’abord en ce qui concerne l’aristotélisme qui


affirme une plus grande interdépendance entre l’âme et le corps, dite « hylémorphisme 208,

205
Nous mettons à part le cas des théosophies hermétiques, foncièrement syncrétistes. La tradition chamanique
fonctionne davantage comme une source remaniée que comme un vis-à-vis.
206 e
Il a vu le jour durant la première moitié du XVIII s. « Christian Wolff, le premier, l'appliqua aux philosophes qui
considèrent l'âme et le corps comme des substances distinctes. », in PETREMENT S., « Dualisme », Encyclopædia
Universalis, op. cit., consulté le 29. 01. 2013.
207
« Le dualisme anthropologique est en même temps métaphysique ; il a aussi des conséquences cosmologiques,
car distinguer deux principes dans l'homme, c'est distinguer deux principes dans l'univers. », in PETREMENT S
« Dualisme », Encyclopædia Universalis, op. cit., consulté le 29. 01. 2013.
208
L’hylémorphisme est une théorie des relations entre âme et corps qui échappe à l’accusation directe de
dualisme. « Aristote peut faire dériver toute la connaissance de la perfection sensorielle et hiérarchiser les degrés
de la connaissance ». Pour lui, l’âme, en tant qu’entéléchie du corps (c’est-à-dire réalisation de ce qu’il est en
49
duquel s’inspirera le thomisme209. Il faut aussi tenir compte du monisme anthropologique affirmé
par l’épicurisme, qui atténue un peu l’universalité du dualisme antique210. Néanmoins, le
dualisme contempteur du corps règne dans la culture antique gréco-romaine presque comme une
évidence partagée. Cette dévalorisation théorique du sôma se renforce encore, de surcroît, par un
pragmatisme existentiel, situé en dehors même du platonisme ou du stoïcisme. Ainsi, même s’il
n’a en soi aucun problème par rapport à la jouissance physique, « le but du cynique demeure […]
la maîtrise de soi, seule voie conduisant au bonheur »211. Pour lui, comme la privation du plaisir
cause de la souffrance, et l’excès de plaisir menace la liberté humaine en l’exposant à la
dépendance et à l’inconfort, le corps représente une source potentielle de trouble212. Quant à la
postérité de la pensée du philosophe de l’Académie, PLOTIN et ses sectateurs, dits
néoplatoniciens, abondent dans le sens de leur inspirateur en contribuant à couper encore
davantage le pneuma de la matière, tout en affirmant leur violent antichristianisme213. Ils mettent
l’accent sur l’indispensable purification de l’âme par son détachement vis-à-vis du corps, puis la
connaissance et le dépassement du monde sensible, pour obtenir au plus tôt la conversion à
l’Intellect et l’identification bienheureuse à l’Un, visée ultime de la vie humaine, par exemple

puissance), ne lui survit pas. Mais le philosophe postule l’existence en son sein d‘un mystérieux « noûs », l’intellect
qui « vient du dehors » (De generatione animalium, II, 3, 736 b, 28), séparable du corps (De anima, III, 5, 430a, 17).
Grâce à lui « l’homme […] doit vivre une vie divine » (Ethique à Nicomaque, X, 7, 1177b, 31). Le noûs,
essentiellement acte, survit au trépas physique car il est immortel (Métaphysique, XII, 3, 1070a, 24-26). Cf.
SAFFREY H.-D., « Âme », Dictionnaire de la philosophie, Paris, Ed. Albin Michel, coll. Les dictionnaires de
l’Encyclopaedia universalis, 2000, p. 78.
209
S’inspirant de la doctrine aristotélicienne et s’inscrivant dans une recherche qui s’amorçait déjà chez AUGUSTIN
récusant « la définition du corps comme prison de l’âme », THOMAS d’AQUIN interprète l’homme comme un être à
la fois corporel et spirituel, sensible et rationnel, affectif et volitif, véritable « microcosmos » où interagissent une
« âme-incarnée et un corps-animé », qui n’existent pas séparément. Le théologien va jusqu’à « dévaloriser
radicalement l’état de l’âme séparée, puisque le corps est nécessaire, non seulement à la plénitude de la personne
humaine, mais aussi à la perfection de l’âme elle-même, incapable d’accomplir sans lui ses facultés cognitives.
Jugeant l’état de l’âme séparée contra naturam, THOMAS affirme pour la première fois que l’union avec le corps
peut seule conférer à l’âme sa perfection et sa pleine ressemblance à Dieu. […] Ainsi, l’âme séparée, en son
imperfection, désire son corps et s’impatiente des retrouvailles que l’eschatologie chrétienne lui promet, en prélude
au Jugement dernier. », in BASCHET J., « Âme et corps dans l’occident médiéval : une dualité dynamique entre
pluralité et dualisme », Arch. de Sc. soc. des Rel., 2000, n° 112, p. 15-16. Mais le ressaisissement hermétique de
l’aristotélisme, pour sa part, est radicalement dualiste, il convient de le rappeler.
210
Le monisme est une vision qui unifie la réalité en une seule catégorie de référence ; ainsi l’épicurisme
considère-t-il la psychè comme corporelle, elle disparaît en même temps que le corps. Cette philosophie ne nie pas
l’existence du monde des dieux ; mais celui-ci, évoluant à distance de celui des hommes, ne s’y intéresse pas.
211 e
Cynisme et platonisme sont contemporains (naissant au V s. avant JC). En ce sens, les Grecs ou les Romains
« considéraient le commerce sexuel comme l’un des nombreux aspects de leur vie qu’ils pouvaient maîtriser en y
mettant un peu de bon sens et d’éducation » ; de ce fait, « la notion de sexualité eugénique soumettait l’homme et
la femme à des codes qui prolongeaient au lit la bienséance publique ». Cependant, le souci de l’hygiène
recommandait l’activité sexuelle régulière, surtout pour les viri, selon GALIEN : voir BROWN P., Le renoncement à
e
la chair, virginité, célibat et continence dans le christianisme primitif, Paris, Ed. Gallimard, 1995, p. 42-44. Au III s.,
cette modération était encore en vigueur, dans le droit fil de la « virile austérité de la Rome archaïque ». Il n’est
pas possible à cet égard de penser le rigorisme sexuel chrétien comme une réaction contre une supposée
débauche païenne, car, si la morale païenne différait de celle du christianisme en la matière, la sobriété sexuelle se
voyait généralement respectée (sans mettre en exergue indûment les quelques excès de la cour impériale à
certaines époques). On ne peut non plus enfermer l’épicurisme dans une image d’Epinal le transformant en
chantre de l’hédonisme, alors qu’il prône un équilibre de vie, pour protéger du désagrément de la frustration.
212
ONFRAY M., Cynismes, Portrait du philosophe en chien, Paris, Ed. Grasset, 1990, p. 6.
213
Chez le philosophe de l’Académie, nous l’avons vu, le pneuma se présente en effet comme une réalité quelque
peu intermédiaire, subtile certes, mais encore engagée dans le processus de rencontre et de dissociation entre
âme et corps.
50
dans le cadre de la Vie de Proclus (MARINUS)214. On retrouve d’ailleurs partiellement, dans
leur quête anxieuse de connaissances réservées aux âmes d’élite, des traits du système gnostique.

A quoi aboutissent de telles vues ? D’abord, à la dévalorisation du matériel en général.


« Le monde sensible est jugé négativement […]: la matière comme telle comporte un vice
intrinsèque, de sorte que pour l’âme, venir dans la matière est un destin malheureux. Platon
affirme que c’est la matière qui « d’abord est mauvaise et qui et le premier mal » (Ennéades VI),
c’est pourquoi elle sera pour l’âme « cause de faiblesse et de vice »215. C’est bien toute la réalité
concrète qui se voit ici affectée d’un coefficient négatif. Culturellement, les activités agricoles
sont valorisées parce qu’elles laissent l’esprit libre (à condition de ne pas épuiser le corps à
l’excès). L’otium prime sur le negotium (les affaires, réalité affectée d’un préfixe privatif). Le
travail concret est l’apanage des êtres inférieurs : les femmes, les esclaves. Seuls quelques
accents poétiques hédonistes atténuent cette impression216. Il faut, de plus, noter que, face à
l’intellectualisation rationaliste dépréciant le matériel qui prévaut en philosophie, les religions à
mystère prospèrent en Grèce et à Rome. Mais, si elles honorent bien des attentes affectives et
religieuses, elles relaient une anthropologie chamanique très dualiste, qui, dans certains cas,
autorisent même tous les excès et déviances, puisque le corps est voué à la déchéance.

Or, en version rationaliste, si le monde sensible dans son ensemble, l’affectivité


comprise, sont dévalorisés, la vie terrestre n’est plus perçue que comme une forme de pensum ou
de « parcours du combattant », une épreuve pour le philosophe aspirant à son accomplissement.
Qui plus est, l’avenir promis aux plus valeureux de ces athlètes de l’Esprit prend la forme d’une
disparition programmée ! C’est là que gît sans doute le plus grand des paradoxes : si l’ascèse
libératrice oblige le sage, lorsque son âme travaille à se perfectionner, c’est en quelque sorte pour
renoncer à sa singularité217 ! Comment s’étonner de ce fait que l’intérêt porté à ses semblables,
dans nombre de ces philosophies, puisse apparaître comme une simple politesse provisoire (liée
aux devoirs sociaux terrestres qui incombent au sage), incluant un tri sélectif des intimes218 ? Le
chercheur V. LAURAND résume ce processus de façon éclairante : « Lorsque l’âme s’est
transformée en ce qu’elle a appris (Sénèque, Epistulae Morales ad Lucilium 94, 48) […] le
progressant sort d’un anonymat « par défaut », où il était disséminé dans le « on » des foules
insensées, pour se dissoudre dans l’universel. Penser la relation que peut entretenir ce moi avec
les autres s’avère dès lors très difficile faute d’outils conceptuels. Le sage apparaît comme une
« raison sans moi », d’une certaine façon, et l’on peut regretter, comme l’ont fait J.-C. Fraisse
ou A.-J. Voelke, le formalisme des liens qu’entretient le sage avec ses semblables »219. Une telle

214
HADOT P., Exercices spirituels et philosophie antique, op. cit., 1981, p. 46.
215
TORNAY A., Eléments de philosophie comparée, op. cit., Paris, Ed. Saint-Augustin, 2002, p. 110.
216 er
Les poèmes sapphiques, les élégies latines du 1 siècle avant Jésus-Christ.
217
« Nombreuses sont les pages de Plotin qui décrivent de tels exercices spirituels qui n’ont pas seulement pour fin
de connaître le Bien, mais de devenir identique avec lui en un éclatement total de l’individualité. Il faut éviter de
penser à une forme déterminée, dépouiller l’âme de toute forme particulière, écarter toutes choses. » (voir PLOTIN,
Ennéades, VI, 9, 10,12s ). Le voyant alors ne voit plus son objet car, dans cet instant-là, il ne s’en distingue plus ; il
ne se représente plus deux choses, mais il est en quelque sorte devenu autre, il n’est plus lui-même ni à lui-même,
mais il est un avec l’Un, comme le centre d’un cercle coïncide avec une autre centre. », in HADOT P., Exercices
spirituels et philosophie antique, op. cit., 1981, p. 46-47.
218
SENEQUE invite ainsi à la prudence en amitié, les stoïciens redoutant la contagion des désordres humains. Il
faut, toutefois, nuancer le propos chez MUSONIUS RUFUS et sa réflexion politique (voir LAURAND V., Stoïcisme et
lien social…, op. cit., les parties 2 et 3), mais aussi chez MARC-AURELE, avec son concept de bienveillance
universelle (ce qui ne l’empêche pas de combattre la superstition du christianisme, funeste à ses yeux, avec une
rare cruauté).
219
LAURAND V., Stoïcisme et lien social…, op. cit., p. 19-20.
51
perception de la vie sociale, au-delà du préjugé sexiste inclus dans le patriarcat où seul l’homme
est citoyen et philosophe, affecte bien entendu la vision de la vie conjugale. Comment pourrait-
elle revêtir une dimension spirituelle, alors que le philosophe réfléchit centré sur lui-même ?
Or, il se trouve que cette vision du monde va exercer une influence capitale sur la culture
occidentale. Elle va informer profondément la doctrine, mais aussi la pratique, chrétiennes ;
seront même concernés les principes de la philosophie moderne, qui prétendait pourtant
s’affranchir de toute référence religieuse. Celle-ci sera poussée à adopter une prévention et/ou
une ambition de maîtrise totale face au corps et au matériel. Ce fait aura des répercussions
importantes quant à la dimension spirituelle, dans la sphère géographique dite de l’Ouest, dans la
religion et la société ; il aura, bien sûr, tout autant aussi une influence délétère sur la perception
des enjeux de l’état de vie du mariage. Pour autant, ce serait excessif de penser que tous les
hommes et les femmes en Occident ont vécu sous le prisme de cette approche : il y a place pour
des accentuations variées, localement et chronologiquement. Souvent, les discours répétitifs sont
l’indice que le vécu effectif échappe aux préconisations officielles.

1.2.1 Pensée gréco-romaine et doctrine chrétienne en Occident

Le christianisme, rompant dès ses origines avec la conception d’un temps cyclique et
d’un dieu impersonnel, considérant son Dieu capable de prendre la condition d’homme en
naissant d’une femme, est en principe une tradition positive en matière anthropologique. Toute la
personne humaine y est considérée comme importante, y compris son corps. Le Dieu de l’Ancien
Testament désire la vie de ses créatures, et s’y intéresse. La thématique de la sollicitude d’un
Dieu qui va jusqu’à se donner littéralement pour les siens (dans le Nouveau Testament) fait bon
accueil également à l’affectivité, à la sensibilité, à la réalité concrète. La religion chrétienne,
dans son génie propre, pare en cela le cheminement intérieur d’une couleur douce, d’ordre
relationnel et communautaire : il s’agit de réponse à la volonté d’un Dieu d’amour, qui inscrit
potentiellement la vie de chaque homme dans une éternité bienheureuse exempte de
dépersonnalisation. Il s’agit d’advenir à soi-même, avec les autres et avec Dieu, dans l’agapè.

Dans sa composante d’attention à chacun et d’invitation à une vie signifiante et ouverte à


autrui, la tradition chrétienne se garde donc, a priori, des excès des sagesses antiques par trop
individualistes et rationalistes, tout comme de ceux des cultes à mystères, malmenant les corps
au nom d’un salut eschatologique220. Elle répugne tout autant à réserver des savoirs à des initiés
voire à imposer des disciplines ascétiques extrêmes, habitudes inhérentes à la gnose. Tout
semble, donc, y converger vers une approche incarnée et holistique de la vie spirituelle.

Las, P. HADOT montre bien comment les premières générations chrétiennes ont été
tentées par différents biais de dévier de cette ligne initiale. Les Apologètes, spécialement
JUSTIN, puis les Cappadociens221, instruits dans la culture païenne, traitent très tôt le
cheminement spirituel en christianisme sur un mode stoïcien mâtiné de platonisme : la perfection
spirituelle y est décrite comme une identification totale de la volonté personnelle à la Volonté
divine. L’état de sainteté y apparaît comme une apatheia, une absence totale de passions, sur

220
L’on connaît notamment les déchaînements mutilants de certains rites dionysiaques (mises en pièce par les
Bacchantes en transes de jeunes gens trop curieux, émasculations liées au culte de CYBELE, concernant
notamment ses prêtres, les Galles, comportement que reprendront certains mystes chrétiens exaltés, tel
ORIGENE).
221 e e
Les premiers sont du II s., les seconds du IV s.
52
fond de pessimisme anthropologique. EVAGRE LE PONTIQUE n’hésite pas, ainsi, à
s’exclamer : « Séparer le corps de l’âme n’appartient qu’à celui qui les a unis ; mais séparer
l’âme du corps n’appartient qu’à celui qui désire la vertu. Nos Pères, en effet, nomment
l’anachorèse (c’est-à-dire la vie monastique), exercice de la mort et de la fuite du corps »222.
Quant à AUGUSTIN, il exerce une influence dualiste aussi sur le monde latin à partir du Ve s.
Selon G. VERBEKE, celui-ci durcit, en effet, l’armature théorique du plotinisme en dégageant
définitivement le pneuma de toute matérialité. En radicalisant ainsi le legs païen, il infléchit
fortement la perspective chrétienne du Pneuma relevant au départ d’une théologie profondément
relationnelle et incarnée223. Il faut faire la part, à ce point de vue aussi, d’après le même auteur,
de la référence de l’auteur des Confessions à la pensée de PHILON d’ALEXANDRIE, qui se
met à regarder de son côté la rûah juive de façon aussi abstraite qu’immatérielle.

Comment saisir les raisons profondes et les étapes d’une métamorphose du « spirituel »
chrétien, dont les conséquences continuent d’informer notre inconscient collectif ?

1.2.1.1 Pensée païenne et conceptualisation trinitaire

La conscience trinitaire des premiers chrétiens est liée à leur expérience radicale de
conversion au Christ, dans laquelle l’Esprit Saint joue un rôle certain224. Mais ils ressentent peu à
peu le besoin de formaliser celle-ci, pour mieux la transmettre, et pour répondre aux quolibets de
leurs adversaires juifs et païens mettant en doute leur monothéisme. Comment oser appeler Jésus
« Fils de Dieu » ? Un processus de conceptualisation se met alors progressivement en place, qui
fait surgir de nouveaux problèmes pour le statut et le sens du spirituel en Occident225.
TERTULLIEN (vers 160-vers 225), est ainsi le premier auteur chrétien d’importance écrivant en
latin à rédiger un traité sur la Trinité226, le Contre Praxéas, en 213. Il veut écarter tout relent de
dithéisme (non, il n’y a pas deux Dieux, le Père et le Fils), ou de modalisme (non, le seul Dieu ne
montre pas seulement trois visages successifs : celui de Père, comme créateur et législateur ; puis
de Fils, de sa naissance à sa mort sur la croix ; puis d’Esprit, sanctifiant l'Église). Il désire
réaffirmer l’unicité de Dieu mais aussi faire droit à la divinité du Fils. Il se sert dans ce but du
concept de substantia (ousia en grec), qu’il complète par la notion de persona (hupostasis en
grec) ; ce mot signifie masque de théâtre, mais aussi rôle, sujet personnel. Il escompte ainsi
affirmer l'unité de la substance divine, tout en postulant l’existence de trois personae en Dieu.

222
Cité par HADOT P., Exercices spirituels…, op. cit., p.71. Ainsi, de l’annonce d’’un événement eschatologique,
Royaume de Dieu, on passe à une interprétation spiritualisante : Royaume des cieux et Royaume de Dieu se voient
distingués comme deux étapes du progrès spirituel, relevant successivement de la connaissance des êtres et de la
connaissance de Dieu. ORIGENE et ses disciples distinguent, ensuite, trois étapes dans l’itinéraire de l’âme :
l’éthique ou pratique (première purification), la physique (détachement du sensible et contemplation de l’ordre
des choses) ; et, enfin, la théologie (contemplation du principe de toute chose).
223
VERBEKE G., L’Évolution de la doctrine du pneuma des stoïciens à Saint Augustin, op. cit, chap. V.
224
La recherche insiste aujourd’hui sur la préparation à l’accueil chrétien des notions de Verbe incarné (par la
personnification de la Sagesse) et d’Esprit Saint (par l’évocation de la shekinah, de la ruah YHWH) dans la pensée
hébraïque. Voir SCHWÖBEL C., « Où en sommes-nous en matière de théologie trinitaire ? Ressources, révisions et
réévaluations », CHALAMET C., VIAL M. (éd), Développements récents en théologie trinitaire…, op. cit., p. 22.
225
Le présent paragraphe s’appuie sur cinq sources principales : les articles « Essence » (ARMENGAUD F.) et
« Aristote » (AUBENQUE P.) de l’Encyclopædia Universalis, op. cit., consultés le 10. 04. 2015 ; la formation de
DUWELZ M., « La Trinité : Cinq siècles d’histoire du dogme », Institut Supérieur de Théologie, Nice, Sophia
Antipolis, Mai 2011 (sans mention particulière les citations scandant ce passage seront extraites de cette source),
site formation.diocese.mc, consultée le 12. 03. 2015, ainsi que l’ouvrage de J. MOLTMANN, Trinité et Royaume de
Dieu, op. cit., enfin l’article de SCHWÖBEL C., « Où en sommes-nous en matière de théologie trinitaire ? »…, op. cit.
226
Le mot Trinitas (contraction de trium-unitas, unité des trois) y est utilisé 10 fois, dans son sens chrétien.
53
ORIGENE (vers 185-après 250), qui écrit en grec, commence, lui, par affirmer la « trinité
des hypostases », expression qui entend affirmer pour la première fois l’existence propre du Fils
et de l’Esprit Saint. Mais, contre des représentations trop anthropomorphiques, il se met à
enseigner aussi l’immatérialité de Dieu, défini comme étranger à toute matière et
incompréhensible. Ce dernier devient uniquement intelligible dans son Logos, doué d'une
existence personnelle. ORIGENE écarte par conséquent l'idée d'un partage de la substance divine
(comme chez TERTULLIEN), incompatible pour lui avec l'immatérialité divine. Il y a
simplement, entre le Père et le Fils, unité d'ousia (en latin substantia) : ils sont un seul Dieu ;
quant à l’Esprit, le théologien ne se prononce pas227.

Pour comprendre l’innovation proposée, il nous faut revenir sur l’origine d’un tel
vocabulaire228. Les théologiens chrétiens empruntent la catégorie de l’ « essence », l’ousia, à la
philosophique grecque. Dans certains cas, celle-ci est rendue par la traduction de « substance ».
C’est dans la combinaison de ces notions que réside la complexité du propos. En résumé,
« l'essence coïncide avec ce qu'il y a de plus intime et de presque secret dans la nature de la
chose, bref ce qu'il y a en elle d'essentiel »229. Elle représente aussi ce qui d'un être est pensé
comme immuable et éternel, par opposition à son existence transitoire et périssable. Le concept
d’être, et non de relation, va donc cristalliser la réflexion et la recherche théologique à un double
titre.

D’abord, pour PLATON, l'ousia est l'essence par laquelle le monde est créé. Celle-ci se
divise en deux, conformément à son schéma dualiste : l’essence première, qui n'est conçue que
par la pensée, et l’ « essence qui peut tomber sous les sens »230. Pour bien marquer que les
essences premières, immuables, éternelles, intelligibles sont séparées de leurs manifestations
sensibles, qui se voient soumises, elles, à la naissance, au changement et à la mort, PLATON les
projette dans un autre monde, le monde des Idées (eidos : ce qu’on voit). L'Idée devient dès lors
le modèle dont les réalités sensibles sont des copies affaiblies, mais auquel elles continuent de
participer, bien que provisoires et de statut inférieur. Ensuite, chez ARISTOTE, disciple
dissident de PLATON, l’essence divine, isolée par elle-même, se voit attribuer les qualités
opposées aux mutations incessantes du réel, décrite donc par la négation de certaines
caractéristiques du cosmos fini. Elle devient ainsi l’un (contre le multiple), affirmée ensuite
comme nécessaire, infinie, immobile, inconditionnelle, immortelle, voire impassible. Pourquoi ?
Dieu, Essence en lui-même, est réputé n’ayant ni quantité ni qualité, n'étant inscrit ni dans
l’espace ni dans le temps, n'entretenant pas de relation, n'étant pas en situation, n'ayant nul
besoin d'agir et ne souffrant aucune passion. L’existence et la définition des attributs du divin
émanent irrésistiblement de la contemplation du cosmos, beau et ordonné, qui en est le reflet. Le

227
Il est à relever chez ORIGENE que l’unité de substance n'entraîne pas encore l'égalité des hypostases. Le Fils est
l’image du Dieu invisible, qui sous l’influence du platonisme, est vue comme inférieure au modèle. De plus, celui
qui donne est considéré comme supérieur à ce qui est donné. À la différence du Père, seul inengendré et cause de
tout ce qui est venu à l'existence, le Fils a une cause, donc il est subordonné au Père. Le Saint Esprit, première
production du Père par le Fils, est considéré, lui aussi, comme une hypostase divine, encore inférieure dans la
série.
228
Les définitions suivantes s’appuient sur les articles « Essence » et « Aristote » cités ci-dessus. La suite prend
appui sur P. AUBENQUE « Aristote », site moddle.univ-Lyon3.fr, consulté le 10. 03. 2015.
229
GILSON E., L'Être et l'Essence, Paris, Ed. Vrin, 1948, p. 21.
230
La première, perçue par les yeux, englobe le démiurge (divinité responsable de la création du monde) mais
aussi la matière, les formes des choses, et, enfin, la psychè. Elle est une et permanente. La seconde, qui n'est
reconnue que par les sens, comprend ce qui reçoit une forme, ce qui est engendré, et dont l'origine provient de la
première essence.
54
dieu d’ARISTOTE est donc le Premier Moteur, lointain, Idéal immobile vers lequel convergent
les mouvements réguliers des sphères célestes, l'alternance des saisons, le cycle biologique des
générations, et même les vicissitudes de l'action et du travail des hommes.

Mais là ne s’arrête pas l’influence aristotélicienne. Sa vision de la transcendance divine


est telle qu'elle met en question « la possibilité même d'une théo-logie, c'est-à-dire d'un discours
de l'homme sur Dieu »231. Le seul prédicat que l'on puisse attribuer sans erreur au dieu est
l'Essence. Toute autre opération exige des corrections incessantes, donc vaines232. En outre,
comme rien n'est supérieur au dieu qui est l’un, celui-ci devient « la Pensée qui se pense elle-
même » (Mét., Λ, 7). Ce paradoxe, à l’allure moderne, sonne en fin de compte comme un aveu
de la difficulté à harmoniser le système proposé. « Aristote est en cela, beaucoup plus que ne le
laisserait croire une lecture superficielle de sa théologie, le véritable précurseur de la théologie
négative que développera plus tard, dans la tradition néo-platonicienne, le pseudo-Denys
l'Aréopagite, selon laquelle l'homme ne peut parler de Dieu que par négations »233. Il ne sera pas
facile d’éviter toute déformation au gré de ces emprunts théoriques teintés de distanciation
symbolique.

Cette vision préside précisément à l’étape suivante de l’élaboration trinitaire : la


déclaration du concile de Nicée (325) établissant que le Fils est consubstantiel (homoousios) au
Père. La volonté des Pères conciliaires est ici de réfuter l’hérésie arianiste ne voyant dans le Fils
qu’une créature234. La précision « c'est-à-dire de la substance [ousia] du Père » (ou
consubstantiel au Père), qui succède à l’affirmation que le Fils est aussi vrai Dieu né du vrai
Dieu, ne veut laisser subsister aucun doute sur ce point. Quant au Saint Esprit, il est tout juste
mentionné, sans doute parce que, Dieu étant éminemment Esprit, l’origine et la nature divine de
l’Esprit semblait évidente. Le texte nicéen subit manifestement l'influence de la pensée
occidentale : la notion de Logos en est absente ; hypostasis y revêt le même sens qu'ousia ; il n’y
reste donc plus de terme pour désigner proprement la pluralité des personnes, un flou devenu
gênant ultérieurement235. On se concentre sur les propriétés de l’Essence pour elle-même.

L’histoire de la construction du concept trinitaire se confond ensuite avec l’effort fourni


pour affirmer la divinité de l’Esprit. Son impact en ce qui concerne la spiritualité chrétienne, en
lien avec la vision de Dieu qui s’en voit véhiculée, reste réduit, même si la défense de l’égalité
de statuts entre les Personnes divines invite en principe à la prise au sérieux du rôle du Pneuma
Hagion236. Mais ces affaires sont en quelque sorte internes à la Trinité. Un dernier avatar d’ordre

231
AUBENQUE P., « Aristote », op. cit.
232
« Ainsi Dieu peut-il être dit un Vivant, mais c'est à la condition d'entendre qu'il s'agit d'une Vie qui ignore la
fatigue, le vieillissement, la mort, caractéristiques pourtant de toute vie « biologique ». Ainsi Dieu peut-il être
dit Pensée, mais à la condition de préciser que cette Pensée n'est pas pensée d'autre chose, comme l'est la pensée
humaine : car une telle pensée ne passe à l'acte que si un objet lui est donné, et une telle dépendance à l'égard de
l'objet est indigne de Dieu. », in DETAMBEL R., « Aristote », site detambel.com, consulté le 09. 03. 2015.
233
PLOTIN affirmera plus tard de son côté, en réinterprétant ARISTOTE, que le Premier « ne pense même pas »,
parce que la dualité du sujet et de l'objet, fût-ce dans le cas où le sujet se prend lui-même comme objet, lui paraît
incompatible avec l'unité subsistante de Dieu. Voir AUBENQUE P., « Aristote », op. cit.
234
L’exposé trinitaire suivant dans ses déroulement et citations s’inspire du cours de M. DUWELZ cité plus haut.
235
Rappelons que les réticences envers le mot de « personne » venaient de l’utilisation du terme par les
modalistes qui l’entendaient dans son sens originel, celui de « figure », « masque de théâtre » ou « personnage ».
236
La longue série de débats autour de la divinité du Fils, toujours encore active, relança par la suite cette
question : tout ce qui venait d’être dit du Fils devait-il s’appliquer aussi à l’Esprit ? Après ATHANASE, c’est surtout
BASILE de CESAREE qui, dans un Traité sur le Saint Esprit, défend la divinité de l’Esprit Saint, en évitant de dire que
l’Esprit est Dieu, puisque l’Ecriture ne le nomme jamais ainsi. Le second Concile œcuménique, réuni à
55
conceptuel retiendra cependant notre attention, en raison de ses conséquences. On en a fait
l’origine d’une moindre attention accordée à l’Esprit en Occident. Même en restant prudent
quant aux hypothèses de travail, on peut supposer qu’une telle théorisation n’a pas stimulé la
réflexion et la pratique chrétiennes en matière pneumatologique, surtout si elle a été comprise et
relayée de façon schématique. Or la réception d’une théorie détermine son impact souvent plus
sûrement que les nuances que son auteur y a mises au départ. Malgré l’adoption finale d’une
formulation commune, la pensée trinitaire va en effet connaître un développement différencié en
Orient et en Occident, à travers la question de la procession.

« Selon le schème trinitaire grec, tout vient du Père par le Fils dans l’Esprit Saint ; et, en
sens inverse, tout remonte dans l’Esprit Saint, par le Fils au Père. Le Père est la source de toute
la déité : de lui proviennent la génération du Fils et la procession de l’Esprit. A travers le Fils et
l’Esprit, les énergies du Père découlent vers le monde dans l’acte créateur. Les Grecs mettent
donc davantage l’accent sur la monarchie paternelle et définissent chacune des personnes par
leurs propriétés incommunicables ». Les Pères grecs des quatre premiers siècles disent que
l’Esprit procède du Père et reconnaissent par ailleurs un lien naturel, éternel et personnel entre le
Fils et l’Esprit. La théologie latine, à la suite d’AUGUSTIN, met au contraire le Père, le Fils et
l’Esprit sur un même plan, insistant sur leur activité unique et commune, avant de chercher ce
qui les distingue. Cette recherche est moins source d’abstraction qu’il n’y paraît : « L’apport
principal d’Augustin sera le recours à la notion de « relation » en Dieu : pour Augustin, les
noms de Père, de Fils, d’Esprit Saint attribués à Dieu ne le sont ni au titre de la « substance »,
ni au titre de « l’accident », mais au titre de la relation ; ce sont des « noms relatifs » qui, en
Dieu, permettent la distinction des personnes entre elles. » C’est la raison profonde selon
laquelle en « en Occident, c’est Augustin qui, le premier, affirme explicitement que l’Esprit
procède du Père et du Fils ». Mais les rapports entre Dieu Trinité et l’humanité ne sont pas
pensées ici comme sources d’élaboration, et, intellectuellement, des conséquences en résultent.

Derrière ces positions se dégage, en effet, a minima une conception dissemblable de la


fonction du langage. Les chrétiens occidentaux mettent le verbe au service d’une spéculation
conceptuelle, dans un souci de cohérence et d’exactitude. Les Orientaux se situent dans une
approche plus contemplative, répugnant à construire l’objet de la quête spirituelle de façon
intellectuelle et abstraite. C’est ce que résume bien GREGOIRE de NAZIANZE : « Tu entends
dire que l’être qui procède du Père est l’Esprit ? N’attache pas d’importance à la manière dont
cela se passe (Discours 20, 11) ».

De fait, un grand nombre de théologiens tels que K. RAHNER, Y. CONGAR, E.


JÜNGEL, W. KASPER, et beaucoup d’autres ont considéré que la théologie trinitaire

Constantinople en 381, fera proclamer, prudemment, que l’Esprit est Seigneur (et non Dieu), tout en entérinant
l’expression de Jn 15,26, « L’Esprit de Vérité qui procède du Père », comme son mode d’origine en Dieu (à
l’encontre des « pneumatomaques » qui tiennent l’Esprit pour une créature). Le même concile réclame donc pour
l’Esprit « même adoration et même gloire » que pour le Père et le Fils. Ultérieurement, BASILE de CESAREE (329 -
379) plaide pour une formule encore plus précise en parlant de « trois hypostases consubstantielles » Désormais,
le terme d’hypostase passe définitivement du côté de la « personne » et non plus de la « substance ». Le deuxième
Concile de Constantinople (553) confirme cette évolution. Ce canon valide une autre assimilation sémantique :
celle de « nature » avec celle de « substance ». Dès lors, la formule trinitaire est acquise, en Orient comme en
Occident, les concepts grecs de ousia et d’hupostasis étant rendus par les termes latins de substantia ou natura,
d’une part, et par le terme de persona, d’autre part.
56
occidentale a souffert de l’option de St AUGUSTIN237. Ils y ont opposé, souvent, la mise en
exergue de la Trinité économique par RAHNER. J. ZIZIOULAS, de son côté, est allé jusqu’à
rendre AUGUSTIN responsable de la sécularisation occidentale, en raison de sa conception de
Dieu comme « substance »238 ! Sans aller jusque-là, d’après J. MOLTMANN, en particulier, on
ne peut minimiser des effets néfastes d’une telle approche rationalisante pour la vision de la foi
chrétienne en Occident. Se penchant sur la doctrine thomiste relative aux cinq voies de la preuve
cosmologique239, le théologien montre que si le croyant est bien invité dans la Bible à entrer en
relation avec un Dieu personnel, la figure divine qu’évoque la pensée du Docteur Angélique n’y
encourage pas le fidèle. Il n'y a même rien qui ressemble moins au Dieu d'amour des chrétiens
que cette divinité coupée du monde, immatérielle et impassible ! On aurait eu aussi tendance, en
considérant la substance divine comme « primaire », dans le sens où elle serait « à la base » des
Trois personnes240, à structurer la théologie occidentale à partir de l’idée du Dieu comme
substance suprême. J. MOLTMANN en veut pour preuve la présentation du dogme trinitaire qui
se voit, à partir de THOMAS d’AQUIN, distribuée dans un traité De Deo uno suivi d’un traité
De Deo Trino, distincts l’un de l’autre dans leurs fondements et leurs langages241. Le savoir des
philosophes antiques serait devenu prioritaire par rapport à la Parole délivrée par Dieu lui-même.
Il deviendrait en conséquence difficile, sinon impossible, de rendre compte, sur fond de l’essence
divine une, immuable, impassible, etc., du sens et de la portée de la Passion du Fils de Dieu sur
la Croix, ou de la vocation relationnelle de l’Esprit242. En d’autres termes, nous aboutirions
fatalement à la « dissolution de la doctrine de la Trinité en monothéisme abstrait »243,
intellectualisé, qui d’ailleurs suffit comme tel à fonder la morale.

Des analyses récentes invitent à plus de mesure : une étude textuelle précise corrige
désormais ce que pouvait avoir d’excessif une telle imputation. Il n’est en fait pas possible de
dissocier dans le De trinitate d’AUGUSTIN l’unité de l’essence divine et la distinction des

237
Cette opposition a été érigée au rang de paradigme par T. de REGNON. C’est lui qui a introduit le schème grec-
latin pour rendre compte des différences entre la tradition grecque (PSEUDO-DENYS, R. de SAINT-VICTOR, A. de
HALES, BONAVENTURE), qui aborde la Trinité à partir de la diversité des personnes, et la tradition latine
(AUGUSTIN, ANSELME, P. LOMBARD, A. le GRAND, T. d’AQUIN) qui prend pour départ l’unité de nature. Popularisé
par M. SCHMAUS, en 1930, ce paradigme a été ensuite adopté et considéré comme pertinent pour les doctrines
patristiques ; REGNON le retenait pour analyser les divergences entre écoles médiévales. On interroge à présent la
manière dont on a pu distinguer, de la sorte, les théologies occidentale et orientale : cette distinction se vérifie-t-
elle historiquement et théologiquement justifiée ? La vision négative de la doctrine augustinienne de la Trinité
dénoncée par ZIZIOULAS, et d’autres, peut-elle se voir confirmée par une analyse textuelle précise ? Voir
SCHWÖBEL C., « Où en sommes-nous en matière de théologie trinitaire ?»…, op. cit., p. 40.
238
Voir SCHWÖBEL C., « Où en sommes-nous en matière de théologie trinitaire… », op. cit., p. 17.
239
Le théologien expose cette pensée dans Trinité et Royaume de Dieu, op. cit., p. 23 à 26. La prééminence de la
référence à THOMAS d’AQUIN, et non plus à P. LOMBARD, aurait accentué le penchant conceptuel occidental.
240
MOLTMANN J., Trinité et Royaume de Dieu, op. cit., p. 30.
241
En premier lieu sont apportées la preuve et la certitude que Dieu existe, et qu’il est unique ; ensuite, seulement,
est développée la doctrine du Dieu trinitaire. On commence donc par la « théologie naturelle » générale, puisée
dans le système dualiste grec ; puis s’énonce la théologie de la « révélation spéciale » alors qu’elle est l’initiative
divine par excellence, pour les chrétiens. La théologie naturelle fournit le cadre général dans lequel la théologie de
la Révélation doit inscrire l’image spécifiquement chrétienne de Dieu ; en quelque sorte, le Dieu de Jésus-Christ
devrait se débrouiller pour composer avec le modèle du dieu abstrait aristotélicien et/ou platonicien.
242
En procédant de la sorte, on juxtaposerait sans les articuler deux notions différentes d’unité divine : d’un côté,
l’unité fixiste de l’essence divine représentant l’Un (unité immuable, ontologique, de la Trinité éternelle, dite aussi
« Trinité de l’essence »), et de l’autre, la dynamique relationnelle de l’union trinitaire (communion de la Trinité
économique, dite aussi « Trinité de révélation ») : MOLTMANN, Trinité et Royaume de Dieu, op. cit., p. 193. On ne
pourrait ainsi aboutir qu’à la surévaluation de l’unité de l’Un divin, et à la réduction du Dieu en trois personnes à
l’Essence une : ibid., p. 32.
243
Ibid.
57
personnes. La substance divine y est définie de telle manière que Dieu ne peut être autrement que
relationnel. Et THOMAS d’AQUIN traite du Dieu unique dans les termes de la Révélation244.
Néanmoins, le renom des théologiens cités supra, et la rigueur qui différencie la pensée originale
de l’interprétation courante qu’il en a été fait, rendent difficile de nier, pour le moins, que la
stratégie argumentative utilisée par THOMAS, sous l’influence d’ARISTOTE, comporte une
tonalité tendant à l’abstraction rationaliste. L’Aquinate entend ainsi définir le cosmos à partir de
l’essence du divin. Il prend appui sur ce préalable pour induire logiquement l’existence de Dieu,
selon cinq voies, partant chacune de cinq caractéristiques du monde comme cosmos 245. Mais, ce
faisant, il ne s’avise pas qu’il approche l’essence du divin, sans prouver pour autant l’existence
d’un Dieu en trois personnes se révélant à l’homme. En d’autres termes, une substance suprême
est certes de la sorte rendue pensable, mais on n’est en aucun cas contraint de l’appeler Dieu,
encore moins d’y rencontrer l’Agapè246. Il faut compléter ces vues par l’introduction, dans cette
pensée catholique, d’une vision de la grâce rédemptrice, qui équipe tout homme de la capacité
rationnelle à connaître Dieu, avec les conséquences éthiques qu’une telle reconnaissance
entraîne247. Dans le droit fil de ces choix apologétiques, la théologie catholique-romaine,
jusqu’au XXe s., oppose aux sceptiques l’idée de Dieu comme « origine et fin de toute chose,
saisissable par la raison humaine ». Seul le sot ou le fou, donc, peut refuser l’existence de Dieu ;
tout être raisonnable se voit comme condamné à croire, sous peine de damnation. Il n’y a plus ici
de place pour une spiritualité, au sens propre du terme… Et il n’y a aucune place,
corrélativement, pour toute remise en cause, quelle qu’elle soit, des normes morales spécifiées,
qui obligent objectivement l’homme sage guidé par la loi naturelle. En 1907, le serment
antimoderniste248 réaffirme l’accessibilité rationnelle de la connaissance de Dieu en la référant
aux catégories des causes et des effets, soit les cinq voies ci-dessus décrites.

Or, ce qui sépare la pensée moderne de la réflexion grecque et médiévale est justement
une lecture autre du réel, modifiant la compréhension humaine du monde et de l’homme (par

244
De plus, la relecture de la tradition par des spécialistes actuels tels que M.R. BARNES, L. AYRES ou R. WILLIAMS,
remet en cause l’opposition schématique établie entre Orient et Occident, théologie latine et théologie grecque,
modèle psychologique et modèle social. L’étude des discussions ayant donné lieu aux décisions des conciles
œcuméniques révèle une conscience trinitaire vive, et même une vigilance précoce face aux dangers potentiels de
la veine spéculative. La tradition théologique latine, de plus, offre des soutiens décisifs à l’actualisation de la
doctrine trinitaire. L’argumentaire du livre 7 du De Trinitate fait ainsi apparaître que « la communion trinitaire est
une unité consubstantielle et éternelle ; il n’y a cependant rien d’autres que les personnes. ». La théologie de la
Summa, de son côté, apparaît comme une théologie trinitaire, perceptible dès la structuration même de l’ouvrage.
Les personnes n’y sont pas dérivées de l’essence, et les relations n’y sont pas accidentelles relativement à
l’essence absolue. Pour G. EMERY « la totalité du traité de Dieu concerne Dieu Trinité sous l’aspect de la
Révélation ». L’Aquinate en devient l’ami et l’allié des théologiens trinitaires ! Voir à ce sujet l’exposé éclairant de
SCHWÖBEL C., « Où en sommes-nous en matière de théologie trinitaire »…, op. cit., p. 45 à 47.
245
Chacune des démarches découlant de la précédente, on peut toutefois parler d’une seule démarche
démonstrative selon cinq voies d’approches différentes, à savoir : partir du mouvement dans le monde : Primum
movens ; de la causalité dans le monde : Causa prima ; de l’être possible de toutes les choses : Ens per se
necessarium ; des degrés d’être dans le monde : Maxime ens ; de l’ordre dans le monde : Intellectus suprême.
THOMAS d’AQUIN conclut invariablement : « Et hoc dicimus Deum ».
246
En réalité, quand THOMAS d’AQUIN postule, « ce qui meut, cause, est nécessaire, est l’être pur et intelligent », il
répond à la question « qu’est-ce que le divin ? », et non « qui est Dieu ? » : MOLTMANN J., Trinité et Royaume de
Dieu, op. cit., p. 24-25. Cependant, il faut aussi faire valoir que l’enquête trinitaire doit répondre à trois questions :
qui (identité de Dieu), quoi (nature de Dieu), et comment (révélation de Dieu et rapport au monde divin) : voir
SCHWÖBEL C., « Où en sommes-nous en matière de théologie trinitaire… ? », op. cit., p. 46-47.
247
Voir à ce sujet BORDEYNE Ph., « L’homme créé et la nature », CAUSSE J.D. & MÜLLER D., Introduction à
l’éthique…, op. cit., p. 201-219.
248
Le « serment antimoderniste » correspond au Motu proprio Sacrorum Antistitum, promulgué par le pape PIE X
dans le but de lutter contre les idées modernistes. Il est imposé aux prêtres et théologiens en signe d’allégeance.
58
exemple, le premier n’est plus perçu comme un « cosmos »). La subjectivité moderne
européenne se met à concevoir un homme qui se construit par la connaissance, la conquête et le
travail ; il n’habite plus « la maison de l’être » à la façon d’une patrie. La réalité se mue en un
matériau de connaissance et d’appropriation, pour un monde dont la mesure devient humaine.
Pour le dire autrement, l’unité du réel n’est plus définie de façon cosmologique ou théocentrique,
mais anthropocentrique, dans le sens où le cosmos est bien davantage saturé des traces de
l’homme que marqué du sceau de la divinité. Il n’y a plus en définitive, dans la vision moderne,
aucune évidence de réalité supérieure qui entoure l’humanité, le champ de son expérience et
l’espace de sa conscience. L’exercice déductif et le langage conceptuel du passé en perdent dès
lors pertinence et sens. L’évolution de la pensée catholique, lexique et catégories philosophiques,
devient nécessaire pour pouvoir rejoindre les personnes du point de vue intellectuel et spirituel.

Mais ce processus doctrinal est-il le seul lieu où se soit jouée une influence du legs païen
négative pour la prise en compte de la dimension pneumatologique voire trinitaire de la foi
chrétienne ? On peut en douter. Ces spéculations ont pu rester éloignées du quotidien des
personnes embrassant la religion nouvelle, d’autant plus que les moyens de communication ne
rendaient pas publics aussi instantanément qu’aujourd’hui les idées et les débats. En outre, la
force de l’enracinement biblique de la perception du Dieu Père, Fils et Esprit, indubitable, est
censée excéder l’influence des théoriciens et responsables élaborant la doctrine trinitaire.

1.3.2.1 Dualisme païen et clivages chrétiens en matière spirituelle

Or, sur un autre plan, plus anthropologique, la pente dualiste gréco-romaine s’est imposée
de façon encore plus décisive en christianisme par un autre biais. Nous pensons au concept de
péché originel et ses effets sur la vision chrétienne de la forme et des enjeux de la vie humaine.
Celle-ci, bien évidemment, entretient un lien direct avec la question conjugale et familiale.
Comment tout cela s’est-il fait ?

La pensée d’AUGUSTIN, qui moralise définitivement la méfiance vis-à-vis du corps


véhiculée par les sagesses antiques, a pris en charge successivement 249 des questions différentes.
Son premier souci a été avant tout celui de la théodicée, face à la condition mortelle de
l’homme250. Puis le théologien a cherché à défendre l’importance de la grâce divine incréée, un
autre mot pour le travail de l’Esprit dans les personnes. C’est en 412 qu’apparaît pour la
première fois « dans le De peccatorum meritis, en contraste avec l’universelle médiation du
Christ, l’affirmation de la présence d’un péché chez tous les descendants d’Adam dès leur
naissance. Ce péché, qui s’approprie l’appellation de péché originel, se situe à la pointe
extrême, et si mystérieuse, de notre héritage adamique »251. Mais si le thème de la mort
corporelle constitue le centre de sa réflexion doctrinale initiale, AUGUSTIN, en se référant
directement à la Genèse, place ensuite « en la concupiscence l’impact premier de notre héritage
adamique. Cette blessure d’âme, comme il l’appelle, entraîne à sa suite la corruptibilité de la

249
« Trois étapes scandent les progrès de St Augustin. En la première qui court de 387 à 397 [… ] Augustin s’en tient
à l’exposé traditionnel […] En la seconde étape, de 397 à 411, l’évêque d’Hippone se distance de ses prédécesseurs
en précisant mieux l’impact du péché d’origine. (ndlr sur la chair et sur l’âme) […] En la troisième étape, dès 412-
413, l’homme contracte de naissance par voie de propagation […] un péché proprement dit, lié à la peine qui
affecte la nature transmissible de l’homme. », in SAGE A., Péché originel. Naissance d’un dogme, ouvrage mis en
ligne sur le site www. patristique.org, consulté le 05. 02. 2013, p. 212.
250
La théodicée est la défense de la justice de Dieu.
251
SAGE A., « Le péché originel dans la pensée de St Augustin, de 412 à 430 », site patristique.org, consulté le 05.
02. 2013, p. 75.
59
chair »252, et cela, même si pour lui, à ce moment-là, « l’enfant n’est pas considéré de naissance
à proprement parler comme pécheur. Il n’existait encore, pour l’évêque, de péché proprement
dit que de volonté propre »253. Cette ultime restriction disparaît lorsqu’AUGUSTIN s’avise de
réfuter le pélagianisme, qui postulait la possibilité pour l’homme d’être sauvé sans l’aide de la
Grâce, ce qui signifiait le rejet du don gratuit d’un Dieu créateur qui prend l’initiative d’inviter
l’homme à partager sa nature divine par pure générosité. Le théologien enseigne désormais « non
seulement une chair corruptible qui nous voue à la mort, non seulement la concupiscence qui
nous lie au péché, mais un péché d’éternelle condamnation, s’il n’est remis par le Christ »254.
Selon J.-M. MALDAME, pour AUGUSTIN, « en toute connaissance de cause - c'est donc un
péché grave -, Adam a perdu les dons de Dieu. Il a transmis à ses descendants une nature
corrompue. L'homme est incapable de faire le bien par ses seules forces »255, la Grâce est
nécessaire.

De fait, la construction théologique d’AUGUSTIN pâtit pour part de ses contacts avec le
manichéisme (dont il a épousé un temps les thèses) et avec le néo-platonisme contempteur du
corps. La relecture biaisée de son expérience personnelle teinte aussi sa conception de la
sexualité d’un grand scrupule. Imprégné des préventions gréco-romaines contre l’intempérance,
AUGUSTIN interprète négativement ses expériences sensuelles de jeunesse256. Le Père de
l’Eglise ne va pas jusqu’à identifier formellement la transgression première à un péché sexuel
(un pas que franchiront sans hésiter d’autres Pères257). Mais il appelle « péché » ou
« concupiscence », à la fois l’acte peccamineux, et le désordre qui s’ensuit. Son caractère
irrésistible et son effet destructeur lui apparaissent comme une emprise diabolique, qui défie tout
contrôle de la raison. Même l’érection nocturne spontanée suscite l’auto-accusation. Il assimile
dès lors tout élan physique, quel qu’il soit, à la « concupiscence de la chair », évoquée par la
Première Lettre de Jean, 2, 16, bien que ce passage renvoie, dans son contexte textuel, à la
convoitise proprement adultère. Il s’impose la continence totale après sa conversion en 386,
discipline qu’il prescrit dans la foulée à l’ensemble de son clergé en des temps où elle n’est pas
généralisée258. Seule la nécessité de la procréation peut, pour lui, justifier la relation intime,

252
SAGE A.., « Le péché originel… », de 412 à 430 », op. cit., p. 111 : « Le péché originel ne s’identifie cependant pas
avec la concupiscence, puisqu’il est totalement et définitivement remis au baptême ; alors que la concupiscence […]
demeure, ici-bas, même chez les plus grands saints, à l’exception de la Vierge Marie ».
253
SAGE A., « Le péché originel… », op. cit., p. 75.
254
SAGE A., ibid., p. 76.
255
MALDAME J.-M., « Péché originel, péché d'Adam et péché du monde », site biblio.domuni.org, consulté le 23.
02. 2013, p. 1.
256
« En écrivant les Confessions, Augustin souhaitait faire sentir le contraste tranché entre ses besoins sexuels et
son désir de relations claires et non problématiques. Il regrettait ouvertement de n’avoir pas noué dans sa jeunesse
les liens strictement asexués de l’amitié intellectuelle, ni saisi une occasion de mariage paisible, selon la concorde et
la légitimité romaine. […] Un triste sentiment de rupture planait sur la seule relation sexuelle durable de sa vie. Elle
commença en 372 quand, à l’âge de dix-huit ans, à peine arrivé à Carthage, Augustin trouva une femme avec
laquelle il vécut treize ans, jusqu’en 385. […] La mère d’Augustin, Monique […] l’avait mis en garde avec une
immense inquiétude contre la fornication ; mais elle ne montra pas la moindre intention de lui offrir le seul remède
que les parents chrétiens avaient été enclins pendant des siècles à offrir à leurs fils adolescents – le réconfort d’une
épouse. […] Il n’était pas question d’entraver ses immenses talents par un mariage précoce et arrangé, qui l’eût lié
pour toujours à une femme choisie dans la même classe que lui, la noblesse terrienne insignifiante du haut pays de
Thagaste. », in BROWN P., Le Renoncement à la chair…, op. cit.., p. 464-467.
257
Par exemple, GREGOIRE de NYSSE, AMBROISE et JEROME, cf. GRANGE B. et LA MORANDAIS (de) A., La
sexualité, chemin vers Dieu, op. cit., p. 81.
258
Ibid., p. 84-85.
60
inévitablement maculée de la faute d’Adam, qui n’est évoquée sous sa plume que dans un climat
de profonde tristesse259.

Doit-on pour autant enfermer AUGUSTIN dans la caricature ? Il convient de distinguer


entre son expression, l’expérience spirituelle dont elle entend rendre compte, et ce qui en a été
saisi et retenu. F. EUVE260 le montre bien : la théologie augustinienne, malgré certaines
accentuations liées à la culture et à la psychologie de leur auteur, est avant tout celle de la
conversion. Se tourner vers Dieu a représenté pour le jeune homme un mouvement
profondément salvateur, dans un retournement profondément contrit, mais aussi humble et filial,
vers le Très-Haut261, quoi qu’il lui en ait coûté en termes de consentement262. C’est avant tout le
miracle de la grâce qui est venu rencontrer en lui le pécheur misérable, convaincu d’orgueil et de
suffisance. Les articulations rhétoriques de son raisonnement théologique, de ce point de vue,
sont cohérentes : d’après les écrits d’AUGUSTIN, « deux sortes de langage doivent être mises
en relation dialectique lorsqu’il est question du mal, à la fois moral et tragique : le langage de la
liberté et celui de l’inévitabilité, la contingence et l’universalité, la responsabilité et le fait de ne
pouvoir y échapper »263. L’expérience tourmentée dont AUGUSTIN rend compte est en
définitive celle d’une constitution du sujet dans sa liberté, face à l’Amour même, renonçant à
l’envie et au projet de se « faire dieu ». L’ambition de témoigner de son itinéraire personnel
correspond en cela chez AUGUSTIN d’abord au désir d’annoncer la Bonne Nouvelle du salut, et
non de se complaire dans sa turpitude passée, ou encore d’en majorer indûment le poids.

Quoi qu’il en soit, le Concile de Carthage entérine peu de temps après, en 418, le concept
innovant de péché originel, sans pour autant valider la théorie augustinienne de sa transmission
par la génération, ce qui en atténue la charge négative264. Las, le christianisme occidental dans
son ensemble n’a retenu d’AUGUSTIN que la face la plus sombre de sa pensée, dans une
approche dramatisée et isolée du mouvement persuasif de son exposition. C’est le pessimisme de

259
Les conséquences néfastes de l’approche dualiste moralisée sur le vécu de la sexualité en Occident sont
considérables, voir RICOEUR P., « La sexualité : la merveille, l’errance, l’énigme », revue Esprit n° 289, 1960, p.
1668. Suite à « l’assaut de la vague dualiste, orphique et gnostique […] l’homme oublie qu’il est « chair »
indivisément Parole, Désir et Image ; il se « connaît » comme Ame séparée, égarée, prisonnière dans un corps ; du
même coupe il « connaît » son corps comme Autre, Ennemi et Méchant ». Cette « gnose » du Duel s’infiltre dans le
christianisme, stérilise son sens de la Création, pervertit son aveu du mal, borne son espérance de réconciliation
totale à l’horizon d’un spiritualisme étriqué et exsangue. Ainsi prolifère, dans la pensée religieuse de l’Occident, la
haine et le ressentiment antisexuel ».
260
EUVE F., Crainte et tremblement, une histoire du péché, Paris, Ed. Seuil, 2010, p. 260-279.
261
IGNACE de LOYOLA, qu’on ne peut accuser de pessimisme anthropologique, témoigne des sentiments qui
animent le croyant convaincu de péché devant l’irradiant et incommensurable Amour divin. Le repentir est à la
mesure de la gratuité du don reçu, fondamentalement première.
262
« On ne saurait trop souligner l’importance du rôle de la volonté dans la pensée d’Augustin. […] La liberté peut
toutefois conduire l’homme à vouloir s’emparer de tout à son seul profit […] – ce « pouvoir-pécher » est la marque
de l’infini de la liberté. », in EUVE F., Crainte et tremblement…, op. cit.., p. 270-271.
263
DUFFY S. J., « Our hearts in darkness : original sin revisited », revue Theological studies, n° 49, 1988, p. 600, cité
par F. EUVÉ, op. cit.., p. 267.
264
Voir BAUMGARTNER C., « Analyse des décrets sur le péché originel du concile de Carthage (418) », site
v.i.v.free.fr, consulté le 05. 02. 2013 : « On peut dire donc qu’au concile de Carthage, l’Église a fait officiellement
sienne la doctrine augustinienne de l’existence du péché originel dans les nouveau-nés, mais non pas sa théorie sur
le mode de transmission de ce péché, encore moins celle qui consiste à identifier le péché originel et la
concupiscence (reatus concupiscentiae) comme le faisait le docteur d’Hippone. […] Il semble certain, comme l’a
montré A. Vanneste, que non seulement Augustin est le créateur de la formule originale « originale peccatum »,
mais qu’elle désigne dans le texte de Carthage, non le péché des origines, mais le péché originel en nous. Déjà, le P.
Labourdette avait compris la formule en ce sens […]. On voit que l’affirmation de l’existence du péché originel dans
les nouveau-nés est indépendante de cette discussion ».
61
son anthropologie, et non l’élan émerveillé de sa sotériologie (qui constituait la pointe de son
témoignage) qui exercera le plus généralement et le plus durablement son influence. L’on a,
certes, parfois songé à qualifier le dualisme augustinien de « moral », davantage que
d’« anthropologique »265, mais ces nuances, sujettes à discussion, sont de peu d’effet, car
l’interprétation que retient la postérité de sa pensée durablement prégnante en Occident, s’avère
extrêmement clivante266. Tout se passe comme si l’Esprit était renvoyé de l’expérience commune
du chrétien moyen, confronté à sa concupiscence, et réputé quasi automatiquement damné.

A partir de cette construction théologique et de sa réception durcie 267, se forge en tout


état de cause une vision très pessimiste de la créature humaine. La capacité de celle-ci à suivre le
Christ se trouve profondément grevée par le poids du péché quasi ontologiquement inscrit en
elle. Elle ne peut se protéger de ses tendances qu’au prix d’une discipline sévère, faite
d’abstinence et d’ascèse purificatrice incessante. Elle reste malgré tout exposée à la damnation à
tout instant. Cette élaboration précoce a contribué consécutivement à dégrader profondément et
durablement une dimension importante de la vie humaine, la sexualité. Par le fait que la
transgression d’ADAM et EVE se voie abusivement assimilée par certains théoriciens chrétiens
à un péché sexuel, l’Eglise chrétienne occidentale se croit autorisée désormais à enfermer les
fidèles, même mariés, dans une morale sexuelle intransigeante voire persécutrice. Même si l’on
n’a pas de moyens précis d’évaluer la répercussion effective d’un tel discours sur les croyants
concernés, un climat suspicieux pèse sur les directives dans ce domaine, loin de l’amour de la vie
et de la relation propres à la culture sémite. En résumé, « ce qui singularise […] l’ascétisme
chrétien, c’est qu’il ne s’agit pas seulement pour lui de mettre le corps sous le joug de
l’esprit ; il s’agit de le rabaisser »268, parce qu’il tombe sous le coup de la méfiance d’ordre
moral. La frustration sensible devient ainsi la voie du salut par excellence, imposée à tous269.

Pour être tout à fait exact, ce durcissement doctrinal ne relève pas que d’une
contamination dualiste gréco-romaine. Il couronne un processus culturel complexe où se sont
conjugués d’autres éléments tels que la postérité de courants juifs rigoristes du temps de Jésus,
en marge du judaïsme officiel270. Aux franges de la Grande Eglise se sont développés très tôt,

265
É-H. WEBER, théologien et philosophe dominicain, fait ainsi sienne, après GILSON, une distinction entre
monisme ontologique et dualisme moral chez AUGUSTIN, attentif à l’orgueil et l’envie ; mais il en minimise
fortement l’influence dans la mesure où la tradition théologique infléchit la pensée d’AUGUSTIN vers un dualisme
strict, plus précisément vers une superposition du dualisme ontologique platonicien corps/âme et de l’antithèse
e
éthique paulinienne homme extérieur/homme intérieur (WEBER É.-H., La Personne humaine au XIII siècle.
L’avènement chez les maîtres parisiens de la conception moderne de l’homme, Paris, Ed. Vrin, 1991, p. 29-35 cité
par BOQUET D., « Un homme sous influence », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 37/2006, p. 191).
266
P. HADOT conclut clairement : « La notion platonicienne de la fuite du corps, qui séduira aussi le jeune Augustin,
est un élément qui s’ajoute au christianisme, mais ne lui est pas essentiel, et oriente toute sa spiritualité dans un
sens très particulier. », in HADOT P., Exercices spirituels et philosophie antique, op. cit., 1981, p. 96.
267
« Augustinisme», Encyclopædia Universalis, op. cit., consulté le 21. 03. 2013.
L’herméneutique ultérieure de ces apports, subissant à son tour l’influence gréco-romaine dualiste, a poussé à
267
identifier purement et simplement l’opposition chair/esprit de PAUL à l’antithèse platonicienne sôma/psychè ,
malgré leur différence fondamentale de signification, en référence à des anthropologies étrangères l’une à l’autre.
268
DASTUR F., « La place du corps dans la philosophie occidentale », conférence du 22-23 Avril 2006, site
artefilosofia.com, consulté le 12. 10. 2011, p. 13.
269
Cette somatisation de l’interdit de la jouissance omet, cependant, d’autres formes de plaisir plus subtiles, tout
aussi susceptibles d’abus : brio intellectuel, exercice du pouvoir, autorité spirituelle.
270
Certains courants juifs postulent par exemple, selon PETERSON, « l’identification […] du mauvais yezer, l’esprit
270
du mal et de l’instinct sexuel. La sexualité paraît rattachée à un principe mauvais de l’homme. » , in DANIELOU J.,
e
L’Eglise des premiers temps, des origines à la fin du III s., Paris, Ed. Seuil, 1985, p. 132. Voir aussi l’évocation de
62
dans la même mouvance, des groupes chrétiens relayant des positions voisines, notamment dans
les milieux gnostiques271 tentés par l’encratisme.

La condamnation insistante du « péché de la chair », qui en résulte, s’est


malheureusement vue renforcée encore par le développement de la confession individuelle dans
les monastères, de plus en plus focalisée sur la question sexuelle, sous l’influence du pouvoir
masculin, réputé plus confronté au sujet que le public féminin272. Il faut ajouter à cette inflexion
individualiste la dimension de juridisation du domaine en cause, de plus en plus prégnante au fil
du temps : le vocabulaire employé (aveu, pénitence) et le schéma retenu (faute : culpa -
réparation-rachat) transforme la démarche de repentir en conformation à un code de conduite et
un catalogue de transgressions, avec peines tarifées. Le péché, réifié, est cantonné surtout dans le
domaine de la « chair »273. La virginité consacrée, valorisée très tôt dans le christianisme comme
la voie royale de la sanctification en relais du consentement au martyre sanglant274, apparaît en
conséquence comme supérieure à la vie conjugale. Cette hiérarchisation reste en vigueur en
catholicisme. Toutefois, JEAN-PAUL II a tenu à préciser il y a trente-cinq ans (ce qui signifie
que cela n’allait pas de soi !) que cette valorisation tient à l’application par les religieux des
conseils évangéliques dans une perspective eschatologique, et non à la continence sexuelle pour
elle-même275. Enfin, il n’est pas sûr que les orateurs les plus en vue sur le sujet reflètent les
sensibilités majoritaires dans l’ensemble du peuple chrétien à cet égard, dont on n’a pas d’échos
clairs, sans parler des pratiques effectives en la matière qui ne semblent pas s’être alignées276.

BROWN P., Le renoncement à la chair…, op. cit., p. 59-65. Ces tendances rigoristes au sein du judaïsme gagnent
peu à peu l’Eglise judéo-chrétienne.
271
La « gnose chrétienne » regroupe des spéculations entendant réserver, sur le modèle des religions à mystères,
un savoir occulte à quelques purs (le mot provient du grec gnôsis qui signifie « connaissance »). Elle synthétise des
doctrines du bassin méditerranéen et du Moyen-Orient affirmant que les hommes sont des âmes divines
emprisonnées dans un monde matériel, créé par un dieu mauvais ou imparfait appelé démiurge, considéré soit
comme une incarnation du mal, soit comme un dieu imparfait. A ses côtés existe un dieu bon, inconnaissable mais
parfait. Afin de se libérer du monde matériel inférieur, l'homme aurait besoin d’une connaissance spirituelle
ésotérique, que Jésus de Nazareth, incarnation de l'être suprême, apporterait aux hommes. Invalidée par la
Grande Eglise, la gnose (qui s’étend aussi aux milieux païens et juifs) a exercé une influence notable dans le
christianisme primitif, notamment au sein d’un grand courant qui réunit PLOTIN, PHILON d'ALEXANDRIE, CLEMENT
e
d'ALEXANDRIE et jusqu’à ORIGENE. IRENEE, au II s., s’y est opposé de façon particulièrement insistante.
272
EUVE F., Crainte et tremblement, une histoire du péché, op. cit., p. 106.
273
Ibid., p. 131-141 et 156-159.
274
« Le martyre apparut longtemps comme la voie royale de la sainteté. L’idéal de continence et de virginité, qui
existe dès la prédication évangélique, était certes tenu en haute estime, dans tous les milieux chrétiens et pour des
motivations variées (pour sa part, la Grande Eglise, face aux divers encratismes, professait une position qui se
voulait modérée). Mais ce n’est que peu à peu qu’il s’est imposé, non pas même seulement comme une préparation
ascétique à la mort violente, mais comme son équivalent ou son substitut - comme (et le mot est lui-même
éclairant) « martyre non-sanglant ».», in MATTEI P., Le christianisme antique de Jésus à Constantin, Paris, Ed.
è
Armand Colin, 2 éd., 2011, p. 270.
275
« Il n’y a aucune base pour une opposition supposée selon laquelle les célibataires constitueraient, pour le seul
motif de leur continence, la classe des parfaits et, au contraire, les personnes mariées constitueraient la classe des
non-parfaits (ou des moins parfaits). Si, d’après une certaine tradition théologique, on parle de l’état de perfection
(status perfectionis), on ne le fait pas en raison de la continence elle-même, mais à cause de l’ensemble de la vie
fondée sur les conseils évangéliques (pauvreté, chasteté, obéissance), car cette vie correspond à l’appel du Christ à
la perfection. », cité par SEMEN Y., La sexualité selon Jean-Paul II, Paris, Ed. Presses de la Renaissance, 2004, p.
179-180.
276
« Nous avons suivi les destinées d’une petite minorité bruyante, dans une société qui évoluait très lentement.
[…]. Comme pour l’histoire de toutes les grandes révolutions […] déclenchées par une poignée de militants,
n’importe quelle histoire du renoncement sexuel dans l’Eglise ancienne doit faire une place [aux sentiments] d’une
majorité de croyants sans héroïsme. La réaction au Contre Jovinien de Jérôme […] montre des congrégations de
chrétiens déroutées et irritées par les positions radicales.[…] Il y avait des moments d’aigreur, quand les anciens
63
Souvent, l’insistance rhétorique met en valeur le réel a contrario277 davantage qu’elle ne décrit
l’existant.

Historiquement, la mise en série de nécessités diverses entraîne consécutivement au


niveau ecclésiologique un processus de sacerdotalisation, propre à l’Occident. Comment rendre
compte de cette dernière mécanique, qui inscrit même ecclésiologiquement le clivage dualiste ?

En premier lieu intervient à l’orée du IVe s.278 un changement important dans


l’organisation du culte chrétien. La présidence de l’eucharistie devient l’apanage de spécialistes ;
elle se règle sur le modèle du hiereus/sacerdos gréco-romain et du prêtre juif (qui sont
nécessairement des hommes). Ceux-ci bénéficiaient d’un statut civil. Ils étaient de plus soumis à
des règles de purification rituelle face à la « souillure » - une catégorie du pur et de l’impur qui
avait disparu du christianisme naissant. Les « nouveaux prêtres » chrétiens doivent s’aligner. Or,
la décision de rendre la messe quotidienne en Occident crée une contrainte nouvelle pour les
célébrants en termes de prescription d’abstinence sexuelle pré-cultuelle279. L’assurance de la
pureté rituelle de prêtres époux ou concubins pose dès lors un problème, sans compter la gestion
des épouses ou compagnes de ces derniers : comment exiger d’elles un renoncement total au
commerce sexuel ? En second lieu se greffe la reconnaissance de la continence comme source
privilégiée de sanctification, liée à la moralisation du rapport au corps évoquée plus haut. C’est
ce changement, que l’on peut résumer sous la formule du passage du presbytre au prêtre, qui fait
de l’identité et de la continence masculines la condition sine qua non d’accès à la présidence de
l’eucharistie. En Orient où la célébration de l’eucharistie demeure hebdomadaire, la question se
pose différemment, même si l’accès des femmes à la fonction sacerdotale est barré aussi.

Pour des raisons pratiques et doctrinales, de plus en plus de moines en Occident sont
donc appelés à devenir prêtres, même s’ils n’ont pas de paroisse. En même temps, il faut
remarquer que, si la vocation sacerdotale implique la discipline de la continence, elle ne suppose
comme telle aucun vœu explicite à ce sujet, ni même d’engagement au célibat, au sens strict du
terme (sauf si l’on est célibataire avant d’être ordonné). En effet, ce n’est qu’au XIIe s. que le
mariage des prêtres se voit officiellement prohibé pour tous, pour des raisons plutôt juridico-
économiques280. Le célibat devient alors seulement une condition sine qua non pour accéder au
sacerdoce. La mise en place de ce nouveau règlement signifie qu’en pratique, un nombre certain
des serviteurs du culte étaient mariés à cette époque. On sait aussi que d’autres vivaient
« maritalement » (nous y reviendrons) ; d’ailleurs le concubinage n’était pas visé comme dans
cette interdiction, puisqu’il n’avait pas de conséquence juridique. Les argumentaires relatifs à
l’une et l’autre vocation masculine (vie religieuse ou prêtrise) se mettent dès lors à se recouvrir,

membres du mouvement ascétique se retournaient contre leur propre passé […]. Nous en savons moins sur les
regrets et les pertes de la minorité que sur l’allègre indifférence de la masse. », in BROWN P., op. cit.., p. 514-515.
277
Le meilleur moyen de savoir comment dysfonctionne une institution est ainsi de consulter son règlement
intérieur, récapitulant avec une grande constance les pratiques effectives qui y ont cours et qu’on entend limiter.
278
Voir ROCHE P., Prêtre-laïcs, un couple à dépasser, Paris, Ed. Ateliers, 1999, p. 38-40. Il cite SCHILLEBEECKX et
LEMAIRE à l’appui de son propos.
279
Rappelons que les prêtres juifs n’avaient qu’un service annuel, et que tous les rabbins étaient mariés. Ces
conditions religieuses étaient compatibles avec la vie conjugale. Les Vestales, seules prêtresses vierges à Rome,
étaient quant à elles délivrées de leur vœu à 40 ans. En tout état de cause le Concile d’Elvire (300-305) requiert des
prêtres occidentaux la continence sexuelle, sans bannir le mariage comme tel. Voir ABBOTT E. Histoire universelle
de la chasteté et du célibat, Paris, Ed. Fides, 2003, p. 136 ; MATHON G., Le mariage des chrétiens, op. cit., p. 85-86.
280
C’est le Premier Concile du Latran qui, en 1123, impose officiellement le célibat des prêtres, sur fond de
réforme grégorienne. Comme il se réunit après le schisme avec l’Eglise d’Orient, (1054) il n’a jamais eu d’autorité
en orthodoxie.
64
sans que les exigences en termes d’engagement se superposent exactement. Le renoncement
« généreux » à l’intimité sexuelle des prêtres (sous forme d’une promesse d’ordre disciplinaire)
pour le service de Dieu et de l’Eglise y tient une place de choix, rejoignant en cela la
recommandation paulinienne rappelée plus haut, sortie de son contexte eschatologique. Mais il
ne s’agit pas, encore une fois, d’un vœu de chasteté, au sens proprement monastique du terme.

En dernier lieu intervient le phénomène de concentration cléricale de l’autorité en Eglise.


La présidence du culte, réservée aux prêtres, devient en effet l’unique voie d’accès au pouvoir au
sein de l’ecclesia, ce qui implique la subordination définitive des diacres et la transformation de
ce ministère en degré d’un cursus honorum. Seuls les prêtres gouvernent désormais l’Eglise. La
stricte masculinisation de l’autorité en Eglise s’impose même par rapport aux religieuses
féminines, qui, soumises à la règle de la chasteté sanctifiante comme leurs frères en religion,
demeurent subordonnées au pouvoir masculin, sans jamais jouir d’une égalité de statut281.

Se met dès lors en place pour longtemps en Occident la hiérarchie entre clercs et laïcs282,
entre hommes continents et personnes mariées, mais aussi insidieusement, s’installe le parallèle
entre « esprit » et « être masculin », « chair » et « être féminin », achevant de discréditer
totalement les croyantes dès lors qu’elles sont sexuellement actives, fût-ce au sein du mariage
chrétien. Les femmes ne sont valorisées que comme vierges ou à la rigueur comme mères, jamais
comme épouses désirantes et désirées283. Une misogynie idéologique et vindicative accompagne
dans la plupart des cas cette orientation dominante, déjà bien présente chez plusieurs Pères de
l’Eglise284. La spiritualité est devenue l’apanage des « spécialistes de Dieu », prêtres, moines
(voire moniales, réduites la plupart du temps au silence) réputés « purs » ; elle se présente sous la
forme d’un parcours d’excellence ascétique. Elle tend à se décliner a contrario en dévotions
populaires peu considérées et peu accompagnées, où l’affectif et le merveilleux ont leur place285.

Est-il besoin de rappeler que ces évocations ne laissent pas place aux cheminements de
foi effectifs de nombreux chrétien(ne)s méconnu(e)s des historiens et des écrits en la matière,
laïcs qui ne s’alignaient probablement pas sur ces visions réductrices ? Elles ne font pas droit
non plus aux nuances indispensables pour rendre compte d’évolutions historiques qui ne furent
pas toujours défavorables aux femmes de la même manière286. Elles ne font pas davantage place
à des pensées particulières et des attitudes pastorales locales plus respectueuses et ouvertes287.
Elles ne tiennent pas compte des réalités historiques des concubinages de prêtres et des unions
281
Au concile Vatican II, par exemple, seuls les supérieurs des instituts religieux masculins sont conviés.
282
Toute l’œuvre de l’historien A. FAIVRE, professeur à l’Université de Strasbourg, s’emploie à retracer la mise en
place de cette distinction entre clercs et laïcs.
283
Cet état de fait peut bien se comprendre de la part d’hommes privés du commerce charnel, toujours « fils » et
jamais « époux », qui seraient exposés à l’inceste, en imaginant leur mère comme une femme ardente.
284
Cf. AUBERT J.-M., « La Femme : Antiféminisme et Christianisme », Mythes et Idéologies Antiféministes
(collectif), Paris, Ed. Cerf/Desclée, 1975, p. 81-114.
285
On atteste de pratiques populaires et laïques nourrissant plus qu’on ne le croit la vie spirituelle (culte de
reliques, pèlerinages, expériences de vie communautaire) : cf. VAUCHEZ A., La spiritualité du Moyen-Âge
e e
occidental, VIII -XII s., Paris, Ed. PUF, 1975.
286
Voir par exemple PERNOUD R., La femme au temps des cathédrales, Paris, Ed. Stock, 1980.
287
Ainsi en va-t-il de JONAS, évêque d’Orléans, qui, lors de la renaissance carolingienne, rédige un traité à l’usage
des laïcs, compilation expliquant « comment mener une vie qui plaise à Dieu. […] Il présentait (le mariage) comme
un état de vie et faisait toute sa place à l’instinct sexuel, dont il reconnaissait l’intensité et le rôle dans l’affection
conjugale. Se comporter en chrétien dans le mariage supposait […] un respect mutuel qu’il appelait « chasteté
e
conjugale » et qui permettait que s’approfondisse l’amour. », mais aussi d’HUGUES de SAINT-VICTOR au XII s., et
e e
d’autres théologiens, cités par WALCH A., La Spiritualité conjugale dans le catholicisme français, XVI -XX s, Paris,
Ed. Cerf, 2002, p. 25-27s.
65
non matrimoniales. Enfin, elles n’épuisent évidemment pas (comme nous le verrons plus tard)
les significations spirituelles profondes à accorder à la virginité consacrée et au célibat
sacerdotal.

Cependant, les non-clercs concentrant désormais les traits les plus négatifs sur le plan
moral, la spiritualité devient indirectement l’apanage des élites chrétiennes continentes. On
pourrait penser que, dès lors, l’aspiration à la sanctification par l’approfondissement de la
relation à Dieu, choisie prioritairement par rapport aux plaisirs et gratifications terrestres,
deviendrait centrale dans la pensée et dans la pastorale occidentale. Là encore, on est surpris.

1.2.2 Pensée gréco-romaine et paradigme du spirituel chrétien en


Occident

L’Eglise occidentale férue d’élitisme et d’ascétisme a peiné, certes, à donner une juste
place à une spiritualité joyeuse et ouverte à tous en son sein. Mais, en plus, la vie spirituelle a
subi une vraie mise à distance dans la pastorale, voire la pensée chrétienne occidentale. D’autres
éléments d’explication, d’ordre historique, sont indispensables pour en saisir les raisons
profondes. Heureusement, la vie spirituelle, jusque dans la première moitié du XXe s., si elle a
été nécessairement colorée des limitations théoriques décrites ci-dessus, a trouvé le moyen de se
déployer de diverses manières. Elle a développé des formes propres et diversifiées, à l’écart des
grands débats d’école qui, bien entendu, ne sauraient réduire le réel à leurs préoccupations,
même si les opinions tranchées et les polémiques d’envergure ont toujours su trouver des relais
dès lors que les écrits ne retiennent des courants et des faits que ce qui dynamise leur propre
diffusion.

1.2.2.1 Paganisme gréco-romain et approche du spirituel en christianisme


occidental

Pour comprendre ce qui s’est passé, il importe de rappeler quels furent les rapports de la
religion nouvelle avec son environnement immédiat, le monde gréco-romain, sa culture et son
organisation politique. Tout d’abord, comme secte juive, puis groupuscule associant judéo- et
pagano-chrétiens dans un monde massivement hostile à son égard, la première Eglise chrétienne
s’est fondée sur le dynamisme de la conversion, coûteux et exposé. De paisibles pêcheurs sans
formation se sont vu jeter sur les routes à la suite d’un Messie mort sur la Croix. Des apôtres
itinérants sont partis pour des missions lointaines et dangereuses dans la conscience des risques
pris, aussi bien de la part des Juifs fidèles à leur religion que de celle des païens, dont les
pratiques religieuses revêtent une dimension sociale et politique foncière. Des croyants, enfin,
ont affronté le soupçon, la méfiance sinon les persécutions, armés de leur seul attachement au
Christ. Désarçonnés par le retard de l’eschaton, ils durent par la suite rester fidèles, au prix du
martyre parfois, à une foi vive dans un monde troublé par les impasses politiques et une crise
culturelle et économique, où ils devaient organiser leur existence vaille que vaille. L’Esprit
travaillait donc les adeptes de la Voie sans leur accorder beaucoup de confort ou de retour sur
eux-mêmes ! L’étape suivante d’institutionnalisation et d’insertion dans la société environnante,
assortie de l’entrée de nombreux fidèles riches et établis socialement, a conduit dans un second
temps à apaiser les ardeurs prophétiques. On a privilégié la formation, organisé et encadré les
communautés et les charismes, et diffusé un enseignement assimilable par le plus grand nombre.
Les exigences spirituelles ne pouvaient que s’adapter à ce groupe considérablement élargi et
66
mieux intégré sur le plan socio-culturel ; éventuellement, elles ne devenaient plus prioritaires, si
les observances collectives, peu à peu intégratrices, prenaient le pas sur l’intimité ardente avec le
Seigneur.

Il était inévitable que des tensions apparaissent entre l’idéal fondateur et les adaptations
ultérieures. Les mutations accélérées et successives au sein d’une foi très novatrice ont sans nul
doute compliqué la constitution d’un cadre homogène et stable, dans lequel déployer une
approche de Dieu quelque peu balisée, alors même que des contradictions d’ordre théorique
pouvaient déjà y régner pratiquement dès le départ. C’est d’autant plus vrai que, par ailleurs,
dans cette « Grande Eglise », il a fallu rendre compte de la foi à une couche de population
instruite dans la culture païenne dominante, donc user à bon escient du langage et des catégories
familiers aux sages du temps, épris de conceptualisation. Une dynamique de rationalisation
objectivante s’est de ce fait engagée, perceptible déjà dans le discours paulinien, mais se mettant
à l’œuvre de manière de plus en plus prégnante dans la pensée chrétienne de l’Antiquité tardive.
Un processus structurant, mais aussi discriminant, se met en place, poursuivi au long du Moyen-
Age288. En conséquence, dans une histoire complexe impossible à résumer ici, où l’on aurait
beau jeu de dénoncer toute simplification abusive, « la théologie s’est présentée toujours plus
comme une science objective accessible à tous. Un des indices de cette tendance générale se
vérifie dans la définition des champs théologiques, elle-même longue et tributaire de
contributions successives, plus ou moins articulées entre elles et peu harmonisées
référentiellement. Même si un débat demeure dans les classifications adoptées, et leurs
rattachements exacts, on observe a minima la distinction entre théologie spéculative ou
dogmatique et théologie dite spirituelle. La conséquence en devient une inclination à dissocier
progressivement la réflexion croyante de l’expérience chrétienne stricto sensu. « Face à la
constitution des diverses disciplines théologiques et à leur caractère toujours plus abstrait et
détaché de la vie chrétienne, la vie spirituelle revendique de manière toujours plus décidée sa
propre autonomie, et son objet devient la vie intérieure »289.

On constate alors une forme d’insubordination de la spiritualité face à la théologie


officiellement reçue, notamment en université. « Historiquement, […] là où la vie spirituelle a
donné naissance à une école de spiritualité, elle ne dépend jamais d’une théologie particulière
préexistante ni ne s’insère dans un système théologique. Souvent, au contraire, une spiritualité
naît en réaction à une mentalité théologique prédominante : ainsi la Devotio Moderna290
réagissait contre la théologie nominaliste […] de la fin du Moyen-Âge »291. Mais ce phénomène
résulterait moins de l’apport de la philosophie païenne à la quête théologique que de son
288
Voir BERNARD C. A., Traité de Théologie spirituelle, op. cit., p. 52-55. G. BERCEVILLE le confirme : « La fin du
Moyen-Âge a correspondu en Occident à l’avènement d’une nouvelle figure du savoir […] [où] savoir et spiritualité
ont été séparés. Etait-ce une distinction bénéfique ou une coupure ruineuse ? Elle permit en tout cas un autre
rapport à la réalité, le développement de la logique et des sciences expérimentales, puis l’essor de la technique.
Bref, l’essentiel de la modernité. […] Au Moyen-Âge, on observe bien dans l’enceinte universitaire le passage d’un
type d’enseignement où la recherche de la vérité est un exercice spirituel, impliquant totalement le maître et son
disciple, à un autre beaucoup plus spécialisé, où le théologien n’est plus un maître spirituel, mais un expert qui, par
son érudition et sa rigueur, éclaire comme du dehors la vie chrétienne. », in LACOSTE J.-Y. (dir.), Histoire de la
théologie, Paris, Ed. Seuil, 2009, p. 225.
289
BERNARD C. A., Traité de théologie spirituelle, Paris, Ed. Cerf, 2005, p. 54.
290
La devotio moderna est un courant de spiritualité chrétienne diffusé par les Frères de la vie commune, et les
chanoines de Windesheim, aux Pays-Bas. Il rejette la spéculation mystique et prône l'attachement aux vertus
chrétiennes. L’ascèse n’y est justifiée que si elle est inspirée par l'amour du Christ. Ce dernier vient à la rencontre
du croyant, invité à agir sur terre, là où il se trouve.
291
BERNARD C. A., Traité de théologie spirituelle, op. cit., p. 56.
67
instrumentalisation abusive : servante de la théologie (ancilla theologiae), la philosophie antique
se serait trouvée « radicalement transformée : de sagesse, qu’elle avait originellement vocation
à être, elle devenait un ensemble de notions, de procédures, de problématiques, d’arguments mis
au service de la seule sagesse qui puisse, en chrétienté, avoir droit de cité, à savoir la doctrine
sacrée reçue des prophètes et des apôtres, et transmise par l’Eglise au peuple des fidèles »292.
On n’oubliera pas en effet, que la philosophie antique est conçue à l’origine comme un
« exercice spirituel », qui n’est pas censé se dégrader en un « discours sans moralité, neutre et
universel »293. Celui-ci fait de la parole sur Dieu un exercice scolaire dépourvu de souffle294.

Dans ce cadre, l’expérience spirituelle comme relation vécue avec le Dieu de Jésus-Christ
se voit renvoyée à l’expérience personnelle, et délaissée comme objet de réflexion. Ces
précautions méthodologiques sont renforcées par la nécessité d’une lutte efficace contre diverses
hérésies, sur le terrain des idées davantage que sur celui des convictions et de l’engagement
croyant, déjà bien trop passionnés chez les zélateurs des groupes ainsi opposés ! Il y a donc eu,
peu ou prou, d’un côté la constitution d’une caste de savants-clercs traitant de la foi comme d’un
système conceptuel visant l’exactitude et la cohérence, de l’autre la présence d’un groupe
informel, plus ou moins tenu à l’écart, de « mystiques » continents vivant de la foi de façon
ardente et apportant régulièrement un souffle nouveau à la Grande Eglise. Cette dernière
rassemble de son côté un peuple abandonné à ses propres ressources, sinon à l’autorité vacillante
de dirigeants plus ou moins impliqués et fiables (des notables, achetant leurs charges
ecclésiastiques), et aux bons soins d’un clergé de base plus engagé, mais trop peu formé. Si un
cheminement spirituel s’y vit, il reste confidentiel et ne fait pas l’objet d’un accompagnement ou
d’une structuration.

Enfin le fossé entre théologie et spiritualité se creuse encore ensuite, sous l’effet d’un
processus historique tardif mais puissant : la prise de distance progressive et irréversible en
apparence de la société occidentale par rapport au système de références chrétien 295. Il se
manifeste par l’émergence de la catégorie de la mystique, isolée et objectivée 296. Le monde
moderne en devient si inhospitalier au surnaturel qu’au sein même de l’Eglise, gagnée peu ou
prou par ce rationalisme soupçonneux, la vie spirituelle est négligée 297. Heureusement, le travail
remarquable des congrégations, avec leur savoir-faire en matière de direction spirituelle, offre
une aide à leurs membres mais aussi aux classes sociales les plus instruites. La pastorale globale
se centre cependant sur un projet de contrôle des consciences. Elle privilégie durablement l’appel

292
LACOSTE J.-Y. (dir.), Histoire de la théologie, p. 225.
293
LACOSTE J. Y., ibid., p. 226.
294
LACOSTE J. Y., ibid., p. 227.
295
« Si l’athéisme a perdu de sa violence « dialectique », il se pourrait bien que ce ne soit pas par épuisement, mais
parce qu’il aurait atteint son but dans l’indifférence religieuse contemporaine […], concrétisation d’un humanisme
a-religieux pour lequel […] Dieu a cessé de manquer. », in LEDURE Y., La Rupture, christianisme et modernité, Paris,
Ed. DDB, 2010, p. 27-28.
296 e
« Dans la première moitié du XVI s. où prolifère la littérature mystique, [...] en même temps qu'apparaît son
nom propre (qui désigne, dit-on alors, une nouveauté), la mystique se constitue en un lieu à part. Elle circonscrit des
faits isolables (des phénomènes « extraordinaires »), des types sociaux (« les mystiques », autre néologisme de
l'époque), une science particulière (celle qu'élaborent ces mystiques ou celle qui les prend pour objet d'analyse). Ce
qui est nouveau, ce n'est pas la vie mystique […] mais son isolement et son objectivation devant le regard de ceux
qui commencent à ne plus pouvoir participer ni croire aux principes sur lesquels elle s'établit. », in CERTEAU M. (de),
« Mystique », Encyclopædia Universalis, op. cit., p. 522.
297
On note par exemple que « dans son inventaire des « lieux théologiques », Melchior Cano ne faisait aucune
place à l’expérience spirituelle, les « spirituels » ne paraissant même pas comme théologiens. », in ROBERT S.,
« Vocation actuelle de la théologie spirituelle », op. cit., p. 53-74.
68
à l’obéissance, avec une insistance sur la morale (notamment au sujet du péché de la chair plus
que jamais stigmatisé) et sur la pratique cultuelle. La présentation théiste de Dieu alimente pour
finir un discours sur l’enfer destiné à impressionner les foules. L’image de l’Eglise demeure
figée, pour une bonne part , dans cet héritage, encore actif dans les générations qui ont vécu la
deuxième guerre mondiale, voire dans certains milieux. D’un autre côté, même si ses fondements
théoriques sont moins clivants, la pente conformiste de la pastorale protestante a pu tendre elle
aussi à une régulation de la vie chrétienne par des observances et des conventions sociales
laissant peu de place à l’itinéraire personnel dans l’intimité avec Dieu.

Nous ne pouvons donc que nous incliner devant le constat d’un tel déficit de
considération vis-à-vis du spirituel (ou du mystique) en christianisme occidental, et en
catholicisme tout spécialement, s’agissant de la pastorale globale de l’Eglise. Cela signifie-t-il
qu’il n’y ait eu aucun moyen de cheminer spirituellement comme chrétien jusqu’au XXe siècle ?

1.2.2.2 Formes et enjeux du cheminement spirituel chrétien jusqu’aux


années 1950

Par bonheur, tout se passe comme si l’Esprit s’était joué des crispations et des
cristallisations de tout ordre. Les chrétiens occidentaux ont, peu ou prou, pu tracer un chemin.

Les Pères de l’Eglise les plus influents, forts de l’héritage des premiers temps, incitent
ainsi chaque croyant à une transformation profonde de l’existence, sous l’Esprit présent en
chacun, parce que l’horizon est la vie éternelle et la communion avec Dieu. « Interroge tes
entrailles, si elles sont remplies par la charité, tu as l’Esprit de Dieu » affirme en ce sens
AUGUSTIN298. IRENEE fait de son côté de l’Esprit de Dieu un des éléments constitutifs de
« l’homme parfait », alors qu’ORIGENE parle de l’esprit de l’homme comme « ouverture à
l’Esprit de Dieu »299. La dynamique transformationnelle chrétienne identifie aussi dès cette
époque l’intériorité comme le lieu où se joue un combat intérieur, un conflit intime mettant aux
prises surtout les composantes anthropologiques de l’esprit et la chair, « l’âme n’étant que le
ludion improbable suivant plus ou moins les remous de la lutte »300. Une insistance particulière
sur les dispositions subjectives requises pour la compréhension de la Parole divine dans
l’Ecriture se fait jour également, afin de découvrir le « sens spirituel » des textes. Le thème de la
purification intérieure s’y voit bien sûr lié, dans la mesure où il s’agit là de favoriser un
processus de libération par rapport à tout ce qui empêche le plein déploiement de la vie en
Dieu301. Recevoir pleinement les Ecritures, c’est se nourrir de la parole de Dieu, qui les excède
cependant.

Les Pères du désert sont conduits à reconnaître, en ce qui les concerne, les compétences
de certains ermites qui, à la faveur d’un charisme, deviennent des « pères spirituels » respectés
par leurs pairs. L’influence de la conception philosophique dualiste les pousse pour leur part à
prendre une distance radicale vis-à-vis du monde et des douceurs de l’existence. La vie
spirituelle pour eux, sous cette forme, « implique la recherche des voies de Dieu, une ascèse

298
Cité par J. ARENES, p. 192.
299
ARENES J., La quête spirituelle hier et aujourd’hui…, op. cit., p. 194.
300
Ibid., p. 203.
301
BERNARD C. A., Théologie spirituelle…, op. cit., p. 22. Nous suivons ensuite le fil de sa présentation historique.
69
contrôlée s’accompagnant d’un progrès dans la connaissance de l’Ecriture et des réalités
spirituelles »302. On ne peut nier ici que la rigueur de leurs pratiques a pu interroger parfois.

La théologie classique, quant à elle, tend davantage à assimiler la vie spirituelle à la


pratique de la charité menée à sa perfection, dans une vision plus universaliste et moins élitiste
sinon clivée, qui bénéficie d’une éclaircie anthropologique303. Chez THOMAS d’AQUIN, par
exemple, la vie théologale304 prend toute sa place, sans poser de condition préalable à son accès,
comme auparavant la vie érémitique ou une discipline spécifique305. En tout état de cause, à
partir de ces approches, une riche tradition a proposé une structuration progressive de la vie
spirituelle, par l’identification de seuils de maturation de la foi chrétienne, qui sont autant
d’étapes sur l’itinéraire croyant. Des pratiques de direction spirituelle de moines par des clercs et
des supérieurs de communauté, de laïcs aussi (plus tardivement) se sont mises en place. Le
cheminement chrétien se voit désormais référé à des repères-clefs, émanant de la relecture
patiente de nombreuses vies croyantes : l’on parle ainsi des voies « purgative, illuminative et
unitive », en désignant les fidèles par les termes de « commençants, progressants et parfaits »,
qui rejoignent d’ailleurs des catégories païennes anciennes306. La perspective est clairement
temporelle et ascensionnelle, l’horizon proposé étant une communion de plus en plus proche
avec Dieu, au prix d’un travail de conversion requérant une discipline quotidienne, dans un souci
de purification et selon un idéal de disponibilité à l’initiative divine. La continence sexuelle, sans
surprise, se voit universellement valorisée comme une voie de sanctification privilégiée,
rapprochée de la condition angélique, ce qui ne laisse pas d’interroger anthropologiquement307.
Cette appréciation doit néanmoins être quelque peu nuancée, vu l’influence thomiste citée plus

302
Ibid., p. 23.
303
« Schématiquement, on situera après les premiers siècles du christianisme où le dualisme le plus rude est porté
par une logique de rupture avec la société romaine, un Haut Moyen-Âge ascétique et monastique. […] En revanche,
la Réforme grégorienne s’efforce, sur tous les plans, à une distinction franche du spirituel et du matériel, qui à la
fois les sépare et les articule hiérarchiquement, d’où un dépassement du dualisme, déjà engagé antérieurement
e e
mais qui s’affirme aux XII -XIII et trouve son apogée avec Thomas d’Aquin. Par la suite, l’unité thomiste
s’affaiblit : les disjonctions s’imposent peu à peu […]. Ainsi, c’est sans doute le Moyen-Âge central […] qui aura été
la période la moins dualiste de l’histoire du christianisme […] et ce, parce que ce modèle était alors le plus pertinent
pour penser le corps social et ecclésial. », in BASCHET J., « Âme et corps… », op. cit., p. 27.
304
Au sens de la pratique des trois vertus avec le secours de la grâce divine, qui nous en donne de surcroît le sens
profond par une connaissance « surnaturelle » de Dieu.
305
Cet élargissement, qui ne fait pas pour autant disparaître le modèle continent, s’explique par une vision de
l’homme plus optimisme. THOMAS d’AQUIN évite de faire du péché originel la référence exclusive et unique de la
Rédemption, mise aussi en rapport avec la multitude des péchés humains ; au fil de l’évolution de sa pensée, il ne
cesse d’« insister davantage sur l’aspect positif de la vie spirituelle, la sanctification par-delà la nécessaire guérison
du péché », les conséquences du péché d’ADAM en notre nature étant chez lui « réduites autant qu’il est
possible. », in DUBOIS J.-M., « Transmission et rémission du péché originel, genèse de la réflexion théologique de
St Thomas d’Aquin », site documents.irevues.inist.fr, consulté le 31. 03. 2013, p. 286. « L’anthropologie de Thomas
peut se résumer de la manière suivante : « L’homme est mû par Dieu comme un instrument, mais de manière à
pouvoir se mouvoir lui-même à l’aide de son libre arbitre. », in EUVE F., Crainte et tremblement…, op. cit., p. 285.
306
BERNARD C. A., Théologie…, op. cit., p. 41, et P. HADOT, Exercices spirituels…, op. cit., p. 54.
307
« Ce que nous serons un jour, vous commencez déjà à l’être. Vous jouissez dès ce siècle de la gloire de la
résurrection, vous traversez ce siècle sans être contaminées par lui. Tant que vous persévérez chastes et vierges,
vous êtes égales aux anges de Dieu. », in CYPRIEN, Les habits des vierges, 22 : PL 4, 462.
70
haut ou les accents ignatiens, par exemple, teintés d’humanisme308, voire les inflexions
salésiennes si appréciées des laïcs309. Mais elles ne sont pas dominantes en Eglise et en société.

D’un autre côté, la thématique de l’intériorité s’enrichit paradoxalement, à partir du


e
XVII s. en raison du processus global de rationalisation évoqué supra. Celui-ci incite en effet
indirectement à faire exister en soi l’espace pour Dieu, l’intérieur devenant le lieu de l’extase, à
l’abri des attaques extérieures. Certaines approches comme celle de Fénelon reconnaissent ainsi
en l’homme un « lieu mystique » non purement réflexif310. Le problème est le relatif isolement
ainsi créé : les croyants sont invités plus que jamais à rechercher la relation à Dieu dans le
silence et la méditation, en usant pour eux-mêmes des secours de l’Eglise. Les temps modernes
assortissent en ce sens l’approche de la vie spirituelle de la requête d’une pratique pieuse et
cultuelle soutenue (prière et fréquentation des sacrements), accompagnée de nombreux conseils
de méthodes, avec traités pratiques afférents. Le but visé est de conduire clercs et laïcs au
développement de la piété comme vie intérieure habitée de Dieu, sur laquelle s’appuiera une vie
vertueuse. Le croyant entre discrètement en conformité avec un idéal de service allant jusqu’à
l’abnégation, loin de tout ce qui pourrait ressembler à des séductions mondaines et charnelles.

Les accentuations successives évoquées ci-dessus, tributaires de l’évolution des


représentations en général, démontrent - s’il en était encore besoin - que la vie spirituelle est une
expérience en perpétuel devenir ; le cheminement s’effectue « à sauts et à gambades »311. Mais la
volonté de contrôle est telle qu’il devient difficile de s’écarter des prescriptions disciplinaires.

Il est malgré tout compréhensible que des approches différenciées, colorées des
expériences particulières vécues par des croyants, aient pu fleurir simultanément ou
successivement. Dieu le Père, par le Fils et dans l’Esprit ne cesse de rejoindre et d’appeler par
leur nom, au fil des siècles, des hommes et des femmes en chair et en os à une vocation
singulière. Ils sont parfois durablement mis à part (comme ermites). Ils peuvent être conduits à
susciter, rejoindre ou animer des communautés rassemblées par affinités et/ou par situation
géographique312. Ils se mettent parfois au service de besoins urgents ou situations de détresse
diverses313. Des formes de vie communautaire alternatives existent, comme celles des
béguinages, regroupant des femmes pieuses, laïques, qui n’ont pas fait de vœux monastiques314.

308
Voir SIDAROUSS F., s.j., « Les trois dimensions de l'éducation ignatienne », USJ, le 27 janvier 2006, site
ndj.edu.nb, consulté le 27.01.2014.
309
L’Introduction à la vie dévote (1610) va devenir le livre par excellence des lettrés de cette époque ;
l’anthropologie salésienne ne se défie nullement du corps comme tel, puisque la nature humaine est postulée
comme profondément orientée vers Dieu dans toutes ses composantes.
310
ARENES J., La quête spirituelle hier et aujourd’hui…, op. cit., p. 207.
311
MONTAIGNE, Essais, III, 9.
312
Citons notamment les religieux du Mont Carmel, moines de Lérins, bénédictins avec leurs nombreux
e e e e
continuateurs (V et VI s.), Chartreux et Cisterciens (XI s.), Franciscains et Dominicains (XIII s.), Capucins et
e
Carmes déchaux (XVI s.), les prêtres et évêques dans leurs paroisses et diocèses enfin.
313 e
Ils motivent par exemple la création d’instituts séculiers, tel celui des Ursulines au XVI s (vouées à prendre soin
des jeunes filles en danger, ces laïques, au départ ne prononcent pas de vœu public ; par la suite elles se voient
imposer la règle de St AUGUSTIN et doivent se retirer dans des couvents) ou l’engagement caritatif d’un St
e
VINCENT de PAUL au XVII s.
314
N'ayant fait vœu d'appartenance à aucun ordre religieux ni prononcé de vœux perpétuels, les béguines
disposaient d’une liberté d'action caritative. Elles s'installaient souvent à proximité d'une église paroissiale. Leurs
logis étaient rassemblés, pour mieux se protéger, s'entraider et surtout pratiquer leurs dévotions et activités
caritatives, cependant chacune gardait son chez-soi. Dans certains cas, elles vivaient dans leur famille, voire avec
un époux. À travers une règle de vie très souple, les béguines cherchent une nouvelle manière d'exprimer leur foi.
« C'est une sorte de démocratie avant l'heure. Il n'y a pas de mère supérieure, juste une « Grande Dame » élue pour
71
On trouve aussi des communautés familiales agricoles villageoises, structurées autour d’un père
de famille régissant la vie communautaire315.

Il faut compter aussi, régulièrement, avec la résurgence de courants inspirés, qui, dès
l’aube du christianisme, revivifient l’appel à la conversion, et pour certains d’entre eux, renouent
avec les pratiques mentionnées dans l’Ecriture (parler en langues, charismes divers de prophétie,
de connaissance, de guérison…). Les premiers en date, souvent colorés de dualisme à caractère
gnostique, se voient réprimés dans le sang316. Ceux nés plus tardivement du protestantisme,
parfois moins connus, mais non sans lien avec les précédents, méritent une évocation plus
circonstanciée, en raison de leur influence ultérieure pour le sujet qui nous importe. Avant même
que les mouvements luthérien et réformé ne se soient formellement séparés de l'Église
catholique, des croyants de cette famille de pensée fondent l'Église anabaptiste, en 1525,
appelée ultérieurement « mennonite »317. Elle tient que l'Église est la communauté des disciples
de Jésus de Nazareth, dans laquelle on n’entre que parce qu'on confesse sa foi en Jésus-Christ, et
non par sa naissance ou sa domiciliation, moyennant un baptême choisi. Une cruelle persécution
la menace, malgré sa totale non-violence. En 1609 naît à son tour le baptisme. Issu de la
prédication d’un pasteur anglais en Hollande, il se caractérise par l'importance donnée à la Bible,
à la nouvelle naissance, au baptême adulte en tant que choix volontaire, à la mission de tous et à
une éthique de vie. Il prône une séparation radicale de l’Eglise et de l’Etat et une autonomie
locale des églises, tout en proclamant l’autorité de la « congrégation »318. Plus tard, dans
l’Allemagne du XVIIe s., deux courants se distinguent au sein de l'Église luthérienne : le
« libéralisme » et le « piétisme »319. Le pasteur SPENER, à la tête du second, revient à
l'expérience du salut par la foi, à une relation immédiate à Dieu et à une dimension
communautaire. Prière et vie spirituelle suggèrent l’alliance entre enseignement et œuvres
missionnaires. Le courant bénéficie de l’arrivée au siècle suivant de descendants des disciples de
HUS, chassés de Moravie par une nouvelle persécution. Leur piété présente un caractère
romantique et sentimental, cette « religion du cœur » étant centrée sur le sacrifice expiatoire du
Christ. Des communautés essaiment en Europe et en Amérique. C'est en Allemagne en 1708
qu’émerge ensuite le groupe des Frères de Schwarzenau, où se mêlent influences anabaptistes et
piétistes, gagnant l’Amérique du Nord suite à une persécution, sous le nom de Brethren.
Parallèlement apparaît le puritanisme, sur fond de protestantisme anglican fidèle aux structures
ecclésiastiques médiévales. Si les Trente-Neuf Articles de 1571 le colorent d’une doctrine
pleinement calviniste, c’est sans forme ecclésiale neuve. Un siècle plus tard, la communauté
d'exilés puritains réfugiée à Genève suite à la tentative de restauration du catholicisme par

quelques années. », in PANCIERA S., Les Béguines, Namur-Paris, Ed. Jésuites, coll. Fidélité, 2009, p. 15. Elles furent
parfois persécutées.
315
DUSSOURD H., Paysans d’autrefois, les communautés familiales et agricoles, documentaire réalisé par J.M.
BARJOL, 57 mn, maison prod. Bohl, 2004.
316
Certaines sectes dites hérétiques peuvent en relever. On peut citer les plus connus à partir du Moyen-Age :
cathares, vaudois et albigeois, hussites, persécutés. Les Actes d’un colloque en proposent un passage en revue
exhaustif en France : DUBOSQ G. & LATREILLE A. (dir.), Les Réveils missionnaires en France, du Moyen Age à nos
e e
jours XII -XX s., Actes du Colloque de Lyon, 29-31 mai 1980, Paris, Ed. Beauchesne, 1984.
317
« Mennonite » est l’adjectif forgé sur le nom de son responsable du moment, MENNO SIMONS.
318
Aujourd’hui, on peut estimer la population baptiste mondiale à au moins 125 millions de personnes, dont un
peu plus de 50 millions de membres baptisés par immersion.
319
J.-Y. LACOSTE fait remarquer que le piétisme était une « rébellion contre la dissociation du « théologique » et
du spirituel » », en proposant notamment une forme de vie communautaire, et sans pour autant se muer en anti-
intellectualisme, voir Histoire de la théologie, op. cit., p. 349.
p. 349
72
MARIE TUDOR rentre en Angleterre. Ces derniers, en quête de « purification » religieuse et
ecclésiale, apportent avec eux « les idées et la pratique des réformateurs suisses en matière de
rituel et d'organisation ecclésiastique », encouragés par l’exemple de l'Eglise d’Ecosse édifiée à
la même époque sur le modèle presbytérien. Mais la persécution qui menace assez vite ses
éléments les plus radicaux, parfois congrégationalistes, en fait émigrer une partie aux USA, en
deux vagues successives, pour fonder une société idéale320. Il reste à mentionner le « réveil »
pentecôtiste, qui touche au crépuscule du XIXe s. l’Angleterre, l’Arménie, les Indes, la Chine,
les Etats-Unis ou encore le Chili. Les expériences du pays de Galles, de Topeka (Kansas) ou
d’Azusa Street (Los Angeles, Californie) y contribuent. Le pentecôtisme conjugue une
spiritualité méthodiste321 et une ecclésiologie baptiste322 qui font place au « baptême dans
l'Esprit-Saint », conçu comme un don conféré au croyant en vue du témoignage. Les églises qui
en sont issues connaissent une croissance rapide sur la terre nouvellement investie de l’Amérique
du Nord 323. La pratique de la foi chrétienne y sera profondément marquée par ces apports divers.

Malgré les difficultés doctrinales, ecclésiales et politiques, la vie spirituelle trouve donc
des modes de déploiement en chrétienté occidentale. Dominée globalement par une approche
suspicieuse du corps, soumise au modèle ascétique de la virginité consacrée, dans une vision
éthérée de la vie avec Dieu en dépit d’influences plus riantes et plus ouvertes, elle permet
toutefois à des courants porteurs et inspirateurs d’émerger et d’œuvrer efficacement. A l’écart,
parfois, à distance des préconisations officielles, l’Esprit n’a cessé de travailler les cœurs
d’ouvrir des voies nouvelles. Paix, longanimité, générosité, attention à l’autre et notamment au
plus pauvre se sont fait jour. Elles ont prévalu partout où des personnes de bonne volonté ont
porté plus loin la créativité en matière de vie constructive et féconde, dans des lieux divers, au
nom de la foi au Christ, ou tout simplement mues par une conscience de l’importance d’un
amour donné et reçu gratuitement. Elles ont pu revêtir des aspects plus affectifs et existentiels,
et, sans être reconnues officiellement, traverser les âges avec ténacité et humilité.

Le contexte historique et culturel dans lequel a grandi le christianisme a donc contribué à


rendre originellement le cheminement spirituel exigeant, car exposé. Il a aussi pour l’essentiel
favorisé la pente rationaliste de la pensée chrétienne, sur le fond d’un dualisme anthropologique
hérité du paganisme. Si la psychè « chrétienne » a droit de cité dans la chrétienté occidentale,
c’est surtout dans sa composante volontaire et raisonnable. Le salut est la récompense d’une élite
de champions de l’ascèse et des vertus, voire des définitions théologiques qui s’imposent à tous.
Les croyants du commun sont, sauf exception, voués au pire. Cette vision s’inscrit dans une
320
Voir BAUBEROT J., « Puritanisme », Encyclopædia Universalis, op. cit., consulté le 7 octobre 2015.
321
J. WESLEY (1703-1791), prêtre anglican britannique, est à l’origine de la naissance de l’Eglise méthodiste.
Quelques étudiants d’Oxford anglicans, dont J. et C. WESLEY, et aussi G. WHITEFIELD forment un groupe qui se
consacre à l'étude méthodique de la Bible, menant une vie conforme aux enseignements scripturaires. Eu égard à
leur discipline cohérente, on les surnomme les « méthodistes ». Pour WESLEY « L’orthodoxie seule peut être une
"orthodoxie morte" ; l’orthopraxie seule peut être un "formalisme mort" ; l’orthopathie seule peut mener à un
"enthousiasme" qui peut aboutir à une confusion entre le fait d’être chrétiens et le fait de vivre des expériences
religieuses. Mais prises ensemble ces notions sont plus que la somme de leurs parties », in KNIGHT H., John Wesley
and the Emerging Church, Preacher’s Magazine (Advent/Christmas 2007-2008), site www. nph.com, consulté le 3
mars 2010.
322
Confession de la foi, baptême par immersion, congrégationalisme.
323 e
Le pentecôtisme français naît, lui, dans le premier tiers du XX s. à partir d’une église baptiste indépendante où
se rencontrent quatre personnages importants, un missionnaire anglais d'origine anglicane, un prédicateur
baptiste français, un Danois, d'origine luthérienne et un prédicateur roumain, d'origine orthodoxe. C’est dire
l’aspect œcuménique de ce courant européen en France, bien moins influencé par l’Amérique qu’on ne le croit.
73
approche juridiste, pesant chaque transgression comme dans un catalogue d’actes évalués ab
abstracto. La menace de la damnation est censée maintenir le troupeau dans le bon ordre, bien
que les probabilités de sa perte définitive restent grandes. Chacun doit donc s’armer
individuellement pour échapper à la déréliction, en se soumettant prioritairement aux directives
pastorales et à l’enseignement doctrinal, présentés comme des appuis sûrs à cet égard. Des
traditions plus fraternelles et spontanées, gouvernées par l’idée d’un sacerdoce universel
conférant plus d’autonomie et de compétences au vulgum pecus, émergent toutefois en Europe,
avant de se développer aux USA. Leurs théologie et anthropologie retrouvent, cependant,
souvent des accents tragiques quant au devenir des non-convertis, et renouent avec une forme de
contrôle ecclésial aussi efficace que décentralisé.

1.2.3 Legs païen antique et culture occidentale

Les conséquences de l’approche héritée du paganisme gréco-romain pourraient se limiter


(ce qui est déjà considérable) à la sphère chrétienne, poreuse comme on l’a vu aux catégories
gréco-romaines. Mais le phénomène d’émancipation face au christianisme qui se produit à partir
de l’émergence de l’humanisme en Europe, et surtout à la faveur des Lumières, ne se déprend
pas pour autant du legs dualiste, quitte à le décliner différemment.

Cette manière de voir affecte à la fois la philosophie dite moderne, et la place accordée au
spirituel comme tel dans la culture rationaliste qui en résulte. Une même défiance entoure ce
dernier, qu’il recouvre des conceptions issues du christianisme, la résurgence de croyances
préchrétiennes ayant prévalu en Occident, ou des apports extra-européens.

1.2.3.1 Philosophie gréco-romaine et rationalisme occidental

Le premier prolongement du passé gréco-romain se traduit en un rationalisme


philosophique dualiste, fondé sur une opposition forte entre l’esprit comme intellect et le corps,
ou encore la raison et la matière, mais sans plus inclure forcément de dimension supranaturelle.

Cette tendance se développe à partir du XVIe s., alors même que la pensée française et
européenne entend s’émanciper du catholicisme où s’opposent psychè et sôma. Il faut dire qu’au
moment de la Renaissance, la redécouverte des textes antiques et l’essor des Belles Lettres,
consécutifs au développement de l’humanisme, redonnent une place aux références païennes. Et
la liberté intellectuelle prise par rapport aux cadres théoriques fournis dans l’Eglise du moment,
qui se trouvait en connivence avec le pouvoir en place, et auxquelles il fallait adhérer en bloc324,
incitait à renouer avec les trésors du passé, redécouverts avec émerveillement. Tout était donc en
place pour résister aux volontés hégémoniques de l’Eglise sur le plan intellectuel. Or, la culture
de l’Europe de l’Ouest s’est faite à ce moment-là tributaire du rationalisme cartésien
triomphant325, qui a construit un rapport au savoir dont est imprégnée la culture occidentale326.

324
Il s’agit pour la pensée de rejeter toute autorité extérieure, surtout institutionnelle, en privilégiant la
constitution de sa méthode, pour l’obtention de résultats fiables.
325
DESCARTES est, de fait, à l’origine d’une « révolution philosophique engendrée par la distinction ontologique
radicale entre l'esprit et tout ce qui lui appartient, et le corps et toutes ses propriétés. », in GUENANCIA P.,
« Cartésianisme », Encyclopædia Universalis, op. cit., consulté le 28. 02. 2013. Le philosophe postule la rupture
entre deux plans : celui de l'être incompréhensible, et celui de la connaissance, accessible à l’intelligence de
l’homme. Seule la saisie du corps (et non plus de l’âme) par l’intelligence humaine devient possible, et uniquement
de façon scientifique, dans la mesure où le corps-matière appartient à un monde régi par des règles arbitraires
74
Le rapport théorique et pratique au corps en général en a sérieusement pâti. Disqualifié, il s’est
vu a minima négligé et rudoyé, et cela même hors de toute condamnation morale, en écho aux
préventions philosophiques anciennes encore actives dans notre inconscient collectif327.

Une rupture radicale au bénéfice du corps devait sans doute se produire. Elle s’est
catalysée dans la pensée de F. NIETZSCHE. Contre le christianisme, celui-ci récuse toute
dimension suprasensible, dénonçant l’inanité de l’hypothèse d’un Dieu transcendant. Si Dieu est
mort, selon le philosophe du Gai Savoir, c’est tout simplement parce que ce fantôme n’existe
pas. Contre la survalorisation de l’intellect, il réduit l’horizon humain au monde visible, lui-
même animé par une dynamique de vie que Schopenhauer nomme le « vouloir-vivre ». Dans ce
cadre, la « vie du monde », la seule réelle, ne fait pas obstacle à la mort individuelle ; mais elle la
situe dans une solidarité nécessaire avec un « vivant multiforme » placé sous le régime du relais
permanent. Il faut l’honorer en goûtant l’existence pleinement : renoncer aux satisfactions
terrestres au nom d’un au-delà inexistant ou d’une prétendue transcendance de l’intellect devient
injustifiable. Nous rencontrons toutefois ici le paradoxe de la destinée dépersonnalisée déjà
relevé. L’homme délivré des illusions métaphysiques dévitalisantes (ce que NIETZCHE appelle
le « nihilisme chrétien ») se voit appelé à devenir « médiation du surhomme, c’est-à-dire
modalité du processus reproducteur qui se perpétue dans la succession des naissances et des
morts. Cette exigence de dépassement […] est un impératif du dynamisme vital qui s’impose à
l’individu et lui commande de s’effacer pour assurer la continuité de la vie. »328 En d’autres
termes, l’individu, n’étant tel qu’à titre provisoire, devient partie prenante de l’univers pulsionnel
dont il doit consentir à épouser le mouvement329. Il renonce ainsi à continuer d’exister comme
sujet. Cette abnégation rejoint pour une part la sagesse épicurienne antique, non sans conférer au
dynamisme vital régissant le monde un rôle directeur330. Ce dernier requiert la disparition du moi
humain, au profit de cet élan irrépressible auquel il doit son existence éphémère.

mais identifiables. Pour le détail de cette évolution, voir DASTUR F., conférence « La place du corps dans la
philosophie occidentale », op. cit., p. 17, et aussi LE BRETON D., Anthropologie du corps et modernité, Paris, Ed.
e
PUF, 5 édition entièrement revue, 1990, p. 81-101.
326
En réalité, « le cartésianisme a historiquement donné des garanties à ce qui est devenu une tradition de pensée.
Le somatique s'est constitué comme objet d'une pensée scientifique et technique positive qui se voulait exempte de
toute participation mythologique (philosophique, métaphysique, religieuse). Corrélativement, le besoin d'identifier
la conscience à la subjectivité et de détailler (en les étendant) les fonctions de la psyché a été aussi celui de rendre
nosologiquement la psychologie possible par un véritable effet de redondance. Et, dès lors que la psychologie se
reconnaissait un objet de savoir, en allant même jusqu'à éliminer la notion de psyché, elle justifiait son refus de
participer à toute mythologie et son désir de s'établir scientifiquement comme discipline descriptive des
phénomènes psychiques, à l'exclusion des manifestations « corporelles ». », in FEDIDA P., « Corps - Soma et
psychè », Encyclopædia Universalis, op. cit., consulté le 04. 03. 2013.
327
Ce clivage rationalisant se manifeste toujours, diversement : priorisation de la formation intellectuelle
impliquant la docilité du corps soumis à la volonté d’assimiler des connaissances et d’exercer son intelligence
(positions assises, effort d’écriture, attention intellectuelle, tous prolongés) ; enrôlement programmé du corps
dans le combat (voir revue Quasimodo, « Corps en guerre (imaginaires, idéologies, destructions) », n° 9, 2006) ;
investissement pénible dans l’effort productif (voir par ex. PRÉVEL M., « Le productivisme agricole.
Socioanthropologie de l’industrialisation des campagnes françaises », revue Études rurales, Ed. EHESS, 2008, p.
115-132) ; instrumentalisations modernes du corps : « design », « culte » et « culture du corps » tournés vers la
marchandisation, sinon le narcissisme primaire (voir ANDRIEU B., « Corps - Cultes du corps », Encyclopædia
Universalis, op. cit., consulté le 04. 03. 2013).
328
LEDURE Y., Transcendances, Essai sur Dieu et le corps, op. cit., p. 109-110.
329
« L'homme ne compte pas ; seule son œuvre, si œuvre il y a, compte. Et cette œuvre ne compte que dans la
stricte mesure où elle contribue à l'avènement de ce qui dépasse l'homme. », in HALEVY M., « Nietzsche, l’homme,
l’œuvre, les idées », mis en ligne en 2012, site www. noetique.eu, consulté le 17. 07. 2013.
330
La veine nietzschéenne est donc moniste et panthéiste, en incluant une mystique cosmique, dans le sens où le
panthéisme se révèle « une doctrine de la libération intérieure par l'adhésion à l'être et le refus de la
75
Quoi qu’il en soit, aux termes de ce renversement, le statut supérieur de l’âme comme de
l’esprit est récusé. « La corporéité définit et qualifie l’homme. Elle est le référent unique de
l’humain »331. Approfondissant l’approche initiée par SCHOPENHAUER du « corps propre »,
NIETZSCHE affirme que le corps seul constitue le « moi agissant de l’homme » (le Leib étant
par ses soins distingué du Körper, renvoyant au simple ordre biologique corporel). Par voie de
conséquence, l’âme perd sa supériorité ontologique : « si l’âme est « seulement un mot pour
quelque chose dans le corps, […] la différence entre l’âme et le corps est une différence
seulement nominale sans être fondée dans l’être »332. Une telle prise de conscience n’est pourtant
pas dépourvue d’affects, comme elle devrait l’être dans la plus pure tradition antique
(notamment en épicurisme). Le « savoir-être » nietzschéen se distingue par sa tonalité
provocatrice, doublée du rejet du pathos auto-complaisant. L’homme est convié à adhérer à sa
condition avec panache, dans le rejet polémique de toute illusion aliénante. La fière posture du
philosophe du Gai savoir se situe à cet égard dans une modernité revendiquant vigoureusement
son émancipation face à toute tutelle extérieure à prétention normative.

Le bilan de notre exploration semble donc sans appel. La tradition philosophique gréco-
romaine, jusque dans la complexité de ses recompositions internes, a contribué à introduire et à
systématiser dans la culture occidentale certains des traits dualistes de l’anthropologie gréco-
romaine. La pente rationaliste de ces sources premières a été ravivée par la redécouverte des
traditions antiques à la Renaissance. Par la suite, alors même que la manière occidentale de
penser entendait s’affranchir des références chrétiennes toujours placées sous le signe de la
méfiance par rapport au corps, ce dualisme s’est monnayé sous la forme d’une opposition
radicale entre l’esprit comme intellect et le corps, ou encore la raison et la matière. Le monisme
nietzschéen a certes une rupture signifiante en valorisation le corps face à l’âme et à l’esprit.
Mais sa protestation pouvait-elle transformer effectivement le rapport occidental au matériel, au
réel et à la corporéité ? Son importance méritait à tout le moins d’être reconnue333.

En d’autres termes, les approches philosophiques modernes ont subi la loi du dualisme
dévalorisant le corps, avec son corollaire trop souvent inaperçu, la dépersonnalisation de l’être
humain. Dès lors que la transcendance est récusée, le mens, aussi performant soit-il, est soumis à
l’implacable loi de recomposition de la matière. Même la posture nietzschéenne suppose un
renoncement identique, cette fois au nom de la contribution à la dynamique vitale du monde.
Mais la question aurait pu se poser autrement : dans son rapport difficile au corps, la culture
occidentale aurait pu être tentée de retrouver une connivence avec la dimension spirituelle de
l’esprit humain, puisqu’il a longtemps été porté aux nues. Ce fut loin d’être le cas.

transcendance », in MISRAHI R., « Panthéisme », Encyclopædia Universalis, op. cit., consulté le 24. 09. 2013. L’on
e
peut songer aussi au vitalisme des sciences dures du XVIII s. selon lequel la vie ne représente qu’un phénomène
physico-chimique sans cesse perpétué dans le monde (cf. MAUREL M.-C., « Vitalisme », Encyclopædia Universalis,
consulté le 17. 07. 2013). Ces positions fournissent, en dernière analyse, une réponse en quelque sorte
tautologique à la question : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? », en affirmant que « quelque chose
est là, parce que quelque chose fonctionne de soi ».
331
LEDURE Y., Transcendances, Essai sur Dieu et le corps, op. cit., p. 81.
332
DELFOUR J.-J., « Continuité et discontinuité dans la critique nietzschéenne de la métaphysique. Réflexions sur
les « contempteurs du corps » dans Ainsi parlait Zarathoustra », 26. 11. 2006, site www.philopsis. Fr, consulté le
04. 06. 2013.
333
« Sans le corps qui lui donne un visage, l’homme ne serait pas. […] L’existence de l’homme est corporelle. […]
L’homme est indiscernable du corps qui lui donne épaisseur et sensibilité de son être au monde. », in LE BRETON D.,
Anthropologie du corps et modernité, op. cit., p. 10 et 13.
76
1.2.3.2 Le statut du spirituel en Occident

L’esprit en Occident a beau avoir été mis en valeur, la limitation à la composante


noétique334 qu’on lui a appliquée a nui à sa dimension spirituelle. La psychè tissée de pneuma est
entrée définitivement dans l’ère du soupçon, sous l’effet du développement de la vision
scientifique du monde. Le cerveau intelligent scrute désormais le monde avec méthode. A l’aune
des sciences humaines, dans un deuxième temps, le psychisme humain en tant que système
circonscrit bénéficie certes d’un intérêt plus large (quand le « roseau pensant » récusait en bloc
l’émotionnel et le sensible), mais il se voit refermé sur lui-même en tant qu’objet d’examen. Le
matérialisme interdit idéologiquement de reconnaître à la psychè toute compétence relationnelle
vis-à-vis d’un objet échappant aux lois physiques et logiques régissant le monde d’ici-bas. Entité
extrahumaine, de quelque nature que ce soit ou transcendance quelconque sont récusées. Le
spirituel n’est qu’une production du psychisme, surtout malade. Le spirituel, circonscrit aux
marges, devient un espace ascientifique, qui ne mérite pas l’intérêt, sauf à titre de curiosité.

Tout se passe comme si la rationalité moderne avait relayé les préventions chrétiennes
face au spirituel hors contrôle, autant que repris à son compte la prétention à l’universalité du
paradigme chrétien, mais en excluant toute dimension spirituelle de son système de
représentations. Nous allons tenter de comprendre les raisons de cet état de fait. Celui-ci peut
sans doute éclairer pour une part les caractéristiques du spirituel actuel multi référentiel et
émotif, décrit au chapitre suivant, et qui a partie liée aussi avec la vision nouvelle du couple.

Plusieurs étapes successives ou même parallèles ponctuent ce processus rationalisant. En


premier lieu, quand les penseurs modernes se proposent de réfléchir sur le spirituel ici et ailleurs,
ils se mettent à imposer l’épistémologie occidentale comme le seul modèle assurant
l’appréhension valable du réel, pour tous les peuples de la terre. Ils récusent ainsi toutes les
croyances antérieures ou contemporaines à eux comme des superstitions nocives.

Le rationalisme reprend la méfiance qui a existé depuis les débuts du christianisme en


Occident face au fonds religieux populaire. Le processus de christianisation n’avait cessé de
vouloir s’approprier, ou à défaut de vouloir extirper des pratiques populaires jugées dangereuses
pour la foi nouvelle. Celles qui étaient notamment relative aux soins corporels, ou à la
préservation de l’équilibre psychique et spirituel, étaient spécialement suspectes, en raison des
croyances qui y présidaient335. On y voyait l’œuvre du diable trompeur. La lutte contre les
« mécréants » s’est aussi parfois doublée d’arrière-pensées politiques, s’inscrivant dans des
dynamiques de groupes utilisées à dessein. Ainsi, dans le cas de suspicions censées expliquer des
drames collectifs (liens effectués entre chasse aux sorcières et protection contre la peste, par
exemple, avec une dimension sexiste manifeste), des violences ont été déchaînées à grande
échelle par des méthodes concertées de la part des autorités religieuses et politiques. Mais les
efforts fournis par les autorités ecclésiales ont buté sur la résistance des populations concernées,
les schémas en cause étant ancrés dans les traditions locales. Or, sur le plan théorique, l’effort
rationaliste récuse également ces croyances et usages, au même titre que les convictions
chrétiennes. Au nom de la tolérance et par rejet du christianisme institutionnel, ils rejettent en

334
De noûs, l’intelligence.
335
D. LE BRETON étudie ainsi des pratiques traditionnelles de guérisseurs toujours en vigueur dans nos campagnes,
mettant en valeur l’approche holistique de la personne qui y prévaut : Anthropologie du corps et modernité, op.
cit., p. 53-54, 134-143.
77
principe la répression aveugle à l’endroit des superstitions locales, mais, en pratique, ils ne leur
donnent aucun droit de cité.

Ces savoir-faire ancestraux, transmis clandestinement, ressurgissent toutefois


aujourd’hui. La culture scientifique actuelle les admet parfois, en raison de leur efficience
pratique. La naturopathie a vu certaines de ses pratiques confirmées en laboratoire (substances
antibiotiques naturelles identifiées dans des plantes, ou les organes ou sécrétions de certains
batraciens par exemple). La pratique dite des « barreurs de feu » a droit de cité dans certains
services hospitaliers de grands brûlés ou des casernes de pompiers, quoiqu’elle n’ait aucune
explication scientifique à ce jour. Pour autant, la mentalité rationaliste se refuse avec vigueur de
déroger à sa propre grille d’analyse du réel, notamment une prise en compte différemment située
de « l’au-delà du corps », que l’on pouvait retrouver par certains côtés dans le chamanisme.

Dans un même ordre d’idée, le rapport au spirituel exotique à partir de la Renaissance est
ambigu. Au travers de la mode de l’orientalisme, fascination pour les cultures du Levant qui
surgit aux XVIIe et XVIIIe s. notamment en France, s’exprime surtout une sourde volonté
d’émancipation par rapport à l’Eglise catholique. Cette revendication remonte aux siècles
précédents, au moment de l’émergence des courants de libre-pensée. L’intérêt porté à l’« autre »
vise à déconsidérer le christianisme comme unique réservoir de valeurs et comme référence
absolutisée. D’un autre côté, sur fond de recomposition géopolitique ad intra et ad extra,
l’Occident rationalisant entend imposer au reste du monde son système de pensée, expurgé de
l’irrationnel, d’où qu’il vienne. Il se croit autorisé à évaluer les niveaux d’intelligence et de
culture des autres peuples, selon sa grille d’appréciation. A certains égards, des stratèges
chrétiens l’imitent pour diffuser subrepticement le christianisme. Autrement dit, « dans les
analyses entreprises par des Européens, […] l'attention portée à la mystique des autres est
conduite, plus ou moins explicitement, […] par la volonté de mieux adapter à l'Orient la
diffusion de la pensée européenne chrétienne336 et de restaurer un universel qui tiendrait non
plus au pouvoir des Occidentaux, mais à leur connaissance. »337 Nous sommes donc invités à la
prudence devant le traitement occidental du spirituel, moins ouvert qu’il n’y paraît.

En clair, la rationalisation philosophique, puis à coloration scientifique et techniciste, à


l’œuvre dans la culture occidentale depuis le XVIe s., désire s’imposer comme référence unique.
Elle enferme la « mystique » dans « ce qui s'écarte des voies normales ou ordinaires ; ce qui
[…] [s’inscrit] en marge d'une société qui se laïcise et d'un savoir qui se constitue des objets
scientifiques ; [la « mystique »] apparaît […] dans la forme de faits extraordinaires, voire
étranges, et d'une relation avec un Dieu caché (« mystique », en grec, veut dire « caché »), dont
les signes publics pâlissent, s'éteignent, ou même cessent tout à fait d'être croyables »338. Et cette
tendance se confirme dans le développement des sciences humaines qui contribuent au dix-
neuvième siècle à la « laïcisation du psychisme »339. Le problème n’est pas que ces approches
aient élaboré leur propre cadre de travail. Il réside dans le fait qu’elles croient pouvoir, de ce fait,
assimiler le réel à la portion de celui-ci qu’elles scrutent à partir de leurs grilles propres. Ce
raccourci constitue précisément ce qu’on nomme une position idéologique 340. En d’autres

336
Ou analyser l’Orient, tout simplement, selon la pensée philosophique et politique occidentale des Lumières.
337
CERTEAU M. (de), « Mystique », Encyclopædia Universalis, op. cit.
338
Ibid.
339
Ibid., p. 13.
340
Ce reproche peut être adressé à une pensée chrétienne anhistorique.
78
termes, l’Occident rationaliste, expert autoproclamé en sciences philosophiques, en sciences
dures et en sciences humaines et sociales, s’affirme sur les décombres d’un spirituel disqualifié.

En conclusion, les réinvestissements dualistes de systèmes idéologiques, non contents de


dévaloriser le corps, ont aussi compromis, en Occident, le respect de la psychè dans sa dimension
proprement spirituelle. On a délibérément intellectualisé l’esprit, au nom d’un impératif savant,
et exclu le spirituel chrétien au nom de principes épistémologiques, quitte à instrumentaliser le
spirituel exotique au service d’ambitions dominatrices ou contestataires. Or, ce positionnement
esquive la question de la prise en compte des besoins de la personne humain, intellectuels, sans
doute, mais aussi corporels, sensibles et relationnels au sens large du terme. Nous voyons bien
que la dimension du couple et de la famille est concernée, dans une harmonique spirituelle.

Il était normal que l’on n’en reste pas là. On constate d’autre part qu’il n’est pas possible
de faire table rase d’un tel passé. On en veut pour preuve la polysémie persistante du terme
« esprit » dans le langage courant, qui porte bien les traces de cet héritage. Il s’agit d’en prendre
acte, tout simplement, comme une invitation à la nuance et à l’ouverture, au moment même où
des recompositions se font jour. Nous choisissons de les récapituler en note341, en espérant que
notre exposé les aura partiellement éclairées.

341
Nous nous tiendrons aux trois acceptions principales du vocable, qui déjà interrogent. Comme faculté humaine,
l’« esprit » peut désigner plusieurs qualités, visant l’intelligence (un « esprit » brillant ou un « pauvre d’esprit »),
une forme de culture et de sociabilité (un « homme d’esprit » capable de « mots d’esprit »). « Esprit » évoque-plus
largement ce qui se conjugue en l’intériorité de l’homme (l’intelligence, mais aussi la volonté, l’affectivité et la
sensibilité), à savoir notre « psychisme » moderne. Mais même dans ce dernier cas, le jeu entre ses composantes
est susceptible d’interprétations variées, comme en témoignent la multiplicité des écoles thérapeutiques et des
approches anthropologiques, même strictement occidentales.
L’« esprit » peut d’un autre côté, aux yeux de certaines personnes, donner place et relier à « autre chose ailleurs ».
Cette réalité extrahumaine est-elle, dès lors, le monde intelligible qui nous entoure (ce serait le postulat des
systèmes philosophiques intellectualistes, tels que le cartésianisme), ou alors la nature en tant que « monde qui
nous environne », existant de soi (comme le proposent les matérialismes, voire les « spiritualités sans Dieu »). Au
contraire, si cet « autre que l’homme » est identifié comme une entité suprahumaine et suprasensible distincte,
daimôn ou divinité, la question se pose si l’être humain peut entrer en relation avec celle-ci, et comment.
En ce dernier cas, quel est le « je » qui va interagir ? Un agrégat provisoire de matière voué à la décomposition
(monismes matérialistes), une émanation du monde des Idées (platonisme) ou alors un composé provisoire d’air et
de feu, appelé à retourner au Grand Tout (stoïcisme) ? Ce « moi » se présenterait-il plutôt comme un assemblage
dissymétrique de deux composants, corporel (éphémère) et psychique (immortel), invités à se dissocier à intervalle
régulier (pythagorisme, orphisme, platonisme) ? Serait-il un simple « esprit » prenant courtement congé de son
corps, pour entreprendre une excursion à la rencontre d’autres « esprits » d’origines variées (chamanisme) ? Est-il
plutôt une « personne » en tant qu’être unique, consistant, conscient de soi, et voué à durer, dans le meilleur des
cas ? Celle-ci serait-elle invitée à la conversion vis-à-vis d’un Dieu aimant, qui garantit pour le coup sa
« divinisation » personnalisée pour l’éternité (christianisme) ?
D’un autre côté, la quête spirituelle requiert-elle nécessairement l’identification sans équivoque de son objet ?
Certaines traditions restent floues, d’autres supposent la précision, entre le monde platonicien des Essences
premières, dit des Idées, le postulat chamanique de la tribu des esprit(s) de la chasse ou des ancêtres, voire
« animaux », et l’image du « souffle divin » (ARISTOTE, CICERON…), éventuellement identifié au « dieu inconnu ».
Ce dernier est le plus souvent représenté comme un Intellect pur stable et infini, ce qui définit l’homme en miroir
comme un concentré noétique (philosophie aristotélicienne, stoïcienne, plotinisme). Pour les déismes et théismes,
on est en présence d’une intelligence organisatrice impassible. C’est parfois, enfin, un Dieu unique et personnel
(YHWH, Allah) qui se donne à connaître, sinon le « Dieu de Jésus-Christ » venu rejoindre l’histoire des hommes, ou
même, plus spécifiquement, la Personne divine de l’Esprit Saint, concernée par le quotidien du croyant.
Chacune de ces représentations recèle, en tout état de cause, un grand nombre de corollaires qui en
conditionnent l’appréhension. Leur plasticité peut expliquer l’engouement pour les propositions orientales, dont
les accents rappellent étrangement certains traits de notre héritage culturel.

79
Au total, nous identifions bien les divers obstacles mis sur la route du cheminement sous
l’Esprit. En christianisme, l’empreinte philosophique gréco-romaine, perceptible dès les origines,
encourage l’abstraction conceptuelle, source pour une part peut-être d’un théisme par trop distant
et intellectualisé. Le développement d’un dualisme et d’un pessimisme anthropologiques
moralisés, impliquant la diabolisation du corps et du plaisir et la survalorisation de l’ascèse, dont
le modèle ultime devient la chasteté monastique, est à mettre davantage en exergue. Il approche
l’éthique chrétienne de façon juridisée, à la manière d’un catalogue du permis et du défendu
focalisé sur le péché de la chair. Le cheminement spirituel autorisé aux croyants est de ce fait
placé sous le sceau d’une discipline expiatoire, insuffisamment atténuée par les influences
thomasiennes, ignatiennes ou salésiennes finalement circonscrites. L’autorité théologique jette de
son côté progressivement le soupçon sur l’expérience spirituelle, malgré les efforts des
congrégations. Pour autant, ces constantes ne parviennent jamais à étouffer la reviviscence
régulière de courants plus communautaires, plus créatifs et plus en prise avec le monde, ou à
éteindre l’incarnation discrète de cheminements spirituels individuels et/ou vécus en petits
groupes, échappant peu ou prou aux prises de l’historien, sinon à l’autorité magistérielle. D’un
autre côté, la pente intellectualiste et scientiste de la culture occidentale s’est abreuvée aux
sources païennes. En limitant son champ d’attention au noétique, elle tend à exclure par principe
toute dynamique pneumatologique de l’existence individuelle et collective. Le corps et le
spirituel s’y sont vu ainsi malmenés, au nom du primat de la raison pure.
Face aux mainmises religieuses et politiques sur le spirituel, et devant une tradition aussi
riche mais aussi contradictoire, sinon limitée, en matière de définition et de compréhension de ce
paradigme, devons-nous nous étonner que nos contemporains aient eu le désir de se ressaisir du
sujet ? Les solutions proposées ne pouvaient, manifestement, remporter d’adhésion
inconditionnelle. Il est donc venu le moment de nous poser la question des approches
contemporaines du spirituel, réagissant à bien des égards à ce passé riche et contradictoire.

1.3. Le paradigme du spirituel contemporain en Occident

Nous avons évoqué plus haut plusieurs changements culturels intervenus en Occident
depuis le XVIe s. L’époque moderne se caractérise par une attention première accordée à
l’homme, devenant la mesure de tout : de théocentrique, le monde où nous vivons devient
anthropocentrique. La façon de considérer la réalité se transforme ; on n’est plus devant une
création pensée et habitée par Dieu. Dans un univers soumis à des lois physiques et biologiques,
la personne humaine, un « roseau pensant », peut et doit compter sur ses capacités intellectuelles
pour compenser sa vulnérabilité de son corps. L’humanité doit exercer son esprit critique et
déterminer comment fonctionne « ce qui n’est pas elle ». L’homme se met corrélativement en
tête de décrire, à partir de grilles d’observation méthodiquement élaborées, le fonctionnement de
son corps, et, plus tard, celui de son psychisme. Bien sûr, la tentation est grande à partir
notamment des résultats de la dissection de cadavres, de réduire le premier à une sorte de
machine ; on a tendance aussi, pour maîtriser les choses, à dépouiller le second de sa dimension
spirituelle. Le risque est aussi de confondre les résultats obtenus et la réalité effective, qui n’entre
pas forcément dans ces cadres logiques. Comme l’humanité se montre capable de développer les
80
applications techniques de ses découvertes scientifiques, elle se croit autorisée ensuite à agir sur
le monde en fonction de ses ambitions et de ses besoins exclusifs. Aujourd’hui, elle caresse
même le projet d’optimiser le potentiel humain. Il s’agit d’une part de développer les
performances du corps en d’allégeant les entraves physiques (bloquer le vieillissement, soulager
la douleur, développer les capacités corporelles et cérébrales…). Il s’agit d’autre part de faire
diminuer les gênes émotionnelles. Ainsi l’homme pourra-t-il enfin vivre comme il l’entend, au
meilleur de ses possibilités, en bénéficiant des avancées technologiques de pointe jusque dans
ses cellules ; c’est le rêve du transhumanisme.

Il n’y a de fait personne, à part lui-même, à qui l’être humain devrait rendre compte de
son activité dominatrice sur le monde (y compris face aux autres espèces animales)342. Il devient
le seul maître des modalités d’organisation qu’il met en place sur terre ; les rapports entre
individus, c’est lui qui les règle comme il l’entend. Mais qui prend en fin de compte les décisions
pour les autres, à partir de quels critères ? Les enjeux éthiques, notamment, sont laissés à la libre
appréciation des gouvernants, quelles que soient la façon dont ils arrivent au pouvoir et s’y
maintiennent. Des régulations peuvent éventuellement jouer dans les états démocratiques,
jusqu’à un certain point. Or, en l’absence de consensus citoyen fort, c’est bien souvent la logique
économique qui s’impose. Le progrès scientifique et technique n’est-il pas censé, officiellement,
résoudre tous les problèmes posés à l’espèce humaine, à la fois pratiques et théoriques ? Mais il
ne faut pas pour autant être dupes de cette apparente naïveté, qui cache mal des stratégies
financières sous-jacentes, qu’il est plus facile à imposer de la sorte343.

Pour autant, une telle évocation n’épuise pas les évolutions récentes, selon les spécialistes
de la question. Ainsi a été forgé le concept de « postmodernité » que nous envisageons d’étudier
prioritairement. L’on peut se poser la question d’ailleurs de savoir si la « post-modernité » se
distingue de la « modernité », et, si tel est le cas, de quelle manière.

C’est en tout état de cause seulement dans ce contexte remanié que nous pourrons
apprécier pleinement la manière dont nos contemporains approchent le spirituel, quelles sont
leurs attentes en la matière, et comment ils investissent ce champ à leur façon, notamment dans
la vie de couple.

1.3.1 Le spirituel en « post-modernité »

La modernité le supposait le souhaitait ou l’impliquait indirectement : la pratique


religieuse s’effondre en Occident. Les statistiques le confirment, ses habitants ne participent
presque plus au culte chrétien ou à des activités paroissiales et/ou ecclésiales. Mais peut-on
affirmer que l’appartenance ou la croyance religieuse disparaissent pour autant ? Elles se
dérégulent certes, et ne veulent plus être contrôlées par l’institution. Mais elles prennent des
formes plus diversifiées, ce qui complique leur analyse. A. HOUZIAUX, pasteur réformé,
docteur en théologie et philosophie, fait ainsi mention du « courant de ceux qui revendiquent une
forme d’expérience spirituelle et même, assez souvent, d’expérience de Dieu (ou du moins du
divin) mais qui se refusent à confesser Dieu suivant les formes « orthodoxes » de la théologie

342
Le Pape FRANÇOIS alerte dans son Encyclique Laudato Si (2015) sur les conséquences désastreuses d’un tel
positionnement, et sur la nécessité d’en changer pour adopter le modèle de « l’écologie intégrale » (chapitre IV).
343
Le chapitre III de cette même encyclique réfléchit ainsi sur les causes profondes du désastre actuel, tandis que
des pistes d’action concrète pour rompre avec les modèles erronés sont proposées dans le chapitre VI.
81
traditionnelle. La spiritualité, devenue une préoccupation de la vie intérieure et intime « n’exclut
pas la foi en Dieu mais […] ne l’implique pas non plus ». Des expériences de « sentiment
océanique », selon l’image de R. ROLLAND, soit un contact avec une sensation intérieure de
plénitude, de béatitude et de temps dilaté, peuvent ainsi donner à vivre un bien-être profond.
L’être humain en est imprégné pour longtemps, sans qu’il se sente contraint de relier ce ressenti
à un contenu précis de croyance, ou le puisse, honnêtement. Dans les faits, le croire ou le
spirituel contemporains ne se définissent plus selon les catégories fournies par les traditions
religieuses disponibles. En Occident, le catholicisme et le protestantisme, et dans une plus faible
mesure, l’orthodoxie, ne font plus recette ; les jeunes générations, globalement, s’y intéressent de
moins en moins344. Ce n’est pas tant un rejet, même si certains responsables ecclésiaux à ce
propos dénoncent ce qu’ils appellent le « relativisme » ambiant comme une rébellion, et si, sans
conteste, nos contemporains supportent mal l’autorité d’où qu’elle vienne. Mais il s’agit surtout
de choisir son itinéraire personnel, en liberté et en conscience, dans une indifférence affichée aux
discours trop construits et insistants. Incontestablement, une telle vitalité contemporaine de
l’aspiration au spirituel, même si elle entre mal dans les cadres familiers, représente un fait de
société qui mérite considération345. Comment interpréter ce phénomène ? Des chercheurs ont
introduit la notion de « postmodernité », qui permet de rendre compte du contexte nouveau dans
lequel prend place ce changement. Une exploration de celui-ci s’avère donc nécessaire à notre
enquête.

1.3.1.1 Le concept de modernité

Le détour par l’étymologie du mot « postmodernité » peut-il nous aider ? Il est vrai qu’au
préfixe « post » (« après ») succède un substantif, qui suscite la curiosité : la « modernité »,
qu’est-ce à dire ? J. BAUDRILLARD en parle comme de la « tradition du nouveau ».

L’adjectif français « moderne », apparu vers le milieu du XVe s., signifie en effet
« récent, actuel ». Le « moderne » ne prend donc son sens que quand on veut opposer « le
passé » au « présent » ou l’« ancien » au « nouveau ». L’adjectif latin modernus est d’ailleurs
forgé au Ve s. par le pape GELASE 1er à partir de l’adverbe latin modo, dans son sens classique
de « maintenant » ou « tout à l'heure ». Le successeur de PIERRE l’utilise pour affirmer la
supériorité du christianisme par rapport aux valeurs, religion officielle et cultes de l’Antiquité
classique346 eu égard aux besoins du moment. Quant au dérivé médiéval modernitas, « qualité de
ce qui est « moderne » », il apparaît au XIe s. dans un contexte polémique, où il caractérise le
christianisme comme « temps intermédiaire s’écoulant dans l’attente d’une nouvelle
réformation »347.

344
Depuis la levée du rideau de fer, l’Europe de l’Est connaît un phénomène voisin : le processus
d’occidentalisation s’y déploie de plus en plus.
345
Une enquête récente menée dans différents médias constate ainsi un quasi triplement de l’emploi du mot
spiritualité entre 2007 et 2011. Voir HEYER R., « Ce qui est spirituel et qui ne l’est pas », AULENBACHER C. (éd),
Spiritualité, enjeux, défis, op. cit., p. 17.
346
Voir LEINER M., « Mythe et modernité et chez Paul Tillich », BOSS M., LAX D., RICHARD J. (éd), Mutations
e
religieuses de la modernité tardive, Actes du XV colloque Paul Tillich, Marseille, Ed. Lit Verlag, Münster - Hamburg
e s.
- London, 2001, p. 3. C’est au XIX que des écrivains parlent, pour la première fois, de « modernité » (BALZAC,
BAUDELAIRE).
347
JAUSS H.-T., « Antiqui/Moderni », RITTER J. (éd), Historisches Wörterbuch der Philosophie, vol. 1, Basel, Ed.
Schwabe & C°, 1971, p. 412, cité par LEINER M., « Mythe et modernité et chez Paul Tillich », op. cit., p. 4.
82
En résumé, ce qui est « moderne » apporte du neuf, plus ou moins provisoirement et au
moins potentiellement. Cette nouveauté est vue comme positive ou négative selon la sensibilité
de celui qui porte un jugement à cet égard. Ce bénéfice ou ce dommage ne s’apprécie bien sûr
que dans une situation d’énonciation donnée, faisant part à l’ancrage spatio-temporel et culturel
du ou des locuteurs et destinataires en cause. En définitive, on peut affirmer que le « moderne »
est de toute époque, il n’est que le rendez-vous du « présent » de l’énonciation.

Toutefois, l’idée d’une « modernité » surgie dans le fil de l’histoire humaine, comme
temporalité spécifique, apparaît un jour dans la perception de certains penseurs, qui y appliquent
des critères très variés, d’où des datations différentes348. Vouloir situer la modernité dans le
temps suppose considérer l’histoire des hommes en termes de rupture forte, donc d’événements
décisifs. Des événements historiques, événements de pensée, innovations artistiques voire faits
de société serviraient ainsi de repère incontestable. Ceci est-il vraiment opérant349 ? L’on court le
risque de se focaliser sur un seul aspect de la vie humaine, voire d’absolutiser la discontinuité
comme telle : ne recueille plus l’intérêt que ce qui change, comme une idole du différent.
BAUDRILLARD en conclut : « Mouvante dans ses formes, dans ses contenus, dans le temps et
dans l'espace, elle n'est stable et irréversible que comme système de valeurs, comme mythe - et,
dans cette acception, il faudrait l'écrire avec une majuscule : la Modernité. En cela, elle
ressemble à la Tradition. Comme elle n'est pas un concept d'analyse, il n'y a pas de lois de la
modernité, il n'y a que des traits de la modernité. Il n'y a pas non plus de théorie, mais une
logique de la modernité, et une idéologie ». En se fondant sur des considérations linguistiques de
trois ordres différents, Y. COURTEL confirme de son côté l’incohérence de la notion en termes
sémantiques350.

Pour le philosophe strasbourgeois, la modernité comporte trois traits essentiels : le


processus ambivalent de la subjectivation/objectivation, développé par HEGEL ; le paradoxe de
l’émancipation/domination opérées par la technique, dénoncé par GUILLERME et ELLUL ; et
enfin, l’effet totalisant et homogénéisant de la rationalité scientifique, repéré par TROELTSCH,
SARTRE et CHESNAUX. Nous pensons qu’il convient d’affiner ce tableau, en ajoutant le
procédé de la marchandisation du monde, avec S. CHARLES351. Ce procédé relève à la fois du

348
Pour son commencement, selon les disciplines (philosophie, histoire, littérature, architecture ou sociologie), on
e e
hésite ainsi entre le XIII et le XX s., voire l’Antiquité pour certains qui la relient à PLATON ou ARISTOTE. Le préfixe
de la « postmodernité » implique, en outre, le fait qu’on se situerait aujourd’hui à un stade postérieur à la
« modernité » : cela complique encore la délimitation.
349
Le postulat, selon lequel la vie du grand nombre serait changée irréversiblement, soit par une bataille, soit par
l’action d’un personnage historique, soit par une évolution de la pensée (comme une scission dans les valeurs ou le
développement du primat de la raison), soit par une évolution technique supposant une nouvelle organisation du
travail productif, voire par une production esthétique innovante isolé(e) des autres, paraît en soi parcellaire, donc
arbitraire.
350
COURTEL Y., « Modernité : signification et remplissement », HEYER R. (dir.), L’Ancien et le Nouveau, modernité,
culture et religion, Strasbourg, Ed. P.U.S., 1997. L’auteur fait référence à diverses théories linguistiques.
351
S. CHARLES identifie de son côté quatre principes autour desquels s’est construite la modernité. « Premier
principe : la libération et la valorisation de l’individu […], notamment sous la forme du pacte social […]. Ce modèle
juridique correspond à l’invention théorique des droits de l’homme qui trouveront peu à peu leur efficacité pratique.
Deuxième principe : la valorisation de la démocratie comme seul système politique viable permettant de combiner
liberté individuelle et sécurité collective. Troisième principe : la promotion du marché comme système économique
régulateur. Quatrième principe : le développement technoscientifique » visant au départ à limiter les efforts et
garantir la santé des populations, in « De la postmodernité à l’hypermodernité », site www.revueargument.ca,
consulté le 19. 03. 2015. Les deux premiers principes rejoignent la question de la subjectivation. Le principe du
marché, élément nouveau par rapport à la réflexion hégélienne, nous semble jouer un rôle important, surtout
depuis 1960, où s’impose le néolibéralisme.
83
problème de l’objectivation, de la domination technique et de l’effet homogénéisant, mais il
limite encore davantage le type d’échanges interpersonnel : l’homme devient un produit à
acheter et à vendre.

Le premier retient tout particulièrement notre attention en raison de son rapport direct
avec notre sujet. HEGEL valorise ainsi dans la modernité la « liberté de la subjectivité », assortie
du droit du sujet « à trouver sa satisfaction »352. Or, l’exemple retenu par HEGEL est celui de
l’amour électif, qui se met en son temps à présider au mariage353. Ce marqueur convoque selon
lui les autres corollaires du « principe subjectif » : « La recherche individuelle du bonheur, dans
la possibilité de fixer par [soi]-même les fins qu'[on] estime bonnes », ainsi que le primat de la
conscience personnelle354. En d’autres termes, le domaine de l’affectivité adulte, convoquant des
convictions et valeurs personnelles, devient un lieu privilégié où s’exerce l’autonomie du sujet,
l’espace par excellence dans lequel aucune norme ne peut et ne doit s’imposer de l’extérieur.

Le problème est que l’être humain en modernité, poussé à se différencier de la nature


qu’il prend pour objet, devient insensiblement pour lui-même objet d’études. On aboutit in fine à
l’« abstraction des sujets en tant que personnes, porteuses d'une vie personnelle, abstraction de
tout ce qui appartient à l'esprit en quelque sens que ce soit »355. L’homme, agent d’objectivation,
se voit objectivé, traité comme une chose. Ironie du sort : pour TROELTSCH comme pour
HEGEL, ce processus résulte indirectement de la valorisation anthropologique apportée par le
christianisme, mise en exergue dans notre recherche356. Toutefois, cette vision positive de
l’homme reposait sur la relation à un Dieu Père unissant les hommes dans une fraternité
solidaire. Le Donateur désirait leur offrir le monde comme un cadeau, et la vie ensemble comme
une chance, tout en leur délégant leurs gestions, comme à des intendants de confiance et à des
co-créateurs en puissance. Dans un monde qu’il a rendu vide et qu’il croit ainsi désert, l’homme
moderne se met en tête de rejeter cette transcendance bienveillante. Il compte se promouvoir
comme la mesure de tout, et développe une ambition humaine d’emprise toute-puissante et
égocentrique sur le monde. A son insu, il place son agir technique, coupé de ses source et fin
ultimes, au centre de tout. Il espère certes, au départ, que cette maîtrise pratique libérera
l’humanité des contraintes quotidiennes et des menaces vitales. Mais, régie par la
« systématicité »357, la technique échappe à ses prises. Elle s’auto-promeut et se met à imposer sa
loi même à ses concepteurs les plus lucides358.

352
HEGEL G. W. F., Principes de la philosophie du droit ou droit naturel et science de l'État en abrégé, trad. par R.
Derathé, Paris, Ed. Vrin, 1975, p. 283, cité par COURTEL.
353
COURTEL résume le propos hégélien ainsi : « Le point de départ subjectif - le fait d'être amoureux - est considéré
comme le seul qui a de l'importance, écrit-il […]. Et ce point de départ s'oppose, d'une part, aux conceptions du
mariage de la plupart des théories antérieures du droit naturel et à la conception grossière du contrat propre à
Kant, et, d'autre part, à l'idée spécifiquement hégélienne du mariage comme relation éthique ». Voir HEGEL G. W.
F., Principes de la philosophie du droit…, op. cit., § 162 p. 163, cité par COURTEL.
354
Ibid., addition du paragraphe 317, p. 319.
355
HUSSERL E., La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. par G. Granel, Paris,
Ed. NRF-Gallimard, 1976, p. 70, cité par COURTEL.
356
« L'homme est voué à devenir une personnalité achevée grâce à son élan vers Dieu, source de toute vie
personnelle comme du monde en général, élan qui est en même temps le fait d'être saisi et formé par l'esprit divin.
C'est la métaphysique inhérente à cet élan de la personnalité absolue qui imprègne médiatement ou
immédiatement tout notre monde, et qui offre à l'idée de liberté, de personnalité, de moi autonome, une assise
métaphysique qui exerce son influence même là où elle est combattue et refusée. », in TROELTSCH E.,
Protestantisme et modernité, Paris, Ed. Gallimard, 1981, p. 41-42, cité par COURTEL.
357
Selon ELLUL, d’après COURTEL : « Une technique n'est jamais isolée. Elle est constitutive de chaînes et de
réseaux et possède par conséquent une dynamique propre qui en fait tout autre chose qu'un intermédiaire entre
84
La raison scientifique triomphante s’emploie de son côté à mettre l’espace en équations,
de même que les êtres humains en série359, ce qui entraîne de graves dérives en termes
d’homogénéisation et de dépersonnalisation360. Quant aux tentatives pour corriger cet excès,
elles continuent de relever d’un cadre de pensée intangible : « Une philosophie de la
communication est sans doute plus riche, plus complexe qu'une philosophie du sujet, mais elle ne
nous libère pas pour autant de la perspective objectivante à laquelle cette dernière est associée.
Beaucoup de technique compense sans doute les effets négatifs du phénomène et de la
progression techniques, mais jamais la signification du monde qui s'annonce dans la technique
n'est critiquée ».

Or, la toute- puissance de la technique et la myopie de la science homogénéisante, dans


leur négation du caractère unique de toute personne humaine, et de sa liberté souveraine à se
déterminer, ne peuvent que frustrer les besoins fondamentaux de la personne humaine. Aucun
procédé ne peut remplacer chez le petit d’homme la présence attentive et aimante d’un adulte
bienveillant. Le rythme de croissance intérieure d’une personne ne peut s’accélérer
artificiellement. L’espace et le temps, le règne du singulier sont les cadres spécifiques de la
condition humaine. L’obsession mercantile à son tour achoppe sur la nécessité vitale qu’est pour
tout homme la relation de qualité à un pair. Pour finir, la modernité, dominée par la règle de la
fuite en avant et caractérisée par son côté insaisissable, se révèle inhospitalière pour celui qui l’a
forgée361. Cet état de fait deviendrait-il en fin de compte une fatalité que l’humanité n’aurait plus
qu’à subir ?

Selon COURTEL, trois grandes questions demeurent posées à l’homme moderne : en


substance, que puis-je encore savoir qui ne dépende pas que de ma subjectivité ? Suis-je encore
responsable de quelque chose, et à quel titre, si je ne suis plus qu’un objet parmi d’autres ? Puis-
je encore accéder au monde, et de quelle façon, alors que la rationalité scientifique me dévoile le
monde autant qu’elle me le cache ? Il est possible pour lui d’y apporter trois types de réponses.
La phénoménologie husserlienne fournit le concept d’« intentionnalité de la conscience », qui est

l'homme et son environnement ». Voir ELLUL J., Le Système technicien, Paris, Ed. Calmann-Lévy, 1977, cité dans son
article.
358
« La technique est puissance, faite d’instruments de puissance et produit par conséquent des phénomènes et
structures de puissance, ce qui veut dire de domination. », in ELLUL J., Le Système technicien, Paris, Ed. Calmann-
Lévy, 1977, cité par COURTEL.
359
Selon COURTEL, « l'opération de découvrement met à jour un espace géométrique, issu des transformations de
l'espace vécu, et des invariants ou des structures intelligibles caractérisés par leur univocité, leur parfaite
exactitude. La fécondité des techniques de mesure qui s'appliquent à n'importe quelle étendue et même aux
grandeurs non directement mesurables est soulignée. Et on comprend que le sens de ce qu'on entendait par
expérience a changé avec Galilée. Longtemps, ce mot a résonné de façon grecque : l'expérience était une traversée,
effectuée de l'intérieur, de la vie, elle avait lieu dans le milieu même de cette vie. Avec Galilée […], l’expérience reste
sans aucun doute une traversée, mais celle-ci est réalisée en fonction d'une intention préalable et c'est pourquoi
une « méthode » est depuis lors « une voie d'accès réfléchie et projetée vers l'étant », selon la définition d'E. Fink ».
360
A l’occasion d’une réflexion sur l’aménagement autoroutier, J. CHESNAUX relève ainsi, pêle-mêle, les
« structures hors-sol, perversion du rapport à l'espace, codage, réduction à l'instantané, ubiquité, primat des flux et
des circuits, sociabilité zéro, rigidité, programmation-guidage impérative, réduction binaire, normes sélectives,
blocage collectif en cas de crise, avenir univoque et irréversible, dépendance vis-à-vis des prothèses techniques,
contrôle social intense, capillarité, violence latente, contre-productivité régressive, inertie du système, identification
au modèle dominant. », in CHESNAUX J., De la modernité, Paris, Ed. Maspéro, 1983, p. 14-15, cité par COURTEL.
361
PAZ O., La Quête du présent, discours de Stockholm, Paris, Ed. Gallimard, 1991 pour la trad., p. 35, cité par
COURTEL.
85
toujours « tournée vers » quelque chose362. Il est a minima possible de comprendre sur sa base ce
que représente la vie subjective. En ce qui concerne la responsabilité humaine, HUSSERL insiste
sur le fait que, depuis son irruption en Grèce, la philosophie est la « raison dans le mouvement
constant de son auto-éclaircissement »363. Comme « conscience de », nous sommes donc invités,
en tant que sujets, à développer notre intelligence des choses, et d’agir en conséquence : en cela
« être homme, […] c'est devoir-être »364. Nous ne pouvons pas accepter de disparaître parmi les
objets à exploiter et/ou à détruire. Enfin, nous avons à apprendre des nouveautés de la science. Si
celle-ci ne cesse de découvrir/recouvrir le monde en fonction de ses grilles d’analyse spécifiques,
l’homme moderne doit se laisser convier en retour à renouer avec le mystère d’un monde en
surgissement incessant, dont les étants « s’annoncent » plus qu’ils n’apparaissent365. Pour sortir
de la logique moderne du « battement », qui n’est plus que la répétition du même, HEIDEGGER
nous appelle à l’étonnement et à l’émerveillement de ce qui s’offre à notre perception.

Ces perspectives nous semblent intéressantes, dans le sens où elles rejoignent une logique
humanisante. L’invitation à l’exercice de l’intelligence, qui dépasse la rationalité abstraite et
prend en compte la subjectivité, l’exercice de la conscience et de la responsabilité personnelles,
et enfin, les retrouvailles avec la logique du don, perdues de vue dans la quête moderne : ce que
nous sommes, qui nous devenons, ce qui vient à nous qui se propose à nos prises, nous arrive
d’ailleurs et de plus loin que de nous. Nous avons à l’accueillir et à en prendre soin. C’est peut-
être là, avant tout, le trésor qui est contenu dans l’expérience de l’amour tel qu’il se vit
aujourd’hui dans le couple moderne : la découverte incessante et gratuite de l’autre, et par là,
l’accès renouvelé à soi et au monde, dans une perspective dynamique et engageante.

1.3.1.2 Le concept de postmodernité

Au vu de cet aperçu la « postmodernité » elle-même ne peut plus se comprendre comme


une séquence temporelle. Dans le prisme de la modernité, elle apparaît davantage comme un
espace particulier à découvrir.

Trois caractéristiques majeures semblent dominer dans sa description autorisée, selon la


thèse récente du théologien polonais W. NIEMCZEWSKI consacrée à la « religion de la
culture »366. Il s’agit successivement du processus de déconstruction, de la théorie des notions
faibles et du motif de la « modernité liquide ». Au départ, l’œuvre de ressaisissement
philosophique illustrée notamment par DERRIDA s’est appliquée à la métaphysique classique de
l’être (qualifiée d’ontothéologie par ses détracteurs) avec ses corollaires, dont la catégorie de
« vérité ». En ne privilégiant aucune interprétation du monde, cette approche a autorisé le
développement du pluralisme. Elle a contribué par ailleurs à l’émergence de la théorie des
« notions faibles » développée surtout par G. VATTIMO, concernant notamment l’être, le bien,

362
« La conscience contient, mais à titre de sens, l'objet qu'elle vise. Ni le « sujet » ni l'« objet » ne sont pensables
isolément, aucun des deux n'est réductible à l'autre […]. L'intentionnalité est un procès à partir duquel on peut
appréhender ce en quoi consiste une vie subjective et ce qu'elle vise. », in COURTEL Y., « Modernité : signification et
remplissement », op. cit.
363
HUSSERL E., La Crise des sciences européennes…, op. cit., p. 302, cité par COURTEL.
364
Ibid., p. 305, cité par COURTEL.
365
HEIDEGGER M., « Protocole du « Séminaire de Zähringen», Questions IV, p. 292.
366
Nous serons grandement tributaire dans tout ce qui suit de la thèse de NIEMCZEWSKI. Les citations suivantes,
sauf mention contraire, seront extraites de sa recherche : NIEMCZEWSKI W., La culture comme religion.
L’interprétation postmoderne de la relation entre la culture et la religion, thèse de doctorat en théologie catholique
soutenue à Strasbourg, 2012.
86
la vérité et Dieu. Il démontre leur relatif affaiblissement367. La réévaluation ainsi provoquée
sous-tendrait pour une part la théorie de « la théologie faible développée par John Caputo à
partir des années 1970. […] Dieu ne peut être reconnu que comme une puissance faible […].
C’est pourquoi Caputo fait référence à Jésus, Dieu incarné et Dieu crucifié », de la vulnérabilité
duquel la kénose et la passion attestent ouvertement368. En dernier lieu figure la métaphore de la
« modernité liquide », longuement filée par BAUMAN son créateur dans les domaines du
travail, de l’économie néolibérale, du rapport moderne au temps et à l’espace, et enfin de la
mobilité humaine, en proie à l’imprévisibilité et à l’instabilité369.

En d’autres termes, après l’être, les notions, voire Dieu en personne, la culture
postmoderne affaiblirait jusqu’à la réalité dans laquelle elle se meut, un constat qui peut
inquiéter. Un regard critique sur ces apports théoriques nous semble toutefois requis. Il est
permis, notamment, de percevoir dans la dernière perspective, que nous qualifierions de
« littéraire », quelques raccourcis discutables. Nous pensons notamment à l’analyse baumanienne
des « non-lieux ». Ceux-ci remplissent pour l’essentiel des fonctions précises, et renvoient de ce
fait à des espaces existant fort anciennement, sous des formes différentes (caravansérails,
auberges et relais de chevaux, marchés, gares routières…), mobilisant depuis l’aube des temps
fascination et « peur de l’étranger », avec une inquiétude du côté de la surveillance et de la
régulation des passages370. Il a existé également, notamment dans la Rome antique ou dans les
cours royales et impériales mondiales, des comportements consuméristes et hédonistes dénoncés
en leur temps, qui n’ont rien à envier à la superficialité du « caprice postmoderne » pointé par
BAUMAN, même si, en raison du niveau de vie, il concernait moins de personnes. Le vertige
consumériste généralisé, de surcroît, serait-il spécifiquement « post moderne », lui qui a déjà été
décrit dans le Bonheur des Dames d’E. ZOLA ? Quant à la surveillance constante et visuelle des
prisonniers (« panoptisme »), elle est une problématique fort ancienne, même si elle bénéficie de
la technologie moderne. Le « nomadisme contraint », pour sa part, constitue une expérience
humaine immémoriale, surtout en Europe où Celtes, Slaves, peuples orientaux n’ont cessé de se
367
La thèse classique potius est esse quam non esse (il existe plutôt l'être que le non-être) devient une thèse faible
qui favorise le non-être et renonce à l’existence de la notion forte de l’être : potius est non-esse quam esse (il
existe plutôt le non-être que l’être). « L’être n'est plus l'essence et l'existence. […] La notion faible de l’être n’est
plus qu’une trace de cet être qui reste toujours inconnu et indéfini. Par conséquent, l’être ne porte plus en lui-même
la vérité parce que la vérité devient aussi le terme faible qui est inclus dans l'œuvre d'art. Il en est de même pour
l’éternité, pour laquelle il n'y a plus de place dans un monde qui cesse d'être et commence à arriver.», in
NIEMCZEWSKI W., La culture comme religion, op. cit., p. 88.
368
Voir ROBBIN J. W., « Weak theology », site www.jcrt.org, consulté le 17. 03. 2015, cité par NIEMCZEWSKI p. 89.
369
Pour plus de clarté, nous les résumons ici : au travail, ni poste, ni métier, ni perspectives globales, ni
perspectives personnelles, ni lieu d’exercice, ni appartenance à une entreprise précise ne sont plus garanties, tout
est en mutation constante. Les matériaux du travail, idées, concepts, informations sont dématérialisés. Le système
néolibéral multiplie les options consuméristes, au gré de caprices nécessairement changeants ; choix de
consommation, design physique définissent des identités provisoires, selon des désirs éphémères. Le
« panoptisme » (surveillance tous azimuts des prisonniers), cher à FOUCAULT, se vérifie dans la multiplication des
non-lieux postmodernes, tels que les aéroports, les gares, les aires d’autoroutes, les chambres d’hôtel, les friches
industrielles : ils sont inhabités et dépersonnalisés. Pour protéger leurs usagers qui n’y sont que de passage, on est
contraint de les clore et de les surveiller par vidéo interposée. Par ailleurs, les rapports entre l’espace et le temps
se voient modifiés : « Ce qui compte, ce n’est pas la durée, mais l’instant présent. », in AUGE M., Non-lieux.
Introduction à l’anthropologie de la sur-modernité, Paris, Ed. Le Seuil, 1992, cité par NIEMCZEWSKI, p. 94. Le
nomadisme forcé, lié aux migrations, contraintes ou choisies, dans des camps d’accueil provisoires/durables où
l’on vit au jour le jour, complète ce vaste tableau.
370
Nous avons, en ce qui concerne les friches industrielles comme espaces modernes, eu connaissance d’analyses
de critique littéraire s’intéressant à l’underground (le suburbain des grandes métropoles) support d’imaginaires
fantasmatiques d’inferi mythiques. Voir LITS M., Le roman policier : introduction à la théorie et à l'histoire d'un
genre littéraire, Liège, Ed. Cefal, 1999, p. 125, citant notamment R. CAILLOIS.
87
repousser les uns les autres, vers l’Ouest, l’Océan atlantique... En ce qui concerne les prétendues
conséquences de la déconstruction philosophique et théologique : la « théologie faible » est-elle
une innovation, ou ne revient-elle qu’aux sources bibliques, donc expérientielles, du
christianisme (ex. les pèlerins d’Emmaüs, désarçonnés par le sort réservé au Fils de l’Homme
auquel ils pouvaient penser la gloire visible réservée) ? La kénose christique ne peut en aucun
cas représenter une invention postmoderne, même si sa redécouverte consonne très certainement
avec une mentalité qui a perdu de sa superbe toute-puissante371.

Ces réserves mises à part, d’autres théoriciens avancent l’idée que la postmodernité
comme « quintessence de la modernité » n’émerge que sous l’influence de la pensée novatrice de
précurseurs, délivrant salutairement leurs pairs de quelques illusions antécédentes véhiculées par
l’optimisme moderniste372. Ainsi, « l’école de Francfort (surtout J. Habermas) croit que la
frontière entre la modernité et la postmodernité passe par le rejet des grandes idées modernes,
telles que le progrès social ou le savoir rationnel »373. On connaît aussi la position d’un
LYOTARD qui défend de son côté, selon une perspective en définitive linguistique374, la thèse
d’un conflit entre le savoir instrumental et les métarécits. Ces derniers perdraient leur crédibilité
dans le contexte d’un désenchantement du monde privé d’utopies mobilisatrices375. Des
spécialistes s’ingénient également à mettre en valeur quelques composantes spécifiques de la
postmodernité, à opposer aux périodes précédentes, qu’il s’agisse de l’information ou de la
consommation généralisées376. D’autres encore postulent le fait que la postmodernité aurait tout
simplement fourni les moyens aux principes de la modernité de se déployer sans frein. Sont visés
ici l’individualisme, la démocratie, le marché, la technoscience377.

371
Il convient toutefois de ne pas opposer trop vite kénose et toute-puissance divine en tant que capacité non à
prévenir ou annihiler le mal, mais sa puissance séparatrice, voir VIAL M., « Traité et attributs divins chez Colin
Gunton », CHALAMET C., VIAL M. (éd), Développements récents en théologie trinitaire… », op. cit., p. 141-156.
372
« La postmodernité, dans la perspective développée ici, caractérise plutôt le moment de la modernité où le fait
d’être moderne est radicalement remis en question. Il s’agit aussi bien d’une mise en cause du sujet moderne que
d’un examen approfondi des idéaux de la modernité. », in JEFFREY D., Jouissance du sacré. Religion et
postmodernité, Paris, Ed. Armand Colin, 1998, p. 19, cité par NIEMCZEWSKI W., La culture comme religion, op. cit.,
p. 27. Selon NIEMCZEWSKI, la pensée postmoderne puise son inspiration dans des courants philosophiques tels
que le marxisme, la phénoménologie, le néopositivisme, l’herméneutique, le structuralisme et le libéralisme.
NIETZSCHE et FREUD, MARX, HEGEL, HEIDEGGER, HUSSERL, DEWEY, LEVI-STRAUSS, SARTRE, WITTGENSTEIN,
DERRIDA et RORTY sont les philosophes phares des postmodernes. Leurs écrivains chéris sont surtout ORWELL,
JOYCE, BLOOM, RILKE et HÖLDERLIN.
373
JEFFREY D., Jouissance du sacré…, op. cit., p. 26, cité par NIEMCZEWSKI W., La culture…, op. cit., p. 28.
374
Il retient les apports de la pragmatique de « degré 3 », centrée sur l’analyse des actes de langage, sans inclure la
question du sujet parlant et du contexte des échanges. Il se concentre enfin sur les significations attachées au mot,
en négligeant la direction du nom, ou du signe, vers la chose qu’il entend signifier.
375
« On peut voir dans ce déclin des récits un effet de l’essor des techniques et des technologies à partir de la
deuxième guerre mondiale, qui a déplacé l’accent sur les moyens de l’action plutôt que sur ses fins.», in LYOTARD J.-
F., La condition postmoderne, Paris, Ed. Minuit, 1978, p. 63, cité par NIEMCZEWSKI W., La culture comme religion,
op. cit., p. 28. Pour Y. COURTEL, que nous suivons dans cette direction, une approche ainsi focalisée entraîne
l’hypertrophie de la « fonction méta » qui interroge, dans une sorte de mise en abyme, ce qui constitue la valeur
d’une valeur, le « dit » devenant un objet, par rapport auquel l’analyste se tient en position de surplomb.
376
« [Les sciences sociales], positives, évoquent l’émergence d’un genre nouveau de système social (« société de
l’information » ou « société de consommation », par exemple), mais la plupart se réfèrent à la fin d’un ordre
antérieur (« post-modernité », « post-modernisme », « société post-industrielle », « post-capitalisme », etc.) sans
plus de précision. », in GIDDENS A., Les conséquences de la modernité, Paris, Ed. L’Harmattan, 1994, p. 11, cité par
NIEMCZEWSKI W., La culture comme religion, op. cit., p. 27.
377
« Si l’on envisage ainsi la postmodernité, on doit la comprendre non comme une rupture mais comme une
parenthèse, assez jouissive au fond, s’étalant des années 1960 aux années 1980, et caractéristique de la chute des
grands discours traditionnels […] afin de libérer l’individu de toute sujétion. », in CHARLES S., « De la postmodernité
à l’hypermodernité », site revueargument.ca, consulté le 19. 03. 2015.
88
Il nous faut toutefois, pour terminer notre tour d’horizon, nous attarder un instant sur des
néologismes voisins, afin de ne négliger aucune piste. GIDDENS, relayé par WILLAIME, forge
dans les années 90 la notion d’« ultramodernité » ; celle-ci traduirait la volonté d’en finir à la fois
avec la rationalité froide de la modernité et avec l’individualisme stérile de la postmodernité.
L’argumentaire ultramoderne mentionne des attentes contemporains telles que la réhabilitation
de l’imagination, des affects et du cœur (particulièrement de la capacité à s’émerveiller), mais
aussi de l’intériorité en général (incluant une réflexion sur le sens). Penser de façon ultramoderne
reviendrait à être situé à la confluence du cœur et de la raison, tout en intégrant les leçons et les
impératifs de la praxis. Nous serions en somme en présence d’un néo-humanisme. Ne pourrait-
on pas lire ici quelque ouverture à une dimension « spirituelle » au sens large de la vie humaine ?
Le concept d’« hypermodernité » apparaissant parfois désignerait pour d’autres penseurs
contemporains comme M. FOUCAULT l'épistémè378 qui succède à la modernité et la
postmodernité. Elle représenterait aussi pour part la prise de conscience des échecs de la
modernité. D’un autre côté, des sociologues comme G. LIPOVETSKY, S. CHARLES ou N.
AUBERT la situent davantage dans la logique de l’intensification, en tant que règne de
« l’hyper ». L’hypermodernité serait une modernité en quelque sorte « superlative », accélérée
par le développement des technologies Le même accent d’intensification apparaît d’ailleurs sous
la plume de l’appréciation de D. BISSON définissant l’ultramodernité379. L’hypermodernité se
voit enfin décrite du point de vue psychanalytique comme une « crise aiguë de l’altérité »,
l’individu ne parvenant plus du tout à intégrer l’existence d’un « autre », personne ou réalité380.
Citons avant de terminer, pour mémoire, le terme de « surmodernité ». Proposé par les
anthropologues G. BALANDIER et M. AUGE, il « désigne à peu près la même chose que
l’hypermodernité. Marc Augé (1992) insiste ainsi sur la notion d’excès et de surabondance
événementielle du monde contemporain et précise que la surmodernité constitue « le côté face
d’une pièce dont la post-modernité ne nous présenterait que le revers »381.

Les notions, quoi qu’il en soit, ne sont ni harmonisées, ni stabilisées. Elles ont le mérite
d’introduire l’idée d’une prise de distance critique possible, sinon effective, vis-à-vis des valeurs
de la modernité382. A défaut d’attendre beaucoup de neuf des néologismes récents, les diverses
contributions au sujet de la postmodernité ci-dessus récapitulées présentent-elles toutefois un
apport convaincant ? Chacune fournit au moins un élément significatif prenant place dans le
tableau de notre culture contemporaine. Mais, hormis la réflexion foucaldienne sur l’epistemè de
l’hypermodernité, qui présente un caractère plus systématique et transversal, aucune ne semble
rendre compte globalement du phénomène en cause, ce que réussissent au contraire les
approches de BAUDRILLARD, et aussi de COURTEL, ouvrant le chapitre.

378
Ce concept désigne pour FOUCAULT les cadres de pensées qui forment le sous-bassement des discours sur le
savoir au sein d’une communauté humaine, à une période donnée. Il développe surtout celle de la Renaissance.
379
Le même accent d’intensification apparaît, d’ailleurs, sous la plume de l’appréciation que porte l’historien des
idées D. BISSON sur l’ultramodernité : BISSON D., « La spiritualité au miroir de l’ultramodernité », revue Amnis n°
11, 10. 09. 2012, site www. amnis.revues.org, consulté le 16. 01. 2013.
380
« La promotion contemporaine de l’autonomie évacue le plus possible la rencontre avec l’altérité, la rencontre
conflictuelle avec l’Autre, d’où la multiplication de modalités auto-… (autoévaluation, autolimitation, autogestion,
autoréférence, autosatisfaction…). Le problème, c’est qu’il n’y a pas d’humanisation sans altérité, ni d’autonomie
non plus. », in PIGEON M., « Le toutalisme hypermoderne. 1. les conditions historiques », Institut Européen
Psychanalyse et Travail Social, site www.psychasoc.com, consulté le 30. 03. 2015.
381
AUBERT N., « La société hypermoderne, l’individu hyper moderne : ruptures et contradictions », site
www.afapp.org, consulté le 30. 03. 2015, p. 1.
382
Ce qui frappe, dans nombre de ces descriptions, est la posture d’observateur extérieure des auteurs. Mais qui,
de nos contemporains, se reconnaît dans le pauvre pantin, crédule et passif, croqué dans leurs analyses ?
89
A notre sens, d’un autre côté, il paraît possible, sans tomber dans la caricature,
d’identifier quelques innovations récentes, à portée tout à fait considérable383. Elles sont, sans
aucun doute, vectrices d’une transformation effective du rapport de l’homme au réel et à lui-
même. De ce point de vue, l’identification d’une césure temporelle devient pertinente. Il ne s’agit
plus là seulement, pour l’humanité, de percevoir désormais le temps, le monde, voire les
relations aux autres différemment, mais de les remodeler radicalement, de façon résolument
durable et prégnante. Comment éviter l’énumération lassante ? Nous pensons ici, d’abord, à la
démultiplication des capacités et compétences humaines, dans les domaines de l’intelligence
artificielle, et de la manipulation du vivant. Des machines calculent à présent si rapidement que
les compétences humaines en la matière sont dépassées : or, elles sont par exemple utilisées afin
de spéculer en bourse, pour des montants démesurés et à grande échelle, sans régulation possible.
Les conséquences peuvent en devenir très nocives, collectivement, sous forme de crises
mondialisées. Celles-ci précipiteraient un grand nombre de personnes dans la misère et la
mort384. Les dispositifs informatiques stockent, de leur côté, des données de façon exponentielle.
Détournée, cette intrusion dans la vie des personnes peut conférer un pouvoir redoutable à des
terroristes ou tyrans, pourchassant tout un chacun pour ses opinions, ses choix, ses relations.
Quant à l’emprise marchande sur chacun en la matière, elle est déjà inégalée. La microbiologie a
développé, de son côté, des savoirs nouveaux ; la nanobiologie permet notamment d’ajouter des
fonctions aux nanomatériaux, en les interfaçant avec des structures, ou des molécules
biologiques de taille voisine. Tout ceci pose des problèmes inédits sur le plan éthique385. Les
scientifiques seront, par ailleurs, en mesure, sans doute bientôt, de dupliquer des êtres humains
par clonage, en faisant fi des générations, des règles de l’engendrement et des liens familiaux 386.
D’ores et déjà, d’autre part, les diagnostics prénataux et préimplantatoires, les politiques
publiques autoritaires de contrôle des naissances chimique et de stérilisation chirurgicale, voire
d’avortements forcés, créent une critériologie de plus en plus sélective des « êtres humains admis
à naître »387. Comme le sexe est concerné, cette pratique déséquilibre dès aujourd’hui à grande
échelle le ratio masculin/féminin de générations nouvelles388. Quant à la modification du réel
non-humain, elle s’opère depuis un temps lointain, sur les plantes cultivées (greffes,
hybridations, OGM), et par propagation éventuelle, sur le monde des animaux et des plantes dits
sauvages. Les bêtes d’élevage sont, elles, depuis longtemps sélectionnées et optimisées en vue
d’objectifs productifs (lait, viande, graisse, laine, vitesse, endurance, etc.). Or, la mainmise
humaine sur l’espace planétaire affecte déjà les espaces naturels: déforestation galopante,
pollutions, culture extensive et intensive, surexploitation des ressources naturelles. Le
changement des équilibres spontanés mondiaux s’effectue ainsi en ce moment même par la

383
Rappelons à ce propos notamment le chapitre III de l’Encyclique Laudato Si du Pape FRANÇOIS.
384
A savoir, des crises alimentaires planétaires majeures liées à la spéculation sur les produits agricoles, par
exemple ; ou encore, des crises énergétiques et financières, des crises de matières premières, successives ou
conjuguées.
385
Les chercheurs peuvent ainsi, désormais, manipuler du « matériau humain » (des embryons fécondés
artificiellement ou des gamètes destinées, en devenir, à se muer en personne humaine vivante). Ils peuvent par
exemple combiner des apports génétiques (bébés à trois ADN), hybrider le « matériau humain » avec des
matériaux animaux comme des cellules de porc ou de souris, sinon de végétaux, voire le fusionner avec des
matériaux artificiels dans le but d’« améliorer l’humain », et non seulement de le guérir (ce qu’on appelle le
« transhumanisme ») : performances physiques mais aussi intellectuelles seront concernées.
386
D. LE BRETON expose une vertigineuse réflexion sur la confusion de la parenté induite par le clonage. Voir LE
BRETON D., Anthropologie du corps et modernité, op. cit..., p. 136-138.
387
L’élimination systématique des embryons porteurs de trisomie 21 s’apparente à un eugénisme. Voir DENIEL-
LAURENT B., Eloge des phénomènes – Trisomie : un eugénisme d'Etat, Paris, Ed. Max Milo, 2014.
388
ATTANE I., Une Chine sans femmes ?, Paris, Ed. Perrin, 2005.
90
modification du climat. On connaît ses graves répercussions 389. Enfin, l’ubiquité et l’accélération
temporelle permises par les TIC transforment les relations au temps, à l’espace mais aussi entre
les personnes. Le quotidien de conjoints ou de familles séparées géographiquement se voit
transformé par la possibilité de communiquer instantanément par logiciels spécialisés, donnant la
possibilité de se voir et de se parler, par écran interposé. Même s’il est douteux que ce type de
rapports soient identiques à ceux noués « en chair et en os », les conditions de contact immédiat
et visuel changent considérablement par rapport au délai imposé par le courrier et à la médiation
du support manuscrit. En même temps, ces moyens de communication affectent la façon dont les
personnes se rapportent les unes aux autres, en abolissant les frontières et en donnant la primauté
à l’instantané et au provisoire390 : les conséquences exactes en sont encore difficiles à évaluer.

De ce point de vue se repose la question du statut du corps en postmodernité. Y est-il


réhabilité ou non ? Il est permis d’en douter. Si le XXe s. redécouvre le corps trop longtemps
déprécié391, les approches somatiques qui y coexistent sont tellement diversifiées et contrastées
qu’il devient difficile d’y lire une cohérence, encore moins un respect largement partagé 392. D.
LE BRETON dénonce particulièrement dans deux ouvrages marquants des pratiques
contemporaines assujettissant le corps, utilisé comme une simple « façade de soi »393. L’irruption
du virtuel achève de renforcer la déréalisation de la vie concrète, donc physique. Domotique,
écrans et souris, voire dispositifs que l’on peut commander à la voix (ou même à la pensée)
rendent aujourd’hui déjà pour certains le corps « surnuméraire »394. Ce dernier pourrait n’être
bientôt plus que réduit à ses fonctions perceptives et techniquement fonctionnelles395. Pour le
moment, on ne peut pas se nourrir informatiquement, mais une fois que ce pas sera franchi
(imprimantes en 3D alimentées en cellules adéquates), le corps humain ne sera-t-il plus qu’un
prolongement avachi de la « machine à vivre » ? Où la relation amoureuse se frayerait-elle un
chemin ?

Il nous semble toutefois que les développements au sujet de la postmodernité seraient


incomplets sans une réflexion en lien avec une problématique culturelle au sens large du terme.
Elle nous paraît trop peu aperçue peut-être. Les impératifs de la postmodernité se voient à la fois
imposés à des générations qui connaissent des conditions d’éducation et d’exercice

389
Elles touchent la faune, la flore, et affectent la survie de tous les habitants des terres émergées, en fonction du
niveau de la mer, des ressources alimentaires et économiques, des conditions sanitaires affectées ou non par les
changements de température, et suite à la sévérité accrue des événements climatiques qui y président.
390
Pensons notamment aux jeunes adultes et adolescents rivés à leurs smartphones et tablettes.
391
Voir DESCAMPS M.-A.., L’Invention du Corps, Paris, Ed. PUF, 1986.
392
Des « techniques du corps » de MAUSS au « corps propre » d’HUSSERL, en passant par le « corps développé »
des thérapies comportementales et du développement personnel, le « corps machine » de la médecine moderne,
le « corps fabriqué » du design corporel et du transhumanisme, le « corps discipliné et exposé » des sports
d’endurance et des sports extrêmes, le « corps instrumentalisé » par le système productif et défensif, ou
l’hédonisme sexuel, nous rencontrons toutes sortes d’interprétations et d’usages somatiques. Le culte
contemporain du corps se révèle avant tout, selon LE BRETON, une autopromotion de l’apparence et un
narcissisme identitaire. Nous avions développé ce sujet dans notre mémoire de master, BARTH S., Spiritualité du
couple et corporéité, juin 2012, § III 1., l’« invention contemporaine du corps ».
393 e
LE BRETON D., Anthropologie du corps et modernité, op. cit., et La Sociologie du corps, Paris, Ed. PUF, 2 éd.,
2002.
394
LE BRETON D., Anthropologie du corps et modernité, op. cit., chapitre « Le corps surnuméraire de la techno-
science », p. 271-327.
395
Nous songeons aux pathologies liées aux cyberdépendances : obésité, problèmes circulatoires et articulaires,
atonie musculaire, tendinites des membres supérieurs, déformation de la colonne vertébrale... On peut y ajouter
les problèmes de dépendance psychologique et d’inappétence pour la vie concrète, qui aggravent les symptômes
somatiques.
91
professionnels radicalement différentes de celles qui prévalurent jusqu’aux années 1980. Les
jeunes adultes entre 20 et 30 ans, même s’il faut pondérer ce jugement dans les toutes dernières
années avec un chômage juvénile important, connaissent un changement global de statut social.
Leur autonomie, leurs ambitions, leurs aspirations, leurs connaissances, leurs capacités, leur
accès à l’information (grâce à une offre de formation solide, à la circulation moderne des
données, aux échanges internationaux banalisés, à la révolution informatique, les trois derniers
présidant à une mondialisation culturelle en marche…) sont radicalement transformés. Leur
rapport à l’histoire et à la transmission est modifié par l’immédiateté d’une information
disponible sous une forme fragmentée. Jouent aussi un rôle certain leurs conditions d’éducation
et de jeu, souvent placées sous le signe du collectif ou du substitutif, mais aussi du virtuel :
crèches et périscolaire, nounous ou gardiennes alternés, accès fréquent aux écrans et medias sans
médiation adulte. Enfin, leur mobilité est encouragée. De l’aveu des étudiants, les programmes
Erasmus fournissent ainsi des moments festifs, où l’on partage la détente avec des pairs d’une
culture différente… Sans oublier le vagabondage sexuel susceptible de les agrémenter.

La société postindustrielle accompagne, de fait, un passage rapide. On vient d’une culture


agricole, terrienne, ritualiste, territorialisée, patriarcale, et, en quelque sorte, immobile, où
l’autorité et le savoir détenus par les sages se dispensaient comme « venant d’en-haut »,
indiscutables comme tels. Il se produit ensuite, à un stade de civilisation industrielle, reposant
encore, peu ou prou, sur les cadres de transmissions antérieurs, un arrêt provisoire où se stabilise
une première découverte (même si des self made men y émergent déjà). On en arrive enfin à une
pluriculturalité brutalement hyperurbaine, libertaire, mobile, interactive, en mouvement
perpétuel, où l’individu devient la référence, et dont l’expert se révèle de plus en plus
l’« adulescent » féru de technologies nouvelles. Les jeunes adultes constituant nos futures élites,
ou destinés à occuper une place collectivement significative dans notre société, revendiquent, en
conséquence, comme jamais le droit à l’aventure personnelle, et à l’élaboration de modèles
nouveaux, dans un monde en transformation exponentielle. Mais ils développent une aversion
instinctive face aux responsabilités managériales et financières, qui leur paraissent lourdes. Ils se
sentent prêts en revanche, selon une conception de la vie empreinte d’insouciance, à varier
considérablement leurs sources, dans une approche combinatoire, pragmatique et ludique de
produits ou de catégories culturels disponibles. Ils voient au mieux la foi chrétienne comme une
offre parmi d’autres, relevant d’une adhésion privée, et dépouillée de toute prétention à imposer
des vues générales. Le plus généralement, ils l’ignorent, invisible au milieu des sollicitudes
incessantes et attractives qui se disputent leur « temps mental disponible », dûment comptabilisé
par des logiciels espions, tapis dans leurs écrans allumés en permanence. Ce n’est pas que
l’histoire d’un homme torturé à mort par ses ennemis et ressurgissant vivant et transfiguré les
surprenne ou les dérange en soi… Mais, à l’ère de l’héroïc fantasy et des jeux de rôle sans
conséquence, l’idée que son destin puisse les concerner existentiellement paraît incongrue.

Il nous faut enfin ajouter que, absorbés qu’ils ont été par les enseignements scientifiques
et techniques qui leur sont le plus souvent délivrés à haute dose, sans compter leurs activités
ludiques sur la toile, la plupart d’entre eux n’ont qu’une bien faible idée des débats
philosophiques qui ont agité les siècles derniers. Ils peuvent être peu curieux de culture
religieuse, historique, philosophique, sinon littéraire. Il est permis de douter qu’ils aient, dans ces
conditions, une notion autre qu’empirique du temps, de l’espace, des relations. Ils doivent se
contenter de s’adapter au mieux à ce qui leur est proposé ou même imposé. L’offre en termes de

92
loisirs396 et d’études, les critères d’évaluation retenus aux examens et aux entretiens de
recrutement, puis les objectifs et processus de suivi de la production professionnelle attendue
d’eux ne dépendent pas de leurs souhaits propres. Ils subissent, bien plus qu’ils ne contribuent à
les élaborer, les valeurs d’entreprises auxquels ils sont soumis (affichées et pratiquées), sauf pour
les entrepreneurs de « start up ». Leur vie privée n’intéresse que les marchands…

Le peu d’espace personnel dont ils disposent doit suffire à les rendre disponibles à leurs
employeurs, ou à leurs clients, en temps et en heure. Lorsqu’ils sont rejetés du système, ils
doivent se contenter de vivre en marge, de ne pas déranger la marche des choses, et de composer,
tant bien que mal, avec la solitude et le déclassement qui les guettent397. La condition
postmoderne se révèle en cela plus simple et plus modeste que ne peuvent le laisser penser les
descriptions ci-dessus évoquées. Elle laisse place à bien des nuances, selon les familles et modes
d’éducation concernés, le niveau d’étude, les lieux géographiques. Et ce n’est pas parce qu’on
leur impose des cadres de vie et de travail innovants que les jeunes gens d’aujourd’hui ne
demeurent pas des personnes, avec des besoins identiques et des aspirations constantes, liées à la
nature humaine elle-même. En d’autres termes, « l’homme » postmoderne n’est qu’une fiction ;
nous ne l’avons jamais rencontré…

La « postmodernité », comme avatar de la modernité, apparaît en l’occurrence,


incontestablement, comme un cadre général (où les jeunes adultes actuels ont nécessairement à
se situer) très neuf. Il diffère de celui qui prévalait dans des systèmes antérieurs, dans lesquels les
personnes étaient conviées à adhérer, de gré ou de force, à une vision du monde unique et
disponible, tout en ayant à y trouver, bon an mal an, une place parmi les autres. Quoi qu’on
puisse penser des problèmes qui se posaient autrefois, effectivement, en termes de conditions
d’existence générales, de qualité de vie partagée, de respect des consciences ou de droit à se
construire personnellement - ce qui nous évitera sans doute d’idéaliser le « prémoderne » comme
on pourrait être tenté de le faire un peu facilement – les jeunes gens d’antan se repéraient plus
vite et plus tôt dans la société, héritant de croyances plus partagées et plus identifiables.

Il est donc inévitable que les changements récents ci-dessus évoqués affectent les
croyances de nos contemporains, et leur rapport au religieux.

1.3.1.3 Les recompositions du croire contemporain

Dans la plupart des études du croire contemporain apparaît avec insistance la catégorie de
la « sécularisation »398. Ce phénomène, longtemps absolutisé, a pu être ensuite mis en balance
avec « l’individualisation »399 et la « loi du marché », régissant parallèlement les sociétés

396
La vision du temps et de l’espace de ces « adulescents », même à trente ans, n’est-elle pas d’abord régie par les
codes en vigueur à cet égard dans les jeux vidéo et les récits d’héroïc-fantasy, sinon les séries américaines ? Il ne
nous semble pas que ces codes soient en eux-mêmes post-modernes.
397
« Robert Castel […] montre comment l’individu « par excès » est celui qui est dans la richesse et le débordement
permanent. A l’autre extrémité, il y aurait un individu « par défaut » qui, n’ayant absolument aucun support
économique […], déclinerait son identité en termes de manque, […] et se retrouverait totalement désaffilié », car
privé des assises et réseaux nécessaires pour son insertion socio-économique, in AUBERT N., conférence « La
société hypermoderne, l’individu hyper moderne : ruptures et contradictions », op. cit., p. 9.
398
DURCKHEIM et SIMMEL sont considérés comme les porteurs de la théorie de la sécularisation comme
différenciation des sphères de la vie humaine, et réduction du religieux à une sphère parmi d’autres.
399
Voir BISSON D., « La spiritualité au miroir de l’ultramodernité », op. cit. Sur le détail de ce processus, lire
LUCKMANN T., The Invisible Religion. The Transformation of Symbols in Industrial Society, Canterbury (Kent), Ed.
MacMillan, 1967, cité par BISSON.
93
postindustrielles, même dans le domaine religieux400. Pour RICŒUR, « on entend d'abord par
sécularisation un phénomène institutionnel : l'émancipation de la plupart des activités humaines
à l'égard des institutions ecclésiastiques ; en ce premier sens, sécularisation est synonyme de
laïcisation […]. En un second sens, la sécularisation est marquée par l'effacement de la
distinction entre les deux sphères du sacré et du profane […] ; cette disparition caractérise la
modernité comme telle »401. Selon C. TAYLOR, plus précisément « la sécularisation se
comprend […] comme une redéfinition complète des formes de la croyance. Ainsi, le
désenchantement du monde se traduit également par une quête renouvelée de sens. […] [Or, la
sécularisation] entre dans une nouvelle phase qui tend à accentuer certaines évolutions en
cours : individualisation spirituelle, sentiment de l’unité du divin et de l’humain, recherche d’un
accomplissement mondain, démythisation et réinterprétation symbolistes. […] Le religieux
« hors-piste » devient la norme et marque très certainement l’entrée dans une nouvelle ère »402.
Le regain d’intérêt pour le spirituel s’impose ainsi comme un développement inattendu et
prégnant du processus de sécularisation, qui semble bien ici se confondre avec la définition
courante de la (post)modernité.

Ceci étant posé, quelle évocation plus précise peut-on esquisser des changements
affectant aujourd’hui l’appréhension de la sphère du religieux ? Nous avons brièvement évoqué
supra le rejet moderne de toute autorité normative ; les croyances sont concernées au premier
chef. Un tel rejet implique, d’une part, la remise en cause des institutions de toute nature ; les
Eglises en font partie, avec leurs exigences et leurs règles. D’autre part, il suppose une distance
prise vis-à-vis de tout système de pensée complexe et établi, prétendant détenir la vérité. On
rejette, ou on ignore ainsi totalement la vision métaphysique globale retenue par le christianisme
en tant qu’héritier de la philosophie grecque, et le corpus de croyances qui s’y voit directement
rattaché. La question de l’appartenance se greffe sur le processus d’individuation constaté : on se
définit moins par rapport à un groupe unique, on revendique une affiliation plurielle (encore
compliquée par les pratiques des réseaux sociaux)403. Les défis se posent, alors, en termes
d’articulation entre l’individuel et le collectif, le particulier et le général, le parcellaire et le
global. De surcroît, si plus personne n’est censé détenir seul la clef du bien, du mal, si les
certitudes se dérobent, la question de la vérité s’en voit aussi interrogée, donc celle de l’autorité
de la parole et des critères d’authentification du « dire vrai » ou des valeurs invoquées. Or, si au
nom de la liberté d’expression404 et de conscience, on s’ouvre plutôt aisément à un pluralisme de
fait, celui-ci devient problématique en matière de vivre-ensemble. Des conflits éclatent

400
La loi du marché religieux, ou théorie de l’offre religieuse. Voir STARK R. & FINKE R., The churching of America –
1776-2005 – Winners and losers in our religious economy, New Brunswick – New Jersey, Ed. Rutgers University
e
Press, 2005 (2 éd.), cité par BISSON.
401
Voir RICOEUR P., « Rapport présenté en mai 1968 à Valence au Congrès du Christianisme social », in « Paul
Ricœur, Histoire et civilisation », revue du Christianisme Social, Autres Temps, n° 77-78, printemps 2003.
402
BISSON D., « La spiritualité au miroir de l’ultramodernité », op. cit.
403
« Je peux être citoyen de mon village, de mon pays, de l’Europe, de la Méditerranée comme du monde, tout en
me réclamant d’autres appartenances, religieuses ou parareligieuses, culturelles, professionnelles... La question qui
alors se pose est celle de savoir ce qui fonde ces communautés d’appartenance et, surtout, si cette diversité joue en
faveur d’un heureux métissage identitaire, marque de la modernité à venir, ou au contraire entraîne des
phénomènes de crispation voire de radicalisation, sinon de schizophrénie, qui pourraient être à l’origine de
nouvelles tensions ou de nouveaux conflits. », in JOUVENEL (de) H., « Editorial », revue Futuribles, été 2007.
404
Il semble que le déchaînement des passions destructrices soit favorisé par le Net, à l’abri des pseudonymes.
L’impunité relative des « blogueurs » et autres « chatteurs » et « tweeteurs » racistes, invitant ouvertement à la
haine (par exemple face aux trisomiques, mais aussi à tout groupe désigné…) encourage le développement de la
logique de l’affrontement. Les modérateurs ont souvent fort à faire pour calmer les échanges. Ne parlons même
pas du harcèlement collégien, par mobile et ordinateur interposés, qui devient un fléau redoutable.
94
inévitablement face aux règles démocratiques dans l’usage de l’espace public et des prestations
collectives mises en place pour tous, notamment les lieux d’éducation405. Les politiques
publiques de santé se trouvent également interpellées, dès qu’il s’agit de recours à des techniques
médicales innovantes : procréation assistée, techniques de réanimation et de maintien en vie… Il
n’est pas aisé de respecter les options diverses de chacun, qui ont une dimension spirituelle406. Il
est important d’éviter, en la matière, la collusion des intérêts financiers et des égoïsmes privés,
qui ne s’affiche jamais, mais s’autorise du pluralisme pour s’imposer subrepticement.

Le processus de désinstitutionalisation comprend lui-même plusieurs corollaires407. Il


détermine l’affaiblissement des régulations institutionnelles, outre la désaffection croissante face
aux religions établies. Une dissociation entre sens et norme tend de ce fait à se développer. On
observe, également, l’effacement relatif des identités collectives confessionnelles, dites
« traditionnelles », même si elles peuvent se transformer et s’actualiser408. En résultent, de façon
globale, une dissociation accentuée entre appartenance et croyance, ainsi qu’une dissémination
croissante du croire. La réorganisation des systèmes de croyances s’en voit induite : elle
s’effectue dans le sens d’un réinvestissement sémantique avec glissements notionnels409, qui peut
aller jusqu’à la subordination d’un champ de significations 410, ainsi qu’à travers la
complémentarité fonctionnelle, sinon la juxtaposition, de différents champs de croyances 411. En
ce sens, on constate la pluralisation du paysage et l’extension des frontières du religieux, avec un
élargissement de l’offre en matière de « religieux » au sens large (dans le cadre du marché
évoqué ci-dessus), rejoignant le concept d’une religion « à la carte ».

Dans ce paysage global, nous ne saurions passer sous silence une appellation discutée412,
mais bien présente dans le discours relatif au spirituel contemporain, que ce soit pour en
défendre la validité et la portée, critiquer sa propension syncrétiste ou jeter un regard scientifique
sur un volet significatif du croire contemporain413 : nous voulons parler du New Age.
Protéiforme, sujette à des transformations récentes, cette notion mérite à notre sens une mention
spéciale, dans la mesure où elle conjugue très tôt différents champs de préoccupations
contemporaines. On peut noter en effet son intérêt pour la personne, à travers la présentation de
la religion comme expérience personnelle (donc la promotion de la conscience individuelle et de

405
Comment concilier tenue vestimentaire et pratique sportive, interdits alimentaires et prestations de
restauration scolaire, fondamentalismes et rapport aux enseignements scientifiques et historiques, liberté de
conscience et port de signes religieux « ostentatoires » ?
406
Faut-il accéder ou non, et sur quelles bases, aux demandes de maîtrise, s’agissant d’examens prénataux
débouchant sur l’avortement « préventif », d’acharnement thérapeutique, ou encore d’euthanasie ?
407
Nous nous appuyons pour cette description sur l’analyse de Ph. LE VALLOIS invoquant J.P. WILLAIME et M.
MILOT : voir LE VALLOIS Ph., « Le nouvel âge de la spiritualité », in AULENBACHER C. (éd), Spiritualité, enjeux, défis,
op. cit., p. 146.
408
On peut penser au succès des Eglises évangéliques, ou à la remobilisation identitaire et politique partiellement
liée à la « manif pour tous », qui réunissait cependant des personnes de profils très divers et souvent peu militants.
409
On emploie un vocabulaire empruntant aux catégories psychologiques, vulgarisé et mis au service de la quête
spirituelle : voir ARENES J., « La vie spirituelle chrétienne, un regard psychanalytique », op. cit., p. 27.
410
Ainsi des rapports du psychologique et du spirituel, sur lesquels nous reviendrons.
411
On constate de plus en plus la coexistence, par exemple, de croyances en la réincarnation, et de contenus de foi
chrétienne en principe incompatibles. Nos frères africains, asiatiques et latino-américains composent depuis
longtemps avec des pratiques et croyances issues des cultures et religions traditionnelles, et une appartenance
affichée au christianisme. Cet état de fait s’invite actuellement dans l’Eglise occidentale, du fait des migrations.
412
Sur cette question de terminologie et de méthodologie, voir SUTCLIFFE S., BOWMAN M. (red.), Beyond New
Age : Exploring Alternative Spirituality, Edinburgh, Ed. Paperback, 2000.
413
On peut citer A. BAILEY, P. LE COUR ou encore M. FERGUSON parmi ses promoteurs, J. VERNETTE parmi ses
spécialistes et détracteurs chrétiens, P. HEELAS et D. KEMP parmi ses analystes académiques.
95
la spiritualité comme cheminement propre à chacun), le souci de l’épanouissement personnel
(donc de la guérison corps-âme et esprit mêlés, avec l’ouverture à des thérapies holistiques),
ainsi qu’un certain féminisme. Il faut citer en plus sa considération pour la science moderne
(souci d’intégrer certaines données scientifiques récentes, en sciences dures et en sciences
humaines, et de faire évoluer l’épistémologie, notamment dans les domaines de la physique, de
la biologie et de la physiologie ou encore de la psychologie, y compris religieuse). On ne peut
oublier, enfin, sa prise en compte du lien entre la personne et le cosmos, par l’élaboration d’une
théorie énergétique universalisante concernant aussi le corps, et à travers des préoccupations
écologiques à pentes animiste voire panthéiste. Autant de vues exclues à divers titres de l’univers
philosophique, scientifique voire religieux, au moment où ce phénomène apparaît.

Définir le New Age reste pourtant délicat, au vu de ses expressions, et des grilles
d’analyse variées qui lui furent appliquées dans des disciplines aussi diverses que celles de la
sociologie, de l’anthropologie, de l’ethnologie, de l’histoire des mentalités et des idées, de la
psychologie, de l’épistémologie ou encore des sciences religieuses. Fondamentalement, en se
référant au mythe astrologique du Verseau414, ce courant d’idées postule l’idée que l’humanité,
entre, peu ou prou, dans une ère nouvelle415, comme en témoignerait l’« effervescence
spirituelle » multiforme constatée depuis le XIXe s. Ce changement laisserait espérer, au moins
selon l’influente théosophie (fondée en 1875, elle entend christianiser un « spiritisme
évolutionniste »416), le retour imminent du Christ, un « Jésus » bien peu chrétien qui reviendrait
visiterait régulièrement la Terre417. Assez vite, le mouvement littéraire du romantisme relaie ces
dernières approches, notamment par le biais de V. HUGO après le décès de sa fille
LEOPOLDINE. Mais, par la suite, des herméneutiques diverses et des évolutions successives
minimisent progressivement, pour la majorité de ses tenants, la composante cosmogonique et
astrale initiale de la pensée du Verseau. Cette atténuation s’effectue au bénéfice d’une centration
sur les pratiques psycho-somato-thérapeutiques, censées faciliter l’harmonisation personnelle à
court terme, en un tournant plus utilitariste, qui revêt aussi un aspect lucratif418. Certains courants
écologistes radicaux, et un bon nombre de puristes militants s’en offusquent ostensiblement.

Ce système explicatif fait fond lointainement sur le volet hermétique de l’héritage gréco-
romain tardif, évoqué plus haut419. Le platonisme n’y est pas totalement fermé420, ainsi que, plus

414
Le Verseau est le signe du Zodiaque qui, selon la théorie astrologique de LE COUR, doit succéder au signe des
Poissons caractéristique de l’ère chrétienne, qui lui-même suit celui du Bélier (ère d’HERMES TRISMEGISTE). Sur la
foi d’une interprétation très personnelle d’un texte homérique, LE COUR conclut que GANYMEDE, nommé
échanson de Jupiter (dit Aquarius en latin car il répand son eau dans le ciel – Verse/eau) régira l’ère nouvelle. Voir
e
LE COUR P., L’Ere du Verseau. Le Secret du zodiaque, le proche avenir de l’humanité, 6 Ed., Paris, Ed. Dervy-Livres,
1980 (première édition 1937).
415
On en trouve plusieurs synonymes ou expressions associées : Ere du verseau, Conjuration du Verseau, Ere
Solaire, Mouvement de la Nouvelle Ere, voire Nouvelle Epoque, Nouveau Paradigme, Nouvelle Pensée, Nouvelle
Spiritualité, Nouvelle Conscience, Conscience intégrale, ou encore, Philosophie Eternelle.
416
S’y rattachent notamment l’anthroposophie steinérienne (R. STEINER).
417
Voir VERNETTE V., Le Nouvel Âge, Paris, Ed. Téqui, 1990, p. 7.
418
C’est en tout cas la thèse de deux spécialistes, qui situent ces propositions dans l’économie de marché :
BAINBRIDGE W. S., The Sociology of Religious Movements, New York, Ed. Routhledge, 1997 ; LUCKMANN T., Das
Problem der Religion in der Modernen Gesellschaft, Fribourg en Brisgau, Ed Rombach, 1963 ; “Shrinking
Transcendence, Expanding Religion ?”, in review “Sociological Analysis” 1990, n° 2.
419
Voir le début de la partie. Le pythagorisme s’est nourri de ces éléments, qui ont aussi imprégné la gnose
chrétienne. Il est intéressant de constater que l’islam s’est intéressé à ces spéculations, reconnaissant HERMES
TRISMEGISTE comme un prophète. La tradition soufie s’en inspire partiellement. Il ne faut pas négliger non plus les
échos indoeuropéens de ces traditions au nord de l’Inde, éventuellement ravivés après la conquête d’ALEXANDRE.
96
tard, le plotinisme, sinon ultérieurement, le néoplatonisme de la Renaissance. Ces vues informent
la gnose chrétienne primitive421. D’autre part, la vision concernée entend dépasser le dualisme422
par une approche dite « holistique ». Alors même que le christianisme occidental est contesté et
se divise, dans l’hermétisme décrit supra, une synthèse s’opère entre le fonds alexandrin et des
éléments de la kabbale juive, du « rosicrucisme »423, voire du « paracelsisme »424. Ce
syncrétisme, fidèle à la veine dont il est issu, se traduit, d’un autre côté, en quelques métarécits425
qui se saisissent des Ecritures chrétiennes, qu’ils réinterprètent, sans aucun souci de leur matrice
référentielle, pour proposer une cosmogonie, une physique, une métaphysique et une histoire de
l’humanité intégrant des éléments de cultures différentes, à partir de rapprochements
analogiques.

La tentative new-âgeuse de formuler une épistémologie scientifique alternative426 hérite


des thèses occultistes et alchimiques, et propose une vision mystisante de la théorie atomique. Se
voit, parallèlement, cultiver une spéculation au sujet de relations à des entités spirituelles non
humaines (anges, esprits – notamment des morts – et démons427), assortie de pratiques, de type
chamanique, dont s’inspirera ultérieurement le spiritisme. Cette dernière influence, popularisée
sous le nom de channeling, est décisive pour le succès de la Nouvelle Ere, d’autant qu’elle croise
des approches orientales, qui se diffusent aux USA suite à l’autorisation accordée à
l’immigration asiatique. La perspective est de garder le lien entre la religion, la spiritualité et la
science, attitude perçue comme archaïque dans la culture occidentale traditionnelle, mais
légitime dans la culture orientale et dans la contre-culture. Dans ce but, le New Age reconstitue

420
Même s’il ne l’assimile pas directement à HERMES contrairement à une tradition solide à son époque, PLATON
cite TEUTH, le TOUTH égyptien, dans le Philecte et le Phèdre, en le créditant d’un grand nombre d’inventions, dont
l’écriture. GALIEN cite des « traités médicaux » d’HERMES dont il aurait eu connaissance. Les liens entre la culture
grecque et les approches égyptiennes sont réels, HERODOTE a notamment voyagé en Grèce et rapporté nombre
d’éléments de ses lectures et contacts locaux. La médecine grecque a bénéficié du savoir égyptien.
421
Voir SUTCLIFFE S., Children of the New Age : a History of Spiritual Practices, London, Ed. Routhledge, 2003, p.
107. La gnose chrétienne, on l’a vu, intègre d’autres influences, zoroastrisme persique et imaginaire sémitique.
422
Voir HANEGRAAFF W.-J., New Age Religion and Western Culture: Esotericism in the Mirror of Secular Thought,
Leiden, Ed. Brill, 1996, p. 515s.
423
Le « rosicrucisme » se présente comme un syncrétisme, d'origine gnostique et alchimique, de type initiatique,
qui aurait été développé par ROSENKREUTZ dans une société ésotérique et mystique, tous deux éventuellement
légendaires. Les premières mentions de cette organisation secrète, appelée l'Ordre kabbalistique de la Rose-Croix,
e
datent du XVII s. allemand. Un dissident aurait créé par la suite l'Ordre de la Rose-Croix, du Temple et du Graal,
couramment désigné comme « la Rose-Croix catholique ». Divers groupes s’y rattachent aujourd’hui encore.
424
Médecin expérimentant très tôt l’usage thérapeutique de minéraux comme l’arsenic, le soufre ou le cuivre,
PARACELSE (né VON HOHENHEIM), noble allemand, fils de chimiste, développe une théorie médicale selon
laquelle on peut extraire des plantes, des racines et des métaux des composants actifs, dont les vertus curatives,
qu’il nomme les « arcanes», combattent efficacement les pathologies, même les plus redoutables comme la
syphilis ou la peste. Inspiré par les vues hermétiques, platoniciennes et pythagoriciennes, le savant cultive l’idée
d’une unité entre macrocosme et microcosme. L’astrologie et la pratique des talismans retiennent aussi son
attention ; mais son approche alchimique est surtout iatrochimique (en vue de guérir), avec d’ailleurs des succès
thérapeutiques. Il considère la nature comme son premier maître. Son empirisme le distingue de la spéculation
occultiste purement théorique, quoiqu’il s’y intéresse. Le « paracelsisme » est la réinterprétation de son héritage
e
théorique, mêlée à des spéculations alchimiques, et développée au cours de la deuxième moitié du XVII s.
425
Citons-en trois : URANTIA FONDATION, Book of Urantia, Chicago, Ed. Urantia, 1955 ; FERGUSON M., The
Aquarian Conspiracy : Personal and Social Transformation in the 1980s, Los Angeles, Ed. Tarcher, 1980 (en français
Les enfants du verseau : pour un nouveau paradigme, Paris, Calmann-Lévy, 1981) ; CORAK B., The Knowledge Book,
Dunya Kardeslik Bircigi (Turquie), Ed. locale, 1996. Ces récits sont soi-disant dictés par des êtres spirituels ou reçus
par des canaux spécifiques, circonstances mythiques typiques de l’hermétisme, et donc de la gnose antique.
426
Voir à ce sujet un des théoriciens de la « science » selon le New Age, CAPRA F., The Turning Point : Science,
Society and Rising Culture, New York, Ed. Bantams Book, 1983.
427
A noter que LUCIFER s’y voit réhabilité.
97
une théorie énergétique qui cherche à réconcilier une vision dynamique et moniste du monde
avec les acquis récents en matière de physique (voire de physique quantique), de chimie,
d’anatomie et de physiologie, plus ou moins compatible avec certaines pratiques thérapeutiques
et croyances orientales. Legs antique, modernité et post-modernité s’y rencontrent, ce qui divise
les analystes soucieux de classification et permet d’intégrer sans sourciller, à condition de ne pas
entrer trop dans le détail, outre des éléments grecs et asiatiques, des fonds préchrétiens, ou des
traditions indo-européennes (celtiques notamment), voire aborigènes diverses (notamment celle
des Indiens d’Amérique, qui, ne l’oublions pas, sont d’origine asiatique). On peut, en tout état de
cause, déceler dans la mouvance New Age des connivences incontestables avec les tendances
décrites ci-dessus du point de vue de la spiritualité actuelle : sécularisation,
désinstitutionalisation, combinaisons aléatoires de croyances diverses428. Le développement
personnel est de même concerné : le Mouvement du Potentiel Humain429, sis à Esalen430, dans sa
propension à considérer le spirituel comme le produit de l’expansion des compétences humaines,
occupe une place décisive dans la diffusion des vues du New Age au sein de la société américaine
et du monde anglo-saxon en général. Cependant, à ce sujet, la tendance à taxer ce courant
d’individualiste demande à être nuancée. Si l’autonomisation de la personne, prégnante, y rejoint
pour une part l’isolement superbe du Sage Grec maître suprême de son destin, la subjectivisation
qui s’y opère relie le « moi supérieur » au cosmos, sans susciter la clôture du sujet du lui-même
propre à l’individualisme moderne431. L’ego limité, cupide et avide, y est remis en cause et bridé
par des pratiques de purification ascétiques, tandis que le « moi multiple » (qui accueille
« l’enfant intérieur », voire « l’homme » ou « la femme sauvage »), réhabilité, reste encore à
apaiser et à unifier pour permettre l’émergence du « moi supérieur ». La lecture de HEELAS,
perceptible dans le titre de son ouvrage - The Celebration of the Self and the Sacralization of
Modernity - qui a fait autorité en son temps, doit faire en ces sens l’objet d’un réexamen
attentif432. Toutefois, nous voyons que l’ouverture aux pairs n’est pas la priorité du New Age.
Ceux-ci y sont perçus, avant tout, comme des opposants ou des adjuvants à la quête du Soi relié
à un « univers » (dans un sens non réduit à celui que le terme prend en sciences physiques). On
peut avancer qu’une approche prioritaire du couple comme un lieu de croissance personnelle
peut en résulter, avec la fragilisation que cela suppose dès lors que le partenaire ne satisfait pas
les attentes narcissiques.
Au vu de ces éléments, notre époque devient plus que jamais « le théâtre d’innovations
religieuses qui comportent des traits éminemment modernes », en valorisant le cheminement
individuel, l’expression des émotions, l’attrait pour l’expérience ouverte à tous et ancrée dans
l’ici-bas, sinon un goût pour le merveilleux et l’irrationnel, que d’aucuns
nomment ultramodernes. C’est sur cet arrière-fond que peuvent s’apprécier les formes prises par
les quêtes du spirituel contemporain.

428
Voir FRISK L., Globalization or Westernization ? New Age as Contemporary Transnational Culture, in ROTHSTEIN
M. (red.) New Age Religion and Globalization, Aarhus, Ed. Aarhus Universitetsforlag 2001, p. 40.
429
Nous accordons, au paragraphe suivant, une place à l’évocation de ce courant, d’où partent la pensée et la
pratique thérapeutique du développement personnel, elle-même pour part liée à l’essor du conjugal counselling.
430
L'Institut Esalen, né en 1961, se présente comme un centre de recherches en psychologie et psychiatrie. Son
fondateur, M. MACMURPHY, l’a installé dans une ferme située en Californie, non loin de San Francisco.
431
Voir LE BRETON D., Anthropologie du corps et modernité, op. cit., 1990, p. 36.
432
HEELAS P. The New Age Movement : the Celebration of the Self and the Sacralization of Modernity, Oxford, Ed.
Oxford Press, 1996.
98
1.3.2 Les quêtes du spirituel contemporain

La faveur du mot « spiritualité » aujourd’hui est à comprendre en fonction des différents


traits de la (post)modernité et des recompositions décrites ci-dessus. Le concept, dans son
acception contemporaine large, se voit en effet introduit au milieu des années mille neuf cent
soixante. Il rencontre d’emblée l’intérêt de nombreux théoriciens, car sa complexité et sa
richesse intègrent dès le départ l’évolution sociétale émancipatrice vis-à-vis de la religion
s’amorçant à ce moment. Son élaboration est historiquement l’œuvre du milieu catholique.
L’actualisation du terme s’inscrivait précisément dans la démarche assumée par cette confession
en termes de dialogue avec le monde contemporain. Le concile Vatican II se voulait ainsi
respectueux face aux nouvelles formes du questionnement religieux et philosophique d’après-
guerre. Nous évoquerons ultérieurement les différents aspects de son impact, considérable, sur la
pensée et la pastorale catholique à cette période, et ensuite.

Le théologien H. U. VON BALTHASAR, père du concept nouveau de « spiritualité au


sens large », la définit ainsi comme une « attitude foncière, pratique ou existentielle qui est la
conséquence et l’expression de la conception qu’un homme se fait de son existence religieuse -
ou plus généralement de son engagement éthique : une détermination active et habituelle de sa
vie, à partir de ses intuitions objectives et de ses décisions ultimes »433. Pourquoi une telle
approche ? « Il faut chercher le sens primitif du mot dans la conscience humaine en général. […]
[Ce sens primitif] place le spiritus, l’esprit, au centre, et cela d’une manière assez ample pour
correspondre exactement à l’usage de toute l’antiquité (le noûs d’Anaxagore à Plotin), à l’usage
chrétien (le pneuma-spiritus, des Alexandrins aux Victorins, aux Spirituels, aux réformateurs,
aux Piétistes), et à l’usage moderne (surtout chez HEGEL : « l’esprit », résumé subjectif et
objectif de l’être [sic]) »434.

BALTHASAR ne se doutait certainement pas de la fortune que cette innovation allait


connaître. Pour lui, « la spiritualité a une fonction unificatrice de l’existence et de la pensée
(intelligence et compréhension intérieure) » ? On peut postuler qu’en découle un style de vie
avec des exigences éthiques435. La spiritualité est en mesure, dans sa signification étendue, qui ne
se confond pas avec « la mystique » comme concept rationalisant réducteur, de répondre alors à
des attentes existentielles et de fédérer de nombreuses aspirations actuelles. Elle leur permet de
dialoguer les unes avec les autres sans s’arrêter aux frontières religieuses, confessionnelles,
culturelles. Elle peut rendre compte de la sorte de l’attirance pour diverses pratiques
individuelles : exercices et techniques comme des méthodes psychocorporelles telles que le
yoga, le Reiki, la méditation zen ; fréquentation des couvents chrétiens ou bouddhistes sans
adhésion obligatoire au système de croyances qui y est en vigueur ; voire pratiques
institutionnalisées telles que le sacrement de réconciliation, de plus en plus prisé dans les
sanctuaires mariaux et lieux d’apparition, par exemple…. Elle répond aussi de l’investissement
constaté dans des formations, expériences et usages plus collectifs, à savoir les séminaires et

433
BALTHASAR H. U. (von), « L’Évangile comme norme et critique de toute spiritualité dans l’Église », revue
Concilium, 1965, n° 9, p. 11-24.
434
Ibid. On pourrait traduire avec plus d’exactitude la fin de la citation de manière par « reprise subjective et
objective de l’être ».
435
On peut parler de « règle de vie ». Voir HEYER R., « Ce qui est spirituel et qui ne l’est pas », AULENBACHER C.
(éd), Spiritualité, enjeux, défis, op. cit., p. 19.
99
stages, sessions, récollections, retraites436 ; les liturgies ; ou même les rassemblements larges,
comme les grands pardons bretons, pèlerinages, événements tels que Protestants en fête, les JMJ,
etc. Elle concerne tout un chacun, dans la mesure où elle engage à la fois la conscience que
chaque individu a de soi, le projet qu’il forme sur sa vie, et sa relation à l’altérité, c’est-à-dire les
autres, le monde, éventuellement une transcendance. La condition humaine, en quelque sorte,
dans le monde où elle s’inscrit, en est revisitée. Seuls les fanatiques du quotidien sans relief ou
du matérialisme pur et dur peuvent y échapper ! Enfin, ce qui rend la spiritualité contemporaine à
la fois attractive et exigeante est sa dimension personnalisée : du fait que « le spirituel est […] ce
que la modernité autorise du religieux, [souvent] hors des espaces institutionnels [il] devient
[…] de plus en plus un lieu individuel de « création » de l’espace de foi »437.

En même temps, il importe de repérer la dimension toujours contestataire de la recherche


spirituelle, pour ne pas la ravaler à une consommation parmi d’autres. O. ABEL parle à ce
propos d’une forme de protestation à quatre valences : contre « le matérialisme d’une société
consumériste d’accumulation », contre « ce qui est trop intellectuel, trop rationnel », contre tout
ce qui « impose une accélération » et enfin contre « l’instrumentalisation généralisée »438. Goût
de l’essentiel, contact avec l’émotionnel et l’affectif, droit au temps pour les choses et à la
contemplation, mais aussi gratuité, plaisir et respect de la personne sont les attentes profondes
que cachent ces rejets. S’y ajoute sans doute par ailleurs la revendication d’une « dimension
épique, collective, cosmique », face à l’individualisme replié sur lui-même, qui dans un style de
protestantisme étriqué - et tout autant un certain catholicisme défensif évoqué ci-dessus - a tendu
à réduire « le mal et la déchéance à un péché moral très privé et l’élan de la rédemption au
recrutement d’élus solitaires »439. Ces dérives renvoient au triptyque kantien, « les passions du
pouvoir, de l’avoir et du valoir », soit les sphères du politique, de l’économique et du culturel.
La rébellion radicale, que l’on peut qualifier de spirituelle au sens large mais fort du terme, prend
dès lors contre l’abus politique la forme de la non-violence (GANDHI, LUTHER KING), contre
l’ordre économique accumulatif celle de la sobriété volontaire (FRANÇOIS d’ASSISE, P.
RABHI), enfin, contre la morgue de l’ordre culturel, celle de la revendication esthétique
provocatrice d’un A. RIMBAUD.

En contrepoint de ces figures quelque peu inaccessibles, nos contemporains ambitionnent


en tout état de cause de vivre plus librement que ne l’autorisent les systèmes ayant cherché ou
cherchant encore à contrôler les comportements et pensées. Or, des énergies, de la créativité et
de la personnalité se voient toujours requises en la matière. Elles ne peuvent être mobilisées que
par un désir profond, dont il convient de prendre ici la mesure.

1.3.2.1 Identité, vérité, éthique

Selon le psychanalyste J. ARENES, et de l’avis des spécialistes, la recherche spirituelle


contemporaine se présente en tout premier lieu comme une quête de soi (qualifiée de « quête

436
DAVIAU P., « Actualisation d’un héritage spirituel. L’exemple d’une démarche axée sur la Sagesse biblique »,
MENARD C. et VILLENEUVE F. (dir.), Spiritualités contemporaines, défis culturels et théologiques, Montréal, Ed.
Fides, coll. « Héritage et projet », 1996, p. 85-108. L’auteur propose l’exemple d’une forme de retraite adaptée aux
attentes contemporaines mise au point par les « Filles de la Sagesse », dont elle fait partie.
437
ARENES J., « La vie spirituelle chrétienne, un regard psychanalytique », AULENBACHER C. (éd), Spiritualité,
enjeux, défis, op. cit., p. 34. Les trois citations précédentes proviennent de la même page.
438
ABEL O. (et alii), Qu’est-ce qu’une spiritualité chrétienne ?, Paris, Ed. Facultés Jésuites de Paris, 2012, p. 13.
439
Ibid.
100
d’identité » par O. ABEL440) : « le sujet « subjective » [sic] en quelque sorte à travers sa
recherche spirituelle. Il se crée un espace personnel »441. Cette préoccupation prend place sans
aucun doute dans une perspective de « développement personnel », ainsi que le confirme
l’enquête toute récente sur les « nouveaux chercheurs spirituels », menée en 2013-2014 par le
Groupe d’étude sur les recherches et les pratiques spirituelles émergentes442.

Il importe de s’arrêter quelques instants sur le courant du développement personnel, tant


il marque de son empreinte la conception actuelle de la vie en société, du bonheur individuel et
collectif (y compris dans le couple), mais aussi l’éducation et le développement. Ce dernier
s’amorce dans les années 1930, où l’on se préoccupe pour la première fois de valoriser le
« potentiel humain » de chaque individu443, aussi bien dans la sphère privée que dans la sphère
sociale. Il s’agit d’identifier tout ce qui représente une entrave au processus d’accomplissement
de soi, et de le traiter, pour le faire disparaître. Le succès des thérapies comportementalistes444
est donc fulgurant, dès le départ, en raison de leur efficience rapide445. Dans un même temps se
trouvent mises au point des stratégies de formation qui optimisent les capacités professionnelles
et sociales des personnes. C’est au sein de l’entreprise notamment qu’elles se développent, à
partir d’un appui sur la confiance en soi et le conditionnement intérieur. D. CARNEGIE446 et N.
V. PEALE447 exercent à cet égard une influence considérable448. La logique à l’œuvre dans ces

440
Ibid., p. 15.
441
ARENES J., « La vie spirituelle chrétienne, un regard psychanalytique », op. cit., p. 34.
442
Ces personnes, majoritairement des femmes âgées de 50 à 64 ans, et diplômées d’études supérieures,
distinguent soigneusement entre spiritualité (synonyme pour elles d’unité, d’ouverture, d’aspiration) et religion
(connotant pour elles division, fermeture et contrainte). Trois quarts d’entre celles envisagent là, avant tout, une
démarche de développement personnel ; presque la moitié y associent une démarche thérapeutique, dans le but
d’une « transformation progressive de soi » (47 %), afin de « comprendre leur être profond et s’y
relier » (71 %), « trouver un équilibre et s’unifier » (70 %) et « vivre en plénitude l’instant présent » (63 %). Voir
LESEGRETAIN C., journal La Croix, « Qui sont les nouveaux « chercheurs spirituels », 04. 03. 2015.
443
Situons le propos : le mouvement du « potentiel humain » de 1960, tributaire des théories des psychanalystes
dissidents JUNG et ADLER (années 1920-1930), se répand en France dans les années 70. Il conçoit l’homme comme
un « potentiel de compétences à développer », à travers le concept-phare d’individuation. JUNG, dans Types
psychologiques (1921), montre que ce processus de différenciation psychologique a pour but le développement de
la personnalité de l’individu. Pour ADLER, dans Der Sinn des Lebens (1933), ce serait le développement d'un esprit
communautaire de nature à résoudre les problèmes de la vie qui donnerait sens à l’existence, à partir des
ressources propres de chacun. Deux centres d’intérêt coexistent dès lors, le soin donné aux personnes en difficulté
pour parvenir à s’épanouir malgré des souffrances importantes, l’aide à la croissance personnelle apportée pour le
bien de tous. L’autre source conceptuelle est la « psychologie humaniste » d’A. MASLOW et C. ROGERS, théoriciens
de la pyramide des besoins de l’homme, et d’une attitude thérapeutique empathique (années 40 à 80).
444
Dites « behavioristes », de l’anglais behavio(u)r, « comportement », intégrant par la suite des élément cognitifs.
445
Dès 1924, ces stratégies thérapeutiques s’intéressent au premier chef aux phobies et autres attaques de
panique. C’est à partir d’une « déprogrammation concrète », invitant le corps à affronter différemment les scenarii
anxiogènes, que l’on veut libérer l’individu. En d’autres termes, le cerveau humain, comme composante organique
de la personne, recélerait en lui-même les solutions aux difficultés des individus. Nous rattacherons à ce courant la
méthode auto-suggestive, dite « Coué ». Plus tard, se développe, de façon complémentaire, un faisceau de
psychothérapies allant de la Gestalt-thérapie au cri primal. Nous avons établi personnellement les résumés de ces
trois notes à partir d’une dizaine de sources, trop longues à détailler ici, d’autant que nous les avons croisées.
446
How to Win Friends and Influence People, publié en 1936, a été vendu à plus de 50 millions d’exemplaires.
447
The Power of Positive Thinking, publié en 1952, est resté dix ans dans la liste des best-sellers du New York Times.
Le développement personnel peut ainsi se révéler comme la face cachée d’une entreprise visant à utiliser les
énergies des individus au service exclusif de l’intérêt pécuniaire des élites capitalistes, détentrices des moyens de
production, sous couvert d’accomplissement de soi. Diverses approches managériales et/ou éducatives de cette
veine ont pris le relais, telles que « l'analyse transactionnelle » d’E. BERNE (1960), le « coaching » (vers 1970), la
« programmation neurolinguistique » (1975), la « psycho-sociologie des stades de vie » (1978) et enfin, la
« psychologie positive » liée à M. SELIGMAN (1998), sans oublier « l'ennéagramme » ou le « process-
101
systèmes de management repose essentiellement sur une vision positive de l’individu, convié à
prendre en main lui-même le développement de ses possibilités. On peut déceler ici comme un
écho des postulats antiques poussant le sage à s’exercer à un art de vivre lui permettant de
déployer ses capacités proprement humaines, notamment rationnelles, dans une dimension
métaphysique. Mais se voient là, surtout, honorées des compétences pratiques et techniques,
comme celle de la communication, de l’entregent, voire de l’efficience organisationnelle et
managériale. Cela dit, les participants s’en sentent valorisés et renforcés dans leur confiance en
eux-mêmes. Leur vie en général en bénéficie, et ces effets sont visibles aux yeux de leurs
proches. Même la vie de famille se mue en success story.

Il était certainement inévitable que les promoteurs du spirituel aujourd’hui, dans leur
focalisation sur la personne humaine, se saisissent de cette orientation pour la faire leur. Le
spirituel contemporain, en tout état de cause, ne sépare pas le progrès spirituel de la croissance
humaine. Il s’approprie en quelque sorte le commandement chrétien de l’amour, en en inversant
la logique et en le laïcisant : « aimer son prochain comme soi-même » implique de s’aimer soi-
même en priorité, et d’y consacrer temps et moyens. Il était sans doute utile, à l’encontre d’une
anthropologie pessimiste tendant à soumettre l’homme au cosmos, à un Dieu tout puissant, à la
Loi confondue avec la pression groupale, de promouvoir une certaine valorisation du soi. Celle-
ci était conforme, du reste, au motif de l’Imago Dei. Faire fructifier ses « talents » constitue aussi
une injonction proprement évangélique. Si des revers existent, en termes de rapport à l’autre et à
l’éthique sociale, sur lesquels nous reviendrons, cette évolution, qui s’est imposée en société, a
donc trouvé un certain écho dans les milieux chrétiens impliqués dans le monde contemporain.

La dimension holistique de la quête de soi contemporaine pousse, de même, et


prioritairement, à accorder une place au rapport à la corporéité, qui « réside au cœur de la
dimension d’humanité »449. En effet, « le sujet vit une coïncidence avec sa propre chair. Je suis
concerné immédiatement par le corps que je suis, qui est partie prenante de ma démarche
spirituelle. Le corps que je suis, c’est le témoignage que je me donne à moi-même dans l’espace-
temps[…] ». La quête spirituelle comme quête identitaire invite dès lors à prendre en compte
« l’ensemble des plaisirs, souffrances, expressions et postures par lesquelles l’humain se dit au-
delà du simple discours rationnel »450. Il y va d’une cohérence de la personne, corps, âme et
esprit associés. De ce point de vue, la cohérence avec l’inspiration biblique première paraît
effective. Dans une perspective globale, à coloration plutôt chrétienne, donc, mais ouverte à tous,
« la spiritualisation apparaît […] comme […] le passage du corps que j’ai au corps que je suis.
[…] Se spiritualiser, c’est […] devenir le corps de son âme et réaliser l’harmonie entre le noyau
invisible et la forme tangible. Non seulement le visage émacié d’un spirituel qui lutte pour la
justice est-il plus spirituel que M. Muscle, mais il est tout simplement plus corps »451. Respecter
le sujet de la quête spirituelle interdit en définitive, très généralement, de réduire son corps à une

communication », en vogue actuellement. Sur ces approches, voir BRUNEL V., Les managers de l'âme. Le
développement personnel en entreprise, nouvelle pratique de pouvoir ?, Paris, Ed. Poche, coll. La Découverte, 2008.
449 e
PIRSON J., « De l’intime au privé et au public. Analyse de démarches spirituelles au XXI s. comme formes
sociales : séparation, fusion ou conjonction ? », AULENBACHER C. (éd), Spiritualité…, op. cit., p. 188.
450
PIRSON J., « De l’intime… », AULENBACHER C. (éd), Spiritualité…, op. cit., p. 188.
451
BERGERON R., Renaître à la spiritualité, Montréal, Ed. Fides, 2002, p. 130. La dimension de l’avoir concourt de
même à la construction de l’identité subjective : les biens, de ce fait, « sont appelés, eux aussi, à se spiritualiser,
c’est-à-dire, non seulement à me servir de supports physiques, mais à être des signes de mon être spirituel et des
moyens efficaces pour le promouvoir. Un des premiers soucis des spirituels au cours des siècles a été d’aménager
des lieux adéquats, de se vêtir d’une manière conforme à leur projet de vie et à leurs valeurs, et d’user des biens en
respectant les exigences de leur espace spirituel. », ibid, p. 131.
102
machine ou à un composé d’organes452, encore moins à une enveloppe provisoire appelée à
disparaître et méritant le mépris453. La distinction entre spiritualité et religion se déploie
notamment, il convient de le rappeler, à partir d’une réflexion sur le soin en milieu hospitalier454,
qui ne peut se contenter de la seule médication somatique455. Il n’est pas question de traiter, par
exemple, le travail du détachement lié à la progression d’une maladie létale comme un problème
à résoudre par l’administration d’anxiolytiques ou de sédatifs. Le rejet du corps, nous l’avons
signalé, était une des carences les plus criantes de la spiritualité chrétienne dualiste qui a
longtemps prévalu. Il était naturel que nos contemporains attendent de perspectives actualisées
une réconciliation à cet égard. La grande popularité des somatothérapies, avec leurs multiples
déclinaisons plus ou moins orientalisantes évoquées supra456, atteste quoi qu’il en soit
amplement de la soif de nos contemporains, dans ce qu’ils escomptent d’une vie « spirituelle ».
Un dernier accent, important, est celui du renvoi à une reliance plus large : investir son corps est
se relier à la nature en général, voire au cosmos, comme on l’a relevé au sujet du New Age. Ceci
nuance l’accusation de narcissisme parfois jetée à la figure des « nouveaux chercheurs ».

Mais il ne suffit pas de trouver des moyens de « devenir davantage soi », y compris
corporellement, pour résoudre les difficultés qui nous entravent. Ce jeu de miroirs nous remet en
effet face à nos limites biologiques, que le développement personnel n’est en mesure de
repousser que jusqu’à un certain point seulement, révélant ses propres apories. De plus, les
failles qui sont en nous nous rattrapent, dès lors que nous n’avons pas assez de vis-à-vis capables
de nous relever. A l’heure actuelle, « l’homme qui se consacre à la création spirituelle ne peut
trouver aucun appui ni dans les générations précédentes ni dans la génération actuelle. […]
Lorsque la transcendance se dissimule, [il] ne peut plus l’atteindre que par lui-même »457. C’est
in fine la problématique d’un sujet faible face à un Dieu faible qui se dégage de la recherche
menée par J. ARENES depuis plusieurs années458, rejoignant ainsi une thématique postmoderne
relevée plus haut. C’est encore plus vertigineux si Dieu s’efface totalement. Certes, « la tentation
de la poursuite illusoire d’un bonheur sans faille est ainsi contrebalancée par un génie

452
PIRSON J., « De l’intime… », AULENBACHER C. (éd), Spiritualité…, op. cit., p. 188.
453
« Certains rêvent bien d’êtres éthérés purement spirituels et voudraient se servir de la religion pour fuir leur
corps-tombeau. Mais seul un corps vivant peut respirer, un corps animé par le souffle de vie, quand bien même il
s’essouffle aussi et finit, un jour, par « rendre » son dernier souffle. », in THIEL M.-J., « Ethique et spiritualité,
l’esprit des soins », AULENBACHER C. (éd), Spiritualité…, op. cit., p. 59.
454
Voir JACQUES R., « Le spirituel et le religieux à l’épreuve de la transcendance », revue Théologiques, vol. 7, n° 1,
p. 89-106, site id.erudit.org, consulté le 07. 07. 2013. A partir de la page 8s, l’auteur détaille la distinction entre
spirituel et religieux définie à partir des soins infirmiers et proposée par V. HENDERSON dans les années 1970.
Le nursing a, de fait, exercé une influence forte dans la conception contemporaine du care, approche holistique,
qui inclut le droit à la dimension spirituelle dans l’accompagnement proposé au patient.
455
« La reconnaissance des soins spirituels dans les institutions spécialisées […] renvoie à la reconnaissance des
personnes souffrantes dans différentes dimensions de l’existence, y compris celle du sens de la vie et la mort, quelle
que soit la croyance particulière. », in PIRSON J., « De l’intime au privé et au public… », op. cit., p. 188.
456
Dans un livre récent sont comparées les références anthropologiques de quelques thérapies
actuelles : cohérence cardiaque, relaxation, méditation, hypnose, EMDR, Taï-chi-chuan, Qi gong. En sont attestés
les effets bénéfiques au vu d’analyses scientifiques autorisées. La diversité des champs y est considérable, depuis
des études sur le système nerveux, respiratoire et cardiaque (quatre premières approches), en passant par des
résultats empiriques constatés sur les EMDR (Eye Mobilisation Desensitization and Reprocessing, ou « Intégration
neuro-émotionnelle par les mouvements oculaires »), jusqu’aux conséquences somatiques des principes taoïstes
gouvernant les exercices énergétiques de la médecine chinoise (tai chi et qi gong). Voir BERGHMANS C. et
TARQUINIO C., Comprendre et pratiquer les nouvelles psychothérapies, Paris, Ed. Dunod, 2009.
457
JASPERS K., La situation spirituelle de notre époque, Paris, Ed. DDB, 1952, p. 151, cité par ARENES J., « La vie
spirituelle chrétienne, un regard psychanalytique », op. cit., p. 35.
458
ARENES J., Croire au temps du dieu fragile. Psychanalyse du deuil de Dieu, Paris, Ed. Cerf, 2012.
103
d’inventivité, avec comme dans la mystique contemporaine, [le vertige] d’une création au-dessus
du vide »459. Mais, dans la mesure où dans ce monde commun ce qui demeure du religieux est
beaucoup moins contenant, l’exigence qui se met à peser sur chacun devient écrasante. La tâche
psychique requise de chacun se révèle fort onéreuse460, ce qui explique qu’on attende
prioritairement d’une croyance ou d’une pratique spirituelle qu’elle apporte sans tarder du bien-
ou du mieux-être, de l’aide effective dans la construction, sinon la conscience de soi461 : la
logique pragmatique prime462.

C’est d’autant plus vrai qu’à l’heure actuelle on rencontre de plus en plus de sujets qui
n’ont pu se construire et se méconnaissent, simplement par manque de compagnonnage sécure et
régulier. Le surinvestissement professionnel et culturel de leurs parents, qui ont eu recours à une
prise en charge collective ou alternée (déjà mentionnée), n’a, semble-t-il, pas permis aux enfants
de s’individuer suffisamment. Ils sont adaptables, mais insuffisamment étayés. La béance en eux
cherche à se rassurer en les poussant à formuler « l’intime conviction qu’il existe un niveau de
vérité de soi-même, souvent caché, toujours meilleur, dont la recherche personnelle permettrait
de s’approcher ». D’où la multiplication des tentatives engagées en ce sens.

De fait, c’est le deuxième aspect fondamental de la quête spirituelle contemporaine selon


O. ABEL : la recherche de vérité. Mais, dans le cadre du pluralisme notamment, la question est
de savoir laquelle ! Le théologien protestant la présente comme une vérité alternative par rapport
à la rationalité technicienne et instrumentale, « la vérité d’une manière d’être, une authenticité,
une sincérité »463. L’épreuve du quotidien, et la perte des balises traditionnelles régissant les
existences individuelles achève de confronter les personnalités à des doutes permanents sur la
parole qui leur est adressée et les personnes qui les entourent : une vraie source d’angoisse. La
quête spirituelle suppose, pour combattre ce malaise, la mise en place de repères reconnus
personnellement comme fiables. On recherche ainsi des propos de sagesse sur l’existence, ou des
philosophies de vie dignes de foi qui puissent abriter une vérité sûre, même s’ils demeurent, en
pluralisme, soumis à discussion. Cependant, cette quête est complexe et longue, car, subjective,
elle engage un « moi » en recherche d’étayage narcissique. On peut comprendre de ce fait que
toute remise en cause extérieure soit ressentie comme insupportable. Cette autoprotection
fragilise d’autant plus l’entreprise de confrontation avec une vérité qui serait de nature à dissiper
nos illusions sur nous-mêmes, sur les autres, sur le monde, voire sur le Dieu que nous nous
forgeons, surtout si ce dernier n’est qu’une projection fantasmée de nous-mêmes.

459
ARENES J., « La vie spirituelle chrétienne, un regard psychanalytique », op. cit., p. 35.
460
J. ARENES montre combien la déconstruction moderne du cosmos habité de Dieu transforme l’humain en
« architecte d’intérieurs « sauvages », œuvrant sans cesse à l’élaboration de ses habitats imaginaires, de ses
quartiers rituels, sémiotiques et techniques. […] La théorie [psychanalytique] du psychisme modélise un monde
interne exempt de hasard, mais qui se creuse en complexité. La réalité extérieure, absolument neutre, est, quant à
elle, le siège de l’aléa. », in ARENES J., Croire au temps du dieu fragile…, op. cit., p. 30-31. Il explique aussi comment
les impératifs du développement personnel, de l’amour et de l’estime de soi peuvent ouvrir un gouffre en
mobilisation d’imaginaires, une démultiplication d’images de soi, qui n’est en définitive qu’une répétition
angoissante du même. En somme, « l’aporie de l’épanouissement personnel est l’impossibilité d’être sa propre
mesure. », in ARENES J., La quête spirituelle hier et aujourd’hui, un point de vue psychanalytique, op. cit., p. 284-
285.
461
Se « relier à soi » est ainsi répertorié comme une des deux aspirations spirituelles majeures, dans une enquête
réalisée en 2008 par deux chercheurs en management : voir CAMUS S., POULAIN M., « La spiritualité : émergence
d'une tendance dans la consommation », revue Management & Avenir n° 19, 5/2008, p. 72-90, cité par LE VALLOIS
Ph., « Le nouvel âge de la spiritualité », AULENBACHER C. (éd), Spiritualité…, op. cit., p. 147.
462
LE VALLOIS Ph., « Le nouvel âge de la spiritualité », op. cit., p. 146.
463
ABEL O. (et alii), Qu’est-ce qu’une spiritualité chrétienne ?, op. cit., p. 19.
104
Qu’est-ce qui permet donc à la personne en recherche aujourd’hui de vérifier qu’elle
progresse bien sur le chemin qu’elle s’est fixé et qu’elle en retire un bénéfice, mais aussi qu’elle
grandit dans son jugement et dans son discernement ? Sans doute une « vérité d’elle-même » qui
la conforte dans son statut de victime et la dispense de métanoia véritable, telle que celle qui se
vend de nos jours, ne peut-elle satisfaire que partiellement son attente profonde. Un autre écueil
surgit lorsque le subjectivisme ravale toute conception, quelle que soit son assise scientifique ou
rationnelle, à une simple opinion, « la plus forte restant alors la plus vraie »464, ce qui fait
disparaître la part interrogative et scientifiquement fondée de tout savoir.

En cela, le troisième aspect de la recherche spirituelle d’aujourd’hui, la quête d’éthique


relevée par O. ABEL, constitue un invariant qui retient l’attention. Selon P. RICŒUR, déjà
évoqué, la différence entre les notions de « morale » et « d’éthique » repose sur l’opposition
entre la notion de lois, de normes (comme un code du permis et du défendu, de nature juridique)
et une orientation choisie pour la vie humaine définie comme la « visée de la vie bonne, avec et
pour autrui, dans des institutions justes »465. On oublie souvent la façon dont RICOEUR renvoie
aussi à la sagesse pratique, comme attention à la singularité lorsque les normes morales
conduisent à des conflits délicats. Justement, la quête éthique, selon O. ABEL, pour nos
contemporains, semble « prendre la forme d’une vie équilibrée, d’une thérapie de vie
harmonieuse » qui « s’oppose clairement au consumérisme, à l’impératif d’accélération »466,
donnant ainsi un sentiment de bien-être et de sécurité accrus. Mais celui-ci ne fait-il pas bon
marché de la dimension de justice collective, et de valeurs sociales et/ou de vertus soucieuses du
bien commun ? Il faut signaler à ce point de vue que la mystique de la réussite, tapie dès le
départ dans la logique entrepreneuriale du développement personnel 467, suppose la non-prise en
compte des solidarités traditionnelles. Il se crée là une rupture insidieuse par rapport aux
logiques communautaires de partage de ressources et des biens, au profit d’un accaparement
individuel, fantasmé comme la récompense méritée de qualités exceptionnelles. Nulle
préoccupation de justice sociale, nulle analyse macroéconomique lucide… Implicitement, la
pauvreté, l’exclusion sociale, l’échec relationnel sont postulés comme la sanction de la
médiocrité et de la mollesse. Quand il s’agit de généraliser la quête de la vie bonne en la
ramenant à l’accomplissement de soi, l’accusation indirecte portée contre les « loosers »
dépressifs et inhibés incapables d’user des moyens mis à leur disposition pour grandir s’aggrave.
L’indifférence sinon le mépris, justifiés, s’installent pour de bon.

Il convient cependant d’affiner le propos, pour ne pas confondre abusivement spiritualité


et éthique. Deux types de considérations nous y aideront.

La spiritualité comme expérience engageant la personne tout entière n’est pas isolée de la
réalité. Les bénéfices de la vie spirituelle incluent des décisions, des orientations à incarner dans
le concret de l’existence, pour vérifier leur effectivité et leur authenticité. Une spiritualité qui
n’entraîne pas de mise en pratique se réduit à un exercice fantasmatique, et confine au contre-
témoignage source de scandale. A l’inverse, aucune spiritualité ne peut se réduire à la pratique
ostensible des vertus, si l’on entend par là des comportements extérieurement conformes à des

464
ABEL O. (et alii), ibid., p. 20.
465
RICOEUR P., Ethique et morale, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 199.
466
ABEL O. (et alii), Qu’est-ce qu’une spiritualité chrétienne ?, op. cit., p. 14-25.
467
Voir l’analyse critique de la « théologie de la prospérité » par le Conseil National des Evangéliques de France,
journal Christ Seul, n° 1027, Décembre 2012, p. 26. Il est erroné de confondre la bénédiction divine avec le succès
social et financier, censé attester de cette faveur personnalisée selon une lecture biaisée de Calvin.
105
valeurs. On peut ainsi se montrer serviable par calcul, généreux par besoin de reconnaissance,
obéissant par servilité ou souriant par obséquiosité, même à son insu. Attitudes et motivations
doivent donc être mises en cohérence. En d’autres termes, « une spiritualité seulement aspirante
est aussi incomplète qu’une mise en pratique sans inspiration »468. Toutefois, il convient d’éviter
l’amalgame.

Dans le domaine chrétien, le théologien C. A. BERNARD prend soin de distinguer


théologie spirituelle et théologie morale. Toutes deux, en effet, « regardent l’aspect pratique de
l’existence humaine », en cherchant à promouvoir des attitudes en pleine conformité avec un
idéal, en l’occurrence dans le cadre chrétien, l’idéal évangélique469. La théologie morale, loin de
se contenter de permis et de défendu, doit donc de ce point de vue éduquer le sujet éthique, qui
est d’abord un croyant auquel Dieu s’intéresse pour lui-même, comme celui que scrute la
théologie spirituelle. Mais l’objet propre et les finalités disciplinaires diffèrent. La théologie
morale est orientée vers la structure de l’action (avec ses impératifs et ses règles)
indépendamment de l’expérience de l’action (non normative en tant que telle), tout en en
envisageant bien les déterminations concrètes. Nous sommes loin du simple énoncé
d’un droit abstrait « prêt à être appliqué » en toute circonstance. La théologie spirituelle
considère, elle, « en premier lieu l’évolution existentielle de la vie chrétienne » et ainsi se
rapproche de l’art, qui envisage toujours le singulier. Les lois qu’elle établit ne fixent pas une
obligation, mais sont plutôt des règles pratiques qui éclairent le chemin spirituel de chaque
personne en tant que celle-ci est l’objet d’un dessein particulier de Dieu et instaure avec lui un
dialogue personnel ». Il n’y a pas de norme en termes de cheminement vers et avec Dieu :
rythme, modalités exactes, interactions, chacun cherche sa voie. Dans le cas du couple par
exemple, la théologie spirituelle « se demande comment les époux peuvent, dans le cadre de leur
vie familiale, croître vers la plénitude de la vie chrétienne. ». Pour autant la théologie spirituelle
ne s’affranchit pas d’un rapport au concret objectivant : « Si la vie spirituelle est considérée en
sa dimension historique, elle implique la structure objective de la condition humaine, et la
structure objective, à son tour, forme le fondement de l’évolution personnelle ». Enfin, il n’y a
pas de spiritualité sans cadre référentiel, même implicite.

Quels enseignements tirer de ces précisions relatives au paradigme chrétien ? La sphère


éthique, située dans le champ de l’action, fait dialoguer visées, repères et incarnation. La vie
spirituelle, située, elle, dans le champ de la relation (à soi, au monde, à l’autre, au divin…),
autorise une latitude dans le cheminement, surtout dans le cadre du pluralisme et de la
dérégulation ; mais la recherche d’une cohérence et d’une authenticité de la conscience y
demeure, dans le cadre d’une dynamique donnée (en lien, en christianisme, avec les valeurs et
les références chrétiennes). Ni le choix éthique ni la quête spirituelle ne peuvent se vivre sur le
mode du clivage entre la vie intérieure et le comportement extérieur, pas plus que dans le simple
retour sur soi, dans une dimension égocentrique ; un rapport à l’altérité est induit.

468
HEYER R., « Ce qui est spirituel et qui ne l’est pas », op. cit., p. 19. De ce fait, par exemple, « il ne peut pas y
avoir de dissociation stricte entre l’enracinement spirituel et le développement d’un mode de vie précis contre les
exclusions ; il ne peut pas y avoir de reconnaissance d’une dimension spirituelle qui anime les vies humaines et en
même temps l’exaltation de la toute-puissance méprisante de certains par rapport à d’autres.», in PIRSON J., « De
l’intime au privé et au public », op. cit., p. 180.
469
BERNARD C. A., La Théologie spirituelle, op. cit., p. 60. Les citations suivantes figurant sur la présente page
proviennent des pages 61 et 62 du même ouvrage.
106
Singulièrement, il convient de relever que la vie spirituelle inspire des actes, des propos
parfois décalés au regard des normes sociales, sinon les usages ou lois en vigueur. Dans
l’Antiquité, le choix d’ANTIGONE d’enterrer ses frères malgré l’interdit de CREON, en
référence aux lois non écrites, marque les esprits. Jésus choque plus qu’à son tour (son geste à
l’encontre des marchands du Temple ; ses guérisons le jour du sabbat470 ; ses verts propos à
l’encontre des scribes et pharisiens, voire de ses disciples, traités « d’engeance de vipère » ou de
Satan471. En cela, la spiritualité bouscule l’éthique comme morale sociale. D’autres exemples
surprenants peuvent être pris, dans le cas de vocations comme celle de St FRANÇOIS rompant
avec les codes de la bourgeoisie et de l’Eglise de son époque ; de dons de soi remarquables
comme celui de M. KOLBE ou des frères de Tibhirine ; de dévouements exceptionnels comme
celui de Mère TERESA, confrontée pourtant à une crise spirituelle profonde. Des expériences
inédites comme celles de M. ROBIN dérangent aussi notre vision lénifiante de la vie avec Dieu.
Elles résistent à la confusion moderne entre santé et sainteté, qui voudrait faire de la stigmatisée
une simple hystérique. De telles orientations ne sont pas compréhensibles en dehors de manières
intérieures originales, vigoureuses, prophétiques, d’envisager l’existence. Les spirituels sont de
la sorte souvent moqués ou marginalisés, sinon ignorés472 car leur morale semble déraisonnable.

Par ailleurs, la perfection, si tant est qu’on puisse l’évaluer de l’extérieur, n’y est pas
requise de soi : tout choix, toute attitude se voit orienté(e) et situé(e) en lien avec une expérience
intérieure. La vie dans l’Esprit laisse place à la liberté, comme à la possibilité de faillir, de douter
et d’échouer. L’apôtre PIERRE est appelé par Jésus à bâtir son Eglise alors qu’il l’a trahi
honteusement. GANDHI désarçonne une partie de ses fidèles en refusant la violence et meurt
assassiné. Mère TERESA se trouve plongée dans un doute profond. Le Christ en personne meurt
sur la Croix malgré trois ans de ministère d’un prophétisme sans égal, laissant ses disciples dans
un profond désarroi. La vie spirituelle récuse en effet la toute-puissance autosuffisante. Malgré
tout, le rayonnement d’une figure considérée comme un modèle de sagesse excède la seule aire
où elle est née et s’est manifestée, et persiste de multiples manières, même si ses disciples n’en
comprennent jamais qu’une facette473. Une THERESE de l’ENFANT JESUS nous rejoint ainsi
encore à deux siècles de distance. Le rayonnement de l’Abbé PIERRE dépasse le cercle chrétien.
C’est souvent la manière dont cette vie spirituelle dépasse la seule expérience individuelle pour
porter du fruit dans la communauté plus large - par la façon dont l’expérience vécue et relue
inspire les actes, les relations, les expressions de la personne concernée, en rendant témoignage
d’une transformation ordonnée au bien de tous et reliée à eux - qui éclaire la véritable portée
d’une « spiritualité » vécue474.

Il convient enfin de rejeter la confusion entre le symbolique (auquel ressortit la


spiritualité) et l’éthique. Les démarches spirituelles relèvent clairement du langage symbolique,
dans la mesure où « le symbolique concerne la manière dont l’humain assume sa condition, ses

470
Par exemple Lc 6, 6-11.
471
Mt 23, 33 et Mt 16, 23.
472
De tels héroïsmes se manifestent chez les adeptes de bien des traditions religieuses, sans faire de bruit. Ils
peuvent être le fait de personnes très simples, dans les situations de la vie ordinaire.
473
A. COMTE-SPONVILLE fait ainsi référence aux valeurs qu’il garde de Bouddha (l’interdépendance de tous les
phénomènes comme la compassion envers tous les êtres), ou de Jésus (l’agapè évangélique qui l’a conduit à aimer
le monde tel qu’il est), plus que du bouddhisme ou du christianisme comme doctrines : voir LABBE Y., « Le
« religieux » après le christianisme. Perspectives philosophiques contemporaines », Revue des sciences
philosophiques et théologiques 1/2010, Tome 94, p. 97-120.
474
Voir DORE J., La Grâce de croire, III La Théologie, Paris, Ed. de l'Atelier, 2003, p. 211-215.
107
forces, ses fragilités dans un langage et des actes qui expriment la force des relations (l’amour,
l’accueil de l’autre) et la capacité de s’émerveiller (le jugement esthétique, et la capacité de
vivre et de dire la beauté) ». Mais elles ne relèvent pas au sens strict de l’éthique, « qui concerne
la capacité de construire du sens dans l’agir humain, dans une société soumise à des pressions,
des tensions »475. Les spiritualités et les convictions en général requièrent en cela un espace
partagé avec d’autres (et ne sont pas uniquement des préoccupations intimes ou privées au sens
restrictif du terme) ; mais elles ne peuvent pour autant prétendre imposer autoritairement une
vision et un agir à autrui. Les distinctions opérées par KANT doivent alors être convoquées :
Que puis-je savoir (ordre factuel) ? Que puis-je faire (ordre éthique) ? Que m’est-il permis
d’espérer (ordre symbolique) ?

Précisément, le registre symbolique, explique le sociologue J. PIRSON, désigne « ce qui


fait sens, ce qui inspire des engagements, ce qui transcende les préoccupations purement
factuelles ou stratégiques ». Le registre éthique, lui, concerne, en politique « la gestion-
médiation de la violence, la manière de considérer les rapports de pouvoir, la place de soi-
même, et des autres en société ». Aussi, lorsque que sont confondus le symbolique et l’éthique,
« nous assistons à une perversion du sens. Nous sommes […] dans une confusion entre la
proposition de vie et la maîtrise sur les autres ». On croit pouvoir imposer « à l’autre ce qui
paraît meilleur au nom d’une certitude sur ce qui est vrai, juste et bon ». Dans ce cas de figure,
nous sommes à la fois dans une perversion spirituelle et dans une perversion sociale […]. [Au
contraire], la proposition spirituelle invite à creuser le désir, à refuser la logique de la maîtrise,
à reconnaître une transcendance par rapport à la logique instrumentale (technique) et
stratégique (la gestion de rapports de pouvoir) »476. Elle peut et doit d’une certaine façon nous
amener à nous insurger contre ce qui menace le faible. Mais elle ne nous confère de soi aucun
pouvoir sur quiconque.

Le problème qui subsiste dans le volet éthique de la quête spirituelle postmoderne


concerne la dimension de la responsabilité personnelle. Les idéaux écologiques ou les rêveries de
décroissance, sinon le pacifisme dit d’abstraction (une position de principe non ancrée dans une
implication concrète) évitent souvent le questionnement face au mal, non seulement subi, mais
agi477. Les visées longues présentent l’avantage indirect de diluer l’implication directe et
individuelle dans le processus en cause, en touchant avant tout des principes ou des agirs
extérieurs à la personne. La violence personnelle, et la connivence de chacun avec des
dynamiques interpersonnelles ou groupales destructrices et égocentrées ne sont pas mises en
cause. Le « péché » compris comme une dysharmonie profonde, à laquelle collabore chacun
dans son besoin d’agresser pour se rassurer, en lien avec le rejet de toute transcendance
régulatrice, constitue en quelque sorte le point aveugle de la réflexion actuelle en la matière. Il
engage la problématique délicate de la liberté, entre conditionnements éducatifs, culturels et
sociaux. Il interroge la possibilité pour un sujet de faire face à ses responsabilités, d’effectuer des
choix et de les évaluer, donc de corriger concrètement ses erreurs et fautes, personnelles mais
aussi collectives478.

475
PIRSON J., « De l’intime au privé et au public », op. cit., p. 180.
476
PIRSON J., « De l’intime au privé et au public », op. cit., p. 181.
477
Il s’agit de la dimension du péché, au sens chrétien du terme, acte volontaire, et non inadvertance.
478
La vision augustinienne du péché originel implique l’engagement de la volonté humaine. Or celle-ci, blessée par
la chute, doit être guérie de sa propension à refuser radicalement le bien. Voir ARENES J., La quête spirituelle hier
et aujourd’hui…, op. cit., p. 234.
108
1.3.2.2 Spiritualité et psychologie : l’évitement de la souffrance

A ce titre l’éthique se situe surtout dans la relation à l’autre. Elle est le pendant de la
relation à soi. Elle invite à corriger une vision autocentrée de l’existence. Ainsi, la construction
du petit enfant se réalise avant tout dans la confrontation à l’autre, sans lequel il n’advient pas à
la conscience de lui-même. C’est le départ et le retour alternés de sa mère qui lui apprend qu’elle
n’« est pas lui ». « En d’autres termes, le prochain est le détour nécessaire et suffisant pour faire
émerger le « moi-même ». La coémergence psychique du soi-même et de l’autre ne permet pas
de penser un premier temps de l’amour de soi. La validation sans fin de soi dans le regard de
l’autre est le risque du détour par l’autre comme « moi-même »479. Il ne faut pas se dissimuler
que la priorité de l’amour de soi « cache cette « rage collante » de la bulle narcissique,
dévoratrice de l’autre, au même moment où elle semble s’effacer »480. Or, l’une des clefs de la
difficulté actuelle à intégrer l’altérité est l’importation au sein du psychisme humain de
l’économie de la différence481. Quand se déploie, au moment des Lumières, l’ambition humaine
de « prendre possession de son monde interne en libre contrôle », l’autre devient l’ennemi. Ceci
confronte, non pas à une « transparente identité de l’homme avec lui-même, mais, au contraire,
à la question fondamentale des sciences humaines, qui est l’expérience anthropologique de
l’autre, en soi et hors de soi, comme résidu irréductible »482. Quand les difficultés et problèmes
de l’autre deviennent une abstraction, on se détache de lui et de son ressenti, dans un évitement
synonyme d’indifférence. Et on l’accuse, en retour, de tous les maux qui nous dérangent.

La recherche de soi se trouve en effet informée par une inquiétude foncière, typique de la
modernité, liée « à un changement anthropologique : le passage de la condition de l’homme
coupable à la condition de l’homme blessé. Souhaitant sortir de la culpabilisation, le sujet se
perd dans une quête de réparation de blessures réelles ou supposées, et de validation
narcissique », qui montre l’autre du doigt483. Le spirituel, appelé au secours du « moi » exposé,
devient dès lors le résultat de la fusion de différents apports, « celui du religieux mais aussi […]
certains éléments des psychothérapies modernes, centrées sur le développement personnel »484.

De ce point de vue, au risque de la confusion, la quête spirituelle reformule en termes


religieux une gamme d’attentes de « guérison » psychique, devant la division du sujet ressentie
comme insupportable. Le « fait psychospirituel surgit comme une protestation devant la
souffrance engendrée par la multiplicité des lieux et des pratiques référant à la souffrance
psychique ou somatique »485. Il sanctionnerait en définitive la déception face au « tout
psychologique », ou au « tout médical », qui se refuse à prendre en charge la question du sens.
Sans aucun doute, il prend en charge, également, le désarroi face à la fatigue d’être soi, dans un
monde où le passé est rejeté comme source d’aliénation. Les ressources « psy », à cet égard,
butent sur les limites que se fixent les sciences humaines. Elles se déclarent impuissantes à
combler la faille de l’homme confronté à sa faiblesse constitutive, voire esquivent délibérément

479
ARENES J., La quête spirituelle hier et aujourd’hui…, op. cit., p. 283.
480
Ibid., p. 284.
481
Eclairante à cet égard est l’analyse de CHAUVET au sujet de la « différance » (le refus de l’immédiateté) et de la
différence (altérité) ou le défi de devenir « quelqu’un » : CHAUVET L.-M., Le mariage entre hier et demain, op. cit.,
p. 16-19.
482
ARENES J., Croire au temps du dieu fragile…, op. cit., p. 34-35.
483
ARENES J., « La vie spirituelle chrétienne, un regard psychanalytique », op. cit., p. 34.
484
Ibid.
485
Ibid., p. 35.
109
la question. Or, l’impératif catégorique de l’estime de soi actuel, dans l’accentuation d’ « amour
de soi », tend à escamoter le versant de l’ « autorité sur soi » qu’il suppose et qui, en lien avec le
surmoi, donne précisément la confiance nécessaire à l’engagement. La « vie bonne » à ce régime
se restreint au « bon usage du quotidien, comprenant l’épiphanie du sentiment amoureux, filial
ou parental. […] La question de la souffrance [y] fait l’objet d’un déni ». En ce cas, soit sa
propre souffrance et celle de l’autre sont niées, soit la perception de celle-ci se voit déconnectée
de toute compassion ; « dans le couple, dans la vie interpersonnelle, les conflits sont souvent
« psychologisés », dans un déni des effets de pouvoir et de violence de tout commerce
intersubjectif »486. Paradoxalement, la requête de guérison surresponsabilise le sujet et même le
thérapeute, qui deviennent l’un après l’autre comptables de tout ce qui dysfonctionne, y compris
physiquement, faute d’avoir su « se laisser guérir » ou « faire guérir » en temps et en heure.

C’est ce dernier point qui retient notre attention. En fin de compte, le salaire des
confusions partielles entre psychologique et spirituel, mais aussi de la dérobade du
psychologique devant le problème du sens (et donc du mal comme expérience humaine
inéluctable), serait la crise portée en dernière instance au sein des relations proches, notamment
conjugales et familiales. A cause de la difficulté à affronter le conflit et la souffrance comme
appartenant à l’expérience humaine normale, la vie en couple et en famille est approchée sous le
mode du refuge, les êtres chers étant censés se mettre au service de notre bien-être et de notre
réassurance narcissique. Les manques personnels, nécessairement dévoilés par la situation de
grande intimité (nous y reviendrons), les responsabilités adultes de conjoints, de parents, ne
peuvent plus être assumés. Ils se retournent dès lors contre le pair chargé de tous les maux.

L’avers de ce constat est toutefois le fait que les personnes investissent particulièrement
le couple comme un lieu où vivre leur quête spirituelle, dans les formes décrites ci-avant. Il
paraît difficile, sinon vain, en ce cas, de réfléchir sur le couple contemporain en ignorant cet
angle d’approche fondamental.

1.3.2.3 Le couple comme lieu spirituel contemporain

Attendre de sa vie de couple de devenir soi-même, d’être plus vrai, et de privilégier une
éthique de vie équilibrée et harmonieuse, conçue dans l’optique de la décélération, atteste de
l’importance attachée par nos contemporains à cette nouvelle forme de vie partagée. Il n’y a,
sans doute, jamais eu une motivation aussi grande pour la vie à deux placée sous le signe du
bonheur et de la satisfaction des deux partenaires, comme le dit F. de SINGLY487. Mais il
convient de préciser l’idée de couple sous-jacente à cette attente. Elle semble tenir en six points :
1. le couple électif en tant que paradigme contemporain - ou couple, au sens le plus commun du
terme aujourd’hui - se choisit librement par amour et pour l’amour. 2. Il se re-choisit chaque jour
au nom de l’amour, ce qui suppose une implication pour durer. 3. Il vit une communauté de toit,
de table et de lit (nous excluons donc ici du schéma, conformément d’ailleurs à la loi française
évoquant le concubinat, la figure des couples ne vivant pas sous le même toit pour des motifs
non conjoncturels (métier…). Notre décision est en lien avec le point suivant. 4. Il choisit d’avoir
des enfants quand il y est prêt. 5. En cas de difficultés jugées sérieuses, il se donne le droit de

486
ARENES J., La quête spirituelle hier et aujourd’hui…, op. cit., p. 286. Du coup, la demande de réparation est sans
fin, l’autre devenant porteur de toutes les souffrances et amertumes personnelles non reconnues.
487
SINGLY F. (de), Séparée. Vivre l’expérience de la rupture, Paris, Ed. Armand Colin, 2011.
110
continuer ou de s’arrêter, à partir de ses critères propres. 6. S’il s’arrête, il n’exclut pas un
nouveau couple (voir fig. 3 en fin de thèse).

Sur ce dernier point, loin de banaliser « l’échec annoncé » ou de cautionner le prétendu


dilettantisme sentimental, les statistiques prouvent que les jeunes gens en âge de se marier
continuent de rêver à une vie partagée avec une seule personne, pour fonder une famille stable
pour toute la vie488. La force de ces aspirations alliée à la défense d’une liberté interpersonnelle
peut être liée aux pressions subies par les couples dans le passé comme dans le présent, surtout à
partir du XVIe s., que nous détaillerons en seconde partie. En tout état de cause, même à l’heure
actuelle, la défense du couple comme cellule autonome et liée par un lien spécifique ne fait pas
l’objet d’un investissement très net en catholicisme, dans le sens où la problématique est un peu
noyée dans le versant familial, auquel reste subordonnée fortement la conjugalité catholique.

D’un autre côté, le système capitaliste exige un investissement professionnel


exponentiel489, y compris pour les femmes, et ce, dans un cadre de plus en plus instable, du point
de vue des perspectives de carrière. L’accent est mis sur la mobilité490, tout comme sur la
rentabilité et sur la performance. De plus, l’espace où l’on travaille et celui où l’on se construit
ensemble ne sont plus des territoires communs pour les membres d’un couple et d’une famille.
Autrefois, la culture agricole élevait les enfants en un lieu partagé par les membres de la famille
élargie. Au contraire, la partition actuelle entre travail adulte, école et domicile diminue
considérablement les contacts entre parents et enfants. Enfin, avec les requêtes actuelles en
termes d’éducation491, les énergies mises au service des enfants prennent grandement le pas,
malgré les facilitations pratiques pour la vie quotidienne, sur le temps et l’espace accordés au
couple, une fois que celui-ci a procréé. La pression consumériste, appuyée par les écrans
domestiques, achève de rogner la disponibilité à la relation. Cette dernière met d’autant plus à
l’épreuve la personne que celle-ci est nécessairement frustrée dans son attente narcissique, en
raison de la dynamique relationnelle de longue durée, qui connaît ses logiques propres et
s’embarrasse peu de problématiques identitaires492. Le rôle de la « romance » comme produit
commercial, il faut le dire, ne laisse pas d’aviver le désenchantement, en faisant miroiter un idéal
de vie à deux et en famille irréaliste493. En somme, la préservation et la promotion du couple, au
sein de la famille, a été et reste loin de représenter une priorité. Elle ne l’est ni pour l’Eglise

488
Voir la note 24.
489
« L’enquête de la Dares (Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques) du 26 juillet
2013 indique que la durée moyenne hebdomadaire pour l’ensemble du salariat à temps complet est de 39,5 h. [et
non 35 h]. […] Pour les cadres, l’horaire hebdomadaire est passé de 42,6 h en 2003 à 44,1 h en 2011. Et l’horaire
annuel passe pour les cadres de 1765 h (2003) à 1867 h (2011). Pour les seuls salariés en forfait jours l’horaire
annuel est de 1 939 h. Ces chiffres tiennent compte des jours RTT supplémentaires accordés aux cadres en forfait
jours », site www.ugict.cgt.fr, mis en ligne le 21. 01. 2013 et consulté le 31. 03. 2015.
490
Nous pensons à une catégorie en augmentation constante, les couples séparés durant la semaine, ou plus
longtemps encore, en raison de leur travail : « On les appelle «célibataires géographiques », «couples en pointillé»
ou «couples-TGV», ou encore «intermittents du foyer», et chez les Anglo-Saxons «LAT» («living apart together,
traduction littérale : « vivant ensemble à part »). », in LA BORIE (de) G., article du journal La Croix, 29 janvier 2013.
491
Les écoles sollicitent beaucoup les parents (sorties, suivi scolaire, matériel scolaire), et les enfants sont censés
participer à de nombreuses activités extrascolaires, qui exigent du temps et de l’argent de la part des parents.
492
On parle ainsi des phases normales de la dynamique conjugale : fusion, désillusions et chute des idéaux, lutte
pour le pouvoir, partage du pouvoir : voir DALLAIRE Y., Qui sont ces couples heureux ? Surmonter les crises et
conflits du couple, Genève, Ed. Jouvence, 2007, p. 55-75.
493
« L’amour tel que nous le connaissons aujourd’hui [est] en partie fabriqué par le roman. Il résulte largement
d’une mise en scène sociale opérée par des instruments puissants, diffusant la « propagande universelle pour la
romance » : pièces de théâtre, feuilletons, chansons, [puis] presse féminine spécialisée. », in KAUFMANN J.-C.,
Sociologie du couple, coll. « Que sais-je ? », n° 2787, Paris, Ed. PUF, 2003, p. 38.
111
romaine, davantage centrée sur la mission parentale avec la morale afférente (mais la récente
exhortation apostolique Amoris Laetitia donne une vraie place au couple), ni pour le système
capitaliste, qui considère les individus comme cible privilégiée de consommation potentielle.

La croissance intérieure, donc spirituelle, est pourtant au rendez-vous dans la vie


conjugale et familiale. Mais celle-ci s’effectue au prix d’un travail de la relation (nous y
reviendrons494) requis par l’ambition inédite de fonder la perpétuation d’un couple sur l’amour
vécu et la satisfaction des partenaires, ainsi que sur une créativité permanente, appelée par
l’inventivité d’un amour en actes ; l’humanité doit tout simplement apprendre à l’incarner. C’est
en cela que l’on peut qualifier le couple de « lieu spirituel », en tant que lieu où se vit la
spiritualité dans ses traits contemporains, lieu qui suscite un cheminement intérieur tout en
intégrant des valeurs, lieu, enfin, régi par une dynamique spécifique, liée à l’intimité des
personnes supposée par le lien amoureux qui y préside de nos jours.

L’absence de modèles préétablis et l’impératif de l’urgence compliquent encore le défi.


Contrairement à ce qu’on affirme souvent, l’échec en ce domaine provoque des souffrances
considérables chez les personnes concernées495. La carence en termes d’étayage du moi rend
d’un autre côté encore plus difficile la tâche éducative, dans le cadre global d’une crise de
l’autorité, puisque l’enfant attend de son parent une guidance attentive et ferme sur le chemin de
sa propre construction. Il éprouve l’adulte pour se faire, et se trouve nécessairement désorienté
face à un parent empêtré dans ses problématiques, et de surcroît épuisé par l’engagement
professionnel, sinon l’insatisfaction dans son couple. Tous ces facteurs conjugués pèsent sur les
conjoints, encore plus quand les séparations entraînent des recompositions délicates. Nous
n’avons pas besoin de développer le thème de l’augmentation des ruptures, sur fond de
désinstitutionalisation496. Ce qui est sans doute moins aperçu est la montée impressionnante du

494
La thérapie « Imago », connue pour son efficacité pour le couple, développe ainsi l’hypothèse fondamentale
que l’on recrute son conjoint, à son propre insu, pour résoudre des problèmes personnels. « Inconsciemment,
chacun cherche le bon parent : celui qui lui donnera amour, sécurité, appréciation ; qui comblera ses manques et
guérira les blessures de son passé. Lorsque ces attentes sont déçues, les partenaires entrent en conflit. Les
accusations, l'autocritique, l'exigence, le mutisme, les sacrifices à contrecœur, la culpabilisation, conduisent alors à
des luttes de pouvoir, génèrent de la violence et de l'isolement dans la relation. Au fil des processus Imago, l'on
apprend à reconnaître sa vulnérabilité et ses stratégies d'autoprotection ; à prendre de la distance, et à prendre
soin de soi et de l'autre avec tendresse, afin de ne pas répéter les schémas du passé. », in site imago-therapie.com,
consulté le 08. 04. 2015.
495
On compte 37/100 000 suicides personnes chez les divorcés, contre 16 chez les personnes mariées : voir
Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) France,
www.infosuicide.org/pointdevue/statistique/doc/suicidesdreesmai2006.pdf. Pour la dépression, « les symptômes
sévères sont particulièrement fréquents après une séparation ou un divorce (5,8 %). […] Chez les hommes vivant
séparés, le taux des symptômes dépressifs sévères est trois fois plus élevé que chez les hommes vivant en couple. »,
in BAER N., SCHULER D. (et alii), Rapport 56 de l’Observatoire Suisse de la Santé « La dépression dans la population
suisse. Données concernant l’épidémiologie, le traitement et l’intégration socioprofessionnelle », 2013.
496
En France métropolitaine, on dénombre en 2010 46,2 divorces pour 100 mariages, soit une hausse de 3,3 % par
rapport à 2009. La hausse de la divortialité touche surtout les couples mariés depuis 10 à 30 ans. Depuis 1980, le
risque de divorcer au cours des 5 premières années de mariage n’a été multiplié que par 1, 3, alors qu’il a doublé
entre 10 et 15 ans de mariage, a été multiplié par 3,5 entre 20 et 25 ans de mariage, et par 4,5 au-delà de 30 ans
de mariage ! Voir l’enquête « L’évolution démographique récente en France. Quelques différences entre les
départements d’outre-mer et la France métropolitaine », site www.ined.fr, consulté le 31. 03. 2015. Par ailleurs, 1
mariage sur 5 est en fait un remariage, auquel cas le taux de divorce ultérieur est plus élevé de 25 %, ce chiffre
atteignant 75 % en cas de troisième union. Le taux de rupture de PACS est plus difficile à interpréter, car 40 %
d’entre eux se muent en mariages. Au niveau européen, le taux de nuptialité dans l’UE27 chute, passant de 6,3 ‰
en 1990 à 4,4 ‰ en 2010. Le taux de divortialité suit la courbe inverse. En 2011, la Lettonie atteint 4 ‰, contre 0,1
‰ à Malte ou 0,7 ‰ en Irlande (en France, il est de 3,6 ‰). La même année, la natalité hors mariage était évaluée
112
célibat parmi les jeunes gens en âge de se marier, surtout dans les grandes métropoles 497. Elle
atteste qu’au-delà du rêve, les doutes sur la possibilité de construire un couple, et les difficultés
rencontrées à cet égard, grandissent indubitablement dans la population concernée.

En réalité, le couple qui vit d’amour a besoin de soutien. L’aspiration au spirituel qui
fleurit aujourd’hui représente en cela un atout, dans le sens où les personnes sont prêtes à investir
des moyens pour avancer personnellement. Mais il est manifeste que l’offre, pléthorique, est
aujourd’hui organisée en direction d’un public de personnes seules, comme le fut d’ailleurs la
proposition chrétienne des siècles durant. Tout se passe comme si mûrir était nécessairement une
option individuelle, à gérer par et pour soi, y compris chrétiennement. La difficulté de
l’intégration de l’altérité doit faire d’urgence l’objet d’une réflexion dans les moyens mis à la
disposition des conjoints. Bien des systèmes thérapeutiques, même conjugaux, ont tendance à
exacerber l’impératif du développement personnel, quitte à sacrifier la relation de couple si elle
paraît constituer un frein en ce sens : on changerait de conjoint en fonction des étapes de la vie,
et cette alternance serait naturelle. La médiation n’est offerte souvent que lorsque les conflits
sont déjà aggravés et la souffrance intense. Elle s’occupe, surtout, de préserver la relation
parentale (surtout celle de la mère et de l’enfant), entérinant et aménageant la séparation plutôt
que de la prévenir. En christianisme, on accompagne aussi des personnes individuellement, et le
conseil conjugal s’y résume souvent à quelques conseils de bon sens au regard de l’Evangile, qui
se penche peu sur des enjeux spirituels de certains choix et donc de certains conflits. On pense
souvent que les pratiques pieuses (prière, sacrements) résolvent de soi les questions.

La psychologie doit, à ce titre, sans aucun doute être sollicitée pour fournir des moyens
de mieux comprendre le dynamisme d’une relation à deux, apprendre des techniques pour
communiquer ou résoudre les conflits. Mais le spirituel, qui ouvre à la vérité et au sens, est bien
une porte d’entrée actuelle pour le couple qui doit inventer sa propre route. Il reste donc à
promouvoir une offre dans ce champ qui soit explicitement dédiée à la vie à deux et en famille,
et qui fasse place à l’altérité. C’est cette prise de conscience qui a présidé, en catholicisme, à
l’émergence d’une « spiritualité conjugale » visant à considérer le mariage comme une vocation,
et non seulement un choix par défaut, voire un pis-aller (voir notre seconde partie).
Pour l’explorer valablement, il est requis d’examiner au préalable ce qui constitue à
proprement parler une spiritualité chrétienne actualisée. Nourrie des richesses et avertie des
dérives du passé, elle est appelée au premier chef à s’inscrire dans le contexte et les attentes
présentes. Penser et proposer une « vie sous l’Esprit » proprement chrétienne ne peut donc faire
l’économie d’un dialogue avec la postmodernité. Il ne s’agit pas, pour autant, de se limiter à
adopter purement et simplement les thématiques et les accentuations de nos contemporains dans
le domaine spirituel, en faisant fi des apports singuliers du christianisme en la matière.

à 60 % en Estonie, 57 % en Slovénie, 56 % en Bulgarie et France, contre 7 % en Grèce : voir communiqué publié le


26. 03. 2013 sur le site www.ec.europa.eu, consulté le 31. 03. 2015.
497
Aux USA, le taux de célibat est de presque 30 % ; il atteint 40 % dans les grandes villes, sinon 50 % à Manhattan
(New York City), Londres ou Paris, voire 60 % à Stockholm (Voir FOURNIER A., « Les célibataires, nouveaux maîtres
de la ville », journal Le Monde, 11. 10. 2012). « Plus d'un tiers des foyers français sont […] constitués par des
célibataires. […] Le plus gros contingent concerne la tranche des 18-34 ans. », in BRUNET M., « De plus en plus de
célibataires parmi les 18-34 ans », journal Le Figaro, 28. 08. 2009.
113
1.4. Recompositions du spirituel chrétien au XXIe siècle en
Occident

La spiritualité en christianisme, nous l’avons vu, a connu une histoire difficile. Sous
l’influence des traditions de la pensée gréco-romaine, elle a pu confondre cheminement sous
l’Esprit et rejet du corps, notamment de la sexualité, du matériel, du monde concret, objets de
méfiance, de mépris et de répulsion. Elle a tendu, en Occident surtout, à individualiser le
parcours, à le couper de sa source communautaire498, mais aussi à hiérarchiser les états de vie,
jusqu’à diviser l’Eglise entre la caste supérieure des enseignants (restreinte) et le vaste troupeau
des enseignés, infirmes en matière de cheminement intérieur et de compétences spirituelles.
Heureusement, en tout temps d’autres voix se sont élevées, corrigeant pour une part des excès
manifestes. Mais il fallait sans doute prendre le temps de revisiter cet héritage, ce qui fut fait
officiellement en catholicisme à l’occasion de Vatican II. On s’appuie là sur un renouveau dont
les sources sont larges puisqu’il puise dans des mouvements œcuméniques au long du XXe s.

Se poser la question d’une spiritualité chrétienne actualisée suppose en tout état de cause
l’humilité et la vigilance. D’une part, le legs de l’Eglise ancienne, et notamment les Ecritures,
prêtent au cheminement chrétien en la matière des traits d’identité singuliers et structurants qu’il
ne s’agit pas de négliger ou de réinventer ex nihilo. Mais il faut prêter attention aux méthodes
d’interprétation mises en œuvre. Lorsque l’on renvoie, notamment à Vatican II, à la tradition
patristique, il faut ainsi tenir compte de la réception par celle-ci de cette tradition scripturaire, et
repérer les fondements des apports nouveaux qu’elle apporte en propre : selon quels processus,
raisonnements et méthodes interprétatives ces inductions ou déductions se font-elle ? D’autre
part, certains aspects des problématiques actuelles ne peuvent s’élucider sans lien avec une
histoire complexe, dont nous avons rappelé quelques traits. Or, elle présente une gamme de
nuances considérable qui interdit la schématisation rapide499. Quand nous entendons effectuer
une mise à jour, il faut tenir compte de cette richesse, voire la recevoir nouvellement, non
l’occulter. Enfin, le développement de la spiritualité chrétienne a dû épouser en définitive la
nouveauté radicale de l’action et de la manifestation de l’Esprit Saint liées à l’événement
historique de l’Incarnation, ce Spiritus Sanctus auquel renvoie au premier chef le sujet de notre
recherche. Rappelons que dans la perspective des disciples du Christ, l’Esprit Saint
s’expérimente avant d’être défini, et son action comme sa nature profonde échappent à toute
réduction conceptuelle. L’enracinement dans la culture juive du christianisme primitif confirme
d’ailleurs cette perspective, dans le sens où n’y règne pas de climat intellectualiste, même si
l’étude religieuse et la transmission de la tradition font partie intégrante de ses priorités.

Il n’est donc pas possible de parler de spiritualité en termes purement conceptuels, ni de


vouloir imposer un seul chemin spirituel à tous, ni croire non plus qu’une seule tradition puisse
répondre aux attentes de tous, ni penser encore que le passé nous apporte en lui-même toutes les
réponses. On ne peut que relever des points d’attention, et identifier quelques clefs essentielles.

498
J. RATZINGER fait ainsi remarquer que des grands spirituels comme I. de LOYOLA, T. d’AVILA ou J. de LA CROIX
ont développé leur sentiment religieux hors de la liturgie, sans lien profond avec celle-ci, mais simplement dans la
rencontre personnelle avec Dieu, et l'expérience individuelle de la vie ecclésiale : voir J. RATZINGER, Ergebnisse
und Probleme der dritten Konzilsperiode, Cologne, Ed. Bachem, 1965, p. 19.
499
Des sommes ont en effet cherché à rendre compte dans le détail d’une élaboration qui échappe à toute
simplification (BOUYER L., Histoire de la spiritualité chrétienne, op. cit.). Cette tradition présente de l’intérêt en soi.
114
Il ne faut pas perdre de vue non plus, pour finir, une donnée importante, qui peut
échapper parfois à la conscience des chercheurs, tant nous sommes habitués dans notre culture
imprégnée de christianisme à faire de la démarche religieuse une affaire de foi. Si le peuple élu
est au départ invité à se référer à son Dieu et à écouter sa Parole, c’est en vertu d’un lien d’ordre
contractuel500. Le christianisme, on l’a explicité supra, insiste de son côté surtout sur la relation
de confiance du croyant avec le Dieu d’amour, impliquant un dialogue engageant. L’amour du
prochain découle de cet amour premier, reçu comme un cadeau. La figure de Dieu révélée par la
venue du Fils revêt alors une bienveillance foncière, humble, qui pardonne, qui sauve, qui est
prête à tout pour renouer le lien lorsqu’il est brisé. Le chrétien est invité à croire à la Bonne
Nouvelle de cet amour, abouti sur la Croix, d’où jaillit la Vie. Il y faut une certaine dose de folie,
vu l’ampleur de l’enjeu. Il y faut aussi une implication personnelle forte.

Caractériser « la » spiritualité chrétienne devient dès lors délicat, tant les manières de se
lier à Dieu et d’avancer sous l’Esprit dépendent des personnalités, elles-mêmes forgées par les
hérédités et les parcours individuels toujours originaux, mais aussi des contextes dans lesquels
ces personnalités s’affirment. Elles sont façonnées par des catégories culturelles et des
sensibilités collectives, engagées dans une dynamique d’implication exigeante et actualisante,
elles répondent à une mission particulière reçue dans une situation spécifique501. Enfin, elles
restent libres de leurs élaborations, en raison même du caractère personnalisant et provocateur du
chemin sous l’Esprit. Jésus en est le premier témoin…

Dès le départ, l’idée de cheminement spirituel s’est en conséquence nourrie des relectures
et tentatives de transmissions successives de l’aventure spirituelle vécue ensemble, et,
invariablement, s’est réélaborée sur nouveaux frais, avec des mots et des notions adaptés aux
besoins du moment, au sein d’un monde en transformation permanente. Il ne faut pas faire
l’économie non plus des déclinaisons particularisées selon les groupes et les lieux, de manière
synchronique, non sans contradictions. Des lignes de force paraissant intangibles peuvent se voir
dès lors remises en cause, lorsque les préoccupations et les visions se transforment, sans trahison
par rapport au dépôt de la foi comme tel ; les nuances dans l’analyse et la pratique sont tout
autant appelées par le singulier et l’insolite502. Une réélaboration de l’idée et des formes du
spirituel chrétien demeure en conséquence une tâche toujours à remettre sur l’ouvrage, loin
d’une déclinaison fixiste de vérités éternelles, mais sans flou ni confusion conceptuels503.

500
Observer les commandements est une manière de traduire une attitude religieuse de respect et de loyauté
envers YHWH (Sch’ma Israël, « Ecoute, Israël »). Elle implique de rester fidèle à la Loi divine qu’il donne à son
peuple, sur le plan du culte et sur le plan de l’éthique sociale. La fidélité religieuse commande ainsi strictement de
renoncer aux cultes idolâtres ; la thématique de l’alliance revêt seulement peu à peu cette docilité d’une
dimension plus affective. L’éthique sociale s’impose, en second lieu : YHWH manifeste sa désapprobation et
menace son peuple de châtiments quand ses pratiques sociales s’écartent des exigences d’équité prescrites face
aux veuves et aux orphelins, mais aussi aux pauvres de façon générale, motif amplement repris par les prophètes.
501
Dans cet état d’esprit, loin de nous l’idée de déprécier les formes de vie monastique, et les idéaux de don de soi
qui ont prévalu longtemps dans la spiritualité occidentale. Ils dépassent de loin les tentatives pour en rendre
compte, et offrent toujours encore au monde des témoignages irremplaçables. La vocation qu’ils reflètent, s’il est
bien confirmé qu’elle n’a pas été manipulée ou décrétée de l’extérieur - ce qui a pu être le cas parfois - appelle le
respect. Et même là où des influences ont pu forcer certains processus, se sont vécues, éventuellement, de bien
belles fécondités, dans un consentement authentique finalement accordé à l’orientation imposée. Ce dernier a pu
parfois sublimer un accident, que l’on peut aussi assimiler à l’imprévu de tout itinéraire de vie (nécessités
professionnelles et familiales, handicap, maladie, deuil, faits de guerre…), et qu’on doit aussi situer culturellement.
502
« Insolite », au sens de « ce qui sort de l’habitude ».
503
De ce point de vue, dans l’Eglise ancienne, la doctrine de la Trinité n’a pas constitué un « problème découlant
d’une rencontre avec la philosophie hellénistique mais une solution au problème résidant dans la manière
115
C’est à une étape de ce type que nous sommes confrontés aujourd’hui. Le discernement
est requis pour distinguer l’essentiel de l’accessoire, l’accidentel de l’invariant, l’insignifiant
contingent du signifiant actualisé. Il s’agit en définitive de rendre compte de la foi et de ses
modalités d’incarnation, en consonance avec le monde où nous vivons504, et en l’espèce, de
témoigner de la fécondité d’une vie vécue sous l’Esprit dans le monde occidental. Quels styles
de vie, quelles options éthiques, quels cheminements intérieurs est-on appelé à y promouvoir à
l’orée du IIIe millénaire, et comment les évaluer ? Se voit posée ainsi la question des
« modèles ». Quels types de chrétiens voulons-nous former ? Pour quelle société et quelle
Eglise ? Quelle place à la diversité, quels points de repère structurants envisager selon les
options posées ? Les stratégies à cet égard doivent s’adapter. Quelles orientations pastorales
privilégier, quel accueil, enfin, mettre en œuvre face à la dynamique si diverse de la conversion,
et de ses étapes rarement linéaires ? Même au sein des équipes dirigeantes dans les Eglises les
plus organisées hiérarchiquement, les avis restent partagés, les choix discutés, ce qui ne simplifie
pas la visibilité. Et quand la ligne d’autorité est moins identifiée, l’éventail s’élargit encore.
Pour y voir un peu plus clair, il nous paraît indispensable en tout état de cause de porter
nos regards sur l’événement décisif qu’a constitué le concile Vatican II pour l’Eglise catholique,
en matière de rénovation de l’annonce de la foi, de transformation du rapport au monde et de
réorganisation ecclésiale505. D’autant qu’une place y fut accordée aux « frères séparés »,
orthodoxes et protestants, invités à prendre part à cette étape jugée importante. Aucune
spiritualité chrétienne ne peut se penser aujourd’hui en dehors de cette référence. C’est d’autant
plus vrai que le sujet du couple et de la famille - marqueur éminent de la modernité, comme nous
l’avons vu - y fut abordé de façon renouvelée à travers l’intégration du thème de l’amour comme
essence du mariage. A ce sujet, le questionnement reste à nos yeux intéressant ; s’agit-il là d’une
revivification de la vision chrétienne de la vie avec Dieu, qui revient simplement aux sources ? Y
a-t-il aussi du neuf, en lien avec les trouvailles des penseurs et chercheurs de notre époque ? Rien
n’interdit à l’Eglise d’être créative en conformité avec la tradition vivante, quitte à oser des
paroles qui bousculent les habitudes mentales et pratiques passées et présentes.

1.4.1 Vatican II, présence d’Esprit

L’initiative du Concile due à JEAN XXIII, pape âgé et débonnaire, dit « de transition »,
pour part inattendue506, se voit d’emblée comme portée par un vent de fraîcheur. Le
renouvellement des études bibliques, les « mouvement liturgique »507 et « mouvement

d’exprimer de façon correcte l’expérience chrétienne authentique de Dieu, à savoir au moyen du discours à propos
du Père, du Fils et du Saint Esprit. Elle devint ainsi le critère du caractère authentiquement chrétien de tout discours
sur Dieu », in SCHWÖBEL C., « Où en sommes-nous en matière de théologie trinitaire ? », op. cit., p. 22.
504
BOURGEOIS fait remarquer ainsi que la théologie en contexte n’a pas à apporter des réponses à des questions
que les hommes auxquels elle s’adresse ne se posent pas. BOURGEOIS H., Questions fondamentales de théologie
pratique, Québec, Ed. Novalis, coll. Lumen Vitae, 2010, p. 23.
505
Il ne faut pas sous-estimer de fait l’impact du protestantisme sur le monde occidental à bien des niveaux. M.
WEBER en a rendu compte dans L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme, ouvrage publié en allemand en
1904 et 1905 dans la revue Archiv für Sozialwissenschaft und sozial Politik, traduite en français seulement en 1964.
Mais la lecture d’une étude récente (FATH S., WILLAIME J.-P. (dir.), La Nouvelle France protestante, essor et
e
recomposition au XXI siècle, Paris, Ed. Labor et Fides, 2011) permet aussi d’en mesurer l’importance.
506
L’idée de concile pouvait sembler datée. Imposant le concept de l’infaillibilité pontificale, le Concile de Vatican I
n’avait-il pas, d’ailleurs, rendu inutile toute réplication ultérieure ? Voir le numéro H-S « Vatican II, Histoire et
actualité d’un concile », revue Etudes, 2006, p. 15.
507 e
Engagé dès la fin du XIX s. à partir de la publication de L’année liturgique (Dom GUERANGER), puis stimulé par
l’intervention de L. BEAUDUIN en Belgique (1909), le mouvement liturgique se développe dans la deuxième moitié
e
du XX s. La liturgie y est présentée comme un moment de célébration actif partagé par tous, lieu source pour la
116
œcuménique »508 s’étaient déployés depuis le début du XXe s. au-delà même des frontières du
catholicisme. L’Action catholique sous l’impulsion de PIE XI initiait depuis les années 20 des
programmes impliquant les laïcs, dont la participation fait l’objet de réflexions neuves509. Sous
PIEX II s’étaient ouverts des espaces prometteurs en doctrine, liturgie ou pastorale 510. Une tâche
d’aggiornamento catholique s’imposait donc aux yeux du nouveau pape, à savoir une mise à
jour du dépôt de la foi « pour répondre aux besoins et aux circonstances de la vie
d’aujourd’hui ». Incombant selon lui aux évêques de l’Eglise universelle réunis en concile 511 et
aidés de théologiens experts, ce labeur réclamait « une invitation aux communautés séparées
pour la recherche de l’unité »512. PAUL VI élu en juin 1963 confirme l’orientation retenue513.
L’« adaptation »514, selon lui, inclut nécessairement le développement de l’apostolat des laïcs.

La spiritualité catholique va en être profondément marquée.

1.4.1.1 La vie de foi sous l’Esprit

Le changement opéré n’y est ni purement théorique ni purement organisationnel. Pour


Ph. VALLIN515, en tant qu’il fut œuvre de l’Esprit Saint, le Concile a proposé une façon
différente d’exprimer mais aussi de vivre la foi et l’appartenance catholiques² : tous les fidèles
sont en cela fils et filles du Concile516. Selon J. RATZINGER, le Concile désire subordonner

spiritualité chrétienne en général, et le cheminement de chacun en particulier. Le dominicain LAGRANGE s’y


engage, le théologien jésuite autrichien J.A. JUNGMANN y joue un rôle de théoricien, avec H. RAHNER et d’autres
théologiens de renom.
508 e
Le mouvement œcuménique naît au début du XX s., au moment où apparaît la nécessité d’apporter un
témoignage chrétien crédible dans un monde gagné par l’incroyance. Trois grands courants s’y conjuguent, le
courant missionnaire (anglican et protestant), gêné dans son action par la division des Eglises annonçant Jésus-
Christ ; le courant « Life and Work » (vie et activité), anglican, interpellé par le bellicisme et la prédation
économique d’états occidentaux soi-disant chrétiens ; le courant « Foi et Constitution », anglican, enfin,
privilégiant pour témoigner ensemble le dépassement des heurts doctrinaux anciens. Ces courants réunis donnent
naissance, en 1948, au Conseil Œcuménique des Eglises (COE). S’y adjoint, par la suite, le courant spirituel,
proposant une octave annuelle de prière pour l’unité des chrétiens (huit jours du 18 au 25 janvier). Dès 1935,
l’abbé COUTURIER de Lyon fait prier pour « l’unité que le Christ veut par les moyens qu’il veut », sans mention
toutefois du « retour » à l’Eglise-mère. Ces renouveaux changent incontestablement le rapport à la foi et à l’Eglise.
509
En particulier Y. CONGAR.
510
Voir MOULINET D., « Vatican II : l’Eglise se renouvelle et s’ouvre au monde », 3 décembre 2012, centre
théologique Meylan (Grenoble), site www.ctm-grenoble.org, consulté le 03. 03. 2015.
511
Les participants au Concile avec droit de vote sont tous les évêques de l'Église catholique romaine, à la fois des
rites orientaux (patriarches) et occidentaux, mais aussi les supérieurs généraux des ordres religieux masculins (!),
et quelques prélats disposant de sphères de compétence spéciales. Les Eglises chrétiennes non catholiques étaient
invitées à envoyer des observateurs et des associations et organisations catholiques, des auditeurs, clercs et laïcs.
Ces derniers n'avaient ni voix ni vote aux délibérations du Concile. On compte 2 381 Pères présents à l'ouverture
du Concile (ils seront en moyenne 2200 tout au long des débats). 53 observateurs (orthodoxes, anglicans, vieux-
catholiques et protestants) sont là à l'ouverture du Concile, représentant 17 Églises ou fédérations d’Églises. A la
fin, ils seront même 106, représentant 28 Églises. En outre, 13 auditeurs, dont 1 laïc, se sont rendus disponibles à
l’ouverture. Leur nombre total sera semble-t-il de 40 à la fin, dont 13 laïcs, parmi lesquels seulement 7 femmes.
512
Voir le Hors-série « Vatican II, Histoire et actualité d’un concile », op. cit., p. 17. Dans les p. 19 à 22 sont recensés
divers obstacles sérieux pour l’œcuménisme, y compris des dissensions au sein des communautés séparées. Mais
l’annonce du Concile se fait à Saint Paul-hors-les-murs juste à la fin de la semaine de l’unité des chrétiens de 1959.
513
Il exhorte en 1963 les Pères à « insérer les valeurs éternelles de la foi chrétienne dans la réalité dynamique […]
de la vie humaine », de sorte que « la doctrine sacrée ne soit pas purement spéculative, mais […] considérée et
cultivée dans le cadre complet de l’économie chrétienne, [… et ] la réalité de l’histoire. », ibid., p. 75-76.
514
Discours de JEAN XXIII devant les Pères du Saint Sacrement le 28 juin 1961, KERDREUX M. (de), Jean XXIII, Paris,
Ed. Beauchesne, 1970, p. 256.
515
VALLIN Ph., Communication du 27 septembre 2013, Palais universitaire de Strasbourg, séminaire de recherches
sur le Concile Vatican II. Nous nourrissons sa trame d’explications, de références et d’interprétations personnelles.
516
On observe d’ailleurs une hausse du nombre de personnes se disant catholiques après le Concile.
117
délibérément le discours sur l’Église au discours sur Dieu, dans un souci d’enracinement
spirituel517.

Dans le souci de vérifier un tel type de propos, le chercheur doit prendre en compte en
premier lieu la parole des acteurs conciliaires qui rendent compte de leur labeur et de leur
expérience collective. Il doit aussi scruter les textes produits dans leur ensemble, dans une
contextualisation plus large, permise par le recul et une mise en relation éclairantes 518. La
pertinence historique du Concile laisse alors apparaître des « im-pertinences », pour certaines
prophétiques, dont on perçoit les implications spirituelles.

La fécondité spirituelle première du Concile touche à la réforme de l’Eglise. Aux yeux


des Pères, il faut d’urgence effectuer des changements519 qui permettent à l’Eglise catholique de
servir la cause de l’Evangile - ce qui constitue sa vocation même - en pleine modernité ; en clair,
il s’agit de réviser les manières catholiques d’écouter, de célébrer, et aussi d’annoncer Celui qui
donne vie, c’est-à-dire reformuler la foi en des termes audibles520. La perception que l’Eglise a
d’elle-même, ses processus d’organisation et de régulations internes, ses stratégies missionnaires
sont supposés évoluer concomitamment. Or, exposée en assemblée collégiale aux lumières et
forces de l’Esprit Saint en tant qu’Ecclesia semper reformanda, l’Eglise hiérarchique se laisse
effectivement surprendre. Elle invente de nouveaux modes collaboratifs dans l’élaboration des
textes521 et adopte des modes d’expression rénovés. Elle ose « élargir sa tente », en faisant place
à des observateurs d’autres confessions, et à des auditeurs dont un petit nombre sont laïcs ; elle
se prête même, bon gré mal gré à la médiatisation. Coutumes, langages, discours, psychologie
collective conciliaires innovent522. En clair « les Pères conciliaires ont décidé que Vatican II ne
serait pas un concile de ratification, comme le voulait la curie romaine, mais pas non plus un
concile de condamnation doctrinale, comme le souhaitaient de nombreux évêques (ndlr : en son

517
RATZINGER J., intervention au Congrès international sur la mise en œuvre du concile œcuménique Vatican II, le
dimanche 27 février 2000, site www.vatican.va, consulté le 26 février 2015.
518
Quelques exemples de vues d’ensemble : l’« optimisme » conciliaire est démenti par BORDEYNE Ph. dans son
étude L'Homme et son angoisse, la théologie morale de « Gaudium et spes », Paris, Ed. Cerf, 2004. RATZINGER
souligne la cohérence profonde de la pensée conciliaire. « Rétrospectivement, […] dans l’architecture du Concile,
[avec la Constitution sur la liturgie] au commencement, il y a l’adoration. Et donc Dieu. [Dans] la Constitution sur
l’Église [second texte du Concile], […] l’Église se laisse conduire par la prière, par la mission de glorifier Dieu. […] La
troisième Constitution traite de la Parole de Dieu, qui convoque l’Église et la renouvelle en tout temps. La quatrième
Constitution montre comment la glorification de Dieu se présente dans la vie active, comment la lumière reçue de
Dieu est portée dans le monde, [or] c’est seulement ainsi que le monde devient totalement glorification de Dieu ».
519
« Quand Pie XII meurt, il laisse l’image d’une Eglise triomphante, omnipotente, omnisciente, mais en même
temps repliée sur elle-même et comme coupée du monde réel. […] Les évêques ne sont plus consultés. […] Le conflit
avec la modernité […] prend un tour dramatique. », in CHENAUX Ph., interview du 27 septembre 2012 accordée au
journal Echomagazine, site www.echomagazine.ch, consulté le 26. 02. 2015.
520
Voir le discours de JEAN XXIII à la fin de la cérémonie d’ouverture : « Autre est la substance de la foi antique
contenue dans le dépôt de la foi, autre la formulation dont on la revêt. » Le pape y situe également cette
reformulation en réponse aux « besoins d’un magistère et d’un style surtout pastoral ».
521
La parrhèsia du cardinal LIENART, le 13 octobre 1962, prenant la parole et obtenant un report des votes
concernant les membres des dix commissions conciliaires, alors que les plus strictes obéissances et disciplines
e
étaient requise dans l’Eglise de l’époque, fait date : CHRISTOPHE P., L’Eglise dans l’histoire des hommes du XV s. à
nos jours, t 2, Limoges, Ed. Droguet-Ardant, 1983, p. 562.
522
Voir LEVILLAIN Ph., La Mécanique politique de Vatican II, La majorité et l'unanimité dans un concile, Paris, Ed.
Beauchesne, 1975. L’étude des notes et journaux de Concile présente de l’intérêt à ce titre : par exemple, CAMARA
H., Lettres conciliaires, CHENU M.-D., Notes quotidiennes au Concile, CONGAR Y., Mon journal au Concile, LUBAC
(de) H., Carnets du Concile, FRESQUET H., Le journal du Concile, POUPARD P., Le concile Vatican II, RATZINGER J.,
Mon Concile Vatican II.
118
temps le Pape PIE XII en avait caressé l’idée). A vrai dire, on se savait pas très bien ce qu’il
allait devenir. […] On peut dire qu’il a « dépassé » ses acteurs, leur pensée, leur projet »523.

Les évêques, de fait, ont mis en œuvre et assumé des pratiques neuves. Les textes
produits, au nombre de seize, malgré des signes réels de tension interne, ont été objets de votes
quasi unanimes524. Leur contenu entend favoriser le cheminement croyant, à titre personnel et
communautaire, à travers des thématiques qui se renforcent mutuellement au gré des documents.
Globalement525, la vie spirituelle de chacun bénéficiera de la promotion d’une participation plus
active et consciente à la liturgie, davantage nourrie des Ecritures. La présentation de l’Eglise
comme Peuple de Dieu, Corps du Christ et Temple de l’Esprit revalorise l’importance de la
conversion et de la collaboration missionnaire de tous, en vertu du sacerdoce commun des fidèles
catholiques. L’appel universel à la sainteté ne dévalorise plus de baptisé au motif de son état de
vie526. L’invitation à la collégialité épiscopale, sous le prisme du primat de l’évêque de Rome,
oriente aussi l’exercice du pouvoir vers une collaboration accrue, au service des croyants.
Pasteurs et fidèles ont désormais à cheminer en coresponsabilité, dans un « remarquable accord »
(Dei Verbum 10), ce qui suppose de nourrir cet itinéraire commun par une lecture attentive et
informée de la Bible. L’ecclésiologie de Vatican II se présente comme une ecclésiologie de
communion527. Le fait qu’il soit pris acte de l’existence de communautés sœurs, et que soit
saluée la pratique d’autres religions, donne aussi de la place à la possibilité d’une vie spirituelle
digne de respect hors de la seule sphère catholique, voire chrétienne. Le motif de la conscience,
en introduisant le droit à la gradualité du chemin (ce qui suppose une longanimité magistérielle
et pastorale), induit d’autre part le droit à la liberté religieuse. Désormais, il est affirmé qu’en
tout catholique de bonne volonté, voire en toute personne à la conscience droite, peut s’exercer
l’action de l’Esprit, innovation théologique notable. Cette proposition, toute simple en apparence,
a un impact important en matière de théologie des religions, marquant globalement un
changement de regard sur les personnes « autrement croyantes ». Elle influence aussi le regard
porté sur les sociétés sécularisées. Pour notre travail, elle constitue un point d’appui
523
Ph. CHENAUX, interview du 27. 09. 2012, op. cit. Y. CONGAR définit tout concile, indissociablement, comme un
événement, une expérience et un texte. G. ROUTHIER parle de « dynamique conciliaire ». Voir ROUTHIER G.,
Vatican II, herméneutique et réception, Montréal, Ed. Fides, 2006, p. 336.
524 e
Le 21 concile de l'histoire de l'Eglise dure trois ans et produit 16 textes : 4 constitutions (Sacrosanctum
Concilium sur la liturgie ; Lumen Gentium sur l’ecclésiologie ; Dei Verbum sur la Parole de Dieu ; et Gaudium et Spes
sur l’Eglise dans le monde de ce temps), 9 décrets (6 portent sur les moyens de communication sociale, les églises
orientales catholiques, la charge pastorale des évêques, la formation des prêtres, le ministère et la vie des prêtres,
la rénovation et adaptation de la vie religieuse ; les plus innovants sont au nombre de 3 : Unitatis Redingratio sur
l’œcuménisme ; Apostolicam Actuositatem sur l’apostolat des laïcs ; Ad Gentes, sur les activités missionnaires de
l’Eglise) ; et enfin 3 déclarations (dont les fameuses Nostra Aetate sur les relations avec les religions non
chrétiennes, et Dignitatis Humanae sur la liberté religieuse).
525
Nous renvoyons aux titres et thèmes précisés dans la note 523, faute d’espace pour détailler toutes les sources.
526
Vatican II redonne toute sa valeur au baptême par lequel on est incorporé au Christ en tant que condition
commune de baptisés et vocation commune à la mission et à la sainteté. Une égalité fondamentale est ainsi
affirmée pour tous. Selon Lumen Gentium, la sequela Christi de tous les baptisés se réalise en deux modalités : le
faire (réaliser la mission ; le sacerdoce commun des baptisés) et l’être (une conformation au Christ qu’on nomme
la sainteté). Le texte insiste par ailleurs sur la diversité des charismes et des fonctions, en sortant des clivages
traditionnels clercs/laïcs ou virginité/mariage par l’évocation d’autres gammes typologiques de rôles et appels en
Eglise, dont celle de PAUL sur les membres du corps. RZECZEWSKA Y., « Appel universel à la sainteté. Vatican II et
sa réception », Actes du Colloque œcuménique international, communauté du Chemin Neuf, 3-6 mars 2016, Revue
Foi.
527
« L’ecclésiologie de communion est au plus profond d’elle-même une ecclésiologie eucharistique. […] Ce concept
porte en lui une synthèse ecclésiologique, qui unit le discours sur l’Église au discours sur Dieu et sur la vie de Dieu et
avec Dieu, une synthèse qui reprend toutes les intentions essentielles de l’ecclésiologie de Vatican II. », in
RATZINGER J., « Intervention au Congrès », op. cit.
119
fondamental. L’analyse des sources prouve qu’elle s’appuie en particulier sur la notion
rahnérienne du « chrétien anonyme », qui postule l’orientation foncière de toute personne
humaine vers la Transcendance528, même si un discernement demeure toujours requis.

Les fruits de cette remise à jour sont manifestes en catholicisme. Certes, le Concile a été
suivi d’une crise politique et sociale particulièrement aiguë. Mais celle-ci a correspondu à un
temps de mutation accélérée529 ayant touché tous les milieux et toutes les confessions530. Imputer
cette dernière, et au sein de celle-ci ce qu’on a pu appeler « la crise de l’Eglise catholique », au
travail conciliaire serait une erreur historique531. Il n’est pour autant pas question d’occulter la
remise en cause vigoureuse de l’institution, particulièrement après l’encyclique Humanae
Vitae532, ainsi que la crise aiguë du sacerdoce ministériel qui ont suivi le Concile533. Elles ont
ébranlé l’édifice et marqué les esprits et les consciences, mais le Concile ne les a pas créées.
D’ailleurs, sur le plan institutionnel, PAUL VI a cherché à rendre effective la réforme de la Curie
pour une plus grande décentralisation534. La pastorale, en dépit de résistances incontestables,
s’est considérablement et heureusement transformée535. La manière de s’adresser aux fidèles,
d’enseigner les enfants (catéchèse), de conduire les liturgies, d’administrer les sacrements et de
faire vivre les paroisses a changé profondément. Les laïcs ont désormais accès à la Bible, ils se
528
« Ce qui ressort de L’Esprit dans le monde (ndlr : le titre d’un ouvrage de RAHNER), c’est que tous les êtres
humains en tant qu’humains sont capables de trouver la rédemption à travers l’Esprit dans leurs actions concrètes
qui les orientent téléologiquement vers le Christ. Bien que Jésus exemplifie la plénitude de ce « oui » de l’être
humain à Dieu et de Dieu à l’être humain, ce « oui » se retrouve de manière fragmentaire partout, y compris dans
les religions – au milieu du « non ». C’est pourquoi Rahner a inventé les expressions « chrétien anonyme » et
« christianisme anonyme », des expressions qui reflètent l’orientation christologique de toute grâce en termes de
causalité finale (et non pas efficiente). En tant que chrétien anonyme, le non-chrétien dit secrètement « oui » à
Jésus quand il dit « oui » à l’espérance et à l’amour. La religion du non-chrétien, qui ne peut être séparée de son
« oui », peut contenir des éléments et des pratiques qui favorisent ce « oui » - d’où l’expression « christianisme
anonyme ». Il convient, enfin, de souligner que « selon Rahner, c’est aux historiens de la religion de confirmer la
validité de sa thèse sur le christianisme anonyme. », in D’COSTA G., chapitre « La Trinité et les religions du monde :
périls et promesses », CHALAMET C., VIAL M. (éd), Développements récents…, op. cit., p. 122. Nous reviendrons
plus loin sur les objections adressées à RAHNER, et à certains de ses continuateurs sur la manière dont on peut
appréhender ce travail de l’Esprit du point de vue de la doctrine trinitaire, problème qui mérite un examen attentif
dans le cadre de notre démarche de recherche, précisément parce qu’il représente une tâche encore à honorer.
529
Voir sur ce sujet CONGAR Y., Le concile de Vatican II, son Eglise peuple de Dieu et corps du Christ, Paris, Ed.
Beauchesne, 1984, p. 69-70 et, brièvement, p. 106.
530
On ne voit pas, par exemple, que le protestantisme classique ait échappé non plus à une forte érosion ; celle-ci
se voit compensée aujourd’hui par le dynamisme des églises évangéliques. Celles-ci mettent en œuvre il est vrai
une pastorale d’encadrement efficace, privilégiant l’élan communautaire, dans une approche éthique stricte.
531
Selon CONGAR, on peut imputer au Concile seulement ses modalités participatives et sa publicité : celles-ci ont
contribué à faire voler en éclats la façade d’unanimisme maintenue auparavant par la « discipline » ecclésiastique
interne, sans créer en elles-mêmes les dissensions.
532
« La fracture a été grande au sein des consciences chrétiennes, notamment en France. Certains évêques, comme
le cardinal belge Suenens, exprimèrent publiquement leur désarroi. Quelqu’un a été jusqu’à dire que ce fut l’origine
du premier schisme après le Concile – un schisme « silencieux » fragilisant partout l’autorité du Magistère. », in
ETCHEGARAY R., J’ai senti battre le cœur du Monde, Paris, Ed. Fayard, 2007, p. 90.
533
Jusqu’à la moitié des prêtres d’une même classe d’âge quittent le ministère entre 1966 et 1975, et parmi eux
surtout ceux qui étaient au séminaire durant le Concile, eux, donc, que leur affectation mettait en contact avec
des jeunes. Sur ce sujet voir MOULINET D., conférence « Vatican II… », op. cit.
534
Sur les réalisations de PAUL VI voir BAUM G., « Le Concile Vatican II et la réforme de l’Église », site www.
culture-et-foi.com, consulté le 27. 02. 2015, et la conférence de D. MOULINET ci-dessus évoquée.
535
Les ajustements opérés sur le plan de la liturgie et dans la pratique pastorale ont globalement pu être intégrés
dans la pratique ordinaire et ont convenu aux fidèles. Vatican II prenait tout simplement acte de la mutation
sociale affectant l’Occident et le monde, sans en mesurer totalement l’impact. Comment minimiser enfin, dans
cette rébellion, le traumatisme de la deuxième guerre mondiale, qui opposa des nations de culture chrétienne ?
Peut-on oublier, d’autre part, les déviances graves dans certains établissements d’enseignement catholique, ou en
paroisse, dont la première révélation au printemps 1984 a porté sur des abus multiples, étalés dans le temps ?
120
forment et s’engagent en paroisse et dans les diocèses, dans les mouvements, les associations, les
communautés nouvelles536 (pour beaucoup, ce sont des femmes)537. Les développements tout
récents à la Curie Romaine vont dans le même sens d’un assainissement des structures, en lien
avec un rappel de l’Eglise à sa vocation missionnaire. La bienveillance foncière envers les
personnes prônée par le Concile (au sein de la communauté ecclésiale et hors de ses frontières),
malgré des signes de durcissement et de sclérose incontestables durant les cinquante dernières
années, et des réformes avortées dans les faits, revient plus que jamais au goût du jour. Il est
devenu possible à présent, pour les personnes de bonne volonté, de trouver des voies en
catholicisme en vue de cheminer spirituellement, sans devoir « quitter le monde ». Elles peuvent
se sentir accueillies et valorisées dans leur quête en de nombreux lieux d’Eglise, même s’il reste
un vrai travail à effectuer pour en toucher un plus grand nombre et amender certains rigorismes.

1.4.1.2 Le rapport au monde sous l’Esprit

Que peut-on inférer par ailleurs de la fécondité du Concile en ce qui concerne le rapport
de l’Eglise au monde ? A Vatican II, cette dernière renonce à son image de « société parfaite »,
en tant que complètement autonome voire autarcique, et assiégée de toutes parts par les forces du
mal ; elle se veut désormais une Eglise « servante et pauvre » à l’écoute de l’homme et de ses
problèmes, lui que ne déserte pas l’Esprit, ce qui infléchit le discours et le « style »538 catholiques
durablement. La dynamique induite se révèle celle d’une Eglise minoritaire, accueillant comme
un don l’existence de ceux qui ne vivent pas en son sein, et aussi pérégrinante, en conversion
permanente, habitant un monde accepté comme pluriel. Le dialogue devient le maître mot539,
donc l’anathème disparaît des textes conciliaires, et le conceptualisme s’atténue, un abord et des
contenus dont s’inspirent désormais de nombreux prédicateurs et responsables pastoraux.

La constitution Gaudium et Spes promeut ainsi un nouvel humanisme540. Ce dernier, il


faut le souligner, entre dans une perspective anthropologique neuve, celle du personnalisme, qui
devient à partir du Concile la référence centrale en matière de regard sur l’être humain. Cette
vision se distingue du développement personnel par sa dimension sociétaire, son souci du bien

536
Y. CONGAR parle de « déploiement des charismes et des ministères de base », « d’initiatives », « de germes
venus de l’Evangile et de l’Esprit de Dieu ». Il les met en lien avec « l’ecclésiologie [conciliaire] de l’existence
chrétienne structurée en Eglise, à base sacramentelle ; la vitalité d’une telle Eglise vient beaucoup plus de sa base,
des personnes mordues par l’Evangile et des communautés plus ou moins formelles qu’elles forment. », in CONGAR
Y., Le concile de Vatican II, son Eglise peuple de Dieu et corps du Christ, op. cit., p. 70.
537
Voir DERMIENCE A., La question féminine et l’Eglise catholique, approches biblique, historique et théologique,
Bruxelles (et autres villes), Ed. P.I.E Peter Lang, 2008, p. 105.
538
THEOBALD C., Le christianisme comme style. Une manière de faire de la théologie en postmodernité, 2 vol.,
Paris, Ed. Cerf, 2007. Ce livre « est l’esquisse d’une théologie systématique qui tente une réinterprétation globale
de la tradition chrétienne, après ce que I’on pourrait appeler la fin du « paradigme dogmatique », à savoir
l’amalgame intégraliste entre la régulation de l’identité chrétienne, toujours nécessaire, et une vision chrétienne du
monde. Introduire à cet endroit la notion de style permet de désigner la foi chrétienne comme une manière
d’habiter le monde, formé nécessairement d’une pluralité de « mondes » culturels et religieux », in Entretien de
Lumière et Vie avec C. THEOBALD, site lumiere-et-vie.fr, consulté le 10. 02. 2015.
539
Après le Concile, l’encyclique Ecclesiam suam de PAUL VI affirme que l’Église est une communauté en dialogue,
avec le monde et entre ses membres ; cette « conversation » avec le monde devient « proposition » et non
« imposition » de la foi, prenant acte du changement récent dans les manières de vivre et de croire.
540
La phrase de l’avant-propos du document (n° 1-3) « il n’est rien de vraiment humain qui ne trouve de résonance
dans leur cœur » (c’est à dire « des disciples du Christ ») est l’indice que « l’homme devient la question cardinale,
point de passage de la réflexion morale en régime de pluralisme », in BORDEYNE P., L’homme et son angoisse, op.
cit., p. 15.
121
commun, et l’intégration de la transcendance non comme produit en quelque sorte dérivé541,
mais comme trésor de la vie humaine, reçu comme un don, ou mieux encore, interprété comme
une dynamique fondamentale embrassant le dessein global de la Création542. L’intérêt
désintéressé pour l’autre prend de la valeur543. Mais elle rejoint aussi certaines priorités
contemporaines fortes. L’éthicienne F. NIESSEN544 remarque de la sorte que « la préoccupation
contemporaine du "vivre ensemble" est l'expression laïque de la visée de Gaudium et Spes dans
son avant-propos [à travers l’expression] « l'instauration d'une fraternité universelle » ». G.
BAUM met en valeur pour sa part le fait qu’« au concile Vatican II, [l’]amour embrasse aussi
les chrétiens non-catholiques, les adeptes des autres religions et les non-croyants. Depuis le
concile, les papes […] veulent que les catholiques […] agissent dans leur société afin d’y
promouvoir la justice, la coopération et la paix »545. Le motif de la lecture des « signes des
temps » (GS 4) reflète cet intérêt accru pour le monde ; l’histoire est vue comme un livre où les
grands événements ou manifestations spécifiques de l’évolution contemporaine révèlent la
germination du Royaume546. Cette histoire est évidemment faite par les hommes, certains
chrétiens, d’autres non, dans lesquels l’Esprit est réputé mystérieusement agir. Le déchiffrement
de ces signes547, travail herméneutique s’il en est, doit s’effectuer avec méthode et collégialité548.
En fait, si l’Eglise ne constitue plus la seule source et référence du travail de l’Esprit, le monde,
réputé possiblement inspiré, devient à son tour inspirateur. Il n’y pas plus d’un côté ceux qui

541
Le développement personnel avait annexé le spirituel comme une extension de l’humain, selon M. LACROIX,
auteur de « L'aventure prométhéenne du développement personnel », site www. sciences humaines.com,
consulté le 01. 03. 2012. La difficulté réside dans le fait qu’on suppose l’homme capable par ses propres forces
d’accéder au divin. Il ne s’agirait en fait que d’une expansion de ses compétences, induisant une forme de
déification insidieuse d’un « surhomme ».
e
Sur le personnalisme conciliaire, voir MEUNIER, E.-M., Le pari personnaliste : Modernité et catholicisme au XX
siècle, Montréal, Ed. Fides, 2007. L’auteur y montre que l’aile conservatrice catholique a changé ses références,
parce que « devant ce nouveau type de société [moderne], l’éthique personnaliste avait valeur de réponse, s’offrait
comme une sensibilité ouverte aux dimensions de l’être moderne » sans lui dénier son caractère sacré et sans
disqualifier la grandeur de sa quête personnelle. « En faisant de l’Eglise le héraut de la critique des apories de la
modernité et la gardienne des droits de la personne, donc en s’inspirant pour une bonne part de diverses
caractéristiques typiques de l’éthique personnaliste, le nouveau conservatisme catholique transformait plus que
son image, mais le sens même du mot « conservation ». […] Une nouvelle matrice en quelque sorte se dessinait
sous les yeux des catholiques étonnés par tant de bouleversements. […] Devinrent peu à peu conservateurs tous les
membres de l’Eglise en accord avec l’ecclésiologie romaine et avec sa structure hiérarchique. », in MEUNIER, E.-M.,
Le pari personnaliste…, op. cit., p. 308.
542
Voir l’exposé de PANNENBERG W., Théologie systématique III, Paris, Ed. Cerf, 2013, p. 13s. : O. WEBER réclame
un « réalisme pneumatologique » articulant mieux les actions proprement sotériologiques de l’Esprit et son
activité comme créateur et recréateur de la vie (dans une perspective eschatologique).
543
« Dans GS, la vocation humaine se vérifie dans la pratique sociale de la charité qui appelle une transformation et
un renouvellement de la société dans son ensemble. L’influence de la charité ne se fait donc pas sentir
exclusivement dans le cœur de l’homme : la loi de conscience qui l’habite lui permet de se situer par rapport au
monde et d’orienter son agir vers le bien dans l’exercice du double commandement de l’amour », in TRAUTMANN
F., La place de la notion de charité en éthique au moment du Concile Vatican II, thèse de doctorat, Strasbourg,
2011, p. 251.
544
NIESSEN F., « Chantiers de la théologie morale après Vatican II », site croire.com, consulté le 04. 02. 2013.
545
« L’Église a affirmé sa solidarité avec toute l’humanité. L’amour du prochain ne s’arrête pas à la frontière de la
communauté catholique : […] Les papes veulent que les catholiques s’engagent socialement pour humaniser la
société à laquelle ils appartiennent, c’est-à-dire qu’ils agissent dans leur société afin d’y promouvoir la justice, la
coopération et la paix. », in BAUM G., « Le Concile Vatican II et la réforme de l’Église », op. cit.
546
L’Esprit n’est plus confiné à la seule intériorité individuelle, ou circonscrit à la seule sphère ecclésiale.
547
L’exercice est à comprendre « au sens de repérage, d’identification sélective des événements historiques
significatifs pour l’histoire humaine, sociale, économique et politique, et [d’] une lecture de la présence de Dieu à
cette histoire. », in SAUTO M. (de), « « Gaudium et spes », l’Eglise s’ouvre au monde », journal La Croix, 23 mars
2012, site la-croix.com, consulté le 04. 02. 2013.
548
Voir GS 44, 2.
122
savent, et les autres. Les observateurs et auditeurs du Concile ont grandement bénéficié de ce
nouveau climat et y ont contribué activement549. La spiritualité chrétienne ne peut plus se couper
du monde et de ses habitants.

Au final, la pertinence historique et la fécondité spirituelle du double aggiornamento


réalisé à Vatican II paraît patente. Il y a un avant et un après du Concile, nonobstant les
divergences herméneutiques présentes. Les documents conciliaires ont porté du fruit et marquent
les pratiques550. La pensée catholique dans son ensemble, ainsi que la pastorale, ont
profondément évolué sous cette influence. Le lien aux autres Eglises s’est transformé. Le
changement de paradigme référentiel sur le plan anthropologique et théologique démontre en
tout état de cause à lui seul la réussite (donc la nécessité) de l’entreprise d’aggiornamento, même
si en matière de gouvernement de l’Eglise, de morale familiale, certaines attentes d’ouverture ont
été déçues. La réflexion catholique actuelle se situe de fait systématiquement en référence au
Concile, quelle que soit l’interprétation qui en est fournie : c’est un signe de son influence. Le
Catéchisme de l’Eglise catholique lui-même renvoie souvent aux textes conciliaires551. En
résumé, d’après Ph. VALLIN, « il est […] certain, au moins bien probable, que Vatican II
conditionnera la vie de l’Eglise pendant longtemps. C’est qu’un concile incorpore une grande
densité de fidélité et de sagesse venant de l’Eglise entière ; il est un événement de type
pentecostal »552.

De surcroît, d’autres fécondités se révèlent encore à distance, que l’on n’a sûrement pas
fini d’élucider. Ph. VALLIN reconnaît de la sorte au Concile un prophétisme553 ultime, à trois
facettes, propos résumé ici succinctement mais qui nous paraît profond554. Le positionnement
géopolitique de Vatican II dégage en premier lieu une vision radicalement nouvelle de la paix,
distincte d’un pacifisme d’abstraction qui, historiquement, a souvent dérivé vers un bellicisme
passionnel555. L’origine de cette paix, surnaturelle, et qui revêt la forme de la koinonia, suppose

549
Sur l’influence et le rôle des observateurs, voir CONGAR Y., Le concile de Vatican II, son Eglise…, op. cit., p. 94-97
et MAYEUR J.-M. (et alii), Histoire du christianisme, t. 13 : Crises et renouveau de 1958 à nos jours, Paris, Ed. DDB,
2000, p. 85-87.
550
Y. CONGAR note le caractère vivant des liturgies, l’influence de Gaudium et Spes sur la doctrine sociale de
l’Eglise, mais regrette l’impact trop réduit de la recommandation de Dei Verbum concernant le substrat biblico-
évangélique de la théologie officielle (magistérielle). Voir CONGAR Y., Le concile de Vatican II, son Eglise peuple de
Dieu et corps du Christ, op. cit., p. 103-104.
551
Nous en voulons pour preuve le propos du Catéchisme de l’Eglise Catholique, citant souvent les documents
conciliaires, et le droit canon de 1983, qui en a été complètement inspiré.
552
CONGAR Y., Le concile de Vatican II, son Eglise peuple de Dieu et corps du Christ, op. cit., p. 105.
553
Le propre du prophétisme est d’articuler trois modes de la temporalité : passé, présent, futur, dans une
relecture du passé, un déchiffrement du présent, une prédiction de l’avenir, tendus entre le « déjà » et le « pas
encore ». « Le temps de la prophétie semble plutôt celui du futur antérieur, […] qui opère la métamorphose du futur
en antérieur et de l’antérieur en futur, établissant que le verbe soit dit pour toujours » se révélant comme « un
pouvoir opératoire sur le temps présent qui en fait une composante irremplaçable des forces de l’histoire. », in
VAUCHEZ A. (dir.), Prophètes et prophétisme, Paris, Ed. Seuil, 2012, p. 346 et p. 198. Les prophètes paraissent
comme des « êtres d’incandescence », « déchireurs d’horizon », « race vibrante et gênante [qui] dérangent, avec
une insupportable lucidité, les hommes qui vivent en surface et les institutions qui s’enlisent », in BESSIERE G., Le
feu qui rafraîchit, Paris, Ed. Cerf, 1978, p. 36. Repérer le prophétisme de Vatican II consiste à dégager sa capacité à
proposer une parole intempestive mais ancrée dans une conscience du présent, « opératoire », aux conséquences
durables. « Le prophétisme du Concile brasse tout l’avenir dans son propre kairos ; en tant qu’il embrasse une
portion de l’avenir dans son présent, il se révèle pertinent pour une large portion du futur. », dit ainsi Ph. VALLIN.
554
Nous renvoyons à son intervention (citée supra) pour le référencement précis et l’argumentaire détaillé.
555
La réflexion conciliaire établit que les moyens de la guerre juste ne peuvent plus jamais être invoqués, car leurs
cibles sont en définitive des innocents, sauf dans des cas si précis qu’ils en deviennent improbables. La
relativisation des nations par l’introduction de la notion de communauté internationale, le rejet de tout racisme à
123
de désarmer la violence liée au péché. Il n’y a de ce fait aucune possibilité de revenir aux
théories de la guerre juste et de la justification de la force brute, même si la véritable communion
reste toujours à inventer, en Eglise comme ailleurs. Ce choix éthique a fait date. Le second
prophétisme conciliaire consiste dans la promotion de l’homo religiosus. On n’aurait pas imaginé
à quel point il était prophétique de mettre en chantier un dialogue interreligieux, et aussi une
théologie chrétienne des religions, rompant avec une attitude d’intimidation ou de dédain
principielle556. Lumen Gentium développe à ce sujet une ecclésiologie de la vitalité théologale,
tandis que Dignitatis Humanae valorise le consentement éclairé. La conclusion de Nostra Aetate
rejoint la sagesse prophétique d’une culture de la paix. Le dernier prophétisme de Vatican II est
l’affirmation explicite d’une paternité divine empreinte de sollicitude et de bonté. On disserte sur
le christocentrisme de Vatican II (nous y reviendrons). Or, on omet souvent d’y voir sa
conséquence la plus immédiate : l’insistance en miroir sur l’existence du Père que le Fils est
venu nous révéler, un Père aimant. Les chrétiens en deviennent plus que jamais des frères. Pour
mieux l’exprimer, la réforme liturgique de Sacrosanctum Concilium propose d’entendre la parole
de Dieu Père, révélé par le Fils dans l’Esprit, et d’entrer en relation avec ce Dieu Un en Trois,
enfin de partager la beauté de ce qui est vécu liturgiquement. Ce qui est visé est le mystère d’un
Dieu amour qui vient à nous pour nous unir à lui. Ce qui est requis n’est pas « la perfection
extrinséciste et pélagienne des vertus, mais l’adhésion profonde de la foi, qui agenouille le
croyant par consentement libre » : attitude spirituelle s’il en est.

Le théologien signale pour terminer deux manques, celui concernant la mutation de la


condition féminine, qui n’est pas abordée au Concile malgré son actualité, et l’absence de
préoccupation face à la marchandisation croissante de la société557. Y. CONGAR cite de son
côté, en sus de l’occultation relative de problématiques théologiques et ecclésiologiques, le
silence sur le développement envahissant des sciences humaines, les possibilités de manipulation
de l’homme, la sécularisation radicale, l’urbanisation galopante558. Nous y ajouterions de notre
côté le manque d’une parole plus explicite concernant le statut du corps dans une anthropologie
catholique réactualisée. Sans diminuer la portée du labeur conciliaire, ces omissions, explicables
par l’ampleur des sujets en question, réclament nécessairement une exploration complémentaire,
qui ne peut se contenter de la condamnation ex abrupto ou de l’allusion vague. Se confronter à
ces enjeux se révèle en réalité décisif pour rejoindre nos contemporains. Nous vérifions pour
notre part leur urgence, s’agissant de travailler au défi des conjugalités actuelles.

Les catholiques et plus généralement les chrétiens, avec Vatican II, sont donc tous invités
désormais, marchant en frères et sœurs, à témoigner d’une foi qui se propose sans s’imposer ; ils
sont conviés à une conversion personnelle et effective, au service gratuit du monde et des autres,
autant que provoqués à la cohérence entre foi et pratiques de vie. La nourriture des Ecritures et
de la liturgie, dont l’Eucharistie est le sommet, se révèle indispensable pour relever ce défi, dès

travers la pratique d’une ecclésialité de brassage, la récusation des pratiques militarisées régissant les
fonctionnements hiérarchiques, y compris en Eglise, avec leur soumission à l’autorité quasi mystique, et enfin la
déconsidération du fait colonial construisent dans les documents produits une option délibérée pour l’invention
lente d’une culture de la paix. Depuis Vatican II, souligne ainsi G. BAUM, l’enseignement catholique officiel défend
les droits humains, y compris la liberté religieuse. L’Église postconciliaire s’est réconciliée avec la démocratie et le
pluralisme.
556
Depuis une dizaine d’année, à la suite des affaires DUPUIS et GEFFRE, la recherche a été freinée en ce sens.
557
BAUM G., « Le Concile Vatican II et la réforme de l’Église », op. cit. L’auteur insiste sur le triomphe actuel du
néolibéralisme, qui décourage la solidarité sociale, la collaboration pour le bien commun, état d’esprit
caractérisant l’après-guerre.
558
CONGAR Y., Le concile de Vatican II, son Eglise peuple de Dieu et corps du Christ, op. cit., p. 70.
124
lors que la suite du Christ, la voie de la sainteté, est ouverte à tous, sans distinction des états de
vie. La pastorale dessinée au Concile propose enfin le visage d’un Dieu qui veut du bien à
l’homme, n’est pas jaloux de son bonheur, et prend au sérieux ses questions existentielles et son
aspiration au développement. En définitive, tous, les catholiques, les chrétiens d’autres
confessions avec eux, voire les in- ou différemment- croyants, sont appelés à vivre d’Esprit. Il
est possible de se poser la question de savoir si une telle évolution ne mène pas, non à une simple
actualisation, mais à la construction d’un nouveau paradigme du spirituel chrétien.

1.4.1.3 Trinité et Esprit dans la pensée de Vatican II

Si Vatican II s’est sans conteste révélé un événement d’Esprit, a-t-il pour autant reconnu
à la troisième Personne Divine une place effective, sinon neuve, dans sa réflexion globale ?

Ce Concile rompt de fait avec l’approche de celui de Vatican I, qui évoquait Dieu de
manière « théiste »559. G. ROUTHIER dégage la prégnance du paradigme théologique trinitaire,
introduit par les Pères dans les prologues de Lumen Gentium560, Ad Gentes et Dei Verbum561. En
l’espèce, une rénovation ecclésiologique se dessine à travers l’appréciation renouvelée accordée
à la place de l’Eglise dans le dessein salvifique divin. La vision de l’identité de l’ecclesia est
trinitaire, selon la triple nomination Peuple de Dieu, Corps du Christ et Temple de l’Esprit.
L’Eglise est décrite comme inhabitée par la Trinité. Bien plus, la totalité des travaux du Concile
en imprégnée de pensée trinitaire : « L’examen de l’ensemble du dossier nous montre que l’appel
à la Trinité [y] est associé à plusieurs autres thèmes […]. En ecclésiologie, on ne peut donc pas
traiter du thème de la Trinité […] sans considérer les effets de l’introduction de cette perspective
dans l’équilibre d’ensemble des autres matières »562. Le théologien constate et déplore en ce
sens l’abandon de la référence trinitaire, adoptée à Vatican II, dans bien des débats actuels autour
de la communion, de la construction du Royaume de Dieu, ou de l’action de Dieu dans le monde.
Y revenir serait utile, non uniquement dans l’espoir de « liquider les questions du passé », mais
aussi dans celui de « susciter des élaborations théologiques originales ». Penser la théologie
trinitaire ne se révèle-t-il d’ailleurs pas comme l’enjeu fondamental du labeur théologique en
christianisme563 ? Nous ne pouvons pour notre part ignorer cette invitation pressante.

L’analyse des textes conciliaires réfute également l’accusation fameuse de


« christomonisme »564, selon laquelle la pensée conciliaire aurait occulté l’Esprit au profit du

559
CONGAR Y., Je crois en l’Esprit Saint, op. cit, p. 229.
560
En outre, le thème est filé avec cohérence dans les chapitres I, III, V à VIII, voir ROUTHIER G., « Vatican II et le
renouveau ecclésiologique de la théologie trinitaire », DURAND E. et HOLZER V., Les réalisations du renouveau
e
trinitaire au XX siècle, Paris, Ed. Cerf, 2010, p. 217.
561
Ibid., p. 217-247.
562
Ibid., p. 241-244.
563
Voir SCHWÖBEL C., « Où en sommes-nous en matière de théologie trinitaire ? Ressources, révisions et
réévaluations », op. cit., p. 20. Le théologien convoque surtout R. JENSON, auteur d’une réflexion forte sur
l’identité trinitaire de Dieu. Le motif trinitaire ne laisse pas, quant à lui, de susciter de vifs débats aujourd’hui en
théologie philosophique (ibid. p. 20, voir aussi ALLARD M., « Régimes analytiques et postmodernes pour « De la
e
Trinité », in DURAND E. et HOLZER V., Les réalisations du renouveau trinitaire au XX siècle, op. cit., p. 301-332).
564
Sur l’essentiel des critiques orthodoxes et protestantes du temps du Concile, voir NISUS A., L’Eglise comme
communion et comme institution, Paris, Ed. Cerf, 2006, p. 277, et pour leur détail, voir CONGAR Y.,
« Pneumatologie ou « christomonisme » dans la tradition latine ? », Ephemerides theologicae Lovanienses 45,
1969, p. 354-416. Y. CONGAR réitère sa protestation, en faisant allusion à des critiques plus tardives encore, dans
son ouvrage Je crois en l’Esprit Saint, op. cit., p. 228, publié trente ans après le Concile. Nous nous appuyons sur la
réflexion d’A. NISUS pour le présent paragraphe, avec des références et compléments personnels. Sauf mention
contraire, les citations proviennent de son ouvrage.
125
Fils. Pour CONGAR, réfutant ce propos, il est de soi erroné de concevoir une pneumatologie
indépendante de la christologie, puisque « l’Esprit Saint accomplit l’œuvre du Christ », comme
le suggère le christocentrisme paulinien565. Il convient ensuite de mettre en dépendance la grâce
créée avec la Grâce incréée (soit le Pneuma Hagion), conformément à la pensée de THOMAS
d’AQUIN566. Toutefois, en voyant l’implication directe du Christ dans l’institution de l’Eglise, a
minima à travers l’établissement des Douze, l’on ne peut, pour lui, parler que d’un rôle « co-
instituant » de l’Esprit567. Cependant se voit bien affirmé au Concile le rôle animateur de l’Esprit
dans l’Eglise, même si c’est toujours en lien avec la mission du Fils. L’idée de la participation
des croyants à l’onction du Christ par l’Esprit entre ainsi dans la perspective d’une fonction
d’ « actualisation » de l’Esprit. « Les structures sociales doivent être au service de l’Esprit, […]
c’est aussi l’Esprit qui actualise l’Evangile et l’intelligence de la parole de Dieu, […], suscite
les initiatives de la vie religieuse, apostolique ou missionnaires […] et les vocations »568. Il
permet à chaque étape de l’histoire personnelle et collective de devenir « événement ».
Précisément, le rôle accordé à l’Esprit Saint dans les sacrements et la liturgie en général est
clairement mis en valeur à Vatican II, et les charismes, de leur côté, y ont droit de cité. Exercés
pour l’utilité commune et la construction de l’Eglise, ceux-ci bousculent une image pyramidale
liée à la pensée traditionnelle des ministères. De ce fait, enfin, intervient la revalorisation des
Eglises locales qui, en communion les unes avec les autres et inhabitées d’Esprit, tissent l’Eglise
totale. Or, cette dernière est amenée à se comprendre comme « sacrement du salut » et non plus
« incarnation continuée du Christ » ; une telle distance évite une approche par trop idolâtre,
réductrice sur le plan spirituel. Or, la nouvelle « vision de l’Eglise comme communion de
personnes et communions d’Eglises locales » devient source de l’évaluation plus positive des
autres Eglises, avancée conciliaire notable. L’Esprit apparaît triplement dans la pensée de
Vatican II. Il représente un principe de rassemblement, à l’œuvre au premier chef dans l’élan
œcuménique. Il paraît un principe d’humilité, les événements et les avancées ecclésiales et
humaines représentant un don divin, à authentifier et à déployer sans triomphalisme. Il est enfin
un principe d’accueil de l’altérité, l’Eglise, en attente de conversion, ne se pensant plus comme
l’unique détentrice de toutes les vérités et perfections. La perspective est très neuve.

Enfin, loin d’être occulté, le rôle de l’Esprit dans le monde est célébré à Vatican II. Selon
Y. CONGAR, la pneumatologie conciliaire se situe résolument dans une perspective historique
et eschatologique : « Vatican II voit l’Esprit de Dieu conduire le cours des temps, rénover la face
de la terre, présent qu’il est à la communauté humaine. […] [L’Eglise] usant éventuellement des
ressources que lui offre le monde » est ainsi appelée à tendre « constamment vers la plénitude de
la divine vérité, jusqu’à ce que soient accomplies en elle les paroles de Dieu »»569. De ce fait, le
peuple de Dieu lui-même, pris dans son entier, a reçu l’onction du Saint qui le pousse à la
mission dans un monde dé-diabolisé. Il ne se vit pas comme un peuple d’élus supérieurs aux
autres, mais comme un corps d’envoyés imparfaits, chargés d’attester d’une espérance, à la fois à

565
Cela ne signifie pas que Vatican II ait été jusqu’au bout sur ce chapitre, CONGAR, KASPER et d’autres en
conviennent. Les ouvrages consacrés aux recherches trinitaires, pour une part postconciliaires, cités supra, en
témoignent irréfutablement.
566
NISUS A., L’Eglise comme communion et comme institution, op. cit., p. 279-280.
567
Voir CONGAR Y., « Les implications christologiques et pneumatologiques de l’ecclésiologie de Vatican II »,
CONGAR Y., Le concile de Vatican II, son Eglise peuple de Dieu et corps du Christ, op. cit. A. NISUS considère qu’il
s’agit là d’une surinterprétation du legs conciliaire, mais le théologien expert se justifie en s’appuyant sur des
citations, suffisamment convaincantes à notre sens.
568
CONGAR Y., Je crois en l’Esprit saint, op. cit., p. 232.
569
CONGAR Y., « Les implications christologiques… », op. cit., p. 170.
126
horizon terrestre et ouverte sur un avenir en forme de promesse, que le « déjà-là » désigne à tous
les hommes de bonne volonté. De fait, l’expression biblique « hommes de bonne volonté » se
trouve en Lc 2,14570. FEUILLET défend en 1974 une interprétation morale de la notion, en
forme de génitif subjectif (« animés d’une volonté bonne »), face à la traduction « hommes que
Dieu aime » identifiée à un génitif objectif (« conformes à la volonté de Dieu »). La « volonté »,
ici, est la disposition à agir de manière conforme aux exigences du devoir et de la loi morale571.
De ce point de vue, comme guetteurs d’élans, de choix, d’actes, du sein de l’Eglise Catholique
mais aussi à l’extérieur de celle-ci (autant de pierres d’attente pour la construction du Royaume),
les chrétiens doivent collaborer partout avec leurs frères en humanité, dans la diversité de leurs
religions, cultures, et appartenances sociales.

A la faveur du Concile naît donc une volonté de rendre au Saint Esprit sa place entière
dans la Trinité572, mais aussi le désir de laisser ouverte la question de l’action de l’Esprit au-delà
des frontières de l’Eglise catholique, comme « secteur libre ». Nous oserons là un commentaire
personnel. Ce positionnement implique en retour que restreindre l’action humaine à l’horizon
terrestre conduit à l’impasse. Cela revient, d’une part, à s’exposer à l’orgueil et à la déconvenue
(car il est humainement impossible de résoudre tous les problèmes ici-bas). Mais c’est, d’autre
part, et surtout, se couper d’une espérance ultime, qui ne se limite pas au visible et au tangible.
Le Christ en personne, l’Envoyé et l’Oint par excellence, a connu le rejet, l’échec apparent, la
solitude et la souffrance, voire le doute. La difficulté concrète, pratique et/ou apostolique, ne
signe pas, en soi, un « manque de foi » ou de sainteté. Elle renvoie à la réalité de la condition
humaine limitée, à l’imperfection de la création « en gestation ». Elle peut parfois sanctionner le
péché, « le manque de la cible », comme l’entêtement, la volonté de faire par soi-même, mais il
s’agit là de tendances constantes qui restent ambiguës : différencier constance et obstination, zèle
et activisme est parfois délicat. L’Esprit n’est donc pas une « potion magique » qui assurerait
notre total succès en toute circonstance, ou nous donnerait une visibilité parfaite sur le concret.
Le Dieu Trine n’agit pas contre les personnes et leur adhésion, il ne résout pas les problèmes
humains à la place des créatures573 (« Dieu, à ce que l’on voit, ne fait pas la vaisselle et ne
change pas les couches » répétait une mamie expérimentée). En la matière, l’idéalisme se mue
volontiers en pharisaïsme. Cependant l’Esprit, pour sa part, agit plus loin et autrement que nous-
mêmes et nos vues, il nous précède. Il est possible de faire fond sur lui quand tout semble perdu.
Il est même possible d’espérer que, de façon mystérieuse, des issues apparaissent, qui n’étaient
ni prévues, ni prévisibles. Il devient enfin envisageable de démentir tout fatalisme résigné.

PAUL VI reconnaît en tout cas la nécessité d’une exploration catholique postconciliaire


en matière pneumatologique574. Sa déclaration confirme une option conciliaire délibérée : celle

570
« anthrôpois eudokias/ hominibus bonae voluntatis ».
571
La « bonne volonté » relève de l’éthique philosophique. Chez KANT, la « volonté bonne » est précisément celle
dont la qualité est déterminée par le pur respect de la loi morale. En catholicisme, elle vise des non-chrétiens
animés de la conscience du bien, et adoptant des attitudes vertueuses. A noter que même les athées nourrissent
des croyances et postulent une métaphysique, par le fait même qu’ils rejettent l’idée de transcendance et le
système référentiel chrétien. Mais ils nourrissent des valeurs qui peuvent entrer en écho avec l’ethos chrétien.
572
« [Dans les textes conciliaires] neuf fois revient l’idée qui est l’âme des Pères et l’âme de la liturgie : au Père, par
le Fils, dans l’Esprit », in CONGAR Y., « Les implication christologiques… », op. cit., p. 175.
573
En cela nous prenons quelque distance avec le lyrisme de certains documents magistériels présentant le travail
de l’apostolat à la manière d’une « promenade de santé », protégée, voire garantie par la puissance de l’Esprit.
574
Voir PAUL VI, Audience générale du 6 juin 1973 : « A la Christologie et spécialement à l'ecclésiologie du Concile
doivent succéder une étude nouvelle et un culte nouveau de l'Esprit Saint, précisément comme complément
indispensable de l'enseignement du Concile ».
127
de ne pas clore les dossiers de façon rigide, en des définitions décourageant le débat et
l’élaboration ultérieurs. Cette conception d’un Esprit Saint à l’œuvre aujourd’hui et demain, dans
un neuf toujours en surgissement et inscrit dans l’histoire, détermine selon certains une véritable
césure dans la manière de pratiquer la théologie. Dans le cadre d’une réflexion herméneutique à
distance de l’événement conciliaire, et selon les termes d’études menées selon une méthodologie
rigoureuse, plusieurs théologiens éminents mettent ainsi successivement en lumière cette
dimension ouverte575. P. PRETOT est de la sorte en mesure d’affirmer qu’un changement
comme celui que propose Sacrosanctum Concilium, qui situe la liturgie comme source et
sommet de la vie chrétienne, constitue un authentique « acte de tradition instaurateur », appelé à
des développements approfondis. J. FAMEREE, au sujet de Lumen Gentium, met en exergue la
volonté de ses premiers commentateurs, qui furent également des acteurs de l’événement
conciliaire, de « ne pas clore leurs affirmations en les rendant définitives. Ils ont conscience d’un
développement possible et autre après eux ». C. THEOBALD montre aussi que le chapitre II de
Dei Verbum est conçu pour fournir « les éléments nécessaires pour une nouvelle compréhension
de la Révélation », moins intellectualiste et doctrinale, afin de « découvrir Dieu lui-même comme
objet de révélation ». Gaudium et Spes, enfin, décourage tout recours illusoire au métarécit
cosmologique ou historique, incitant à une réflexion éthique fondamentale, et stimulant le
ressourcement scripturaire de la morale. Il importe de penser les ressources de la foi pour vivre,
plutôt que de fournir un catalogue de permis et de défendu, voire de pratiques prêtes à appliquer.

En définitive, Vatican II s’inscrit dans la théologie générale du prophétisme chrétien, ce


qui met en jeu la possibilité d’une réception spirituelle du Concile, confirmant de cette façon
notre propos introducteur. On peut relever que l’acclimatation du Pentecôtisme en catholicisme
romain et la naissance d’un certain nombre de communautés nouvelles, charismatiques ou non,
au service d’une relation à Dieu plus proche et engageante et d’une vie chrétienne vécue en
conscience, précèdent ou suivent immédiatement Vatican II576. Nouveaux ministères et mission
des laïcs sont interrogés. L’insistance du Pape FRANÇOIS sur l’impossibilité de séparer pensée
et pastorale nous encourage à déceler dans Vatican II une étape décisive sur le chemin du
christianisme, porteuse d’une vision évangélique du cheminement chrétien, donc novatrice.

1.4.2 Quelle spiritualité chrétienne pour le XXIe siècle ?

Peut-on identifier plus clairement quelques lignes de force en matière de spiritualité


chrétienne, qui tiennent compte des avancées anthropologiques et théologiques affirmées au
Concile Vatican II ? Les textes conciliaires offrent quelques éclairages intéressants à cet égard.

1.4.2.1 Vivre sous l’Esprit selon Vatican II

Si les Pères ne proposent aucune définition de la notion de « spiritualité » chrétienne, des


acteurs allemands du Concile avancent des formulations utiles577. Pour WEISMAYER « la

575 e
Voir BORDEYNE Ph. et VILLEMIN L. (dir.), Vatican II et la théologie, perspectives pour le XXI s., Paris, Ed. Cerf,
2006, introduction (et tout le corps de l’ouvrage).
576
On peut citer entre autres les Focolare, le chemin néo-catéchuménal, les Béatitudes, l’Emmanuel, le Chemin
Neuf, le Verbe de Vie, Fondacio chrétiens pour le monde, le Puits de Jacob…
577
HOLOTIK G., Pour une spiritualité catholique selon Vatican II, Nouvelle Revue Théologique 107 (6), 838-852,
1985. Sans autre précision, les citations proviennent de son article.
128
spiritualité est la vie suscitée et communiquée par l'Esprit de Dieu, la vie spirituelle »578. La
perspective est celle de « la vie menée dans l'Esprit Saint », soit « la vie chrétienne qui a pour
principe le Saint-Esprit ». Comme « élément structurant de ce qui fait le centre de l'existence
chrétienne »579, le chemin spirituel doit en conséquence donner toute sa place à l’écoute de
l’Esprit, avec ses motions parfois déroutantes. En définitive, « la spiritualité chrétienne est le
mode d'existence [du disciple du Christ] entièrement pénétré par la foi et qui est œuvre de
l'Esprit ; en elle s'exprime, dans le concret des conditionnements historiques, la vie de l'Esprit
du Christ »580. Vivre sous l’Esprit ne s’enferme donc pas seulement dans une pratique ritualiste
d’initiés, ou dans une routine disciplinée (observances et exercices) qui n’irriguerait pas toute la
vie et du croyant marchant dans les pas de Jésus-Christ. Simultanément, le dynamisme induit se
révèle comme le fruit d’un acquiescement vérifié par un engagement et comme celui d’un don
divin. La vie spirituelle se reçoit en cela plus qu’elle ne se conquiert. Cependant, la réceptivité
aux signes, l’attention à la présence intérieure, la vigilance jour après jour et le consentement à
l’inconfort, sinon la confiance renouvelée en Dieu Trine quoi qu’il arrive, restent requis. C’est à
ce prix que se vit une aventure spirituelle, de ce fait ni éthérée, ni volontariste, ni attentiste.

Dans le même sens dynamique, la vie de l’Esprit du Christ inclut une dimension
communautaire, ecclésiale, sociale, et même une dimension cosmique, celle de toute
pneumatologie chrétienne (surtout en écho aux textes bibliques sapientiaux et au témoignage des
Pères de l’Eglise). Puisque le projet de Dieu Trois en Un concerne la création tout entière, la
spiritualité chrétienne ne peut se focaliser sur la seule rédemption des péchés dans une approche
étroitement individualiste581. Nous en voulons pour preuve la réflexion conciliaire en la matière,
identifiable à travers trois textes centraux, assez explicites. Le décret sur la formation des prêtres
Optatam Totius (OT), la déclaration sur l’éducation Gravissimum educationis (GE), (surtout 7 ;
10) et le décret sur l’apostolat des laïcs Apostolicam actuositatem (AA) (surtout 28 ; 29). Ils
recommandent d’emblée de proposer une solide formation spirituelle des chrétiens582 articulée à
leur formation scientifique et pastorale583. Dans AA, 16, la vie spirituelle et l’éthique (rapprochée

578
WEISMAYER J., Leben in Fülle. Zur Geschichte und Theologie christlicher Spiritualität, Innsbrück-Wien, Ed.
Tyrolia, 1983, p. 10, cité par HOLOTIK, p. 842.
579
SUOBRACK J., Spiritualität, in Sacramentum mundi. Theologisches Lexikon für die Praxis, IV, Freiburg-Basel-
Wien, Ed. Herder, 1968, p. 67, cité par HOLOTIK, p. 842.
580
FRALING B., Überlegungen zum Begriff der Spiritualität, in Zeitschrifft für katholische Theologie 92, 1970, p. 189,
cité par HOLOTIK, p. 842.
581
Cette affirmation rejoint la sensibilité orthodoxe. Nous approfondirons cette question ultérieurement.
582
Comment se présenterait-elle ? Le Concile ne l’explicite pas. Il peut s’agir d’une initiation à des exercices
spirituels, à l’accompagnement spirituel (vécu et pratiqué), au discernement des esprits, à la relecture de la vie de
prière personnelle et communautaire, à l’étude des spiritualités principales, aux principes de la théologie trinitaire
et spirituelle, à une exégèse biblique attentive à cette dimension. Il peut être question, encore, d’une formation
théologique trinitaire et pneumatologique digne de ce nom.
583
AA, 32. « Les laïcs consacrés à l'apostolat disposent déjà de nombreux moyens de formation […] qui permettent
d'approfondir la connaissance de l'Ecriture Sainte et de la doctrine catholique ainsi que de progresser dans la vie
spirituelle, de connaître les conditions de vie du monde, de découvrir et d'utiliser les méthodes les plus aptes à
l'apostolat ». GE, 10 : « Les pasteurs de l’Église ne doivent pas seulement prendre soin sans réserves de la vie
spirituelle des étudiants des universités catholiques, mais, soucieux de la formation spirituelle de tous leurs fils, ils
se préoccuperont, toutes consultations prises entre évêques, de fonder aussi auprès des universités non
catholiques, des foyers et des centres universitaires catholiques où des prêtres, des religieux et des laïcs,
spécialement choisis et préparés, offrent en permanence à la jeunesse universitaire une assistance spirituelle et
intellectuelle ».
129
de ses sources bibliques) sont explicitement mises en rapport584. L’idée d’une fécondité visible
de la vie spirituelle rejoint les requêtes du spirituel contemporain, mais les élargit aux
dimensions du bien d’autrui et du bien commun. De plus, les laïcs, pris au sérieux dans leur
vocation, se voient accompagnés dans un cheminement qui doit s’incarner. Le décret AA met en
valeur, outre un bon équipement théologique des laïcs engagés - biblique, éthique,
philosophique, pastoral (méthodes d’apostolat) et spirituel (avec une vie de foi explicitement
vécue sous l’Esprit, au § 29) - la nécessité d’une formation à la connaissance de la vie du monde
(connaissance technique comportant des éléments de méthodologie de l’action), notamment par
le biais des sciences humaines (§ 32). Le perfectionnement relatif aux relations humaines aide de
même les chrétiens engagés à nouer un dialogue harmonieux avec les personnes de ce temps, à
l’image de Jésus, le « frère » par excellence. La spiritualité chrétienne s’exerce en plein monde.

En effet sur le modèle du ministère terrestre du Christ, la vie spirituelle se fait active.
Travailler dans les structures et les organisations temporelles sans se laisser décourager, en union
avec le Christ, est l’appel lancé spécifiquement aux laïcs585. Fuir la difficulté du terrain, qui
menace l’image idéale de soi, n’y est pas encouragé. Si la vocation contemplative conserve son
sens prophétique, elle n’est pas à l’évidence considérée comme celle du plus grand nombre. Pour
les chrétiens en général, il s’agit de conjuguer le ressourcement intérieur et l’activité concrète586,
afin de ménager un recul face à l’œuvre à accomplir587. D’où l’incitation explicite à la
fréquentation nourrissante des Ecritures588 et à la participation active à la liturgie589. La prise en
compte de la vie spirituelle d’autrui concerne en outre chacun590. Ouverte aux besoins du monde

584
« On s'appliquera avec un soin spécial à perfectionner la théologie morale, dont la présentation scientifique, plus
nourrie de la doctrine des Saintes Ecritures, mettra en lumière la grandeur de la vocation des fidèles dans le Christ
et leur obligation de porter du fruit dans la charité pour la vie du monde ».
585
AA 4 : « Or la charité divine, qui "est répandue dans nos cœurs par l'Esprit-Saint qui nous a été donné" (Rm V, 5),
rend les laïcs capables d'exprimer concrètement dans leur vie l'esprit des « Béatitudes » ». Dans le n° 42 de Lumen
Gentium, la charité, prenant notamment la forme de l’obéissance et de la pauvreté, se retrouve recommandée à
tous les fidèles, et non aux seuls religieux (astreints à la chasteté comme continence).
586
Perfectae Caritatis 7, Notae explicativae.
587
L’activisme peut en effet mener à un orgueil inconscient, poussant la personne à penser « sauver » par elle-
même, alors qu’elle n’est qu’au service du dessein divin de salut. La vie spirituelle, sans se couper de l’implication
effective dans l’action au cœur du monde, et la relation aux autres, ne peut maintenir son unité profonde sans
ancrage dans la relation consciente et vive au Dieu Trine. C’est d’autant plus vrai, même si le Concile ne s’y attarde
pas, que ce type d’apostolat est exposé : tensions, difficultés à discerner, échecs et résistances, voire négociations
dans la complexité ne facilitent pas la paix intérieure. Le discernement des esprits est requis.
588
« Désormais le contact personnel avec les textes sacrés est recommandé à tous, alors que, dans le passé, la
lecture privée de la Bible ne jouait pas un rôle privilégié dans la vie de prière des catholiques et ne revêtait une
importance primordiale ni pour la méditation ni pour la prédication. », RATZINGER résumé par HOLOTIK G., Pour
une spiritualité catholique selon Vatican II, op. cit., p. 843.
589
« Le Christ envoyé par le Père étant la source et l'origine de tout l'apostolat de l'Église, il est évident que la
fécondité de l'apostolat des laïcs dépend de leur union vitale avec le Christ, selon cette parole du Seigneur : "Celui
qui demeure en Moi et Moi en lui, celui-là porte beaucoup de fruits. Car sans Moi vous ne pouvez rien faire" (Jn XV,
5). Cette vie d'intime union avec le Christ dans l'Eglise est alimentée par des nourritures spirituelles communes à
tous les fidèles, en particulier par la participation active à la Sainte Liturgie (5). Les laïcs doivent les employer de
telle sorte que, remplissant parfaitement les obligations du monde dans les conditions ordinaires de l'exigence, ils
ne séparent pas l'union au Christ et leur vie, mais grandissent dans cette union en accomplissant leur travaux selon
la volonté de Dieu. », in AA 4.
590
« Si c'est précisément par la liturgie que l'Eglise accomplit sa mission irremplaçable de guide de la vie spirituelle,
quel résultat produira alors l'activa participatio à la vie liturgique ? On pourrait concevoir et souhaiter, comme fruit
d'une spiritualité formée par la liturgie dans le sens de Vatican II, plus de compréhension des intérêts spirituels du
prochain et la disposition à l'assister dans ses besoins en ce domaine (cf. AA, 30). En effet, d'après Lumen Gentium,
41, l'unique sainteté chrétienne se réalise dans les différentes situations et tâches de tous ceux qui se laissent
conduire par l'Esprit de Dieu ; les « charismes qui ont un rayonnement particulier » sont justifiés à l'égal des
130
en termes d’assistance et de secours caritatifs, de justice sociale, de respect des droits, de culture
de la paix véritable (ce qui est très neuf à ce niveau d’élaboration), la vie spirituelle doit se faire
aussi attentive aux détresses de ceux qui se sentent loin de Dieu, transitoirement ou durablement.
Il convient ici autant de briser la vision égocentrique d’une spiritualité cherchant à « plaire à
Dieu », dans un souci de salut personnel, que de purifier le « souci des âmes », quand il prend la
forme d’une émulation peut-être empreinte de confusion. On peut détecter ce pli dans des propos
tels que : « Il me faut sauver le plus possible d’âmes pour mériter mon paradis » ; mais seul
Dieu sauve, et le salut ne se gagne pas à force de piété ou de sacrifice : il se reçoit591. Un aspect
complémentaire se reconnaît enfin dans la volonté conciliaire d’honorer les cheminements
effectués dans d’autres confessions, sinon religions592. Il est question d’humilité, mais aussi de la
conscience des richesses de sa propre tradition religieuse et confessionnelle, avec l’invitation à
les approfondir. Ce qui est visé est donc un engagement personnel apostolique, avec une
dimension ecclésiale qui se veut respectueuse de chacun et de tous.

Quel modèle proposer en conclusion à la vie spirituelle de tous les chrétiens, voire
croyants ? Celui de MARIE 593 en tant que « laïque » tout à fait « charismatique » retient la
faveur de HOLOTIK. Nous pouvons voir un écho à cette intuition dans la célébration conjointe,
interreligieuse, de MARIE par les chrétiens, les juifs et les musulmans, féconde en soi594. La
dimension interconfessionnelle joue également. Une thèse de théologie récente analyse l’apport
de la théologie mariale du point de vue d’une juste conception du rapport à la grâce divine et à la
mission chrétienne, en termes de réponse à l’amour de Dieu caractérisée par la louange, de
désappropriation et de charité envers les hommes souffrants. En cela, la virginité et la maternité
de MARIE sont inspiratrices pour des chrétiens laïcs595. Cependant, outre le fait que le terme
« laïc » est anachronique dans le contexte juif, et que la mission confiée à MARIE est vraiment
exceptionnelle (elle serait à tout le moins difficile à donner à un homme !), il nous est permis
d’émettre un questionnement sur cette assimilation. Nous saluons le statut spécifique de MARIE
dans l’histoire du salut, traduit en catholicisme par le dogme de l’Immaculée Conception596.
Nous relevons pourtant les limites de son action comme femme juive au sein de la société de son
temps, dans un contexte particulièrement défavorable à cet égard. Elle ne prend presque jamais
la parole dans l’Evangile ni n’exerce aucun leadership structuré. La référence à son exemple
fonctionne en ce sens mieux dans l’être chrétien (quoique MARIE soit réputée exempte du péché
originel) que dans l’activité chrétienne missionnaire en elle-même, au-delà de son inspiration.

Notre vie spirituelle comme chrétien nous paraît en cela devoir être aussi plus largement
nourrie de l’expérience vécue par les premiers disciples du Christ. La quasi-totalité des

charismes « plus simples et universellement répandus (LG, 12). », in HOLOTIK G., Pour une spiritualité catholique
selon Vatican II, op. cit., p. 844.
591
Il ne s’agit pas là de caricaturer l’élan de mystiques admirables, mais de rectifier certaines représentations
erronées. Nous reviendrons sur la gratuité de la grâce divine et la « justification » un peu plus loin.
592
« Les inspirations de l'Esprit, reçues en particulier dans la liturgie, source principale de la vie spirituelle, doivent
[…], dans la fidélité à la tradition propre de chacun, contribuer aussi à la compréhension des autres et de leur
héritage spirituel. », in HOLOTIK G., op. cit., p. 846.
593
« Par sa collaboration, inspirée par l'Esprit, à l'action de l'Esprit Saint dans l'Incarnation, Marie se présente à
nous comme le modèle premier de la collaboration avec la troisième Personne divine ».
594
Une initiative interreligieuse récente, saluée par le journal La Croix, « Ensemble avec Marie », issue du Liban, a
promu une rencontre de deux heures de prière interreligieuse à la basilique de Longpont, le 21 mars 2015.
595
GRABER A.-C., Thèse de théologie protestante, Marie. Une lecture comparée de Redemptoris Mater (Jean-Paul
II) et du commentaire du Magnificat (M. LUTHER) à la lumière des dialogues œcuméniques, Faculté de Strasbourg,
2015.
596
Il s’agit de la reconnaissance de la conception de Marie comme exempte de l’héritage du péché originel.
131
personnes suivant Jésus sont ou ont été mariées597, et on y compte des femmes. Les Douze
institués par Jésus sont tous insérés dans la vie civile ; ils pourraient aussi en ce sens valablement
représenter des modèles inspirateurs, même si les usages postérieurs de la succession apostolique
ont modifié ce cadre initial. De plus, les « collaborateurs apostoliques » que PAUL et LUC nous
présentent sont sans conteste « des gens du commun », insérés socialement, comme PRISCILLE
et AQUILA, des pagano-chrétiens « fabricants de tentes ». Précisément, ces derniers accueillent
des chrétiens éminents et instruits chez eux, jusqu’à les former (comme APOLLOS), président
des agapes, conduisent des assemblées de prière, sans négliger de risquer leur vie pour protéger
Paul598, et cela en tant qu’homme et femme, et couple - il n’est jamais fait mention de leurs
enfants. Pourquoi ne seraient-ils pas nos modèles chrétiens eux aussi ? De fait, il est impossible
de penser qu’ils n’aient pas vécu une expérience spirituelle signifiante, dans leur fidélité
onéreuse au Christ, que relève Paul publiquement. Il en va de même pour des responsables
d’assemblées domestiques, sans parler évidemment des martyrs, tel le diacre Etienne.

Au total, les textes conciliaires posent les bases d’une spiritualité chrétienne actualisée,
même s’ils ne développent aucun enseignement suivi sur le sujet. Singulièrement, quoi qu’il en
soit, l’appel universel à la sainteté et l’affirmation du sacerdoce commun des baptisés dont
l’aggiornamento se fait l’écho ne peuvent se voir incarnés sans un cheminement authentique de
chaque chrétien jour après jour, dans une relation personnalisée au Dieu de Jésus-Christ, pour
ouvrir un avenir neuf à l’Eglise et au monde.

1.4.2.2 Vie spirituelle et salut en Jésus-Christ

Il n’y a pas de spiritualité, en définitive, qui ne se situe par rapport à un horizon,


déterminant fondamentalement la façon dont elle se conçoit et se vit au quotidien. Le dynamisme
de la métanoia proprement chrétienne, nous l’avons vérifié599, diffère d’un rationalisme
ultimement dépersonnalisant, d’un savoir confidentiel, ou d’une pratique réservée à des initiés. Il
se présente comme une itinérance intérieure habitée de confiance et d’espérance, en réponse à
l’appel d’un Dieu personnel, et dans une dimension fraternelle. Malgré les tribulations
inévitables, ce cheminement se situe dans une perspective eschatologique colorée par les
perspectives communautaires et joyeuses du banquet et de la ville célestes, de la béatitude
partagée en Dieu600. Il se place enfin, et nous allons nous arrêter davantage sur cet aspect, au sein
de la création, dans son volet cosmique601. Cette approche est indissociable d’un système de
représentations original dans les cultures de l’époque. Elle mérite d’être considérée dans toute
son ampleur, comme cadre dans lequel s’énonce la Bonne Nouvelle (Evangelion) chrétienne.
C’est pourquoi nous prenons le temps de la détailler, avec un appareil de notes provisoirement
plus fourni, destiné à préciser la dynamique dans laquelle nous situons notre recherche ultérieure.

597
Comme il est d’usage dans la culture juive, où le mariage est l’état de vie de tous.
598
A noter que l’expression utilisée en Rm 16, 4 est littéralement « ils ont risqué leur cou », c’est-à-dire la
décapitation. Une telle menace ne peut exister historiquement pour une femme, même citoyenne romaine. Le
motif est donc théologique, et doit se comprendre comme une salutation particulièrement laudative.
599
Voir le paragraphe 1.2.2.
600
Ap 19, 1-10 ; Ap 21, 2 & He 11, 10 ; Ap 19, 6-8.
601
Voir le thème des « cieux nouveaux » et de la « terre nouvelle » (Ap 21, 1 ; 2 P 3, 13). Au temps fixé, Dieu
entend « ramener toutes choses sous un seul Chef, le Christ, les êtres célestes comme les terrestres » (Ep 1, 10).
132
La tradition chrétienne enracinée dans la Bible présente un univers religieux
fondamentalement gouverné par la vision de la bonté radicale d’un Dieu qui, souverainement602
dans un agir qui lui est strictement propre603, appelle une Création bonne à l’existence604. Il offre
le monde à l’humanité605, en le confiant à sa gérance responsable, aux termes du « proto
évangile » que constitue la première partie du récit de la Genèse, à valeur archétypale606. Un
accord initial, harmonieux, s’appuie dès le départ sur une Promesse manifestée par le don du
jardin (à cultiver) et celui de la vie (donnée en abondance et de façon illimitée). Développant sa
sensibilité par rapport à la grâce préternaturelle607 manifestée aux origines, la pensée chrétienne a
cherché à mettre en exergue, spécialement dans une période relativement récente chez K.
RAHNER et H. U. VON BALTHASAR, la dimension de don présente dans l’être même du Dieu
Trine. Celle-ci se trouve ainsi au centre de la trilogie de BALTHASAR608, en tant que l'amour
s’y manifeste essentiellement comme « don de soi ». Dieu est désigné en son proprium à travers
son « être-amour », dont la traduction extrême est le don qu’il fait de lui-même, à travers son
Fils609. L’Esprit coopère à la dynamique créationnelle dans son ensemble, ce qui oriente la vie
spirituelle de tout fidèle chrétien. Cette oblation, doublée d’une proximité volontaire et
permanente à la créature humaine, est de nature à désarmer la prévention erronée de trop
d’hommes face à un Dieu soupçonné de se réserver la vie et une toute-puissance illimitée, dans
son indifférence supposée face à la souffrance de l’espèce humaine maintenue dans la
dépendance et l’impuissance610.

C’est sur cet arrière-fond que se déploie la notion de salut, au cœur de la foi
chrétienne611. Se sont ainsi distinguées traditionnellement612 : 1. La « rédemption historique »,

602
La gratuité de la création étant sauve, car elle ne résulte d’aucune nécessité ou besoin qui gouvernerait Dieu, et
le fait d’être créateur qualifiant Dieu sans le constituer, on peut avancer que Dieu choisit de se sentir concerné par
la création. Le fait de créer un sujet capable de don le suppose prêt à recevoir quelque chose de lui. Il s’expose
aussi à ne pas être payé de retour, en somme, à se rendre pour une part vulnérable, bien qu’il n’en soit
évidemment jamais détruit comme l’homme peut l’être. Sur ces sujets, voir GESCHE A., « La création : cosmologie
e
et anthropologie » in Revue théologique de Louvain, 4 année, fasc. 2, 1983, p. 158-162.
603
Sur la dynamique créationnelle fondamentale, voir KEHL M., Et Dieu vit que cela était bon. Une théologie de la
création, op. cit., p. 26-36.
604
« Le mal n’est qu’un parasite du bien. […] « Le péché est entré dans le monde » (Rm 5, 12). Il n’y est pas présent
à l’origine. Le seul principe de l’être est un principe de bonté. », in EUVE F., Crainte et tremblement, une histoire du
péché, op. cit., p. 308.
605
L’homme en cela n’est pas à lui-même son seul univers, « il a infiniment besoin du cosmos pour être homme […]
le monde de la nature est éminemment don de Dieu. », in GESCHE A., « La création : cosmologie et anthropologie »,
op. cit., p. 152-153.
606
A. WENIN montre que le texte de la Genèse est surtout programmatique : il définit la mission donnée
conjointement à l’homme et à la femme de collaborer à gérer le monde dans un agir responsable et respectueux ;
« Humain et nature, femme et homme : différences fondatrices ou initiales ? Réflexions à partir des récits de
création en Genèse 1, 3 », Revue de Recherches en Sciences Religieuses, 2013/3, t. 101, pages 401 à 420.
607
Préternaturelle : située en dehors des lois naturelles. C’est la grâce propre au jardin de l’Eden, avant la chute.
608
Voir la trilogie balthasarienne en 17 volumes : La Gloire et la Croix, Dramatique Divine, Théologique. A partir de
l’articulation entre le bon, le beau et le vrai, elle déploie une esthétique, une dramatique et une théologie
trinitaire, avec un versant pneumatologique spécifique.
609
Nous avons exploré supra la dimension foncièrement sotériologique de la christologie néotestamentaire, et sa
forte résonance pneumatologique.
610
Nous ne pensons pas nécessaire de développer trop avant ici l’interprétation connue du passage de la Genèse
relatif à la transgression d’Adam et d’Eve comme acte de défiance face à Dieu. Sur cette question, nous renvoyons
à l’analyse clairvoyante de M. POCHON, Adam et Eve, mémoire d’un avenir, Paris, revue Vie Chrétienne, suppl. n°
413, 1996. Sur l’évaluation et la traduction contemporaine de la doctrine du péché originel, voir EUVE F., Crainte et
tremblement, une histoire du péché, op. cit., p. 237-316 ; il en est proposé une exploration fine et fouillée.
611
« L'annonce et l'affirmation du salut jouent un rôle capital, essentiel, décisif dans le christianisme. Il ne s'agit pas
d'un thème accessoire, mais d'un thème central qui commande tous les autres. Pour dire en quoi consiste l'évangile,
133
centrée sur la rémission des péchés opérée par Jésus-Christ (Col 1,14). 2. Ce qu’on peut appeler
la « rédemption éternelle », prenant place dans le dessein créateur de Dieu tel qu’il se dévoile
dans la Genèse, mais aussi au fil des Ecritures. Dans la culture orientale c’est la seconde
composante du problème qui a retenu l’attention613, tandis que la culture occidentale se focalisait
sur la première, au prix d’une restriction anthropocentrée plus ou moins pessimiste614.

La dialectique proto-eschatologique (voir 1.1.3.2) met en évidence, quoi qu’il en soit,


l’existence d’une sorte de faille dans la création. En Occident, on l’a ramenée à la « chute », ou
encore au « péché originel », quoique la problématique semble bien excéder l’exercice de la
liberté humaine comme telle615. Qu’on la considère comme un événement ou une altération
affectant la nature humaine à divers degrés, cette faille qualifie de fait le réel de façon
permanente. Ce dernier apparaît grevé par le mal subi et agi, dans ce temps qui nous sépare du
retour du Christ616. La création, en tant que devenir, reste malgré tout pour l’Orient et l’Occident
l’objet de « la lutte de Dieu pour la rédemption du réel ainsi caractérisé ». Reconnaître le
Créateur comme le donateur et la finitude comme un don de Dieu est la voie qui ouvre la route à
l’accomplissement du créé617, amorcé par le Christ dans l’Esprit comme on l’a vérifié
précédemment. Cette acceptation, qui met en relief l’initiative divine, permet par ricochet de voir
se révéler les manquements humains à un tel amour. Elle avive la conscience des fautes
personnelles commises suite à cette perte de confiance fondamentale, sans pour autant laisser
choir le pénitent dans le scrupule et le désespoir ; le Christ a déjà remporté la victoire décisive et
le Père est la bienveillance même pour qui se confie à lui (voir les nombreuses occurrences
paraboliques autour de ce thème, ainsi que la répétition du « ta foi t’a sauvé (e)»).

A cette lumière, les surenchères ascétiques, les focalisations rigoristes sur le péché
charnel et les observances paraissent « manquer leur cible » si elles sont absolutisées, coupées de

l'apôtre Paul le qualifie de « puissance de salut » (Rm 1, 16). Croire que Jésus nous sauve, l'accepter comme
sauveur, voilà ce qui fait de quelqu'un un chrétien, et tout le reste […] est subordonné. », in GOUNELLE A., « Le
salut », cours, date de mise en ligne non précisée, site www. andregounelle.fr, consulté le 7. 09. 2016.
612
Voir SIEGWALT G., Dogmatique pour la catholicité évangélique, système mystagogique de la foi chrétienne, III,
Paris, Ed. Cerf, 2000, p. 160. Les propos qui suivent reposent sur ses développements. Nous y renverrons par les
initiales DCE, suivies du chiffre romain III, avec la page concernée. Il n’y a là rien qu’invente cet auteur, mais sa
synthèse nous a paru particulièrement claire.
613
LOSSKY rappelle ainsi que les images associées au Christ secourable/sauveur ne se limitent absolument pas à
celle du Goêl/ Rédempteur (LOSSKY V., A l’image et à la ressemblance de Dieu, Paris, Ed. Aubier-Montaigne, 1965).
PANNENBERG dans sa Théologie systématique III, op. cit., à la p. 16, déplore, toutefois, que les
approfondissements théologiques orthodoxes récents de NISSIOTIS ou LOSSKY au sujet de l’agir salvifique de
l’Esprit ne soient pas explicitement « reliés aux affirmations sur sa participation à l’œuvre de la création ». L’auteur
rend attentif aussi au caractère éventuellement restrictif de la compréhension de l’Esprit seulement comme don
au croyant, voire à l’Eglise, eu égard à la dynamique eschatologique qui confère au Pneuma une mission cosmique
(p. 26).
614
Remontant à AUGUSTIN, cette problématique limitative marque la théologie médiévale occidentale, la
e
théologie du XVI siècle protestante et catholique-romaine tridentine : on y dispute de la participation humaine au
salut/rédemption historique, que ce soit par les œuvres, par la grâce ou par la foi, éventuellement combinées.
Après Vatican II, malgré le consensus interconfessionnel dégagé à ce sujet, l’angle d’approche tend à s’y réduire
encore. Voir SIEGWALT G. « Sotériologie : bénédiction, salut et rédemption », site www. religion-theologie.fr,
décembre 2013, consulté le 15. 07. 2016. Or, logiquement, la rédemption présuppose la création. De plus, la
création comme telle n’est pas un « acte passé […] achevé une fois pour toutes. […] Elle est en train de se faire ».
C’est une création continue, car Dieu lui prête vie à tout instant, et continuelle : inachevée, elle est en processus
d’accomplissement. Il n’y a donc pas contradiction entre les deux, mais plutôt emboîtement (DCE III, p. 160s.).
615
Narrativement, la figure du serpent s’impose à Eve avant qu’elle ne lui prête attention.
616
L’idée du « déjà là/ pas encore » est développé par O. CULLMANN dans ses ouvrages Christ et le temps : temps
et histoire dans le christianisme primitif (trad. en français 1947), et Le Salut dans l'histoire (trad. en français 1966).
617
KEHL M., Et Dieu vit que cela était bon…, op. cit., p. 202-204.
134
leur signification profonde618. En tout état de cause, dans la remise à jour opérée au concile
Vatican II revenant aux sources bibliques et patristiques, une issue est proposée qui n’est pas au
bout des efforts des hommes, dans une forme de performance ascétique réservée à une caste
(centration/dilution idéaliste) ou dans une soumission à l’ordre du monde (centration/dilution
panthéiste). Elle consiste dans l’adhésion et la coopération à l’œuvre transformatrice de Dieu.
C’est donc à la logique du don fait au plus grand nombre qu’il s’agit de revenir, c’est-à-dire, peu
ou prou, d’identifier le salut en tant que réconciliation et communion retrouvée avec Dieu qui
veut du bien à sa création et à ses créatures, comme une « offre », donc de la saisir librement.
Ainsi s’éclaire la définition du salut proposée par KASPER, qui dépasse la seule thématique de
la libération619 : « Le salut consiste en la participation dans le Saint Esprit à la vie de Dieu
communiquée par Jésus-Christ »620.

Dans le même mouvement, conformément aux Ecritures, le salut n’est présenté ni comme
une gratification individuelle temporelle, santé et prospérité, sécurité, ni comme une rétribution
rejetée à la fin des temps ou après la mort. Il prend la forme, relationnelle, d’un rapport confiant
au sein duquel l’ensemble de l’existence est vécue paisiblement, car « c’est en espérance que
nous sommes sauvés » (Rm 8, 24), ce rapport débordant en amour visible, mais non ostentatoire,
de Dieu et du prochain. D’évidence, une telle interaction est personnalisée, et demande un
investissement constant ; elle est difficilement jugeable de l’extérieur, même si elle se traduit en
paroles et en actes cohérents avec les valeurs reçues. Cette vision incarnée, collective et ouverte
à l’avenir traduit la maturation de la conscience croyante dans la préhistoire et les
commencements du christianisme. Une vision moins immédiatement tangible621, étendue à la
dimension cosmique, s’impose peu à peu622 ; son actualisation demeure toujours nécessaire623.

618
Voir l’Hymne à la charité et les Béatitudes.
619
C’est le sens de l’allemand Erlösung, « salut » comme « libération de… », consonant avec l’idée de délivrance. La
redemptio (geullah en hébreu, [apo]lutrôsis en grec) correspond culturellement à la pratique du rachat : de la
terre, des esclaves captifs, des premiers-nés… Pour ce dernier point, une explication rapide s’impose : tout fils aîné
juif est un cohen (prêtre du service de YHWH) en puissance. Suite à l’épisode du Veau d’or, ce rôle est désormais
dévolu aux seuls Lévites. Le père du bébé non Lévite est tenu d’offrir à son « remplaçant » cinq pièces d'argent.
Jésus-Christ « paie le prix » de la délivrance des captifs du péché qui rend inapte au service de Dieu.
619
Il s’agit du sens de l’allemand Heil, « salut » comme libération orientée vers l’octroi d’un bien.
620
KASPER W., Jésus le Christ, Paris, Ed. Cerf, 2010, p. 386.
621
Dans l’Ancien Testament, Dieu « se révèle en sauvant et sauve en se révélant » (BERNARD C. A., Traité de
théologie spirituelle, op. cit., p. 34). L’idée d’une assistance divine concrète, manifestée jusqu’au cœur de la
tribulation, y est fortement présente. A l’inverse, la réprobation divine se traduit en catastrophes collectives ou
privées, d’ordre militaire, sanitaire et/ou agricole. L’espérance messianique juive, plus tardive, projette dans
l’avenir une restauration politique concrète, octroyée d’en-haut au peuple élu, en récompense d’une conduite
irréprochable (voir LATOURELLE R. (et alii) Dictionnaire de théologie fondamentale, Paris, Ed. Cerf, « Messie », p.
789-808 ; RÖMER T., « Roi et messie. Idéologie royale et invention du messianisme dans le judaïsme ancien », p.
30-35, mis en ligne le 15. 10. 2010 sur le site www. digitorient.com, consulté le 14. 02. 2014 ; COPPENS J., Le
Messianisme Royal. Ses origines. Son développement. Son accomplissement, Paris, Ed. Cerf, 1968). Cependant la
perspective s’universalise déjà (Is 49, 6). SESBOÜE détecte pour sa part dans les récits de salut
vétérotestamentaires l’annonce de plus en plus précise d’un sauveur médiateur (SESBOÜE B., Jésus-Christ l’Unique
Médiateur, t. 2, Les Récits du salut, Paris, Ed. Desclée, 1995, p. 48-131). De graves déconvenues poussent
finalement le judaïsme à espérer une justice rétributive individuelle post-mortem (2 M 7, 7-9 et Sg 1, 123-15). La
vie ici-bas cesse d’être le terrain unique de l’accomplissement de la promesse divine ; l’individu compte davantage.
622
Dans le Nouveau Testament, Dieu se préoccupe de sauver la création tout entière créée dans, par et en vue du
Christ ; celle-ci, dans l’attente de la parousie, « gémit dans les douleurs de l’enfantement » (Rm 8, 22 ). La figure de
Jésus reflète le visage d’un Dieu s’intéressant, personnellement et avec longanimité, à l’homme pécheur. Il arpente
les chemins, guérit, et remet les péchés, avec délicatesse et empathie. Il réserve son ton tranchant aux disciples et
aux milieux juifs légalistes. Jésus est authentifié, également, comme le sauveur attendu en son temps. La
dimension salvifique eschatologique est enfin célébrée avec force (pour des compléments sur la signification de la
135
C’est en ce sens que les chrétiens en Eglise se voient tous appelés depuis le dernier
Concile à la conversion dans la manière personnelle et communautaire avec laquelle ils entrent
en relation avec Dieu et l’être humain, d’abord : appel universel à la sainteté ; dans la
contribution de chacun d’eux à la mission ecclésiale, qui jaillit de cette fidélité croyante filiale et
fraternelle, ensuite (y compris vis-à-vis des non-croyants ou autrement croyants) : le sacerdoce
commun des fidèles. Ils sont pour cela invités à se laisser guider par l’Esprit, réputé à l’œuvre
dans le monde et en eux-mêmes - nous reviendrons sur ces toutes dernières affirmations un peu
plus loin.

Force est de constater que l’idée de salut rencontre peu d’échos à l’heure actuelle dans sa
compréhension chrétienne, y compris chez les pratiquants (excepté certains groupes de chrétiens
nourris de théologie conciliaire, voire préconciliaire). Elle ne fait plus sens, pour diverses raisons
liées au changement des représentations624. Les modernes attendent des solutions efficaces avant
tout du progrès scientifique et technique625. Quand celui-ci déçoit626, ils se rabattent
éventuellement sur des pratiques parareligieuses parfois trompeuses… Mais, en tout cas,
lucratives627 ! Le rêve prolongéviste et les stratégies d’évitement628, évidemment, se heurtent tôt
ou tard à la vieillesse et à la mort, voire à la violence ; le drame guette. Le monde moderne, de ce
point de vue, est confronté douloureusement au manque, ainsi qu’à la limite humaine (dont la
finitude, partant l’impuissance), inhérents à la condition humaine. Il peine, malgré les moyens de
communication et de persuasion actuels, à développer des organisations politico-économiques
capables de réduire les inégalités, d’apaiser les conflits et de faire reculer les détresses. Pour
autant, des chercheurs continuent un peu partout de tracer la route, même s’ils demeurent
perplexes face aux défis contemporains qui ne sont simples pour personne.

Le salut chrétien face à cela ne prétend pas effacer tous les problèmes terrestres. Comme
Rédemption éternelle ou historique offerte par le Père, il est rendu possible par le Christ dans

place de Jésus dans la Création en termes de salut et ses références pauliniennes et johanniques, voir KEHL M., Et
Dieu vit…, op. cit., p. 194-204 ; sur la dimension de récapitulation, die Wiedereinholung, ibid., p. 225s.).
623
On a pu parfois, sous diverses influences, situer la perspective du salut dans le seul au-delà, tributaire d’une
confrontation terrifiante post tempora, voire directement post mortem, à un Dieu-Juge comptable et tortionnaire
satisfait de punir des hommes dévoyés et pécheurs. En ce cas, deux extrêmes peuvent se rencontrer : soit le
pélagianisme guette, dans le sens où l’effort humain deviendrait en tant que tel ressort de salut ; soit le fatalisme
prévaut, invitant à la passivité. Seule une élite (le « petit reste ») peut alors être sauvée ; tout mal subi doit être
accueilli comme une expiation, salaire du péché personnel et/ou originel. Avec le droit de sévir « au nom de
Dieu », l’Eglise s’estime autorisée à contraindre à la conversion, par la violence, tout contrevenant éventuel.
624
1. Le rigorisme moraliste a fait long feu. 2. Le développement des sciences humaines et sociales a remis en
cause la lisibilité directe des relations et attitudes humaines. Les ressorts profonds de nos actes sont-ils si simples à
identifier ? Transgresser est-il toujours amoral ? 3. La confusion moderne du salut et de la guérison, de la sainteté
et de la santé met le sujet « faible » en position de victime plus qu’elle ne l’accable ; elle accuse l’autre (la société).
4. L’accentuation sur l’immanence, mise en avant dans les mouvements successifs de l’humanisme et des Lumières
réagissant à une théologie du salut théocentrée et quasiment théiste, est devenue prégnante.
625
THIEL M.-J., « Peut-on espérer un salut de biotechnologies médicales ? », in WACKENHEIM C., Passeurs
d’Espérance, recherches sur le sens chrétien du salut, Paris, Ed. Lethielleux, 2011. La pensée magique, encore
vivace, se réfugie volontiers dans des traditions occultes ou exotiques.
626
En effet, la souffrance physique lui échappe encore largement, bien des pathologies également. La souffrance
psychique et la violence sociale semblent, pour une part, irréductibles. Réifier la nature, en espérant tirer de sa
domination le remède à tous les problèmes, ne paraît plus si efficient.
627
L’institut national des arts divinatoires (INAD) annonce, ainsi, un chiffre d’affaires à 3,2 milliards d’euros pour
l’année 2000, et dénombre environ 100 000 entreprises rattachées au secteur de la voyance.
628
Ces dérives se résument habituellement ainsi : avec excès, chercher le plaisir, accaparer et consommer la
dépendance, masquer les marques de l’âge et de la maladie, miser sur la croissance personnelle, la performance (y
compris dans le savoir), cacher les faibles : les « malheureux », les « vieux », et occulter la mort.
136
l’Esprit629 . Tout ce que traverse l’homme peut de ce fait, sans attendre, être ressaisi, transfiguré
et transmué en vie éternelle, les échecs comme les réussites, les manques comme les fidélités,
notamment par le truchement de l’eucharistie en tant que mémorial630. Rien ne se perd dans ce
processus de récapitulation accomplissante, l’homme est à la fois appelé à y coopérer dans un
élan de retour vers Dieu toujours à renouveler, et invité à le recevoir comme un cadeau de la part
du Très-Haut. Vivre selon l’Esprit ne consiste plus à fuir le risque de se commettre avec le
monde mais à oser y œuvrer délibérément, sans angélisme mais avec la conscience que l’avenir
est déjà ouvert : l’audace - éminemment risquée - est permise par la foi. A ce titre, une question
capitale demeure posée : le salut chrétien concerne-t-il tout homme, ou seulement les chrétiens
convaincus, les chrétiens qui se reconnaissent comme tels, voire tous les baptisés631 ?

Plusieurs textes magistériels, mentionnés en introduction, confirment sans ambiguïté la


réalité d’une volonté salvifique universelle. Au numéro 10, l’Encyclique Redemptoris Missio
(RM), (1990) affirme ainsi : « L’universalité du salut ne signifie pas qu’il n’est accordé qu’à
ceux qui croient au Christ explicitement et qui sont entrés dans l’Eglise. Si le salut est destiné à
tous, il doit être offert concrètement à tous. Il est évident […] que de nombreux hommes n’ont
pas la possibilité de connaître ou d’accueillir la révélation de l’Evangile, ni d’entrer dans
l’Eglise. Ils vivent dans des conditions sociales et culturelles qui ne le permettent pas, et ils ont
souvent été éduqués dans d’autres traditions religieuses ». Sur le principe, les textes lient
l’action salvifique à l’œuvre trinitaire. Le Commentaire de la notification à propos du livre de J.
Dupuis « Vers une théologie chrétienne du pluralisme religieux », (2001) émanant de la
Congrégation pour la doctrine de la foi le rappelle à sa façon, au n° 5 : « Il n’existe pas
d’économie de salut trinitaire indépendamment de celle du Verbe incarné […]. L'Esprit à
l'œuvre après la résurrection de Jésus est toujours l'Esprit du Christ envoyé par le Père, qui
opère de façon salvifique également en dehors de l'Eglise visible ». Toutefois, l’Eglise visible a
un rôle à jouer dans ce processus. L’affirmation « il est nécessaire de tenir ensemble ces deux
vérités, à savoir la possibilité réelle de salut dans le Christ pour tous les hommes et la nécessité
de l’Eglise pour le salut » se retrouve dans RM n° 9 et dans la Déclaration de la Congrégation
pour la doctrine de la foi Dominus Iesus (DI) au n° 20 (2000). L’explication fournie par RM, n°
9, (« Pour eux, le salut du Christ est accessible en vertu d’une grâce qui, tout en ayant une
relation mystérieuse avec l’Eglise, ne les y introduit pas formellement mais les éclaire d’une
manière adaptée à leur état d’esprit et à leur cadre de vie. Cette grâce vient du Christ […].
Communiquée par l’Esprit Saint [, elle] permet à chacun de parvenir au salut avec sa libre
coopération. ») trouve écho dans DI, n° 20 : « L’Eglise est « sacrement universel de salut »
parce que, de manière mystérieuse et subordonnée, toujours unie à Jésus-Christ sauveur, sa
Tête, elle a dans le dessin de Dieu un lien irremplaçable avec le salut de tout homme ». Mais
comment élaborer cette conviction, capitale pour notre recherche, de façon plus approfondie ?

629
GOUNELLE le rappelle : « Le Christ serait venu même si Adam n'avait pas péché, comme l'ont soutenu Irénée,
Duns Scot, et Thomas d'Aquin. […] Même sans sa faute, Adam aurait eu besoin d'un salut qui l'aurait conduit à se
développer pour atteindre la plénitude à laquelle Dieu le destinait » (voir « Le salut », op. cit.). Cela dit, Thomas
nuance sérieusement cette opinion, pour des motifs bibliques, voir Somme, IIIa q. article 3 conclusion.
630
BARON M.-C., ecclésiologue, docteur en théologie catholique, « Le salut en Jésus-Christ », 16. 01. 2010, Centre
de l’Ermitage, Versailles.
631
On sait la difficulté de la question de l’identité chrétienne, sinon catholique : voir REMOND R., Vous avez dit
catholique ? Paris, Ed. Desclée, 2007, notamment p. 15-21.
137
SESBOÜE nous paraît sur ce point un guide très sûr, dans le sens où il creuse la question
en prenant appui sur le dogme de l’Incarnation, tout en le situant dans le dessin créateur 632. Il
s’adosse aussi à l’encyclique RM citée ci-dessus. Il préconise ainsi de prendre en compte le
« récit total » du salut633. Le Verbe n’est-il pas « éternellement dans le dessein de Dieu celui qui
doit s’incarner » ? (SB 344). Le Christ, Alpha et Oméga de l’univers, n’est-il pas réputé
perpétuellement « présent » à la Création634 qu’il précède, mais aussi crée (en tant que Verbe
créateur), avant de la récapituler ? C’est pourquoi, antérieurement à la naissance du Christ
comme événement de Révélation, « les Pères635 nous autorisent à parler de l’offre d’une
révélation surnaturelle située au cœur de tout homme, du simple fait de sa création et de son
entrée dans la famille humaine à laquelle Dieu veut se révéler et se donner » (SB 347). Les
semina Verbi636 représentent de ce point de vue une « première forme de révélation […] reçue à
travers les interférences du péché, […] lumière intérieure invitant à l’amour […], pressentiment
de Dieu et de sa justice » qui, souvent, « ne s’exprimeront que dans un langage élémentaire »
(idem). Chez d’autres, ceux-ci donneront lieu à une élaboration philosophique ou religieuse
parfois remarquable - telle celle de Socrate diffusée par Platon -, mais qui reste privée des lueurs
d’une révélation plus claire637.

Or, sur le plan pneumatologique, nous sommes bien en présence d’un « don authentique
de l’Esprit de Dieu, un don de la grâce qui suscite la foi » (SB 347-348), et cela, même si
l’évaluation de sa réception exacte échappe à notre jugement, car elle revient à Dieu seul. Plus
encore, la « révélation du Christ à venir » étant reconnue « cause finale de tout ce processus »,
l’Esprit ainsi donné peut être considéré comme « celui qui prépare à la venue du Christ » (SB
348)638. D’ores et déjà, il « inspire inchoativement639 aux hommes, à travers une lente
pédagogie, […] une attitude de foi et d’amour qui s’accorde fondamentalement avec celle du
Christ à venir », une attitude qui « s’extériorise déjà à la mesure de l’accueil de la grâce » (SB
349). La puissance de salut qui s’exerce à partir de Jésus-Christ serait en ce sens à effet « rétro-
générationnel » selon Irénée, refluant en quelque sorte en amont de l’événement Jésus-Christ.
Tous les hommes qui n’ont pas encore entendu parler de Jésus-Christ, ou ne sont pas
culturellement dans la position de le reconnaître, en tout temps, sont dans la même situation.

632
SESBOÜE B., Jésus-Christ l’Unique Médiateur, t. 2, Les Récits du salut, op. cit., p. 344s. Nous appuyant sur sa
démonstration, nous référerons au livre par la simple adjonction d’un numéro de page aux citations suivantes,
précédé des lettres SB.
633
Ce « récit total » embrasse l’histoire du salut, des prota aux eschata, au fil des trois moments du Verbe, de
l’événement Jésus-Christ avec le don de l’Esprit, et de la Parousie.
634
Prologue de JEAN, Col 1, 15, Ep 1,4.
635
Rappelons la réserve du Nouveau Testament au sujet de la présence de l’Esprit Saint dans le monde en général,
et donc, en tout homme. Nous avons précisé supra que les premiers Pères de l’Eglise, issus des premières
générations chrétiennes, sensibles à l’influence stoïcienne, avaient une sensibilité « pan-pneumatologique », plus
proche du judaïsme des Livres grecs de l’Ancien Testament que du Nouveau Testament (par ex. JUSTIN et IRENEE).
636
Les Semina Verbi sont définis comme les « graines » plantées par l’Esprit dans les rites, les pensées et les
cultures, qui « veulent mûrir dans le Christ » (Redemptoris missio, n° 29). C’est le renouveau des études
patristiques qui permet de remettre ce thème en évidence (voir FEDOU M., « Semences du verbe et expérience de
l’Esprit », Au présent de l’Esprit, colloque Centre Sèvres 1998, Paris, Ed. Mediasèvres, 1999, p. 71-76).
637
IRENEE considère de son côté que le Verbe « toujours présent dans le genre humain » est aussi « inhérent aux
intelligences » (IRENEE, Adversus Haerenses III, 18, 1 ; II, 6, 1, traduction A. ROUSSEAU).
638
RAHNER précise que si « nous voyons l’incarnation et la croix comme ‘cause finale’ […] de l’autocommunication
universelle de Dieu au monde (on l’appelle Esprit Saint) qui découle de la volonté salvifique […], l’on peut dire en
toute vérité que cet Esprit, d’emblée et partout, est l’Esprit de Jésus-Christ, le Logos de Dieu devenu homme. », in
Traité fondamental de la foi, trad. fr. 1983, Paris, Ed. Centurion, p. 355, cité par SB p. 349.
639
C’est-à-dire à la manière d’une action qui commence, d’une entrée dans un état.
138
A la faveur de la césure pascale se réalise en fait une « solidarité nouvelle » avec la
totalité de l’humanité, comme « libre décision » de venir « partager le destin et la condition d’un
peuple pauvre, malade ou opprimé, pour le meilleur ou [sic] pour le pire, c’est-à-dire en
prenant sur lui-même le pire pour l’aider à cheminer vers le meilleur » (SB 350). En ce sens, sur
la Croix, Jésus « exprime envers l’humanité une solidarité absolue et universelle dont il devient
le symbole. Désormais, la dignité de tout homme comme fils de Dieu s’enrichit de celle de frère
du Christ ». Dès lors, « Dieu ne regarde plus chacun qu’à travers le visage de son Christ »
(idem). Si, pour chacun, son frère représente un frère en Christ, il le reconnaît comme méritant à
même titre que lui un don absolu, que celui-ci en ait conscience ou non. Dans le même
mouvement, le don de l’Esprit aux croyants rassemblés « signifie aussi son don secret au cœur
de tous les hommes » (idem). Chez les premiers, certes, sa réception dans la foi assumée entraîne
l’accueil intérieur, accessible à la conscience, de la grâce et de la justification. Mais, chez les
« hommes de bonne volonté », ce don renouvelé par l’événement salvifique est proposé « au
niveau le plus profond de leur conscience et de leur liberté » (SB 351), avec discrétion et
générosité. A fortiori ce processus est-il pneumatologique : aux yeux de l’Eglise, c’est dans
l’Esprit qu’est rendue possible « une nouvelle gestation du Christ dans l’humanité ». On peut
considérer dès lors que l’élan intérieur solidaire, qui anime l’homme de bonne volonté, est déjà
une « foi au Christ », la réponse à l’appel intérieur de la fraternité étant en soi une
reconnaissance du Christ. En effet, celui-ci est solidaire de tout homme dans le besoin, au point
de s’identifier à lui. Si, selon C. A. BERNARD, la vertu théologale de la charité
« connaturalise » l’homme à Dieu640, l’on peut inférer que les hommes et femmes très
charitables, même s’ils ne confessent pas le Christ parce qu’ils ne le connaissent pas, vivent sous
l’Esprit de Jésus-Christ qui leur inspire les actes bons qu’ils posent, sans quoi ils ne pourraient
les réaliser. Ce ne sont pas, ici, leurs « œuvres » qui valent le don du Pneuma Hagion aux
généreux, aux faiseurs de paix, aux doux et aux humbles de cœur, c’est-à-dire les rendent
bénéficiaires du salut en Jésus-Christ. Mais c’est leur praxis, inspirée par l’Esprit du Christ dans
ce qu’il porte de plus aimant, qui témoigne de l’œuvre pneumatologique en eux ; la
« christopraxie » vécue sous l’Esprit prend le relais de la « christologie » stricto sensu (SB 352).

Le rendez-vous eschatologique, dans cette perspective, à son tour « prend la valeur du


rendez-vous […] de toute l’humanité » (SB 352). Il existe en effet toujours un écart entre un
signe, en même temps cause et moyen d’une effectivité, et cette dernière. Nous découvrirons
donc, ensemble, tous les registres insoupçonnés du rôle salvifique du Christ dans l’Esprit, chez
tous les chercheurs de vérité et d’amour, ceux qui se reconnaissent disciples du Christ, toujours
en défaut de quelque manière que ce soit par rapport à l’idéal dans lequel ils cheminent, et les
autres : seul Dieu peut juger des consciences. En même temps, en tant que présence permanente,
visible et active de l’événement de Jésus sous la forme de l’inhabitation de l’Esprit, l’Eglise est
partie prenante de cette orientation foncière du créé vers le Seigneur. Sans en être le « milieu
unique », comme le reconnaît le Concile (SB 353), elle a un rôle central à jouer dans le dessein
créateur641. Elle n’a pourtant pas à se substituer au Dieu Trine. Or, on ne peut envisager ce rôle,
encore une fois, hors d’une perspective globale. La trace des alliances vétérotestamentaires
successives, l’élection du peuple d’Israël ordonné à préparer la venue de Jésus ont été
interprétées par les Pères comme « le signe d’une existence de l’Eglise dans le dessein de Dieu
dès le début de l’humanité » (SB 354) ; pour AUGUSTIN, même, tous les justes, y compris les

640
BERNARD C. A., Traité de la théologie spirituelle, op. cit., p. 447.
641
PANNENBERG W., Théologie systématique III, op. cit., p. 26.
139
païens depuis l’aube des temps forment le peuple des saints, et sont donc membres de l’Eglise
(motif de Ecclesia ab Abel642, SB 355), une théologie encore vivante au Moyen-Age avant que
ne prédomine l’accentuation juridique et institutionnelle. Un « lien personnel à l’Eglise de tous
ceux qui reçoivent [peu ou prou] le salut du Christ », dans tous les temps est donc affirmé, en
conformité avec la sainte doctrine rappelé par le magistère (SB 355).

Mais comment l’Eglise visible, particulière et minoritaire, voire divisée, reste-t-elle


envoyée à tous les hommes ? L’être et la finalité ecclésiaux « catholiques », au sens
d’ « universels », « sont au service du salut de tous », en tant que l’Ecclésia est ordonnée elle-
même, dans le don de l’Esprit dont elle est bénéficiaire, à la « seconde genèse du Christ total »,
le « rassemblement eschatologique » comme « cause finale ». A ce compte elle reste « un petit
nombre au service de la multitude » (SB 357) chargé du témoignage de l’Evangile, en dialogue
respectueux avec tous. Malgré une situation minoritaire, l’inclusivité manifestée par les
chrétiens, de ce point de vue, est justifiée, au sens où, si l’autre compte pour moi, je ne peux que
m’intéresser à son salut… Mais, aussi, au sein de la culture qui est mienne643. Il est possible en
cela de tenir à une conviction de foi selon laquelle le bien que je vois en un autre et dont il vit me
semble venir du Christ et de son Esprit, sans l’obliger à me suivre, tout en recevant de lui la
conviction symétrique, depuis son lieu à lui, en la respectant mais sans y adhérer totalement.
Bénéficiaire d’une face de l’Evangile qui m’est restée cachée jusque-là, mon vis-à-vis peut me la
dévoiler. C’est l’Esprit qui préside à ce dialogue, dans le climat imprimé par ses dons. Ce qui est
prioritaire ici est la conversion des énonciateurs au Christ et au Royaume, dans leurs trajectoires
respectives, conscientes ou non. Il n’est pas question que les membres et le discours de l’Eglise
s’enorgueillissent de ce qui les dépasse, quoiqu’ils puissent et doivent prononcer leur profession
de foi, à condition de renoncer à toute forme de coercition, même subtile644. C’est cette position
non-violente, adoptée par Jésus dans son ministère et durant la Passion, qui seule peut rendre
compte de l’espérance chrétienne dont l’ecclesia Christi est vectrice privilégiée. Audacieuse,
inventive, attentive, celle-ci doit renoncer à tout mépris voire manipulation qui vicieraient à la
racine la mise en route d’un frère ou d’une sœur dans les pas et dans l’intimité du Fils, et/ou
encore d’un enfant confiant revenant vers le Père, sous l’Esprit.

Nous voudrions, encore, mettre en exergue un point capital. Le message de la Bonne


Nouvelle du Christ est puissant, de nature à « relever les morts eux-mêmes », parce qu’il relaie la
Parole du Ressuscité, dans l’Esprit qui donne vie. Mais il est des enthousiasmes assez déplacés
face aux tragédies du mal radical. La circonspection est requise par rapport aux constructions
théologiques qui surplombent un tant soit peu le scandale de la souffrance destructrice, celle dont
on ne se relève quasiment pas, celle qui résiste à tous les raisonnements. Nous pensons aux
blessures irrémissibles du génocide « industriel » que fut la Shoah645. Nous avons en vue de
nombreux massacres en masse (avec leurs sinistres scores de 60 millions de morts chez
STALINE, 10 millions chez HITLER, ¼ du peuple cambodgien, etc.) ; mais aussi les exactions

642
Voir AUGUSTIN, Commentaires sur les Psaumes, Ps. 90 verset 1. ABEL est aussi aux origines de la Cité de Dieu.
643
Cela nous évoque le reflet d’un ami du Levant devant un choix familial effectué au nom de la foi chrétienne :
« Vous êtes de vrais musulmans ». Mais ce type de réaction n’est pas généralisé dans cette mouvance religieuse,
comme il fut loin de l’être en catholicisme, longtemps. Il pose encore problèmes à moult mouvances chrétiennes.
644
La suffisance est déplacée : « Les fils de l’Eglise doivent […] se souvenir que la grandeur de leur condition doit
être rapportée non à leurs mérites, mais à une grâce spéciale du Christ ; s’ils n’y correspondant pas par la pensée,
la parole et l’action, ce n’est pas le salut qu’elle leur vaudra, mais un plus sévère jugement » (DI n° 22).
645
Voir ROQUE B.-M., « Après Auschwitz, quelles possibilités pour la christologie et la théologie trinitaire, selon J.B.
Metz ? », DURAND E. et HOLZER V., Les réalisations du renouveau trinitaire…, op. cit., p. 291-300.
140
des groupes organisant la traite des êtres humains, et de graves mésusages plus privés. Nous
sommes notamment témoins d’une vraie décréation lorsque, au sein des familles, l’espace privé
devient le théâtre d’abus graves couverts par le silence des bourreaux, des victimes et de ceux
qui laissent faire. Que penser ici d’une spiritualité du couple et de la famille éthérée, traitant du
mal et de la souffrance intime comme d’une affaire réglée « au sommet », presque entre Dieu et
lui-même, en court-circuitant le vécu ? Les conjoints blessés disent souvent qu’ils ne se feront
pas reprendre au piège de l’amour déchiré, les enfants aussi, méfiants face à la
paternité/maternité dévoyées. La pastorale resterait bien inspirée de s’en souvenir, quand elle
incline vers l’exclusion et le jugement des estropiés de la relation amoureuse ou intrafamiliale, se
croyant quitte en déversant sans discernement des proses lénifiantes ou idéalistes. La conversion,
ne l’oublions pas, concerne au premier chef ceux qui ont « beaucoup reçu », invités à reconnaître
de l’intérieur leurs propres errements, avant de condamner autrui ; la sobriété rhétorique est de
mise. Cela ne doit pas occulter, pour autant, la belle fécondité des dons et des fruits de
l’Esprit (voir plus loin).

1.4.2.3 La sainteté comme don divin

Puisque c’est dans l’Esprit Saint que nous sommes sauvés, c’est lui aussi qui nous
sanctifie, c’est-à-dire qu’il nous ouvre au meilleur de la vie, inspire et « relie » à plus grand notre
engagement personnel à l’amour vrai « par débordement ». En écho aux textes conciliaires, la
foi, objet d’un don gratuit - nous ne pouvons la mériter en aucun cas - et non d’une conquête, est
supposée porter du fruit concret dans la vie du croyant. C’est là que notre responsabilité est
engagée. En même temps, nous constatons que des personnes non situées dans la foi chrétienne,
nous l’avons dit, vivent les vertus646 de façon exemplaire. De ce point de vue, de même que nous
devons tenir que le salut peut leur venir de manière connue de Dieu seul, nous devons tenir que
les chrétiens se reconnaissant comme tels ne sont pas les seuls qui puissent être « saints ».

La sanctification, comme expérience d’ouverture au Dieu Trine ou Dieu de Vie, qu’il


soit nommé ou seulement pressenti, s’approfondit en tout état de cause au gré des expériences
individuelles et communautaires, des rencontres vécues647, des engagements assumés. En raison
de la plus grande conscience de l’action de Dieu, de la référence à sa Parole entendue et méditée,
voire des sacrements reçus, l’œuvre de l’Esprit est, en vision chrétienne, particulièrement
efficace pour ceux qui mettent leur foi dans le Christ ; ils expriment le désir explicite de la
réception du Pneuma et de son action en eux. Mais ils ne sont pas les propriétaires de l’Esprit,
dans le dessein global de la Création. Pour les non-croyants comme pour les croyants (qui ne le
sont jamais pleinement, soit dit en passant), la sainteté prend les traits d’une vie vécue solidaire,
imprégnée de respect pour autrui. Pour des croyants d’autres religions, elle peut se référer à des
cadres et pratiques spécifiques, qui reçoivent une assistance divine qui échappe à nos prises,
même si elle souffre d’une privation partielle de l’accès au mystère divin648. Elle est en tout état

646
Les vertus sont un thème d’origine philosophique acclimaté au christianisme dans une approche dite
« arétaïste ». Les trois vertus théologales (centrales en christianisme) sont la foi, l’espérance et la charité, tandis
que les quatre vertus cardinales sont le courage, la prudence, la tempérance, la force et la justice. Sur les liens
entre valeurs, vertus, éthique et morale, et l’histoire des vertus retenues en christianisme, voir BAERTSCHI B.,
« Valeurs et vertus », in CAUSSE J.D. & MÜLLER D., Introduction à l’éthique…, op. cit., p. 179-197, surtout 187s.
647
Voir THEOBALD C., Le christianisme comme style…, op. cit., p. 33-35, 52-54, 63-64.
648
On juge parfois que ces affirmations sont surplombantes et méprisantes, mais, pour un chrétien, elles sont à
comprendre dans sa révérence profonde pour le Dieu qui s’est autocommuniqué et a voulu se laisser connaître en
Jésus-Christ de façon éloquente. Croire que la Révélation ne serait pas un événement central reviendrait à ranger
le plan divin au rang d’accessoire. Il convient de redire que c’est en vision chrétienne que nous nous exprimons.
141
de cause appelée à refléter de manière visible un changement personnel en ce qui concerne le
rapport à soi, aux autres, au monde. Cette ambition se heurte aux limites humaines mais, vécue
dans la paix et la confiance, sans orgueil déplacé, elle peut se muer en une expérience de
dépouillement et de fécondité émerveillée, malgré les épreuves, en forme de kénose assumée et
remise au Père649.
Nous nous arrêtons ici un instant sur le rapport entre justification et sanctification, qui a
pu cristalliser les débats entre catholiques et protestants. « Augustin montre clairement que si
Dieu donne tout ce qu'il ordonne, ce qu'il ordonne presse l'homme de répondre par la gratuité
de l'amour à l'amour gratuit. Quand, au tribunal de Dieu, Jésus-Christ innocent devient l'accusé
et l'exécuté, l'homme, qui se reconnaît coupable et qui se voit épargné, pardonné et aimé, ne peut
qu'entrer à son tour dans la dynamique de la justification, qui est de faire grâce, puisque l'on vit
soi-même sans aucun mérite »650. Au fil du temps, on a de plus en plus fait dépendre le salut
donné par la justification des conditions de la pénitence, en tant que processus curatif procurant
un perfectionnement progressif. On commence à inférer la possibilité d’un mérite « insuffisant »,
voire « adéquat », assuré par la réception des sacrements, voire d’autres subterfuges, sans pour
autant que les critères divins soient jamais réputés épouser exactement l’opinion ecclésiale, d’où
la vive réaction luthérienne qui met en valeur la gratuité permanente de la grâce justifiante.
Prenant de la distance face au contexte polémique de l’époque, la doctrine de la
justification a fait l’objet d’un consensus théologique récent entre catholiques et luthériens,
évoqué plus haut. Entre eux, « un accord fondamental existe sur les données essentielles du
mystère chrétien de la justification. Elle est l’œuvre de Dieu, le croyant ne peut que l’accueillir,
mais il bénéficie d’un changement intérieur qui est aussi de l’ordre de la sanctification et ainsi
agit dans l’amour. Mais les accents confessionnels sont différents, le catholicisme insistant sur
les modalités de réception du côté humain, la Réforme sur l’œuvre de Dieu »651, des nuances
qu’on ne juge plus séparatrices, donc, du côté luthérien. Du côté catholique continue à faire
problème la place reconnue à l’Église dans ce processus652. La formule du consensus différencié
(ou différenciant), a toutefois permis une déclaration commune sur des aspects essentiels, sans
effacer une interprétation dissemblable de l’articulation entre doctrine et théologie. En ce qui
concerne les calvinistes, absents de ce rapprochement doctrinal653, la justification intervient dans

649
La kénose correspond au mouvement de dépouillement que vit le Christ renonçant aux attributs divins : « Lui,
de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l'égalait à Dieu. Mais il s'anéantit lui-même, prenant
condition d'esclave, et devenant semblable aux hommes. S'étant comporté comme un homme, il s'humilia plus
encore, obéissant jusqu'à la mort, et à la mort sur une croix. » (Ph, 2, 5-9). Analogiquement, bien que le Christ n’ait
aucunement vécu le péché, elle peut être invitation à vivre sa condition de serviteur, et son consentement filial.
650
DUMAS A., « Justification », Encyclopædia Universalis, op. cit., consulté le 16 septembre 2016. Ce qui suit est
tributaire de cette analyse.
651 e
PARMENTIER E., « Note sur Bernard Sesboüé, Sauvés par la grâce. Les débats sur la justification du XVI siècle à
nos jours, Paris, Ed. Facultés Jésuites, 2009, revue Recherches de Science Religieuse, t. 98, 2/2010 p. 291-302.
652
« Pour les catholiques l’accord est fondamental, parce que, sur un point capital de la foi, les deux partenaires ont
réussi à se mettre réellement d’accord […]. Mais il laisse hors de son champ un certain nombre de données
ecclésiologiques […] qui pour l’Église catholique appartiennent aussi au contenu de la foi » (p. 251). Pour les
luthériens cet accord constitue la totalité de la foi, puisque la justification organise l’ensemble. Ce décalage des
positions est accentué encore par la différence de compréhension entre les Églises concernant la doctrine et la
théologie : pour l’Église catholique la confession de foi et l’unité dans la doctrine n’excluent pas différentes
théologies (les interprétations de théologiens particuliers). [Or] « les luthériens introduisent dans l’exigence de la
confession commune un point jugé, du côté catholique, appartenir à leur propre théologie » (p. 252) ». (Ibid.)
653
Voir MARCEL P. « La justification et la sanctification dans la pensée de CALVIN », La Revue Réformée, 2006/1, n°
236, site larevuerreformee.net, consulté le 27. 07. 2016. La citation de la note suivante provient du même article.
142
le contexte d’une atteinte profonde, mais accidentelle, de la nature humaine654. Celle-là annule la
coulpe du péché ; elle précède la sanctification qui, elle, purifie de la souillure du péché. Les
deux dernières sont un don divin ; elles ont le même moyen d’application, la foi. Quand l’Imago
Dei est de la sorte restaurée en notre personne, nous manifestons la gloire de Dieu. C’est enfin
par l’Esprit que les croyants sont justifiés et sanctifiés, et aussi que les œuvres, comme fruits de
la foi et non moyens de salut, sont-elles mêmes produites. Elles mettent à l’épreuve la sincérité
du croyant, dans une gratuité éloignant toute hypocrisie. En cela, « la justification du […] juste
pardonné est la certitude que, par le témoignage de sa conduite et de ses œuvres, ce fidèle
obtient la preuve […] de la réalité de l’état de grâce justifiante où il se trouve »655.
En tout état de cause, nous reconnaissons avec DUMAS cité supra que « sans la
justification, nous demeurons dans le domaine de l'idéalisme, c'est-à-dire de ce qui devrait se
vivre. Avec la justification, nous retrouvons le réalisme théologique, où Dieu lui-même fait pour
l'homme ce que l'homme ne se fait pas à lui-même. Naturellement, la justification n'est que la
porte ouverte gratuitement par Dieu. À l'homme lui-même ensuite de prendre librement et
résolument le chemin ouvert par cette porte, ce qu'on appelle théologiquement la sanctification.
Sans justification, la sanctification reste un idéalisme illusoire. Mais sans sanctification, la
justification reste aussi une grâce vide, rendue vaine et inerte ». Puisque l’homme par ses
propres forces ne réussit pas à demeurer dans le dynamisme salvifique, c’est à tout moment que
doit se renouer le lien, dans la confiance en l’amour miséricordieux de Dieu.

La sanctification renvoie en fin de compte à la réalité de ce que nous nommons la


« spiritualité » proprement chrétienne. L’homme doit constamment renouer le lien qu’il a
tendance spontanément à rompre, alors que, du côté de Dieu, la relation est maintenue. La
progression n’est donc pas nécessairement linéaire et continue656. La vie sous le prisme de
l’agapè trace par ailleurs un itinéraire déstabilisant par rapport aux valeurs dites « mondaines »
(qui ne datent pas d’aujourd’hui) prônant un style de vie individualiste, prioritairement
hédoniste, visant à une réussite sociale, ou se limitant à l’attente d’un simple bien-être
autocentré657. Pour la vie à deux, l’expérience prouve qu’un projet de couple fondé sur des
valeurs spirituelles au sens entendu par nos contemporains, a fortiori dans une optique
chrétienne spécifique, soutient fortement la résilience conjugale et familiale (nous y
reviendrons). Une certaine vigilance s’impose à cet endroit face à la vision du couple et de la
famille comme « refuge », évoquée supra, dans laquelle domine le rêve fusionnel. Il n’est ni
confortable ni aisé de grandir dans un amour conjugal et familial stable et harmonieux. En même
temps, un tel projet n’est pas irréaliste, dès lors que l’on ne confond pas bonheur et aisance. On
ne peut pas davantage jauger l’héroïsme des conjoints. Le pape FRANÇOIS met en garde contre
toute tentation de jugement hâtif à cet égard. L’étalon réside toujours pour lui dans la
confrontation loyale des personnes aux difficultés, et non dans une évaluation extérieure de leur
attitude en tant que croyants ou sujets dotés de conscience, fondée sur des critères de quantité, de

654
Pour CALVIN « la justification par grâce […] est une situation provisoire rendue nécessaire par un […] accident [le
premier péché], alors que LUTHER y voit le régime normal, ordinaire de l'existence humaine » qui ne fonctionne pas
comme une réparation efficace. Pour le dire autrement, « la justification gratuite conditionne toute la théologie et
la foi de LUTHER ; elle détermine même ce qu'est le péché (il consiste à vouloir se sauver par ses œuvres). Alors que
chez Calvin, la chute conditionne la justification gratuite qui vient réparer la défaillance d'Adam. », in GOUNELLE A.,
« La justification par grâce », site www. andregounelle.fr, cours, 1998, consulté le 28.07.2016.
655
MARCEL P., « La justification et la sanctification dans la pensée de CALVIN », op. cit.
656
En cela, il faut sans doute prendre quelque distance avec l’imaginaire traditionnel de l’ascension, de l’escalier
ou de l’échelle, ou alors imaginer que, parfois, Dieu descend le mont, l’escalier ou l’échelle, à notre rencontre.
657
VARILLON F., Un abrégé de la foi catholique, Paris, Ed. Bayard, 2006, p. 63-89.
143
performance, ou de convenances extérieures, extrinsèques. La sainteté en ce domaine n’est
évaluable que par Dieu lui-même, même si certains cas jugés exceptionnels peuvent donner lieu
à une canonisation ecclésiale658.

Ceci est vrai également dans des situations apparemment lisses. Le spontanéisme et
l’agrément sensible ne peuvent à l’évidence constituer des fondements suffisants en matière de
foi. Il importe de se défier a contrario de visions confondant écoute attentive et discernée de la
parole divine avec ascèse volontariste, obéissance régressive à la Loi (au sens psychanalytique
du terme), voire sacrifice de soi, à connotation servile ou négatrice de la dignité de créature 659. Il
n’y a plus de spiritualité chrétienne quand la « liberté des enfants de Dieu »660 disparaît - nous y
reviendrons, notamment au sujet du couple. Dans la perspective d’une vision incarnée, pour
tenter de rendre compte des harmoniques de la sanctification à l’aune du nouvel humanisme
personnaliste prôné par le Concile, E. BIANCHI (à l’exemple de J. MOINGT ou V. MARGRON
entre autres) insiste sur le processus de sanctification comme humanisation661. Dans la mesure
où l’homme a été créé à l’image du Dieu Amour662, plus l’être humain investit sa propre identité
d’être de relation de façon créative et aimante, plus il s’accomplit dans le projet de Dieu663. La
sainteté à laquelle est appelé tout chrétien ne vise en cela aucun idéal déshumanisant, un état
d’exception à faire durer coûte que coûte qui ne ferait pas place à la faiblesse. Il n’est pas
davantage question de chercher à se couper de tout ressenti physique, de toute émotion ou élan
incarné vers l’autre, comme certains accents moyenâgeux éthérés pouvaient l’inférer.

Pour finir, un chemin de salut et de sanctification proprement chrétien s’incarne dans tous
les secteurs de l’existence ; les pôles personnel, communautaire et missionnaire de toute vie
baptismale sont concernés664. Ce serait le volet en quelque sorte récapitulatif de notre tour
d’horizon. Comme le démontre la littérature conciliaire nourrie des Ecritures, la relation à Dieu
fait grandir personnellement le croyant comme créature nouvelle, le met en relation à autrui
différemment, et le fait participer à la construction du Royaume dans un esprit de service, ce qui
déploie ses qualités, pour lui et pour autrui. Cette vision l’oblige à la distance face à une
référence vaguement fusionnelle à un « divin » vécu sous le mode de la mise à l’abri
individualiste contre les vicissitudes, dans une quête de l’harmonie intérieure (le spiritual well-
being) confondue avec l’absence de tensions (ce qu’on appelle parfois « spiritualité » de nos
jours). La construction de la personne est un des axes du cheminement spirituel chrétien. Mais la

658
FRANÇOIS (pape), Amour, service et humilité, Paris, Ed. Magnificat, 2013, p. 79. Il ne nous paraît pas possible en
cela de distinguer trop vite les « couples modèles » des autres, et de négliger, ou taire, le témoignage des conjoints
et couples « accidentés », au seul motif qu’ils ont rencontré de sérieuses difficultés.
659
Sur ce point, la ligne de crête est délicate à tracer, comme le montrent les dérives des groupes sectaires.
660
La contribution de FORTHOMME B., « Les marques d’une spiritualité chrétienne » p. 87-107 dans ABEL O. (et
alii), Qu’est-ce qu’une spiritualité chrétienne ?, Paris, Ed. Fac. Jésuites de Paris, 2012, développe cette idée dans les
catégories des : accessibilité, franchise filiale, audace testimoniale, et liberté spirituelle face à la mort.
661
On trouvait quelque chose de cela dans l’accomplissement noétique du sage, mais ici, la perspective prend la
personne tout entière, corps, âme et esprit. Voir BIANCHI E., intervention « Une spiritualité du quotidien »,
colloque « Familles et société : quels choix pour demain ? », www.blogfamilles2011.fr, consulté le 15. 10. 2015.
662
« L’auto-identification de Dieu est l’auto-manifestation de Dieu conformément à la manière dont il est constitué
dans la Trinité éternelle », in SCHWÖBEL C., « Où en sommes-nous en matière de théologie trinitaire ? Ressources,
révisions et réévaluations », CHALAMET C., VIAL M. (éd), Développements récents…, op. cit., p. 23.
663
En effet, « quand Dieu se rapporte au monde par la création, la réconciliation et le parachèvement
eschatologique, il s’y rapporte d’une manière telle qu’il crée un monde relationnel, un monde de particularités
créées et de formes créées d’être-ensemble », in SCHWÖBEL C., « Où en sommes-nous… ? », op. cit., p. 28.
664
Au sens où la foi reçue au baptême nous fait advenir à notre identité profonde (être soi), nous met en rapport à
des frères (être avec) et nous envoie au monde (être pour).
144
dimension du « nous » communautaire, bien présente à Vatican II, constitue le second pôle
important de la vie dans l’Esprit du Père et du Fils. La grâce du frère est capitale, indissociable
de l’appel à l’amour envers Dieu. Cependant, la seule fréquentation chaleureuse d’une
communauté heureuse d’elle-même trahirait l’aspect missionnaire d’une foi à partager avec tous
« hors les murs »665 (le fameux thème des « périphéries » cher au pape François), tout en
occultant la nécessité de la construction d’un sujet responsable. Le plus admirable dévouement
missionnaire, pourtant, en forme de troisième pôle, qui ne serait pas assis sur une structuration de
la personne et de la foi personnelle et une expérience fraternelle vécue dans le Dieu Trine (de
type ecclésial) se transformerait vite en agitation stérile. Se donner, et donner accès au Christ à
autrui, c’est agir, mais agir de façon habitée, en lien à Dieu et aux autres, c’est « être » au Christ
en devenant « soi-même, en relation ». Pas d’agir chrétien sans être chrétien filial et fraternel.
Il va de soi qu’une telle conception de la vie chrétienne, de promesse en alliance, et de
confiance en créativité aventureuse, colore nécessairement la façon dont peut se concevoir
l’apostolat chrétien, y compris lorsqu’il s’agit de collaborer avec des hommes et des femmes qui
ne partagent pas explicitement la foi en Jésus-Christ.

1.4.3 Pensée chrétienne et pluralisme en matière spirituelle

Le passage en revue des principaux paradigmes du spirituel en Occident, avec leurs


interactions, nous a démontré combien les convictions des uns et des autres peuvent avoir été
influencées réciproquement, voire imbriquées, nonobstant leurs réelles divergences. Une
correction a été portée à Vatican II sur certaines dérives catholiques du point de vue théologique
et anthropologique, en forme de théisme et de spiritualisme élitiste. Nous avons perçu aussi que
le rationalisme, dans sa systématisation idéologique, avait pu rejeter le spirituel aux marges,
jusque dans l’Eglise elle-même. Le souci de donner la place à une approche à la fois moins
abstraite, plus expérientielle - sans être « mystique » au sens extraordinaire du terme - s’exprime
depuis un bon siècle de façon de plus en plus insistante666. Une actualisation qui prend acte du
contexte pluraliste permet enfin, en saine doctrine, de regarder les recherches spirituelles non- ou
extra-chrétiennes avec respect et intérêt, comme le montre notamment la réflexion autour des
Semina Verbi menée sur nouveaux frais, et rappelée plus haut.

Ceci étant posé, la manière dont le dialogue avec la modernité peut s’effectuer
concrètement, et les critères de discernement pour un travail ensemble méritent attention. Faute
de ressources nombreuses et fiables sur ce point, nous poserons modestement quelques repères.
Dans ce sens, il nous faut d’emblée nous demander successivement : comment entendre les
interrogations et quêtes contemporaines en matière de spirituel ; comment comprendre les
principes, les modalités et les fruits du travail de l’Esprit dans les personnes « autrement
croyantes » ; comment proposer, à cette lumière, une définition adaptée du « spirituel », avec ses
attendus en matière pastorale, de nature à laisser place à une spécification chrétienne éventuelle.

665
PARMENTIER E., ROY A., Croire hors les murs, Expériences du croire chrétien d’aujourd’hui, Berlin, Ed. Lit Verlag,
2014.
666
La reviviscence post-conciliaire de la composante charismatique de la foi, éventuellement déstabilisante pour
l’institution, dont il n’est d’ailleurs pas question de nier certaines dérives, renoue de ce point de vue avec une
expérience constante dans l’Eglise. Cette dernière n’est pas réservée aux seules personnes consacrées, et parmi
elles, à une élite bénéficiant de révélations privées.
145
1.4.3.1 Le questionnement salutaire des « spiritualités contemporaines »

Il n’est possible d’appréhender les approches contemporaines du spirituel que dans une
dynamique historique. Cinq aspects nous y paraissent essentiels. 1. Nos pairs interrogent la
tradition chrétienne occidentale surtout dans son versant dualiste, doublement présent dans
l’héritage classique rationaliste667, dont les avatars philosophico-scientistes et technicistes
exercent encore une influence forte, et dans le legs hellénistique gnostique, développé à
l’intérieur, puis à l’extérieur de l’Eglise (hérésies), voire dans ses marges, qui persiste, en écho
aux importations orientalisantes qui séduisent un large public668. Qui peut nier l’intérêt de ces
dernières quand foi traditionnelle et science dure n’en peuvent mais ? 2. La défiance perceptible
chez nos contemporains face au discours religieux institutionnel vise pour une part la manière
dont fut longtemps abordée la question de Dieu, ce « théisme » abstrait, si peu en adéquation
avec les aspirations actuelles669. 3. Eu égard au corps, les recherches sont multiples, alors même
que l’on ne dispose pas d’une réflexion chrétienne unifiée et suffisamment étayée sur le sujet,
soutenant des pratiques holistiques pleinement inculturées670. 4. Le questionnement de ce point
de vue concerne également le rigorisme intransigeant, avec sa focalisation sur la « chair »671, qui
a pu faire système avec le théisme rationaliste. Ce dernier volet intéresse directement notre angle
de recherche. 5. En lien avec ce qui précède, le rapport au matériel, au monde où vit l’homme,
singulièrement ce qu’il appelle la « nature », est questionné. Que penser d’une vision théo- puis
anthropo-centrée semblant conférer à l’homme comme lieutenant de Dieu un pouvoir
discrétionnaire sur le créé, en quelque sorte subordonné au projet anthropique d’une divinité
démiurge qui n’aurait que faire des animaux, des plantes et des équilibres naturels qu’il a lui-
même suscités ? La récente encyclique Laudato Si vient démentir cette mise à distance relative.

Les questions posées sont pertinentes, au vu du passé dont nous héritons. Nous verrons
en deuxième partie qu’elles jouent un rôle dans l’approche de la spiritualité dite « conjugale ».
Nous ne pouvons pas, en l’occurrence, accuser nos contemporains purement et simplement de
rébellion et d’ignorance, quand il est manifeste que le christianisme occidental a peiné à donner
sa pleine place à l’Incarnation… Jusqu’à en arriver à ne créditer pendant de longs siècles d’une
raisonnable espérance de salut qu’une élite savante et continente, tout en traitant le corps avec
suspicion et le peuple de Dieu avec sévérité, de façon intrusive, même. Nous ne pouvons pas non
plus nous contenter d’une « défense » réitérée et comminatoire des valeurs d’antan. Ce qui est

667
Nous voulons renvoyer ici à une analyse très pénétrante de J. MOINGT, bien résumée par C. THEOBALD, que
nous ne pouvons pas développer ici. Elle situe au cœur de la « tradition » contestée par les modernes, les
approches philosophiques rationalistes d’un Dieu « composite », éloignée du Dieu de Jésus-Christ. Leur remise en
cause correspond, selon lui, à la déconstruction légitime d’une idole. La modernité, en obligeant les croyants
sincères à réviser leur fausse image de Dieu, à la lumière de la Révélation et dans une « foi » qui se dépouille des
oripeaux de la « religion », devient en réalité une alliée du christianisme véritable. THEOBALD C., « Dieu qui vient à
l’homme. A propos de la « théologie systématique » de Joseph Moingt », revue RSR, t. 92, 2004.2, p. 177-211.
668
Nous avons évoqué la survivance de l’héritage du Corpus Hermeticum, dans ses avatars jusqu’à nos jours, dont
relèvent notamment certain(e)s rosicrucisme, franc-maçonnerie et théosophies, teintés de christianisme.
669
Voir GESCHE A., Topiques de la question de Dieu, Revue théologie de Louvain, vol. 5, n° 3, notamment la page
308s.
670
Le succès de la « méditation de pleine conscience » chez les chrétiens appelle à une réflexion anthropologique.
671
Les traditions anthropologiques augustinienne et thomiste divergent sur le fait de savoir à quel point la nature
humaine est réputée bénéficier, peu ou prou, de la grâce divine, et s’il existe ou non une possibilité pour la grâce
de « parachever la nature » : voir D’COSTA G., « La Trinité et les religions du monde : périls et promesses »,
CHALAMET C., VIAL M. (éd), Développements récents…, op. cit., p. 115 et 123. Les anthropologies ignatienne et
salésienne sont plus confiantes. Ces différences conceptuelles vont jusqu’à influencer la pensée trinitaire de
chacune de ces traditions, tant la réflexion sur l’homme ne peut se faire indépendamment de la pensée sur Dieu.
146
requis ici, du point de vue de la pensée et de la mission chrétienne, est la véritable prise en
compte de ces questions, inséparable d’une considération « de principe » pour des recherches en
soi motivées. Ce qui compte, enfin, n’est pas seulement de « mieux penser » ces questions, c’est
aussi de « mieux communiquer » à leur sujet, sous peine d’enfermer ces avancées dans les
cénacles doctoraux sans qu’elles puissent enrichir le peuple de Dieu et rejoindre les personnes de
bonne volonté égarées éventuellement dans des chemins de traverse.

En même temps, nous sommes conscients qu’il ne peut s’agir seulement de répondre à
une sollicitation en s’en tentant aux termes mêmes où celle-ci est formulée. Nous avons relevé
plus haut que, notamment, la question de la responsabilité personnelle restait posée. Tout se
passe dans les esprits, semble-t-il, comme si le mal n’était qu’une agression de l’extérieur,
attribuable à l’autre et jamais reliée à soi ; sur ce point comme sur d’autres, la theoria et la praxis
chrétiennes possèdent leur logique propre, irréductible à l’air du temps, quitte à déranger quelque
peu. Il reste à admettre aussi que personne n’a encore pleinement réussi à solder définitivement
ces questions difficiles. Il s’agit en conséquence d’adresser un discours et des propositions en
cohérence (on ne peut que lier les deux vu la dynamique expérientielle du christianisme) qui
puissent être audibles et attractifs, donc tenir compte des requêtes présentes. Mais il ne faut
surtout pas les dépouiller de leur potentialité d’introduction à l’expérience chrétienne, à partir du
moment où l’on juge celle-ci profondément bénéfique, et que l’existant n’est pas assez probant.
Il faut donc penser d’emblée à permettre le passage vers une approche du mystère chrétien,
quand les personnes y sont prêtes, sans pour autant forcer quiconque à cheminer en ce sens.

De ce point de vue, il existe des pierres d’attente évidentes. Il va de soi que le


christianisme, dans son génie propre esquissé supra, porte en soi une quête authentique de sens,
de souffle, d’harmonie de vie et d’éthique ; leur version sécularisée n’en émane-t-elle pas ? De
fait, il donne à ces quatre accents des colorations particulières et très porteuses, en lien avec son
système référentiel, lui-même issu d’une expérience relue durant des millénaires et toujours
actualisée. Rien ne s’oppose en principe ici à un dialogue avec la modernité « en recherche »,
sans niveler ni nier les différences. Il convient surtout de prêter attention à ce qui se joue
fondamentalement, du point de vue existentiel : attentes, choix, implications pour le vivre
ensemble. Cela implique, évidemment, de bien saisir quels sont les aspects d’un échange autour
de la question du spirituel tel qu’il est projeté en notre temps. Or, en christianisme, il n’y pas de
pensée de la spiritualité qui n’inclue pas la question de Dieu, dans une dynamique trinitaire qui
en teinte la perception, à prendre attentivement en considération dans le contexte actuel672.

Si l’on prétend engager un échange constructif avec nos pairs, une déontologie est
consécutivement requise. On ne peut céder à une tentative de manipulation (comme ces sectes
qui, sous couvert de thérapie, enrôlent de force dans un carcan idéologique enfermant et
coûteux). Il importe au contraire d’opter pour une manière de se situer dans la parole et dans

672
GESCHE montre bien que c’est davantage le « portrait que l’on fait de Dieu » (le quid sit) jugé aliénant, qui est
ici en cause, que l’an sit, la réalité de son existence. Est reposée la question du mal. On navigue alors entre un
athéisme « au repos » mué en humanisme pur, ou un athéisme militant qui entend surtout combattre le concept
de Dieu, voire de religion. Le quomodo entre dès lors en scène, et ce problème nous importe, s’il s’agit en pensée
et en pastorale de déjouer des rébellions indues, donc privées de véritable liberté. Le Dieu connu par la foi n’est
pas celui que l’on entrevoit en philosophie. Le « lieu natal » de la question du Dieu des chrétiens est celui de la
rencontre, puis du cheminement avec lui, ce que nous appelons « spiritualité chrétienne » dans notre recherche.
Se poser la question de l’ubi et du cur (où trouver Dieu, et pourquoi « opter pour lui ») est bien sûr lié à ce sujet.
147
l’agir qui ne cèle pas l’identité chrétienne de l’énonciateur673. Il convient pour autant de venir à
la rencontre de l’énonciataire de façon respectueuse, comme le fait, en dernière analyse, le Dieu
de Jésus-Christ, le Dieu Tri-Un674, sans étouffer ses questions et négliger ses requêtes. On rejoint
ici un ama (et non crede) ut intellegas. Des convergences profondes existent enfin, telles celle
que relève Dumas au sujet du problème de la justification. Celui-ci continue d’animer nos
contemporains, rejetant une vision de la religion qui condamne sans appel, mais restant en quête
inavouée « d’une altérité, une transcendance, un roc incontournable ». Ne cherchent-ils pas là
un soutien face aux déconvenues rencontrées dans leurs vaines tentatives de « célébrer [leurs]
propres capacités de salut » et de « se masquer le mal, sans cesse renaissant »675 ?

Nous en arrivons ici à un point important, celui de la façon dont le christianisme rend
compte de son expérience avec Dieu, et de ce que celle-ci lui suggère pour ses représentations. Si
le spirituel y est relié au travail du Pneuma Hagion, la manière dont les croyants présentent le
Dieu qui s’est révélé librement à eux sans s’imposer, en trois personnes (Trinité), y compris le
versant proprement pneumatologique, en est profondément affectée.

1.4.3.2 Trinité et œuvre de l’Esprit dans le monde et les personnes

Il est indispensable à ce point de notre réflexion de reprendre quelques conclusions


fiables dans le champ trinitaire à l’heure actuelle, et d’ouvrir des pistes au sujet du Pneuma à
l’œuvre partout dans le monde et dans les personnes, tel que l’affirme la pensée de Vatican II.

La pensée trinitaire la plus récente maintient la distinction entre la Trinité immanente


(c’est-à-dire l’être même de Dieu Trois-en-Un, son mystère insaisissable) et la Trinité
économique (c’est-à-dire la Trinité telle qu’elle entre en relation avec ce qui n’est pas elle). Le
distinguo est requis en raison de la limitation perceptive et relationnelle humaine, mais c’est bien
« la Trinité immanente qui se communique librement et à titre gracieux dans l’économie du
salut »676. Le mystère de la Trinité devient, sous cet angle, le mystère du Salut lui-même, tandis
que l’engagement dans l’économie du salut affecte aussi la Trinité immanente677. Par ailleurs,
même si les trois personnes divines agissent de conserve, leur action est différenciée : c’est le
Fils qui s’incarne et non le Père. L’Esprit ne s’envoie pas lui-même. Enfin, dans la circulation
périchorétique678, la dynamique trinitaire apparaît foncièrement relationnelle : ainsi, « la liberté
de Dieu n’est pas à comprendre comme la liberté d’une substance abstraite ou d’un sujet absolu,
trois fois en acte dans le Père, le Fils et l’Esprit, mais comme une « liberté-en-relation », une
« liberté-en-communion », laquelle affranchit les personnes humaines en vue de les rendre libres
dans la relation au Dieu Trinité qui est liberté »679.

673
L’énonciateur est à l’origine de l’énoncé, l’énonciataire est son destinataire.
674
Dans la propension à défendre « La Vérité », « La Vie », « La Dignité de La Personne en Dieu » peut se tapir
quelque chose d’un fixisme théologique qui fait trop peu de cas de l’Incarnation, vécue aussi dans la limite et la
souffrance, donc par des vivants en chair et en os, cheminant pas à pas.
675
DUMAS A., « Justification », op. cit. Nous y rattachons une certaine revendication de gratuité, garante de
dignité, qui nous paraît parente avec le refus luthérien de tout « marchandage caritatif » avec Dieu.
676
COMMISSION THÉOLOGIQUE INTERNATIONALE, « Théologie, christologie et anthropologie », 1981, § C2. Cette
commission insiste sur la nécessité de penser ensemble la christologie et la dynamique trinitaire.
677
Voir sur ce sujet, le document de la note précédente, § C3.
678
La « périchorèse » désigne l’essence de l’immanence réciproque des personnes ; elle envisage les rapports intra
trinitaires comme intériorité mutuelle dans l’amour, ou encore réciprocité relationnelle.
679
SCHWÖBEL C., « Où en sommes-nous en matière de théologie trinitaire ? Ressources, révisions et
réévaluations », CHALAMET C., VIAL M. (éd), Développements récents en théologie trinitaire… », op. cit., p. 13-74.
148
Si l’on se pose la question du travail de l’Esprit dans les personnes de bonne volonté,
dont les fondements christologique et trinitaire ont été évoqués supra, nous sommes avant tout
renvoyés à une tâche d’observation : « Que se passe-t-il entre Dieu et ces hommes et ces femmes
qui vivent à l’aube du XXIe s. ? Quels chemins emprunte-t-il pour les rejoindre et les faire naître
à sa vie ? En quoi invite-t-il l’Eglise à transformer sa manière traditionnelle de croire et de vivre
pour permettre la rencontre »680 ? En d’autres termes, pour détecter, saluer, et aussi servir
l’œuvre de l’Esprit, en tant que chrétiens, nous devons convertir et aiguiser notre regard. Qu’est-
ce qui, en l’espèce, peut être reconnu comme le fruit de l’œuvre de l’Esprit Saint dans
l’expérience et la quête contemporaines, que celles-ci se situent consciemment sous son blason
ou non ? Nous pouvons proposer des critères, sans prétendre encore percevoir l’étendue du « réel
saisi par l’Esprit » ; de toute manière, ceci nous échappe comme tel. L’important est que nous
soyons consciente du caractère lacunaire et provisoire de notre propos. Ce qui est dangereux,
dans le choix d’une grille de lecture, est surtout la propension à considérer la portion du réel
ainsi déchiffré comme la réalité elle-même dans toute son ampleur, non la limite de la méthode,
pour peu qu’elle soit reconnue. En matière spirituelle, la prudence est d’autant plus de mise que
l’itinéraire spirituel, même référé à un corps de doctrine identifiable et identifié, entre en rapport
avec une expérience qui se révèle constamment nouvelle, comme une métamorphose incessante.

Deux remarques achèveront notre propos liminaire. D’abord, le dialogue du christianisme


avec les spiritualités présentes dans le monde s’amorce à peine. D’une part, les peuples
concernés, venus plus récemment au christianisme, n’ont pas assez pu prendre la parole ou sont
encore peu entendus681. D’autre part, il est fort compliqué de réfléchir dans un cadre où se
multiplient des références non seulement simultanées682 mais éclatées et insuffisamment
clarifiées, comme en Occident. Nous ne pouvons donc travailler que comme théologienne
catholique pétrie de culture occidentale, en nous appuyant sur des enquêtes sérieuses (citées
supra) donnant la parole aux « quêteurs » de notre temps, étant entendu qu’ils cherchent moins à
spéculer qu’à mieux vivre. Il est certain que notre approche ne prétend nullement épuiser le sujet.
Des débats perdurent, ensuite, au sein de l’Eglise chrétienne, l’Eglise catholique romaine mais
aussi des communautés ecclésiales sœurs au sujet du champ dans lequel peut s’exercer l’œuvre
de l’Esprit. Une tension persiste entre « institution » et « charismes », la sclérose et l’éclatement
correspondant aux pôles extrêmes de cette dialectique. Pourtant, il ne faut pas perdre de vue que
l’Esprit reste libre et agit comme bon lui semble : il anime des élans altruistes, comme le suggère
Paul (Ph 4, 8). Il intervient dans des situations désespérées, sans toujours les résoudre, ainsi que
dans des lieux et des personnes apparemment sans rayonnement particulier. Il n’est pas
synonyme nécessairement de confort, de mieux-être ou de sécurité, l’espérance ne prenant
jamais les traits immanents du simple espoir, et démentant tout optimisme béat en un progrès
permanent683. De ce point de vue, une analyse récente comprend l’Esprit et le spirituel comme
des vocables à qui il revient de « désigner le geste seigneurial qui consiste à « laisser être les
autres » », voire « laisser être ce qui est autre »684. En tant qu’« extase de Dieu vers son
« autre », la créature »685, le rôle du « Troisième » consiste à donner l’accès à une « unicité en

680
BACQ Ph. et THEOBALD C. (dir.), Une nouvelle chance pour l’Evangile. Vers une pastorale de l’engendrement, op.
cit., p. 21.
681
C’est toute la question complexe de l’inculturation théologique, pastorale, liturgique…
682
Voir la cohabitation des traditions chrétiennes et des RCT (religions et cultures traditionnelles) en Afrique, Asie
ou Amérique Latine, voire Océanie.
683
DAGENS C., Le Maître de l’Impossible, Paris, Ed. Fayard, 1982, p. 117. Nul n’a le monopole de l’Esprit.
684
THEOBALD C., « L’Esprit Mystagogue », Au présent de l’Esprit, op. cit., p. 86 et p. 88.
685
SESBOUE B., L’Esprit sans visage et sans voix, Paris, Ed. DDB, 2009, p. 86.
149
relation […] dont la trajectoire charnelle fait tout le poids, pesanteur de souffrance et aisance
de jubilation, de notre existence » ; il devient par-là même « hodägos, guide du chemin »686 pour
toute chair rendue spirituelle « par l’Esprit qui a été « répandu sur toute chair » (Joël 2, 28) »687,
dans ses ombres comme dans ses lumières.

Dans cette perspective, nous choisissons de nous appuyer sur la tradition ecclésiale des
dons et des fruits de l’Esprit, cohérente dans le cadre pneumatologique qui est le nôtre 688. Sans
aucun doute, la foi consciente en amplifie-t-elle les bienfaits, en les accueillant explicitement de
Dieu et en les orientant vers lui. Mais, étant donné l’élan d’amour qui habite fondamentalement
l’agir créateur du Père, les dons émanant de son Esprit, qui est aussi celui du Fils donnant sa vie
par amour conformément à la volonté de Dieu689, coopèrent nécessairement au développement
concret de l’agapè sur terre690. La liste traditionnelle des sept dons du Saint Esprit introduite par
Isaïe (11, 4) - dans sa traduction grecque de la Septante691- attestée en Occident au moins depuis
le IVe s, en témoigne692. « Elaborée par saint Thomas d’Aquin à partir des intuitions de saint
Augustin, la théologie des dons du Saint-Esprit […] permet […] de rendre compte de la liberté
d’aimer que nous vaut l’action originale de l’Esprit »693, à savoir « la liberté du don dans
l’obéissance au Père »694. Sagesse, intelligence, conseil, force, science, piété et crainte de Dieu
déterminent tous une attitude fondamentale de confiance en la vie et dans les autres, en écho à la
confiance que fait Dieu à l’homme et qu’il appelle de sa part, même si celui-ci ne s’en doute
pas695. Ces dons se mettent tous « au service des vertus696 en fortifiant, et remédiant aux
défaillances et déviances de notre fragilité »697. Les personnes foncièrement aimantes, portées
par l’assistance divine, aussi discrète qu’efficace698, peuvent donc y accéder, pour peu qu’elles
désirent être des justes699.

686
[sic] THEOBALD C., « L’Esprit Mystagogue », op. cit., p. 93.
687
MOLTMANN J., L’Esprit qui donne vie, une pneumatologie intégrale, op. cit., p. 268.
688
Si C. A. BERNARD relie les dons de l’Esprit à la foi explicite au Christ, il reconnaît que le fait d’embrasser la
charité permet la réception des dons spirituels. BERNARD C.A., Traité de théologie spirituelle, op. cit., p. 447.
689
BALTHASAR H.U. (von) La théologique III, L’Esprit de Vérité, Namur, Culture et Vérité, 1996, p. 401-402.
690
Voir BERNARD C. A., Traité de théologie spirituelle, op. cit., p. 356.
691
Voir LAURENTIN R., L’Esprit, cet inconnu, op. cit., p. 545 et SAGNE J.-C., La vie dans l’Esprit, Paris, Ed. Salvator,
2012, p. 84-95.
692
Elle figure déjà chez AMBROISE, Traité des Mystères, 7, 42, et Traité des Sacrements (L. III – 2, 8).
693
SAGNE J.-C., La vie dans l’Esprit, op. cit., p. 85.
694
Ibid., p. 86. Nous reviendrons plus longuement sur l’approche sagnienne du don, en partie III.
695
Voir sur cette question, entre autres, PANNENBERG W., Théologie systématique III, op. cit., p. 185.
696
Voir le début de l’alinéa 1.4.2.3.
697
LAURENTIN R., L’Esprit, cet inconnu, op. cit.,, p. 545.
698
Voir SAGNE J.-C., La vie dans l’Esprit, op. cit. : « Ce qui caractérise l’œuvre de l’Esprit Saint en nous, c’est qu’il
veut nous conduire à la pureté du cœur. […] Isaac le Syrien dit que l’homme au cœur pur est porté à la miséricorde
pour tous les êtres. La pureté du cœur fonde la compassion véritable. Dans la même logique, le but de la
miséricorde est d’attirer tous les hommes vers la pureté du cœur qui résume la vie dans l’Esprit. », p. 80-81.
699
Les trois premiers dons sont réputés assister plutôt notre intelligence, les quatre suivants notre volonté. 1. La
sagesse, le don le plus élevé, éclaire et gouverne les vertus, en tant que son bénéficiaire parvient à regarder toute
chose « du point de vue de Dieu même », en épousant ainsi son regard bienveillant, combinant l’accueil
inconditionnel et l’éveil à une transformation intérieure. 2. Le don d’intelligence, lui, éclaire spécifiquement la foi,
en développant la capacité intuitive qui permet, par le lien avec l’amour divin, de traverser les nuits existentielles.
3. Le don de science permet le discernement des valeurs, qui éclaire les choix à poser. 4. Le don de conseil permet
à la prudence d’adapter les moyens requis à des fins bien choisies. 5. La force est la résistance et la persévérance
dans l’épreuve (ni performance triomphante, ni courage stoïcien), assorties de l’humour, qui évite l’orgueil. 6. Le
don de piété avive l’élan du cœur, qui répond par l’amour émerveillé à l’Amour source dont nous sommes
abreuvés. 7. Le don de crainte de Dieu est, en dernière analyse, la peur de ne pas bien aimer, stimulant ainsi tous
ceux qui tentent d’aimer vraiment. On le voit, même sans foi explicite au Christ, toute personne de bonne volonté
peut bel et bien bénéficier des sept dons, sans le savoir nécessairement ; elle est mue, à son insu même.
150
Les dons pneumatiques, en fin de compte, « font la souplesse modeste de la vie […] à
l’opposé du puritanisme, du pharisaïsme, du stoïcisme et du laisser-aller. Ils promeuvent la
qualité de la vie »700. Quant aux fruits de l’Esprit, comment ne pas les discerner dans les attitudes
vertueuses et les relations empreintes de charité ? Amour, joie, paix, patience, bonté, bénignité,
fidélité, douceur et continence (à comprendre ici comme une prise de recul par rapport aux désirs
immédiats) se présentent comme l’aboutissement d’une vie vertueuse, soutenue par l’Esprit,
parce qu’elle est animée par l’amour véritable. L’on peut même considérer, eu égard à la
doctrine, que les personnes ignorant la révélation chrétienne ont d’autant plus de mérite à aimer
vraiment, car elles n’ont pas les secours de l’Eglise dont profitent les croyants. Ouvrir nos yeux à
ces manifestations de l’Esprit autour de nous, même chez ceux qui nous semblent différents ou
indifférents religieusement et culturellement, nous renvoie à la parabole de Mt 25, qui, en
quelque sorte, juge l’arbre à ses fruits701. Nous sommes appelés à contempler ces réalisations,
non pas en tant qu’œuvres qui vaudraient, de soi, le salut à leurs promoteurs, mais comme fruits
du cadeau trinitaire en action, à nous en réjouir, à nous en laisser édifier. Si les personnes en
question viennent vers nous avec des interrogations profondes, nous sommes fondés à les aider à
relire ce qui se joue en elles, tout en les éclairant de notre propre expérience de Dieu, dans le
respect de ce qui nous est confié. Nous avons enfin à nous montrer solidaires de leurs difficultés.

De ce point de vue, nous aurons tout intérêt à faire preuve d’honnêteté sur nos propres
freins et doutes quant à notre contribution à la construction du Royaume, et notre fidélité
chrétienne. C’est dans la rencontre de la vérité et de l’amour que peut monter une adoration qui
plaît à Dieu, non dans une « édification » qui cèlerait les obstacles en cachant les manquements.
Il ne s’agit pas non plus de tracer de la suite du Christ une image doloriste inadéquate.

1.4.3.3 Définir le « spirituel » en tant que chrétien

Nous avons cherché à identifier les signes de la vie dans l’Esprit qui se manifestent chez
les personnes de bonne volonté, celles qui cherchent à aimer du mieux qu’elles le peuvent. Nous
avons vérifié qu’elles étaient traversées d’un mouvement de don, et pourquoi. Dans l’ordre du
créé, elles participent du mouvement divin créateur. Dans l’ordre de la grâce, elles sont
destinataires de la sollicitude cachée de Dieu. Toutefois, la Révélation perçue comme telle
demeure un cadeau enviable, puisqu’elle donne « toutes ses couleurs » à la vie inspirée, ainsi
personnalisée702. Ceci nous rappelle qu’aucune tradition spirituelle, fût-elle la plus fidèle à un
univers spécifique, ne se réduit jamais à une construction simple et univoque. L’Esprit n’œuvre
toujours que dans des personnes uniques, et en un temps et un lieu donnés. Aussi est-il délicat,
même dans un souci de dialogue, de parler de « spiritualité » au singulier, aujourd’hui.

On ne saurait pourtant disqualifier un tel champ de recherches en raison d’une richesse et


d’une complexité indéniables, destinées à stimuler l’intelligence qu’à la décourager. C.
AULENBACHER, de la faculté de Strasbourg, risque ainsi une formule : « Quand nous parlons
de spiritualité dans une perspective anthropologique et en dehors du seul cadre religieux, nous
parlons de tout ce qui est le fait d’une personne (corps, âme, intelligence, esprit), qui, face à son
réel et à son histoire, s’ouvre à des significations et à des valeurs plus profondes pour assumer

700
LAURENTIN R., L’Esprit, cet inconnu, op. cit., p. 547.
701
Voir BALTHASAR U. (von), La théologique, III, L’Esprit de Vérité, Namur, Culture et Vérité, 1996, p. 403 :
« L’engagement de vie pour le prochain, en marchant consciemment ou inconsciemment à la suite du Christ, finira
par mettre son sceau sur toute éthique humaine (y compris l’éthique athée) ».
702
Cf. La chanson Ose de NOAH Y., sortie en 2003, et son refrain : « Redonne à sa vie toutes ses couleurs ! ».
151
son existence, faire des choix pertinents, décisifs, unifiants, capables de donner un sens à sa
vie »703. La définition correspond bien à celle que nos contemporains retiennent de ce qu’ils
nomment le « spirituel ». Mais certains aspects en restent ambigus : la signification exacte du
mot esprit, la question de la profondeur (par rapport à quoi ? Evaluée comment ?), la question
du sens de la vie, sinon de la personne704. Nous avancerions de notre côté plus volontiers, en ce
sens, l’expression suivante : « La spiritualité dans son sens général, dans la sphère occidentale,
correspond à la mise en œuvre au quotidien d’une série d’options, élaborées en conscience et en
contexte par une personne ou un groupe de personnes (que celui-ci soit institutionnalisé ou non)
dans la manière de se rapporter à soi et à ce qui est identifié comme n’étant pas soi (le monde, le
cosmos, autrui ou d’autres groupes, des réalités extrahumaines, voire transcendantes). Ces
options s’inscrivent dans une dimension temporelle ; elles impliquent une vision du monde, des
convictions et des pratiques identifiables et spécifiques, un cheminement intérieur ; elles se
situent dans une dynamique créative excédant le souci exclusif du bien-être autocentré ». Le
choix d’une définition opérante, utile, ne saurait effacer les particularités des traditions précises,
par exemple celle du christianisme. Mais il permet de ne pas réduire « le spirituel » à une
acception uniquement confessionnelle.

Il faudrait, dès lors, considérer le problème un peu sous forme de théorie des ensembles.
Dans la catégorie générique du « spirituel » occidental, nous pourrions déterminer des sous-
ensembles, avec des intersections plus ou moins importantes selon les cas, voire les époques : le
spirituel gréco-romain, le spirituel chrétien, telle ou telle forme du spirituel contemporain,
comme les spiritualités sans Dieu, le New Age, ou d’autres encore… Elles peuvent entretenir
certaines connivences. Nous pourrions aussi déterminer des « familles » de spiritualités, telle que
celle des spiritualités chrétiennes, et, en leur sein, des « types » en fonction des états de vie :
spiritualités monastique, sacerdotale, laïque, distinguées par la suite dans leurs accents déclinés.
Il pourrait s’agir encore de constituer des ensembles confessionnels : spiritualité catholique,
réformée (là il faudrait à tout le moins distinguer entre courants luthérien, calviniste,
évangélique(s)), sinon spiritualité orthodoxe (mais il existe des variantes, notamment un courant
libéral). On pourrait s’attacher à des accentuations transversales : spiritualités pentecôtistes,
spiritualités contemplatives, ou spiritualités de l’action… On serait fondé à isoler des ensembles
culturels : les spiritualités orientales, rapprochées en raison de représentations communes au
sujet de la non-dualité, ou encore les spiritualités de type animiste, où se distingueraient des
ensembles régionaux : les spiritualités des Indiens d’Amérique, les spiritualités africaines…

En nous en tenant aux paradigmes majeurs du spirituel retenus dans notre étude, dont le
paradigme spirituel chrétien en voie de recomposition705, qui nous paraissent représentatifs du
paysage culturel occidental, nous prenons déjà la mesure de la complexité de l’exercice.
Considérant que des études similaires mériteraient d’être menées en confrontation avec d’autres
paradigmes présents dans d’autres parties du monde, nous entrevoyons bien que l’entreprise
occuperait plusieurs vies. C’est la raison pour laquelle, malgré notre désir d’être à l’écoute des
autres confessions chrétiennes et des autres cultures, en tant que membre du groupe culturel
occidental et théologienne catholique adossée à la parole conciliaire, nous n’avons qu’une vision

703
Cours de Master II de théologie pratique, séance du 08. 11. 2011, Palais Universitaire de Strasbourg.
704
Certaines disciplines pratiquées par les « quêteurs » de spirituel aujourd’hui : jeûne, marathon, méditations,
yoga… ne se préoccupent pas nécessairement de sens ou d’éthique ; quelques-unes n’intègrent pas, peu, ou très
différemment, le concept occidental de « personne » dans leur système référentiel.
705
On a vu les enjeux théologiques, anthropologiques et ecclésiologiques de la remise à jour opérée à Vatican II.
152
limitée du champ de recherche, car éminemment située706. Ceci ne nous interdit pas de nous
intéresser à des apports extérieurs utiles et porteurs, mais sans prétendre à l’exhaustivité. La
question qui se pose pour nous est en définitive celle de l’honnêteté et de la rigueur
intellectuelles. Evoquer le « spirituel chrétien » ne peut se faire sans référence à un Dieu Trine,
« être-en-relation », à une histoire de la Création et du salut, avec une Révélation accueillie
comme l’initiative d’un Dieu personnel se laissant connaître de l’homme. Mais le « spirituel »
désinstitutionnalisé d’aujourd’hui ne doit pas être compris comme un simple rival ou un
opposant indigne d’intérêt, un sujet de méfiance, voire de condamnation en bloc.

Penser le spirituel en chrétien invite à clarifier, et même transformer le regard que des
chrétiens peuvent porter sur « ce qui n’est pas d’eux », ou du moins, sur ce qui fonctionne sous
leurs yeux sans vouloir se référer au même système de représentations 707. C’est approfondir, en
dernière analyse, ce qui constitue le noyau même de la foi chrétienne. C’est, plus encore scruter
de quelle façon les contradictions du passé n’empêchent pas qu’un dynamisme foncièrement
humanisant continue de porter du fruit, sous des formes surprenantes peut-être, mais
intéressantes aussi. Sous cet angle peut se poser la question du « devenir de l’Esprit, à la mesure
des formes nouvelles de sainteté qui pourraient se manifester dans l’histoire religieuse des
hommes »708. Nous proposerons plutôt de nous laisser enseigner, sinon convertir par ces formes
nouvelles, afin de porter sur la réalité de l’Esprit au travail dans le monde un regard renouvelé.
Acceptons de nous laisser éclairer comme chrétiens par la manière qu’il a de se révéler
autrement à nos yeux, dans ceux qui restent nos prochains, même s’ils nous paraissent étrangers
à ce qui nous meut. Ceci pourra nous aider, comme créatures justifiées et sanctifiées, à mieux
saisir de quelle façon nous partageons mystérieusement tous, comme frères et sœurs, « la même
dignité que celui qui [nous] a fait être »709. Il importe, en ce sens, de mettre en rapport « le choix
d’approfondir cette identité de frères et sœurs en Christ, tous bénéficiaires de la sollicitude
divine », avec une « christologie pneumatologique inscrite dans la théologie de la Création
faisant place au Verbe créateur, et incluant la genèse du Christ comme Fils de Dieu »710.

Nous avons donc cherché, dans cette première partie, à identifier et confronter les
quelques paradigmes majeurs nous semblant nourrir les représentations du spirituel en Occident
(voir fig.1 en fin de thèse). Le premier, enraciné dans la tradition chamanique dualiste, se décline
en deux courants distincts. La Grande Eglise s’est surtout appuyée sur le premier, porteur de ce
qu’on peut nommer un dualisme anthropologique, dans l’élaboration de l’expression et la
transmission de la foi nouvelle. Le second, relevant davantage d’un dualisme de nature
religieuse, a contribué à moraliser l’opposition entre sôma et psychè. Les philosophies influentes
du monde gréco-romain, instrumentalisant le pneuma, ont tendu à disqualifier la matière et à

706
Nous espérons vivement que d’autres prendront le relais dans d’autres sphères culturelles.
707
Nous voyons mieux à présent en quoi ces questionnements, et recherches dites « émancipées », restent en
Occident tributaires de représentations forgées au gré d’un passé chrétien, lui-même informé par le contact avec
des sagesses et religiosités païennes antiques.
708
FEDOU M., « Semences du verbe et expérience de l’Esprit », op. cit., p. 76.
709
Ibid.
710
En effet, « en donnant toute sa place à la singularité de chaque rencontre, une telle théologie conduit « à
réfléchir sur la vocation de tout homme à devenir fils [ndlr et donc frère] dans le Fils, grâce à la puissance
d’engendrement de l’Esprit, et donc à approfondir le lien entre théologie de la création et théologie trinitaire, dans
le contexte actuel de pluralisme religieux. », in COMEAU G., « Présence universelle de l’Esprit et pluralisme
religieux », Au présent de l’Esprit, op. cit., p. 83.
153
privilégier la raison, au profit de la destinée éternelle d’une psychè qualifiée par le noétique. Les
cultes à mystère et la gnose plus ou moins christianisée, rejetée par l’Eglise unie, ont contribué,
pour leur part, à jeter l’opprobre sur les manifestations extatiques. Tout ce legs a abouti à faire
rejeter la spiritualité aux marges de la tradition chrétienne, voire du champ politique et social. En
contraste, les caractéristiques de la pneumatologie propre au « peuple de Dieu », en écho avec
l’anthropologie biblique tripartite globalement unifiée, prédominant dans la culture hébraïque -
non dépourvue cependant de tendances encratites tardives - donnent une place éminente à
l’Esprit de Dieu. La vie sous la rûah hébraïque concerne tout l’être, elle est ouverte au sensible,
et réceptive à l’initiative libre d’un Dieu créateur qui sait se rendre présent à ses créatures en
détresse, par l’intermédiaire de sa shekinah, en s’intéressant à leur sort, en escomptant leur
fidélité. Le Pneuma Hagion néotestamentaire s’oriente nettement vers une personnalisation, tout
en perdant quelque peu de sa puissance cosmique. Il agit en personne, et entre en relation avec
un sujet croyant identifié, auquel il garantit de façon privilégiée l’unicité et l’identité jusque dans
l’au-delà, tout en l’ouvrant à la communion. Paradoxalement, en revanche, c’est l’influence
conjuguée de la dynamique juive en matière de pensée de la création et de l’approche immanente
stoïcienne du pneuma qui, en une synergie intéressante et inattendue, soutient ultimement la
puissance vitale de l’Esprit Saint en christianisme. Elle souligne également sa proximité vive
avec les créatures et la création, sans jamais le réduire, pourtant, à cette note particulière.

Cependant, l’influence des sagesses et religiosités gréco-romaines, non sans la structurer


utilement, a infléchi la foi, partant, la spiritualité chrétienne, dans l’aire occidentale. « Sous cette
forme gnostique, l’espérance chrétienne n’est plus orientée vers l’avant, vers la future création
nouvelle de toutes choses, mais vers le haut, vers la fuite de l’âme hors du corps et de cette terre
vers le ciel des esprits bienheureux »711. La tendance à l’abstraction conceptuelle a teinté
également l’élaboration de la théologie trinitaire latine : le dynamisme de l’Esprit a pu s’en
trouver quelque peu occulté. L’ambition chrétienne a pu être de se fondre dans un vouloir divin
pauci-relationnel. Il s’est agi pour le fidèle de diminuer son « pâtir », ici-bas et dans l’au-delà,
par des pratiques rituelles et pénitentielles accessibles à des « purs » se voulant détachés des
contingences matérielles et temporelles. L’itinéraire spirituel chrétien s’est trop souvent mué en
une mise à l’épreuve implacable et exposée. La focalisation individualiste sur l’attente de la
rédemption de l’âme s’est accompagnée de la survalorisation du modèle monastique, voie royale
du salut. On a exalté l’ascèse comme exigence prioritaire, seule porteuse de sanctification
effective. On a aussi eu tendance à pousser les croyants à une relation verticale, privée, avec le
divin, exclue du champ social. La vie spirituelle chrétienne s’est, dans ce contexte, attiré la
méfiance des sciences dures puis des sciences humaines et sociales, qui adoptent des grilles
d’analyse rationalistes. Des courants plus ouverts, en ce dernier domaine, ont toutefois émané de
théoriciens influencés par une culture américaine teintée de sensibilité revivaliste. Mais le
spirituel a pu s’y trouver instrumentalisé, comme une compétence relevant du potentiel humain.

Selon notre hypothèse, les attentes contemporaines en matière de spiritualité entendent


prendre le contre-pied de cette tendance dématérialisante, sans y parvenir toujours. Elles
s’opposent bien aux avatars scientistes, technicistes et consuméristes d’une forme de dualisme
inversé, qui se fige parfois en monisme matérialiste. Elles revendiquent aussi une unification de
la vie humaine, par le biais de la prise en compte du corps, dans une vision holistique de la
personne. Mais échappent-elles vraiment aux ambiguïtés d’un inconscient demeuré imprégné des

711
MOLTMANN J., L’Esprit qui donne vie, une pneumatologie intégrale, op. cit., p. 130.
154
catégories païennes antiques, au vu de leur rapport ambivalent au corps, sinon à la mort ?
Comme quête d’identité, de vérité et d’éthique, ces recherches investissent, par ailleurs, de
manière privilégiée la vie amoureuse adulte : le couple devient un « lieu spirituel », duquel on
espère, sous le mode du refuge, la satisfaction de ses aspirations au bonheur. La place de
l’enfant, dans cette quête amoureuse, apparaît quelque peu problématique. Dans la tentative de
consolider un sujet faible en quête de réassurance reste vive la difficulté à faire face au conflit, et
à la violence inévitable de rapports de proximité, dont la responsabilité est renvoyée sur autrui.

Devant cet état de fait, une mise à jour des attendus chrétiens en matière de spiritualité
permet aujourd’hui aux croyants de renouer avec les accents bibliques et patristiques premiers.
On entend privilégier une approche plus incarnée, et aussi davantage en dialogue avec les
sciences humaines, et les questionnements contemporains existentiels. Toutefois, celle-ci n’est
pas parvenue vraiment à toucher les publics actuels, prévenus contre certaines dérives passées,
théoriques et pratiques, trop souvent encore à l’œuvre, çà et là. Ces contradictions entravent le
dialogue espéré avec la modernité. La recomposition récente du modèle chrétien signe toutefois
une ouverture affichée au pluralisme, et, quoi qu’il en soit de l’état des relations entre le
christianisme et « ce qui ne se place pas sous son égide », suggère l’opportunité de développer
une pensée chrétienne actualisée au sujet de ces nouvelles manières d’appréhender le spirituel.
Or, il se trouve que la vision d’un spirituel moins élitiste, et l’investissement d’une vie familiale
plus personnalisée ont permis la rencontre récente entre des attentes spirituelles et les formes
sociales de la vie adulte partagée. C’est cette conjonction qui guide la présente étude.

Identifier les apports de ces paradigmes, et leur influence en fonction d’interactions


complexes, dans toute la portée des recompositions ainsi opérées, a donc représenté un exercice
stimulant pour l’appréhension plus précise de notre sujet dans sa première composante, de façon
générale (la spiritualité du couple). Il devient, de la sorte, plus aisé d’explorer sa seconde
composante, la spiritualité du couple. Ce dernier, à un moment donné de l’histoire, s’est en effet
identifié comme un lieu privilégié où vivre une façon spécifique de cheminer, à la fois seul et à
deux, dans une série d’options conscientes « impliquant une vision du monde, des convictions et
des pratiques identifiables et spécifiques […] dans une dynamique excédant le souci exclusif du
bien-être personnel », aux termes mêmes de la définition élaborée ci-devant. La première étape
de ce processus est l’émergence, dans la sphère chrétienne, d’une spiritualité du mariage, ou
spiritualité conjugale, dont nous allons mener l’examen en partie 2. C’est dans ce cadre que s’est
préparée la naissance d’une spiritualité du couple électif, dans et en dehors de l’institution
matrimoniale, que nous découvrirons en troisième partie.

En effet, la conjugalité est une invention occidentale, qui met du temps à se construire.
Doter la cellule conjugale d’une autonomie réelle, et la créditer d’une forme de relation
spécifique est en effet le fruit d’une évolution socio-économique et culturelle, voire religieuse
très complexe, et souvent méconnue. Il est impossible à cet égard, une nouvelle fois, de faire
l’impasse sur une exploration historique sérieuse. Celle-ci éclaire puissamment les aspects de la
réalité telle qu’elle se présente à nos yeux, et met au défi notre analyse.

Faire l’état des lieux de la notion de spiritualité conjugale, qui se dit marital spirituality
or conjugal spirituality en anglais, eheliche Spiritualität en allemand, espiritualidad matrimonial
en espagnol et spiritualità conjugale en italien, va donc requérir notre attention, à cette étape de
notre recherche.

155
2. SPIRITUALITE ET CONJUGALITE : UN ETAT DES
LIEUX, DU POINT DE VUE CHRETIEN

Notre objet de recherche est la spiritualité du couple contemporain. Il convient à ce


propos d’expliciter ici notre intention et notre méthode de travail, dans l’étape qui est la nôtre à
présent. Nous voulons regarder globalement de quelle façon la vie du « couple uni et perpétué
par l’amour électif », c’est-à-dire par une inclination amoureuse qui s’inscrit dans la durée, peut
être considérée comme une expérience spirituelle vécue à deux, lorsqu’on réfléchit en chrétien.
Un de nos points d’appui est le motif du cheminement, examiné dans le cadre des paradigmes
spirituels en première partie. Nous désirons confronter ce thème à une dimension très moderne :
le lien intersubjectif entre un homme et une femme épris l’un de l’autre, et qui ont décidé
librement de bâtir leur vie ensemble. Vivre d’amour, est-ce une expérience spirituelle ?

Rappelons que la dimension d’amour électif n’entre pleinement dans la conception du


mariage en Occident qu’au début du XXe s712. Or, ce type de lien préside à toutes les formes
actuelles de vie partagée, institutionnalisées ou non. Une hypothèse majeure guidera donc notre
étude. Vivre cette relation privilégiée favoriserait chez les personnes qui la choisissent une
transformation profonde de tout l’être. En conséquence, celle-ci ressortirait au spirituel, que l’on
prenne ce terme au sens proprement chrétien ou au sens plus large, tel qu’il est admis dans le
monde contemporain713. La nouveauté de cette approche réside dans le refus de partir d’un
élément extérieur à la réalité du couple électif pour le considérer comme un lieu spirituel714.
C’est sa nature même qui le constitue comme tel. L’idée sous-tend la première partie de l’énoncé
de notre thèse : « Cheminer à deux dans l’amour électif. Quelle spiritualité pour le couple » ?

Or, cet intitulé résonne éventuellement de façon provocante. D’une part, les préventions
face à un spirituel multiforme sont fréquentes, notamment dans les milieux académiques. Nous
espérons avoir contribué à dissiper ce flou dans l’étude menée en première partie. D’autre part, le
couple contemporain désarçonne. Le désarroi des institutions face aux libertés prises aujourd’hui

712
Dans la tradition gréco-romaine, le sentiment amoureux ou le désir choisi étaient vécus par les hommes libres
uniquement hors mariage, avec des servantes, des hétaïres ou des demi-mondaines, voire de jeunes garçons à
e
peine pubères. Chez les chrétiens héritiers du modèle païen, jusqu’au XVIII s., le sentiment amoureux n’était pas
supposé par l’engagement du mariage. Celui-ci ne requérait au mieux qu’une « affection conjugale » ou
« maritale » (expressions attestées historiquement), faite de respect et d’estime mutuels. Les envolées lyriques de
e
quelques Pères de l’Eglise à ce sujet visaient l’amour-charité, vécu à l’imitation du Christ. En atteste la fameuse III
homélie de JEAN CHRYSOSTOME, la plus éloquente d’entre elles : « C’est là le grand mystère. Grand, mais en
quoi ? Demanderez-vous : en ce qu'une jeune fille, enfermée jusque-là dans sa chambre, devienne capable d’aimer
et chérir du premier jour, comme son propre corps, l'époux qu'elle n'a jamais vu auparavant ; en ce que l'homme
qu'elle n'a jamais vu préfère du premier jour et entre tout, une femme avec laquelle il n'avait pas jusque-là échangé
un propos, qu'il la préfère, dis-je, à ses amis, à ses proches, à son père et à sa mère ! » (Homélie 3, 3, « Sur le choix
d’une épouse », traduction personnelle). Il ne peut s’agir ici d’amour électif.
713
Selon O. ABEL, être soi, être vrai, construire une vie équilibrée, voir l’alinéa 1.3.2.1.
714
Le christianisme a très longtemps privilégié la voie descendante : « Le couple est spirituel parce qu’il est
chrétien, parce qu’il se soumet aux prescriptions de l’Eglise, parce que les conjoints ont reçu le sacrement de
mariage, signe de l’amour du Christ et de l’Eglise, parce qu’ils fréquentent les sacrements, surtout l’eucharistie et la
confession, parce qu’ils prient ensemble et élèvent chrétiennement leurs enfants.», in BERGERON R., Le couple
comme nouveau lieu spirituel, Montréal, Ed. Novalis, 2012, p. 21.
156
par les individus en termes de vie à deux et en famille est sensible. Bien des discours brocardent
l’irresponsabilité adulte, dénonçant les conséquences négatives de ces évolutions. Toutefois,
essayer d’aimer une personne de tout son cœur, même maladroitement, ne nous semble pas un
choix condamnable comme tel aux yeux d’un chrétien ; et les problèmes actuels ne sauraient
dissimuler les apories des modèles antérieurs. Les changements constatés méritent, à ce titre, une
élucidation, davantage qu’une condamnation sans nuance, même si leur rapidité surprend. En
témoigne le défaut de vocabulaire : il n’existe pas d’adjectif français correspondant au substantif
« couple ». Le terme « conjugal », que l’on utilise souvent, se rapporte, en toute rigueur, au lien
qui unit des époux715. Tout se passe comme si, dans son incarnation multiforme, le lien
intersubjectif créé par le mariage s’était désormais échappé de son écrin institutionnel, sans que
le lexique, c’est-à-dire la pensée, suive le mouvement. Mais ce modèle neuf ne naît pas de rien.

Retracer la manière dont le paradigme du « couple électif » subsumant ses formes


institutionnelles s’est élaboré en Occident nous fera ainsi mieux comprendre la raison de ses
affinités persistantes avec le spirituel, qui ne doivent rien au hasard. De ce fait, nous serons
amenée dans un premier temps à scruter attentivement la manière dont s’est construite la
« conjugalité », c’est-à-dire le processus selon lequel, dans l’histoire du mariage, la cellule
formée par les époux (ou « conjoints ») au sein de la famille élargie, puis nucléaire, a acquis une
visibilité et une autonomie propre, avant de développer en son sein une interaction spécifique.

A ce sujet, on le sait, le mariage occidental est, pendant dix-huit siècles, le mariage vu


puis régi par les chrétiens. Au gré des élaborations doctrinales et des pratiques introduites peu à
peu, le mariage a pu acquérir une dimension spirituelle propre. Celle-ci se trouve appliquée de
façon croissante à la « cellule conjugale » pour elle-même. En catholicisme, au terme d’un long
processus, l’union matrimoniale se voit même reconnue comme un sacrement que se donnent les
époux. Cependant, la façon dont on a pu concevoir les interactions entre conjoints a évolué. Il
faut qu’émerge ce qu’on nomme la « civilisation conjugale » pour que la conjonction
systématique entre mariage et lien amoureux s’amorce. Cette dernière se généralise peu à peu au
début du siècle dernier dans la sphère occidentale. Elle gagne peu à peu les Eglises et leur
théologie du mariage. Imaginer, donc, qu’elle fut toujours présente sous cette forme est un
leurre.

De fait, c’est à l’époque où l’idée de couple électif s’impose dans la vision de l’union
matrimoniale et où l’Eglise catholique romaine, de son côté, commence à considérer les époux
comme coresponsables dans la mission commune, appelés par leur mariage à devenir disciples et
apôtres à la suite du Christ, que naît officiellement la notion de « spiritualité conjugale ». En
écho différé à cette préoccupation, le Concile Vatican II, dans la Constitution Pastorale Gaudium

715
Conjugum est le mot latin pour mariage, qui renvoie à l’idée d’un attelage à deux. Quant à l’adjectif « marital »,
à l’inverse de l’expression française « vie maritale », il équivaut strictement, dans le monde anglo-saxon, à
« conjugal ». Le terme usuel dans l’Antiquité pour les unions les plus informelles était le terme « concubinage »,
sans connotation péjorative comme à notre époque. L’expression « néo-conjugalités », utilisée aujourd’hui pour
désigner les formes diversifiées de la vie à deux, montre que c’est la « conjugalité » en termes d’investissement de
la vie à deux qui se voit interrogée, dans ses invariants comme dans ses réinterprétations (voir plus loin).
157
et Spes716 publiée en 1965, reconnaît officiellement l’« amour conjugal » comme l’essence du
mariage717. Et les Pères conciliaires présentent cet état de vie comme une authentique vocation.

Une telle évolution, située dans une remise à jour globale de la foi chrétienne au
retentissement important, nous paraît décisive. C’est à partir d’elle qu’il devient pertinent de
regarder le mariage de manière nouvelle, d’un point de vue chrétien, d’où la seconde composante
du sujet de notre thèse, « Quelle spiritualité pour le couple après Vatican II ? ». Il ne s’agit plus
désormais d’étudier l’union conjugale sous l’angle exclusif de l’institution, en termes de
stabilité, de mission procréatrice et éducative, ou encore de vocation sociale. On ne retient plus
uniquement l’angle éthique du perfectionnement de la caritas. On ne se restreint plus, comme le
fait la théologie sacramentaire, à la logique descendante de la métaphore nuptiale. Mais on
envisage le mariage aussi sous l’angle de l’expérience relationnelle entre adultes épris l’un de
l’autre et qui se sont choisis, impliquant toute la personne (corps, âme et esprit). La réalité
anthropologique, psycho-sociale et sexuelle du couple, dans la spécificité de son lieu propre à
teneur interpersonnelle, est prise en compte. Cette dimension incarnée se voit mise en rapport
avec la nature relationnelle d’un Dieu Trine aimant, qui a voulu prendre la condition humaine.

Or, à la faveur de la mondialisation, la vision du couple qui vit d’amour continue à se


diffuser un peu partout sur la planète, à commencer par les grandes métropoles, alors que
d’autres modèles perdurent. Si l’on admet, dès lors, que vivre d’amour est une expérience
authentiquement spirituelle, la réflexion en christianisme déborde des cadres spécialisés de type
dogmatique, canonique, liturgique, ecclésiologique, ou encore éthique. Elle ne se résume pas non
plus, ce qui tombe sous le sens, à un examen monopolisé par les méthodes des sciences
humaines. Sans faire fi de ces approches, il s’agit plutôt de réfléchir aussi en termes de théologie
spirituelle, discipline qui se penche sur le cheminement intérieur des personnes718. Cet angle de
vue ne replie pas le couple conjugal sur lui-même, dans la mesure où la spiritualité proprement
chrétienne, actualisée, ouvre tout croyant à l’autre et au monde 719. Par ailleurs, si l’on se situe
dans la perspective ouverte par Vatican II au sujet de l’œuvre de l’Esprit en dehors des frontières
de l’Eglise visible, il devient possible de prendre en considération, en chrétien, les expériences,
institutionnalisées ou non, qui ne sont pas interprétées par les intéressés dans des catégories
proprement chrétiennes, à condition qu’elles mobilisent des valeurs authentiques.

Concrètement, en ce qui concerne la pensée catholique, l’orientation du mariage, dès lors


que les époux consentent à devenir disciples et apôtres du lieu même de leur union élective, ne
peut plus se réduire, comme auparavant, à la mise au monde et à l’éducation chrétienne des
enfants, ainsi qu’à l’entraide des époux. Une double question surgit alors : en quoi cette
expérience singulière colore-t-elle la manière de vivre la foi, d’en témoigner, de conduire une
mission ecclésiale ? En quoi la foi vécue transforme-t-elle en retour la manière de vivre au
quotidien le mariage chrétien comme « expérience de couple » ? En clair sont concernées toute
la vie à deux et toute la vie de foi, engagées solidairement dans le mariage et placées sous le

716
Voir MATTHEEUWS A., Union et procréation. Développements de la doctrine des fins du mariage, Paris, Ed. Cerf,
1989, p. 88-90.
717
Il est désigné au n° 49 par les termes d’amor, intima dilectio, affectus et amicitia. Ce lexique renvoie sans nul
doute possible à la relation qui unit deux adultes épris l’un de l’autre, désireux de construire leur vie ensemble, et
non plus seulement (si l’on peut parler ainsi !) à une caritas héroïque calquée sur le dévouement du Christ à son
Eglise, en quelque sorte « de principe ».
718
Voir l’alinéa 1.3.2.1.
719
Voir l’alinéa 1.4.2.1.
158
double signe de l’amour, amour électif entre époux et amour personnalisé de la part de Dieu et
envers lui. Ce dernier s’engage dans ce mariage, comme dans l’histoire humaine en général. S’y
voit incluse aussi enfin l’affection parentale grandissante, pétrie des principes éducatifs
modernes. Encore faut-il s’entendre sur ce que recouvre exactement cet amour de couple, qu’on
ne peut réduire à une romance superficielle et immature720, et cette sollicitude parentale, qui
dépasse la fusion complaisante.

Nous le voyons ici, la question de la place des enfants n’est pas dissociable, en soi, de la
problématique générale de la spiritualité conjugale. Cependant, par souci de méthode, nous nous
proposons, dans cette étape de notre recherche, de centrer d’abord le regard sur le couple comme
cellule singulière au sein de la famille. Notre choix s’appuie sur le fait, mis en exergue par
l’Eglise chrétienne dès AUGUSTIN721, qu’à la base de la famille se trouve l’union d’un homme
et d’une femme722. De plus, la relation au sein du couple n’est pas de même nature que la
relation de parent à enfant. La responsabilité parentale conjointe n’épuise pas davantage le lien
entre un homme et une femme pourvus de famille. La doctrine catholique, dans son expression
actuelle, en identifiant la double signification du mariage (visant à l’union/entraide des époux et
à la procréation/éducation des enfants), tout en sauvegardant le sens d’un mariage qui ne
transmet pas la vie, le laisse d’ailleurs clairement entendre. Sans les désarticuler, il est donc
possible, et légitime, vu l’objet de notre recherche, de les envisager successivement. Il ne faut
pas perdre de vue, en l’espèce, qu’en son point de départ la spiritualité conjugale revendique la
prise en compte de cette focalisation sur le couple conjugal, et non d’emblée sur toute la famille.

Mais notre choix méthodologique n’a rien d’idéologique. Nous aborderons ainsi
largement en troisième partie, lorsqu’il s’agira de proposer des éléments de systématisation quant
à la spiritualité du couple d’un point de vue chrétien, la question de la parentalité. Celle-ci
motive particulièrement une qualité de réflexion dans le champ de la spiritualité du couple, dans
le sens où il s’agit de prendre en compte un réel où s’inscrit toujours la dimension de la
vulnérabilité. Or, la première victime des conflits des couples est l’enfant, malgré toutes les
précautions prises, dans le meilleur des cas, pour limiter les souffrances occasionnées, comme ce
dernier représente a contrario le premier bénéficiaire de leur déploiement harmonieux. Il est
utile sans doute de le rappeler, à l’heure où les problématiques adultes s’expriment à plein.
Enfin, nous prenons le parti, pour la présente recherche dans son ensemble, de restreindre notre
réflexion à la figure du couple hétérosexuel, malgré tout le respect que nous devons à nos frères
et sœurs qui vivent la réalité de l’homosexualité, personnellement ou dans leur entourage proche.
Nous nous sentons insuffisamment compétente à ce jour sur un sujet complexe. Nous sommes

720
« L’amour tel que nous le connaissons aujourd’hui [est] en partie fabriqué par le roman. Il résulte largement
d’une mise en scène sociale opérée par des instruments puissants, diffusant la « propagande universelle pour la
romance » : pièces de théâtre, feuilletons, chansons, [puis] presse féminine spécialisée. », in KAUFMANN J-C.,
Sociologie du couple, op. cit., p. 38.
721
On peut souligner ainsi que, chez AUGUSTIN, « l’essence du mariage est l’union intime de l’homme et de la
femme, qu’il distingue de la finalité de cette union. Ce qui est premier, c’est la formation du couple », in BONNET L.,
La communauté de vie conjugale au regard des lois de l’Eglise Catholique, Les étapes d’une évolution, du code de
1917 au Concile Vatican II et au code de 1983, Paris, Ed. Cerf, 2004, p. 44. En même temps, le contexte culturel
dans lequel s’exprime ce Père de l’Eglise ne peut forcer le texte dans un sens trop « moderne » du propos.
722
Ce fait n’est pas démenti par les procédures qui aujourd’hui pallient par la rencontre des gamètes en
laboratoire l’absence de rencontre hétérosexuelle des personnes, quand les adultes voulant devenir parents n’y
tiennent pas (PMA et GPA avec donneurs pour célibataires, ou couples de même sexe). Il n’est pas démenti non
plus par les évitements de géniteurs se désolidarisant du sort de leur progéniture pour diverses raisons. Il demeure
évident pour tous qu’un enfant sans parents est en danger, et que des adultes fiables doivent prendre soin de lui.
159
tenue aussi aux limites d’un travail académique nécessitant en soi une exploration substantielle,
et qui requiert déjà un effort considérable. Nous pensons qu’une réflexion spécifique concernant
la parentalité éventuelle est en jeu également, trop longue à mener ici. L’ensemble de cette
question appelle, à notre sens, une recherche dédiée.

Nous avons donc mené en première partie une étude des acceptions des mots spiritualité
et spirituel en général dans notre sphère culturelle, et de leurs déclinaisons paradigmatiques
conjointes, croisées, voire successives dans l’histoire des représentations, afin de mieux cerner la
première notion qui entre dans la problématique de notre recherche. Nous entendons mettre à
présent en perspective l’idée de « conjugalité », et en filigrane, la notion d’« amour électif »,
ainsi qu’elles se sont construites en Occident, pour continuer de clarifier les pôles de notre
travail. Cette exploration restera reliée aux éléments analysés en première partie, comme l’intérêt
actuel porté au spirituel, jusque dans la vision présente du couple, y invite indubitablement. Il
sera ainsi possible d’établir un état des lieux de la spiritualité conjugale aujourd’hui.

Dans ce but, nous nous pencherons en premier lieu sur l’histoire des formes de l’union
adulte hétérosexuelle à l’ouest de l’Europe, dans leurs diverses modalités, finalités et normes.
Leur étude aide à comprendre comment s’est construite, dans l’équilibre sans cesse recherché
des composantes de la vie partagée, l’idée occidentale de « conjugalité ». Celle-ci débouche au
XXe s. sur l’association éminemment novatrice entre mariage et amour électif. Nous détecterons,
ensuite, de quelle façon a émergé la notion de spiritualité conjugale au fil de l’histoire de la
chrétienté occidentale, au gré de convergences mais aussi de dissemblances en termes de
sensibilités religieuses et intelligences théologiques, diachroniquement et synchroniquement, et
nonobstant différents obstacles théoriques. Nous ferons, enfin, le point sur la façon dont se
présente la recherche récente en la matière, avec ses déplacements, ses défis, ses enjeux et aussi
ses manques, à ce jour. L’intérêt pour ce sujet, en tout état de cause, est loin de fléchir, surtout
dans l’aire anglo-saxonne.
C’est au vu de ces éléments que nous pourrons plus aisément, dans la troisième et ultime
étape de notre démarche, proposer des éléments de systématisation. La spiritualité conjugale
pâtit en effet d’un manque de construction académique à ce jour723. C’est cette carence qui a
amené la construction du présent travail. Donner place à l’expérience de l’amour électif présent
dans les conjugalités actuelles, jusque dans leurs diversités, nous semble une perspective
mobilisante et de nature à permettre un accompagnement actualisé des couples et des familles.
Mais il faut pour cela prendre la mesure d’une histoire complexe et riche, elle aussi.

2.1. La construction de la « conjugalité » en Occident

L’étymologie de « conjugalité » (le latin conjugum, composé de cum – et de jugum, le


joug posé sur les épaules d’une paire d’animaux) oriente, dans le cadre du mariage, le regard
vers le binôme des « conjoints ». Ils sont proprement « attelés » ensemble à une charge et à une
mission qui les fait marcher d’un même pas. L’origine du mot « couple » (copula c’est-à-dire en

723
M. T. KNIEPS-PORT LE ROI, professeur à l’université catholique de Leuven et spécialiste du sujet confirme cette
lacune (voir la présentation du travail de l’INTAMS, voir infra). C’est surprenant, étant donné que l’expression de
« spiritualité conjugale » a été utilisée fréquemment en catholicisme durant le vingtième siècle.
160
latin « chaîne, laisse, ou union entre un mâle et une femelle ») privilégie lui le sens plus large du
lien étroit entre deux êtres. L’évolution du mot français « couple », qui en est issu, le confirme,
lui dont le sens change selon son genre. Au féminin, au XIIe s., il désigne la corde avec laquelle
est attachée une paire d’animaux. Au masculin, il en vient à s’appliquer, au XVIIe s, « à un
couple d’amants, deux personnes nouvellement mariées, ou qui le seront bientôt ». La
connotation est ici sensuelle et affective, non d’abord institutionnelle, même si depuis le XVIe s.
le mariage s’impose comme modèle unique de « conjugalité »724. De nos jours, l’idée de
« couple » s’associe spontanément à l’idée de mariage. Mais, historiquement et culturellement,
les deux notions ne coïncident que partiellement. La simple valorisation du « couple des
conjoints » au sein du mariage a mis du temps à émerger en Occident. C’est, en fait, toute
l’histoire de la mutation d’une « société familiale » vers une « société conjugale », puis vers la
spécification du lien de « couple » entre conjoints mariés que nous sommes appelée à esquisser.
Cette exploration s’impose pour saisir les enjeux de la « conjugalité » aujourd’hui, et pouvoir
parler valablement de « spiritualité conjugale », avant de s’intéresser en troisième partie à la
« spiritualité du couple électif », dans le sens large que prend aujourd’hui cette expression.

Justement, la notion de « couple » prévaut aujourd’hui, au point de concentrer


l’expression actuelle de la vie adulte partagée. On l’a constaté dans la question du « mariage
pour tous » en France : c’est avant tout la relation intime élective unissant deux adultes non liés
familialement (pour éviter l’inceste), associée au désir de pérenniser juridiquement leur lien qui,
dans la bouche des promoteurs de la loi nouvelle, a primé sur toute autre considération. En
quelque sorte, tout couple, au nom de sa relation choisie et projetée dans la durée, était censé
accéder par principe au droit de se marier civilement. Il pouvait, dès lors, prétendre jouir des
prérogatives liées à ce droit (notamment, en France, pouvoir adopter de façon plénière des
enfants alors juridiquement considérés comme « nés de lui »). Pourtant, au-delà de l’affectif
interpersonnel, plusieurs composantes connexes étaient liées à l’institution civile du mariage, que
n’inclut pas la simple idée de couple, d’ordres sexuel, biologique, anthropologique, sinon
juridique (au sens où les notions même de mariage et de parentalité déclinée en
paternité/maternité ont dû être transformées pour rendre possible cette reconnaissance). Dans ce
cas, l’idée de « couple uni par l’amour électif » subsume l’idée de mariage. Quant à l’idée de
mariage, elle procède ici directement de l’alliance amoureuse, comme une conséquence laissée à
la discrétion des partenaires concernés. Le mariage, en s’en tenant à cette approche - qui dans les
faits est toujours plus complexe et nuancée - est vu là davantage comme un droit. Résultant d’un
choix privé, il ouvre l’accès à des avantages sociaux. Déconnecté de la dimension de procréation
biologique, il n’est plus un contrat défini juridiquement, assis sur une polarisation sexuée
potentiellement féconde, qui suppose des conditions, et implique des devoirs sociaux.

Dans les temps anciens, à l’inverse, de façon plus ou moins prégnante selon les lieux et
époques, la vie conjugale devait prendre place dans une stratégie sociale fondée sur le bien du

724
Si la « conjugalité » renvoie au sens de « construction de la cellule du couple dans son autonomie relative », le
« couple » induit un lien spécifique régnant dans cette cellule. Sur le plan de la forme de la « conjugalité », le
concile de Trente excommunie les concubins (voir plus loin), tandis que les protestants poussent tout le monde à
convoler. On peut noter que le masculin « couple », dans son sens moderne, a une signification scientifique : il
désigne notamment, en mécanique, le rapport entre des forces opposées, agissant dans un sens différent et créant
un équilibre grâce à une mise en tension respective ; il s’applique également au rapport entre deux électrodes qui,
mises en relation, produisent une énergie nouvelle. Ceci, transposé au couple humain, dénote une dimension
dynamique toujours à équilibrer.

161
groupe. Celui-ci considérait la cellule conjugale comme un simple rouage de production
domestique et aussi de reproduction biologique (ce qui explique sa structure hétérosexuelle
foncière). Insérés dans une organisation plus large, les conjoints se voyaient soumis étroitement
aux règles sociales en vigueur, car voués, dans leur interaction, à la survie collective. Leur
appariement ne reposait pas sur leurs souhaits, mais sur les attentes des dirigeant(e)s du groupe,
que la logique en soit matriarcale ou patriarcale. Autrement dit, l’entité du « couple » n’avait pas
de consistance propre, ni de lien affectif proprement dit hors l’interaction procréative (c’était la
règle de la domination masculine ou féminine). En ce sens, l’idée de mariage intègre ici assez
faiblement l’idée de couple725.

En effet, dans les sociétés anciennes, ou dans certaines d’entre elles persistant
aujourd’hui dans le monde, cette dernière (avec sa dimension de vis-à-vis intimiste) se heurte à
la fois aux lignes d’autorité patrilinéaire/matrilinéaire et aux pratiques polygamiques ou
polyandriques. Le conjoint doit obéir comme son ou sa partenaire à l’autorité tutélaire, la cellule
conjugale n’a donc aucun statut comme telle. On lui dicte son agir, elle ne vit pas de réelle
intimité, n’ayant quasiment pas d’espace propre. Dans le cas de la polyandrie ou polygamie, si
c’est toujours le même conjoint qui a le pouvoir (homme ou femme), le ou la partenaire, sur le
plan sexuel, varie. Du point de vue familial, le cercle humain soumis à la loi du patriarche ou de
la matriarche ne traite pas nécessairement les différents conjoints, voire les enfants, de façon
égalitaire. Il y a les favori(te)s et les autres, sans parler même du sort éminemment instable des
concubin(e)s. Le groupe plus global entérine ces arbitraires, qui entravent la possibilité de la
construction d’une relation inscrite dans la durée entre deux « âmes-sœurs » libres de s’élire.
D’un autre côté, le jeu de préférences ainsi autorisé a eu de réelles conséquences. Même si la
dissymétrie statutaire demeure entre l’un(e) et les autres, à partir du moment où les sentiments et
attirances jouent leur rôle, on peut voir apparaître des couples qu’unissent une proximité et une
connivence réelles. Evidemment, ces affinités électives ne sont ni définitives sur le principe, ni
exclusives, au moins du côté dominant. Mais elles se révèlent moins uniment pragmatiques.

Ce qui constitue le « couple », au sens moderne du mot, n’est donc pas en soi l’irruption
du désir ou du sentiment amoureux réciproque en son sein (qui ont pu exister dans les formes de
vie partagée adulte, sans y être ni systématiques et ni même durables) ; c’est bien plutôt celle
d’une égalité réelle, aussi bien dans le choix de l’entrée en couple que des modalités et
conditions de la perpétuation de son lien726. C’est enfin l’émergence d’une forme d’autonomie de
la cellule sociale ainsi constituée, avec pouvoir décisionnaire et reconnaissance sociale comme
telle. Si l’on examine les formes de la vie à deux dans les documents écrits, l’on peut ainsi
remarquer que, de loin en loin, des figures de couples authentiques sont apparues, en des
époques plus favorables que d’autres à la promotion féminine, notamment, nous y reviendrons.

725
En cela, nous nous inscrivons en faux contre l’affirmation de L.-M. CHAUVET selon laquelle le mariage dans les
sociétés traditionnelles équivaut à « la reconnaissance institutionnelle du couple », à moins de restreindre
l’expression aux sociétés occidentales des deux cents dernières années ; or, dans l’exposé, il est question des
sociétés traditionnelles au sens large du terme (CHAUVET L.-M., Le mariage entre hier et demain, op. cit., p. 23). Il
faut dire aussi qu’en 2003 les recherches d’A. WALCH sur l’histoire du couple et de la spiritualité conjugale en
France n’avaient pas été publiées (voir bibliographie). Pour la société romaine et le proto-christianisme, mais aussi
e
en Occident jusqu’au XVIII s., cette affirmation ne tient pas, dans sa généralisation/schématisation.
726
Il nous paraît symptomatique à cet égard que CHAUVET analyse la polygamie exclusivement du côté masculin,
en omettant de préciser que la « fidélité » féminine porte sur un époux unique, et se voit soumise à une
surveillance sourcilleuse. Il faut vraiment, au sujet de la conjugalité, éviter des projections sur le passé.
162
S’agissant particulièrement de l’histoire du mariage en Occident, se dessine l’émergence
progressive d’une thématique contractuelle valorisant la dimension de vis-à-vis conjugal. Certes,
ce changement s’effectue essentiellement sous le prisme de la culture patriarcale, dans la
perspective aussi d’une civilisation où les prérogatives du groupe demeurent prépondérantes, et
cela, sans que la relation entre les conjoints soit encore définie comme aujourd’hui dans un cadre
amoureux. Mais c’est à ce creuset que se forge l’idée actuelle du couple électif. Cette évolution
génère des changements importants, qui s’imposent au moment où la société occidentale cherche
à s’émanciper de la tutelle religieuse, et revendique ses propres valeurs. Elle est rendue possible
en fin de compte quand les structures politiques et économiques, et la culture partagée, sont
prêtes à permettre la généralisation d’une mutation de cet ordre et de cette portée.
Pour mieux saisir cette dynamique globale, il est primordial de retracer l’histoire de la
« conjugalité » en Occident, c’est-à-dire de la place qu’a occupée selon les circonstances le
couple des conjoints dans la vision de l’union adulte sur laquelle se fonde la famille.

2.1.1. Les cadres de la vie partagée en Occident

Un constat unanime réunit les chercheurs : il n’existe pas de groupe humain qui n’ait
développé au sujet des rapports entre femmes et hommes matures sexuellement des usages,
coutumes et prescriptions plus ou moins précis, en fonction de ses représentations propres. Mais
cette évidence ne peut dissimuler une diversité concrète des formes et statuts proposés.

Quoi qu’il en soit, quand les cadres précités se proposent de régir au sein du groupe
l’appariement durable d’un homme et d’une femme, au moment jugé adéquat, en vue de donner
naissance à des enfants, elles définissent avant tout « les conditions de cette union entre homme
et femme, leurs droits et leurs devoirs réciproques […]. Toutes ces règles manifestent une même
préoccupation : assurer la stabilité, la continuité, le développement des familles », tout du moins
des groupes humains727. Le statut de ces dernières, aux configurations diverses, emboîtées selon
les cas (ethnie, tribu, famille élargie, voire famille nucléaire…), prend lui-même place dans la
question globale de la pérennité collective. Les formes prises varient à leur tour, au gré des
mutations socio-économiques et culturelles. Celles-ci peuvent même s’additionner, notamment
par rapport à des logiques de classe, ou des influences extérieures, donc coexister, en réponse à
des besoins nouveaux non encore honorés, alors que d’autres nécessités demeurent.

2.1.1.1 Une conjugalité à géométrie variable

Contrairement à certaines idées reçues, il n’existe pas de modèle unique de


« conjugalité » dans l’histoire. Il y a toujours diverses façons de concevoir ou vivre les figures
sociales de la vie maritale, dans un lieu et un moment donnés, même si on promeut
officiellement l’une ou l’autre, pour telle ou telle raison. Celles-ci relèvent en effet de
dynamiques différentes, la persistance de telle ou telle configuration témoignant d’une cohérence
qui lui est propre, et qui ne s’agrège pas forcément, ou ne cède pas la place d’emblée à du neuf.
Une tension subsiste entre les différents intérêts et points de vue présidant aux solutions retenues,
qu’elles soient ou non validées par le rite et/ou par le droit, sans articulation précise entre elles.

En premier lieu viennent les préoccupations du groupe qui défend sa perpétuation. La


régulation des échanges sexuels y joue un rôle capital. D’une part, la gestion des pulsions
727
Voir BONNET L., La communauté de vie conjugale…, op. cit., p. 30.
163
sexuelles s’impose pour éviter des conflits internes, source de déstabilisation et de perte de
productivité dans les activités essentielles pour la survie de tous ; à côté des tâches nourricières
prioritaires, ne faut-il pas assurer les stratégies défensives et offensives face aux autres groupes
concurrents (animaux et humains) ? Les aléas de l’approvisionnement, de la santé et de la
sécurité face aux prédateurs (y compris les autres groupes de congénères) sont nombreux et
redoutables au temps de l’ « homme rare ». D’autre part, l’activité sexuelle doit déboucher sur
une natalité effective. D’elle dépend l’existence voire l’ambition groupale, d’où le contrôle
exercé sur les relations proprement procréatives, une fois leur efficience identifiée728.

Mais, selon les moments et les conditions matérielles et dans un souci de régulation
interne, ou suivant des logiques sociales, les impératifs collectifs admettent des accommodations
plus ou moins proches des volontés et besoins des individus. Tel usage peut ainsi concerner au
premier chef une caste dirigeante, alors que les petites gens sont laissées libres (voire
négligées)729. Dans d’autres cas, l’aisance matérielle et l’accès à la culture, ainsi que la détention
du pouvoir décisionnaire autorisent des latitudes aux grands. Aussi des règles peuvent-elles se
transformer peu à peu, connaître des applications spécialisées. La place de l’homme et de la
femme personnellement concernés par les dispositifs communs à tous peut ainsi s’affirmer,
notamment du côté de l’inclination spontanée, ou au contraire se voir effacée. Nous pouvons
alors assister à des appariements de gré à gré, sans qu’il soit bien possible toujours toutefois de
déterminer leurs ressorts exacts (des pressions sociales, tribales et parentales notamment,
pouvant toujours s’exercer en amont sur les partenaires). Dans d’autres cas, les coutumes
contraignent, sans tenir compte des sensibilités.

On a pu laisser croire ainsi que le mariage centralisait les préoccupations dans des
contours essentiels, interdisant en particulier tout vagabondage sexuel (surtout aux femmes).
Mais c’est négliger les différences culturelles sur le plan éthique730. Des pratiques intimes, des
rapports non directement procréatifs et/ou extra conjugaux731 ont pu ainsi être plus ou moins
admis, voire promus, en marge du mariage traditionnel, et sans le remettre en cause732. On peut
toujours arguer, à ce propos, que le cadre patriarcal demeure, puisque la sexualité des femmes
officiellement reproductrices restait sous contrôle. Ont pu pourtant exister aussi des formes

728
Le sexologue O. FLORANT tient ainsi qu’avant la pratique de l’élevage, il n’était pas sûr que les humains aient
saisi le lien entre accouplement hétérosexuel et reproduction. FLORANT O., Ne gâchez pas votre plaisir, il est sacré.
Pour une liturgie de l’orgasme, Paris, Ed. Plon, 2006, introduction.
729
Voir SCHÖNBORN C., Le regard du Bon Pasteur, Paris, Ed. Parole et Silence, 2015, p. 20-22.
730
P. VEYNE souligne ainsi que les chrétiens ont eu du mal à reconnaître qu’une morale gréco romaine dite de
« sabrage » régissait les comportements païens sur le plan sexuel, parce qu’elle différait de leur propre logique.
731
« Les courtisanes, nous les avons pour le plaisir ; les concubines, pour les soins de tous les jours ; les épouses,
pour avoir une descendance légitime et une gardienne fidèle du foyer ! » s'exclame ainsi un orateur athénien de la
e
seconde moitié du IV s. av. J.-C. (PSEUDO DEMOSTHENE, Contra Néairia, 122).
732
Des rites d’accouplement sacré existent dans l’Antiquité. Des liaisons amoureuses régulières, se présentant
comme une homosexualité initiatique, sont aussi admises dans les sociétés grecque et romaine entre maîtres et
éphèbes, ou jeunes esclaves. La religion chrétienne une fois répandue et institutionnalisée y mit fin : voir VEYNE P.,
« L’homosexualité à Rome », revue Communications, n° 35, 1982 p. 26 à 28 et p. 30-31. La Crète a été aussi le
théâtre de telles pratiques, offrant semble-t-il le modèle le plus ancien dans le monde gréco-romain : voir
SCHNAPP A., « L'image des jeunes gens dans la cité grecque », in LEVI G. et SCHMITT J.C. (dir.) Histoire des Jeunes
en Occident, Tome I, Paris, Ed. Seuil, 1996. Quelques références isolées d’historiens ou de philosophes font état de
pratiques celtiques et germaniques voisines : voir SERGENT B., L’homosexualité initiatique dans l’Europe ancienne,
Paris, Ed. Payot, 1986. La revendication de relations homosexuelles actives pour les hommes libres matures
sexuellement se décèle dans la note précédente. S’agissant de l’homosexualité féminine, l’étude de BOEHRINGER
S., L’homosexualité féminine dans l’Antiquité grecque et romaine, Paris, Belles Lettres, 2007, situe le propos dans
une polarité complexe, qui ne lui confère en tout état de cause pas le statut reconnu à la pédérastie masculine.
164
spontanées de vie commune que nul ne songeait à réguler. Historiquement sont ainsi attestés des
concubinages de fait, au sens d’une communauté de vie concrète, impliquant une intimité
sexuelle, voire la naissance d’enfants, sans forme fixée. C’est le cas dès la publication du
premier code de droit, le Code d’Hammourabi (aux environs de 1750 avant Jésus-Christ)733. Par
ailleurs, une proportion certaine de ces concubinages, antiques ou médiévaux, pouvait résulter
d’une violence : rapt, viol, sans qu’on sache déterminer s’il s’agissait toujours là d’une agression
sexuelle caractérisée. On se trouvait parfois en présence d’un scénario consenti de part et d’autre,
pour imposer l’union au groupe. Le ressort en était en tout état de cause la consommation de
l’acte charnel, débouchant sur une communauté de vie effective, aux yeux de tous. Le fait
demeure que de telles mises en ménage ne résultent pas forcément de la volonté préalablement
exprimée par des tiers, ou d’une régulation annoncée. Le groupe se contente dès lors d’entériner
la situation, soit pour éviter de déclencher un conflit, soit par tacite acceptation de la loi du plus
fort en son sein, qui confère éventuellement des droits sur les filles nubiles aux jeunes mâles
matures734. Comme expression de « conjugalité », ils ne provoquent pas en soi de scandale
social.

On peut lire aussi l’accueil aisé dans certaines sociétés antiques de dispositifs de vie
commune considérés par tous, sans difficultés, comme des « mariages de fait ». On peut y
compter notamment les concubinatus735 latins, dont la conclusion, privée, ne suppose aucune
cérémonie particulière, ouvrant malgré tout à quelques droits. Ce lien déroge aux règles de
reconnaissance filiale patrilinéaire736. Toutefois, ces unions sont, en attestent les historiens,
« reconnues et honorables ». Au fil du temps, elles se mettent à concerner surtout ceux qui ne
peuvent accéder au connubium (le mariage romain à pleine valence juridique), voire plus tard, à
un justum matrimonium, contrat aux clauses encore plus contraignantes imposé par AUGUSTE,
pour des motifs socio-politiques, dans un contexte de contrôle accru de la conjugalité. Elles
pourraient apparaître comme des « mariages faibles », sans connotation péjorative en soi – il
s’agit d’un dispositif dont AUGUSTIN a lui-même pu bénéficier737, et qui s’effaçait le cas

733
Voir BRUN WAUTHIER A.-S., Contribution à la découverte d'un droit commun patrimonial du couple, Université
de Grenoble 2001, p. 4. Sur le concubinat, voire BOYER V. L., « Concubinages et concubinat du Code
e
d’Hammourabi à la fin du XIX s. », RUBELLIN-DEVICHI (dir.), Les concubinages. Approche socio-juridique, Ed. CNRS,
1986, p. 127s, cité par BRUN WAUTHIER.
734
L’Orient ancien de son côté atteste de telles situations, et la règlementation de la Torah en confirme l’existence
dans la société juive, même si le mariage officiel y est là préconisé comme « réparation » d’un « préjudice ».
735 e
Nom masculin relevant du modèle manus, us, 4 déclinaison. Voir BASEVANT-GAUDEMET B., Eglise et Autorités,
Etudes d’histoire du droit canonique médiéval, Cahiers de l’institut d’anthropologie juridique n° 14, Université de
Limoges, 2006, p. 448.
736
Il ne faut pas forcément majorer cette question, au regard des logiques hospitalières de réseaux de l’oikos et de
e e
la familia, voir BASLEZ A.-M., « La diffusion du christianisme aux I -II s. L’Eglise des réseaux », revue Recherches de
Sciences religieuses, Revisiter les origines chrétiennes, n° 101, 2013/4, p. 549 à 576.
737
Nous critiquerons à ce titre l’exposé de CHAUVET qui fait allusion à cet état de fait dans le cadre d’une
présentation qui ne retient que le mariage comme régulation de l’échange des femmes dans les sociétés
traditionnelles. Il ne précise pas que le concubinatus n’est pas pur concubinage pour les Romains. L’auteur ne
caractérise pas le sens purement juridique du terme in-justus, et ne souligne pas assez la pointe de l’argumentaire
d’AUGUSTIN qui porte sur un volet de l’objet du consentement. L’indissolubilité n’appartient pas au contrat
romain comme telle. Elle est une exigence qu’AUGUSTIN lie au sacramentum comme signe (voir § 2.1.2.1). Le
mariage plénier à la romaine ne se superpose pas à l’approche chrétienne et n’épuise pas à lui seul les valeurs et
les attentes des chrétiens, patriciens ou non. Or, le défaut de perspective historique commun à trop de discours
théologiques au sujet de la vie de couple tend à enfermer la « conjugalité » dans le cadre du droit, ce qui conduit
aussi à considérer comme in-signifiante, à tout point de vue, une vie de couple peu ou non reconnue
juridiquement. CHAUVET tire de son constat un questionnement pour l’aujourd’hui sans le situer historiquement ;
de ce fait, il ne peut que tourner court (CHAUVET L.-M., Le mariage entre hier et demain, op. cit., p. 24-25). M.
165
échéant devant un projet de mariage unissant des conjoints issus de gentes prestigieuses738. Ces
formes atténuées, qui ne sont pas objet de dédain, peuvent évidemment reposer sur une décision
familiale et/ou tribale s’imposant aux conjoints concernés. Il demeure cependant possible qu’y
préside le simple commun accord d’individus prêts à faire primer leur désir de
compagnonnage739. Le concubinatus survit comme tel dans le droit byzantin pendant de longs
siècles, dans la logique du droit de JUSTINIEN, sans objection de la part des chrétiens.

Il faut inclure dans la problématique d’autres unions « autrement matrimoniales » au sein


du monde romain. Commençons par les contubernia serviles. Ces derniers reposent sur le fait
que ne peut être sujet de droit que le Romain libre. Or, à Rome, au moment de l’apparition du
christianisme et de sa diffusion dans l’Empire ne cesse de croître le nombre d’esclaves instruits,
et d’affranchis. Les fonctions assumées par eux pouvaient les mettre en relation avec des
plébéiens laborieux, mais aussi avec des patriciens romains, d’où des appariements socialement
hétérogènes. Il faut rappeler ici que la réalité de l’esclavage antique est dépourvue d’idéologie
raciale ou de préjugés sociaux. Pouvait devenir esclave n’importe quel citoyen condamné pour
dette, ou fait prisonnier durant un conflit, parfois encore enfant, en même temps que ses parents :
ces personnes pouvaient être très instruites740. Les rapprochements affectifs en sont d’autant
facilités, même pour des sénateurs et leurs familles, à qui sont interdits des mariages hétérogènes
socialement. Or, se convertissent au christianisme un certain nombre de jeunes chrétiennes
gentilices. Elles peuvent se sentir à bon droit attirées par des hommes non-libres, mais cultivés et
partageant leur foi. Le contubernium constitue pour ces couples une solution acceptable.
L’interaction conjugale selon des valeurs chrétiennes et non purement patriarcales, ainsi que le
droit à l’émancipation familiale pour des motifs religieux, perceptible dans le martyre et
revendiquée par convertis chrétiens, favorisent ainsi l’émergence d’une première réalité de
« couple »741. Le souci pastoral animant certains clercs ayant autorité, tels le pape CALIXTE qui
tend à entériner sur le plan religieux des unions de chrétiens posant problème, y contribue aussi.
Ce pape a cautionné ainsi chrétiennement des contubernia, sur la base du consentement des
parties croyantes, alors que l’autorité civile ne les reconnaissait pas juridiquement ; il les a
considérés comme des « mariages de conscience »742. Il convient ensuite de mentionner les
unions dites sine manu (sans transfert de la puissance maritale) de la Rome antique. Elles
peuvent être reconnues notamment par usus (cohabitation d’un an minimum entre les partenaires,
dont la durée effective vaut officialisation). Il existe en dernier lieu des formes d’union atténuée,
sans patrilinéarité, entre Romains et étrangers. Quant aux peuples germaniques (ce qui inclut la
société franque), ils admettent de leurs côtés des formes d’unions para-conjugales assises sur la
consommation charnelle, notamment avec et entre des esclaves, et des unions provisoires, moins
coercitives que le mariage, entre jeunes gens de « bonne famille ». La volonté des femmes, en

SCOUARNEC affirme de son côté que dans le mariage au sein des sociétés traditionnelles « tous sont traités de la
même manière », ce qui est faux - même après le Concile de Trente, pour les domestiques… (ibid., p. 40).
738
Une gens est dans la Rome Antique un groupe familial patrilinéaire ; ses membres portent tous le même nom.
739
On peut ainsi trouver des formes de concubinatus unissant un homme libre et une affranchie, voire son esclave
domestique. Sur le « concubinat » dans l’Antiquité Romaine, voir MONIER V. R., Manuel élémentaire de droit
e
romain, T 1, Ed. Domat Montchrestien, 6 éd. 1947, p. 307, n° 222s, cité par BRUN WAUTHIER.
740
Le pape CALIXTE, fils d’esclaves d’origine grecque, par exemple, a été condamné aux mines de Sardaigne sur
l’instigation des milieux juifs, après avoir involontairement mis la banque de son maître chrétien en faillite. Il dut
son salut à une affranchie, MARCIA, la concubine chrétienne de l’Empereur Commode. On comprend qu’il ait été
sensible à la question des unions hétérogènes. Voir ZIMMERMANN M., Couple libre, Strasbourg, publication du
Cerdic, 1983, p. 37.
741
Voir FEDOU M., « Modes de vie et figures de l'existence chrétienne…, op. cit., p. 529-548.
742
Voir SCHILLEBEECKX E., Le mariage : réalité terrestre et mystère du salut, op. cit., p. 221.
166
tout état de cause, ne jouait aucun rôle dans leur établissement. Nous voyons donc que les usages
sociaux antiques étaient très variés et divers.

Or, l’attitude de l’Eglise ancienne occidentale face à ces formes d’unions n’est nullement
uniforme. On les admet, même chez les chrétiens, dans le sens où l’Eglise n’a pas de pouvoir sur
leur régulation. Parfois, on les approuve explicitement, en fonction d’options pastorales locales ;
une question intéressante qui commence à peine à se voir développée en sciences historiques est
la question du support privilégié que propose le christianisme à l’émergence d’une cellule
conjugale unie par la foi au Christ et des valeurs relationnelles novatrices 743. Le rigorisme
caractéristique des Pères grecs sur ce sujet ne se retrouve pas en ce sens dans la pratique
nomocanonique byzantine (c’est-à-dire établissant la correspondance entre les canons de l'Eglise
et les lois de l'Empire), qui ne condamne ni ne sanctionne jamais les unions de fait ou plus ou
moins informelles, où les règles de filiation diffèrent744. Il y a donc un salut extra matrimonium.
Pour terminer, il reste à mentionner l’admission dans l’Antiquité orientale d’appariements
ouvertement électifs, non uniquement fondés sur un échange social plus ou moins codifié. Nous
voyons ainsi qu’en Egypte, une civilisation opulente, le facteur affectif a joué tôt un rôle décisif,
entre conjoints s’engageant l’un avec l’autre sur ce motif. Ces dispositifs paraissent déboucher à
l’époque hellénistique sur d’authentiques « mariages d’amour » fondés sur une inclination
partagée745. Le statut favorable des femmes semble avoir partie liée avec cet état de fait.

La question d’une conjugalité spécifiquement chrétienne, même si elle ne s’est pas située
dans ce dernier cadre anthropologique, se pose en fait dès qu’on cherche à distinguer les
chrétiens des païens et des juifs, et à promouvoir un mode de vie chrétien. Pour les unions
échappant à la juridiction civile, les problèmes se compliquent, dès lors que l’Eglise prend sa
place dans la société romaine, voit son influence s’étendre et entend développer une discipline
propre : comment poser des règles fiables, entre autres distinguer l’adultère de l’union légitime,
sans identifier la nature des engagements contractés par les chrétiens ? En somme, qui est
véritablement apparié, voire marié, et qui ne l’est pas ? Les stratégies visant à faire sortir les
unions maritales de la clandestinité dans l’Eglise tardive et médiévale entrent dans cette
logique746. Si l’Eglise tend à respecter les conséquences des choix des fiancés, en reconnaissant
la validité de telles unions au motif qu’elles sont fondées sur un consentement mutuel, elle
n’aura de cesse de décourager ce type d’usage, sous couvert notamment de lutte contre l’inceste.
Ce faisant, elle promeut indirectement la conjugalité selon ses propres vues, et se donne les
moyens de prendre le contrôle de ce ressort utile aux stratégies dynastiques des puissants de son
temps. Evidemment, ce faisant, elle tend aussi à protéger les jeunes gens, notamment de sexe
féminin, exposés à servir de monnaie d’échange dans ces transactions socio-économiques. Les
protestants, plus tard, s’opposeront pourtant avec vigueur aux « mariages secrets ». Nous y
reviendrons. Ce qui attire l’attention ici est que ce n’est pas la problématique de la filiation qui
prime, mais celle de l’identité et, partant, celle de l’affirmation de la discipline chrétiennes, dans

743
Voir entre autres DUPONT-ROC R., « Le couple humain, figure de l’Eglise », CHAUVET L.-M. (dir.), Le mariage…,
op. cit., p. 134 surtout), même si ses affirmations usent un peu confusément du terme « couple ». L’interaction
conjugale et l’émancipation familiale, notamment dans le martyre, des convertis chrétiens favorisent l’émergence
er
d’une réalité de « couple » (FEDOU M., « Modes de vie et figures de l'existence chrétienne de la fin du I au début
e
du II s. », revue Recherches de Sciences religieuses, Revisiter les origines chrétiennes, n° 101, 2013/4, p. 529-548).
744
BASEVANT-GAUDEMET B., Eglise et Autorités, Etudes d’histoire du droit canonique médiéval, op. cit., p. 449.
745
Voir SCHILLEBEECKX E., Le mariage : réalité terrestre et mystère du salut, Paris, Ed. Cerf, Coll. Cogitatio Fidei n°
20, 1966, p. 218.
746
Voir MATHON G., Le mariage des chrétiens, Paris, Ed. DDB, 1993, p. 64-65.
167
un environnement chahuté. Paradoxalement, donc, c’est ce type de souci qui fait passer la
structuration de l’Eglise de l’expansion en réseaux, ouverte sur la société environnante,
particulièrement efficiente au départ, mais fondue dans les pratiques païennes, à une valorisation
de la cellule familiale nucléaire autour du mariage de conjoints véritablement chrétiens. Cette
logique se déploie durant un bon millénaire. Ce faisant, les statut et interaction conjugaux sont
questionnés, et détachés des us et coutumes de la société « civile » ; ils s’éloignent de pratiques
ségrégatives dans lesquelles l’accès au mariage est une affaire de classe sociale.

Cependant, l’autorité ecclésiale reste longtemps limitée, l’identité chrétienne toujours à


redéfinir et les coutumes tenaces. De fait, donc, dans toute l’histoire de la chrétienté, des formes
de cohabitations para-conjugales plus ou moins spontanées persistent, des unions mixtes sur le
plan social aussi, et des conjugalités à distance de la régulation identitaire chrétienne ; d’autre
part, on ne saurait dire que les époux chrétiens soient toujours exemplaires, même mariés aux
yeux de tous. Au tournant du premier millénaire encore, on doit encourager les hommes
chrétiens, y compris prêtres et évêques, à se contenter d’une seule femme, concubine ou
épouse747. Bien plus tard, la vigoureuse réaction de la Contre-Réforme confirme, s’il le fallait, la
relative et longue tolérance des mœurs à cet égard dans la sphère occidentale : il a fallu un travail
pastoral minutieux et insistant, sur fond de déploiement du rayonnement catholique, pour
imposer à tous le modèle tridentin du mariage sacramentel indissoluble. Cette évolution
s’autorise de la condamnation de toutes les formes de concubinages existantes, associées à la
luxure ; les voici désormais passibles d’une excommunication systématique748 ! Or, au moment
même où parvient à s’imposer ce modèle mariage chrétien particulièrement exigeant, se
développent et se diffusent des modèles religieux concurrents (Réforme) plus souples face à
l’indissolubilité, mais excluant l’union libre. La dépréciation de cette dernière s’accentue
d’autant.

La situation des prêtres occidentaux est à cet égard très symptomatique. A l’encontre
quasi systématique de la règle théorique de continence sexuelle sacerdotale posée à partir du
début du IVe s.749, les uns se marient, les autres vivent en concubinage tout au long du premier
millénaire. De plus, si le mariage des prêtres est interdit officiellement en Occident au XIIe s.
pour des motifs surtout politiques et financiers, il n’en va pas de même explicitement du
concubinage. Les propos indignés de LUTHER750 au XVIe s. prouvent indubitablement la
persistance d’usages de ce type, qui ont toujours encore cours parfois 751. Pour les laïcs,

747
Voir ZIMMERMANN M., Couple libre, op. cit., p. 40 à 56.
748
Ibid., p. 57.
749
Voir l’alinéa 1.2.1.2, « Dualisme païen et clivages chrétiens en matière spirituelle ». Les Eglises d’Orient de leur
côté admettent officiellement le mariage des prêtres en 691 (second concile in Trullo ou Concile quinisexte de
Constantinople) sans le rendre obligatoire ni le permettre après l’ordination. Elles imposent le célibat d’emblée
e
seulement à leurs évêques. Or, l’on sait qu’en Occident les premiers papes sont mariés (jusqu’au VI s.), qu’un bon
e
nombre d’entre eux sont fils de prêtres (jusqu’au XI s.) voire que certains sont pères de famille, officiellement puis
e
clandestinement (jusqu’au XV s. au moins).
750
Il semble que de nombreux prêtres soient jusque-là restés concubins et pères de famille. LUTHER fustige le
rigorisme en la matière et l’hypocrisie de l’Eglise catholique à ce sujet : voir GRIMM R., LUTHER et l'expérience
sexuelle : sexe, célibat, mariage chez le réformateur, Genève, Ed. Labor et Fides, 1999, p. 202-205.
751
Cette coutume continue de s’imposer aujourd’hui dans certaines aires géographiques, s’agissant de clercs
pourtant rattachés à l’Eglise Catholique Romaine dont la discipline s’est précisée depuis. Selon les n° 77 et 125 de
la revue Golias, le sida serait ainsi la première cause de mortalité des prêtres catholiques en Afrique. En 2009,
environ le quart des évêques camerounais vivraient avec une concubine, tandis que, chez leurs prêtres, la
proportion atteindrait 80 à 90 %. Le Centrafrique, a minima, pose des problèmes pastoraux analogues. C. TERRAS
fait état en outre d’un taux de 55 % à 60 % de prêtres concubins en Amérique latine, surtout dans les Andes et les
168
notamment dans les classes sociales populaires, le mariage n’est pas non plus une règle absolue,
le taux de naissances dites illégitimes, officiellement entre 1 et 4 %, en représentant un indice752.
Tout se passe donc comme si « le cœur [avait] « ses raisons que la raison » ne connai[ssait]
pas », comme si la logique personnelle dans la vie à deux, depuis toujours, avec l’engagement
d’affects et d’attentes forts qu’elle implique, continuait à se manifester diversement dans les
différents types de sociétés traditionnelles. Une vision moins idéaliste y associe la persistance
d’une prédation masculine favorisée par la « loi du plus fort ». Cette logique résiste à nombre de
tentatives d’encadrement, y compris ecclésiales, et semble n’avoir choqué en fin de compte que
les puristes. Cependant, après le Concile de Trente, le ton monte en catholicisme. Cela ne
signifie pas, pour autant, que les adultes en âge de fonder une famille considèrent tous le mariage
catholique tridentin comme la forme adaptée à leurs aspirations.

Ces réalités nous encouragent donc à ne pas envisager la vie de couple en Occident sous
le seul prisme de l’institution du mariage en tant que telle, avec le discours qui l’appuie.
Cependant, les juristes s’en saisissent abondamment, comme les théologiens et les liturgistes.
Cette figure officielle, dans sa complexité, mérite, de ce fait, un examen sérieux et dédié, tant
elle a contribué à construire la notion de couple électif telle que nous la connaissons aujourd’hui.

2.1.1.2 Les composantes du mariage en Occident et la conjugalité

L’institution matrimoniale frappe d’entrée de jeu par sa complexité anthropologique. On


peut y identifier trois composantes, d’ordre biologique (instinct sexuel, instinct de reproduction),
social (régulation des relations entre les groupes et au sein des groupes en fonction de valeurs et
d’intérêts communs, relevant pour part de la sphère du droit753), mais aussi symbolique754. Toute
culture développe une façon de se représenter le monde. Il s’agit d’envisager les forces qui
l’habitent et le régissent, éléments qui ont un impact sur la manière de concevoir les modalités et
les buts des interactions au sein de l’espèce humaine. L’exercice de la sexualité, les modalités de
la transmission de la vie et de l’enfantement/engendrement en son sein, les règles du partage et
de la transmission des biens, enfin, sont spécialement concernés. Se précisent, dans ce cadre, des
croyances et des rites de type religieux, qui dépassent une visée purement utilitaire. Le mariage,
comme forme d’union humaine institutionnalisée, échappe sous cet angle à tout spontanéisme
biologique, même s’il prend effectivement en charge et régule la pulsion sexuelle au sens large
(avec éventuellement sa composante de plaisir sensuel, ainsi que les nuances expérientielles liées
aux sexes), tout comme le souci de se reproduire (qui suppose l’activité coïtale entre sexes
opposés). Il était normal que les groupes sociaux s’emparent du sujet de diverses manières.

zones isolées. En 2009, BENOÎT XVI réagit vigoureusement, avec la publication de mesures facilitant la réduction à
l’état laïc de prêtres et évêques convaincus d’incontinence sexuelle, en les présentant ouvertement comme une
sanction. Leur impact exact sur le terrain reste douteux, malgré la volonté de faire quelques « exemples » en
congédiant des évêques en vue, concubins notoires. Il semble qu’existent des projets de reconnaissance juridique
d’enfants de prêtres issus de ces unions clandestines.
752
Voir SOHM A.-M., “Concubinage et illégitimité”, STEAMS N.P., Encyclopedia of European Social History, 4,
Londres, Ed. Charles Scribner's Sons, 2001, p. 259-267. On sait aussi que de nombreux mariages couvraient des
histoires antécédentes informelles, pas toujours si brèves. Dans les grandes villes, on voit jusqu’à 21 % de
e
naissances hors mariage dans la deuxième moitié du XIX s.
753
C’est d’un certain point de vue la raison de la politique de contrôle suivie par l’Eglise qui désirait prendre sa
place dans ce jeu social jusque-là monopolisé par les groupes dirigeants traditionnels.
754
Le religieux est de ce point de vue légitimement impliqué.
169
Pour tenter de voir plus clair dans cette complexité, nous nous intéressons à la recherche
du théologien J. WITTE relative à l’approche occidentale du mariage chrétien755. Il y repère
quatre perspectives conjointes, accentuées et combinées de manière variable selon les époques et
les approches théologiques (nous respectons ici sa terminologie et son ordre de présentation). En
premier lieu, la perspective « religieuse » regarde le mariage comme une association spirituelle
ou sacramentelle, soumise dans le cas du christianisme au Credo (à la doctrine et pensée
religieuse centrale chrétienne, donc756), au culte, et aux canons (règles de droit ecclésial) de la
communauté ecclésiale dans laquelle elle s’insère. En second lieu, une perspective « sociale »
traite le mariage comme un état soumis aux attentes sinon au contrôle du groupe social où vivent
les conjoints et leurs enfants, mais aussi aux lois afférentes en vigueur, en termes de contrat,
propriété et héritage. En troisième lieu, la perspective « contractuelle » décrit le mariage comme
une association choisie librement par les conjoints, répondant aux besoins et priorités diverses et
personnalisées du couple, de ses enfants, et de la vie au foyer : ces accords sont réputés passés de
gré à gré entre parties contractantes. En dernier lieu, comme située en arrière-fond, la perspective
« naturaliste » traite le mariage à la manière d’une institution inscrite dans une logique
« cosmologique » ; en christianisme, c’est donc une réalité créée, à la fois soumise aux lois
naturelles du cosmos (donc de la biologie, de la raison, de la conscience), et aux lois éthiques de
la Bible (où se monnaie pour une grande part la Parole d’un Dieu qui se révèle).

Il nous semble qu’il est pertinent, au prix de certains aménagements, d’utiliser cette grille
d’analyse pour cerner l’évolution des formes diverses prises par le mariage en Occident en
général, notamment pour y repérer les traces de l’émergence de l’idée de couple. Nous nous
appuierons pour cela essentiellement sur les éléments historiques apportés par F. HOHWALD757,
auxquelles nous appliquerons les catégories de J. WITTE, en premier lieu dans la matrice de ce
que fut la pensée à ce sujet dans cette sphère culturelle : le mariage gréco-romain. Quelques
compléments personnels interviendront aussi, pour affiner le propos eu égard à notre recherche.

2.1.1.3 La matrice du mariage dans l’Antiquité gréco-romaine

On retrouve les quatre perspectives de WITTE dans l’approche gréco-romaine du


mariage, en un modèle qui constituera une référence pour la civilisation occidentale en la
matière758. Néanmoins, la question religieuse s’y entend de façon particulière, s’agissant d’une
culture qui ne propose pas de relation personnalisée au divin, à la différence du christianisme, et
qui associe très étroitement les dimensions civique et religieuse.

Pour saisir cette dernière valence, il faut rappeler que, dans la structuration patriarcale de
la société grecque puis romaine, les épousailles répondent au souci de la lignée, lié à la

755
Voir WITTE J., From Sacrament to contract, Marriage, Religion and Law in the Western Tradition, Louisville, KY,
Ed. Westminster John Knox, coll. « Family, religion and culture » n° 42-193, 1997, introduction (nota : ce livre n’est
pas traduit en français).
756
En l’espèce, le thème de l’union entre le Christ et l’Eglise retient particulièrement l’attention de la pensée
sacramentelle catholique.
757
HOHWALD F., Entre Idéal d’Eglise et réalité vécue : le couple marié, disciple du Christ, op. cit., p. 152-159, 384-
386, 388-396. Nous signalons, par respect, les citations qu’il a retenues, même si nous avons lu aussi ces textes.
758
« Si les rites du mariage chrétien occidental diffèrent de ceux du mariage juif - nous constaterons à l’inverse des
similitudes entre mariage juif et mariage orthodoxe - c’est qu’ils n’ont pas été la christianisation d’un rituel juif,
mais une lecture chrétienne d’une pratique sociale romaine. », in BEAUX D., Se marier, Christianisme, Islam,
Judaïsme, Paris, Ed. Bréal, 2006, p. 50. En revanche, nous postulons que l’usage juif du même mariage pour tous,
sans considération de classe, a imprégné l’inclination chrétienne persistante à un mariage « universel ».
170
perpétuation du culte domestique. La consécration de la jeune épouse au culte de la famille de
son époux manifeste cette préoccupation759. Les noces traditionnelles se déroulent à cet effet en
trois phases, depuis le départ solennel de la jeune fille quittant le culte familial (traditio puellae)
à son accueil avec le partage du gâteau rituel (confarreatio) dans la maison du jeune homme, en
passant par son transfert/cession solennel (sponsio) au cours d’un domum ductio incluant divers
usages religieux comme l’utilisation d’un char, l’organisation d’une procession nuptiale, le port
d’un vêtement blanc et/ou d’un voile et d’une couronne. En outre, la jeune fille sacrifie, à son
arrivée, à un rituel spécifique, apportant ses poupées aux Lares de son époux et introduisant
auprès d’eux une statuette de Vénus, symbole de fécondité. Rendre leur dû aux Lares, Mânes, et
Pénates, c’est-à-dire se conformer aux cultes rendus aux ancêtres disparus et aux dieux
domestiques, symbolisés par le feu sacré constamment entretenu dans la maisonnée, est un
devoir familial incontournable. De ce point de vue, si la communauté de vie que constitue le
mariage a pour but de mettre des enfants au monde (avant tout des garçons), c’est que le fils aîné
est le « sauveur du foyer paternel », sans lequel le culte familial ne peut se prolonger.

L’on peut également identifier le caractère social de l’institution matrimoniale dans le fait
que la femme, à travers le mariage, entre dans un groupe familial nouveau, au vu et au su de
tous ; ce faisant, elle y consent, et prépare concrètement les conditions de sa propre sécurité et
survie, ce qui rejoint quelque peu la perspective « contractuelle ». En se mettant sous la
protection d’un homme de sa génération, en quittant celle de son père voué à disparaître, elle
rejoint le lieu d’une production économique à laquelle elle coopérera, ce qui assure son avenir et
celui de ses futurs enfants. Ce faisant, elle contribue également au bien du groupe préoccupé de
survie et de perpétuation. Par ailleurs, toutes ces observances sont ordonnées au bien concret des
époux, des enfants et du foyer, car elles sont censées les protéger d’influences néfastes.

Le mariage, enfin, s’inscrit dans un système de représentations qui postule un certain


ordre du cosmos. De ce point de vue on peut parler de perspective « naturaliste » au sens où la
physis/natura y revêt un sens spécifique. On l’a vu, la culture philosophique antique considère la
vie terrestre comme un phénomène provisoire, où le corps est voué à disparaître, non sans avoir
abrité une psychè destinée ultimement à disparaître dans le Grand Tout ou la matière. Au moins
confusément, pour un sage grec, se marier et donner la vie n’est donc pas un lieu
d’investissement très signifiant. Cependant, engendrer et enfanter au sein du cosmos revient à
donner une chance à une psychè de progresser vers son assomption, au gré d’une logique macro-
et méta- cosmique onéreuse où cheminer spirituellement, c’est quitter le matériel et le sensible.

Cependant, le mariage antique subit une évolution. Une perspective plus sociale se
développe à partir des VIIe-Ve s. avant J.C., quand le mariage solennise l’échange des
consentements des époux, toujours placé sous l’autorité parentale mais commençant à tenir
compte de l’expression de l’acquiescement des conjoints760. Avec la diffusion de la pensée
philosophique grandit en effet la conscience de la dimension citoyenne de l’être humain, comme
de son identité individuelle ; une forme de sécularisation des usages concourt à une relativisation
de la charge religieuse du rite. Se voit promue alors dans le mariage une dimension d’échange
social et de relation d’individu à individu, sous la forme valorisée du contrat. Pour finir, dans les

759
En cas de veuvage et jusqu’à son remariage, le père de famille perd ainsi son pouvoir religieux.
760
Il faut rappeler à ce propos que le droit romain conçoit le contrat comme produisant un état de fait dont la
durée reste dépendante de la permanence du consentement : celui-ci n’est donc pas acquis une fois pour toutes.
171
premiers siècles de l’Empire romain, le développement des fiançailles (stipulatio), dans leur
valence juridique, représente une étape plus nette encore de contractualisation761.

Ainsi, le mariage devient avant tout un acte du droit romain en tant qu’acte volontaire
engageant juridiquement des parties. Sa dénomination complète est la societas vitae filiorum
quaerendorum causa, « communauté de vie dont la finalité est la procréation »762. Elle naît de
l’intention manifestée par les conjoints, l’un face à l’autre et publiquement, sur le conseil et avec
l’aval de leurs familles, de s’unir et de vivre comme mari et femme pour perpétuer la lignée.
C’est dès lors le « consentement des époux » qui établit les conjoints dans leur « communauté de
vie » (notions juridiques). Le droit romain n’inclut là, et c’est bien compréhensible, aucun
élément relatif à la nécessité ou à la présence du sentiment amoureux, même si l’on parle
d’affectio maritalis, une sorte de respect mutuel de bon aloi ; le mariage peut aussi être rompu à
tout moment, comme tout contrat dit de « société », en l’espèce, par la répudiation ou le divorce.

Une déclinaison encore plus nette de la perspective « contractuelle » peut par ailleurs se
lire dans les cadres monogame, et relativement durable, de la forme romaine du mariage, qui
tend à s’imposer finalement en Occident. Celle-ci correspond précisément à l’union (conjunctio)
entre un homme et une femme, qui inclut l’intimité sexuelle (communio carnis) dans la
perspective d’une fécondité procréatrice. Association de deux existences et de deux destinées, ce
mariage est conçu à la base pour durer toute la vie (notion d’une individua vitae : vie indivisible,
inséparable), et pour cela, s’appuie sur le respect mutuel des époux, posé comme principe. La
communauté de vie établie juridiquement est ordonnée, de ce point de vue, d’abord au bien des
époux eux-mêmes, qui ne doivent pas être lésés763, et ensuite à celui des enfants, mis à l’abri de
situations instables et conflictuelles. L’on peut douter, dans une culture foncièrement patriarcale,
de l’application effective de ces dispositions, quant aux droits féminins. Mais ces dernières
témoignent bien d’une évolution de la conception de l’institution matrimoniale dans le sens
contractuel, unissant des sujets de droit dans le souci de leurs intérêts propres, et contribuant à
identifier au sein du groupe une cellule conjugale prétendant à des droits dédiés.

Par la suite, à partir de 333, lorsque l’Empire romain devient chrétien sous l’empereur
Constantin, le mariage disparaît comme institution païenne. Il entre pour une bonne douzaine de
siècles dans le giron ecclésial, qui en devient le régulateur. L’histoire du mariage en Occident se
confond dès lors avec celle de l’élaboration chrétienne du mariage. L’institution matrimoniale se
voit de plus en plus contrôlée par l’Eglise de l’Ouest, dans la mesure où s’accroissent les moyens
dont elle dispose pour imposer ses vues. Il faut faire remarquer enfin que le modèle catholique,
qui atteint son apothéose dans l’élaboration tridentine, a du mal à se généraliser en Europe. La

761
L’établissement d’une alliance entre deux familles se concrétise de plus en plus souvent sous forme d’une
promesse de mariage formelle, sinon d’un contrat entre deux parties, comprenant un gage de fiançailles, bague ou
argent (qui rappelle la pratique orientale de l’arrha), parfois aussi des signes concourant à la ratification : baiser
voire jonction des mains, selon TERTULLIEN (voir MATHON G., Le Mariage des chrétiens, t. 1, p. 77). Les épousailles
en sont la conclusion, au travers du consentement mutuel des parties officialisé lors de la cérémonie des noces, et
de la communauté de vie devenue effective aux yeux de tous des époux, et localisée au domicile du mari.
762
BONNET L., La communauté de vie conjugale, op. cit., p. 30-35, cité par HOHWALD.
763
Le droit du mariage stipule, à cet égard, que les époux sont rendus de jure égaux à l’intérieur de la maison, la
femme recevant les mêmes titres que son mari : le mariage en tant que communauté de droit l’élève au rang
social de son mari, elle a droit aux mêmes marques de respect que celui-ci de la part des affranchis de son mari, et,
enfin, les enfants lui doivent obéissance et révérence autant qu’à leur père. La fidélité devient, de ce fait, partie
intégrante du mariage, elle en est même un caractère obligatoire. En cas d’adultère, le conjoint lésé, quel qu’il soit,
a droit de se considérer et de se faire reconnaître comme victime, et d’obtenir le divorce en juste cause.
172
réception du Concile de Trente pose des problèmes. D’autres compréhensions chrétiennes des
noces se font aussi jour à ce moment, sous l’impulsion de la Réforme. S’instaurent de ce fait en
Occident, puis dans le monde dépendant de lui, un pluralisme matrimonial chrétien, mais aussi
civil. Les modèles réformés ne laissent pas, en effet, d’influencer le droit local du mariage, là où
les traditions luthérienne, calviniste ou anglicane se développent764. Voyons cela de plus près.

2.1.2. L’élaboration du cadre chrétien de la conjugalité

Selon J. WITTE765, dans un premier temps, les chrétiens cherchent à coordonner les
enseignements théologiques pour une part discordants des Apôtres, des Pères, et des conciles de
l'Église occidentale (la Bible fournissant davantage des principes que des modèles aboutis à cet
égard). L’Eglise unie des origines en arrive ainsi à traiter le mariage et la famille d’une manière
triple, à la fois comme un élément naturel, contractuel et religieux. En tant qu’Eglise catholique
séparée de l’Eglise orthodoxe, elle élabore ensuite sa doctrine dans un sens de plus en plus
sacramentel, mais cela dans une perspective moins mystique que juridique, à mettre en relation,
comme on l’a dit en introduction, avec des préoccupations d’ordre politique et moral.

Le mariage, d’un point de vue biblique, mais aussi philosophique, en référence à


ARISTOTE, est vu fondamentalement comme une association naturelle, créée par Dieu pour
rendre l’homme et la femme capables d’être féconds, et d’élever des enfants au service et dans
l’amour de Dieu. Suite à la chute, le mariage est compris comme un remède pour canaliser la
concupiscence, au bénéfice du groupe social et ecclésial. Progressivement, le mariage se voit
aussi interprété comme une association contractuelle, formée par le consentement mutuel des
parties, invitées à ce choix par Dieu lui-même, pour leur bien profond766. Ce contrat prescrit aux
couples une relation pour toute la vie, faite d’amour et d’entraide entre époux, ordonnée au
service de la procréation et de l’éducation des enfants. Les devoirs conjugaux et parentaux sont
donc réputés indissociables. En troisième lieu, le mariage chrétien, convenablement contracté et
consommé, se voit élevé à la dignité d’un « sacrement ». L’union temporaire des corps, des âmes
et des esprits des conjoints dans l’état de mariage renvoie, en tant que signe, à l’union entre le
Christ et son Eglise. Elle est reconnue, finalement, comme propre à apporter la grâce sanctifiante
aux membres du couple, au sein de l’Eglise qui lui communique sa grâce communautaire. Cette
perspective sacramentelle, qui, en le présentant comme une institution à dimension sociale, tend
à intégrer les dimensions naturelle et contractuelle du mariage, contribue à faire du mariage une
préoccupation centrale de l’Eglise.

C’est en référence à cette triple compréhension que se situe la juridiction canonique


occidentale, qui se développe au Moyen-Âge face aux modèles germaniques et féodaux en
vigueur en ce temps-là. En cohérence avec la perspective naturaliste, et dans une perspective
éthique, le canon considère et sanctionne la contraception et l’avortement comme des violations
des fonctions conjugales créées de propagation (génération) et d’éducation des enfants. Il

764
Les influences luthérienne, calviniste, anglicane gagnent des aires géographiques européennes voire extra-
européennes (Amérique du Nord). Elles essaiment ensuite en fonction des colonies dépendant de leurs pays
d’implantation. Elles prennent donc place a minima à côté du modèle catholique.
765
WITTE J., From Sacrament to contract, Marriage, Religion and Law in the Western Tradition, op. cit., p. 3.
766
« Et pour cela l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme et ils ne feront plus qu’une seule
chair. » (Mt 19, 5).
173
proscrit, dans le même sens, les relations jugées « antinaturelles » comme l’inceste, la
polygamie, la zoophilie, l’homosexualité, ainsi que la débauche, attentatoire à la fidélité donc à
la fonction parentale et à la dignité du mariage. En cohérence avec la perspective contractuelle,
et dans le but de contrer les logiques dynastiques, la vision catholique renforce le caractère
volontaire du consentement par le souci de dissoudre les mariages formés par contrainte,
tromperie volontaire ou erreur. Elle cherche de même, pour renforcer l’implication respective
dans les devoirs conjugaux assumés volontairement voire en contraste avec des usages sociaux
courants, à garantir aux deux époux des droits égaux. En cohérence avec la perspective
sacramentelle, l’Eglise, enfin, choisit de protéger la visée sanctificatrice du mariage, en déclarant
le lien du mariage indissoluble, et en faisant dissoudre autant que possible les unions entre
chrétiens et non chrétiens, voire entre parties trop proches du point de vue légal, spirituel,
biologique ou familial767. Mais la motivation morale ne peut ici totalement occulter la volonté de
contrôle politique, ce qui stérilise quelque peu le processus d’élaboration doctrinale768. Cette
ultime approche, pourtant, fondée sur une riche théologie sacramentelle et une abondante
jurisprudence ecclésiastique, se voit parachevée au concile de Trente, en 1563.

Repérer quelques points clefs de cette évolution nous aidera à identifier les lignes de
force de l’élaboration d’une doctrine chrétienne, puis proprement catholique, du mariage.

2.1.2.1 Le mariage dans le Seigneur : IVe-XIe s.

C’est aux IVe-Ve s., sur fond d’affirmation identitaire, que s’amorce à proprement parler
l’élaboration de la vision chrétienne du mariage, sur la base de deux approches pour longtemps
antagonistes. La théorie héritée du droit romain, à dominante sociale et contractuelle, établit le
mariage sur la base du consentement entre deux parties contractantes. Son champion est
AUGUSTIN (354-430). Prééminente dans l’Eglise romaine, elle s’appuie sur le consentement
conjugal postulé de MARIE et JOSEPH, qui n’entre pas en contradiction avec leur réserve
intime. La théorie issue du droit germanique769, à dominante naturaliste, fonde le mariage, de son
côté, sur sa consommation effective770. JEROME (345-419) et AMBROISE (340-397), ses
défenseurs, tiennent que MARIE n’est pas mariée à JOSEPH, mais simplement confiée à sa
garde771. Il faut attendre le tournant du VIIIe s. pour que l’effort théologique et juridique tente de
s’unifier, et de s’affiner, à partir de ces deux approches différentes.

A l’époque carolingienne, l’on assiste à la première mise en place concertée d’un


contrôle ecclésial des usages matrimoniaux : dans la pratique, dans la pensée et dans le droit772.

767
Ce qui pouvait donner lieu à un doute quant à la pureté des intentions des époux et à la sainteté de leur lien.
768
Voir MATHON G., « L’histoire du mariage sacramentel », CHAUVET L.-M. (dir.), Le mariage…, op. cit., p. 166-173.
769
Dès la conversion, assez précoce, de peuples germaniques, l’influence de leur droit se fait sentir.
770
C’est à partir de visions de ce type qu’on a pu légitimer le mariage d’une jeune fille victime de viol avec son
agresseur, pratique qui n’est pas sans poser question sur les plans éthique et psychologique.
771
Voir ADNES P., Le mariage, Tournai, Ed. Desclée, 1963, p. 76-81, cité par F. HOHWALD.
772
Sous PEPIN LE BREF, BONIFACE, évêque missionnaire d’origine anglaise, plaide ainsi pour rendre obligatoire
l’information du curé et des parents proches lors d’un projet de mariage : Synode des églises bavaroises, canon 12.
II s’agirait pour lui de vérifier le degré de parenté entre les fiancés (susceptible de rendre les mariages nuls, selon
les degrés constatés en la matière, perspective juridique s’il en est). En 802, sous CHARLEMAGNE, l’Eglise
commence à mettre de plus en plus en avant les conditions juridiques de validité du mariage. On commence à
essayer de rendre publiques les décisions et célébrations de mariage, pour mieux en garantir la validité (voir
SCHILLEBEECKX E., Le mariage : réalité terrestre et mystère du salut, op. cit., p. 237, cité par HOHWALD). En
contrepoint se joue la volonté de moraliser des pratiques contestables, mais aussi de jouer un rôle politique, en
174
En l’espèce, les écrits du PSEUDO-ISIDORE, une compilation de Décrétales pseudépigraphes à
la fois recueillies et composées de toutes pièces près d’Amiens 773, promeuvent une réforme
morale et religieuse au sein de l’Eglise franque, pénalisée par des usages controversés774. A
partir de 845 ces textes, en effet, tendent à faire du mariage une célébration publique dans
laquelle on s’engage de façon indissoluble ; ces écrits seront considérés comme authentiques
jusqu’au XVe s., et donc prendront place dans le décret dit de GRATIEN (1140)775. Ce dernier se
présente comme une tentative de synthèse doctrinale et canonique. Soucieux de concilier les
visions latines et germaniques du mariage, il propose de conjuguer les dimensions juridique et
physique du mariage : ce qui rend le mariage valide est qu’à l’échange des consentements
s’ajoute la copula, l’union des corps776. Dans le même mouvement, l’effort conceptuel intègre au
mariage chrétien des éléments culturels et des usages profanes de droit local (comme la dot), ce
qui constitue un moyen de donner du poids et de l’audience à l’autorité ecclésiale777.

P. LOMBARD, de son côté778, privilégie à la même époque la composante contractuelle


du mariage, qui met en exergue le consentement, conçu ici en deux étapes, selon la coutume
romaine tardive : un échange de consentements pour l’avenir (fiançailles) puis un échange des
consentements pour le présent (noces à l’Eglise). Le rite ecclésial fait dès lors à ses yeux des
conjoints de véritables époux, dans le sens où il figure l’union du Christ avec l’Eglise ;
consommé ou non, le mariage devient de ce fait indissoluble. La vision contractuelle et juridique
(donc aussi sociale) s’articule ici à une approche d’ordre communionnel (dite spirituelle),
touchant à la relation entre Dieu et l’humanité779. En faisant du mariage une icône des liens entre

brisant le monopole sur un rouage social essentiel à l’époque. La valorisation du consentement, juridique, joue à
ce titre un rôle-clef.
773
On appelle Fausses décrétales ou Pseudo-Isidoriana une collection de Décrétales attribuées abusivement à
ISIDORE MERCATOR, lui-même longtemps confondu avec ISIDORE de SEVILLE. Rédigées dans les années 830 et
840, mais antidatées, elles constituent l'une des plus importantes sources de droit canonique médiéval.
774
Il convient cette fois de lutter contre la multiplication des rapts et autres unions secrètes, en faisant célébrer les
mariages en public avec des témoins, et de défendre fermement l’indissolubilité du mariage, tout en revenant sur
les empêchements de parenté, sous couvert de l’autorité ecclésiale, dans un contexte troublé à cet égard. Sur les
problèmes considérables de promiscuité (viols domestiques et incestes), ainsi que les avatars de l’état matrimonial
dans la société franque, voir MATHON G., Le Mariage des chrétiens, t. 1, op. cit., p. 131-133.
775
Le Décret de Gratien est une œuvre collective majeure du droit canonique, rédigée sous la direction de
GRATIEN, religieux italien, dans les années 1140 et 1150. Celle-ci recueille et met en cohérence plus de 3 800
textes, soit les canons dits apostoliques, des textes patristiques, des décrétales pontificales ainsi que des décrets
conciliaires, voire des lois romaines et franques. C’est ce Décret qui forme la base du Corpus juris Canonis publié en
1582, restant en vigueur en Occident jusqu’à la publication du Code de droit canonique de 1917.
776
Voir ADNES P., Le mariage, op. cit., p. 76-81, cité par HOHWALD. Un mariage célébré qui ne serait pas suivi
d’une union des corps pourrait selon lui encore être dissous. En conjuguant consentement et consommation,
l’Eglise se donne le moyen de s’interposer dans les usages courants qui créent des situations de fait qui lui
échappent.
777
Chez GRATIEN, « le don d’une dot et le caractère public du mariage sont considérés comme strictement
obligatoires. La cérémonie doit se faire en présence du peuple. Les fiançailles et le don de la dot, qui étaient
jusqu’alors des affaires juridiques profanes, deviennent par le fait même des actes canoniques et ecclésiastiques. »,
in SCHILLEBEECKX E., Le mariage : réalité terrestre et mystère du salut, op. cit., p. 238, cité par HOHWALD.
778
Ibid. p. 286-290, cité par HOHWALD. P. LOMBARD établit ainsi une liste de sept sacramenta (le septénaire
sacramentel), qui fera autorité et qui inclut le mariage, bien que ne lui soit reconnue aucune efficacité salvifique.
779
Notons qu’une discussion existe au sujet des fondements de l’indissolubilité. X. LACROIX met en valeur une
notion d’indissolubilité intrinsèque, à fondement anthropologique et non purement religieux, sinon confessionnel.
Il conteste que la reconnaissance sacramentelle du mariage, au sens plénier du terme, suffise à asseoir l’idée
d’indissolubilité dans ses valences juridico-religieuses (LACROIX X., « La parole inscrite dans la chair », LACROIX X.
(dir.), Oser dire le mariage indissoluble, Paris, Ed. Cerf, 2001, p. 20-42). La question de l’indissolubilité du lien
matrimonial, d’allure juridique, reste quoi qu’il en soit centrale dans l’approche occidentale du lien matrimonial.
175
le Christ et l’Eglise, P. LOMBARD en présente en définitive l’indissolubilité comme une
conséquence spirituelle, en tant que signe à portée religieuse. Pour autant, cette approche
personnalisante ne peut cacher une visée stratégique, sans s’y réduire non plus.

2.1.2.2 Le mariage comme sacrement : XIIe-XVIe s.

Une dernière ligne de réflexion conclut le processus de sacramentalisation de l’union


matrimoniale. Dans la seconde moitié du XIe s., c’était le concept augustinien de sacramentum
signum, au sens de « signe de réalités comme événements sacrés » qui avait commencé à
influencer la théologie scolastique occidentale, sous la plume de BERANGER de TOURS (1050-
1120) – et donc sous-tendu la pensée de P. LOMBARD. Un siècle plus tard est introduit le
vocable sacramentum dans son sens liturgique, associé à l’idée de « pacte » avec le Christ780. Or,
en 1184, dans le droit fil du 2e concile de Latran, le synode de Vérone s’oppose aux vues
encratiques des Cathares et Albigeois. Pour la première fois dans une telle instance, le mariage se
voit qualifié de « sacrement de l’Eglise » au même titre que le baptême, l’eucharistie ou la
pénitence781. La valorisation de ce dernier résulte ici de préoccupations apologétiques,
doctrinales et identitaires.

Toutefois l’Eglise occidentale bute sur la valorisation spirituelle de la parole engageant


les conjoints devant Dieu, en raison de son regard négatif sur la réalité conjugale. Sa doctrine du
péché originel, d’abord, déprécie moralement tout exercice de la sexualité. Ensuite, les usages
matrimoniaux du moment battent en brèche toute idéalisation. Enfin, la prévalence de l’idée
juridique du contrat, à son apogée avec P. LOMBARD, en vient à limiter l’approfondissement
proprement spirituel du mariage782. Par voie de conséquence, « l’histoire du sacrement de
mariage […] est avant tout celle de sa lente admission à la dignité de signe véritablement
efficace de la grâce », un défi accentué par le pessimisme régnant à cet égard. « Pour les
premiers théologiens scolastiques, le mariage est bien sans doute un signe de la grâce, puisqu’il
est le signe de l’union du Christ avec l’Eglise, mais ce n’est, semble-t-il, qu’un signe purement
figuratif ; il ne serait pas lui-même cause de grâce. Il n’a qu’une fonction médicinale, et ne
concourt au salut que d’une manière négative, en offrant un remède à la concupiscence pour
ceux qui ne peuvent se contenir et vivre d’une vie plus haute. Telle est la pensée d’Abélard (†
1143), celle aussi probablement de Pierre Lombard (qui rédige […] entre 1150-1152) »783.

Comme la question de l’acte conjugal semble poser des problèmes théologiques


insolubles (on n’arrive au mieux qu’à rendre « légitime » l’union sexuelle !), c’est la voie du
consentement qui est privilégiée. De façon juridiste, ce dernier est d’abord mis en relation avec
l’idée d’un contrat : dès lors, se voit nécessitée une expression explicite, prononcée « de vive

Elle articule des spéculations d’ordre philosophique, des raisonnements juridiques, et l’interprétation de motifs
proprement bibliques. Les choix disciplinaires reflètent pour une part aussi des stratégies d’ordre politique.
780
Le mot sacramentum signifie « serment » en latin ; c’est PLINE qui l’utilise pour la première fois pour désigner le
baptême chrétien. Le serment militaire était chez les Romains un rite religieux qui exprimait la résolution du soldat
à défendre l’Empereur jusqu’au sacrifice de sa vie. Les rituels de baptême des premiers temps de l’Eglise prennent
de fait l’allure de « pactes » où l’on s’engage à servir le Christ, désigné par exemple comme Soleil de Justice, au
prix de sa vie ; pour cela le baptême est nommé sacramentum par les chrétiens eux-mêmes. Voir MAZZA E.,
« Pourquoi a-t-on utilisé le mot sacramentum pour désigner les sacrements chrétiens ? », Revue de droit
canonique 60, 1-2., p. 123-138. La question du caractère public de son prononcé est distincte, quoique liée.
781
ADNES P., Le mariage, op. cit., p. 94 et 311, cité par HOHWALD.
782
Voir SCHILLEBEECKX E., Le mariage : réalité terrestre et mystère du salut, op. cit., p. 290, cité par HOHWALD.
783
Les deux citations proviennent d’ADNES P., Le mariage, op. cit., p. 89s, cité par HOHWALD.
176
voix » devant témoins. Le consentement public reçoit, ensuite, la bénédiction sacerdotale, censée
lui conférer un caractère sacramentel (selon ALBERT LE GRAND, notamment). Plus tard,
certains docteurs, comme THOMAS d’AQUIN (1225-1274)784, font valoir que le contrat-
sacrement touche l’intégralité de la vie commune785. Plus qu’un remède, il aide à faire le bien.
On valorise le versant spirituel du consentement des conjoints chrétiens, depuis le départ lié au
sacrement. Dans son harmonique ancienne de « pacte militaire », on l’a vu, ce dernier comportait
une dimension religieuse. Sachant que tout être humain qui contracte un mariage dans le
Seigneur répond à la volonté même de Dieu, c’est cette dernière qui devient dès lors source de
grâce. « Le consentement porte sur la vie conjugale tout entière, mais, puisque le mariage est un
sacrement, les époux veulent aussi, en choisissant ce genre de vie, l’unir à la communauté de
salut qu’il y a entre le Christ et son Eglise. […] En raison du sacrement et de la vertu divine qui
s’y exerce, une communauté spécifiquement humaine devient communauté de grâce »786. Suite à
cette avancée, le mariage peut prendre théologiquement le rang de sacrement. Les conciles de
Lyon en 1274 (dans une tentative de rapprochement des Eglises d’Orient et d’Occident), puis de
Florence en 1439, vont dans ce sens. Mais c’est au concile de Trente que, en réaction aux
contestations issues de la Réforme, le processus aboutit complètement. Le mariage, à présent, est
reconnu conférer « la grâce qu’il signifie. Cette grâce conduit à sa perfection l’amour naturel et
réciproque des conjoints, confirme l’indissolubilité du lien conjugal et sanctifie le couple »787.
La conjugalité se raffermit du fait que c’est en ratifiant l’engagement mutuel des conjoints – et
d’aucuns, à cette époque, veulent les reconnaître comme ministres du sacrement - que Dieu lui
confère une pleine valence spirituelle.

Il restait encore à entériner l’avancée du point de vue canonique 788. Or, cette opération
revint à imposer au droit, donc à tous, une herméneutique du mariage particulièrement religieuse

784
Comme THOMAS d’AQUIN est mort avant d’avoir terminé la rédaction de la Somme théologique (d’où sont
absentes notamment les questions relatives à la pénitence et au mariage), son secrétaire y insère ses
« Commentaires sur les Sentences de P. LOMBARD » complétant ces lacunes, et d’autres encore. Or, si ce dernier
se réfère beaucoup aux Ecritures dans sa démonstration, l’Aquinate a recours presque uniquement au droit
naturel et aux analyses philosophiques (ARISTOTE notamment). Ceci crée une tension dans l’ensemble constitué.
785
Voir MATHON, Le Mariage des Chrétiens, op. cit., p. 246-247.
786
SCHILLEBEECKX E., Le mariage : réalité terrestre et mystère du salut, op. cit., p. 285-286 et p. 295-299, cité par
HOHWALD. En d’autres termes, dans son effort d’articulation théologique tournant le regard vers la dimension
spirituelle, donc eschatologique, de toute vie et foi chrétiennes, « Saint Thomas d’Aquin nous décrit d’une manière
magistrale la relation qu’il y a entre le mariage « réalité terrestre » et le mariage « sacrement ». Dans la réalité du
mariage, Saint Thomas distingue trois aspects : a) ce qu’il appelle la « donnée naturelle » : la tâche de perpétuer la
race humaine qui incombe à la créature ; b) la réalité anthropologique et le devoir du citoyen ; c) le sacrement. […]
En devenant sacrement, le mariage, réalité donnée à l’avance par la nature et projet spécifiquement humain,
devient une « communion spirituelle », c’est-à-dire une communauté religieuse et surnaturelle. La sacramentalité
transporte cette réalité tout entière dans le domaine du salut chrétien. », in ADNES P., Le mariage, op. cit., p. 94,
cité par HOHWALD. A noter que Trente n’a pas voulu explicitement déclarer que le mariage, dans la loi nouvelle,
soit toujours sacramentel (TOXE Ph., « Quand le mariage est-il sacramentel ? », CHAUVET L. -M. (dir.), Le mariage
entre hier et demain, op. cit., p. 87).
787
SCHILLEBEECKX E., Le mariage : réalité terrestre et mystère du salut, op. cit., p. 311-316, cité par HOHWALD.
788
Cette forme juridique du mariage le rendait valide uniquement s’il était contracté en présence du curé, ou d’un
prêtre délégué par lui, et de deux témoins au minimum. Même si la présence du curé restait passive, elle était
nécessaire comme « témoin qualifié ». Cette mesure se voulait une opposition aux mariages clandestins, avec
obligation de publier les bans. Le décret Ne Temere, du 2 août 1907, confirme ultérieurement cette position, qui
concerne tous les catholiques à travers le monde ; elle rend désormais active la participation du curé à la
cérémonie, car c’est lui qui demande et reçoit le consentement des époux. Voir SCHILLEBEECKX E., Le mariage :
réalité terrestre et mystère du salut, op. cit., p. 316-319, cité par HOHWALD. C’est là que s’enracine la réflexion
autour du caractère nécessairement public (devant Dieu et les hommes) du mariage religieux, reconnu dès le
départ en protestantisme alors que le catholicisme validait, sans les encourager, les mariages clandestins.
177
et confessionnelle789. Elle heurtait plus que jamais les aspirations émancipatrices développées
dans l’humanisme puis les Lumières. « Le mariage qui […] avait été considéré comme une
réalité terrestre à vivre « dans le Seigneur », sembla devenir une affaire exclusivement
ecclésiastique, et le « droit naturel » de chaque homme à contracter un mariage légitime fut
limité pour les baptisés, et par ricochet pour les non-catholiques également, par un
commandement supérieur de l’Eglise, qui cependant avait, à l’origine, un tout autre but »790.
L’Eglise semble triompher dans son ambition de s’approprier la gestion de la conjugalité. Le
conflit semblait inévitable, alors même que se développaient d’autres approches chrétiennes du
mariage vouées à exercer une influence réelle en Occident, et que se préparait peu à peu
l’événement révolutionnaire.

2.1.2.3 La réaction de la Réforme et de la société civile

Les objections de la Réforme face aux positions de l’Eglise de l’époque en matière


matrimoniale, même si ces dernières n’étaient pas encore conduites à leur paroxysme par le
concile de Trente, portent en germe la revendication d’une libération face au pouvoir catholique.
Le rigorisme éthique affiché de ce dernier l’autorisait de fait à légiférer pour tous dans un
domaine qui le débordait depuis l’aube des temps, alors même que la rébellion montait.

Aussi les modèles luthérien, calviniste et anglican ont-ils osé questionner les fondements
théologiques mêmes de l’interprétation catholique du mariage. En l’espèce, « comme les
catholiques, les protestants ont retenu les perspectives naturalistes du mariage telles que les
génération et protection mutuelle. Ils ont retenu aussi la perspective contractuelle en tant
qu’association volontaire fondée sur le consentement mutuel. Cependant, […] [ils] ont rejeté la
dépréciation du mariage face au célibat et la célébration du mariage comme un sacrement.
Selon la conception protestante, la personne est trop tentée par la passion peccamineuse pour
renoncer au remède divin du mariage. La vie de célibat n’a pas de vertu supérieure et n’est pas
pré-requise pour le service ecclésiastique. Elle pousse trop facilement au concubinage ou à
l’homosexualité, et empêche l’accès [des laïcs] aux activités de service ecclésial. […]. Le fait de
s’engager dans un mariage ne requiert aucune foi préalable, aucune pureté particulière et ne
confère aucune grâce sanctifiante comme le font les sacrements. A partir de cette remise en
cause commune, les traditions luthérienne, calviniste et anglicane ont construit leur propre
modèle de mariage »791. En quelque sorte, la conjugalité est ici rendue à son exercice civil.
Parallèlement, la société civile privilégie une conception de l’union hétérosexuelle
laïcisée et privatisée, qui rejoint d’un certain point de vue les approches informelles présentes
depuis l’aube des temps. Mais l’institution matrimoniale dans sa dimension historique dite

789 e
« Au début du XVI s., le canon de l’Eglise était la loi prédominante qui gouvernait le mariage à l’Ouest. », in
WITTE J., From Sacrament to contract, Marriage, Religion and Law in the Western Tradition, op. cit., p. 4, libre
e e
traduction de l’anglais. E. Schillebeeckx est plus explicite encore : « En France, aux XVI -XVII s., la législation
ecclésiastique et le droit civil ne sont pas séparés : les décrets royaux sont annexés à la législation canonique. Les
juges civils devaient également appliquer les lois de l’Eglise, et les tribunaux ecclésiastiques devaient respecter les
ordonnances royales. », in SCHILLEBEECKX E., Le mariage : réalité terrestre et mystère du salut, op. cit., p. 324.
790
On peut toutefois en douter quelque peu, eu égard aux analyses ci-dessus. Malgré tout, « grâce à la forme
juridique extraordinaire, l’Eglise a prévu une certaine issue à ce conflit entre le « droit naturel » et la « loi
supérieure ecclésiastique » : les applications en sont cependant limitées à des cas biens déterminés. », in
SCHILLEBEECKX E., Le mariage : réalité terrestre et mystère du salut, op. cit., p. 344-345, cité par HOHWALD.
791
WITTE J., From Sacrament to contract, Marriage, Religion and Law in the Western Tradition, op. cit., p. 4-5,
librement traduit de l’anglais. E. PARMENTIER parle tout de même d’éléments sacramentels (note 1066).
178
contractuelle, se voit aussi actualisée dans le cadre plus large du « contrat social », ce qui
contribue à renforcer encore l’émergence propre d’une culture de la « conjugalité » sociale.

2.1.3. La conjugalité pour la Réforme et les Lumières

J. WITTE évoque ainsi successivement le modèle social luthérien, le modèle d’alliance


calviniste, et le modèle dit « commonwealth » anglican (littéralement, modèle de « richesse
commune »). Après mûre réflexion, nous proposons de traduire ce jeu de mots par « modèle
de communauté de bien(s) commun(s) », qui est à la fois solidaire, inscrite dans un ordre
politique et ouverte à la communion avec Dieu, en Eglise. Il présente enfin le modèle des
Lumières. Notre présentation s’appuiera étroitement sur l’ouvrage de ce chercheur, qui se nourrit
de nombreuses archives de la Réforme encore inexplorées jusque-là792.

Chaque tradition protestante, explique WITTE, a choisi d’assigner prioritairement une


responsabilité envers le mariage à une instance différente, en lien avec son interprétation du
mariage comme union de conjoints insérés dans la société : les Luthériens l’ont attribuée à l’Etat
avant tout, les Calvinistes à l’Etat et à l’Eglise conjointement, et les Anglicans à l’Eglise mais en
tant que soumise à la Couronne Anglaise. Les Lumières la renvoient, elles, aux parties
concernées, censées compétentes pour définir les contrats qui leur importent. Celles-ci doivent
toutefois les concevoir en cohérence avec les règles prévalant dans les sociétés évoluées, comme
le respect de la vie, de la liberté et des intérêts des deux parties, de même que la conformité aux
standards généraux de la santé, de la sécurité et du bien-être en vigueur dans la communauté
humaine évoluée. La conjugalité n’est donc pas envisagée de façon vraiment asociale et
privatisée.

Ce qui retiendra notre attention, à travers les accentuations relatives aux quatre
composantes du mariage, est la manière dont le couple conjugal est pris en compte dans
l’équation. Il s’agit d’identifier quelle place occupent les besoins et désirs des conjoints
respectifs, et quels sont les traits de leur engagement réciproque – sa nature profonde, les
prérogatives, droits et devoirs, qu’il implique – dans le mariage qu’ils contractent. Mais ce qui
importe aussi est la façon dont le couple marié entre en interaction avec ce qui n’est pas
strictement la cellule qu’il constitue : la famille dans laquelle il est inséré (élargie), la famille
qu’il fonde (nucléaire), la société, l’Eglise, Dieu lui-même. Dispose-t-il d’une latitude en termes
de décisions, ou tout est-il codifié d’avance ?

2.1.3.1 Le modèle social luthérien

A partir de 1517, la tradition luthérienne se met à développer un modèle que WITTE


qualifie de « modèle social » du mariage, à partir de la doctrine des deux Règnes. Le mariage y
apparaît comme un état profane relevant du « Règne terrestre de la création », et non un état
sacré relevant du « Règne céleste de la rédemption ». Créé par Dieu, le mariage est orienté
prioritairement en vue de fins humaines, pour satisfaire des besoins concrets dans les vies des
individus et de la société. En ce sens il est remis, au premier chef, dans les mains des membres
du couple concerné, ainsi que de la société où ils vivent : les dimensions contractuelle et sociale

792
WITTE J., From Sacrament to contract, Marriage, Religion and Law in the Western Tradition, op. cit., p. 5-10.
Nous traduisons librement le propos, et parfois, nous l’explicitons aussi ou le résumons, ce qui explique que nous
n’ouvrons pas de guillemets. Mais ce texte fournit bien l’intégralité de l’exposé subséquent.
179
sont mises en évidence. D’un autre côté, l’institution matrimoniale conserve une dimension
religieuse, donc spirituelle : celle-ci révèle aux personnes leur besoin de bénéficier du don du
mariage accordé par Dieu793. C’est, à la fois, une façon de mettre en exergue les besoins concrets
des individus, et de souligner l’aide spirituelle que représente pour eux le mariage, à travers la
société des conjoints qu’elle permet. Le couple en ce sens chemine de conserve avec Dieu, en
« trilogue » : entre conjoints et avec Dieu. Toute personne est, en conséquence, réputée digne et
libre de convoler, à moins qu’elle ne bénéficie du don divin (très exceptionnel) de la continence.
C’est en ce sens au droit civil, et non au droit canonique, que revient la responsabilité de régler le
mariage, administré par les magistrats agissant en tant que vice-régents de Dieu, et compétents
pour le règne terrestre. En tant que réalité terrestre, l’union matrimoniale relève de la
responsabilité de l’Etat, quoiqu’elle reste soumise à la loi divine, au même titre que l’ensemble
du créé. Les ministres de l’Eglise se bornent à conseiller les magistrats794 au sujet de la loi
divine, et à coopérer avec eux afin d’encadrer valablement le mariage. Tous les membres de
l’Eglise, dans le cadre du sacerdoce des croyants, sont de leur côté appelés à conseiller ceux qui
se préparent aux épousailles, sinon à tancer ceux qui songent à la séparation définitive
(annulation voire divorce). Mais l’Eglise luthérienne en tant qu’institution religieuse ne
revendique plus dès lors aucune autorité légale vis-à-vis du mariage, affaire des hommes.

Ce modèle social s’est reflété dans la transformation rapide du droit matrimonial en


Allemagne luthérienne. Des tribunaux civils du mariage y ont remplacé les tribunaux ecclésiaux,
et des lois civiles se sont substituées aux règles canoniques. En outre, les juristes luthériens ont
édité des traités sur le droit conjugal, affirmant et enrichissant l’approche théologique du mariage
selon l’Evangile ; ils espéraient de la sorte inspirer le droit matrimonial germanique.
Tributaires du droit canonique (catholique) dans un certain nombre de domaines795, ces
spécialistes bousculèrent aussi certains usages. Les Luthériens rejetèrent ainsi tous les canons
interdisant le mariage des prêtres et des moines, prohibant ceux qui permettaient à des vœux de
chasteté d’annuler les promesses du mariage, tout en interdisant, en même temps, le remariage
aux ex-épouses de clerc ou de moine. Comme ils déniaient tout caractère sacramentel au
mariage, ils rejetèrent aussi tous les empêchements pour « crime et hérésie », de même que
l’interdiction du divorce comme telle796. Par sollicitude pastorale face au danger moral encouru
par leurs ouailles, les Réformateurs exclurent d’un autre côté beaucoup d’empêchements au
mariage, absents des Ecritures. Ils insistèrent enfin sur la nécessité du caractère public des
mariage et divorce797, afin que l’Etat, l’Eglise, la famille et les croyants en général puissent jouer
pleinement leur rôle dans leur accompagnement.

793
L’apport régulateur du mariage selon le Seigneur est ainsi mis en relief : il contribue à limiter la prostitution, la
promiscuité et d’autres péchés publics. Il apporte l’amour, la tempérance, et autres vertus publiques éminemment
précieuses.
794
Ndlr : à l’époque, ils sont tous chrétiens, mais ils ne sont pas revêtus de la charge proprement pastorale.
795
Les cadres du mariage catholique, tels que les prohibitions contre les relations non naturelles et contre les
atteintes aux fonctions du mariage, demeurent effectifs. Les empêchements retenus sont d’abord ceux qui visent à
protéger le consentement libre et la pureté des mœurs (incluant notamment les interdictions bibliques face aux
mariages entre membres d’une même famille). Les limites qui gouvernent les relations physiques du couple
(interdiction des relations pré conjugales et adultères) ainsi que l’éthique familiale (avortement) viennent après.
796
Le mariage est en effet pour eux la communauté du couple dans le présent, et non une union sacramentelle
dans le Royaume à venir ; là donc où cette communauté est brisée, pour une raison majeure (comme l’adultère ou
la désertion d’un de ses membres), le couple est en droit d’entamer une procédure de divorce.
797
La validité du mariage dépendait donc du consentement parental, de la présence de témoins, de la
consécration ecclésiale et de l’enregistrement (civil), ainsi que d’une bénédiction par le prêtre. Les couples
180
L’approche luthérienne contraste donc avec celle de l’Eglise catholique, surtout après le
Concile de Trente, où cette dernière affirme sa spécificité doctrinale. Le couple conjugal y prend
toute sa place. D’autre part, c’est la composante naturaliste, dans son herméneutique particulière,
qui contribue à valider les composantes contractuelle et sociale du mariage, au nom même du
projet divin. Le fait que LUTHER se soit indirectement mué en législateur civil, vu son influence
dans ce domaine, confirme ce volet socio-politique. Mais la composante religieuse, malgré le
refus de sacraliser l’engagement matrimonial, n’y disparaît pas pour autant (nous y reviendrons).

2.1.3.2 Le modèle d’alliance calviniste

La conception calviniste, de son côté, insère la vision luthérienne dans un cadre plus
large, qui donne la part belle à la composante sociale intégrée dans une vision religieuse,
théocratique, de la société. De fait, six parties interviennent solidairement, d’après elle, dans le
mariage conclu selon la volonté de Dieu : les conjoints, Dieu, les parents, les témoins, le ministre
et les magistrats798. En omettre une seule revient à exclure Dieu de l’alliance conjugale, car il les
a toutes établies dans leurs rôles respectifs. L’alliance calviniste est, elle aussi, fondée dans
l’ordre de la création gouvernée par les lois de Dieu : l’Eternel a créé le mariage comme une
union pour toute la vie entre un homme et une femme en âge et en capacité de se marier. Il lui a
assigné des buts croisés : être vecteur d’un amour mutuel entre l’homme et la femme en forme
d’aide réciproque, permettre la procréation et l’éducation conjointe des enfants, et, enfin, fournir
une protection mutuelle aux époux face au péché sexuel. La conscience et la raison humaines ont
été, bien entendu, mises en mesure de saisir ces enjeux, et la Bible fournit à tous une série de
commandements et de conseils utiles pour adhérer personnellement à cette structure créée, avec
ses trois finalités. La loi morale de Dieu propose quant à elle deux ordres de normes conjugales :
les normes civiles, communes à tous, et les normes spirituelles, réservées aux chrétiens. Deux
ordres de morale conjugale en résultent : une simple éthique du devoir, sans lien avec la foi,
concernant toute personne, ainsi qu’une éthique chrétienne plus élevée, exigée des disciples du
Christ comme attestation de leur foi. Il revient donc à l’Eglise d’enseigner les normes religieuses
du mariage et de la vie de famille, alors qu’il revient à l’Etat de faire respecter les normes civiles
communes799.

Le modèle calviniste conjugue donc étroitement les compréhensions dites contractuelle et


sociale du mariage avec les dimensions naturaliste et religieuse, tout en ménageant des espaces
différenciés, en fonction de la relation entretenue par les conjoints avec Dieu. D’un côté, le
modèle d’alliance confirme les qualités de nature contractuelle du mariage (rôle éminent du
consentement des époux), sans toutefois les soumettre aux préférences des conjoints (ce qui en

projetant de divorcer avaient à annoncer leurs intentions dans l’Eglise et la communauté, et à demander à un juge
civil de dissoudre leur union.
798
Les conjoints prononcent leurs engagements l’un devant l’autre et devant Dieu ; les mariages sont donc des
accords tripartites, Dieu en étant vu comme témoin, participant et juge. Les couples des parents, en tant que
lieutenants de Dieu pour prendre soin des enfants, doivent donner leur consentement. Deux témoins, en tant que
« prêtres pour leurs pairs », servent de témoins du mariage. Le ministre, portant le pouvoir divin spirituel de la
Parole, bénit le couple et l’avertit de ses devoirs spirituels. Quant aux magistrats, recevant le pouvoir temporel de
l’épée, ils enregistrent le couple et le protègent, corps et biens.
799
Cette division des responsabilités se met en place dans la Genève calviniste : pour les causes conjugales, le
consistoire est le premier tribunal ; il doit en appeler aux devoirs spirituels. Dans le cas où les conseils et
admonestations du premier échouaient, les parties sont renvoyées au conseil civil. Il s’agit de les contraindre, en
usant de sanctions civiles et criminelles, à honorer leurs devoirs matrimoniaux.

181
atténue la perspective individualiste et personnalisée) et sans s’y réduire. Le mariage dépend,
certes, pour sa validité et son utilité du consentement libre des époux. Mais il représente plus
qu’un contrat humain, du fait que Dieu représente la troisième partie pour tout mariage-alliance,
et que ce dernier est soumis à l’ordre divin de la création. La liberté du contrat dans le mariage
est, suite à cela, limitée au fait de choisir en conscience le parti à épouser, sans option quant à la
forme ou à la fonction du mariage, une fois l’époux adéquat sélectionné. D’un autre côté, ce
modèle d’alliance confirme les qualités sacrées et sanctifiantes du mariage, puisqu’il est regardé
comme un compagnonnage saint et aimant, une image du lien entre YHWH et son peuple élu,
voire entre le Christ et l’Eglise. Et la perspective théocentrique induit à la fois une sorte
d’obligation conjugale à une vie à deux conforme aux exigences du Règne des cieux, et une
collusion des six parties impliquées dans le processus. Le droit du mariage hérité de l’Allemagne
luthérienne s’est à ce titre complété de lois relatives à la formation, la préservation et la
dissolution du mariage, pour s’assurer que seuls des époux adéquats entrent dans cette alliance,
que seule une conduite droite s’attache effectivement au foyer, et que seuls des époux innocents
puissent dissoudre l’alliance. Le consistoire, la magistrature et la communauté sont finalement
rendus responsables au même titre du fonctionnement convenable de l’alliance conjugale, de
même que du respect effectif des lois morales divines concernant le mariage, dans leurs ordres
distincts. Les rapports entre époux sont placés sous le signe de la soumission féminine.

Le modèle calviniste relativise en quelque sorte la focalisation conjugale du mariage. Il


valorise sa dimension sociale, en la plaçant toutefois sous l’autorité divine, même si le non
croyant n’est pas assujetti aux mêmes exigences que le chrétien. Il souligne ainsi la composante
religieuse de l’engagement matrimonial, jusque dans son déploiement socio-politique.

2.1.3.3 Le modèle anglican « commonwealth »

La tradition anglicane, quant à elle, fournit durant la période tardive des TUDOR et
STUART (soit à peu près entre 1540 et 1640) un modèle encore différent du mariage, the
commonwealth model, que nous traduisons par « modèle de communauté de bien(s)
commun(s) ». Le mariage y représente simultanément un signe gracieux du divin (composante
religieuse), un élément social du Règne terrestre (composante sociale), et une alliance solennelle
conclue avec une personne humaine (composante contractuelle), au nom d’une lecture du projet
créateur (composante naturaliste du mariage). La famille doit servir et symboliser les biens
communs du couple, des enfants, de l’Eglise et de l’Etat tout à la fois. Le mariage a été conçu
par Dieu comme une petite « communauté de bien commun » privée, pour favoriser l’amour
mutuel, le service et la sécurité de l’époux et de l’épouse, des parents et des enfants. Mais il a été
mis au point aussi à la manière d’un terreau800 de la « communauté de bien commun » plus large,
pour enseigner à l’Eglise, à l’Etat et à la société les normes essentielles, chrétiennes et politiques,
de la vie des hommes créés par Dieu. Dans un premier temps, le modèle anglican de
« communauté de bien(s) commun(s) » a servi à articuler et justifier les hiérarchies
traditionnelles, soit l’autorité du mari sur la femme, du parent sur l’enfant, de l’Eglise sur le
foyer, de l’Etat sur l’Eglise. Mais, après trois décennies d’expérimentation du modèle luthérien,
l’Angleterre, au milieu du XVIe s., a rejeté la plupart des réformes protestantes sur le mariage.
Elle en est revenue à nombre de canons médiévaux, toutefois dans une perspective politique
rénovée. Le mariage relève bien de l’Eglise, mais cette dernière est elle-même placée sous
l’égide de la couronne d’Angleterre. Appeler le foyer conjugal une « petite communauté de
800
Anglais seedbed and seminary, littéralement « lit de graines » (semis) et « lieu de semence ».
182
bien(s) commun(s) » (little commonwealth) revient à signaler sa place subordonnée au sein d’une
nouvelle hiérarchie des institutions sociales, qui inclut la « grande communauté de bien(s)
commun(s )» (great Commonwealth). Le foyer se voit dès lors inséré dans un emboîtement
international de services, intégrant les services royal et épiscopal du great Commonwealth. Dans
le droit fil de la stabilité du great Commonwealth public est interdite la dissolution par le divorce
du little commonwealth conjugal et familial.

Cette articulation sociale et ecclésiale a entraîné des répercussions importantes. De même


que le concept politique du Commonwealth anglais s’est vu démocratisé au XVIIe s., ainsi en est-
il allé du little commonwealth conjugal. La hiérarchie traditionnelle à base religieuse entre époux
et épouse, parents et enfants, Eglise et famille s’est vue transformée par un nouveau principe
politique, laïcisé, d’égalité. Les devoirs bibliques réciproques des époux, ainsi que des enfants et
des parents, ont été commués en droits naturels de tout membre du foyer l’un face à l’autre.
L’idée traditionnelle d’un ordre surnaturel créé du mariage, de la société et de l’Etat a rencontré
une conception neuve du mariage, de la société et de l’Etat comme formés par un contrat social
volontaire, élaboré et conclu par les individus dans « l’état de nature » (notion de philosophie
politique). Désormais, exactement comme le Commonwealth anglais pouvait se voir mis en
pièces par la force des armes s’il maltraitait les droits naturels des peuples, ainsi la famille
commonwealth pouvait être dissociée par des procès juridiques si elle maltraitait les droits des
conjoints et des enfants. Exactement comme le Roi pouvait se voir destituer pour des abus sur les
sujets du « grand » Commonwealth, ainsi le paterfamilias pouvait-il être déchu son autorité s’il
se rendait coupable d’abus de pouvoir sur ses rejetons au sein du « petit » commonwealth.

Le modèle de little commonwealth a, en fin de compte, épousé la logique politique


nouvelle de son référent social. En fournissant les points d’appui pour la libéralisation croissante
du mariage anglais au cours des deux siècles ultimes de son développement, il a préparé la
promotion du modèle conjugal contractuel typique des Lumières, qui sort des préoccupations
naturaliste et religieuse d’antan. La conjugalité, dans sa dimension d’autonomie sociale, est
valorisée. Toutefois, le lien matrimonial est plus juridique et politique qu’affectif.

Après le XVIe s., en tout état de cause, les quatre modèles chrétiens de mariage, chacun
avec des variantes locales, restent au cœur du droit du mariage occidental. Ils exercent une
influence qui dépend des aires et des pouvoirs d’influence des communautés qui les ont élaborés
et qui les défendent et les diffusent. La conception catholique tridentine du mariage demeure
dominante en France, en Espagne, en Italie, au Portugal et en Irlande (ainsi que dans les colonies
correspondantes, en Amérique Latine, au Québec, en Louisiane, dans les îles…) ; mais elle se
voit mise en minorité ailleurs. Le modèle luthérien devient prépondérant dans diverses portions
d’Allemagne, ainsi qu’en Suisse et Scandinavie, en même temps que dans les colonies et zones
d’influence respectives de ces pays, comme l’Australie. Le modèle calviniste, arrivé à une
expression forte à Genève, s’exporte ensuite dans les communautés dispersées des Huguenots,
Piétistes, Presbytériens et Puritains, ce qui signifie surtout une expansion aux Etats-Unis. Le
modèle anglican prévaut enfin dans de nombreuses communautés de la Grande Bretagne, et dans
ses colonies outre-océan(s). Les influences puritaines ultérieures joueront un rôle étudié infra.

Le pluralisme en matière même de mariage chrétien se met donc déjà en place dans la
sphère occidentale à partir de la Renaissance. Les droits civils, investis notamment par le
luthéranisme comme dépositaires des responsabilités en matière matrimoniale, se voient

183
transformés par rapport aux cadres médiévaux. Enfin, la confrontation de ces vues avec la pensée
des Lumières se révèle inévitable et féconde : l’Angleterre est en effet en avance sur le continent,
et les penseurs européens du moment s’inspireront partiellement du modèle anglican. En tout état
de cause, dans l’ensemble, ces évolutions font la part belle à l’affirmation de la conjugalité dans
la société.

2.1.3.4 Le modèle contractuel des Lumières

Le modèle du mariage développé par les Lumières, esquissé au XVIIIe s. puis élaboré
théoriquement au XIXe s.801, n’est mis en œuvre dans le droit civil occidental que dans la
deuxième moitié du XXe s. Totalement contractuel, il est plus que jamais centré sur le couple
conjugal sur lequel repose sa mise en œuvre même. « Au XVIIIe siècle, l’Eglise est confrontée à
une situation entièrement nouvelle : le processus de sécularisation, commencé durant les
dernières années du XVe s., s’établit maintenant d’une manière décisive. Les théologiens [ndlr :
tous des clercs et, parmi eux, les canonistes] n’ont plus le monopole de la réflexion sur le
mariage. Peu à peu, d’autres disciplines [ndlr : courants, théories et sciences] vont s’occuper de
cette réalité : l’humanisme, la philosophie et l’Encyclopédie ensuite, plus tard encore,
l’évolutionnisme, l’ethnologie, la sociologie », sans oublier bien sûr le droit dans sa version
civile802. Malgré les résistances (Pie VI par exemple revendique avec virulence l’autorité
exclusive de l’Eglise sur le mariage à la fin du XVIIIe s.), un mouvement puissant de
modernisation s’enclenche.

Dans bien des endroits du continent européen, mais aussi en Angleterre et en Amérique,
des apôtres des Lumières viennent exalter la dimension contractuelle du mariage ; l’essence du
mariage ne réside, pour eux, ni dans un symbolisme sacramentel, ni dans un mode d’alliance à
parties multiples, ni dans un service à rendre à la communauté, même dans une perspective
politique et morale de bien commun. Elle réside dans la simple conclusion d’un marché entre
deux parties, qui désirent entrer ensemble dans une association intime. Les termes de leur
négociation conjugale n’ont été fixés ni par Dieu ni par la nature, ni par l’Eglise ni par l’Etat,
encore moins par la tradition ou la communauté. Ils sont le fruit d’une élaboration due aux
parties elles-mêmes, même si celles-ci doivent rester en accord avec les règles et normes
générales de la vie en société citées supra. Les couples en tout état de cause sont en mesure de
décider seuls de la manière dont ils construisent leurs unions, s’en éloignent, voire les défont.

Forts de ces convictions, les penseurs des Lumières défendent l’abolition des bases
juridiques anciennes qui ajoutent au contrat premier. Ils poussent à la disparition des obligations
du consentement parental, de la consécration en Eglise, comme du témoignage formel requis
pour le mariage. Ils contestent même l’impératif de la monogamie hétérosexuelle803. Ils en
appellent de surcroît à l’égalité absolue des époux dans tous les domaines, y compris
économique (droit identique à négocier des contrats, commercer, participer au marché du
travail). Ils poussent à ce que les lois d’annulation et de divorce, réunies, soient gérées par les
Etats exclusivement. La maltraitance parentale doit, pour eux, être sanctionnée, et l’Etat doit
prendre le relais, si nécessaire, pour protéger l’intégrité physique et morale des enfants.

801
Nous sommes pour ce paragraphe presque entièrement redevable à WITTE, que nous suivons pas à pas, pour
une grande part en le traduisant librement (op. cit., p. 10-12), ainsi qu’à HOHWALD (op. cit.).
802
SCHILLEBEECKX E., Le mariage : réalité terrestre et mystère du salut, op. cit., p. 324-327, cité par HOHWALD.
803
Cela surprend, mais ce n’est même pas un anachronisme, si l’on en croit WITTE, très documenté à ce sujet !
184
En France, les idées nouvelles exercent une influence dès la fin du XVIIIe s.804.
Cependant cet « Evangile contractuel »805 se révélait trop radical pour modifier l’ensemble des
lois au XIXe s., bien qu’il ait rapidement induit plus de protection pour les femmes et les enfants
dans leurs personnes et leurs biens. Son impact s’est surtout mesuré dans la seconde moitié du
XXe s. Aux Etats-Unis d’Amérique, où elle se déploie prioritairement, la transformation
commence lentement au tournant du siècle, gagne du terrain pendant le New Deal (1933-1938) et
avance à grands pas à partir des années 1960 et suivantes. Au début du XXe s., une série de lois
est adoptée pour régler ensemble les formalités du mariage et du divorce. On s’occupe alors du
droit de propriété conjugal, de la violence envers les épouses, des pensions alimentaires. On
envisage diverses questions touchant aux enfants : leur soutien, leur éducation, leur adoption, la
maltraitance envers eux, la délinquance juvénile, et d’autres sujets de ce type. Les conséquences
en sont majeures : il devient plus aisé de contracter, mais aussi de dissoudre un mariage. Les
femmes bénéficient de plus d’indépendance dans leurs relations hors de la famille, et les enfants,
d’une meilleure protection contre les manquements de leurs parents, ainsi que d’un accès facilité
à divers droits. L’Etat se substitue peu à peu à l’Eglise pour la vie dite « privée ».

S’accentue aussi une conception de la famille dans laquelle les volontés et désirs des
conjoints deviennent premiers : ni l’Eglise, ni la communauté locale, ni les pères des mariés ne
peuvent plus passer outre l’expression raisonnable de la volonté du couple. Durant les trente
dernières années du XXe s., la vision des Lumières en est arrivée aux USA à sa plus complète
traduction institutionnelle. Les contrats prénuptiaux, déterminant à l’avance les droits et devoirs
respectifs des parties pendant et après le mariage, ont acquis une grande importance. Les lois de
divorce par consentement mutuel, sans invocation obligatoire d’une faute, se sont répandues
dans presque tous les Etats américains. La requête légale du consentement parental et des
témoignages pour le mariage est devenue lettre morte. Or, cette orientation a gagné l’Europe, à
différents rythmes, selon les cultures locales plus ou moins imprégnées de catholicisme tridentin.

On constate que, de manière générale, le contrôle étatique occidental s’est fait de plus en
plus discret en ce qui concerne la vie de couple, tant que ne s’y exerce pas de violence manifeste.
Ainsi, les relations intimes consensuelles entre adultes, même hors mariage, ne font plus l’objet
de réglementation (si ce n’est d’éventuelles restrictions quant à la consommation de la
prostitution, selon les législations). Cependant les conduites de type non consensuel et asociales
sont de plus en plus objets de sanction, jusque chez les couples mariés806 : l’Etat punit ainsi
sévèrement ceux qui lèsent les intégrités physiques, voire psychologiques, dans l’intimité.

804
Ainsi, peu avant la Révolution Française, Louis XVI signe l’Edit de tolérance, qui institue l’Etat Civil : se voient
instaurées pour les personnes non-catholiques, des formes et des règles laïques, encore proches des positions
804
tridentines . Enfin, l’Assemblée Législative institue en 1792 le mariage civil proprement dit. Les registres de
mariage passent de l’Eglise à l’Etat, qui les confie aux municipalités. Le maire de la commune devient donc
l’Officier d’Etat Civil (dans d’autres pays occidentaux, le rôle est éventuellement tenu par un juge). Le Code Civil
er
promulgué sous Napoléon 1 , le 21.03.1804, n’inclut plus de définition des fins du mariage, ne fait plus mention
de la consommation charnelle, et n’impose pas l’indissolubilité. Quant au divorce, introduit concomitamment, il
est supprimé en 1816 sous la Restauration, puis rétabli par la loi Naquet en 1884.
805
Expression de WITTE lui-même.
806
Beaucoup de tribunaux étatiques ouvrent désormais leurs enceintes à des causes civiles et criminelles telles que
maltraitance sur enfants, viol conjugal, fraude d’un des conjoints vis-à-vis de l’autre, voire détournement de fonds
lésant un conjoint ou un enfant, et aussi, tout simplement, « conversion » (c’est-à-dire, en droit, procédure par
laquelle un époux séparé de corps sollicite du tribunal le prononcé d’un jugement de divorce).
185
En somme, aujourd’hui, l’idée de contractualité privatisée, en filigrane depuis l’Antiquité
romaine quand un homme et une femme s’unissaient par le mariage, a pris le pas sur les
composantes naturalistes et religieuses à coloration chrétienne. Le droit moderne s’inscrit dans le
cadre de normes sociales expurgées de toute référence confessionnelle. Celles-ci sont envisagées
dans un prisme individualiste, avec une focalisation exclusive sur le respect des personnes, de
leurs droits et de leur liberté. C’est ce qui justifie l’interventionnisme étatique pour les questions
de mœurs et de comportements répréhensibles au sein des familles : les citoyens sont protégés
les uns des autres dans leur droit à vivre leurs choix, mais leur liberté s’arrête à celle des autres.
Prétendre, cependant, que cette approche s’affranchirait de toute représentation du monde
donnée, donc de toute métaphysique, serait une erreur de perspective. Elle témoigne d’une
anthropologie liée à une approche du monde que l’on peut qualifier de matérialisme pratique, en
quelque sorte « agnostique ». On n’interdit pas aux gens de croire, mais ce croire n’a plus à
informer la vie sociale, ni à régenter la vie des personnes de façon autoritaire. La vision
« laïcisée » du monde, pensée comme neutre, devient la seule recevable socialement ; toute
régulation s’y réfère.

Les pratiques actuelles de la vie à deux, de fait, honorent au plus haut point la
revendication de conjoints attendant de leur engagement respectif la satisfaction d’attentes
personnalisées. L’assouplissement extrême des cadres juridiques de la vie partagée permet la
singularisation des situations. Dans un grand nombre de pays occidentaux, la législation offre de
nombreuses formes de contractualisations de la vie de couple non matrimoniales, voire
quasiment tacites807. Elle garantit, souvent, des droits similaires aux couples de même sexe. En
somme, le couple électif, aussi bien pour sa formation que pour sa perpétuation, en vient à se
suffire à lui-même, hors de tout appui public. Le revers est, éventuellement, la non protection
face aux agissements unilatéraux brisant le lien conjugal ; les blessures affectives sont à faire
passer à pertes et profits, pour les conjoints lésés comme pour les enfants meurtris.
Face au droit canonique et civil, l’évolution traduit la formulation suggestive de X.
LACROIX retraçant l’évolution des représentations au sujet du mariage : « Puisque nous
sommes mariés, aimons-nous » (XVIe-XVIIIe s.) ; « Puisque nous nous aimons, marions-nous »
(fin XVIIIe-XIXe s.). « Puisque nous nous aimons, pourquoi nous marier » (XXe s.)808 ?

2.1.4 La promotion de la notion de couple en modernité occidentale

Pour comprendre les raisons de la promotion de l’idée de couple électif avec ses
conséquences ultimes ci-dessus esquissées, il faut enfin dépasser la seule histoire des efforts de
formalisation de l’union adulte, en société et en Eglise, pour s’intéresser à des influences
étrangères au droit et à la foi. Des phénomènes culturels, historiques, économiques et politiques
divers, que l’Eglise n’initie pas, viennent changer les pratiques sociales. Toutefois, à certains
égards, la contribution chrétienne y collabore, les prépare même, ou y fait écho, sans toujours, il
faut le dire, en avoir conscience voire l’admettre. Les valeurs nouvelles gagnent en effet les
fidèles, même si les rites changent peu ; l’évolution même de la pensée doctrinale, valorisant de
plus en plus la dimension de consentement et le lien conjugal, en est un signe indubitable.

807
En témoigne la pratique administrative, controversée juridiquement, de la production de certificats de
concubinage. Les unions libres ouvrent ainsi à des droits sociaux. Les « pactes » civils sont conçus comme des
« mariages faibles », moins contraignants, mais assortis tout de même de droits et de devoirs.
808
LACROIX X., Le mariage tout simplement, Paris, Ed. Atelier, 1994, p. 17.
186
2.1.4.1 L’émergence de la notion de couple en Occident

Nous allons de quelle façon l’idée occidentale de couple se voit aussi associée à celle
d’une relation amoureuse choisie. Selon les chercheurs809, l’idée d’un amour affinitaire et
durable entre un homme et une femme serait, en Occident, issue de la tradition littéraire de
l’amour courtois née et développée en France au XIIe s.810. Ce n’est pas un hasard si « c’est […]
vers 1150 que sont attestées les premières utilisations du mot couple dans le sens qui nous
intéresse »811. Non que l’amour ait été totalement absent jusque-là de la vie partagée adulte, on
l’a vu812. Mais le courant courtois développe une idée neuve de la relation amoureuse. Celle-ci
ne se réduit pas à l’attirance puissante, de nature surtout physique, et souvent éphémère,
rapprochant deux jouvenceaux ; elle ne se restreint pas non plus à une aimable « affection
conjugale813» faite de respect, commandée par un mariage qui ne l’avait ni pour but ni pour
fondement ; elle n’est pas davantage limitée à une liaison passagère et passionnée entre deux
amants libres, voire adultères.

Elle induit de façon innovante l’idée que le lien amoureux électif existe entre deux êtres
qui y sont disposés. Il est fait pour durer, en raison même des sentiments profonds qu’il fait
naître. Souvent il n’induit pas de consommation physique814, mais il autorise de soi le plein
épanouissement de sa charge émotionnelle, artistique, voire héroïque, au sens chevaleresque du
terme. En cela, « l’amour courtois, bien qu’il se développe dans l’adultère, n’est pas contre
nature : il permet même d’accéder à l’amour en ce qu’aimer et être aimé deviennent corrélatifs.
Il est donc la conquête de l’égalité dans l’expérience nécessaire à l’amour. […] La sexualité, dès
lors, ne peut se concevoir que dans un désir d’infini et d’éternité : elle est signe, mais jamais fin,
seul l’amour est fin. Ainsi, un tel amour se fait-il durable à vie et fidèle »815, à distance de tout
projet procréatif. Ce qui frappe de même dans cette tradition est la rencontre, déjà, entre le
champ de l’expérience amoureuse et le champ de l’expérience spirituelle. Plusieurs influences
convergent autour de la naissance de la fin’amor816. Mais la veine néoplatonicienne, ainsi que la

809
FUCHS E., Le désir et la tendresse. Pour une éthique chrétienne de la sexualité, Paris, Ed. Albin Michel/Labor et
Fides, 1999, p. 153.
810
PASINI W., Eloge de l’intimité, Paris, Ed. Payot et Rivages, 2002, p. 163 : « La passion amoureuse a été
e
admirablement décrite dans les romans d’amour courtois du XII siècle. C’est à cette époque que naît le mythe de
Lancelot, tout entier attaché à conquérir une dame inaccessible, ainsi que la légende de Tristan et Yseult, histoire
d’amour courtois également riche de passion et d’éléments dramatiques ». Une nouvelle fois nous nous appuyons
sur les éléments historiques fournis par HOHWALD, dans sa thèse, p. 140-148, mais aussi sur des investigations
personnelles.
811
WALCH A., Histoire du couple en France, de la Renaissance à nos jours, Paris, Ed. Ouest France, 2003, p. 9. Selon
e
l’historienne, le dictionnaire de Trévoux dans son édition de 1752 (la 5 ) précise : « Couple se dit aussi de deux
personnes unies ensemble, ou par amour, ou par mariage ; mais alors il est masculin », pour le distinguer du mot
féminin désignant le lien avec lequel on « attache une paire d’animaux ». On relève l’alternative suggestive ou/ou.
812
Outre la documentation égyptienne sur le mariage d’amour, évoquons ANDROMAQUE et HECTOR dans l’Iliade,
PENELOPE et ULYSSE dans l’Odyssée, de nombreux héros de la Néa grecque et de la comédie latine, les très jeunes
er
couples du roman grec des origines (autour du 1 siècle), les personnages historiques comme TITUS et BENENICE
voire ANTOINE ou CESAR et CLEOPATRE, sans parler de la célébration littéraire de couples unis tels que ceux de
PLINE Le JEUNE et de son épouse, sinon de SENEQUE et de PAULINE (c’est l’époux qui s’exprime dans ses écrits).
813
Elle est appelée affectio maritalis dans le droit romain et affectio conjugalis au Moyen-Age. Nombreuses
références, dont NOONAN J., « Marital Affection in the Canonists », Studia Gratiana 12, 1967, p. 479-509.
814
« Et l’absence d’union, dès lors, devient langage de l’union. L’union idéale se fait langage en un temps où la
sexualité est bien loin de l’être. », in « Mariage », Encyclopædia Universalis, corpus 14, Paris, 1995, p. 549, cité par
HOHWALD [sic]. Voici les auteurs : CLÉMENT C., LABRUSSE-RIOU C., MÉTRAL-STIKER M.-O.
815
FUCHS E., Le désir et la tendresse ; pour une éthique chrétienne de la sexualité, op. cit., p. 155.
816
La littérature courtoise, développée en France, trouve son origine dans l'Antiquité, tout en conjuguant des
influences orientales liées au retour des Croisés et la tradition arabo-andalouse, sans oublier l’inspiration celtique.
187
tradition orientale préislamique à la confluence d’influences assyriennes, babyloniennes,
persiques, hébraïques, égyptiennes (où sont, nous l’avons dit, attestés des mariages d’amour), et
chrétienne orientale, l’expliquent à divers titres. Elle se voit particulièrement développée par le
poète chiite IBN AL RUMI au IXe s. Fils de chrétien, il se fait le chantre d’une théorie de
l’amour décliné en trois niveaux. Inspiré par ARISTOTE et les astrologues grecs et orientaux, il
présente l’amour-lien, ou amour-communion, comme le degré suprême d’une triade dans
laquelle l’amour reçu et voué à un Dieu créateur tient toute sa place817. La culture mozarabe818 en
porte aussi la trace.

A noter toutefois que, dans ce cadre culturel, comme l’amour reste souvent platonique
(bien que son expression ne le soit nullement), il ne bouscule pas vraiment les conventions
sociales : le système patriarcal reste sauf à l’intérieur des cadres matrimoniaux traditionnels.
D’un autre côté, ce type d’amour idéalisé ne se confronte ni au quotidien, dans sa pesanteur et sa
répétitivité jusque dans l’union sexuelle routinière, ni à l’accueil de l’enfant comme fruit de la
communion des corps, des âmes et des esprits. C’est peut-être du reste ce qui l’allège, étant
donné le danger couru par les jeunes mamans au moment de donner naissance à un enfant (pour
elles, et pour lui), et la mobilisation que supposent les soins à l’enfant, diminuée cependant dans
les milieux aisés avec l’aide d’une nourrice, et de domestiques. Cet amour idéalisé, conçu en
France dans le cadre conventionnel d’une cour stéréotypée, traduit, d’un certain point de vue, un
idéal aristocratique qui ne s’adresse pas aux petites gens. Mais celui-ci devient pour tous un rêve,
dont les contes de fées (d’où les figures princières et royales) se font sans doute l’écho lointain.

Néanmoins, il va de soi que la construction et la diffusion d’un système de


représentations renouvelé traduit nécessairement des évolutions souterraines, et interagit à son
tour sur les mentalités. Se voient revalorisées la place et l’image de la femme, bien mises à mal
par la misogynie occidentale foncière, véhiculée en christianisme depuis le temps des Pères819.
Cette promotion est, de fait, indispensable pour faire naître le couple, comme nous l’avons
envisagé plus haut. Une autre étape décisive dans l’affirmation de la valeur du couple est la
dimension personnalisante du vis-à-vis conjugal. Elle est mise en exergue à une époque difficile
sur le plan socio-économique dans plusieurs pays européens, et la France notamment. « Au XVIe
siècle, le couple s’impose dans une société particulièrement rude où l’attribution des rôles et des
tâches en fonction du sexe peut seule permettre au plus grand nombre de survivre. Le couple
apporte un mieux-être aux individus qui, isolés, seraient voués à la plus extrême misère. Il les
aide à s’insérer dans le tissu familial et social, les intègre dans un réseau de solidarités et leur
donne leur place dans la société. L’Eglise et le pouvoir royal, cherchant à contrôler étroitement
les conduites et les mœurs, réussissent à imposer le mariage monogame et indissoluble. Ils

La fin’amor, c’est-à-dire l’amour parfait et délicat, constitue le noyau central de la « courtoisie », un art de vivre
fondé sur le raffinement, le don de soi et la loyauté. La fidélité à une Dame choisie et célébrée, l'art de bien parler
et de chanter avec charme, la politesse, la générosité s'opposent, d'une part, aux manières grossières des
guerriers, et deviennent, d'autre part, le signe identifiant de la classe aristocratique.
817
Voir BROGNIET E., « L’influence des poètes arabes préislamiques sur la naissance de l’amour courtois chez les
troubadours de langue d’oc », 2011, site www. arllfb.be, consulté le 15. 02. 2015.
818
Hispano-wisigothe primitive, cette culture est celle des chrétiens installés en terre andalouse conquise par les
armées musulmanes à partir de 711. Elle s’exprime dans une langue romane transcrite en caractères arabes.
819 e
Voir p. 65 et note 1509. Le long poème Le Roman de la Rose, best-seller du début du XIII s. reste l'un des
derniers écrits à coloration courtoise. Mais après un début prometteur, il dénote une misogynie aux accents
traditionnels, mêlés à des arguments relevant de la critique sociale. Même si deux rédacteurs différents se
relaient, d’où le changement de perspective, sans doute, cette orientation négative renvoie aux préjugés tenaces
élaborés en chrétienté, et évoqués à la fin de l’alinéa 1.2.1.2.
188
développent avec soin des recommandations qui vont fonder le mariage sur des valeurs
montantes, telles le dévouement, le sens de l’autre, la charité et l’amour, créant ainsi les
conditions pour que s’épanouisse la vie conjugale »820. On n’est pas dans l’union romantique,
loin s’en faut, mais l’on se rapproche d’une qualification plus humanisante et existentielle du
rapport intra-matrimonial.

Dans des pays européens placés sous l’influence protestante, une valorisation du mariage
stable et spirituellement orienté s’exprime aussi, nous l’avons vu. Se rencontrent ainsi plus
largement des nécessités concrètes et une stratégie ou une conscience ecclésiale trouvant des
accents particulièrement en phase avec l’enseignement éthique chrétien. Et progressivement, la
coïncidence entre des besoins sociaux et la quintessence d’un discours religieux, élaboré et affiné
au fil des siècles dans le cadre de la construction progressive de la notion de personne, suscite
une culture nouvelle en Europe.

En tout état de cause, s’« il a fallu des siècles pour que la relation conjugale prenne le
pas sur les considérations liées aux stratégies familiales et aux impératifs économiques », on a
pu prendre désormais l’habitude de décrire, « depuis l’amour courtois du XIIe s., […] une lente
évolution de nos sociétés, qui de « parentales » seraient devenues « conjugales » »821.

2.1.4.2 La naissance de la civilisation conjugale

La synergie nécessaire à la naissance de la civilisation conjugale en France, suivie de sa


propagation en Europe, se produit en définitive à partir des XIVe - XVe s., au confluent de
mutations géopolitiques majeures dont la combinaison successive déploie le modèle nouveau.
« Les fluctuations démographiques et la normalisation des conduites souhaitées par l’Eglise et
par l’Etat vont entraîner une réévaluation du couple. A la nécessité sociale de repeupler les
campagnes après les pestes, vers 1440, vient s’ajouter par la suite un climat moral moins
permissif pour ce qui est des conduites sexuelles hors mariage et une nécessité de gérer au plus
près un monde devenu démographiquement plein. Cette préoccupation se remarque chez les
prédicateurs des XIVe et XVe s., pour qui la luxure et le concubinage sont les deux fléaux contre
lesquels l’Eglise doit lutter.[…] On se dirige donc progressivement vers une reconnaissance de
l’entité couple dans toutes ses dimensions […]. Elle a gagné ensuite l’Europe pour s’épanouir
pleinement au début du XXe s. Cependant […] le renforcement [du] statut social [du couple] ne
sera un phénomène évident qu’à partir du XVIIIe s.822, lorsque les codes de galanterie empruntés
à la vie de la Cour seront mis en usage. Pour contrer ceux qui étaient partisans d’autoriser les
dissolutions d’unions, les théologiens catholiques ont été conduits [enfin] à valoriser le lien
religieux et sacré entre les conjoints »823.

En catholicisme, à partir du XVIe s., c’est de fait comme des « laïcs pieux » appelés à
devenir des « moines vivant dans l’espace domestique » que les époux chrétiens sont encensés, à
distance d’affections par trop démonstratives824. Cette vision, encore marquée par la tradition

820
WALCH A., Histoire du couple en France, de la Renaissance à nos jours, op. cit., p. 13.
821
WALCH A., ibid., p. 9.
822
Ndlr : la famille conjugale (ou nucléaire) représente seulement 5 % des foyers en 1690 en Rouergue, mais 51 %
e
en 1745, 76 % en 1778 en Artois et 98 % des foyers urbains à la fin du XVIII s. Voir « En famille : de l’héritier à
l’enfant chéri. Après l’Emile. », KAYSER C., SALMON X., HUGUES L. (coll.), l’Enfant chéri au siècle des lumières,
Louveciennes, Ed. L'Inventaire, 2003, p. 13-29.
823
WALCH A., La spiritualité conjugale…, op. cit., p. 27.
824
Voir WALCH A., Histoire du couple en France…, op. cit., p. 69.
189
occidentale de méfiance vis-à-vis du matériel et du corporel, contribue toutefois à mettre en
valeur le lien conjugal, assumé et vécu en conscience comme un chemin de salut et de
sanctification impliquant les conjoints au premier chef. Un des signes de cette estime est la
fixation tridentine de la doctrine sacramentelle sur un aspect-clef : ce sont les époux eux-mêmes
qui sont déclarés ministres du sacrement. Les théologiens et moralistes chrétiens, en
approfondissant de plus la théorisation du type de lien unissant des époux chrétiens dans le cadre
du mariage, en favorisent une approche de plus en plus personnalisante. C’est pour eux
désormais un « amour », né « de la réciprocité des services rendus, de la volonté commune de
faire couple et du respect des devoirs »825. On notera aussi l’insistance d’ERASME qui préconise
la rupture des unions mal assorties entre jeunesses et époux âgés, où aucune volonté commune
de vie partagée ne peut être reconnue et où la réciprocité pose question826. L’exégèse protestante
insiste de son côté sur le vis-à-vis entre conjoints et sur l’initiative humaine en termes de
conclusion d’un mariage. La propension commune de la vision réformée du mariage à mettre en
rapport la societas familiale avec les impératifs de la vie politique, notamment dans les modèles
calviniste et anglican, situe aussi le couple dans sa responsabilité sociétale. Ce dernier,
notamment en tant que couple parental, est investi d’un rôle important à son échelle ; la dignité
de celui-ci est en cela respectée dans son champ propre, même si ce n’est pas dans une
perspective amoureuse essentiellement, qui viendra ultérieurement avec MILTON (nous y
reviendrons).

La culture nouvelle dans la société civile se perçoit, de son côté, dans la littérature
développée en France, son berceau historique, spécialement à propos de la nature du lien
conjugal. Dès le XVIe s. s’élèvent des voix discrètes, mais militantes, défendant le libre choix du
conjoint, y compris pour les jeunes filles827. Le XVIIe fait entendre les révoltes d’un
MOLIERE828 contre les mariages dissymétriques imposés aux jeunes filles ; en contrepoint,
CORNEILLE débat du conflit entre l’amour et le devoir, tandis que RACINE explore les ravages
de la passion amoureuse. Au siècle suivant, MARIVAUX, auteur du Jeu de l’Amour et du
hasard, insiste sur la nécessité d’une attraction-élection entre futurs époux829. Les auteurs
dramatiques et les romanciers exaltent volontiers les tendres sentiments, même si un soupçon à
coloration misogyne continue de régner sur les intentions véritables des femmes amoureuses
(manœuvres ou sentiments réels ?)830. En retour, les jeunes femmes s’arment contre des
transports masculins éventuellement éphémères, attentives aux tempéraments dominateurs qu’ils
peuvent dissimuler. Il leur faut, pour que leur destin soit moins douloureux et incertain, que leur

825
WALCH A., ibid., p. 62.
826
Voir WALCH A., ibid., p. 22.
827
L. LABE, épouse respectable d’un mari âgé, avoue ainsi sa passion juvénile pour un homme dont elle ne dévoile
rien par ailleurs, et elle défend l’idée d’un mariage d’amour dans son Débat de Folie et d’Amour en 1555. Elle est
suivie par MARGUERITE DE NAVARRE avec l’Heptaméron, alors même que la culture ambiante déprécie le mariage
et les épouses, considérées au mieux comme des servantes, vilipendées, voire battues : voir WALCH A., Histoire du
couple en France…, op. cit., p. 16-23.
828
L’Ecole des Femmes dénonce le caractère scandaleux du mariage d’un barbon avec sa nièce de seize ans. De
façon générale, la veine comique de Molière débusque autant les égoïsmes libidineux de faux dévots et autres
tuteurs suspects que le ridicule de bourgeois entichés de marquises, qui singent maladroitement les
gentilshommes, sans oublier les aristocrates qui se marient, de leur propre aveu, « par amour (intéressé) pour leur
futur beau-père » : voir WALCH A., Histoire du couple en France…, op. cit., p. 89-91.
829
Voir Acte premier, scène II - Orante : « J’arrêtai ce mariage-là avec son père […] ; mais ce fut à la condition que
vous vous plairiez à tous deux, et que vous auriez entière liberté de vous expliquer là-dessus ». Lisette « Un duo de
tendresse en décidera, comme à l’Opéra : vous me voulez, je vous veux, vite un notaire ! Ou bien m’aimez-vous ?
Non, ni moi non plus, vite à cheval ! ».
830
Ibid., p. 83-84.
190
époux, quoi qu’il arrive, consente à conserver les traits d’un « chevalier servant » vis-à-vis
d’elles. Alors que rien ne l’y contraint socialement, il doit renoncer à revêtir les oripeaux
détestables du mari tyrannique, distant et intéressé qu’elles redoutent par-dessus tout.

C. LEVESQUE, à la fin du XVIIe s., dénonce en effet les grands travers affectant les
foyers de son temps : le libertinage aristocratique, qui éloigne les conjoints et les mène à
l’indifférence mutuelle831 ; la mesquinerie bourgeoise, source de querelles sans fin entre époux
sur des détails domestiques ; et enfin la grossièreté des gens du peuple, non exempte de violence
physique et verbale infligée au quotidien. Et ce, d’autant plus que l’engouement pour la vie
conjugale s’accompagne, dans la bourgeoisie tout au moins, d’une claustration renforcée de la
femme dans le foyer domestique, préfigurant un mouvement qui va s’accentuant jusqu’au
XXe s.832. On peut déceler dans cette critique l’aspiration à un équilibre différent, où chacun
puisse s’épanouir réellement. On comprend ainsi que MADAME de SCUDERY, auteur de la
« Carte du Tendre » invite les jeunes filles avisées à rester célibataires plutôt qu’à convoler, si
elles ne parviennent pas à rencontrer l’homme de leurs rêves ! Qu’elles demeurent alors dans la
vertu, c’est-à-dire en partageant une amitié tendre et chaste avec quelques amis choisis. Son
propos vise à fonder résolument l’union conjugale sur « l’autonomie féminine qui évacue la
notion de pouvoir et se fonde sur l’intersubjectivité amoureuse. C’est un projet de société tout à
fait neuf élaboré ensemble par des hommes et des femmes. »833. Il est à noter que cette femme
parvint à vivre une relation tendre et bienfaisante durant quarante ans avec P. PELLISSON. Leur
couple équilibré incarne dès lors un rapport interpersonnel idéal, jugé fort utopique à l’époque.

Au siècle suivant, l’aspiration au sentiment amoureux s’étend progressivement aux


milieux populaires, notamment à la campagne. L’atmosphère sensible des Lumières avec ses
sentiments distingués et policés se diffuse ; la vague de la « romance »834 gagne les cœurs. Dans
cette évolution, la place de la femme s’affirme ; le « nous » en construction reflète l’évolution
qui a gagné l’Angleterre plus tôt déjà835. Par ricochet, les mésententes conjugales - qui ne
peuvent se résoudre que par une séparation de corps sans remariage possible - abondent,
notamment dans le cas de veuvage antérieur, en raison de la présence d’enfants du premier lit qui
troublent l’entente du couple ultérieur836. Il s’avère aussi que le pouvoir de l’argent fait plus que

831
Dans les milieux aristocratiques, les jeunes filles sont en effet mariées entre seize et vingt ans à des époux plus
âgés qu’elles d’une bonne dizaine d’années, souvent engagés déjà dans des aventures sentimentales. Les intrigues
de cour poussent même certains couples à des stratégies de séduction de la part de l’un ou de l’autre de leurs
membres, les époux trompés acceptant leur sort par intérêt. Voir WALCH A., Histoire du couple en France…, p. 97.
832
Voir MARTIN C., Espaces du féminin dans le roman français du dix-huitième siècle, Oxford, Ed. Voltaire
Foundation, 2004. L’auteur confirme l'apparent paradoxe d'un siècle féru d’un espace féminisé, sans que, pour
autant, cette situation réponde à un pouvoir réel de la femme dans l'espace public, et même domestique. C’est
e e
toujours vrai en bourgeoisie au XIX et XX s., alors que les nécessités économiques mobilisent différemment les
ouvrières (souvent à domicile il est vrai…) et les paysannes : voir WALCH A., Histoire du couple en France…, p. 166.
« Ainsi sont illustrées les contradictions et la tension entre les sphères privée et publique de cette période, tension
qui sera résolue au profit du privé, de la quasi-sacralisation de la demeure et d’une accentuation extrême de la
spécification des rôles féminin et masculin. Désormais, le politique et le public vont appartenir à l’homme, tandis
que le privé et le domestique deviennent les territoires de la femme. », in SERFATY GARZON P., Chez soi. Les
territoires de l’Intimité, Paris, Ed. Armand Colin, 2003, p. 36.
833
WALCH A., Histoire du couple en France…, op. cit., p. 88.
834
Au départ, genre littéraire (poème typique de la littérature espagnole) puis musical (« chanson tendre »), la
romance en vient à désigner une histoire d’amour réelle, empreinte de sentimentalité. Elle devient en même
temps un sous-genre de la littérature populaire, un produit commercial de plus en plus florissant.
835
WALCH A., Histoire du couple en France…, op. cit., p. 112.
836
WALCH A., Ibid., p. 129.
191
jamais ressembler le mariage bourgeois béni par l’Eglise à un marchandage de dot837, donc à une
geôle, dans la mesure où les époux ne partagent aucune valeur commune, ce dont souffrent
surtout les épouses. C’est ce que développent notamment les analyses balzaciennes sur ce sujet.
G. SAND résume ainsi de façon lapidaire l’hypocrisie déployée face aux jeunes filles, dans une
stratégie sociale qui trouve d’ailleurs dans les éducateurs catholiques un appui efficace : « Nous
les élevons comme des saintes et nous les livrons comme des pouliches ».

Toutefois se développe, à la fin du XIXe s., la conviction que l’épouse, loin de rester
ignorante, confite en dévotion et passive sexuellement, doit s’instruire, et même se muer en
séductrice face à son époux838. Le changement de perspective est ici manifeste : le sentiment
amoureux s’entretient, se nourrit et se partage, il est le fruit d’un échange effectif à horizon
humain, et non seulement tissé de dévouement féminin soumis et aveugle. Ce thème ouvre
d’ailleurs des perspectives sur un élément concourant à la naissance de l’idée de couple fondé et
perpétué par l’amour entre homme et femme, à savoir la construction de la notion d’intimité.

2.1.4.3 L’apparition de l’intimité conjugale

L’idée d’intimité ne va nullement de soi, on l’a vu supra, si l’on considère le « couple


conjugal » comme un simple rouage dans le système patrilinéaire, soumis au pouvoir exercé par
le groupe. L’absence d’espace vraiment dédié à l’homme et à la femme mariés ou appariés,
durant de longs siècles, reflète la conquête difficile d’une relation privilégiée entre eux. Il n’y a
pas, en effet, de couple hors de l’établissement d’une intimité, permettant seule l’échange entre
corps, âme et esprit au-delà de la rapide étreinte nécessaire biologiquement à la procréation. Il
n’y a pas de couple possible non plus, évidemment, si le groupe élargi se permet une continuelle
intrusion dans cet entre-deux, et y régit souverainement toutes les décisions. Un des éléments
révélateurs d’une « culture conjugale » naissante est en cela l’aménagement courant de l’espace
familial et son ameublement : réserve-t-il au couple un lieu propre, notamment la nuit ?

« Le lit conjugal existe depuis longtemps » explique ainsi l’historienne M. PERROT839. «


Mais les habitudes de polygamie et l'astreinte au gynécée font que le lit ne sert pas vraiment à
dormir ensemble. Dans la Rome antique non plus, l'homme et la femme ne se retrouvent pas tous
les soirs. » Face à cette réalité, « c'est l'Eglise qui va théoriser très tôt la question du lit
conjugal. ». De fait, historiquement, « le lit conjugal est latin et catholique ». Le théologien
THOMAS d'AQUIN, une référence forte pour les catholiques, ne préconise-t-il pas
solennellement : « Le couple doit avoir son lit et sa chambre » ? Au XVIIe, FRANÇOIS de
SALES, de son côté, n’hésite pas à bénir le lit conjugal en tant que « « lieu d'un amour tout
saint, tout sacré, tout divin », célébrant « la jouissance à plein drap » plutôt qu' « à la
dérobée »». Cependant, les femmes se plaignent régulièrement en confession de l'appétit sexuel
insatiable de leurs maris, qu’elles subissent avec difficulté dans un moment où la maternité leur
fait courir des risques vitaux, ce qu’on oublie trop souvent840. En conséquence, assez vite, « le lit

837
Ce qui rappelle les plus pures indignations d’un CHRYSOSTOME en son temps !
838 e e
SOHN A.-M., Chrysalides, Femmes dans la vie privée (XIX -XX siècles), Publications de la Sorbonne, 1, 1996.
839
PERROT M., Histoire de chambres, Paris, Ed. Seuil, 2009. L’ensemble des citations suivantes est extrait de ses
réponses aux questions d’une journaliste. Sans mention particulière, elles en sont issues. Voir PERROT M.,
interview par L. BELOT du 22. 10. 2012, publiée dans le journal Le Monde.
840
GIDDENS A., La transformation de l’intimité, sexualité, amour et érotisme dans les sociétés modernes, Rodez, Ed.
Le Rouergue-Chambon, 2004, p. 42.
192
devient un lieu d'affrontement »841. Quoi qu’il en soit, dans le cadre de la vision catholique aux
accents natalistes vers 1870, et aussi par souci affiché de protéger les époux contre la tentation de
la chair, « faire chambre à part est désapprouvé par le clergé ». Mais sur ce sujet, les approches
diffèrent selon les confessions. Ainsi, les protestants proposent-ils de placer deux lits individuels
côte à côte. En effet, pour eux, « dormir séparé est un choix amoureux (chacun reste un individu
dans l'amour), un choix sociétal (restriction des naissances plus facile). C'est aussi un choix
hygiénique ». Malgré tout, eu égard à la prédominance du catholicisme, « en France, le lit
double se généralise au XVIIIe en ville […] ; la salle de bains […] deux siècles plus tard ».

Qui dit lit conjugal dit aussi, assez vite, chambre conjugale ; et les préconisations d’ordre
divers abondent842. Quand la chambre maritale se clôt, en tout état de cause, les époux ne sont
plus soumis à un contrôle visuel et auditif. Ils disposent d’une forme d’autonomie et de latitude
pour vivre leurs rapports personnels sans témoin, ce qui a de l’influence indirectement sur
l’exercice de la sexualité, moins furtif, plus assumé. Ils ont enfin un territoire commun à investir.
A ce propos, symptomatique nous paraît être l’intérêt pour la chambre de jeune fille, comme
espace où se construisent la féminité et l’identité de la future épouse843. On connaît l’impact
érotique de la transgression que représente l’intrusion dans la chambre d’une jeune fille. Mais
l’imaginaire lié à l’entrée de la jeune vierge dans la chambre conjugale (et son lit
incontournable !) est sans doute de nature à faire percevoir plus que jamais aux épouses l’enjeu
d’une relation de qualité avec leur conjoint. Elles se verront en effet exposées à lui, partageant
une intimité constante, étroite et engageante. Alors même que, tenues à l’écart de la vie rurale et
de ses enseignements indirects, elles n’ont bien souvent des échanges charnels qu’une idée
vague844, leur attention est alertée, au moins du point de vue affectif.

Cette transformation reflète clairement la montée en puissance de l’influence bourgeoise.


Toujours imprégnée de culture patriarcale, elle se montre plus accueillante à la cohabitation
rapprochée entre conjoints, au sein du groupe familial (au XVIe s., dormir seul reste perçu
comme un privilège aristocratique845). En outre, l’unité de vie familiale abrite la domesticité,
mais non plus la famille élargie au sens habituel du terme. En ce sens, c’est son espace familial
propre que contrôle le couple à présent. En outre, grâce à une différenciation spatiale
délibérée846, la promiscuité est bannie, contrairement à celle qui affecte les petites gens entassées
dans une seule chambre, ou au mieux confinées en des lieux communicants. Le couple y gagne

841
« Les confesseurs exhortent leurs pénitentes à remplir leur "devoir conjugal", tandis que celles-ci demandent à
leurs époux de « faire attention », c'est-à-dire de pratiquer le coït interrompu, considéré par l'Eglise comme « le
péché d'Onan »».
842
« Autour de la chambre conjugale, qui s'est normalisée [en France] vers 1840, se font entendre les discours
institutionnels, politiques, médicaux, ecclésiastiques. Et il faut y ajouter les enquêteurs sociaux, comme Frédéric Le
Play (1806-1882), ingénieur des mines, catholique social qui voit dans la famille, et dans la manière dont les gens se
logent, le pilier de la société, la clef de leur normalité ».
843
« La chambre devient ainsi un élément crucial dans la représentation que théologiens et philosophes se sont
faite des femmes, surtout dans leur nubilité. Emmanuel Levinas (1905-1995) et avant lui Emmanuel Kant (1724-
1804) ont cultivé l'analogie féminité/virginité/intériorité/maison/chambre. Regardez les représentations de
l'Annonciation pour avoir une idée du modèle de la chambre de jeune fille : la Vierge, avec ce petit lit, virginal, bien
fait, est le modèle de la jeune fille. », in GIDDENS A., La transformation de l’intimité…, op. cit., p. 42.
844
Ils ne sont pas rares à cet égard les témoignages de nuits de noces désastreuses, détruisant chez maintes jeunes
filles tout désir de relation intime suite au choc initial. Voir WALCH A., Histoire du couple…, op. cit., p. 169-170.
845
MONTAIGNE s’exclame ainsi : "J'aime à coucher dur et seul, voire sans femme, à la royale, un peu bien couvert."
MONTAIGNE, Essais, t. III, chapitre XIII, « De l’expérience ».
846
Il s’agit de l’aménagement de couloirs, corridors, escaliers privés qui éloignent des pièces de réception (le
fameux salon) les pièces intimes, à savoir la chambre des enfants, des maîtres, les appartements des domestiques.
193
donc une intimité accrue. Celle-ci, dans le sens où le nouveau modèle représente « un socle
fondamental de la bourgeoisie »847, dépasse le phénomène de mode passager. L’appropriation
spatiale traduite par l’appartement familial et la chambre conjugale en marque l’avènement
durable. Elle renvoie, solidairement, à une vision relationnelle de la réalité conjugale : deux êtres
humains sont mis en vis-à-vis, de façon quotidienne et privée. Cette configuration ne peut avoir
que des effets sur leurs échanges. Elle peut aussi, ce qui n’a peut-être pas été anticipé, en révéler,
voire en renforcer les difficultés, en raison de l’étroite proximité qu’elle entraîne.

Un détour étymologique nous permettra d’approcher cette accentuation relationnelle848 :


« intime » provient du superlatif latin intimus, « ce qui est le plus en dedans, le fond de », lui-
même lié au comparatif interior849. On peut mettre cette notation en rapport avec l’impératif
d’intériorisation qui se développe au XVIIe s. au moment de la mise au ban de la « mystique »850.
J.-L. FLANDRIN émet aussi l’hypothèse qu’elle reflète l’aspiration à la liberté de la vie privée,
dans une société dominée par le contrôle des mœurs induit par la Contre-Réforme851. Cet
engouement pour l’intimité peut envoyer aussi à la distance prise plus que jamais face au corps
et ses réalités (odeurs, proximité…), qui débouchera ultérieurement sur les préoccupations
hygiénistes. L’espace intime devient séparateur et protecteur. De son côté, l’évolution
lexicographique démontre qu’« intime », dès avant, et pendant la majeure partie du XVIIIe, est
d’abord un adjectif utilisé pour évoquer une relation ; « le sème étymologique de l’intériorité, au
lieu d’être entendu dans sa verticalité introspective, s’appliqu[e] à une dimension latérale, à
savoir la qualité du lien avec une tierce personne »852.

Dans son établissement, de ce fait, l’intimité s’appuie donc évidemment sur la notion de
personne, un apport éminemment chrétien853, qui s’élabore au travers de la pensée trinitaire, celle
qui voit Dieu comme un être en trois personnes désireux de se laisser connaître intimement.
L’anthropologie chrétienne biblique, nous l’avons vu, considère chaque homme ou femme
comme un être sans égal, consistant et respectable, voué dans la foi à un devenir éternel. La
définition de la personne en christianisme comporte ainsi quatre composantes indissociables :
l’unicité (elle est un composé âme, corps et esprit absolument singulier), l’individualité (elle
possède une identité), l’altérité (dans sa relation à autrui, elle existe différemment des autres) et
la liberté : elle possède une conscience propre854. Tout chrétien accompli est donc réputé être le

847
"Le lit est tout le mariage", écrit ainsi BALZAC ; d’ailleurs, « en 1850, le lit exposé au Bon Marché est […] large ».
848
Nous nous appuyons sur un article de AUPEIX A., « Reconfiguration de la notion d’intimité : l’exemple du journal
intime en ligne », mis en ligne le 31. 05. 2012, sur le site raison-publique.fr, consulté le 10. 08. 2014.
849
Un chercheur, étudiant l’évolution de la notion au regard de plusieurs dictionnaires français des siècles
derniers, observe ainsi que la profondeur reste le fil conducteur des différentes interprétations du vocable :
« Profondeur de l’affection qui unit deux êtres, profondeur de la relation de soi à soi, et profondeur de l’essence qui
lie certaines choses entre elles. », in BEAUVERD J., « Problématique de l’intime », REBOUL P., Intime, intimité,
intimisme, Lille, Éd. universitaires de Lille, 1976, p. 15-46.
850
Le développement de pratiques pieuses (examen de conscience, méditations solitaires), et culturelles
individuelles (lecture silencieuse, journal intime…) est particulièrement relevé. Voir ARIES Ph., « Pour une histoire
de la vie privée », Histoire de la vie privée, vol 3, Paris Seuil, 1986, p. 10, et notre alinéa 1.2.2.2.
851
FLANDRIN J.-L., Familles, parenté, maison, sexualité dans l’ancienne société, Paris, Ed. Hachette, 1976, p. 93.
852
MONTEMONT V., « Dans la jungle de l’intime », COUDREUSE A. & SIMONET-TENANT F. (dir.), Pour une histoire
de l’intime et de ses variations, Paris, Ed. L’Harmattan, 2009, p. 18, cité par AUPEIX.
853
Voir entre autres RAMEIX S., Fondements philosophiques de l'éthique médicale, Paris, Ed. Ellipses, 1996, p. 27 :
« La théologie chrétienne introduit dans la philosophie [en Occident] la notion de personne [...] au sens
contemporain d'un sujet unique, singularisé, libre et conscient ». Des penseurs comme AUGUSTIN et BOECE y ont
œuvré. Voir aussi LACROIX J., Personne et Amour, Paris, Ed. Seuil, 1955.
854 e
Une première étape de découverte de l’intériorité se produit ainsi au XII s., quand on réfléchit sur la dimension
subjective de l’éthique. SANDOR M., « Marital spirituality in the Middle-Age and the Early Modern Era », KNIEPS-
194
sujet de sa propre vie, et responsable devant Dieu et ses frères ; individualisé, bénéficiaire d’une
grâce divine personnalisée, il peut entrer en intimité avec son Dieu et avec ses frères et sœurs en
Christ ; il est en mesure de bâtir une relation élective spécifique avec une autre personne.

Ce n’est qu’à la fin du XVIIIe s. qu’une acception plus symbolique de l’idée d’intimité
fait son apparition (l’objet intime), et au XIXe que s’impose la dimension surtout introspective de
la notion. Le XXe s. se focalise à nouveau sur l’humain en relation, en associant l’intimité de
plus en plus étroitement aux êtres, en liant aussi la notion à leurs perceptions, ressentis, affects
éminemment subjectifs, et en ouvrant la voie à une saisie d’ordre psychologique qui s’intéresse à
la communication. « Au XXe s., l’intime devient donc, en quelque sorte, l’espace d’expression
d’une extériorisation limitée et [s]élective [sic], de l’intériorité »855.

En effet, pour qu’une intimité véritable se crée, distincte de la fusion, il faut tout à la fois
accepter que l’individu existe en lui-même à l’abri de l’intrusion (son for interne est inviolable),
et dispose du droit à une autonomie de la pensée et de la sensibilité. Il faut aussi que se
construise, très tôt, une sécurité relationnelle qui permette un accomplissement adulte en la
matière. La qualité des interactions entre parents et enfants revêt de ce fait une véritable
importance. Il faut enfin qu’une séparation puisse s’établir entre les générations. Or, il convient
de rappeler que la civilisation conjugale s’accompagne d’une nouvelle conception des rapports
aux enfants, surtout à partir du XVIIIe s. « Sous l’effet conjugué des théories de Rousseau, d’une
politique démographique nataliste et de l’insatisfaction des femmes dans leur rôle social […]
une nouvelle norme de vie familiale est établie : s’y affichent un tout nouveau « sentiment de la
famille » et une découverte des émotions propres à l’enfance »856. Il ne s’agit pas encore de
choyer des petits princes, mais de reconnaître chez l’enfant des caractéristiques différentes de
celles que l’on retrouve chez l’adulte. Ce changement rapproche les parents des enfants. Il
facilite en retour l’accélération du changement de représentations avec ses trois grands acquis
indissociables. « Le premier est le droit à la solitude, soit la conquête d’une intimité réduite à la
personne elle-même, et son prolongement, l’individualisme. Le second est la sociabilité élective
ou d’association avec les individus ou les groupes librement choisis857. […] La valorisation de la
famille constitue le troisième acquis. La famille change de sens et redéfinit ses responsabilités
vis-à-vis de l’individu qu’elle protège, au lieu de seulement le contraindre et en particulier,
redéfinit ses responsabilités en matière d’éducation des enfants ; un rôle nouveau émerge ainsi
pour la structure familiale parmi, souligne Shorter, « les membres d’une minuscule élite, au
sommet de l’échelle sociale ». […] Déjà au XVIIIe s., la famille s’installe dans l’espace clos du
privé et annonce ainsi les investissements affectifs qui marquent notre sensibilité contemporaine.
« Le sentiment de la maison est une autre face du sentiment de la famille » écrit Ariès […]. C’est
donc à partir de cette dernière qu’il faut saisir les dimensions d’une idéalisation de l’abri et
d’un attachement au chez-soi »858. Pour finir, « à un imaginaire de la vie qui était celui de la
lignée et de la communauté s’en est substitué un autre : celui de la famille nucléaire. A un statut
où « public » et « privé » jouaient leur rôle dans la formation de l’enfant en a succédé un autre,

PORT LE ROI T., SANDOR M. (éds.), Companion to Marital Spirituality, Leuven, Ed.Peeters coll. Studies in Spirituality
Supplements 18, 2008, p. 142. Nous reviendrons vers ce guide précieux ultérieurement.
855
MONTEMONT V., « Dans la jungle de l’intime », ibid., cité par AUPEIX.
856
KAYSER C. (et alii), chapitre « En famille : de l’héritier à l’enfant chéri… », L’Enfant chéri au siècle des Lumières.
Après l’Emile, Louveciennes, Ed. L'Inventaire, 2003, p. 15.
857
Cette sociabilité choisie est rendue possible par la privatisation des espaces de convivialité (ex. des salons).
858
SERFATY GARZON P., Chez soi. Les territoires de l’Intimité, op. cit., p. 34-35.
195
qui majore les droits de la mère et surtout du père sur l’enfant »859. L’espace domestique devient
le lieu d’un huis-clos intimiste, qui se fera de plus en plus tendre au fil des siècles.

Quand l’interaction entre mère et enfant se voit mise à l’abri du danger répété de la mort
et de la maladie (ce qui s’amorce au XVIIIe), des possibilités nouvelles en termes de relations en
profondeur se créent, sans recours systématique à la mise en nourrice. Le bébé fait ainsi plus
paisiblement l’expérience que sa mère n’est pas lui et qu’il possède une conscience, une
connaissance de l’existence que ne détiennent pas les adultes à sa place : le jeune enfant préserve
de la sorte sa sphère personnelle, il garde volontiers un secret, quitte à le protéger par le
mensonge. Un endroit propre dans la maison lui est progressivement réservé, il s’éloigne à un
moment donné du lit parental860. Au contraire, lorsque cette phase de différenciation s’effectue
mal, la confusion guette : les trop grande distance (le « lâchage »), trop grande proximité
(l’ « intrusion ») déstabilisent les repères et gênent la construction des individualités, puis leurs
relations ultérieures. A l’inverse, quand l’intimité peut finalement s’établir, la possibilité de
présence libre à soi et de présence libre à l’autre se conjuguent à l’âge adulte. Le cas le plus
abouti est celui qui relie des adultes matures épris l’un de l’autre et unis durablement, ce qui
inscrit leurs rapports dans une alliance sécurisante, propre à l’instauration de la confiance, donc
de l’expression libre de soi861. Consécutivement, si les degrés d’intimité varient862, l’intimité
vraie se réalise nécessairement dans l’humilité d’une relation qui ne peut dès lors cacher
durablement les fragilités des uns et des autres. La volonté des membres du couple de
s’intéresser l’un à l’autre, et davantage qu’en superficie, est aussi mise à l’épreuve.

Il va de soi qu’à l’heure de la maison en « famille restreinte », des commencements de la


chambre et du lit conjugaux, ces réalités ne sont encore que balbutiantes. Mais c’est elles qui
vont en définitive permettre et stimuler l’essor de l’idée de couple en Occident, lorsque les
conditions seront réunies pour faire de l’espace privé un cocon investi par tous les couples de
tous les milieux, en quête de bien-être affectif et de bonheur en famille, dans une réelle
autonomie des options et des valeurs.

En somme, « en insistant pesamment depuis le XVIe s. sur la qualité des sentiments


conjugaux, sur la maîtrise des passions et la fidélité, l’Eglise a engendré un courant qui n’a pas
cessé de grossir. Parallèlement, l’Etat, soucieux de consolider l’armature sociale, a favorisé la
famille. L’amour est perçu au XVIIe s. comme une valeur humaine centrale. Analysé de plus en
plus finement, il est progressivement devenu le garant du bonheur, si bien qu’au XVIIIe s., on se
met à rêver d’unions charmantes et romantiques », et cela dans le cadre du mariage lui-même.

859
GELIS J., « L’individualisation de l’enfant », Histoire de la vie privée…, op. cit., p. 328.
860 e
L’histoire de la chambre d’enfants reste à écrire, mais sa mention en littérature commence au XVIII s.
861
De ce point de vue, ce ne sont pas tant les cadres institutionnels que les formes de l’interaction relationnelle qui
sont concernées. Il y a des mariages « intimes », et des unions libres sans communication profonde, et vice-versa.
862
Voir BEGIN Y., La dynamique de l’intimité, Montrouge, Ed. Nouvelle Ciré, 1990, p. 34. Le premier
échelon correspond à la présence du corps doublée d’une évasion mentale, vers une situation différente ou une
autre personne. Puis l’on peut évoquer le rituel (les bonjours, bisous du matin ou du soir…) ; s’il disparaît, existe-t-il
encore une intimité ? Au troisième échelon se situe l’activité pratiquée ensemble et les échanges langagiers
subséquents : y parle-t-on seulement d’agirs, ou aussi, pour part, de ressentis personnels ? Dans les passe-temps
partagés, plus légers, on risque ses goûts et on s’expose dans sa sensibilité. Au cinquième échelon, nous arrivons à
des échanges de sentiments profonds, de réactions qu’on ne dévoile pas ordinairement. La vulnérabilité de chacun
se révèle, les masques tombent.
196
En fin de compte, « l’élection de l’autre au travers de la qualité du sentiment863 a été renforcée
par l’institution matrimoniale. Le couple s’est forgé au creuset de l’amour et du mariage »864.

A la lecture de ces acquis se pose la question de l’investissement spirituel de la relation


de couple ainsi esquissée. Il apparaît, en effet, que le volet institutionnel de la relation conjugale
n’épuise plus toutes les significations accordées à la vie partagée d’un commun accord, même
s’il a pu contribuer à sa mise en valeur, et que l’aspect psychologique n’épuise pas davantage la
signification d’une vie placée à certains points de vue sous le « commandement de l’amour », qui
va au-delà de la romance. La grille d’analyse de WITTE, incluant la dimension spirituelle dans
son approche, apporte des éclairages à propos du mariage catholique et protestant. Mais nous
sommes tentée d’en élargir l’application, car la contractualisation juridique d’une reconnaissance
sociale ne résume pas les significations de l’union adulte sur laquelle est fondée une famille.

La vie partagée d’un homme et d’une femme dans une perspective de durée, quelle qu’en
soit la forme, prend place, en effet, dans une culture donnée, et en revêt donc pour une part les
valeurs. On ne peut ainsi exclure par principe le volet spirituel d’une union située hors du
mariage plénier grec ou romain, du mariage en Eglise, puis du mariage sacrement, par ce fait
même. Comment dénier toute portée religieuse aux unions plus ou moins formelles conclues
dans le cadre païen à Athènes ou à Rome, ou dans le cadre chrétien au fil du Moyen-Âge, quand
les personnes à ces époques étaient tellement marquées par les cadres de pensée ambiants ? Les
unions moins formelles ne font pas l’objet des mêmes rites ou promesses publiques, mais la vie
maritale et familiale correspondante est ouvertement menée au milieu des autres. Nous pensons
particulièrement aux chrétiens engagés, tels que des prêtres par exemple, pour ceux qui vivent en
concubinage, ou de fidèles cohabitant « pour le meilleur et pour le pire » leur vie durant, et pour
qui la vie de foi compte profondément. Même si la documentation fait cruellement défaut sur le
sujet, nous sommes fondée à penser qu’ils n’ont pas vécu leur compagnonnage, leur vie
quotidienne, leur responsabilité parentale comme s’ils n’étaient pas croyants. Il ne s’est
certainement pas agi pour eux, seulement, d’accomplir en Eglise des rites communautaires sans
rapport avec leur vie au jour le jour, ou de s’en tenir, même, à une discipline chrétienne dans le
secret de leur logis qui soit coupée de la vie et de la parole ecclésiales. Notons d’ailleurs que le
« mariage romain » le plus accompli socialement, en soi, ne fournissait aux premiers chrétiens
aucune piste probante. Ils ont bien dû les développer par eux-mêmes, en référence à
l’enseignement de la jeune Eglise offert à tous, mais encore peu élaboré et appliqué
spécifiquement à leur état, hors rites liturgiques spécifiquement chrétiens peu à peu établis.

D’autre part, la dimension de consentement mutuel, quoique privé, garde sa valence. On


a vu que l’aspect électif et contractuel de l’union matrimoniale n’a cessé de croître. Mais n’avait-
il pas toujours joué un rôle dans les unions moins formelles, où le facteur personnel et
interpersonnel a pu compter davantage, même si c’était de gré à gré ? S’il est placé effectivement
sous le signe du respect mutuel, pour aboutir à celui de l’attachement réciproque et le désir
mutuel de faire le bonheur de l’autre, que l’inclination s’y mêle ou non, on ne peut couper le
consentement d’une dynamique spirituelle. C’est, en fin de compte, ce que déclare Vatican II au
sujet du mariage sacramentel. D’abord, dans la foi, tout amour humain provient en effet de

863
Ce penchant pour « l’amour électif », venu de la société civile et pensé au hors mariage, est intégré peu à peu
par la culture chrétienne. Il se spécifie au sein de la pensée globale de la caritas valable pour tout chrétien, mais
déclinée dans le mariage ; depuis soixante ans, le catholicisme lui reconnaît sa dimension sentimentale et sexuelle.
864
A. WALCH, Histoire du couple en France, op. cit., p. 211.
197
l’amour premier de Dieu qui le rend possible. Toute progression, en ce sens, qui mobilise des
énergies et des efforts considérables ne peut être que bénie a principio. En outre, la possibilité de
faire durer une telle ambition repose sur le secours divin, car personne n’est à la hauteur de ce
défi. A vue chrétienne, réussir à s’aimer au sein d’un couple, ou au moins à se respecter
profondément dans la durée, qu’on soit marié ou non, représente un don de Dieu, non une
conquête due à ses forces propres, d’autant plus quand la culture ou la doctrine courantes
découragent à ce sujet (misogynie, machisme). Ensuite, le regard chrétien, selon Vatican II, ne
peut pas dénier aux hommes et femmes de bonne volonté, qui n’ont pu avoir accès à la
Révélation en raison de leur culture et de leur héritage familial, la possibilité de vivre d’Esprit, a
fortiori lorsqu’ils incarnent réellement des vertus comme la charité, la patience, la générosité,
l’attention à l’autre, le dévouement, etc., au sein du couple et de la famille (nous y
reviendrons)865. Enfin, dans une perspective incarnée, l’élan de désir qui rapproche les sexes,
lorsqu’il est inscrit dans une dynamique d’amour authentique incluant le respect foncier de
l’autre, l’attachement, le désir d’être à son écoute, la confiance mutuelle, ne peut plus être ravalé
comme tel au rang d’acte peccamineux, comme on l’a trop souvent fait accroire en Occident. Le
catholicisme a mis du temps à l’admettre, le protestantisme l’a affirmé d’emblée, quoiqu’il l’ait
encadré, excluant dès le départ l’union libre de son champ de pensée.
Que des cadres aient été posés pour favoriser la perpétuation, la fidélité et la stabilité
d’un tel attachement existentiel est une chose. Que le jugement moral porté sur les personnes ne
se réfère qu’à la règle (progressivement instituée, dans une logique originaire de caste sociale, et
elle-même sans monopole comme tel sur la signification spirituelle), au point d’approuver par
exemple par principe un mariage en Eglise, même s’il est teinté de calculs et violences cachées,
tout en condamnant ex abrupto un concubinage pourtant aimant et fécond, ne relève-t-il pas du
pharisaïsme ? Il est vrai que le refus de l’institution peut avoir divers ressorts, et qu’il n’est pas
en soi porteur de liberté, s’il n’est que contre-dépendance entêtée. Mais il est parfois des motifs
de résistance à la convention qui reposent sur des objections sensées et respectables. Des réalités
sociales incontournables obligent parfois aussi en ce domaine. Une telle attitude fait peu de cas,
en outre, de la liberté de Dieu lui-même, en décidant unilatéralement des lieux où il est habilité à
se manifester et à agir, et des autres, dans un monde qu’il a créé souverainement, et crée encore.

2.2. Sur les traces d’une spiritualité du couple

Quoi qu’il en soit, peut-on repérer, dans la tradition chrétienne, la trace de préoccupations
relatives à la manière de vivre la relation à deux et la vie de famille sous le regard de Dieu, et la
relation à Dieu à l’aune de l’expérience de vie partagée ? Le contexte et les représentations y
portaient peu là où on s’est méfié du corps, de la femme, du couple, ou qu’on a instrumentalisé
ce dernier à divers titres. S’est pourtant perpétuée à bas bruit, puis affirmée une valorisation de la
vie de couple et de famille inscrite dans le monde. Celle-ci a pu se nourrir des richesses de
l’anthropologie biblique, et s’autoriser de la prise en compte par les Ecritures de la vie du grand
nombre dans la société juive. Elle a puisé certainement à une sagesse humaine et pastorale. Elle a
fait tout simplement droit, dans la Grande Eglise, à l’aspiration de nombreux hommes et femmes

865
De ce point de vue, on aura intérêt à se référer à la pensée de THOMAS d’AQUIN (Somme, Ia IIae, 19) où il
précise que l’acquiescement à une norme, même ecclésiale, pour de mauvaises raisons, relève du péché.
198
à placer leur vie sous le signe de la relation et de l’investissement dans le concret de la vie,
quand bien même les conditions de vie les exposaient régulièrement à la souffrance et à
l’adversité. De ce point de vue, ce n’est pas tant le mariage que l’expérience de la vie conjugale
et familiale qui retient l’attention du rédacteur biblique, et c’est bien la consistance de celle-ci
qui est visée par une théologie soucieuse d’en favoriser au mieux la valence spirituelle, au sein
d’une approche de la vie chrétienne, nécessairement située dans la culture ambiante.
Dans ce but, nous scruterons synthétiquement le témoignage scripturaire. Il rend compte
d’un approfondissement souvent polyphonique, et plusieurs fois revisité, de l’expérience
croyante du peuple d’Israël et de l’Eglise de Jésus-Christ en ses commencements. Il accorde à ce
titre une place au couple dans le prisme du religieux, sans pour autant fournir ni modèle(s), ni
doctrine(s) complète(s) sur le mariage. Nous examinerons aussi l’héritage transmis par l’histoire
du christianisme en Occident jusqu’au XVIe s. Puis nous mènerons une rapide enquête
confessionnelle jusqu’au premier tiers du XXe s., avec un bref détour par l’orthodoxie866. Il
importe au préalable de fournir quelques repères méthodologiques.

2.2.1. Situation de la question

En définitive, chercher les traces d’une spiritualité du couple se heurte à différents


écueils. Le premier est celui de la projection. L’on peut prêter à nos prédécesseurs des visées qui
ne sont pas les leurs, ou, plus subtilement, les déformer en fonction de nos propres
représentations ou hypothèses de travail. Le second est lié aux lacunes de la documentation. Les
traces écrites, assez abondantes, concernant le mariage relèvent chacune d’une logique
particulière (droit, morale familiale, pastorale de l’Eglise, apologétique, ecclésiologie…), donc
en soi partielle, voire réductrice. De plus, les membres des couples eux-mêmes, leurs proches
éventuellement, s’expriment peu directement. S’ils le font, ils doivent respecter des conventions,
jusqu’à occulter leurs sentiments ou leurs questionnements profonds. Le troisième est en lien
avec la situation d’énonciation. Dans l’Eglise catholique occidentale, puis l’Eglise romaine face
au protestantisme né au XVIe s., quand on évoque les couples, c’est dans un contexte polémique.
Les voix autorisées ne vivent pas, en principe, les situations qu’elles décrivent867. Les modèles
du temps, d’allure monastique, brident nécessairement l’expression868. S’agissant d’unions
moins formelles, les textes juridiques et religieux font défaut, tout comme les témoignages. Les
justifications d’un CALIXTE869 tranchent ici, mais c’est encore là la parole d’un pasteur qui
entend installer une discipline juste dans son Eglise, tout en s’ouvrant davantage aux cas
personnels.

Comment trouver des écrits probants, par ailleurs, si les outils conceptuels ou le lexique
font défaut ? Déchiffrer et énoncer son vécu intérieur s’apprend ; il y faut un temps et des
espaces appropriés, on doit en avoir le goût, le droit et l’idée870. Or, le premier témoignage
chrétien de l’itinéraire d’une âme, en fait le premier écrit autobiographique occidental dont on
dispose, ce sont les Confessions d’AUGUSTIN. Cet ouvrage offre certainement peu de bases

866
Ce contre-point est intéressant, même si l’orthodoxie n’exerce pas d’influence en Occident.
867
Dans certains cas, cela peut se discuter éventuellement, vu la réalité du vécu effectif en matière de concubinage
e
ou de mariage sacerdotal, jusqu’au XII s. notamment.
868
Après le concile d’Elvire (300-303), où la continence sexuelle des prêtres occidentaux est ordonnée en discipline
générale - même sans pouvoir s’imposer - on voit mal un prêtre occidental, qui plus est un responsable pastoral
d’envergure, broder sur les joies sinon la sainteté de la vie en couple, quelle que soit sa situation personnelle.
869
Voir l’alinéa 2.1.1.1, « une conjugalité à géométrie variable ».
870
Voir notre paragraphe sur la naissance de la notion d’intimité, en lien avec la problématique de l’individuation.
199
pour le développement d’une spiritualité de la vie de couple ! Par ailleurs, imaginer ce que serait
une spiritualité partagée entre deux sujets dans leur intimité est difficile, même de nos jours.
Enfin, durant longtemps, et nous le montrerons, la cellule conjugale n’existe pas comme telle. Et
pour cause : la femme est considérée comme infirme ontologiquement, donc aussi
spirituellement et socialement ; le matériel ainsi que le corporel, qu’on lui associe spontanément,
sont, de plus, hautement suspects. L’exercice, en tel cas, se transforme en gageure…

Il est problématique, d’autre part, de se centrer seulement sur la dimension sacramentelle


du mariage, chère au catholicisme, car elle n’épuise pas le sujet. Une référence prioritaire au
Christ et à l’Eglise peut ainsi focaliser l’attention sur le rapport à Dieu. Or, le passage d’Eph 5
qui la développe évoque surtout les conséquences relationnelles du modèle christique au sein de
la communauté chrétienne en général, et du couple en particulier. Pour autant l’assimilation trop
étroite de l’homme au Christ et de la femme à l’Eglise risque de spiritualiser indûment une
convention patriarcale871 : la spiritualité conjugale se bornerait ainsi à faire respecter l’autorité
masculine872, ou à inciter la « matrone », dûment soumise, à persuader son mari d’être plus
pieux873. La visée prioritaire de procréation risque de se concentrer, elle, sur la parentalité
conjugale. Celle-ci serait conçue comme une fécondité prolifique, couplée à une visée éducative
centrée sur les vocations sacerdotale et religieuse, quitte à passer outre aux besoins
fondamentaux ou à la conscience des enfants concernés. On peut aussi mettre en exergue la
conformation stricte des époux à la morale familiale. Ainsi en est-il de l’ouvrage d’Y. SEMEN
sur la spiritualité conjugale selon JEAN-PAUL II874. Outre que le point de départ reste centré sur
l’intimité sexuelle (alors que la vie conjugale ne se restreint pas aux moments d’étreinte), la
nécessaire actualisation des références conceptuelles en matière de spiritualité fait par trop
défaut. Est visée avant tout la conformation des époux aux préconisations magistérielles : vision
spirituelle et interdits éthiques s’y confondent, ce qui pose un problème de rigueur théologique.
Se limiter au sacrement catholique reviendrait en dernier lieu à postuler implicitement que nos
frères Réformés, voire orthodoxes, n’ont rien à apporter sur le sujet, à partir du moment où le
mariage pour eux relève du Règne terrestre et non céleste - alors que leur pensée est nuancée et
riche - ou bien que leur approche sacramentelle diffère de la nôtre.

Il convient donc de bien définir les angles d’approches. En ce sens, l’exposé d’A.
WALCH pour le catholicisme en France lors des quatre derniers siècles, demande un examen
circonstancié875. Cette étude historique, conformément à son cahier des charges, restitue les
représentations véhiculées par les sources qu’elle analyse, donc inscrites dans des époques
précises. On ne saurait définir la notion de spiritualité conjugale à partir de sa seule contribution.
Est-il néanmoins possible d’aller plus loin dans l’état actuel des connaissances ? Même en
utilisant des sources d’origine protestante, nous aurons sans doute bien du mal à entendre avant
le XXe s., sauf exceptions remarquables, des acteurs occidentaux directs de la vie conjugale
parler de spiritualité à propos de leur expérience de la vie à deux inscrite dans la durée, porteuse
de sens partagé, y compris entre chrétiens convaincus, que ce soit au sein ou en dehors du

871
C’est la problématique du « genre » comme traitement social du sexe biologique.
872
Certains écrits épiscopaux n’hésitaient pas à recommander l’exercice de la violence physique à l’égard des
chrétiennes mariées en vue de leur édification morale (voir SCHÜSSLER FIORENZA F., « Marriage », Systematic
Theology, Minneapolis, Ed. Fortress Press, 1991, p. 331). Ont-ils jamais été explicitement réfutés depuis ?
873
Les épouses sont longtemps censées, pour les confesseurs et pasteurs, convertir leurs époux par tous les
moyens possibles, sans se départir de leur « douceur native ».
874
SEMEN Y., La spiritualité conjugale selon Jean-Paul II, Paris, Ed. Presses de la Renaissance, 2010.
875 e e
WALCH A., La spiritualité conjugale dans le catholicisme français, XVI -XX s, op. cit.
200
mariage religieux. Cet état de fait éveille la vigilance. Il ne convient ni de broder, ni d’entériner
une myopie de principe, parce qu’on n’aurait pas identifié un point aveugle de la réflexion
déployée jusqu’alors autour de ce sujet.

D’un autre côté, s’agissant du seul mariage, des points d’attention apparaissent, qu’on
parle du modèle tridentin, ou des modèles chrétiens alternatifs. Pour nous, la dimension de la
spiritualité du couple ne peut se limiter à la composante identifiée comme « religieuse » ou
« spirituelle » par WITTE, même en faisant la part de l’arbitraire de toute terminologie. En effet,
pourquoi la perspective naturaliste, qui s’inscrit selon lui dans le projet divin sur la Création, ne
revêtirait-elle pas une dimension spirituelle876 ? Notre exploration antérieure, notamment au
l’alinéa 1.4.2.2 évoquant le dessein global de Dieu dans la Création, révèle suffisamment qu’il en
va tout autrement, en écho d’ailleurs à la spiritualité biblique du mariage (nous y reviendrons).
D’autre part, l’aspect social du mariage n’échappe pas davantage à un tel angle de vue. Selon
Vatican II, la vocation sociale de l’humanité, et la vocation sociale de toute vie à deux inscrite
dans la durée ne se situent pas dans un hors-champ face au spirituel. Ce serait réduire le spirituel
au dialogue privé de l’individu avec son Dieu, et à leur huis-clos intimiste, une vision
« mystique » qui a pu prévaloir parfois. De fait, le propos de Jésus sur la répudiation des femmes
s’inscrit dans une logique plus large de Justice nouvelle au sein du Royaume nouveau. En ce
sens, les modèles luthérien, calviniste et anglican du mariage, sont intéressants du fait de leur
ouverture sur le champ socio-politique877. Enfin, même l’accent contractuel, dans le sens d’une
prise en compte des attentes personnelles des conjoints ainsi que des besoins de leur progéniture,
peut-il être purement et simplement dissocié d’une perspective spirituelle ? Pour les tenants
d’une spiritualité désincarnée et orientée vers l’au-delà, sans doute. Mais qu’en est-il si Dieu
aime toute créature de façon personnalisée et personnalisante, désire son bonheur, l’entoure de sa
sollicitude ? Si l’on étudie bien le motif de la Promesse dans Bible, dans son versant tout à fait
concret, des questions surgissent. Revêtue des tentations spiritualisantes et pélagiennes,
l’abnégation conjugale totale conduit à l’idolâtrie, au sens où un chrétien doit se consacrer
prioritairement au Christ, et non à son conjoint878. En outre, seul Dieu en sa bonté peut se donner
totalement sans se perdre, ni perdre autrui. D’ailleurs, si je suis sûrement un don, suis-je toujours
un cadeau ? En d’autres termes, jusqu’où dois-je aller dans le dévouement conjugal et familial ?
Quels repères justes pour éviter une désorientation aux couleurs du contre-témoignage ?

La conséquence de tels questionnements touche à l’image de Dieu ainsi véhiculée. Le


Dieu pervers d’une spiritualité de couple bancale sacrifierait sa créature à son exigence
démesurée, en la livrant dans le même temps au bon vouloir d’une autre créature faillible. Or,
Jésus ne cesse de parler d’un Dieu qui guérit, libère, réconforte et sauve. La vie à deux sous son
regard, en ce sens, doit redevenir pleinement Evangile, c’est-à-dire Bonne Nouvelle. D’autre
part, il serait hasardeux d’attribuer au spirituel une fonction en quelque sorte magique : il
viendrait résoudre de soi les apories de la vie relationnelle, par le fait même qu’il insufflerait une
dynamique transcendante, dans une approche extrinséciste, quasiment naïve. Non, l’Esprit de
Dieu selon Vatican II abreuvé aux sources bibliques et patristiques n’a pas le pouvoir de
transformer un rapport profondément névrotique en harmonie relationnelle, il n’est pas le deus ex

876
C’est sans doute la séparation trop stricte des ordres de la création et de la rédemption qui l’explique.
877
Paraît symptomatique à cet égard la distinction sujette à discussion établie par X. LACROIX (La traversée de
l’impossible, le couple dans la durée, Paris, Ed. Vie chrétienne, 2010, p. 46-48). C’est la conception même du
« spirituel » qui est en jeu : dans cet écrit, il paraît trop à distance de l’incarnation au quotidien.
878
Mt 19, 29, Mc 10, 29-30 et Lc 14, 25-33.
201
machina qui intervient quand la situation est désespérée en se jouant des personnes et des
réalités. C’est seulement dans un consentement à la rencontre entre l’amour et la vérité que des
êtres en conflits peuvent renouer un lien assaini et sanctifiant tout à la fois. Cette mise en lumière
est coûteuse et exigeante. Le spirituel, donc, ne se joue pas en dehors des incarnations mais au
cœur de celles-ci, il ne travaille pas sans l’acquiescement et la collaboration des personnes, il
n’est pas « tout-puissant » de soi, en dehors d’un engagement par et pour l’amour véritable. Le
décentrement est certes requis, mais ne saurait se résumer à l’abnégation pure et simple sans
déshumaniser derechef. Cela interroge la notion de don, sur laquelle nous reviendrons879.
Il n’est pas possible ici de mener d’enquête exhaustive, car chaque sujet justifierait
l’effort et l’expertise d’une thèse entière, sinon d’une ou plusieurs vies. Il reste possible de tracer
modestement quelques repères, et d’ouvrir quelques pistes, avec les sources disponibles, de
façon méthodique, en commençant par le champ biblique.

2.2.2. Enquête biblique

L’univers biblique, il paraît superflu de le souligner, est d’une grande complexité. Vu


l’espace dont nous disposons, notre approche sera thématisée et volontairement succincte.

Il semble toutefois judicieux, avant d’entrer dans le vif du sujet, d’approfondir la manière
dont nous entendons nous référer à l’Ecriture, qui, selon le Concile Vatican II, devrait être à la
théologie « comme son âme »880. Les problèmes posés sur ce point aux disciplines théologiques
diffèrent, qu’il s’agisse d’éthique, de liturgie et de sacramentaire, de droit canonique, de
théologie fondamentale ou de théologie systématique, de théologie pratique enfin, à laquelle se
rattache la théologie spirituelle. Or, le sujet de la spiritualité du mariage est au confluent de ces
disciplines, tout en les débordant même. Si nous réfléchissons au couple électif en général, et pas
seulement aux époux unis devant Dieu et les hommes, c’est encore plus vaste.

Quelques repères rapides s’imposent. Notre perspective se veut systématique, afin de


réduire le flou qui entoure notre objet d’études. Elle s’appuie sur un texte biblique imprégné des
réalités familiales et sociales. Comme il est dangereux de réfléchir dans l’abstrait en parlant du
couple, et que notre visée ultime est pastorale, nous ne voulons pas séparer le regard posé sur les
réalités, les personnes qu’elles concernent, et la réflexion ou les repères qu’on y applique. Il y a
ainsi, à nos yeux, une cohérence entre les attitudes bienveillantes de Jésus face à ses
contemporains au moment de ses rencontres avec eux, et son message d’amour. Les quatre
évangiles mettent en relief, en effet, la figure de Jésus comme pasteur. Huit occurrences
retiennent notre attention tout spécialement. Le Christ n’impose aucune réponse toute faite, il
propose une expérience, sans humilier ni dominer (Jn 1, 35-39). Dans un vrai regard d’amour
(Mc 10, 17-22), il révèle les personnes à elles-mêmes. Il se laisse lui-même toucher et
transformer par elles (Jn 1,47-51). Sur ses disciples, Jésus porte un regard lucide mais plein
879
A ce titre, nous restons réservée sur nombre de développements qui tendraient à présenter la dynamique
sacramentelle comme substitutive à une dynamique humaine de mise au clair de la relation, notamment dans son
aspect de réciprocité. Ce dernier point reste peu exploré pour lui-même, selon X. LACROIX (voir tous ses ouvrages).
Certes, dans l’amour de couple, nous quittons la seule logique intéressée du donnant-donnant, mais l’amour
comme circulation d’affects et d’échanges peut-il se passer d’interactions bilatérales ? Seul Dieu, nous semble-t-il,
peut vivre une gratuité totale, et encore, il décide lui aussi de se rendre tributaire de la libre réponse humaine, il
ne la court-circuite en aucun cas. Le « Père, pardonne-leur » est d’abord un constat de péché, même s’il invite à
dépasser la tentation de la brisure relationnelle sans retour. Il nous semble que le texte d’OSEE suggère la
complexité du problème. Sans compter la place des enfants dans la dynamique amoureuse élective (voir partie III).
880
Voir Dei Verbum, 24 et Optatam totius, 16, 2.
202
d’espérance. Il confronte PIERRE à sa fragilité avec amour et proximité, se met à son niveau.
Jésus enfin compatit avec les personnes qu’il voit souffrir, il les soulage et leur redonne une
dignité (Mt 8, 1- 4). Il prend aussi soin des foules. Dans ce but, il appelle ses disciples à
collaborer (Mt 15, 32-37). Il n’est pas là pour se faire servir, mais pour servir (Jn 13, 4-9). Dans
sa mission, il reste sans cesse en relation avec son Père, de qui il a conscience de tout recevoir.
Décentré de lui-même, il est tout entier « pour » autrui (Jn 17, 1 et 6-11)881. Puisque aucun
disciple n’est supérieur au maître, nous sommes appelés à conformer nos manières d’être et de
penser à ce modèle, en les adaptant à notre contexte. Nous espérons bien que l’Ecriture est en ce
sens pour nous « comme l’âme » de toute notre recherche, en tant que porteuse de la Parole de
Dieu882, en tant que texte inspiré et inspirateur883, en tant que vectrice de réflexion et
d’approfondissement, sinon de conversion incessante, dans laquelle enfin le Christ 884, visage de
Dieu, est le point focal de notre attention. Par ailleurs, nous l’avons laissé entendre, c’est bien
dans une démarche herméneutique nourrie de l’aggiornamento conciliaire, que nous entendons
situer notre travail, tout en tenant compte des recherches exégétiques récentes. Il est temps, par
conséquence, d’expliquer les principes de notre interprétation des textes scripturaires.

2.2.2.1 Eléments d’herméneutique biblique

S’agissant du présent travail, nous avons déjà lu la Bible pour comprendre comment s’y
présente l’Esprit, rûah et Pneuma, une démarche systématique s’il en est. Les enquêtes de
spécialistes du texte biblique, qui n’avaient bien sûr pas directement notre préoccupation en tête,
nous y ont bien aidée. D’autre part, nous avons salué plus haut l’effort conciliaire, qui rejoint la
démarche de la théologie fondamentale885 ; or, celui-ci est enté sur le texte biblique. Il est aussi
alimenté des sources patristiques. Sa façon d’interpréter la foi chrétienne a ainsi orienté notre
lecture des Ecritures, quand il s’est agi de définir la vision chrétienne du chemin spirituel.

On ne peut, par ailleurs, se référer à la Bible sans information sérieuse. Les écrits
bibliques constituent un état de la tradition. Ils présentent une relecture, souvent plusieurs fois
retravaillée, de l’expérience religieuse du peuple de Dieu, Israël, puis de l’Eglise chrétienne
élargie aux païens. L’Ecriture fonctionne en ce sens comme un réservoir de représentations, très
utile pour se faire une idée de la foi dans son élan et émerveillement premiers. Mais la lecture
des textes doit prendre en compte la situation d’énonciation et des choix retenus en matière de

881
Voir LIAUTAUD J.-M., Formation pastorale, mouvement Fondacio en France, 2012. En somme, Jésus désire
laisser « naître en chaque chrétien « l’homme intérieur » capable d’autonomie spirituelle et de fraternité. », in
BACQ Ph. et THEOBALD C. (dir.), Une nouvelle chance pour l’Evangile, Vers une pastorale de l’engendrement,
Bruxelles, Ed. Lumen vitae, 2004, p. 67-71.
882
Mais ce n’est pas sa seule source. Selon l’introduction de l’exhortation apostolique Verbum Domini (2010), « le
Christianisme est la religion de la Parole de Dieu, non d’une parole écrite et muette, mais du Verbe incarné et
vivant. » Le document rappelle les six modalités d’expression de la Parole de Dieu dans son § 7. Quant au
protestantisme, s’il centre son propos sur les Ecritures, il souligne le rôle de l’inspiration dans la lecture et dans le
commentaire de cette dernière, qui comporte une dimension communautaire (y compris, bien sûr, la prédication).
883
« Le mot « inspiration » est fondamental dans le vocabulaire chrétien. En II Timothée (III, 16), St Paul affirme en
effet que « toute l'Écriture » est « inspirée de Dieu » […]. Elle y est à la fois le point de convergence de courants
antiques, grecs surtout, et le point de départ d'un développement doctrinal ininterrompu. », in PAUL A.,
« L’inspiration biblique », Encyclopædia Universalis, op. cit., consulté le 15. 01. 2014. Toutes les confessions
chrétiennes reconnaissent ce caractère inspiré, sans jamais pour autant le relier à une « dictée directe de Dieu » ni
réduire la Parole de Dieu au texte biblique lui-même.
884
Voir SCHÖNBORN C., Le regard du Bon Pasteur, op. cit., p 79-80 et CAUSSE J.-D., MÜLLER D. (dir.), Introduction à
l’Ethique, Penser, croire, agir, Genève, Ed. Labor et Fides, 2009, p. 228-231.
885
La compétence évidente des Pères conciliaires les plus influents en matière biblique et ecclésiale, appuyés par
des théologiens experts et informés, les aide à formuler la foi dans des catégories compréhensibles et clarifiées.
203
composition et d’expression littéraire, des strates du texte et de son état global, etc. Il faut bannir
les raccourcis trop rapides sous couvert d’inspiration personnelle886.

Ensuite, nous l’avons vu, après la période où se sont constitués puis fixés les écrits
chrétiens887, et aussi, parallèlement à ce processus spécifique de fixation, la foi a continué à se
construire. Cette élaboration s’est inspirée des Ecritures, mais s’est inscrite aussi dans la foi vive
des pasteurs et des penseurs de l’expérience chrétienne, avec leurs intuitions prometteuses. Au fil
du temps, l’Eglise s’est appuyée donc sur les témoignages des Pères de l’Eglise. Elle a intégré
aussi les réflexions d’évêques (surtout quand ils sont réunis en conciles), et de religieux en
Eglise, sinon de théologiens quêteurs de sens et de souffle888, voire de personnes saisies par
Dieu, comme la petite Thérèse. En cela, il est caricatural d’opposer, comme on a pu le faire,
deux sources différentes de la Révélation : l’Ecriture d’un côté, qui serait le dépôt homogène
d’une vérité révélée à l’état brut, et la Tradition, de l’autre, qu’on verrait comme une pure
addition à la strate première, jusqu’à se muer en dévoiement de celle-ci. C’est la tradition
inspirée dans son ensemble, en sa cohérence, qui est un legs précieux pour nous, dans l’œuvre
vive de l’Esprit.

Bien entendu, les contributeurs au développement et à l’actualisation de la foi chrétienne


ont des rapports aux textes bibliques variés, leurs principes et méthodes d’interprétation (c’est-à-
dire leur herméneutique) changent. En cela, les commentaires de la foi 889 ne peuvent être crédités
d’une autorité identique à celle du Nouveau Testament, les dogmes occupant en catholicisme une
place à part890. Cependant, le rapport au texte biblique est interrogé comme tel. Une marge existe
entre deux positions extrêmes, ici schématisées. La première tient que l’Evangile fournirait une
réponse directe à toutes les questions de tous les temps de façon limpide et incontestable, prête à
l’application (fondamentalisme). La seconde voit l’Ecriture comme une élaboration uniquement
humaine, qui ne peut se targuer de diffuser une vérité de quelque ordre que ce soit. Il y a place,
on le voit, pour la finesse. Enfin, faut-il le rappeler, chaque époque est invitée à s’approprier le
dépôt de la foi en fonction de ses questions et visions propres ; on peut donc relire les textes

886
Voir KOWALSKI B. “A Biblical Spirituality of Marriage”, KNIEPS-PORT LE ROI T., SANDOR M. (éds.), Companion to
Marital Spirituality, op. cit., p. 106.
887
Dès 250, les chrétiens étaient d’accord sur la version de l’Ancien Testament qu’ils retenaient, au sein du legs
juif. Encore plus tôt, certains des livres du Nouveau Testament, rédigés assez rapidement après la mort de Jésus-
Christ, furent reconnus au sein du « Canon de Muratori » compilé en 170 ap. J.-C. Ce dernier est déjà proche de la
version définitive et n’exclut que Hébreux, Jacques et 3 JEAN. Les quatre principes retenus pour adopter les
derniers sont les suivants : l’auteur est-il un apôtre ou a-t-il une relation proche avec un apôtre ? Le livre est-il
largement accepté par les communautés ? Le livre contient-il un enseignement cohérent avec la doctrine ? Le livre
fait-il état de valeurs morales et spirituelles qui reflètent l’œuvre du Saint Esprit ? C’est ATHANASE, patriarche
e
d'Alexandrie au IV s. (298-373) qui en 367 parachève ce travail de sélection et fixe le texte définitif (devenu le
Nouveau Testament). Celui-ci fait l'unanimité des Églises, selon la règle de la catholicité. Voir SANDOZ J.-P., Les
livres de la Bible », Encyclopædia Universalis, op. cit., consulté le 03. 11. 2016.
888
Le catholicisme distingue enfin dans cet ensemble des œuvres considérées comme majeures pour la foi, au
travers du titre de « docteur de l’Eglise » accordé à leurs auteurs. Par ailleurs, l’autorité d’AUGUSTIN, puis de
THOMAS d’AQUIN (à nuancer selon les milieux) y est réputée dominer les contributions d’autres théologiens.
889
Nous avons montré ainsi que certaines lectures de PAUL étaient biaisées, même chez les Pères de l’Eglise.
890
Issu du verbe grec dokein « avoir une opinion, penser, croire », le dogme est défini par la Commission
théologique internationale en 1990 comme « une doctrine dans laquelle l'Église propose de façon définitive une
vérité révélée ». Vérité de foi considérée comme contenue dans la Révélation divine, ou en lien étroit avec celle-ci,
elle appelle une adhésion sans réserve. Elaborés en Eglise, les dogmes sont considérés comme l'expression de la
vérité éternelle de Dieu dans le langage des hommes, autant de « lumières sur le chemin de notre foi, qui l'éclairent
et le rendent sûr » (CEC 89). La foi y porte sur la réalité divine, impossible à contenir, que désignent ces énoncés.
204
nouvellement. Notre propos n’est pas ici de faire l’état de cette question, nous n’en avons pas le
loisir, mais de situer une manière juste de travailler pour notre sujet de recherches.

Par ailleurs, le questionnement autour de la spiritualité, de surcroît appliqué à la vie de


couple, se situe, on l’a dit, au confluent de nombreuses disciplines théologiques voire
scientifiques. Même si l’exégèse et ses résultats actuels doivent sous-tendre notre travail, une
recherche en théologie systématique intègre des disciplines théologiques autres, ainsi que des
éléments en soi sans lien au texte biblique et à sa visée. Elle met en réseau des informations, des
réflexions et des sujets de préoccupations, ainsi que des angles d’examen variés incluant les
sciences non théologiques, permettant de mieux cerner l’objet d’études dans son contexte.

Aucune production de théologie chrétienne ne peut, quoi qu’il en soit, faire fi du legs
biblique, ni entrer en contradiction manifeste avec le message des Ecritures. Elle ne peut pas non
plus se laisser enfermer dans des lectures partielles ou téléologiques891. On peut ainsi être tenté
parfois de tirer d’un extrait isolé des directives ou des enseignements qui sont présentés comme
intangibles, à distance de leur contextualisation. Cette stratégie, surtout si elle repose sur des
éléments exégétiques tronqués, est contestable du point de vue de l’honnêteté intellectuelle.

Pour l’enquête biblique que nous nous proposons de mener, il s’agit prioritairement de
nous demander si la Bible propose des éléments qui peuvent attester de la présence ancienne
d’un intérêt pour la spiritualité de couple, et aident à nourrir une réflexion à ce sujet. Il ne s’agit
pas d’affirmer qu’elle le fait en totale connaissance de cause ou selon nos catégories, ni que nous
devons limiter notre recherche à ce qu’elle en définit et approche. Dans la mesure où l’humanité
actuelle a cheminé et se situe dans un monde différent de celui dans lequel écrivent les
rédacteurs bibliques, et que la Bible n’affiche aucune prétention d’exhaustivité, nous avons à
puiser à la source, sans laisser tarir le fleuve en aval892.

2.2.2.2 Le témoignage ouvert de l’Ancien Testament

Un premier constat valable pour les deux Testaments inaugurera notre étude. La vision
unitive qu’a la culture hébraïque de l’homme favorise dans les Ecritures une approche
accueillante des réalités humaines comme les sensations, émotions et sentiments. L’état de vie
conjugal, mais aussi la passion amoureuse, y ont donc toute leur place : la Bible ne s’ouvre-t-elle

891
Une lecture téléologique est orientée vers un but et trie les textes et leurs interprétations seulement en regard
de celui-ci, quitte à négliger des pans entiers de l’Ecriture ou des herméneutiques concurrentes reconnues.
892
Voir LEMIEUX R., « Théologie de l’Écriture et écriture théologique : l’invention de l’Autre », Laval théologique et
philosophique, « La théologie dans le champ littéraire », vol. 58, n° 2, 2002, p. 221-241 : « Le théologien entretient
avec l’écriture un double rapport. D’une part, il en rencontre la réalité en amont de son acte, sous forme de textes
transmis, reçus, acceptés, donnés à lire dans une tradition en tant que Révélation, c’est-à-dire traces de
l’Autre dans l’histoire. D’autre part, il la retrouve en aval de son acte, quand, mobilisé par sa lecture, travaillé par
cet Autre qui lui fait signe, il se met lui-même à écrire pour tenter de tracer, à son tour, les figures inédites de son
expérience. Tributaire des Écritures […], son travail se déploie alors en écritures […]. Il s’inscrit ainsi au cœur des
contraintes et des richesses de la réalité symbolique de l’être humain, cet être qui habite le monde en investissant
les mots et les choses de son désir, et qui se rend par-là capable de créer des espaces pour la vie, comme pour la
mort. […] Les Écritures déterminent l’acte du théologien telle une rivière alimentant une noria : elles étaient là
avant lui ; elles seront là après lui. Elles fondent son travail pour en faire d’abord un acte de lecture consistant à
mettre en lumière en quoi et comment ces textes peuvent donner du sens à sa vie et à celle de sa communauté.
Elles exercent cette fonction non seulement parce qu’il leur accorde une autorité, voire un statut canonique
permettant d’exclure et d’inclure, de définir la raison d’être et les limites de sa communauté, mais parce que, plus
fondamentalement, pour lui comme pour les autres, elles n’ont jamais fini de révéler. Aucune lecture, en effet,
n’épuise le sens d’une Écriture ».
205
pas sur la création d’un premier couple pour se refermer sur un banquet de noces ? Dans ce
cadre, si le sujet du mariage en tant que cérémonie, contrat ou réalité sociale y est peu présent
comme tel - on n’y trouve quasiment pas de relations de célébrations privées ou religieuses ou de
d’élaborations discursives sur ce sujet - la Bible fait allusion régulièrement au projet de prendre
femme ou de se marier, de s’unir sexuellement, ou à la vie en famille en général.

Or, il ne s’agit pas seulement d’un saupoudrage thématique. Globalement, le sujet du


couple et de la famille s’y voit approfondi à deux titres principaux. D’abord, on relève une
présence récurrente de couples et de familles dans des textes narratifs voire poétiques, une
originalité puisque « il n’y a pas dans le Proche-Orient ancien de récit mettant en scène des
couples humains »893. Mais il serait erroné de les lire de façon purement documentaire : la Bible
raconte une expérience de relation à Dieu et invite à vivre celle-ci pour son compte ; la lecture
chrétienne de l’Ancien Testament est en outre légitimement colorée de l’événement Jésus-
Christ894. En faisant la part des conventions littéraires, des visées et de la culture des différents
rédacteurs, certains traits, structures narratives, épisodes, thématiques ou extraits nous invitent à
chercher et détecter des éléments relatifs à la vie croyante vécue à deux et en famille. On y
trouve aussi des apports relatifs à la vie à deux et en famille mise en rapport avec la vie croyante
dans son cheminement concret. Ensuite se détache un motif récurrent, celui de la séduction
amoureuse et des noces, comme métaphore des relations entre YHWH et le peuple élu, puis entre
le Christ et l’Eglise. Un examen attentif montre qu’il n’est pas question là seulement
d’emprunter à la vie humaine des images analogiques dans une visée théologique. Le processus
aboutit vraiment à une réévaluation intéressante du sens et de la portée de la vie conjugale
considérée pour elle-même, au moins en théorie, avec des éléments probants pour notre propos.

Cependant, le caractère pour part disparate et fragmentaire de cet héritage, la persistance


d’usages juifs comme la polygamie jusqu’au temps de Jésus, ainsi que des raisons externes à la
dynamique biblique, ont empêché ses pleines réception et déclinaison dans la chrétienté en
Occident. Tout se passe comme si la conjugalité et le couple étaient devenus les mal aimés de la
spiritualité occidentale, même si quelques penseurs, et des courants plus ouverts ont ménagé des
ouvertures significatives, ce dont témoigne notamment la sacramentalisation du mariage. Et on
ne peut réduire le vécu effectif aux controverses polémiques.

Dans l’Ancien Testament, en tout état de cause, une large place est offerte à la vie
familiale, dans le cadre d’une culture qui implique la fondation d’une lignée stable895. Il n’est pas

893
Voir PINÇON B., Le couple dans l’Ancien Testament, Paris, Ed. Cerf, coll. Cahiers Evangile, 2011, p. 9. Dans la
culture gréco-romaine, l’épopée et les mythes religieux mettent en revanche souvent en scène des couples
er
héroïques et divins. Le roman grec s’empare aussi du thème, mais seulement autour du 1 s. Au théâtre, la Néa
è
grecque puis latine, comédie associant maîtres et esclaves qui apparaît un demi-siècle après Aristophane, au IV s.
avant J.-C, aborde cette thématique, alors que les tragédies, greffées sur les mythes ou les thématiques épiques
utilisent de leur côté le matériau de sombres histoires familiales mythiques.
894
Voir KOWALSKI B., “A Biblical Spirituality of Marriage”, op. cit., p. 105-106. La plupart des affirmations de fond
de ce paragraphe lui sont redevables. Cette spécialiste appuie ses dires sur de nombreuses références.
895
Les rédacteurs bibliques et leurs destinataires sont fort attachés au lignage. Les quinze généalogies
vétérotestamentaires (Gn 5 ; 10 ; 11, 10-27 ; 19, 36-38 ; 22, 20-24 ; 36 - Ex 6, 14-20 - Nb 36 - Rt 4, 18-22 - 1R 21 -
1Ch - Esd 2 - Ne 7) témoignent du fait que la généalogie constitue un des symboles institutionnels construisant
l’identité d’Israël surtout après le retour d’exil. De plus, « la loi juive prohibe le célibat […]. Au Moyen-Age, des
tribunaux rabbiniques utilisaient tous leurs pouvoirs pour forcer des célibataires à se marier et à fonder une famille,
n’hésitant pas à leur infliger des amendes, à les chasser de leur communauté, ou même à les fouetter. », in ABBOTT
E., Histoire universelle de la chasteté et du célibat, pour la traduction française : Paris, Ed. Fides, 2001, p. 241.
206
question cependant d’idéaliser le propos. B. KOWALSKI896 souligne le caractère patriarcal du
vocabulaire utilisé : le mot technique « se marier » (« prendre femme »), chathunna, n’apparaît
qu’une fois, dans le Cantique des Cantiques. Les autres verbes et expressions utilisés, trahissant
tous le point de vue masculin et empruntés à la vie quotidienne, renvoient à l’idée de « être
maître (de), posséder » ou « loger » une femme. Pour les épouses, selon le lexique usité, se
marier est donc synonyme d’entrer sous la domination d’un homme (époux et beau-père
associés). Une jeune mariée devient également bru et belle-sœur, ce qui peut l’exposer plus
encore aux autorités tierces897. Et le processus conjugal peut se révéler brutal ; à cette époque,
des fillettes pré-pubères étaient épousées et déflorées dans la foulée. D’un autre côté, certains
mariages arrangés bibliques, présentés comme providentiels, laissent place au sentiment
amoureux898. D’autre part, la Torah fait volontiers allusion à l’exercice de la sexualité dans le
cadre conjugal899, alors que les auteurs païens en parlent uniquement à propos de la vie extra-
conjugale. Elle n’oublie pas cependant la sensualité hors-mariage900, comme le prouve l’allusion
fréquente aux concubines. Elle ne stigmatise jamais ces réalités sur le principe901, bien au
contraire902, puisque s’en priver serait désobligeant vis-à-vis de Dieu903. Renoncer sans raison
valable à ces délices reviendrait même pour les Juifs à manquer de respect envers YHWH904. Il
est en cela erroné d’interpréter la transgression d’ADAM et d’EVE comme un péché de nature
sexuelle, ainsi que l’a fait une lecture gnosticisante de la Genèse influente en christianisme905.

Pour autant, l’Ancien Testament n’occulte rien des difficultés de la gestion du désir, de la
vie amoureuse, sinon du quotidien en couple et en famille : tentations, trahisons, rivalités et
manipulations, fratricides et parricides, conflits de toutes natures émaillent sans relâche les
narrations bibliques du Pentateuque, n’épargnant personne jusqu’au sommet du pouvoir. Mais
ces vicissitudes sont interprétées en fonction d’une compréhension plus large du sens de la vie
humaine, personnelle et collective, sous le regard divin. Sous ce prisme, c’est finalement le

896
KOWALSKI B., “A Biblical Spirituality of Marriage”, op. cit., p. 105-109.
897
Les belles-mères et beaux frère peuvent aussi se révéler redoutables !
898
Ibid., p. 112.
899
Dans la Genèse, on peut relever l’invitation adressée au premier couple à faire une « chair une » ce qui, sans se
limiter à la sexualité, en suppose l’exercice. Le Cantique des cantiques magnifie librement le plaisir et du désir
sexuels entre deux amants. Se voient notamment célébrées explicitement les joies de l’intimité physique du
couple marié. D’antiques bénédictions nuptiales juives anciennes témoignent de cet état d’esprit : « Puisse-tu
rendre aussi joyeux des époux bien-aimés que tu as rendu joyeuses les créatures du jardin d’Eden. Béni sois-tu, ô
Seigneur, toi qui as permis que le futur époux et la future épouse se réjouissent. Béni sois-tu, ô Seigneur, qui
permets au jeune marié de se réjouir avec la jeune mariée » ! Notons que le cadre posé n’est pas monogame.
900
A côté de l’expression yada, « connaître » présente dès la Genèse au chapitre 4, 1, ou bo, « s’unir à »
(littéralement « aller vers »), on trouve les plus sulfureux shakab, « coucher avec » (soit « s’allonger près de »),
plus rarement samach, « jouir de » ou tsachaq « badiner ». Dans les cas de prohibition totale de rapports (en
principe), l’expression retenue est galah « découvrir » associée à eryah, « la nudité » (relevé personnel). L’historien
O. VALLET affirme qu’on ferait au moins six cents fois l’amour dans l’Ancien Testament ! (ANCIBERRO J., « Dans
l’Ancien Testament, on fait six cents fois l’amour », journal Témoignage chrétien, 12. 07. 2007).
901
Pr 5, 18-19 cité à la note 118.
902
RIVELINE C., « L'Amour dans la tradition juive », Association Consistoriale Israélite de Paris, publications du
département Torah et Société, 2005.
903
Voir ABBOTT E., op. cit., p. 241.
904
« Un enseignement traditionnel affirme que la première question qui sera posée aux âmes le jour du jugement
dernier sera : de toutes les jouissances qui ne t'étaient pas interdites, desquelles t'es-tu volontairement privé ? », in
RIVELINE C., « L'Amour dans la tradition juive », op. cit.
905
Cette interprétation puise aux sources de l’encratisme judéo-chrétien (voir § 1.2.1.2). Elle persiste entre autres
e
dans la doctrine cathare au XII s. Au contraire, pour les juifs, la création est bonne, comme le célèbre la Genèse,
elle est un don de Dieu à recevoir avec gratitude. Les règles de pureté familiale (cacherout) sont, quant à elles, à
relier au respect du mystère de la vie, non au rejet de la sexualité ou du bonheur partagés entre époux.
207
manque d’obéissance à Dieu, le rejet arrogant de sa Loi, l’absence de sens communautaire qui
constituent les racines profondes du malheur terrestre906. A l’inverse, faire une « chair une »,
« croître et multiplier », « dominer la terre » sont des missions confiées à l’homme et à la femme
dès l’origine907, dans un partenariat authentique908 placé sous le signe du regard bienveillant et
prévenant de Dieu, même après la chute. Nous avons là la trace d’une vision positive de la vie de
couple stable et fidèle, gardant le lien avec Dieu, mais aussi des relations humaines en général
placées sous le signe éthique de la solidarité. Si la crise des relations entre l’homme et
l’humanité qui transparaît dans le récit du Déluge montre que la sollicitude divine semble elle-
même avoir momentanément vacillé, un nouveau départ y est solennellement signifié.

Le récit de la création de l’humanité au sein du texte de la Genèse909 a, en ce sens, fait


l’objet de nombreuses exégèses. En respectant le texte dans son Sitz im Leben, elles se sont
attachées depuis un siècle à détailler ses composantes anthropologiques, dans la mesure où s’y
dévoilent pour part la nature et la vocation du couple humain, au sein de l’humanité créée « mâle
et femelle »910. La vision s’y révèle très ouverte. Non, Dieu ne punit pas aveuglément les
descendants des premiers parents en provoquant des conflits sanglants entre eux. Non, il ne
justifie pas, en l’inscrivant de façon ontologique, la discrimination vis-à-vis des femmes, n’en
déplaise à une certaine herméneutique chrétienne misogyne. Enfin, il n’impose pas le malheur
comme une fatalité. La liberté personnelle de chaque personnage est engagée, l’enjeu de la
relation (à l’autre, aux autres, au Tout-Autre) sous-tend ces écrits. Enfin, le texte de la création
de l’humanité ne parle pas des rapports au sein d’un couple à la manière d’un récit historique,
mais, à travers un genre littéraire relevant du mythe, évoque aussi des rapports entre hommes et
femmes de façon plus générale911.

Cet appel à la responsabilité personnelle se confirme dans les récits ultérieurs qui
mettent en scène des familles au sein du peuple élu, les descendants d’ABRAHAM,
constituant comme des tranches de vie conjugales. Dans ces narrations la vie conjugale, la
parentalité, la gestion de la vie terrestre sous toutes ses dimensions sont comprises comme un
projet et une expérience qui se prêtent à la relecture croyante. Le peuple élu n’est rien d’autre,
d’ailleurs, qu’une seule et même grande famille : c’est dire l’enjeu de l’union de SARA et
d’ABRAHAM au moment où YHWH, après des déconvenues, tente le pari de l’élection. De leur
réponse, puis de celle d’Israël à son amour se met à dépendre, de façon comme concentrique, le
sort même des nations, devant lesquelles le « peuple saint » est appelé à rendre témoignage912.
En même temps, la narration biblique ne propose aucun modèle parfait. Le peuple élu et ses
membres, même parmi les patriarches, cherchent leur chemin, errent, retrouvent leur voie.
906
Le péché par excellence pour le peuple d’Israël n’est pas la transgression d’Adam et d’Eve mais l’adoration
idolâtre du Veau d’Or, la rédaction de l’Exode précédant celle de la Genèse. Voir MALDAME J.-M., « Mieux dire le
péché originel grâce aux sciences de la nature », chap III, 1.3, site www. biblio.domuni.eu, consulté le 8. 12. 2010.
907
Gn 1, 28.
908
KOWALSKI B., “A Biblical Spirituality of Marriage”, op. cit., p. 113. L’égalité est soulignée par tous les
commentaires modernes, à l’encontre d’une exégèse hiérarchisante évoquée supra, vraiment irrecevable. Selon
cet auteur, de fait, les textes vétérotestamentaires parlant de proximité entre homme et femme mariés se situent
toujours dans la théologie de la création.
909
Inaugurant la Bible dans son ensemble dans le canon juif et chrétien, le livre de la Genèse n’est pas le premier à
avoir été rédigé.
910
MARCHADOUR A., Genèse, Paris, Ed. Le Centurion, 1999, p. 13-33, AUBERT J.-M., L’Exil féminin, antiféminisme
et christianisme, Paris, Ed. Cerf, 1988, p. 102-123.
911
POCHON M., Adam et Eve, mémoire d’un avenir, op. cit., et WENIN A., « Humain et nature, femme et homme :
différences fondatrices ou initiales ? », op. cit., p. 401 à 420.
912
Voir les chants du Serviteur dans le DEUTERO ISAÏE, v. 49, 6, et la prière de SALOMON, 2 Ch 6, 32-33.
208
L’histoire des relations entre YHWY et son peuple est orageuse, ponctuée d’infidélités, comme
dans un couple dont l’épouse serait volage. Or, ces récits, dans leur complexité, présentent
précisément des enseignements, dans la mesure même où ils sont le support d’interprétations
plurielles, comme en attestent des recherches récentes, créatives à bien des égards 913. Par souci et
impératif de concision, parmi les nombreuses occurrences914, nous pouvons retenir deux récits
emblématiques, ceux du « couple de la promesse » (SARA et ABRAHAM) et des « jeunes
mariés du miracle » (SARRA et TOBIE).

Le couple d’ABRAHAM et SARA, de fait, est le premier couple de la Genèse dont il est
montré explicitement que la fécondité devient « bénédiction pour les nations »915. Leur histoire
est connue. Le leitmotiv de l’alliance toujours adossée à la promesse sous-tend de fait toute la
narration : la sollicitude de YHWH ne se dément jamais, jusqu’au bout916. Au-delà des
conventions littéraires, les péripéties vécues reflètent indubitablement la vie courante des semi-
nomades de la région d’Hébron dont cette tradition est issue. C’est bien « chemin faisant »,
comme à tâtons, que SARA et ABRAHAM forment petit à petit « le couple de croyants » de
l’Ecriture… Symboliquement, c’est dans leur confiance mutuelle, rapportée à leur obéissance à
YHWH (qui connaît ses ratés917 !), qu’en définitive seront bénies toutes les familles de la terre.
Or, les époux ne sont jamais tancés moralement. Y est en revanche valorisée l’initiative
souveraine de Dieu. Pourtant, les conjoints ne restent pas passifs, ils se risquent dans l’inconnu,
reviennent à YHWH par-delà les erreurs et conflits les plus scabreux. Dans l’épreuve, laisse
entendre le texte, il convient de s’ouvrir à l’inattendu et à l’inespéré (y compris sur le plan
physique), ce qui exige le déchiffrement conjoint des signes reçus de Dieu.

Plus encore : à travers le thème de la fécondité comme don divin, le devenir du monde en
vient à dépendre de la coopération entre conjoints. Une articulation forte se dégage entre la
communauté conjugale rivée à la foi et la communauté humaine croyante, ou en voie de le
(re)devenir. Le thème de la fécondité contrariée continue d’ailleurs de traverser l’Ancien
Testament dans la suite de la Geste d’Israël, ces histoires étant relues comme des messages à
portée indissociablement humaine et spirituelle918. Toutefois apparaît une tension entre la

913
Des exégètes se sont attachés à une étude attentive des pointes théologiques d’un certain nombre d’entre eux,
en les reliant à la problématique du couple (comme HELLER K., Et Couple il les créa, Paris, Ed. Cerf, coll. Lire la
Bible, 2001). Aux yeux de psychanalystes réputés, ces épisodes portent de ce point de vue la marque d’une sagesse
humaine étonnante : voir M. BALMARY et T. de SAUSSURE.
914
Voir en ce sens PINÇON B., Le couple dans l’Ancien Testament, op. cit., p. 12 et KOWALSKI B., op. cit., p. 112-
113.
915 è è
Dans Gn 17 intervient un changement de nom intéressant. Abram, nom courant aux II et I millénaires avant
J.C., signifie « Père est élevé » ; SARAÏ veut dire « ma princesse ». Le premier devient ABRAHAM « père d’une
multitude » et la seconde SARA, « la princesse » (sans possessif). Ce changement s’accompagne d’une bénédiction
pour chacun des conjoints, à laquelle le thème des nations est associé.
916
Alors même qu’ABRAHAM s’est vu in extremis réassuré de la bénédiction divine au retour de la montagne du
sacrifice, se voit attestée la fécondité ultime de son frère NAHOR, resté à Ur. La mort de SARA devient enfin
l’occasion pour le patriarche d’acquérir une parcelle de la terre de Canaan, alors aux mains des Hittites.
917
Par exemple quand ABRAHAM ment à Pharaon au sujet de son lien avec sa femme, l’offrant en quelque sorte
en gage de sa propre prospérité, ou lorsque SARA doute de l’annonce reçue aux Chênes de Mambré.
918
Les descendants directs de SARA et d’ABRAHAM seront tous affrontés à la stérilité et aux rivalités. Le motif de la
fécondité entravée puis miraculeusement honorée réapparaît plusieurs fois. Deux enfants « demandés au
Seigneur » vont aider le peuple élu à retrouver son assise et à se défendre contre ses ennemis : SAMSON, le futur
héros et juge d’Israël, ainsi que SAMUEL, le futur prophète et premier roi d’Israël. La maternité apparaît aussi
comme la récompense divine d’un geste gratuit : la shunamite, stérile, qui accueille ELISEE par pure charité, pourra
enfanter. La réanimation providentielle de son petit garçon aidera ensuite le prophète à offrir un signe fort au
209
reconnaissance d’un Dieu qui prend la place des ancêtres dans le sentiment religieux, et le souci
de la lignée : on célèbre le Dieu d’ABRAHAM, ISAAC et JACOB, on ne célèbre plus le culte
des pères défunts. D’ailleurs, les conditions de la naissance et le choix du célibat de Jésus
rompront plus tard avec la logique patriarcale, même si sa naissance miraculeuse rejoint la
thématique évoquée.

Le conte édifiant de TOBIE et SARRA919 confirme à cet égard la force de la foi en Dieu.
Leur histoire d’amour, très codifiée et conventionnelle, donne place à une prière prénuptiale,
sans égale dans l’Ecriture. Celle-ci laisse place au désir amoureux (il y est fait mention du plaisir
sexuel). Mais c’est l’amour entre homme et femme, pour toute la durée de la vie, qui y est
présenté comme prioritaire : moteur de l’union, il en devient aussi le garant, en forme de grâce
divine. Nous sommes devant un étonnant credo conjugal, qui réaffirme la bonté du plan originel
de Dieu. Les jeunes gens reconnaissent à la fois leur volonté de se conformer à ce dernier et leur
incapacité à y réussir sans aide. C’est ainsi qu’ils entrent dans leur pleine fécondité conjugale920.
Un tel apologue921, certes, prend nettement les couleurs du merveilleux et de l’idylle. Mais,
singulière dans l’univers biblique922, cette unité narrative ouvre des voies à la spiritualité de la
vie de couple en relation avec Dieu dans des moments significatifs de l’existence.

Par ailleurs, la Bible offre une autre opportunité d’approfondissement à la vision de


l’union de l’homme et de la femme. Il s’agit de l’utilisation de la métaphore des relations
amoureuses pour qualifier les rapports entre YHWH et le peuple élu, accentuation d’ordre
affectif dont bénéficie l’approche hébraïque de la réalité conjugale, en même temps qu’en est
infléchie sa vision de ses rapports avec Dieu. Dans le peuple d’Israël, la notion d’alliance, en
effet, se situe « au point de départ de toute [sa] pensée religieuse, et la différencie de toutes les
religions environnantes »923. Progressivement, celle-ci revêt à ses yeux une dimension plus
relationnelle : si « l’alliance sinaïtique […] révèle d’emblée un aspect essentiel du dessein du
salut »924, désormais, dans sa conscience, « Israël est objet d’élection et dépositaire d’une
promesse. En réalité, la tradition deutéronomiste le découvre, Dieu a choisi Israël sans mérites
de sa part parce qu’il l’aime. » Pour le protéger de sa faiblesse native, il « lui impose des
conditions à observer fidèlement », sur les plans cultuel, législatif et éthique925. Or, la métanoia

peuple élu. A l’inverse, la reine MIKAL, offusquée de la danse publique de son époux DAVID devant l’Arche, n’aura
pas d’enfant.
919
Sans doute dû à un juif de la Diaspora autour des années 200, ce récit vise à guider les juifs exilés dans le
respect de leur foi au milieu des païens. Voir DORE D., « Le livre de Tobie ou le secret du Roi », Cahiers Evangile
101, Paris, Ed. Cerf, 1997, p. 9.
920
Le livre de TOBIE incite les exilés à se marier au sein de leur communauté. Le texte témoigne d’un monothéisme
fervent et d’un attachement scrupuleux à la Loi, appuyés sur la confiance en la bienveillance divine.
921
L’apologue est un court récit à visée argumentative (fable, parabole, conte philosophique ou édifiant, utopie…).
922
A cette époque, comme dit, le conte mettant en scène un couple humain, qui plus est en happy end, est rare.
923 e
Vocabulaire de Théologie Biblique, Paris, Ed. Cerf, 8 édition, 1995, p. 29.
924
Ibid., p. 31.
925
Vocabulaire de Théologie Biblique, op. cit., p. 30. Le motif de l’alliance est déjà exploité dans les premières
strates rédactionnelles de l’Exode, première relecture collective par Israël de son histoire sainte, avant que ne se
développe la vaste réflexion théologique dont témoigne le livre de la Genèse, en fait postérieure à la saga de la
libération d’Egypte. Mais la tradition deutéronomiste y a conféré des accents affectifs, pendant et après la
domination néo-assyrienne sur Juda, en remaniant notamment les livres prophétiques. A l’alliance du temps de
l’Exode désormais rompue, le livre « deutéronomiste » de JEREMIE et une couche tardive d’EZECHIEL dépendante
de celui-ci opposent la rémission future des péchés, le retour et le rassemblement d’Israël, l’établissement, enfin,
d’une alliance « nouvelle », « éternelle ». Dieu, par le don de son Esprit, renouvellera le cœur humain de telle
manière que personne ne rompra plus l’engagement pris : Jr 30, 3 ; 31, 27-34 ; 32, 37-41 ; Ez 11, 17-20 ; 16, 59-
210
induite ne peut s’opérer, si Israël ne conçoit son rapport à Dieu qu’en termes juridiques ; une
alliance, dans l’acception politique que ce terme revêt à l’époque, peut en effet se rompre par pur
opportunisme. Il faut en conséquence qu’intervienne un lien plus engageant, de part et d’autre.

L’expérience de la passion amoureuse (vue ici du point de vue masculin) a certainement


semblé la mieux à même de suggérer la nature de l’élection divine, celle d’une relation
impliquant profondément son promoteur. Cependant, pour assurer une réciprocité adéquate de la
part de l’objet aimé, il fallait relier cette expérience passionnelle au mariage patriarcal avec sa
vision contractuelle : c’est là que se trouve l’innovation incontestable926. En premier lieu, dans
l’approche deutéronomiste de l’Alliance, c’est l’amour prévenant et gratuit de Dieu pour son
peuple qui justifie sa fidélité infaillible. Pour que la comparaison fonctionne, il faut désormais,
au sein de l’image utilisée, qu’à la passion initiale du mari corresponde l’adhésion totale de son
épouse, au-delà d’une soumission passive, sinon contrainte. De la sorte, le rapport établi entre le
concept que le rédacteur veut faire saisir et le ou les termes suggestifs qui doivent le faire
comprendre confère de l’importance non seulement à l’idée et/ou à la réalité suggérées, mais
aussi au référent concret qui s’en fait le vecteur. Ce dernier s’enrichit par retour des
significations nouvelles qu’il a contribué à faire naître927 . En d’autres termes, comme symbole
élu de l’amour exclusif de Dieu pour son peuple requérant de soi une réception joyeuse et une
réciprocité libre, aussi spontanée que fiable, le mariage se voit revêtu pour lui-même d’un sens et
d’une ambition renouvelés. De simple contrat, il devient une alliance amoureuse réciproque.

Cette approche marque un tournant dans la vie religieuse, mais aussi relationnelle. Sans
que rien ne l’y oblige, YHWH, en « époux amoureux et fidèle par choix », se risque à aimer
unilatéralement, sans certitude d’être aimé en retour. En outre, son amour inconditionnel, même
blessé, se refuse à rejeter Israël l’infidèle, alors qu’un Hébreu répudie sans états d’âme une
épouse volage. L’exemple donné rompt avec les usages courants. Que le mariage ait changé suite
à cela, on peut en douter. Mais, pour notre enquête, des éléments mettant ici en valeur la qualité
du lien conjugal dans l’union de l’homme et de la femme méritent de retenir l’attention.
D’ailleurs, un récit emblématique confirme cette perception. L’héroïsme d’OSEE, aimant sa
femme malgré ses incartades, confirme cette perception ; bien qu’innovant en ce sens, il n’est
pas isolé dans cette thématique928. Si le sens religieux du morceau, saturé de symboles, paraît
patent, il éclaire aussi le mariage d’une lumière différente. Certes, le récit reflète la dureté des
mœurs patriarcales929 autant que l’ambivalence d’une sexualité virile tentée par l’abus930. Mais le

63 ; 36, 22-32 ; 37, 21-28 ; Ps 51, 12s. La théologie sacerdotale, de son côté, découvre la raison dernière de
l’espérance dans l’éternelle fidélité de Dieu, qu’aucune incartade humaine ne peut décourager.
926
Non que l’amour (ou au moins le désir sexuel) eût toujours été absent dans le mariage, surtout du côté de
l’époux, au moins dans les débuts (voir TOBIE, ISAAC ou DAVID), mais il ne le fondait pas comme tel, et se
préoccupait peu de réciprocité féminine, surtout en régime polygame. Par ailleurs, un mari juif qui ne répudierait
pas sa femme notoirement adultère subirait le mépris ostensible de ses pairs.
927
La théorie moderne de la métaphore souligne bien son impact doublement analogique. Pour la théorie
linguistique de la métaphore, voir DILKS C., « La métaphore, la sémantique interprétative et la sémantique
cognitive », Université de Stockholm, site www. revue-texto.net, consulté le 16. 04. 2012. Il y a un fossé, toutefois,
entre l’opération mentale ici induite, et la surinterprétation homologique ou homothétique, surtout sur ce sujet.
928
L’on peut parler là de topos. Les autres occurrences, toutes postérieures, sont présentes chez les prophètes :
EZECHIEL (16, 1-63, 23, 3-48 et 61,10 et 62, 4) ; JEREMIE (13, 20-27 : thématique du châtiment ; 30, 12-17 et 31, 1-
6 : combinaison de thématiques sacerdotales et conjugales) ; ou MALACHIE (2, 14-16 : ici est établi directement le
rapport entre la rupture d’alliance avec l’épouse par la répudiation celle avec Dieu ; c’est la référence ultime –
chronologiquement – à cette thématique). Voir aussi Ex 20, 5 et 34, 14 ; Dt 5, 9 (le Dieu « jaloux »).
929
Voir les mauvais traitements gravissimes infligés aux femmes soupçonnées à tort ou à raison de mauvaise vie
dans les systèmes patriarcaux de type archaïque, qui perdurent jusque dans nos banlieues.
211
climat escompté, quittant la domination, tend au dialogue réconcilié. Le mariage s’y présente en
définitive comme une aventure risquée, délicate mais féconde. Malgré ses invraisemblances,
l’histoire du prophète OSEE, aimant envers et contre tout, laisse entrevoir la promesse d’un
amour humain qui peut venir à bout des mouvements les plus extrêmes, car il se reçoit de
l’amour divin. S’il s’agit là d’un témoignage vécu, ce que l’on ne peut exclure totalement931, il
force le respect.

Enfin, nous ne pouvons omettre d’évoquer dans ce cadre le poème du Cantique des
cantique. Son genre littéraire, plus lyrique que narratif932, sa totale décontextualisation933, la
quasi-absence de la mention de Dieu934 et la diversité de sa réception935 ont donné lieu à une telle
polyphonie interprétative à son endroit qu’elle interdit toute schématisation herméneutique936.
Or, cette incertitude se révèle féconde : de fait, a-t-on pu affirmer, « sans le Cantique, l’union
mystique serait restée muette »937. Pourtant, dans un premier temps, l’exégèse moderne insiste
beaucoup sur la dimension sensuelle du morceau. Nous y assistons à la célébration la plus
audacieuse de l’élan amoureux qu’il soit donné de lire dans toute l’Ecriture, sinon dans la
littérature en général938. Celui-ci s’y voit magnifié sans réserve. Il faut noter aussi que, chanté en
dehors de toute référence à la transmission de la vie, ce cantique s’élève dans un climat quasi-
édénique939. Pour autant, il ne s’agit pas d’une évocation éthérée : une forme de vérité profonde
de la personne humaine en relation s’y dévoile. Ainsi, A.-M. PELLETIER indique que le
morceau requiert une « interprétation anthropologique »940. Cette accentuation nous invite à
recueillir dans le texte des éléments intéressant la vie du couple comme lieu spirituel.

930
La mise à nu, la claustration dans un enclos d’épines sont suggestives. Les exégèses féministes y dénoncent, à
bon droit, la domination abusive exercée par le pouvoir masculin, réputée cautionnée par la divinité.
931
Certains critiques contemporains contestent cette dimension biographique : sur cette question, voir
MOUGHTHIN-MUMBY S., Sexual and marital metaphors in Hosea, Jeremiah, Isaiah and Ezekiel, Oxford, Ed. Oxford
University Press, coll. Oxford theological monographs, 2008, p. 212-215.
932
« L’étude critique (du) seul sens textuel permet uniquement […] de conclure que nous avons à faire à des chants
d’amour hébraïques mettant en scène l’admiration et le désir mutuels d’un homme et d’une femme en dialogue
[…], rassemblés […]dans un ensemble littérairement charpenté », in AUWERS J.-M., (dir.), Regards croisés sur le
Cantique des Cantiques, op. cit., p. 125-126. On a vu le Cantique aussi comme un épithalame, voire comme un
« dialogue entre deux amoureux entrecoupé ici et là par l’intervention d’un chœur », ibid. p. 10 et p. 66.
933
Sur ses aspects, voir ENA (de) J-E. in AUWERS J.-M., Regards croisés…, op. cit., p. 125.
934
Voir SONNET J.-P., in AUWERS J.-M., op. cit., p. 78.
935
« Durant toute l’Antiquité chrétienne, il a été, avec le Psautier, le livre le plus lu de l’Ancien Testament. Non
seulement il a fait l’objet d’un bon nombre de commentaires techniques […] mais il était présent à la fois dans la
liturgie, la catéchèse, la théologie et surtout la spiritualité. », AUWERS J.-M.et GALLAS W., in AUWERS J.-M., op.
e
cit., p. 9. L’ouvrage restitue les lignes des commentaires qui en ont été faits jusqu’au XVI s. (p. 10-59).
936
« Les interprétations du Cantique des Cantiques […] diffèrent parce que le Cantique des Cantiques ressemble à
une serrure dont on aurait perdu la clé. », voir S. BEN JOSEPH, cité par J.-E. de ENA, op. cit.., p. 109. Il pourrait être
le chant d’amour d’Adam adressé à Eve sous forme d’un dialogue (voir in AUWERS J.-M. (dir.), Regards croisés…
op. cit., p. 68-70), ou le chant adressé par Salomon à une bien-aimée : PINÇON B., Le couple dans l’Ancien
Testament, op. cit., p. 50. Notons enfin que « ce chant est lu tous les vendredis soirs dans beaucoup de synagogues.
Car le symbolisme conjugal est constant pour évoquer les relations entre la Communauté d'Israël et le repos
sabbatique. », in RIVELINE C., « L'Amour dans la tradition juive », op. cit.
937
AUWERS J.-M., op. cit., p. 9.
938
Le sens sexuel des métaphores employées dans le poème ne fait aucun doute pour BERGEY R., « La célébration
de la sexualité : le Cantique des cantiques », n° 229, 2004, site www. larevuereformee.net, consulté le 4. 12. 2011.
En outre, la « nudité », erwah, y dévoile sans ambages le langage des corps masculin et féminin prêts à la
communion amoureuse : un éloge très érotisé s’applique à nombre de parties du corps, dont certaines ne sont
jamais évoquées dans le reste de la Bible (voir AUWERS J.-M., op. cit., p. 145.) ou mentionnées en ce sens.
939
Cet état est sans doute à mettre en relation avec la grâce dite préternaturelle.
940
Voir AUWERS J.-M., op. cit., p. 131-132. L’exégète confronte cette dernière catégorie à la lecture mystique du
texte, sans vouloir cependant les opposer ou les dissocier artificiellement.
212
L’enracinement du propos dans ce qui fait la spécificité du lien conjugal (par opposition à toutes
les autres formes de proximité spatiale, relationnelle et affective) : l’extrême intimité des corps,
des âmes et des esprits, au cœur d’un vécu aussi enchanteur qu’unitif, semble centrale.
Précisément, le lyrisme amoureux relie si étroitement l’humain et le spirituel qu’il invite à
méditer le sens du poème, pour la relation des personnes et pour la relation des créatures au
créateur, en forme d’alliance941. « Ce texte dit, à l’aplomb des mêmes mots, le plus divin et le
plus humain. Il dit comment l’un ne se sépare pas de l’autre, comme l’un renvoie à l’autre »942.
Dans ce livre exceptionnel transparaît une vision renouvelée de la relation dans toutes ses
harmoniques. La vision qui l’habite entre en dialogue aussi bien avec la fête sensuelle, l’émotion
esthétique et l’expérience relationnelle qu’avec l’ouverture intérieure présente en chacun. Elle
confère en cela à l’union amoureuse la plus incarnée une indéniable dimension spirituelle, qui
d’ailleurs a été reconnue, mais parfois isolée, dans une perspective désincarnée943.

A ce titre se voit à nos yeux autorisée une relecture interprétative récente, appelée
« écriture théologique du mysterium », selon laquelle « se profilerait derrière le bien-aimé du
Cantique, la figure d’un messie davido-salomonien. […] Or, le point remarquable, […] est que
puisse s’investir dans cette figure du messie ce qui a été dit antérieurement du Dieu d’Israël
dans ses rapports avec son peuple, en particulier dans la littérature prophétique orchestrant le
thème d’un Dieu, Epoux d’Israël son Epouse. […] Le texte se met à porter une révélation […]
véritablement prodigieuse. Ce qui, dans les derniers chapitres d’Isaïe, s’exprime sous forme
d’un rêve impossible […] se découvre ici coïncider avec le projet de Dieu : lui-même restaurera
l’Alliance et lui donnera la perfection qu’exprime précisément la parité unique du dialogue
d’amour du Cantique des Cantiques ». L’attente messianique, nous l’avons dit plus haut, a partie
liée avec l’apprentissage d’un rapport nouveau à Dieu, en forme de promesse et d’alliance
aimantes et bienveillantes. Dans sa dimension énigmatique, « le Cantique des Cantiques pourrait
bien être, dans cette ligne, un texte exemplaire, suggérant par son écriture même que son sens
est en avant de lui, en attente d’événements qui […] en ouvriront le sens en accomplissant la
prophétie qu’il porte »944.

2.2.2.3 Le témoignage ambivalent du Nouveau Testament

Il va de soi qu’une telle relecture entre sans difficulté dans la perspective d’une
appréhension chrétienne de l’Ancien Testament. Le Nouveau Testament se trouve, de fait, tout à
fait tributaire de la tradition juive ci-dessus évoquée où il s’enracine, tout en la réinterprétant ;
s’y met en place une discrète relativisation de la focalisation patrilinéaire, qui mérite d’être prise
en compte, en dehors même du fait qu’elle a pu être utilisée ensuite pour dévaloriser le mariage.

De fait, l’univers néotestamentaire accueille toute la gamme des réalités humaines, donc
conjugales et familiales. Ses protagonistes, comme il sied à des Juifs, sont mariés945. D’abord,
l’entourage familier de Jésus, ses disciples et apôtres - tous insérés socialement et actifs
professionnellement, Jésus lui-même étant formé dans le métier de charpentier. Mais aussi les
bénéficiaires de son ministère, quoiqu’ils occupent parfois une place de parias : lépreux,
paralysés, possédés, prostituées... Les actes et propos publics de Jésus, lui-même éprouvant les

941
Voir PELLETIER A.-M., in Regards croisés…, op. cit., p. 51.
942
AUWERS J.-M., op. cit., p. 145.
943
SONNET J.-P., in Regards croisés, op. cit., p. 135.
944
PELLETIER A.-M., in Regards croisés…, op. cit., p. 143-144.
945
Voir 1 Co 9, 5.
213
sensations et sentiments humains, sont fortement enracinés dans la vie corporelle et concrète de
son époque. Plus encore, le Christ n’hésite pas à inaugurer son ministère en intervenant
concrètement lors de noces. Il se prononce sur les usages de son temps en matière de répudiation
ou de répression de l’adultère féminin, dans un sens qui défend le statut féminin. Les écrits
pauliniens, les premiers rédigés chronologiquement, font également mention de l’état conjugal et
de ses réalités physiques et relationnelles. Ils adaptent les codes domestiques en leur conférant un
sens chrétien, en hiérarchisant moins les statuts masculin et féminin, et en présentant le mariage
comme un appel946. Les Actes des apôtres mettent de leur côté en scène, en écho à Paul, des
couples actifs dans la vie des premières communautés comme PRISCILLE et AQUILA947,
JUNIA948 et ANDRONICUS, ANANIAS et SAPPHIRA et d’autres figures de responsables
mariés949. Le rôle de la maisonnée dans la conversion, incluant les domestiques, y est également
mis en valeur950. Il s’en faut donc de beaucoup que la vie de couple soit dévalorisée dans les
communautés primitives.

D’ailleurs, deux récits évangéliques cruciaux incluent des couples sur un pattern
proche de ceux de l’Ancien Testament cités plus haut, autour de l’événement essentiel de
l’Incarnation. L’histoire de ZACHARIE et d’ELISABETH relatée par LUC s’inscrit ainsi dans le
droit fil des histoires de fécondité retardées, à dimension communautaire951, par le truchement du
genre littéraire de l’annonce d’un enfant952. Sans doute d’origine rabbinique, les récits à
regrouper de l’annonce à ZACHARIE, de la Visitation et de la naissance de JEAN-BAPTISTE
témoignent d’un événement singulier qui touche le peuple d’Israël953 : ils mettent en scène
l’accomplissement de la promesse messianique954. Avec des tribulations, le consentement du
futur père à l’œuvre divine955 est accompagné d’une joie de nature spirituelle, caractéristique
chez LUC « de la foi qui constate que l’histoire du salut avance »956. Le cantique final de
ZACHARIE, dit Benedictus, souligne la perspective salvifique de cette première naissance

946
Voir KOWALSKI B., “A Biblical Spirituality of Marriage”, Companion…, op. cit., p. 116.
947
Fait remarquable, sur 6 mentions, PRISCILLA (ou PRISCA) apparaît 4 fois en première place.
948
La masculinisation maladroite JUNIAS, impossible, ne masquant pas la réalité d’une figure de couple ici.
949
Voir KOWALSKI B., op. cit., p. 115.
950
Voir CHAMBERLAND L., « Le rôle des familles dans l'expansion du christianisme au cours des deux premiers
siècles », mémoire présenté pour l'obtention du grade de maître-ès arts, Faculté de théologie et de sciences
religieuses, Université Laval, Québec, 2000 et BASLEZ A.-M., « L’Eglise en réseaux », op. cit.
951
On parle de « mosaïque de réminiscences vétéro-testamentaires » à propos de la présentation de ZACHARIE et
d’ELISABETH, conjuguant 9 livres et 6 personnages bibliques différents, sans compter, pour ce qui concerne
l’annonciation faite à ZACHARIE et sa vision, des références à DANIEL et MALACHIE (voir RIGAUX B., Témoignage
de l’Evangile de Luc, Paris, Ed. DDB., 1970, p. 113s.). Mais LUC travaillerait en fait sur des sources juives en langue
grecque, les « sémitismes » de son style trahissant surtout sa volonté d’imiter le style de la Septante afin de « se
ranger dans la continuité légitime des écritures. », in BOVON F., L’Evangile selon St Luc (1, 1-9, 50), Genève, Ed.
Labor et Fides, 2007, p. 49.
952
Et cela en vertu d’un topique juif selon lequel les naissances miraculeuses ne sont pas accordées qu’à un
individu, mais à tout le peuple (BOVON F., op. cit., p. 55).
953
Cf. Lc. I, 14.15 et les commentaires de BOVON F., op. cit., p. 52 et p. 87. De surcroît, notons la portée du thème
du nom, « emblème de tout le récit. […] L’enfant vit dans un espace relationnel plus étendu que sa famille croyante,
et le récit […] se situe dans la vie d’une communauté, il n’est de ce fait qu’un commencement, le commencement
d’une vie publique » (ibid., p. 103). L’hymne traduit la perspective d’un peuple, et non d’une famille (ibid., p. 105).
954
Le Benedictus chanté par ZACHARIE serait une combinaison entre un psaume messianique et un chant de
nativité sur JEAN-BAPTISTE (voir RIGAUX B., op. cit., p. 118). L’expression sibylline de l’« astre levant » correspond
à une métaphore messianique, mise souvent dans la Septante pour désigner le « rejeton », un des titres
traditionnels du Messie, apportant la lumière (voir BOVON F., op. cit., p. 109).
955
ZACHARIE l’incrédule, en écrivant le nom de son fils (v. 63), manifeste qu’il fait enfin confiance à l’ange, et sa
parole se délie, de sorte qu’il chante en proclamant sa foi.
956
BOVON, op. cit., p. 76.
214
miraculeuse à laquelle coopère un couple fidèle à la Loi957, à un moment crucial, de nouveau, où
se joue le destin d’Israël et celui de l’humanité tout entière958. En d’autres termes, c’est à travers
l’exaucement de la prière d’un prêtre juif et le relèvement d’une femme, son épouse, de son
opprobre comme femme stérile, que Dieu accède à la supplication de tout un peuple, et le sauve
d’une humiliation collective. Mais, conformément à la règle de la phronèsis959, c’est à chacun
que revient la responsabilité de faire siennes ces grâces successives, et de s’ouvrir au miracle960.
De fait, pendants du couple de JOSEPH et MARIE, comme parents du prophète du Très-Haut
(qui marchera devant le Messie pour lui préparer les voies), ELISABETH et ZACHARIE se
situent à la jonction entre l’ancienne et la nouvelle Alliance.

C’est pourquoi leur histoire est littérairement entrelacée avec celle de MARIE et
JOSEPH. Force est toutefois de constater la grande discrétion du Nouveau Testament à propos
du « couple du salut »961, tant l’accent est mis sur le Fils, davantage que sur ses parents962. La
filiation davidique de JOSEPH revêt une portée messianique963. Le regard se tourne en tout état
de cause vers des humbles964 : un jeune charpentier, une jeune fille d’extraction certainement
similaire965. Or, ces personnages sont délibérément choisis par Dieu pour collaborer à son projet
sans aucun égal. Là où apparaît le « saint couple » dans sa simplicité voire précarité sont toujours
mises en valeur, en contrepoint, sa fidélité à la loi juive et sa foi966 : uniquement en actes pour
JOSEPH (le grand silencieux), aussi en paroles pour MARIE, malgré son trouble parfois967.
Beaucoup des verbes appliqués aux époux supposent d’ailleurs des déplacements.

Qu’en est-il des liens exacts entre ceux-ci, au cœur de leur mission singulière ? Comment
ont-ils ensemble pris conscience du sens de leur engagement, avec ses exigences effectives ou
supposées ? Le motif de la conception virginale de Jésus est présent chez LUC et chez
MATTHIEU pour rendre compte de la filiation divine de JESUS968. Mais les Evangiles ne

957
Lc 1, 69 et 77.
958
Voir K. HELLER, Et couple, Il les créa, op. cit., p. 113s.
959
C’est-à-dire « sagesse, sagacité ».
960
Le fait que ce ne soit plus qu’une délivrance (lutrôsis), et non plus une expansion, qu’attend Israël démontre la
profondeur de sa détresse ; c’est bien d’un nouvel Exode qu’il s’agit (BOVON F., op. cit., p. 60, 63, 103 et 105).
961
La thématique du salut est constamment présente dans les textes de cet ensemble : voir BOVON F. notamment
les p. 124 et 141. « Le texte rend un fait évident ; la christologie […] est pour Luc avant tout une sotériologie », le
salut étant visible comme signe dont il convient de se saisir, et dont il faut s’approprier le sens profond.
962
Les évangélistes qui incluent des récits d’enfance dans leur relation, MATTHIEU et LUC, centrent leur propos sur
l’enfant à naître, juste né, voire présenté au Temple, puis assis parmi les docteurs à douze ans. Après, il n’est plus
jamais fait mention de JOSEPH, ce qui a fait postuler le veuvage de MARIE. Jésus ne livre aucun témoignage sur son
enfance, et son affection filiale se démontre surtout par le soin pris de confier sa mère à son disciple bien-aimé.
963
Voir BOVON F., Evangile de Luc, op. cit., p. 67, 73, 74, 76, 78, 115-116, 140. La croissance de Jésus se manifeste
de façon concrète, incarnée, ses dons physiques, intellectuels et spirituels se développent de façon perceptible.
964
Cf. BOVON F., ibid., p. 87.
965
Ce postulat renvoie à l’homogamie juive traditionnelle. Le Magnificat confirme la conscience que MARIE nourrit
de ses humbles origines, et la portée sociale et politique de cette conscience - origines qui furent du reste
opposées par les Juifs aux sectateurs du Christ (BOVON F., op. cit., p. 89 et 152-156).
966
Dans ses dimensions intellectuelles, volontaires et affectives.
967
F. BOVON distingue de manière éclairante l’histoire du salut (avec l’étape du « commencement de la fin » que
représente la naissance du Christ) et de l’eschatologie (la fin de la fin), liée à sa parousie, à la p. 147 de son
commentaire, où il parle aussi de « passage de l’avant-dernière à la dernière phase du dessein » salvifique, lorsque
sont mis en scène les derniers prophètes de l’histoire du salut SYMEON et ANNE, en plus de JEAN-BAPTISTE.
968
« Ce qui est dit à travers la conception virginale, c’est que Jésus est l’Envoyé promis et le Fils de Dieu. Il n’est pas
né d’un homme, car il a Dieu pour Père. La conception de Jésus est un engendrement, non une procréation de la
part de Dieu, de la même manière que l’action de l’Esprit Saint est un acte créateur et non un acte conjugal. […] La
virginité de Marie exprime sa disponibilité à entendre la Parole de Dieu, à la désirer pour la rendre féconde. […] La
215
fournissent aucune indication sur la perpétuation post partum de la virginité de MARIE969. La
fécondité virginale de MARIE se situe dans le continuum des histoires de fécondités
miraculeuses. Elle s’en distingue toutefois par le mystère de l’intervention divine directe970 dans
une conception originale971. Tout repose une nouvelle fois sur une confiance inconditionnelle972.
Le silence textuel sur la nature des rapports entre MARIE et JOSEPH nous invite en tout état de
cause à une économie de conjectures. Tout au plus avancerons-nous que la délicatesse de
JOSEPH le « juste » face à l’état inattendu de MARIE augure du climat de respect qui a dû
prévaloir constamment entre eux973.

En quoi ces textes font-ils signe au sujet d’une ouverture vers l’idée de spiritualité
conjugale ? Le fait que le Fils de Dieu naisse d’une femme et grandisse au sein d’une famille
confère à la réalité conjugale et familiale une dignité sans pareil. La tâche parentale du couple de
MARIE et JOSEPH suppose un accord profond. Si l’attitude de Jésus n’a manifestement posé
aucun problème éducatif à ses parents974, les défis de l’accompagnement d’une vocation comme
la sienne dépassent l’imagination. MARIE, des quatre parents impliqués au départ, est cependant
la seule à assister de bout en bout au drame déchirant de la mort d’un tel fils. Pour le reste, nous
nous abstiendrons de développer des considérations susceptibles de banaliser une telle
expérience.

Bornons-nous à constater l’imprégnation de toute la vie à deux de MARIE et JOSEPH


par la dimension transcendante, et l’acmè que représente leur exemple, tout à fait remarquable
dans la longue série des récits impliquant des couples dans les Ecritures. Il n’est certainement
plus possible, désormais, de vivre l’attente d’un enfant et son accueil, lorsque l’on est chrétien,
comme si tous ces récits bibliques, et particulièrement les derniers, n’avaient pas existé : ils
marquent nos inconscients collectifs pour toujours. Ils invitent indirectement les lecteurs
croyants à considérer toute vie de couple comme une aventure spirituelle, toute naissance comme
un don de Dieu, toute préparation à la venue de l’enfant et toute éducation comme un chemin
avec le Seigneur en tant que collaboration à l’éveil d’une vocation, si humble soit-elle.
L’explicitation d’une parole chrétienne au sujet du sens de la vie à deux au cœur de la Nouvelle
Alliance est à rechercher davantage dans d’autres développements théoriques ; mais le réservoir
de représentations et de symboles ici fournis demeure un trésor irremplaçable.

conception virginale ne nous est pas présentée comme une preuve, mais comme un signe offert à la foi. », in
GASSER S., « Que signifie la virginité de Marie ? », journal La Croix du 14. 12. 2012.
969
La situation préconjugale décrite permet d’évaluer l’âge de MARIE à douze ans ou à peine plus, et celui de
JOSEPH à moins de vingt ans. Aucun élément néotestamentaire ne permet sinon d’inférer l’idée que JOSEPH soit
déjà veuf ou que les jeunes gens aient fait des vœux de consécration avant de se marier, pas plus que le fait que la
virginité de MARIE ait été perpétuelle. Pour plus de détails sur cette question, voir BAUDOZ J.-F., « Marie de
laquelle est né Jésus, la virginité de Marie dans la tradition synoptique », La Virginité de Marie, Paris, Ed.
Médiaspaul, 1998, p. 22) et BLANCHARD Y.-M., « Né d'un vouloir de chair ? La conception virginale au regard du
quatrième évangile », La Virginité…, op. cit., p. 33.
970
Il s’agit en effet d’engendrement et non de création.
971
Il n’est possible de comprendre les évangiles de l’enfance qu’en fonction de la Passion et de la Résurrection,
comme la protologie est informée par l’eschatologie.
972
Voir TORRELL J.-P., La Vierge Marie dans la foi catholique, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Épiphanie », 2010, p. 77, cité
par COTHENET E., revue Esprit & Vie n° 227, septembre 2010, p. 56-57.
973
F. BOVON souligne en contrepoint le caractère choquant de la relation lucanienne du déplacement de la fiancée
enceinte, et de ses conditions d’accouchement précaires (op. cit., p. 119).
974
Les sommaires attestent de l’évolution positive de l’enfant, l’épisode de Jésus resté au Temple représentant un
motif topique de portée spirituelle, sans aucun caractère disciplinaire.
216
Quant à la thématique du mariage symbole de l’union entre Jésus époux et
Jérusalem épouse, ou entre le Christ et l’Eglise, elle se voit de fait développée à différents
endroits dans le Nouveau Testament. D’un côté, Jésus présente en parabole l’accession au
Royaume comme un repas de noces975 ; d’un autre, il se désigne lui-même976 comme époux, plus
exactement comme « jeune marié », endossant ainsi l’attachement passionné témoigné par
YHWH au peuple élu977. Certes, Jésus vise ici à avertir son auditoire pharisien que se joue dans
sa venue un événement inouï (le kairos978 par excellence), et non à enseigner sur le mariage.
Mais cette auto-désignation contribue à relire en retour le mariage comme un engagement
spirituel de sequela Christi, ce que suggèrent d’ailleurs les propos de Jésus sur la répudiation
dans Mt 19979. La communion en une « chair une » y rejoint celle qui unit les hommes à leur
Dieu, et les croyants au Christ980. En réalité, l’intervention de Jésus ici résonne de manière tout à
fait originale par rapport au traitement vétérotestamentaire de la question du couple. Elle revêt la
réalité matrimoniale concrète d’une signification spirituelle explicite, jusque dans sa radicalité de
principe : non seulement comme exigence de monoandrie, métaphore patriarcale traditionnelle
de la fidélité monothéiste requise d’Israël, l’épouse de YHWH, mais aussi comme fidélité
masculine entée sur la fidélité divine – et cela en soi est nouveau, bien que la monogamie ne soit
pas, ici, la pointe incontestable du texte ; en effet, le texte parle de la répudiation, pratique
hébraïque masculine unilatérale, et non du divorce contemporain possiblement bilatéral.

Le rapprochement qu’un disciple de Paul propose dans la Lettre aux Ephésiens981 au


chapitre 5982 entre la vie conjugale et la relation entre le Christ et son Eglise constitue, en
l’espèce, le sommet de la pensée néotestamentaire à ce propos. Il faut rappeler qu’au moment de
l’écriture du texte, le seul mariage accessible aux pagano-chrétiens est le mariage romain, qui ne
porte pas de dimension religieuse au sens où l’entend le christianisme, et qui présente des formes
variées. Il n’y avait aucune raison en soi que le disciple de Paul valorise cette union dans un
discours chrétien, hors la perspective héritée du judaïsme du lien entre divinité et humanité
croyante. Il y a donc bien investissement d’une réalité éloignée comme telle des valeurs
chrétiennes par une thématique religieuse, qui en retour lui confère un sens spirituel. Selon
l’exégèse contemporaine, cet extrait contribue à construire puissamment la signification du
mariage chrétien, avec moins de misogynie qu’il n’y paraît 983. A la faveur de la dynamique
textuelle, le Christ y est présenté comme le modèle dont doivent s’inspirer les époux l’un vis-à-
975
Mt 22,1-10 : les invités aux noces ; Mt 25,1-10 : la parabole des dix vierges ; et parallèles.
976
Mt 9,15 : le jeûne.
977
Voir LIAUTAUD J.-M., comme étudiant en théologie de l’Institut catholique de Paris, « Aux noces du Fils, enquête
sur le Christ-époux dans les Evangiles », 10 mai 1996, p. 6. Le terme employé, hô numphios, « jeune marié », ’hatan
en hébreu, est appliqué une seule fois à YHWH par le Deutéro-Isaïe (v. 61, 10 et 62, 5).
978
« Le temps opportun, le moment critique ».
979
Le verbe utilisé pour évoquer le fait de « quitter » son père et sa mère (kataleipô), reprenant le verbe hébreu
azab de Gn 2, 24, appartient au même champ sémantique que celui qui traduit la radicalité de l’exigence à laquelle
se soumet le disciple « quittant », « ses filets », « tout », « sa femme » ou « des terres » (aphièmi : Mt 4, 20 ; 19,5 ;
19, 27)). Ce verbe fait à son tour écho à l’appel abrahamique qui suppose un mouvement radical de déplacement
intérieur (même si ce dernier s’exprime de manière plus géographique : lekh, « sors »).
980
De ce fait, c’est l’orientation de la vie conjugale qui change, dans la mesure où « la femme n’appartient pas plus
à l’homme que l’homme à la femme, en tant que propriété privée, mais ils s’appartiennent ensemble,
mutuellement, l’un à l’autre, afin de se consacrer en couple, à leur Dieu. », in HOHWALD F., Entre idéal d’Eglise et
réalité vécue, le couple disciple du Christ, op. cit., p. 251.
981
L’Epître est considérée comme deutéro-paulinienne.
982
Eph 5, 21-25.
983
« Cette formule […] est contrebalancée […] par l’exigence du sacrifice, qui suit immédiatement, jusqu’à la mort,
du mari pour la femme. Si c’est là un texte misogyne, je crois qu’il bat tout féminisme de très loin ! », voir BRAGUE
R., in AES, Homme et femme Il les créa, annales, Paris, Ed. Guibert, 2008, p. 46.
217
vis de l’autre, d’un amour oblatif réciproque, tandis que la soumission en lui s’applique aux deux
conjoints984. De fait, l’amour du Christ pour l’Eglise est celui-là même de Dieu, duquel procède
tout amour humain. Le rédacteur, ensuite, rappelant le verset de la Genèse 2, 24, au départ relatif
aux rapports entre l’homme et la femme, et qu’il considère comme de « grande portée »985,
affirme qu’il s’applique au Christ et à l’Eglise. Aussi le rapport entre la parénèse conjugale et la
parénèse de toute la communauté ecclésiale chrétienne ne peut-il être plus étroit986. Ceci n’est
pas surprenant, puisque c’est par l’amour divin que tout amour humain (qu’il soit conjugal,
parental ou fraternel, voire communautaire) est sauvé, restauré et accompli dans la pleine
communion avec Dieu.

La manière dont les chrétiens doivent comprendre le mariage se précise donc. Selon F.
QUERE, « les chrétiens des premiers siècles ont imaginé une union qui, bâtie sur le modèle des
propres noces du Christ avec son peuple, […] rend […] deux valeurs solidaires et par là-même
fécondes : par l’amour, la soumission cesse d’être servitude et devient liberté ; inversement, la
soumission assure à l’amour sa régularité et sa longévité. […] Ainsi, l’amour réalise-t-il les
deux fins contradictoires qui le sauvent : la vivacité et la durée »987. « La pointe de
l’enseignement de l’épître aux Ephésiens », analyse de son côté J.-C. SAGNE, est à chercher
dans un approfondissement de l’attitude de respect, en lien avec l’être filial en l’homme [ndrl :
la personne humaine] »988, attitude que le couple doit adopter.

Cette vision peut en conséquence ouvrir la voie à une spiritualité conjugale « filiale », en
configuration au Christ. Des échos existent en direction de la Croix, du chemin pascal, avec sa
dimension de combat spirituel profondément incarné, conformément à la dynamique
néotestamentaire. La manière dont Jésus a « donné sa vie » est en effet existentielle, dans le don
de lui-même jusqu’à la mort physique : « Ceci est mon corps (sôma) ». L’Eglise elle-même
devient Corps du Christ, objet de toute la sollicitude divine : « L’Epoux est chef de l’Eglise, lui le
sauveur du Corps989. […] Nul n’a jamais haï sa propre chair […], on en prend bien soin. C’est
justement ce que le Christ fait pour l’Eglise »990. Le rapprochement est ainsi établi entre le corps
des époux et le Corps ecclésial, dans un lien moins métaphorique qu’il n’y paraît, dans la mesure
où l’incorporation est une image de la communion profonde et proche, amoureuse, bienveillante,
fidèle, intime ; et c’est bien l’agapè qui cimente cette communion. En retour, l’amour conjugal
invite au don/accueil des corps, et non à la prédation violente envers eux : « Les maris doivent
aimer leurs femmes comme leurs propres corps »991, et « se livrer » pour elles, ce qui est loin
d’une domination. Ce qui éclaire cet élan sponsal est moins le désir sexuel (eros) ou l’agrément

984
Comme les membres de la communauté chrétienne sont soumis les uns aux autres dans le Seigneur et comme
ils sont tous soumis au commandement de l’amour.
985
Eph 5, 32.
986
A savoir « se soumettre au Seigneur, aimer jusqu’à donner sa vie » : en d’autres termes, « le mariage aide à
comprendre l’union du Christ avec l’Eglise », mais, en retour, « cette union devient le modèle idéal du mariage
humain, elle montre la conduite de l’homme et de la femme l’un envers l’autre. », in ADNES P., Le mariage, op. cit.,
p. 39.
987
QUERE JAULMES F., La femme. Les grands textes des Pères de l’Eglise, Paris, Ed. Centurion, 1968, p. 34-35.
988
« Ce qui fonde […] le respect mutuel, c’est le choix et l’appel de chacun par le Christ pour vivre la filiation
adoptive en relation au Père. Ce respect est formé en nous par le don de « crainte » […], le sens de la sainteté de
Dieu qui nous conduit au sentiment de notre pauvreté, et à l’abandon filial. Il va de pair avec le don de « piété » qui
est de révérer Dieu comme notre Père. », in SAGNE J.-C., L’itinéraire spirituel du couple, t 1., Le Mystère de l'amour
dans le Mariage, Versailles, Saint-Paul, 2001, p. 90-91.
989
Eph 5, 23.
990
Eph 5, 26.
991
Eph 5, 29.
218
d’un attachement humain sécurisant (philia), quoique les deux soient légitimes, qu’un
mouvement de tout l’être inspiré de l’Amour personnifié, le Christ, passionné du bonheur parfait
de l’homme (agapè). En définitive, « pour comprendre le vrai sens de ce texte », explique G.
BLAQUIERE, « il faut le replacer dans la conception paulinienne de l’Eglise Corps du
Christ : « Vous êtes le Corps du Christ et membre chacun pour sa part » (1 Co 12,27). Paul
marque avec force la dépendance radicale des membres d’un corps vivant (1 Co 12,18-21). Il est
clair que sans dépendance mutuelle des membres du corps, le corps ne peut vivre. […] [Or],
vivre au quotidien cette dépendance est fondamental dans une vie de couple. […] Au cœur de
cette dépendance réciproque, l’apôtre va rejoindre chacun des époux dans sa grâce, mais aussi
dans ses fragilités et ses tentations propres »992. Dans le même sens, T. RADCLIFFE développe
une réflexion originale sur le lien entre le don eucharistique et la signification sponsale de la
sexualité humaine, au sein du mariage comme au sein du célibat, à laquelle nous renvoyons le
lecteur, faute d’espace pour la développer plus avant993. Les états de vie s’y éclairent
mutuellement, dans la commune recherche du sens de l’existence humaine comme don de Dieu.
Celle-ci se situe dans le vaste mouvement de divinisation, la promesse ultime de l’union à Dieu
de tout le peuple des croyants qu’illustre le Livre de l’Apocalypse, et non dans le seul prisme du
« rachat ». Le chapitre 5 d’Ephésiens nous incite en conséquence à approfondir le sens chrétien
du mariage, comme il nous invite à mieux saisir l’enjeu des relations aimantes entre Dieu et son
peuple, sous les figures du Christ et de l’Eglise. La communauté chrétienne est concernée.

L’horizon eschatologique dans lequel se situe la Révélation chrétienne prend, dans le


Nouveau Testament, une dernière fois les traits de l’amour conjugal, au travers du thème des
« noces de l’Agneau ». L’unité de la section relative à ce thème dans les chapitres 19 et 21 du
Livre994 tient à son genre ; il s’agit d’un hymne, célébration polyphonique de la grandeur de
Dieu995. A sa lumière, tout couple humain se voit convié à la louange de Celui en qui s’origine
son amour, dans une communion inégalée l’un à l’autre, aux saints et aux anges dans l’Eglise
céleste, ainsi qu’au Dieu Trine996. Rappelons que le premier signe que donne Jésus chez Jean, et
de surcroît, le seul miracle rapporté chez le quatrième évangéliste, ce qui en souligne
l’importance, était celui des noces de Cana. Le repas eucharistique constitue à sa façon aussi un
repas de noces, préfigurant le banquet eschatologique. Tout moment de communion conjugale
est ainsi à rapprocher de la communion eucharistique ; toute réjouissance au sein du couple,
comme toute joie communionnelle vécue au sein de l’assemblée eucharistique et du Corps
ecclésial suscité par Jésus-Christ, constituent en quelque sorte les « arrhes » de cette joie
inaltérable promise en la Jérusalem céleste. Le couple, en ce sens, se voit le destinataire d’une
Révélation toute particulière de la Joie en Dieu, prophétique pour l’Eglise et pour le monde. La
thématique nuptiale rappelle la nature relationnelle de la communion divine.

Nous pourrions nous arrêter là et confirmer la manière dont les Ecritures favorisent
l’élaboration d’une spiritualité de couple.

992
BLAQUIERE G., Femmes selon le cœur de Dieu, Versailles, Ed. St Paul, 1999, p. 54-55.
993
RADCLIFFE T., o.p., conférence « Affectivité et Eucharistie », DC n° 2327.
994
Ap 19, 7-9 et Ap. 21, 2. 9.
995
Remarquons qu’au cadre littéraire initial, de type liturgique, de la Création répond la célébration cosmique de
son plein accomplissement en Christ.
996
Si le Nouveau Testament affirme qu’on ne se marie pas dans le Royaume des Cieux, il n’indique pas que la
communion avec ceux qui nous furent les plus proches sur terre est empêchée, quoiqu’elle s’élargisse fortement.
219
Ce serait ignorer quelques éléments néotestamentaires, isolés et épars, qui laissent
transparaître une attitude de relativisation vis-à-vis de la vie conjugale997. Malgré tout, le
thème de l’abstention ou de l’interdiction du mariage brille par son absence, aussi bien dans les
écrits deutéro-pauliniens et post-pauliniens que dans les Actes des Apôtres ou dans le Livre de
l’Apocalypse998. C’est en l’espèce la seule discussion de l’apôtre PAUL en réponse aux questions
de l’Eglise de Corinthe par rapport au mariage999, déjà citée en partie I, qui cristallise les réserves
susnommées, dans un contexte eschatologique particulier qui en limite la portée générale. La très
brève référence du même apôtre aux désirs sexuels indisciplinés1000 a sans doute, par ailleurs,
fortement résonné aux oreilles de ses contemporains, au moment où ils commençaient à
construire leur identité dans un environnement façonné par une approche du corps différente
(morale du sabrage) et des tensions entre libertinage et ascétisme sexuel. Force est de constater à
cet égard que le désir sexuel, qualifié d’ardent, n’a pas été présenté par Paul comme
véritablement source de socialisation et d’expression ordonnancée au sein du couple marié.

Par ailleurs, il existe des logia isolés et énigmatiques placés dans la bouche de Jésus lui-
même au sujet des « eunuques pour le Royaume » dont la radicalité milite en faveur de leur
authenticité (donc de leur ancienneté), même si la rédaction matthéenne qui les inclut est
postérieure aux écrits pauliniens1001. Toutefois, dans le contexte d’un enseignement sur le
mariage, prenant lui-même place dans les exigences de la Nouvelle Alliance du point de vue de
l’agapè, on s’aperçoit que ceux-ci contribuent à valoriser le mariage chaste presque autant que le
célibat (c’est-à-dire, le premier fidèle et le second continent), comme des lieux spirituels
authentiques. Ils rappellent que la discipline rigoureuse qui s’y voit rattachée par le Christ n’est
accessible qu’à ceux qui sont « capables de les comprendre ». Il s’agit donc là davantage de
logique d’appel et de consécration de la vie entière à Dieu (dans l’un ou l’autre état de vie), au
sein d’une éthique de principe, que d’une imposition universelle d’obligations morales et
disciplinaires extérieures. En tout état de cause, ces indications ne constituent jamais dans
l’esprit de Jésus une exigence apostolique comme telle (voir le choix de ses disciples, de ses
apôtres, et des Douze), bien qu’elles tranchent d’ailleurs avec les habitudes juives en général.

Certains se saisiront de ces éléments disparates pour prévenir contre le mariage les
générations chrétiennes suivantes, la grande discrétion de Jésus à ce sujet semblant leur autoriser
toutes les dérives herméneutiques. L’absence, dans l’ensemble du Nouveau Testament, de
l’expression d’une conception complète, cohérente et développée du mariage et de la vie de
couple, dans sa valeur comme dans sa dignité, en régime chrétien a pu, il est vrai, contribuer à
faciliter ce contre-sens. Mais il faut souligner qu’à l’époque de sa rédaction, l’Eglise naissante
n’était pas confrontée au modèle dominant d’un célibat consacré, de quelque nature que ce soit :
tout le monde ou presque vivait en couple, dans des formes d’unions variées. C’était là la
condition commune. Il n’y avait pas lieu, donc, de défendre spécialement le mariage, ni de

997
Nous serons tributaires pour l’essentiel à ce sujet de l’analyse de T. KNIEPS-PORT LE ROI (Companion To a
Marital Spirituality…, op. cit.., p. 26-27).
998
Dans les Epîtres aux Colossiens et aux Ephésiens, il est tenu pour acquis que les chrétiens vivent dans des
ménages : dans la pure tradition des « codes de vie domestique » antiques, des directives leur sont données pour
se conformer à l’Evangile, en communauté, en famille et en couple. Dans les Lettres pastorales, il apparaît
indésirable de ne pas vivre marié (1 Tim 4, 3) ; c’est même l’idéal de « bon époux et père de famille » qui est fixé
comme le critère applicable à l’élection d’un chef d’Eglise adéquat (1 Tim 3, 2-5).
999
1 Co 7, 20-40.
1000
Gal 5, 16. Cette lettre est envoyée aux Galates à peu près vingt ans après la passion du Christ.
1001
Mt 19, 10-12.
220
développer de théorie complète à son propos. Enfin, la Lettre aux Corinthiens elle-même, selon
certains commentateurs, présenterait en réalité le mariage comme une vocation, et un don de
Dieu, réservé à ceux qu’il y appelle : excusez du peu, même si ce point reste discuté 1002.
Au terme de notre enquête scripturaire, nous ne pouvons donc que constater la présence
dans la Bible d’éléments solides pour encourager l’élaboration d’une spiritualité conjugale
chrétienne, du point de vue anthropologique, narratif et symbolique. La présence de rares
contrepoints néotestamentaires, discrets et toujours respectueux des réalités conjugales et
familiales, vont hélas être majorés et utilisés plus tard pour en freiner l’essor. Malgré tout, des
approches plus ouvertes subsistent en Occident ; elles finiront par occuper une place
significative, en dépit de leur difficulté durable à réhabiliter à l’Ouest l’exercice de la sexualité
conjugale.

2.2.3. Le témoignage de l’histoire

Nous disposons d’une documentation historique au sujet de l’élaboration de la spiritualité


conjugale. Son essor est à mettre en lien avec le reflux des attentes eschatologiques à la fin du 1 er
s. Si l’état de mariage se voit en fin de compte appelé à perdurer dans les générations chrétiennes
successives, ne doit-il pas être nécessairement éclairé par la lumière de la foi, et manifester par
là-même la richesse et l’originalité de la vie chrétienne au milieu du monde ?

L’ouvrage Companion to Marital Spirituality1003 nous servira de base pour un aperçu


historique, nécessairement bref ici. Conformément à son titre (« marital » étant le strict
équivalent de « conjugal » en anglais) celui-ci s’appuie uniquement sur des textes concernant le
mariage dans sa signification chrétienne. Ce choix apparaît logique, dans la mesure où c’est cette
institution qui concentre toute la réflexion. Elle suscite, en effet, comme forme identifiable et
susceptible d’élaboration, des spéculations approfondies : doctrine, sacramentaire, homilétique,
apologétique, éthique, ecclésiologie, eschatologie. Elle traduit aussi des pratiques et orientations
concrètes en construction progressive, où continuent de s’élaborer des cadres réflexifs : canons
dédiés, liturgie, morale familiale, catéchèse. Le système de représentations anthropologiques et
les modèles chrétiens qui sont promus dans le christianisme des premiers siècles puis du Moyen-
Âge et des temps modernes (martyrs, héros de l’ascétisme chrétien) avec les conséquences du
point de vue de l’encadrement pastoral (notamment, les manuels pour la pratique de la
confession), les préoccupations éducatives enfin (manuels ultérieurs à l’usage des éducateurs et
des enfants, catéchismes) dictent pour leur part leurs thématiques et centres d’intérêts à la prise
de parole au sujet du mariage.

Cette focalisation présente toutefois des inconvénients déjà évoqués, en restreignant la


prise en compte de la parole et de l’expérience des couples chrétiens, mariés ou non. En
particulier, le vécu au sein des unions informelles durables demeure un angle obscur de la
recherche au sujet de la spiritualité du couple en christianisme. Il échappe non seulement au
droit, mais aussi aux prises d’une doctrine qui a besoin de contrôle, et ne remet pas en cause des
schémas sociaux, qui réservent longtemps l’accès au mariage à certains seulement. La littérature

1002
KOWALSKI B., op. cit., p. 116.
1003
KNIEPS-PORT LE ROI T., SANDOR M. (eds.), Companion to Marital Spirituality, Ed. Studies in Spirituality
Supplements 18, Leuven, Peeters, 2008. Y faisant fréquemment référence, nous le noterons par la lettre C.

221
(dont le théâtre, la poésie, puis le roman), la peinture et la sculpture permettent éventuellement
de recueillir quelques traits des imaginaires collectifs, voire des réalités concrètes à ce sujet, à
condition que la censure ou la caricature (théâtre de foire, écrits salaces...) ne voilent encore
davantage, de façon indirecte, ce qui était vécu effectivement. D’un autre côté, étant donné le
contexte culturel peu ouvert à l’introspection, ces écrits profanes s’intéressent peu au sujet qui
nous importe.

La distance entre l’idéal théorique et ce qui se passe sur le terrain ne doit pas pour autant,
comme c’est souvent le cas, être interprétée négativement. Certes, JEAN CHRYSOSTOME se
désole du caractère terre à terre, intéressé et mercantile du mariage en son temps, et les autorités
religieuses se tiennent souvent prudemment à distance des cortèges nuptiaux ternis de chansons
grivoises, et de pratiques considérées comme païennes, sans jamais évoquer les concubinages.
L’embarras doctrinal reste grand dès qu’il s’agit d’entrer dans le concret de la vie conjugale,
notamment les rapports intimes, et d’envisager la façon dont le christianisme peut ressaisir une
réalité aussi décourageante pour une spiritualité qui pense devoir dénigrer le matériel et le
corporel, même au sein du mariage devant Dieu. La méfiance de nombreux pasteurs face aux
unions para conjugales, constante quoique plutôt discrète, culmine enfin au XVIe s., quand
l’excommunication catholique en arrive à menacer tous ceux qui s’en contentent.

De fait, rien ne nous est parvenu du vécu effectif des fidèles concubins, et bien peu des
fidèles mariés eux-mêmes. Mais le processus lent de sacramentalisation du mariage et la
construction d’une liturgie qui lui soit propre constituent en soi des indices d’une prise de
conscience et prise en compte ecclésiale de la vie des personnes. De fait, les rites marquent
souvent davantage les êtres qu’une doctrine élaborée, qu’ils connaissent peu et qui demeure
étrangère à leur vie concrète : les premières liturgies nuptiales ont contribué en cela à
christianiser le mariage, ce qui signifie aussi qu’ils l’ont reconnu comme une réalité à portée
spirituelle. Cependant, il est délicat de dire si c’était là un accueil plutôt qu’une appropriation
ecclésiale de l’union conjugale.

En fin de compte, la question de la spiritualité du couple rejoint de manière générale la


question de la façon dont les chrétiens dans leur ensemble ont vécu leur foi. Il n’est pas si sûr
qu’une spiritualité de couple vive et consciente, même strictement conjugale, ait pu arranger, en
cela, les autorités religieuses, persuadées que la virginité était la voie du salut par excellence, et
que la connaissance de la foi et la proximité avec Dieu étaient réservées à la caste des continents,
a fortiori des clercs. La critériologie appliquée par les pasteurs à l’évaluation de la ferveur de
leurs ouailles, en termes de pratique religieuse et de morale sexuelle, pouvait sans doute
difficilement laisser place à l’approche d’une réalité aussi fine, aussi personnelle et finalement,
aussi secrète que le cheminement spirituel de chacun ; qui plus est, un vécu partagé entre
conjoints.

Enfin, sans doute en raison des relatifs contradictions et silences du témoignage


scripturaire, les choses se sont faites, dans le sens qui nous intéresse, toujours en ordre dispersé,
et de manière souvent confidentielle, même dans le cadre des préoccupations générales d’ordre
théorique et pratique que nous avons relevées plus haut.

222
2.2.3.1 Enquête jusqu’aux débuts des temps modernes

Selon D. G. HUNTER s’intéressant à l’Eglise primitive, la condamnation de la


répudiation par Jésus-Christ à partir du verset de Gn 2, 24, interprétée comme un appel à une
stricte monogamie, a joué un grand rôle dans la possibilité de la construction d’une spiritualité
conjugale1004. Se voyait instaurée l’idée neuve d’un mariage qui finissait au plus tôt avec la mort
du conjoint – au sens où le remariage après veuvage fut sujet de discussion. Cette exigence,
posée au nom de la foi en Jésus-Christ, appelait un approfondissement, d’autant qu’elle
s’appliquait à une union faiblement investie par ses acteurs, de façon courante, d’une logique
autre que sociale, sinon contractuelle - du moins lorsque des chrétiens convolaient à la manière
romaine, sans autre forme de procès. Il faut ajouter à cela la thématique de l’infidélité conjugale,
qui nous l’avons vu, a partie liée dans les Ecritures avec la question de la fidélité à YHWH, et
singulièrement au Dieu de Jésus-Christ. C’est dans la perspective de la Justice du Royaume de
Dieu surpassant celle des scribes et des pharisiens que la vision chrétienne du mariage radicalise
l’interdiction de l’adultère (le septième des Dix commandements), Elle transpose en outre à
l’échelle individuelle le rapport privilégié d’Israël à YHWH ou de l’Eglise au Christ : à un seul
Dieu, un seul peuple se met à correspondre la discipline « un seul époux, une seule épouse ».

Or, et cela HUNTER ne le relève pas beaucoup, la conscience des avantages d’un
mariage entre chrétiens, du point de vue éthique et pratique (ce qui facilite aussi la vie de la
communauté ecclésiale), après une période où, dans le cadre de l’oikos, la mixité (ou disparité
des mariages) reste de mise, s’impose ensuite dans les esprits. Un modèle innovant se dessine,
celui du « couple en Christ », qui se substitue progressivement à celui de l’Eglise-famille, ou
Eglise des maisonnées (suivant la conviction, selon PAUL, que la famille est un lieu
missionnaire, car les enfants suivront la religion du parent chrétien). On s’oriente vers une Eglise
de cellules communautaires, dans laquelle le couple de chrétiens paraît une communauté
minimale en Christ, s’affranchissant par la conversion libre de ses membres par rapport à la
patriarca potestas. Le statut de l’épouse dans ce type de ménage est supérieur à celui qu’elle
occupait dans l’oikos. Les époux chrétiens vivent du point de vue de la foi, en vis-à-vis, et
s’instruisent mutuellement ; c’est une des premières figures fortes de conjugalité, sous le prisme
d’une adhésion à des valeurs et avec un rapport au monde partagé. Un des premiers modèles à
cet égard peut être le couple de PRISCILLE et AQUILAS ; la prédilection pour le modèle du
couple en rupture assumée avec les usages gréco romains se généralise cependant plus tard, au
moment de la période du martyre. C’est cette approche qu’illustre notamment TERTULLIEN,
qui, pourtant préoccupé de continence encratite, se fait le chantre du couple uni dans la foi, dans
un texte célèbre1005 en forme de manifeste d’une spiritualité conjugale chrétienne inscrite dans
les pratiques, croyances et réalités de l’Eglise de son temps. La contribution de CLEMENT
D’ALEXANDRIE, la plus marquante après TERTULLIEN à cette époque, présente quant à elle
le mariage, avec la caution des philosophes stoïciens et platoniciens tels que MUSONIUS
RUFUS et PLUTARQUE, comme une aire de mise en pratique des vertus, par le fait même
qu’elle soit orientée vers la procréation et l’éducation des enfants. Le couple devient ici un lieu
spirituel, dans ses choix éthiques, sa manière d’envisager le rôle parental, son exemplarité1006.

1004
C., p. 122. Nombre des remarques suivantes proviennent de cette source (rédigée en anglais), à laquelle nous
renvoyons pour les références précises, que nous n’avons pas la place de détailler ici.
1005
TERTULLIEN, Ad uxorem 2, 9, cité de façon résumée au § 1642 du Catéchisme de l’Eglise Catholique (CEC).
1006
Il faut toutefois faire la part de l’écrit polémique, dans la mesure où les maisonnées et lieux d’Eglise sans
histoire ne font pas l’objet de préoccupations pastorales explicites. La coexistence des modèles est probable.
223
Un bon siècle plus tard, lorsque l’Eglise entre dans sa phase de croissance suite à l’édit de
1007
Milan , JEAN CHRYSOSTOME met à son tour l’accent sur les possibilités offertes par la vie
conjugale partagée par des chrétiens, cette fois surtout comme ressort de transformation morale.
Celle-ci bénéficie à toute la communauté chrétienne, et, partant, à la société, à partir de l’amour-
charité conçu comme un devoir d’aimer coûte que coûte, jusqu’au sacrifice, dans le souci
constant de la conversion du conjoint et des époux. Avec AUGUSTIN, ce Père grec s’oppose
aux scrupules d’épouses (surtout) qui se refusent aux relations sexuelles par souci de vertu, en
raison de l’impératif de la procréation (proles). Cette dernière est considérée comme un des trois
biens du mariage (avec la fides et le sacramentum) par le Père latin. AUGUSTIN s’inquiète aussi
des risques d’adultère masculin provoqué par la prévention féminine face à l’union charnelle. Il
valorise enfin la signification spirituelle de l’indissolubilité du mariage, rapprochée de
l’indéfectible fidélité du Christ aux siens. Ces apports constituent un socle pour la réflexion
ultérieure ; les nombreuses facettes du mariage sont ici perçues comme entretenant un lien avec
une perspective proprement spirituelle.

M. SANDOR (pour les détails et références précises, voir sa contribution dans C. p. 135-
153) s’intéresse de son côté aux acquis du Moyen-Âge et du début de l’époque moderne. Elle
relève la fortune d’un argumentaire défavorable au mariage, fondé sur le texte de Corinthiens
déjà cité, porté par les courants encratiques et gnostiques connus. Il est relayé notamment par
JEROME, qui déconseille cet état de vie en raison de la difficulté à plaire à un époux, des
charges du foyer, de l’épreuve de gagner son pain quotidien. A la faveur de la grande entreprise
de conversion de toute l’Europe, le discours s’infléchit quelque peu (aussi bien dans les
prédications que dans les pénitentiaux ou le droit de l’Eglise), non sans continuer de privilégier
le modèle de la virginité pour le Royaume en toute occasion. Toutefois, un GREGOIRE de
TOURS (VIe s.) évangélisant la Gaule, doit se contenter d’exiger des évêques qu’ils vivent avec
leur épouse comme frère et sœur, sans chercher à y contraindre les prêtres mariés, situation qui
témoigne bien de la relative confidentialité de l’exigence posée au concile d’Elvire. Ce qui attire
l’attention est que le problème, pour lui, réside moins dans l’exercice de la sexualité en tant que
telle1008 que dans l’incapacité suscitée par le manque de contrôle de soi en la matière. Celui-ci
risque de limiter la possibilité pour l’évêque de se comporter en guide stable pour sa
communauté : cette ligne argumentative est de teneur philosophique et non théologique. Mais il
faut reconnaître qu’une telle largeur de vue reste encore isolée, malgré des relais ultérieurs.

A. WALCH fait ainsi mention de la contribution d’un évêque français, JONAS, qui, au
moment de la renaissance carolingienne du IXe s., rédige un traité à l’usage des laïcs faisant place
à l’instinct sexuel et définissant une forme de chasteté conjugale habitée de respect et
d’affection1009. M. SANDOR cite, quant à elle, deux moines hagiographes des IXe et Xe s.
évoquant le tendre lien unissant les saintes, dont ils retraçaient la vie, à leurs chers époux1010.
Deux siècles plus tard, certains théologiens comme H. de SAINT-VICTOR, suivant l’exemple de

1007 er
L’édit de Milan (ou édit de Constantin), fut promulgué par les empereurs CONSTANTIN I et LICINIUS en 313. Il
autorise chacun à « adorer à sa manière la divinité qui se trouve dans le ciel », accorde la liberté de culte à toutes
les religions et libère les chrétiens de l’obligation de vénérer l’empereur comme un dieu.
1008
Il s’oppose notamment au discours d’une religieuse de Poitiers soutenant que l’exercice de la sexualité est
peccamineux en soi. Son approche est plus philosophique que théologique.
1009
WALCH A., La Spiritualité conjugale dans le catholicisme français, op. cit.., p. 25 (note 1).
1010
SANDOR M., « Marital spirituality in the Middle-Age and the Early Modern Era », C.…, op. cit., p. 138.
224
moines ouverts à la vie conjugale1011, sous l’influence du courant de l’amour courtois, proposent
des visions positives de la relation entre conjoints et du sens du mariage chrétien. Sur la base
d’une lecture du Cantique des Cantiques, SAINT-VICTOR fait ainsi du lien conjugal l’image
même de l’amour entre l’âme et Dieu. Le mariage devient ici une communauté d’esprit où les
époux s’entraident à grandir dans l’amour de Dieu et à marcher vers la perfection1012. Ces
quelques exemples dispersés ne suffisent cependant pas à corriger des préventions ecclésiales
publiques répétées désignant l’état matrimonial comme source probable de damnation.

Cependant, selon M. SANDOR, un des éléments qui a joué en faveur de la défense du


mariage est l’affrontement de la Grande Eglise avec des groupes hétérodoxes (des Manichéens
aux Cathares) tenants d’un ascétisme extrême : on tient à leur opposer des figures de couples
héroïques dans leurs vertus. On canonise de ce fait quelques couples issus de familles royales ou
nobles. Mais le modèle reste monastique : on souligne moins leur dévouement à leurs devoirs
que leur piété, associée à une grande tempérance, sinon abstinence charnelle. Le décès
« providentiel » de leurs conjoint ou descendants leur permet heureusement, parfois, d’entrer en
religion ! Dans la toute première autobiographie d’une laïque du XVe s., M. KEMPE, se révèlent
en ce sens des tensions instructives entre le désir de cette mère de quatorze enfants de « vivre en
sainte », et les prérogatives et charges liées à son état conjugal et social. Femme d’affaires de
premier plan, elle admet sans difficulté apprécier le plaisir sexuel, voire connaître des tentations
charnelles hors mariage. Or, son vif souhait de vivre une vie de piété intense dans les cadres de
son temps se heurte à ses devoirs maternels, non sans rencontrer la résistance de son mari. Si elle
reconnaît la possible compatibilité entre une vie conjugale et l’accomplissement d’une quête
spirituelle, c’est donc à l’aune d’un véritable combat, source de souffrance quotidienne.

Une préoccupation qui émerge également au XIIe s., à la faveur de l’essor de la


scolastique en même temps que de l’expansion d’une activité de prédication auprès des laïcs, est
celle de la « purification du mariage ». L’histoire du couple le plus célèbre du siècle, HELOÏSE
et ABELARD, fait valoir une approche originale du lien entre partenaires, en forme de relation
expurgée de tout calcul ou connivences égocentriques. Le mariage secret entre les amants entend
garder sa dimension interpersonnelle et sa pureté d’intention. Cet idéalisme a beau ne trouver
aucun parallèle dans le discours latin au Moyen-Age1013, les prédicateurs et pasteurs du moment
s’entendent à condamner de concert les motifs déplacés des mariages, sous forme de
préoccupations dynastiques, patrimoniales ou économiques. Le consensualisme de P.
LOMBARD chercherait ainsi surtout à protéger les fiancés sincères des manœuvres parentales.
On commence à recenser officiellement des exemples de « mariages par rapt » qui permettent à
des jeunes gens épris l’un de l’autre de s’épouser sans le consentement familial. Le climat
courtois joue à plein dans ces visions, à la fois moralisées et spiritualisées, des liens conjugaux.

Pour soutenir ces élans, il faut proposer un discours positif, qui se développe au XIIIe s.
Citons en premier lieu l’apport thomiste, qui, moins contempteur de la sexualité, développe une
approche plus respectueuse de l’union matrimoniale. L’interprétation thomasienne de
l’hylémorphisme d’ARISTOTE, mise en relation avec une des propriétés essentielles de la nature
humaine, la sociabilité (le langage humain étant le signe naturel de cette tendance innée),

1011 e e
LECLERCQ J., Le Mariage vu par les moines au XII s., et L’Amour vu par les moines au XII s., Paris, Ed. Cerf,
1983.
1012
Voir WALCH A., La Spiritualité conjugale…, op. cit.., p. 27.
1013
Pour ces éléments, voir SANDOR M., « Marital spirituality… », C.… op. cit., p. 140-142.
225
soutient le développement d’une analogie entre la créature et la structure de l’Eglise comme
corps mystique gouverné par l’Esprit. Ce dernier rassemble des laïcs conduits par des clercs,
« rendus spirituels par leur renoncement à la chair1014, mais aussi au travers de la communion
entre la nature humaine et la nature divine, dans le Christ, et l’union entre le Christ et l’Eglise.
Il n’est pas neutre que dans ce cadre s’élabore […] la doctrine d’un mariage sacramentel, au
sein d’une alliance de type spirituel, conçue à l’égal de l’union du Christ et de l’Eglise. Le
sacrement de mariage vise ainsi à produire une spiritualisation du lien charnel »1015.
L’anthropologie relationnelle de THOMAS d’AQUIN reconnaît par ailleurs le rôle essentiel de
l’« amitié spéciale » (et non seulement une charité intraconjugale) unissant les conjoints, suite à
leur attirance mutuelle. « En vertu de la grâce sacramentelle sublimant l’éros et sanctifiant les
rapports en cause […] [Thomas] ne voit pas [dans le mariage] un exutoire pour l’instinct
sexuel, mais un remède effectif qui fait triompher l’amour sur la passion animale. […] Le plus
important, c’est le sacrement : participation à la charité que le Christ a pour Son Eglise. [Cette
approche] montre une morale conjugale moins pessimiste et plus nuancée que beaucoup de
théories antérieures. St Thomas défend ouvertement l’honnêteté naturelle de l’acte
conjugal»1016. Avec lui, la reconnaissance du mariage sacramentel peut vraiment s’affermir.

Hélas, trois facteurs principaux limitent le rayonnement d’un enseignement riche en


nuances et plus ouvert que celui d’AUGUSTIN. D’un côté, l’influence des canonistes
occidentaux, tendant à enfermer le mariage dans des catégories juridiques, contribue à freiner le
développement d’une pensée plus souple et large. D’autre part, la pensée thomiste tombe un
temps dans l’oubli, notamment du fait que la Renaissance renoue avec les écrits de l’Antiquité et
préfère PLATON à ARISTOTE (que la scolastique avait privilégié1017). Enfin, la transmission
ultérieure schématisée de sa contribution, notamment autour des « fins du mariage », reprise
philosophique des trois « biens » chers à AUGUSTIN, en altère pour une part l’aspect novateur.

Pourtant, d’autres prédicateurs et penseurs, plus nombreux qu’auparavant, vont à la


même époque dans le sens d’une promotion du mariage1018. Ils commencent à présenter les
avantages du mariage, en s’appuyant sur l’Evangile des Noces de Cana, à partir d’un jeu de mots
sur l’étymologie toponymique (Cana/Chana étant censé signifier « zèle » et renvoyer à l’amour
réciproque des époux). La hiérarchie entre religieux et laïcs se voit relativisée. Même si le
mariage n’est pas encore envisagé comme une vocation, tel qu’il le sera trois siècles plus tard, il
est promu comme source de salut et école de charité. Mais il doit pour cela répondre à une
motivation bonne, et soit vécu de façon bonne1019, le conjoint le plus saint sanctifiant au besoin
celui qui l’est moins. Ce qui est visé est une vie familiale heureuse, paisible et décente, en
somme, qui fasse honneur à Dieu, avec le désir et le souci prioritaires de transmettre la vie et
d’élever les enfants chrétiennement. A la faveur de l’humanisme de la Renaissance se font même
entendre, çà et là, des accents qui privilégient le plaisir et le bonheur humains, notamment chez

1014
WALCH A., La spiritualité conjugale…, op. cit., p. 20.
1015
Ibid., p. 21.
1016
MATTHEEUWS A., Union et procréation…, op. cit., p. 43.
1017 e
« Il faudra attendre le XVI s., avec le théologien espagnol T. Sanchez, pour que sa doctrine soit remise à
l’honneur et que ses écrits aient une grande influence durant au moins trois siècles. », in SCHILLEBEECKX E., Le
mariage : réalité terrestre et mystère du salut, op. cit., p. 321.
1018
VOIR SANDOR M., « Marital spirituality… », C.…, op. cit., p. 140 et FUCHS. E., Le désir et la tendresse, pour une
éthique chrétienne de la sexualité, Paris, Ed. Albin Michel, 1999, p. 263 note 77.
1019
Les raisons à rejeter comme telles sont la dot, les attentes sensuelles, les stratégies d’alliance.
226
Erasme. Le modèle de la continence chez lui se voit remis en cause, voire considéré comme
antinaturel, les bienfaits pour un homme du commerce avec une bonne épouse étant soulignés.

C’est pourquoi, même si le schéma hiérarchisant les états de sainteté persiste et rallie la
plupart des autorités et élites chrétiennes, les conditions théoriques sont réunies alors pour
reconnaître une vraie dignité au mariage chez les chrétiens d’Occident. On a pu passer du
soupçon systématique à une estime relative, puis à une valorisation plus nette. A ce point de la
réflexion chrétienne occidentale, les controverses entre Eglise catholique et Réforme contribuent
à confirmer encore davantage la portée spirituelle du mariage chrétien, ce qui justifie une
enquête confessionnelle attentive.

2.2.3.2 Enquête dans le catholicisme à partir du XVIe s.

Selon A. WALCH1020, trois facteurs contribuent à un tournant en Église catholique au


XVIe s. : la poussée de « la civilisation conjugale » déjà décrite, le « réveil religieux sensible en
France » qui accompagne la montée de l’humanisme, et enfin « l’influence de la réforme
protestante ». Ces éléments concourent tous à revaloriser la dimension spirituelle de la vie
conjugale. Le fait que les protestants défendent le mariage comme le modèle de vie le plus
conforme aux besoins des personnes, notamment sur le plan physique, tout en refusant de le
considérer comme sacramentel, crée de toute façon un choc. La doctrine catholique, pour
pouvoir affirmer solennellement sa différence et proclamer haut et fort la valeur sacramentelle du
mariage, s’emploie donner sa pleine place à l’union charnelle. Elle se sent tenue d’entreprendre
aussi une réforme pastorale d’envergure1021 : « Le couple, à la base de toute la famille, [se voit]
enrôlé dans la grande armée de la Contre-Réforme, sous les ordres des capitaines et des
généraux, les ecclésiastiques »1022. Il n’est plus possible, désormais, en tout cas eu égard aux
orientations adoptées au concile de Trente, de considérer, en haut lieu, les conjoints et parents
catholiques comme tout bonnement infirmes sur le plan spirituel.

Pour appuyer cette orientation, la référence à Ephésiens 5 devient le leitmotiv des


développements nouveaux, rejoignant certains accents du XIIe s. Le mariage unit véritablement
deux âmes pour une œuvre commune de salut et de construction du Royaume. En d’autres
termes, enfin, « la réflexion théologique a débouché sur une « mystique du mariage »1023. Cette
dimension est centrée sur des pratiques communes de dévotions, ou observances, comme des
continences périodiques d’ordre cultuel1024 ; le maître mot demeure la maîtrise de soi, et donc la
modération dans l’« usage du mariage », soit, en langage ecclésial, l’union sexuelle entre époux.

C’est sur ce tournant doctrinal que prennent appui en tout état de cause les audaces d’un
beau siècle d’embellie conjugale. FRANÇOIS de SALES au XVIIe élargit ainsi la pensée
tridentine, au moment où l’amour entre époux gagne peu à peu ses lettres de noblesse en société.
Son anthropologie s’inscrit dans ce qu’on appelle « l’humanisme dévot » : « L’optimisme de
François de Sales repose sur la bonté divine qui peut, en ce moment, faire d’un damné un élu ».
Ce dernier « s’appuie aussi sur la conviction que la nature humaine blessée dans ses puissances

1020
WALCH A., La spiritualité conjugale…, op. cit., p. 14.
1021
WALCH A., ibid., p. 14-15.
1022
WALCH A., ibid., p. 53.
1023
WALCH A., ibid., p. 41.
1024
Les époux y sont tenus trois jours au moins avant de recevoir l’Eucharistie, lors du Carême, ou lorsqu’ils
souhaitent faire retraite.
227
effectives reste bonne et reste inclinée à l’amour de Dieu par-dessus toutes choses, même si elle
n’a pas la possibilité de réaliser, par ses propres forces, cette aspiration. » En effet, « même
dégradé par la faute originelle, l’homme continue de chercher son créateur. C’est le fameux
thème de la convenance ». La convenance de similitude - notre âme à l’image de Dieu est
spirituelle, indivisible, immortelle - contraste avec la convenance de dissemblance, en référence
à l’argument des contraires – soit la rencontre entre abondance et indigence, don généreux et
accueil avide. « Ainsi la divine Bonté ne peut bonnement si bien exercer sa perfection hors de soi
qu’à l’endroit de notre humanité. L’un a grand besoin et grande capacité de recevoir du bien, et
l’autre grande abondance et grande inclination pour en donner »1025.

Dans cette optique, FRANÇOIS de SALES ne se défie nullement du corps comme tel,
puisque selon lui la nature humaine est profondément orientée vers Dieu dans toutes ses
composantes. « L’accent [est] mis sur l’affection entre époux, psychique et physique. Le corps
est sujet à la déchéance, mais il n’y a aucune tentative pour faire le divorce entre l’âme et le
corps : les êtres humains – et surtout les gens mariés – ne peuvent pas escamoter dans leur
existence le rôle du désir : naturel, mais à surveiller »1026. La jouissance a sa place dans le cadre
du mariage : « Il n’est jamais permis de tirer aucun impudique plaisir de nos corps en quelque
façon que ce soit, sinon en légitime mariage »1027. L’union sexuelle des époux se révèle même le
ressort de leur vie spirituelle partagée, car c’est « l’usage des choses corporelles » qui mène à
l’union profonde des conjoints et qui forme la base de la jouissance spirituelle au cœur de la vie
mariée »1028. FRANÇOIS de SALES insiste sur le cadre relationnel dans lequel s’inscrivent le
mariage chrétien, et donc aussi l’échange corporel entre époux1029. La fidélité y est en effet
propre à construire une sécurité affective, propice à l’épanchement de la tendresse au
quotidien : « L’amour et la fidélité jointes ensemble engendrent toujours la privauté et
confiance ; c’est pourquoi les saints et les saintes ont usé de beaucoup de réciproques caresses
en leur mariage, caresses vraiment amoureuses mais chastes, tendres mais sincères. […] ; car,
bien que ces petites démonstrations de pure et franche amitié ne lient pas les cœurs, elles les
approchent néanmoins, et servent d’un agencement agréable à la mutuelle conversation »1030.

Dans leur tonalité concrète et bienveillante, les écrits de FRANÇOIS de SALES


exerceront une réelle influence sur l’élaboration progressive d’une pensée catholique plus
adaptée aux réalités du mariage. Le théologien rejoint les laïcs dans le quotidien de leur vie de
conjoints et de parents. Il propose une vision accessible et spécifique de la sanctification des
époux, incarnée et souriante. « Non, la vie conjugale ne détourne pas de Dieu. Non, elle n’est
pas incompatible avec les exercices de dévotion. Oui, la vie spirituelle est accessible à tous. […]
Les moyens du salut se trouvent dans la vie quotidienne. Il suffit d’être attentif à toutes les
petites choses qui portent à la charité ». En définitive, « François de Sales a instauré un

1025
LAJEUNIE E. M., Saint François de Sales. L'homme, la pensée, l'action, Paris, Ed. Guy Victor, 1966, cité par
WAGNER J-P., Cours de Licence de théologie catholique, Edition 2006, p. 18 et p. 24, auquel nous devons les
citations et analyses des quelques lignes suivantes.
1026 e
CARLIN C., « François de Sales et le discours sur le mariage des corps au XVII siècle », colloque « Mariage des
corps, mariage des esprits », Université Lumière Lyon 2, GRAC (UMR 5037), 2009, site www. recherche.univ-lyon2.,
consulté le 10. 02. 2012.
1027
L’Introduction à la vie dévote, chapitre II, « De la nécessité de la chasteté ».
1028
Ibid., chapitre XXXIX, « De l’honnêteté du lit nuptial ».
1029
Ibid., chapitre XXXVIII, « Avis pour les gens mariés ».
1030
SALES FRANÇOIS (de), Introduction à la vie dévote, p. 164 puis p. 241-242 et p. 243-244, cité par CARLIN C. à la
p. 4 de sa conférence, sans préciser toutefois l’édition considérée.
228
nouveau type de sainteté, inaugurant un courant que l’on peut désigner sous le terme de
spiritualité conjugale »1031 à proprement parler. Dans le droit fil de la théorie de la « purification
du mariage », le théologien suggère aux jeunes gens de réfléchir et de prier avant de choisir leur
conjoint. « Le conjoint modèle est celui avec lequel on peut prier, faire ses dévotions, partager
un même projet. Le mariage se transforme alors en une communauté affective qui doit permettre
un approfondissement spirituel »1032.

De fait, quoique le volet conjugal y soit succinct, l’Introduction à la vie dévote (1610) va
devenir le livre par excellence des lettrés de cette époque. « Quelques lignes de François de
Sales vont avoir un retentissement inattendu mais fondamental. Afin d’assurer le plus vite
possible une formation de qualité aux fidèles, l’évêque de Genève […] a écrit une page capitale
de l’histoire de la spiritualité du couple »1033.

Il est à souligner qu’après 1640 paraissent d’autres ouvrages écrits par des clercs et
destinés aux laïcs, traitant de la vie conjugale comme choix de vie chrétienne authentique. Le
succès de ce nouveau genre d’écrits pastoraux reflète bien l’évolution des mentalités et
l’engouement que suscite l’initiative salésienne, notamment chez les femmes. Un autre auteur,
quasiment contemporain de FRANÇOIS de SALES, reprendra par exemple des thèses voisines,
en abordant tous les aspects du mariage : VINCENT de PAUL (1581-1660). Les conclusions
auxquelles il parvient sont prometteuses : « L’engagement est un acte religieux qui ouvre des
perspectives spirituelles. La vie conjugale chrétienne, fondée sur l’harmonie et la
complémentarité des époux, a pour but de les faire marcher côte à côte sur une route de sainteté,
ou du moins de salut. Les sentiments d’affection sont recommandés, car une union indissoluble
ne saurait être vécue dans la haine ou dans le désespoir »1034. Irait-on dès lors vers un
adoucissement de l’enseignement de toute l’Eglise sur le mariage ?

Las, même si l’approche salésienne se montre féconde, elle demeure sans doute par trop
tributaire de cadres anciens, notamment en termes d’insistance sur la tempérance1035. D’autre
part, sous l’égide d’un jansénisme à coloration augustinienne rigoriste, se ravive l’ancestral
pessimisme anthropologique. La belle parenthèse du XVIIe s. se referme inexorablement. Non
seulement, en catholicisme, on s’obstine à calquer étroitement l’idéal conjugal sur la vie
religieuse dévote en forme de « monachisme domestique », mais on va jusqu’à expurger les
écrits salésiens de leurs propos sur le mariage. Une pastorale de la peur reprend le relais,
focalisée sur le péché de la chair, notamment dans le genre homilétique. On y laisse libre cours à
un style outrancier, fait d’images saisissantes destinées à obtenir une conversion rapide, et dans
lesquelles la menace de l’enfer occupe une place prépondérante1036. Les dialogues de
confessionnaux se font plus pressants que jamais, sinon intrusifs, à propos des plaisirs interdits et
des tentatives de limiter leurs conséquences procréatrices (nous y reviendrons). Les
revendications révolutionnaires d’un mariage civil et d’un divorce libre achèvent de durcir le ton
en catholicisme jusqu’au premier tiers du XXe s., le code de droit canon de 1917 remettant la
procréation au premier rang des fins du mariage. La présence trop discrète de quelques courants

1031
WALCH A., La Spiritualité conjugale..., op. cit.., p. 76.
1032
Ibid.., p. 196.
1033
Ibid., p. 73.
1034
Cité par HOHWALD F., Entre idéal d’Eglise et réalité vécue, le couple marié, disciple du Christ, op. cit., p. 287.
1035
WALCH A., ibid., p. 109, 110, 114, 289.
1036
Ibid., p. 320-325, 328-337, 356-372.
229
humanistes puis « sentimentaux »1037, riches et inspirés, ne parvient pas à infléchir le
mouvement. Il faudra attendre les années 1930 pour renouer en Occident avec une vision du
mariage plus positive, qui donne place non seulement à une relation privilégiée entre conjoints,
mais aussi à une vie spirituelle vécue dans le monde pour les laïcs. C’est alors que peut naître
réellement l’expression de « spiritualité conjugale » qui nous intéresse.

2.2.3.3 Enquête sur la spiritualité conjugale dans le protestantisme et


dans l’orthodoxie

La limite des approches de la spiritualité conjugale centrées sur la France 1038 est leur
focalisation sur la pensée catholique. Comment entendre là d’autres voix dans le domaine
conjugal, alors que ce dernier constitue le pré carré d’un moralisme magistériel contrôlant
étroitement les discours ? En réalité, l’influence effective du Concile de Trente interroge, dans le
domaine qui nous mobilise. D’autre part, en Occident, des modèles nouveaux, porteurs de sens
spirituel, remettent en cause l’approche catholique sur les plans théologique, disciplinaire et
canonique. Enfin, la vision orthodoxe du mariage propose de riches apports qui méritent examen.

En premier lieu, il est un fait établi que les travaux du Concile de Trente (1545-1563)
voient s’affronter violemment les conceptions romaine (fondée sur le pouvoir pontifical) et
épiscopaliste (autonomie de l’évêque). Le cléricalisme tridentin limite l’attention portée à la
parole des laïcs dont on prétend régir l’existence1039. Enfin, les prises de position affichées
achèvent de figer les oppositions avec les protestants sur de nombreux sujets, dont le mariage.
Or, les choix conciliaires ne font pas l’unanimité dans la société européenne. Les résistances
exprimées achoppent d’abord sur l’affirmation du pouvoir pontifical au détriment des autorités
locales. Elles reflètent aussi de la révolte devant l’ambition de régler la vie privée de tous, d’où
la répugnance à valider juridiquement les décrets conciliaires. Les réticences concernent encore
les menaces pour la paix civile, à juste raison, hélas. Pourtant, au sein de l’Eglise romaine les
décisions doctrinales et disciplinaire sont diffusées et les familles impliquées, par le biais surtout
des épouses et mères, dûment instruites de leurs devoirs de chrétiennes. Ces efforts vont donner
« un nouveau souffle à l'Église catholique, qui connut du milieu du XVIe siècle au début
du XVIIIe un extraordinaire dynamisme ». Tous les décrets, y compris pour le mariage, finissent
même par être adoptés par les autorités civiles. Mais ce succès apparent a prévenu bien des gens
contre l’hégémonie romaine ; il a durci les réactions adverses tout en fixant les positions. On est
alors fondé à se demander « si […] le concile […] n'a pas constitué une référence trop
contraignante. Figeant le dogme, structurant trop rigidement l'Église romaine, il a gêné à partir
du XVIIIe siècle l'insertion catholique dans le monde moderne »1040.

D’un autre côté, le protestantisme développe une conception du mariage qui, à bien des
égards, va dans le sens du développement d’une spiritualité conjugale. Ce qui frappe, en effet,
chez LUTHER1041 est moins son souci de soustraire le mariage à l’autorité de l’Eglise

1037
Notamment le beau témoignage de F. OZANAM et de son épouse, voir WALCH A., “Marital Spirituality from the
th th
XVII to the XX Century”, in C.…, op. cit., p. 140.
1038
Une enquête aussi solide et complète que celle d’A. WALCH en protestantisme serait très utile.
1039
« D’une façon générale, Trente sous-tend une vision très cléricale de l’Église » souligne A. TALLON, cité par
BOUVET B., journal La Croix, 18 juin 2012.
1040
DELUMEAU J., « Concile de Trente », Encyclopædia Universalis, op. cit., consulté le 29. 09. 2015.
1041
Les apports de Luther se déclinent successivement dans le Sermon sur l'état de mariage (1519), la Lettre à la
,
noblesse chrétienne de la nation allemande et le traité De la captivité babylonienne de l'Eglise. S’y ajoutent le
commentaire de 1 Co 7 intitulé Du mariage et du célibat (1523), une série de sermons et de petits opuscules des
230
catholique1042, en le situant comme une réalité terrestre, que sa manière de l’envisager,
purifié1043, comme une expérience à vivre vraiment sous le regard de Dieu, ce qui signifie que les
époux sont conscients que leur vie commune l’intéresse et le concerne. Dans sa volonté de
mettre à disposition de tous les richesses spirituelles des monastères, LUTHER entend conférer
une dimension religieuse à la vie ordinaire, donc à la vie conjugale et familiale. Certes, n’étant
pour LUTHER ni promesse de grâce de Dieu ni signe établi, le mariage n’est pas un
sacrement1044. Mais, dans la foi, il « est « un ordre divin », « un état selon Dieu », « une œuvre et
un commandement selon Dieu »1045, non remis en cause par la chute. Au-delà d’un pis-aller
remédiant au péché (même s’il y aide aussi), il demeure « l'état que Dieu a institué et dans lequel
il a placé sa Parole et son bon plaisir, qui rendent saintes, divines et précieuses les œuvres, la
vie même et les souffrances de cet état »1046. De là découle le projet de reconnaître au mariage
une pleine dimension spirituelle. L’attention du moine d’Erfurt se porte aussi spécifiquement sur
la cellule conjugale : « l'union de l'homme et de la femme est de droit divin et subsiste même si,
d'une manière ou d'une autre, elle s'est faite en opposition avec les lois des hommes »1047. Il y
insiste ailleurs : « Ceux-là reconnaissent la vie conjugale qui croient fermement que Dieu a lui-
même institué le mariage et qu'il a ordonné d'unir l'homme et la femme et d'engendrer des
enfants et d'en prendre soin1048 ». La composante procréatrice et éducative du mariage est
fortement mise en relief par l’auteur des 95 thèses, mais sans négliger l’union interpersonnelle.
Son exégèse du texte biblique dit d'institution du mariage (Gn 2,23) souligne l’enjeu profond de
celle-ci, qui « appelle une pleine et heureuse association, d'amour certes, mais aussi de
sainteté ». Commentant le mot ishah, LUTHER affirme l’égalité de statut entre femme et
homme, ce qui ouvre la voie à une vie de couple authentique, où les conjoints vivent leur appel à
la sainteté en coresponsabilité1049. Toutefois, au sujet de la relation conjugale dans sa spécificité,
une certaine contradiction demeure chez lui, bien en écho aux représentations de son temps et
leur préoccupation de tempérance. L’exercice de la sexualité a beau se voir réhabilité par
LUTHER, il doit rester modéré1050. Et « Luther ne parle de sentiment amoureux […] au sens où
on l’entend aujourd’hui, que de façon parcimonieuse ». Il précise pour sa part qu’il « aime

années 1524, des passages du Grand cours sur la Genèse (1535-1545). Pour finir, le traité De la vie conjugale de
1522 et le Traubüchlein, ou Formulaire pour la bénédiction du mariage à l'usage des pasteurs peu instruits (1529).
1042
« Par ces mots, Luther veut non pas séparer le mariage de la foi qui, nous l’avons vu, est la meilleure attitude
pour bien en user, mais il veut le soustraire à l’autorité de l’institution ecclésiale, en proclamant son autonomie
dans le domaine de la création », in LIENHARD M., Martin Luther, un temps, une vie, un message », Genève, Labor
et Fides, 1991, p. 229. Cette option reflète aussi, de l’aveu même du moine d’Erfurt, un certain embarras pastoral
(GREINER A., « L'enseignement de Luther sur le mariage », revue Fac Réflexion n° 16, 1990, p. 39).
1043
« Le message de l’Evangile et de l’œuvre de Dieu était obscurci par les mœurs et les exigences de l’Eglise : de
nombreux membres du clergé vivaient des relations maritales plus ou moins clandestines, des couples déchirés ou
en situation d’adultère notoire ne pouvaient se séparer, des mariages sauvages se faisaient même sans l’accord des
parents ou en l’absence d’un prêtre, puisque le seul consentement des époux suffisait pour le sacrement. », in
PARMENTIER E., « Perplexités des Eglises de la Réforme. », in CHAUVET L.-M. (dir.), Le mariage…, op. cit., p. 68.
1044
De ce fait il concerne toute personne, les chrétiens comme les non-chrétiens.
1045
Œuvres de Martin Luther II, Les Livres symboliques, trad. A. Jundt, Paris, Ed. Je sers, 1948, p. 51, cité par
GREINER, p. 43.
1046
LUTHER M., De la vie conjugale, Martin Luther, Œuvres, I, éd. M. LIENHARD et M. ARNOLD, Paris, Ed. NRF-
Gallimard, 1999, p. 1172.
1047
LUTHER M., De la captivité babylonienne, in Martin Luther, Œuvres, Genève, Ed. Labor et Fides, 1958, t. II, p.
237, cité par GREINER, L'enseignement de Luther sur le mariage, op. cit, p. 45.
1048
GREINER A., L'enseignement de Luther…, op. cit., p. 48.
1049
« Tout ce qu'a le mari, la femme l'a et le possède aussi. Non seulement les biens sont en commun, mais les
enfants, la nourriture, le domicile. Et les volontés aussi sont pareilles. La mari ne diffère donc de la femme que par
le sexe : à tout autre égard la femme, c'est le mari », in GREINER A., L'enseignement de Luther…, op. cit., p. 45.
1050
SOLE J., L’amour en Occident à l’époque moderne, Paris, Ed. Albin Michel, 1984, p. 78.
231
bien » sa femme1051, dans une forme de distance affective de bon aloi. Cela n’empêche qu’« en
se livrant à une activité purement temporelle, les époux entrent dans la « classe » des gens
mariés qui est […] non seulement un « ordre de la création » (ce qui suffit déjà pour que le
mariage soit appelé « saint »), mais encore un véritable « état spirituel » (« geistlicher
Stand ») »1052, expression jusque-là réservée à l’état clérical ! Et, dans ce cas, c’est
l’enseignement biblique (la « foi appuyée sur l’Ecriture »), et lui seul, qui en atteste largement.

En définitive, pourtant, en conformité à une anthropologie à teneur augustinienne


(exception faite de la défiance morale face à la sexualité), c’est bien la relation à Dieu qui rend
possible, transforme, sinon transfigure une réalité toujours difficile humainement1053. Selon le
commentaire luthérien de 1 Co 7, le mariage éprouve la solidité de la foi1054. Comme lieu
d’exercice des œuvres, il révèle le degré de confiance du croyant envers Dieu. L'état conjugal
devient là une aide pour le corps autant que pour l'âme. Il en prend soin et les conduit ensemble
sur le bon chemin1055. Quant au divorce, en réalité il n’est pas autorisé comme tel ; les Eglises
réformées ne se sentent toutefois pas autorisées à exclure les conjoints séparés de la communion
eucharistique1056. Ni maladie, ni méchanceté du conjoint ne justifient en soi une séparation1057.
Le remariage n’est qu’une exception pastorale justifiée par la souffrance des victimes, et son
statut exact fait l’objet de débats, ce qu’explique E. PARMENTIER dans l’article cité supra.

Si dans l’Institution Chrétienne, en revanche, le mariage est avant tout présenté par
CALVIN comme le remède à la concupiscence, le propos s’élargit ailleurs1058. Le Réformateur
refuse, lui aussi, de faire de la sexualité le lieu et la source du péché1059. En effet, la nuptialité
voulue par Dieu pour l’homme est en soi un bonheur et une bénédiction. La différenciation et la
complémentarité de l’homme et de la femme, créés ensemble et chacun à l’image de Dieu, font
partie de l’ordre primitif de la création ; l’alliance entre eux est donc plus forte que la nature et le
droit. En conséquence, le mariage est le lieu de l’accomplissement de la personne,
l’aboutissement normal de la nature humaine, sa réalisation parfaite1060. Il apparaît même comme
une vocation1061. De ce fait, nul ne peut se séparer de sa femme sans se mettre lui-même en
pièces, fût-elle lépreuse1062. S’il en est ainsi, le mariage ne peut être pris à la légère, car l’union

1051
GRIMM R., Luther et l’expérience sexuelle, sexe, célibat, mariage chez le Réformateur, op. cit., p. 285.
1052
GREINER A., L'enseignement de Luther…, op. cit., p. 44.
1053
Voir le dialogue entre la raison naturelle et la foi face aux contraintes des soins aux enfants, à l’épouse et
« autres désagréments et peines que l’état conjugal enseigne ». C’est la foi qui convainc le mari : « Maintenant ni le
froid ni la chaleur, ni la peine ni le travail ne me rebuteront plus, car je suis certain que tu prends à cela ton bon
plaisir.», in De la vie conjugale, p. 242-243, cité par GREINER, p. 48.
1054
« Regarde et tu comprendras […] que l'état conjugal est, par nature, tel qu'il pousse, propulse, contraint
l'homme à entrer dans l'état spirituel le plus intérieur et le plus élevé, à savoir la foi, […] qui est entièrement
suspendue à la Parole de Dieu. », in GREINER A., L'enseignement de Luther…, op. cit., p. 50.
1055
Voir Sur le mariage et le célibat, in D. Martin Luthers Werke : kritische Gesammtausgabe 12, p. 107 s., cité par
GREINER.
1056
PARMENTIER E., « Perplexités des Eglises de la Réforme », CHAUVET L.-M. (dir.), Le mariage…, op. cit., p. 74.
1057
LUTHER énumère l’impuissance, l’adultère, le refus du devoir conjugal.
1058
Nous nous appuyons pour une bonne part sur l’article du pasteur B. GAUDELET, publié sur le site www. erf-
neuilly.com, consulté le 29. 09. 2015. L’ensemble des contributions de CALVIN sur le sujet (sermons et
commentaires divers) est récapitulé dans le livre de A. BIELER dont les références figurent à la note 1059.
1059
SOLE J., L’amour en Occident à l’époque moderne, op. cit., p. 78.
1060
BIELER A., L’homme et la femme dans la morale calviniste, Genève, Ed. Labor et Fides, 1963, p. 38.
1061
Les bénédictions nuptiales proposées par CALVIN reflètent sans ambiguïté cette position (voir BÜRKI B.,
Bénédiction nuptiale à l’horizon œcuménique, Fribourg, Ed. Academic Press, 2011, p. 25-28).
1062
CALVIN admet comme cause de divorce l’adultère du mari comme de la femme, l’absence de plus de dix ans,
ou l’abandon du domicile conjugal. Mais à Genève, en pratique, on dissuade fortement les conjoints de divorcer.
232
de deux êtres est l’affaire de Dieu, l’acte par lequel Dieu achève sa création. Il importe, en ce
sens, que ce soient avant tout la foi et le conseil de Dieu qui guident le choix du conjoint. Enfin,
c’est par son fils Jésus-Christ que Dieu renouvelle, régénère et restaure l’ordre créationnel dans le
couple1063. Aussi, le mariage ne peut-il être vraiment réalisé que dans la communion au Christ
(donc sous l’Esprit). Du point de vue de l’amour conjugal, CALVIN est peu disert. Néanmoins,
ses écrits laissent entrevoir la promotion d’une affection profonde entre époux. La peine durable
de CALVIN à la mort de sa femme en témoigne indirectement. La portée spirituelle du mariage
se voit donc plus que jamais confirmée chez CALVIN, quoiqu’il soit, on l’a vu, situé dans un
cadre plus large que le rapport intime entre l’homme et la femme.

BUCER, pour sa part, met davantage l’accent sur le lien conjugal. Il présente le mariage
comme « un contrat entre un homme et une femme qui consiste en une totale communauté de vie
en toutes choses divines et humaines, sous-tendue par l’« affection conjugale », à savoir une
« ardente affection et charité mutuelle » »1064. Cette relation comporte une exigence de proximité
et de concorde humaine et spirituelle ; elle implique les deux époux ensemble. Il milite aussi,
comme tous les Réformateurs, en faveur de l’obligation d’une célébration publique du mariage
au Temple, avec publication des bans. Or, si ce choix relève plutôt d’une stratégie socio-
politique (pour éviter le secret), il implique que des rites spécifiques soient mis en place du point
de vue religieux. Il se trouve que la liturgie primitive du mariage protestant inclut très tôt une
bénédiction prononcée sur le couple de la part de Dieu par le pasteur (et non seulement sur la
mariée, comme en catholicisme et orthodoxie) ; l’attention est de ce point de vue focalisée sur le
couple dans sa vie de foi partagée. Une prière adressée à Dieu en faveur des époux, en
complément des promesses publiques, précède même la bénédiction1065. Des épiclèses sont enfin
incluses d’emblée dans les bénédictions nuptiales calvinistes, comme dans la tradition rhénane
antérieure ou parallèle à la fixation des options luthériennes et réformées, notamment à Zurich et
à Bâle. Comment accentuer davantage la dimension spirituelle du mariage en protestantisme,
dont les époux sont conjointement les responsables1066 ? Quoique l’usage du sermon de mariage
semble une innovation plus tardive datant du XIXe s, on doit reconnaître que la liturgie
protestante inclut des éléments proprement sacramentels1067, ce que confirme bien
PANNENBERG1068. Il paraît donc impossible, au vu de l’ensemble des éléments récapitulés ici,
de dénier au mariage protestant, dans sa conception fondamentale, une dimension spirituelle.

Mais la contribution protestante à l’élaboration d’une spiritualité conjugale ne s’arrête


pas là. Les courants dits du « réveil », évoqués dans l’alinéa 1.2.2.2., y jouent un rôle crucial, à
commencer par le puritanisme. En effet, de façon très moderne, « l’éthique puritaine de la
conjugalité […] pos[e] le mariage comme une alliance entre individus égaux, où la conjugalité
n’est plus subordonnée à la filiation et à la nécessité d’élever des enfants, mais peut être vécue
comme une sincérité, une fidélité, un plaisir libres. […] John Milton […] affirme qu’il faut
revenir à l’alliance comme à la forme que prend le consentement libre entre deux êtres qui

1063
BIELER A., L’homme et la femme dans la morale calviniste, op. cit., p. 44s.
1064 e
CARBONNIER-BURCKARD M., « Les Réformateurs et le mariage pour tous au XVI s. », revue Evangile et
liberté, n° 267, mars 2013.
1065
Après l’instauration du mariage civil, on continua cette pratique, interrogée aujourd’hui par GAGNEBIN.
1066
Voir BÜRKI B., Bénédiction nuptiale à l’horizon œcuménique, op. cit., p. 29-30.
1067
PARMENTIER E., « La Bénédiction du mariage dans les Eglises aujourd’hui : une perspective luthéro-réformée
pour l’œcuménisme », revue INTAMS n° 18, vol. 1, 2012. Sur la critique du mariage comme sacrement, voir
PARMENTIER E., « Perplexités des Eglises de la Réforme », CHAUVET L.–M. (dir.), Le mariage…, op. cit., p. 70-71.
1068
PANNENBERG W., Théologie systématique, vol III, op. cit., p. 449s.
233
s’aiment ; une sorte de conversation amoureuse où la discordance fait partie de la
concorde »1069. Cette conception informe dès lors la vision protestante du mariage, qui focalise
son attention plus que jamais sur le couple appelé à incarner l’amour. « On le voit, il n’est pas
question d’enfants. Il existe un lien amoureux, sexuel, nuptial […]. Les protestants ont donc
insisté sur la conjugalité, mais en gardant plutôt le modèle puritain : libre alliance entre des
individus égaux où l’on insiste sur la sincérité, et où la filiation n’est plus le seul but du
couple »1070. La faculté de divorcer, même si elle reste encadrée, est constitutive de cette vision
puritaine du mariage librement choisi1071.

Or, ce tournant doctrinal va porter ses fruits très tôt en Amérique. En effet s’y développe
un puritanisme militant, voyant le pays nouveau comme une Terre Promise à investir en croyants
fidèles au véritable Evangile1072. De surcroît, au gré des immigrations successives de protestants
persécutés, et suite aux « réveils » qui peu à peu mobilisent les Noirs toujours discriminés, se
voit promue une dynamique de libre choix de l’Eglise, et des croyances et pratiques chrétiennes
adaptées à chaque individu1073. Le protestantisme dit évangélique, marqué par l'accent sur la
conversion, avec la « nouvelle naissance », l'engagement prosélyte, et une lecture normative
(souvent littérale) de la Bible, devient « la forme la plus courante et la plus banale du
protestantisme américain »1074. De ce fait, « la religiosité des Américains ne cesse de surprendre
l'observateur européen habitué à une religion plus anémiée »1075. De plus, comme « la plupart
des acteurs religieux de la scène chrétienne sont protestants ou d'origine protestante »1076, le
mariage reste dans les mains des êtres humains, et cela dans le respect de la liberté des individus.
En conséquence, le lien amoureux librement choisi1077 tend à y gouverner le mariage, modèle
prégnant de la vie partagée. En outre, la vie à deux et en famille est perçue comme impliquant un
engagement éthique, une prière régulière, une lecture fréquente de la Bible et la consultation de
Dieu pour les décisions au quotidien (symbolisés notamment par la prière familiale avant chaque
repas). Il devient donc possible culturellement d’investir pleinement le couple marié, bien que
non sacramentel, comme un lieu spirituel, l’union libre étant ici clairement exclue.

Du côté de l’orthodoxie, faute d’étude historique (encore à construire), nous nous en


tiendrons à un exposé contemporain à partir de sources autorisées, même si dans le cadre de la
fragmentation actuelle en matière ecclésiale, il n’est pas bien possible de repérer une source
doctrinale incontestée. L’accentuation spirituelle, en tout état de cause, ne fait aucun doute, et
régit toute l’approche du mariage comme tel, mais pour des raisons différentes de celles qui
président à la vision protestante. Le cadre anthropologique y est ouvert : « La thématique du
péché originel lié à la sexualité est absente de l’Orient chrétien : l’homme ne naît pas coupable,

1069
ABEL O., « La perception de la sexualité dans la religion protestante », ABEL O. (et alii), Dysfonction…, op. cit.
1070
ABEL O., « La perception de la sexualité dans la religion protestante », op. cit.
1071
Voir ABEL O., Le mariage a-t-il un avenir ?, Paris, Bayard, 2005 et CARBONNIER-BURCKARD M., « Les
e
Réformateurs et le mariage pour tous au XVI s. », revue Evangile et liberté, n° 267, mars 2013. En même temps, E.
PARMENTIER défend l’idée que le laxisme relatif des Lumières en matière de divorce a été vivement combattu
ensuite (PARMENTIER E., « Perplexités des Eglises de la Réforme », op. cit., p. 76 note 5).
1072
Cf. le Mayflower.
1073
On compte aussi des Irlandais catholiques chassés par la famine, mais en bien moindre proportion.
1074
FATH S., « Les Etats-Unis d’Amérique, le territoire et les hommes », Encyclopædia Universalis, op. cit., consulté
le 03. 30. 2016.
1075
RICHET I., La religion aux États-Unis, Paris, Ed. PUF, coll. Que-Sais-Je, 2001, p. 3. Son apport nourrit ces lignes.
1076
FATH S., « Les Etats-Unis d’Amérique, le territoire et les hommes », Encyclopædia Universalis, op. cit.
1077
Toutefois les identités ecclésiales restreignent le panel du choix possible, selon une homogamie parfois étroite.
Les principes éthiques de certaines sensibilités ecclésiales restent également proches du modèle calviniste.
234
il naît pour mourir et c’est cette finitude close qui, barrant l’instinct d’éternité de l’image de
Dieu en lui, suscite conduites de fuite et déviances »1078. Or, comme en Christ, la mort est
vaincue, le rite du mariage apparaît comme « une immense bénédiction de la vie. Cette positivité
de la nuptialité explique que l’Église ancienne, en Orient comme en Occident, puis l’Église
orthodoxe jusqu’à aujourd’hui, ait ordonné et ordonne au sacerdoce des hommes mariés »1079.
La relation entre les conjoints, jusque dans son intimité, ne fait donc pas obstacle à une
interprétation spirituelle de la vie partagée, ni même à un envoi en mission ecclésiale, pour les
hommes mariés en tout cas. Les sacrements dits de vocation, celui de l’ordre et celui du mariage,
ne s’excluent pas mutuellement. Les époux, enfin, sont réputés compétents pour la vie spirituelle.

Pour ces raisons, la mystique orthodoxe du mariage se veut incarnée, en même temps que
reliée à l’Eglise. « Si, selon la tradition orthodoxe, « théologie » signifie vérité et vie, la
théologie du mariage et de la famille sera constituée d'un corps de vérités concernant ces sujets
mais en même temps d'un ensemble des expériences faites par les fidèles qui vivent leur
condition conjugale et familiale dans l'Eglise face à Dieu »1080. La pastorale du mariage et de la
famille consiste alors dans l'effort déployé par l'Eglise pour indiquer à ses membres le chemin
concret à prendre, afin de vivre l’existence quotidienne sous un prisme spirituel.

Le formulaire du rituel laisse entrevoir, en ce sens, trois dimensions dans la vie des
conjoints mariés : leur foyer forge en premier lieu son « unité « en une seule chair » dans
l'amour, la paix, l'harmonie des âmes et des corps, la fidélité ». Ensuite, l'homme et la femme
sont appelés à « s'ouvrir à la communion du Dieu Saint en son mystère trinitaire et parvenir à la
sainteté par l'accomplissement des commandements de Dieu ». Enfin, le couple est invité à vivre
« dans la communauté qu'il forme, la totalité de l'union homme-femme et s'ouvrir de façon
qualitative à la communauté de tous les couples (catholicité) ». Ce dernier élément nous semble
particulièrement original : l’Eglise se présente ici comme une communauté pour l’essentiel
constituée de couples, considérés chacun comme de « petites églises ». Or, le thème de
l’ecclesiola invite spécifiquement à placer la vie du foyer sous l’égide de l’Esprit Saint, comme
il en est de l’Eglise : « Le couple a ainsi la possibilité d'avancer jour après jour dans sa vie
spirituelle, qui n'est pas une vie désincarnée et qui prend sa qualification du fait d'être vécue
face au Saint-Esprit. Cette vie spirituelle du couple orthodoxe menée dans l'Esprit Saint garde
[…] tous les traits de la spiritualité orthodoxe traditionnelle ». A ce sujet, il convient de rappeler
qu’en orthodoxie, la pratique de l’ascèse est recommandée. Elle vise à « sauvegarder la pureté
de l’expérience de Dieu, de maximiser l’espace dans lequel Dieu peut agir »1081, dans le sens où
le monde actuel provisoire est déchu et constitue une menace pour la personne. Mais, si les Pères
d’Orient se montrent les champions de l’exaltation de la continence, leur modèle, tout au moins
en son radicalisme, ne s’impose pas à tous ; il est circonscrit comme tel à la vie monacale. De
plus, c’est la liturgie qui, pour l’orthodoxie, nourrit prioritairement ce cheminement dans sa
1078
CLEMENT O., « L'Eglise orthodoxe et la sexualité », op. cit.
1079
Ibid. L’idée de mystère célébré apparaît, in SCHILLEBEECKX E., Le mariage : réalité terrestre et mystère du salut,
Paris, op. cit., p. 310.
1080
STAVROPOULOS A. M., « Mariage et famille dans la théologie et la pastorale de l'Eglise orthodoxe », 1981, site
www. nrt.be, consulté le 05.10.2015. Sauf mention contraire, les autres citations et éléments du passage sur
l’orthodoxie sont extraits de cet article.
1081
Conférence anonyme « L’ascèse : théologie et pratique dans l’Eglise orthodoxe », site www. archiepiskopia.be,
e e
consulté le 07.10.2015. Les sources citées sont les Pères du V et VII s., soit le PSEUDO-MACAIRE ainsi que
DOROTHEE de GAZA, DIADOCHE de PHOTICE, JEAN CLIMAQUE et MAXIME LE CONFESSEUR. Au tournant du
e
millénaire est cité SIMEON LE NOUVEAU THEOLOGIEN. Dans la première moitié du XIV s. apparaissent GREGOIRE
de SINAÏ et GREGOIRE PALAMAS, associés au mouvement hésychaste.
235
dimension mystique1082. Elle aide les époux « à exercer, en présence de Dieu, le dynamisme
humain des vertus » (aspect ascétique). Les époux sont amenés également à anticiper le
Royaume à travers leur cheminement commun (aspect eschatologique). Leur « sacerdoce
conjugal » se conforme alors aux trois conseils évangéliques (chasteté, pauvreté et obéissance),
au sein de la spiritualité propre à leur état. En référence à la conception de l’Eglise comme un
« événement continuel, qui s'étend dans le temps et dans l'espace », cette évolution commune
s’envisage comme un processus lent et continu. Bien plus, « ces dimensions pourraient même
être considérées comme les fins du mariage »1083. Et cet itinéraire prend toute la personne, âme-
corps et esprit, dans une perspective d’union à Dieu, comme l’explique A. GOETTMANN : « Si
la mystique c'est l'union amoureuse avec Dieu et l'éros l'énergie vitale de l'homme, celle qui le
pousse à croître, à créer, à s'unir et à aimer, comment pourrait-on les séparer ? […] Plus je
descends dans mon corps, dans la réalité quotidienne pour l'épouser, plus aussi je suis en
contact avec Dieu et m'élève en lui. […] Etre chaste pour un moine ou un couple ne consiste pas
à fuir l'érotisme ou à s'en abstenir, mais à découvrir en lui puis à explorer l'énorme potentiel
pour tout progrès spirituel. Nous avons réduit l'éros à une fonction : elle est défunte chez le
célibataire et utilitaire chez les personnes mariées. Comment laisser éclore son mystère et le
vivre à part entière ? »1084. Pourtant, l’échec conjugal est reconnu en orthodoxie, au titre de la
miséricorde et de la sagesse pastorale. Le mariage-alliance, indissoluble en principe, diffère d’un
contrat dont Dieu serait le signataire irrécusable1085 : deux remariages religieux, mais non
sacramentels, sont même admis.

On constate la densité de cette vision. Il est impossible pour le chrétien orthodoxe de ne


pas vivre le chemin à deux de manière spirituelle. Même une séparation se voit incluse dans une
relecture spirituelle, à caractère pénitentiel. L’avenir reste toujours ouvert au pécheur pardonné.
Les confessions chrétiennes reconnaissent donc toutes trois la dimension spirituelle du
cheminement commun des conjoints mariés, selon des points de vue et accentuations différents.
Si les approches respectives du lien conjugal et des fins du mariage sont dissemblables, elles
n’excluent jamais, bien au contraire, l’invitation à vivre l’union conjugale sous l’Esprit.

Au total, la tradition chrétienne dans son ensemble se révèle précieuse pour la


construction d’une spiritualité du couple. Les Ecritures, sans proposer jamais de modèle
univoque ni parler beaucoup du mariage, constituent une réelle source d’inspiration pour la vie à
deux vécue de façon croyante, en dépit de quelques aspects ambivalents, isolés. L’Ancien
Testament apporte une somme de récits mettant en scène des couples et des familles aux prises
avec la vie quotidienne, et confrontés aux enjeux d’une relation juste à YHWH, le Dieu qui se
rend présent à ses créatures. L’élection d’Israël y devient le ressort métaphorique d’une vision
colorant en miroir l’union matrimoniale de fidélité et d’amour réciproques. Jésus radicalise, en
ce qui le concerne, l’interdit traditionnel de l’adultère, en l’opposant, par conformation au projet

1082
GOETTMANN A., « Eros et mystique », « Pages du mariage et de la vie chrétienne dans le monde », site
pagesorthodoxes.net, consulté le 08.10.2015.
1083
STAVROPOULOS A. M., « Mariage et famille dans la théologie et la pastorale… », op. cit.
1084
GOETTMANN A., « Eros et mystique », « Pages du mariage et de la vie chrétienne… », op. cit.
1085
« Ainsi l’Église n’approuve ni n’encourage le divorce ; elle peut, dans certains cas, constater la séparation des
personnes et la mort de leur amour (non au sens passionnel, certes, mais au sens d’un grave et noble engagement
qui veut le respect et la tendresse). Les divorcés ne sont nullement exclus de la communion, après une nécessaire
pénitence », et cela à deux reprises. Voir CLEMENT O., « L'Eglise orthodoxe et la sexualité », op. cit.
236
créateur, à la pratique masculine unilatérale de la répudiation, quels qu’en soient les motifs
invoqués. Dans les premières générations chrétiennes, brassées sociologiquement et confrontées
aux risques de la suite du Christ en contexte de persécution, l’interprétation monogamique de
cette exigence se révèle un puissant stimulant pour l’appropriation chrétienne de l’union adulte,
y compris non, ou faiblement, institutionnalisée. Par la suite, face aux tendances encratites qui se
réactivent dans certaines hérésies (cathare, notamment), la défense du mariage devient un motif
de l’orthodoxie chrétienne, malgré une interprétation de la vie spirituelle empreinte de dualisme.
Enfin, les réalités concrètes (économiques, physiologiques et psychiques) et les influences
culturelles (amour courtois, préoccupations eudémonistes de l’humanisme et des Lumières) se
conjuguent pour aboutir à la « civilisation conjugale »… A ces évolutions contribuent aussi, en
dernière analyse, les dynamismes religieux réformé et post-tridentin en valorisant le mariage.
Hélas, le précoce ralliement théologique occidental à un pessimisme anthropologique
moralisé, qui entache le corps d’un soupçon constant, sans encourager non plus les tendances les
plus radicales, limite l’élaboration d’une parole unifiée et bénissante sur le sujet. Malgré une
embellie au XVIIe s., bénéficiant en particulier de l’influence thomiste, l’émergence d’une vision
proprement spirituelle de l’union matrimoniale bénie par l’Eglise reste longtemps freinée en
catholicisme. Pour autant, les éléments bibliques favorables, et aussi les nécessités pastorales
(notamment du point de vue de la conversion, de l’instruction chrétienne et du gouvernement des
fidèles) ont pu nourrir réflexions et approfondissements. Suffisamment solides, ceux-ci ont
finalement fait bénéficier la spiritualité du mariage, plus aisément reçue en confession
orthodoxe, de développements significatifs. Ceux-ci sont manifestes chez LUTHER, CALVIN et
BUCER, ou MILTON, une des figures des réveils issus de la Réforme, tout en conservant un
schéma global d’allure patriarcale. La dévalorisation catholique de la sexualité, quant à elle, s’est
vu atténuer par la réception pleine et entière de la grâce divine, au travers du sacrement dont les
ministres sont les époux. Les liturgies respectives en témoignent. C’est sur cet arrière-fond que
parvient à s’imposer la notion de spiritualité conjugale dans sa forme actuelle, dont il convient
maintenant de présenter les traits, en forme d’état des lieux.

2.3. La spiritualité conjugale aujourd’hui

C’est au XXe s. que naît effectivement l’expression de « spiritualité conjugale ». A partir


des années 1930, un nouveau discours au sujet du mariage et de la vie de famille se déploie
localement en France, en Allemagne, et secondairement, dans des pays de langues romanes –
Italie au premier chef, mais aussi Espagne - de manière encore discrète, sinon confidentielle1086.
Il gagne ensuite les minorités catholiques aux Etats-Unis, où il acquiert une dimension plus
internationale. Elaboré en Europe au sein des milieux de l’Action catholique, et porté aussi par
des jeunes couples dont les membres viennent des mouvements de jeunesse, il est nourri et
relayé par des prêtres, souvent ordonnés depuis peu, qui sont aumôniers ou accompagnateurs à
leurs côté. Ces clercs sont témoins de la manière nouvelle dont ces jeunes gens fraîchement
mariés conçoivent et investissent leur vie à deux et en famille. Ils se sentent interrogés par cette
1086
Nous nous appuyons pour cette section sur le retour historique, très documenté, proposé par T. KNIEPS-PORT
LE ROI, un spécialiste de la question (voir plus loin), dans l’ouvrage publié sous sa co-direction et édition, déjà cité
(Companion… : C.) : KNIEPS-PORT LE ROI T., “Marital spirituality : the emergence of a new paradigm in the
theology of marriage and in christian spirituality”, KNIEPS-PORT LE ROI T. & SANDOR M. (eds.), C., p. 15-44.
237
façon nouvelle de vivre « le mariage pour le Royaume ». Ils se voient appelés aussi,
explicitement et directement par ceux qui la vivent, à la soutenir de leurs propres apports. Or, en
l’absence de ressources immédiatement disponibles, il leur faut faire preuve de créativité en la
matière. Les jeunes clercs commencent donc à rendre compte de ces questionnements et
découvertes, en y lisant une espérance pour aujourd’hui. Ils favorisent des rencontres autour de
ce thème pour alimenter le débat. Ils conçoivent et diffusent des enseignements à ce sujet. Il
n’est pas surprenant que s’imposent, dans ces toutes premières étapes, à la fois le souci de la
transmission de la vie et l’attention portée au rôle de la femme1087. Ceux-ci coïncidaient en effet
avec des préoccupations vives de cette époque – et pour part conflictuelles, ce que confirment les
déploiements ultérieurs (nous y reviendrons).

2.3.1 La spiritualité conjugale : une notion novatrice

Se précise en tout état de cause une idée neuve née de l’expérience vécue et revendiquée
par des laïcs mariés. La vie spirituelle chrétienne ici informe, au-delà de la morale sexuelle, la
vie que le mari et la femme partagent au quotidien, en couple et en famille. Celle-ci diffère du
style de vie monastique et continent par le partage vécu de l’intimité affective, intellectuelle,
spirituelle et corporelle. La foi l’oriente significativement, en lui donnant une portée nouvelle,
jusque dans ses réalités les plus concrètes. Au rebours, être « époux devant Dieu » colore de
manière spécifique pour les hommes et les femmes concernés, non seulement la relation vécue à
deux et en famille, mais aussi la relation à Dieu et, solidairement, la relation aux autres et au
monde. Ces relations en couple à « ce qui n’est pas le couple » impliquent une dimension
personnelle, mais aussi commune : le couple, tel qu’il se rapporte à Dieu, aux autres, au monde,
n’est pas la simple addition des sensibilités de chacun, il est le lieu d’un dialogue et d’options
partagées. En quelque sorte, on se pose, d’un côté, la question de la « vie de couple et de famille
qui va avec » une manière pleinement chrétienne, donc incarnée, de concevoir le mariage. On se
pose, d’un autre côté, la question de la « vie de foi qui va avec » une vie maritale placée sous le
signe de l’amour conjugal et parental dans tous leurs aspects, chaque jour de la vie. Et il s’agit là
d’une vie de foi personnelle, communautaire (à l’échelle du couple) mais aussi ecclésiale, et en
prise directe avec le monde. Le mariage sort ici d’un huis-clos édifiant dont la valeur
interpersonnelle et intersubjective serait simplement davantage reconnue, et encore plus d’un pur
service parental sacrificiel, instrumentalisant une sexualité peccamineuse en soi. Il se voit revêtu
d’une reconnaissance de type apostolique, dans laquelle l’intimité conjugale est réhabilitée
comme lieu spirituel, en vertu même du « sacrement de l’amour » que devient le mariage à
l’Eglise. C’est « avec » et non « malgré » le mariage qu’on devient saint, c’est en vivant son
mariage pleinement et non « à regret » qu’on suit le Christ.

En d’autres termes, être mariés et parents, au nom d’un amour choisi et reçu comme une
bénédiction accordée par Dieu lui-même, ne constitue pas aux yeux de ceux qui s’engagent dans
ce choix une aventure dangereuse, voire fatale en soi pour leur salut, sinon un obstacle majeur au
déploiement de leur vocation chrétienne. Ils ne sont pas disqualifiés parce qu’ils formeraient une
chair une dans un corps méprisé et s’engageraient solidairement dans un monde honni, parce
qu’ils sont incapables de renoncer à la sensualité et au matérialisme. Ils vivent au contraire au
titre même de leur mariage devant Dieu une vocation authentique qui les transforme en disciples
1087
En France, les lieux porteurs sont respectivement l’Association du Mariage Chrétien du père J. VIOLLET, surtout
préoccupée par l’application dans les foyers catholiques des exigences ecclésiales natalistes, et l’Action Populaire,
initiative jésuite conduite par le père G. DESBUQUOIS, fort accueillante aux avancées du féminisme catholique.
238
et apôtres à la suite du Christ, en plein monde. Ils sont reconnus pour leur implication et leur
compétence, sinon leur expertise en matière relationnelle et éthique, dans une égalité de statut
par apport à leurs frères et sœurs consacrés ou ordonnés, au moins en termes spirituels.

2.3.1.1 Un développement en contexte

Il convient de souligner la force contestataire de cette élaboration. Pour la mesurer,


revenons sur le contexte ecclésial immédiat. M. SEVEGRAND1088 mentionne en premier lieu
l’amorce de l’accentuation nataliste du discours catholique, située dans le dernier tiers du XIXe s.
Celle-ci prend appui sur deux ressorts : une préoccupation démographique, d’abord française1089,
et une focalisation morale croissante, à Rome, sur le « crime d’Onan »1090. Ce n’était pas que ce
dernier thème fût absent des réflexions éthiques de la chrétienté occidentale1091, mais il ne venait
pas au premier plan des préoccupations pastorales du moment. En l’occurrence, alors que
l’encyclique de Léon XIII sur le mariage publiée en 1880, Arcanum divinae sapientiae, se
concentre surtout sur la dénonciation du divorce, en 1877 la remarque alarmée de Mgr FREPPEL
au sujet de la diminution de la natalité française marque les esprits. L’exaltation de la fécondité
conjugale devient un thème privilégié de prédication. Pour le dominicain J.-M. MONTSABRE,
qui s’exprime dans les années 1890, elle est une bénédiction associant les vrais chrétiens à
l’action créatrice de Dieu : la limiter volontairement revient à outrager la loi divine – sauf s’il
s’agit d’ascèse purificatrice, donc de continence. L’indignation contre la « profanation du
mariage » s’autorise largement du « croissez et multipliez-vous » de la Genèse. Mais le thème
des bénéfices socio-politiques d’une forte natalité a toute sa place : « L’empire du monde
appartient aux peuples prolifiques ». Dès 1900 se radicalise et se généralise en même temps la
dénonciation vigoureuse des pratiques anticonceptionnelles dans l’Eglise catholique en général.

Il se trouve en effet qu’une telle accentuation rejoint les préoccupations morales de la


Pénitencerie apostolique1092 et de la congrégation du Saint-Office, en écho d’ailleurs à des
questionnements venus de France. L’« onanisme conjugal » est qualifié de « funeste crime »,
« vice abominable », « désordre grave », « si grand mal », « plaie », « terrible fléau », « grave
péril moral » qui prend des « proportions effrayantes ». Pour les autorités romaines, les
confesseurs se doivent d’aborder le sujet ouvertement, et refuser l’absolution aux pénitents qui

1088
Toute l’explication qui suit est redevable à son enquête : SEVEGRAND M., Les Enfants du Bon Dieu, les
e
catholiques français et la procréation au XX s., Paris, Ed. Albin Michel, 1995, p. 18-64.
1089
Il est prouvé qu’à partir des années 1890, le taux de remplacement des générations n’est plus assuré : les
Français ont un siècle d’avance sur les autres nations européennes dans la baisse de la natalité.
1090
A côté du coïtus interruptus, consistant à prévenir l’écoulement du liquide spermatique dans le vagin, le
discours recense d’autres pratiques d’évitement conceptionnel, telles que la masturbation réciproque, les caresses
bucco-génitales se substituant au coït vaginal, et le coït anal. Toutes ces pratiques sont condamnées comme
illicites en soi, au motif qu’elles ne conduisent pas de soi à la génération. On range aussi dans cette catégorie des
recours extérieurs aux échanges physiques à visée contraceptive : condom, tampons et lavages vaginaux. On
constate enfin que les Français retardent l’âge du mariage pour diminuer le nombre d’enfants par couple, mais
comme cet usage suppose l’observance de la chasteté, il n’indigne pas les censeurs.
1091
Le premier d’une longue lignée à s’en émouvoir fut AUGUSTIN, dans un contexte de controverses encratites, et
avec lui bien d’autres ensuite, dont THOMAS d’AQUIN.
1092
La Pénitencerie apostolique est le premier des trois tribunaux de la Curie romaine, au nombre desquels on
compte aussi le Tribunal suprême de la Signature apostolique et la Rote. La (congrégation du) Saint Office est le
nom donné par Pie X à l’ancienne Congrégation de la Suprême Inquisition, créée pour combattre les progrès du
e
protestantisme en 1542. Celle-ci est sans rapport direct avec l’Inquisition médiévale, tribunal créé au XII s. pour
e
combattre les hérésies cathare et vaudoise, et qui s’attaqua aussi aux Templiers et aux Béguines, jusqu’au XIV s.
e
Une forme particulière s’est développée ensuite en Espagne et au Portugal à partir du XVI s., au détriment des
juifs, des musulmans soupçonnés de fausses conversions, et des chrétiens protestants.
239
ne feraient pas preuve d’un repentir sincère, et de ferme propos pour l’avenir à cet égard. Une
campagne systématique est par la suite entreprise contre le « redoutable ennemi ». On en arrive à
menacer de damnation des confesseurs laxistes ou trop allusifs sur le sujet. Tout cela crée une
confusion au sein du clergé, partagé entre les précautions à prendre pour ne pas chasser les
fidèles des paroisses (concernés pour la plupart par le problème…) et le devoir d’obéissance,
mesurant aussi les risques pris pour le salut personnel suite à une trop grande mansuétude à ce
sujet. L’encyclique de PIE XI Casti connubii (1930) comporte deux passages qui, à ce titre,
rappellent la discipline à observer de façon très ferme1093. A noter que la réaction épiscopale en
Belgique (1909) et en Allemagne (1913) - contrées bien moins concernées que la France par le
déficit démographique – précède celle qui se fit entendre en 1919 en France au lendemain de
l’hécatombe de la Première Guerre Mondiale. Le thème nataliste demeure dès lors très prégnant
jusqu’après la Seconde Guerre Mondiale. Celui du traitement moral de l’onanisme conjugal, qui
culmine dans les années 1930, poursuit quant à lui sa carrière jusqu’à la fin des années 1940. Il
n’est pas à confondre strictement avec la condamnation de la recherche du plaisir dans le rapport
amoureux, lequel obéit à sa logique propre (aux racines stoïciennes et platoniciennes connues).
Mais cette insistance donne l’impression aux catholiques d’une intrusion rigoriste dans leur
intimité conjugale de la part de l’autorité magistérielle. Elle trouble les consciences scrupuleuses,
comme le prouve l’analyse de l’échange de courriers entre militants catholiques de bonne
volonté et de chrétiens fidèles adressés à l’abbé VIOLLET1094. Pour ajouter encore à la difficulté
du propos, remarquons que certains vont jusqu’à récuser la continence comme moyen d’espacer
les naissances, exigeant que les époux s’en remettent à Dieu seul pour le nombre de leurs
enfants, sans jamais esquiver le « devoir conjugal ». Cette prise de position omet de tenir compte
du fait que, en bonne doctrine, la fécondité n’est pas une des propriétés essentielles du mariage,
comme l’unité et l’indissolubilité. Pour faire droit à la valorisation de la continence, présentée
comme un idéal pour tous les chrétiens quel que soit leur état de vie, procréer n’est jamais
devenu un devoir incontournable des époux pour l’Eglise, pourvu que cette abstention se fît au
prix de la renonciation au commerce sexuel, et non par l’usage de subterfuges quelconques1095.

L’autre volet de la militance des premiers promoteurs de la spiritualité conjugale


concerne la mise en valeur du rôle des femmes. Une montée des mouvements féminins
catholiques depuis la fin du XIXe s. s’effectue sur fond de féminisation de la pratique religieuse
en France, mais aussi en Europe, depuis la fin du XVIIIe s. Elle se traduit au siècle suivant par
une forte croissance des congrégations religieuses féminines en France : « A peine plus de
12 000 en 1808, [les religieuses] sont 135 000 en 1878, soit les trois cinquièmes du total de
l'encadrement clérical, au sens large du terme. […] Directrices d'écoles, d'hôpitaux ou de
couvents-usines, elles disposent dans la société tout court d'une autorité que peuvent leur envier
nombre de leurs consœurs laïques »1096. Dans un second temps se produit une réaction féminine
face à la politique anticléricale de la Troisième République dans ce pays, fer de lance de
mouvements tels que la Ligue des femmes françaises, nettement marquée à droite (1901), puis la
Ligue patriotique des Françaises, plus modérée (1902). Les origines aristocratiques ou
bourgeoises de leurs militantes confèrent à ces dernières une réelle autonomie face au clergé : ce
1093
Casti Connubii, II 2 (§ « Nouvelle promulgation de l’inviolable devoir » et § « Devoir des confesseurs et des
prêtres qui ont charge d'âmes »). Cette fermeté réagit à des positions compréhensives (ex. les évêques anglicans).
1094
SEVEGRAND M., L’Amour en toutes lettres. Questions à l’abbé Viollet sur la sexualité, (1924-1943), Paris, Ed.
Albin Michel, 1996.
1095 e
SEVEGRAND M., Les Enfants du Bon Dieu, les catholiques français et la procréation au XX s., op. cit., p. 62.
1096
FOUILLOUX E., « Femmes et catholicisme dans la France contemporaine, aperçu historiographique », revue
Clio. Histoire‚ femmes et sociétés, février 1995.
240
trait sociologique est d’ailleurs caractéristique de l’engagement catholique des non-clercs à cette
époque. En France, ces organisations supplantent les groupes masculins par leur nombre dès
1903. Des essors comparables se produisent ailleurs, dans des contextes différents, au sein des
pays limitrophes comme l’Allemagne, l’Angleterre ou l’Espagne, mais aussi à échelle
européenne et extra-européenne, jusqu’à revêtir une dimension transnationale1097.

Or, ce laïcat catholique féminin s’affirme hors des cadres classiques comme celui des
œuvres de piété, et plus généralement, celui des patronages, fondés sur l’organisation paroissiale.
Des femmes instruites et impliquées s’intéressent à des problèmes socio-politiques et religieux et
en débattent. Il n’y eut pas à cette époque de mouvements nationaux de jeunes filles tels qu’une
ACJF (Association catholique de la jeunesse française) proprement féminine1098. Mais
l’émergence de telles mobilisations démontre la résolution avec laquelle les femmes
revendiquent une compétence, voire une expertise, sur les questions qui concernent la société en
général, l’Eglise, et leur situation au sein de celles-ci en particulier. Le travail par « milieu »,
privilégié par l’Action catholique un peu plus tard par ailleurs, met en tout état de cause en
contact, par le brassage qu’il suppose, les jeunes militants des deux sexes, dans une conception
renouvelée de leurs rôles respectifs. Cette option permet sans aucun doute un dialogue fructueux
pour le sujet qui nous importe.

Comment expliquer pourtant un changement de paradigme qui reflète, au-delà de l’Eglise


catholique où il finit par déterminer une approche nouvelle du mariage au concile Vatican II, la
vision de l’union adulte adoptée par l’ensemble de la société occidentale ? Une fois de plus, les
facteurs sont à trouver en dehors de l’Eglise catholique, même si en son sein, depuis le Concile
de Trente, des éléments étaient disponibles pour y conduire petit à petit.

Durant le premier tiers du XXe s., se conjuguent divers bouleversements d’ordre


scientifique et économique, ainsi que des événements historiques. Six facteurs semblent
contribuer surtout à la diffusion d’une vision renouvelée du mariage, sacramentel ou non1099.

1. L’augmentation de l’espérance de vie offre aux couples une longévité potentielle bien
supérieure, ce qui justifie une attente accrue en termes d’harmonie conjointe pour donner
consistance et qualité à ce temps partagé. La durée moyenne des mariages, il y a cent cinquante
ans et plus, était de 10 à 15 ans. Elle se situait de plus dans les années fertiles de la vie à deux,
étant donné que les femmes mouraient trop souvent en couches, et les hommes, précocement,
d’accidents dans leur activité professionnelle ou à la guerre - les deux sexes étant touchés par la
maladie1100. Aujourd’hui la vie commune, hors divorce ou séparation, peut couramment atteindre

1097
DELLA SUDA M., « Réseaux catholiques féminins. Une perspective de genre sur une mobilisation
transnationale », site genreshistoire.revue.org, n° 12-13, 2013, consulté le 13.10.2015. L’auteur relève la création
d’associations féminines entre les années 1880 et 1911 dans quinze pays d’Europe (Angleterre, Autriche,
Allemagne, Belgique Espagne, Portugal, Italie, Luxembourg, Hongrie, France, Pologne, Suisse), trois pays latino-
américains (Brésil, Uruguay, Argentine), et en Amérique du Nord (Canada (Québec), Etats Unis). Celles-ci
rejoignent toutes la nouvelle Fédération internationale des ligues féminines catholiques entre 1910 et 1912.
1098
En ce qui concerne les adultes, l’ACGF (Action catholique générale féminine) est l’appellation donnée en 1955 à
la Ligue féminine d’Action Catholique, elle-même issue en 1933 de la fusion des deux ligues françaises citées supra.
1099
On ne reviendra pas sur le phénomène de sécularisation traité plus haut.
1100
Voir la description saisissante donnée par J. FOURASTIE : « Aujourd’hui comme hier, on se marie pour la vie ;
mais hier, la vie commune durait 17 ans en moyenne ; un ménage sur deux seulement dépassait son
e e
15 anniversaire de mariage. […] À la fin du XVII siècle en France, […] la vie d’un père de famille moyen, marié pour
la première fois à 27 ans, peut être schématisée : né dans une famille de cinq enfants, il n’en a vu que la moitié
parvenir à l’âge de 15 ans ; il a eu lui-même cinq enfants dont deux ou trois seulement sont vivants à l’heure de sa
241
50 à 60 ans. On ne peut cacher ce que cet accroissement suppose en termes de solidité et
créativité du lien, entre deux êtres qui évoluent dans un monde en mutation, perdent leur charme
juvénile, doivent inventer leur propre route ensemble sans modèle prêt à reproduire. Dans un
même temps, l’allongement de la vie conjugale est associé à la baisse notable de la mortalité
infantile. Est favorisé ainsi un investissement affectif plus grand à l’endroit des enfants de la part
du couple parental, et davantage d’années de relation entre parents et enfants. De plus, le
développement de l’école publique exige des parents un effort éducatif plus long et complexe
que si l’enfant va aux champs ou en apprentissage dès huit ou dix ans (les fameux « devoirs à la
maison », l’acquisition de compétences sociales…). Le lien conjugal en est affecté, surtout
quand la coresponsabilité grandit entre les parents.

2. Il faut compter avec l’évolution du système productif : il rend l’accès au travail plus
exigeant et requiert une formation plus longue, donc allonge la cohabitation familiale, même
parfois après l’âge de 14 ans. Il exige ensuite, pour les étudiants ou très jeunes travailleurs exilés
en ville (dont des jeunes filles), le relais d’adultes extérieurs à la famille (c’est au début du XXe
s. que croissent en particulier les mouvements de jeunesse1101). Cette évolution avive
concomitamment l’attente des jeunes gens face à la vie adulte, sous un angle non uniquement
productif et économique, eux qui ont pu voir leurs parents interagir, mais aussi se sont fréquentés
hors du cadre familial, et découverts dans leurs aspirations et valeurs profondes. On ne s’en tient
plus seulement à une coopération laborieuse, ou à des contacts furtifs étroitement encadrés.

3. L’accès de la femme à l’instruction se généralise, ainsi que son implication


économique croissante, notamment durant le premier conflit mondial, dans la logique de la
révolution industrielle et des besoins en usine en temps de guerre. Ces nouveautés changent
progressivement son image sociale, à défaut de transformer encore son statut juridique1102 ; et
cela, bien que les femmes, impliquées depuis des siècles dans le travail rural et artisanal, n’aient
pas été cloîtrées dans l’espace domestique à prendre soin de leurs enfants, comme le modèle
bourgeois l’avait laissé accroire. Ceci adviendra dans un deuxième temps. Cette promotion
neuve trouve son écho dans les mouvements catholiques féminins décrits plus haut.

4. Il convient de tenir compte de « l’invention contemporaine du corps », un rapport à la


corporéité renouvelé assis sur l’accès à une santé, mais aussi à un cadre de vie améliorés. Les
individus réclament de ce fait une plus grande prise en compte des besoins physiques des
personnes. Ce changement concerne le cadre du travail quotidien, les soins au corps (hygiène,
médecine). Mais il porte aussi sur les échanges sexuels entre les membres du couple, et
spécialement de la femme, jusqu’ici négligés à force de condamnation morale mais aussi de

mort. Cet homme, vivant en moyenne jusqu’à 52 ans, aura vu mourir dans sa famille directe, une moyenne de neuf
personnes, dont un seul de ses grands-parents (les trois autres étant morts avant sa naissance), ses deux parents et
trois de ses enfants. Il a vécu deux ou trois famines, et, en outre, trois ou quatre périodes de grain cher, liées aux
mauvaises récoltes qui revenaient en moyenne tous les dix ans. Il a, en plus des morts, vécu les maladies de ses
frères, de ses enfants, de sa femme, de ses parents et les siennes propres : il a connu deux ou trois épidémies de
maladies infectieuses, sans parler des épidémies quasi-permanentes de coqueluche, scarlatine, diphtérie […]. Il a
toujours souffert de maux physiques, tels que dentaires, et de blessures longues à guérir ; les spectacles de la
misère, de la malformation et de la souffrance ont été constamment sous ses yeux. », in FOURASTIE J. & J., La
o
réalité économique. Vers la révision des idées dominantes en France, Paris, Hachette, coll. Pluriel n 8488, rééd.
1986.
1101
Pour un tour d’horizon, voir MAYEUR F., « Jeunesse en mouvements », Histoire de l’Education vol. 9, 1986, p.
3-20.
1102
Les femmes, pourtant, impliquées depuis des siècles dans le travail rural et artisanal, n’ont pas été cloîtrées
dans l’espace domestique à prendre soin de leurs enfants, comme le modèle bourgeois l’avait laissé accroire.
242
précarité physiologique. La multiplication des grossesses rendue nécessaire par les impératifs de
survie, le manque de thérapeutiques efficaces pour les maux quotidiens, et les épidémies dont
elles sont victimes, compliquent leur accès au plaisir1103. Cet intérêt renouvelé se manifeste
notamment par le développement de la sexologie, définie comme « l’étude scientifique de la
sexualité d'un point de vue psychobiologique et psychosociologique », sous l’impulsion d’un
pionnier, le médecin anglais H. H. ELLIS (1859-1939)1104. Ce dernier affirme qu’il convient de
donner le droit aux hommes et aux femmes de vivre pleinement leurs désir et plaisir physiques,
parce qu’ils conditionnent leur santé corporelle et mentale. Dans cette logique, à teneur
médicale, s’amorce enfin une progressive dissociation de l’exercice de la sexualité et de la
fécondité corporelle, avec une priorisation accordée à la dimension interpersonnelle1105. C’est
sans nul doute aussi face à cette libéralisation ambiante que s’aiguise la condamnation ecclésiale
ci-dessus mentionnée.

5. On doit rappeler la prévalence du sentiment amoureux dans la vision du rapport entre


les conjoints mariés, généralisée au début du XXe s. Nous avons mentionné la fortune de la
romance1106, chez les épouses surtout, stimulée par le développement de l’imprimerie à l’échelle
industrielle au siècle précédent. Ph. ARIES propose, pour sa part, une approche originale de cet
avènement. Il oppose deux interprétations différentes de la durée, durant l’Ancien Régime et au
moment où apparaît la modernité1107, qui mérite un développement circonstancié, eu égard à son
enjeu capital dans le sujet qui nous intéresse.

ARIES rapporte que des formes d’affections conjugales profondes ont existé autrefois.
Rares, elles étaient toutefois consécutives, plutôt qu’antérieures, au mariage 1108. Quoi qu’il en
soit, elles ne provoquaient pas la construction ni ne contribuaient à sa perpétuation. Qu’est-ce qui
explique alors la relative stabilité observée dans une institution insatisfaisante existentiellement ?
Les gens auraient-ils eu tous l’esprit de sacrifice et de docilité ? En fait, jusqu’au XVIIIe s., il
apparaît que « le mariage est un précédent comme il en existait beaucoup d'autres.[…]. Par sa

1103
Il existe, a contrario, des préjugés médicaux qui supposent que l’orgasme féminin est nécessaire pour favoriser
la fécondation. Cette idée n’empêche pas les censeurs moraux de culpabiliser les couples qui s’adonnent avec
délices aux jeux de l’amour. Mais elle retient forcément les conjoints qui redoutent une grossesse.
1104
Voir ELLIS H. H., Studies in the Psychology of Sex, Philadelphie, Ed. F.A. Davis Co, 1898.
1105
Faute de place, nous renvoyons à notre mémoire de Master qui explore plus largement le kaléidoscope peu
unifié des représentations et recherches sur les approches de la corporéité à notre époque. Voir BARTH S.,
Mémoire de Master II, Spiritualité chrétienne du couple et corporéité, Faculté de théologie catholique, Université
de Strasbourg, juin 2012, p. 77-93.
1106
La « romance contemporaine » constitue aujourd’hui le produit commercial le plus publié à travers le monde.
Ses intrigues se déroulent en règle générale au moment où les auteurs les ont écrites, reflétant donc les mœurs de
leur temps. Elles conjuguent les motifs de l’amour au travail, l’amour en vacances, le glamour et la Jet Set, les
grossesses, bébés et enfants. Ses thématiques récurrentes sont le désir d'enfant insatisfait, l'aventure d'une nuit
qui débouche sur une naissance inattendue et souvent cachée, les orphelins à prendre en charge, ou encore
l’amour par-delà les frontières.
1107
ARIES Ph., « L’amour dans le mariage », revue Communications, vol. 35, 1982, p. 116-122.
1108 e
A la fin du XVII siècle, le DUC de SAINT-SIMON, mémorialiste, ne cache pas qu'il a choisi sa femme pour des
raisons de convenance, pourtant dans son testament il n'hésite pas à « dire son profond amour […] au point de
demander que leurs deux cercueils soient attachés par une chaîne de fer […] pour être unis dans la mort, comme
leurs corps l'avaient été dans la vie. […] Les archéologues ont trouvé dans des cimetières mérovingiens des tombes
où les squelettes des époux sont enlacés dans un même sarcophage. On voit, sur des Jugements derniers, la
Résurrection réunir des époux que la mort avait séparés, mais ce sont des témoignages exceptionnels, comme des
signes espacés dans l'immensité du temps. Ils témoignent de cas individuels », in ARIES Ph., « L’amour dans le
mariage », op. cit.

243
vertu, certains événements étaient ainsi retirés du flux anonyme du temps et voués à un statut
particulier. […] Cette reconnaissance empêchait l'événement de s'écouler et de changer, elle le
fixait à jamais. Du moment qu'il était parvenu à atteindre cet état, l'événement ne pouvait plus
être aboli ». Autrement dit, autrefois le mariage persistait toujours parce qu’il avait été une fois,
et figé dans ce seuil premier, « sans que la durée n'ajoutât rien à l'affaire ».

Or, au moment où l’association innovante entre mariage et amour passionné s’effectue,


on assiste, certes, à une forme de fragilisation du rapport conjugal, en raison du caractère
éphémère et fluctuant du désir et du sentiment amoureux (dont on se méfiait depuis longtemps).
Toutefois, la durée qui s’affirme alors - et aujourd’hui encore, dans deux mariages sur trois en
province et un sur deux à Paris - dépasse ce qu’on se représente comme la survivance moribonde
d’un idéal de fidélité ancien à l’engagement pris, et à la discipline de l’Eglise porte-parole de la
loi divine. Elle se présente en fait comme une nouveauté radicale. L’historien est amené à se
demander, en effet, « si l'amour dans le mariage, distinct de l'autre1109, ne se reforme pas dans
nos mœurs autour de la durée, durée de fait plutôt que volonté de durer. [Les époux] s'aiment
parce qu'ils s'aiment depuis longtemps, et leur amour croît avec le temps, jusqu'au jour terrible
où il bute contre le mur de la mort, insupportable parce qu'il est la séparation, la fin de cette
lente construction à deux. Jean Baechler va jusqu'à supposer qu'aujourd'hui « il peut y avoir un
renforcement presque névrotique […] du lien conjugal ». Ph. ARIES conclut donc : « C'est
parce qu'il avait été et non parce qu'il avait duré qu'une valeur était reconnue [au mariage
comme] « précédent » ». Nous pourrions affirmer, en miroir, que c’est dans la mesure où il se
perpétue librement, sur ce fondement amoureux porteur de durée dans sa croissance intrinsèque,
que le mariage reçoit à partir du XXe s. une signification radicalement neuve. C’est bien l’amour,
au premier chef, dans toutes ses composantes, le sentiment amoureux compris, qui se met à rimer
avec toujours, parce qu’il est susceptible de s’épanouir et que, dans ce cas-là, seule la mort lui
fait obstacle. La durée devient son alliée, car elle est vie, et non plus figée dans une évidence
fixiste. C’est la vie durable qui, en définitive, sert ici l’amour.

Cette approche nous paraît intéressante, car elle bat en brèche le discours alarmiste sur la
dégénérescence des valeurs de l’engagement. Loin de juger la nouvelle façon de vivre à deux et
en famille comme relevant d’un hédonisme régressif ou d’une atonie de la volonté, ARIES
montre qu’elle représente, à plus d’un titre, une innovation tout à fait signifiante. L’idéalisation
du passé, sous-jacente à un certain discours conservateur, s’en voit ainsi relativisée.

6. Il nous semble capital de faire entrer dans l’équation, pour finir, l’expérience de la
Première Guerre Mondiale. Il nous semble que le rôle joué par les correspondances entre jeunes
gens partis au front et jeunes fiancées ou épouses demeurées seules, ou jeunes filles soutenant les
soldats séparés de leur famille (les « marraines de guerre »), la violence et l’ampleur inégalées de
l’hécatombe, ont contribué à donner toute sa valeur à l’existence partagée en temps de paix. On a
fait droit à l’attente d’un avenir moins sombre et à une conception plus paisible du quotidien, et
aussi plus respectueuse de la valeur de la vie, alors même que le nombre de femmes devient
supérieur à celui des hommes, en ce qui concerne la classe d’âge sacrifiée dans les tranchées. La
qualité des rapports conjugaux et familiaux, la qualité de vie, l’aspiration à une sécurité plus
grande sur le plan sanitaire et social, le besoin de prendre en compte la vie intérieure et

1109
Ph. ARIES désigne par cette expression la passion hors mariage (liaison, amours de jeunesse, amour courtois,
adultère, voire passions tarifées…).
244
l’équilibre psychologique ont sans doute revêtu une plus grande importance suite à un tel
traumatisme, dans l’utopie d’un monde meilleur.

C’est donc sur cet arrière-fond que se généralise la conception du couple électif, qui
concentre l’attention dans le mariage sur la cellule conjugale au sein de la famille, et notamment
sur le lien intersubjectif réunissant les conjoints, dans toutes ses dimensions. Historiquement, le
« mariage devant Dieu », promu par les influences tridentine et protestante, valorise le couple. Il
hisse la conjugalité sacramentelle au rang d’un état désirable, revêtu d’une dimension spirituelle
décisive1110. L’union conjugale prend la forme aussi, dans une moindre mesure, d’un mariage
laïcisé, simplement contractuel et fondé sur les affinités, dont la mise en place s’effectue en
Europe dans les sociétés sécularisées sous la poussée des Lumières, à partir du début du XXe s.

2.3.1.2 Une vision actualisée du mariage chrétien

Bien entendu, les couples catholiques ne sont pas restés insensibles à ces nouvelles
données de la vie socio-économique et culturelle. Elles les concernaient au premier chef, et
impactaient directement leur existence en tant que laïcs vivant dans le monde de leur temps. Or,
en tant qu’engagés explicitement au service de l’annonce de l’Evangile dans la société
contemporaine, et de la construction de l’Eglise dans un XXe s. en pleine mutation, ces laïcs sont
moins dépendants des cadres religieux d’antan. Ils ont soif d’approfondir le sens de leur lien
conjugal. Ils réclament une pastorale qui leur soit dédiée, attendant qu’on leur reconnaisse un
rôle. Le magistère s’en trouve de ce fait invité à renouveler sa façon autant de s’adresser à eux
que de parler d’eux. L’Eglise catholique, ayant à voir dans le couple, non seulement des recrues
de choix pour une pastorale d’encadrement ciblée, mais aussi des partenaires de mission à part
entière, se trouve par la base, à savoir des prêtres accompagnateurs, invitée à changer son regard.

C’est l’encyclique Casti Connubii publiée en 1930 qui amorce le mouvement, même si
elle s’en tient à une théologie du mariage classique. PIE XI y introduit en effet deux
infléchissements doctrinaux, qui, quoique discrets, paraissent majeurs si l’on en juge par leur
fécondité ultérieure.

Le premier prend place au sein de l’exposé sur les fins du mariage. L’encyclique veille à
ne subordonner directement à la procréation des enfants que la dimension de « remède à la
concupiscence ». Les autres fins du mariage en gagnent donc une plus grande autonomie. Une
interprétation un peu moins restrictive de la fonction des relations sexuelles au sein du couple
peut notamment en être induite. Le second infléchissement est la mention explicite et centrale de
la « charité conjugale », dans une accentuation relationnelle, au cœur de la vie maritale : « Dans
cette mutuelle formation intérieure des époux, et dans cette application assidue à travailler à
leur perfection réciproque, on peut voir aussi […] la cause et la raison première du mariage si
l'on ne considère pas strictement dans le mariage l'institution destinée à la procréation et à
l'éducation des enfants, mais, dans un sens plus large, une mise en commun de toute la vie, une
intimité habituelle, une société. Cette même charité doit harmoniser tout le reste des droits et des
devoirs des époux : et ainsi, ce n'est pas seulement la loi de justice, c'est la règle de la charité
qu'il faut reconnaître dans ce mot de l'Apôtre « Que le mari rende à la femme son dû ; et
pareillement, la femme à son mari »1111. Bien entendu, il n’est pas question ici de sentiment

1110
Le concubinage se voit alors proscrit par l’Eglise catholique sous peine d’excommunication.
1111
PIE XI, Encyclique Casti Connubii, I, 2. C’est nous qui soulignons.
245
passionné, mais, comme l’écrit T. KNIEPS-PORT LE ROI, le mariage est à tout le moins
présenté comme un « partenariat dans l’existence fondé sur un profond attachement du
cœur »1112.

Comment expliquer cette éclaircie ? Avant PIE XI, Mgr DUPANLOUP a développé dans
son ouvrage Le mariage chrétien, paru en 1868, une pensée autour de la spiritualité de cet état de
vie, en donnant une place centrale à l’amour conjugal conçu comme une union des cœurs voulue
par Dieu1113. Toutefois, sa position paraît isolée à l’époque, et on ne sait si PIE XI en a eu
connaissance1114. On peut noter par ailleurs que J. VIOLLET, déjà nommé, développe en France
une réflexion fine autour de ce sujet1115. Mais rien n’indique non plus que PIE XI s’en soit
directement inspiré. D. von HILDEBRAND, théologien et philosophe allemand converti au
catholicisme, médite de son côté en 1929 sur la place essentielle de l’amour conjugal au sein du
mariage, en y incluant la dimension de la relation intime. A l’encontre d’une tradition qui justifie
l’étreinte sexuelle, acte sacré en tant que tel au sein du mariage, par sa fonction reproductrice et
son rôle préventif face à la concupiscence, « Hildebrand fait de l’amour le centre de la
signification morale du coït conjugal »1116. Cette approche, sans doute bien audacieuse au goût
des autorités du moment, aurait également pu inspirer le pape. Mais, si on connaît bien les liens
entre HILDEBRAND et PIE XII, est-il sûr que PIE XI ait lu, lui, des écrits publiés juste avant
l’encyclique ? Les sources de la vision papale de la « charité conjugale », qui d’ailleurs
demeurent en deçà de des écrits ci-dessus mentionnés, restent finalement bien incertaines.

On en sait en revanche davantage sur la veine nataliste et rigoriste de son propos, portée
entre autres par les jésuites VERMEERSCH en Belgique et HÜRTH en Allemagne, ainsi que par
le père GEMELLI. C’est en tout cas ce courant qui a entraîné la proscription solennelle (et
définitive à ce jour) par le magistère catholique des procédés visant à empêcher la conception1117.
Certains des tenants de ces vues ont contribué à la rédaction du texte de l’encyclique elle-même.
Il est donc possible que ces prélats, bien informés, aient cru bon d’intégrer dans le texte une
concession (réduite) à l’abstinence périodique admise récemment, ou de le suggérer à PIE XI.

Quoi qu’il en soit, dans l’encyclique de 1930, le pôle relationnel de la vie maritale,
éclairé par l’Evangile, se voit doublement mis en valeur dans la pensée magistérielle relative à
l’union matrimoniale1118. Sur cette base peut valablement se développer désormais une

1112
« A partnership in life grounded in a deep attachment of the heart », in KNIEPS-PORT LE ROI T., “Marital
spirituality : the emergence of a new paradigm in the theology of marriage…”, op. cit., p. 15.
1113
« Le mariage chrétien, entendez-le bien, ce n'est pas seulement l'union des corps ; c’est l'union des âmes.
Quand Dieu a uni ces deux êtres dans une société indissoluble, si intime que des deux elle ne fait qu'une seule vie,
une seule existence que la mort seule peut rompre, qui donne à l'un sur l'autre une telle puissance que ni l'un ni
l'autre, dit St Paul, ne s'appartient plus à lui-même […] et ainsi ils s'appartiennent l'un à l'autre ! », lettre citée par
FAGUET E., Mgr Dupanloup, un grand évêque, Paris, Ed. Hachette, 1914, p. 229.
1114
WALCH A., La spiritualité conjugale…, op. cit., p. 436.
1115
Il parle du mariage comme d’une communauté d’amour, lien affectif profond entre époux, qu’il faut cultiver
constamment, notamment sous forme d’ « attentions et prévenances sentimentales […] qui permettront à la
femme de s’épanouir »: voir ROLLET H., Jean Viollet, homme de l’avenir, Paris, Ed. Beauchesne, 1978, p. 98.
1116
“Von Hildebrand made love central to the moral meaning of conjugal coitus”, in NOONAN J. T., Contraception.
A History of its treatment by the Catholic Theologians and Canonists, 2d Printing : Cambridge, Havard Univ. Press,
1965, p. 495 (libre traduction depuis l’anglais).
1117
Seule la continence volontaire, périodique ou non, sera, à l’issue de vifs débats, en fin de compte admise
comme pleinement licite pour les couples nourrissant de bonnes raisons d’espacer les naissances et/ou désireux
de se sanctifier.
1118
Voir CUCHET G., « Quelques données concernant l’encyclique Casti Connubii », site www. academia.edu,
consulté le 20. 03. 2014.
246
spiritualité conjugale qui s’intéresse au cheminement spirituel conjoint des époux unis par la
caritas conjugalis, et non d’abord, sinon uniquement, à leur vocation parentale partagée.

2.3.1.3 Trois scansions historiques

Dans la logique de cette dynamique partie de la base, des groupes constitués de laïcs
commencent à se réunir pour construire la recherche ensemble, à partir de l’éclairage de
l’Evangile et de la tradition, sous la houlette d’aumôniers motivés. Les « Equipes Notre Dame »,
groupes de foyers chrétiens français1119, se mobilisent dès la fin des années 1930 dans le but
avoué d’approfondir le sujet spécifique de la spiritualité conjugale, en partenariat avec des clercs.
Dans l’élan d’une approche renouvelée du mariage, d’autres initiatives analogues naissent un peu
plus tard dans des pays de langue romane1120, ainsi qu’aux Etats-Unis ou en Allemagne. Mais
leur forme diffère quelque peu. The Christian Family Movement est ainsi fondé dans les années
1940 aux Etats-Unis pour convaincre les couples et les familles de la relation étroite entre la
spiritualité et le ministère apostolique ; cette orientation ne surprend pas eu égard aux
développements précédents au sujet de l’approche de la religion dans ce pays. En Allemagne, les
Familienkreise sont davantage des groupes de discussion intellectuelle, qui ne visent aucun
approfondissement spirituel. Les évêques de ce pays regrettent cet état de fait, même si une riche
pensée théologique allemande a pu se développer. Ainsi DOMS, après HILDEBRAND, propose
une contribution de facture personnaliste, qui place la relation entre les époux au cœur du
mariage1121. Le mouvement devait en effet venir de la base et non des autorités, voire des
spécialistes1122.

Interrompu par la guerre, l’élan reprend à son lendemain. Les premières publications
françaises, rassemblées dans la revue L’Anneau d’Or, sont toujours orientées vers la recherche
d’une spiritualité conjugale ; elles donnent ouvertement la parole aux couples. L’opinion, et avec
elle le marché, y sont manifestement ouverts : « La progression du nombre d’ouvrages
catholiques consacrés au mariage ou à la famille connaît une spectaculaire envolée à partir des
années 50 »1123. Le mariage, la famille, sont à partir de ce moment considérés comme un

1119
Pour l’histoire de ce mouvement, voir WALCH A., La spiritualité conjugale…, op. cit., p. 422-424.
1120
Italie d’abord ; puis dans l’après-guerre en Espagne, où les premiers groupes donneront naissance en 1960 à
Encuentro Conjugal, qui essaimera aux USA, puis ailleurs (Marriage Encounter, Mariage-Rencontre en France). Au
Canada (Québec) s’implanteront des Equipes-Notre-Dame, qui s’installent ensuite un peu partout dans le monde :
37 000 couples vivant dans 53 pays, ces dernières années.
1121
DOMS tient que ce n’est pas seulement le mariage mais les relations au sein du mariage qui sont un moyen de
sanctification. Pour lui la procréation dans son aspect purement biologique ne peut être la fin première du
mariage. Il démontre que la thèse de THOMAS d’AQUIN à ce sujet repose sur une conception erronée du
mécanisme de la fécondation, supposé automatique dans tout acte sexuel, en vertu de la puissance masculine.
DOMS insiste sur le fait que dans l’acte sexuel digne d’êtres pleinement humains, les époux se donnent
mutuellement l’un à l’autre, dans un acte qui ne peut pas être interprété seulement comme une activité des
organes isolée. Il faut prendre en compte le fait que dans le désir humain, la volonté consciente de donner la vie
n’est pas présente constamment, car ce qui mobilise l’énergie humaine est avant tout le désir de communion avec
l’autre, dans une implication de toute la personne, pas seulement de sa génitalité. Le don de la vie est comme un
aboutissement dans ce processus relationnel, non son point de départ. DOMS dessine ainsi un parallèle avec
l’Eucharistie : l’union physique dans le mariage accomplit la participation morale des époux dans la vie l’un de
l’autre, de la même façon que l’Eucharistie accomplit l’union morale des croyants au Christ (voir KOCHUTARA G. S.,
The concept of sexual pleasure in the Catholic Moral Tradition, Rome, Ed. Pontificia Universita Gregoriana, 2007, p.
249-250).
1122
Voir C., op. cit., p. 19-20.
1123
WALCH A., La spiritualité conjugale…, op. cit., p. 420.
247
véritable lieu spirituel, source de sanctification authentique. Une littérature de dévotion, mais
aussi de réflexion dédiée, prend son essor à ce propos, sans rester toujours l’apanage des clercs.

Dans un deuxième temps, un certain essoufflement se fait sentir dans les groupes laïcs,
quant à l’approfondissement spécifique de la spiritualité du mariage, dès les années 1960. T.
KNIEPS-PORT LE ROI, s’appuyant sur P. LOCHT et A. WALCH, l’attribue à une aspiration
préférentielle à la militance politique et syndicale (en des temps de contestation), à un
découragement et à un dépit, également, face à la rigidité persistante de la morale familiale
catholique, mais aussi au cantonnement sociologique, trop restreint pour un déploiement élargi
(seule la classe moyenne urbaine éduquée est touchée)1124.

Une mobilisation conceptuelle apparaît, quoi qu’il en soit, comme en relais, au sommet
de l’Eglise, et se poursuit jusqu’à aujourd’hui avec l’exhortation Amoris Laetitia. En premier
lieu, le concile Vatican II donne toute sa place à l’amour conjugal dans le mariage, au travers de
la constitution pastorale Gaudium et Spes renfermant, dans ses numéros 48 à 52, un
enseignement profondément novateur sur le mariage chrétien. C’est au fond le couronnement de
l’élan né dans les années 1930 après l’encyclique Casti Connubii. Les Pères conciliaires y
procèdent à une adaptation de catégories personnalistes, venant informer la compréhension
juridique du mariage. L’amour conjugal devient officiellement le moteur du mariage, le couple
étant vu comme « une communauté profonde de vie et d’amour » (GS 48,1). Ouvert sur la vie à
transmettre, il ne s’y résume pas : « Le mariage… n’est pas institué en vue de la seule
procréation » (GS 48, 3). Bien plus, « l’authentique amour conjugal est assumé dans l’amour
divin, et il est dirigé et enrichi par la puissance rédemptrice du Christ et l’action salvifique de
l’Eglise » (GS 48, 2). Le mariage, par lui-même, « conduit à Dieu les époux ». Plus encore, aux
yeux de A. MATTHEEUWS, « l’amour conjugal ne se présente pas comme une « nouvelle
fin » : il est au cœur de l’essence du mariage. […] [Il] constitue la réalité personnelle que
l’institution confirme, protège et sanctionne devant Dieu et devant les hommes. […] L’institution
et l’amour se complètent mutuellement et sont comme intégrés dans la même et unique réalité :
le mariage ou la communauté conjugale ». En fin de compte, « le Concile […] a réussi à
exprimer l’essence cachée du mariage en le définissant comme « intime communauté de
vie »1125.

Le droit canonique de 1983 accomplit ensuite le tour de force d’intégrer ce changement


dans ses articles. En effet, le canon 1055 § 1 décrit l’alliance matrimoniale comme une
« communauté de toute la vie ». Or, « le groupe de rédaction entendait bien donner à cette
expression […] le sens que lui donnait Gaudium et Spes d’intime union de la personne des
conjoints, qui se donnent et se reçoivent mutuellement, dépassant le sens que lui donnait le Code
de 1917, au canon 1128, de communauté d’habitation, de table et de lit »1126. En réalité,
« l’amour est et fait le consentement. […] [De ce fait], la nullité du mariage ne provient pas
d’une simulation du consentement, comme le retenait la jurisprudence antérieure au concile,
mais provient directement d’un défaut d’objet du consentement »1127. En second lieu, avec le
souci d’approfondir, voire de canaliser pour une part l’élan de Vatican II, plusieurs publications
des Papes reprennent la notion de spiritualité conjugale, tout en la mobilisant dans une

1124
Voir C., op. cit., p. 23. Est sans doute en cause aussi la relative complexité du propos, sur le plan intellectuel.
1125
Voir MATTHEEUWS A., Union et procréation…, op. cit, p. 88-90.
1126
Voir BONNET L., La communauté de vie conjugale, op. cit., p. 324.
1127
BONNET L., ibid., p. 312-313.
248
perspective élargie, en y associant pour beaucoup les attendus de la morale et de la mission de la
famille tout entière1128.

Il convient à ce propos de retenir également l’apport théorique singulier de JEAN-PAUL


II, porté à la connaissance du public francophone depuis 2004, ample réflexion nourrie de
phénoménologie sur la « spiritualité du corps »1129. Elle vient prolonger le discours magistériel
de ce pape sur la famille chrétienne en général. Centrée sur la relation conjugale dans sa
dimension d’intimité sexuelle, cette contribution se propose d’exonérer le corps du soupçon
bimillénaire qui pèse sur lui. Le pape polonais y substitue le thème des tribulations du cœur. Ce
dernier, blessé par le péché originel, reste partagé entre son élan spontané vers Dieu et ses
tentations terrestres (le fameux couple antithétique chair/Esprit chez Paul). Si le pasteur cherchait
d’abord, de son propre aveu, à mieux justifier la morale sexuelle exposée dans Humanae
Vitae1130, le théologien, dans son souci de réhabiliter la vie corporelle et l’incarnation, donne de
l’espace à une réflexion de fond sur le sens et la portée de l’union conjugale, dans sa dimension
d’intimité physique et affective. Celle-ci rompt avec des préjugés anciens. Le pape prend soin, à
cette occasion, de faire reposer la supériorité de la sainteté des prêtres et des religieux avant tout
sur la pratique des conseils évangéliques. Il conteste explicitement la survalorisation ancienne de
la continence sexuelle, dont le sens ne s’apprécie que dans la perspective eschatologique, et
jamais pour elle-même1131. L’inspiration personnaliste et phénoménologie inscrite dans ample
une théologie du don lui confère un intérêt certain. La veine pourtant ne s’éloigne pas d’une
ligne doctrinale et disciplinaire stricte. A lire le propos de près, on constate que l’élargissement
se situe surtout en amont de la Chute. L’altération qui résulte de cette dernière, même si c’est le
cœur et non le corps qu’elle touche, met le/la chrétien(ne) « de la meilleure des volontés », en fin
de compte, bien en difficulté pour vivre une union intime licite au sein d’un mariage
sacramentel. Il lui faut respecter tant de recommandations qu’il lui devient pratiquement
impossible de laisser libre cours aux sentiments, émotions et sensations naturellement associés à
cette expérience, comme le souligne la sexologue T. HARGOT-JACOB, bien peu suspecte
pourtant de complaisance éthique1132. Il faut faire la part de réceptions erronées et
d’herméneutiques hâtives. Toutefois, la vigilance reste requise. L’idéalisation n’en deviendrait-
elle pas là comme un enfer pavé de bonnes intentions ?
Dans le même temps, une ultime étape, importante, se matérialise depuis peu à travers la
reprise et le questionnement du concept de spiritualité conjugale, à compter des années 1990. Ce
réinvestissement s’effectue à l’initiative de chercheurs majoritairement laïcs, directement
concernés par une réalité qu’ils vivent quotidiennement. A leurs côtés s’impliquent des praticiens
du champ conjugal et familial, acteurs à divers titres de la pastorale qui lui est dédiée, mais aussi

1128
Voir PAUL VI, Encyclique Humanae vitae, 1968. JEAN-PAUL II, Exhortation apostolique Familiaris Consortio,
1981 ; Lettre apostolique Mulieris Dignitatem, 1988 ; Lettre aux familles, 1994. CONGREGATION POUR LA
DOCTRINE DE LA FOI : Instructions Donum Vitae, 1987, et Dignitas Personae, 2008.
1129
La « théologie du corps » est élaborée au fil des « catéchèses papales du mercredi » entre 1979 et 1984,
éléments réunis et traduits en français sous le titre : JEAN-PAUL II, Homme et femme, Il les créa, une spiritualité du
corps, Paris, Ed. Cerf, 2004. Un résumé et une présentation organisée en français en sont disponibles : SEMEN Y.,
La sexualité selon Jean-Paul II, op. cit.
1130
Voir SEMEN Y., La Spiritualité conjugale selon Jean-Paul II, op. cit., p. 252. Précisons que dans ce second
ouvrage, Y. SEMEN se propose d’inférer des propos du pape des conclusions relatives à la spiritualité du couple, à
propos desquelles nous restons vraiment réservée.
1131
SEMEN Y., La sexualité selon Jean-Paul II, op. cit., p. 178-179.
1132
HARGOT T., « Quand la théologie du corps provoque les mêmes effets que la pornographie sur la sexualité »,
site theresehargot.com, consulté le 14. 10. 2015. Catholique, T. HARGOT-JACOB anime notamment des ateliers sur
les méthodes naturelles de régulation des naissances.
249
travailleurs sociaux, psychologues et thérapeutes, interpellés par la prégnance du facteur spirituel
dans la résilience des couples qu’ils accompagnent. Ce ne sont plus seulement des théoriciens
catholiques qui s’intéressent au couple parce que le sujet attire leur attention à divers titres, mais
ce sont aussi des spécialistes du couple, croyants (de diverses confessions) ou non, qui cherchent
à relire, à partager et à renouveler leurs pratiques pastorales et professionnelles. Les uns et les
autres ne se distinguent plus nettement à cet égard du point de vue des compétences dans le
champ du couple, mais en fonction de leurs univers référentiels et de leurs approches
méthodologiques.

2.3.2 Champ et thématiques de recherche

Lorsque l’on s’intéresse à la spiritualité conjugale en Occident à l’heure actuelle, il


apparaît en effet indispensable de prendre la mesure des recherches dans ce domaine. Force est
de constater que la francophonie n’offre pas de ressources suffisantes en la matière.

2.3.2.1 Une ressource incontournable : l’INTAMS

Le travail accompli par l’INTAMS (International Academy of Marital Spirituality1133) est


à ce titre exemplaire. Né en 1989 de la volonté d’un couple passionné par la dimension
spirituelle du mariage, A. et H. BRENNINKMEIJER-WERHAHN, cet organisme privé, situé
près de Bruxelles et financé par ses fondateurs se définit lui-même comme une organisation
indépendante à but non lucratif. S’appuyant sur l’héritage intellectuel et culturel du
christianisme, et engagée dans la transmission et l’actualisation de celui-ci, l’INTAMS est dédiée
à l'étude et au dialogue sur le sens et la pertinence du mariage dans le contexte de la société
contemporaine.

Porteuse d’un travail de type universitaire, elle travaille en lien avec des universités et des
établissements d’enseignement dans le monde entier. Elle choisit de favoriser le dialogue
interdisciplinaire entre la théologie et la philosophie d'une part, et les sciences humaines et
sociales d'autre part, dans la mesure où elles contribuent toutes à la compréhension du mariage
dans ses différents aspects interpersonnels, sociaux et religieux, comme dans sa spiritualité
propre. A travers une revue éponyme, elle collecte et publie des contributions diverses par leurs
approches et leurs champs disciplinaires dans ce domaine. Son expertise la désigne comme
l’organisme-ressource par excellence pour les chercheurs dans le domaine de la spiritualité
conjugale et familiale.

Ses activités et initiatives se veulent non seulement dirigées vers ceux qui sont
effectivement engagés dans les diverses professions et disciplines étudiant et soutenant la vie
conjugale (chercheurs : théologiens, sociologues, psychologues, pasteurs, intervenants dans le
champ social et thérapeutique « profane » et, en dernière analyse, vers les personnes qui, vivant
en couple, sont intéressées par le fait de donner un sens à cet état de vie. Mais elles se veulent
aussi portées par le même type d’acteurs. L’INTAMS s'est de fait engagée à promouvoir tout
particulièrement le dialogue et l'échange entre les chercheurs et les praticiens ayant acquis une
connaissance approfondie du champ d’études considéré, en favorisant la corrélation de la theoria
et de la praxis par le croisement des contributions de chacun.

1133
Soit « Académie internationale de spiritualité conjugale ». Suivant la traduction de cette abréviation, nous la
considérons comme de genre féminin en français.
250
Enracinée dans la tradition catholique romaine, l'approche de l’INTAMS se conçoit
également comme ouverte aux contributions de toutes les traditions chrétiennes. En tant que
titulaire de la « chaire pour l'étude du mariage et de la spiritualité du couple et de la famille »
établie le 1er Octobre 2005 par l’INTAMS à la Faculté de Théologie de l'Université Catholique
de Leuven (Belgique), T. KNIEPS-PORT LE ROI, déjà cité, rédacteur en chef de la revue
Intams, y enseigne et y poursuit des recherches dans les domaines de la théologie du mariage et
de la famille, de l'éthique sexuelle conjugale et familiale, de la spiritualité des laïcs et de la
spiritualité de la vie conjugale et familiale. Cette seule présentation permet de subodorer la
manière dont l’étude académique de la spiritualité conjugale est conduite à faire droit à
l’interdisciplinarité, à l’œcuménisme et à la pluri-culturalité.

On a vu comment le nouveau modèle de « couple réuni par l’amour », sur lequel se fonde
précisément la spiritualité conjugale, s’est généralisé en Occident à l’orée du XXe s. Mais ce
dernier gagne à présent d’autres sphères culturelles, à la faveur de la mondialisation économique
et culturelle, avec la transformation accélérée des modes de vie et la transmission des systèmes
de valeurs en vigueur dans le monde marchand. Déjà dominant dans les métropoles mondiales, il
séduit des ensembles humains de plus en plus nombreux. Or, en raison peut-être de ce succès,
mais aussi parce que les mutations culturelles s’accélèrent, les transformations en son sein vont
plus que jamais dans le sens d’une désinstitutionalisation. L’attention est tellement focalisée sur
le « couple amoureux » que celui-ci est réduit à son fondement affectif. Les fonctions procréative
et éducative de la dyade considérée passent au second plan. Si l’enfant se présente, c’est bien
qu’on l’a voulu, ou accepté, vu les moyens existants d’empêcher sa naissance après la
conception. Mais, même désiré, il n’a pas la garantie d’être élevé par ses deux géniteurs, quand
l’aide médicale à la procréation ne complique pas encore davantage la problématique de filiation.

Eu égard à la somme de productions livrées ces quinze dernières années, et au vu des


changements intervenus depuis peu, il devient essentiel de procéder à un status quaestionis sur le
sujet, bien documenté. Cette tâche représente entre autres la contribution considérable fournie
par l’INTAMS jusqu’à aujourd’hui, même si un grand nombre d’explorations détaillées
devraient être encore menées sur divers sujets, notamment sur le plan historique. Nous n’en
sommes encore, d’un certain point de vue, qu’au début de la recherche dans ce champ.

Publié en 2008 sous la double direction/édition de T. KNIEPS et de sa collègue M.


SANDOR, l’ouvrage récapitulatif Companion to Marital Spirituality, déjà cité, émane de
l’expertise née de la collecte et de la confrontation de contributions majeures en la matière. Il se
présente comme un guide pour les chercheurs et les praticiens, sans équivalent à ce jour,
précieux pour nous. Quels sont aujourd’hui les premiers résultats de tout ce travail de recension
et de confrontation des apports de nombreux contributeurs de tous horizons ? En rendre compte
est important pour prendre la mesure des évolutions de la recherche en ce domaine depuis 1990.

2.3.2.2 Une spiritualité conjugale dans le monde

M. SANDOR s’est livrée dans la revue INTAMS en 2005 à un double exercice de


réflexion autour du concept de spiritualité conjugale chrétienne : d’une part pour en dégager la

251
spécificité au sein de la théologie spirituelle chrétienne ; ensuite pour en recenser les thématiques
essentielles1134.

Sans surprise, la théologienne rappelle à quel point la spiritualité conjugale chrétienne a


partie liée avec une vision à la fois engagée et incarnée de la spiritualité, cherchant à construire
avec les hommes un monde plus humain (et non à fuir ses défis dans un espace utopique clos sur
lui-même). Cette réflexion nous renvoie à l’alinéa 1.4.2.1 de notre thèse décrivant les attendus
d’une spiritualité chrétienne d’après le concile Vatican II. La spiritualité conjugale chrétienne,
dans la mesure où elle se préoccupe de la vie de couple et de famille, s’intéresse donc à ce qui se
passe tous les jours au sein de l’espace domestique, à la manière par exemple dont des conjoints
apprêtent et servent le repas familial, préparent leurs enfants pour l’école, vivent leurs relations
intimes, prennent et mettent en œuvre des décisions1135…. Elle s’avise de ce qui y interagit avec
l’extérieur : par exemple la façon dont les époux fréquentent les rencontres associatives et y
interviennent, mais aussi équilibrent les enjeux familiaux, professionnels, ecclésiaux… La
spiritualité conjugale chrétienne, enracinée dans les vies réelles de la plus grande majorité des
chrétiens est en cela une spiritualité de la vie concrète, des relations humaines particulièrement.
En forme de Bonne Nouvelle adressée au monde en attente de sens et de perspectives, elle
propose une interprétation tonique et inspirée de la vie, qui ne se borne pas à en constater
l’énigme ou à en postuler l’absurdité1136.

A ce titre, dans le premier article (R.), la théologienne rappelle en premier lieu que la
représentation chrétienne traditionnelle de la vie spirituelle, évoquée supra, entraînait une
conception de la vie spirituelle comme essentiellement opposée à la condition humaine ordinaire.
Tout s’est passé, donc, comme si une certaine forme de désincarnation représentait l’assurance
d’une meilleure qualité de vie chrétienne. Bien évidemment, la conscience contemporaine des
enjeux d’un compagnonnage fondé sur l’amour électif, et appelé à perdurer à ce titre, a induit des
exigences neuves : en fait, ce défi n’était jamais posé de cette manière auparavant1137. On ne peut
se contenter dans les conditions actuelles de « laisser les choses se faire » d’elles-mêmes :
l’amour au long cours ne se paie pas de mots et ne vit pas de rêves creux. Mais ce n’est pas
davantage, ajouterons-nous, parce que le chemin ne ressemble pas à une promenade de santé ou
au déroulé d’une histoire édifiante qu’il faut le déprécier. Il nous semble injuste de condamner
ceux qui essaient d’aimer parce qu’ils trébuchent, sans tenir compte du contexte dans lequel ils
tentent l’aventure d’un amour authentique, alors même que personne ne les y oblige. En réalité,
d’après M. SANDOR, et c’est une ambition inégalée, il s’agit désormais de vivre de la foi au
quotidien, en vis-à-vis, au sein d’une communauté de vie et d’amour, en reconnaissant la pleine
fécondité d’un tel compagnonnage intime. Celle-ci ne se limite pas au bienfait direct des
membres du couple en chemin d’humanité, même si pour certains chercheurs, cette fin justifie
déjà à elle seule l’élaboration d’une spiritualité propre. Selon eux, « le mariage constitue un

1134
Voir SANDOR M., “The Rise of Marital Spirituality”, op. cit.,, p. 153-176 ; “A Survey of the Principal Themes”,
revue Intams, n° 11, 2005, p. 238-258. Ce présent paragraphe en constitue une synthèse. Nous nous proposons de
simplifier nos références à ces deux sources par les lettres R. (« the Rise… »), et S. (« Survey… »). Nous renvoyons
les lecteurs à ces articles pour la bibliographie détaillée, faute de place. Nous donnerons nos autres sources in
extenso. NB : eu égard à sa vocation internationale, la revue Intams publie indifféremment des contributions en
langues anglaise, française et allemande. Toutefois, l’essentiel de la production actuelle sur le sujet est en anglais.
1135
T. KNIEPS-PORT LE ROI parle à ce propos de ritualité naturelle, rythme des repas, rythme travail-repos,
processus de réconciliation, etc., voir son ouvrage en coédition déjà cité, C., p. 9.
1136
De ce point de vue, elle s’éloigne de la neutralité psychanalytique se refusant à entrer dans un tel dessein
(ARENES J., La Quête spirituelle…, op. cit., p. 32-33). Elle rejoint des aspects de théologie biblique, voir § 1.4.2.2.
1137
Nous nous appuyons ici sur la démonstration de S., en en regroupant certains des développements.
252
motif non instrumental pour les époux, qu’ils soient ou non capables de concevoir des enfants
dans leurs actes d’union génitale, pour réaliser ces actes »1138. La fécondité ne se réduit pas
davantage au nombre d’enfants mis au monde. Elle a une dimension sociétaire, nous y
reviendrons en partie III.

Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, selon SANDOR, l’implication du fidèle qui se marie,
qu’il en soit totalement conscient ou non, est réelle : on entre en mariage chrétien un peu comme
on « entre en religion », dans la mesure où ce choix implique absolument toute la personne,
corps, âme et esprit. Le conjoint accepte de tenir compte en permanence de son alter ego, de
façon égalitaire, il ne se vit pas « seul » et se refuse à instrumentaliser l’autre à son profit.
Certains théologiens parlent de conversion. En fait, en se mariant devant Dieu, les époux,
orientés vers le Père et se recevant de lui, attentifs aux motions de l’Esprit et désireux de suivre
le Christ, acceptent d’oser essayer de progresser dans l’amour humain et dans l’amour divin
simultanément, aidés en cela par le secours de la grâce, mais dans le concret d’une vie humaine
imparfaite et limitée. C’est cette prise de conscience qui explique les deux orientations majeures
constatées.

D’une part, un certain nombre d’auteurs s’emploient à déployer toutes les conséquences
de ce rapport entre l’amour divin et l’amour humain, soit la parenté de cette expérience « née et
nourrie d’en haut ». Ainsi, M. OUELLET, E. F. ROGERS et d’autres soulignent à quel point la
vie conjugale est l’occasion d’expériences humaines de kénose (à titre analogique), mais aussi
d’autodiscipline ascétique. L’harmonie matrimoniale oblige à un dépouillement et à de
nombreux renoncements, à une repentance répétée, qui purifient l’amour conjugal, tout en
affinant le rapport entre les conjoints. Certains théologiens comme P. et C. McDONALD
recommandent aux époux de multiplier les pratiques pieuses 1139, dans le but de faire du mariage
une réalité « contemplative », ultime accomplissement d’un cheminement spirituel conjugal
authentique. Les mouvements de spiritualité conjugale catholiques comme les Equipes Notre-
Dame ou le mouvement de Schönstatt conseillent de leur côté aux foyers de suivre des retraites,
de prier régulièrement en couple et en famille, en Eglise, afin de stabiliser l’union des époux, et
de mieux résoudre les conflits familiaux en se ressourçant à l’Amour en Personnes. Des images
dynamiques sont appliquées au mariage : « pèlerinage, itinéraire, voyage ». Elles mettent en
exergue ses périls et ses épreuves, mais aussi ses émerveillements, au travers des situations
vécues, des rencontres effectuées, des problèmes surmontés, des épreuves traversées ensemble.
L’influence des traditions de l’accompagnement spirituel y demeure perceptible : les catégories
des étapes de toute vie spirituelle y sont notamment appliquées et approfondies, soit les seuils de
maturation de la foi chrétienne1140. M. SANDOR, commentant ces préconisations, rappelle
qu’une attention doit malgré tout prioritairement être portée aux aspects constitutifs de la vie
familiale. De plus, les conjoints peuvent éprouver des réticences à vivre la prière ensemble dans
des modalités similaires : leurs goûts et besoins dans ce domaine diffèrent souvent. Le partage
des activités ordinaires de chaque jour est en lui-même déjà porteur d’une valeur spirituelle. De
leur côté, J. DOMINIAN et E. WHITEHEAD appliquent des constantes de la psychologie du
développement au domaine spirituel conjugal ; ils constatent que la « croissance spirituelle à
deux » possède sa dynamique propre, sa plasticité respective aussi (rythmes différents,

1138
BRADLEY G. V. / GEORGE, R. P., “Marriage and The Liberal Imagination”, Georgetown Law Journal n° 84, 1995,
p. 301-320, cité dans S., p. 243.
1139
Lectio divina, méditation de l’Ecriture, fréquentation des sacrements…
1140
Voir supra, les catégories de « purgation, illumination, unification ».
253
positionnements parfois alternés), sans confusion avec l’aspect psychique qui obéit à une logique
différente, revêtant des traits spécifiques dans un couple1141.

Un autre type de recherche, dans une perspective personnaliste, associant des chercheurs
comme A. MATTHEEUWS, B. J. COOKE, P. DI NICOLA et A. DANESE, se penche en outre
sur la nature des relations entre époux, parlant à ce propos d’une amitié ou amour particuliers, à
coloration toute conjugale, en rapport avec la spiritualité du don. Au sein de cette réflexion se
détache, notamment avec X. LACROIX, une réflexion relative à l’échange corporel, dans la
mesure où la vie à deux confère dans le mariage une place toute particulière à la rencontre
physique. La dimension de l’incarnation y est donc particulièrement mise en valeur, l’exercice de
la sexualité étant reconnu comme une expérience spirituelle, notamment par SHELDRAKE P., et
GRÜN A. Küssen ist beten (« donner un baiser, c’est prier ») affirme ainsi W. MULLER1142.

Nul étonnement donc que le mariage, dans cette perspective inspirée, soit identifié
comme une vocation, au même titre que la vie religieuse ou le sacerdoce. Le mariage n’est-il pas
reconnu par deux confessions chrétiennes comme un sacrement, au contraire de la profession
religieuse ? Notons que des échos existent également en protestantisme, notamment chez
CALVIN, même si c’est dans un cadre référentiel différent. Des développements catholiques
riches au sujet de cette reconnaissance sacramentelle visent en tout cas à reconnaître à quel point
le mariage entre en résonance avec les sacrements fondamentaux de la vie chrétienne, baptême et
eucharistie, mais aussi réconciliation1143. Il faudrait en la matière tenir à la fois les aspects
objectifs et subjectifs, la grâce venue de l’extérieur et la grâce à l’œuvre au cœur de la vie à deux
bénie par l’Eglise. Une partie des développements évoqués par l’article souligne le fait que ce
sont les époux, et non le ministre du culte (simple témoin), qui se confèrent le sacrement. La
liturgie du mariage et sa signification spirituelle sont par ailleurs diversement explorées. La
réflexion sur la place du sacrifice et de la Croix (du chemin pascal en d’autres termes) dans la vie
conjugale occupe une place réelle. Il paraît impossible d’envisager l’aspect sacramentel du
mariage sans cette dimension à caractère baptismal et eucharistique.

Des théologiens s’attachent à développer d’un autre côté l’idée de la « spiritualité


nuptiale » en tant que métaphore ou analogie de la relation de Dieu avec son peuple, dont nous
avons vu qu’elle est très présente dans la Bible, avec ses implications sur la théologie
du mariage. Un volet important des questionnements s’intéresse subséquemment à la dimension
ecclésiale de la cellule conjugale et familiale comme ecclesiola, concept primitivement appliqué
par K. RAHNER au couple, comme le remarque SANDOR, et que chérit la théologie orthodoxe,
ainsi que nous l’avons rappelé1144. Cette orientation infère l’idée que le couple n’est pas ordonné
à soi uniquement, il est une cellule d’église. Pour aller plus loin, nous songeons pour notre part à
l’expression évocatrice de Ph. BORDEYNE qui, en revisitant l’éthique du mariage, étend la
réflexion à la société tout entière : « La vocation sociale de l’amour »1145. Mais il convient aussi

1141
Ndlr : il existe toutefois des liens, car une croissance spirituelle bien vécue entraîne un assainissement
intérieur. Sur les questions des rapports entre les deux dimensions, voir les éclaircissements intéressants de V.
LAUPIES soulignant le danger de l’amalgame abusif, mais aussi les éclairages d’autres spécialistes-praticiens de
l’accompagnement spirituel, dans DUMONT J.-N. (dir.), Vie Spirituelle et Psychologie, Lyon, Ed. Emmanuel, 2004.
1142
MULLER W., Küssen ist beten, Mainz, Ed. Grunewald, 2003. La traduction du titre est personnelle. On peut
aussi le rendre par « embrasser », ou « étreindre ».
1143
Voir P. TOXE, M. LAWLER, C. GHIDELLI, R. MIGGELBRINK, M. KNAPP, cités par M. SANDOR.
1144
S., chapitre 5.2, p. 253.
1145
BORDEYNE Ph., Ethique du mariage, la vocation sociale de l’amour, Paris, Ed. DDB, 2010.
254
pour les théologiens de convoquer d’autres rapprochements féconds en élargissant encore les
vues. Par exemple, certaines métaphores et images alternatives valorisent l’incarnation et la
dimension corporelle, en approchant l’union conjugale sous le signe de l’union des deux natures
dans le Christ. Pour A. SCOLA, notamment, le mari et la femme forment une unité duale qui
reflète l’unité duale du Christ, qui est ensemble Dieu et l’homme ; cette dernière participe de
l’unité des personnes dans la Trinité. C’est toujours l’amour qui crée le lien1146.

Dans un autre ordre d’idées, l’intérêt se porte sur la dimension du quotidien vécu par les
laïcs. Dans le cadre des « spiritualités d’en bas », la spiritualité conjugale est interrogée par sa
nécessaire inscription dans le monde. Les couples et les familles constituent les groupes qui font
fréquemment l’objet d’une réflexion éthique à grande échelle (pauvres, exclus, exploités,
groupes raciaux discriminés mais aussi classes dirigeantes, patrons, pays riches, etc.). Les
implications éthiques de toute vie à deux et en famille sont donc inévitablement soulignées. Le
cheminement à deux intègre des impératifs de justice sociale, des problématiques de genre dans
une perspective de développement1147, des réquisits de préservation de la planète, sans qu’on en
reste seulement à l’échelle de chaque couple et famille comme entité refermée sur elle-même.
S’y pose la question du rapport des groupes chrétiens avec le monde en général, donc les
questions socio-économiques et politiques (paix/guerre) ou le rapport hommes-femmes, envisagé
sous le prisme de l’égalité plutôt que sous celui de la complémentarité cher aux approches
catholiques traditionnelles (études de genre). Une corrélation se crée donc entre spiritualités du
couple, spiritualités de la création et éco-spiritualités, voire spiritualités féministes1148.

2.3.2.3 Des pistes prometteuses

L’ouvrage Companion déjà cité, qui structure un peu différemment sa méthode


d’approche et bénéficie de trois ans de plus d’approches cumulées, apporte quelques pistes
supplémentaires (nous ne retiendrons de fait que celles qui ne figurent pas dans le relevé
précédent). Cette somme identifie d’emblée quatre champs de recherche prometteurs, récapitulés
dans la seconde partie : l’étude interdisciplinaire de la spiritualité, l’anthropologie du genre, la
sociologie et enfin le développement psychologique, tous les quatre faisant écho à
l’enracinement résolument concret de la spiritualité au XXIe s.

L’enjeu, dans le premier champ (selon la rédactrice chargée de cette section) est de
promouvoir progressivement un nouveau modèle de sainteté, moins fondé sur le « détachement »
par rapport aux choses (sinon aux êtres) que sur leur investissement responsable et assumé1149.
Une des questions principales qui se pose dans le second champ en catholicisme est de dépasser
l’opposition entre la hiérarchie ecclésiale masculine, et une spiritualité vécue en Eglise qui est
principalement l’affaire des femmes1150. Il conviendrait que les manières de se comporter et de

1146
Voir S., chapitre 5.1, p. 252.
1147
Ndlr : il s’agit ici d’un souci d’équité, commandant de différencier les interventions sociales en tenant compte
des disparités d’accès des hommes et des femmes aux ressources matérielles et intellectuelles : nourriture, soins
médicaux, déplacements, formation en lien avec les modes de répartition traditionnels des tâches familiales.
1148
Quelques noms parmi les nombreux évoqués dans l’article : SÖLLE D., LEECH K., BLANKENHORN D./STEWART
VAN LEEUWEN D./BROWNING D., et McCARTHY D. M.
1149
C. E. WOLFREICH emploie le terme, en contre-point rigoureux, d’« attachement » ; mais ce vocable, en français
tout du moins, peut faire problème. S’il est bien adapté aux relations humaines, il peut renvoyer à une forme de
dépendance régressive face aux « biens », que la Bible ne cautionne jamais.
1150
Nous ajouterions volontiers que la transmission de la foi est aujourd’hui le fait des femmes en très grande
majorité, ce qui peut accentuer la difficulté à justifier la dichotomie entre exercice du pouvoir et engagement dans
255
penser des premiers soient mieux reliées à une relation vivante au Dieu de Jésus-Christ, qui aime
inconditionnellement, promeut chaque être sans discrimination et se manifeste à tous. Il serait
bon que l’expérience des secondes soit respectée, voire valorisée. Nous ajouterions que cette
dernière devrait pouvoir bénéficier d’une relecture attentive, couplée à l’accès aux moyens de
formation et de communication, pour pouvoir être exprimée de manière publique. En procédant
ainsi sera favorisé un réel partenariat entre hommes et femmes, au sein du couple, en Eglise et en
société. L’exploration sociologique doit de son côté permettre à la dimension de la subjectivité
de s’ouvrir à l’altérité sans pression extérieure indue, invitant ainsi à « sortir de soi pour aller
vers l’autre » en toute liberté (mouvement qu’I. NORD, rédactrice du morceau, identifie comme
d’origine protestante). En quatrième lieu, le développement psychologique et la thérapie
conjugale se sont eux-mêmes nouvellement ouverts à étudier la manière dont le devenir du
couple est soutenu par des valeurs et des pratiques spirituelles, centre d’intérêt considéré en
général jusque-là comme méthodologiquement hors-champ. Il paraît possible même de corréler
la succession des étapes de la vie à deux (et de toute vie adulte), avec des accents spirituels
susceptibles à aider les conjoints à traverser celles-ci de façon plus harmonieuse et féconde, sans
que ce soit nécessaire de façon confortable. En cela, on se détache d’un simple well-being.

Deux volets semblent encore prometteurs. Le développement d’une réflexion au sujet des
images bibliques de nature familiale semble porteur. Au demeurant, il importe de prendre garde,
comme le note T. KNIEPS-PORT LE ROI, au fait que la théologie et la spiritualité du couple
constituent un lieu théologique distinct de celles de la famille, même si les deux doivent
demeurer connectés1151. L’étude de la spiritualité conjugale chrétienne tire bénéfice pour finir,
sans s’y résumer ou les considérer comme un sujet central, des formes « extraordinaires » de son
expérimentation, recensées dans la dernière partie du guide de Leuven. Il s’avère ainsi que les
ministres mariés (rite oriental, orthodoxie et réforme) pour lesquels la spiritualité conjugale se
superpose quasiment à une spiritualité ministérielle, sont soumis à une grande pression, dans la
mesure où leur mariage comme leur vie de famille sont l’objet d’une attente d’exemplarité et de
perfection morale éventuellement écrasante1152. Cela pose le problème du statut du mariage :
jusqu’où le couple doit-il se conformer à des standards et répondre à des attentes extérieures sans
risquer l’inauthenticité voire le contre-témoignage, alors qu’il s’agit d’un exercice toujours
délicat impliquant des personnes imparfaites et vulnérables ? La corrélation dessinée entre vie
domestique et vie ecclésiale, marqueur fort des divergences confessionnelles, semble s’estomper,
d’un certain point de vue, devant cette interdiction du « droit à l’erreur et aux tâtonnements » au
sein d’une dynamique interne. La question des couples interconfessionnels dit « mixtes », et
aussi interreligieux, en nombre croissant, se pose également, quoique de façon différente : si

la foi, à l’œuvre actuellement dans les confessions chrétiennes, surtout en catholicisme. A notre sens, elle est à
dissocier d’une question purement cultuelle, dont en rigueur elle n’est pas forcément tributaire sur le plan
doctrinal.
1151
KNIEPS-PORT LE ROI T., « Marital Spirituality and Family Spirituality-Paths that converge and diverge… », op.
cit., p. 261-275.
1152
Dans les Eglises réformées, le taux de divorce en devient élevé (KNIEPS…, Companion… (C.), op. cit., p. 290-
291). Les aspects disciplinaires jouent leur rôle aussi (C., p. 293). Ndlr : il conviendrait de distinguer encore plus
finement entre les cas où seul l’homme est ministre des cas de ministère féminin (Réforme), ou encore de couples
pastoraux, plus rares mais différents en termes de statut, de compétence et d’implication respectifs. On pourrait y
adjoindre aussi les nouveaux ministères laïcs : nous avons assisté récemment au licenciement d’une animatrice
pastorale catholique ayant décidé de divorcer. Par ailleurs, la vie maritale a été aussi durant presque douze siècles
le lot de nombreux prêtres en Occident, pour ne pas parler des figures informelles de concubinages qu’ils vécurent
nombreux jusqu’à la Renaissance. La contribution des Eglises romaines d’Orient nous éclairerait sur la situation des
prêtres mariés qui officient en leur sein.
256
l’expérience des premiers a une portée œcuménique incontestable, de type universalisant, c’est
encore plus vrai quand on est en présence de religions différentes, où seul le concept d’« amour
véritable, participant d’une dimension suprahumaine » là où celle-ci est reconnue, peut devenir
un socle solide. A notre sens, ce positionnement rejoint aussi des non-croyants faisant
l’expérience que leur amour de couple et/ou de parents les amène à dépasser leur égocentrisme,
et leur permet de vivre une communion profonde, à condition qu’il ne se confonde pas avec un
simple sentiment éphémère. Mais le rapport à la transcendance, ici, se voit interrogé.
C’est à cet égard, sans doute, que le potentiel de guérison, de résilience, c’est-à-dire de
capacité se reconstruire malgré l’épreuve, et de transformation, contenu dans l’espérance
chrétienne, ainsi que la culture du pardon et de la réconciliation, sont à considérer comme des
ressources pour une spiritualité conjugale appliquée aux couples gravement éprouvés (conflits
majeurs, deuils, grands malheurs…). C’est vrai aussi pour tout couple au quotidien, car la
somme des petites déconvenues et déceptions jamais élucidées fait grandir la souffrance et la
rancœur. Il convient là de mettre à contribution, sans confusion, aussi bien la sagesse des
sciences humaines que celles des traditions religieuses (ndlr : sinon culturelles1153) relatives à
cette question1154. A notre sens, la parole des couples très affectés - même déchirés
définitivement par ces problématiques (par exemple, nombre de parents ayant perdu un enfant se
séparent…) - mérite d’être recueillie afin de nourrir la recherche commune, en refusant de
n’entendre et n’admettre que l’« ecclésialement correct » ou de négliger ce qui questionne les
discours par trop moralistes et lénifiants. C’est de ce point de vue que nous dessinons un lien
avec la mention que nous avons faite en première partie du caractère suspect de théologies
faisant bon ménage de la Shoah1155. Sans confondre les perspectives, une spiritualité conjugale
qui évacuerait l’extrême souffrance et l’impression de l’absurde, la dé-création même, qui
accompagnent l’échec irrémédiable de l’amour entre conjoints, voire le déchirement durable des
familles, ne serait pas véritablement chrétienne. On en est parfois loin encore.

2.3.3 De quelques déplacements

Il est certain qu’il est impossible d’évaluer l’intérêt et la valeur du regain d’intérêt pour la
spiritualité conjugale sans saisir en quoi il témoigne de déplacements, du point de vue spirituel et
aussi culturel.

Dans notre étude du spirituel en Occident, nous avons décrit en premier lieu les traits de
la sagesse gréco-romaine fondée sur la maîtrise de soi par la raison, sur fond de pensée de la
métempsycose, héritée de la tradition chamanique et assortie d’une méfiance philosophique ou
religieuse (hermétisme) face au matériel et au corporel. Est venue ensuite l’évocation de
l’approche traditionnelle du spirituel chrétien mâtinée de gnosticisme, qui véhicule nombre de
préventions moralisées face au corps et à ses plaisirs, ainsi qu’aux aspects matériels de
l’existence. De cette dernière découlent la valorisation de la continence et le soupçon sur le
mariage (assorti d’une pastorale intrusive), ainsi que la hiérarchie intra ecclésiale clercs-laïcs,
Eglise enseignée-église enseignante, avec la distribution inégalitaire des conseils évangéliques à

1153
Nous avons pu découvrir qu’au Togo et au Bénin il était possible de faire fond sur un savoir-faire de la
médiation conjugale par voie de palabres au sein des pratiques traditionnelles villageoises. Et certaines ressources
orientales, perçues en Occident comme spirituelles, ne se considèrent pas comme religieuses.
1154
Ndlr : c’est nous qui dessinons cette mise en lien, alors que C. juxtapose les approches et place celle-ci en
avant-dernier rang.
1155
Voir la fin du § 1.4.2.2.
257
suivre et préceptes à respecter, qui dominaient avant Vatican II. La spiritualité conjugale peut à
ce titre inspirer une méfiance légitime. De mauvaises expériences de catéchisme, ou d’éducation
chrétienne violente en famille ou en établissement privé, non respectueuses des consciences et
des sensibilités, projettent sur la spiritualité conjugale des images rédhibitoires. Par exemple,
cette dernière risquerait d’imposer une transparence totale, à travers une mise à nu obligatoire
devant le conjoint de son ressenti spirituel profond, par exemple à la faveur de prières à haute
voix. Ou alors, elle impliquerait l’adoption d’un style et d’un rythme contraignant de pratiques
« pieuses » (voir l’image-repoussoir des « grenouilles de bénitier ») éventuellement éthérées ou
mièvres jugées à mille lieues de la vie concrète (le style sulpicien). Enfin, elle devrait se vivre
sous le regard du Dieu juge et censeur impitoyable évoqué dans l’alinéa 1.4.2.2. Si tel était le
cas, ce refus serait fondé.

En réalité, la spiritualité conjugale chrétienne actualisée doit donner une place, en sa


conception même, pour la variété, la souplesse et l’ouverture au travail créateur de l’Esprit, sans
cantonner le spirituel dans les activités pieuses coupées de la vie quotidienne, ni transformer le
chemin spirituel en championnat d’ascétisme héroïque focalisé sur les fins dernières. Une telle
vision, en toute rigueur, n’est plus recevable après Vatican II.

Tout se passe ensuite comme si, faute d’avoir pu diffuser une vision remise à jour de sa
spiritualité au Concile, et en raison aussi de persistances réelles en son sein de courants et de
représentants autorisés défendant peu ou prou ces vues anciennes1156, le catholicisme avait été
récusé comme référence crédible, et le christianisme avec lui dans son ensemble. Malgré le
relatif succès de groupes religieux identitaires, notamment en islam, la majorité de nos
contemporains se défient souvent de toute inféodation aux religions officielles. Pourtant, les
couples y accueillent toujours les bienfaits du spirituel en leur sein. C’est toutefois à condition
que celui-ci nourrisse leur désir profond, et les soutiennent pour réaliser leur rêve d’harmonie. Et
si leur union, officialisée ou non, se perpétue, c’est parce que leurs besoins profonds leur semble
honorés, et non parce qu’on leur dit que c’est bien moralement, que c’est approuvé par un groupe
quel qu’il soit, ou une divinité transcendante, ou encore une autorité comme le Pape, voire utile à
la société. Les acteurs du spirituel aujourd’hui, ce sont les individus eux-mêmes.

2.3.3.1 Des acteurs nouveaux

De fait, l’identité concrète des acteurs de la spiritualité conjugale, en prise directe avec le
réel conjugal et familial, joue un rôle important.

T. KNIEPS-PORT LE ROI fournit1157 une analyse approfondie sur la question entre 1930
et 1960, dont nous nous inspirerons tout au long de ce chapitre, non sans la compléter parfois de
notre propre point de vue. Il insiste sur la collaboration dès le départ installée entre laïcs, prêtres
et communautés religieuses (surtout masculines : jésuites, dominicains…). Celle-ci a continué à
se construire progressivement à partir des années 30 jusqu’à la guerre. Les partenaires ainsi
réunis, jeunes, se voient de fait saisis par une attente commune de sens et de fécondité
vocationnelle, et un véritable élan les anime.

Or, le dialogue engagé met en présence des personnalités structurées. Il se révèle


particulièrement exigeant pour les partenaires ordonnés et/ou consacrés impliqués. L’éveil
1156
L’argumentaire se sert aujourd’hui des catégories personnalistes, comme nous l’avons démontré.
1157
KNIEPS-PORT LE ROI T., SANDOR M. (eds.), Companion to… (C.), op. cit., p. 15-44.
258
spirituel ainsi amorcé repose en premier lieu sur une prise de conscience de l’inadéquation entre
l’offre en matière de spiritualité et les besoins des jeunes foyers. Mais il confronte aussi des
jeunes gens, tout au début de leur ministère, au témoignage de croyants vivant leur mariage de
façon chrétienne et jetant une lumière nouvelle sur le quotidien des époux ; le mariage ne peut
plus être ravalé à un « sous-engagement » chrétien, de type avant tout mondain, tandis que le
vécu et l’agir sacerdotal ou consacré ressortiraient en quelque sorte à une autre nature et à un
autre degré de conscience et de foi. Les « hommes d’Eglise » se voient donc conduits à relire
leur engagement sur nouveaux frais. Par ailleurs, sans que l’on parle encore couramment et
ouvertement de pensée nouvelle sur le mariage, l’engagement des laïcs en Action catholique,
dont beaucoup sont mariés, entraîne des conflits de territoire et de pouvoir, car les premiers
n’hésitent pas à se former théologiquement, ils investissent la conduite de la formation, de la
prière, de l’accompagnement pastoral et spirituel (autant de « domaines réservés » auparavant).
Quelle place spécifique, en dehors de l’agir cultuel, reste ainsi dédiée aux « lieutenants de
Dieu » ? La mise en route des laïcs leur laisse-t-elle encore de l’espace, et comment ?

C’est un fait que, peu après la Deuxième Guerre, ce n’est plus seulement un réveil
spirituel, mais une réflexion novatrice qui s’élabore peu à peu en catholicisme. Celle-ci serait
susceptible, de fait, de prendre la forme d’un mouvement d’émancipation vis-à-vis de la tutelle
cléricale jusque-là détentrice de la parole et de l’autorité à ce sujet, sur la conduite et l’évaluation
de la vie chrétienne. Les différences ménagées ainsi entre les « capitaines » et les « fantassins »
de la foi, en un mot, symboliquement, entre les dominants et les dominés, pourraient s’en voir
peu ou prou questionnées. Le mot « laïc » revêt bien, dans certains contextes, une acception
proche de celle qu’exprime l’idiotès grec rendu par l’idiota latin, à savoir le « non-instruit »,
donc le « non-compétent », par suite, l’« amateur », par opposition aux « professionnels de la
pensée sur Dieu » reconnus comme tels et autorisés1158. L’on peut relever l’évidente connotation
péjorative du terme, paradoxale dans la mesure où, en catholicisme, les « spécialistes »
longtemps reconnus docti en matière de spiritualité conjugale et familiale, des clercs, l’étaient et
le sont encore, en principe, cum libro. Il en va différemment dans les confessions qui n’exigent
pas le célibat ministériel, voire y admettent aussi des femmes mariées formées en théologie, ce
qui permet d’accueillir un point de vue féminin doublement expert (pratique et théorique).

Presque inévitablement, à cet égard, le rôle des prêtres se révèle ambivalent : d’une part,
leur sympathie vis-à-vis de cette sensibilité spirituelle renouvelée les incite à s’en faire les porte-
paroles, et lui permettent d’obtenir de l’audience et du crédit en Eglise. D’autre part, ils tendent à
orienter les perspectives dans des voies admissibles par l’institution, dont ils sont tenus à
respecter la discipline et le fonctionnement hiérarchique1159. Cette contrainte a sans doute pu
contribuer à éteindre ou à retarder les possibilités de transformation inhérentes à la spiritualité
conjugale. Il ne s’est pas agi, en ce sens, au grand dam de certains, d’adoucir ou de transformer
l’enseignement moral traditionnel, mais bien plutôt de le justifier et de l’étayer à partir de la
dimension mystique de la foi, au travers une conception très classique de la volonté1160.

1158
Voir KNIEPS-PORT LE ROI T., « Le mariage aujourd’hui, défis et chances… », op. cit., p. 11.
1159
H. CAFFAREL a ainsi cautionné la non-publication des résultats d’une vaste enquête parmi 6000 foyers des
Equipes Notre-Dame révélant les vives difficultés soulevées par les interdits catholiques en matière de régulation
des naissances. Leur diffusion aurait-elle pu éviter le vrai choc qu’a représenté la publication d’Humanae Vitae,
même pour les membres de la commission convoquée par PAUL VI ?
1160
Jugement formulé par A. WALCH p. 465 de son ouvrage, rapporté par T. KNIEPS-PORT LE ROI et auquel nous
adhérons : C., p. 21.
259
Cette stratégie permettait en tout état de cause de regagner à l’Eglise (ou d’y retenir) des
couples qui auraient pu vouloir s’en éloigner. Aurait-on voulu détourner l’attention des fidèles de
la rigidité doctrinale catholique à l’égard de la sexualité conjugale dans une « agitation
spirituelle » ? On a pu le penser1161. Pour autant, à notre sens, ne pas focaliser le regard sur la
seule question procréative a représenté un atout ; une telle orientation a stimulé la formulation
d’une réflexion moins fonctionnelle et instrumentalisante au sujet du mariage chrétien. De la
sorte, l’attention n’était plus absorbée par ce seul aspect du vivre ensemble conjugal. De plus,
soulever une polémique frontale, coûteuse face aux positions morales les plus rigoristes, était
sans doute inutile à ce moment-là, quels que soient les problèmes pastoraux évidents posés par le
maintien d’une discipline et d’une argumentation qui ont pris de front cette génération de
croyants… Et les suivantes. Le rejet doctrinal définitif vis-à-vis de la contraception exprimé dans
Casti Connubii, repris dans Humanae Vitae, semble avoir pesé lourd dans la crise de l’Eglise
catholique postérieure à Vatican II, selon des commentaires autorisés1162. Force est de constater
en tout état de cause que l’émancipation en germe n’a commencé à s’exprimer réellement
qu’après Vatican II, rencontrant toujours une forte résistance auprès des autorités ecclésiales, au
point de susciter encore des mises en garde répétées1163.

Enfin, sur le plan doctrinal, le Père CAFFAREL témoigne aussi d’une chaude
confrontation entre le savoir théologique des clercs et des religieux, et l’expérience vécue par les
couples, tant l’approche catholique s’était à ce sujet éloignée des réalités1164. Un tel choc culturel
ne pouvait rester exempt de tensions, tout en permettant d’espérer des avancées significatives
dans le rapprochement mutuel et la recherche commune de la construction du Royaume. Il est
autorisé d’y voir les prémisses du processus qui aboutira à cette révolution copernicienne que
constitue Gaudium et Spes. Il est permis aussi de se poser la question du devenir effectif de la
mise à jour obtenue. La réaffirmation vigoureuse d’une morale familiale intransigeante, sous la
houlette de PAUL VI, JEAN-PAUL II, puis BENOÎT XVI, a présidé au discours magistériel
adressé aux couples catholiques. Il a mis à contribution les avancées conciliaires en termes
anthropologiques, manifestes pour la vision du mariage ci-dessus esquissée. Mais c’est au profit
d’un propos qui n’a pas changé dans son rigorisme foncier, s’intéressant peut-être plus à
favoriser la Vie qu’à prendre soin des vivants. Il se montre également assez peu soucieux de ses
attendus circonstanciés (natalisme), au profit de l’affirmation intemporelle de vérités absolues.

Quoi qu’il en soit, à partir de l’expérience et de l’espérance de laïcs engagés, une fraction
de l’Eglise catholique s’est penchée dès les années 30, sur « les joies et les espoirs, les

1161
Voir C., p. 21-22.
1162
J.-L. SCHLEGEL, dans son article « Adieu au catholicisme en France et en Europe », revue Esprit, 2/2010, pose le
problème en termes de gouvernance : « Les décisions prises sont allées à l'encontre de l'opinion majoritaire des
théologiens et des évêques, et aussi de l'opinion des fidèles catholiques. […] Ces décisions elles-mêmes paraissent
absurdes dans une culture scientifique, et en fin de compte inhumaines et intenables pour les simples
catholiques. ». Un acteur du concile le confirme, concernant Humanae Vitae, « la fracture a été grande au sein des
consciences chrétiennes, notamment en France. Certains évêques, comme le cardinal belge Suenens, exprimèrent
publiquement leur désarroi. Quelqu’un a été jusqu’à dire que ce fut l’origine du premier schisme après le Concile –
un schisme « silencieux » fragilisant partout l’autorité du Magistère. », in ETCHEGARAY R., J’ai senti battre le cœur
du Monde, Paris, Ed. Fayard, 2007, p. 90.
1163
Voir la sèche remise en cause du livre de GREMION C., TOUZARD H. (et alii), L’Église et la contraception :
l’urgence d’un changement, Paris, Ed. Bayard, 2006, mais aussi la réaffirmation en matière d’autorité pastorale.
Dans F. C. n° 75, ce sont les clercs seuls qui sont habilités à discerner dans le témoignage des laïcs « ce qui est
expression de foi authentique et ce qui correspond moins à la lumière de la foi ». Voir aussi le CEC n° 177-180 : dans
tous les cas, l’autorité théologique est strictement réservée aux ministres ordonnés.
1164
Voir WALCH A., op. cit., p. 424, citée par C., p. 21.
260
tristesses et les angoisses » des fidèles mariés qui s’efforçaient de vivre comme des disciples du
Christ au cœur du monde. Par-delà des inconforts et des débats parfois vifs, voire les impasses et
les entraves, il en est résulté incontestablement un renouvellement de la théologie du mariage.

Pourtant, nous avons perçu dans l’étude ouvrant notre thèse les sens multiples du mot
spiritualité, et la contribution différenciée des différentes confessions à la compréhension du
mariage comme expérience spirituelle en christianisme. Nous avons aussi découvert combien
nos contemporains investissaient le couple comme un lieu spirituel, même si leur approche de ce
domaine n’est pas liée nécessairement à une référence à la transcendance ou à une religion
précise. La dernière catégorie d’acteurs de la spiritualité conjugale plus récemment mobilisés
mérite en cela d’être examinée. Ce qui attire notre attention ici, c’est que ces acteurs ne sont pas
tous des chrétiens catholiques latins. Beaucoup sont issus du monde anglo-saxon, spécialement
des Etats-Unis. Parmi ces derniers, on compte notamment des thérapeutes et praticiens
interrogeant leur pratique, qui se font en quelque sorte les porte-paroles des couples qu’ils
accompagnent. La barrière de la langue explique sans doute pour une part que cette recherche ne
soit pas bien connue dans les milieux francophones à ce jour, et peu relayée théologiquement.

Mais il n’est pas anodin de le remarquer : l’affirmation de l’importance de la dimension


spirituelle dans l’accompagnement des couples et de son rôle dans leur résilience en temps de
crise se fait à partir du terrain. Elle est réactivée par des laïcs, et en partie, par le biais des
descendants des groupes qui ont développé une conception de la religion à la fois individualisée
et engageante (voir l’alinéa 1.2.2.2). Sur la foi de leur expérience concrète, ils font droit à
l’aspiration spirituelle de nos contemporains. Ce positionnement renvoie aux origines du
counselling conjugal, dans lequel les visions développées par les initiateurs du Mouvement du
Potentiel Humain, et autres thérapies associées, ont pris une place importante. Moins
confessionnelle et intégrée dans une pastorale organisée que les initiatives catholiques, leur
approche envisage très tôt la spiritualité de façon élargie, dans une culture qui entretient un
rapport à la transcendance décomplexé1165. Nous rejoignons en cela un constat, dessiné dans la
première partie de notre étude. Le couple n’est pas ici investi comme un lieu spirituel seulement
par des « chrétiens religieux » adhérant à un « spirituel encadré » indiscutable et élitiste imposé
par l’Eglise hiérarchique. Il l’est par des personnes qui se tournent vers des ressources
spirituelles qu’elles choisissent de puiser dans une tradition confessionnelle, mais aussi dans
leur expérience d’absolu, traits que l’on a identifiés comme attrayants en eux-mêmes pour
l’homme moderne et post-moderne, et que l’on pourrait qualifier de « spirituel choisi et
revendiqué à titre individuel ». Plus généralement, sur le fond des recompositions récentes, le
couple est reconnu comme un espace phare affranchi à distance des cadres antérieurs.

2.3.3.2 Une actualité paradoxale

Pour toutes ces raisons, l’intérêt pour la spiritualité dans le couple n’a pas faibli, même
s’il s’est déplacé dans ses attentes et ses expressions, aboutissant à des évolutions que nous
mesurerons davantage en troisième partie. Le raidissement doctrinal catholique en matière de
morale familiale, qui avait heurté l’opinion, a sans doute contribué à jeter le discrédit sur les
acquis de la théologie du mariage en catholicisme, aussi visibles soient-ils dans Gaudium et

1165
Voir VALLA CHEVALLEY G., Le Conseil conjugal et familial, repères historiques, institutionnels et cliniques,
Toulouse, Ed. Erès, 2009.
261
Spes. C’est aussi plus globalement l’indépendance croissante prise par les jeunes gens en âge de
fonder une famille face aux préconisations confessionnelles qui transforme le paysage.

De fait, la notion même de « conjugalité », dans une acception élargie du terme, est
questionnée par divers biais, dans le sens où le mariage n’est de nos jours qu’une voie parmi
d’autres pour construire une vie à deux et en famille ; ce cadre est devenu en quelque sorte
optionnel. Ce qui diffère des situations antérieures au XVIe s. occidental, où des formes
alternatives de vie à deux et en famille existaient assez largement, c’est que le mariage en tant
que tel se voit critiqué, voire rejeté, au nom du libre déploiement de l’amour, y compris chez des
chrétiens, sans que ce soit l’apanage d’un donjuanisme provocant. Même le protestantisme, dont
le positionnement s’est montré beaucoup moins normatif sur le plan éthique, a perdu de son
influence sociale en ce qui concerne l’union matrimoniale. Tout se passe, à nos yeux, comme si
les nouvelles manières de vivre le couple et la famille balayaient tous les repères1166.

D’un autre côté, le couple électif est un concept jeune. Au-delà d’un discours, c’est sans
doute la lecture d’une expérience délicate qui est à la racine de cette prise de distance, comme si
ne plus se marier protégeait davantage de la déception. Le côté idéaliste d’un certain discours, les
malentendus de la romance sans doute aussi, poussent bien des jeunes gens à penser devoir faire
le deuil de l’amour pour toujours, entre désespérance et résignation. Considérer l’amour comme
fondateur du couple est une chose. En faire le critère de perpétuation du lien à l’autre, et vivre sa
vie durant dans cette exigence avec une même personne, nécessairement limitée, blessée, sinon
décevante, en est une autre, surtout en l’absence de toute formation dans un domaine complexe.
Comment ne pas comprendre que bien des couples - mais aussi beaucoup de jeunes adultes en
âge de fonder une famille - se sentent plus incompétents que rebelles à cet égard1167 ?

Quoique l’espoir concret de trouver le moyen de faire face décroisse au rythme des
ruptures et des recompositions actuelles, les attentes vis-à-vis d’une vie conjugale et familiale
stable et harmonieuse (tout est dans la conjonction) ne désarment pas. Parallèlement, et c’est à
coup sûr ce qui suscite le regain d’attention actuel, la spiritualité conjugale, dès ses débuts,
entend à inscrire son objet dans la vie quotidienne. Dans ce champ, chacun, concrètement, vit des
sensations, des émotions, des sentiments, des mouvements intimes, s’engage corps, âme et esprit
dans son existence, s’en absente aussi parfois pour prendre du recul, ou pour se protéger (à son
insu éventuellement). Chacun est confronté sans cesse à des sollicitations et à des prises de
décision qui se succèdent rapidement ; l’esquive est difficile, le temps compté. Les contraintes
matérielles supposent des routines lassantes. Chacun enfin, est confronté à des contrariétés, des
malaises physiques ou psychologiques, des menaces, auxquels il réagit en interaction avec
d’autres.

La vie de couple et de famille se vit, en fin, au cours des « temps faibles » où les effets de
la fatigue des uns et des autres se fait particulièrement sentir, et s’affronte à des réalités

1166
C. fait état d’un taux important de divorces entre les conjoints protestants dont un membre est appelé au
pastorat (p. 292-293). Dans les pays de culture orthodoxe prégnante, la sécularisation s’accompagne à son tour
d’une évolution des mœurs accélérée, une fois l’influence religieuse réduite, alors que cette tradition propose un
traitement pastoral plus souple que le catholicisme de l’échec d’une union conjugale sacramentelle.
1167
A titre d’exemple, de jeunes animateurs de rencontres construites pour réfléchir à la vie de couple (à savoir les
Week-Ends : « Vivre à deux, est-ce possible ? » proposés par le mouvement Fondacio chrétiens pour le monde), en
quête de couples témoins d’une réussite de leur vie conjugale, remarquaient ainsi il y a peu qu’ils ne connaissaient
pas un seul cas d’union durable dans leur entourage proche ou lointain. Comment croire dès lors qu’il leur soit
possible de réussir là où tous leurs grands-parents, parents et amis ont déjà échoué ?
262
concrètes, éprouvantes dans leur récurrence, qu’il faut traiter (saleté, désordre, misères
physiques, vulnérabilités). Dans un espace souvent confiné (la vie citadine, le nucléus familial),
le huis-clos se fait vite redoutable, voire la sensation des conjoints et parents d’être dépassés,
lancinante. Dans le cadre de l’intérêt pour le développement personnel et le rejet d’un idéalisme
inaccessible, un certain nombre des mouvements dédiés au couple ont, en ce sens, commencé à
s’intéresser davantage à la part psychologique de la vie à deux et en famille (sans pour autant
renier leurs références chrétiennes). Les Equipes Notre-Dame, Mariage-Rencontre (devenu Vivre
et Aimer en France), le CLER, les Focolari et de nombreux autres groupes à stature
internationale (dont des communautés nouvelles comme Fondacio) se sont mis alors à diversifier
leurs recherches en ce sens. Car s’aimer en adultes s’apprend, et la relation de couple comme la
relation parents-enfants possède des dynamiques propres, y compris conflictuelles, qu’il est
intéressant et important d’élucider.

A ce titre, il ne s’agit pas de faire de la spiritualité une préoccupation détachée des


contingences de l’existence. L’approche récente du Synode des familles, débouchant sur
l’exhortation Amoris Laetitia, a commencé de mieux apprécier les conditions de vie et de
construction des familles en notre temps, qui affectent leurs capacités de résilience et leur climat
au quotidien. Une approche plus systémique « de la personne humaine dans ses interactions »
diverses s’y impose en ce sens, avec la prise de conscience associée que le chemin des personnes
comporte des dimensions d’errance, que l’on ne peut pas catégoriser seulement en faute et en
péché (qui existent aussi), et dans lesquelles la grâce peut agir, quoi qu’il en soit de la conformité
des personnes aux normes ecclésiales1168. Il ne s’agit pas d’en rabattre sur la liberté et la
responsabilité des sujets ; mais, dans une approche relevant de la missiologie et incluant la
dimension de la fragilité humaine, il importe de mesurer mieux en quoi un « petit pas » réalisé
par une personne en souffrance « peut être plus apprécié de Dieu que la vie extérieurement
correcte de celui qui passe ses jours sans avoir à affronter d’importantes difficultés »1169.

Sur cette question du réalisme au quotidien, J. ARENES propose un éclairage intéressant,


car il prend à contre-pied un autre type d’évitement que l’héroïsme, qu’il soit chevaleresque ou
mystique : sous prétexte de bien-être, vivre en « cocon ». Dans l’injonction du développement
(donc de l’amour et de l’estime) de soi partagée par nos contemporains, l’affirmation d’une
autorité interne qui confirme l’identité de la personne est certes nécessaire ; elle nourrit son
sentiment d’avoir une vie réelle. Mais le refus de toute souffrance du « moi intouchable »
sacralisé, associé à cette quête de soi, entraîne le refuge dans la « vie ordinaire » (travail et
famille) sans ambition autre. On se refuse au risque du dépassement, se limitant à un
« investissement avisé du quotidien » comprenant « l’épiphanie du sentiment amoureux, filial ou
parental » déjà cité à l’alinéa 1.3.2.2. On croit que « celui-ci permettrait d’échapper au drame
du conflit entre bien et mal ; dans le couple « les conflits sont « psychologisés », dans un déni
des effets de pouvoir et de violence de tout commerce intersubjectif. » Quand la déconvenue
surgit (inévitable) « [L’autre devient le] porteur de toutes les souffrances et amertumes
personnelles non reconnues »1170. De façon élargie, ce sont les parents, la famille, l’Eglise, voire
la société tout entière qui sont accusés, quand ils ne concourent et ne collaborent pas
efficacement à entretenir le rêve d’harmonie régressive, et la sauvegarde de l’image lisse de soi.

1168
Voir FINO C. (dir.), Pédagogie divine, l’action de Dieu dans la diversité des familles, Paris, Ed. Cerf, 2015, p. 46 et
p. 58.
1169
Evangelii Gaudium, n° 44, repris dans Amoris Laetitia n° 305.
1170
Voir ARENES J., La quête spirituelle, hier et aujourd’hui…, op. cit., p. 282-287.
263
Cependant, dans la durée, ces stratégies ne sont pas efficientes. Les problèmes
personnels, s’ils ne sont pas traités, non seulement nuisent aux ménages mais survivent aux
séparations éventuelles : les seconds couples sont ainsi bien plus fragiles que les premiers. Le
partenariat avec autrui dans la vie partagée nous révèle souvent des aspects de nous que nous
répugnons à voir. En conséquence, les apports et les prises de conscience thérapeutiques sont
précieux. Considérer que cette élucidation est facultative, voire concurrence ou relativise le
domaine spirituel, revient à abandonner les personnes à leur sort, comme si l’Eglise se substituait
au médecin, par exemple. Elles sont pourtant en prise avec des réalités qu’on n’a jamais dû
prendre en compte ainsi à une telle échelle. On les ignorait à l’époque où le sentiment amoureux
n’avait pas à se perpétuer cinquante ans ; les époux durablement épris s’attiraient d’ailleurs les
quolibets. Les références antiques les escamotent pratiquement, au profit de considérations
éthiques ou spiritualisantes.

D’autre part, réduire à des défis psychologiques les problèmes des couples serait oublier
trop vite que le psychologique apporte plus de confort relationnel, mais que ce n’est pas lui qui
offre du sens en soi à nos existences1171. Il peut nous éclairer sur les ressorts de nos relations,
sans nous enseigner nécessairement sur leur portée profonde ni leurs significations ultimes. C’est
là qu’interviennent les ressources spirituelles, alors même que la césure majeure s’est produite il
y a une centaine d’années seulement : investir la vie adulte partagée comme une expérience
relationnelle, bien que, dans l’intimité qu’elle suppose si elle se situe sous ce prisme, les
compétences et les habiletés requises soient nombreuses et délicates. Il n’est pas surprenant que
cette ambition ne puisse se contenter d’injonctions ou de promesses fallacieuses. Il s’agit de
s’exposer à un réel déroutant, avec des questions de fond sur le sens de la vie, l’amour, la mort,
la souffrance, le bonheur, sans réponses simples et sans garanties de les trouver un jour
pleinement ici-bas. Ceci demande un courage et une humilité, une créativité aussi, vraiment
incroyables. C’est à ces contradictions et à ces élucidations que s’attellent plus que jamais des
chercheurs de tous horizons depuis vingt-cinq ans ; l’on sent bien que le chantier est immense.

Au terme de ce bref aperçu sur les aspects saillants du nouveau paradigme de la


spiritualité conjugale chrétienne, nous percevons donc l’importance des facteurs historico-
culturels dans son émergence, ainsi que la prégnance de ses enjeux ecclésiologiques et
doctrinaux. C’est tout un modèle chrétien qui se voit interrogé ici, notamment en catholicisme,
longtemps centré sur la figure monastique, avec ses richesses et aussi ses limites, surtout si elle
est caricaturée. La laïcisation, donc aussi la féminisation, des acteurs concernés, l’accentuation
sur la vie concrète dans ses dimensions physiques et psychiques, et la corrélation des divers
modes d’approches constatés depuis vingt ans invitent à situer ce concept dans une approche
interdisciplinaire, et sans aucun doute, interconfessionnelle, interreligieuse et interculturelle.

Un tel choix requiert de la rigueur du point de vue épistémologique (nous y reviendrons),


mais, en renonçant à faire de l’union amoureuse adulte la chasse gardée de la théologie
sacramentaire ou de la morale classique, il permet des collaborations neuves et fructueuses. Les
riches méditations spirituelles chrétiennes sur la place des pratiques ascétiques, pieuses et
religieuses dans la vie à deux et en famille, la nature et les modalités de la relation conjugale
« sponsale » et son aspect vocationnel, sans oublier le recours à des images autres que le
paradigme (en soi évocateur) de la nuptialité, sont fort précieuses. Mais il y a place aussi pour

1171
Les approches psychologiques qui font droit à la question du sens, telle la « logothérapie », sont rares. FRANKL,
ancien déporté a, dans cette dernière, suite à une démarche d’ordre philosophique, pris ses distances avec FREUD.
264
des apports diversifiés, résolument orientés vers la vie concrète. Ils peuvent concerner en premier
lieu, d’un point de vue d’éthique générale, le rapport du couple à l’autre et au monde (justice,
création et écologie, relations de genres). Le croisement de disciplines théologiques et de
sciences humaines promet de son côté une grande fécondité, afin de faire émerger un nouveau
modèle de sainteté plus incarné, faire dialoguer gouvernance et spiritualité en Eglise, faire
évoluer le rapport entre subjectivité et altérité, ou faire accréditer la spiritualité comme un
moteur de résilience conjugale. Une étude contextuelle favorise enfin la juste différenciation
entre spiritualité conjugale et familiale, sans négliger le témoignage de certaines de ses formes
extraordinaires, incarnées par des couples « ministres » ecclésiaux, couples interconfessionnels
et interreligieux, voire exemplatifs, à l’occasion de drames frappant des couples tout
particulièrement éprouvés par l’existence. Plutôt que de se fondre en un discours univoque,
probablement artificiel, des approches croisées, se gardant de l’idéalisme, peuvent sans doute
constituer des ressources pour que les couples aient la possibilité de tracer leur route de façon
plus sûre.

2.3.3.3 Enjeux épistémologiques

En examinant l’ensemble des éléments que nous avons passés en revue jusqu’ici, nous
faisons le constat que les différentes approches de la spiritualité conjugale, qui coïncident
également avec diverses étapes de la construction de cette notion, coexistent plutôt qu’elles ne
s’articulent.

Cela est dû, pour une part, à une question-clef ne laissant place à aucune approximation.
En effet, un consensus entre les chercheurs s’établit aisément autour du fait que la spiritualité, en
tant que référence à une transcendance, elle-même en lien ou non avec une religion et/ou
confession déterminée, peut informer effectivement la manière dont une personne vit son
existence et la structure. Il en va donc de même pour les couples qui intègrent cette dimension
dans leur vécu commun. On accueille éventuellement, avec prudence, l’idée que peut être
qualifié de spirituelle une quête plus immanente d’identité, de vérité et d’équilibre de vie.

Mais les difficultés surgissent au moment de fixer le cadre interprétatif régissant la


recherche dans ce domaine. Sommes-nous placés dans les variantes personnelles de
l’appropriation subjective du contenu d’une foi particulière ? En christianisme, c’est la référence
à la Révélation qui s’exprime notamment dans les livres bibliques, selon une herméneutique
parfois différemment normée par les différentes confessions. En ce cas, l’étude de la spiritualité,
y compris conjugale, constitue une sous-discipline théologique Mais il y a place aussi, on l’a vu,
dans cette tradition pour la reconnaissance d’une œuvre de l’Esprit dans le monde et les hommes
en général. La recherche spirituelle authentique, avec des valeurs estimables, devient, en ce sens,
un objet d’étude digne d’intérêt pour des chrétiens déchiffrant les « signes des temps ». Pour
certains, le rapport à la transcendance et son expérience, voire la quête spirituelle dans ses traits
contemporains, sont perçus comme une sorte d’invariant d’ordre anthropologique, et non comme
le produit d’une révélation religieuse. A ce titre il peut et doit faire l’objet d’une étude
interdisciplinaire. Dans ce cas, la théologie n’en devient qu’une approche contributrice parmi
d’autres. Ce qui est en cause est la maîtrise de l’expertise à ce sujet.

Le débat n’est pas mince, entre chrétiens et entre spécialistes de la question, entre les
tenants d’une démarche de type plutôt déductif et normatif (dite de « théologie spirituelle » au
sens classique du mot), et ceux d’une démarche résolument inductive, à partir d’une étude de
265
type phénoménologique, qui entend étudier l’expérience spirituelle sans négliger d’intégrer des
contributions autres. Celles-ci relèvent tour à tour de la philosophie, de la biologie et de la
physiologie, de la psychologie ou de la sociologie (voire de l’ethnologie), ou encore de
l’histoire... Il résultera de l’option retenue un type d’approche de la vie conjugale et familiale
différent : cette dernière sera vue ici comme une réalité avant tout spirituelle, donnée d’en haut
(même à l’insu des personnes) où se vivent des combats humains ; celle-ci sera analysée là avant
tout comme une réalité humaine, où se vit une dimension spirituelle au sens large
d’humanisation, reliée peu ou prou au domaine du psychisme. Du point de vue de la foi
actualisée à Vatican II, les deux approches ont leur légitimité et peuvent se combiner.

Le choix de la deuxième option revient, quoi qu’il en soit, à donner une place à la
théologie dans le concert des sciences humaines, et donc un espace à sa parole au sein de
l’université et du champ social. Pour autant, cette option réclame un discernement : en tout état
de cause, elle permet la participation au débat pluriculturel. Mais il ne faut pas perdre de vue
qu’il importe de faire respecter le cadre de référence spécifique au christianisme, pour ne pas
réduire l’objet d’études à une composante psycho-comportementale parmi d’autres de la vie
humaine, sinon à une compétence particulière du « potentiel humain » dont elle serait une
extension, comme le postulent certains courants du développement personnel. Ce dernier point
mérite une explicitation, à notre sens.

Les catégories scientifiques mises en œuvre par les sciences humaines sont rarement
comprises comme des croyances parmi d’autres (au sens d’interprétations particulières du monde
au sein d’un système qui a son cadre référentiel et sa cohérence interne). Or, quand elles tendent
à confondre leur grille de lecture et la réalité de la portion du monde qu’elles analysent, elles
deviennent idéologiques, car elles affirment que le réel n’existe que sous les traits qu’elles
explorent. Par exemple, « quand on analyse la crise de la conjugalité contemporaine en termes
sociologiques, il n’est pas possible que le sociologue conclue en affirmant que la vie aujourd’hui
ne permet plus cet engagement sur la longue durée et cet engagement total. Un sociologue n’a
aucune compétence pour se prononcer ainsi de manière décisive et pour ainsi dire dogmatique.
Sa tâche, plus modeste, est d’analyser quelles contraintes rendent si difficile, voire apparemment
impossible, l’engagement sur la longue durée tel qu’il a été la règle. Ainsi, il laisse le champ
libre à une analyse théologique systématique des raisons pour lesquelles la foi chrétienne
demeure tellement attachée à ce type d’engagement de longue durée auquel elle ne croit pas
devoir renoncer. […] Le théologien se trouve renvoyé à sa responsabilité propre : déchiffrer, en
fonction de ses intérêts, les possibles réels qui se font jour dans le présent, en discernant où sont
les appels, les sollicitations susceptibles de mobiliser les forces disponibles dans l’Église, en
vertu de la mission qui la fonde et conformément à la foi qui l’anime. Il ne peut simplement se
soumettre au croyable disponible d’une époque, défini par une science humaine, sous peine de
rendre impossible la portée prophétique et eschatologique de son travail »1172. Le rapport à la
transcendance, de ce fait, est souvent, dans le meilleur des cas, ravalé au rang d’adjuvant de la
croissance humaine, personnelle et collective (quand ce n’est pas d’opposant, ou d’entrave
pathologique…). Il peut également être instrumentalisé par les autorités politiques soucieuses
d’ordre social, mais n’acceptant aucune critique étayée quant à leur manière d’exercer leur
pouvoir dans la société. L’intérêt que nous voyons à l’expression théologique dans un cadre
pluriculturel doit donc s’accompagner d’une véritable exigence quant à la clarification, ouverte à
1172
BORDEYNE Ph. et MORRILL B.T., Les Sacrements, révélation de l’humanité de Dieu, Paris, Ed. Cerf, coll.
« Cogitatio Fidei » n° 263, 2008, introduction.
266
la critique, des cadres référentiels de chaque contributeur (théoricien et/ou praticien), sans
volonté d’annexion et/ou réductionnisme abusifs réciproques.

Pour notre part, il nous semble indispensable, dès lors que nous travaillons en tant que
chrétienne catholique, chercheur en théologie et aussi actrice de la pastorale conjugale et
familiale, de définir ce que nous pourrions appeler une déontologie, que nous voulons
développer ici. Les réflexions menées dans ce champ, ou les propositions concrètes qui peuvent
se vivre sur le terrain (donnant une part plus ou moins grande, sinon plus ou moins
confessionnelle à l’approche spirituelle qui y est proposée le cas échéant) peuvent être diverses.
Mais il importe que les promoteurs de celles-ci aient clarifié leurs attendus et situé précisément
leur travail et leurs pratiques1173. Ces personnes doivent se laisser déplacer à la fois par ce qui se
vit sur le terrain et ce qui s’énonce nouvellement dans les sciences humaines1174. Il importe
également qu’elles gardent un regard autocritique. Cette attitude est indispensable dans un
domaine où se jouent des enjeux personnels forts, si tant est que nous soyons toujours bien au
clair sur ce qui (ou Qui ?) nous meut.

En cela, faire de la vie de couple et de sa spiritualité le pré carré des Eglises serait
commettre tout à la fois, à notre sens, une erreur théologique et une erreur stratégique. D’un côté,
la posture autoréférentielle n’est plus recevable dans l’Eglise postconciliaire, le pape
FRANÇOIS ne cesse de le rappeler. De manière évidente, comme pour la spiritualité en général,
le vécu du couple est moins que jamais la propriété du christianisme, et le catholicisme, en
construction permanente, n’a pas développé d’expertise définitive et exhaustive à son sujet. D’un
autre côté, on s’éloigne ainsi de nombreux « couples de bonne volonté ». Ils peuvent être à la
fois rebutés par l’apparente rigidité exigeante de la doctrine conjugale et familiale chrétienne
(notamment catholique), et/ou se voir déjà exclus par leur situation irrégulière des sacrements
catholiques. Ils restent susceptibles de cheminer significativement sur le plan spirituel, avec un
accompagnement adapté. Quant aux couples chercheurs de sens, n’y a-t-il rien à leur proposer
qui honore leurs choix et leurs réussites, saluent leur courage et leur résilience ? Faut-il exiger
d’eux qu’ils franchissent d’eux-mêmes la porte de l’église ou s’engagent pour la vie, après
quelques heures seulement de préparation au sacrement, et avec trop peu d’équipement humain ?
Cet aspect, peu développé encore, nous semble capital pour notre objet d’étude.

Ceci étant, la difficulté pour se repérer dans un panorama aussi contrasté, voire
vertigineux, continue d’interroger. Pourrait-on identifier quelques structures dans un matériau
d’allure si composite ? Tenter de proposer quelques clefs de lecture pour construire une pensée
susceptible de ressaisir des constantes dans la masse de ces informations, pour en proposer une
approche un peu plus lisible, semble nécessaire. Ce travail de systématisation, autant qu’il peut
être mené s’agissant d’une réalité aussi mouvante, est indispensable pour soutenir le déploiement
d’une pastorale dédiée. C’est le propos de notre dernière étape de recherche.

1173
Nous pensons que trop de discours se présentent sous le ton de l’évidence indiscutable, anhistorique.
1174
Ph. BORDEYNE dans l’ouvrage précédemment cité étudie ainsi le dialogue possible entre psychanalyse et
théologie chez CHAUVET, BELLET, LEMIEUX et GAGEY, ouvrant successivement à une libération par rapport aux
conceptions systématique ou anti-ritualiste antérieures, aux illusions d’un discours refermé sur lui-même,
dénotant la projection d’attentes inconscientes non élucidées, à un affranchissement face à des idolâtries, ou à
une distance critique par rapport à une absorption de l’activité humaine dans la seule mondanité. J. ARENES
confronte, de son côté, quête spirituelle et psychanalyse, pour mieux démontrer la différence des perspectives,
mais aussi purifier l’une et l’autre des approches de présupposés ou fonctionnements parasites.
267
Au fil de notre deuxième partie, nous avons donc cherché à comprendre la façon dont a
diversement émergé la conjugalité en Occident, au gré d’unions formalisées ou non. Nous avons
scruté notamment l’institution du mariage, parce qu’elle a concentré les efforts du point de vue
juridique et religieux, et fournit les témoignages historiques les plus structurés et abondants. Les
quatre composantes mises en exergue par WITTE laissent entrevoir la complexité des enjeux
personnels, sociaux et religieux qui se croisent dans une telle institution. Quoique trop sectorielle
sans doute, l’élaboration chrétienne du cadre occidental du mariage a contribué à construire, à sa
manière, l’idée moderne du couple électif, et cela en la présence d’autres formes d’unions,
attestées durant les seize premiers siècles de chrétienté occidentale, y compris entre chrétiens
convaincus. L’élaboration de la conjugalité est tributaire aussi d’évolutions historiques et
économiques dépassant le cadre confessionnel. Nous avons pu constater, également, qu’il n’a pas
fallu attendre la civilisation conjugale pour commencer à entrevoir une dimension spirituelle à
l’aventure de la vie à deux et en famille. Les Ecritures, en particulier, s’intéressent en quelques
occasions à l’idée d’un lien proprement amoureux entre conjoints croyants. Mais deux ou trois
passages bibliques plus ambivalents, à la faveur d’interprétations biaisées influencées par un
préjugé culturel hérité, ont pu servir de base à la diffusion large d’une approche pessimiste de la
vie conjugale. Le message scripturaire fait pourtant bon accueil aux réalités de la famille.

En ce sens, même si le mariage a fait l’objet d’un patient travail d’élaboration en


christianisme occidental, cet état de vie a mis du temps à s’imposer comme sacramentel, et
même à ce moment-là, il ne s’est pas attiré tout le prestige accordé à la virginité pour le
royaume, dans le cadre de la spiritualité teintée de gnosticisme évoquée en première partie de
notre recherche. Toutefois, malgré des obstacles durables et réels, la vie à deux et en famille a
bénéficié petit à petit d’une valorisation croissante sur le plan spirituel, qui a culminé à l’époque
où est née la Réforme. Catholiques et protestants ont alors rivalisé d’attention à l’égard des
dimensions humaine et spirituelle du mariage, dans des perspectives théologiques d’un certain
point de vue opposées, mais convergentes également par d’autres côtés. L’orthodoxie développe,
pour elle, une mystique incarnée qui ne dédaigne pas l’ascèse.

C’est sur cet arrière-fond qu’est née la spiritualité conjugale, un concept catholique à
l’origine. La convergence de nombreuses mutations culturelles nées deux à quatre siècles plus tôt
d’héritages combinés unissant l’orient et l’occident, ainsi que de bouleversements techniques,
économiques et sociaux d’une ampleur sans précédent (plus tardifs), ont finalement abouti à la
généralisation du modèle moderne. L’amour électif s’est alors présenté à certains, puis à la très
grande majorité, dans notre aire culturelle, comme le fondement, voire le critère de perpétuation
de la vie partagée (voir fig. 2 et fig. 3 en fin de thèse). Certains fidèles catholiques, engagés dans
la mission par le pape, ont demandé à leur Eglise d’accompagner le changement de paradigme
qui s’imposait dans le domaine de la théologie et de la pastorale du mariage. S’ils sont
partiellement parvenus à leurs fins, ils se sont vus en quelque sorte relayés, mais aussi
dépossédés, dans leur désir d’innovation et de reconnaissance, par une parole magistérielle
orientée vers la famille, dans le cadre d’une morale exigeante. La succession prise dernièrement
par les chercheurs laïcs et les praticiens de l’accompagnement des couples a élargi le champ des
acteurs concernés et franchi les frontières confessionnelles, sans beaucoup porter toutefois sur les
couples non mariés qui espèrent durer.

268
Cela pose la question de la façon d’approcher cette réalité d’un point de vue chrétien, soit
en considérant cet objet d’études comme la propriété de droit des Eglises et l’objet exclusif de
leur labeur théologique, soit en partageant son approche avec des sciences humaines. Ce dernier
choix suppose de faire valoir le droit de développer une épistémologie et un cadre référentiel
spécifiques. Cette option interroge aussi la manière adéquate de relire en chrétien la spiritualité
du couple actuelle. Doit-on s’en tenir à la description seulement impressionniste, voire se limiter
strictement au doctrinal et dénoncer ce qui s’écarte du modèle traditionnel ? Peut-on proposer
quelques éléments de systématisation pour aider à ce que s’accomplisse le rêve de beaucoup ?

Dans un monde en mutation accélérée, le couple apparaît comme un lieu spirituel au sens
où il devient le théâtre d’un dévoilement de chacun, pour le meilleur et pour le pire, et il nous
semble aussi intéressant que pertinent d’identifier des pistes aptes à lui permettre un avenir
fructueux. Qu’on le veuille ou non, dans la mesure où il s’est largement imposé en Occident (et
ailleurs), l’avenir de l’humanité, pour une part, est suspendu à son déploiement harmonieux.

269
3. VERS UNE SPIRITUALITE CHRETIENNE DU COUPLE
AU XXIe S. : ELEMENTS DE SYSTEMATISATION

La conjugalité contemporaine est en pleine mutation. Son évolution diversifiée est


indissociable du processus croisé d’élaboration de la culture occidentale relative au spirituel et au
couple, analysé successivement dans les deux premières parties de notre recherche. Nous avons
montré notamment que se sont recomposés, en modernité occidentale, à la fois le paradigme du
spirituel et le paradigme de la vie adulte partagée (en christianisme et dans la société civile)1175.
La spiritualité conjugale naît justement en catholicisme de la convergence d’une manière moins
dualiste et élitiste de considérer le spirituel, et d’une manière plus personnaliste et vocationnelle
d’envisager l’union conjugale et la vie familiale. Ces réélaborations se reflètent dans la théologie
trinitaire de Vatican II autant que dans sa théologie du mariage1176.

D’un autre côté, l’intérêt pour la spiritualité du mariage, déjà présent à certains points de
vue dans les Ecritures et la tradition chrétienne, s’est affirmé aussi, quoique différemment, dans
le protestantisme, notamment revivaliste ; la dynamique amoureuse entre conjoints a même été
particulièrement valorisée chez MILTON à partir de considérations spirituelles1177. Nos
contemporains perçoivent, quant à eux, le couple affinitaire comme un espace privilégié pour
devenir pleinement soi, trouver une forme de vérité et construire un équilibre de vie ; conscients
des aléas d’un tel pari, ils associent étroitement vie à deux et quête spirituelle.

Or, le modèle du couple électif, fondé et perpétué par l’amour, s’est peu à peu affranchi
des références religieuses. Il s’impose en Occident et gagne les grandes métropoles. Pour les
hommes et les femmes de ce temps épris l’un de l’autre et engagés dans une vie commune,
l’amour électif « fait » même si bien le couple qu’en devient moins utile une inscription
formelle, aussi bien dans le cadre civil que dans le cadre religieux. Un certain nombre de
chrétiens les suivent sur ce terrain aujourd’hui. Spirituel et vie de couple se voient donc
rapprochés, mais aussi mis à distance de la logique institutionnelle et confessionnelle. Ils se
vivent, subséquemment, sans référence normative à la morale familiale ancienne. Comment,
dans ce contexte, penser cette nouveauté dans le cadre d’une recherche théologique, afin de
soutenir l’élaboration d’une pastorale familiale plus efficiente et plus adaptée ?

Les constats précités soutiennent notre hypothèse de travail, selon laquelle vivre un
couple électif, c’est-à-dire, épris l’un de l’autre, et renouvelant ce choix réciproque chaque jour,
partager un projet de vie adulte fondé et perpétué sur la base de l’amour mutuel - avec tout ce
que suppose une telle ambition - constitue une expérience spirituelle, au sens large du terme.
Mais il n’est pas si simple d’envisager de quelle manière définir un concept de spiritualité du
couple qui reflète ces changements, sans devenir si flou qu’on ne pourrait plus l’appréhender. En
tout état de cause, une spiritualité du couple qui s’adresse aux partenaires en union libre autant
qu’aux conjoints de couples mariés, en tant qu’elle est sans aucun doute appelée à se construire
d’abord dans l’accueil de l’amour électif, implique toute la personne, le corps compris. Elle doit,

1175
Nous avons retracé ces évolutions complexes en parties 1 et 2.
1176
Leurs traits majeurs sont rappelés dans les alinéas 1.4.2.1 et 2.3.1.3 de la présente recherche.
1177
Voir l’alinéa 2.2.3.3. Nous y avons vu aussi que la mystique conjugale est inscrite depuis toujours dans la vision
chrétienne nourrie par l’orthodoxie ; mais celle-ci n’a pas exercé d’influence significative en Occident.
270
à ce titre, se confronter aux réalités actuelles vécues sur le terrain, dans leur complexité, sans se
réfugier dans des perspectives théoriques ou des prises de position sans nuance, loin de la vie des
personnes, qui dissuaderaient d’agir concrètement, ou s’en tiendraient au vœu pieux.

Une telle élaboration prend place, comme on l’a vu, dans « une théologie du Dieu
créateur et sauveur, mettant en exergue sa liberté d’intervention dans l’histoire humaine »1178.
Nous avons mesuré la place qu’occupe l’Esprit Saint dans le processus par lequel chacun est
rejoint, mystérieusement, par le Dieu Tri-Un, qu’il « croie au ciel » ou non. Le point d’appui
théologique est ici celui de la grâce divine, créée et incréée. En provoquant une réassurance
quant à la vocation de l’humanité en matière familiale, « la foi en l’action de Dieu dans ce temps
qui est le nôtre, loin de conforter la passivité, relance l’exigence d’un engagement collectif »1179.
Le concile Vatican II encourageait déjà les chrétiens à lire les signes des temps et à collaborer
avec leurs frères et sœurs en humanité. Se pencher sur la vie des couples et des familles
d’aujourd’hui, les traiter par principe en « hôtes du Seigneur », étant entendu que « Jésus
continue à passer » dans nos familles diversifiées, prend en compte, soixante-cinq ans après, une
plus grande « pluralité dans la manière de se mettre en chemin à la suite du Christ-chemin et
dans la manière qu’a le Christ lui-même de rejoindre les couples engagés sur ce chemin »1180.

Il nous paraît utile et nécessaire de prendre part à un effort de systématisation1181 en


acceptant de réfléchir plus largement que dans le seul cadre de l’Eglise visible. Notre visée est en
effet de soutenir la conception et la mise en œuvre de propositions pastorales adaptées à un
public large de couples en recherche. Dans leur déploiement pratique de type andragogique1182,
celles-ci ouvriront à une relecture devenant à son tour une source d’approfondissement et de
déplacements1183. En même temps, il ne saurait être question pour nous d’ignorer purement et
simplement l’histoire de la conjugalité, dans son versant religieux, ni de négliger tous les trésors
de la tradition chrétienne en matière de spiritualité familiale. Des voies nouvelles restent ici à
frayer, pour avancer dans ce champ tout neuf les pieds sur terre et la tête dans les étoiles.

1178
BORDEYNE Ph., « La pédagogie divine suscite les commencements de conversion », in FINO C. (dir.), Pédagogie
divine, l’action de Dieu dans la diversité des familles, op. cit., p. 42 .
1179
Ibid., p. 54. Ceci ne relève pas d’un « optimisme anthropologique », mais d’un article de foi.
1180
Ibid. p. 44-45.
1181
Notre démarche de recherche est une étape de travail, d’ordre systématique, pour clarifier le domaine
d’études qui nous intéresse, car il manque d’étayage académique.
1182
L’andragogie (du grec anèr pris dans le sens de « être humain adulte » et non d’ « être de sexe masculin ») est
un processus spécifique d’enseignement et d’acquisitions de savoirs, savoir-faire et savoir-être. Il est fondé sur la
prise en compte de principe, mais aussi la mobilisation concrète, des ressources de la personne adulte qui se
trouve en processus de formation, notamment en termes de connaissances, pratiques, croyances déjà présentes
en elle. Il inclut les interactions entre les apprenants eux-mêmes. On peut l’opposer ainsi à une « pédagogie »
adressée à des enfants, nécessairement plus directive à certains points de vue : voir DUFOUR S. et BOUCHARD S.,
"Les conditions d'une véritable andragogie et ses enjeux pour la théologie pratique", Congrès Francophone de
Théologie pratique à Lausanne, UQAC, mars 1992.
1183
« L’agir n’est jamais remplaçable par un projet, une notion, une simple intention, un discours : l’acte a une
densité propre que la connaissance ou le langage ne sauraient assumer totalement. […] La réflexion d’ordre
théorique n’est pas équivalente à l’action ; les deux sont porteuses de valeurs propres, et l’une ne remplace pas
l’autre ». En conséquence « l’action n’est pas assez respectée si l’on fait d’elle la simple déduction ou la pure
application d’une théorie déjà constituée. […] En ce cas, « l’agir n’est pas en mesure de manifester son potentiel
propre […], la pratique n’est pas dominée par la théorie. […] Elle ne dépend pas d’elle comme si elle était la simple
traduction d’un programme préétabli. […] La connaissance qui est impliquée dans la pratique, connaissance directe
[…], peut donner lieu, le cas échéant, à une pensée plus développée, plus élaborée ». Celle-ci sera « réflexive, mais
non théorique. », in BOURGEOIS H., Questions fondamentales de théologie pratique, op. cit., p. 23-26.
271
Il ne s’agit pas en conséquence de substituer à une spiritualité conjugale chrétienne
irriguée de ses sources bibliques et traditionnelles une notion vague, construite ab abstracto, qui
diluerait des éléments disparates et approximatifs. Il est question, d’un point de vue chrétien,
d’esquisser des pistes, à partir de ressources disponibles et d’analyses actualisées, pour
appréhender le présent et le futur sur nouveaux frais. Notre préoccupation relève en ce sens de la
théologie des religions et de la missiologie, dans un contexte de pluralisme1184. Elle prend ses
distances avec deux erreurs de perspective1185 : un regard sur « les foules » en forme de jugement
indifférencié, et une survalorisation des hiérarchies intra-muros, au moment même où la
rencontre avec Jésus s’effectue toujours dans un parti-pris de respect. Guérissant chacun, dans
l’étape où il se trouve, de la « peur d’être » pour l’appeler dans son unicité, il le convie à un
rapport de « compagnonnage » amical pour le faire advenir dans « l’excellence » de lui-même.
Par la qualité de la rencontre avec son interlocuteur, Jésus lui fournit l’occasion de prendre
conscience de l’« immanence spirituelle de Dieu », dont il peut faire, s’il s’y sent disposé,
l’expérience consciente, afin de porter plus de fruit. Le Nazaréen, certes, ne cache pas l’exigence
de sa suite aux disciples qu’il a appelés ; mais il n’impose rien, et salue la « foi » du tout-venant.
De ce point de vue, il est nécessaire de rompre avec l’approche gnosticisante du spirituel
chrétien, liée à un cadre référentiel devenu inadapté pour certains de ses présupposés
fondamentaux. Ce qui est en jeu est de découvrir comment « cultiver » l’amour si exigeant en soi
que nos contemporains ont choisi comme boussole de leur vie affective adulte, en dessinant aussi
la manière dont cette expérience prend place dans un réseau de significations plus larges qui lui
confèrent une vraie portée. Lui donner toutes ses chances d’avenir revient en ce sens à œuvrer au
bien de tous et à construire le Royaume, alors même que les requêtes de la vie chrétienne n’ont
pas fini de mobiliser, durablement et librement, déjà, les plus convaincus et les plus engagés.
Avec à la mémoire l’amour de Jésus envers les petits1186, nous procéderons en quatre étapes.

Dans un premier chapitre, nous prendrons la mesure du changement de paradigme auquel


nous assistons aujourd’hui. Dans un second chapitre, nous examinerons de quelle façon le
spirituel contemporain, en investissant l’amour électif, met dans les faits le couple en
mouvement, dans son projet intersubjectif comme dans son projet familial. Nous nous
consacrerons ultimement à l’élaboration d’éléments de systématisation : en identifiant, dans le
chapitre troisième, la dynamique fondamentale qui sous-tend une spiritualité du couple électif
parlant à tous, ou « spiritualité coélective », nous y adosserons un premier groupe de
catégorisations, « la promesse et l’alliance », incluant, à leur jonction, l’enjeu fondamental de
« l’intimité coélective . Le quatrième chapitre introduira pour sa part une seconde catégorisation,
le couple comme « communauté coélective », dont la portée sociale et ecclésiale nous paraît

1184
L’Eglise doit « « révéler la divine pédagogie de la grâce dans leurs vies » aux personnes « qui participent à sa vie
de manière incomplète, tout en reconnaissant que la grâce de Dieu agit aussi dans leurs vies, leur donnant le
courage d’accomplir le bien, pour prendre soin l’un de l’autre avec amour et être au service de la communauté dans
laquelle ils vivent et travaillent. », in BORDEYNE Ph., « La pédagogie divine… », op. cit., p. 40-41, passage résumant
l’affirmation centrale des Lineamenta synodaux, au n° 25. Cette même préoccupation domine dans A.L.
1185
Voir THEOBALD C., « L’Esprit mystagogue », op. cit., p. 94-97, qui inspire les lignes suivantes.
1186
Cela concerne tout le monde. Cf. la « communauté diaconique », constituée de personnes handicapées et
d’autres qui ne le sont pas, prenant soin, « elle-même, autant qu’il est possible, de ses handicapés et de ses
malades », in MOLTMANN J. L’Esprit qui donne vie, op. cit., p. 266. La problématique des couples blessés renvoie
d’un certain point de vue aux principes de la catéchèse spécialisée : voir BORDEYNE Ph., « La pédagogie divine… »,
op. cit., p. 54 : « Croire en l’action de la grâce chez le sujet moral, quelles que soient les fragilités qui l’habitent,
conduit à le regarder comme un partenaire […] et un acteur de son propre développement ».
272
décisive. De façon plus programmatique, cette dernière proposition nous semble ouvrir la
recherche à des défis importants pour notre monde actuel, ce qui en fait le prix à nos yeux.

3.1 Le mouvement du couple contemporain

Auparavant, nous l’avons vu en deuxième partie, la vie de famille était le produit d’un
projet social ; il y avait peut-être des interstices pour un investissement plus personnel, mais on
n’en est pas très sûr, faute de sources fiables sur ce sujet. L’équilibre des composantes dites
sociale, naturelle, contractuelle et spirituelle (cf. WITTE) régissait immanquablement l’union
hétérosexuelle, dans la variabilité de ses reconnaissances politiques (de la tolérance aux unions
de fait à la contractualisation civile et ecclésiale élaborée de la vie adulte partagée). Cette
régulation différenciée obéissait à des logiques contextuelles parfois contradictoires, échappant
pour une bonne part aux prises individuelles. Ensuite, quand le mariage est devenu le cadre
agréé, on a espéré, au sein de la diversité des modèles, convoler de façon harmonieuse, en
réponse à un élan, éventuellement religieux - en tous les cas aux yeux et dans les vœux des
autorités ecclésiales - mais aussi affectif, de plus en plus souvent. On a également revêtu la
fonction parentale d’affects plus profonds, au sein d’une cellule nucléaire plus autonome face au
groupe social. Dans ce cadre, l’union était considérée comme définitive, bien que les aléas de
l’existence aient joué leur rôle (réduisant la durée de vie commune) ; des possibilités de
séparation de corps, voire des perspectives de remariage au civil, ont aussi pu exister.

Pour autant, le couple contemporain surprend vraiment l’observateur. Non content de


choisir le sentiment amoureux comme moteur de son existence, il met au défi le droit et les
Eglises en n’hésitant pas à s’affranchir des règles juridiques, morales et religieuses antérieures,
quitte à improviser ses modes de cohabitation et à personnaliser ses choix en matière de
transmission de la vie et d’éducation. Qui plus est, quoique méfiant envers le numineux, il
revendique le droit de créer et perpétuer un couple à partir de valeurs vues comme spirituelles,
librement définies et combinées. Ce qui diffère, dans cette reconfiguration, n’est pas l’existence
d’unions différemment formelles, attestées depuis les débuts de l’histoire (alinéa 2.1.1.1), mais la
remise en question du mariage en tant que tel, au nom du lien d’amour sur lequel se fonde le
choix de la vie commune. Cette formalisation paraît inutile, et même nocive, aux yeux de
certains, pour l’accomplissement d’une vie à deux et en famille. En effet, on ne renonce pas, de
nos jours, à se marier en Occident, comme autrefois, par impossibilité d’ordre social, par
exemple en tant qu’esclave ou serviteur déclassé, et/ou suite à une hétérogamie indésirable. On
ne s’en abstient pas davantage, dans la majorité des cas, par intérêt à court, moyen ou long
terme… Jadis, passer à l’acte permettait d’imposer au groupe l’union de fait, suite à la
consommation charnelle ; s’« allier faiblement » laissait éventuellement sauve la conclusion
ultérieure, calculée, d’un mariage plénier. Aujourd’hui, c’est par revendication de liberté
personnelle, en vertu d’un idéal parfois élevé de respect l’un de l’autre, et/ou par doute sur la
dynamique foncière d’un tel projet, que l’on n’officialise pas le lien. S’épouser reviendrait, de ce
point de vue, à attenter à la liberté de soi et de l’autre, tout en nuisant gravement à

273
l’épanouissement spontané du lien. Cependant, contrairement à ce que l’on dit trop facilement,
cela ne signifie pas refuser absolument de s’engager ni faire preuve massivement de légèreté1187.
La distance prise en post-modernité par rapport aux institutions et aux autorités explique
sans doute, pour une bonne part, cette évolution. Certaines apories constatées dans le cadre
conjugal1188 tiennent une place aussi. Il est vrai que l’évolution socio-économique occidentale a
rendu les citoyens moins dépendants de la régulation groupale, plus instruits, et plus libres
d’exprimer leurs souhaits. Les femmes, notamment, revendiquent une vie plus ouverte sur le
monde, loin des rôles conventionnels. D’un autre côté s’est développée une conception privatisée
du lien amoureux, dans le droit fil de la conception d’une intimité abritée de l’extérieur et
d’autrui, au prix d’une fragilisation des unions qui semble incontestable. Tout ce qui est
interprété comme une pression extérieure est vécu comme intrusif. Il vaut la peine d’examiner en
détails les ressorts d’un tel changement de paradigme, dès lors que l’on souhaite accompagner au
mieux une quête aussi mobilisante que délicate pour nos contemporains.

3.1.1 Un changement de paradigme

Il faut en prendre acte : la manière d’envisager la vie adulte partagée s’est profondément
transformée. C’est le lien amoureux épanouissant, qui, dans le mariage et hors de celui-ci, est
devenu en soi le gage du vrai bonheur ; il motive et justifie tout à la fois la fondation du couple et
sa perpétuation. La possibilité de la séparation, avec la liberté de retenter l’aventure amoureuse
en cas d’échec, s’y invite comme l’avers du choix électif : nos contemporains ne veulent pas se
contenter d’une relation trop décevante qui se refermerait comme une prison, qu’il y ait eu ou
non des enfants, voire un engagement public. D’aucuns dénoncent un affaiblissement dangereux
des valeurs menaçant l’équilibre de la société, qui fait regretter le passé plus stable et lisible.
Nous avons vu que certains interprètent ces innovations moins négativement1189.

La transformation touche au premier chef la vision catholique. Même lié par un mariage
sacramentel, on s’autorise désormais à divorcer puis à se remarier civilement. Ce dernier
comportement est passible d’une exclusion de l’accès aux sacrements ; les couples concernés
sont invités toutefois à participer à la vie de l’Eglise. On choisit aussi de conclure des unions
alternatives comme le PACS, ou encore, l’on se met en ménage informellement. On n’hésite pas
à « refaire sa vie » dans tous les cas, en cas d’insatisfaction. Les enfants doivent s’adapter aux
choix parentaux. L’Eglise romaine ne peut bien sanctionner toutes ces stratégies, qui, comme
longtemps dans son histoire, échappent à son contrôle ; elle est embarrassée sur le plan pastoral.
Le changement affecte aussi le modèle du mariage protestant, qui autorise un divorce motivé,
mais exclut l’union libre. Le mariage contractuel des Lumières adopté en tant que « mariage

1187
En France, de 2000 à 2014, le nombre d’engagements civils entre personnes de sexes différents a augmenté de
25 %, passant d’un peu plus de 300 000 à plus de 400 000 (pic en 2010 à presque 450 000) ; la proportion de PACS
(se rapprochant davantage du mariage à compter de 2005) y grandit sans cesse : en arrondissant les chiffres, on a
aujourd’hui environ 170 000 PACS pour 240 000 mariages. Les personnes s’engagent encore, donc, et même plus
qu’auparavant, mais s’engagent différemment (INSEE, chiffres mis à jour le 10 mars 2016, site insee.fr). Certes, le
PACS n’ouvre pas l’accès au sacrement : le nombre potentiel de mariages devant Dieu fléchit donc. Mais, s’il est
moins protecteur pour les adultes contractants et leurs enfants que le mariage, il l’est plus que l’union libre.
1188 e
Nous avons évoqué les dysfonctionnements affectant bien des mariages dès le XVIII s (alinéa 2.1.4.2). La
pression sociale aidant, jusqu’à il y a peu, des époux épris au départ, vivant ensuite des relations très difficiles, ont
poursuivi leur histoire commune. Certains romans parfois autobiographiques (Thérèse Raquin, E. ZOLA) en
témoignent. Les abandons de femmes séduites n’étaient pas rares non plus, quand une union officielle ne faisait
pas endosser à un fiancé naïf/intéressé une grossesse embarrassante.
1189
Voir, à l’alinéa 2.3.1.1, l’exposé de Ph. ARIES sur la qualification de la durée autrefois et aujourd’hui.
274
civil » est enfin bousculé, dans le sens où beaucoup font fi de tout cadre public. Le couple électif,
en quelque sorte, se suffit à lui-même. Seule la responsabilité parentale reste soumise à certaines
règles juridiques, et bénéficie d’un soutien social, mais c’est le fait du droit public fruit d’une
volonté politique, davantage que le produit d’une volonté des couples eux-mêmes1190.

En fait, c’est la fonction même de la vie à deux et en famille qui se transforme. La survie
ne dépendant plus du mariage, et la relation à l’enfant et au conjoint s’étant chargée d’affects, on
attend de l’amour électif rien moins que la satisfaction d’attentes existentielles fondamentales.
Le lien affectif est censé désormais cimenter la dyade amoureuse, voire la famille, avec toutes les
richesses (notamment en termes de dépassement de soi), ainsi que les précarités induites. Le
christianisme s’en trouve en cela interrogé. Faut-il se borner à condamner une telle évolution de
façon principielle ? Doit-on promouvoir un contre-modèle idéal, en vitupérant contre le péché du
monde, dans la plus pure tradition d’un moralisme intransigeant ? Comment s’adresser et se
rapporter à des contemporains massivement situés en marge des Eglises de tradition ? Vatican II
a modifié la posture catholique. Ce concile a notamment porté un regard plus ouvert sur la
recherche spirituelle actuelle, dans toutes les personnes de bonne volonté, « autrement
croyantes »1191. Mais tous les aspects de la situation actuelle n’étaient pas encore bien apparus.

Il est difficile de s’en tenir, à cet égard, à une attitude purement défensive. D’une part, il
est manifeste que le cadre considéré comme parfait ne protège pas nécessairement contre des
abus et des difficultés graves ; un tel constat doit prendre en cela une certaine distance avec la
croyance en un pouvoir magique du sacrement, qui, dûment administré et reçu, même assorti de
pratiques culturelles et pieuses, serait vu comme un rempart inexpugnable. D’autre part, il n’est
pas avéré que les couples vivant d’amour authentique dans la durée n’exercent pas dans leur
existence tout entière des vertus réelles, sinon évangéliques. Il paraît ici hasardeux de jauger les
expériences sur des critères d’extériorité. En matière spirituelle, notamment, une telle attitude se
révèle peu opérante. Il serait curieux que les paroles vigoureuses de Jésus sur le renversement
des hiérarchies traditionnelles dans le Royaume des Cieux soient à cet égard occultées ! Enfin,
récuser des « néo-conjugalités » en bloc reviendrait à figer le réel voire à ignorer, donc négliger,
des personnes en attente d’accompagnement, notamment les enfants, et pour certaines, en
souffrance. A ce dernier titre, cela reviendrait à aggraver la conséquence éventuelle des
difficultés qui touchent les grands et les petits, plus qu’on ne le reconnaît parfois1192.

Une analyse attentive relève deux éléments forts qui motivent le changement actuel.
D’une part, cette manière de considérer la vie adulte, en prenant en compte sa part d’engagement
personnalisé, constitue en quelque sorte l’aboutissement du processus contractuel amorcé dès
l’Antiquité décrit supra, en culture païenne puis chrétienne. D’autre part, les préventions

1190
Suite aux ruptures l’ « Etat providence » fournit, autant que faire se peut, des logements sociaux aux familles
dédoublées, voire des allocations compensatrices, et offre si nécessaire un appui scolaire et psychologique. Il
prend le relais des conjoints se soustrayant à leurs obligations financières, en se retournant parfois contre eux.
1191
La notion de bonne volonté relève de l’éthique philosophique. La « volonté » y est la disposition à agir de
manière conforme aux exigences du devoir et de la loi morale. Chez KANT, la « volonté bonne » est précisément
celle dont la qualité est déterminée par le pur respect de la loi morale. En catholicisme, elle vise des non-chrétiens
animés de la conscience du bien. A noter que même les athées nourrissent des croyances et postulent une
métaphysique, par le fait même qu’ils rejettent l’idée de transcendance et optent pour une vision matérialiste.
1192
Il n’y a pas une étude qui ne vérifie les conséquences dommageables pour les enfants des conflits adultes
durables. Quand la séparation est la moins mauvaise des issues, il reste à soutenir le projet parental du couple
électif initial, pour que les ruptures soient plus paisibles et que les géniteurs continuent d’être couple parental.
Mais les conséquences à long terme ne sont pas négligeables, voir site justice.gc.ca, 2.3 : adaptation à long terme.
275
contemporaines contre les pouvoirs traditionnels viennent sanctionner des dérives anciennes,
aussi bien théoriques que pratiques, que nous avons pu identifier : dualisme hyperrationnaliste,
rigorisme, voire autoritarisme et abus de pouvoir. L’amertume éclate sans doute plus crûment
que jamais à la faveur des deux Guerres Mondiales, durant lesquelles le sacrifice humain a été
porté à un niveau jamais atteint jusque-là, avec l’aval global des autorités politiques et
ecclésiales. En troisième lieu, des solutions longtemps proposées comme des panacées pour
régler les problèmes sociaux et familiaux ont fait long feu. La survalorisation de la raison
avancée depuis deux bons millénaires, dont le scientisme et le technicisme ne sont pas les
moindres avatars, n’a pu faire régner la concorde en famille et en société. Les idéologies de la
soumission totale et de l’obéissance par principe, mais aussi la domination masculine comme
ressort social (système patriarcal), même s’il se pl açait dans le cadre holiste d’un englobement
fonctionnel selon TEHRY1193, ont démontré leur effet délétère à petite et grande échelle.

Il ne faut pas s’étonner, dès lors, que les hommes et les femmes d’aujourd’hui se défient
de discours et de visions du monde imposés de haut, surtout s’il s’agit de leur intimité. La vie à
deux offre à leurs yeux d’autres promesses que la seule mise sous contrôle de la sensibilité et la
déconnexion par rapport au corporel, voire la conformation servile à des usages sociaux imposés
comme un absolu. Il faut enfin reconnaître à nos concitoyens une conscience aiguë de leur
vulnérabilité. Si se marier pour eux revient à mentir délibérément sur une capacité à assumer un
engagement aussi ambitieux, faut-il leur faire grief en bloc de cette honnêteté et de cette
humilité ? Relèvent-elles de la lâcheté, ou d’une conscience vive, éventuellement troublée, mais
authentique, plus à entendre qu’à rejeter ? Au vu de ces éléments, et devant la fragilité relative
des unions actuelles, il nous semble intéressant et légitime1194 de chercher à comprendre
pourquoi et comment le couple électif est autant investi de nos jours comme une figure désirable
de réalisation de la vie adulte.

3.1.1.1 La protestation de l’amour

Ce que le projet du couple électif engage, les valeurs qu’il traduit chez ses promoteurs,
les énergies qui s’y voient consacrées, en dépit de ses tâtonnements indéniables, méritent
considération. On ne peut le réduire seulement à une menace à conjurer ou une dérive à
dénoncer. La revendication affichée de vérité de la vie relationnelle, même si elle s’aveugle
éventuellement sur certains de ses mécanismes profonds, nous semble ainsi résonner avec la
purification recherchée au Moyen-Âge face au lien conjugal arrangé1195. Ne représenterait-elle
pas de ce point de vue une véritable opportunité pour construire un monde meilleur, en faisant la
part des recherches inévitables ? La souffrance liée à l’échec de l’amour électif est à mettre en
balance avec les efforts consacrés à la prévenir et à tenter de reconstruire un avenir, même si
c’est à tâtons. La persistance des attentes à ce sujet chez les jeunes confirme amplement, s’il le
fallait, la pertinence d’en proposer une mise en perspective structurée, susceptible de lui donner
un statut effectif dans la recherche académique. C’est une étape propre à soutenir des

1193
1194
Notons que ce souci d’écouter l’autre « comme il se comprend » respecte le projet authentiquement
« spirituel » du consentement à l’altérité évoqué à l’alinéa 1.4.3.2. Il permet également de mieux appréhender ce
qui, dans la tradition à laquelle on se réfère, empêche l’autre d’en saisir la logique, d’y adhérer au moins
partiellement, et d’en épouser au moins certains traits. Voir THEOBALD C., « L’Esprit mystagogue », op. cit., p. 87.
1195
Voir sur ce point l’alinéa 2.2.3.1.
276
propositions d’accompagnement adaptées et attractives. Adultes et enfants1196 y gagneraient
indubitablement, les uns comme les autres : c’est là l’enjeu majeur de notre travail. Pour autant,
le travail à accomplir en ce sens reste considérable. Prendre vraiment en considération la
nouveauté de l’ambition actuelle, du point de vue relationnel, est capital, mais complexe.

Il faut d’abord sortir des quatre défauts de perspective évoqués dans notre introduction
générale : 1. Ne pas limiter la réflexion au seul cadre du mariage chrétien. 2. Ne pas discourir
comme si, historiquement, la tradition en la matière s’appliquait à l’amour électif, ce qui n’est
pas le cas1197. 3. Ne pas idéaliser le mariage catholique, en en faisant une pure affaire de foi et de
pratique religieuse, sur fond de résignation à la médiocrité des relations concrètes
(n’échoueraient que les lapsi dans la foi et la doctrine). 4. Ne pas déprécier en bloc l’expérience
du couple électif non institutionnalisé. On ne niera pas ici - ce serait un comble - qu’inscrire
l’expérience de l’amour électif dans un cadre juridique contribue, sous certaines conditions, à
protéger ses protagonistes contre les aléas du sentiment et de l’existence, progéniture
comprise1198. Bien plus, remettre cette aventure en Dieu, recevoir de lui sur elle une bénédiction,
voire bénéficier d’une grâce sacramentelle spécifique, est un choix favorisant puissamment
l’accomplissement de cette espérance vive chez ceux qui s’y ouvrent dans un appel évangélique.
Dans cette orientation se joue quelque chose de la foi, et, partant, toute une vision du monde, de
l’homme et de la transcendance, qui la transforme vraiment. L’enjeu profond de l’alliance
matrimoniale s’inscrit dans le dessein créateur, et dans le plan du salut, jusqu’à y gagner une
noblesse immense. Enfin, le plein accomplissement d’une telle alliance, dès la première
tentative, ne peut qu’être souhaitable, du fait qu’il comble les aspirations de ceux qui y accèdent.

Il convient toutefois de prêter attention au fait que les attentes et les univers de chacun en
la matière ne coïncident pas toujours. La plasticité des cheminements et des représentations
personnels, même dans le cadre d’un christianisme strictement confessionnel qui fournirait
l’appui d’une formation solide, est patente1199. Il convient d’accueillir la gamme des valeurs
privilégiées, qui varie selon les visions anthropologiques, jusqu’à colorer très fortement les
interactions conjugales ; les représentations de la vie avec Dieu ne sont pas plus homogènes. Il y

1196
90 % des Français estiment que « pour grandir en étant heureux, un enfant a besoin d’un foyer avec un père et
une mère. », in MAINGUENE A., « Couple, famille, parentalité, travail des femmes. Les modèles évoluent avec les
générations », division Études sociales, Bulletin Insee n°1339, mars 2011, site insee.fr, consulté le 04. 07. 2014.
1197
Avant l’influence courtoise, on fait volontiers état, récemment, des envolées de CHRYSOSTOME, ainsi que du
lexique nuancé d’AUGUSTIN au sujet de l’affectio conjugalis, ou encore des accents valorisants de certaines voix
autorisées (voir LACROIX X. « Le mariage comme projet de vie », DEHEUVELS N. et PAYA C. (dir.), Famille et
Conjugalité, Regards chrétiens pluridisciplinaires, Charols, Ed. Excelsis, 2016, p. 58). Nous avons éclairé la teneur
des propos de CHRYSOSTOME. Par ailleurs, il est vrai qu’AUGUSTIN a, de son propre aveu, connu l’amour avec une
femme (restée anonyme) dont il a partagé la vie durant treize ans et dont il a eu un fils. A leur séparation en vue
d’un justum matrimonum (voir note 256), il souffre et le dit ; son ex-compagne de concubinatus lui aurait même
promis fidélité définitive. Mais, si cette expérience élargit sa compréhension de la gamme des relations possibles
entre homme et femme, son approche rigoriste de disciple du Christ discrédite ensuite la dimension sexuelle d’une
communion de ce type, y compris reconnue religieusement. Personne à l’époque ne fonde le mariage plénier sur
de telles bases. Les contributions théologiques citées par LACROIX restèrent fort isolées. Quant aux rares récits
bibliques de « mariages providentiels » encore invoqués, en fait vus du point de vue masculin, ils restent muets sur
e
l’évolution de la dynamique amoureuse esquissée. Il faut attendre le XX s. pour que l’amor conjugalis
eros/philia/agapè soit reconnu par le magistère comme l’essence du mariage en catholicisme, et en christianisme
en général. C’est une donnée historique et culturelle dont il faut tout simplement tenir compte.
1198
X. LACROIX affirme ainsi que les séparations y seraient au moins deux fois moins fréquentes (ibid., p. 53).
1199
C’est la limite à notre sens de certaines contributions au débat. Multiplier les affirmations de foi dans une
démarche déductive court le risque de théoriser de façon grisante, mais bien loin du vécu effectif des personnes,
et, par la même, de juger tout écart comme la conséquence d’une tiédeur ou d’une mauvaise volonté.
277
a place enfin pour des vulnérabilités structurelles ou conjoncturelles. Il serait inopérant enfin, de
ne pas se rendre compte du fait que tout mariage est, en soi, un acte « prématuré » : on le pose
souvent dans sa jeunesse, avec des représentations de ce choix et des illusions sur l’autre qui le
rendent hasardeux à bien des points de vue. Croire que la religion tiendrait lieu, en soi, de
suppléance au manque de discernement juvénile voire de ciment conjugal, ou que l’obéissance
aux préceptes serait un rempart infrangible contre l’échec dans un mariage religieux s’avère
illusoire. En fait, une idéalisation naïve, une routine conjuratoire ou un corsetage idéologique
éventuels augurent mal d’une relation conjugale saine et sainte. Par ailleurs, il ne suffit pas de
vouloir ou de croire sincèrement aimer dans la durée pour y réussir, y compris dans une foi vive
ouverte à l’action divine. Donc, éduquer au choix ne peut se contenter de diriger l’intention. Cela
requiert aussi de donner les moyens de la respecter vraiment. Le christianisme l’a bien éprouvé
pour le baptême : la vie nouvelle insufflée par l’expérience de l’Esprit du Christ ne protégeait
pas définitivement les fidèles de manquements et d’erreurs ultérieurs et répétés au
commandement de l’amour, comme on l’avait espéré au départ1200. Même la fraction du pain, en
dépit d’une implication forte des premiers croyants, n’a pas pu effacer la fragilité de chacun. En
cela, les ressources d’une approche chrétienne, appuyée sur les trésors d’une tradition mûrie par
la confrontation avec la vie des personnes et leur cheminement intérieur, se révèlent fort
précieuses, sans jamais représenter une recette magique1201. D’autre part, il est frappant de
constater à quel point nombre de considérations placées sous le signe de la réflexion théologique,
du point de vue anthropologique, au sujet du mariage chrétien, s’appliquent aisément à des
unions peu ou non institutionnalisées, si tant est que les couples s’engagent en conscience dans
un projet d’amour fidèle qui entend aller jusqu’au bout de la vie et en prend les moyens effectifs.
En ce sens, ce qui compte est surtout ce qui se vit de beau et de bon, les paroles les plus ciselées
ne font pas tout. La protestation de l’amour, humain et divin, réinterrogerait-elle ici la doxa ?

Le paradigme du couple électif bouscule donc les positions traditionnelles du


christianisme sur plusieurs points ; il l’oblige au minimum à creuser son discours propre1202. On
peut s’interroger, à cet égard, en quoi ce modèle s’inscrit à la fois dans une cohérence face à
l’héritage reçu et dans un affranchissement par rapport à celui-ci. Y prêter attention permet de
mieux détecter une logique interne qui a sa cohérence, même si on peut l’interroger.

3.1.1.2 Les valeurs du couple électif

Si l’on se définit souvent en s’opposant, mesurer l’écart entre passé et présent peut
intéresser. Mais il n’y a pas de nouveauté sans création : cerner les pointes du changement opéré
aujourd’hui évite la tentation d’un jugement à l’emporte-pièce1203.
1200
Voir EUVE F., Crainte et tremblement, une histoire du péché, op. cit., p. 80-92.
1201
A. L. confirme cette approche en proposant des apports développés sur les éléments socio-psychologiques
inhérents à l’expérience conjugale sacramentelle, dans ses chapitres IV, VI et VIII, réclamant même que la
formation des agents pastoraux, prêtres et séminaristes compris, incluent des contenus de ce type.
1202
Ph. BORDEYNE nous paraît pertinent lorsqu’il formule ainsi l’orientation fondamentale du mariage électif
chrétien : dans la foi, à la lumière de « l’Amour manifesté en Jésus […] tout amour humain est proprement
requalifié lorsqu’il s’ouvre à la grâce du don de soi sans retour.», in CHAUVET L.-M. (dir.), Le sacrement de
mariage…, op. cit., p. 55. A. L. l’appelle la « lumière de Pâques » (n° 317).
1203
A. L. s’abstient globalement de condamnations ex abrupto. Le n° 132 assène toutefois : « Le refus d’assumer
cet engagement [matrimonial] est égoïste, intéressé, mesquin, il s’éternise dans la reconnaissance des droits de
l’autre et n’en finit pas de le présenter à la société comme digne d’être aimé inconditionnellement. Par contre, ceux
qui sont vraiment amoureux tendent à le manifester aux autres ». L’attaque contre l’authenticité de l’amour vécu
est patente. Or, d’abord, il est impossible d’en juger de l’extérieur. Ensuite, ce propos coupant semble démenti par
le n° 294 qui dit quasiment l’inverse. Dans d’autres publications, les infortunés candidats au mariage religieux sont
278
Si l’on regarde en arrière, plusieurs constatations s’imposent. En protestantisme, la
promotion par les Réformateurs du droit au mariage censé prévenir les errances sensuelles
constitue une invitation insistante à convoler, sans que la perspective du remariage après divorce
soit exclue1204. Toutefois les visions luthérienne et calviniste, fort préoccupées de stabilité, de vie
et d’éducation chrétiennes1205, découragent les ruptures. MILTON insiste, lui, sur la relation
affective entre conjoints ; l’acceptation éthique ultérieure dans sa tradition des moyens artificiels
de régulation des naissances, voire leur promotion organisée1206 confortent une approche
moderne, qui accepte le divorce pour des motifs subjectifs, et privilégie le couple. En
catholicisme, le cadre est devenu très strict depuis le concile de Trente, promoteur d’un mariage
indissoluble qui n’admet pas l’échec. Tout au plus est-on autorisé, si les choses tournent trop
mal, à se mettre à l’abri, mais dans la solitude à vie1207. La requête en nullité, quant à elle, établit
simplement qu’il n’y a pas eu mariage sacramentel entre les baptisés, c’est-à-dire pas de mariage
valide du tout, sur des critères précis1208. Avec Casti connubii, on n’est officiellement en droit
d’éviter ou d’espacer les naissances que par la continence (perpétuelle ou régulière).

A priori, la souplesse du modèle protestant devrait rallier nos contemporains. Mais tout se
passe comme si le modèle tridentin demeurait la référence-phare, fût-ce au prix de
réinterprétations importantes. Est-ce le reflet de l’influence catholique, ou est-ce plutôt le signe
de l’attrait de la figure du couple durable comme image du plein accomplissement de vie (à
condition que ce dernier soit épanoui) ? On peut se demander ce qu’il en sera pour les
générations à venir, si on les imagine entourées de couples recomposés, sans plus guère de
culture chrétienne1209 et partagées entre des représentations contradictoires. Nous disposons
communément de celle, sirupeuse, des produits commerciaux de la romance, contrastant avec la
propagande sexiste et brutale de la pornographie. On a de plus en plus celle du mariage
musulman, championne de la tradition patriarcale, qui admet l’union arrangée, la polygamie, le
divorce et la contraception, tout en imposant aux femmes la virginité au moment du mariage, et
une fidélité indéfectible ensuite. Cette dernière, en voie de recomposition voire
d’assouplissement relatif, a désormais sa place dans un Occident de plus en plus multiculturel.

Dans l’immédiat, les quatre piliers du mariage catholique serviront utilement de fil
conducteur à un rapide état des lieux des valeurs du couple électif : à savoir les liberté,
indissolubilité, fidélité et fécondité appliquées à l’amour unissant ses membres.

La question de la liberté semble au cœur même de la compréhension du couple électif.


Elle rejoint le principe du consentement libre : celui-ci a été privilégié dans la compréhension
chrétienne du mariage, on l’a vu, jusqu’à justifier sa sacramentalisation. Il est à noter que dans le

régulièrement accusés de narcissisme et de tiédeur, eux qui, par exemple, « souhaite[raie]nt une mise en règle
rapide et se préoccupe[raie]nt assez peu de leur foi personnelle et mutuelle » (SCOUARNEC M. dans CHAUVET L.-
M., Le mariage…, op. cit., p. 41-42). On peut se demander, d’ailleurs, si les fiancés d’antan, dûment baptisés et
catéchisés, étaient motivés d’abord en ce sens, comme on le laisse entendre en creux, ou qu’on le prétend…
1204
A noter que les courants évangéliques ne souscrivent pas à cette ouverture, en général.
1205
La Réforme entendait offrir à tous les ressources spirituelles chrétiennes en les sortant des seuls couvents.
1206
Ce sont des protestantes qui lancent la « Maternité heureuse » en 1956 ; inscrite dans le droit fil du
mouvement « Jeunes Femmes » né en 1946, celle-ci devient ensuite le « Planning familial ».
1207
Ici, la famille monoparentale choisie par défaut devient une figure admise par l’Eglise comme un moindre mal.
1208
Elle est facilitée depuis peu, face à l’impasse ainsi créée, et tient compte de la capacité à comprendre la
signification profonde du mariage, ou à assumer l’engagement personnel qu’il suppose dans la durée.
1209
Notons toutefois que les églises évangéliques, en pleine croissance dans le monde, rejettent le divorce pour
des raisons éthiques.
279
cadre juridique du mariage romain, cette liberté était préservée tout au long du contrat : on
pouvait s’en dédire si les clauses n’étaient pas remplies. En contraste, la vision juridico-
religieuse médiévale du mariage-contrat fige le consentement initial, puisque le mariage chrétien
est vu comme le signe de l’union indéfectible du Christ et de l’Eglise1210. Le couple électif
conçoit, lui, son engagement libre à l’aune de la liberté actualisée de le perpétuer ou non, dans le
sens où son fondement est l’amour, et que celui-ci ne se décrète pas. En ce sens, il suit la logique
miltonienne résumée par O. ABEL. Ce qui donne sa valeur à l’amour qui se perpétue, c’est le
fait que cette perpétuation soit le fruit d’un choix réitéré chaque matin. A bien y songer, la
responsabilité de l’aventure, qui repose sur les conjoints, constitue une forme de miracle
quotidien. Sans pressions sociale ni ecclésiale régulatrices, et dans la fragilité d’un lien qui se
choisit sans cesse à nouveau, se crée ainsi un pacte très pur, si du moins il respecte ses termes.
Un certain nombre de membres de couples électifs non institutionnalisés revendiquent ainsi un
respect plus grand de leur partenaire. La durée devient pour eux une preuve d’amour vrai de la
part d’un être qui n’y est pas contraint. D’un certain point de vue, cette conception du
consentement actualisé stimule la créativité : exercer sa liberté d’aimer équivaut à chercher
toujours de nouvelles manières pour toucher l’autre, le rassurer, le soutenir et l’aider à se
construire. Evidemment, cette conception suppose une bonne santé de la relation, construite dans
une réciprocité équilibrée. Les relations sous emprise, les dépendances pathologiques se
stabilisent aussi, mais de façon morbide. L’insécurité induite peut aussi épuiser les énergies dans
une preuve perpétuelle de l’amour. Il importe donc de fixer des repères pour évaluer la qualité
d’une relation élective, même si la perfection n’est jamais de ce monde en ce domaine. La liberté
élective se monnaie enfin dans la gestion de l’accueil de la vie, facilitée par les moyens actuels
(nous y reviendrons).

La question de l’indissolubilité1211 est liée à cette affirmation. De nos jours, c’est l’amour
authentique qui est en soi indissoluble : c’est à partir de lui que le lien dure et s’épanouit, il
n’existe pas comme un lien de principe, détaché de ses conditions de déploiement et de sa
réciprocité1212. Il reste bien entendu délicat d’évaluer la réalité de cet amour, de laquelle les

1210 e
Le terme contractus matrimonii, qui n’apparaît qu’au XII s., est couramment utilisé par BONAVENTURE et D.
e
SCOT (moins par ALBERT et THOMAS d’AQUIN). A la fin du XII s., tous tiennent le consentement pour « la cause de
l’ordinatio ad unum, qui comporte la volonté complète de vie, spirituelle et charnelle, l’acception sans réserve des
caractères et des lois du mariage chrétien. […] Contrat et sacrement ne font qu’un. », in LE BRAS G., « Le mariage
e e
dans la théologie et le droit de l’Église du XI au XIII s. », Cahiers de civilisation médiévale, vol. 11, n° 42, 1968, p.
194.
1211
Rappelons ici la distinction, en théologie catholique, entre l’indissolubilité « fondamentale » (qui relève de
l’Ecriture) et indissolubilité « disciplinaire » (qui relève des codes de lois). LACROIX X., « Le mariage comme projet
de vie », DEHEUVELS N. et PAYA C. (dir.), Famille et Conjugalité…, op. cit., p. 59.
1212
Il faut reconnaître que le consentement matrimonial porte, selon Vatican II, sur la « communauté de vie et
d’amour » et non le seul « droit au corps » du code de droit canonique de 1917. Lorsque cette communauté ne se
réalise pas, sans perspective que ceci s’améliore – il y faut en effet un investissement conjoint– comment se situer
durablement ? On dépasse là le cadre de la seule fidélité constatable, liée à la deuxième propriété essentielle du
mariage qu’est l’unicité. Même si l’on accentue la dimension d’alliance, qui dépasse la notion de « contrat » à
honorer (en suivant X. LACROIX), on ne peut totalement sortir d’un contexte où les « alliés » donnent bien un
contenu à l’alliance qu’ils concluent. Dans la logique de son enracinement politique, une alliance est en principe un
accord qui sert les intérêts des deux contractants, l’un, qui a une position dominante, protégeant l’autre, en
contrepartie de la mise au service de ce dernier aux nécessités du premier, en fonction de besoins prioritaires que
le dominant définit au départ. Ce qui fonctionne plutôt bien de façon théorique dans l’interaction entre la créature
et son Dieu, surtout si Dieu se montre bienveillant et prévenant, se complique quand il s’agit d’une logique
tripartite, située de plus dans un vis-à-vis humain égalitaire. En d’autre termes, dans le dessein créateur et
sauveur, Dieu, en invitant l’homme et la femme à devenir une « chair une », et l’Eglise, en « faisant » au nom de
Dieu ce qu’elle fait lorsqu’elle célèbre un mariage sacramentel, cautionneraient-ils une dynamique d’écrasement
280
conjoints se réservent le droit de juger. Le défi demeure en tout état de cause pour eux de
construire ce lien ensemble et d’en prendre soin l’un comme l’autre, ainsi que de s’entendre sur
ce que chacun en attend et se voit prêt à y investir. Notre expérience nous montre à cet égard que
bâtir un amour qui se déploie dans la durée représente une aventure créatrice : il n’y a pas deux
couples, deux parcours, deux histoires identiques, même si l’on peut repérer des attitudes, des
façons de se situer en soi porteuses d’avenir ou sources de blocage, voire de destruction. Là
aussi, pour autant, l’on peut rester en contemplation : s’aimer dans la durée, malgré les aléas de
la vie, dans une relation proche, attentive, personnalisée et dédiée, est un beau défi 1213. Se
mettent en jeu ici notamment le rapport entre les sexes, la question du genre (comme traduction
sociale de l’appartenance à un sexe déterminé)1214. On n’a jamais été aussi loin à une telle
échelle dans la volonté de coopérer intimement entre hommes et femmes, sans fuir les
confrontations. Et nous sommes ici en face d’une véritable différence, même si elle épouse des
formes non conventionnelles1215. L’ambition donc n’est pas mince. Ceux qui rejettent les couples
du fait qu’ils ne sont pas mariés, ou pourraient divorcer, en les accusant de facilité et
d’égocentrisme, en ce sens, feraient bien d’y regarder à deux fois. Soit, des scandales y
existent… Mais les mariages antérieurs ou actuels y échappaient-ils toujours ? L’on y découvre
aussi des trésors, voire des héroïsmes méconnus.

La fidélité occupe une place importante dans cette problématique élective. Le choix libre
du conjoint pour des motifs sentimentaux, même dans leur dimension inconsciente, promeut la
valorisation de l’un par l’autre. On suppose souvent que les incartades amoureuses ne
déstabilisent pas les couples modernes. La romance commerciale (cinéma, tabloïds) le laisse
accroire. Un certain nombre de couples affichent éventuellement une ouverture partagée à ce
sujet (ce qu’on appelle des couples « non exclusifs »). Mais notre expérience nous montre que ce
qui fonctionne parfois relativement paisiblement, quand il s’agit de passades avouées et rapides,
devient beaucoup plus délicat dès lors qu’il y a un enfant en cause, ou bien qu’un attachement
réel se crée. La relation privilégiée que suppose le couple électif souffre dès lors que l’un des
partenaires se sent en danger d’être délaissé, ou perçoit du désintérêt de la part de l’autre, ou
encore subodore un désir de cacher des relations parallèles1216. L’amour a besoin de signes, et la
fidélité, ici, se témoigne par des gestes et des attitudes régulières qui manifestent à l’autre sa
place et son statut, qui révèlent le choix de nourrir la relation, et traduisent le respect des enfants.
Quand ils font défaut, la pérennité du projet de couple est plus que jamais menacée1217. Certains
couples invoquent aussi la fidélité contre une relation qui leur donne l’impression de renier leur

et d’anéantissement d’une des deux parties humaines, voire son isolement durable et unilatéral ? Le rejet de Jésus
de la répudiation à la mode juive rejette précisément la dureté de cœur (sklerocardia) et la casuistique juridiste, il
renvoie à l’impératif principiel de l’amour agapè « miséricordieux », et non tyrannique. Ceci n’empêche pas
d’insister sur la responsabilité que l’on engage en épousant quelqu’un au nom de l’amour.
1213
Oser faire face aux échecs aussi : prendre acte des dysfonctionnements suppose du courage et de la vérité.
1214
Nous avons choisi de centrer notre regard sur le couple hétérosexuel, comme expliqué plus haut.
1215
Sans distinction claire des sexes, il n’y aurait pas en rigueur d’homosexualité. Nous reviendrons sur ce sujet.
1216
C’est même le cas des « trouples » (couples à trois) ou de la « polyamorie » (modèle où des relations se nouent
entre plusieurs personnes, dans une configuration précise et plurielle admise par les protagonistes au départ). En
effet, quand les personnes concernées s’écartent du schéma consenti au départ, le trouble survient.
1217
« En 2008, plus de huit Français sur dix (84 %) pensent que « la fidélité est une contribution très importante au
succès d’un mariage » contre 72 % en 1981. », in DECHAUX J.-H., Sociologie de la famille, coll. « Repères », Paris,
Ed. La Découverte, 2007, p. 41.
281
identité1218, ce qui bat en brèche une attente majeure de nos contemporains. En dehors de
personnalités superficielles, qui ne sont pas une innovation récente, les membres des couples qui
se veulent fidèles se rendent en général à l’évidence qu’ils sont en relation l’un avec l’autre en
tant que personnes imparfaites, limitées. Ils admettent l’idée qu’ils puissent en souffrir parfois.
Mais ils refusent les engagements trop délétères, les sacrifices autodestructeurs ; doit-on les en
blâmer, et est-ce toujours si simple à évaluer1219 ? L’éloignement, admis en catholicisme, ne
s’accompagne pas dans ce cas pour eux d’un renoncement définitif à toute relation. La traduction
concrète de l’unicité, la fidélité, se place ici dans une perspective diachronique, hors du schéma
ascétique traditionnel, et des définitions canoniques1220.

Quant à la fécondité, c’est la dimension qui est sujette sans doute à la plus grande
transformation. Elle reste centrale dans le couple électif comme nous le montreront plus
loin, même si, suite aux possibilités techniques, elle est seconde et que s’affirme, suite aux
ruptures, une progressive déliaison entre amour électif, procréation et fonction parentale. C’est là
qu’on se situe le plus à distance du modèle catholique nataliste, relativement loin aussi des
modèles luthérien, calviniste et anglican (à coloration familiale forte) ; on est plus proche de
l’approche miltonienne. Toutefois la réduction de la natalité gagnait déjà l’Europe depuis
longtemps, elle n’est pas neuve en soi1221. Deux facteurs de ce changement méritent également
d’être mentionnés. D’une part, il faut relever la complexification de la mission parentale dans
une société développée, où l’insertion adulte requiert plus de compétences diverses et un
apprentissage prolongé, qui coïncide aussi avec une espérance de vie importante. D’autre part, ce
nouveau cadre socio-économique, et l’évolution de la pastorale ecclésiale, ont changé les
modèles de l’être et du faire chrétiens (sainteté, mission). L’on ne mesure donc plus la fécondité
conjugale au nombre d’enfants mis au monde, comme au temps de l’homme (plus) rare, et/ou
entrés dans les ordres, comme au temps de l’hégémonie catholique, sur fond d’exaltation
virginale. L’investissement social et professionnel masculin et féminin entre en ligne de compte.
L’appréciation des modèles parentaux et familiaux, enfin, se transforment1222.
L’affranchissement face aux normes morales héritées, et la valorisation du développement
personnel renvoient la fécondité, aussi, au souci de protéger son intégrité et ses valeurs propres,
au sein d’un monde plus égalitaire et plus démocratique, où les personnes s’affirme dans leurs
besoins et attentes relationnelles1223. Si l’excès menace parfois, cette évolution est-elle
condamnable en soi, dans la vision personnaliste du cheminement humain telle qu’elle se dégage
à Vatican II ?

1218
Certes, « on est fidèle au quelque chose de la parole jurée comme médiation d’une fidélité à quelqu’un »
(CHAUVET L.-M., Le mariage entre hier et demain, op. cit., p. 21), parole publique mais aussi simple « serment
d’amour » prononcé en privé. Mais c’est à condition que ces fidélités ne se retournent pas contre soi.
1219
Nous connaissons tous des couples dont les dynamiques sont préoccupantes et dont aucun des membres ne
s’insurge contre ce qu’il subit, voire ne s’avise de ce qu’il fait subir. Le statu quo est-il porteur quand la durée est
synonyme d’épuisement et d’immobilisme et, pire encore, encourage des dysfonctionnements mortifères ?
1220
L’on peut songer ici au verset biblique Mt 10, 13 : « Lorsqu'on ne vous recevra pas et qu'on n'écoutera pas vos
paroles, sortez de cette maison ou de cette ville et secouez la poussière de vos pieds ». Indifférence, mépris,
instrumentalisation ou violence affectent les personnes ; peut-on aisément en évaluer la réalité de l’extérieur ?
1221
La condamnation morale répétée de l’ « onanisme conjugal » (alinéa 2.3.1.1) reflète une forte inquiétude.
1222
La monoparentalité féminine était à la fois imposée socialement et dépréciée dans le cadre d’une morale
familiale patriarcale qui autorisait des libertés aux chefs de famille vis-à-vis des femmes subalternes. Aujourd’hui,
où la stigmatisation d’autrefois a disparu, le père n’est pourtant encore le parent isolé que dans 15 % des cas
(chiffre 2011, voir BALLET V., « Familles monoparentales : les femmes séparées sont les plus concernées », journal
Libération, 3 mars 2015, site www. nextliberation.fr, consulté le 11. 01.2016).
1223
Voir THERY I., La Distinction de sexe, une nouvelle approche de l’égalité, Paris, Ed. O. Jacob, 2007.
282
3.1.1.3 Le travail de l’amour

Cette conception du lien adulte explique en tout cas que, de plus en plus souvent, le
mariage civil ou religieux ne soit plus une étape considérée comme obligatoire par des jeunes
gens en âge de construire leur vie. Cet état de fait stimule la sagacité théologique et la créativité
pastorale. Il exige de réfléchir nouvellement aux questions ainsi posées à l’Eglise et aux sociétés,
en ce qui concerne les adultes comme en ce qui concerne les enfants. Il induit aussi le fait qu’un
travail de recherche et une pratique dans ce domaine ne peuvent s’envisager à distance du réel,
dans une démarche purement déductive et anhistorique, ou une visée avant tout apologétique.

C’est à cet endroit que se situe la tension de notre travail en tant que théologienne
catholique. D’abord, elle impose d’intégrer la position catholique qui a longuement réfléchi
autour de l’union entre l’homme et la femme et a donné une figure précise à ce lien. Elle élève le
mariage au rang de sacrement dont les ministres, en Eglise, sont les époux ; l’amour
eros/philia/agapè y est désormais reconnu comme son essence même ; ce sont des acquis
inestimables. D’un autre côté, elle accueille la conviction catholique (pour part, approuvée dans
le protestantisme occidental) selon laquelle toute expérience placée sous le signe de l’amour
véritable, de la liberté et de l’authenticité, même vécue hors Eglise, est le fruit de l’œuvre de
l’Esprit Saint. L’aventure du couple électif, prise au sérieux, en constitue donc une incarnation
singulière. Spirituellement, l’amour met au travail autant qu’il est lui-même « travaillé ».

Il est donc nécessaire de consulter les sciences humaines pour mieux comprendre ce
qu’implique un lien de ce type. Car ce dernier est beaucoup plus coûteux, d’un certain point de
vue, que le respect en forme d’affectio conjugalis requis autrefois. Nous en savons en effet
davantage aujourd’hui sur la dynamique de la relation de couple et sur ses défis, en lien
notamment avec la construction de la personnalité, nous sommes sortis aussi du cadre de la
soumission féminine d’antan qui occultait bien des problématiques. Il convient tout autant de
prêter l’oreille aux apports des traditions chrétiennes qui ont leurs façons, riches et nuancées,
d’aborder le sujet de « l’amour ». Une telle attention contribue donc à affiner l’analyse.

Il s’agit, enfin et surtout, d’honorer le souci pastoral que suscite la situation des
nombreux couples qui ne se retrouvent pas dans les cadres traditionnels1224. Ils vivent des valeurs
fortes et cherchent à les incarner effectivement, mais ils ont besoin d’aide pour y parvenir.
Beaucoup d’entre eux, quoi qu’on en dise, prennent le sujet au sérieux, nonobstant leurs
difficultés indéniables. S’abstenir de prendre soin pastoralement des couples contemporains tels
qu’ils sont, parce qu’on les juge, ne revient-il pas, en ce sens, à s’exposer à « coiffer quelques
rares brebis », selon une expression du pape François, bien loin de la foule de celles qui se sont
déjà éloignées ? Se contenter de les admonester, ou les ignorer tout simplement, est-ce remplir la
mission évangélisatrice de l’Eglise ? Et qu’en est-il des enfants de ces familles atypiques, sont-ils
condamnés à devenir les clandestins d’une Eglise bien-pensante qui condamne leurs parents1225 ?

Dans ce but, il est possible d’emprunter plusieurs voies. Proposer des repères pour
construire la notion de « spiritualité du couple » aujourd’hui, d’un point de vue chrétien, pourrait
partir de la théologie sacramentelle, considérée comme un sommet. En tant que socle de

1224
Des agents pastoraux français signalent par exemple que 8 à 9 demandes de baptême d’enfant sur 10 émanent
de couples en situation « irrégulière » aux yeux de l’Eglise (CHAUVET L.-M., (dir.), Le mariage… op. cit., p. 44).
1225
A. L. à ce titre s’insurge fortement contre leur exclusion de fait ou de droit, et oriente même les efforts
pastoraux à partir de la prise en compte prioritaire de leur intérêt (voir n° 246).
283
spiritualité conjugale, on chercherait à l’adapter tant bien que mal au contexte pluriel. On
pourrait s’en tenir aussi à la définition d’un sens du mariage chrétien, à tonalité œcuménique, et
essayer de l’acclimater en régime sécularisé. Une telle stratégie courrait le risque de
l’inclusivisme1226, de la condescendance, voire de l’inconsistance, à force de diluer le propos. Ce
serait pour part s’exposer à établir une théorie de l’amour divin et en déduire l’idéal humain, afin
de relever et déplorer tous les écarts constatés. Prendre au contraire pour point de départ
l’expérience de l’amour vécu au sein du couple électif, résolu à perdurer sur cette base, nous
semble représenter une voie plus féconde. Regarder ce qui est déjà vécu et investi positivement,
et lui donner droit de cité, sans minimiser la portée d’une innovation relationnelle aussi inédite ni
sans taire ses difficultés présentes, nous paraît à la fois plus respectueux, plus intéressant et plus
rigoureux théologiquement. La nouvelle éthique de la vie à deux et en famille mérite d’être
scrutée avec l’attention et la bienveillance requises vis-à-vis d’un projet respectable en soi, qui
est en construction, avec ce que cela suppose d’ajustements et de découvertes imprévus. Elle
requiert un accompagnement adapté, plus qu’une condamnation de principe.

Or, cette méthode conduit à proposer plutôt à titre d’aboutissement l’approche de la


spiritualité conjugale propre au christianisme. Cette manière de procéder est sans doute
susceptible de permettre une redécouverte des trésors de la tradition, dans une articulation plus
accessible. Elle est aussi en mesure d’ouvrir des voies fécondes aux couples éloignés de
l’institution, qui se sentiraient de la sorte davantage respectés dans leur réalité présente et dans la
manière dont ils la comprennent de leur point de vue1227. Ils se verraient ainsi invités, plus que
sommés, à poser des pas de foi et d’espérance, à leur rythme, sans être exclus a priori sous
couvert de cohérence et conformisme doctrinaux. Les enfants, enfin, pourraient mieux trouver
leur place dans une Eglise ouverte et accueillante à la réalité qu’ils vivent, sans stigmatisation.
Des réflexions approfondies déjà menées en ce sens nous serviront utilement de point d’appui.
Par ailleurs, attentifs à la dynamique de résilience offerte par les valeurs spirituelles dans
la vie des couples et de leurs familles, des praticiens de tous bords s’interrogent depuis plus de
deux décennies sur la manière dont ils auraient avantage à penser cet élément dans le cadre de
leurs pratiques, pour l’y intégrer. Leur projet honore des attentes fortes : certes, de nombreux
jeunes gens nourrissent des doutes grandissants au sujet de leur capacité à fonder une famille
stable et heureuse. Mais, les sondages le confirment, ils continuent en nombre de caresser le rêve
d’aimer pour toute la vie. Comment les chrétiens pourraient-ils œuvrer dans ce contexte, afin de
rejoindre le rêve et lui donner des chances d’aboutir, sans s’intéresser à la valence spirituelle
d’une expérience comme celle du projet électif ? Dans ce dernier se pose solidairement la
question de la place et des défis de la parentalité. Au vu de ces éléments, il sera envisageable de
proposer, au chapitre suivant, certains éléments de systématisation recevables par tous, non sans
offrir une spécification en régime chrétien accessible à ceux qui souhaiteraient en découvrir les
richesses. Sans édulcorer le trésor chrétien, il s’agira de l’offrir à tous ceux qui s’y sentent prêts.

1226
Il s’agit d’une logique visant à évaluer les autres traditions religieuses uniquement à l’aune des traits
considérés comme les plus caractéristiques et signifiants de la sienne propre.
1227
Nous avons défini en fin de première partie la spiritualité au sens large comme une « série d’options, élaborées
en conscience et en contexte par une personne ou un groupe de personnes (que celui-ci soit institutionnalisé ou
non) dans la manière de se rapporter à soi et à ce qui est identifié comme n’étant pas soi (le monde, le cosmos,
autrui ou d’autres groupes, des réalités extrahumaines, voire transcendantes). Ces options s’inscrivent dans une
dimension temporelle ; elles impliquent une vision du monde, des convictions et des pratiques identifiables et
spécifiques, un cheminement intérieur ; elles se situent dans une dynamique créative excédant le souci exclusif du
bien-être autocentré ». Cette définition sera notre point d’appui jusqu’à la fin de ce chapitre, et pour le début du
chapitre suivant.
284
3.1.2 Le couple électif comme expérience spirituelle

Est-il surprenant que l’on ait pu, dans la religion de l’amour que représente le
christianisme, considérer le couple marié électif comme un espace où se vit une expérience
d’ordre spirituel ? Le gnosticisme dualiste et la misogynie patriarcale ont été contrebalancés par
l’attention croissante portée à la consistance sociale et spirituelle de la cellule conjugale, liée sa
construction consensuelle. Le lien intersubjectif de ses membres s’est revêtu ensuite d’amour
électif ; ce dernier a occupé assez tôt une place dans les perspectives protestantes. La spiritualité
conjugale, catholique, s’en est pleinement saisie vers 1930, tout en l’inscrivant, conformément à
une dynamique croyante, dans le dessein divin qui articule projet créateur et économie du salut.
Nos contemporains considèrent enfin le couple comme un lieu où vivre des attentes
fondamentales concernant l’accomplissement de soi, la relation aux autres authentique et
l’appropriation d’un style de vie rompant avec des impératifs sociaux. C’est donc avant tout au
nom de l’amour qui l’unit et qui représente sa boussole première que s’affirme le paradigme du
couple électif. Il importe de bien appréhender ce lien, qui subsume les cadres reconnus à l’union
adulte, questionnant logiquement leur potentiel de support au service de son devenir effectif.

3.1.2.1 L’expérience amoureuse du couple électif

Nos contemporains considèrent qu’aimer fait cheminer ; les membres des couples
attendent que leur amour électif les fasse grandir, les révèle à eux et parmi les autres, dans un
non conformisme de principe, en lien avec des valeurs personnalisées. Mais comment cela peut-
il se faire ? Cette confiance accordée à l’amour comme créateur de sens paraît ambiguë parfois.

On ne devrait plus avoir à prévenir les fiancés contre le cliché du prince charmant
enlevant la princesse sur son cheval blanc. Ce schéma contribue toutefois à perturber les
relations électives. L’amour « romantique » serait censé rendre un partenaire capable de deviner
les besoins de son vis-à-vis, voire, à moyen terme, de combler les manques de son conjoint, sans
oublier de satisfaire ses attentes. Les vrais amants, même, devraient tout concevoir et ressentir
semblablement et synchroniquement, y compris le plaisir sexuel1228. Le conjoint est vu ici peu ou
prou comme un « parent magique » dédié au confort d’un « enfant » tout puissant dispensé de
rien demander, dans une dynamique apparentée à la dyade mère-enfant primitive. On tend là à
déifier l’amour en lui conférant une efficacité mythique face aux aléas de l’existence1229. Devant
l’inévitable déception, le couple ou le conjoint sont mis en accusation. A « l’inflation de
l’affectif » répond le recours à l’aide psychologique, censée aplanir les obstacles sur le chemin
du bien-être personnel, donc à deux et en famille, sans accepter de remise en cause. Les
catégories du désir, du refoulement, du fonctionnement supplantent les notions de volonté, de
renoncement, d’attitude choisie, chez un sujet en quête d’identité, submergé par ses émotions et
« absorbé dans une introspection envahissante »1230, ce qui fait le lit d’une forme de néo-
fatalisme désenchanté1231. Le mariage d’amour ne serait-il pas, d’abord victime de cette naïveté ?

1228
Notre expérience nous prouve que ces idées reçues restent bien présentes chez les couples qui fréquentent
des sessions de couple et cherchent de l’aide auprès de thérapeutes ou d’accompagnateurs spécialisés.
1229
On parle de vénération à son endroit. Voir LACROIX X., Les mirages de l’amour, Paris, Ed. Bayard, 2010, p. 13.
1230
LACROIX X., Les mirages de l’amour, op. cit., p. 17.
1231
Selon LACROIX, le sentimentalisme contemporain n’est pas conscient de sa vision tragique de l’expérience
amoureuse. Pour autant, à travers la figure de TRISTAN se conjuguent les imaginaires du philtre d’amour qui scelle
le destin des amoureux (on « tombe amoureux »), de la nécessité vitale du vécu amoureux (aimer passionnément,
285
Ce n’est pas cette vision de l’amour qui peut guider les praticiens du couple, et notre présente
recherche ; rarement aussi caricaturale, elle continue encore de faire son œuvre, insidieusement.
Un des premiers objectifs de l’accompagnement des couples contemporains serait ainsi de faire
voler en éclats ces « croyances erronées » qui avivent les insatisfactions. Elles poussent à
dévaloriser de riches réalités relationnelles au motif qu’elles sortent des projections irréalistes et
immatures. Cette méconnaissance de la dynamique propre au couple en devient délétère.

Plus subtilement, le projet est celui de préserver le soi de l’instabilité du monde. Jadis, le
primat de la raison et de la volonté, le détachement face au matériel y pourvoyaient1232. De nos
jours1233, c’est plutôt l’attachement qui entend pallier la perte1234 des « ancrages collectifs,
institutionnels et communautaires »1235. On veut combler le vide par « des contacts charnels, des
sensations vives, […] la chaleur du corps-à-corps »1236. Ces tentatives butent sur le vertige que
provoque la confrontation à soi-même et à l’autre, en raison des limites de la condition humaine.
Le manque, au lieu de devenir source de questionnements proprement spirituels, alimente
l’angoisse et le repli sur soi. Le versant sombre de l’amour-sentiment, présenté comme gage de
bonheur, se dévoile en tant que dévoration d’autrui. Le partenaire est sacrifié sur l’autel de
l’affirmation narcissique, couplée à la revendication de l’autosatisfaction permanente. On
répudie volontiers celui qui déçoit, donc insupporte. Se mettre en tête d’extorquer l’amour au
lieu de le recevoir avec gratitude, être sommé d’aimer au lieu d’être accueilli comme un donateur
libre, autant d’injonctions qui mènent à l’impasse. Et la dérive en ce sens arrive vite.

Renoncer à aimer en adulte au long de la vie est-il au rebours une solution satisfaisante ?
Dans les faits, durant deux millénaires, la conjonction de la réticence face à la sexualité, de la
misogynie ambiante1237, d’une méfiance face à la relation pour part héritée du passé1238, des
contraintes de la vie matérielle et de la division patriarcale des tâches, enfin, a réduit la moitié
féminine de la population occidentale à l’abnégation au sein de la famille. Les seules
compensations étaient le plus souvent, hormis de possibles amitiés féminines, le refuge dans un
spirituel coupé du corps, des dévotions populaires1239, ou encore la relation aux enfants (pour peu
qu’ils survivent). A la moitié masculine, des gratifications sensuelles et affectives ont pu être

c’est exister), de la transgression de l’interdit comme condition du désir (aimer, c’est choisir d’être libre), d’une
forme d’asocialité associée (aimer, c’est défier la société) et enfin du caractère fatal de l’amour (aimer, c’est
tutoyer la mort). Le mythe de DON JUAN, lui, célèbre le caractère juvénile de la naissance de l’amour. Les rêves
édéniques de leur côté poussent à l’absolutisation de la sexualité, sans lever l’ambiguïté sur les ressorts cachés des
gestes et attitudes amoureuses, figées dans l’illusoire innocence de la jeunesse. En Occident, finalement, Les
histoires d’amour finissent mal, en général (titre d’une chanson des RITA MITSOUKO sortie en 1986). Mais il est
impensable d’en pâtir durablement : la thérapie doit ainsi neutraliser les effets de la perte ainsi endurée.
1232
Voir DARAKI M., Une religiosité sans Dieu. Essai sur les stoïciens d’Athènes et St Augustin, Paris, Ed. La
Découverte, 1989, citée par LACROIX X., Les mirages de l’amour, op. cit., p. 19 . Pour le platonisme aussi, la relation
amoureuse à la femme est vue comme indésirable, dès lors qu’elle engage la sensibilité et perturbe le self-control.
1233
Voir l’alinéa 1.3.1.3.
1234
KIERKEGAARD dans Le traité du désespoir distingue ainsi le « désespoir défi », poussant à être « soi-même par
soi-même », du « désespoir faiblesse », qui se traduit par une « perte en l’autre », dans la pâmoison, mue par
l’espoir de fuir le poids de la responsabilité de soi (voir LACROIX X., Les mirages de l’amour, op. cit., p. 23).
1235
Ibid., p. 18-19.
1236
Ibid., p. 21.
1237
Pour ces deux éléments, voir l’alinéa 1.2.1.2. A noter qu’une forme de misogynie idéologique chrétienne,
moralisée, se développe même au bas Moyen-Age : les femmes, comme suppôts de Satan, sont ainsi accusées
directement de la dépravation des hommes : CORBELLARI A., La voix des clercs, littérature et savoir universitaire
e
autour des dits du XIII siècle, Paris, Ed. Droz, 2005, p. 103.
1238
Voir l’introduction du chapitre 1.2.
1239
Pour ces deux éléments, voir l’alinéa 1.2.2.1.
286
accessibles en dehors du mariage ; mais leur clandestinité et leur instabilité en réduisaient la
portée1240. En somme, on a espéré plaire à un Dieu d’amour-en-relation en s’abstenant de
rencontres entre hommes et femmes vraiment incarnées et inscrites dans la durée, donc assumées
dans leurs risques indéniables en termes d’interaction intime. Ou encore, on les a encadrées au
point de leur enlever une grande part de leur caractère engageant du point de vue relationnel. Ce
cadre de pensée, révélateur d’une prévention erronée vis-à-vis du corps désirant et désiré, a été
corrigé depuis, surtout à partir de Vatican II : c’est ce changement qui soutient notre propos.

Précisément, le Concile reconnaît officiellement que trois volets se conjuguent dans


l’amour unissant deux adultes décidés à construire leur vie et fonder une famille ensemble :
l’eros, attrait proprement amoureux fait de désir et de sentiments tendres1241 ; la philia, amitié
entre deux pairs ; et l’agapè, le soin gratuit pris de l’autre, l’amour oblatif. L’on peut, à cette
occasion, noter que cette évolution reflète davantage la vision occidentale du lien conjugal que
des pratiques et des usages en vigueur dans d’autres cultures et parties du monde, dont les
nuances et les variations échappent ici à nos prises. Nous laisserons de côté les réflexions que les
raisons et les conséquences de cet état de fait, s’agissant d’une parole adressée à l’Eglise tout
entière et, en puissance, au monde dans son ensemble, peuvent susciter1242. Bornons-nous à
relever que la prise en compte et l’élucidation de cette dynamique sont fondamentales quand on
se prononce sur l’amour électif dans son élaboration occidentale, un modèle qui gagne du terrain
d’ailleurs un peu partout dans le monde. A ce sujet, les ressources contemporaines les plus
courantes fournissent trop peu de support à la réflexion1243. Les présupposés anthropologiques
hérités d’un christianisme prévenu contre le corps n’y aident pas davantage1244. Lorsque l’on
réfléchit en chrétien aujourd’hui, il faut donc faire fond sur le meilleur des acquis des sciences
humaines. Cet effort est requis, sous peine de discréditer un discours insoucieux des réalités
vécues, et aussi insuffisamment informé des découvertes récentes les plus fiables en la matière.

A. VERGOTE, prêtre et psychanalyste, qui réfléchit dans le contexte de l’après-Concile,


prévient ainsi contre l’idéalisation chrétienne qui, projetant sur l’amour du couple des
représentations religieuses inappropriées, en fausse la perspective. « La superposition des
qualités de l’agapè sur l’amour sexuel conjugal me semble être un danger qu’on observe dans le
contexte chrétien »1245. Evidemment, « l’agapè chrétienne, sans se substituer à l’amour désirant,
doit soutenir celui-ci en mettant en valeur des qualités qui lui sont propres : tendresse, respect,
patience, distance critique et bienveillante envers ses propres projections, vérité dans les paroles
et les gestes » (p. 187). Mais cet appui ne doit pas empêcher de « considérer la nature
intrinsèquement ambivalente de certains éléments psychologiques majeurs en jeu » (p. 187) dans

1240
Sauf dans certains milieux aristocratiques, les femmes « gratifiant » ainsi les hommes sont dévalorisées ; si
elles sont censées perpétuer la lignée, elles sont exposées à de cruelles sanctions.
1241
A cet égard RICŒUR distinguait entre l’érotisme comme instinct sensuel irrépressible sous forme de quête de
jouissance narcissique, et « art d’aimer » sensuellement, qu’il place sous le régime de l’éthique de la tendresse.
1242
Il appartient aux chercheurs de travailler sur ces sujets dans les contextes non européens qui sont les leurs.
1243
Les pôles de la romance et de la pornographie restent présents dans l’élaboration artistique actuelle, à
différents degrés. La psychologie de l’amour se situe pour l’essentiel dans le prisme du développement personnel.
1244
Dans ce sens, il convient toujours de bien vérifier que les ressources de la tradition chrétienne ne sont pas
abusivement exploitées par une utilisation insuffisamment consciente des divergences d’approche, à travers un
vocabulaire en apparence similaire
1245
VERGOTE fait valoir notamment que la coutume de lire I Co, 13 lors des mariages induit un modèle erroné
d’amour humain sexuel, tel qu’il se célèbre à ce moment-là (VERGOTE A., « Eclairage psychologique sur le mariage
d’amour et ses conditions de réussite », revue Intams, n° 3, 1997, p. 178). Nous nous référerons à cet article par la
simple mention de la page dans les citations suivantes, sauf précision supplémentaire.
287
le projet du couple électif, fût-il marié, dont la prise en compte conditionne la réussite de ce
dernier. Enfin, il faut prêter attention au fait que « l’agapè est l’amour propre à Dieu […]. Seul
Dieu donne, au sens absolu du mot ». L’homme ne fait que tenter de l’imiter du mieux qu’il le
peut, selon les situations qui conditionnent sa pratique du don ; en fait, il « transmet » surtout.
S’il se prend pour le Donateur tout puissant, il usurpe une place qui n’est pas la sienne. S’il
conçoit le don comme unilatéral, il écrase ; en amour, il devient toxique et destructeur pour son
conjoint. Pour l’auteur, un certain propos chrétien peut donc faire miroiter à des jeunes gens en
difficulté que convoler les mettra à l’abri des souffrances d’une jeunesse en désarroi, dans une
dynamique dite de « formation réactionnelle »1246. Il peut les entretenir dans l’illusion que
l’amour leur donnera un pouvoir sur leur vie et sur autrui. D’autres argumentaires courants
laissent faussement entendre qu’avec un accompagnement adéquat, notamment spirituel, tout
problème de couple pourrait trouver sa solution. Il faut, pour finir, dépasser l’investissement
contemporain du couple sous le seul mode, trop lénifiant, du refuge, alors que son inconfort
relatif est inévitable. Ces croyances erronées empêchent toutes de réussir l’aventure du couple.

Ce qui est en cause ici est l’approche chrétienne de la composante sexuelle de l’amour
électif. Elle souffre de deux carences, d’abord, la méconnaissance de la dynamique propre au
désir, ensuite, l’appréhension fausse du travail d’élaboration de la relation sexuelle en la
personne. Cette ignorance n’est en l’espèce que le reflet des approches sociales courantes. Il
existe un véritable défaut d’information objective sur ces sujets essentiels.

En premier lieu, l’amour sexuel « est fait de l’unité tensionnelle, dynamique, de forces et
de tendances polairement opposées : tendresse et agressivité, prise sensuelle et don gratuit. En
méconnaissant cette structure dynamique de l’amour sexuel, on condamne l’entreprise du
mariage d’amour à l’échec » (p. 182) [ndlr : et partant, tout projet électif]. Il convient de prendre
ici le terme « agressivité » sans qualification morale1247. « Psychologiquement, l’agressivité est
la violence propre à la libido qui est conquérante. La libido est une énergie qui pousse à l’union
sexuelle des deux corps et à la prise du plaisir que cette union procure. » (p. 183). Dans ce
cadre, il faut prendre conscience que l’on ne peut réduire la dynamique libidinale, qui concerne
les deux sexes, à une opposition binaire conquête/séduction ou agressivité/passivité distribuée
entre masculinité et féminité, qui neutraliserait la place active occupée par la femme dans
l’interaction sexuelle. « Par ses accents sur [les] thèmes [de] la femme considérée avant tout
comme la mère qui se sacrifie pour ses enfants, et par son silence sur les autres éléments (les
désirs et les jouissances sexuelles de la femme), le langage de la morale [chrétienne] comporte
en fait le danger de la déviation » (p. 184). Corrélativement, l’idéalisation du discours chrétien
peut parer le partenaire, (notamment la femme) de tant de qualités qu’un lien sexuel apparaîtrait
comme sacrilège. Renvoyer dans ce cadre la femme à la simple tendresse situe de manière
biaisée la relation sexuelle dans l’enveloppement maternel fait de douceur et de respect qui
rassure et protège. Si, en amour, cette accentuation dissuade de menacer l’autre dans son
inviolabilité et dans sa fragilité, un tel déplacement teinté de scrupule ne peut épuiser les
expressions du désir entre époux. Selon VERGOTE, un amour uniquement tendre, même situé
dans un cadre non matrimonial de pure agapè, en viendrait à se déformer en masochisme-

1246
Une « formation réactionnelle » se traduit par un changement de comportement ou des traits de caractère, au
terme duquel on substitue des attitudes socialement acceptables à des pulsions inacceptables. Elle ne dure pas.
1247
Ce n’est pas facile pour tout le monde. Le terme « agressivité » est souvent mal ressenti.
288
sadisme, sauf peut-être dans les soins aux malades, donnée qui échappe à trop de discours
« angéliques »1248.

En second lieu, le processus de la construction du désir amoureux durable est complexe.


L’amour électif se forme dans le corps vécu, où les tendances pulsionnelles « sont par nature
éclatées à l’origine, sans unité sexuelle-relationnelle » (p.179), car « la sexualité humaine n’est
pas naturellement […] ordonnée, et […] l’être humain ne vient pas au monde avec une capacité
innée d’amour » (p. 187). Il faut du temps pour que perceptions et mouvements soient intégrés
comme des activités incluses dans le rapport sexuel avec l’autre, orienté vers une perspective de
relation. En d’autres termes, pour VERGOTE, comme il n’existe pas de pulsion d’amour et que
les pulsions en elles-mêmes n’engendrent pas l’amour, il faut, pour aimer conjugalement, que
l’érotique unifiée soit assumée dans la relation d’une personne à une autre dans sa totalité. Or,
l’ego se construit triplement par intégration du corps sexué, attachement primordial à la mère et
assimilation imaginative du lien des parents en tant que modèle et promesse pour un devenir
propre. Cette structuration peut avoir été altérée. De plus, pour que l’attirance sexuelle se
produise, l’expérience antérieure de la pulsion sexuelle (perceptions et vécus divers en forme de
fantasmes expérimentés dans le corps sexué, lui-même progressivement intégré par le sujet) joue
un rôle décisif. Sans appui sur ces fantasmes, un attrait amical, même profond, ne peut devenir
amour sexuel. Enfin, le mariage d’amour ne dure que si cette composante sexuelle se maintient,
car la simple amitié ne satisfait pas l’attente amoureuse comme telle1249.

En d’autres termes, si le processus d’apprentissage relationnel initial n’a pas été


satisfaisant, les critères d’élection du conjoint (nous y reviendrons) peuvent avoir été faussés au
départ. Les difficultés surgies au feu de la relation, non seulement ne disparaissent pas mais se
renforcent ; la pratique religieuse et la thérapie ne peuvent toujours en venir à bout, surtout si le
vis-à-vis n’est pas prêt à évoluer, voire n’en est et n’en sera, objectivement, pas capable1250. Par
ailleurs, pour se perpétuer, le projet électif doit entretenir la flamme du désir, et non l’étouffer ou
s’en détacher, comme le laisserait supposer une anthropologie spiritualisante héritée du passée.
« Le problème de la réussite du mariage [ndlr : donc de tout couple électif ] consistera souvent
après quelque temps à sauvegarder et à renouveler le désir érotique aboutissant à son
expression par l’union sexuelle. […] Il [y] faut une certaine culture de désir érotique, e.a. par
des jeux érotiques nommés les « plaisirs préliminaires ». Ces plaisirs érotiques ravivent
précisément les fantasmes hédoniques dans lesquels le désir sexuel se ressource » (p. 179). Les
loisirs doivent même contribuer à revivifier ce désir, sous peine de compensations extérieures
dommageables à l’unité du couple ; les pratiques pieuses, comme telles, n’assurent pas ce relais
nécessaire. Cela ne signifie pas que l’eros soit le seul moteur de la relation de couple, mais il est
souhaitable qu’il ne soit pas relégué au rang d’élément provisoire concédé aux élans juvéniles.

1248
Ce dernier type de rapports préside au lien conjugal affecté par une grave maladie chez un conjoint. Mais
personne ne saurait considérer qu’il représente en tant que tel le projet de couple auquel tend un mariage actuel.
1249
C’est sans doute un des défis majeurs de la définition actuelle de l’amor conjugalis. Faire disparaître la
composante érotique sous divers prétextes pour ne laisser subsister que la philia et/ou l’agapè est problématique.
A noter qu’A. L. invoque souvent les changements somatiques pour justifier l’altération du ressenti érotique. Cette
approche « esthétique », où la vue est privilégiée, ne méconnaît-elle pas une part de la dynamique en jeu ?
1250
Notons que les procédures de nullité de mariage ont vocation, pour une part non négligeable, à prendre en
compte ces incapacités d’aimer liées à une structure profonde (c. 1095, notion de discretio judicii). L’idéal est
évidemment de les détecter en amont.
289
De ce point de vue, un discours religieux éthéré contrevient objectivement à la
maturation du mariage d’amour, voire altère gravement sa solidité. Il tend, dans certains cas, à
faire passer pour « sainte » une relation conjugale atrophiée, ou mettre en doute indirectement la
santé d’un rapport moins conventionnel, mais bien vivant et fécond. C’est ce qui explique sans
doute pour une part la méfiance de certains jeunes gens en quête de sens et de vérité relationnelle
face à la parole de l’Eglise sur le mariage et l’amour. Il ne faut pas confondre ici la nécessaire
limite de la condition humaine avec une anthropologie inadéquate qui fait violence à la vie telle
qu’elle se déploie. L’aventure du mariage d’amour ne se situe pas dans une geste héroïque, ni
dans une abnégation malsaine, mais dans une confrontation salubre à la limite. Si l’exaltation
amoureuse aide à « dépasser les craintes et les défenses envers autrui » (p. 186), elle peut
également favoriser la dépression consécutive à la déception ; seuls l’humour, le plaisir partagé
(amoureux, esthétique) peuvent alors aider à traverser cette étape, éprouvante narcissiquement,
mais plus efficiente qu’une recherche de perfection ou une autoaccusation d’insuffisance (les
unes et les autres alternant aisément). Or, dans l’expérience amoureuse au long cours, non
seulement l’autre ne nous sert pas invariablement de miroir gratifiant pour nos propres qualités,
mais il détecte en nous des failles difficiles à admettre et à combler1251. Comment faire face
sain(t)ement, quand l’aspect propre à une telle expérience est interprété de manière biaisée ? Si
une forme de « péché » de l’Eglise, mais aussi un genre de dysfonctionnement affectant un
certain discours social, envers les couples, devait ici être identifié, ce serait celui d’une image
erronée des interactions amoureuses, qui fait inutilement souffrir tant de personnes.

Le défi est en ce sens la capacité du duo amoureux à nourrir sa vie intime au long cours
tout en apprenant à « faire confiance [dans le lien] sans demander sans cesse une garantie
tangible » (p.180-181). Chaque partenaire est appelé à se mobiliser pour conforter son vis-à-vis,
mais aussi à conserver une juste distance qui reconnaisse à l’autre sa différence, sans
l’emprisonner dans un désir insatiable ou une image parfaite qui l’obligerait. En cela, l’eros se
déploie en philia. L’attirance sensuelle réciproque continue à se perpétuer, mais le partage
d’intérêts et de valeurs communes renforce la solidité du couple, en prenant plus largement
l’existence dans l’ensemble de ses incarnations (corps, culture, profession, activités créatives…),
et en relativisant les divergences remises à leur juste place. La relation intime scande cette
interaction globale de moments d’union privilégiée, où « les désirs les plus intimes, surgissant
des fantasmes les plus profonds, trouvent à s’harmoniser avec l’union plus extravertie de type
amical » (p. 182). L’expression privée de l’amour (le « je t’aime ») trouve enfin un appui
appréciable sur une parole d’engagement public (le « nous nous aimons » proclamé urbi et
orbi) ; pour que celui-ci se déploie dans la durée, toutefois, « l’amour doit avoir le souci de
sauvegarder et de renouveler le désir, de s’en nourrir et d’en gratifier l’autre » (p. 182).
L’intention de principe, même solennisée, n’y suffit pas. Pour autant, régulièrement, dans les
moments difficiles (maladie, accident, fragilisations diverses avivant les conflits et les
incompréhensions), la relation est appelée à dépasser l’intérêt personnel et le duo sensuel, afin
que l’oblativité prenne le dessus. C’est le temps propre de l’agapè, qui consolide tant un lien
intersubjectif durable, sans l’épuiser pour autant, sauf à en changer la nature profonde1252.

1251
Ndlr : pour des personnalités fragiles, la déconvenue retourne la projection désirante en projection de
persécution difficile à soigner, car la personne n’en est pas consciente ; elle prend une allure paranoïaque.
1252
On ne peut pas parler d’« amour conjugal selon G.S. » au sujet d’une relation de pure oblation, sauf cas de
force majeure (comme une maladie grave survenant après le mariage) : l’agapè devient alors la seule incarnation
possible d’un lien plus riche, qui avait existé différemment, avait la capacité de le faire et y aspirait au départ.
290
La vulnérabilité, pour le dire autrement, est sans cesse présente dans la relation
amoureuse au long cours. Lorsqu’elle s’actualise particulièrement, cette dernière est accueillie et
traitée à travers les témoignages de dévouement et de gratuité manifestés au moment voulu. Au
rebours, le dévoilement des manques et manquements ne s’effectue pas sans tensions et malaises.
Mais c’est dans l’accueil de cette rencontre en travail que se situe le miracle amoureux. Et c’est,
en principe, dans cette perspective que l’eros doit faire désormais partie intégrante de la
dynamique amoureuse, dans les différents discours y afférant. Les réflexions chrétiennes sont
appelées à progresser en ce sens, de façon plus consciente et plus unifiée.

Le pape BENOÎT XVI, dans son encyclique Deus caritas est de 2006, s’attache en tout
état de cause à articuler l’eros, dont il reconnaît la valeur, aux composantes de la philia et de
l’agapè. On peut lire dans cet effort une véritable maturation de la pensée catholique à ce sujet.
En lien avec les formes de ces dernières attestées dans le Nouveau Testament (notamment dans
l’Evangile de Jean1253), l’eros1254 est ainsi identifié par BENOÎT comme un « amour [qui]
promet […] une réalité plus grande et totalement autre que le quotidien de notre existence ».
L’homme l’éprouve dans toute sa personne : « Ce n’est pas seulement l’esprit ou le corps qui
aime : c’est l’homme, la personne, qui aime comme créature unifiée, dont font partie le corps et
l’âme. […]. C’est uniquement de cette façon que l’amour – l'eros – peut mûrir, jusqu’à parvenir
à sa vraie grandeur »1255. Le pape convoque à l’appui de son analyse une vision de l’homme
inspirée par la Bible que ne renieraient pas nos contemporains en quête de spiritualité : « La foi
chrétienne a toujours considéré l’homme comme un être un et duel, dans lequel esprit et matière
s’interpénètrent l’un l’autre et font ainsi tous deux l’expérience d’une nouvelle noblesse », à
travers notamment les décentrement et dépassement de soi. L’exégèse du Cantique des
Cantiques permet au théologien de cerner les orientations foncières de l’amour électif : « [Ce
mouvement de l’eros] fait partie des développements de l'amour vers des degrés plus élevés [...],
et cela en un double sens : dans le sens d’un caractère exclusif – « cette personne seulement » –
et dans le sens d’un « pour toujours » ». Précisément, même si l’amour électif de nos jours se
reconnaît faillible, il demeure sur un arrière-fond d’amour-toujours exclusif, dans ses ambitions
les plus idéalisées. Un tel élan suscite nécessairement une métanoia intérieure : « L’amour est «
extase » […] comme chemin, comme exode permanent allant du je enfermé sur lui-même vers sa
libération dans le don de soi, et précisément ainsi vers la découverte de soi-même, plus encore
vers la découverte de Dieu ». Ce dernier élargissement peut indisposer les détracteurs
idéologiques de la transcendance, mais parle à ceux qui n’excluent pas dans leur approche
spirituelle l’existence d’une Altérité, même floue ou impossible à nommer, non absorbée
totalement dans l’immanence. Le thème du dépassement de l’ego rallie, lui, tous les suffrages.

BENOÎT refuse en ce sens d’opposer schématiquement l’amour « ascendant » (eros) à


l’amour « descendant » (agapè), ou encore l’amour possessif à l’amour oblatif (amor
concupiscentiæ – amor benevolentiæ), comme on l’a fait souvent par le passé1256. « L’essence du
christianisme serait alors coupée des relations vitales et fondamentales de l’existence humaine
et constituerait un monde en soi, à considérer peut-être comme admirable mais fortement
détaché de la complexité de l’existence humaine ». Au contraire, le régime est celui de la
1253
L’idée d’une « amitié amoureuse » entre homme et femme, postulant l’égalité de leur statut et le dévouement
à l’autre oblatif et engageant, était déjà présente dans l’amour courtois. La tradition orientale qui l’alimentait
puisait au passé égyptien du mariage d’amour. La philia conjugale traduit aussi une vision laïcisée du legs chrétien.
1254
Le mot eros figure deux fois l’Ancien Testament grec mais n’apparaît jamais dans le Nouveau Testament.
1255
BENOÎT XVI, Encyclique Deus caritas est, n° 5.
1256
C’est toutefois encore une antithèse mobilisée, notamment dans le discours sur le sacerdoce ministériel.
291
rencontre et de l’échange : « L’eros […] lorsqu’il s’approche de l’autre, […] se posera toujours
moins de questions sur lui-même, il cherchera toujours plus le bonheur de l’autre, […] il se
donnera et il désirera «être pour» l’autre. C’est ainsi que le moment de l’agapè s’insère en lui ;
sinon l'eros déchoit et perd aussi sa nature même. D’autre part, l’homme ne peut pas non plus
vivre exclusivement dans l’amour oblatif, descendant. Il ne peut pas toujours seulement donner,
il doit aussi recevoir »1257. Le pape définit en fin de compte ce que recouvre l’amour électif
inscrit dans la durée en des accents parlants pour tous : « Le sentiment peut être une merveilleuse
étincelle initiale, mais il n’est pas la totalité de l’amour […] L’amour n’est jamais « achevé » ni
complet ; il se transforme au cours de l’existence, il mûrit et c’est justement pour cela qu’il
demeure fidèle à lui-même. […] Voilà ce que les anciens ont reconnu comme l’authentique
contenu de l’amour : devenir l’un semblable à l’autre, ce qui conduit à une communauté de
volonté et de pensée ». Pour autant, comme on l’a dit, l’étincelle initiale n’est pas vouée à se
commuer en dévouement ad vitam perpetuam, mais a vocation à être entretenue, si l’on ne veut
pas réduire le sentiment amoureux à un feu de paille destiné à s’évanouir au profit d’un « devoir
conjugal » potentiellement écrasant.

3.1.2.2 Devenir couple

L’aventure du chemin à deux, dans cette perspective, paraît d’autant plus mobilisante que
tout couple électif doit se construire pour durer harmonieusement, qu’il soit institutionnalisé ou
non. L’enseignement des sciences humaines est clair à ce sujet. Il est question de passer du
« choc amoureux » au « lien amoureux »1258. Le « contrat » explicite ou implicite, dans cette
perspective, est toujours évolutif, ou du moins, suppose un investissement actualisé pour
fonctionner. Il s’agit premièrement de se choisir librement, à un moment donné, pour « faire
couple ». Il faut aussi « devenir couple », en posant des choix successifs, et cela d’un commun
accord. Il faut enfin traduire ces orientations communes dans la réalité, jour après jour, et de
façon satisfaisante pour chacun. Le couple électif se déploie ainsi à la faveur d’une combinatoire
exigeante qui, de plus, doit sans cesse s’adapter à l’imprévu comme à l’évolution individuelle.
On peut comparer ce challenge à un trekking en terre inconnue, sans guide accompagnateur. Non
seulement les capacités physiques des deux partenaires varient comme telles, mais encore le
terrain se découvre chemin faisant, on trace sa route parfois « à la machette », et le tonus
respectif en pâtit ! Au vu de l’espérance de vie des partenaires, et de l’ampleur des mutations qui
s’accumulent en postmodernité dans le même laps de temps, on mesure la créativité et la
persévérance requises des couples actuels. Ces adaptations et ces conciliations sont à elles seules
le lieu d’un cheminement spirituel, dans le sens qu’il y a toujours interaction entre ce qui advient
et ce qui « meut », le réel et les valeurs, soi et l’A(a)utre ; il n’y pas d’amour vécu qui soit coupé
de cette confrontation perpétuelle.

La sous-estimation de cet effort pousse à minimiser l’impact sur les adultes des
déchirures entraînées par une séparation, même quand il n’y a pas eu procédure de divorce, faute
de mariage. Selon notre expérience, fort peu d’ex-partenaires sincèrement engagés rient de leur
séparation : colère, tristesse, amertume se mêlent. On constate qu’on n’a pas pu « faire face aux

1257
BENOÎT XVI, Encyclique Deus Caritas est, n° 7. Nous approfondirons cet aspect plus loin.
1258
Voir ALBERONI F., Le Choc amoureux, l’amour à l’état naissant, éd. française : Paris, Ed. Ramsay, 1981. L’état
naissant de l’amour est mis en relation avec une expérience collective, qui pourrait être celle du christianisme à
ses débuts. Divers traits caractéristiques de cet « état » bienheureux et souffrant tout à la fois sont évoqués. Assez
pessimiste sur le devenir de cette pâmoison amoureuse, l’auteur admet pourtant la possibilité d’une continuation
par l’amour au long cours, sous la condition d’une créativité permanente et d’un accord profond des parties.
292
éléments » ensemble, que la connivence attendue s’est perdue. Au lieu de se vivre reliés, en
alliance, on s’est senti éloignés, ou en rivalité, voire en hostilité ouverte. Le sentiment de
trahison pointe. La remise en cause personnelle est sollicitée, surtout quand des enfants sont
concernés, . En définitive, l’échec de l’élection, en tant qu’elle engage des personnes assoiffées
d’aimer et d’être aimées, affecte chacun en profondeur. On s’accuse d’avoir failli, et/ou de s’être
trompé de partenaire. L’intensité du désappointement vérifie la portée existentielle et symbolique
du choix premier. Blâmer le péché et les pécheurs, reprocher aux conjoints leur manque de
discernement et de constance peut alors revenir à se dispenser d’accompagner des êtres
sérieusement meurtris, que le jugement et l’indifférence accablent douloureusement.

A première vue, donc, l’élection représente un privilège : elle éloigne l’imposition du


pouvoir d’autrui, elle permet de suivre ses propres critères et préférences intimes. En quelque
sorte, elle constitue le triomphe de l’acquiescement responsable qui engage tout l’avenir. De ce
fait, elle est souvent rêvée, nimbée de magie, conçue comme instinctive, sinon providentielle1259.
Mais elle a aussi des exigences moins riantes. L’initiative personnelle, à ses « risques et périls »,
remplace le consentement au partenaire proposé par le groupe (ou ses représentants, les parents),
bien que les mécanismes en jeu, pour part inconscients, tiennent davantage compte qu’on ne le
pense des impératifs reproductifs et de l’image sociale. Sous le voile romantique, la dimension
utilitaire est présente, ce qui n’est pas un mal en soi puisqu’on veut réussir son union
concrètement. En réalité, quoi qu’il en soit de la diversité des théories dominantes1260,
l’élection1261 résulte toujours d’une stratégie définie en fonction d’objectifs de survie personnelle
et de protection de sa progéniture, non sans rapport avec l’appui potentiel du groupe à la
nouvelle cellule créée. Ceci explique notamment la constante de l’homogamie (choix d’un
partenaire de milieu social voisin), mettant en jeu des filtres combinant les traits révélateurs de
l’adéquation au rôle attendu selon la culture correspondante1262. A bien y réfléchir, c’est
légitime : il est expédient de nourrir des approches communes pour affronter la nouveauté et
tracer un itinéraire conjoint. Si, de nos jours, les routines ne vont plus de soi et qu’on n’arpente
plus les voies du passé, la complicité initiale aide à la mise en route et aux ajustements ultérieurs.
Interviennent aussi des critères psychologiques : l’intérêt du partenaire pour nous et sa proximité
de vues nous confortent dans l’appréciation de notre propre valeur. Les expériences
affectives vécues avec les adultes référents dans notre enfance, et avec la fratrie, le cas échéant,
jouent aussi. Le partenaire correspond ou contraste avec ces schémas, donc il rassure, et/ou
comble un manque. N’est-pas indispensable, quand il s’agit de se risquer ensemble sans garantie

1259
TILLICH, dans Le Courage d’être, (trad. franç. Paris, E. Casterman, 1967) montre que la décision primordiale
dans la vie est « d’accepter d’être accepté ».
1260
Pour une analyse fine, informée et actualisée, voir FAVEZ N., L’examen clinique du couple. Théories et
instruments d’évaluation, Bruxelles, Ed. Madarga, 2013, partie I.
1261
Avec les sociologues, on distingue ici l’élection durable de la sélection d’un partenaire sexuel ponctuel.
1262
« Le plus sûr garant de l’homogamie et, par-là, de la reproduction sociale est l’affinité spontanée (vécue comme
sympathie) qui rapproche les agents dotés d’habitus ou de goûts semblables, donc produits de conditions et de
conditionnements semblables », in BOURDIEU P. & LAMAISON P., « De la règle aux stratégies : entretien avec P.
Bourdieu », revue Terrain n° 4, 1985, p. 93-100. Il faut toutefois souligner que le devenir social compte plus que
l’origine de départ (FORSE M. et CHAUVEL L., Revue française de sociologie n° 1, Paris, Ed. PUF, 1995). Une des
données favorisant cette homogamie est le lieu où s’effectue la rencontre, qui opère un tri préalable : le lieu public
ouvert à tous pour les classes populaires, le lieu réservé (soirées entre amis, clubs, lieu d’études supérieures ou de
stage voire de vacances), pour les classes supérieures. Des critères physiques sont aussi appliqués chez ces
dernières : les marqueurs de statut social pour les hommes (vêtements stylés, haute taille, lunettes…), les
marqueurs de représentation sociale chez les femmes (« belle présentation »). L’intelligence chez la femme n’est
pas recherchée en priorité. Taille et corpulence ont moins d’importance dans les classes populaires, la force
physique étant surtout recherchée chez les garçons, et le côté avenant et dynamique chez les filles.
293
sur le programme du voyage, et même le lieu de destination ? Puisque marcher d’un même pas et
« regarder ensemble dans la même direction » constitue le défi à relever, autant en prendre les
moyens dès le départ !

Bien entendu, des erreurs d’appréciation guettent, comme l’idéal fusionnel - on croit
l’autre identique à soi jusqu’à nier toute différence – ou le climat sacrificiel - on prend l’autre en
charge par besoin inconscient de dominer, ou bien on se soumet à lui par besoin inconscient de
sécurité. On peut se laisser manipuler et utiliser1263. D’ailleurs, le « marché disponible » est
également limité, ce qui relativise un peu les possibles. Les biologistes introduisent, eux, la
variable physiologique des phéromones. Le bouleversement hormonal induit, considérable, peut
altérer partiellement la lucidité1264. C’est donc sur toutes ces bases, plus ou moins fragiles, que
s’écrit l’histoire commune, page après page. L’amour électif est à la fois tissé de ces éléments
inconscients conjugués et des inspirations secrètes de chacun, très personnels. Leur élucidation
présente de l’intérêt, mais à elle seule leur conscience claire ne garantirait pas l’avenir, car
l’aventure amoureuse doit toujours se teinter de mystère et se nourrir de rêve pour se perpétuer.

Une fois le partenaire défini, le couple se constitue en effet à travers son « mythe
fondateur », à savoir le récit, élaboré à deux, dans lequel il se projette et qui le rend unique1265.
Ce dernier renvoie clairement au spirituel : sens profond de la rencontre, attente de bonheur… Le
couple commence dès lors à délimiter des frontières : le « dedans » du couple, c’est son intimité,
qui n’appartient qu’à lui. Le regard des autres et l’interaction avec ceux-ci tracent le
« dehors »1266. Le couple doit à la fois prendre soin de son espace propre et de ses relations avec
l’extérieur1267. Lorsqu’un mariage a lieu, la célébration de ce dernier a de nos jours pour fonction
d’exprimer la « personnalité » du couple, sa manière unique de se concevoir et d’interagir avec
ce qui n’est pas lui1268. Une typologie de cinq styles conjugaux et de trois styles d’éducation se
dégage, distingués par les genres de relations, les rôles et régulations internes, mais aussi le
rapport du couple au « dehors » chaque fois définis1269. Tout cela nécessite un incessant travail
de réélaboration. « Devenir couple », ici, ne se limite plus à reproduire des routines toutes faites.
Il faut au contraire en édicter de nouvelles, et les revisiter au gré des événements, des étapes de
la vie, les corriger le cas échéant. La rigidité en la matière demeure peu opérante.

Le couple électif se révèle donc un aventurier inventif qui fait penser à Mc Gyver, jamais
en panne d’improvisations ingénieuses. Traversant les doutes, affrontant l’inattendu, confronté
aux épreuves, il forge sans cesse son avenir ; l’amour, sans tout régler, incite à refaire alliance
jour après jour, avec la force du « mythe » fondateur. Loin de l’idéal, on chemine pas à pas. Une
telle « équipe de choc » dûment mobilisée, échappe à l’ennui, tant l’œuvre est personnalisante.
La relation donne des chances à chacun de grandir et de porter du fruit, qu’il convient de saisir.

1263
Sur ces aspects, lire HEFEZ S. & LAUFER D., La Danse du couple, Paris, Ed. Hachette Littérature, 2005.
1264
Ce facteur, réel, demande toutefois à être nuancé. Voir WUNSCH S., Comprendre les origines de la sexualité
humaine, neurosciences, éthologie, anthropologie, Bègles, Ed. L’Esprit du temps, 2014, p. 63 et p. 310.
1265
NEUBURGER R., Les Nouveaux Couples, Paris, Ed. O. Jacob, 1997. Celui-ci se prolonge en mythe des valeurs
partagées et s’amplifie dans un deuxième temps en mythe familial, dans lequel prend place le mythe fraternel.
1266
Le regard négatif d’une famille sur le couple le gêne pour investir son histoire de façon confiante et
dynamique. C’est vrai aussi du point de vue du groupe plus large : l’entourage immédiat, professionnel, l’Eglise de
rattachement, le cas échéant. On met beaucoup d’énergie à combattre cette négativité.
1267
DECHAUX J.-H., Sociologie de la famille, op. cit., p. 35-38 et 53.
1268
En cela, « La signification sociale du rite nuptial a changé », DECHAUX, Sociologie de la famille, op. cit., p. 31.
1269
On isole cinq styles conjugaux, appelés parallèle, compagnonnage, bastion, association, cocon, ainsi que trois
styles éducatifs dits autoritaire, négociateur, maternant. Certains sont plus efficients pour l’harmonie durable.
294
C’est là le versant passionnant et très neuf de la vie à deux ; il mérite amplement l’intérêt, et il
est indissociable, on le voit, d’une dimension spirituelle au sens large du terme. Dans le champ
du christianisme, il fait sens également de manière foncière, comme en atteste la dimension
narrative des Ecritures, plus exemplative qu’exemplaire1270.

3.1.2.3 Le couple, un « état d’Esprit »

Nous avons constaté la sobriété biblique, s’abstenant d’offrir le visage d’un mariage,
d’un couple et d’une famille parfaits, hormis peut-être le cas-limite de SARRA et TOBIE, ou
celui, d’une cellule familiale insolite dont la maman est vierge et l’enfant, Dieu1271. Inspirateurs
sûrement, ils ne peuvent normer le simple quotidien. Les couples que nous scrutons, d’autre part,
investissent le spirituel dans une diversité si confondante que notre regard se portera surtout, au
vu de la définition que nous avons retenue du spirituel, sur les options exigées par la vie élective
elle-même, et leur résonance spirituelle d’un point de vue chrétien. Nous pouvons lire cette
aventure nouvelle à la fois comme naturelle, incarnée et risquée.

1.) L’aspect naturel, c’est-à-dire spontané du rêve amoureux, présent déjà dans le rêve
fusionnel tapi au cœur de chaque être (et réveillé dans toute idylle), mais aussi spiritualisé et
inscrit dans la durée par la tradition courtoise, est patent. Il fait écho à la conception
anthropologique dégagée de la lecture chrétienne du « proto-évangile » de la Genèse, résumée
supra : émerveillement, bénédiction, grâce préternaturelle et torpeur mystérieuse caractérisent
l’évocation de la création de l’humanité mâle et femelle. Les harmoniques sensuelles du
Cantique des Cantiques entrent en résonance avec le double récit des origines. La métaphore des
relations entre Dieu et son peuple, puis entre le Christ et l’Eglise, magnifie l’élan amoureux
associé au mariage qui ne l’incluait pas à l’époque. L’Esprit de vie comme « énergie
érotisante »1272 mise au service de l’ex-stase, la sortie de soi vers l’autre (divine et humaine1273),
est nécessairement présent à ce jaillissement. Précisément, dans son harmonie native, sa charge
affective et son intensité, l’amour électif contemporain, en rejetant la possessivité et l’hypocrisie,
ressortit au lien d’alliance suscité et espéré entre Dieu et l’homme analysé en première partie. La
pensée trinitaire actualisée confirme cette hypothèse. Certes, « les relations que la Trinité
entretient avec le monde sont constitutives de l’être du monde »1274, et non de l’être trinitaire,
sans confusion ni transpositions possibles1275. Mais « quand Dieu se rapporte au monde par la
création, la réconciliation et le parachèvement eschatologique, il s’y rapporte d’une manière
telle qu’il crée un monde relationnel, un monde de particularités créées et de formes créées
d’être-ensemble ». Or, une telle relationnalité créée « est une relationnalité ouverte qui ne peut

1270
Voir le début de l’alinéa 1.1.3.2.
1271
La résistance de ZACHARIE à l’annonce dédiée d’une naissance tardive écorne un peu l’image idéale du couple.
1272
MOLTMANN J., L’Esprit qui donne vie…, op. cit., p. 269.
1273
Cf. alinéa 1.4.3.2 et PANNENBERG, qui fait état de la dynamique « extatique » de la vie sous l’Esprit,
notamment dans la vie de « toute communauté dont les membres individuels sont unis par le dévouement à une
chose commune » (Théologie systématique III, op. cit., p. 183).
1274
SCHWÖBEL C., « Où en sommes-nous en matière de théologie trinitaire ?... », op. cit., p. 28.
1275
La prudence est requise face à des assimilations/analogies rapides entre la réalité de la Trinité immanente
prise en elle-même, et la réalité humaine. La dynamique de la périchorèse, ainsi, n’est pas transposable comme
telle à la famille humaine, car le type d’altérité entre personnes diffère. Certaines envolées catholiques faisant du
couple l’image de la Trinité elle-même n’y cèdent-elles pas un peu vite ? Le croisement de l’inter-personnalité
créée et de la communauté, l’accueil de l’action transcendante de l’Esprit Saint seraient plus à même de permettre
qu’en Dieu, et par grâce, la chair devienne spirituelle, et donc une, et vice-versa (voir SOULETIE J.-L.,« La Trinité
e
comme programme social », DURAND E. et HOLZER V., Les réalisations du renouveau trinitaire au XX siècle, Paris,
Ed. Cerf, 2010, p. 247-271).
295
être suffisamment et complètement comprise en faisant abstraction1276 de sa constitution par la
relation que Dieu entretient avec la création »1277.
De manière générale, donc, nous aimons à bien des égards comme nous sommes aimés de
Dieu, quoique sa manière d’être Dieu amour nous dépasse, sans nous laisser en chemin non plus.
L’amour que nous nous portons, humain, pour peu qu’il soit de qualité, peut se parfaire par
grâce, jusqu’à être divinisé à la fin des temps. Il reste encore tributaire ici-bas de nos limites de
créatures, d’autant que l’amour électif ne saurait se superposer à l’agapè divine, mais il se révèle
déjà, en tant que « de source divine », à portée spirituelle. Dans la méditation résumée à l’alinéa
3.1.2.3, BENOÎT XVI dégage la valeur intrinsèque de l’amour dilectio pleinement accompli,
avant de relier celui-ci à l’Amour divin duquel il provient. L’eros combiné à la philia et à
l’agapè est vu comme le moteur d’un cheminement qui oblige à se dépasser et se transformer, et
n’est jamais achevé pour personne. Nos contemporains, de leur côté, s’ils restent plus vagues sur
leurs représentations, réduisent rarement leur expérience amoureuse au long cours à un expédient
dénué de toute transcendance1278. La pensée chrétienne peut reconnaître ainsi qu’en
s’humanisant dans la meilleure des volontés et des manières d’aimer - même si elles ignorent où
s’enracine leur élan amoureux et demeurent imparfaites - les personnes se sanctifient
vraiment1279. Comment se refuser dès lors à contribuer à ce que réussisse un projet aussi porteur
de sens, en fournissant quelques clefs de compréhension de ses ressorts et de ses dynamismes
propres ? Des ponts sont évidemment possibles vers l’annonce chrétienne, sans la prérequérir.

2.) L’amour électif, naturel, est aussi profondément incarné. Il est inscrit dans le temps,
dont l’écoulement prend un sens tout particulier selon Ph. ARIES, rappelé à alinéa 2.3.1.1, au n°
5. « Quotidien » devient un adjectif dense pour qui veut aimer un amant/ami/être vulnérable et
limité. Chaque matin invite à remettre en jeu la liberté du choix, la créativité amoureuse, sans
garantie sur l’avenir. L’Esprit est éminemment cette présence hic et nunc, qui donne possibilité à
la vie de s’accomplir. Le kairos amoureux est en cela un événement spirituel, au sens où il ouvre
l’humain à sa responsabilité : accueillir la vie et lui donner toutes ses chances, à l’instant. De
plus, l’amour choisi réunit deux sujets. La relation se fait le fruit d’une option « à parité » de
deux « vis-à-vis » ; elle entre pleinement dans le projet créateur ; elle donne place au travail (on
nomme ainsi l’accouchement) de l’altér/ation (le mot sexe vient du latin secare, couper). Nous
avons vu que la mission de l’Esprit (unicité dans le lien) concourait à cette capacité à laisser
l’autre être autre, et « laisser être ce qui est autre ». Masculin et féminin, différences des
générations, relations à ce qui n’est pas le couple et la cellule familiale : les confrontations sont
incessantes. Le couple électif, bâti sans modèle préétabli, doit sans cesse se recréer. Il n’est pas
confortable de se voir chacun interrogé sans cesse sur son identité, sa volonté de vivre une
harmonie, d’adopter une éthique, pour construire ensemble. Or, les conjoints électifs se sont
rendus volontairement dépendants de leur collaboration à l’œuvre commune. Que l’un vienne à
manquer à la tâche partagée, le contrat est menacé. Cet abandon consenti de l’auto-suffisance, à
teneur fondamentale spirituelle, demande aussi de trouver le moyen de s’adapter à un « unique »
en perpétuelle évolution… Jusqu’à l’expérience de la perte si l’autre s’esquive. Même là, l’Esprit

1276
Ndlr : nous avons modifié la traduction qui proposait « abstraction faite », expression à notre sens ambiguë ici.
1277
SCHWÖBEL C., « Où en sommes-nous en matière de théologie trinitaire… », op. cit., p. 28.
1278
« La philosophie contemporaine parle volontiers de transcendance pour parler de tout ce qui est irréductible à
la Nature ou à l’Histoire. […] La transcendance est donnée dans l’immanence à soi. Elle est ici la caractéristique,
non du divin, mais de l’humain. Elle apparaît comme la qualité ultime qui permet à l’être humain de se dépasser lui-
même et d’être à l’origine du sens. », in BERGERON R., Le couple comme nouveau lieu spirituel, op. cit., p. 34.
1279
Voir l’alinéa 1.4.2.2.
296
consolateur, l’Esprit créateur est à l’œuvre, car on peut ou non aggraver le mal, tirer profit de la
difficulté pour changer de cap et réviser ses réflexes, semer la paix ou la guerre, en somme,
assumer ou non la précarité élective qu’on a revendiquée comme style de relations.
Là intervient la troisième composante incarnée de l’aventure élective : la dimension
personnalisée et personnalisante, qui tient à l’élection comme à la nécessité de l’implication
amoureuse. Elle tient aussi à la dimension historique d’un lien unissant des individus aux passés
dissemblables, et dont l’itinéraire se met à converger en une grande proximité corporelle,
psychique et spirituelle. Les mouvements et croyances, en bonne part inconscients, qui marquent
la relation de couple et de parents varient selon les profils ; chaque couple a sa couleur, et les
affects qui le traversent sont diffus. La psychologie peut éclairer certains phénomènes, mais
peine à faire émerger le sens ultime du partenariat. A ce compte, le « discernement des esprits »,
avec l’attention aux motions (consolation, désolation, tentation sous couvert de bien…) hérités
de la tradition1280 doit s’effectuer dans un environnement complexe, et sans, souvent, que la
référence explicite au Dieu de Jésus-Christ soit présente dans l’esprit des adultes concernés. Il
est évident, à cet égard, que les personnalités ont plus que jamais besoin de prendre du recul sur
ce qui les meut, et réfléchir à deux, pour que les impulsions et le système réactionnel ne prennent
pas le dessus. Mais la vie moderne fait obstacle à cette nécessité de relecture. Il demeure
possible, quoi qu’il arrive, de détecter des orientations plus ou moins apaisantes, porteuses de vie
véritable, constructives dans les interactions en jeu. En tout état de cause, les rendez-vous
existentiels rendus possibles par la rencontre avec le Jésus de l’Evangile, sous l’Esprit, et
rappelés dans l’introduction de la présente partie, sont au cœur de la problématique
personnalisante. L’appel au courage d’être, l’invitation au compagnonnage amical, les
retrouvailles avec une Présence d’Esprit accessible et disponible, ici et maintenant, soutiennent
pour prendre place dans le monde, seul, à deux, en famille.

3.) L’aventure élective est enfin, faut-il le répéter, un pari risqué. Elle ressemble à bien
des égards à un véritable « combat » mené en terrain miné, non contre des ennemis en chair et en
os, mais contre les réflexes de mort et de destruction qui nous viennent de nos blessures intimes
(inévitables), les sollicitations et pressions environnantes (coups durs, séductions sensibles,
mécanismes sociétaux aliénants), ou encore les routines mises en place par nécessité, mais qui
pourraient dispenser de vivre les étapes normales de toute relation affective amoureuse inscrite
dans la durée. Quelles sont les armes des belligérants ? Nous avons déjà cité l’humour, une
capacité à rire de soi et de ses manques. Nous avancerons aussi celle, essentielle, de la
confiance1281. Celle-ci est fondée sur la fidélité que nous reconnaissons et éprouvons, en tant que
chrétiens, de la part de notre Dieu Tri-Unité, par la miséricorde dont il fait preuve et dont
attestent les Ecritures, sur la manière dont nous en vivons par grâce chaque jour. Elle est appelée
à s’éprouver non seulement dans notre propre existence, mais aussi et d’abord dans notre
manière de regarder les autres, en l’espèce, les couples et familles que nous entendons aider,
dans le sens où nous croyons que l’aide leur vient avant tout de Dieu. A ce titre, il ne s’agit pas
d’idéalisme béat ou d’optimisme sans fondement, mais d’une manière résolue, et
fondamentalement évangélique, de se situer face à l’existence. « L'homme contemporain écoute
plus volontiers les témoins que les maîtres ou s'il écoute les maîtres, c'est parce qu'ils sont des
témoins » fait remarquer PAUL VI1282. Les pasteurs chrétiens, dans leur rapport aux couples et

1280
BERNARD C. A., Traité de Théologie spirituelle, op. cit., p. 317-337.
1281
Voir THEOBALD C., « L’Esprit mystagogue », op. cit., p. 91 ; MOLTMANN L’Esprit qui donne vie…, op. cit., p. 257-
259, sans oublier le célèbre « N’ayez pas peur ! » de JEAN-PAUL II.
1282
PAUL VI, « Allocution aux membres du Conseil des laïcs, 02.10.1974 », repris dans Evangeli Nuntiandi, n° 41.
297
aux familles d’aujourd’hui, ont avant tout à répondre de leur foi, dans une espérance et une
charité proprement théologales qui les éloignent du jugement et de la désespérance ; c’est à notre
sens la façon dont se positionne le pape FRANCOIS1283. C’est la tonalité de l’exhortation
apostolique Amoris Laetitia, amorcée dans Evangelii Gaudium et dans les Lineamenta du
Synode de 2014.

L’état d’Esprit du couple électif n’a rien, on le voit, de dissonant avec la dynamique
spirituelle chrétienne, à condition que celle-ci accepte la dimension de la finitude nécessairement
présente dans une telle expérience. Celle-ci n’est pas l’antichambre de l’enfer ; le pessimisme qui
se dégage de certains documents magistériels présentant le monde actuel semble induire que
l’âge d’or était situé dans un passé proche. Or, tout se passe comme si, dans son histoire, à la
faveur d’une culture traditionnelle moins affectée par le changement et moins individualisée,
mais aussi méfiante face au charnel et au temporel, la figure du couple n’avait pu garder sa
dimension incarnée, sinon ambivalente. Le jeu métaphorique a pu effacer de façon trop
accentuée la distance entre le divin et l’humain, en un mécanisme rendu finalement surprenant en
regard de la précaution prise à défendre la différence divine. La reconnaissance de la
vulnérabilité humaine est fondamentale, dans le cadre rappelé plus haut d’une création
inachevée, en devenir, en attente de restauration. Elle est liée au fait que personne ne se suffit à
lui-même. Quand on rapproche la relation conjugale des rapports entre le divin et l’humain, il ne
faut pas oublier la dimension analogique, sous peine de soumettre l’humble réalité humaine à
une exigence sur-humaine. C’est aussi, symétriquement, s’exposer à l’idolâtrie.

X. THEVENOT explore ainsi les fondements de la chasteté, c’est-à-dire le fait d’assumer


sa dimension sexuée, en renonçant à un monde sans faille, sans échec et sans mort, sans
différence non plus, un univers de toute-puissance, en un mot, coïncidant avec son origine. Ceci
n’est pas sans conséquence1284. Que l’amour humain puisse être à l’image de l’amour divin ne
peut signifier qu’il doive (voire puisse) coïncider exactement avec lui, ni qu’il ait à révéler en
lieu et place de Dieu Père Fils et Esprit la bonté et la fidélité indéfectibles qui le caractérisent. En
d’autres termes, Amoris Laetitia. le rappelle en conclusion : « Aucune famille n’est une réalité
céleste et constituée une fois pour toutes.[…] Contempler la plénitude que nous n’avons pas
encore atteinte nous permet de relativiser le parcours historique que nous faisons en tant que
familles, pour cesser d’exiger des relations interpersonnelles une perfection, une pureté
d’intentions et une cohérence que nous ne pourrons trouver que dans le Royaume définitif. De
même, cela nous empêche de juger durement ceux qui vivent dans des conditions de grande

1283
On ne peut aider des personnes à trouver leur chemin en usurpant le rôle de sauveur et/ou de juge.
1284
Trois risques fondamentaux sont liés à l’origine (voir THEVENOT X., Repères éthiques pour un monde nouveau,
Mulhouse, Ed. Salvator, 1982, p. 48-50, synthèse lacanienne, reprise ici dans un tableau récapitulatif).
risques/tentations Conséquences sans la chasteté Correction avec la chasteté
Jouer au pur en spiritualité Accepter l’échec, la mort, l’indécis
absence de faille Chercher le perfectionnisme Vivre ses limites avec humilité
Etre en quête du fusionnel Se confronter à l’altérité
Face à l’expérience de la différence, tomber dans Accepter les médiations, les déplacements
indifférenciation l’angoisse (crise d’identité), la violence (pour Promouvoir l’autre différent
supprimer la différence) ou l’impatience (avidité). Prendre patience avec soi et l’autre
Nier les dépendances Intégrer les troubles et les plaisirs
toute-puissance
Vivre dans l’imaginaire qui maîtrise tout Accepter de vivre dans le réel, l’inattendu

298
fragilité. Tous, nous sommes appelés à maintenir vive la tension vers un au-delà de nous-mêmes
et de nos limites, et chaque famille doit vivre dans cette stimulation constante ».

L’amour électif, dans sa plus belle incarnation, et jusque dans sa fragilité (reflétant en
réalité son ambition inégalée) pourrait constituer à tout prendre une grande avancée dans
l’histoire de l’humanité. Il déplace les accentuations ; mais son influence généralisée, dans sa
nouveauté, ne pourrait-elle pas apparaître comme un bon point d’appui pour revivifier la
pastorale familiale, sinon dynamiser la mission évangélisatrice de l’Eglise ? Si l’on en revient au
texte biblique, nous voyons bien que les acquiescements empressés ne portent leur fruit que s’ils
sont suivis d’un engagement véritable, alors que les refus finalement assortis de mise en œuvre
concrète ont infiniment plus de valeur pour Dieu (Mt 21, 28-32) ; les hiérarchies sont inversées.
Pour autant, il demeure important de relier l’aventure du couple électif à la manière dont
il envisage et vit la parentalité. La transmission de la vie, contrairement peut-être à ce que l’on
laisse entendre, reste au centre de son rêve. Ce défaut de perspective est sans doute lié au fait
qu’autrefois perçue comme la « fin première du mariage », l’expérience de parentalité prend des
couleurs très différentes dans le monde en mutation décrit dans notre seconde partie. Même si la
gestion du désir d’enfant et des fonctions paternelle et maternelles diffère notablement, et que
l’instabilité des couples affecte indubitablement ces interactions, l’espoir de fonder une famille
épanouie apparaît toujours comme une attente forte. Plus que jamais, la dimension spirituelle, au
sens large, est très présente dans cette expérience merveilleuse et déstabilisante à la fois.

3.1.3 La parentalité « élective » comme expérience spirituelle

En Occident, on l’a dit, la famille dite nucléaire ou élémentaire, soit « le groupe


résidentiel composé d’adultes et de leurs enfants engendrés ou adoptés »1285, est une invention
tardive, fruit d’une élaboration initiée en France dans la société et dans l’Eglise1286. L’usage
généralisé de construire aujourd’hui le couple à sa guise et à son rythme, quitte à le défaire et en
rebâtir un nouveau, qu’on soit marié ou non, affecte bien sûr ce schéma1287. Les changements
induits, modifiant les statut, rôle, image et place des enfants vis-à-vis de leurs parents,
concernent à la fois la transmission de la vie, l’éducation, et les liens noués dans la durée. La
spiritualité du couple électif doit dès lors se déployer peu ou prou en spiritualité familiale

1285
DECHAUX, Sociologie de la famille, op. cit., p. 4.
1286
Voir nos développements aux alinéas 2.1.4.2 et 2.1.4.3.
1287
En mai 2004, le droit français introduit le divorce pour « altération définitive du lien conjugal », et supprime
l’interdiction de divorce par consentement mutuel dans les six premiers mois de mariage. Pour le PACS, il suffit
d’une requête écrite, conjointe ou unilatérale, adressée au tribunal d’instance. « Avec cette nouvelle législation, le
divorce peut être engagé à la demande d’un des époux sans avoir de faute à reprocher à son conjoint. Segalen
(2006) remarque que ce droit unilatéral à divorce équivaut à une « petite révolution », la loi précisant qu’on ne peut
obliger un couple à durer. », in Sociologie de la famille, op. cit., p. 29. En fin de compte, c’est ici une forme de droit
à répudiation unilatérale qui est réinstaurée, à la différence qu’elle peut être décidée par les deux sexes. Le sort du
conjoint délaissé de la sorte reste douloureux. L’amertume et le sentiment d’injustice entraînés par l’impression de
devoir subir les conséquences d’une décision non partagée aggravent incontestablement les souffrances de la
rupture pour le « répudié », au contraire de la séparation choisie vraiment d’un commun accord. Or, bien des
divorces à l’amiable ne sont finalement gérés ainsi que pour limiter les coûts et accélérer la procédure. Dans ce
cadre, l’obligation de fidélité (article 212 du code civil) ne vaut désormais que tant que le désir de vie commune se
maintient des deux côtés, c’est-à-dire qu’il suffit qu’un conjoint la rejette pour qu’elle disparaisse ; là encore, il est
fait peu de cas de celui qui a tenu ses engagements publics. C’est ici la limite de la neutralité volontaire de la
« communauté politique », difficile à dépasser sans doute, mais qui n’est pas sans conséquence, symboliquement.
299
« élective »1288, dans un contexte qui n’offre pas de modèle unique, ni de repères aisément
identifiables. Ces déclinaisons variées surprennent et heurtent parfois. Mais prétendre que, par le
passé, les choses se passaient toujours bien de ce point de vue serait aussi une erreur de
perspective, comme le révèlent nombre de récits impliquant des beaux-parents indélicats.

3.1.3.1 La transmission de la vie comme rendez-vous spirituel

L’attente de l’enfant se révèle centrale dans le projet du couple affinitaire. On n’y


escompte pas devenir soi, devenir vrai, construire une vie harmonieuse sans donner la vie,
comme le montrent les statistiques sur la fécondité1289 qui dissuadent d’idéaliser le passé1290.
Hors considérations économiques et pratiques1291, les rêves concernant le nombre d’enfants que
l’on souhaite changent peu1292. Le don de la vie apparaît comme un couronnement de la relation
élective, au point que l’expression du désir d’enfant1293 occupe une place essentielle dans
l’élaboration des normes familiales, à l’heure de la maîtrise de la fécondité. Cette dernière
permet de laisser chacun paisiblement le temps de « devenir parent », sans la pression
d’autrefois. Quel bonheur d’évoquer librement un projet qui concerne le couple, mais dépasse
son duo fusionnel ! Il est doux de partager les émotions à deux au gré des étapes : l’évocation du
projet, l’accord sur le moment adéquat pour tenter l’aventure, la confirmation de la grossesse,
l’annonce aux proches, le moment de la première échographie, les sensations des mouvements
du bébé in utero, les idées de décoration de la chambre du bébé, le projet éducatif, etc., jusqu’à la
naissance proprement dite, un événement auquel le papa se doit d’assister ! Nombre de couples
disent garder des souvenirs inoubliables des dialogues et moments d’authenticité vécus à cette
occasion1294. La vie semble comme s’y dilater à l’infini.

1288
Nous mettons des guillemets, dans le sens où cette forme de gestion de la parentalité est consécutive au
schéma du couple électif, qui s’accompagne d’une vision de l’amour porté aux enfants à distance du modèle de
l’autoritarisme paternel reproduisant dans l’espace domestique les interactions sociales de type patriarcal. Mais la
parentalité « élective » est évidemment différemment située, au sens où l’on ne choisit pas ses enfants comme on
choisit son conjoint. En revanche, on les élève et on les aime dans le cadre d’une vision du couple qui intègre une
possible rupture entre partenaires adultes. La relation filiale doit s’y adapter.
1289
On constate, certes, une baisse globale du nombre d’enfants par femme dans nombre de pays européens
depuis 1980. Mais stabilité ou augmentation se vérifient dans les pays scandinaves, ainsi qu’en France, Belgique,
Suisse et Luxembourg. Hors de l’Europe, parmi les pays développés, Australie, Nouvelle-Zélande, Canada et Etats-
Unis sont stables ou en croissance, quand le Japon, Israël ou la Turquie baissent (voir l’indicateur conjoncturel de
fécondité pour 2013, site ined.fr, consulté le 07. 12. 2015). L’infécondité, quant à elle, augmente peu, et demeure
en deçà des chiffres antérieurs aux Guerres Mondiales. Cependant la baisse de la fertilité moyenne existe.
1290
Rappelons ici le malthusianisme européen, manifeste surtout en France et en Europe du Nord (alinéa 2.3.1.1).
Enfin, le taux élevé de mortalité des jeunes enfants à l’époque appuie notre propos.
1291
Seules les limitations de perspectives d’ascension sociale, chez les classes moyennes, restreignent dans notre
pays l’accueil d’un enfant supplémentaire (en général le troisième). En Allemagne, où la situation est spécialement
critique, c’est l’absence de lieux adaptés et de facilités professionnelles qui expliquent pour une part la faiblesse
du désir d’enfants, ainsi que les traumatismes datant de la Seconde Guerre Mondiale (cf. DECHAUX J.-H.,
Sociologie de la famille, op. cit., p. 24). Peu de couples en Europe et dans le monde excluent totalement le projet
parental.
1292
DECHAUX le montre bien pour la France : DECHAUX J.-H., Sociologie de la famille, op. cit., p. 24.
1293
« [Le désir d’enfant] demande à être entendu par les proches, par la société, les médecins ou les politiques. […]
Nous entrons aujourd’hui pour ce qui concerne l’enfant, dans ce « temps du désir » par opposition à une époque où
il était inévitable d’ « avoir » des enfants. », in ARENES J., « Désir d’enfant et création de l’avenir », revue Etudes
oct. 2013, p. 327-336.
1294
L’émission récente « Baby-Boom » de TF1, tournée dans des maternités françaises, le reflète bien.
300
Souvent, les jeunes femmes parlent les premières de leur désir d’enfants, elles qui, à leur
insu, évaluaient l’élu en fonction de sa capacité à assumer sa responsabilité familiale1295. Leur
horloge biologique les y incite. Les hommes sont d’ordinaire plus circonspects1296, quoique le
rêve de paternité ne soit pas tabou dans les jeunes générations. Les motivations exprimées
reflètent les traits du spirituel contemporain : on espère s’accomplir dans son identité en
devenant parent (quitte à réparer un passé douloureux). On se réjouit de mettre au monde
quelqu’un que l’on va chérir de tout son cœur et dont on sera responsable, ce qui donne du sens à
sa vie et égaie le quotidien. On rêve de transmettre des valeurs, dans un climat de respect et
d’harmonie. On souhaite enfin, en perpétuant une lignée, s’ancrer dans la famille élargie ; la
salutation au passé devient promesse d’avenir. Or, engendrer résulte d’un compromis entre deux
mouvements, se prolonger soi-même et sortir de la clôture sur soi1297 ; le développement
« conjoint » se confronte à présent aux besoins prioritaires d’un tiers (l’enfant). De ce fait, le fait
de vivre une grossesse et de mettre un enfant au monde ne va pas toujours de pair ; il y a un
décalage entre l’enfant imaginaire et l’enfant réel. Un décentrement doit s’opérer sous la forme
de l’attachement parental. C’est un vrai travail intérieur, qui prend du temps.

Quant à la venue de bébé, elle constitue en soi un événement capital. Selon ARENES,
l’arrivée de l’enfant offre au couple le goût de la durée, avec des corollaires intéressants. Le flux
de vie qui « se transmet à nos enfants et à leurs descendants […] donne mémoire et durée au
jaillissement de la vie »1298. La filiation instituée le met en forme, en attribuant le nom et en
officialisant le lien. De ce fait, le père et la mère prennent conscience de l’« amont » et « l’aval »
de leur propre existence, avec son caractère éphémère. Ils sont confirmés dans leur statut
d’adultes. Ils se trouvent invités à un dépassement qui mobilise en eux des compétences et
énergies étonnantes. Ils sont conviés aussi à prendre une place importante dans la
société, puisqu’à leur insu, ils sont mandatés pour « créer un lien nouveau dans le monde »
traversé par une vive angoisse d’abandon. Le type de société qui est la nôtre s’occupe donc
prioritairement « d’aider les personnes à accéder à l’accomplissement de leur désir d’enfant,
plus que de limiter ou d’encadrer les vœux personnels dans le sens de ce qui serait
souhaitable »1299. L’enfant est vu en fin de compte comme le plus beau cadeau que puisse se
faire un couple amoureux1300. Or, tout ceci renvoie au spirituel, comme lieu d’élaboration du
sens de la vie, pour soi et pour autrui, qui a partie liée avec les réalités fondamentales de l’amour
et de la mort. A ce titre, ces confirmations mènent une proportion non négligeable de couples à
s’ouvrir à une dynamique suprahumaine. Ils voient dans le miracle de la vie un don, un don
divin, même, pour certains, qui les émeut et les remplit de gratitude. Les faire-part le traduisent à
leur façon. Ce ressenti est parfois célébré en Eglise1301. Et les images de la Nativité demeurent
encore prégnantes dans l’inconscient collectif, jusque dans les photos prises à la maternité1302.

1295
FAVEZ N., L’examen clinique du couple. Théories et instruments d’évaluation, op. cit., partie I. Quand c’est pour
l’aventure d’un soir, l’esthétique corporelle et le potentiel érotique sont privilégiés.
1296
Voir ARENES J., « Désir d’enfant et création de l’avenir », op. cit., p. 333. La suite de notre étude émane de cet
article. Certains hommes ont toutefois du mal à franchir le pas de la parentalité.
1297
Ibid., op. cit.., p. 330.
1298
Ibid., op. cit., p. 334. RICŒUR dit que « nous survenons au beau milieu d’une conversation commencée avant
nous » (cité par ABEL O., La Croix, 14. 08. 2015). Suite à la désinstitutionalisation, la filiation devient pratiquement
le fondement de la famille.
1299
Ibid., p. 335.
1300
Sondage personnel mené sur 10 sites dédiés, dans le cadre d’une conférence donnée à Buc le 10. 04. 2013.
1301
C’est un propos très présent dans les demandes de baptême.
1302
Voir notre alinéa 2.2.2.3. Les Psaumes et récits de vocation chantent aussi la gestation du petit d’homme.
301
Mais la venue de l’enfant bouscule les calendriers d’antan. D’abord, la mise en couple ne
coïncide plus avec les premiers rapports sexuels, comme avant, où l’on accédait souvent à
l’intimité physique par le mariage. Ensuite, le parcours d’étude recule la prise d’autonomie, avec
sa composante de fixation affective1303. En troisième lieu, la naissance du premier enfant
sanctionne la stabilisation professionnelle des deux partenaires, non nécessairement
synchrone1304. De plus, le couple a besoin de se sentir suffisamment sûr de son lien pour oser
l’aventure de la procréation1305. Enfin, le couple électif désire souvent goûter une lune de miel
prolongée avant de se dévouer à un bébé. La première naissance survient dès lors en moyenne 4
ans après l’édification du premier couple et 9, 4 ans après les premiers rapports sexuels1306. Le
second enfant, s’il est le bienvenu, naît assez rapidement. Pour le troisième, c’est en fonction de
la situation conjugale et économique et du projet parental. Evidemment, l’âge des accouchées
augmente en proportion1307. En somme, sexualité, conjugalité et procréation se succèdent sans se
conjoindre d’emblée ; une période pré-familiale s’immisce dans les parcours de vie,
essentiellement mise à profit comme un temps d’exploration éventuellement ludique, mais aussi
de maturation, voire de probation, préalable à l’étape décisive de la parentalité.

C’est grâce à l’accès à des moyens contraceptifs efficaces qu’appeler un enfant à la vie
est devenu un choix. L’enfant qui naît est, en principe1308, un enfant attendu, investi dès sa
conception1309 : la plupart des jeunes enfants vivent avec leurs père et mère1310. Que les parents
soient mariés, unis civilement ou concubins1311 affecte peu ici la figure de la famille élémentaire,
hors déliaison ultérieure du couple (nous y reviendrons). La sérénité est de mise face à l’accueil
de l’enfant qui vient concrétiser le lien électif et l’installer dans la durée ; si l’avenir en décide
autrement, ce n’est dans la plupart des cas le vœu initial de personne.

1303
Si l’âge moyen du premier rapport s’établit à 17, 2 ans actuellement, seuls 23 % des jeunes gens entre 20 et 25
ans vivent en couple en 2005, dont le quart est marié. Ils sont 59 % entre 25 et 29 ans, dont le tiers est marié. Il y a
3 à 12 ans entre premiers rapports et premier couple : DECHAUX J.-H., Sociologie de la famille, op. cit., p. 16 et 30.
1304
Une jeune femme qui commence un travail en CDD voir en CDI ne se met pas en congé maternité tout de suite.
Cependant, nombre de femmes relativisent cette question, à partir du moment où le futur papa a une situation.
1305
« Ce qui prime pour les couples, c'est leur stabilité affective, sanctionnée la plupart du temps par le nombre
d'années de vie commune sans enfant.», in REGNIER-LOILIER A, « Quand le désir d'enfant s'éveille », journal La
Croix, 22. 05. 2007.
1306
DECHAUX J.-H., Sociologie de la famille, op. cit., p. 14 : valable aux Etats-Unis et dans les pays européens.
1307 er
Au 1 enfant on a en moyenne 26, 7 ans en 1975 et 29, 9 en 2008 ; 21, 5 % des enfants en 2008 ont une mère
âgée de plus de 35 ans, contre 16, 5 en 1998. Voir DECHAUX J.-H., Sociologie de la famille, op. cit., p. 9.
1308
Voir DECHAUX J.-H., Sociologie de la famille, op. cit., p. 23. Cette affirmation est toutefois à mettre en balance
avec le chiffre annuel des avortements, particulièrement élevé en France, même chez les très jeunes femmes.
1309
L’enfant est « deux fois l’enfant du désir. Il l’est socialement, de par le statut qui lui est attribué, et il l’est
techniquement, de par les conditions dans lesquelles il est conçu », une véritable « révolution anthropologique ».
Voir MATHIEU S., L'enfant des possibles, assistance médicale à la procréation, éthique, religion et filiation, Paris,
Ed. L’Atelier, 2013, note 117.
1310
En France, très peu d’enfants vivent en famille recomposée avant 4 ans, et seuls 10 % des moins de 3 ans
vivent avec un seul parent. D’autre part, « en 2008 : plus d’un enfant sur deux naît hors mariage, ce qui est la
proportion la plus élevée en Europe, à l’exception des pays scandinaves ». Mais 5/6 sont reconnus par leur père en
2005, contre 1/5 en 1970. « Certains assistent même au mariage de leurs père et mère ; ceci concerne trois
mariages sur dix depuis les années 2000, contre 7 % en 1980 » (voir DECHAUX J.-H., Sociologie de la famille, op. cit.,
p. 20, & 12-13).
1311
Au gré des législations nationales, ce lien prend diverses formes ; en France, c’est le PACS.
302
Lorsque le couple se sent prêt, il témoigne donc d’une vraie impatience que le projet
aboutisse1312. D’ailleurs, si la première naissance devance le calendrier, elle est bien souvent
accueillie avec joie par le couple affinitaire qui s’organise pour faire face, sauf exception1313. Et
quand le rêve se révèle impossible ou génétiquement risqué, l’intensité de la déception, et la
fréquence du recours aux aides médicales1314 pour pallier le problème confirment cette forte
motivation. Les couples peuvent ainsi réaliser leur désir d’engendrement, et leur entourage
comme la société s’en réjouit pour et avec eux. Ces grossesses dites « précieuses » sont très
protégées. Quoi qu’il en soit, le désir d’enfant apparaît en filigrane plus fort que jamais et sa
réalisation encouragée. De manière générale, les futures mères sont très suivies avant, pendant et
après la naissance ; tout le monde est mobilisé pour l’événement.

Néanmoins, des questions éthiques se posent, qu’il s’agisse de prévenir, ou au contraire


de faciliter la conception, sinon de surveiller la grossesse voire de prendre soin de la vie
naissante. Au stade de la conception, l’Eglise catholique s’est prononcée contre l’intervention
artificielle : empêcher (sauf par la continence, périodique ou non) ou provoquer la conception
hors de l’union naturelle des corps perturbe la transmission naturelle de la vie, donc contrevient
au projet divin1315. Théologiens spécialistes1316 et nombre de couples restent dubitatifs : la
régulation des naissances est-elle immorale du fait même qu’elle fasse appel à un procédé
technique ? Faut-il se focaliser à ce point sur ce chapitre, quand la question ne se pose de nos
jours effectivement que pour 2 à 0, 05 % des rapports sexuels1317 ? Doit-on assimiler moralement
contraception non abortive et avortement ? A l’inverse, quand la vie se refuse en raison d’un
déficit physique accidentel, doit-on s’arrêter à la barrière du corps qui engendre, c’est-à-dire

1312
2, 8 % des naissances en France sont réalisées par PMA. 15 % des couples sont hypofertiles, soit plus de deux
ans de tentatives vaines ; en pratique, on consulte souvent après six mois sans résultat, suite à des années de
contraception. Comme après trente ans la fertilité baisse, la persévérance est requise.
1313
Le fort taux d’IVG en France reste une exception européenne. La grande jeunesse, l’absence de formation
professionnelle et d’emploi, le célibat sont fréquemment indicateurs d’IVG en France. Mais il semble que pour les
e
femmes plus âgées, ce soit souvent le 3 enfant qui fasse l’objet d’IVG. Seules un tiers des IVG sont en
correspondance avec une absence de contraception, les autres sont liées à un incident quant à son usage.
1314
Un vrai marché s’est développé : remèdes naturels à base de plantes, médecines douces, approches
psychologiques, pratique d’activités physiques et choix alimentaires contribuent à aider les couples hypofertiles.
Parfois, après une adoption voire une naissance assistée, la fécondité s’enclenche. Si c’est durable et grave, des
procédés d’aide médicale à la procréation (AMP) sont proposés : insémination artificielle ou IAC (injection dans
l’utérus de spermatozoïdes triés pour leur mobilité, dite « inter-couple » soit « au sein du couple »), ou IAD
(insémination artificielle avec donneur), ICSI (injection intracytoplasmique de spermatozoïdes dans un ovule
prélevé,) FIVETE homologue ou non (fécondation in vitro avec les gamètes des conjoints ou avec des ovules et/ou
des spermatozoïdes donnés), voire tri préimplantatoire des embryons (en cas de maladie génétique).
1315
On connaît le propos catholique depuis Casti Connubii. En outre, « tout moyen et toute intervention médicale
au sein de la procréation doit recouvrer une fonction d’assistance mais jamais de substitution de l’acte conjugal »,
précise la Charte des personnels de santé du Conseil pontifical pour la pastorale de la santé, 1995.
1316
Dans une déclaration relayée par le quotidien La Croix du 27 août 2015, Mgr BORDEYNE suggère, dans la
perspective du Synode : « Une autre voie, dont la licéité morale pourrait être admise (par l’Eglise) et le choix confié
à la sagesse des époux, consisterait à user des méthodes contraceptives non abortives. S’ils décident d’introduire
cette médecine-là dans l’intimité de leur vie sexuelle, les époux seraient conviés à redoubler d’amour mutuel. Celui-
ci est seul à pouvoir humaniser l’usage de la technique, au service d’une « écologie humaine de l’engendrement ».
Précisons aussi qu’on peut espérer rapidement obtenir une grande fiabilité des tests d’ovulation et limiter ainsi le
nombre de jours d’abstinence conjugale. Ce qui va compter est surtout l’attitude face à la grossesse inattendue.
1317
Sur une période théorique de 40 ans de vie commune se vivent entre 1000 et 4000 rapports selon la
dynamique conjugale. Cela donne une prévalence de 2 % de fécondité effective dans le cas de 20 grossesses
abouties pour 1000 rapports (femme hyperfertile, couple peu actif), et de 0, 05 % pour 2 naissances sur 4000
rapports (femme hypofertile, couple actif). Avec 6 enfants, on est à 0, 2 % sur 3000 rapports durant les 25 années
« fertiles », où ont lieu le maximum de relations. Or, les documents familiaux postconciliaires sont très focalisés sur
cette question.
303
bannir les aides à la procréation homologues1318 ? Il faut tenir compte toutefois des conséquences
secondaires. Qu’en est-il quand « l’incident contraceptif » induit l’avortement systématique :
comment considère-t-on l’être en germe, qui n’arrive pas « par accident » quand on s’étreint,
mais parce que c’est la visée biologique de l’étreinte ? Se défait-on de la vie comme on élimine
un microbe ? Où est enfin l’éthique de la responsabilité partagée des géniteurs, qui,
concrètement, subit l’impact abortif1319 ? D’un autre côté, la médicalisation intrusive1320 et les
aléas des procédures d’AMP éprouvent les couples, ce qui n’est pas neutre éthiquement, car cela
menace leur harmonie1321. D’autre part, quand l’AMP homologue conduit à la congélation
d’embryons surnuméraires, que décider à leur propos1322 ? On ne saurait passer outre à ces
questions : toute une façon de cheminer dans l’adversité, de se confronter à l’altérité, à la
vulnérabilité, à l’humain, est ici en jeu, et relève bien du spirituel dans tous ses sens.

Pour nos contemporains, le problème se pose plutôt en cas de don de gamètes : que dire à
l’enfant, comment vivre la parentalité quand on n’est pas le père/la mère biologique du bébé ? Et
si l’enfant qui vient au monde est atteint de handicap, qui en rendra-t-on responsable ? En
pratique, la catégorie convoquée est ici le « projet parental ». Elle est toutefois discutable comme
telle à partir du moment où un « tiers » est concerné – là, tout dépend du statut que l’on accorde
à l’embryon. Pour l’Eglise catholique, il est un être humain en puissance, non du matériel
humain jetable et/ou utilisable n’importe comment1323. Un cas à part est encore la GPA, ou
« gestation par autrui »1324. Certes, des transactions de ce type existaient en Orient ancien (voir
ABRAHAM et APGAR). Mais les sciences humaines en ont identifié les dommages pour
l’enfant et pour la mère. Où est ici l’éthique médicale et sociale ? Qu’en est-il des « fabriques de
bébés » exploitant la misère féminine avec des techniques faites pour guérir1325, et organisant
l’abandon d’un enfant par sa mère1326 ? Au nom de quel « amour » peut-on provoquer des
souffrances profondes dans le cadre d’un projet d’enfant « à tout prix » ?

1318
En ce qui concerne l’insémination artificielle ou la FIVETE homologue, on est surpris de lire qu’elles ne peuvent
pas être envisagées du simple fait que le sperme obtenu de l’homme le serait par masturbation. On peut en effet
utiliser un préservatif stérilisé, percé, lors d’un rapport intime du couple, vécu dans un espace privatisé à l’hôpital,
duquel on peut ensuite recueillir l’échantillon requis, une solution préconisée par les Juifs.
1319
Le lobby féministe occulte les conséquences physiques et psychiques de l’avortement sur les femmes : « Les
conséquences psychologiques de l’avortement », Institut Européen de Bioéthique, 2011, site www. ieb-eib.org,
consulté le 09. 12. 2015. Si l’on accompagne les victimes de fausse-couche au titre de leur souffrance, comment
nier purement et simplement celles qui résultent d’une grossesse interrompue délibérément, sauf à conférer à la
volonté un empire total sur les émotions et les vécus corporels ?
1320
Le corps féminin notamment est soumis à rude épreuve : stimulation hormonale, injections, ponction des
ovaires et tentatives d’implantation demandent, outre les examens préalables, une disponibilité considérable.
1321
L’insémination artificielle réussit à 50 % sur la base de 6 tentatives, avec 15 % de grossesses gémellaires ; les
FIVETE aboutissent dans 41 % à une grossesse, au bout de 5 ans, et en comptant 4 tentatives.
1322
Ni les détruire, ni les abandonner à la science n’est une solution neutre éthiquement. Mais un couple pourrait
s’engager à ce que tous les embryons soient implantés chez la mère, voire à les confier à un couple infertile.
1323
Souvent, les intérêts scientifiques en quête de prouesses, voire de brevets rentables, le contestent.
1324
Une femme est censée porter un enfant pour le compte d’un tiers, soit suite à un rapport consenti avec le
futur père, soit par IAD, ICSI, ou encore FIVETE obtenue à partir des gamètes parentales ou de gamètes
extérieures. A minima indemnisée pour ce « service », elle doit renoncer à tous ses droits sur l’enfant à naître.
1325
Voir PATU N., « enquête sur une clinique indienne », revue Le Nouvel Observateur, 27.10. 2013, site www.
tempsreel.nouvelobs.com, consulté le 09. 12. 2015. 700 bébés y ont ainsi été « commandés » et « produits ».
1326
On a beaucoup progressé sur le chapitre des interactions mère-enfant dans le processus de nidation puis de
gestation qui affecte le patrimoine générique de l’embryon. Le corps maternel est plus qu’un abri provisoire.
D’autre part, la loi de l’adoption proscrit l’abandon forcé, contre rémunération ou transaction quelconque.
304
Le problème éthique se pose de façon d’autant plus sensible, à notre sens, quand
l’infertilité n’est pas conjoncturelle1327 mais structurelle1328. En ce cas, le sexe opposé n’intéresse
que pour le « service biologique », gamètes à utiliser et/ou utérus à louer. L’enfant est d’emblée
privé d’un parent de l’autre sexe. Que l’envie d’enfant exprimée par les femmes ou les couples
en question (il est rare qu’un homme seul se « procure » un enfant de cette manière) soit sincère,
nul doute à ce sujet. Et ces personnes sont certainement presque toutes en mesure de donner de
soi de l’affection et des repères éducatifs valables1329. La question se pose plutôt en termes de
toute-puissance, quand on entend « faire un enfant » hors de la dynamique qui préside à une
conception. « Si parler d’un droit à l’enfant s’entend dans une logique d’égalité des droits, c’est
à condition de faire l’impasse de l’engendrement. Celui-ci est ramené au rang de détail
technique surmontable […] Pourtant, […] il n’est pas question là d’un problème de zoologie, de
gynécologie ou d’obstétrique […]. L’impossibilité de l’engendrement interroge l’expérience du
corps et du deuil de la fertilité. En effet, une fois les disparités juridiques estompées, la
différence entre un couple hétérosexuel et un couple homosexuel n’est ni de droit, ni de nature,
mais de condition ». Un homme, de fait, ne peut être « enceint », une femme ne conçoit pas un
enfant seule, la vie naît de la rencontre sexuée. La tentation ultime pourrait là être le clonage,
« solution du même »1330. En définitive, « faut-il, au nom de sa propre souffrance, ne pas vouloir
entendre celle de l’enfant ? […] L’enfant n’est pas le palliatif à une souffrance, fût-elle
immense »1331. Or, les cadres posés par la loi restent insuffisants, par le fait même qu’ils diffèrent
selon les états-nations, ce qui facilite les contournements. Le fait accompli, souvent invoqué, est-
il en soi un critère pour évaluer ou entériner une attitude de fond1332 ? Dans le cadre de
l’adoption, en tout cas, les autorités actuelles ont toujours rejeté le trafic d’enfants avec abandon
organisé, et toute entorse aux lois en vigueur dans le champ de la fécondation.

Le projet d’enfant du couple électif s’articule donc nécessairement avec sa vision de la


vie, la société, les relations entre les personnes, voire une transcendance, et sa manière de vivre
en conformité avec ces valeurs. C’est d’autant plus vrai que la toute-puissance individuelle ouvre
à l’abus social, l’addition des choix individuels créant une tendance sociétale. Dans cette
perspective, un des indices de l’investissement ambivalent de l’enfant à naître est l’attitude
adoptée face au handicap éventuel. Pour la GPA, des cas de rejets, hélas instructifs, se
produisent1333. Souvent, aussi, pour tous, en cas de problème de santé chez l’enfant à naître, la
tentation de l’IMG apparaît. Détecter la maladie conduit alors à éliminer le malade1334. Quant

1327
Nous voulons parler de l’infertilité qui est liée à un problème affectant la fécondité biologique : anatomique ou
physiologique, qu’il soit inné, ou acquis suite à une maladie, voire un accident.
1328
Nous voulons parler de personnes qui ne parviennent pas à fonder un couple pour diverses raisons, ou de
couples de même sexe qui, de nature, ne peuvent procréer. Ces adultes veulent malgré tout un enfant. Quand
celui-ci arrive, c’est toujours par une volonté qui utilise les prouesses techniques pour contourner la loi biologique.
1329
Sera-t-il assez structurant, si ce cadre n’inclut pas un père et une mère en connivence ? La question se pose…
1330
Voir le milieu de notre alinéa 1.3.1.2.
1331
PIERRON J.-Ph., On ne choisit pas ses parents. Comment penser l’adoption et la filiation, Paris, Ed. Seuil, 2003,
p. 125 et 137. Se voit posée la question de l’instrumentalisation d’autrui.
1332
Evidemment, l’accueil de l’enfant ainsi conçu doit être inconditionnel, il n’est pas responsable de la situation ;
mais doit-on avaliser systématiquement les stratégies adultes qui ont contourné la loi ?
1333
Voir le cas du petit GAMMY, jumeau trisomique refusé par ses commanditaires, dans Le Figaro, 01. 08. 2014.
1334
« Plusieurs personnalités ont publiquement dénoncé cette culture de l’éradication du handicap par l’IMG
(interruption médicale de grossesse). Jean-François Mattei, Didier Sicard, Jacques Testart et Israël Nisand n’hésitent
pas à parler d’eugénisme, spécialement pour la trisomie 21 », site sauverlamedecineprenatale.org, consulté le 09.
12. 2015. Les progrès médicaux vont bientôt permettre de prédire des facteurs de risques de telle pathologie à
telle ou telle échéance. Va-t-on bientôt avorter parce qu’un enfant pourrait éventuellement développer un cancer
à l’âge adulte ? Ce mouvement est déjà en route.
305
aux « rescapés », le traitement qu’on leur applique trop souvent doit nous alerter1335. En
contraste, certains parents de bébés condamnés à mourir in utero, ou peu après la naissance, sont
prêts à laisser la vie suivre son cours jusqu’à la mort en son temps1336. D’autres adoptent des
bébés délaissés handicapés. Pour des nourrissons victimes de poly-pathologies incurables, très
invalidantes et terriblement douloureuses, des questions différentes se posent encore. Autrefois,
ils mouraient tous en quelques instants, mais là, les ressources techniques les maintiennent en
« vie ». Comment accompagner ces situations de manière vraiment éthique ?

De vrais paradoxes se confrontent en définitive. Chaque grossesse est suivie étroitement


mais 200 000 embryons sont éliminés par IVG chaque année en France. Le coût du traitement
d’un jeune prématuré très atteint ici nourrirait là-bas des centaines de bébés en bonne santé
démunis. Le projet parental en Occident devient alors le seul critère de validation d’une vie, et
déclenche ou non sa protection, ce qui rappelle un peu l’arbitraire du tollere liberum antique1337.

La question de l’adoption, enfin, mériterait à elle seule un long développement,


impossible ici. Notre expérience à ce sujet1338 nous permet d’affirmer que l’accueil d’un enfant
entré dans la famille par cette voie suppose une préparation intense et une motivation sans faille.
Il n’est pas possible de demander à l’enfant adopté de valider le projet parental, car il a une
histoire antérieure, à respecter. A cet égard, il convient toujours de rechercher une famille pour
un enfant, et non de procurer un enfant à une famille, nuance de taille. Proposer comme seule
solution aux parents infertiles par accident, voire par choix (c’est le cas en France depuis peu)
d’adopter un enfant pour combler leur manque constitue en cela un raccourci dommageable, car
le profil d’un couple adoptif n’est pas simplement superposable à celui d’un couple en désir
d’enfant1339. L’envie d’aimer, même vive, ne suffit pas, même si, bien entendu, elle est
nécessaire. Mais l’adoption se révèle aussi un cadeau immense pour un couple construisant son
histoire ; il faut juste accepter que les enfants adoptables soient rarement des nourrissons en
parfaite santé, donc que l’aventure ait toutes les chances de s’écarter des schémas établis.

Tout se passe en tout cas comme si la dynamique du couple électif tolérait mal la clôture
du couple sur lui-même, dans un mouvement de « condilection » évoqué plus haut : se construire
à deux, c’est aspirer à devenir « trois et plus ». Toutefois il convient d’assumer le risque pris.
Vouloir devenir soi, être vrai et bâtir une vie harmonieuse justifie-t-il d’user de n’importe quels
moyens ? Il y a évidemment place pour toute une gamme de nuances dans les façons de voir et
de décider. Mais une vision spirituelle du couple électif inclut en rigueur l’ensemble des acteurs
concernés, donc l’être appelé à naître, et le nouveau-né tel qu’il est et tel qu’il devient. L’entrée
du bébé dans la vie du couple institue en effet une relation durable, qui intègre une longue phase
éducative puis un compagnonnage adulte, potentiellement affectés par des déséquilibres initiaux.

1335
DUMARET A.-C., « De l’annonce à l’accueil de l’enfant trisomique : le risque de l’abandon », Transmission et
intégration : pour quelle éthique ?, Lyon, Ed. Chronique Sociale, p. 104-109, 2000.
1336
Sur ces questions périnatales, voire THIEL M.-J. (dir.), Quand la vie naissante se termine, Strasbourg, P.U.S.,
2010.
1337
A Rome, le père montrait qu’il agréait ou non l’enfant, en choisissant ou non de le soulever dans ses bras.
1338
Nous en avons une connaissance ainsi qu’une expérience personnelle et associative significative.
1339
Au départ procédé juridique compensant l’absence d’héritier, l’adoption, à partir de la première Guerre
Mondiale, est devenue solidaire. Veuves ou célibataires esseulées suite aux pertes sur les champs de bataille ont
pu prendre soin ainsi d’enfants en danger. Aujourd’hui les enfants non désirés viennent rarement au monde en
Occident. Aussi les enfants adoptables dans cette partie du monde ont-ils souvent rencontré de sérieuses
difficultés dans leurs premières années. Les enfants venus d’autres continents sont de plus en plus dans le même
cas ; peu de pays restent d’ailleurs ouverts à l’adoption étrangère. Ces petits ont besoin d’un accueil adapté.
306
3.1.3.2 La responsabilité parentale comme aventure spirituelle

L’accueil du ou des nouveau-nés détermine une première phase de l’interaction parentale.


Elle confronte rapidement les père et mère aux réalités concrètes de leur mission sous forme de
sourires, nourrissages et habillages, bains et autres jeux corps à corps, mais aussi cris et pleurs,
flux biologiques (sang, lait, selles, vomi…), maux divers (coliques, virus et microbes, douleurs
dentaires, allergies…) moins agréables. La mobilisation est intense, la connivence entre papa et
maman parfois idéale, parfois délicate. Il est possible d’affirmer que la spiritualité en tant
qu’attente de « vérité de soi » se révèle amplement aux jeunes parents excédés et/ou anxieux, à
côté de la fierté, de la tendresse constructrices, de la joie de rapports authentiques et essentiels !
La quête d’harmonie peut résonner aussi de façon décalée face aux petites misères des trois
premières années. La place du couple se cherche, dans un équilibre sans cesse en devenir, car les
remaniements sont réels. La parentalité partagée en couple, dans ce sens, est une forte expérience
de décentrement. Heureusement, la vitalité des tout-petits, leurs progrès incessants, leur quête
relationnelle nourrissent l’émerveillement. Toutefois, si la maladie grave ou le handicap s’en
mêlent, l’épreuve se corse. Il est salvateur en tous les cas, en tant que conjoint et parent, de miser
à cette étape initiale sur l’amour inconditionnel et de développer l’exercice des vertus

Mais ce n’est qu’un début. Un lien éducatif s’établit pour longtemps avec l’enfant en
croissance, appelé à se situer dans le monde, à acquérir des savoir-être et savoir-vivre, des
connaissances indispensables pour s’y inscrire efficacement et aussi harmonieusement que
possible, par lui-même. Pour ce faire, il doit se relier, mais aussi se délier. Un accompagnement
éducatif et un étayage affectif suffisants y sont requis. Des études récentes montrent ainsi que la
qualité de la relation entre conjoints, y compris sur le plan sexuel, facilite le passage des étapes
successives d’autonomisation de l’enfant1340. Plus le rapport conjugal est sain et vivant, plus
l’interaction parentale bipolarisée en paternité et maternité est bienfaisante et structurante.
L’angle relationnel prend d’ailleurs le pas sur le rapport purement éducatif, de façon générale1341.
En cela, nous retrouvons le leitmotiv de l’humanisation, avec son harmonique spirituelle1342
manifeste. En cela la spiritualité conjugale est sollicitée. S’il s’agit de s’accomplir en tant que
personne, vivre la dimension parentale en articulation avec une dimension conjugale solide est
très porteur ; on n’est pas le tout à soi seul, on collabore, on construit, et l’enfant entre en rapport
avec une dyade adulte souple et solide. La dimension familiale est riche… En effet, c’est parce
que les liens affectifs entre parents et enfants, entre enfants, et entre conjoints diffèrent dans leur
nature et modalités que leurs dynamiques respectives, en interagissant, construisent pleinement
le sujet et l’ouvre aux dimensions relationnelle et sociale de la personne humaine.

Mais, si les couples électifs sont de plus en plus conscients de l’importance d’éduquer en
couple, il leur reste à mettre en cohérence les pensées, les idéaux et les actes. Ils doivent pour
cela composer avec leurs propres personnalités, ainsi que des tempéraments dissemblables chez
les enfants concernés. Il s’agit de trouver les modes relationnels qui posent les cadres
indispensables, à la fois solidement et souplement, pour ne pas porter atteinte à l’intégrité de
quiconque, sans omettre de sécuriser et de guider réellement. Les conflits adultes compliquent
l’exercice. Le sérieux avec lequel cette question est prise se perçoit dans la demande des parents
1340 o
IBAÑEZ M., « La triade, jeux sur le lit des parents : de la clinique à la recherche », revue Spirale 2/2003 (n 26),
p. 121-132.
1341
DECHAUX signale que l’effort éducatif vise davantage aujourd’hui la tolérance et le respect d’autrui, le sens des
responsabilités et l’application au travail que l’obéissance, la foi religieuse et la persévérance (op. cit., p. 51).
1342
Voir la fin de l’alinéa 1.4.2.2, ainsi que des mentions aux alinéas 1.3.1.1 (fin) et 3.1.2.3.
307
pour trouver des repères et des bonnes pratiques dans ce domaine. Il révèle aussi un désarroi
certain1343. Ne retrouverait-on pas, de ce point de vue, quelque chose de l’héritage rationnel
gréco-romain dans le Logos pédagogique et éducatif, qui raisonne les parents et leur demande de
raisonner les enfants, sans toujours bien déceler sa forte propension à l’idéalisme ? Le diktat du
dialogue permanent, aujourd’hui remis en cause, ne puiserait-il pas ses racines aux images lisses
de la sagesse antique transmise à l’ombre paisible de l’Académie ou du Lycée ?

Il n’est pas simple, en fait, d’installer une cohérence dans ce qui se présente souvent
comme une épreuve de patience et d’adaptation permanente1344. Les temps passés avec les
enfants se situent souvent en fin de journée ou de semaine, au moment où la fatigue est
ascendante chez les uns comme les autres. Or, le niveau d’exigence aujourd’hui en matière
éducative, dans un monde connecté et complexe, est plus élevé que jamais. Des influences se
croisent, celle des parents, de l’école et des pairs, dans un monde marchand qui cible les enfants.
Au moment même où il espère l’harmonie en famille, le parent doit exercer une autorité
régulatrice, ne serait-ce que face à la consommation alimentaire et au type d’activités de loisirs
(écrans et jeux-vidéos). Entre école et divertissement se glisse enfin le rapport aux technologies,
mieux maîtrisées par les plus jeunes générations ; la crédibilité parentale en pâtit. La
confrontation au manque, donc à la frustration, en devient délicate : qu’accorder, que refuser à
ses enfants en comparaison aux « pairs » fréquentés au parc, à l’école, aux activités, surtout si
l’on se sent incompétent sur les sujets concernés ? Il y va en ce sens aussi des désirs affectifs des
adultes, qui agissent comme une compensation au stress quotidien. Comment se concerter à ce
sujet ? Le renoncement à des effusions enfantines au profit d’un échange constructif, au prix
parfois d’une hostilité transitoire, représente une ascèse exigeante. Ce labeur souvent ingrat est,
par bonheur, facilité par l’appui sur une relation conjugale de bonne qualité, qui réassure et
appuie aux moments difficiles. Si celle-ci fait défaut, la difficulté s’accroît d’autant. Ce n’est pas
que les couples ne s’en doutent pas : les témoignages relatifs à la difficulté d’éduquer ne
manquent pas. Mais une chose est d’avoir une idée de la réalité, l’autre est de l’expérimenter.

Ces questions se heurtent aussi aux réalités économiques. Face à un marché de l’emploi
restreint et hostile aux jeunes, les attentes et exigences scolaires croissent1345. Les temps
consacrés et les stratégies développées par les parents dans ce champ sont donc exponentiels.
Trouver la juste mesure reste délicat : certains parents surentraînent leurs enfants quand d’autres
se satisfont de peu. Le rapport à l’enseignant est parfois tendu. Les spécialistes constatent aussi
qu’on traite rarement les filles et les garçons de façon égale face aux choix d’orientation et
d’investissement financier du point de vue des études ; des distorsions se créent enfin dans
certaines familles dites défavorisées, où les différences culturelles peuvent engendrer de sérieux
malentendus1346. Chaque parent est le fruit de son histoire, dans ce domaine très sensible.

Sur ces sujets, la spiritualité du couple est fortement concernée, dès lors qu’elle est
conçue comme une prise de recul face aux pressions consuméristes et technicistes, avec une
transmission de valeurs dans un cadre relationnel choisi. Elle est appelée de la sorte à se déployer
secondairement en spiritualité familiale (la seconde découlant de la première sans pour autant s’y

1343
Sur la question, voir KARCZ S., Mythe de la parentalité, réalité des familles, Paris, Ed. Dunod, 2014, p. 95.
1344
Un indice de cet état de fait peut se lire dans les titres salubres du type PURVES L., Comment ne pas être une
mère parfaite ?, Ed. française Paris, Ed. Odile Jacob, 2009.
1345
On assiste depuis quelques années à la transformation de la grande section de l’école maternelle en pré-CP.
1346
DECHAUX J.-H., Sociologie de la famille, op. cit., p. 56-68.
308
superposer ni s’y restreindre1347). Il s’agit pour chaque couple de situer le groupe familial
élémentaire face aux sollicitations diverses, de prioriser les objectifs éducatifs, de développer un
style propre de vie, avec des valeurs personnalisées. Il demeure important que la peur ne prenne
pas le dessus, car elle engendre la tension voire la violence. En cela, on peut bien repérer dans
ces choix actualisés au quotidien un enjeu spirituel, tel que nous l’avons évoqué supra dans
différents passages relatifs au rapport à l’avoir et à l’être, à l’autre, au monde1348, face aux
tentations insistantes de la possession et de la domination1349. En d’autres termes, les options
familiales globales peuvent difficilement se couper de la logique de l’amour électif, dans son
plus bel élan, au milieu du monde. Celui-ci n’aurait-il de valence que pour l’élu(e) ? En même
temps, la complexité des situations et interactions empêche la caricature. De plus, une réflexion
spécifique sur la spiritualité familiale se justifie face à une dérivation étroite de celle-ci par
rapport au lien conjugal, comme s’il focalisait tout l’intérêt. On est a contrario en droit de se
poser la question de la cohérence entre un idéal de couple présenté comme élevé, et des choix
éthiques dans le domaine familial, professionnel et social, où solidarité et partage n’auraient
guère de place. En définitive, on ne peut esquiver le problème du rapport entre le développement
de soi et le bien commun, au sein du couple, de la famille mais aussi de la société. Sinon, il n’y a
plus ni spiritualité conjugale ni spiritualité familiale qui tiennent, sauf à dire qu’une logique
égocentrique peut y suffire. Dans le même temps, l’on reste tiraillé entre réalités de la sélection
scolaire et du monde économique, besoins des siens et du monde et aberrations de mécanismes
humains et socio-politiques difficiles à déjouer. Inculquer des valeurs qui dépassent le culte de la
compétition et la loi du talion, sans pour autant jeter des enfants sans défense dans un monde dur
qui change à grande vitesse représente un objectif aussi mobilisant qu’écrasant parfois.

Pour le couple chrétien qui vit sa vie commune comme une suite du Christ, la question
d’un mode de vie évangélique se pose tout spécialement, dans une traduction qui ne peut se
superposer simplement au cadre monastique, mais doit trouver sa logique propre. D’ailleurs, la
perspective entretient des liens avec la quête spirituelle contemporaine. La recherche du confort
et de la sécurité à tout prix, élargie aux enfants, cadre difficilement avec l’engagement chrétien,
mais tout simplement aussi avec la solidarité concrète que l’amour vrai suppose, si tant est qu’il
s’inscrive dans le respect des personnes. Il n’est pas simple, non plus, de composer avec le
manque et la frustration. Trouver le juste équilibre demeure un exercice de haute voltige au
quotidien. D’ailleurs, on trouve trop peu de lieux où se poser les questions fondamentales sur le
sens du travail éducatif, de la vie familiale, et encore moins de la vie conjugale. La pression
consumériste s’interpose par tous les moyens dans la conscience qui délibère1350. Chacun croit
devoir trouver seul ses solutions. Certes, les forums, associations, réseaux sociaux ou Eglises
sont des lieux où des paroles s’échangent, mais c’est souvent fragmentaire, trop peu situé, voire
inaccessible intellectuellement. Ou encore, on rencontre une « réponse à tout » qui déçoit ceux
qui expérimentent que ce n’est pas simple de conjuguer rêves et réalité, et/ou ceux qui constatent

1347
Même dans les publications tendant à regrouper les deux volets en un seul plus générique, la problématique
des rapports familiaux non conjugaux est examinée sous le seul prisme de l’engagement conjugal (KNIEPS-PORT LE
ROI T., « Marital Spirituality and Family Spirituality… », op. cit., p. 265). Nous reviendrons sur le sujet plus loin.
1348
Voir l’alinéa 1.3.2.1 (milieu), et les débuts des alinéas 1.4.1.2, 1.4.2.1 et 2.3.2.2.
1349
Transformer ses enfants en « bêtes » à concours et machines performantes, prêtes à tout pour passer devant
les autres, peut être un moyen de conjurer l’effroi de l’avenir, mais ne laisse pas de poser des questions éthiques.
1350
Il est prouvé que la diffusion de musique dans les grands magasins stimule l’achat, voir « Pour vendre plus,
diffusez de la musique en magasin », site www. lsa-conso.fr, consulté le 09. 12. 2015.
309
des incohérences entre discours et attitudes concrètes (dans les Eglise, l’Education nationale, les
écoles thérapeutiques…). Il est délicat de trouver des repères fiables et des outils opérants1351.

Au vu de ce tour d’horizon, on pourrait affirmer que la réussite de l’expérience éducative


du couple électif n’est pas assurée d’abord par son institutionnalisation (bien qu’elle y aide dans
son effet stabilisateur), mais par la capacité des conjoints à s’aimer et à assumer ensemble leur
mission parentale. C’est lorsque les problèmes de la relation adulte pointent - qu’il y ait
séparation ou non - que les enfants sont affectés le plus gravement. Or, les ruptures consécutives
à des tensions adultes se multiplient de nos jours. Dans notre pays, en 2011, sur dix enfants, sept
vivent toujours avec leurs frères et sœurs auprès de leurs parents géniteurs. Mais ils croisent
désormais trois camarades rattachés, après la rupture du couple parental, soit à des familles
monoparentales, soit à des familles recomposées (et cette situation est souvent successive)1352.
Quelques-uns (encore très peu en proportion) sont aussi élevés dans des foyers homosexuels1353,
ce qui appelle d’autres observations, que nous laissons de côté ici comme précisé plus haut.

Si, du point de vue juridique, le lien parental reste sauf, la déliaison conjugale bouscule
tout de même le « modèle de parenté » en tant que « dispositif institutionnel et symbolique fondé
sur l’exclusivité d’une filiation bilatérale »1354. Dans les familles dites recomposées, qui
s’apparentent à des « réseaux familiaux », se vivent autrement la filiation et la fraternité. Les
figures familiales s’additionnent et s’entrecroisent. On n’a pas de mots pour désigner les « quasi-
parentés » ainsi créées. Sans compter que l’espérance de vie évoquée ci-dessus démultiplie le
nombre de collatéraux rattachés au « quatuor » constitué des néo-couples des géniteurs et de
leurs partenaires respectifs. Les places et statuts des enfants sont divers. La norme « co-
parentale », avec ses ambiguïtés et instabilités, devient un marqueur fort de la modernité
familiale. On n’y trouve pas de bilatéralité juridiquement substitutive, comme dans l’adoption
par exemple, ou suite à un décès1355. Mais, au quotidien, une bilatéralité de fait s’institue,
quoique les « néo-réseaux familiaux » soient surtout matricentrés. C’est donc la paternité
d’origine qui se voit réinterrogée, sinon déconstruite, au premier chef.

Les aléas du couple électif pèsent évidemment sur les enfants. Ils entraînent la plupart du
temps une précarisation matérielle accrue, pour les fils et filles restés seul(e)s avec un parent, en
général leur mère, en termes de conditions de vie1356. Parfois, ils les fragilisent aussi
psychologiquement : ces enfants côtoient l’adulte qui prend soin d’eux seul, avec les émotions
générées par la séparation. Ils font la navette vers leur parent non-gardien suite à l’interruption
de la cohabitation quotidienne, avec éventuellement des conflits de loyauté et des tensions. C’est

1351
Notre expérience nous suggère qu’une approche éducative récente, à fondement adlérien, structurée et très
efficiente, présente un grand intérêt (voir NELSEN J., La discipline positive, Paris, Ed. Toucan, 2012).
1352
D’après l’enquête Insee sur la Famille et les logements (site www. insee.fr, consulté le 11. 01. 2016) réalisée en
2011, sur 13,7 millions d’enfants âgés de moins de 18 ans en France métropolitaine, 18 % vivent avec un seul
parent, 11 % en famille recomposée.
1353
On n’a pas de chiffre fiable, mais, en France, en tablant sur 10 000 enfants sur 13, 5 millions vivant avec un
couple homosexuel, on obtient à un peu plus de 0,07 % de cas. Ces enfants sont souvent issus d’unions
hétérosexuelles antérieures voire adoptés antérieurement, et confiés à un parent gardien vivant désormais en
couple homosexuel. Si 300 000 enfants ont d’un autre côté un parent homosexuel (sans qu’ils vivent forcément
avec lui), on atteint un peu plus de 2 % d’enfants concernés par l’homosexualité d’un parent.
1354
DECHAUX, Sociologie de la famille, op. cit., p. 70-78. Tout le passage suivant découle de son étude.
1355
Certes, concrètement l’ancien partenaire peut être exclu, ce qui se produit fréquemment, semble-t-il, dans les
classes sociales populaires ; en principe du moins, les liens sont censés être maintenus.
1356
20 % de perte de revenus en moyenne, selon le journal La Croix du 16. 12. 2015, qui se fonde sur une étude de
l’Insee.
310
encore eux qui sont les témoins directs des bouleversements (positifs et négatifs) de la remise en
ménage, chez l’un et/ou l’autre de leurs parents. Comme contributeurs désignés de la
construction de liens familiaux transformés, c’est à eux de s’accommoder sans crier gare de
beaux père et mère, demi- et/ou quasi- frères et sœurs, parfois nombreux. Bien sûr, bien des
parents tentent de faciliter les transitions par souci de pacification ; chaque cas diffère enfin.

Les changements induits dépassent aussi les personnes directement concernées. Parents et
enfants « redistribués » font partie de familles élargies et vivent en société, ce qui modifie la
culture de tous1357, en plus de complexifier souvent les parcours juvéniles1358. Malgré tout, bien
des parents parviennent à coopérer valablement, surtout s’ils sont tous les deux motivés et
soutenus pour poursuivre leur engagement au long cours face à la vie qu’ils ont transmise. Nous
assistons à ce titre à une belle débauche de créativité et d’énergie, sans taire les défis afférents.
Dans toutes ces tentatives, les valeurs sont fortement sollicitées. Sauvegarder la croissance des
enfants, préserver leurs repères, autant de préoccupations qui viennent questionner les adultes en
quête de relations gratifiantes et rassurantes, d’équilibre et de confort de vie. Organiser
sereinement les allées et venues, surtout si l’ex-conjoint est réticent ou hostile, apaiser les
rapports et collaborer pour le bien de l’enfant, autant d’objectifs ambitieux. Donner du sens à
l’expérience amoureuse antécédente, faciliter la construction de l’avenir sollicite enfin des
ressources personnelles et un désintéressement effectifs. L’exercice est d’autant plus exigeant
pour un parent conscient de ses responsabilités qui refuse d’incriminer l’autre, pour mieux
protéger ses enfants, quand bien même son vis-à-vis ne s’encombre pas de telles précautions.

3.1.3.3 La parentalité adulte comme compagnonnage spirituel

Si le « schéma de parenté » est réellement bouleversé, le « système de parenté », en tant


qu’ « ensemble des relations entre individus apparentés », est également impacté. Mais ce serait
ici autant par l’instabilité conjugale que par l’espérance de vie, puisque la relation parentale dure
à présent, sauf accident, cinquante ans ou plus. Le rapport éducatif n’occupe en conséquence
plus qu’un gros tiers du temps dans la vie des parents et enfants cohabitants ou non. Comment se
situer alors face au changement de rapports que suppose l’entrée dans l’âge adulte des rejetons,
avec l’émancipation affective et matérielle de ceux-ci sous toutes ses formes ?

Les études démontrent que se met en place une entraide constante, ce qui dénote à
nouveau un décentrement du couple parental par rapport aux désirs du couple lui-même1359. En
volume financier, elle est loin d’équivaloir aux aides étatiques corrigeant les distorsions de
revenus1360, et ne cherche pas davantage à compenser les différences de revenus au sein d’une
même fratrie. La mission parentale régulatrice s’arrête en cela au moment où les jeunes adultes
s’insèrent dans l’existence, au terme de leur parcours de formation et selon leurs choix.

1357
Ainsi, selon une étude récente, les Français se montrent ouverts au changement. A la question« Pensez-vous
que les schémas familiaux doivent évoluer avec la société ? », ils sont 70 % à répondre favorablement. 82 %
s’expriment en faveur de la médiation en cas de divorce. 6 % des Français seulement se prononcent contre la
procréation médicalement assistée.
1358
A cet égard, il ne faudrait pas idéaliser le passé comme on l’a vu supra, d’autant que l’ignorance des besoins
infantiles fondamentaux ajoutait aux problèmes rencontrés, de la mise en nourrice à la campagne à l’intégration
brutale d’orphelins confrontés à des beaux-parents expéditifs, en passant par l’envoi précoce en pension, et
l’usage de méthodes éducatives coercitives. Toutefois, ces épreuves juvéniles étaient liées à des facteurs
extérieurs à la famille, sauf lorsque des remariages après veuvage donnaient lieu à des rejets parentaux délibérés.
1359
Notre source sera à nouveau DECHAUX J.-H., Sociologie de la famille, op. cit., des p. 91 à 110.
1360
DECHAUX semble s’en étonner. Mais qui peut subventionner la vie de plusieurs familles en sus de la sienne ?
311
L’héritage se présente davantage comme soutien de la sécurité, voire de la prospérité familiale
ultérieure chez les familles réduites en nombre et détentrices de biens, s’il n’y a pas dilapidation.
Par ailleurs, sans doute en lien avec les services pratiques rendus les uns aux autres, on observe
une tendance globale à demeurer dans une certaine proximité géographique ; au bout d’un
certain temps, même les jeunes couples éloignés reviennent près de leurs géniteurs, ou alors ces
derniers se rapprochent de leurs enfants devenus parents à leur tour. La répartition sociale des
rôles se conserve en général : garde des enfants, ménage, courses et cuisine, parfois tricotage,
couture et ravaudages réunissent mères et filles, bricolage, réparations, prêts de matériel et
soutien par le réseau rapprochent pères et les fils. La convivialité, dans son aspect plus détendu, a
son rôle également : repas partagés lors des fêtes familiales ou en fin de semaine, voire vacances
prises ensemble, notamment s’il y a de jeunes enfants à garder.

D’autres interventions intergénérationnelles se révèlent plus exigeantes en argent et en


temps. On soutient souvent les études supérieures (enfants ou même petits-enfants). On se
mobilise pour des périodes de transition ou des crises (premier emploi des jeunes, naissance,
soucis de santé ou chômage, divorce ou séparation), jusqu’à l’accueil à domicile. Le degré
d’interventionnisme parental, qui varie selon les cultures, tient compte aussi des fragilités
individuelles. L’investissement auprès d’adultes handicapés reste ainsi plus élevé, notamment
quand les parents hébergent et entretiennent les personnes concernées. De façon générale, dans la
culture actuelle du couple électif, l’on se garde de trop interférer, et l’on respecte les options des
uns et des autres, ce qui suppose de la tolérance. Ce positionnement affecte la spiritualité, au sens
où le rejet de principe n’a pas lieu d’être. Le plus important devient de conserver le lien, et il est
délicat de conjuguer ouverture et vérité. Des rancœurs, des désaccords peuvent donc persister et
créer des mises à distance, sur fond de rivalité fraternelle. Mais la résilience joue son rôle.

Vu l’allongement de la vie, il existe aussi des périodes où ce sont les fils et filles qui se
mettent au service de leurs ascendants pour régler des questions administratives ou assurer la
sécurité, l’approvisionnement, l’entretien du logis, voire la toilette et la préparation des repas,
jusqu’à une prise en charge spécialisée éventuelle. Ces périodes de dépendance dues à l’âge
peuvent évidemment fortement éprouver les liens filiaux et fraternels. Au moment des deuils et
de la répartition de l’héritage, des différends intrafamiliaux peuvent éclater, qui bouleversent
dans certains cas toutes les interactions entre les survivants. Les valeurs de la « tribu »
concernée, la manière de les vivre jouent ici un rôle, dans le sens positif ou dans le sens négatif.

Ce qui demeure manifeste, c'est que l’entraide familiale diffère de la solidarité sociale
assurée par les prélèvements sociaux et leur redistribution égalitaire. La priorisation semble ici
donnée à la solidarité pensée dans le cadre d’une éthique de la responsabilité parentale puis
filiale, sur fond de désir de perpétuation des liens. Elle demeure, par choix mais aussi par
nécessité concrète, une ressource du point de vue psychologique plus que matériel (sauf de
manière transitoire), ce qui n’est pas négligeable pour autant en cas de difficulté et de crise.
Notons qu’on manque de recul pour vérifier comment se régule l’entraide familiale à l’échelle
des « réseaux » nés des recompositions ; s’effectue-t-elle en fonction des affinités ou alors des
polarisations majoritaires (matri-centrisme notamment) ? Ménage-t-elle une égalité1361 ?

1361
Du point de vue patrimonial, les disparités sont grandes si l’on ne prend aucune précaution particulière, au
détriment des enfants du néo conjoint décédé en premier : voir SCHMIDIGER F., « Préparer sa succession dans une
famille recomposée », revue Le Particulier, janvier 2016, n° 1116.
312
Il va de soi que, dans ces interactions complexes, la question de la spiritualité se pose. Le
compagnonnage au long cours met en lien des adultes qui font leurs choix propres, dans des
couples et groupes familiaux indépendants1362. Le dialogue est plus que jamais de mise. Il
confronte aussi à la peur (et à l’expérience) de voir souffrir ses propres enfants, sans toujours
pouvoir les secourir efficacement lorsqu’ils sont aux prises avec des défis, y compris conjugaux.
L’intégration de brus, gendres et autres partenaires conjugaux, la confrontation entre valeurs et
pratiques éducatives respectives suppose une bonne capacité d’adaptation et d’ouverture. Il est
éminemment délicat, enfin, d’interagir dans les conflits entre générations ou au sein de la fratrie.
Ceci affecte en retour la capacité de faire face ensemble aux épreuves. En famille aujourd’hui, à
bien des égards, rien n’est acquis, tout se renégocie, alors même que le couple parental initial
peut diverger en son sein sur les choix et attitudes à adopter, et que rien ne va de soi. La question
qui demeure en tout état de cause est celle de la « vocation sociale de l’amour », explorée infra.
Des spiritualités conjugale et familiale limitées exclusivement aux protection et solidification du
groupe des proches s’excluraient en effet de la dynamique sociale globale.

Il va de soi en tout état de cause que la parentalité durable joue un rôle dans la dynamique
du couple électif contemporain. Celle-ci peut jouer de plus dans plusieurs générations affiliées.

A la lueur de ces analyses, nous voyons qu’il vaut la peine de chercher à saisir la manière
dont l’expérience du couple contemporain, dans sa quête d’identité, de vérité et d’harmonie, met
la pensée à son sujet en mouvement. Protestation d’amour face à des logiques antérieures et
actuelles perçues comme déshumanisantes, le paradigme actuel interroge les repères du passé,
tout en stimulant l’analyse théologique et les pratiques ecclésiales. L’amour électif tissé d’eros-
philia-agapè invite à un cheminement exigeant, et implique une élaboration méconnue par ceux
qui voient dans l’engagement public la seule attestation d’un engagement effectif. Saluer l’action
de l’Esprit hors des frontières de l’Eglise visible en tant que chrétien requiert d’en tenir compte.
Le projet électif qui articule lien intersubjectif et parentalité recèle un dynamisme intéressant et
porteur. La mission conjugale répond en tout état de cause à une exigence inégalée. Reconnaît-
on suffisamment les prouesses que doivent fournir à cet égard les adultes confrontés aux
sollicitations d’un monde en mutation très rapide, et dépourvus de modèles simples ? A-t-on
jamais poussé à ce degré la coopération quotidienne entre homme et femme pourtant inscrite
dans le legs biblique ? Quelle pratique les contempteurs des conjugalités actuelles ont-ils d’une
telle discipline du dialogue de proximité, gage de cheminement et de transformation personnels,
qui ne peut s’en tenir au mépris et à la fin de non-recevoir ? Quand le couple électif donne la vie,
il est confronté à des défis vraiment complexes et exigeants, même s’il résiste aux malentendus
affectifs comme aux pressions sociales de tous ordres. Lorsque l’aventure se confronte aux
limites, jusqu’à induire une séparation, frayer un chemin d’avenir se révèle une entreprise
délicate, que l’on reste délibérément conjoint et/ou parent isolé comme le prescrit la règle
catholique ou non, alors même que les générations coexistent durablement.

Comment, dans ce contexte, accompagner le changement avec bienveillance et avec


efficacité, eu égard aux besoins identifiés ? Ceux-ci ne sont pas toujours exprimés comme tels
par les intéressés, sauf en ce qui concerne la mission éducative, en raison des représentations
communes et des préventions de divers ordres face aux discours et pratiques disponibles, non
sans légitimité, d’ailleurs, en certains cas. La catégorie de la spiritualité, avec sa dimension de

1362
A noter que les recompositions de couples peuvent à présent s’opérer dans trois générations en même temps :
grands-parents (70/80 ans), parents (45/50 ans) et enfants (20/25 ans).
313
metanoia, nous intéresse spécialement, au sens où elle implique toute la personne, demande une
écoute attentive et un accompagnement au long cours, sans jugement a priori. Elle constitue une
ressource pour soutenir l’accomplissement du rêve du plus grand nombre, à savoir fonder une
famille épanouie. En ce sens, il paraît nécessaire de proposer des éléments qui étayent, d’un
point de vue de théologie chrétienne, la construction d’une notion de « spiritualité du couple
électif », tout en ouvrant la voie à une spécification chrétienne qui en serait le prolongement
(dans toute sa richesse), et non le préalable, afin de s’adresser aux couples actuels sans exclusive.
L’enjeu, en ce sens, est de repérer quelle est la dynamique fondamentale, à travers les
valeurs, attitudes et élans adoptés, qui sous-tend le cheminement du couple affinitaire et sa vision
de la famille lorsqu’il tente de les incarner au meilleur de lui-même. Est-ce étonnant, vu la
laïcisation des valeurs évangéliques, que la spiritualité du couple en retienne plusieurs qui
émanent de la culture chrétienne, sans en épouser nécessairement le cadre référentiel initial ?
Cette « rencontre » nous intéresse évidemment au plus haut point.

3.2 La dynamique fondamentale de « la spiritualité coélective »

Proposer des éléments de systématisation relatifs à la spiritualité du couple électif


constitue la présente étape de notre travail. Pour distinguer cette dernière de la spiritualité
proprement « conjugale », relative au mariage religieux en pensée chrétienne, et éviter une
confusion pure et simple, l’expression « spiritualité du couple » ne s’en différenciant pas
suffisamment, nous nous proposons à ce stade de notre recherche d’introduire un néologisme.
Celui-ci est appelé à suggérer l’idée d’une collaboration, d’une coopération et d’une contribution
à part égale des partenaires. Il renvoie à l’idée d’un couple uni et perpétué par l’amour électif. Il
tient compte du fait que la racine latine copula offre peu de ressources utilisables en raison de sa
connotation péjorative en français. Après mûre réflexion, nous avons choisi l’expression de
« spiritualité coélective ». Elle nous semble répondre à notre cahier des charges, embrassant à la
fois les unions fortement ou plus faiblement institutionnalisées, et l’union libre.

Œuvrer à élaborer des éléments de systématisation d’une spiritualité coélective nous


encourage à tracer à travers eux des pistes suggestives pour tous. Pour cela, elles ont avantage à
être compatibles avec les représentations contemporaines du spirituel, tout en portant en elles
une ouverture aux catégories proprement chrétiennes1363. Convenant aux couples qui se
reconnaissent dans le projet électif, quelle que soit la forme concrète où s’inscrive leur union,
elles doivent aussi se prêter à une spécification chrétienne qui puisse aller loin dans
l’approfondissement. Il importe à nos yeux que la suite du Christ puisse constituer un horizon
pour tous ceux qui y sont prêts, sans représenter pour autant un prérequis qui écarterait ceux qui,
pour des raisons impossibles à évaluer de l’extérieur, se sentent peu ou prou éloignés de
questionnements de ce type. N’oublions pas que dans les Evangiles, Jésus s’adresse
significativement et à la foule et à ses disciples, certes différemment en certains cas, mais sans

1363
Par des pratiques favorisant la relecture de ce qui se jouent en elles, il est possible d’ouvrir un chemin plus
proprement religieux, dans le cadre chrétien. Cette potentialité s’actualise si la personne y adhère.
314
jamais réserver le salut à ces derniers1364. Au contraire, il honore publiquement la « foi » des
humbles, des parias de la société juive voir des Gentils (le centurion). Il semble que pour lui, la
sainteté puisse se manifester à tout stade du cheminement, à partir du moment où les personnes y
mettent le meilleur d’elles-mêmes. La source qui nous a paru dans ce cadre la plus probante est
celle d’une approche psychosociologique, qualifiée de « transrelationnelle » par son concepteur
J.-C. SAGNE. C’est sous l’éclairage de cette conception, articulant les relations interpersonnelles
et des interactions sociales, que nous proposerons trois éléments phares pour systématiser la
spiritualité coélective.
Après avoir situé cette dernière dans la dynamique du don, nous introduirons à cet effet,
dans un premier temps, la catégorie de la promesse et l’alliance appliquée au couple, avec, à la
jonction de ces dernières, l’enjeu de l’intimité spécifique qui la caractérise. Nous développerons
ensuite un second élément de systématisation, celui du couple comme « communauté
coélective », avec ses potentialités programmatiques. Nul doute que l’ennui ne guette pas les
accompagnateurs du couple et de la famille en société et en Eglise.

3.2.1 Le prisme du don

L’approche qui retient notre attention est fondée sur une recherche universitaire en
psychosociologie et une expérience clinique relatives à l’échange de nourriture1365. Elle part
d’une conception de la psychologie sociale comme « psychologie de la médiation » (p. 6). S’y
voient corrélées la genèse de la personnalité du sujet individuel et la dynamique relationnelle des
groupes. L’humanité est vue comme sans cesse engendrée à elle-même par une Loi
fondamentale dite Loi du Don. « L’accueil du don est l’exigence primordiale et universelle qui
nous traverse et qui nous ouvre, qui nous anime et qui nous renouvelle » (p. 6), dans la mesure
où « le don seul peut opérer un effet de médiation véritable et durable » (p. 11). Ce propos nous
semble tout à fait pertinent concernant le cheminement du couple en société et en Eglise.

Il vaut la peine de bien le saisir, à la mesure même où ce thème occupe une bonne place
dans les discours ecclésiaux relatifs au couple et à la famille. Jean-Paul II lui accorde même une
place centrale. Mais il n’est pas toujours simple de se repérer dans un domaine sujet à un certain
nombre d’ambiguïtés, d’idéalisations et de croyances erronées, reposant pour une part sur une
exégèse trop rapide. Nous ne pourrons pas en éclairer toutes les facettes, mais au moins nous
frayer un chemin avec un guide très sûr, dont la pensée est très approfondie sur ce point.

3.2.1.1 La psychosociologie « transpersonnelle »1366

Le livre, dans ses deux premières parties, étudie la construction de la psychè individuelle
et le fonctionnement des groupes, mis en lien respectivement avec les lois du langage et la
catégorie du désir ainsi que celle, fondamentale, de l’alliance1367. La troisième partie examine
dans ce prisme le « lien préférentiel de l’homme et de la femme » (p. 205-255). Sans se
1364
BACQ Ph., THEOBALD C., (dir.), Une nouvelle chance pour l'Évangile…, op. cit.., 23-28.
1365
SAGNE J.-C., La loi du don, les figures de l’Alliance, Lyon, Ed. Presses Universitaires de Lyon, 1997. La mention
d’une page accompagnant une citation dans tout l’alinéa suivant renvoie à cet ouvrage. Le chercheur, longtemps
directeur de l’UER de psychosociologie de Lyon II, a notamment travaillé sur l’expérience du repas et accompagné
des adolescentes anorexiques.
1366
L’usage du terme par J.-C. SAGNE est à différencier de l’approche dite de la « psychologie transpersonnelle »
due à Maslow et à ses continuateurs, qui s’appuie sur une théorie de l’état modifié de la conscience, cette dernière
n’étant en aucune façon convoquée dans la démarche de notre auteur de référence.
1367
Les trois figures de l’alliance se révèlent être celle du lien à la mère, au groupe nourricier et au conjoint.
315
restreindre à une éthique chrétienne généreuse mais biaisée1368, la vision sagnienne du don
dépasse clairement l’utilitarisme1369, grâce justement à l’introduction du dynamisme du désir.
« La réalisation du lien interpersonnel résulte du travail du don […] [qui] n’est pas une forme
déguisée de transaction commerciale, mais […] le travail du désir. Le don […] est notre
ouverture à la présence de l’autre » (p. 6). Le don ici n’est pas un échange intéressé. Deux
réalités vitales se nouent en effet pour ouvrir l’être humain à la circulation de la vie, des biens,
des ressources, dans une dimension foncièrement relationnelle. « Le fond de la personnalité est
la capacité du don » (p. 6) ; qui plus est, « la Loi du Don est ce qui ouvre le sujet à l’accueil du
don et le rend acteur de l’Alliance » (p. 8). D’après SAGNE, cette Alliance met en rapport le
sujet humain avec une Parole originaire, indissociable du don de la vie reçue des parents,
spécialement médiatisé par le nourrissage maternel. Cette Parole donne à l’être humain de parler.
En fait, la Parole du don s’inscrit dans la relation de filiation « en tant qu’accueil de la parole
signifiant le don de la vie à l’enfant de la part de ceux qui s’engagent, en le nommant, à le
prendre en charge » (p. 12). Dans cette ligne, l’approche psychosociale débouche sur
l’expérience de la reconnaissance du Don de l’Origine qui fonde tout sujet. Tout obstacle à cette
reconnaissance occasionne des troubles à retentissement personnel et social, car la cohésion
interne du sujet est mise à mal.

Trois réalités s’entrelacent en effet : 1. La Parole du Don comme matrice de parole


véritable (toute parole authentique se révélant don, et don de soi). 2. L’Amour (parental) comme
présence de la « vie en tant qu’ouverture » ; ici, « il y a équivalence pratique entre le don,
l’amour et la vie » (p. 12). 3. La Loi du Don, forme sociale et force attractive de la Parole du
Don. La Loi du Don révèle et réalise pour le sujet l’équivalence entre don, vie et amour. En
d’autres termes, elle est ce qui inscrit l’échange au cœur de l’être comme programme de vie à
réaliser, sur fond et horizon de plénitude. Cette perspective anthropologique liant individu et
société est de soi spirituelle puisqu’elle implique un cheminement personnalisé. Le mûrissement
se module lui-même en trois phases, toujours en rapport dialectique entre elles. Si l’archaïque
(A) - un « réel » lacanien fortement réinterprété - se structure durant les premiers mois de la vie,
et l’imaginaire (I) pendant la petite enfance, le symbolique (S) se déploie en quête durable. Au
terme du processus de maturation, ces trois manières d’appréhender l’être qui se donne à nous se
conjoignent, en des accentuations diverses selon qu’on prenne davantage en considération les
besoins du corps (A), le fonctionnement psychique (I) ou l’intégration socio-culturelle (S).

Anthropologiquement, SAGNE innove là dans une double direction. Il entend prendre en


compte d’abord les couches les plus anciennes des interactions entre la mère et le nourrisson, qui
continuent d’informer toujours échanges alimentaires et gestes solidaires (A). Au-delà de sa
seule fonction séparatrice, il valorise ensuite la fonction créatrice du verbe en termes de lien
social : « parole pleine », la Parole du don oriente vers l’échange confiant (S). Quant à
l’imaginaire (I) il reste lacanien pour l’essentiel1370. Le « travail du don » consiste en ce sens à

1368
L’on peut se poser la question notamment d’une influence stoïcienne proposant l’héroïsme du don totalement
unilatéral (Sénèque, le Traité des Bienfaits). Or, le discours évangélique présente l’amour humain comme la
réponse au don de Dieu, rappelle la réalité du contre-don divin (Mt 10, 30) et invite le chrétien, en liberté mais
aussi en conscience, à entrer dans le cercle éthique, devenant donateur à son tour à ses frères et sœurs en Christ.
1369
La vision utilitariste ressortit à l’approche de Mauss, informant une école de pensée qui exclut toute dimension
de gratuité dans l’acte du don : « Le don est à la fois ce qu'il faut faire, ce qu'il faut recevoir et ce qui est cependant
dangereux à prendre. », in MAUSS M., « Essai sur le don, Formes et raison de l’échange dans les sociétés
archaïques », Sociologie et Anthropologie, Paris, Ed. PUF, 1966, p. 249.
1370
L’imaginaire est pour LACAN la recherche de l’identité à travers un support proche et valorisant (« miroir »).
316
recevoir la Loi du Don comme noyau organisateur de l’affectivité humaine, jusqu’à l’inscrire
dans son quotidien, en un dynamisme qui oriente « les gestes pratiques de la vie vers la
construction d’un monde des hommes, sous le signe de la reconnaissance réciproque » (p. 14).
Ce processus continu concerne en bonne logique les trois niveaux de la construction subjective.
Mais de quelle manière la loi du don structure-t-elle fondamentalement la psychè humaine ?

3.2.1.2 La psychè et la loi du don

Le moment archaïque (A) est associé à l’expression de deux désirs. Le premier est le
désir oral, ou désir fondamental de partage1371. SAGNE remet en cause ici la centration
freudienne sur le plaisir de la tétée avec son approche purement symbiotique. Le lait ne coule pas
du sein spontanément et n’est pas disponible en permanence. L’enfant doit sucer pour absorber,
en un réel effort. La maman interrompt régulièrement la tétée pour laisser l’enfant digérer, sa
lactation reprendre, et vaquer à ses tâches. Elle accompagne ce rythme de sa parole. Selon notre
expérience, elle offre à l’enfant d’autres échanges dans l’intervalle (change, jeux, bain, mise au
repos…) combinant émission verbale et toucher, ce qui constitue une expérience fondamentale
de soutien et de solidarité. La nutrition et le maternage associés deviennent donc un espace
privilégié où « l’enfant reçoit les moyens d’organiser sa personnalité en découvrant la manière
d’entrer en relation avec les autres » (p. 18). L’expérience archaïque combine l’accueil (comme
disponibilité foncière au don), où le bébé reçoit, et l’agressivité (comme capacité d’activité en
vue de la réalisation du désir), où le nourrisson doit prendre, puis transformer ce qui le fait vivre
et l’aide à grandir. Se croisent en définitive les actes de parole que constituent la proposition
vitale du boire et du manger nommés comme un don (A), l’interdit lié aux heures, lieux et
conditions du repas, préparant aux indispensables choix ultérieurs (I)1372 et enfin la promesse,
aidant à surmonter l’épreuve du manque inscrite dans le temps (S). Nous dirons que la
souffrance la plus cruelle à ce stade est pour une mère l’absence chez son nourrisson d’appétence
et/ou compétence relationnelles, qui empêchent l’effectuation harmonieuse du don (faiblesse
native aiguë, autisme, anorexie/boulimie comme signe de dépression infantile précoce et autres
formes de détresse archaïques). En miroir, selon SAGNE, pour le nouveau-né, quand la
nourricière est mal positionnée, l’agressivité ne peut bien s’orienter vers sa finalité, à savoir la
relation réciproque, toujours médiatisée par des objets, dans la dépendance. Déliée du désir, elle
erre alors comme une force aveugle prédatrice et asociale se portant sur la nourriture, les objets,
les personnes. Dans le cas contraire, elle devient force réalisatrice œuvrant à la constitution des
liens. L’attachement, selon SAGNE, se présente dès lors comme « une sorte d’unité vitale »
éprouvée par l’enfant envers la donneuse de nourriture ; c’est par la parole de sa nourricière que
l’enfant passe progressivement de la quête éperdue de contact au risque de l’autonomie. C’est ce
type même d’unité que l’individu essaie ultérieurement de reproduire envers une personne ou un
groupe, et là qu’il éprouve sa capacité à rester autonome, ni autosuffisant, ni dépendant.

1371
Le désir oral se présente comme la forme la plus élémentaire du désir de la vie, qui « suscite et sous-tend
chacune de nos conduites désirantes » (p. 18). C’est lui qui sous-tend les médiations primordiales vers la vie
partagée en plénitude que sont la nourriture, le vêtement, l’habitat, la coopération ou l’argent.
1372
Notons qu’ici encore, l’auteur marque sa différence par rapport à FREUD et LACAN (il y revient p. 27). Le rôle
du père dans la mise en place de l’interdit n’est pas nié, mais c’est d’abord la mère qui est témoin de la Loi du Don,
dans la mesure tout d’abord où elle parle, et donc où elle met en œuvre le Tiers du langage. « L’homme signifie
plutôt la formalisation de la Loi du Don dans une règle et son application élargie à l’ensemble des échanges
sociaux », alors que « la femme atteste plutôt de la qualité de la relation que cette loi veut instaurer, ainsi que la
source de cette loi qui est l’accueil » (p. 27).
317
L’autre forme archaïque du désir de la vie est génitale : elle est déjà présente dans
l’expérience orale en tant que désir du lien, c’est-à-dire de la rencontre immédiate avec l’autre.
Elle incite le sujet à rechercher des relations interpersonnelles profondes et complètes1373, hors
des limites temporelles (il tend vers l’avenir) et spatiales (il tend à élargir toujours l’espace de la
rencontre), en combinant conquête et séduction pour nouer une alliance. En effet, apprendre à
vivre de l’accueil du don insécurise. Mais l’habitude prise par le nouveau-né de donner en retour
des sourires, des marques d’intérêt, des réponses aux stimuli, et de renouveler cet acte de contre-
don l’apaise. Car, pour SAGNE, le mouvement du don a le pouvoir de nourrir le lien, au-delà de
la médiation des objets. De fait, « il n’y a réellement don que là où le désir du sujet se détache de
l’objet qu’il donne pour s’attacher à la personne à qui il donne. » (p. 29). Loi du Don et loi du
désir en cela se superposent ; elles sont vouées à structurer le sujet en vue de l’alliance avec
d’autres. Pour le dire autrement, l’envie illimitée de l’enfant de vivre dans un monde rassurant et
comblant se commue, par l’amour reçu, en désir de se nourrir et d’interagir avec d’autres.
L’univers du désir humain est en ce sens appelé à se laisser façonner, dans ses trois strates
d’élaboration, par la Loi du Don en accueil de la vie et consentement à son partage en société.

Mais comment les niveaux imaginaire et symbolique (I et S) sont-ils concernés ? Le


processus de construction subjective passe par le biais des représentations (I) censées aider le
sujet à « s’approprier son vécu » (p. 32). Devant la peur du vide, du manque et de la perte, le
jeune enfant élabore le fantasme de l’incorporation : il imagine passer en lui la donneuse de
nourriture, au risque d’absorber son propre moi. Si la relation à la mère n’est pas assez
sécurisante s’installe la double angoisse de l’abandon (vide) et de la persécution (trop plein)1374.
L’identité psychosociale de l’individu, comme telle, se façonne enfin au stade symbolique,
comme intégration de la loi du Don. Dans cette phase, le sujet se constitue un Idéal du Moi sur
lequel prendre appui dans les échanges les plus divers, à distance d’un Moi idéal tout puissant,
imaginaire. C’est l’ouverture du sujet à la Parole du Don qui le sort de la complaisance de
l’image de lui-même pour devenir créatif avec d’autres. En élisant des figures d’identification
positive (dans lesquelles le père tient un rôle important, car il encourage « au risque du don » et
soutient le sujet exposé à ce risque dans la durée), l’Idéal du moi dynamise la vie du sujet en tant
qu’« instance du projet de vie » (p. 38). Cet élan permet une créativité personnelle.

Les manifestations pathologiques liées au stade archaïque se manifestent a contrario dans


l’insatisfaction permanente, la répétition compulsive, l’autodestruction, ou l’abnégation
insatiable (un autre versant de l’avidité). Mais si tout se passe bien, oralité et génitalité
s’équilibrent, les conduites d’échanges et la recherche de liens se conjuguent harmonieusement.
La parole joue à tous les stades son rôle structurant, non pour s’imposer comme activité mais
pour favoriser le vivre ensemble, dans l’écoute et la réponse, où la prise de parole implique le
sujet dans un projet de vie. La promesse, en tant qu’acte de parole qui construit le sujet, invite
dès lors l’être humain à s’inscrire symboliquement dans un réseau d’Alliance. C’est sur cette
conviction que se construit la notion de « psychisme transpersonnel » chère à SAGNE. L’école
psychologique « transpersonnelle » n’est pas à ses yeux une approche parmi d’autres, mais une

1373
Ndlr : des recherches ont montré que le taux de survie d’enfants nourris, mais délaissés affectivement, était
beaucoup plus faible que celui de bébés cajolés, quoique sévèrement carencés sur le plan alimentaire.
1374
Le rempart contre la crainte d’abandon se présente sous la forme de l’introjection, où le vide de la bouche
s’emplit de mots en éloignant le gavage/vidage (absorption) purement passifs. Ce deuil est facilité par la relation
avec une mère qui maintient le don tout en s’éloignant progressivement. La protection contre le sentiment de
persécution prend la forme de la projection, où, pour éviter de se perdre dans son agressivité, le sujet accuse un
objet extérieur. La relation juste à la mère protège contre la dévoration, afin d’apprendre à accueillir le don.
318
orientation foncière, qui devrait selon lui animer toute recherche en psychologie comme en
sociologie ; elle trouve aisément son écho dans la relation au Dieu de Jésus-Christ.

Cette approche nous paraît intéressante par sa clairvoyance1375, et aussi sa congruence


avec la revendication contemporaine d’une reconnaissance de la quête spirituelle comme
expérience non nécessairement religieuse, mais significative. SAGNE, en effet, inclut dans la
compréhension du psychisme humain la dimension spirituelle en tant qu’expérience de
l’intériorité, motrice à la fois de croissance personnelle et de construction du lien social. Il le fait
sans pré requérir la référence à une transcendance suprahumaine, tout en accueillant pleinement
le fait que le Dieu des chrétiens puisse en être le fondement et l’aboutissement. Dans la vision
transpersonnelle, puisqu’en chaque être est inscrite une structure d’alliance fondamentale,
l’édification du psychisme devient le fruit d’une interaction non seulement avec les proches,
mais aussi avec toute la communauté humaine, diachroniquement et synchroniquement. Initiée et
développée à trois niveaux (A, I et S), cette structure mobilise pour se déployer trois facultés
humaines fondamentales. « Inscrite dans la mémoire qu’elle constitue par son impact actuel, la
Parole du Don éveille l’intelligence qui est la demeure de la parole et elle se déploie dans la
volonté par laquelle le désir advient, qui est la recherche de la réciprocité pour l’Alliance. » (p.
115, c’est nous qui soulignons). En d’autres termes, la mémoire rend présente la Parole du don,
l’intelligence l’accueille et y adhère en conscience, et la volonté la rend efficiente, en poussant
l’être humain à réaliser concrètement le désir de réciprocité contenu dans l’Alliance. La présente
psychologie, augustinienne, hérite nettement du legs gréco-romain, mais dans un éclairage tout à
fait relationnel. Dans le fil d’une théologie trinitaire1376, la Parole originaire a bien sûr partie liée
avec le Donateur par excellence, Dieu, qui ne s’impose néanmoins à personne de l’extérieur.
Chacun est libre de s’ouvrir à lui ou non.

3.2.1.3 La dynamique de la spiritualité coélective

En correspondance avec cette perspective, dans sa deuxième partie l’auteur analyse la


dynamique des groupes. Ils sont tous structurés par l’Alliance à divers niveaux : comme milieu
de vie (A)1377, objet de désir (I)1378, lieu d’un accueil et d’une gestion de la Parole du don, pour
prévenir la violence et nourrir l’Alliance (S). Dans son analyse des pratiques de repas
communautaires, qui concerne notamment des groupes monastiques, SAGNE montre
explicitement comment le Don à l’œuvre dans toute dynamique de vie humaine peut désigner un
Père donateur tel que l’évoque le message chrétien. Toutefois, la dynamique fonctionne sans
cette identification formelle, car il suffit à chacun de s’inscrire personnellement et socialement
dans la Loi du don reconnu comme reçu des parents pour se déployer. S’insérer dans la société
pour l’auteur, c’est donc s’insérer de soi dans le grand fleuve de l’échange qui porte et oriente
l’aventure humaine vers son horizon d’unité, dans l’Alliance. En « nous soustrayant à
l’arbitraire de l’envie pour nous ouvrir au désir de ceux que nous ne connaissons pas et que
nous n’aimons pas encore » (p. 175), l’échange des dons constitue une éducation graduelle à
l’amour, comme apprentissage de la gratuité expérimentée à l’aube de toute existence.

1375
Elle nous semble très pénétrante, et très pertinente face à l’expérience qui est la nôtre de l’accompagnement
d’enfants traumatisés précocement, en famille et dans une association ayant fonctionné près de vingt-cinq ans.
1376
Nous renvoyons à notre analyse de la vision trinitaire d’AUGUSTIN à l’alinéa 1.2.1.2.
1377
Le repas comme lieu d’échange de nourriture et de paroles est particulièrement le lieu du développement de
stratégies pour renforcer les liens d’alliance qui le constituent.
1378
« Au fond de l’imaginaire groupal subsiste le fantasme originaire du groupe comme parent unique, à la fois
nourricier et dévorateur, personnifié ensuite dans le héros fondateur, envié et craint » (p. 146).
319
Cette gratuité se réalise toutefois hors d’une geste héroïque déshumanisante. Au
contraire, une logique de contre-don, qui ne se réduit pas seulement à un donnant-donnant,
atteste d’une dimension humble et incarnée des relations. « La critique de l’échange des dons
comme stratégie intéressée et dissimulée présuppose le rêve d’un homme absolu, sans limite et
sans faille. L’acte réel du don porte inévitablement la marque humaine de notre faiblesse et
notre besoin des autres. » (p. 175)1379. Il faut rompre avec tout orgueil déplacé, empêchant le
désarmement intérieur. « La critique du don échangé recouvre la peur formidable que le vrai
don existe. Récuser l’inscription obligée du don dans l’échange, c’est croire que le don n’existe
jamais ! Oui, le don fait peur plus que tout ! Si le don véritable existe, il existe quelqu’un qui
aime sans vouloir étendre son influence ou son empire. Il est très redoutable d’éprouver le choc
de l’autre quand cet autre ne me donne que pour m’apprendre à donner vraiment à mon tour »
(p. 175). L’orientation du don, de fait, est démultiplication dans la dépossession consentie. « Le
don est l’acte qui consiste à faire passer à l’autre ce qu’il n’a pas par lui-même, de telle sorte
qu’il puisse librement en disposer comme son bien propre… Le don est la procédure par laquelle
chacun peut se rendre solidaire de l’autre en lui permettant de se développer ou de s’affermir
selon son être et son désir » (p. 170), et de devenir lui aussi source de don. C’est de circulation
des ressources de toute nature qu’il s’agit ici, non d’appropriation autocentrée. Plus encore, c’est
« d’interdépendance convaincue de vulnérabilité » qu’il est question. « Dans l’ordre du don, la
gratuité possible à l’homme trouve son critère le plus sûr dans l’aptitude à recevoir le don en
retour de la part de celui à qui nous avons accordé le premier don. Donner en récusant
l’échange n’est pas un don en vérité, mais un défi hautain ou la crainte de dépendre de
l’obligé ». L’acceptation de cette logique restitue à chacun une dignité en forme d’une invitation
à la confiance et à l’agenouillement. En effet, « découvrir brusquement que l’on était aimé sans
le savoir, c’est risquer de perdre cœur » (p. 175).

Quels enseignements peut-on tirer de cette approche quant à la dynamique du couple


électif qui nous intéresse ? Pour SAGNE, le rapport amoureux nous ramène à l’expérience de la
filiation, car il réactive en nous l’attente d’un don. A l’opposé du schéma trompeur de la
romance postulant « l’occurrence imprévisible et énigmatique de deux désirs insaisissables et
irrépressibles » (p. 205), l’auteur voit « l’essence du lien amoureux [comme] le dévoilement
progressif de la Parole du Don ». En effet, « le lien de l’homme et de la femme s’offre comme la
réalisation complète et exemplaire de la relation d’Alliance » (p. 208), dès lors qu’il s’inscrit
dans la loi du Don, étant donné que « le secret de tout lien est le consentement à nous recevoir
du don de l’autre » (p. 209). C’est la filiation assumée qui nous incite, en couple aussi, à préférer
au fil du temps la dépendance consentie à l’emprise dominatrice, l’accueil à la conquête
insistante, l’attente à l’appropriation égocentrique, même s’il n’est pas question de passivité
paresseuse. Le « travail du don » en une personne, exigeant, détermine le degré de sécurité dans
lequel elle peut, femme ou homme, entreprendre d’engager un lien intime impliquant la
sexualité. Il s’avère d’ailleurs que « le lien préférentiel de l’homme et de la femme repose sur
l’oralité » (p. 210) tant, ici, la peur de la perte inséparable de l’expérience de l’accueil se réactive
notablement, et avec elle, la tentation de l’avidité instrumentalisante. L’enjeu est d’autant plus
aigu que la demande orale conjugue la satisfaction des besoins vitaux et la constitution d’un
cadre de vie stable et reposant, les deux volets de base de la vie à deux et en famille.

1379
SAGNE vise ici la critique maussienne de la morale chrétienne, jugée hypocrite parce qu’elle est mal appréciée,
mais aussi une certaine critique chrétienne de la réponse au don, ou contre-don, parce qu’elle est idéaliste.
320
Dans ce cadre, la relation du couple mobilise les deux désirs archaïques indissociables de
partage et de lien. Le tandem amoureux retrouve les enjeux de tout groupe d’alliance, mais cela
dans une proximité inégalée qui décuple les affects et avive les manques. Si l’amour durable a
pour nom patience, comme la loi d’alliance nous enseigne - car « la vie du désir est l’attente et
l’accueil du don de l’autre » (p. 211) - cette vertu est appelée, dans la spiritualité coélective, à un
déploiement sans égal. Si ce qui fonde le couple n’est ni le hasard ni la séduction, mais
« l’accueil partagé du même don » (p. 215), ce qui le perpétue est en effet le consentement
constamment renouvelé à cette loi fondamentale, qui se révèle être celle de l’amour véritable. Le
don prend dans cette ligne la forme d’un engagement envers l’autre sous le prisme du don
consenti et ouvert dans le même temps « à l’attente discrète d’un nouveau don tout gratuit de la
part de l’autre » (p. 215). Pour aimer, en d’autres termes il importe d’avoir le désir de donner
mais aussi d’accueillir la réciprocité de l’amour ; de ce point de vue, puisque seul le don est
ressenti comme la preuve de l’amour, l’acceptation de l’échange devient l’avers du manque
assumé. Ce qui le menace fondamentalement est la posture de domination ou de rivalité comme
refus de consentir à la même dépendance fondamentale. Les situations de crise révèlent donc, à
la manière d’un négatif photographique, que « l’essence du désir humain est l’attente du don »
(p. 216), mais dans sa logique constructive. En effet, dans le couple aussi, « le don est le risque
par lequel nous voulons amener l’autre à prendre sa vie en mains et à créer. Le don est ce qui
éveille le désir de l’autre. Il est le travail de la délivrance et de la naissance psychique, bien loin
d’être une facilité de part et d’autre […]. [Au rebours], chaque fois que nous recevons un don,
nous faisons notre métier d’hommes ou de femmes en recommençant par le commencement qui
est la petite enfance sous le signe de la dépendance et de la réceptivité » (p. 217). En ce sens, à
l’inverse du rêve imaginaire de la romance, rien ici n’est immédiat : le don mobilise. Donner
véritablement à quelqu’un, c’est lui apprendre à désirer, à recevoir, et à donner à son tour.
« Aimer quelqu’un, c’est l’attendre » (p. 218) ; parfois, donner est donc aussi « laisser attendre »
pour éduquer au désir.

Le langage amoureux, éloigné d’un verbiage superficiel, joue à cet égard un rôle
fondamental dans la construction du lien. L’onde sonore créée par l’autre se mue dès le départ en
milieu de vie où nous allons pouvoir nous épanouir en recevant le don attendu. Le langage
amoureux nourrit le lien au travers de quatre accentuations : la reconnaissance (l’autre nous fait
naître à nous-même), l’aveu (l’autre nous provoque à l’audace du manque assumé en accueillant
le sien), la promesse (l’autre nous provoque à quitter l’imaginaire et oser l’incarné), et enfin le
pardon (l’autre nous fait entrer dans l’expérience du lien qui survit à la déception).

Les observations des thérapeutes de couple sur les quatre moments de la vie du couple
(constitution, réalisation, maturité, résolution) se voient à leur tour scrutées sous le prisme de la
dynamique du don comme reconnaissance de filiation, en amont et en aval du lien coélectif. Le
couple en constitution oriente sa rencontre initiale vers à un acte d’Alliance1380. Ce passage pour
le couple est, on l’a vu supra, objet d’un discours mythique élaborant des raisons à la décision
qui initie le lien d’attachement (pas uniquement fusionnel, on l’a compris). C’est en continuant
l’un avec et l’un par l’autre le travail de filiation que l’homme et la femme, naissant à eux-
1380
Ndlr : formaliser ce dernier est bon car signifiant et structurant, mais n’effectue pas de soi cet acte d’Alliance, à
un niveau profond, sauf si la formalisation coïncide avec une véritable prise de conscience du dynamisme du don :
voir la troisième formule de l’échange des consentements dans le rituel du mariage. « N., veux-tu être ma femme ?
Oui, je veux être ta femme). Et toi, N., veux-tu être mon mari ? Oui, je veux être ton mari. Elle Je te reçois comme
époux et je me donne à toi. Lui Je te reçois comme épouse et je me donne à toi. Ensemble Pour nous aimer
fidèlement dans le bonheur et dans les épreuves et nous soutenir l’un l’autre tout au long de notre vie ».
321
mêmes (voir p. 242), s’orientent vers la procréation comme don, c’est-à-dire l’acte volontaire
d’assumer la vie d’un enfant en l’inscrivant dans une alliance, donc en lui procurant la nourriture
et les soins adéquats. Les trois niveaux de l’élaboration personnelle et sociale (A, I et S) se
voient mobilisés. Quand il est assumé et s’élabore un tant soit peu1381, l’accueil de l’enfant par
les parents signifie une entrée résolue dans la relation d’Alliance (réalisation) à travers la gestion
créative du mystère de leur propre filiation. Le stade où les enfants prennent du champ par
rapport à la projection imaginaire de leurs parents signe l’entrée dans la période de maturation
du couple. Celui-ci est renvoyé au fait de devoir « tout attendre » du don de l’autre en équiparité,
pour construire l’aspiration fondamentale à l’unité qui anime les partenaires. La phase de
résolution du couple correspond à la prise de conscience foncière qu’il est impossible d’aimer à
la mesure de l’attente de l’autre et que l’autre ne peut pas nous combler dans ce que nous
n’avons pas reçu. Il s’agit d’accueillir le manque et la difficulté à y faire face comme une chance
pour la relation vraie et l’interdépendance. Ces quatre moments, pourtant, nous semblent moins
successifs qu’entrelacés. La plupart du temps, les étapes de la rencontre, de l’accueil de(s)
enfant(s), de la prise de distance face à l’imaginaire parental et de la reconnaissance profonde de
l’incomplétude humaine qui ouvre à l’amour inconditionnel s’entrecroisent. Selon les
circonstances, on est amené à se rencontrer à nouveau, à revenir au mythe fondateur pour le
réélaborer, à réaccueillir l’enfant au fur et à mesure de ses étapes de croissance (même avant
l’adolescence), donc à renoncer à enfermer l’enfant dans le désir parental, à consentir enfin au
manque et au don par-delà les béances. Les avancées sont toujours à réactualiser.

Une telle approche du lien de couple fait, quoi qu’il en soit, pleinement droit au meilleur
de la recherche dans les sciences humaines récentes, en dépassant tout ce que peuvent avoir
d’aliénant d’autres systèmes explicatifs à pente pansexualiste, voire rationaliste ou moralisatrice.
Enfin, si elle donne place à l’idée du « don total » comme consentement authentique et principiel
à la logique vitale du don, elle ne fait pas de ce dernier une imposition de soi envahissante, un
dévouement exténuant ou le consentement de principe à des interactions dissymétriques.
L’équilibre (qui suppose une conscience des limites humaines), le respect mutuel, le travail en
soi du juste processus du don sont de nature à permettre la maturation, même si aimer
véritablement n’est jamais confortable. En d’autres termes, il ne s’agit pas de sacrifice, au sens
morbide du terme, mais de liberté en acte, qui ne se prend pas pour son propre objet. Il n’est pas
davantage question de minimiser la part de labeur qui incombe aux personnes pour leur
permettre d’incarner le courant bienfaisant du don, qui fait exister l’autre sans l’aliéner.

Au-delà d’un impératif extrinsèque conçu comme un « devoir d’état », la durabilité du


lien amoureux, sa fidélité, sa fécondité et sa liberté apparaissent ici dans une lumière nouvelle.
Bien entendu, l’attente foncière de l’amour véritable, manifestement inscrite dans la chair de tout
être humain, se confronte aux aléas du réel. Sans, une des invitations aux couples actuels serait-
elle celle d’évaluer si leur lien est « suffisamment bon », donc suffisamment respectueux l’un de
l’autre mais aussi assez ouvert aux interactions sociales larges, plutôt que « parfait », au sens de
totalement satisfaisant personnellement ou lisse en apparence. Sans doute aussi, les malentendus
du don reposent-ils sur les abus de conceptions trop autoritaires ou égocentriques, qui font peu
de cas des enjeux profonds de la circulation du don ; injonctions dominatrices, revendications
sans fond, usages inégalitaires peuvent s’additionner. Mais ils reposent également sur des
schémas erronés de type idéaliste. Certainement, comme le souligne SAGNE, conviendrait-il que

1381
Nous avons vu que ce n’était pas toujours le cas autrefois, et pas systématiquement aujourd’hui non plus.
322
le travail d’accompagnement des couples ne se restreigne pas non plus seulement à la mise en
écho des désirs, besoins, plaintes et revendications des deux partenaires. Il se verrait appelé à
veiller aussi à inscrire l’histoire des partenaires dans une dynamique venant de plus loin et allant
plus loin que leur couple particulier, et que leurs attentes respectives. Il convient à notre sens en
tout état de cause de permettre, dans le consentement amoureux, de conjuguer les oui et les non
en un ajustement permanent, qui ne rejette pas le recours à une aide extérieure avisée. En altérité,
celle-ci pourra contribuer à canaliser et réorienter les éventuelles avidités et autres rivalités
destructrices du lien, mettre chacun en recul face à elles et privilégier ce qui est porteur de vie.

Il est intéressant de constater comment, dans cette lumière, les propos conclusifs de
l’auteur rejoignent les accents du message évangélique, au prix d’une herméneutique
personnaliste qui ouvre le sujet au déploiement de l’amour, en soi et dans la société de ses frères
et sœurs en humanité. « Premier et dernier mot quand il s’agit de proposer le sens de la vie,
l’amour est plus que tout la recherche de la personne qui nous apprendra à nous donner. […]
Aimer, c’est en fait demander à l’autre qu’il nous porte au risque du don. […] De contenu
savoureux à absorber, l’autre devient le contenant qui offre un abri pour vivre, une demeure à
habiter, avec un retournement du fantasme de l’incorporation. Tout perdre pour tout recevoir,
ce risque à courir est assumable grâce au lien qui garantit la présence de l’autre envers et
contre tout » (p. 251). Nous voulons retenir une dernière phrase qui nous paraît refléter tout
particulièrement le cœur de la spiritualité coélective, dans une incarnation personnalisée qui lui
donne toute son ampleur et sa portée : « Aimer c’est, en fin de compte, accepter sa pauvreté
comme la condition du voyage qui conduit à l’intérieur de soi et de l’autre dans un lieu de
parole où l’autre nous révèle à nous-mêmes par l’acte de nous accueillir » (p. 252).

Dans un autre ouvrage, J.-C. SAGNE développe encore la façon dont cette conception
peut trouver une déclinaison significative dans la théologie et l’anthropologie chrétiennes, dans
le cadre du mariage 1382. Nous n’allons pas détailler ici tout cet argumentaire, car notre objet
d’études n’est pas la théologie du mariage. La dynamique du don prend en tout cas toute sa place
dans la meilleure tradition chrétienne, ce que nous avons fait valoir aux chapitres 1.2 et 1.4.
SAGNE rappelle que Gaudium et Spes reconnaît l’importance de la catégorie du don1383. Dans
cette ligne, se marier sacramentellement revient à « se recevoir ensemble du don de Dieu »1384.
Le secret de la perpétuation du lien matrimonial réside dans le choix de replacer l’engagement
conjugal au don au sein d’un acte de foi fondamental, qui est reconnaissance du don reçu et
attente du don quotidien, promis par la grâce sacramentelle : « Que ta volonté soit faite ! Donne-
nous aujourd’hui le pain plus que nécessaire à la vie »1385. Le chemin se fait sous l’Esprit. Lui
seul permet d’accueillir vraiment le mystère de l’élection divine qui nous choisit comme fille et
fille de Dieu, donc accueillir la paternité de Dieu et son appel sur notre vie, seul, à deux et en
famille. Il faut évidemment y intégrer la force de la liturgie chrétienne et de la vie de l’Eglise.

Ph. BORDEYNE spécifie la conversion qui est en jeu dans l’alliance conjugale
chrétienne de façon explicite : « Seule une initiation au mouvement chrétien du don de soi, à la
suite de Jésus, donne aux futurs mariés les moyens d’anticiper la nouveauté du statut

1382
SAGNE J.-C., L’itinéraire spirituel du couple, Tome 1, op. cit.
1383
« L’homme, seule créature sur terre que Dieu ait voulue pour elle-même, ne peut trouver son achèvement que
dans le don désintéressé de lui-même. » (GS 24, 3.).
1384
SAGNE J.-C., L’itinéraire spirituel du couple, Tome 1, op. cit., p. 102.
1385
Ibid., op. cit.., p. 104.
323
matrimonial auquel ils aspirent »1386. Ce qui est délicat est la manière dont il est possible pour
des fiancés qui sont aussi, dans divers sens et niveaux de conscience, de jeunes disciples et de
jeunes apôtres1387, de saisir ce que signifie réellement cette suite du Christ dans la vocation
matrimoniale, en termes théoriques et pratiques. Comment ne pas tomber dans des confusions
abusivement sacrificielles, envahissantes et/ou héroïques, de l’amour réciproque, surtout en
phase initiale de l’attachement ? Des illusions peuvent s’installer aussi quand on isole l’acte
salvateur ultime de Jésus de ses relations avec les personnes au quotidien. Jésus ne passe pas son
ministère « sur la Croix » à valoriser le don qu’il fait de soi, mais, sur les chemins de Palestine, il
respecte ses interlocuteurs à l’étape qu’ils traversent, il propose l’avancée possible au moment de
la rencontre, et même, n’appelle pas tout le monde à sa suite. Il prend aussi le temps d’initier ses
sectateurs proches ; et l’on voit bien que ceux-ci peinent à comprendre ses desseins, même après
l’événement pentecostal qui succède à la Résurrection dont il les rend témoins, alors même que
l’Esprit agit en eux. D’un autre côté, le consentement prononcé lors du sacrement de mariage,
engage une responsabilité qui peut, à la lumière du mystère pascal, « consentir à sa propre
vulnérabilité et, ce faisant, à accueillir le salut qui rend possible l’ouverture confiante à autrui et
à Dieu »1388. Ceci confirme l’enjeu d’une spiritualité appuyée sur la bienveillance divine,
toujours première. Du point de vue de la fécondité et de la parentalité, c’est encore la remise au
don divin dans ses volets créateur et salvifique qui prime1389.
Amoris Laetitia au chapitre 9 fait dans ce sens référence au moment pascal dans le
déploiement d’une spiritualité matrimoniale, déclinée en « spiritualité de la communion
surnaturelle », « spiritualité de l’amour exclusif et libre », et « spiritualité de l’attention, de la
consolation et de l’encouragement ». Il demeure certain qu’il n’y a que Jésus qui ait vraiment le
secret du don sans retour en même temps que de la liberté préservée, la sienne et celle de son vis-
à-vis. Ce dernier n’est jamais mis dans une situation de dette qui « l’obligerait » à rendre. Aimer
en se donnant, à ce compte, ne signifie en aucun cas jouer à « qui aime le mieux », comme une
compétition de performance ; il ne s’agit pas d’en remontrer à l’autre et de l’écraser de sa
supériorité… En couple, les mariés de bonne volonté qui se sont épousés validement passent
toute leur vie à incarner l’amour eros/philia/agapè selon leurs pauvres moyens, toujours dans
l’incertitude d’y parvenir. Comme parents, ils font ce qu’ils peuvent, ce qui n’est déjà pas si mal.
Dans le monde en général, quand il s’agit d’aimer comme Dieu Trinité aime, sagesse, prudence
et humilité sont au rendez-vous, alors même que le christianisme tout entier se présente comme
un hymne au don qui donne et transmet la vie. Le mystère qui demeure est celui de la manière
dont tous ces balbutiements, en bien et en mal, sont transfigurés et commués en éternité.
3.2.2 La promesse et l’alliance, une offre à saisir

Au vu de tous les éléments réunis supra, nous avons identifié une première dyade qui
nous paraît structurer la spiritualité du couple électif, aussi bien à l’aune du spirituel
contemporain que du spirituel chrétien. Elle prendra les traits de la promesse et de l’alliance.
Nous nous proposons d’explorer la pertinence de cette catégorie pour le grand nombre, avant de
regarder ce qui fait son sens et sa portée spécifiques en christianisme.

1386
CHAUVET L.-M. (dir.), Le mariage…, op. cit., p. 56.
1387
On a pu dire que le mariage est toujours un acte prématuré : ibid., p. 22.
1388
CHAUVET L.-M. (dir.), Le mariage…, op. cit., p. 57.
1389
« Dès lors que l’union entre l’homme et la femme, mais aussi entre conjugalité et parentalité est reconnue
comme mystérieusement donnée et que l’on peut y consentir, l’incertitude de l’avenir peut être envisagée avec
confiance. », ibid., p. 59.

324
3.2.2.1 Le couple électif au risque de la promesse et de l’alliance

Promesse et alliance nous paraissent entretenir un rapport dialectique au sein de la vie du


couple électif. La promesse, dans ce cadre, correspond à l’espoir de vivre plus heureux en
partageant son existence avec un partenaire consentant dont l’attente coïncide. Ce rêve prend
corps dans le développement d’un mode de vie partagée comblant les attentes des deux
partenaires, et dans lequel - on l’a vu - le projet d’enfants tient une place réelle. Ce qu’on
appellera la « promesse » de bonheur relève donc d’une certaine qualité de vie à deux (et par
extension en famille), où bien-être ensemble, sécurité, visions et priorités de la vie se
conjuguent. L’alliance renvoie à une relation privilégiée, incluant l’union sexuelle, qui se noue
avec un partenaire élu personnellement en vue de la promesse. Aucune autre relation tierce ne
bénéficie du même statut et du même investissement. Elle prend la forme d’une connivence, à la
fois source et fruit d’une confiance mutuelle. Ce qu’on nommera « l’alliance », liée à la
« promesse » de bonheur, ouvre à la circulation du don ci-dessus décrite ; elle résulte de
l’engagement concret de chacun dans le « travail du don », pour recevoir et pour dispenser celui-
ci, de façon spontanée et de façon réfléchie.

En effet, les membres du couple électif deviennent, pour une durée indéterminée, l’un
pour l’autre « l’aimé » avec qui échanger de façon préférentielle des ressentis profonds et poser
des choix perçus comme bienfaisants. De façon dialectique, l’« alliance » appuie la
« promesse », dans le sens où c’est en vue de cheminer ensemble dans l’existence, voire de
fonder une famille, que les membres du couple développent leur lien. La « promesse » soutient
en retour l’« alliance », dans le sens où la vie partagée nourrit ce vis-à-vis confiant et complice.
Promesse et alliance dessinent quelque chose d’un « espace-temps » investi d’un commun accord
(même si le consentement reste implicite, il se manifeste par la cohabitation choisie et le
processus de constitution du couple décrit plus haut), mais aussi d’un lien qui dépasse la simple
mise en présence physique. Tout est réuni ainsi pour que le processus de construction du couple
puisse se mettre en place, avec ses réajustements réguliers. En effet, quand la promesse déçoit,
c’est-à-dire que la vie commune devient trop insipide ou pénible, ou encore quand l’alliance est
mise à mal, que ce soit par la concurrence excessive d’autres activités1390, la domination et/ou la
violence, l’infidélité, en clair, que le don circule mal, le couple électif est menacé. Ce qui est
neuf ici n’est pas vraiment la crise conjugale, mais son impact et son traitement. Jadis, la
pression sociale incitait les conjoints en souffrance à la résignation sur fond d’abnégation
(surtout les femmes). D’autre part, les unions duraient moins longtemps. Enfin, les exigences de
survie poussaient à relativiser les désillusions d’ordre sentimental et affectif. Actuellement, le
couple électif, s’il est trop éprouvé, envisage la séparation, mais c’est presque toujours sans
gaieté de cœur, quoiqu’on en dise1391 et dans la relative inconscience de ce qui se joue aussi,
faute d’accompagnement adéquat de la souffrance réellement ressentie (ce qu’on minimise
parfois).

Les catégories de la promesse et de l’alliance rappellent aussi que, sur le plan concret,
tout couple électif est à la fois « groupe de vie » et « groupe de tâche » (surtout quand les enfants
arrivent). Les partenaires doivent entretenir la flamme et multiplier les interactions

1390
On peut noter la priorisation donnée à la vie professionnelle ou l’évasion dans des activités compensatrices.
1391
Le « zapping sentimental » nous semble relever davantage du « couple pour soi » que du « couple électif »,
dans le sens où la préoccupation de l’autre (qui fait partie de l’amour sincère) et de l’enfant (dans la logique des
valeurs de respect mutuel) y semble nettement plus élevée. Il s’agirait d’une compensation au vide de la solitude.
325
satisfaisantes : ils sont censés, comme dans le slogan publicitaire, « inventer la vie » agréable,
joyeuse et créative « qui va avec » leur relation amoureuse1392. Mais il convient, pour ce faire, de
prendre en charge ensemble la gestion matérielle de l’existence, et ce dans un monde normé par
des pressions réelles, même si elles ne prennent pas les mêmes formes qu’autrefois : contraintes
professionnelles, exigences de la vie urbaine, requêtes sociales, etc. Le couple électif est là, plus
qu’un duo amoureux, un tandem de travail. S’il n’est plus ordonné, sauf cas particulier, à assurer
une production économique directe, il doit coopérer pour honorer les besoins fondamentaux des
conjoints puis des enfants, (se nourrir, dormir, se protéger du froid, de la maladie, dans un lieu
convenablement entretenu)1393. Il lui faut encore prendre place dans la société, avec les
équipements et habitus requis de nos jours. De l’équilibre entre les pôles de vie et de labeur
dépend en grande part son avenir. Or le second, qui confronte aux aspects moins riants de la
condition humaine, est comme effacé dans les brumes poétisées de la romance.

Se pourrait-il que ce malentendu renvoie, en définitive, au dualisme larvé présent dans


notre culture, sous les traits d’une spiritualisation dématérialisée et irréaliste du lien amoureux ?
Assez rapidement, les tourtereaux sont arrachés à leur rêverie désincarnée. Le jeu croisé de la
promesse et de l’alliance revêt à cet égard une importance capitale. C’est dans l’alliance que l’on
puise les ressources pour rester solidaires devant la déconvenue. C’est l’envie de réaliser la
promesse, contenue notamment dans le mythe fondateur, qui nourrit aussi la motivation,
l’énergie et la créativité pour nourrir le lien éprouvé. Le risque majeur est en effet de rendre
l’autre responsable de tous les désagréments inéluctables, y compris de ses propres insuffisances,
écornant l’image de soi que l’on voudrait donner1394. Il est aussi de réduire l’alliance à un huis-
clos coupé des réalités : l’amour électif comme don a besoin de se voir traduit dans des choix,
des rythmes, des rituels concrets. Les spécialistes remarquent qu’après la phase initiale, où l’on
se conforme aux attentes réciproques, survient un réajustement impliquant la différenciation.
Hélas, cette étape conduit certains amants à se comporter de façon infantile, imposant leurs
exigences. L’inévitable frustration résultant de la résistance adverse les pousse à engager une
épreuve de force qui éprouve le lien. Parfois, les conjoints rêvent de retenter leur chance ailleurs,
sans échapper pour autant au même mécanisme ultérieur, en l’absence de prise de recul.

En ce sens, il est d’abord utile d’identifier les sujets de conflit, ce qui se fait efficacement
sous le prisme des catégories de la promesse et de l’alliance. Les atteintes portées à la première
se résument souvent aux heurts relatifs au partage des tâches domestiques, aux choix éducatifs,
mais aussi à la gestion de l’argent et du temps (ce qui inclut le temps professionnel et les
dépendances : tabac, jeu, psychotropes – dont l’alcool). Les loisirs sont logiquement en cause :
vacances, fins de semaine et soirées. L’alliance souffre plutôt des interactions avec la famille
élargie, les amis respectifs, les tiers, qui éveillent parfois des jalousies. On incrimine aussi les
carences en termes de communication, avec des malentendus sur les langages de l’amour des uns
ou des autres1395, le manque de temps relationnel de qualité ; un indice est le degré d’agressivité
des échanges ou de leur vacuité en termes de contenus, qui pourrait ainsi prédire la séparation
future1396 ! Selon les spécialistes, la question de l’intimité sexuelle, y compris l’attitude en cas de

1392
« Renault Twingo : A vous d'inventer la vie qui va avec », campagne publicitaire de 1993.
1393
Toutes les études prouvent toutefois que l’investissement féminin reste largement supérieur en ce domaine.
1394
A l’alinéa 1.3.2.3, nous avions analysé ce travers comme la conséquence d’une approche absolutisée du
développement de soi.
1395
Voir CHAPMAN G., Les Cinq Langages de l’amour, Paris, Ed. Leduc, 2008.
1396
Voir une étude américaine de 2013, accessible sur le site www. sciencedirect.com, qui présente un algorithme
permettant de prédire de façon quasiment sûre une séparation future.
326
grossesse imprévue, joue de même un rôle important. Il reste hélas, enfin, le motif de la violence
conjugale et familiale, éminemment destructrice, n’épargnant aucun milieu.

Ces sujets renvoient tous à des affects : les incidents mineurs sont en ce sens révélateurs
et loin d’être anodins. Un décryptage attentif met au jour les ressorts archaïques, imaginaires et
symboliques en cause. Apaisant les sensibilités, il aide à rouvrir l’avenir. Les solutions d’attente
consistant à ne jamais réagir (relayées dans des discours lénifiants) favorisent à l’inverse
l’installation de rancœurs silencieuses débouchant en guérilla larvée ou éloignement.
L’autoritarisme dominateur fige, lui, les évolutions : l’écrasement d’autrui provoque le gel de la
relation, et la mise à mal de l’intégrité psychique. Le dévouement déséquilibré, enfin, piège la
relation. Pour autant, la mise à feu et à sang du couple au nom de l’égalité absolue, et
l’affrontement brutal des toutes-puissances n’abordent pas des questions de fond. Un véritable et
patient travail d’élucidation s’impose, au besoin avec un tiers. Or les pudeurs et les habitudes de
pensée, souvent, font redouter ce dialogue, tellement on est conditionné à « laver son linge sale
en famille », et à se débrouiller seul, quoi qu’il en coûte à court, moyen et long terme.

La prise en compte des composantes de la promesse et de l’alliance qui fondent le couple


continuent au contraire de construire le devenir de celui-ci. C’est souvent la méconnaissance de
la dynamique de la relation de couple au long cours, plus que le défaut de motivation, qui
menace le projet initial. On ne peut plus se contenter de fuir ou de dominer, si l’on désire une
alliance qui humanise vraiment, au-delà de la simple stabilité. Chacun doit alors prendre les
moyens de faire la vérité en soi1397, pour transformer ses comportements inadéquats et mieux
comprendre l’autre. C’est en réalité à une véritable conversion au don que l’aventure du couple
électif appelle, au quotidien, dans un versant qui égratigne l’amour-propre et le quant-à-soi.

Comment ne pas se rendre compte que le même travail attend le parent que son enfant
désarçonne ? Certes, le rapport est dissymétrique. Mais il paraît difficile d’envisager de changer
intérieurement pour le bien de son fils ou de sa fille, quand il s’avère que requérir l’obéissance
aveugle n’est pas opérant, si l’on n’est pas prêt à changer déjà pour le bien de son couple et de
son conjoint. Eduquer en couple n’est donc bien possible que si la relation entre adultes est au
travail, et évolue au gré des étapes de l’existence. Parfois, l’aide tierce se révèle indispensable
pour discerner ce qui relève de soi et de l’autre, ou du travail relationnel en lui-même, autant
pour aimer un conjoint que pour élever un enfant. Nous retrouvons là des accents platoniciens ou
stoïciens, s’agissant de la quête d’une discipline de soi à distance des mouvements spontanés
d’ordre émotif ou des sollicitations extérieures. Mais l’intégration de la sensibilité y est renforcée
par la conscience de son utilité. Bien considérée, elle devient une ressource pour bâtir des
relations vraiment aimantes. La rationalisation froide induit souvent des injonctions ou des vœux
pieux, satisfaisants pour la pensée mais blessants, en raison de l’indifférence foncière vis-à-vis
des personnes dans leur histoire qu’ils laissent transparaître.

La spiritualité du don, loin de l’autosatisfaction ou de l’autojustification, aide en tout cas


efficacement à ne pas transformer l’aventure du couple électif en quête régressive. Elle éclaire la
dynamique conjugale, qui mobilise des sujets conscients de leurs potentialités, mais aussi limités
par leur condition humaine et par leurs fragilités personnelles. La promesse ne se présente pas ici
seulement sous forme d’une gratification qui « tombe du ciel » sans contribution et réciprocité,
tout en surprenant parfois de façon inattendue et bénéfique, mais invite à l’implication.

1397
Personne n’est coupable de son histoire et de ses fragilités, mais chacun est responsable de ce qu’il en fait...
327
L’alliance n’ouvre pas seulement à des droits perpétuels vis-à-vis d’un pourvoyeur illimité, mais
offre des ressources dans l’interaction relationnelle. A cette aune, l’idée traditionnelle de
« devoir », à elle seule, ne rend pas compte de l’ajustement supposé : une même attitude
généreuse ou indulgente sera bénéfique dans une configuration conjugale et familiale donnée, et
non dans une autre, voire dans telle ou telle étape de la relation seulement, le « non » est plus
porteur parfois que le « oui » ; certains acquiescements valent aussi leur pesant d’or. Il n’y a pas
de recettes en la matière. Un consentement au changement ne s’installe que sur fond de liberté ;
la soumission pour elle-même, y compris pour être mieux perçu de l’autre, n’est pas féconde.
C’est à ce titre que la recherche contemporaine de l’identité, de la vérité et d’un style de vie
harmonieux se heurte à des illusions modernes quant au fonctionnement complexe des
relations1398, rendues plus aveuglantes encore à la lumière de la Loi du Don. En même temps, en
elle-même, cette quête est porteuse de sens, car elle met en mouvement.

De fait, la confrontation à la vérité de soi, face à la difficulté d’exister sans blesser (y


compris involontairement), et le désir authentique de viser une harmonie existentielle sans
effacer la différence, ni voiler l’exigence, quand il semble se trouver dans l’impasse, invitent à
inventer. Mais, foin du triomphalisme ! Une collection de livres destinés aux enfants s’intitule
« le roman dont vous êtes le héros »1399 ; le couple électif et la famille qu’il fonde pourrait se
définir plus exactement comme « l’histoire dont vous êtes l’anti-héros » ! C’est sans doute
l’acquis majeur de la nouvelle manière de faire famille aujourd’hui : découvrir à quel point
essayer d’aimer durablement expose, combien, aussi, c’est source de joie et de créativité.

Peut-on ici affirmer que le couple contemporain, dans la « modernité liquide » chère à
BAUMAN1400, se liquéfierait sans retour ? Il est bien rare que des jeunes gens prêts à s’établir en
couple programment d’avance les durées successives de leurs épisodes de vie de couple, en
évaluant quel type de partenaire leur conviendrait dans telle ou telle phase de leur vie ! Au
contraire, les jeunes générations (voir les sondages) continuent de s’accorder sur le fait qu’il est
hautement souhaitable que le couple et la famille soient stables, dans l’harmonie, tout au long de
la vie. C’est surtout de leurs capacités à parvenir à ce résultat qu’ils doutent. Ils divergent aussi
sur les ressorts et les conditions d’une telle perpétuation, par rapport aux positions traditionnelles
où la volonté joue un rôle central, puisque le consentement libre initial tend à obliger les
contractants ensuite, quoi qu’il arrive. Aujourd’hui, en l’absence de pression sociale et ecclésiale
opérantes, et avec la place accordée à la conscience, à la liberté, à la dynamique relationnelle, les
aspirants au couple électif cultivent un rêve magnifique hérité d’un passé complexe, tout à fait
digne de respect en soi. Mais ils ont une faible idée des moyens adaptés pour en relever le défi. Il
faut à cet égard relever la quasi absence de lieux de formation dédiés à la gestion d’une relation
amoureuse dans la durée. A l’heure où l’intime est synonyme de « privé », on se mobilise surtout
pour aménager la séparation, bien peu pour la prévenir. Ainsi n’est-ce pas surprenant qu’on se
sente perdu à certains moments, alors qu’on n’a jamais osé un tel pari dans le passé.

Pour guider le chemin plus avant, les catégories de la promesse et de l’alliance ont aussi
l’avantage de résonner puissamment avec la tradition biblique tout entière, comme le salue J.-C.
SAGNE. Promesse et Alliance comme leitmotivs bibliques s’adressent en ce sens avec une

1398
Voir l’alinéa 2.3.2.3.
1399
Le lecteur, sous forme de renvoi optionnel à des sections narratives, peut y construire son propre récit, à
travers des choix personnels, mais aussi le recours à des subterfuges, comme le lancement d’un dé.
1400
Voir le début de l’alinéa 1.3.1.2, BAUMAN suggère que le nomadisme conjugal est un projet contemporain.
328
pertinence toute particulière aux couples qui se reconnaissent comme chrétiens et désirent
cheminer comme tels1401.

3.2.2.2 Les ressources de la Promesse et de l’Alliance bibliques

Sous-tendant l’Ancien Testament, les catégories bibliques de la Promesse et de


l’Alliance1402 offrent une palette d’interprétations parlantes pour le croyant et pour le couple en
chemin spirituel coélectif. Elles laissent d’emblée entendre la perception d’une tension
originelle, riche d’harmoniques suggestives pour la foi jusque dans les tribulations
quotidiennes1403. Avant l’exil, les images de l’initiative gratuite de Dieu, choisissant ses élus et
leur assurant protection sans mérite de leur part, semblent comme corrigées par la critique
prophétique, qui dénonce l’inconséquence politique annulant la fécondité du don originaire.
Généreux, YHWH se révèle à ce compte aussi un Dieu lucide, que l’hypocrisie formaliste ne
saurait leurrer. Au retour de Babylone, la perspective optimiste, appuyée sur le dessein créateur
assurant une restauration future, est pondérée par l’appel pressant à l’engagement actif du peuple
élu et de chacun de ses membres envers Dieu. L’ingratitude d’Israël vis-à-vis de son bienfaiteur
justifierait le châtiment identifié dans l’épreuve de l’exil, avec la destruction du Temple et la
chute du pouvoir royal. Promesse et Alliance entrent plus que jamais en dialogue de ce point de
vue ; c’est dans la mesure où l’homme se responsabilise et reconnaît sa dépendance vis-à-vis
d’un Dieu pourvoyeur mais souverain - en droit de se désoler d’inconséquences répétées alors
même qu’il réitère ses offres bienveillantes - que le projet créateur initial pourra s’accomplir.
Conséquence plus que punition, la détresse est en tous les cas l’indice d’un dysfonctionnement
des échanges de don. L’homme, loin de demeurer dans la posture d’un donataire passif, se voit
promu comme un partenaire à part entière par YHWH, et convié à se faire donateur à son tour.

Dans ce sens, l’évocation des ruptures d’alliance, très présent dans le continuum biblique
au gré de divers genres littéraires1404, contribue à mettre en valeur la longanimité divine, mais
aussi à expliquer les impasses observées dans l’histoire du peuple élu. De plus, la catégorie de
l’Alliance, en lien étroit avec celle de la Promesse, est tout entière dominée par l’idée du
cheminement et de la marche, qui renvoie à l’idée de l’itinéraire croyant, donc spirituel 1405.
Rompant avec l’idée d’un temps cyclique sous forme d’éternel retour, cette approche est très
significative aux yeux d’un peuple aux origines semi-nomades1406. Cette dernière constatation
nous invite à prendre en compte l’horizon eschatologique de l’une comme de l’autre de ces
catégories1407 . La Promesse se présente sous les espèces du don de la terre (associé
ultérieurement à l’espérance de stabilité liée à l’installation d’une dynastie royale y faisant régner
paix et prospérité), et de l’assurance d’une descendance innombrable. Elle se monnaie
ultimement sous la forme du Royaume des Cieux inauguré par un Messie parfait, qui accomplit
le rêve utopique d’un « espace de paix et de justice » dirigé par un Souverain parfait, et de la Vie

1401
Nous considérons ici un couple comme chrétien dès lors qu’il se reconnaît lui-même dans cette désignation,
laissant de côté la question complexe d’une définition exacte de cette catégorie. La « pratique religieuse » comme
participation au culte et à des activités ecclésiales ne saurait à elle seule, à notre sens, en épuiser le sens, pas
davantage que le choix de la démarche du mariage dit « religieux ».
1402
Pour différencier cette approche d’une réflexion valable pour tous et suggérer ses significations excédant le
domaine conjugal, nous écrivons ces termes dans leur valence chrétienne avec une majuscule.
1403
Voir VERMEYLEN J., Le Dieu de la Promesse et le Dieu de l’Alliance, Paris, Ed. Cerf, 1986.
1404
Voir les rubriques TEMOINS de Vermeylen (op. cit.).
1405
Voir BEAUCAMP E., Les grands thèmes de l’Alliance, Paris, Ed. Cerf, 1988, p. 219-221.
1406
Symptomatique à cet égard est la thématique d’ABRAHAM avançant d’étape en étape. Voir l’alinéa 2.2.3.2.
1407
Voir l’alinéa 1.4.2.2.
329
éternelle, qui n’a plus besoin de la garantie d’une progéniture prolifique. Salut et
accomplissement de la création y ont partie liée. L’Alliance se présente comme un pacte entre
inégaux dont le garant est Dieu en personne, étant entendu que sa fiabilité et sa générosité sont
au-dessus de tout soupçon. Elle se résout ultimement en une communion intime entre la créature
humaine et le Dieu Trine. Cette dernière s’y voit admise à partager, par l’œuvre de l’Esprit et
dans une béatitude ineffable, rien moins que la nature divine elle-même. Nous retrouvons la
thématique communionnelle des noces de l’Agneau, le signe de la grâce par excellence.

Les propositions successives d’alliance formulées par Dieu1408 reposent ainsi toujours sur
une promesse spécifique (déclinée à partir des cadres ci-dessus précisés) qui traduit le désir
aimant de Dieu de faire le bonheur de son peuple, et plus encore, de toute l’humanité. La
conjonction entre Promesse et Alliance contient en germe la visée globale du projet créateur,
dans sa générosité autant que dans son ambition, avec la liberté offerte à l’homme d’y consentir.
Et le texte de la Genèse en éclaire l’obstacle majeur : la défiance humaine, qui perçoit sa
condition limitée de créature comme une privation et se rebelle, voire tourne le dos au Donateur.
Le manque inévitable se traduit par une ambition démesurée et une activité débridée, dont
l’avenir est menacé précisément parce qu’elles ne sont pas vécues en confiance, dans la relation
avec un Dieu amour. La distance nécessaire dans la prise de possession du créé et dans la
relation à autrui n’est pas respectée. On s’en remet follement à des chimères et idoles1409.

Tout cela peut sembler loin des préoccupations concrètes de nos couples électifs
chrétiens affrontés à leurs désappointements au quotidien. Mais cette distance n’est
qu’apparente, dans la mesure où la Bible suggère que la promesse de bonheur qui fonde le
couple, ainsi que l’alliance entre les conjoints en forme de pacte d’assistance mutuelle sont
fondés en Dieu, à travers quelques récits bibliques cités en partie II. Ils ne peuvent donc, au
regard de la foi, se perpétuer avec sûreté à horizon purement humain. Certes, de nos jours les
tourtereaux se choisissent de leur propre chef, ce qui est pour une part susceptible d’asseoir la
solidité de leur lien. Mais, en tant que créatures humaines, ils sont à la fois limités et tentés par la
rébellion originelle. Or, si, dans l’histoire sainte, l’Alliance avec un Dieu parfait se voit si
souvent sapée par les manquements de la partie humaine, et la Promesse menacée par des choix
dévoyés, qu’en sera-t-il d’une association au moins deux fois plus fragile, alors même que la vie
actuelle semble s’ingénier à dérouter les plus motivés des amants ? Cependant, ces difficultés ne
disqualifient personne. Un chemin de restauration est possible, auquel coopère un Dieu lent à la
colère et plein d’amour. Les questions de liberté, d’indissolubilité, de fidélité (qui se rapprochent
de la catégorie de l’alliance) et de fécondité (plus proche de la promesse), chers au catholicisme,
viennent rejoindre la lecture du monde chrétienne, particulière, qui dissonne avec certains
poncifs et désespérances actuels, car elle est une lecture ouvrant à la vie plus forte que la mort.

Le vision chrétienne fait notamment de la liberté le synonyme de la créativité maximale


en matière d’amour incarné, et non la revendication d’une indépendance révoltée et
autosuffisante. Elle invite à l’engagement conséquent, puisqu’aucune liberté ne s’éprouve sans
s’exercer, et qu’oser du neuf exige de l’audace, donc de la prise de risques. La Bible met à ce
propos en scène le Dieu de l’Alliance « indissoluble » car unilatéralement fidèle, un Dieu qui, en
1408
On pourrait détailler les enjeux particuliers de chacune d’entre elles, depuis le pacte des origines jusqu’à la
Nouvelle Alliance dans le sang du Christ, en passant par l’alliance noachique, puis abrahamique, mosaïque, voire
davidique (pour un aperçu, voir entre autres YOU F., D’alliance en alliance, Dieu se donne, à l’écoute de la
pédagogie divine, Paris, Ed. Médiaspaul, 2012).
1409
Voir l’alinéa 1.4.2.2.
330
gage de sa bienveillance foncière, protège et assiste concrètement ses élus (le vaste peuple de
Dieu, avec chacun de ses membres), quitte à se faire rejeter ou défier. Il se fait même proche,
jusqu’à venir à l’homme, voire devenir homme en personne, afin de combler le fossé creusé par
la peur. Cette mise en présence se dévoile au travers d’événements marquants relatés dans les
Ecritures pour l’édification de tous (à Pâques, à l’Ascension, à la Pentecôte…). Elle s’effectue de
façon personnalisée, au gré d’expériences spirituelles identifiées comme telles par leurs
bénéficiaires (PAUL sur le chemin de Damas, grands témoins de la foi, anonymes saisis par
Dieu…). Elle s’effectue enfin à la faveur des événements de l’existence, repérés sur le champ ou
après-coup comme décisifs (rencontres interpersonnelles, lectures, dévoilements intellectuels,
émotions esthétiques, intuitions, élans…), des actes posés par des êtres libres (discernements,
décisions, actes concrets dont la portée est mesurée par une relecture attentive), et les
expériences heureuses ou malheureuses de la vie (étreintes, engendrement et enfantement,
découvertes, réussites personnelles, mais aussi maladie, échec, deuil, trahison) relus avec les
yeux de la foi. Chaque couple ou conjoint est donc aimé et visité, comme toute créature
humaine !1410

Le lieu de la vie adulte partagée constitue, donc, un espace privilégié où se manifeste la


présence divine bienfaisante ; c’est en même temps, nécessairement, un endroit où agit la liberté,
en tant qu’elle s’incarne dans des « langages de l’amour » multiples, et des positionnements
relationnels qui ne relèvent pas de la fusion affective1411. En référence à l’amour divin incarné,
ces mouvements intérieurs entretiennent la flamme entre les conjoints et font percevoir la
richesse et la beauté de la vie créée par un Dieu-en-relation (fécondité). La promesse du couple
s’inscrit ainsi dans la Promesse qui l’excède, débouchant sur la proposition d’Alliance divine qui
subsume son alliance particulière. Or, cela suppose de traduire en actes concrets le choix d’aimer
vraiment, et Dieu, et son prochain le plus intime. A ce titre, c’est d’abord la conduite
d’engagement à l’aune de l’amour1412, et non seulement un acquiescement initial volontaire,
aussi authentique soit-il, qui donne un avenir au couple électif ; spondere, promettre, qui est la
racine du mot époux en français, pris au sens de « celui qui a formulé une promesse de fidélité »
au moment du mariage, en appelle à re-spondere, répondre. Il s’agit dans la vision du couple
électif de faire vivre l’amour de dilection avec celui ou celle qu’on a élu(e), dans la profondeur
de l’intimité exposée qui y est liée. Il est question d’aimer également, avec implication et
compétence, les enfants mis au monde ou accueillis pour toujours. Cette double mission met
chacun au défi, dès lors qu’elle se conçoit différemment d’un dominium ou d’un dressage
autoritaires. En cela, la référence au commandement de l’amour s’accompagne d’une conscience
vive de l’insuffisance de la bonne volonté humaine pour réaliser une telle œuvre, c’est à dire du
besoin de salut dans toutes ses harmoniques1413. Il convient dès lors pour tous les conjoints,
qu’ils soient mariés ou non - dans le sens où il existe des couples profondément croyants qui
préfèrent pour diverses raisons ne pas officialiser leur lien - de remettre leur vie à deux et en
famille à plus grand qu’eux, jour après jour, sans se payer de mots. Nous sommes là dans le
champ de la spiritualité, c’est-à-dire loin du domaine de la performance évaluable de l’extérieur,
et tout près du cheminement patient et parfois incertain, dans une vision incarnée de la sainteté,
et l’acceptation d’une forme d’opacité face aux efficiences immédiates. En ce sens, le récit

1410
Un couple parlait ainsi dans une session Fondacio d’un cheminement à deux allant d’ « Annonciation en
Annonciation » et de « Visitation en Visitation ».
1411
Aimer signifie ainsi parfois (se) refuser, interpeller, recadrer, se remettre en cause, demander pardon…
1412
Nous la distinguons de l’acte d’engagement ponctuel. En effet, celui-ci demande à être actualisé constamment.
1413
Voir l’alinéa 1.4.2.2.
331
conjugal a partie liée avec le récit biblique, qui préfère la narration à la conceptualisation
abstraite, qui relativise les modèles, y compris celui des croyants et apôtres les plus éminents
(excepté MARIE et bien sûr, Jésus-Christ), et qui prend sa signification par l’itinéraire parcouru
plus que par son but ultime.

Dans la perspective d’un approfondissement du sens de la relation vécue dans le couple


électif, c’est, en définitive, l’ensemble des signes de bonne volonté amoureuse et aimante
réciproques, signes de l’élection et de la prédilection, ravivés par la foi, qui protège et solidifie
concrètement la relation exclusive1414 (ce qu’on nomme la fidélité) et la fait durer indéfiniment
(ce qu’on appelle l’indissolubilité). Elles s’imposent moins de l’extérieur que de l’intérieur. Du
point de vue de la fécondité, c’est de même l’association des attitudes de fond partagées entre
conjoints et leur union profonde soutenue d’en-haut qui favorisent, donnent et protègent la vie,
qui confèrent enfin la confiance nécessaire pour l’accueillir, la désirer, l’honorer. C’est, en
dernier lieu, leur implication concrète, inspirée par lui, réajustée le cas échéant, qui permet aux
dons offerts par Dieu - à la fois les qualités de chacun mais aussi les surprises de la promesse
personnalisée - de se déployer vraiment. C’est donc bien, dans le prisme chrétien, en devenant ce
qu’ils sont appelés à être (identité), en faisant le clair en eux sur ce qui en eux résiste et déjoue
(vérité), en rejetant consciemment les schémas tentateurs d’accumulation et de domination
(éthique) avec le secours de la grâce qui assiste leur faiblesse, que les conjoints deviennent
toujours plus ensemble Image d’un Dieu amour. Mais, et là le chemin diffère des attentes en
terme de « refuge » et de « bien-être immédiat », cela se fait au prix parfois de véritables
« kénoses », de doutes et de peines, reçus non comme des motifs d’amertume et d’accusation,
mais comme des attestations que la voie prise est bien celle qui ne fuit pas le réel. C’est
précisément en consentant à leur manque, tout en admettant leurs manquements, que les
conjoints ouverts à la foi chrétienne désireux de cheminer reçoivent l’Esprit de force, d’amour et
de sagesse1415. En cela, Promesse et Alliance aident à donner un sens profond aux fondamentaux
du mariage tridentin au titre d’appels sensés et féconds, dans un consentement qui ne peut venir
que du cœur, et se découvrir petit à petit. La suite du Christ en tant que modèle de l’amour
durable a ici couleur d’expérience pascale, elle s’éprouve au fil des ans, et des crises-passages.

La Bible offre par ailleurs une autre métaphore fondamentale de la relation entre le
croyant et son Dieu, centrale dans la Loi du don : celle de la filiation, que Dieu soit désigné
comme Père, voire évoqué sous une identité ou des traits maternels. La protection apportée par la
figure parentale est ici rappelée, de même que l’affection toujours conservée (voir la figure du
père dans la parabole du Fils prodigue), sans mièvrerie. L’engagement définitif que conçoit vis-
à-vis de ses enfants le couple contemporain responsable, malgré les épreuves, est
particulièrement soutenu en régime chrétien par ce paradigme relationnel. D’ailleurs, il faut
souligner qu’au temps d’Israël, bien loin d’un monde idéal, répudiation et polygamie1416, mais
aussi veuvages précoces et violences diverses, avec les recompositions induites, démentaient
déjà le modèle parfait de la parentalité exercée par des géniteurs aimants élevant conjointement
leur progéniture. La métaphore nuptiale, voire parentale, n’avait de ce fait pu être appliquée aux
rapports de Dieu et d’Israël qu’au prix d’un réaménagement du réel constaté1417.

1414
Bien aimer une personne prend suffisamment de temps et d’énergie pour décourager polygamie et adultère…
1415
2 Tim 1, 7.
1416
Voir l’introduction au chapitre 2.1.
1417
Voir la deuxième partie de l’alinéa 2.2.2.2.
332
En conséquence, la Parole nourrit, sans idéalisme déplacé1418 ni complaisance délétère, le
cheminement conjugal et familial à travers les motifs de la Promesse et de l’Alliance. Il ne s’agit
là ni d’une conception héroïque, ni d’une conception fade des rapports entre humain et divin.
L’amour divin se montre à la fois inconditionnel et promoteur, dans le sens où l’appel à la
conversion, à l’avancée intérieure, à la vérité aussi, est constant, sans se voir imposé. Ce
mouvement entre en correspondance avec le travail intérieur requis au sein du couple électif, au
travers de son consentement à la loi du don. La mise en évidence de trésors inaperçus s’effectue
dans le même temps, comme une révélation des compétences en germe chez chacun. Spiritualité
coélective et familiale entrent en correspondance au titre de la dialectique bienfaisante de la
conjugalité et de la parentalité effectivement articulée. Nous pouvons parler là d’une andragogie
de l’expérience conjugale et familiale, en écho à la pédagogie divine, qui édifie au pas à pas et au
fil du temps, dans le réel. La relation au Dieu d’Amour, dans sa traduction parlante sous forme
de l’image biblique de la fiancée (re)conquise à jamais au désert1419, est placée sous le signe de
la confiance aimante, non de la terreur paralysante ou de la soumission régressive. Le fondement
et la perpétuation du lien avec Dieu est bien, en soi, l’amour, au travers d’une actualisation
permanente du côté des contractants ; il n’y a pas ici de différence fondamentale avec la relation
conjugale accomplie quelle qu’elle soit, hormis la révérence due au Tout-Autre, et, bien sûr la
distinction qualitative radicale entre l’amour humain et l’amour divin. C’est en cela que le
paradigme de l’amour électif conséquent avec lui-même, jour après jour, devient métaphore
sinon image de l’amour de Dieu pour l’humanité ; et le temps présent, en ce sens, éminemment
prophétique, puisque c’est dans le cœur même, et non seulement dans la pierre de la mémoire
juridique que se grave l’alliance. De ce point de vue, Promesse et Alliance vivifient
l’engagement de couple, et donnent tout son sens à l’alliance sacramentelle.
En définitive, nous le voyons, le couple chrétien est appelé à se vivre en rapport à son
Dieu au même titre que le peuple de Dieu dans son ensemble. Mais comment rendre justice au
type de communion qui l’unit et le différencie du corps plus grand dans lequel s’insère cette
cellule sociale et ecclésiale ? Cette spécification nous suggère d’explorer un élément appelé à la
fois par les catégories de promesse et d’alliance : l’intimité du couple électif.

3.2.3 Le privilège de l’intimité coélective

Le groupe que constitue le couple électif développe une connivence du corps, de l’âme et
de l’esprit à nulle autre pareille. Celle-ci le distingue de toute autre cellule sociale minimale.

Jadis, l’affectio conjugalis était déjà spécifique : elle supposait l’acceptation d’une
intimité physique dans le but de procréer1420. Mais l’inclination amoureuse n’était pas souvent
présente, et il fallait compter avec les risques et contraintes, plutôt dissuasifs, de l’enfantement et
de l’éducation (grossesses répétées, mortalité périnatale, soins quotidiens aux enfants sans
beaucoup d’aides techniques). La domination masculine régnait. Les conflits existaient ; ne
brocardait-on pas le caractère acariâtre des femmes ou le tempérament dominateur des hommes,

1418
Un indice très fort à cet égard est l’intégration dans la généalogie de Jésus de fruits d’unions illégitimes.
1419
Voir Os, 2, 19-21.
1420
Le droit canon de 1917 précise : « Le consentement matrimonial est un acte de la volonté par lequel chaque
partie donne et accepte le droit perpétuel et exclusif sur le corps, pour l'accomplissement des actes aptes de soi à la
génération des enfants » (canon n° 1081, § 2.) Prononcé par des « personnes capables en droit, légitimement
manifesté » ; […] il ne peut y être suppléé par aucune puissance humaine » et reste irrévocable.
333
jusqu’à la violence machiste, largement tolérée1421 ? En fin de compte, dans le mariage
traditionnel, une distance certaine entre les sexes reflétait la séparation sociale des rôles et des
statuts, de type patriarcal ; elle se résumait peu ou prou à une cohabitation à peine pacifique. Il
en va bien sûr différemment dans un duo librement uni par l’eros/philia/agapè. Les richesses de
l’intimité partagée pour plusieurs décennies à moins d’une séparation ou d’un accident, mais
aussi ses risques méritent d’être à présent explorés ; ils laissent entrevoir l’implication supposée.

3.2.3.1 Le corps de l’intimité

Une telle aventure en proximité est en effet riche. Il convient à cet égard de scruter
attentivement ce que les sciences humaines autant que théologiques peuvent nous dire de
l’intimité au sein du couple qui vit d’amour, cette communion à la fois charnelle 1422, affective,
intellectuelle et spirituelle. Il paraît nécessaire aussi de caractériser le type d’intimité
intrafamiliale suscitée par la parentalité entée sur l’amour électif, au cœur d’une famille
nucléaire. Au confluent de la promesse et de l’alliance, cette double intimité, articulée sans être
confondue, constitue le trésor propre de la « conjugalité élective ». Saluée à Vatican II, elle se
présente finalement comme le privilège propre au lien coélectif, et son défi majeur aussi.

Un premier constat s’impose : l’intimité, pour s’actualiser, suppose une créativité


permanente. Tel le spectacle vivant, la dynamique de l’intime ne se déploie que dans l’instant,
elle se (re)met en jeu à chaque moment. Une pièce de théâtre, un ballet, ou un duo lyrique se
relisent certes dans leur ensemble en fonction des dialogues, des pas de deux, des airs en
entrelacs et réponses qui se donnent successivement, en intégrant les pauses, écarts et silences au
mouvement global. Ainsi peut-on aussi relire une « histoire d’amour » dans ses rythmes
contrastés. Mais la mécanique théâtrale, les jeux des corps et des sensibilités engagées
s’interrompraient-ils accidentellement (par un incendie dans le théâtre, un trou de mémoire, une
blessure, une extinction de voix…), et les acteurs concernés se retireraient-ils de l’œuvre
commune, la construction globale en serait affectée. De même, il n’y a pas de couple durable et
de famille unie sans dynamique interactive à l’œuvre constamment ; l’éloignement durable, une
rupture d’alliance conséquente, l’indifférence relationnelle met à mal le projet commun.

Ceci est d’autant plus vrai que l’intimité conjugale confine à l’improvisation, car les
propos, les gestes et les airs ne sont pas écrits d’avance, ils font l’objet d’une permanente
élaboration en écho. Le rapport au corps, dans une perspective holistique intégrant les instances
de la personne solidairement, s’y manifeste de manière singulière. Dans l’étreinte, activité et
moment spécifique du couple, se jouent la conjugaison en un instant donné d’intentions, de
manières de se rapporter l’un à l’autre, d’appels intérieurs, d’attentions à l’autre, d’écoutes
mutuelles, d’élans et d’accueils respectifs. Autant parler d’œuvre d’art en forme de happening,
qui tient du miracle ! Il n’y a pas non plus de proximité d’intimité érotique sans confiance et
ouverture de sujet à sujet, prise soin l’un de l’autre, sans audace et consentement au présent de la
vie. Donner et recevoir, c’est aussi on l’a vu refuser pour un temps, aller chercher, intégrer,
restituer en dynamismes croisés, renoncer, se désapproprier, s’approprier, goûter, contempler,
envisager ici et maintenant. Parallèlement, il n’y a pas d’intimité élective, donc inscrite dans la
durée, sans dévoilement. L’intimité du couple, celle de la table certes, mais aussi singulièrement

1421
Voir l’alinéa 2.1.4.2.
1422
Voir ici la pénétrante analyse philosophique de la « chair » impossible à détailler ici, mais à laquelle nous
souscrivons entièrement : HEBERT G., « Du corps à la chair », CHAUVET L.-M., Le mariage…, op. cit., p. 109-128.
334
celle du toit et du lit, dérobe à l’amant tout vêtement et lieu propre qui le couperait ou le
protégerait de l’autre (notamment dans le rapport catholique à la couche conjugale unique).
L’intimité élective devient acceptation de la proximité intime, jusque dans la jonction physique
la plus étroite. Elle est provocation à la rencontre : la caresse « marche à l’invisible »1423.

Dans la durée qui dissout les stratégies provisoires de la séduction et de l’esquive,


l’intimité coélective fait donc le deuil des masques et des faux-semblants. En fin de compte, le
rapport au corps dans l’intime induit quelque chose qui bouleverse au plus profond : la
conscience de la fragilité infinie de l’existence, la perception d’une vulnérabilité toujours reprise
et revécue, l’intégration réactualisée de la finitude, de l’incomplétude, de la solitude, par la
vision même du corps de l’autre dans le temps, ses fêlures, ses marques, par l’impossible fusion
enfin. Les expériences intimes nous disent paradoxalement la noblesse incomparable de la vie
menacée qui se célèbre et aussi, à certains instants, y rebondit en suscitant un nouveau
commencement, celui de l’enfant. Elles nous désignent mystérieusement la force de perpétuation
du lien qu’elles recèlent, sans prétendre à lui faire d’elles-mêmes toucher l’éternité, bien qu’elles
en aient pour part la saveur.

Le plus grand réalisme de l’amour électif n’est-il pas en cela celui de se découvrir fini, et
d’intégrer cette limite comme inhérente à lui-même, jusque dans le corps désiré et désirant ?
C’est d’une certaine façon cette honnêteté, cette lucidité-là qui peuvent seules ouvrir l’amant
électif à un don qui l’excède, le précède, à la fois temporellement et spatialement. L’amour
électif qui se reconnaît dans sa gratuité constitue, en cela, la plus belle pierre d’attente à une
spiritualité ouverte à la transcendance, pour échapper à l’in-signifiance fondamentale ouverte par
sa précarité même ; la dilectio au long cours révèle que le corps est médiation pour rendre visible
cet invisible dont l’homme est le seul destinataire pleinement conscient1424. La révélation
chrétienne permet à l’amour électif, s’il y est prêt, de s’orienter vers sa source et son horizon
ultime, une communion plénière et éternelle, une satisfaction profonde du sens du don inhérent à
l’existence concrète de l’humanité telle qu’elle se donne dans son orientation même. Mais elle ne
l’y contraint nullement. Le plus grand héroïsme, si l’on peut parler ainsi, de l’amour électif « au
risque de l’immanence » est sa capacité à s’espérer et à se tenter dans l’absence même de fiance
dans sa durabilité. En quelque sorte, il tire sa valeur de l’exercice risqué entre tous de son
actualisation permanente, quitte à en admettre la possible disparition, en dehors de tout critère
extrinsèque qui viendrait le garantir. C’est cette gratuité même qui en fait le prix. Elle n’a pas
d’égal dans l’expérience humaine à ce jour, au sens où la souffrance de son échec, à cette
échelle, n’a jamais atteint autant d’êtres en même temps à la surface de la terre. On comprend de
ce point de vue que l’humanité s’en soit préservée longtemps. Pour autant, il y a tant de joie à
aimer que s’en priver par peur d’échouer n’est pas expédient.

D’ailleurs, la victoire sur la mort et la haine annoncée par la foi chrétienne, dans son
prophétisme, ne dispense personne du combat constant pour lui faire droit, dans l’entretemps ô
combien inconfortable, jusqu’à la parousie. Elle soutient la foi, sans rassurer visiblement. C’est
en cela sans doute que l’amour électif en régime chrétien recèle une dimension profondément
eschatologique, qui rejoint le manque espérant signifié par le célibat consacré. Peut-être, plus
1423
LEVINAS E. cité par HEBERT G., ibid., p. 117. X. LACROIX a de belles pages sur l’embrassement, réf. ibid., p. 127.
1424
C’est un thème central dans l’enseignement de JEAN-PAUL II relatif au corps : « Le corps en effet – et seulement
lui – est capable de rendre visible ce qui est invisible : le spirituel et le divin. Il a été créé pour transférer dans la
réalité visible du monde le mystère caché de toute éternité en Dieu, et en être le signe visible. », in Catéchèse du 20.
02. 1980.
335
douloureusement encore, l’expérience de l’intimité élective ne cesse-t-elle de présenter aux
amants de corps, d’âme et l’esprit l’insaisissable communion pour laquelle ils se consument, tout
en la leur dérobant dans l’instant même où ils croient la saisir. Elle se voit gratifiée toutefois de
moments théophaniques, ou, comme dans l’extase mystique, se vivent les arrhes des Noces de
l’Agneau. Peut-on avancer, en vision chrétienne, que s’y dévoile parfois la quintessence de
l’union mystique rêvée par les saints ? Car ce n’est plus ici les corps, âmes et les esprits de deux
créatures humaines qui communient, mais le Christ qui, vivant en chacune, préside à cette
communion et l’accomplit d’avance par l’Esprit, dans le dessein du Père créateur.

Dans la parentalité, mais aussi dans le lien fraternel entre enfants issus d’une telle union,
se profile d’un autre côté quelque chose de l’ordre d’une intimité corporelle, psychique et
spirituelle profonde, quoique distincte. La métaphore familiale traverse la rhétorique biblique
pour tâcher de rendre compte de l’être divin dans sa tri-unité. En tout état de cause, la maternité,
la paternité, on l’a vu, s’inscrivent dans la filiation comme don et circulation de l’amour. Autant
la relation qui lie le couple garde sa teneur propre tout en s’approfondissant, autant celle qui lie
parents et enfants évolue intrinsèquement pour se distinguer, du rapport au nourrisson jusqu’au
lien avec l’adulte mûr en situation potentielle de conjugalité et parentalité, selon ses choix de vie
et son chemin personnel. La relation, en ce sens, implique une diminution progressive de
l’intimité physique, très présente dans les temps de l’enfance et qui excède le nourrissage au
sein : nourrissage, lavage, gestion des flux corporels (soins du corps), santé et intégrité physique
(touchers thérapeutiques, habillage), éducation corporelle (portage, toucher protecteur,
transmissions tactiles d’habiletés physiques : marche, nage…). Là, père et mère, grands frères et
sœurs sont aussi impliqués, voire des relais ponctuels (grands-parents, nounous).

C’est cette proximité qui est refusée aux consacrés, qui s’abstiennent en principe de
gestes de trop grande intimité, en raison des risques liés à l’extériorité d’une proximité. Celle-ci
n’est pas insérée dans une dynamique conjugale-parentale qui tend de soi à la protéger de
dérives, du moins en principe1425. En famille, il se passe en tout état de cause quelque chose d’un
apprentissage des interactions intimes, où le corps a sa place et qui, bien vécues, font vraiment
grandir, en enseignant à exister au milieu des autres avec liberté et assurance1426.

A ce titre, l’intimité est un privilège à accueillir aussi comme une responsabilité. Ce n’est
pas simplement en tant qu’amants que les adultes développent un rapport au corps singulier,
c’est aussi en tant que parents, surtout dans les premières années de la vie familiale. Les
sociologues se penchent ainsi sur la « trame du linge », les rituels alimentaires, la propreté et le
rangement, l’agencement intérieur, en somme tout ce qui a rapport à un intime régulé et investi
pour des personnes entretenant entre elles un lien de grande proximité. Il importe à cet égard de
saisir l’enjeu que représente l’intimité du couple amoureux inscrit dans la durée pour son plein
déploiement au sein du monde. En humanisant radicalement, s’il est bien assumé, le trésor de
l’intimité modifie la physionomie des relations sociales, notamment entre les sexes. Il équipe les
enfants, à leur juste place, pour entrer dans l’alliance plus large qui les espère et les attend.

1425
Hélas les cas d’abus pédophiles se vérifient majoritairement dans le cercle proche (pères, mères, oncles et
tantes, frères et sœurs, cousins et cousines…). La situation dans les Eglises témoigne aussi du fait que la santé et la
sainteté n’y sont pas assez au rendez-vous. Les confusions anciennes analysées plus haut ont leur responsabilité
dans cet état de fait, en dehors d’accidents personnels que la vigilance assumée devrait pouvoir prévenir. Mais
c’est loin d’être simple, ainsi que nous avons pu l’expérimenter personnellement.
1426
On a pu voir que les enfants victimes sont surtout ceux qui n’ont pu développer de défenses suffisantes, suite à
une discipline familiale trop confusionnelle, ou distanciée, ou trop autoritaire. Les autres sont davantage épargnés.
336
3.2.3.2 Les risques de l’intimité

Malgré tout, l’acceptation de la dynamique sexuelle coélective, dans son fonctionnement


propre, est un processus qui prend toute une vie. Certes, c’est davantage le chemin à emprunter
que l’horizon de plénitude totale qui importe, puisque cette dernière, on l’a dit, est d’une certaine
façon hors de portée. Mais il n’est pas simple de marcher ensemble d’un même pas. Accepter le
mouvement alterné des désirs et des plaisirs, accepter de s’abandonner vraiment à l’autre et se
révéler devant l’autre, sans masque, au fil du temps, en admettant qu’on ne puisse se montrer
toujours sous son meilleur jour, peut insécuriser, surtout dans un parcours durable, et pousser à
l’évitement. Le repli sur une forme de spirituel exonérant d’honorer des besoins profonds, le
refuge dans des pratiques qui confortent l’image de soi, mais éloignent du risque de la rencontre
sont des pièges. La frénésie des loisirs, le surinvestissement professionnel mais aussi le refuge
dans une religion ritualiste et la « tentation missionnaire » représentent des stratégies
dommageables à terme pour un amour dans la durée. Il n’est plus source, car il est négligé.

L’intimité du couple est elle-même menacée dans sa qualité par deux écueils, le diktat de
la performance et le diktat de la maîtrise, qui ne sont pas si éloignés l’un de l’autre. La
dimension ludique des échanges physiques, accentuée dans une culture contemporaine qui fait de
cette activité un loisir hygiénique1427, est à prendre en compte sans aucun doute, au sens où la
promesse de bonheur repose sur des moments de plaisir partagé, même si c’est dans la
conscience d’un lien plus profond qui dépasse l’agrément immédiat. Le bien-être intime a toute
sa place dans l’aventure du couple, car il accompagne son interaction la plus spécifique. La mise
en cause de cette jouissance légitime par une tradition dualiste moralisée demeure un obstacle
sur le chemin. A ce titre, on peut avancer que l’ascèse du couple, d’un certain point de vue,
consiste davantage dans l’attention portée à la régularité de l’union des corps et à la qualité de
cette rencontre qu’à son investissement désordonné, si l’on en juge par l’accompagnement
ordinaire des couples1428. L’avidité, en ce domaine, gêne la satisfaction des partenaires si elle se
manifeste comme une emprise ou une instrumentalisation cynique d’autrui. Mais le manque
d’appétence, la distance ou la routine attristent, alimentent le doute sur le couple et en chaque
partenaire, et éloignent aussi, bien plus qu’on ne le dit dans les milieux chrétiens soucieux de
bienséance. Si « se maîtriser » rime avec l’évitement de la rencontre dans ce qu’elle a de
provocant et de transformant, alors la « cible est manquée »1429. En cela, l’on peut précisément
parler de péché, dans un sens inhabituel du terme.

Précisément, se rencontrer intimement, sans frénésie mais sans rituel contraignant, invite
à la liberté d’être soi ; comment trouver une harmonie satisfaisante au milieu d’images, de
rythmes, de pressions variés ? Comment s’accorder de la liberté, dans un exercice caricaturé par
les productions commerciales ou excessivement corseté par les avertissements moraux, même
spiritualisés ? Plusieurs types de coercitions peuvent peser. La sexualité peut être subie ou
investie dans le souci prioritaire de retenir son ou sa partenaire, ou pour obtenir des avantages en

1427
Voir sur ce sujet l’alinéa 2.3.1.1.
1428
« 80 % des couples que je reçois viennent pour un problème de baisse, voire de panne du désir », constate ainsi
A. HERIL, psychanalyste et sexothérapeute. « Le plus étonnant, c'est que souvent les partenaires s'aiment et
s'entendent bien. », in SENK P., « D’où vient le manque d’envie sexuelle ? », mis en ligne le 07. 12. 2011, site
Figaro.fr, consulté le 16.03.2016.
1429
On peut lire dans le Dictionnaire encyclopédique de la Bible (page 995) que le terme usuel hatta' t, en hébreu,
désignant le péché, provient d'un mot qui signifie « manquer le but ou la cible ».
337
échange1430. Elle peut se vivre comme un « mal nécessaire » pour procréer ; ce fut le cas
autrefois dans le discours ecclésial, c’est de nouveau le cas parfois dans des couples hypofertiles
s’unissant à dates fixes dans ce but. Elle peut même devenir une corvée imposée par la nécessité
de se protéger d’une violence plus grande à court ou à long terme (maltraitance physique et/ou
psychique) ou encore d’une pression sociale intrusive (moqueries contre les adolescents
pudiques, qui commencent dès le collège, pression consumériste de la « jouissance
obligatoire »). Aucune menace ne saurait légitimement dicter des conduites en ce domaine.

Il faut au contraire disposer de créativité en la matière. Une juste information s’impose


en premier lieu au sujet de la manière dont le corps réagit naturellement, sans pruderie1431. Il est
nécessaire aussi de pouvoir faire circuler la parole à ce sujet au sein du couple. Au-delà de ce
qu’on peut nommer un « tact » de base1432, la nécessaire prise en compte des ressentis intimes de
l’autre donnent le primat à la relation. Si l’on quitte la suspicion de principe vis-à-vis de
« l’usage du mariage »1433, si l’inventivité et l’intuition entrent pleinement dans l’équation, les
conditions sont réunies pour que l’intimité soit plus harmonieuse. D’un autre côté, l’invitation à
quitter la logique de la performance, qui présente le plaisir exacerbé comme le sommet d’une
interaction réussie, aide les membres des couples à gagner en confiance, aussi bien l’un envers
l’autre que dans le couple lui-même, dans l’avenir de sa relation surtout. L’image que nous
pourrions prendre est celle du jardin, en contrepoint à celle de l’autoroute. Il s’agit moins de
parvenir le plus vite possible au paroxysme à deux que d’explorer un territoire, en frayant le
chemin ensemble. La thématique de la promesse et de l’alliance se rejoignent ici pleinement : on
est deux pour explorer et chercher, on n’a pas de balises préétablies, l’inattendu peut être au
rendez-vous, et le cadeau reçu est surtout et avant tout la complicité joyeuse offerte par un
moment heureux qui réjouit profondément ; ce qui compte est moins l’objectif que le chemin lui-
même. La survalorisation de la dimension procréative à cet égard crée du trouble, si elle se
présente comme le but suprême qui validerait à lui seul le plaisir de la rencontre intime. Quand la
rencontre est perturbée par des perceptions erronées liées aux histoires respectives et à des
représentations fallacieuses, dans toute la gamme allant de la pudeur excessive à la pornographie,
des rivalités sexuelles (machisme dominateur, féminisme combattant) à l’effacement du
masculin ou du féminin disqualifiés comme tels, la souffrance et la désespérance peuvent
guetter. Le désenchantement et le sentiment d’incompétence gagnent. En cela, l’intimité peut
mettre au supplice.

S’agissant en troisième lieu de la prise en compte de la sensibilité1434, une requête


contemporaine bien en phase avec le vécu du couple, le chantier est vaste. Il peut renvoyer à la

1430
Nombre d’adolescentes disent encore céder sur ce point pour éviter de perdre le lien amoureux, sans parler
des femmes mariées qui se prêtent au devoir conjugal par crainte de l’infidélité ou du dépit de leur conjoint, voire
pour résoudre un conflit qui risque de les priver de quelque chose qui leur tient à cœur.
1431
A ce titre l’ignorance dans laquelle on a tenu les jeunes bourgeoises autrefois questionne, de même que
l’interdit du miroir en vogue dans les milieux catholiques prompts à traquer la coquetterie. On voit aussi que
certaines manières crues ou « sèchement informatives » d’administrer l’information empêchent son intégration
juste.
1432
L’on peut être surpris à ce sujet des obstacles qui, dans le secret des accompagnements, peuvent se révéler sur
ce chemin du contact physique. Certains couples, entravés diversement sur un plan symbolique, n’ont jamais pu
trouver d’eux-mêmes comment consommer l’acte sexuel. Certaines maladresses durables confinent à la violence.
1433
Cette expression désigne l’exercice de la sexualité procréative dans le langage ecclésial catholique.
1434
LESCANNE G., article « Maturation humaine et croissance de la foi », in revue Christus, « l’Accompagnement
spirituel, un art qui s’apprend », n°153-HS, 1992, p. 224-225.
338
thématique initiale de Gaudium et spes1435. Les attentes affectives, nous l’avons dit, sont fortes au
sein du couple. En ce qui concerne la souffrance qui peut s’y déployer eu égard aux
insatisfactions (en lien avec des carences archaïques), son interprétation demeure délicate. A ce
titre, « tout ce qui fait mal » « n’est pas mal » dans un couple, au sens où une crise douloureuse,
l’expression d’une frustration même vive, ou d’une incompréhension conflictuelle peuvent
signifier la nécessité d’un changement personnel, d’une conversion, d’un réajustement entre
partenaires (un pardon éventuel), plutôt que signer un échec, une erreur voire un péché. Le cas
échéant, un recours à la thérapie voire à l’accompagnement spirituel seul ou à deux, doublés
éventuellement d’une mise à l’abri s’il le faut, peuvent s’imposer ; dans ce cadre, il reste erroné
pourtant de dramatiser l’inconfort comme tel, et de vouloir résoudre les différends
nécessairement par la rupture1436. Des procédures de dialogue approfondi et des
accompagnements efficaces existent à cet égard. Parmi de nombreuses approches disponibles,
certaines, qui donnent de bons résultats, mériteraient d’être davantage diffusées1437. La culture
commune du couple ignore à bien des égards la nécessité de travailler la relation, et de cultiver le
couple comme on le ferait d’un jardin.

Ce manque de conscience entraîne des conséquences fâcheuses, comme l’idée que


faciliter le divorce aiderait les couples à minimiser leur conflit ; il faut en moyenne deux ans
pour élucider une « bonne » crise de couple, or les décisions de séparation prises dans la
tourmente, les conséquences matérielles rapides et les interventions des avocats, dans un climat
de tension, aggravent immanquablement les différends, sans toucher à leurs fondements
profonds. D’autre part, le « fatalisme » ambiant fait écho, en creux, à certains défauts de
perspectives idéalistes déjà évoqués. Certes, le surinvestissement d’un psychologique asservi à la
quête du développement exponentiel du soi expose à la déconvenue, s’il repose sur le refus de la
remise en cause personnelle, de la responsabilité et l’orientation décentrée vers le bien d’autrui
au sens large. Mais l’évitement du travail intérieur personnel induit par la circulation de la vie et
de l’amour au sein du couple et de la famille, sous couvert de pratiques pieuses, ou sa sous-
estimation au profit d’une logique dite spirituelle, vue comme coupée des ressorts de la vie
psychique, altèrent la dynamique de couple. Par ailleurs, l’élucidation des enjeux profonds d’un
conflit peut se situer à un niveau surtout psychologique, lorsque les difficultés passées continuent
de gêner les relations présentes ; elles relèvent aussi, souvent, du champ spirituel, lorsque ces
problèmes empêchent de donner un sens commun à l’histoire partagée, et altèrent le projet du
couple en lui-même, et non seulement l’agrément des interactions privées ou le confort
quotidien. La présence d’un tiers qualifié est souvent un atout pour que la relecture s’effectue
dans un climat de sécurité et de respect, que le huis-clos conflictuel ne garantit pas
nécessairement. Il importe de bien choisir l’intervenant.

1435
Prologue de GS.
1436
La facilitation et l’accélération des procédures de divorce peuvent en cela entraver le processus spontané de la
résolution de crise, et précipiter des séparations qui pourraient être évitables.
1437
Nous avons pu faire l’expérience de méthodes efficientes du point de vue du travail sur le passé et ses
problématiques (parmi d’autres PRI : Past reality integration, PRH : Personnalité et relations humaines), et sur les
relations (CNV : communication non violente). Les personnes évoluent, pacifient leurs relations, s’insèrent mieux
dans les groupes, se montrent plus créatives et plus fécondes. Il existe aussi un protocole de travail en couple qui
semble très porteur, IMAGO. Ces outils servent à une meilleure circulation du don, dans la dynamique dont nous
parlions supra. En tant que tels, ils peuvent être considérés comme des « signes des temps », dans le sens où
l’effort de leurs concepteurs, souvent chrétiens, se met au service du déploiement harmonieux de la loi du Don.
339
Dans la sphère de l’intime, il importe en tout état de cause de différencier vérité et
transparence (danger de perversion !), ouverture sincère et respect des fors internes, et articuler
affirmation de soi et sens du bien commun. Dans cette perspective, il est requis d’effectuer le
travail de formation de la foi1438 nécessaire pour aider les couples contemporains à bien nommer
leurs attentes et construire du sens, sans chercher seulement un confort trompeur (en progression
actuellement), ou un dévouement, voire une dispersion en forme de fuite (sont-ils encore si rares
à l’heure actuelle ?). Il est aussi capital de proposer des moyens et des méthodes pour avancer, en
dépassant la fixation d’idéaux et d’objectifs à atteindre, car les couples actuels n’ont pas
vraiment besoin qu’on leur explique ce à quoi ils devraient arriver (leurs ambitions/exigences
sont déjà élevées), mais comment il est possible de donner du souffle au quotidien, humblement.

En même temps, l’intime du couple électif reste profondément lié à la transmission de la


vie et à sa régulation. Le risque de l’intime se mesure aujourd’hui encore trop souvent au
désarroi devant les grossesses non programmées. Du point de vue de la logique holistique de
l’union entre corps, âme et esprit, dissocier radicalement la sexualité de la fécondité, voire
attenter à la vie au sein du corps comporte le risque de blesser, voire de meurtrir très
profondément et durablement l’intimité dans son mystère le plus inatteignable. Sans doute est-il
délicat d’évoquer ces sujets tant ils éveillent les passions, aussi bien du côté d’un certain
féminisme militant niant tout impact sur les femmes et les couples de leurs décisions
d’interruption de grossesse, que d’une défense pro-vie radicale. Comment juger les histoires et
les personnes ? Pourtant, au vu des enjeux, il reste important de chercher dans ce domaine une
attitude respectueuse des dynamiques vitales profondes ; il demeure nécessaire d’accepter
l’inattendu de la vie, qui répond parfois à des logiques inconscientes très vitalisantes et fécondes.

C’est, quoi qu’il en soit, au titre d’un réalisme non dénué d’espoir, d’humour, de
simplicité, que la mise à nu physique et psychique, le partage des espaces les plus intimes, la
rencontre régulière avec la différence sexuée et l’exercice de la sexualité, ainsi que l’expérience
de la transmission de la vie et du rôle parental, dans une spiritualité incarnée, colorent la façon
dont peuvent se vivre le témoignage et la mission sur le plan chrétien. A l’heure où le vécu du
couple, plus ou moins harmonieux et durable, et le désir de fonder une famille concerne une
grande majorité de nos contemporains, ce point mérite considération.

3.2.3.3 L’implication de l’intimité

Dans l’intimité proche se décline on l’a vu l’attente de proximité et l’aspiration à des


relations bilatérales qui la sous-tend. Chacun espère être compris et accueilli
inconditionnellement, soutenu et chéri de l’autre. Chacun escompte de ce fait aussi devenir la
personne appelée à sécuriser et étayer le partenaire. Il n’est pas possible de prendre part à
l’intimité coélective sans implication de tout l’être, corps-âme-esprit. Désormais il devient
possible d’orienter deux existences durablement et singulièrement dans un sens profondément et
intégralement humain, avec la conscience de l’incertitude des temps et de la vulnérabilité de
chacun, dans un destin commun, au sein d’un réseau plus large.

En ce sens, les risques sont réels. Si l’institution n’est plus secourable, si la foi en Dieu
fléchit, et si l’on se place au lieu de l’origine, on peut vouloir prendre la place du sauveur, celui

1438
M. BELLET insiste sur la nécessaire distinction entre la perspective de la foi et la psychologie dans son article
« Psychologie et spiritualité », in revue Christus, l’Accompagnement spirituel…, op. cit, p. 153-154.
340
qui rendra l’autre heureux et le protégera de tout. On peut aussi imaginer que le conjoint, voire le
couple que l’on va former, sera le garant magique du dépassement des difficultés. Seul le travail
du don peut ici dénouer des malentendus porteurs de déviances. L’investissement dans l’intimité
suppose en ce sens d’oser impliquer son histoire avec celle d’une autre personne, et d’écrire un
récit commun écrit dans le partage des vulnérabilités, différemment d’un conte de fées en forme
de success-story. Pour cela, il est question de s’appuyer sur la promesse originaire, à savoir que
l’humain peut être ouvert à l’avenir et qu’il peut s’y fier, avec une lucidité qui ne se dégrade pas
en soupçon, dans le cadre d’une alliance assumée dans sa fragilité même.

Les couples ouverts à la foi chrétienne peuvent, dans cette perspective, recevoir en
héritage la promesse du Dieu de l’Alliance. Ils bénéficient de la présence du Christ comme
compagnon d’humanité. Lui n’abandonne jamais quiconque, quels que soient ses errances ou son
péché. Il se réjouit de ce qui est bon, il se rend présent par l’Esprit, il se propose de manière
secourable. Ses Bien-aimés sont invités à croire à un Dieu qui, au milieu des autres, les appelle
inlassablement à vivre en abondance et à porter du fruit. Les couples épanouis dans une
résilience reçue comme un don deviennent alors des témoins crédités d’une fiabilité plus
constructive pour d’autres, enfants, adolescents, amis… Leur expérience atteste que la Promesse
de réussir sa vie se situe non d’abord du côté des biens, mais de la chance du lien. Pouvoir lier
des paroles entre elles, la parole d’un autre avec soi-même, voire la parole d’un corps
institutionnel avec sa parole, si l’on officialise le lien, constitue à cet égard le trésor profond de
l’existence. En même temps, ce sont les fragilités qui s’allient ; il ne suffit pas d’être deux, ou
plusieurs (avec les enfants), pour être plus forts. Le compagnonnage dit simplement le bienfait
de marcher de conserve, de donner sa confiance à une personne, et de recevoir la sienne en
retour, dans l’élaboration perpétuelle du lien favorisée par la rencontre des humanités. Pour les
croyants chrétiens, à l’aune des enseignements de Vatican II, ce choix d’implication élective
correspond à un acte de foi qu’il existe des personnes, des couples, des communautés plus larges,
qui, du sein de leur faiblesse, ne sont pas uniquement au service d’eux-mêmes, mais à celui du
Royaume du Christ, dans leur identité même. Bien plus, le lien d’amour eros-philia-agapè
consenti à l’élu(e) - corps, âme et esprit, et l’amour parental engagé envers ceux à qui cette
alliance donnera vie, évangélise ses promoteurs, en les envoyant plus près de la source à laquelle
ils ont soif de s’abreuver, de laquelle ils désirent vivre.

Tout couple électif, croyant ou non - si l’on peut parler ainsi, car la confiance ici engagée
est déjà un acte de foi – peut, en tout état de cause, mesurer la chance de l’implication qui sous-
tend son interaction intime ; c’est elle qui donne la possibilité à la loi du don de faire son œuvre.
Une triple responsabilité se dégage donc du comportement d’implication dans le couple électif.
La responsabilité personnelle consiste à s’impliquer en régime d’humanité assumée. Il s’agit là
de « répondre de » ce que féconde, nourrit, et transforme en profondeur l’expérience intime
partagée avec autrui, dans son existence personnelle, en humilité. Il convient en d’autres termes
de faire le point sur la manière dont on « répond de soi », c’est-à-dire dont on consent à une vraie
implication de son être de sujet comme totalité, avec ses courage, intelligence, capacité d’aimer,
de penser, d’agir. Pour parler en chrétien, les résistances psychiques, évitements, impatiences,
fragilités sont-ils transformés, proprement « évangélisés », jusqu’à quel point, de quelle façon ?
Les élans sont-ils purifiés, et comment ? La question posée au conjoint vient en écho : comment,
lui, s’implique-t-il, que rend-il possible qui ne serait pas possible sans lui (échanges nourrissants,
découvertes, compétences qui sont réveillées, permises, rendues possibles, reconnues, prises de
consciences, avancées, émerveillements, etc.) ? Est-il avant tout acteur, ou consommateur
341
passif/prédateur du couple ? La question se pose en dernier lieu à la communauté que constitue
le couple en lui-même : est-elle instituante, c’est-à-dire capable de favoriser de la nouveauté, en
forme de développement d’humanité difficile à faire sans elle, et bénéficiant à ses membres et à
autrui, notamment les enfants issus de l’union ? La responsabilité à cet égard doit pouvoir être
mutuelle et signifiée comme telle, en termes de réciprocité et de coopération. Prêter l’oreille aux
reflets reçus des autres est utile, enfin. Se sentent-ils mieux après avoir rencontré le couple ou la
famille ? Se sentent-ils appelés à porter plus loin ce qu’ils ont reçu là ? Quelle est la part d’ombre
éventuellement reflétée par autrui, qu’en fait-on, moins pour la gloire du couple et/ou de la
famille que pour la construction du vivre-ensemble, d’abord, dans la société, voire, dans une
vision christianisée, pour la construction du Royaume ?

L’implication liée à l’intimité suppose donc quelques conditions de clarté et de vérité


pour s’opérer valablement. C’est de la sorte une joie humaine, et aussi profondément
évangélique, en cohérence avec la loi du don qui sous-tend toute existence, de pouvoir
s’impliquer avec d’autres, donner sens à la trajectoire de vie, avec les accidents et doutes
éventuels, dans une audace créative.

Au final, la dynamique du don informe l’expérience coélective à un point qu’on n’a


souvent pas évalué à sa juste mesure. Il est certain qu’aimer et se laisser aimer, dans toute la
vérité d’une rencontre, où l’on perd ses masques et où se dévoilent ses défenses les plus secrètes,
suppose une capacité à se donner à autrui et aussi à recevoir autrui, en personne, à nulle autre
pareille. Ce que laisse apercevoir la psycho-sociologie sagnienne résonne comme une
révélation : l’appel à entrer dans l’alliance avec l’autre et les autres, sur la foi de la promesse
d’une vie vraiment accomplie, est inscrit au plus profond de la nature humaine. Le christianisme
suppose, dans sa propre vision, un acquiescement à cette vocation par le truchement de l’entrée
dans une relation avec une transcendance, le Dieu de Jésus-Christ, indissociable d’une fraternité
avec les hommes. Cette figure divine, de fait, se présente sous les traits d’un Père qui propose
aux hommes, du lieu de sa bienveillance foncière, d’interagir intimement avec lui. Par le fait
d’être, en même temps que le Créateur et le Donateur d’où tout part et vers qui tout revient, et le
Fils qui sauve et l’Esprit habitant chaque être humain, menant tout à son accomplissement, le
Dieu Trine offre à ses créatures les moyens pour y réussir, en dépit de leurs limites et de leurs
manquements. En tant que Tri-unité, il atteste que la relation est au cœur même du projet créatif,
comme de la nature divine elle-même. Il y a, en cela, une parenté incontestable entre la déraison
de l’expérience coélective, et la folie de la foi vécue en régime chrétien dans son dynamisme
singulier. Cela ne signifie pas, et c’est un point important, que le passage par les « fourches
religieuses » soit obligé, pour déjà découvrir les trésors précieux de la relation coélective. La
liberté, pour peu qu’elle s’engage effectivement dans un pari aussi vital qu’improbable, reste par
essence au centre du propos humain et spirituel. Il est donc logique que la foi soit toujours
proposée, et jamais imposée. Comment mieux attester à ce sujet de la compatibilité entre les
aspirations contemporaines et la vision chrétienne, même si, bien entendu, croire selon la foi
proclamée à Vatican II revient à accepter de se situer dans une vision spécifique qui requiert une
attitude intérieure différente de celle qui régit les approches courantes en Occident ?
Pour autant, oser l’aventure coélective avec toutes ses requêtes, en espérant l’inscrire
dans la durée, comporte des risques considérables. L’imprévisibilité de l’existence, celle des
trajectoires respectives des partenaires (dont l’implication conjointe est cependant constamment
requise), les fragilités dont on ne peut parfois se défaire malgré les efforts réels consentis en ce
sens, et que l’intimité met particulièrement en exergue, ont de quoi faire douter, et déstabiliser.
342
D’un certain point de vue, une telle perspective relève même de l’inconcevable ; l’on songe au
mot attribué à M. TWAIN : « They didn't know it was impossible so they did it »1439. Et ils sont
toujours trop nombreux, les cas où le rêve s’évanouit, au prix de blessures graves, autant pour les
amants que pour les enfants, éventuellement, issus de leur union, forcément affectés par la
déliaison parentale. Finalement, devant un tel constat, ce qui surprend est surtout le fait que
cinquante à soixante pour cent des mariages durent toute la vie ! Une telle longévité ne rime pas
toujours avec harmonie et entente, certes, certains chercheurs en témoignant encore
récemment1440. Malgré tout, il n’est pas possible de jeter sur les expériences heureuses, dont
chacune apparaît comme un véritable miracle, un regard simplement condescendant. Il convient
au contraire d’approfondir ce qu’elles ont à nous dire de radicalement neuf dans le monde
d’aujourd’hui et, conformément à la perspective transpersonnelle, en quoi elles sont inspiratrices
et débitrices à la fois de la société et de l’Eglise.

3.3 Le couple comme « communauté coélective »

Mettre en rapport les notions de promesse et d’alliance dans la réalité du couple


contemporain fondé sur l’amour, et en identifier l’accentuation, toute particulière au couple, dans
l’intimité partagée en son sein, peut prêter à confusion, si l’on voit ce dernier comme une
monade repliée sur un huis-clos intimiste, ou encore sur le groupe familial autocentré. Le couple
et la famille coélectifs pourraient en ce cas n’être ordonnés qu’à leur propre bien, et en régime
chrétien ouvert à l’eschatologie, rivés au salut de chacun de leurs membres, qui ne seraient ainsi
reliés que par un intérêt commun. Comment faire droit pleinement à l’existence d’une entité
dépassant la seule addition de ses composantes, et qui, comme fondement de la famille, prend
place bien sûr aussi dans l’environnement social, tout rendant justice à ce qui l’unifie
profondément ? Il paraît opérant ici d’envisager le couple électif comme une communauté
véritable, aux sens à la fois sociologique et spirituel du terme, et de préciser quelle serait sa
forme spécifique déployée, avec les conséquences de celle-ci dans le domaine social et ecclésial.

Cette double caractérisation nous semble ouvrir de vastes perspectives pour développer
une vision renouvelée du couple contemporain, à la fois dans les vues de la spiritualité
contemporaine et dans celles de la spiritualité chrétienne. Ce qui paraît pour le moins inaperçu,
selon nous, est la portée politique et ecclésiologique d’une telle approche. Peut-être réside ici la
découverte la plus intéressante de notre étude, dans le sens où les rapports développés entre les
hommes et les femmes, et entre les générations, dans le nouveau paradigme adulte de l’amour
électif se définissent par une qualité de dialogue et une interaction non encore atteinte jusque-là
dans l’histoire humaine. Cette nouvelle façon de concevoir l’existence personnelle et collective
pourrait bien devenir un levier considérable de changement sociétal, à condition de la prendre au
sérieux, non seulement dans ses potentialités socio-politiques, mais aussi dans son
accompagnement au long cours, qui s’impose pour lui donner corps dans les faits. Le

1439
« Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait ». Cette citation reflète bien le défi ici posé, c’est
pourquoi nous la retenons, bien qu’elle ne soit référencée nulle part, à notre connaissance.
1440
Voir KAUFMANN J.-C., Piégée dans son couple, Paris, Ed. LLL/Actes Sud, 2016.
343
christianisme, porteur d’une conception fondamentale de la fraternité et de l’amour, ne peut
ignorer ces développements possibles. Il doit prendre sa part de la tâche immense qui se dessine
sous nos yeux, comme le suggère à sa façon l’exhortation apostolique Amoris laetitia.

3.3.1 Le couple électif comme communauté sociale et spirituelle

O. WILDE s’exclamait, dit-on : « Etre un couple, c’est ne faire qu’un. Oui, mais
lequel » ? Cette boutade laisse entrevoir un des problèmes qui se pose au théoricien du couple
électif, dès lors qu’il cherche à cerner le statut de la cellule constituée par les membres du couple
contemporain, dans sa dimension de vis-à-vis reposant sur un choix réciproque et bâti sur un
projet d’amour partagé. Ni personne morale, ni entité comme telle, elle dépasse la seule addition
de ses membres, sans se restreindre non plus à n’être qu’un rouage secondaire dans l’ensemble
social et ecclésial. Nous proposons de lui appliquer le qualificatif de « communauté coélective »,
qui peut agréer à nos contemporains de façon générale, mais aussi aux chrétiens les plus
convaincus. Cela correspond bien à notre cahier des charges concernant la systématisation de la
spiritualité coélective.

3.3.1.1 Le couple comme communauté sociale coélective

Sur le plan étymologique, le latin communitas, de communis « qui appartient à plusieurs


ou à tous », représente soit « un état commun », soit « une action de construire un chemin
ensemble »1441. Le français « communauté », apparu au XIIIe s., désigne, selon le Robert, « un
groupe social caractérisé par le fait de vivre ensemble, de posséder des biens communs, d'avoir
des intérêts, un but commun », c’est-à-dire concrètement des groupes de religieux(ses), ou
encore le couple marié selon le droit canonique. Il semble que ce vocable surgisse dans un
contexte de personnalisation croissante des réalités sociales, des « communes » aux
communautés religieuses et aux couples1442. Pour le sociologue HILLERY, qui s’étonne devant
la polysémie du vocable dans nombre de publications, une communauté est tout simplement
« une collectivité dont les membres sont liés par un fort sentiment de participation »1443. En
ethnologie, elle représente plus précisément « une unité sociale restreinte, vivant en économie
partiellement fermée sur un territoire dont elle tire l’essentiel de sa subsistance. Elle soumet ses
membres à des disciplines collectives dans une sorte de tension constante vers le maintien de sa
cohésion et la pérennisation de son existence »1444. Or, sa construction n’est pas aisée et
nécessite du temps pour se bâtir : « A l’échelle de la société, […] la communauté […] complexe,
associe d’une manière très fragile des sentiments et des attitudes hétérogènes ; elle est apprise,
puisque c’est seulement grâce à un processus de socialisation qui n’est jamais achevé que nous
apprenons à participer à des communautés solidaires. Elle n’est jamais pure, puisque des liens

1441
L’adjectif communis engendre lui-même trois dérivés. Le verbe communico, are, qui donnera communication (à
partir de son supin communicatum), signifie au départ « mettre ou avoir en commun, partager », puis par
extension, « recevoir en commun, prendre part à... participer à … » ; en latin tardif, chez AUGUSTIN, il prend le
sens d’« entrer en relation avec quelqu'un ». Le substantif féminin communio, onis correspond, lui, à l’idée de
« communauté » comme « une mise en commun de… » ou « le partage », voire « la participation » ; chez
AUGUSTIN, il désigne l’ensemble des églises chrétiennes locales, donc l’Eglise (voir cours de théologie pratique,
semestre II, Master I et II, ROY A., 2012). Nous partons de ce cours pour l’analyse sociologique qui suit.
1442
MATHON G., « L’histoire du mariage sacramentel », CHAUVET L.-M. (dir.), Le mariage…, op. cit., p. 170.
1443
Cité par BUSINO G., La permanence du passé, Questions d'histoire de la sociologie et d'épistémologie
sociologique, Paris, Ed. Droz, 1986, p. 93.
1444
WOLTON D., « Communauté », sur le site www. wolton.cnrs.fr, consulté le 26. 01. 2016. Les deux citations
suivantes proviennent du même article.
344
communautaires sont associés à des situations de calcul, de conflit, ou même de violence ». Le
critère d’appréciation du degré de « communalisation » apparaît de ce fait comme la capacité des
membres d’un groupe de considérer la survie de celui-ci comme « un objectif opposable à leurs
yeux aux objectifs individuels qu’ils se considèrent autorisés à poursuivre ».

Selon une approche concentrique, F. TÖNNIES1445 qualifie, pour sa part, trois types de
groupes de « communauté sociale » : la famille, le village et la petite ville. Selon lui, toute vie
commence par la communauté étroite constituée entre la mère et l'enfant, dont la dynamique
entre en expansion dans un mouvement croissant de mise en commun et de partage. La dyade
mère-enfant prise comme point focal est décrite selon une perspective de la famille patriarcale ;
le père s’y tient d’un certain point de vue à l’écart ; cette vision fait songer également à
l’approche psychosociologique de J.-C. SAGNE. Mais l’on peut aisément transposer l’idée de
communauté du duo mère-enfant au couple moderne : celui-ci représente bien une communauté
sociale minimale, dont la dynamique propre de mise en commun et de partage choisis, dans
laquelle la famille élargie tient sa place mais un peu à distance, entre soi et avec les enfants qu’il
élève, profite de loin en loin à la société entière. L’ensemble des sens ici évoqués s’applique
donc sans peine au couple électif, même si la dimension économique entendue comme
production de richesses y est minorée par rapport à autrefois.

Par ailleurs, il convient de remarquer que des pratiques communautaires à substrat


économique mais aussi politique, au sens de valeurs pour le vivre ensemble, ont décliné le
concept, incarné diversement par le passé, dans des mises en œuvre variées. La société française,
par exemple, a « été travaillée par une dimension communautaire centrée sur les ordres
monastiques, mais aussi sur les compagnonnages, la démocratie villageoise, les coopératives de
production (Fourier), les mutuelles d'entraides et de services (Coopératives agricoles), les
communautés de travail »1446, sans oublier les « communautés alternatives » nées de mai 1968,
voire les GAEC ou les PME autogérées, formes participatives et mutualistes de groupements
d’intérêts. Dans les années 70, le terme de « communauté » a enfin fonctionné comme
l'expression d'un mode de vie construit sur un imaginaire social. Il a mobilisé de la sorte toute
une série de jeunes gens en rupture mais en quête d’innovation sociétale. Cette aspiration a été
mise en œuvre à l’aune d’un rêve de partage communautaire envisagé hors des conventions en
vigueur, éventuellement selon des idéaux « hippies » laïcisant des vues évangéliques, voire
proprement chrétiens, tel le projet de LANZA DEL VASTO. La plupart de ces expériences ont
cependant fait long feu, malgré des exceptions notoires, en raison d’une certaine naïveté1447.

En tout état de cause, selon A. ROY, toute vie qui prend des formes communautaires
incite à la formulation d’une série de questions dont la prise au sérieux conditionne l’avenir du
groupe en cause : 1. Quel chemin pouvons-nous construire ensemble ? 2. Quelles charges

1445
Il analyse les conséquences humaines du passage à l'ère industrielle. TÖNNIES F., Gemeinschaft und
Gesellschaft : Abhandlung des Communismus und des Sozialismus als empirische Culturformen, Leipzig, Ed. O.R.
Reisland, 1887.
1446
SAINSAULIEU R., « Du communautaire au groupal : le cas français », revue Autrement n° 20, 1979, p. 129.
1447
Selon A. ROY, en effet, la négociation du partage des biens n’y a pas toujours été bien organisée et/ou vécue
aisément ; certains impératifs économiques, dans des conditions de vie rurales rudes, n’ont pas davantage pu être
assumés durablement. La régulation délicate des vies affectives, la carence de formation et le manque
d’expérience dans le champ de la conduite de groupes et du traitement des conflits, voire un défaut
d’institutionnalisation lié à une conception de l’autorité immature, furent d’autres facteurs de fragilisation. Mais
un certain nombre et type de communautés, dont quelques communautés chrétiennes dites « nouvelles », issues
du mouvement charismatique notamment, ont pu se pérenniser, au prix de crises sévères parfois.
345
acceptons-nous de porter ensemble pour participer à la vie commune ? 3. Quelle tâche, quelle
œuvre pouvons-nous mener ensemble qui donne sens et fécondité à notre communauté ? 4. A
quelle tâche prioritaire (sinon appel reçu) devons-nous nous atteler ? Ces interrogations ancrent
résolument la communauté dans le concret. Elles découlent de la dynamique inhérente aux
coopérations humaines. En ce qui concerne le couple, leur reprise, pertinente à nos yeux, renvoie
clairement, d’un côté à la question de la polarisation entre groupe de vie et groupe de tâches
évoquée ci-dessus, et de l’autre, aux efforts incombant à tout couple en fondation et en
perpétuation tels qu’ils ont été analysés par DECHAUX1448. En ce sens, l’idée que le couple (et
non seulement la famille) peut être assimilé à une petite communauté sociale se vérifie
pleinement.

Pour nourrir le propos, il nous semble également intéressant de nous pencher sur les
éléments législatifs les plus récents relatifs à la définition de la notion de « couple ». Ce dernier
sujet appelle plusieurs remarques préalables. L’on peut se poser, d’emblée, la question de la
place de l’officialisation dans le processus qui fonde un pacte de couple ou un contrat conjugal,
en droit civil et même en droit canon : l’entérine-t-elle ou le constitue-t-elle ? Dans le premier
cas, en est-elle une étape indispensable1449 ? La force du mariage résiderait donc, en fin de
compte, dans la plus grande facilité, au vu de la publicité de l’engagement et la clarté de ses
clauses socialement reconnues, de fixer les termes du contrat qui oblige la cellule
communautaire ainsi constituée, sans supposer pour autant en soi plus de fiabilité pour sa
stabilité du point de vue subjectif. Toutefois, les unions matrimoniales restent, statistiquement,
bien plus stables que les unions libres, peut-être parce qu’elles traduisent un niveau de confiance
foncière plus élevée dans l’avenir de l’engagement ; d’autre part le cadre posé fournit, selon bien
des analyses, un soutien efficace pour dissuader de mettre fin à l’aventure sur un coup de tête.

Dans le même temps, la finalité d’une définition juridique du couple et sa signification


ultime sont interrogées. Pourquoi diable faudrait-il se préoccuper d’une réalité qui fait
délibérément fi de tout droit ou obligation sociale et ne repose que sur l’accord de volontés
individuelles ? Seule une réflexion incluant la communauté sociale plus large peut justifier un tel
effort, dans son désir de donner place à une réalité qui relève de sa responsabilité collective. De
fait, dans le cas des unions libres, un tel exercice suppose que « le couple [puisse être] en lui-
même, en tant qu’entité juridique reconnue, affecté, sur certains points au moins, d’un statut
propre, générateur d’effets juridiques applicables à tous les couples répondant à sa définition,
indépendamment du point de savoir si ses membres sont mariés ou s’ils ne le sont pas »1450. Or,
jusqu’ici, son « approche […] ne bénéficie pas d’un grand apport législatif ou jurisprudentiel et
[…] doit être doublée d’un […] important et délicat « maillage » », nécessairement
extrinsèque1451. Comment pallier au flou favorisé par une dérobade face à tout accord explicite ?
La tension se situe dès lors dans le rapport entre le corps social et la vie privée, le « poids des

1448
Voir notre alinéa 3.1.2.2.
1449
La force du solo consensu médiéval fait hésiter le juriste, au sens où la publicité d’une célébration n’est plus,
dans une telle perspective, un élément clef – d’où la reconnaissance des mariages clandestins. D’ailleurs, la
déclaration conjointe devant un officier d’état civil induite par la simple « union civile » bat en brèche le critère de
la solennité de l’union conjugale, pour la distinguer de l’union seulement « maritale ». Ce serait la qualité de ce
consentement, soit son irrévocabilité, qui serait alors la marque propre du mariage ; mais la possibilité du divorce
au civil affaiblit cette spécification juridiquement. Sur le plan religieux, deux confessions sur trois admettent
l’échec puis le remariage ; mais leur tolérance est (sauf chez MILTON) d’ordre pastoral : là serait la vraie différence.
1450
NORMAND J., « Rapport de synthèse », BRUNETTI-PONS C. (dir.), La notion juridique de couple, Paris, Ed.
Economica, 1998, p. 146 et p. 142.
1451
BRUNETTI-PONS C. (dir.), La notion juridique, op. cit., p. 6. Nous rappellerons cette référence ci-après par BR-P.
346
structures versus l’autonomie des individus comme acteurs sociaux ; la force de l’intérêt comme
stimulant des actions sociales versus les valeurs, en l’occurrence ici le sentiment »1452. Pour le
dire autrement, les tentatives de définition juridique, liée à une volonté politique, tentent de
prendre en compte les évolutions actuelles en termes de vie adulte partagée, à distance du droit et
intégrant les aléas de l’affectif. Les efforts fournis œuvrent, tant bien que mal, dans deux
directions.

Il s’agit, en premier lieu, de canaliser les choix privés informels dans un but précis :
protéger les intérêts des plus faibles en cas de dysfonctionnement majeur, voire d’interruption de
la vie commune (enfant(s) au premier chef, mais aussi partenaire potentiellement lésé). Le
législateur agit ici comme délégué du dirigeant élu censé défendre les intérêts de tous, et
spécialement des plus vulnérables. La priorisation officielle donnée à l’amour électif n’induit en
effet pas, en soi, dans le cas d’un échec - et l’on pourrait s’en étonner légitimement vu la teneur
des idéaux proclamés - la mansuétude entre concubins, ou le sens des responsabilités vis-à-vis
d’un enfant1453. Or, le constat est clair : les réalités concrètes sont identiques, avec ou sans
mariage. « Il y a entre les intéressés même communauté de vie, même mise en commun plus ou
moins étroite des intérêts et des biens, même nécessité d’assumer le passé », au quotidien, mais
aussi et surtout en cas de séparation, responsabilité vis-à-vis des enfants incluse1454. Comment
alors définir des règles fiables relatives au rapprochement de « deux individus dont les
trajectoires convergent à un certain moment, pour un temps plus ou moins long, afin de
constituer un couple », voire mettre des enfants au monde1455 ? Droit social et droit civil s’y
efforcent, la solidité des engagements en cas de vie commune de fait, mais aussi de mariage,
restant éprouvée1456. Dans cette perspective, on se propose, d’un côté, de formaliser des
« contrats civils » plus souples que le mariage, dans une visée proche d’un certain point de vue
des « mariages atténués » attestés historiquement en droit romain, voire germanique, tout en
préservant autant que possible une parentalité conjointe. On escompte, de l’autre, encadrer a
minima toute vie à deux informelle. Ce double objectif se perçoit par exemple dans l’instauration
du PACS en France : il établit les conditions d’un pacte civil non matrimonial, et entreprend
aussi de définir le concubinage sur le plan légal1457.

Le but de ce travail législatif épouse, en second lieu, la revendication sociale d’une


égalité de traitement entre couples mariés et couples non institutionnalisés : les dispositions
privées ne sauraient pénaliser ceux qui les posent, pour des raisons jugées idéologiques1458. Le
choix politique reflète ici des valeurs dominantes en pleine mutation. Il importe de ne plus
hiérarchiser, c’est-à-dire de ne plus sanctionner indirectement les comportements personnels par
un manque à gagner ou une précarité plus forte pour des raisons attribuées aux scories d’une

1452
COMMAILLE J., « la construction du couple par les individus, la société et le politique. Approche sociologique »,
BR-P, p. 11.
1453
Un notaire constate ainsi que les séparations de concubins sont beaucoup plus âpres que celles de conjoints
mariés. CLAUX P.-J., « La notion juridique de couple à l’épreuve de la pratique », BR-P, p. 136.
1454
NORMAND J., « Rapport de synthèse », BR-P, p. 146 et p. 150.
1455
COMMAILLE J., « La construction du couple par les individus, la société et le politique. Approche
sociologique », BR-P, p. 10.
1456
NORMAND J., « Rapport de synthèse », BR-P, p. 146 et p. 147. Les questions de secours et d’assistance sont
mises à mal, ainsi que l’exercice de l’autorité parentale.
1457
Il est à noter que le législateur français exclut de cette définition le cas des couples non cohabitants (sans que
la vie professionnelle ne les y oblige), qui ne reçoit plus d’appellation spécifique et de reconnaissance juridique.
1458
Cette visée est vigoureusement dénoncée par le Conseil pontifical pour la Famille en 1999 dans son document
« Famille, mariage et unions de fait ».
347
morale conservatrice d’essence religieuse. Dans ce cadre, la reconnaissance des unions
« informelles », ou « moins formelles » que le mariage, sont censées ouvrir à leurs tenants des
droits identiques, des avantages fiscaux (réduction d’impôts) aux privilèges sociaux (priorité en
matière de mutation, versement d’allocations, cartes et réductions familles nombreuses,
préservation du lien éducatif etc.), la gratification financière valant reconnaissance ou
acquittement, selon les perspectives, dans une vision ouvertement égalitaire.

Quelles sont donc en droit les composantes incontournables de la réalité du couple qui
sont là globalement retenues ? Ce sont tous, assez logiquement, des éléments qui peuvent faire
l’objet d’une vérification1459, en dehors de la composante purement affective du lien
intersubjectif, inappréciable en soi. Notons d’ailleurs que l’aspect psycho-affectif mettait aussi le
droit canonique défini après Vatican II au défi, s’agissant de d’une définition du mariage qui ne
pouvait inclure comme telle la notion volatile de l’amour. Comment, dans ce cadre, construire
valablement un socle juridique ?

Du point de vue de la composante charnelle d’une union adulte choisie, l’on peut relever
d’emblée que le vocable « concubinage », retenu en droit depuis l’antiquité romaine, sous-entend
étymologiquement le partage d’un même lit par deux personnes sans lien de parenté étroit 1460,
avec l’intimité sexuelle régulière ainsi induite. Cet aspect demeure logiquement présent dans la
récente définition juridique, du fait même de la possibilité de la procréation dans la plupart des
cas, d’où un potentiel lien parental. En même temps, l’idée traditionnelle de communauté de vie,
avec ses conséquences matérielles et économiques, qu’il y ait procréation ou non, reste
prégnante, au sens où le lit commun est placé dans un espace partagé, avec le lot de besoins
afférant à toute vie commune. La formulation retenue dans la jurisprudence en Suisse concernant
le concubinage, d’autant plus pragmatique que ce statut n’est pas consacré expressément dans la
loi helvétique, intéresse tout particulièrement notre propos à cet égard. Le concubinage y
correspond à « une communauté de vie d’une certaine durée, voire durable, de deux personnes
de sexe opposé ou non, à caractère exclusif, qui présente aussi bien une composante spirituelle,
corporelle et économique, et peut être définie comme une communauté de table, de toit et de lit »
(ATF 118 II 235/JT 1994 I 33). Des deux triades évoquées successivement se dégagent les
dimensions d’intimité physique (corporelle) et d’intérêts communs (économique), déclinée en
termes de lieu (toit), de moyens concrets mis en commun (table), et de proximité physique
(lit)1461. Par ailleurs, celles-ci s’inscrivent dans la « durée » (une certaine durée, voire durable),

1459
Des certifications existent dans nombre de pays. En France, il est possible de produire un certificat de
concubinage établi par les mairies du lieu de résidence (qui n’y sont toutefois pas tenues) : les concubins domiciliés
à la même adresse peuvent utilement invoquer une quittance de loyer ou une facture EDF. On peut aussi se
prévaloir d’un acte de communauté de vie (relever la formulation…), depuis la loi du 08/01/1993. Les parents
ayant tous deux reconnu leur enfant dans l'année suivant sa naissance et justifiant d'une communauté de vie au
moment de cette double reconnaissance peuvent ainsi exercer en commun l'autorité parentale. A ce titre, ils
peuvent s'adresser au Juge aux Affaires Familiales du lieu où demeure le demandeur, qui délivrera un acte de
communauté de vie (article 372-1 du code civil) au vu de justifications bancaires, administratives et financières
(extraits de compte, virements, attestations de prêts, baux, quittances, factures, relevés de téléphone...).
1460
Concubina/us vient de con/cumbere, littéralement « coucher avec ».
1461 e
Etonnant ! La notion de communauté de table, de toit et de lit émane du droit canon du XII s. encadrant
l’échec conjugal. Elle définit a contrario la séparation de corps, que seul le conjoint innocent peut demander au
tribunal, sans y accéder d’office. « A côté de cette separatio quoad thorum, qui comportait la séparation
d’habitation, de table et de lit, certaines officialités introduisent une separatio quoad bona, qui n’excluait point,
[elle], le devoir conjugal. Ce fut un des biais par où s’immisça la justice séculière, qui finit par imposer sa
compétence exclusive.» (ndlr : par ex. en autorisant la séparation en cas de sévices, non retenu par le droit canon,
invoquant seulement l’adultère, l’apostasie et l’hérésie) », in LE BRAS G., « Le mariage… », op. cit., p. 201.
348
sans plus de précisions à cet égard. Enfin, le registre des valeurs est évoqué par l’expression au
sens large « une composante spirituelle » ; l’on peut noter qu’elle inclut l’aspect affectif, mais en
le situant d’emblée sur le terrain du sens ; il s’agit là de l’acception contemporaine de la notion.

Il y a là une proximité avec les conséquences supposées d’un lien proprement conjugal, à
savoir la « profonde communauté de vie et d’amour » nommée par Gaudium et Spes1462. Mais la
différence établie avec l’union matrimoniale catholique est repérable à trois égards. En ce qui
concerne la durée (« certaine », « durable »), elle n’est pas nécessairement celle de toute la vie
des contractants (mais peut l’être le cas échéant) ; en ce qui concerne la signification religieuse,
elle est traduite par l’appellation « spirituelle », dont nous avons analysé la signification large ; et
enfin, de façon particulièrement notable, en ce qui concerne la polarisation sexuée, la notion
inclut les ménages de deux personnes de même sexe. Ce qui est très neuf est, de ce point de vue,
la sortie de la perspective de procréation en tant que telle, dans le sens où de telles unions ne
peuvent déboucher naturellement sur la mise au monde d’enfants 1463. La mise sur le même plan
des unions homo- et hétérosexuelles repose ici sur le seul critère électif, donc intime, du lien
intersubjectif ; la parentalité putative ne joue plus aucun rôle direct, la perpétuation du groupe
social passant au second plan.

On comprend, à ce propos, que la préoccupation juridique se traduise dans le domaine


concret, du fait que le registre des relations affectives, sinon même des interactions sexuelles
comme telles, échappe à ses prises. Elle prétend uniquement intervenir pour réguler les litiges en
cas de désaccord. Il s’agit surtout d’appliquer des dispositifs précis concernant la dissolution de
la communauté des biens provisoirement induite par l’investissement conjoint dans les charges
de la vie commune, en ce qui concerne les membres du couple ; mais aussi, et surtout, il importe
de régler les intérêts matériels et moraux des enfants concernés par la séparation, s’il y en a. A
ces deux titres, l’interprétation de la loi va dans le sens d’une assimilation au mariage. La
jurisprudence garantit l’accès aux informations relatives aux situations des partenaires et à leurs
actes, en tant qu’ils engagent matériellement ces derniers1464. On prononce un jugement pour la
garde des enfants. Cependant, le niveau de protection offert par les unions non matrimoniales
reste inférieur post mortem : en France, ni le concubinage, ni le pacte civil de solidarité (PACS)
ne permettent au survivant d'obtenir de retraite de réversion. Cette différence reflète d’un certain
point de vue l’affaiblissement statutaire du lien entre les adultes concernés1465. En terme de lien
parental, le mariage en France permet aux couples gays d’adopter de manière plénière, non
seulement l’enfant biologique de leur partenaire, mais aussi des enfants nés et adoptables, ce que
n’autorise pas le concubinage, même formalisé en PACS. Cependant, ni le droit à la PMA, ni la
présomption de parentalité n’ont été reconnus (la GPA étant interdite comme telle dans la loi
française). Pour finir, les droits du conjoint et des enfants en matière d’héritage sont inégaux.

1462
Nous l’aborderons infra.
1463
Sans l’exprimer de façon explicite, il y a sans doute pourtant la conscience que les ruptures peuvent entraîner
la présence au foyer d’enfants issus d’unions antérieures, voire de rapports ponctuels hétérosexuels (un couple de
lesbiennes et un couple d’hommes homosexuels y coopérant), ou encore nés suite à un don de gamètes.
1464 e
« Dans un arrêt du 2 septembre 2002 (R. G. n° 00/05022) la Cour d'appel de Rennes (6 ch.), a jugé que la
communauté de vie instituée par les concubins impliquait un minimum de loyauté et que les mensonges, tant sur la
situation professionnelle que sur la situation matrimoniale, sur l'utilisation du compte de l'entreprise commune aux
concubins à des fins personnelles, et enfin que le fait de la rupture de la relation de concubinage par le concubin
quand sa concubine s'était trouvée sans argent, constituaient pour cette dernière un préjudice matériel et financier
qui appelait réparation. », in BRAUDO S., définition concubinage, site www. dictionnaire-juridique.com, consulté le
01. 02. 2016.
1465
BRAUDO S., ibid.
349
En fait, l’étude précise et complète que nous avons citée supra1466 aborde en ce sens les
apories d’une définition juridique du couple en tant que notion subjective et fragile ; elle
démontre le caractère complexe et sujet à discussion d’une telle ambition. Elle vérifie la richesse
de l’idée de couple électif, associée aussi bien à la problématique des sentiments, à la question de
la procréation et de la parentalité qu’aux items de durée, de forme, de cohabitation, de différence
sexuée, de lien économique enfin, qui tous concernent le mariage en tant que forme
traditionnelle d’union. Aucun n’épuise le sujet à lui seul. La plus grande fragilité féminine face
aux comportements spontanés du couple concubin en matière d’investissement (l’homme ayant
tendance à payer les meubles et les gros équipements qui donnent lieu à des factures, et la femme
les petites dépenses du quotidien qu’on ne chiffre pas) est tout de même pointée ; de ce point de
vue, l’émancipation revendiquée ne tient pas assez compte des disparités de genre toujours
persistantes (nous y reviendrons) et déjà présentes dans l’Antiquité. Ceci pose la question des
critères des couples pour renoncer à une union civile en face des conséquences possibles des
aléas du lien et des accidents de la vie, alors que le mariage civil ne contraint pas le sentiment, au
vu de la législation du divorce, tout en offrant une meilleure sécurité sur le plan matériel.

Mais un groupe social qui met en commun et partage, même sincèrement, durablement et
avec des valeurs hautes, n’est pas encore une communauté unie par une koinonia (communio)
d’essence spirituelle. Or le couple se révèle aussi une communauté coélective à ce dernier titre.

3.3.1.2 Le couple comme communauté spirituelle coélective

La vision chrétienne du mariage s’intéresse très tôt, on l’a vu, à la dimension religieuse
inhérente à l’union de l’homme et de la femme en tant que cellule sociale et ecclésiale1467. Il faut
pourtant attendre Vatican II pour que le vocable de « communauté » s’associe officiellement au
mariage et à la famille catholiques. Un principe d’ecclésiologie, qui a des échos œcuméniques,
assez récent, appuiera également notre réflexion en ce sens. Ces éléments nous paraissent tous
susceptibles d’éclairer la réalité des couples qui ont des valeurs spirituelles, qu’ils soient unis
devant les hommes et/ou devant Dieu ou pas, chrétiens ou bien en recherche.

De façon significative, Gaudium et Spes définit le couple chrétien marié comme une
« communauté de vie et d’amour », expression qui pourrait s’entendre encore comme la
qualification particulière d’une « société » intime1468. Mais sa dimension sacramentelle, valorisée
au plus haut point au Concile de Trente, la place dans le même temps sous le signe d’une
koinonia de grande portée, déjà perçue par AUGUSTIN lecteur de PAUL, comme nous l’avons
fait remarquer supra1469. Selon Familiaris Consortio, « l’effet premier et immédiat du mariage
[…] [est] le lien conjugal chrétien, une communion à deux typiquement chrétienne parce que
représentant le mystère d'incarnation du Christ et son mystère d'alliance »1470. C’est cette
communion qui régit la communauté concrète constituée par le couple, qualifié au gré de
différents documents catholiques faisant autorité de « communauté de toute la vie »1471,

1466
BRUNETTI-PONS C. (dir.), La notion juridique de couple, op. cit.
1467
Voir les alinéas 2.1.2 et 2.1.3.
1468
Gaudium et Spes n° 48. Casti Connubii parlait ainsi d’ « une mise en commun de toute la vie, une intimité
habituelle, une société » (voir le début de l’alinéa 2.3.1.2).
1469
Voir le début de l’alinéa 2.1.2.2.
1470
F. C. n° 13. Consortio est un mot latin qui signifie communauté, au sens juridique et financier du terme. C’est
nous qui soulignons, de même que dans les citations suivantes.
1471
Canon 1055, § 1 : le terme utilisé n’est pas ici communitas mais consortium, par fidélité à la tradition
(GAUDEMET J., Le Mariage en Occident, les mœurs et le droit, Paris, Ed. Cerf, 1987, p. 459).
350
« communauté profonde de personnes »1472, « communauté de personnes unies dans
l’amour »1473, « communauté conjugale, origine et fondement de la société humaine »1474. A cette
définition est explicitement associée la notion biblique de l’Imago Dei : « L’homme et la femme
constituent deux façons selon lesquelles la créature humaine réalise une participation
déterminée à l’Etre divin : ils sont créés à « l’image et à la ressemblance de Dieu » et réalisent
cette vocation non seulement comme personnes individuelles, mais aussi comme couple, comme
communauté d’amour »1475. La dimension familiale n’est pas exclue de cette approche, loin s’en
faut : « La famille, communauté de personnes, […] naît au moment où se réalise l’alliance du
mariage qui ouvre les époux à une communion durable d’amour et de vie »1476. Or, la famille
chrétienne est considérée, depuis les Pères et dans toutes les confessions, comme une
ecclesiola1477. Rappelons à cette occasion qu’ecclesiola était le terme appliqué primitivement par
K. RAHNER au couple1478. Vatican II reconnaît en son sein une fonction particulière au couple
parental1479. La famille se voit qualifiée explicitement de « communauté chrétienne » par JEAN-
PAUL II1480, alors même que l’ecclesia Christi, dont le nom grec signifie assemblée du Christ,
est appelée « communauté » et « Corps » dans Gaudium et Spes1481. Dans cette logique, l’appel
lancé par le pape JEAN-PAUL II aux conjoints rejoint celui adressé aux disciples : « A vous
tous, couples chrétiens, j’adresse une invitation : « Marchez avec le Christ ! »1482. La dimension
proprement apostolique de leur envoi y devient même explicite : « C’est le Christ Seigneur qui,
par le mariage des baptisés élevé au rang de sacrement, confère aux époux chrétiens une
mission particulière d’apôtres, en les envoyant comme ouvriers de sa vigne »1483. BENOÎT XVI
conclut à l’échelon familial : « Avec la force qui naît de la prière, la famille se transforme en une
communauté de disciples et de missionnaires du Christ. En elle est accueilli, est transmis et
rayonne l'Evangile »1484. Ce positionnement fait d’ailleurs écho aux choix rhétoriques et

1472
Catéchisme de l’Eglise catholique p. 349 ; Lettre aux familles n° 6.
1473
Lettre aux familles n° 6.
1474
F. C. n° 43 et décret Apostolicam actuositatem n° 11.
1475
CONGREGATION POUR L’EDUCATION CATHOLIQUE, « Orientations éducatives sur l’amour humain, traits
d’éducation sexuelle », Rome, 1983.
1476
Lettre aux Familles n° 7.
1477
Cette terminologie est aussi adoptée par le protestantisme et l’orthodoxie. Elle remonte à JEAN
CHRYSOSTOME, qui recommande aux chrétiens de faire de leur foyer une petite Eglise où le père agit comme un
évêque (voir notamment les Sermons sur la Genèse, VI, 136-142).
1478
Voir l’alinéa 2.3.2.2.
1479
Voir Lumen Gentium n° 11 : « Dans ce qu'on pourrait appeler l'Eglise domestique, les parents doivent par la
parole et par l'exemple être les premiers à faire connaître la foi à leurs enfants et ils doivent cultiver la vocation de
chacun d'entre eux, spécialement la sainte vocation. », texte repris dans F. C. n° 21.
1480
F. C. n° 75.
1481
« Aussi, dès le début de l’Histoire du Salut, [Dieu] a-t-il choisi des hommes non seulement à titre individuel,
mais en tant que membres d’une communauté. Et ces élus, Dieu leur a manifesté son dessein et les a appelés "son
peuple". Ce caractère communautaire se parfait et s’achève dans l’œuvre de Jésus-Christ. […] Premier-né parmi
beaucoup de frères, après sa mort et sa résurrection, par le don de son Esprit, il a institué, entre tous ceux qui
l’accueillent par la foi et la charité, une nouvelle communion fraternelle : elle se réalise en son propre Corps, qui est
l’Eglise. En ce Corps, tous, membres les uns des autres, doivent s’entraider mutuellement, selon la diversité des
dons reçus. » GS n° 32. De son côté, BENOÎT XVI rappelle l’origine luthérienne du concept chrétien de
« communauté–ecclesia » dans son ouvrage Communauté et catholicisme, Paris, Ed. Tequi, 2012, p. 20.
1482
JEAN-PAUL II, Ce que dit le pape, La famille, textes choisis et présentés par les moines de Solesmes, Paris, Ed. Le
Sarment/Fayard, 1995, p. 23.
1483
F. C. n° 71.
1484
Message aux familles catholiques réunies à Mexico en 2010. A notre sens, seuls les adultes peuvent être
pleinement considérés comme des disciples et apôtres membres d’une communauté référée au Christ, car ils sont
conscients de l’appel et y répondent librement dans leur maturité de foi ; les enfants ont leur place dans la mission
351
pastoraux de Paul, qui adapte aux communautés primitives rassemblées dans des maisons
particulières des codes de « vie domestique », tandis que des maisonnées entières,
des oikia/familiae (tribu familiale, domesticité, enfants recueillis, clientèle réunis), se
convertissent et évangélisent1485.

Au vu de ces divers éclairages magistériels, le couple catholique uni par le mariage


constitue une « communauté de disciples et d’apôtres » cheminant à la suite du Christ. Il est
réputé coopérer, pour la part qui lui revient, à la mission ecclésiale ad intra et ad extra. C’est sur
lui, enfin, qu’est fondée la « famille missionnaire » que le christianisme appelle de ses vœux. On
ne peut à cet égard accorder plus de crédit à l’état de vie du mariage, dans une approche
spirituelle qui prend en compte l’amour conjugal et parental développé depuis les Lumières.
Cette catégorie entre pleinement dans la logique catholique sacramentelle la plus aboutie.

Notre seconde référence est un article du théologien américain F. SCHÜSSLER


FIORENZA1486. Celui-ci rappelle que W. KASPER, approfondissant des vues d’E. PATERSON,
H. SCHLIER et J. RATZINGER au sujet de la dimension sacramentelle de l’Eglise, a défini
l’Eglise comme « la communauté des disciples qui émerge sous l’impact de l’Esprit de Dieu »,
ou encore « la communauté de l’Esprit de Dieu » sinon « le sacrement de l’Esprit »1487. En effet,
l’émergence de celle-ci renvoie à l’origine post-pascale, anticipe l’espérance eschatologique et
engage une parole confessante et publique dans un monde troublé et imprévisible. Selon l’auteur,
enraciné dans le baptême, orienté vers la communion de la fin des temps et osant un engagement
religieux public dans un monde mouvant, le mariage chrétien pourrait mutatis mutandis être
analogiquement compris comme « le commencement d’une nouvelle communauté, une
communauté de disciples égaux et partenaires, placés sous l’impulsion et sous la puissance de
l’Esprit »1488. De fait, les époux en s’engageant réciproquement devant Dieu Père Fils et Esprit,
reconnaissent que leur communauté est bénie par le Créateur, qui l’a voulue comme telle dans
son dessein parfait. Celle-ci vit une communion rendue possible par le don du Fils, et à son tour
rendue effective par l’Esprit. Même s’il n’est pas réalisable sans abus, comme le nuance Ph.
BORDEYNE1489, d’identifier purement et simplement le couple ou la famille (qui sont
incorporés à l’Eglise mais ont un fondement naturel) avec l’Eglise comme Corps du Christ
(d’essence purement spirituelle), ce postulat fournit à notre réflexion un appui précieux. Notons
enfin que la conception protestante du mariage et les éléments d’épiclétiques de la bénédiction
nuptiale1490 militent aussi en faveur de l’interprétation du couple chrétien en tant que
« communauté spirituelle » engageant la responsabilité des époux, comme chrétiens répondant
au projet de Dieu. Enfin, si la conscience de ces derniers est limitée sur la portée proprement
religieuse du geste, leur engagement délibéré fait déjà signe dans notre époque troublée1491.

quel que soit leur âge, mais les enrôler dans une militance sans respect de leur sensibilité et rythme propres nous
semble discutable, surtout si cette mobilisation entraîne la conformation à un modèle, voire l’intrusion spirituelle.
1485
Voir CHAMBERLAND L., Le rôle des familles dans l'expansion du christianisme…, op. cit.
1486
SCHÜSSLER FIORENZA F., article « Marriage », in Systematic Theology, op. cit., p. 331-336.
1487
Voir KASPER W., SAUTER G., Kirche-Ort des Geistes, Freiburg, Ed. Herder, 1976, p. 7-55.
1488
SCHÜSSLER FIORENZA préconise de rompre de la sorte avec la référence unique à d’Ephésiens 5, du fait que ce
texte présente l’inconvénient symbolique de réserver au mari un rôle prééminent, en l’assimilant au Christ lui-
même. Toute une tradition fait justement du père son représentant exclusif dans la famille.
1489
BORDEYNE Ph., conférence du carême 2011, « La famille, comme église domestique », www.
paris.catholique.fr, consulté le 27. 01. 2016.
1490
Voir l’alinéa 2.2.4.3. L’idée de « bénédiction » est applicable à une communauté, selon E. PARMENTIER.
1491
T. KNIEPS montre ainsi le caractère significatif du choix du mariage à l’heure actuelle, hors de toute contrainte
extérieure, même si tous les éléments des conscience et grâce sacramentelles ne sont pas réunis ab initio : « Le
352
Cette vision nous semble de nature, aussi, à faire droit à l’action de l’Esprit en des sujets
choisissant librement d’unir leur vie sous la loi de l’amour, en se mariant ou non civilement.
Leur consentement est éventuellement implicite, leurs croyances différentes voire floues1492, leur
information doctrinale lacunaire ou erronée, mais leur décision d’entrer en couple électif porte
sur tous les aspects de la vie commune, sur la base du choix libre d’un partenaire - donc les
appelle à cheminer à partir de valeurs et de convictions incarnées. S’ils sont conséquents, il les
exerce à la pratique des vertus, et au dépassement d’eux-mêmes, même s’ils ne posent pas la
promesse trop risquée à leurs yeux de l’amour-toujours. Les couples aimants et durables de
personnes de volonté sont en cela respectables, on l’a dit. Leurs erreurs et leurs manquements,
qu’ils soient mariés civilement ou non, les exposent à des déconvenues et à des abus semblables
à ceux qui frappent les couples sacramentels, dans une vulnérabilité plus grande encore peut-être.
C’est, dans ce sens, la qualité de leur relation plus que la forme de leur union qui va les soutenir,
même si la parole publique exprime fortement « le désir de construire ce « troisième territoire »,
un nouveau monde à deux, qui va nous entraîner, nous transformer »1493, et éclaire la route.

La notion de communauté coélective est intéressante enfin, dans la mesure où elle


respecte, dans ses valeurs affichées, les attendus d’une relation adulte équilibrée. Le couple
électif n’est ni une entité réductrice des individualités, ni le tandem utilitaire d’une équipe
corvéable à merci, sans besoins ni espace propres, absorbée dans la société, et/ou le Corps
ecclésial qui l’instrumentaliserai(en)t à son/leur profit. On ne peut le résumer à l’addition
accidentelle de deux personnes en interaction sentimentale provisoire. La communauté que
devient le couple électif abrite un dynamisme singulier, sinon un appel spécifique : faire exister
une manière de s’aimer et de se rapporter au monde dans une couleur à nulle autre pareille. A
horizon humain, tous gagnent en humanité. En vision chrétienne, les membres du couple ainsi
situé répondent au dessein créateur dans le cadre de leur mariage religieux ; au-delà de leur salut
propre et de ceux de leurs enfants, ils s’investissent pour la construction du Royaume et
s’agrègent à l’Eglise. Mais même les couples non mariés ont part, comme toute créature, au
mystère pascal.

Les pistes ouvertes par une telle approche nous semblent nombreuses et fécondes sur le
plan sociologique et sur le plan ecclésial : chacune d’entre elles mériteraient un traitement
approfondi impossible à proposer ici. Malgré tout, quelques traits peuvent être brièvement
évoqués. La vision d’un tel couple rejoint en fait les approches de la psychosociologie
transpersonnelle mettant le couple sous le régime de l’alliance. Les étapes vécues dans le couple-
communauté reflètent les étapes caractérisant tout vécu en communauté sociale : phase

mariage aujourd’hui : défis et chances pour la pastorale, la théologie et la spiritualité dans une perspective
catholique », in revue Intams n° 18, 2012, p. 19-20.
1492
Il faut noter toutefois que la foi personnelle n’est pas exigée dans l’engagement du mariage catholique
(CHAUVET L.-M. (dir.), Le mariage, un sacrement pas comme les autres… op. cit., p. 89. Cependant le débat existe
entre thèses inséparabilistes et séparabilistes (ibid., p. 84-89). C’est là que réside à notre sens un problème quant
aux projections théologiques sur le mariage, à partir du moment où les époux ne partagent pas la conscience
profonde de ce que suppose en catholicisme, voire en protestantisme, un mariage pour le Royaume. En même
temps, cette prise de position, qui traduit une sagesse pastorale (qui peut juger la foi de l’extérieur ?) et aussi une
confiance dans le travail de l’Esprit au cœur des personnes, ne peut que militer en faveur d’un accompagnement
respectueux des étapes de chacun, qui laisse place au cheminement, et offre des points d’appui plus que n’impose
des vérités comminatoires. Pour autant, il importe de ne pas occulter le sens de l’engagement pris.
1493
« Quand on est un peu plus sûr de soi, on veut protéger l’engagement. On essaie même de s’interdire d’hésiter,
en se forçant à s’engager par l’institution. Ce qui produit un dépassement de soi encore plus fort. », in LEGRAND C.,
interview de J.-C. KAUFMANN, journal La Croix, 25.09.2012.
353
d’idéalisation, chute des idéaux, lutte pour le pouvoir, partage du pouvoir, recoupant les seuils de
constitution/réalisation/maturation/résolution sagniennes, tout en approfondissant la question de
l’articulation entre choc et lien amoureux1494. Une telle communauté restreinte connaît des
problématiques en lien avec la question du développement personnel et de la construction
individuelle. Mais cette communauté se voit aussi investie d’une mission propre partagée, au
moins pour l’éducation des enfants mis au monde, afin qu’ils puissent prendre leur place dans la
société. Elle n’est pas seulement ordonnée à elle-même. Dans la foi, d’ailleurs, cet appel
correspond à l’invitation biblique à participer en tant que couple à l’œuvre créatrice de Dieu elle-
même1495. Son rayonnement dépasse ensuite, comme le soulignent les papes postconciliaires
dans la vision catholique, le seul cercle étroitement nucléaire1496. Pourquoi ne pas parler alors de
« charisme communautaire coélectif » chez tel ou tel couple, qu’il soit marié ou non1497, croyant
ou non, pour des manières d’être ensemble en relation aux autres qui font particulièrement signe
et portent du fruit en faveur du bien commun, sans requérir nécessairement un effort
coûteux1498 ? Dans le cadre sacramentel, le charisme conjugal peut être clairement identifié
comme un don fait pour le bien de tous. Le couple en tant communauté est à ce titre concerné
directement par les trois pôles de la vie en société ouverte au monde, comme de la vie baptismale
pleinement assumée : être soi, être avec, être pour1499. Ceux-ci, s’ils sont pris au sérieux, ouvrent
le duo amoureux à la communauté sociale et ecclésiale de façon radicale, de l’intérieur.

Ni personne morale ni bloc soudé, le couple comme communauté a tout lieu d’être, ici,
reconnu en ce sens comme lieu et source d’Esprit, dans une identité propre résultant de la mise
en relation spontanée et inventive de compétences et dons singuliers. D’ailleurs, lorsqu’un
couple se défait, l’entourage doit non seulement faire le deuil de son lien, mais aussi de la
manière dont il s’inscrivait à sa façon dans le monde, avec son climat et ses valeurs spécifiques,
et même de la « communauté familiale » qu’il inspirait, qui se ressent nécessairement de la
déliaison, même si elle l’oriente vers le « réseau ». Ne pourrait-il se déployer de ce fait en régime
chrétien une conception moins individualiste du salut et de la sainteté (donc, solidairement, du
péché), voire moins jugeante en ce qui concerne les couples « hors-pistes » ? La focalisation sur
la « chair », de ce point de vue, n’épuise certainement pas à elle seule les questions posées au
couple appelé à suivre le Christ comme communauté référée à lui, ni à celui qui vit d’Esprit en
« essayant d’aimer de son mieux », tout simplement. Nous avons à cet égard mené une étude
dans un cadre universitaire sur le thème suivant : « Péché collectif, péché communautaire et

1494
Voir le début de l’alinéa 1.3.2.3 et le début de l’alinéa 3.1.2.2.
1495
De façon précise, outre l’éducation des enfants, le couple peut remplir des missions conjointes (un service
d’Eglise par exemple). Dans ce don partagé, les charismes de chacun ont aussi à se mettre en œuvre. Le dialogue
dans le couple permet enfin de porter des missions personnelles du lieu du couple : les conjoints se rendent
solidaires des engagements de l’un et de l’autre, les prient, voire les relisent ensemble sous l’Esprit.
1496
Nous développerons la « vocation sociale » et donc ecclésiale de l’amour dans notre dernier chapitre.
1497
Parfois des couples en deuxième union valorisent donc cultivent davantage encore ces savoir-être et savoir-
faire communs. D’ailleurs A.L. au n° 299 indique aux sujets des chrétiens divorcés remariés : « Ce sont des baptisés,
ce sont des frères et des sœurs, l’Esprit déverse en eux des dons et des charismes pour le bien de tous ».
1498
On évoquerait ainsi les « charismes » d’hospitalité (c’est une vertu, mais aussi un don, car certains vivent cela
spontanément et sans effort particulier), d’accueil, de simplicité, d’ouverture à la différence, de mise en lien, qui
créent du réseau et préviennent l’isolement et la précarité. On pourrait songer également aux charismes de
douceur, mais aussi d’humour, de fête, de dons artistiques, qui pacifient et aèrent le vivre-ensemble. On citerait de
même les charismes de dynamisme, de pensée, de transmission qui construisent les sociétés, suscitent la créativité
politique, voire inspirent les autres. Certains couples, parfois même en union libre, ont plus particulièrement des
charismes d’enseignement et/ou de témoignage, en matière d’équilibre et de sobriété de vie, de solidarité, de foi
aussi, sinon de conduite de groupes et communautés
1499
Voir la fin de l’alinéa 1.4.2.2.
354
péché du couple ». Nous cherchions à y regarder si la compréhension plus large des sacrements
de réconciliation et du sacrement des malades ne pouvait suggérer des manières d’accompagner
le chemin des couples chrétiens mariés de façon moins individualiste, voire restreinte au champ
de la morale familiale1500. L’attitude à l’endroit des couples de bonne volonté réticents aux
cadres chrétiens pourrait se nuancer à l’aune de ces considérations.
En d’autres termes, le couple comme communauté coélective nous paraît invité à
répondre en coresponsabilité (parce que dans une chair une) face à l’appel à devenir « qui il est »
dans son charisme propre. Chaque sujet y engage ses liberté et responsabilité personnelles mais
est aussi appelé à relever avec l’autre le défi communautaire. Ne pourrait-on parler ici de
« combat spirituel » mené ensemble, même au sens large du terme, face aux pressions sociales et
aux blessures personnelles ? Pour les couples chrétiens, l’enjeu du « chemin pascal », dans sa
dynamique baptismale et eucharistique, au sein du mariage est largement connu et développé. La
qualité de la communion appelée à se déployer en son sein est à ce point de vue un atout majeur.

3.3.2 La communauté coélective au risque du genre

Le couple affinitaire abrite, au vu des développements précédents, une interaction qu’on


ne peut évoquer seulement en termes rationalistes et utilitaristes, n’en déplaisent à certains1501.
Le christianisme trace très tôt, d’ailleurs, la filiation entre communion matrimoniale et
communion avec Dieu, et valorise la communication des mystères dans une perspective qui n’est
pas d’abord nataliste. L’amour électif, en tout état de cause, met en vis-à-vis des sujets qui
choisissent d’unir leurs destinées pour un temps (le plus long possible) sur des bases qui entrent
en résonance avec leurs manières particulières d’envisager la vie, à savoir les rapports avec ce
qui n’est pas eux, et de vivre leur relation élective. La connivence, dans cette singularité
assumée, est donc au centre du projet coélectif. Mais celle-ci n’est pas aisée à atteindre, dès lors
que se rencontrent des différences importantes, comme celles qui distinguent les sexes. Dans un
premier ordre d’idées, il convient de réfléchir sur le défi historique que représente la rencontre
vraie entre les sexes supposée par l’expérience coélective. La question des rôles sexués est
directement interrogée. Il semble utile de proposer des pistes afin de dépasser certains clichés qui
nuisent à la communion unissant l’homme et la femme et handicapent son accomplissement.

3.3.2.1 Communion et altérité sexuée : un défi à relever

De fait, l’enjeu relationnel de la communauté coélective paraît prégnant. Au vu des


observations précédentes, celle-ci ne saurait relever uniquement de principes et d’ascèse (en
termes de détachement par rapport au monde, au sensible et à l’affectif) visant à la maîtrise de
l’existence personnelle et commune - même si l’exercice de la raison est requis pour discerner
ensemble, opérer des choix, prendre des décisions communes et les mettre en œuvre, et que les
valeurs partagées le sont aussi dans des groupes plus larges, ce qui diminue leur aspect subjectif.
Cette communion ne se réduit pas davantage à un pur agrément partagé, car les versants « groupe

1500
Quand le couple se dérobe à son appel ou quand il souffre, il n’est pas toujours aisé de démêler les
responsabilités individuelles. L’on peut parler là de dynamique commune, intéressante à élucider. Nous
reviendrons sur le sujet à propos de la question de l’accompagnement des couples du point de vue spirituel.
1501
Nous songeons ici à la réserve philosophique gréco-romaine face au commerce conjugal et au « natalisme »
catholique, mais aussi à une approche psychologique centrée sur le développement de soi, ou sociologique,
focalisée sur l’échange efficace. Une approche religieuse contemptrice des évolutions contemporaines reproche
indistinctement aux couples de manquer de tempérance, de volonté, de générosité, de dévouement et d’idéal.
355
de tâche » et « groupe de vie » sont indissociables dans la vie élective ; en outre, une telle
ambition buterait vite sur la question fondamentale du sens ; s’aimer ouvre à plus qu’à se « faire
du bien ». Vu les inévitables tensions, la communion ne résulte pas non plus de ce point de vue
d’un rapport toujours gratifiant, garantissant une cure permanente d’estime de soi. Enfin, quand
bien même on accepterait la saine confrontation, celle-ci ne pourrait être un simple instrument de
solidification égocentrique. La communion coélective dans l’altérité suppose une culture du « soi
en relation »1502, elle ne peut se contenter de l’hypertrophie narcissique d’un moi envahissant.

C’est là précisément que se situe l’intérêt de l’exercice1503 ! Où se manifeste la créativité


propre de chaque couple, comment se construit cette alchimie unique qui donne sa consistance à
l’existence partagée et porte du fruit alentour, sans se limiter au cercle intime, entre cet homme-
là et cette femme-là, dans cette société-là1504 ? En régime chrétien, la figure d’un Dieu qui
appelle chaque créature humaine à se déployer de façon personnelle incite au même type de
questionnement, dans la mesure même où « le christianisme consiste à inventer, sous le souffle
de l’Esprit, une vie en Christ qui nous soit propre »1505. Chaque couple, même si, marié
sacramentellement, il se sent appelé à se conformer strictement aux directives ecclésiales en tout
domaine car il les fait siennes pleinement, doit développer sa propre façon d’incarner l’amour
électif, ne serait-ce que parce qu’il ne peut pas investir toutes les facettes de l’être et de l’agir
chrétiens, et qu’il est dépositaire d’un charisme particulier, à partir duquel il nourrit la
communauté sociale de ses trouvailles, de ses prises de consciences et de ses initiatives.

Nous sommes ici devant le mystère de la rencontre gratuite entre l’homme et la


1506
femme . Celui-ci se déploie de façon incarnée, et chaque fois renouvelée, par le biais de mises
en présence effectives d’une femme et d’un homme déterminés, dans un contexte donné. Ces
derniers, à un moment précis, jugent bon, en conscience, d’instaurer une communauté de toit, de
table et de lit souvent étendue à des enfants issus de leur union, qui a ses rites, sa fécondité
uniques. Ils décident librement de l’inaugurer et de la signifier dans tel ou tel cadre, ou de
l’investir dans le secret de leur intimité seulement. « Je me mets en couple avec qui je veux,
quand je veux et autant de temps que je veux, avec un tiers qui le veut, quand il le veut, autant de
temps qu’il le veut, si tant est que nos désirs coïncident. Pour faire exister notre communauté
coélective, nous mettons librement en commun nos ressources, nous interagissons au quotidien,
nous décidons en fonction des nécessités, mais aussi de nos attentes respectives » : une telle
configuration est radicalement neuve en humanité. La conjonction des vœux ainsi résumée ne
croise pas seulement deux ordres d’intérêts, elle ne se limite pas à répondre aux besoins vitaux,
comme la perpétuation de l’espèce, la survie du groupe et la protection de la cellule particulière.
Elle se projette comme créatrice de sens, elle s’approprie un espace et un temps, elle s’oriente
par rapport à des valeurs, une vision du monde et de l’A(a)utre qui lui est spécifique, dans un
processus de négociation et d’élaboration choisies comme conjointes. C’est d’abord et avant tout
au nom de l’amour électif que le duo ici entend se déterminer souverainement, et c’est à l’amour
qu’il remet le devenir de l’aventure, sans garantie aucune quant à sa perpétuation effective.

1502
On rejoint ici l’approche transpersonnelle et la dynamique trinitaire.
1503
« Exercice » doit être pris ici au sens fort du mot, comme « pratique d’une discipline ».
1504
Nous rappelons que nous situons méthodologiquement notre réflexion dans le cadre hétérosexuel.
1505
Citation non référencée d’O. CLEMENT proposée par O. LOSSKY, journal La Croix, 26-27-28.03.2016.
1506
Rappelons-le : GOETTMANN déplore que l’on puisse peu ou prou réduire l’eros à une fonction qui serait
« défunte » chez le célibataire et « utilitaire » chez les personnes mariées, voir fin de l’alinéa 2.2.2.3.
356
De fait, alors que le rêve amoureux est habité de l’espérance (vécue de nos jours comme
un besoin foncier) d’être choisi(e) par un pair offrant la sécurité d’une attention constante et
d’une bienveillance exclusive, chaque partenaire électif doit admettre que cette attente puisse
être déçue, et accepte consciemment de s’y exposer, dans le sens où « quitter » n’équivaut pas à
« être quitté ». Il y a en ce sens une forme d’héroïsme, pas toujours bien saisie, mais vécue plus
souvent qu’on ne le dit, à laisser partir l’autre au nom de ces valeurs, et s’interdire la coercition
et la violence physique, en dépit d’une douleur profonde qui met parfois des années à
s’apaiser1507. Il y a aussi l’acceptation d’une forme d’insécurité pour les enfants, dans le sens où
la santé du couple a un impact sur leur équilibre et leur bien-être. Certains conjoints, à leur corps
défendant, assistent ainsi à la souffrance causée chez les enfants, encore aggravée quand le tact
manque de la part de celui qui se tourne vers quelqu’un d’autre. Or, ce risque est pris avec une
personne appartenant au sexe opposé (dans le modèle que nous étudions), configuration si
insécurisante que nos ancêtres s’en sont gardés longtemps, dans l’ensemble ! Qui plus est, cette
hardiesse est considérée comme la voie privilégiée pour atteindre l’harmonie. Pourtant, le passé
devrait se montrer plus que décourageant à cet égard.

Qu’on en juge par la prégnance en christianisme, après des débuts plutôt prometteurs1508,
d’une misogynie dont les premières exégèses chrétiennes attestent clairement1509. Non sans
embarras, au vu des sources1510, les anciens concluent d’une même voix que la créature féminine,
simple reflet de l’homme, doit être exclue des responsabilités, en famille, en société et en Eglise.
Au sexe fort, en revanche, est ouvert l’accès à toutes les formes d’agirs et de pouvoir, excepté
bien sûr la maternité. La patriarca potestas s’impose, confirmée par la tradition du Moyen-Age
avec ses nuances (voir début du paragraphe 1.2.1). THOMAS d’AQUIN justifie à son tour
l’infériorité féminine sur la base de la catégorie aristotélicienne de « nature »1511. Cantonnée dans

1507
Dans certains cas, hélas, le dépit s’aigrit et aboutit à des drames, homicides, voire colères persécutrices.
1508
Les relations de Jésus aux femmes et les premiers visages du christianisme ne reflètent pas de discrimination.
Durant les deux premiers siècles, comme l’a rappelé JEAN-PAUL II dans Mulieris dignitatem, les femmes
participaient aux ministères et responsabilités dans les communautés chrétiennes sans distinction de rang (elles
enseignaient, prophétisaient, conduisaient des communautés, présidaient aux agapes, participaient au service
diaconal). Le statut des femmes juives au temps de Jésus n’était pas enviable, mais, dans l’Empire romain, les
femmes de rang gentilice jouissaient de droits réels. L’argumentaire relatif au sacerdoce ministériel masculin, du
e e
fait même de sa répétition constante dans la Grande Eglise entre le IV et le VI s., et les usages ouverts dans les
sectes hérétiques, peuvent laisser supposer que des femmes occupaient les fonctions de présidence du culte.
1509
Sur le plan théologique, cette approche prend en particulier appui sur l’exégèse paulinienne développée en 1
Co 11,7-9 : « L'homme ne doit pas se couvrir la tête, puisqu'il est l'image et le reflet de Dieu, tandis que la femme
est le reflet de l'homme. En effet, l'homme n'a pas été tiré de la femme, mais c’est la femme qui a été tirée de
l'homme ; et l'homme n'a pas été créé en fonction de la femme, mais c’est la femme qui a été créée en fonction de
l'homme » (librement traduit du grec). PAUL se conforme ici à la tradition rabbinique tardive vulgarisée par
PHILON : la femme étant tirée « de l’homme » aurait une nature moins noble que lui en raison d’une différence de
degré dans la dignité de « ressemblance avec Dieu » (voir AUBERT J.-M., L’Exil féminin, antiféminisme et
christianisme, op. cit., p. 49). Par ailleurs, parce qu’elle est « tirée de l’homme », la femme est réputée créée pour
« aider l’homme », donc en fonction de lui, et à son service exclusif. Pour autant, certains Pères sont moins
négatifs, AUGUSTIN valorise par exemple PROBA, GREGOIRE DE NAZIANZE et JEAN CHRYSOSTOME, OLYMPIAS.
Voir Dictionnaire encyclopédique du christianisme ancien, Paris, Ed Cerf, 1990, art. « Femme ».
1510
Les textes sont clairs. Dans l’ordre de la Création, ils décrivent la création d’une humanité « mâle et femelle »
qui, solidairement, est « à l’image de Dieu ». Dans l’ordre de la Rédemption, le salut s’étend à la femme sans
restriction. Mais la survalorisation masculine repose sur le fait qu’en culture patriarcale, la virilité seule est
théomorphe, donc l’« image de Dieu » masculine, voire asexuée. La femme n’est alors Imago Dei que dans l’ordre
du salut, ou éventuellement à un stade de création anté-sexué ou anté-corporé (DERMIENCE A., La question
féminine et l’Eglise catholique, approches biblique, historique et théologique, op. cit., p. 120s).
1511
Le docteur angélique postule en ce qui le concerne une création en deux temps : l’acte créateur de l’âme ex
nihilo, puis l’infusion de celle-ci dans le corps, créé à partir d’une matière pré existante. Pour la femme, il se trouve
357
une stricte obéissance à l’homme, la femme, dont l’imbecillitas se voit actée en droit, est
renvoyée une fois de plus à la sphère domestique, jusque dans l’exercice d’éventuels charismes.
Des trois confessions héritières de ces vues, le protestantisme est certainement celle qui les a le
plus tôt contestées, tout en interprétant au départ l’infériorité sociale féminine comme le salaire
du péché1512. Il a cautionné, ainsi, des modes de vie et des interactions inégalitaires, jusqu’au
XXe s. commençant ; certaines Eglises revivalistes en conservent encore divers habitudes de
pensée et usages, notamment pour les ministères, ou la place des femmes dans la famille.

Mais pour la Contre-Réforme, plus radicalement, la femme, qu’elle soit mariée ou non,
ne peut que se soumettre aux hommes en général, car sa sujétion est voulue par Dieu. Force est
de constater que le discours magistériel des soixante dernières années garde la trace de ces
logiques. Le discours, valorisant les qualités propres de la femme, a beau s’y garder désormais
de tout mépris ostensible1513, l’omniprésence du thème maternel y prévaut, jusque sous la plume
de JEAN-PAUL II. Le Synode de 1987 sur la mission des laïcs condamne, certes, tout sexisme,
et se réjouit « de la reconnaissance des droits légitimes qui permettent à la femme d’accomplir
sa mission dans l’Eglise et dans le monde ». Comme personnes, homme et femme sont reconnus
égaux et solidaires ; leur coresponsabilité dans le péché des origines justifie aux yeux de tous les
évêques et cardinaux présents leur lutte conjointe contre toutes les inégalités, y compris sexistes.
Mais l’exhortation apostolique Christifideles Laici de janvier 1989, en dépit d’une prudente
ouverture aux recherches des sciences humaines, ne reprend que partiellement les suggestions
des Pères synodaux. Alors même que le nouveau droit canon, cité par l’exhortation, ouvre
quantité de possibles, bien qu’à titre provisoire et par délégation1514, pour la participation des
femmes à la vie de l’Eglise, le pape insiste fortement sur leur « vocation spéciale », à ne jamais
outrepasser1515. La femme est rappelée avant tout à son devoir de donner toute sa « dignité » à la
vie d’épouse et de mère, et à contribuer à la dimension morale de la culture, thèmes largement
antéconciliaires que l’on retrouve déjà chez LEON XIII. L’argumentaire renvoie, il est vrai, à la
Lettre apostolique Mulieris Dignitatem, publiée juste avant, ample méditation centrée sur

que ce corps est moins parfait, d’où la qualification de mas occasionatus (« mâle manqué ») appliquée à la femme.
Pour THOMAS d’AQUIN, la relation de l’âme de l’homme et de la femme à Dieu est identique, mais leur inégalité
terrestre, manifestée par le défaut corporel féminin, est conforme à la volonté divine et exclut cette dernière de
toute responsabilité. Son éventuel pouvoir de juridiction au sein d’une communauté religieuse, reconnu, n’est
conçu que comme une délégation, liée au danger de la cohabitation entre sexes opposés. Dans le mariage, les
obligations spirituelles sont identiques entre époux, mais l’époux dirige la famille en tant que cellule sociale et
ecclésiale. Cependant la catégorie de « nature » peut présenter de l’intérêt pour la gestion du couple, nous y
reviendrons.
1512
CALVIN, au contraire de LUTHER, lie cette infériorité à l’ordre des lois humaines (DERMIENCE A., op. cit., p.
127).
1513
On peut suivre les développements et filiations de cette position foncière, qui sous-tend les discours
magistériels (et spécialement pontificaux) de 1889 à 2005 dans DERMIENCE A., La question…, op. cit., p. 76-100.
1514
Les ministères de lecteur et d’acolyte y demeurent strictement masculins. Mais les femmes peuvent, en
députation temporaire (on voit la visée pratique), exercer la fonction de lecteur, voire assumer par défaut de
ministres certains rôles remplis par les lecteurs et acolytes, parmi lesquels, en rigueur, le service d’autel (non
interdit dans le texte). Elles peuvent aussi, explicitement, distribuer la communion. Elles sont susceptibles enfin,
comme tout laïc, d’être appelées à coopérer avec l’évêque et les prêtres dans l’exercice du ministère de la Parole,
(canon 759), c’est-à-dire prêcher dans une église ou un oratoire (canon 766), suivre des enseignements
théologiques universitaires et en acquérir les grades (canons 229 §2 et 811), voire enseigner les disciplines
théologiques (229 § 3 et 812). Elles sont de même autorisées à être auditeur, promoteur de justice, défenseur du
lien dans les officialités diocésaines (canons 228, 1428 § 2, 1435). De très nombreuses autres latitudes sont
laissées à l’initiative des évêques et des conférences épiscopales. La voie était en conséquence ouverte
juridiquement à la mise en œuvre de compétences féminines qui ne soient pas restreintes aux qualités,
prédispositions ou agirs définis comme proprement « féminins ».
1515
JEAN-PAUL II, exhortation apostolique CHRISTIFIDELES LAICI, n° 49 à 52.
358
MARIE Theotokos, archétype de la dignité de la femme, à situer dans le plan de Dieu créateur et
rédempteur. Cette dignité n’est appréciable qu’en fonction de « la raison et des conséquences »
de « la décision du Créateur selon laquelle l'être humain existe toujours et uniquement comme
femme et comme homme ». A la manière de MARIE « servante du Seigneur », modèle de la foi,
le sexe faible ouvre la voie à l’humanité pour l’union surnaturelle à Dieu en Jésus-Christ ; à la
manière de MARIE « mère de Dieu », modèle de la maternité aboutie, la femme est appelée à
accomplir sa vocation en écho à la dimension sponsale inhérente à la vie humaine créée par Dieu.
C’est le moment que JEAN-PAUL II choisit pour mettre en garde les femmes, dans leur effort
d’émancipation, contre toute tentation de « tendre à s’approprier les caractéristiques
masculines »1516, au demeurant non définies comme telles1517. Une Lettre publiée en 20041518
analyse enfin toute forme de féminisme comme le développement intempestif d’une stratégie
d’accaparement du pouvoir nuisant à la famille.

La question reste posée à cette lecture : la « féminité comme maternité » est-elle appelée
à contribuer à l’accomplissement de toute l’humanité dans le dessein créateur, ou la moitié de
l’humanité est-elle faite pour incarner une maternité qui l’exclurait définitivement de la
participation à la marche et à la gouvernance du monde et de l’Eglise ? Ne s’expose-t-on pas
ainsi à perpétuer indirectement l’emprise compensatoire des mères sur les fils, typique du
système patriarcal, alors que le vis-à-vis du masculin et du féminin est sainement celui de pairs
adultes qui ne se réduit pas à leurs fonctions parentales ? Les bases théoriques mobilisées ici font
peu de cas des acquis de l’exégèse contemporaine et des sciences humaines, notamment sur la
question des rôles sexués, indissociable d’une spiritualité coélective. Elles semblent ignorer la
coresponsabilité en vis-à-vis induite par l’envoi en mission conjoint des hommes et des femmes,
non uniquement au sein du couple, pour prendre soin ensemble de la Création, selon la Genèse.

La coloration « nourricière » conférée au rôle féminin, certes, s’inscrit bien dans la


dynamique du don, comme on l’a vu avec SAGNE ; et il serait spécieux de minimiser la portée
existentielle de l’expérience de la maternité pour toute femme, comme l’importance de la
relation à la mère pour tout enfant1519. Cependant, s’en autoriser pour circonscrire les agirs
féminins à un cadre maternel voire maternant, jusqu’à justifier un clivage étanche des rôles
féminin et masculin, est abusif. Plus que jamais, dans le cadre d’une parentalité qui s’étend sur
une durée de cinquante ans aujourd’hui, et sur fond de mutations sociales qui mobilisent les
femmes autant que les hommes, les rôles féminins dans la société se diversifient. Exclure les
femmes de la prise de décision, et leur interdire d’aborder des problématiques qui excèdent le
cadre familial et ses prolongements associés, pour quelque motif que ce soit, est choquant. Si
l’on peut resituer le sexisme ecclésial introduit par un christianisme primitif soucieux de
diffusion dans le contexte socio-politique du temps, où la liberté chrétienne en la matière faisait
scandale, la perpétuation de préjugés de cet acabit rencontre l’incompréhension justifiée de nos
contemporain(e)s, au risque du contre-témoignage.

1516
JEAN-PAUL II, Mulieris Dignitatem, n° 10.
1517
Cela interroge : quelles sont donc les prérogatives « dues aux hommes », en dehors de la question du
sacerdoce ? Les femmes de l’entourage de Jésus, telle que MARIE-MADELEINE, et les premières chrétiennes non
centrées sur la maternité, comme PRISCILLA par exemple, se « masculinisaient-elles » dans leur suite du Christ ?
1518
Il s’agit de la Lettre de la CONGREGATION POUR LA DOCTRINE DE LA FOI sur la « Collaboration de l’homme et
de la femme dans l’Eglise et dans le monde », publiée en 2004.
1519
C’est ce que signifie le pape FRANÇOIS dans A.L. au n° 173.
359
En définitive, la relecture des changements sociétaux récents doit ouvrir à une prise de
conscience des transformations de l’identité féminine depuis trois siècles en Occident. Dans le
contexte urbain ou néo-rural dominant désormais dans cette partie du monde, la femme aspire à
élaborer un sens pour sa vie, au travers d’une inscription dans un monde soumis à des logiques
marchandes macro-économiques. Elle entend, de façon générale, conjuguer le volet affectif dans
un partenariat satisfaisant avec un homme qu’elle désire choisir (au moins dans la perspective de
notre étude) qui débouche le plus souvent sur la construction d’une famille d’un nombre plus ou
moins limité d’enfants éduqués ensemble, et le volet professionnel supposant pour elle une
collaboration, aussi, avec des hommes, ainsi qu’avec d’autres femmes, et cela, hors de la sphère
domestique. Sa féminité s’affirme dans une trajectoire personnelle et sociale qui l’honore dans
ses dons, ses aspirations et ses compétences. Elle n’entre donc plus, en règle générale, dans la
vision qui prévalait auparavant. Celle-ci, inscrite dans un contexte rural, était celle d’une
contribution presque sacrificielle à la perpétuation du groupe, sous le régime d’un système social
inégalitaire, à travers une participation active à la production économique et, très coûteuse en
énergie et en risques physiques, à la procréation, voire aux soins destinés aux enfants. Ce destin
s’accomplissait au travers d’une acceptation de tâches et de rôles codifiés et immuables, au sein
un monde stable régi par des logiques d’autosuffisance, sur fond, souvent, de stratégies
ploutocratiques. La vigilance au sujet de ces changements est éveillée par les recherches récentes
en matière de polarisation culturelle des rôles sexués, à intégrer dans toute réflexion sérieuse
portant sur le couple contemporain, dans le contexte de la société actuelle.

3.3.2.2 Les « genres » en question

Le « genre »1520 apparaît comme un concept récent. Entendu comme l’incarnation sociale
(donc culturellement située) d’un sexe biologiquement inscrit1521, il correspond en rigueur à un
champ de recherches interdisciplinaire, non à « une » théorie, comme on le lit parfois1522. La
confusion dans ce domaine trouve partiellement son explication dans le vocabulaire utilisé.

Sur le plan lexical, en français « genre » signifie originellement « catégorie, type,


espèce » (ex. « genre grammatical »), et, assez rarement, le « sexe masculin ou féminin
qui identifie ; « sexe » renvoie, lui, au sexe physique (ex. le pénis et les testicules), l’exercice de
la sexualité (« un film de sexe »), mais aussi l’identité sexuelle (« sexe » : garçon ou fille).
L’anglais gender, quant à lui, désigne le « genre grammatical » de même que le « sexe masculin
ou féminin » qui identifie ; sex renvoie là uniquement au sexe physique et à l’exercice de la
sexualité, non à l’identité sexuelle. En conséquence, « sexe masculin ou féminin » en français se
traduit par gender en anglais (et non sex) ; le « sexe » français traduit presque toujours gender en
tant que substantif, alors que le gender « adjectival » ou « épithète » se rend normalement par
« sexuel» (gender identity, « identité sexuelle»). Par facilité, on abuse toutefois du terme français
« genre », voire du néologisme adjectival « genré » pour rendre gender, ce qui peut dérouter.

1520
Pour explorer la thématique du genre, nous nous appuyons largement sur un ouvrage récent : BOYANCE M.,
Hommes, femmes, entre identités et différences, Paris, PUIPC-Parole et Silence, 2013, surtout sur le plan notionnel,
en insérant nos commentaires et des compléments d’information, sans pouvoir bien dissocier les deux propos.
1521
La différenciation sexuée est présente dans le génotype aux premiers temps de la conception.
Anatomiquement, hors gonades et caractères sexuels secondaires, des différences existent : entre cerveaux
masculin et féminin (épaisseur du corps calleux, latéralisation…), dans la structure osseuse (dimensions digitales
relatives, proportions du crâne, hanches, etc.). Certains chercheurs identifient des comportements innés
différenciés, encore à confirmer.
1522
A ce propos les allusions contenues dans A.L. sont moins caricaturales, même si elles se limitent à la
thématique des soins aux enfants et des tâches domestiques (voir le n° 286), et qu’elles ne prononcent pas le mot.
360
Mais qu’en est-il du concept de « genre » ? Notons que l’idée de combiner la réalité
biologique avec la réalité sociale et personnelle de la féminité et de la masculinité n’est pas
moderne. Si nous suivons THOMAS d’AQUIN dans sa dialectique de la natura/consuetudo, des
croisements s’effectuent déjà. Tout être humain en chair et en os vit dans un corps propre, sexué
(sauf accident biologique1523), avec les conséquences concrètes, incontournables, de ce donné de
base, et ce, depuis l’aube des temps (la natura)1524. D’autre part, personne ne vit hors d’un
contexte qui détermine des choix et des valeurs, tout en se les appropriant personnellement (la
consuetudo)1525. La natura n’entre donc que pour une part dans l’équation de l’identité sexuée.
Pour autant, on ne peut l’effacer : le simple fait de devoir, encore aujourd’hui, partir du sexe
pour parler du genre démontre que cette catégorie est première. Or, le « genre », comme concept,
se dérobe à toute schématisation abusive. En médecine, dans les années 60, il naît comme tel
avec l’assignation d’une identité sexuelle, par les médecins et les familles, à des nourrissons
hermaphrodites, soutenue par le renfort éventuel d’une chirurgie correctrice et/ou d’un traitement
endocrinologique palliant l’indéterminé physique. Ce problème rare, biologique, se distingue du
trouble psychologique de la transsexuation, où c’est l’intégration de l’identité sexuelle qui est en
cause, non sa détermination physique1526. Dans le champ des sciences sociales (sociologie et
sociologie politique), durant les années 70, s’élaborent ensuite les gender studies, ou « études de

1523
Diverses formes d’hermaphrodisme sont attestées, où la conjonction de caractères opposés (gonades, gènes,
hormones) gêne l’identification sexuée, ce qui provoque un désarroi psychique. L’homosexualité et la
transsexuation, pour leur part, distinguent bien les sexes, en polarisant inversement orientation ou identification.
1524
Selon la physique d’ARISTOTE, la nature est « principe et cause du mouvement et de repos pour ce dans quoi
elle existe originellement, en soi et non par accident », sans extrinsécisme. La nature désigne ici un donné
irréductible, dans lequel prend place le corps sexué, en quelque sorte un « principe connu par lui-même » dans
lequel les choses sont ce qu’elles sont et non ce que j’en veux, j’en pense, ou je veux en faire. En d’autres termes,
le réel ne coïncide pas seulement avec l’image que je m’en fais ou l’usage que j’en escompte. Les choses sont
aussi, d’expérience, accessibles et intelligibles, non en détails mais au moins confusément. Ce nouveau-né que je
rencontre est de sexe féminin, je le constate. Je peux vérifier par ailleurs que ce sexe est capable, à l’âge adulte, de
transmettre la vie, suite à une rencontre avec un autre sexe de morphologie et de fonctionnement différents, tout
en étant adapté à la rencontre fécondante. Opère ici un principe dynamique : la plupart du temps (frequenter) les
enfants naissent garçons ou filles, mais il arrive (rariter) que des enfants naissent avec une anomalie du
développement sexuel. Frequenter, la rencontre homme-femme transmet la vie, rariter cette rencontre reste
inféconde, jamais (nunquam), la rencontre de deux sexes identiques ne transmet la vie. La dialectique du
frequenter, du rariter et du nunquam manifestent un certain degré de certitude d’une nature au principe des
choses. Ce donné universel est un fait d’expérience, avant d’être un fait culturel. Le fait même d’être contraint
aujourd’hui de partir du sexe pour parler du genre démontre qu’il y a là un donné irréductible, même s’il se voit
réfuté - dans le cas contraire, on n’y ferait plus référence depuis longtemps.
1525
Pour THOMAS d’AQUIN, duel plus que dual, la personne humaine diffère d’une « machine » régie par une âme,
« substance pensante », elle est pleinement son corps, qui, animé, la différencie des objets et plantes. D’autre
part, l’animal vit sa réalité de façon stéréotypée, alors que l’homme la vit de façon à la fois socialisée (habitus) et
personnalisée (consuetudo). De fait, si les animaux sont conduits par la nature, les hommes ne sont que «
disposés » par elle : la coutume, la culture mais aussi la raison personnelle fondent fortement leur agir. La
personne n’est donc pas déterminée uniquement par nature (a natura) mais agit surtout de propos délibéré (a
propositio). La consuetudo thomiste est l’espace qui sépare le donné de la nature de l’agir délibéré, mais aussi le
donné culturel de son incarnation personnelle. La consuetudo humaine devient ainsi une habitude prégnante, à la
fois « seconde nature » et « nature seconde », qui pourrait insensiblement prendre le pas sur la nature première,
dite natura.
1526
Ces personnes, clairement sexuées et sexuellement attirées par l’autre sexe, n’investissent pas leur propre
sexe biologique, et ce dès l’enfance. Si elles se griment en société, on les nomme « transgenres » (« travestis » en
langage courant). Si elles ont subi des opérations et traitement hormonaux de transformation, elles sont appelées
« transsexuelles ». Leur vécu, aux causes mal élucidées, traduit toujours une souffrance profonde et réelle. Il
n’existe cependant pas stricto sensu de « troisième genre », seulement des personnes d’un « sexe indéterminé »
ou en quête d’identité sexuelle. Si certaines sociétés créent des groupes tiers, ils ne sont jamais constitués
uniquement d’hermaphrodites vrais. Il importe d’accueillir des personnes en difficulté de ce point de vue dans nos
sociétés : si leur problématique peut éveiller de l’insécurité en raison de sa complexité, leur rejet est inadmissible.
361
genre ». Celles-ci cherchent comment, dans telle ou telle société, se traduit l’identité masculine
ou féminine : attitudes, gestes, postures, places, rôles, rapports sociaux, etc. ; il s’avère que les
modèles varient beaucoup. En ce sens, pour un enfant donné, le genre (culture) préexiste au sexe
(nature) ; mais il subsiste une latitude personnelle pour incarner un pattern, aussi prégnant soit-il.
Au confluent des psychologies personnelle et sociale, de la sociologie, voire des sciences
politiques, les études de genre scrutent donc le rapport entre sexe et genre, sans s’en tenir aux
stéréotypes. Ce sont, au premier chef, les études au sujet de la femme qui ont « très fortement
contribué à la théorisation et à la légitimation d’une histoire (aujourd’hui dominante) centrée
sur l’intime, le sentiment, l’identité personnelle, le privé, la relation, le corps, etc. C’est dans ces
domaines précisément que la méconnaissance à l’égard de l’histoire de la normalité masculine
et de ses usages est apparue évidente »1527. L’histoire du masculin vient combler une lacune,
relevée plus haut ; elle apporte sa contribution propre à la compréhension du paradigme
coélectif, dans les déplacements qu’il apporte à la relation entre les sexes.

L’histoire peut, cependant, alimenter aussi l’idéologie, dès lors que l’on entend substituer
le genre au sexe, les superposer totalement, ou absolutiser telle ou telle tendance. Ce qu’on
nomme, à tort, « la théorie » du genre prend là différents visages. Selon la conception
« hégémonique », la construction sociale éclipserait toute considération biologique. La
conception « an-identificatoire » (ou queer) situe, elle, l’humanité sur un continuum masculin-
féminin, à savoir une identité et une orientation sexuelle variant au gré de chacun et à tout
moment. Nul ne saurait, dans ce cadre, accéder à une identité masculine et féminine différenciée
dès l’enfance ; bisexualité, flou, inter-genre et autres combinatoires aléatoires rangent
l’hétérosexualité ici au rang de système d’oppression sociale à éradiquer1528. La conception
absolutisée du genre, elle, construit principalement un « paradigme sexué victimaire », en faisant
éclater l’essentialisme au profit d’un constructivisme orienté1529. Aux termes de ce dernier, être
femme revient à subir la domination masculine, tandis qu’être homme, c’est dominer les
femmes. Puisque le sexisme biaise les rapports entre groupes humains comme le racisme,
l’antisémitisme ou le capitalisme, son traitement relève exclusivement du prisme politique1530 .

Les herméneutiques extrêmes du genre, on le voit, tendent à nier, effacer ou schématiser


le réel, même si elles reposent pour une part sur des éléments objectifs. Les études de genre, en
éclairant scientifiquement la dialectique entre données biologiques et acquis culturels, nous
invitent, de leur côté, à ouvrir des voies nouvelles pour sortir des confrontations stériles et des
dominations déséquilibrées. D’ailleurs, certaines sociétés matriarcales donnent à penser
également de ce point de vue ; or, le féminisme belliciste tend vers cette configuration. Penser la
question des conditions et modalités de la communion profonde entre l’homme et la femme au
sein de la communauté coélective, qui s’inscrit dans le mouvement du don tel que décrit plus
haut, dans une perspective sortant de la guerre des sexes, suggère d’approfondir l’anthropologie,
le nœud du problème. Quatre niveaux de réflexion indissociables se dégagent en ce sens1531. 1.

1527
HUBERT O., « Féminin/masculin : l’histoire du genre », in Revue d’histoire de l'Amérique française,
Volume 57, 4/2004, p. 473-479.
1528
C’est surtout la seconde de ces trois positions que vise la condamnation catholique magistérielle.
1529
L’essentialisme considère qu’on peut attribuer aux hommes et aux femmes des caractérisiques propres et
immuables (”essences”) à partir de critères biologiques (ou ”naturalisation” des différences sexuées, en donnant à
nature un sens très restreint). Le constructivisme affirme que les rôles sont complètement déterminés
culturellement (voir la conception ”hégémonique” citée supra).
1530
Des parents suédois envisagent ainsi d’élever leur enfant dans l’ignorance de son sexe.
1531
Les trois premières sont fournies par BOYANCE déjà cité, la dernière est personnelle.
362
Du point de vue phénoménologique, dans une approche occidentale, une personne incarnée est
toujours une « singularité non conceptualisable». Etre de relation, elle est le « tout-autre » qui,
dans sa mouvance et sa subjectivité, échappe à toute généralisation. Homme et femme ne se
rencontrent que dans cette singularité irréductible, qui transcende les identités sexuelles. 2. Du
point de vue conceptuel, chacun demeure un « sujet substantiel », et non une sorte d’« être à
modeler » au gré d’une fantaisie. Tout petit d’homme, en besoin et capacité d’aimer et d’être
aimé, se présente, entre autres, comme une fille ou un garçon. La personne, sans se réduire à son
sexe, ne peut s’en abstraire. 3. Du point de vue sociologique, chacun est tributaire de
conditionnements culturels ; ceux-ci colorent le genre, mais aussi d’autres fonctions et
interactions sociales. Le genre ne subsume donc pas toutes les caractérisations identitaires, et
s’inscrit dans l’histoire : « les » femmes et « les » hommes ne « sont » pas, et ne « doivent » pas,
être « ceci » ou « cela », toujours et partout. 4. Du point de vue psychologique enfin, chaque
personne évolue à son rythme, dans des interactions variées. Elle ne peut seulement se conformer
à des attentes ou à des impératifs extérieurs ; elle a besoin de temps et de liberté pour découvrir
ses ressources, et accueillir celles qui lui sont offertes ; au gré de ses étapes de vie, elle s’investit
dans des sphères élargies. Pour ces raisons, le tempo de l’amour au long cours suppose
d’accueillir la durée, non seulement comme une menace, mais aussi comme une opportunité de
mûrissement, à investir comme telle. En cela, on devient « homme » ou « femme » sans
itinéraire préétabli, à la faveur notamment des rencontres et évolutions au fil de l’existence.

La connaissance du masculin et du féminin, quelque biologique que soit son point de


départ, demeure donc « non conceptuelle », c’est-à-dire en deçà ou au-delà d’un concept
adéquat ; a fortiori les rapports entre sexes et « genres » échappent-ils aux modélisations hâtives.
La spiritualité coélective n’interroge pas seulement la pensée catholique traditionnelle, mais
aussi les idées reçues sur les identités sexuées répandues dans la société civile. Il convient en ce
sens de frayer des voies différentes, ce qui semble impossible sans dialogue ouvert en Eglise et
en société ; la spiritualité du couple ne peut se replier sur elle-même comme un en-soi isolé. On
ne peut en traiter qu’en reliant sa problématique à des questions sociales plus larges. C’est dans
ce sens que les questions sociétales et ecclésiologiques sont concernées. C’est aussi en raison de
cette articulation, pensons-nous, que le catholicisme reste pusillanime sur la question féminine.
Sortir des cadres traditionnels vient en effet interroger chez lui la place qu’il donne en son sein à
la moitié de l’humanité. La peur et le souci de maintenir des équilibres défendus depuis
longtemps peuvent-ils justifier de refuser la confrontation à une pensée approfondie sur le sujet ?

3.3.2.3 Genres et coélectivité

Notre expérience avec les couples nous incite en premier lieu à envisager quatre
ouvertures, de nature à favoriser une véritable communion coélective qui se bonifie dans le
temps1532 : assumer l’intimité sexuée, ensemble créer et préserver la vie, interagir dans l’équité,
et donner ses chances à la durée ; elles ne visent pas l’originalité, mais ne dédaignent pas les
déplacements créatifs. Il y aurait matière à les développer chacune pour elle-même ; l’aperçu
programmatique que nous en proposons espère mettre en appétit, et offrir matière à réflexion.

1532
L’image qui nous vient est celle du bon vin qui est versé quand l’autre manque aux noces de Cana. Nous avons
co-conçu et co-animé des sessions et formations pour les couples, et accompagné des couples au sein
d’associations et de diverses missions professionnelles et pastorales dans différents contextes. Nous avons en ce
sens été amenée à élaborer quelques outils, et poser quelques distinctions utiles.
363
La relation intime au sein du couple hétérosexuel construit la communion dans une
interaction typée1533 dont le bienfait reste méconnu en raison de lectures erronées. Les
sexologues s’accordent à reconnaître que, dans l’intimité physique, les rythmes et les élans
diffèrent chez les hommes et chez les femmes. Se succèdent et se combinent ainsi le mouvement
masculin de la conquête et l’énergie effractrice de la rencontre, le mouvement féminin de la
réserve, voire celui de la sollicitation active, puis celui de l’énergie d’accueil de la rencontre.
Sans cette harmonisation, le partage du plaisir est difficile. Les moments d’abandon l’un à
l’autre, qui se succèdent dans le coït (pénétration puis éjaculation) supposent, au moins un temps,
l’acceptation d’une dépendance mutuelle. Si chacun imagine pouvoir en soi porter le tout de
l’humain, ou si chacun réduit l’autre au fantasme de proie ou de prédateur, voire si la liberté
vécue dans le dévoilement et le consentement à l’échange intime est enfin moquée ou jetée en
pâture, la rencontre vraie est empêchée. Le mépris du sexuel, voire son instrumentalisation
hédoniste (qui n’exclut pas un certain sexisme cynique), ou exclusivement nataliste, qui en sont
tous deux une traduction indirecte, nient en effet le cadeau comme tel de l’échange sexué.

Du point de vue masculin, il est donc question de donner toute sa place à l’énergie virile
comme énergie vitale et relationnelle. Elle suscite l’échange amoureux en éveillant le désir
féminin, et donne ses chances à la transmission de la vie ; elle court toutefois le risque de l’échec
en se voyant rejetée ou brocardée, ce qui cause une véritable blessure narcissique. Elle est aussi
exposée à devenir de l’abus envers la femme si elle est coupée de l’empathie ou interprétée
comme de la toute-puissance. Il s’agit ici d’avoir confiance dans le caractère bénéfique de cet
élan, en restant attentif à la personne rencontrée, avec la gratitude de sa coopération à la
rencontre, mais aussi à la puissance d’engendrement ainsi engagée : ce n’est pas seulement un
enfant qui s’annonce possiblement, mais aussi l’assomption par la femme de sa propre féminité.
Du point de vue féminin, il est question, inversement, de donner toute sa place à cette disposition
d’accueil féminine, qui reconnaisse la jubilation de cette expérience vitalisante, comme la
gratitude vis-à-vis du partenaire éveilleur, et fasse place enfin à la puissance d’enfantement liée à
la rencontre de ce type : celle-ci ne renvoie pas seulement à la possibilité de la gestation d’une
vie, mais aussi à la célébration de la puissance vivifiante du masculin. Cette ouverture est
cependant exposée à devenir de la soumission passive, si la connivence profonde n’est pas
avérée, et réifie l’échange sexuel, voire à de la prédation, si le masculin sert seulement à la
jouissance ou à l’apport de gamètes dans un projet d’enfant égocentré. La nature est ainsi
messagère, au sein de la culture, d’une relation proprement humaine, qui crée le cadre sécurisé
favorable à ce que l’interaction hétérosexuelle joue pleinement, en enrichissant les personnes.

En d’autres termes, cette réflexion vise à revisiter la place de la femme et de l’homme


dans le couple, non seulement dans le prisme de la maternité et de la paternité, mais aussi dans le
prisme de leur face à face amoureux durable, dont la valeur et la raison d’être n’est pas liée
seulement à la parentalité. Il nous semble qu’à cet égard on a trop peu avancé, et pas seulement
en Eglise catholique. Le passé continue de jouer à ce titre un rôle délétère, comme repoussoir,
mais aussi comme information inconsciente du présent. Sous couvert de libération, les
injonctions paradoxales tendent subrepticement, de nos jours, à décourager toute véritable

1533
La relation entre cet aperçu et le rappel d’une position psychanalytique fondamentale est manifeste, sans être
délibérée de notre part ; voir SCHAEFFER J., « Une instable identité psychosexuelle », revue O.S.P., Construction et
affirmation de l'identité chez les filles et les garçons, les femmes et les hommes de notre société, 4 /2002.

364
harmonie entre les sexes : les hommes, sommés de se plier à des exigences d’urbanité et de
respect, se sentent taxés de machisme ; ils se mettent/sont mis en scène comme des violeurs dans
la pornographie. Ils se voient pour autant accusés de faiblesse et d’impuissance, s’ils ne trouvent
plus comment engager un rapport amoureux de manière virile, à force de sarcasmes et de
disqualification. Evidemment, les exemples d’abus ne manquent pas, mais comment ne pas voir
qu’être homme dignement de nos jours représente une sorte de « mission impossible »1534 ? Les
femmes, attendues professionnellement sur le terrain de la compétence, doivent en même temps
prouver leur disponibilité sexuelle, sans laisser accroire que celle-ci leur offre des passe-droits ;
elles se mettent/sont mises en scène comme des séductrices consentantes dans la pornographie.
Comment, dès lors, reconnaître dignement leur besoin de désirer et d’être désirée ? Les
idéologies du genre hégémonique, anidentificatoire ou victimaire, n’aident pas davantage à se
repérer de façon paisible, alors même que des remaniements sont en cours.

Dans ce contexte, hommes et femmes peinent à assumer leur identité sexuée dans
l’interaction intime, et à en retirer les bénéfices profonds. Reconnaître à l’autre, dans son identité
sexuée, le don qu’il/elle représente pour soi, reconnaître que l’on se reçoit de l’autre, à travers le
dynamisme sexuel lui-même, au sein de l’intimité particulière vécue dans le couple singulier que
l’on forme, nourrit puissamment la communion coélective ; rien n’est un dû, tout est quelque
chose comme un miracle. Ce qui importe, c’est la manière dont l’alternance des rôles dans
l’échange sexuel peut être vécue dans une créativité encouragée, et le climat de joie, d’humour,
de curiosité et de non-jugement qui y préside. Renoncer à des peurs et à des préventions est, à cet
égard, un chemin porteur. Plus largement, l’assomption de la dynamique hétérosexuelle
coélective aide à incarner au quotidien, dans la dimension de l’interdépendance et de l’humilité,
des manières d’être au monde prenant en compte la limite, l’incomplétude, le besoin de l’autre,
mais aussi l’inattendu, la surprise, la connivence ou la recherche commune, voire la « panne »,
comme des chances de relation et d’inspiration. En d’autres termes, virilité et féminité assumées
puisent à l’expérience intime pour renouveler le regard sur la vie et les personnes, sans s’en tenir
à ce pattern comme un schéma informant toute forme d’interaction en société et en Eglise. Il ne
nous semble pas ici que cette façon « hétéro-normée » de concevoir l’interaction entre femmes et
hommes soit conventionnelle ou réactionnaire, mais tout simplement humaine, pour la majorité
de nos contemporains, qui habitent leur être de femme ou d’homme sans trouble identificatoire
majeur. Il semblerait dommage d’y renoncer.

A cet égard, la façon dont on peut par ailleurs intégrer féminité et masculinité dans la vie
conjugale comme dans la vie sociale, sans la limiter à l’étreinte intime, demande de la finesse,
afin d’éviter d’autres caricatures. Sur la base de constatations empiriques, on polarise
couramment les dispositions humaines en volets « masculin » et « féminin ». Faute d’étude de
référence, nous avons effectué un relevé succinct des différentes mentions identifiées dans les

1534
« Le mot "virilité" décrit le sentiment de ce qui fait l’homme dans l’homme. Historiquement, ce sentiment s’est
cristallisé sur trois valeurs : d’abord la force physique ; puis le courage, l’héroïsme guerrier, le goût de la domination
des autres hommes ; et enfin, la puissance sexuelle. […] Chaque grande transformation historique produit ce
sentiment de déperdition virile et la virilité est toujours généalogique. Elle se réfère toujours à un modèle ancien,
dont il s’agirait d’assurer ou la perpétuation ou la renaissance.», in CORBIN A., COURTINE J.-J. & VIGARELLO G.,
e
Histoire de la virilité, Paris, Ed. Seuil, 2011. La déconstruction des mythes de la virilité s’accentue au XX s. suite aux
deux guerres mondiales et à la chute des idéaux militaristes, aux abus du fascisme mettant en scène une virilité
physique triomphante et brutale, au développement des mouvements féministes et homosexuels contestant les
schémas de supériorité masculine. Les études de genre relativisent enfin les modèles. On assiste parallèlement au
développement d’un mouvement masculiniste, face au féminisme, ce dernier ayant perdu de son écho.
365
discours courants à ce sujet, selon une vingtaine de descriptions issues d’articles dits de « pop
psychologie »1535 et de management. Deux investissements prioritaires s’en dégagent : la
« création de la vie » et sa « préservation ». Mais la manière dont ces deux catégories sont
opposées et distribuées surprend, et ne laisse pas d’interroger l’analyste1536. Symboliquement, il
est réducteur à nos yeux de créditer un homme de qualités du côté de la sensibilité, de la fidélité
ou de la patience au titre de son « être féminin », ou bien de considérer l’intelligence, l’efficacité
et l’autorité d’une femme comme des marques « masculines ». Il ne s’agit pas seulement d’une
manière de s’exprimer, mais d’une caricature, en termes anthropologiques. Il y a, en effet, des
manières diverses d’être leaders, de manifester de l’empathie et de l’intuition, d’équilibrer les
dimensions de la personnalité, qui montrent combien ces combinaisons dépassent le clivage
homme/femme. Nous pensons ici à la réflexion sur l’ennéagramme1537 ou les approches de la
programmation neurolinguistique. Identifier et développer chez les deux sexes les orientations
d’énergie (à savoir créer et préserver la vie) dans la vie du couple et de la famille en général,
sans attribution figée à l’un ou l’autre polarité sexuée, nourrit la communion coélective durable,
car elle met chacun au travail de façon cocréative et personnalisée, loin des idées toutes faites,
qui pourraient nous laisser accroire que ces dispositions sont figées, définies une fois pour toutes,
sans remise en cause possible. Il convient donc de regarder plutôt comment mobiliser les
énergies respectives dans une mise en œuvre collaborative équilibrée. Cela a une portée
évidemment aussi dans le champ social, affecte à son tour les représentations relatives au couple
et à la famille, et doit utilement remettre en cause des schémas dépassés1538.

1535
La « pop psychologie » est un produit grand public vulgarisant des principes de psychologie.
1536
L’homme (vir) ne protège-t-il pas la femme et la progéniture qu’il a engendrée ? La femme ne s’engage-t-elle
pas pour donner la vie et la susciter ? D’ailleurs, à l’aube des temps, chasse et cueillette, entretien du feu,
construction des abris sont des activités partagées. Le portage de l’eau, des enfants, les agirs tels que piler le mil,
laver le linge, etc. supposent une grande force physique. De nombreuses femmes, suite à diverses situations, se
sont trouvées en position de chef de famille (dans les favelas et barrios d’Amérique Latine par exemple, elles le
sont en très grande majorité) et ont montré des qualités de leadership. Des hommes particulièrement performants
professionnellement développent pour cela des capacités d’empathie et d’écoute, de tact et d’intuition (médecins,
architectes, artistes et créatifs, dresseurs et cavaliers, éleveurs, jardiniers, etc.).
1537
Cette analyse des configurations de la personnalité dégage neuf structures: voir www.enneagramme.com.
1538
Le recueil des répartitions courantes des compétences en pôles masculin et féminin se présente ainsi :
Créer la vie Préserver la vie
Manifester un élan et une capacité à créer et à Manifester une attention à la vie et une capacité à le
produire ou à susciter la vie (puissance fécondatrice) préserver et à en prendre soin (fécondité assumée).
On parle aussi de conscience-flèche (impact) ; On parle de conscience-coupe (protection) ;
Désignations courantes : le côté « masculin » ; le yin Désignations courantes : le côté « féminin » ; le yang
Maître mot : l’énergie Maître mot : la bonté
Dispositions d’être : la conscience de la valeur de sa Dispositions d’être : la conscience de la valeur de la
propre vie, pour susciter vie d’autrui, pour susciter
l’audace, l’esprit d’initiative et de décision, le sens de l’intelligence relationnelle (écoute, réceptivité, accueil,
l’action, douceur, recherche du consensus, acceptation de la
vulnérabilité et de l’expression des émotions, authenticité)
Le sens des responsabilités vitales (protéger les plus Le sens des responsabilités complexes et
vulnérables : femme, enfants) ; l’engagement de soi (la fidélité, le courage, la constance,
La volonté de se battre et de se mobiliser la ténacité et la fiabilité au prix de l’abnégation), afin de
pour subvenir aux besoins immédiats des personnes subvenir aux besoins essentiels des personnes
humaines humaines

366
Cette approche neuve interroge, si l’on y réfléchit bien, à cet égard, la thématique de
« complémentarité », sous-tendant la partition évoquée plus haut, mais aussi la pensée d’un
certain catholicisme. Au sens strict, le complément est ce qui s’ajoute à une chose pour former
un tout : deux moitiés de pomme (voire un quartier et trois-quartiers), forment ensemble une
pomme entière. Le problème d’une telle approche est qu’elle est exclusive : rien de ce qui est
dans la première partie de pomme n’appartient à l’autre partie, ce sont deux ensembles isolés, qui
se rejoignent seulement par leurs « limites » communes. Dans le domaine vocationnel, chacun se
voit confiné dans son « territoire »1539. Sortir de ce cadre, qui renvoie à notre sens à l’image de la
complémentarité de la rencontre sexuelle dans son emboîtement physique génital, revient alors à
empiéter sur les terres d’autrui. Or, ce qui fait la richesse du partenariat entre les hommes et les
femmes est l’interaction, à partir de qualités partagées et chaque fois incarnées différemment, qui
traverse leur nature commune. Dès la conception d’une personne, au-delà de l’étreinte initiale,
les apports des gamètes masculines et féminines respectives sont décisifs et différents : ils
fusionnent, se divisent, créent du neuf. Faire grandir cette vie, appelée à l’autonomie, devient
ensuite une responsabilité commune ; cela suppose que les hommes et les femmes s’associent et
innovent, en diverses accentuations, pour réussir cette œuvre, comme le suggère la Genèse, non
que chacun reste « mythiquement » à « sa » place, entendue comme un lieu assigné. Il y a
articulation entre différents types de vocations, différents types d’engagements, différents types
de charismes, dans des incarnations variées, dont les frontières ne sont pas d’abord sexuées, mais
qui sont colorées surtout par leur investissement diversifié autour du « créer et protéger la vie ».
Une telle coresponsabilité s’ouvre à la plasticité des incarnations.

C’est dans cette perspective qu’intervient la catégorie d’équité1540. Elle nous semble plus
intéressante que celle l’égalité, qui pointe vers l’identité pure et simple, mais aussi vers la rivalité

Qualités et compétences : la force, la discipline, le Qualités et compétences : des capacités d’adaptation


courage, la passion, donc le sang-froid allié au (anticipation, souplesse, performance multitâches)
réalisme (capacité à interagir avec le réel hostile, en
prenant de la distance avec ses émotions) La persévérance dans le soin, la confiance,
La persévérance dans l’action, l'intégrité, La capacité à gérer le réel pour protéger la vie en
La capacité à aménager et à transformer continu.
efficacement le réel en vue de rendre la vie plus sûre.
Préoccupations récurrentes : faire du neuf, trouver Préoccupations récurrentes : comprendre, assurer la
des solutions, donner ses chances à la vie sécurité physique et émotionnelle
Revers : hyperactivité, agressivité excessive, violence, Revers : passivité, négligence des besoins personnels
gel émotionnel avec négligence des besoins affectifs, vitaux, débordement et dévoration émotionnelle,
difficulté éventuelle à accepter la limite, la difficulté éventuelle à accepter la force, la créativité
vulnérabilité, voire répugnance à s’engager extérieure, et à se risquer dans l’existence
relationnellement Tendance à la soumission ou à la domination
Tendance à la domination par la force (tentation du manipulatrice (tentation du « cocon » et du repli
« stoïcisme héroïque » et de la solitude orgueilleuse) autarcique).
Méfiance constante Confiance excessive
1539
L’exhortation A.L. s’intéresse à la question, mais de façon encore bien brève et elliptique. Elle conserve des
ambivalences dans la manière de nommer les qualités féminines et masculines (voir n° 56 et 172-177).
1540
En matière politique ou économique, l'équité est le principe qui conduit à corriger des inégalités que subissent
des personnes ou des groupes défavorisés (exemple : le commerce « équitable »). En matière sociale, l’équité est
un équilibre qui permet de rendre acceptable une forme d'inégalité, lorsque l'égalité ne serait pas réalisable ou
bénéfique. Dans le domaine du codéveloppement, « l’égalité des genres signifie que les comportements, les
aspirations et les besoins différents des hommes et des femmes sont, de manière égale, pris en compte, valorisés et
encouragés. Cela ne signifie pas que les hommes et les femmes doivent devenir identiques, mais que leurs droits,
leurs responsabilités et leurs chances ne dépendront plus du fait d’être né de l’un ou l’autre sexe. L’équité des
genres signifie qu’un traitement impartial doit être accordé aux hommes et aux femmes, en fonction de leurs
367
larvée. La question posée est davantage celle du traitement concret de la différence, à divers
titres, que sa réduction a priori en deux pôles identifiés. Les histoires de chacun montrent bien
qu’il ne sert à rien de mettre tout le monde à équivalence stricte dans tous les domaines, car les
capacités, compétences et appétences sont variées. Sommes-nous jamais vraiment égaux devant
l’existence1541 ? Par rapport à l’accueil de l’enfant qui s’annonce, brandir l’égalité entre l’homme
et la femme n’a, par exemple, pas grand sens, étant donné les réalités spécifiques de la grossesse,
de l’accouchement, de l’allaitement. En revanche, l’inéquité s’estime en termes de refus de
coresponsabilité partagée et de disparité d’énergie consacrée par les uns et les autres pour le bien
commun, en termes de mise à disposition inégalitaire des moyens adéquats aussi ; il y a tout un
travail à mener en ce sens, comme nous le montrent les statistiques sociales dans le monde. Face
à la prise en charge des missions et tâches, ce qui importe pour le couple électif n’est pas que
tout le monde soit situé identiquement à tout moment : c’est bien d’identifier les objectifs
communs, de partager les diagnostics et enfin le poids des mises en œuvre, d’évaluer les risques
pris, de revoir les choix et leurs conséquences régulièrement, pour que personne ne soit lésé, par
principe, ou par inadvertance. C’est la prise en compte des aspirations et besoins, ainsi que les
arbitrages quant aux priorisations, dans la confrontation au réel, et les mises en œuvre concrètes,
qui alimentent la relation. Ils nécessitent une maturation, et une écoute mutuelle effective.

Donner ses chances à la durée constitue à cet égard une dernière orientation qui confirme
les trois premières. Assumer son identité sexuelle, coopérer en vue de créer et préserver la vie,
cogérer la vie coélective dans l’équité, c’est œuvrer concrètement, pour ne pas figer la relation,
et garder le lien vivant. La connivence ainsi ménagée aide à supporter les déconvenues de tous
ordres qui s’invitent souvent dans le parcours. Les incidents et accidents externes ont moins
d’impact quand les partenaires s’allient face au problème, plutôt que de se traiter en ennemis, en
faisant porter à l’autre la responsabilité de l’inconfort voire de la souffrance induits, au risque
d’obérer le futur. Car la séparation ne résout rien sur un bon nombre d’enjeux qui dépassent la
pure relation conjugale (dont la valence négative intrinsèque est reconnue communément à 10 %
seulement dans les conflits). Nous encourageons ainsi les couples à se donner des espaces de
protestation conjointe, tous azimuts, contre les ennuis et poids qui pèsent, afin de bien les
identifier comme extérieurs1542. Ainsi, on trouve des énergies communes pour y faire face, a
minima les supporter ensemble et non chacun dans son coin, voire en hostilité larvée. Nous
encourageons aussi les couples à la « sagesse cybernétique ». La vie de couple n’est pas une
croisière de luxe, mais une traversée en haute mer, où les tempêtes et grains ne manquent pas.
S’adapter, abattre la voilure, changer de cap au moins momentanément, calculer les risques,
autant de manœuvres indispensables dont le résultat n’est jamais garanti, mais dont l’absence
mène au naufrage ou bloque. Parfois c’est l’un, parfois c’est l’autre qui tient la barre, parfois

besoins respectifs. Ce traitement peut être identique ou différent, mais il doit être équivalent en termes de droits,
d’avantages, d’obligations et de possibilités. » (ABC of Women Worker’s Rights and Gender Equality, OIT, Genève,
2000, p. 48). Nous reviendrons sur la notion de codéveloppement plus tard.
1541
Les conditions de gestation, de naissance, le cercle humain qui nous accueille, les valeurs culturelles et
éducatives, les coutumes, les langues, nos dons et notre santé, qui nous sont transmis, sont extrêmement
différents ; parfois les inégalités peuvent être corrigées, parfois non. La différence est au cœur même de
l’existence humaine. Pourra-t-on dire pour autant qu’elle détermine des injustices comme telles ? Un petit
chasseur maori de Nouvelle-Zélande fier de son trophée est-il à plaindre face à un enfant de banlieue coincé entre
ses jeux vidéo et les influences délétères des trafics organisés au pied de son immeuble ? Une jeune fille africaine
parée pour le jour de ses noces et fière de porter bientôt la vie est-elle seulement défavorisée par rapport à une
adolescente qui avorte à la suite d’une soirée arrosée ? Tel jeune adulte atteint de trisomie entouré de personnes
chaleureuses a-t-il quelque chose à envier à un jeune homme valide conjuguant addictions et échec scolaire ?
1542
S’insurger à deux régulièrement contre ce qui insupporte et non contre l’autre est un exercice fort profitable.
368
l’équipage au complet est au plus mal. Des erreurs de perspective, manques et manquements sont
inévitables. De ce point de vue, plutôt que s’entretuer et fomenter des mutineries, il est expédient
de chercher la réconciliation ; les processus afférents, du point de vue psychologique comme du
point de vue spirituel, sont assez connus pour que nous n’y revenions pas, tant la documentation
ici abonde. Mais il importe de les mettre en œuvre, ce qui s’apprend et s’exerce, comme le reste.
Il est capital que ce ne soit pas un vague leitmotiv en forme de minimisation ou d’oubli/déni. Il
s’agit d’un travail du lien dans la déception et la souffrance reconnues, nommées, et dans le
portage commun du manque, non comme un signe de faiblesse, mais comme un signe
d’humanité partagée, tout simplement.

Ce n’est pas au cœur de la tourmente en tout état de cause qu’il faut quitter le navire ; les
mises au point, les renouvellements d’alliance ont besoin de calme et de liberté pour s’effectuer.
Donner ses chances à la durée, c’est alors accepter que les équipiers aient été blessés et aient
besoin de soin, que l’équipage ait besoin de redéfinir ses choix, de retrouver la confiance, que le
bateau ait besoin de radoub, et surtout, que les navigateurs soient limités. Aucun couple n’a
besoin qu’on lui dise que ses souffrances sont mineures, qu’il suffit de passer l’éponge et que
Dieu (ou le temps…) va s’en occuper, pourvu qu’on lui en laisse le soin et que tout cela se fera
magiquement. Mais il a besoin d’entendre qu’il est possible de trouver un chemin, et qu’il vaut la
peine de le chercher, avec de l’aide le cas échéant, même si cela ne peut se faire en un clin d’œil
(d’où l’idée de patience développée plus haut, mais une patience active, en éveil et en recherche,
qui ne se restreigne pas à une résignation passive).

L’acceptation de l’imperfection, des pulsions destructrices, des dérapages invite donc à


accueillir la remise en cause, non comme une mise à mort, mais comme une vie redonnée, et
l’aide et le secours extérieurs, non comme des pis-aller ou des indices de faiblesse, mais comme
des chances. La crise devient une opportunité et non seulement une condamnation. Il importe
d’avoir recours aux outils et aux pratiques que la sagesse des sciences humaines et celle des
traditions spirituelles mettent à notre disposition, comme un autre don qui nous est proposé pour
notre maturation. Pour ceux qui y sont prêts, nommer le Donateur et l’inviter dans l’aventure
consciemment devient décisif ; il s’agit d’une véritable conversion. Quitter la toute-puissance et
la suffisance, accepter l’imperfection de soi et de l’existence humaine sans renoncer à ses rêves
aide à ne pas faire payer, sans autre examen, aux innocents (soient le conjoint et les enfants au
premier chef) les conséquences de phénomènes qui leur sont étrangers.

La thématique de la « miséricorde » en régime chrétien, dans sa force de vérité aimante et


de résilience, a toute sa valence de ce point de vue. Elle est d’actualité, mais ce n’est pas là un
effet de mode uniquement. Si l’on s’y arrête un instant, nous pouvons nous rendre compte que la
miséricorde représente, du point de vue chrétien, une réponse adéquate aux apories de la quête
spirituelle contemporaine, jusque dans son volet privé. L’hypertrophie désespérante d’un moi
faillible et vulnérable qui redoute l’accusation et surtout la condamnation sans nuance (mais la
reporte sur autrui !), le face à face avec la limite, si angoissant quand la mort semble le dernier
mot de l’existence, la revendication d’une liberté personnelle face aux cadres du passé perçus
comme écrasants, en un mot le paradoxe contemporain du colosse aux pieds d’argile, trouvent
leurs résolution dans l’accueil de l’amour inconditionnel mais promoteur d’un Dieu qui veut le
bien de ses créatures. « C’est par le mot « grâce » que la théologie et la foi chrétienne disent ce
mouvement de Dieu vers l’homme, ses dons sans limites, sa généreuse et éternelle bienveillance,

369
son amour infini, son pardon »1543. La Bonne Nouvelle est avant tout celle de cette effusion
gracieuse, qui ne s’arrête pas à notre péché. Le cardinal VINGT-TROIS le rappelle : « l’Eglise
n’est pas un peuple de justes, mais de justifiés, pas un peuple de saints, mais de pécheurs
sanctifiés »1544. A fortiori ne peut-on pas jeter la pierre aux personnes de bonne volonté qui se
sentent perdues devant le défi quotidien d’aimer durablement une personne de l’autre sexe
nécessairement limitée et pécheresse, ni même aux chrétiens déclarés qui se sentent en difficulté
pour tracer le chemin, tellement l’idéal leur a été présenté de façon absolue, tellement il est neuf
aussi. De ce point de vue, il semble important d’observer ce qui se passe quand le conflit éclate.
Il nous semble que le plus grand révélateur de la cohérence des valeurs est la manière dont on
traite son conjoint quand il déçoit, et aussi les enfants témoins - et victimes - des dissensions.

Dans le cadre de la spiritualité coélective, éventuellement, cette disposition à relire le réel


et à corriger la trajectoire, sans condamnation hâtive, peut conduire à accepter la fin de la
communauté de vie comme la moins mauvaise issue. Cette prise en compte du réel a sa noblesse,
même si elle suppose à notre sens d’avoir tenté sérieusement d’autres voies avant, si tant est que
les deux membres du couple acceptent de faire le travail de réconciliation. Il est certain que,
même si l’on se sépare en fin de compte, l’humilité et la capacité ici à se laisser aider,
continuent, comme le silence suivant le duo lyrique fait encore partie du duo lyrique, à servir et à
honorer toujours la communion vécue un temps, jusque dans ses imperfections, en n’ajoutant pas
le mal au mal. Une nouvelle fois, l’attitude face au conjoint dont on s’est séparé traduit la solidité
ou la labilité des valeurs vécues dans la vie commune, ainsi que celle adoptée par rapport aux
enfants issus de cette union. Cherche-t-on à détruire l’image de l’autre dans les yeux des proches,
voire des fils et des filles, pour assouvir sa vengeance ? Comment réagit-on aux provocations et
surenchères éventuelles, comment reconnaît-on sa part de responsabilité dans l’échec ?
Comment protège-t-on les plus vulnérables des conséquences des décisions prises ? Comment
assume-t-on l’indissolubilité de principe des liens parentaux ? Pour certains, rester fidèle
toujours au lien premier, malgré la séparation, dans la solitude acceptée peut revêtir un sens
profond, notamment vis-à-vis des enfants ; doit-on pour autant l’imposer à tous et
définitivement, pour des décennies parfois ? Dans l’Evangile, il est rappelé que le don du célibat
n’est conféré qu’à un petit nombre ; à notre sens, un tel appel ne peut être reçu que
personnellement et doit être discerné, accompagné et pleinement assumé pour porter son fruit. Il
serait dommage que l’impossibilité à faire le deuil ou l’inhibition relationnelle passent à ce titre
comme tels pour des témoignages de foi ou des héroïsmes louables. Il n’est pas sûr non plus
qu’ils soient si aisés à intégrer pour les générations montantes qui sont placées devant les
conséquences quotidiennes d’une telle décision jusqu’à la fin de la vie de leurs parents et grands-
parents, au moment où eux-mêmes prennent leur envol. C’est surtout vrai quand la solitude
devient trop lourde à endurer et s’ils se sentent trop en charge du bien-être du parent ainsi isolé.
A l’échelle sociale et ecclésiale, la capacité humaine à rester ouvert à l’avenir et à
continuer à se construire au milieu des autres et avec les autres, même si l’on fait un choix de vie
en solitude, constitue en tout état de cause un atout ; l’échange des expériences devient une
ressource capitale. En ce sens, il est intéressant de prendre la mesure des circulations possibles
entre l’expérience coélective et la vie sociale et/ou ecclésiale. Les bénéfices croisés des
ressources respectives nous semblent pleins de promesses pour demain.

1543
CLAVIER M., « La miséricorde en liturgie », revue Prions en Eglise, 04/2016, p. 274.
1544
MOUNIER F., « Comment mettre en œuvre l’exhortation sur la famille ? », journal La Croix, 11. 04. 2016.
370
3.3.3 Enjeux sociaux et ecclésiaux de la spiritualité coélective

La perspective que nous visons, celle de relier la réflexion sur la spiritualité coélective à
des problématiques plus larges, ne peut se dessiner qu’à la condition de bien situer notre propos,
notamment face à la pensée chrétienne du couple ancrée dans la théologie du mariage. Le va et
vient entre la réalité qui nous importe, la vie adulte partagée, et sa dynamique spirituelle (au sens
large et au sens proprement chrétien du terme), et le monde, donc les Eglises, dans lesquels elle
s’inscrit, s’impose indubitablement ; mais il convient de bien élucider ces deux points d’attention
avant de dessiner les trois temps de notre exploration, afin d’éviter toute ambiguïté.

Théologiquement, nous avons cherché à construire les bases d’un concept (la spiritualité
coélective) répondant au paradigme subsumant la vie affective adulte en Occident et dans ses
zones d’influence, qu’il convenait de définir en le situant dans une histoire qui en a assuré
l’émergence : le « couple électif ». Nous désirions porter sur cette réalité contemporaine un
regard chrétien inspiré par les déplacements opérés à Vatican II concernant la manière dont
l’Eglise catholique comprend ses relations avec le monde et sa mission au cœur de celle-ci. Nous
entendions ainsi, à partir d’éléments de systématisation communs à tous, mais spécifiables en
spiritualité proprement chrétienne, ouvrir la voie à une pastorale incluant tous les couples
électifs, institutionnalisés ou non. En aucun cas nous n’affirmons ou ne sous-entendons qu’il y
ait à biffer ou à remplacer la théologie du mariage actualisée à Vatican II, où l’amour eros/philia
et agapè fait partie intégrante de l’expérience matrimoniale. Ce trésor peut et doit être rendu
accessible au plus grand nombre, sans prétendre pour autant pouvoir l’imposer, sans s’abstenir
de l’approfondir encore, non plus, car à notre sens cette approche mérite un investissement
continué1545.

En mettant l’accent sur les invariants de la quête coélective et ses prolongements du point
de vue spirituel, en dépassant le cadre étroit du mariage sacramentel, nous ne cherchons pas
davantage à gommer les différences de situation, ni à déprécier l’appui d’engagements
institutionnalisés, incontestable ne serait-ce que si l’on en juge par le coefficient de rupture très
supérieur dans les unions libres. Travailler à poser des éléments de systématisation vise pour
nous à mieux comprendre et mieux saisir les pierres d’attente de la vie à deux et en famille
actuelle, d’en mesurer les potentialités et non uniquement les fragilités, afin de rendre davantage
possible la réalisation des aspirations légitimes et respectables d’un grand nombre à inscrire leur
existence dans un cadre porteur et sensé. Au vu de l’histoire des représentations, forte de
déplacements récents de mieux en mieux entendus et validés par les Eglises (mais souvent à
l’insu de la majorité de nos contemporains fermés aux messages et propositions émanant
d’elles), les sensibilités dans ce domaine sont exacerbées. Un fossé s’est creusé entre la parole

1545
C’est dans cette direction que s’oriente A. L. Il s’agit continuer à proposer le mariage dans la vision de la saine
doctrine (entre autres n° 297 et 307), sans faire l’économie d’une adhésion en conscience (parmi d’autres, n° 37,
42, 76, 222, 265, 298, 302-303, 319-320). L’assentiment vrai, diversement altéré, pâtit toujours d’un rapport
désajusté à la règle, avec ses deux faces (rébellion immature vs légalisme rigoriste). Dans ce cadre, la réflexion sur
l’indissolubilité, notion centrale et complexe, doit s’approfondir, sur laquelle Oser dire le mariage indissoluble
(LACROIX X. (dir.), op. cit.), notamment p. 18-45, propose des éléments intéressants, qu’on serait toutefois en droit
d’explorer encore sur d’autres bases. Se pose de même la question d’une différenciation des propositions
liturgiques et catéchétiques face à la diversité voire l’ambivalence de la demande actuelle (CHAUVET L.-M. (dir.), Le
mariage…, op. cit., p. 43-49). Dédain et jugements à l’emporte-pièces reflètent dans ce champ un manque
d’(in)formation, mais aussi une posture autoréférentielle qui interroge. Jusqu’où l’imposition catholique d’un
sacrement de mariage « universel » entre baptisés, dans une « hospitalité » de principe, est-elle éthique, surtout si
elle manque de lisibilité dans son exposition, et de support communautaire dans son vécu concret ?
371
ecclésiale et les couples actuels, et cela, jusque dans le cadre ecclésial, surtout en catholicisme,
suite à certaines prises de position et tonalités discursives mal reçues. Une bonne part des
richesses de la tradition ecclésiale récemment actualisée ne bénéficie donc pas suffisamment aux
couples en recherche aujourd’hui. Il ne s’agit pas, en conséquence, tant de dire radicalement
autre chose que ce qui est au cœur de l’expertise chrétienne (nova) que de le dire autrement
(nove), et en ce sens, situer ce propos dans une approche théologique et anthropologique moins
corsetée, moins autoritaire et informée des acquis récents. Nous croyons que cet effort de
cohérence évangélique est porteur d’avenir, et nous espérons qu’il sera fécond.

On a vu, de ce point de vue, les limites des stratégies d’inculcation passées et leurs
conséquences : tout se passe comme si, à l’exemple de bactéries se défendant face aux
antibiotiques, nos contemporains avaient développé des résistances multiples aux injonctions et
objurgations variées, alors même qu’ils prennent là, mais sans forcément le savoir, le risque
d’échouer, de souffrir et de faire souffrir. Le passé était-il pour autant idyllique à ce point de
vue ? Il ne s’agit pas de dire que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes depuis que
l’homme s’est mis en tête de vivre d’amour durablement. Mais opposer à la catastrophe présente
un âge d’or antérieur, alors qu’il différait à tous égards, serait abusif ; et faire de l’enseignement
chrétien, voire catholique, le remède absolu, se révélerait dangereux, si c’était là entendre que, si
tant est qu’on puise concrètement y parvenir, l’accès à la plénitude de la doctrine assorti à une
conformation aux pratiques religieuses garantirait à tous un succès infaillible ; nous pensons
l’avoir suffisamment démontré plus haut.

Afin d’amorcer un processus plus efficient, sans fermer l’emblée les portes à ceux qui
restent sur la défensive et ont besoin de temps pour cheminer, il est donc indispensable de se
pencher sur « les joies, les espoirs, les tristesses et les angoisses » des couples contemporains là
où ils en sont, de travailler non contre mais avec leurs valeurs, dans un esprit de bienveillance
qui ouvre un avenir et ne maudisse pas le présent de façon stérile. Pour ce faire, il importe de
recenser et de mettre à leur disposition le meilleur des ressources actuelles, afin de les aider à
réaliser leur rêve ; mais il n’est ni question ni possible en l’occurrence de se substituer à leur
conscience, à leur liberté ni d’effacer magiquement leurs limites, voire prévenir leur péché
éventuel. La pleine réussite du projet électif jusque dans son volet familial1546 ne prend-elle
d’ailleurs pas, peu ou prou, les traits de l’espérance chrétienne relative au mariage, même si elle
n’en épouse pas les tenants et aboutissants sur le plan religieux ? Etait-ce toujours le cas
autrefois, d’ailleurs ? Dans ce domaine, en outre, nous considérons que, pour les couples en
cheminement chrétien, l’enseignement de l’Eglise et les trésors des traditions confessionnelles,
pour précieux qu’ils soient, représentent un don à recevoir de manière personnalisée, et non un
« prêt-à-incarner » ; il faut bien « un mariage tout entier » pour en vivre pleinement. A cet égard,
force est de reconnaître que, dans la conscience et l’expérience des Eglises, ces découvertes ont
mis du temps à s’élaborer et à s’approfondir, et ce, de façon différenciée selon les confessions.
Cet état de fait montre que du temps a été nécessaire pour se laisser inspirer par l’Esprit, même
en catholicisme, et que seules des évolutions dans les représentations ont permis les avancées
indispensables au fil des siècles ; entre autres, la reconnaissance de la « valeur amour » au sein
du mariage a résulté d’un travail de l’Esprit dans les cœurs, qui ne s’est pas limité aux fidèles

1546
Cela deviendra vrai même dans le versant de la régulation des naissances, si les progrès médicaux rendent
possibles la prise en compte très précise du rythme féminin pour espacer les naissances de façon plus fiable, en
rendant moins nécessaire le recours à d’autres procédés. Il serait tellement souhaitable que devienne la plus rare
possible, chez tous, la décision jamais anodine de l’avortement, n’en déplaise à certains lobbies qui la banalisent !
372
uniquement, et a même bénéficié de l’influence de la culture orientale préislamique et arabo-
andalouse (post-wisigothe), ce qu’on ignore souvent1547. De ce point de vue, c’est bien dans la
mise en circulation des dons que se situe la mission des Eglises, donc de l’Eglise romaine, à la
faveur d’un élan de générosité, davantage que dans le cadre d’un projet de contrôle.

Par ailleurs, pour ouvrir la voie de cette circulation et donc enrichir les couples des
trésors de la recherche collective, y compris ceux élaborés hors des frontières de l’Eglise mais
utiles au projet coélectif, une démarche ouverte et respectueuse du plus grand nombre nous
semble nécessaire. Ce projet nous paraît toutefois se heurter à un double obstacle : la vision
privatisée du lien électif en société, ainsi qu’un certain rapport à l’idéal de la famille longuement
entretenu, et persistant chez certains théoriciens et dirigeants ecclésiaux. Cet idéal n’ouvrirait au
salut que dans la conformation étroite aux prescriptions religieuses, rejetant les contrevenants à
quelque titre que ce soit dans le monde du péché, et les excluant, pour indignité, de l’effort
pastoral ecclésial1548. C’est à partir de présupposés de ce type que nous continuons d’écrire
l’histoire du « couple invisible », soit par renvoi à l’intime (« le couple et la famille cachés » qui
se gèrent – cahin caha - dans l’entre soi), soit par idéalisme (le « couple et la famille virtuels »,
figures parfaites à tout point de vue qui siègent surtout dans l’imaginaire), au milieu d’un monde
qui n’a jamais autant rêvé d’harmonie élective, sans bien savoir comment y parvenir1549. De
quelle façon sortir de ces impasses, pour le bénéfice de tous ?

En premier lieu, un certain nombre de perspectives dans la gestion partagée de la cellule


coélective nous apparaissent comme apparentées à la dynamique dite du « codéveloppement »,
avec des fécondations mutuelles prometteuses. Du point de vue spécifiquement ecclésial,
ensuite, la communication mutualisée des expériences communautaires, suivant une approche
informée à la fois par la spiritualité coélective et par le legs conciliaire, nous semble très
porteuse. Ces mises en relief induisent l’invitation à changer de culture, à la fois dans le domaine
du couple et de la famille et dans le domaine des rapports dans l’espace social et ecclésial. Ces
perspectives laissent entrevoir des enjeux concernant des problématiques contemporaines
brûlantes ; c’est le signe à notre sens de leur intérêt foncier, au-delà de la seule question, déjà
capitale en soi, du devenir des couples électifs et de leurs familles. Il semble qu’elles s’offrent à
nous de façon différente, dès lors que l’on quitte la tonalité du lamento sur la perte des valeurs, et
que l’on entre dans la question d’une transformation profonde des sociétés humaines et du rôle
que peut y jouer le christianisme, désireux de servir le bien commun sans renoncer à proposer la
voie qui lui est propre et qui continue plus que jamais, à notre avis, de faire sens aujourd’hui.

1547
Voir le début de l’alinéa 2.1.4.1.
1548
On constate que le Pape FRANÇOIS cherche à infléchir cette logique dans le sens d’une sollicitude pastorale
conséquente avec elle-même, entée sur la conformation au modèle fourni par Jésus lui-même (A.L. n° 38).
1549
Peut-on se dérober purement et simplement aux demandes contemporaines de « modes d’emploi pour la vie
affective » (BORDEYNE Ph. in CHAUVET L.-M., (dir.), Le mariage…, op. cit., p. 53), dès lors que, pour durer, le couple
a besoin de sens et de souffle, pour lesquels la psychologie se déclare ordinairement incompétente ? Quand on lit
A. L., on ne peut se défaire pourtant d’un certain sentiment de malaise devant l’énoncé de considérations (par ex.
sur la communication en couple) soit insuffisamment, soit trop détaillées pour être vraiment utilisables. On peut
en ce cas se demander si elles relèvent d’une exhortation apostolique ; celle-ci pourrait se contenter d’un résumé
thématisé, puis, à partir de là, en renvoyer le développement substantiel aux équipes pastorales priées de se
former sur le sujet. C’est, quoi qu’il en soit, un vrai progrès que d’en faire mention. Mais il vaudrait la peine de
réfléchir explicitement à l’articulation des médiations et à la circulation des dons dans le monde et dans l’Eglise.
Cette pneumatologie manque cruellement à notre sens pour avancer sur ce point.
373
3.3.3.1 Communauté coélective et codéveloppement

Le concept de codéveloppement visé ici1550 a partie liée avec ce que Vatican II appelle
« développement » dans une logique économique. Il s’inscrit par ailleurs dans une vision
commune au Programme des Nations Unies pour le Développement, à l’Union Européenne et à
la France, « fondée sur la dimension humaine du développement ainsi que sur les valeurs de
solidarité, d’équité et de liberté »1551. Le codéveloppement dont nous parlons n’entend pas
apporter en soi de réponse exhaustive aux deux grands défis adressés au développement
mondial : l’harmonisation, à l’échelle planétaire, des conditions et les modalités de l’action de
développement ; la régulation, dans ce processus, de la globalisation dite stratégique1552. Ces
défis, trop vastes et à la réalisation hypothétique, ne sauraient être considérés comme des
préalables à sa mise en œuvre ; toutefois, il ne les perd nullement de vue et espère contribuer à
les relever, au moins pour la part qui est la sienne et à partir de ses intuitions. Enfin, le
codéveloppement susnommé se déploie dans le cadre d’une économie sociale de marché, où sont
apportées des garanties de valorisation et de pérennité des actions menées, autour d’intérêts
partagés par l’ensemble des parties, et sur la base d’une gouvernance permettant un niveau
d’effectivité, d’efficacité et de redevabilité1553 suffisant en ce qui concerne l’accomplissement
des objectifs fixés. Il y a une base de contractualisation claire qui engage les acteurs à rendre
compte de leur effort effectif et de ses résultats, qui dépasse l’accumulation de vœux idéaux.

A ces conditions, le codéveloppement porte de nombreuses promesses. Il favorise, dans


ses mécanismes propres, une croissance économique durable et équitable car, inclusif, il profite à
tous, même les plus vulnérables. Il incite méthodologiquement à coordonner les initiatives
locales et nationales, dans une dimension internationale, pour contribuer à réaliser les objectifs
du développement durable (ODD) à l’horizon 2022. Ceux-ci ont pris tout récemment le relais de
ceux dits du Millénaire (2000-2015), si importants pour les populations mondiales, afin de les
perpétuer et de les approfondir1554. Le codéveloppement contribue, à son échelle, à promouvoir
le respect des droits fondamentaux et l’amélioration de la gouvernance au service du bien

1550
Il existe aussi un processus managérial du même nom, qui se borne à constituer des groupes de résolutions de
problèmes managériaux, notamment liés aux projets de changement. Ce n’est pas ce que nous retenons ici.
1551
« Présentation du forum sur le développement humain », Paris, 17-19 janvier 2005, site iddri.org consulté le
20. 02. 2016.
1552
Les éléments qui suivent émanent de CARDOT P., « Les promesses du codéveloppement », Le Journal
d’Erasme, www. regards-citoyens-europe.over-blog.com, consulté le 15. 01. 2016, complétés d’éléments
d’explication personnels. Le défi d’harmonisation de l’action de développement est inhérent à l’orientation d’une
mondialisation profitable à tous. Cette préoccupation inclut la préservation des biens publics mondiaux (tels que la
connaissance, la biodiversité, la santé, la sécurité alimentaire et hydrique, la sécurité politique et le niveau de vie
global), ce qui suppose des stratégies concertées face aux risques planétaires, d’ordres économique,
environnemental, géopolitique, sociétal et technologique. Elle suppose la promotion d’une gouvernance
démocratique garantissant la diversité culturelle dans un cadre de justice et de développement humain. Le défi de
la globalisation stratégique se rapporte au cadre dans lequel s’opère cette harmonisation, marqué par
l’interdépendance socio-économique et politique à l’échelle planétaire ; il s’agit de lutter contre la prise de pouvoir
indue d’acteurs tentés de contrôler et de s’approprier certains enjeux planétaires à leur propre profit, en termes
de finances et/ou de prestige.
1553
Ce terme renvoie à l’idée qu’on doit pouvoir répondre des projets engagés.
1554
Pour simplifier la présentation, nous en tenons aux huit objectifs mondiaux initiaux, à présent détaillés, à partir
des réalisations déjà obtenues, en dix-sept items : 1) réduire l’extrême pauvreté et la faim 2) assurer l’éducation
primaire pour tous 3) promouvoir l’égalité et l’autonomisation des femmes 4) réduire la mortalité infantile 5)
améliorer la santé maternelle 6) combattre le VIH/Sida, le paludisme et d’autres pandémies actuelles ou
potentielles 7) assurer un environnement durable 8) mettre en place un partenariat mondial pour le
développement. Ces objectifs avaient été assortis de critères d’évaluation des résultats, chiffrés avec précision.
374
commun. Enfin, il se préoccupe de la préservation des biens publics mondiaux face aux risques
systémiques, relatifs aux projets qu’il promeut. Dans sa logique, pour finir, le codéveloppement
promeut voire élabore des outils qui font leur preuve, et peuvent être démultipliés.

Or, l’aventure coélective peut, à certains égards, se voir définie comme une forme de
macro-projet de codéveloppement. En effet, elle s’inscrit dans un ensemble plus vaste (la société
occidentale, et de plus en plus, des espaces sociaux diversifiés) dans lequel elle prend place. Elle
participe des enjeux majeurs du vivre-ensemble harmonieux, du lien intergénérationnel, de
protection de la vie, de l’invention de modes de vie humanisants, dans un souci d’équité, de
solidarité et de liberté. Elle porte sur une ambition longue (cinquante ans) ; elle suppose un
investissement permanent et conséquent des protagonistes, mais celui-ci est évaluable
concrètement. Elle intègre l’accompagnement d’êtres fragiles (les enfants). Le pari coélectif
porte aussi une vision du monde qui dépasse la sphère économique, comme l’entend le
codéveloppement. Il peut se définir à l’aune du projet de codéveloppement, en termes
d’aspirations, d’objectifs et sous-objectifs, de moyens aussi (on parle de « cadre logique »), il
nécessite un pilotage constant, qui a besoin de pouvoir se fier à des indicateurs fiables liés à des
objectifs identifiés précisément. En même temps, le « macro-projet coélectif » interroge les
logiques sociétales purement pragmatiques et utilitaires. Sa dimension est politique au sens noble
du terme, car il assume une dimension de gratuité, il intègre une dimension affective, donc
œuvre dans des dimensions qui échappent à l’homo economicus. En somme, la parentalité, mais
aussi le compagnonnage au fil d’une vie, supposent un rapport réaliste à la vulnérabilité1555.

Etymologiquement, la vulnérabilité est le fait de pouvoir être atteint dans son intégrité
physique et mentale, ce qui représente un trait général de la condition humaine marquée par la
corporéité. Si l’humanité partage ce trait avec tous les êtres vivants, elle en a une conscience
particulièrement vive, du moins en principe. A cet égard, on est en droit de mettre en cause la
vision du sujet cartésien ou de la personne kantienne, héritée de l’idéalisme gréco-romain, et à
travers elle, toute vision, notamment politique, de l’individu comme « type », c’est-à-dire comme
« adulte mature en pleine possession de ses moyens et actif »1556. Au fil de la vie, nous voyons
bien que chacun passe par des degrés variables de dépendance, d’indépendance et de passivité,
notamment à son début et à sa fin au moins, sans compter les périodes de maladie, de perte
d’emploi, de grossesse, et aussi tous les temps de repos et de sommeil… Soient les trois quarts
de la vie terrestre ! Précisément, la communauté élective abrite les personnes vivant différents
stades et étapes de vie, manifestant aussi divers types et niveaux de compétence et d’habileté
relationnelle. Elle prend soin, de son lieu particulier, d’aïeuls et de collatéraux en difficulté. Elle
ne peut s’aligner, dans bien des cas, sur des modèles standards de réussite sociale ou de
performance ; son déploiement dépasse le simple partage des intérêts respectifs, et le respect
strict d’engagements encadrés par les textes. En ce sens, elle reflète la situation de la
communauté sociale dans son ensemble, qui ne se restreint pas aux actifs les plus productifs.
Enfin, elle se refuse à reproduire des rapports dominateurs en profitant de la faiblesse relative de
l’un ou l’autre de ses membres. A cet égard, les dynamiques intégristes et « djihadistes » au sens

1555
Les éléments ci-après proviennent des exposés de COLLAUD T., Université de Fribourg (Suisse), « La
vulnérabilité : élément clef de l’anthropologie théologique » ; MAILLARD N., Université de Lausanne (Suisse), « Le
concept de vulnérabilité de l’anthropologie à l’éthique », journée doctorale du vendredi 11 avril 2014, Université
de Strasbourg.
1556
Selon le contractualisme libéral, les capacités pour être un être normal et coopérant peuvent toujours être
réunies : tous les êtres sont en conséquence projetés comme membres productifs et autonomes.
375
négatif du terme promeuvent une violence sociétale continuée jusque dans la sphère domestique,
selon des analyses récentes1557, ce qui en dégage encore mieux le coefficient asservissant.

De ce point de vue, la gestion de la communauté coélective est instructive pour la


dynamique collective. En retour, les méthodes utilisées par la société pour gérer la complexité du
tissu social et des situations, notamment de ceux qui sont plus exposés, enrichit nécessairement
la cellule familiale. Le codéveloppement, qui se penche sur des enjeux vitaux dans des situations
délicates, tout en misant sur une dynamique participative incluant l’ensemble des acteurs,
notamment les familles, en intégrant la problématique du genre, nous semble tout
particulièrement inspirateur à cet égard. La dimension humaine du codéveloppement dénote, en
effet, une préoccupation qui excède la seule loi du marché, même si elle en tient compte. Elle
veille à adopter et élaborer des outils propres qui lui permettent d’intégrer les aléas concrets, sans
se noyer dans une logorrhée et une ambition idéalistes. Elle se donne les moyens d’une
vérification de ses pratiques sur le terrain, avec des réajustements constants qui ne sont pas
interprétés comme un manque de capacités de prévision, mais la conséquence d’un travail
d’élaboration où l’on ne cesse d’apprendre, dans des situations inédites et spécifiques ; cela évite
une idée de généralisation technocratique. Enfin, la vulnérabilité a partie liée avec l’expérience
coélective, car celle-ci expose à la réactivation de fragilités affectives (stade oral). Sur ce plan là,
évidemment, le codéveloppement n’a aucune stratégie ou parade toute faite, mais il est outillé
pour identifier des besoins et élucider des dynamiques fondamentales de motivation et
d’interaction, souvent négligées dans les modèles n’intégrant pas la dimension humaine du
développement.

Il vaut la peine, et nous avons déjà commencé à en confirmer l’intérêt, de mettre à la


disposition des couples électifs quelques outils particulièrement efficients du
codéveloppement1558. Ceux-ci rejoignent d’ailleurs certaines pratiques managériales, et, de ce
fait, parlent à des conjoints sensibilisés à ces approches professionnellement. Evidemment, il ne
s’agit pas de transformer les couples en agents de codéveloppement, et encore moins en
« spécialistes du management coélectif »… Mais pourquoi ne pas faire profiter les couples, en
les adaptant à leurs besoins, de process qui produisent des fruits tangibles en contribuant à
résoudre des problématiques délicates dans un respect profond des personnes ? L’Esprit à
l’œuvre dans notre monde prend, nous le croyons, la forme d’innovations au service du bien
commun, notamment en matière de formation et d’investissement juste du monde. A noter que
certains sont utilisés par des ONG pour valider les acquis de l’expérience de nombre de leurs

1557
BENSLAMA F., Un furieux désir de sacrifice. Le surmusulman, Paris, Ed. Seuil, 2016. Le djihad au sens premier
du terme est l’équivalent en islam du combat spirituel en christianisme, dont l’éthique est opposée à la violence.
1558
Nous avons identifié vingt et un outils en usage dans ces démarches qui pourraient être utiles : 1. L’analyse
modulaire des systèmes (AMS) 2. La matrice FFOM (Forces faiblesses opportunités menaces) ou SWOT 3. Le cycle
de gestion de projet (Union Européenne, codéveloppement et politiques locales) avec notamment les arbres des
besoins et objectifs, le cadre logique, les critères d’évaluation et la typologie des acteurs. 4. L’analyse de la valeur
(outil de conception de projet) 5. La matrice stratégique de Norton et Kaplan (tableau de bord prospectif) 6. La
roue de Deming (cycle de pilotage) 7. La cartographie des incidences 8. Les sphères d’action personnelle (C.
PROFFIT) 9. La chaîne des valeurs ajoutées 10. Le management des risques 11. L’asset management 12. La
performance de gestion d’un projet public, dont les 7 registres de l’évaluation : cohérence pertinence utilité
efficacité efficience faisabilité attractivité 13. Les types d’organisation et organigrammes par projet ou par
séparation/spécialisation des tâches ; par métier ; par disponibilité ; par objectifs ; par représentants 14. La
technique de résolution des problèmes en « arêtes de poissons » 15. La négociation 16. La gestion des projets de
changement 17. Les suivi et évaluation participative de qualité mesurant une performance positive (cf. redevabilité
sociale : confiance, légitimité de la responsabilité) 18. Les capitalisation et réplication 19. La typologie des projets
du codéveloppement 20. La pyramide de MASLOW adaptée. 21. Les organisations auto apprenantes.
376
partenaires. Ces outils servent également à mutualiser les découvertes, et en faire profiter
d’autres organisations, en donnant à chacun de venir acteur de son devenir ; à ce titre ces
initiatives intègrent toujours un programme visant à plus d’équité pour tous, y compris les deux
sexes. Si nous considérons que la vie des couples s’inscrit dans le concret, et que la spiritualité
n’est pas cantonnée aux sphères immatérielles de cieux plus ou moins coupés des réalités, nous
pourrons considérer ces pistes pratiques comme dignes de considération.

Dans ce sens, nous nous proposons de nous arrêter prioritairement sur quatre outils
utilisés dans le codéveloppement : l’analyse de la valeur, l’arbre des objectifs, le SWOT et la
dynamique de l’organisation autoapprenante. L’analyse de la valeur, dans le domaine
économique, consiste à évaluer de façon claire les fonctions essentielles que l’on attend d’un
produit et qui motiveront la décision de son acquisition. Elle renvoie, au rebours, à la conception
adéquate de ce produit, donc d’une production attentive à rencontrer les besoins réels des clients,
eu égard à leurs objectifs et aux moyens qu’ils sont prêts à y affecter. De ce point de vue, l’arbre
des objectifs intervient comme outil spécifique visant à hiérarchiser les priorités, et à définir en
fonction d’elles des objectifs, des sous-objectifs et des moyens adéquats. L’arbitrage ainsi posé
doit réduire les coûts, mais aussi et surtout augmenter l’indice de satisfaction. Ce qui est
intéressant ici, c’est que l’analyse de la valeur repose sur une identification des besoins qui n’est
pas purement économique. Certains biens que nous achetons ont des fonctions de prestige, des
valeurs symboliques qui peuvent justifier des coûts d’acquisition ou d’entretiens élevés (nous
pensons aux collectionneurs, aux héritiers de châteaux à entretenir pour perpétuer la mémoire
familiale, etc…). Dans le couple et la famille, dont les budgets sont nécessairement limités,
l’analyse de la valeur est une méthode d’approche très utile pour discerner ensemble les priorités
accordées à tel ou tel choix en élucidant ses ressorts profonds. La fonction « transport », par
exemple, peut y être remplie par des moyens qui ne se réduisent pas nécessairement à l’achat
d’une voiture neuve donnant une image cossue ou sportive de son conducteur. Il en va de même
de la fonction « repos » (vacances), « logement », « entretien », « vêtissement », etc. Bien des
conflits conjugaux reposent sur l’absence de négociation commune sur des critères qui renvoient
à des imaginaires, des carences, des besoins compensateurs…, que l’on ne peut ravaler purement
et simplement au rang de caprices. Il importe en même temps que chacun se sente respecté et
entendu dans ses besoins, mais prenne aussi de la distance avec ses projections inconscientes, et
en évalue l’enjeu existentiel. Le climat du couple s’en ressent beaucoup dès ce moment-là, et des
solutions peuvent être élaborées qui n’aboutissent pas à la soumission pure et simple au désir de
l’autre, sans discussion possible.

La matrice SWOT1559 (pour Strengths, Weaknesses, Opportunities, Threats, soit « Forces,


Faiblesses, Opportunités et Menaces ») permet aux couples, comme elle le fait pour les
entreprises, de prendre en compte les éléments du réel dont elle peut disposer. Il s’agit d’éclairer
une décision, et d’envisager ses conséquences, mais aussi les ressources internes et externes sur
lesquelles prendre appui pour mettre en œuvre cette décision. C’est un outil opérationnel qui

1559
Matrice de Diagnostic Stratégique : de l’analyse aux stratégies, avec orientation vers des partenariats
Internes au Forces Faiblesses
projet
Externes au projet
Opportunités Vers des options d’engagement : Vers des options de défense : faire avec, en coopération avec
faire seul, en régie, en interne
Menaces Vers des options de Vers des options de dégagement : ne pas faire
renforcement : faire faire

377
combine diagnostic, objectifs, proposition d’action et stratégie en vue de sa réalisation. Nous
avons pu constater qu’il a déjà rendu de réels services à des couples, en plus de nous avoir
permis de poser des choix efficients dans notre propre vie conjugale et familiale1560. Le couple
est ainsi invité à prendre du recul par rapport aux situations vécues et à élaborer des stratégies
partagées, jusque dans leur réalisation concrète. L’organisation apprenante1561, pour terminer, se
définit en entreprise comme « une organisation ayant développé la capacité d’évoluer en
permanence grâce à la participation active de tous les membres dans l’identification et la
résolution des problèmes liés au travail ». Elle se caractérise par la capacité à améliorer sans
cesse ses procédés, produits et services ; elle cherche en ce sens à faciliter l'apprentissage de tous
leurs membres, à titre personnel et en tant qu’équipe collaborative ; elle vise à améliorer sa
capacité à atteindre les résultats attendus, et se montre prête à se transformer pour réaliser la
vision qu’elle porte. La notion de « communauté de pratique » est ici centrale ; chacun y apprend
à participer au projet collectif dans les trois dimensions de la praxis : un engagement mutuel, une
action commune et un répertoire partagé. Les personnes négocient ensemble le sens des actions
où elles s’engagent ; ce sont les réponses négociées par les participants à leur situation spécifique
qui constituent l'action commune définie par elles lors du processus d'exécution. Nous voyons
bien que le couple coélectif entre pleinement dans cette perspective.

Dans la dynamique de la promesse et de l’alliance, il s’agit éminemment pour le couple


d’être acteur solidairement de son devenir partagé, en mobilisant des manières créatives de se
situer. La démarche de l’organisation auto-apprenante, précisément, crée les conditions de cette
innovation-adaptation fine et située. Elle le fait à travers la convocation des cinq disciplines de
l’apprentissage, que l’on identifie de la manière suivante : outre le fait de partager la vision, il
importe de penser de façon systémique, d’acquérir la maîtrise personnelle, de clarifier et remettre
en cause les modèles mentaux, et enfin d’apprendre en équipe1562. Toutes ces méthodes de travail
sont ancrées dans le concret et proposent des voies favorisant la créativité. Elles stimulent les
compétences, au lieu de proposer des solutions rigides venues de l’extérieur. Nous considérons
que l’ensemble de ces méthodes ici évoquées sont le produit d’une élaboration inspirée, au sens
où cette sagacité pratique est une des compétences propres à l’humanité, qui lui est conférée
anthropologiquement. En régime chrétien, l’on peut ajouter aussi que, non seulement l’Esprit est
souvent à l’œuvre quand le couple invente sa vie de façon féconde, mais que Dieu lui-même
ouvre des perspectives inattendues (la Promesse) et reste toujours fidèle dans les épreuves
(l’Alliance). Cette perspective nous autorise à situer les outils, dont ceux du codéveloppement,
dont peut disposer le couple, dans un ensemble plus large : il n’est pas question de les absolutiser
et de les idolâtrer. Ils prennent place dans le processus dans lequel les couples s’engagent pour
leur propre existence ; en tant que chrétiens, nous percevons aussi que l’Esprit œuvre de son côté
dans des logiques variées, qui s’interpénètrent et se complètent. Mais nous pensons que se servir
1560
Nous avons proposé une formation sur ces bases à des couples colombiens en novembre 2012.
1561
Voir TEBOURBI N., « Rendre l’organisation apprenante à travers la conception d’un outil de gestion au service
de la complexité dynamique d’une pratique. Cas du conseil en gestion », Institut Supérieur de Management,
Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, site www. strategie-aims.com, consulté le 20. 03. 2015.
1562
« La maîtrise personnelle est définie comme « une discipline qui consiste à vous concentrer sans relâche sur
votre but véritable afin de redéfinir à chaque fois une vision souhaitée de l’avenir » […] L’organisation, qui souhaite
travailler avec les modèles mentaux, doit apprendre de nouveaux savoir-faire et instaurer de nouvelles règles qui
les rendent applicables. Les savoir-faire de la science de l’action sont classés en deux catégories : ceux de la
réflexion et ceux de l’examen. Le savoir-faire de la réflexion consiste à s’arrêter un moment dans le processus de la
pensée pour évaluer comment nos modèles mentaux sont construits et comment ils influencent nos actes. Le
savoir-faire d’examen ou d’investigation nous permet d’analyser nos attitudes face aux autres, notamment dans la
gestion de problèmes complexes et conflictuels. », in TEBOURBI N., « Rendre l’organisation apprenante », op. cit.
378
des ressources de l’intelligence humaine œuvrant au bien commun a une véritable valeur en soi,
en gardant sauve l’idée que la puissance d’amour divine a sa propre dynamique, et déjoue tous
nos efforts pour la ressaisir, ou la limiter, de telle ou telle manière.

Les outils que nous venons d’évoquer à grands traits, et tous les autres cités dans la note
et que nous n’avons pas le loisir de développer ici, présentent également l’avantage d’aider les
couples à mieux comprendre les raisons des difficultés, voire des échecs vécus en leur sein. En
effet, ils donnent la possibilité de vérifier, en cas de problème, les différentes étapes des
processus, et de détecter l’articulation précise où s’est glissée une erreur, voire le traitement trop
expéditif d’une objection ou d’un besoin qui peuvent être fondé(e) pour quelqu’un. Ainsi, dans
l’organisation auto-apprenante, est-on attentif à tenir compte des trois niveaux de la personne où
s’ancre l’engagement dans une action décidée avec d’autres : la tête (le niveau de la rationalité
objective) ; les pieds (le niveau de la dynamique congruente, le goût et l’élan favorisant
l’engagement concret) ; le cœur (le niveau des émotions induites, de leur impact et de la manière
dont elles peuvent informer le processus mis en route). C’est souvent l’ignorance de cette
dernière composante qui provoque les conflits les plus durs au sein des couples. Les peurs, les
envies, les sensations profondes mettent parfois du temps à venir au jour. Dans la discussion et la
prise de décision, ils peuvent demeurer discrets, inaudibles. Leur prise en compte suppose une
capacité à entrer dans une écoute profonde mutuelle patiente et sagace. Même si la subjectivité
paraît dans notre culture cartésienne un élément ingérable, il ne peut être question de la faire
disparaître, car c’est là justement que surgiront les obstacles les plus durables. En
codéveloppement, des concepteurs pressés en ont fait amplement l’expérience, confrontés à des
réactions imprévues mais viscérales qui ont fait voler en éclats leurs plans parfaits… Sur le
papier. Le pilotage adaptatif des projets, dans la logique de codéveloppement, est à cet égard un
legs précieux, car il permet justement de repartir sur de bonnes bases quand une étape s’avère
problématique, en donnant le moyen de voir la difficulté, et de rectifier le tir sans vaine
accusation.

Ce qui est en jeu ici, c’est en conséquence le développement d’autres types de rapports
sociaux, mais aussi d’un autre rapport à l’existence, à commencer par ceux qui sont adoptés au
sein du couple et de la famille. La promotion d’un autre type de valeurs et d’une manière
différente de concevoir la coopération humaine est éminemment au cœur de la question qui nous
importe. L’avidité qui dresse les hommes et les femmes les uns contre les autres, et notamment
la violence sexiste, ou simplement le mépris misogyne ou misandre1563 sont, en fait, le reflet de
l’inerrance de l’agressivité évoquée par SAGNE. La protection du faible traduit à l’inverse une
gestion altruiste du don. Ceux qui ont intérêt à la fragilisation du couple sont en effet les capteurs
cupides des énergies de production d’individus isolés, plus disponibles car ils n’investissent que
médiocrement la sphère privée. On peut aussi compter les marchands, qui ont plus de facilité à
pousser des personnes carencées à consommer en compensation de leur vide intérieur ; c’est vrai
jusque dans la transformation de la quête affective et sensuelle en produit commercial (voyages,
gadgets, sites de rencontre, sexe tarifé, etc…). La fragilisation de la famille sert aussi, à cet
égard, les organisateurs de la traite sexuelle, dont un des volets est l’industrie pornographique. Si
les directions prises dans le codéveloppement, et au sein du couple en écho, sont vectrices d’une
transformation effective des vies personnelles, des relations sociales et des orientations globales,
référées à des valeurs partagées ; si elles déterminent des options concertées qui dépassent

1563
Le pendant de la haine contre les femmes (miso/gynie), est la haine contre les hommes (mis/andrie).
379
l’intérêt égoïste, nous rejoignons pleinement la définition de la spiritualité de la fin de notre
première partie. Elle était identifiée en effet comme « la mise en œuvre au quotidien d’une série
d’options, élaborées en conscience et en contexte par une personne ou un groupe de personnes
(que celui-ci soit institutionnalisé ou non) dans la manière de se rapporter à soi et à ce qui est
identifié comme n’étant pas soi […] Ces options […] impliquent une vision du monde, des
convictions et des pratiques identifiables et spécifiques, un cheminement intérieur ; elles se
situent dans une dynamique créative excédant le souci exclusif du bien-être autocentré ». Il y a
ici des voies d’avenir à développer, qui font sortir le spirituel de considérations trop éthérées et
vagues, ou confinées dans les lieux et agirs du sacré, ce qui ne veut pas dire qu’il en soit exclu.
C’est aussi une manière de considérer la relation à Dieu, au sein du christianisme, de manière
interactive, et d’inviter les couples à relire constamment la manière dont se tricotent leurs
initiatives et inspirations et les cadeaux que Dieu leur fait de façon personnalisée, ce qu’on
appelle parfois la providence. Il s’agit moins de se défendre, voire se prémunir magiquement
contre le prochain malheur éventuel ou la contrariété inévitable, que d’accueillir la prochaine
grâce qui sera donnée dans tel ou tel contexte plus ou moins heureux, et d’y collaborer.

3.3.3.2 Communauté coélective et communauté ecclésiale

Un autre ordre de rapports unit encore la communauté élective et la communauté


ecclésiale. Il faut dire qu’une intuition, déjà citée, lie très tôt l’engagement matrimonial à la
dynamique de la foi chrétienne. L’idée d’une fécondation mutuelle des biens humains et
spirituels du mariage et des biens humains et spirituels de l’Eglise se fait jour très tôt dans la
pensée paulinienne, en ce rapprochement fameux entre la relation entre l’homme et la femme au
sein du mariage et celle du Christ et de l’Eglise, inscrite dans la plus belle tradition juive
créatrice de la métaphore nuptiale (Eph 5). La thématique ecclesia/ecclesiola, attestée en
patristique, participe à sa manière d’une telle perspective. Depuis longtemps, aussi, l’Eglise
envisage le mariage chrétien comme un champ à investir par ses dirigeants, qu’il s’agisse de la
pensée, de la conduite pastorale ou de l’écriture du droit afférents. Mais, dans ces cas, il faut
noter que la perspective est surtout descendante, le modèle divin s’imposant au modèle humain.
Le jeu de l’analogie invite là à la prudence ; il est dangereux de confondre totalement les réalités
ainsi rapprochées, qui relèvent de logiques, de portées et de niveaux différents.

Dans le deuxième tiers du XXe s., des laïcs catholiques prennent ensuite la parole sur leur
manière de vivre le mariage spirituellement ; c’est cette fois leur expérience qui est au centre de
leur expression. Même quand la spiritualité conjugale ainsi promue est intégrée ultérieurement
par le magistère dans une réflexion familiale, on voit apparaître une dynamique plus interactive.
JEAN-PAUL II reconnaît l’intérêt du modèle matrimonial catholique pour l’avancée de l’Eglise
elle-même1564. Mais cette mention reste marginale, bien qu’un de ses échos (lointain car il ne
s’agit pas du mariage sacramentel) puisse être retrouvé dans le concept africain de l’Eglise-
famille1565. Il nous semble intéressant d’envisager, pour notre part, le dialogue entre les réalités

1564
« Aussi L’Eglise, non seulement donne à la famille une part spéciale dans ses soins, mais encore considère-t-elle
le sacrement de mariage, d’une certaine façon comme son modèle. », in « Homélie pour l’ouverture du Synode sur
la famille », § 5, 26.09.1980.
1565
Voir BISCHWENDE R., « Église-famille-de-Dieu». Esquisse d'ecclésiologie africaine, Paris, Ed. L'Harmattan, 2001.
Pour l’auteur, la famille africaine ne peut être vue comme un absolu, en raison de ses dérives (comme le tribalisme
ou l’exclusion). Mais par ses valeurs d'humanisation elle contribue à construire un sujet responsable. Le concept
ecclésiologique d'Église-famille de Dieu doit donc être saisi sous le double prisme de l'unité et de la solidarité
familiales. Il doit aussi donner sa place à l’idée de fraternité chrétienne située dans l’ecclésiologie de communion
380
des couples et familles et de l’Eglise, à partir du prisme communautaire. Pour respecter les
limites de notre travail de recherche, nous ne ferons qu’esquisser, une nouvelle fois, cette piste
prometteuse.

Tout d’abord, il est frappant de constater combien s’appliquent aisément les parénèses
des premières communautés chrétiennes au cercle coélectif. Ce n’est pas si surprenant que cela,
dans le sens où les Eglises de « maisonnées » ont pour cadre une configuration domestique, quoi-
que les frontières du groupe ainsi visé soient plus larges et complexes que celles de la famille
nucléaire occidentale contemporaine. Toutefois, ce qui nous mobilise ici est plutôt les
correspondances à promouvoir entre les dynamiques coélectives et les dynamiques ecclésiales.
Prendre au sérieux la communauté coélective engage à considérer la manière dont les charismes
coélectifs peuvent profiter à l’Eglise, si elle veut bien les prendre en compte, donc leur offrir des
lieux pour s’identifier et se déployer. Dans ce sens, une initiative telle que la communion
PRISCILLE et AQUILA retient l’attention. Celle-ci, enracinée dans le diocèse d’Avignon, « a
pour vocation singulière de rassembler en Église des couples unis dans le sacrement de mariage,
ayant reçu un appel missionnaire conjugal : "Annoncer en couple, dans l’Esprit-Saint et en
Eglise, l’Evangile du Christ de manière explicite et kérygmatique, et susciter d’autres couples
missionnaires" ». La manière dont s’expriment les promoteurs de cet appel en mission consonne
avec les thèmes traditionnels de la spiritualité familiale postconciliaire. « Au travers d’une
grande diversité de charismes et de situations de vie, le rayonnement et le témoignage
évangélique de couples et de familles chrétiennes sont donc essentiels dans le monde
d’aujourd’hui. Comme l’a rappelé avec force le concile Vatican II, il y a de nombreuses
manières de vivre et de rayonner l’Evangile pour les laïcs au cœur du monde, mais il semble
important qu’aujourd’hui se déploient davantage l’annonce explicite et le témoignage rendu à
l’Evangile du Christ dans le souffle de l’Esprit-Saint par des couples eux-mêmes ». Ce ministère
d’annonce entre en correspondance avec le déploiement conciliaire de l’agir et de l’être chrétiens
rappelé plus haut1566, et rallie les papes successivement. Ce type d’initiative a un enracinement
diocésain ; mais il existe d’autres formes d’engagement missionnaire comprenant une dimension
communautaire prononcée, d’autres styles d’annonce et de témoignage, ce qui importe quand il
s’agit de respecter des sensibilités variées dans la société et dans les Eglises.

Dans certaines communautés nouvelles naissent ainsi des formes de vie partagée
innovantes, associant laïcs mariés (avec enfants souvent) et célibataires, laïcs consacrés et
religieux, voire prêtres, de tous âges. Les différents états de vie y collaborent étroitement à
l’annonce de la Bonne Nouvelle, dans un mode de vie répondant aux conseils évangéliques (qui
prennent une forme adaptée pour les familles, évidemment). Un colloque, « Famille en
communauté », organisé en Suisse par le Chemin Neuf du 3 au 6 mars 2016, a réuni ainsi des
membres, vivant différents états de vie, de mouvements et réalités ecclésiales expérimentant
cette forme nouvelle d’engagement communautaire à divers titres 1567, pour réfléchir aux enjeux
d’une telle intuition et à ses fruits. La suite du Christ y représente clairement pour tous une
invitation radicale à oser la foi et la mission au nom de la foi (l’être et l’agir chrétiens). Les
familles engagées dans ces chemins nomment la chance pour elles d’une vie communautaire plus

trinitaire issue de Vatican II. La famille en tant que réalité symbolique peut aider en ce sens à mieux saisir l'Église
comme mystère.
1566
Voir l’alinéa 1.4.1.1.
1567
Soient l’Arche, les Béatitudes, Bruderhof, Cor et Lumen Christi, Focolari, Fondacio, Jahu, Jesusbruderschaft,
Jeunesse en Mission, le Puits de Jacob, Schweizerischer Diakonieverein, Shalom, le Verbe de vie, Vineyard Bern.
381
large en Eglise. Les célibataires consacrés et les prêtres disent, de leur côté, le bienfait pour eux
de côtoyer des couples et des enfants et de les voir vivre de près. Tous sont amenés à sortir des
clichés sur le quotidien de chacun. Même si les cadres n’existent pas encore en droit canon pour
reconnaître ce type de réalités bien vivantes, bien que des configurations assez semblables aient
pu exister au long de l’histoire du christianisme1568, la fécondité de ce compagnonnage est
manifeste1569. Elle peut éclairer la réflexion commune sur nouveaux frais, dans notre temps.

Plus largement, comme on l’a vu, le témoignage des couples en quête d’amour, y compris
quand les difficultés ont surgi, voire ont abouti à la séparation, reste précieux pour tous. Il
importe de sortir de la seule édification trop idéaliste pour être crédible, et d’entrer dans la vérité
de l’expérience, ses fulgurances, ses tribulations. Si la liberté chrétienne consiste dans
l’inventivité inépuisable en matière d’amour vrai, la vie de couple et de famille apparaît en tout
état de cause comme un laboratoire permanent dont les trouvailles restent trop cachées.
L’aggiornamento de la pastorale catholique du mariage et de la famille a commencé à changer le
regard sur la réalité familiale. On n’est plus seulement attaché à dénoncer les dérives, mais
davantage tourné, avec bienveillance, sur ce qui cherche à advenir, et sur ce qui, déjà, est en
mouvement. Prenant en considérations les efforts consentis dans la complexité des situations, on
renonce aux jugements définitifs, enfermés dans une rigidité légaliste : « Il n’est plus possible de
dire que tous ceux qui se trouvent dans une certaine situation dite « irrégulière » vivent dans une
situation de péché mortel, privés de la grâce sanctifiante. [...] Il est mesquin de se limiter
seulement à considérer si l’agir d’une personne répond ou non à une loi ou à une norme
générale. […] Un Pasteur ne peut se sentir satisfait en appliquant seulement les lois morales à
ceux qui vivent des situations « irrégulières », comme si elles étaient des pierres qui sont lancées
à la vie des personnes »1570.

Cette dernière expression est particulièrement significative, lorsque l’on réfléchit dans
une optique de spiritualité, ce qui suppose une capacité à accepter la notion d’itinéraire, de
conversion, de construction de soi, en relation avec des personnes en chair et en os, et une (des)
histoire(s) affective(s) singulière(s). Il nous semble important de prendre le temps d’évaluer la
problématique ici en jeu. La spiritualité, de fait, peut devenir une notion repliée sur l’individu, au
point de se couper d’une ouverture à toute altérité ; elle peut facilement se transformer en une
entreprise de condamnation rapide d’autrui, comme obstacle sur la route de sa propre
rédemption, comme gêneur dans la progression que l’on se fixe selon des critères élevés, comme
acteur décevant du programme idéal que l’on porte en soi, et cela, qu’on se situe ou non en
chrétien. Ne continuerait-on pas de se heurter en fin de compte à des problèmes de fond,
insuffisamment clarifiés à ce jour, relatif aux formes cachées de dualismes « désorientés »
toujours actifs dans notre subconscient collectif ? Nous avons largement évoqué supra le
dualisme moralisant hérité de la pensée augustinienne, caricaturé à certains égards1571. Il a

1568
Le statut d’Assemblée privée ou publique de fidèles ne reflète pas la modalité communautaire précise ici visée.
1569
De ce point de vue, on peut regretter qu’A.L. soit si peu diserte sur ce sujet. La mission familiale reste surtout
l’éducation des enfants et le soutien mutuel des conjoints, ainsi que la mission dans l’Eglise et dans le monde
individualisée. L’appel apostolique concernant des couples retentit peu.
1570
A. L. n° 301, 304 - 305.
1571
Il ne faut cependant pas sous-estimer sa portée non plus. AUGUSTIN n’hésite pas à qualifier indirectement
l’épouse de « prostituée légale » dès lors que l’union matrimoniale se détourne un tant soit peu de son unique
finalité, la procréation, à vivre sans aucun transport des sens. En témoigne le sermon VI, 22 : « Afin donc d'ôter
toute honte aux parents, et de leur rappeler qu'ils deviennent beaux-pères et non chefs de prostitution, on lit [à
haute voix] le contrat [de mariage] au moment où ils donnent leur fille. Or, qu'y lit-on ? « Pour la génération des
enfants ». Le front du père à ces mots s'éclaircit et devient serein. Et le front de celui qui reçoit cette femme ? Eh
382
dévalorisé durablement l’état de vie du mariage, mais aussi l’investissement du monde, et
globalement la relation aux autres, en dehors d’une volonté acharnée de les convertir pour le
salut de leur âme. Mais la difficulté du phénomène New Age, qui concentre pour une part nombre
de traits de la spiritualité post-moderne, demeure, à cet égard, bien réelle aussi. Ceci n’aurait pas
de quoi nous surprendre, en fin de compte, puisque l’hermétisme dont elle est pour part
l’héritière est bien une théorie dualisante qui a alimenté la gnose chrétienne. Ce dualisme
spiritualisant, se perçoit, à notre sens, dans son incapacité à promouvoir l’unicité de chaque
créature humaine et sa consistance personnelle, à travers une reprise de l’imaginaire de la
métempsycose, en écho aux conceptions orientalisantes du karma. Tout se joue, une nouvelle
fois ici, dans un au-delà de l’existence, qui absorbe en quelque sorte les énergies actuelles. Ce
positionnement pousse à une forme de solipsisme égocentré, qui ne daigne s’ouvrir surtout qu’à
la réalité cosmique, ou à la communication immatérielle, puisque le concret, la relation incarnée
n’est que provisoire, voire potentiellement nocive, car porteuse d’altération, sinon d’aliénation.
La paix, on la cherche en soi. Quand, parfois, l’on se contente de venir prendre ce qui nous
intéresse, la résignation à la disparition définitive dans la décomposition physique provoque les
mêmes conséquences. On peut retrouver en effet, largement partagée, une forme d’indifférence
face à l’autre, vu davantage comme un adjuvant ou un faire-valoir que comme un compagnon de
route et un « être à aimer », fût-ce au prix d’une certaine abnégation. L’inscription de la personne
dans le monde, à savoir le cosmos, la nature, l’ensemble des réalités visibles ou invisibles, mais
aussi des autres êtres humains, reste au centre de la question posée. Ces « autres », voire ce Tout-
Autre, ne sont-ils là que par accident, sur fond de concurrence ou de compétition pour échapper à
la condition humaine le plus tôt possible ? Le destin de la personne est-il vraiment la dilution
dans une énergie rationnelle ou un tout indifférencié, voire une volonté toute-puissante exigeant
un assujettissement anéantissant ? Faut-il jouir pour soi dans un monde vide de présence
humanisante ? Laissons la réponse à cette question provisoirement en suspens.

Nous avons vu, d’un autre côté, qu’en principe le christianisme est une Voie
personnalisante et transformatrice, qui intègre la réalité communautaire et fraternelle. La
sensibilité contemporaine sur le plan spirituel insiste beaucoup, de son côté, sur l’expérience
intérieure et la transformation individuelle, tout en s’intéressant moins au destin partagé des
communautés humaines. En dépit de leurs pentes anthropologiques divergentes, les deux
approches supposent, en tout état de cause, la remise en cause d’un rapport trop légaliste et
normatif à la croyance en général, rejetant toute soumission servile à des injonctions prononcée
au nom d’une Entité transcendante et/ou de la Loi d’un groupe tout-puissant1572. Le croire, à ce
compte, ne peut plus s’assortir, sans autre examen, de l’écrasement des aspirations et désirs
légitimes de déploiement personnel. Il ne peut davantage faire abstraction de la complexité des
situations, au nom de logiques parfois trop peu élucidées et lacunaires. A ce titre, ceux qui
espèrent accompagner nos contemporains sur leur chemin de vie ne peuvent se contenter de
relayer des consignes péremptoires, sans se préoccuper de la manière dont les personnes arrivent
à s’approprier des repères, et choisir en conscience comment avancer. Ceci est d’autant plus vrai
que, suite à la césure opérée à Vatican II, il n’est plus justifiable, sous couvert de souci pastoral,

bien ! Qu'il rougisse de la prendre pour tout autre motif, dès lors le père rougit de la lui remettre dans un
dessein autre ! » (librement traduit du latin, c’est nous qui soulignons).
1572
Pour autant, la « Vulgate du New-Age » et nombre de catégories plus ou moins en lien avec cette mouvance,
circulant dans les cercles de quête de mieux-être « holistique », s’imposent à des personnes de plus en plus
nombreuses comme un indiscutable… Diffusé par des initiateurs qui ont parfois des allures de gourou.
383
d’en revenir à une condamnation a principio de tout ce qui vit et se développe hors de l’égide
catholique, dans des codes et des référencements différents. En ce sens, les stratégies pastorales,
et la parole de ceux qui se placent sous le signe de l’amour tel que le Christ l’entend ne peuvent
plus bien s’abriter derrière des objurgations et des reproches incessants. L’individualisme
forcené dont on crédite si facilement les vivants de ce temps ne serait-il, à ce propos, que le fruit
d’une forme de système projectif ? N’a-t-on pas eu tendance, de façon quasi gnostique, à
individualiser ainsi au maximum la notion de salut chrétien, voire à limiter celle-ci à la
rédemption du « péché de la chair » entendu comme la transgression des impératifs ascétiques,
puis natalistes, reliés à une lecture myope du dessein créateur ? Les gens réagissent, peut-être
plus instinctivement que rationnellement… Est-ce illégitime ? La phobie des erreurs du monde
peut se muer en mépris des habitants du monde, au nom de l’amour de l’absolu, sous les figures
de la Vie, de la Vérité, de la Dignité... Quant au souci de soi, il se transmute vite en
instrumentalisation de son corps (soumis aux privations systématiques). Le souci d’autrui (dont
la perdition menace mon avenir) peut en être aussi l’avers, même si celui-ci entend se placer sous
le signe du gain maximum d’âmes pour Dieu - comme si se sauver dépendait d’une performance
dans le domaine du prosélytisme tous azimuts ou de l’abnégation ascétique. Le New Age et ses
avatars, à leur façon, véhiculent une autre forme d’héroïsme épuisant. La discipline de soi
emprunte les voies du recours aux thérapies et aux expériences psycho-spiritualo-corporelles
additionnelles : la guérison apparaît comme la planche de salut. Dans les deux cas, la
« traversée » est aussi coûteuse (parfois même matériellement !) que l’issue se révèle douteuse
(amertume, acédie…).

Dans tous les cas, il nous semble que le problème central de la souffrance et de la
1573
mort , de l’échec, de l’angoisse, résiste à ces tentatives. Alors même que le couple et la famille
sont des théâtres particulièrement affectés par ces réalités, en raison de l’intimité très proche qui
y pousse chacun à activer ou réactiver des défenses archaïques volontiers dévastatrices (après
avoir été protectrices), nous mesurons le danger d’affirmer que tout cela n’est qu’une question de
(bonnes) volonté et de foi, voire d’engagement dans un parcours de soins adaptés. Dans les deux
cas, les difficultés ne résulteraient finalement que d’un manque de sens des responsabilités voire
d’implication. Le piège est bien posé, nul ne saurait finalement y échapper ; d’un certain côté, les
extrêmes s’y rejoignent sans le voir. Il n’est vraiment pas simple de classer le problème du mal et
du péché comme une question de discipline, qu’il s’agisse d’un ordre moral « extrinsèque »
auquel se conformer, ou de pratiques transformatrices censées aplanir toutes les difficultés. Il ne
nous semble possible, face à cela, que de risquer une parole exposée et un cheminement
commun. Il nous faut chercher la route ensemble, en acceptant de tâtonner et de pâtir, dans une
prise en compte de l’altérité, assortie d’une prise de conscience de la vulnérabilité de chacun face
à la tentation de collaborer au mal. Et, pour ce faire, il importe de ne pas s’enfermer dans
l’exclusion de tous les problèmes concrets au nom de principes généraux.

La question qui se pose va plus loin, en ce sens. Elle est celle du statut et de la forme de
la parole et la pratique de guidance, de façon générale, en Eglise. Il est certain que l’Eglise
romaine, dans sa manière de gérer le pouvoir et les conflits, mais c’est vrai à certains égards de
toutes les communautés ecclésiales, pourrait apprendre des façons plus ouvertes et adaptées de
communiquer, de discerner, de faire collaborer les adultes des deux sexes, d’accueillir les
différences et les vulnérabilités qui se vivent au sein des couples et des familles actuels. Mgr

1573
Une des thématiques investies par le néo chamanisme est d’ailleurs la relation aux défunts.
384
PAGLIA, dernier président du Conseil pontifical pour la famille (depuis fusionné avec le Conseil
pontifical des laïcs), cherche à traduire cette connaturalité de la communauté conjugale et
familiale et de l’Eglise à travers le terme suggestif (sans équivalent français) de familiarità.
Cependant la vision de la famille que nous avons en tête ici n’est pas le modèle patriarcal
d’antan, avec ses tendances inégalitaires : nous parlons de la famille issue du couple coélectif,
avec sa dimension de dialogue et de collaboration entre l’homme et la femme, dans l’optique
d’une communion. Nous parlons aussi d’un rapport entre parents et enfants plus confiant et plus
ouvert. Ce qui nous semble probant est de ce point de vue le réalisme d’une approche qui
reconnaît qu’aimer, dans le concret et dans la complexité du quotidien, met à l’épreuve, et
décourage tout angélisme. Il n’est pas sûr, de fait, que la seule expérience que les dirigeants de
l’Eglise ont gardée, dans leur enfance, de la vie de famille puisse rivaliser dans ce sens avec celle
des époux actuels qui veulent construire une union placée sous le signe de l’amour
eros/philia/agapè, et d’un amour parental refusant la brutalité. Il y a tout lieu de penser que les
interactions au sein de l’Eglise pourraient bénéficier des outils utilisés notamment dans le milieu
associatif, pour gagner en équilibre et en vérité, ainsi qu’en humanité. Nous dirions la même
chose de bien des groupes extra-ecclésiaux à ambition spirituelle, à quelque titre que ce soit. Il
semble bien que l’on aurait bénéfice à profiter ici de l’expertise liée à l’observation des pratiques
et des acquis coélectifs.

Dans le sens inverse, nous l’avons rappelé, les couples coélectifs, dans leur ensemble,
auraient intérêt à s’ouvrir aux savoirs et savoir-faire développés en Eglise pour
l’accompagnement spirituel. En particulier lorsque celui-ci tient compte de la personne dans son
ensemble (corps, âme et esprit), et prend en considération son histoire, sans confusion mais sans
clivage des dimensions psychologique et spirituelle, il est très précieux. Il serait dommage
qu’une carence en la matière profite à des intervenants peu scrupuleux, qui offrent souvent des
services coûteux, et douteux en termes d’éthique et de support effectif. Il semble qu’en ce sens
une formation plus solide des agents pastoraux, clercs et laïcs, serait profitable, et même
indispensable (on a vu qu’Amoris Laetitia le confirme). On pourrait proposer dès lors aux
couples des moyens accessibles, et vraiment aidants, pour déployer leurs charismes en réponse
aux besoins de l’Eglise (pour ceux qui y sont prêts) et aussi du monde en général, dans une
perspective vocationnelle. Dans ce cadre, nous nous posons la question du développement d’un
accompagnement spirituel moins individualiste : car jusqu’ici les propositions visent des
personnes seules, peu les couples, ou alors c’est juste sous le prisme d’un conseil conjugal à
l’aune de l’Evangile, non d’un appui proprement spirituel. C’est sans doute lié au fait que l’on
associe inconsciemment les besoins du couple au champ thérapeutique et psychologique. Or,
lorsque des décisions importantes s’engagent, que des prises de risques se dessinent au gré de
valeurs fortes, un regard extérieur, discernant selon des modalités propres au meilleur de la
tradition chrétienne, est utile. C’est vrai même si l’un des conjoints a une compétence ou une
fonction en lien avec la théologie ou la pastorale, car il pourrait peser indûment de son savoir
symbolique ou de son aura dans la perspective choisie. Mais il faut dans ce domaine élaborer des
pratiques. Par ailleurs, nous avons vu, par exemple, personnellement le bénéfice d’outils issus de
la spiritualité ignacienne, sous formes de journées de formation telles que « Décider en
couple »1574. Dans une vision plus globale du spirituel, l’accompagnateur est invité en tout état
de cause à ne pas seulement situer son reflet ou son travail face à un prisme de développement
personnel individuel. Il doit prendre en compte la question du sens plus généralement, sans faire

1574
Fondacio France, mais aussi des diocèses français proposent ce type de journées.
385
du bien-être et du confort un absolu, ni envisager les choses seulement dans le cadre de l’intimité
considérée pour elle-même. En quelque sorte, il faut sortir des enfermements et des limitations
stérilisants liés aux visions fermées héritées du passé. Le présent travail cherche à y contribuer.

C’est, dans un certain sens, l’enjeu de l’approche transpersonnelle. C’est aussi, d’un
certain point de vue, la perspective du récent Synode et de l’exhortation Amoris Laetitia. C’est,
notamment, enfin, l’enjeu de l’ouvrage de Ph. BORDEYNE déjà cité, Ethique du mariage : la
vocation sociale de l’amour, qui milite en faveur d’une refondation du mariage chrétien et de
l’orientation d’une pastorale en direction de ceux qui n’accèdent pas au mariage dans les
conditions qui répondraient « objectivement aux exigences de l’Evangile »1575. Le but est de
donner toutes ses chances à l’aventure engagée, plutôt que la juger selon des critères
extrinsèques et normatifs, qui ne font pas justice à sa dynamique propre. C’est aussi prendre au
sérieux sa portée non uniquement privée, pour le bienfait de ses acteurs, mais aussi de la société
globale.

3.3.3.3 Un changement de culture

Si l’on prend en compte les éléments auxquels nous ouvre la réflexion sur l’aventure
coélective, nous prenons conscience que le paradigme du couple électif n’interroge pas
uniquement la manière dont les personnes conçoivent leur vie privée. Celle-ci ne se décline pas
dans un espace clos, loin du monde, voire à l’écart des tâches missionnaires1576, comme la
modernité, voire une certaine anthropologie instrumentalisante nous le laisserait accroire. En
réalité, ce paradigme pose des questions fondamentales à la société et à l’Eglise. Il met en cause,
d’abord, la façon dont les sexes sont appelés à coopérer, au-delà de l’espace purement familial.
De la santé du couple dépend de ce point de vue la santé sociale : plus les couples seront solides
et harmonieux, plus cette coopération pour le bien commun pourra s’exercer socialement de
façon franche et constructive. L’on sait combien le climat ambigu nuit à cette collaboration,
lorsque des rapports biaisés par une séduction de mauvais aloi entravent la bonne marche des
équipes de travail et parasitent les promotions professionnelles ; ceux-ci nuisent au climat du
couple et de la famille en retour, dès lors que la menace de l’adultère assombrit l’harmonie
coélective1577. C’est évidemment le cas aussi dans le cadre ecclésial, surtout si la méfiance
misogyne demeure tapie dans les consciences. Il est vrai qu’à ce titre la règle de la continence
accentue les éventuelles préventions face aux collaborations entre les sexes dans la construction
du Royaume et de l’Eglise. Considérée comme préférable dans certains contextes précis (vie
monastique notamment), la coutume ancestrale de la ségrégation entre les sexes dès le plus jeune
âge, et la différenciation exacerbée des rôles sociaux, a créé plus généralement un fossé entre les
deux moitiés de l’humanité dans l’Occident décrit supra. Leurs relations demeurent entachée de
ce soupçon initial, et peine à trouver son équilibre, comme le prouvent des affaires toujours
récurrentes de harcèlement dans la sphère publique, mais aussi les difficultés des collaborations
entre laïcs et prêtres. On a vu notamment comment l’intrusion des directeurs de conscience et
des curés dans la vie familiale avait pu créer des tensions, autrefois, et contribuer à éloigner les
époux des lieux d’Eglise. Dans une vie ecclésiale plus équilibrée, la santé des couples, ici aussi,
comme le souci de l’équilibre de vie des prêtres, et les possibilités pour eux d’une vie

1575
A. L., n° 303.
1576
De ce point de vue, le couple n’est certainement pas « ce dont on s’occupe quand on a fait tout le reste ».
1577
Il ne faut pas sous-estimer la question, car une bonne part des rencontres extra conjugales se font sur le lieu de
travail. Article Le Figaro.fr, mis en ligne le 15.10.2007, consulté le 26. 04. 2016.
386
communautaire facilitent ce travail en commun. Mais ce sujet est-il vraiment abordé sans tabou ?
La règle de la sacerdotalisation du pouvoir en catholicisme entretient aussi, pour une part, la
confusion entre la participation des femmes aux décisions, et les conséquences ecclésiologiques
d’un accès au ministère ordonné, qui semblent alimenter une crainte paralysant les évolutions
sereines à ce sujet. Ces problèmes sont toujours actuels ; ils semblent d’ailleurs qu’ils
cristallisent bien des critiques et défiances contemporaines vis-à-vis du catholicisme.

Le paradigme du couple électif jette de son côté un nouvel éclairage sur les rapports entre
les générations, dès lors qu’on ne recourt plus à l’intimidation et à l’autoritarisme pour imposer
ses vues à plus jeune que soi. La catéchèse en Eglise catholique, après Vatican II, modifie de ce
point de vue ses démarches et ses interactions. Elle repose moins sur l’exercice de la mémoire,
des questions/réponses et de l’obéissance comme principe. Mais, même si les modèles d’autorité
ont été revus, par la force des choses et la culture collégiale, la pratique quasiment monarchique
du pouvoir épiscopal en son sein dans une perspective territoriale, et un certain nombre
d’habitudes décisionnaires et procédurales ne laissent pas d’interroger sur le climat de la
gouvernance dans ce modèle précis. De toutes les façons, la parole des laïcs reste uniquement
consultative en Eglise. C’est en cela que les femmes, à l’heure actuelle, y demeurent
perpétuellement mineures, comme elles le furent en société du fait même de leur sexe.

Sur le plan théologique, enfin, le paradigme coélectif interroge le sens de l’amour eros-
philia-agapè dans le projet créateur. Et le questionnement n’est pas anodin. Si l’on confronte les
vues des philosophes gréco-romains sur l’amour entre l’homme et la femme, mais aussi sur la
procréation et la famille, avec celles du spirituel chrétien gnostique, de la littérature courtoise, de
la romance comme produit commercial, voire de la pornographie, on ne peut qu’être confondu
par les contradictions qui les traversent. Le rapport au corps, aux émotions, comme les défis
d’une relation constructive où s’articulent les trois dimensions de l’attachement électif durable
(désir, amitié, altruisme) semblent s’y entrechoquer sans jamais se rejoindre. Plus les
Occidentaux considèrent le corps et ses plaisirs, la sensibilité, l’intérêt pour la vie terrestre en
général comme néfastes à l’accomplissement de la vocation humaine, plus ils codifient les liens
familiaux de façon mimétique par rapport aux usages sociaux en vigueur, qui hiérarchisent de
manière rigide les interactions entre sexes et générations sur le modèle patriarcal. Ils déprécient
d’autant plus la portée humaine et spirituelle de l’interaction conjugale, la plaçant au rang d’un
devoir, voire d’un mal nécessaire, au moins sur le plan théorique, que l’on investit dans les
limites strictes des conventions sociales. Plus ils valorisent le sentiment amoureux, moins ils
parviennent pourtant à l’inscrire dans une durée qui dépasse les émois juvéniles ou éphémères,
voire intègrent la parentalité en tant qu’expérience vraiment partagée. L’amour est roi, à
condition qu’il ne s’enferme pas dans le mariage, voire dans un élan durable entre deux
personnes qui veulent s’aimer sans limite dans le temps. Il est exalté hors de toute transmission
de la vie. Plus ils se focalisent sur le plaisir sensuel, enfin, plus ils enferment les relations
hétérosexuelles dans un prisme de domination/soumission dégradant l’image des sexes et de leur
rencontre intime. Il est frappant de constater, par exemple, combien l’Art d’aimer d’OVIDE fait
peu de cas des sentiments et sensations féminins. Objet de désir, la dilecta semble se plier de soi
aux fantasmes de son amant potentiel. D’ailleurs, si le sexuel triomphe, en forme de caricature
jouissive, c’est au détriment de toutes les interactions autres qui se déploient normalement dans
le couple et en société, y compris d’ordre parental ; elles sont comme occultées.

387
Même les envolées chrétiennes qui se veulent actualisées ont tendance à verser dans un
idéalisme désincarné (l’agapè devenant dominante, ou alors c’est une philia isolée des besoins
relationnels sains de part et d’autre, au profit d’un « respect » distant et soumis qui s’impose). On
y fait fi des nécessités érotiques liées à une relation de ce type, dans sa complexité, ou alors on
les cantonne à l’amorce du processus amoureux, dans une vision sentimentale édulcorée. Au fil
du temps, tout se passe comme si elles devaient céder la place à plus grand et plus noble
qu’elles1578. Plus sérieusement encore, on s’en tient à un objectif de perfection qui confond
l’absolu (l’horizon eschatologique en quelque sorte) et « l’optimum réalisable ». C.
DEPOORTERE indique ainsi : « Si l’on juge cet optimum réalisable uniquement à partir du
sommet de la montagne, le résultat sera décevant. […] Si, par contre, on regarde du fond de la
vallée et voit comment un couple peine pour monter, on conclura : « C’est déjà l’optimum
réalisable ; il y a déjà beaucoup de bien »1579. En fait, il est impossible de penser l’amour
coélectif dans un cadre univoque et l’évaluer donc de l’extérieur dans un carcan trop étroit de
règles et d’exigences. Son plus grand paradoxe réside dans l’impératif qui est le sien d’une
connivence des désirs profonds et des volontés entre deux êtres corps/âme/esprit que rien
n’oblige de l’extérieur à investir leur rapport de façon vraiment aimante, et donc à lui donner
toutes ses chances. Chaque conjoint étant imparfait, blessé et blessant, il n’y jamais une seule
manière d’aimer qui soit reproductible. Un ami, veuf remarié, nous disait récemment : « Mon
expérience avec N… (son épouse décédée avec qui il vivait une très belle relation qui a duré plus
de vingt ans avant qu’elle ne meure d’un accident) ne me sert de rien à présent. Ma deuxième
femme ne réagit pas du tout de la même façon ; c’est comme si je découvrais un pays inconnu.
C’est passionnant, mais comme c’est déroutant ! Je me fais l’effet d’un débutant ».

On peut même dire, d’ailleurs, que tout, en quelque sorte, dissuade nos contemporains de
s’aimer avec conséquence dans toutes les harmoniques d’une telle relation, ou en tout cas d’avoir
confiance en leur capacité à y réussir. Les ruptures fréquentes dont ils sont les témoins désolés,
des obstacles intérieurs de divers ordres, des incitations à coloration hédoniste répétées dans les
mass medias et les réseaux sociaux, ou bien le rigorisme de certains discours cléricaux, voire la
pression professionnelle grandissante couplée à l’indifférence sociétale, qui juge la dégradation
des rapports de ce type impossible à prévenir ou à guérir, les détournent d’y consacrer du temps
et de l’énergie, ou de croire qu’ils peuvent avoir quelque prise sur eux. En centrant les
préoccupations sur la thématique du bien-être, survalorisée en société et concédée en Eglise, on
oublie de plus que l’aventure coélective vise un déploiement vocationnel, bien davantage qu’un
confort à courte vue. L’éthologue B. CYRULNIK1580 le souligne : à partir de la parabole bien
connue de PEGUY, il fait valoir que la résilience d’un couple repose sur sa capacité à construire
une « cathédrale », une œuvre commune, qui le mobilise profondément. Ce n’est plus l’agrément
et la facilité qui deviennent le critère d’évaluation de l’intérêt de l’aventure, mais le but partagé,
le bonheur de le construire à deux, même si c’est éventuellement inconfortable1581. La

1578
A certains points de vue, on retrouve cette perspective dans A. L., qui invoque beaucoup l’évolution somatique
comme explication de la baisse du désir, ce qui nous le pensons est discutable.
1579
DEPOORTERE C., “The impact of the Human Sciences on Marital Spirituality, theological reflections”, revue
Intams, n° 3, 1997, p. 192-194.
1580
Voir ADRIAN L., « Le couple dure s’il a une cathédrale à construire », journal Famille chrétienne, 08. 01. 2005.
1581
Nous utilisons parfois dans nos interventions lors de rencontres avec des couples l’image du projet de
vacances. Si nous optons pour y vivre une descente en rapides, c’est certes moins aisé que passer trois semaines
sur des chaises longues à côté d’une piscine. Mais à l’arrivée, on a de vrais souvenirs, et on a aussi moins tendance
à lancer des regards subreptices sur les charmes de la jeune et jolie voisine ou la musculature du maître-nageur,
alors que l’ennui s’installe.
388
réversibilité même du sentiment amoureux, qui peut passer en si peu de temps de la fascination à
la haine dès lors que l’objet d’amour déçoit, met enfin l’analyste à l’épreuve comme il défie le
moraliste. Seule une approche réaliste et fine de cette réalité peut permettre de construire un
accompagnement qui n’ajoute pas la violence du jugement ou de la contrainte moralisée aux
mouvements complexes des interactions intersubjectives. Il n’est pas question pour autant de
cautionner toute dérive, et de supposer les personnes incapables de choix et de volonté. Renoncer
à former et à aider les couples pour soutenir leur projet d’amour au long cours n’est, à ce titre,
nullement opérant. Pourquoi faudrait-il taire et cacher des informations et des ressources aussi
importantes à des êtres qui en auraient un usage aussi décisif, alors qu’elles existent et qu’elles
font du bon travail, au motif que l’on respecterait ainsi les libertés individuelles et que le
sentiment est fluctuant, ou bien qu’elles ne relèvent pas du discours théologique académique ?

Anthropologie, pratiques sociale et politiques, culture, vie ecclésiale et théologie se


voient donc mises en contact et questionnées plus que jamais. Si l’on prend véritablement au
sérieux ce qui est signifié ici, nous voyons combien un vrai changement de regard s’impose.

La spiritualité coélective est en tout premier lieu porteuse d’une nouvelle culture du
couple. Il s’agit non plus seulement de le stabiliser à tout prix, comme autrefois et encore en
certains endroits du monde, quitte à le violenter. Il n’est pas davantage question, vu son enjeu
profond, de l’abandonner à une forme de fatalité démobilisatrice et source de passivité. Les
acquis récents en sciences humaines et sociales, par exemple la vision transrelationnelle, ainsi
que la prise de conscience croissante de l’articulation sans confusion entre psychologique et
spirituel, dans les milieux thérapeutiques en général et aussi dans les milieux chrétiens, mettent
en cause les diktats du développement personnel autocentré et d’un spirituel évanescent, voire
purement volontariste. Cependant, la perception de cette réalité est limitée à des cercles trop
étroits, éventuellement par le fait qu’un certain marché n’a pas forcément à gagner à une plus
grande maturation des personnalités sur le plan conjugal, parce qu’il est plus difficile de pousser
à consommer des conjoints heureux et harmonieux que des individus carencés. C’est vrai même
pour les « thérapies » axées sur le développement personnel égocentrique. Il y a aussi le manque,
déjà signalé, d’une anthropologie unifiée en catholicisme, avec les relents de rigorisme
moralisant qui rejettent les recherches actuelles par principe ; l’obéissance y est brandie comme
l’arme décisive. Les points aveugles d’une déliaison rationaliste face au corps, au monde
environnant réifiés, donc aussi à la mort et à la souffrance psychique et physique, dans ses
connotations spirituelles, explique la fortune d’explications alternatives qui obtiennent aussi des
succès thérapeutiques indéniables. Il serait temps de prendre la question à bras le corps en
christianisme, sans abandonner chacun à sa conscience et à son expérience en la matière, en
admettant une bonne fois pour toutes qu’il y aurait à recevoir aussi des dons mis en œuvre par
des « chercheurs » obéissant à d’autres logiques que celles qui ont prévalu en Occident depuis
deux millénaires. En fin de compte, certains de leurs traits remontent à une tradition qui a en fait
perduré depuis les origines du christianisme (avatars du chamanisme, dont l’hermétisme, les
cultes orientaux, le système gnostique). La nostalgie d’un temps où presque tous se soumettaient
extérieurement à la loi, quitte à étouffer créativité et harmonie intérieures ou à écraser l’autre
voire soi-même en silence, n’est pas bonne conseillère ; si elle était efficiente, en tout cas, la
quête actuelle aurait fait long feu. Evidemment, d’autre part, n’envisager le couple que sous le
prisme du soi érigé en idole, et suivre n’importe quelle théorie à la mode, expose à l’aporie.

389
Une prise de conscience s’impose en conséquence : l’amour électif doit se cultiver,
comme on le fait d’un jardin, en le faisant bénéficier d’intrants bien choisis et convenant aux
personnes (sessions, outils, accompagnement personnalisé). Il requiert des soins et du temps, de
façon préventive et curative. A ce titre il convient de réfléchir à la nature des moyens adéquats
évoqués ci-dessus. Psychologie et spiritualité sont évidemment mises à contribution, sans
superposition pure et simple. Mais il ne faudrait pas limiter ces deux catégories à une vision
intellectualiste ou étroitement mystique, voire éthérée, comme si la sensibilité et le tact n’avaient
pas leur place. Des savoirs ou pratiques religieux, ou encore des apprentissages techniques prêts
à appliquer voire intellectualisés ne sauraient se substituer à la créativité personnelle et conjointe.
Tout ce qui favorise cette dernière importe donc avant tout ; d’ailleurs, dans l’approche du
spirituel contemporain, cette dimension créative s’affirme. Les arts, pratiqués et non seulement
commentés (peinture, musique, danse), mais aussi, dans un autre ordre d’idées, des activités
telles que la cuisine ou le bricolage, sans visée de performance seulement, jouent un rôle
important. Il en va de même pour la culture, vue comme une disposition à se laisser déplacer et
enseigner par d’autres regards sur le monde, par les cinq sens, et non seulement au travers de
l’analyse intellectuelle1582. En fin de compte, tous les apports, techniques, méthodes et
expériences favorisant la communication fluide et joyeuse entre les personnes qui s’aiment, la
détente et donc la communion, sont essentielles. Parmi elles, les techniques permettant de façon
spécifique la gestion des conflits et de la frustration, incluant l’expression des émotions
négatives et positives, le plaisir et l’humour partagés, se rejoignent notamment dans leurs effets
bénéfiques. Préparer les enfants issus d’une union élective à un avenir affectif stable, parce que
constructif et harmonieux globalement, revient en ce sens à témoigner du bienfait de cette
« culture nouvelle de la « culture » du couple » : l’expérience prouve d’ailleurs que les enfants
ressentent souvent la fécondité pour la vie familiale du ressourcement parental, non uniquement
cantonné dans le plaisir immédiat ou marchand, et en deviennent prescripteurs pour leurs
parents1583.

Il relève, en cela, d’une double responsabilité collective de développer l’offre afférente,


sachant aussi que celle-ci est tributaire de la demande. Réussir son couple ne serait ainsi plus le
simple résultat d’un pur volontarisme, même si le choix de cultiver son couple relève d’une
décision, et d’une capacité à tenir bon dans ce choix... L’amour épanoui dans la durée ne serait
pas davantage le produit d’un atavisme prédéterminé ; il n’y a aucune « prédestination » absolue
à être heureux ou non à deux, même si les données d’une histoire et d’une manière de gérer cette
histoire accordent plus ou moins ses chances à la relation. Il faut donc informer largement que
« mener sa vie de couple et de famille à bien » nécessite d’en prendre les moyens concrets, et
non uniquement la résolution, sous forme de vœu pieux. Qu’il est bon de se préparer très tôt à
vivre sainement et en conscience pour s’y risquer1584. Même si, pour diverses raisons
indépendantes de la seule volonté des conjoints ou au moins de l’un d’entre eux1585, l’aventure

1582
Deux allusions très brève dans A. L. aux n° 141 et 221 ont attiré notre attention à cet égard. Ph. BORDEYNE
confirme cette perspective dans CHAUVET L.-M. (dir.), Le mariage…, op. cit., p. 56.
1583
Nous en voulons pour preuve des témoignages souvent entendus dans nos accompagnements et dans
l’animation de sessions. « Si, si, allez-y, quand vous revenez, vous êtes beaucoup plus supportables » !
1584
A. L. attire l’attention à juste titre sur ce point, qui ne se résume pas à un savoir théorique ou à une injonction
morale, mais résulte d’une expérience vécue auprès de couples harmonieux (n° 208).
1585
Nous avons parlé d’immaturités foncières, de difficultés à gérer la frustration notamment, de stratégies de
défenses trop rigides, dont les personnes n’ont pas toujours conscience et dont elles ne parviennent pas toujours à
se défaire, même en le souhaitant vraiment, même en conjuguant les approches psychologiques et spirituelles
sans les confondre. Quand la violence physique et/ou psychique s’en mêle, il n’est souvent, pour la victime comme
390
doit se terminer, il existe enfin des processus pour vivre cette évolution qui aggravent
inutilement, ou non, les souffrances et les dissensions. Une responsabilisation conjointe des
membres des couples et des citoyens, qui soient « au fait » ensemble des enjeux profonds du
« déploiement coélectif », pour le bien des personnes individuellement mais aussi pour le tissu
social, est en jeu ici. Accepter respectivement de changer intérieurement pour l’autre, plutôt que
d’attendre que l’autre change pour nous, est le premier pas, permis par une formation à la
relation durable. Accepter de changer ensemble, en société, pour le bien de tous, et notamment
des plus vulnérables, est un second pas indispensable. Après tout, on l’a bien fait pour les notions
d’hygiène, pour l’éducation sportive et culturelle, pour l’équilibre alimentaire, le tabac,
l’alcool… Nous ne pouvons évidemment pas obliger les personnes à suivre ce chemin, d’autant
plus qu’il touche aux intimités profondes, mais nous pouvons, bien plus que qu’on ne le fait de
nos jours, inciter les conjoints à s’y intéresser, voire aider les jeunes gens à s’ouvrir à ces
réalités. Nous pouvons, d’ores et déjà, créer les conditions optimales pour que cela s’effectue.

Ce changement de culture induirait également l’idée que prendre ces moyens ne


représente pas un aveu d’incompétence ou de faiblesse, comme le laissent entendre les préjugés
actuels. La « religion de la privatisation » du couple entraîne le présupposé que gérer ses
difficultés éventuelles ne peut se faire que de façon autonome, voire secrète. Si l’on est incapable
de se débrouiller tout seul, c’est qu’on est éligible au mépris. C’est sans doute lié aussi à la
vision patriarcale qui faisait de l’époux le chef, donc l’unique régulateur des affaires
domestiques. Le souvenir désagréable de l’immixtion du curé, de fait, dans bien des cas, plutôt
intrusive, a sans doute contribué de plus belle à rejeter tout regard extérieur. La pratique
juridique liée au divorce enfin, a sans doute poussé à assimiler recours à un tiers et arrêt de mort
de la relation. Or, si l’on conçoit assez volontiers qu’on doive se former, ne serait-ce que pour
conduire une voiture, ne pourrait-on développer l’idée que s’aimer dans la durée s’apprend,
même si cela ne se décrète pas de l’extérieur ? Il est possible, nous en sommes témoins, de
proposer des sessions et des ateliers fructueux1586 qui peuvent rejoindre un grand nombre de
personnes, sans les enfermer dans une seule manière de concevoir la vie à deux et en famille,
encore moins de les conformer à un modèle unique. Mais chaque fois que des couples et des
parents renouent avec leur désir profond d’aimer en vérité, trouvent des moyens de dialoguer et
de discerner, avancent dans leurs prises de conscience et posent des choix significatifs, voire
découvrent les ressources d’une foi intériorisée et vécue, le monde va un peu mieux.

De ce point de vue, la spiritualité coélective est forte d’une potentialité d’apaisement de


la violence sociale, dont l’appât du gain n’est pas la moindre, en raison de ses conséquences
destructrices, et de la souffrance en général1587. Le manque foncier, lié à la difficulté non

pour le bourreau, que la séparation de corps qui puisse mettre fin à la dynamique mortifère. Rappelons que l’Eglise
catholique désire se donner des moyens pour évaluer des difficultés et ne pas enfermer les personnes dans un
mariage qui ne correspondrait pas à l’engagement d’amour prôné par elle. Cependant, cela ne résout pas tous les
problèmes, et continue de poser la question de la détection de ces difficultés.
1586
Conjuguer les apports théoriques brefs, les dialogues dans le couple, les petits groupes de parole, les
démarches créatives, les propositions d’approfondissement spirituel, les moments de détente et de rire, une
parole artistique (notamment le choix de chansons profanes et religieuses dont la musique et les paroles soient en
belle harmonie) semble un choix porteur. La présence d’accompagnants bénévoles mais de compétence
professionnelle, qui se mettent à disposition des participants, la présence de prêtres et de pasteurs expérimentés
dans le champ du couple est aussi un atout capital. La bonne prise en charge des enfants constitue un autre appui.
1587
Les statistiques prouvent que la longévité, la bonne santé physique et mentale sont corrélées à une vie
affective satisfaisante et riche. « Une des publications les plus éloquentes […] provient de l’étude menée dans le
comté d’Alameda en Californie 37. Après neuf années de suivi il est apparu aux chercheurs que les individus avec
391
élucidée et non accompagnée de recevoir le don et de le faire circuler, prend en effet, on l’a dit
plus haut, les formes d’une errance dommageable. Il est certain que seules des personnes
déstructurées profondément sur le plan affectif peuvent employer le meilleur de leurs énergies à
accumuler des biens, au point d’exploiter autrui jusque dans l’intimité la plus sacrée, de briser
des vies, voire de massacrer et de torturer. Toutes les formes d’exercice sadique du pouvoir
entrent dans les mêmes catégories de compensation insatiable et désajustée. De façon moins
extrême, de nombreuses relations nocives trouvent leur source dans une insatisfaction qui serait
moins vive si la vie affective était plus équilibrée, et ce dès la tendre enfance.

Si la culture coélective bien accompagnée pouvait ne serait-ce que limiter le nombre de


prédateurs et de victimes, qui se retrouvent dans toutes les classes sociales, non seulement dans
le domaine sexuel, mais dans tous les secteurs et rapports où l’abus de pouvoir peut se perpétrer,
la face du monde en serait déjà changée. Il est certain que, dans le projet créateur divin, en vision
chrétienne actualisée, la collaboration entre l’homme et la femme, dans le respect de chacun,
pour la construction du Royaume constitue une modalité nécessaire. Nous voyons bien que nous
sommes encore loin du compte à ce sujet, et que certains héritages mal assumés troublent les
prises de conscience, à ce niveau. De ce point de vue, on peut avancer que nos sociétés sont plus
malades de la culture patriarcale que des tâtonnements de l’amour électif. En donnant des
moyens aux personnes de chercher un chemin pour avancer dans l’écoute mutuelle en
profondeur, pour discerner ensemble et décider de conserve, on change le quotidien bien
davantage qu’en leur fixant des objectifs irréalistes, à travers des lectures partielles, partiales et
erronées du dynamisme conjugal en tant que tel.

La dynamique chrétienne du don, dans ce sens, est une orientation qui, plus que jamais,
doit guider les Eglises. Sur le plan de la pastorale, nous l’entendons ces derniers mois, on porte
un regard moins jugeant sur les parcours et les recherches ; mais cela ne peut porter
suffisamment de fruit, si l’on ne s’attelle pas aussi à mettre en place des propositions concrètes,
ouvertes et accessibles. Il s’agit de pouvoir relire la vie à deux comme une aventure de promesse
et d’alliance (toujours risquée), permettre d’y découvrir, pour ceux qui le désirent, la trace du
Dieu de Jésus-Christ, dont l’Esprit est à l’œuvre en chacun, et trouver l’énergie et l’audace pour
en vivre au mieux. La prise de conscience d’un amour infini et d’une fidélité divine irrévocable
est un présent sur la route, surtout quand les difficultés s’accumulent. Elle n’évite pas la
souffrance, mais offre une espérance de fond, qui doit se traduire dans la manière de regarder le
chemin de chacun : non comme un steeple-chase dont seuls les héros les plus valeureux seraient
médaillés, mais comme un itinéraire exposé, complexe et intéressant, où l’on n’avance jamais
sans les autres, et où les mains secourables ne manquent pas quand « rien ne va plus ». En ce
sens, l’expérience coélective qui traverse les ans, autant que faire se peut, est profondément
enseignante pour tous, jusque dans ses échecs. La parentalité nouvelle est aussi un lieu édifiant.
Nul ne peut prévoir à quel moment il sera nécessaire de surmonter la déception, la solitude, la
trahison, la blessure, et de donner encore une chance à un avenir. Nul ne peut se prévaloir en ce
domaine d’une expertise et d’un savoir-faire à toute épreuve. C’est l’expérience de l’amour
véritable, qui ose se risquer sans aucune certitude de « faire mouche », qui rapproche sans doute

une vie sociale active avaient une mortalité deux à cinq fois inférieure à ceux qui avaient peu de relations ou étaient
mal intégrés (célibataires, veufs, divorcés, individus isolés ou absents des organisations communautaires). […] On
arrive [même] à ce constat : les personnes avec une mauvaise hygiène de vie mais des liens sociaux forts vivent plus
longtemps que les individus menant une existence saine mais pauvre en relations. », in LADOUCETTE (de) O.,
Rapport « Bien-être et santé mentale, des atouts indispensables pour bien vieillir », site www. social-sante.gouv.fr,
consulté le 20. 04. 2016.
392
le plus l’homme de l’audace d’un Dieu qui ose créer l’homme et lui donner une liberté, qui se
refuse donc à le traiter comme un esclave. Il nous semble indispensable de prendre la mesure de
la façon dont la culture coélective peut et doit informer le changement de culture ecclésiale. Il
n’est pas question d’absolutiser l’échec ou de banaliser l’infidélité (quelles que soient leurs
formes), mais l’enjeu est que soit mieux connue la figure d’un Dieu allant jusqu’au bout de
l’amour (même non payé en retour), de façon gracieuse, pour le bien premier de ses créatures. La
lecture d’un livre très documenté publié en 1976, intitulé La Névrose chrétienne1588, démontre
que le chemin, de ce point de vue, doit être frayé en ce sens encore aujourd’hui dans certains
endroits, comme le confirment des excès et dévoiements dénoncés récemment au sein
d’organisations catholiques1589. Un théologien résume bien le paradoxe de la « spiritualité du
mariage en chemin », qui rejoint notre propos au sujet du couple électif en général : « Le premier
mot est le « don ». Au départ, tout est donné. La deuxième dimension est « tâches » : en cours de
route le don se transforme en tâche. La troisième dimension est de nouveau « don ». Même la
tâche se découvre comme don »1590.

La communauté coélective représente donc un concept riche du point de vue de ses


connexions avec les groupes au sein desquels elle s’inscrit : société, Eglise. Elle peut bénéficier
de leurs apports, mais aussi les enrichir de ses découvertes et dynamiques profondes.

A l’issue du parcours de notre troisième et ultime partie, nous mesurons donc l’intérêt de
nous mettre à l’écoute du projet et des valeurs vécues par le couple électif en tant que paradigme
subsumant les formes plus ou moins institutionnalisées des unions qui se placent sous sa
bannière. Ces points d’attention sont indispensables pour réfléchir à la manière d’accompagner
au mieux, avec des outils utiles, un cheminement aussi délicat qu’ambitieux, dans le souci de
rencontrer les couples tels qu’ils sont et où ils en sont aujourd’hui. C’est aussi la condition pour
pouvoir proposer des éléments de systématisation dans le domaine de la spiritualité coélective
(voir fig. 4 en fin de thèse). De fait, nous l’avons mesuré, aimer au long cours un être de l’autre
sexe, et, le plus souvent, fonder une famille avec lui, fait cheminer en profondeur tout homme ou
une femme désireux de vivre cette aventure de façon authentique.

Nous avons pu dans un second temps, dans ce but, bénéficier de la profondeur de la


vision développée par la psychosociologie « transrelationnelle », mettant en exergue la
dynamique du don valable pour toute personne et cohérente avec la tradition chrétienne, sans
poser en préalable le passage par une démarche religieuse. Nous avons ainsi été en mesure de
proposer des points d’appui pour la relecture de l’expérience coélective qui soient abordables par
tous, et porteurs d’une spécification profonde en christianisme pour ceux qui s’y sentent prêts.
Nous voulons parler de la promesse et de l’alliance, avec, à leur jonction, le trésor de l’intimité
coélective. En second lieu, et de manière délibérément programmatique, nous avons développé la
notion de communauté coélective, tentant à partir de là d’esquisser des perspectives d’études et
d’approfondissement prometteuses pour l’avenir, tout en restant consciente que le présent travail
n’est qu’une toute première étape sur la route, dans cet angle de vue tout au moins.

1588
SOLIGNAC P., La Névrose chrétienne, Paris, Ed. Trévise, 1976.
1589
Les dérives passées ou présentes des Béatitudes ou des sœurs de Bethléem ont fait l’objet notamment
d’enquêtes récentes.
1590
DEPOORTERE C., “The impact of the Human Sciences on Marital Spirituality “, op. cit., p. 192.
393
Nous espérons que la relecture critique et la collaboration d’autres théologiens passionnés
par le sujet et ses enjeux, sur tous les continents et dans diverses cultures, continueront de lui
faire porter du fruit. Nous osons formuler le vœu que cette réflexion puisse même trouver des
échos en dehors des cercles de la pastorale catholique, voire des milieux chrétiens en général.
Car il serait crucial de pouvoir construire avec d’autres, pour promouvoir ensemble une nouvelle
culture du couple, et partant de la famille, qui les considère comme le bien de tous, et qui en
soutienne le déploiement en leur en offrant les moyens au fil du temps. Il faudrait pouvoir
susciter en ce sens des synergies, avec des groupes d’autres religions, et aussi des groupes se
disant non religieux, qui se préoccupent de construire l’avenir de nos sociétés dans le souci du
bien commun1591. C’est tout l’avenir que nous souhaitons au présent travail.

1591
C’est déjà ce qui se fait en certains lieux, en Asie notamment, en Europe et en Afrique, à Fondacio et ailleurs.
394
CONCLUSION GENERALE
« Cheminer à deux dans l’amour électif », aux termes de la présente recherche, se révèle
une expérience profondément significative. A bien y réfléchir, nous sommes en présence d’une
véritable césure dans la culture occidentale, voire mondiale. Décider qu’on placera la vie adulte
partagée sous la bannière de la dilection, en adaptant à celle-ci la gestion de la parentalité,
transforme les modes de vie de façon radicale. Même le développement considérable de la vie en
« solo », comme tranche de vie entre deux épisodes de mise en couple, ou alors comme choix
dicté par la prudence face à un projet paraissant inaccessible, y fait écho. Au fond, le paradigme
coélectif détermine une proximité très nouvelle dans les relations interpersonnelles. Tout se
passe comme si l’humanité avait un jour pris conscience du potentiel profondément humanisant
de rapports très intimes, allant jusqu’à exposer l’être dans sa vulnérabilité la plus totale. Le
revers de la médaille ne peut surprendre. Interagir intimement dans la cellule nucléaire, à
distance du cercle social élargi, demande des prouesses en termes de savoir-vivre et de savoir-
faire relationnels, pour lesquels les moyens de formation font encore défaut. En tant qu’école de
vie, le modèle du couple et de la famille contemporaine peut cependant devenir, s’il en prend les
moyens, un levier majeur de transformation sociale.

Ce basculement remarquable n’a été rendu possible qu’au prix d’une longue élaboration
culturelle, où convergent des influences variées, sinon contradictoires. La construction du
concept de personne, sans lequel ne peut se développer la notion d’intimité - qui conditionne la
possibilité même de la relation coélective - conjugue ainsi des approches diverses. Y ont
contribué les vues gréco-romaines dualistes réinterprétant des visions chamaniques, les unes
rationalistes et volontaristes, les autres réservées à des mystes. L’être humain y affirme son
« moi noétique » ou son devenir d’initié, en attente d’une fusion dépersonnalisée ou d’un salut
désincarné. Le concept de personne est tributaire, surtout, de l’approche judéo-chrétienne
trinitaire, accueillant la vision d’un sujet consistant jusque dans l’au-delà, et célébrant la
dimension incarnée de l’existence, dans une perspective foncièrement unitive et communautaire.
Pour autant, la conjonction entre les deux premiers paradigmes majeurs du spirituel occidental,
au détriment partiel de la composante hébraïque, a tendu à dévaloriser dans notre culture
l’expérience sensorielle et concrète. Elle a couru le risque de briser l’unité du sujet humain en
opposant le corps et l’âme trop strictement, jusqu’à en déprécier le mariage, même célébré selon
les usages et valeurs du christianisme. La mise à jour catholique opérée au cours du siècle
dernier, dans ses retrouvailles avec une anthropologie unifiée, n’a pu se diffuser réellement, et
donc, rectifier certains excès en ce sens. Quant aux options contemporaines, elles réagissent à ce
passé composite : la quête spirituelle, immanente, est vécue comme une affirmation personnelle,
une connaissance de soi et une recherche d’harmonie, à mettre en œuvre dans le couple de façon
particulière. Si elles ont contribué à pousser aux réajustements opérés à Vatican II, on peut se
demander en quoi elles ont conservé du passé, subrepticement, une propension à perdre contact
avec le réel, voire à instrumentaliser le corps ou la relation à autrui, pour valoriser un « moi »
égocentrique… Au point de fragiliser le rêve électif. En tout état de cause, l’histoire des
représentations laisse entrevoir une grande diversité d’herméneutiques de la rencontre des sexes.
Quel paradoxe qu’ait émergé de cet héritage contradictoire le modèle du couple contemporain !

Sans ces apports clefs, alors même qu’ils n’ont jamais fait l’objet d’une harmonisation
concertée, le paradigme du couple électif n’aurait pas pu, en réalité, s’affirmer comme un
395
véritable marqueur du mode de vie occidental. En effet, la « conjugalité » a pu se construire
parce qu’on a reconnu, pour diverses raisons, une forme d’autonomie relative à la cellule
singulière unissant les époux, voire les concubins, au sein du groupe, de la tribu, et même de la
famille. Puis s’est dessinée, en son sein, une relation distincte des rapports sociaux ordinaires en
vigueur dans le groupe global. Progressivement une interaction nouvelle vis-à-vis des enfants
issus de l’union, objets d’affection et sollicitude, a pu grandir à son tour. Ce modèle du couple
fondé et perpétué par amour, chérissant sa descendance, se diffuse petit à petit dans les
populations urbaines du globe, y compris dans des sphères culturelles non chrétiennes, non sans
tensions éventuelles1592. Si celui-ci subsume les formes possibles d’unions, plus ou moins
institutionnalisées, il ne faudrait cependant pas croire que la diversité actuelle correspondrait à
une innovation récente, comme si vivre ensemble, éventuellement amoureux, sans s’être
épousés, n’avait jamais existé dans le passé. Notre enquête nous a montré que, si le mariage
concentre l’attention en termes de formalisations juridiques, voire religieuses et théologiques, il
ne constitue pas, jusqu’au XVIe s, loin s’en faut, le cadre unique de la vie des personnes, y
compris chrétiennes convaincues, voire engagées dans l’annonce de la foi et le ministère
ordonné. Il présente à tout le moins des modélisations synchrones différenciées. Même si
l’histoire, la littérature, la pensée ecclésiale restent grandement muettes à ce sujet, il n’est pas
possible de négliger cette donnée fondamentale dans la manière d’aborder globalement le sujet
du couple et de la famille. Il est difficile de penser, par ailleurs, que le succès actuel de l’élection
amoureuse comme modèle d’union adulte, et ressort de construction familiale, ne soit dû qu’à la
pression de la mondialisation nivelant les particularismes locaux ; il faut sans doute qu’il
coïncide avec une attente profonde des êtres humains, sans résulter purement et simplement de
leur passivité face aux diktats consuméristes. En cela, certaines intuitions foncières de la pensée
hébraïque, reflétées dans le texte biblique qui en est issu, semblent bien être confirmées : créée
dans la polarité sexuée, l’humanité est en quête de collaboration et de communion. Elle se
confronte jour après jour au sens de sa présence terrestre, aux questions des rapports qu’elle
entretient entre ses membres et avec ce qui n’est pas elle (le monde, la société…). Les recherches
diverses de formes de vie adulte partagée se présentent toutes comme des quêtes liées à ces
interrogations fondamentales1593. Il n’est pas jusqu’à la contestation homosexuelle qui, en
interrogeant avec insistance la question du genre (dont la pointe désigne encore et toujours la
réalité mystérieuse de la différence sexuelle jusque dans sa fécondité biologique) perpétue ce
mouvement explorateur, quitte à questionner le statut de la fonction reproductive du couple. Ne
traduit-elle pas, à sa façon, l’angoisse vive d’une espèce désireuse de conjurer la tragédie de la
finitude par le réconfort d’un plaisir relationnel, primant sur l’impératif absolu de survie
groupal ? Tout cela nous invite à ne pas banaliser l’interaction sexuée féconde, à ne pas nous
résigner aux difficultés, voire à l’impossibilité théorisée de son harmonie. L’expérience de la
parentalité actuelle, perpétuée sur des dizaines d’années, montre aussi que la transmission de
modèles tout faits est mise à mal. Les générations devenues adultes continuent de s’interpeller
l’une l’autre sur le sens.

1592
F. BENSLAMA, déjà cité, identifie comme un des ressorts de l’islamisme radical le rejet de la transformation des
rapports conjugaux et familiaux, d’où le retour à la soumission féminine complète centrée sur la fonction
maternelle, et la survalorisation de la puissance virile, exaltée notamment dans le combat guerrier sacrificiel.
1593
C’est le cas aussi, à leur manière, des différents paradigmes en matière spirituelle repérés dans la culture
occidentale. Si les herméneutiques changent, les visées sont toujours orientées vers une élucidation du sens et du
statut de l’existence humaine comme telle, dans « ce qui se présente à nos yeux » et que nous voulons analyser.
396
De nos jours, il s’avère à cet égard que l’expérience élective rejoint nécessairement, en
tant que telle, une problématique existentielle, donc spirituelle. Nos contemporains désirent plus
que jamais s’inscrire de façon personnalisée dans le monde, en dépit d’une fragilité individuelle
indéniable. Cette dernière est rendue plus vive encore par la conscience du développement de
phénomènes planétaires difficiles à maîtriser, induits par la présence humaine dominée par
l’ambition de la maîtrise du monde, et/ou liés à la dynamique des lois physiques et biologiques.
Les adultes de notre époque, en réalité, cherchent leur voie. Ils ont du mal à envisager les
rapports aux autres et au monde autrement que sous forme d’altération, voire d’aliénation.
Cependant, pour la majorité d’entre eux, le projet d’affirmation d’eux-mêmes qu’ils continuent
de nourrir, malgré tout, passe par l’expérience d’une relation d’amour à un(e) partenaire de
prédilection. Avec lui/elle, on compte nouer une alliance durable, au nom d’une promesse de
bonheur partagé, qui s’ouvre notamment sur la transmission de la vie. Cette attente, favorisée par
les progrès économiques et médicaux encourageant la fiance dans la durée de l’existence des
plus proches, bute toutefois sur la perception d’un risque majeur. Ce dernier, précisément avivé
par l’augmentation de l’espérance de vie, correspond à la crainte ne pas affronter
harmonieusement la durée entrevue, d’être déçu(e) et/ou limité(e). Serait-ce donc à ce compte-là
un rêve impossible ? Au vu des enquêtes récentes, une telle aspiration à vivre leur vie et à
construire une famille avec la même personne jusqu’au bout ne quitte toujours pas la plupart des
jeunes gens du XXIe s. Au fond, nous le voyons, l’idée de l’indissolubilité se heurte moins à une
objection de fond, quant à son bien-fondé profond, qu’à la problématique de la finitude humaine,
ainsi qu’au mystère de la propension à la violence qui habite chacun de nous. Ceci questionne la
logique profonde de l’ordre créé… Ou tout simplement, une réalité anthropologique qui interdit
de dissocier (même s’il convient de les distinguer) le psychologique et le spirituel. Le second,
dans sa dynamique, ne saurait court-circuiter le premier, pas plus que le traitement de celui-ci en
termes de mieux-être individuel n’épuise le sujet de la dynamique relationnelle, puisque
personne ne peut vivre seulement en compagnie de lui-même, et/ou se servir des autres pour soi.

La psycho-sociologie transpersonnelle remet de fait ces perspectives en cohérence. Elle


permet, nous semble-t-il, de comprendre pourquoi des personnes, croyantes ou non, œuvrent à
déployer des capacités et charismes au service de la relation et de l’alliance, donc du bien
commun, qu’il s’agisse de construction d’outils opérants pour développer la société - par
exemple soutenir l’harmonie des couples en lui donnant les moyens de se déployer - ou bien,
dans un cadre croyant, d’inspirations en matière de pastorale, notamment dans le domaine
conjugal et familial. En même temps, la question des ressorts du mal infligé comme du mal subi
en matière de relations demeure entière. J.-C. SAGNE montre l’intrication entre blessures ou
fragilités archaïques et dévoiements adultes ; la vulnérabilité humaine détermine trop souvent
des réactions destructrices, délicates à déjouer, et particulièrement délétères pour le modèle
électif. Or, son instabilité, dans bien des cas, suscite hélas de nouvelles difficultés dans la
génération suivante... Ce qui peut paraître un engrenage sans fin.

Nous voilà renvoyés plus que jamais à la question que nous posions : « Quelle spiritualité
pour le couple ? ». Il faut repenser le lien entre les deux pôles que le catholicisme répugne
spontanément à rapprocher : la vie à deux et en famille, dans la diversité de ses formes actuelles,
et la spiritualité. En dépit de sa contribution à la construction du modèle électif, l’Eglise du Pape
FRANÇOIS éprouve en effet des difficultés à trouver un langage vraiment audible par les
couples actuels, sans doute par le fait que leur émancipation par rapport à elle les rend d’emblée
méfiants. Diverses préventions gênent aussi le travail d’un certain nombre d’acteurs de la
397
pastorale, desservie de surcroît par les contradictions d’un discours hiérarchique trop souvent
handicapé par une information incomplète. Sans faire fi du trésor d’un héritage culminant, pour
cette confession, dans le mariage sacramentel indissoluble, comment l’Eglise catholique romaine
peut-elle se confronter vraiment au défi électif ? Pour renouer le lien avec les couples actuels, il
importe de se mettre différemment au service de ces personnes en quête d’amour vrai, qui se
débattent avec des problématiques inédites, auxquelles on ne peut répondre seulement en
répétant des convictions fortes, même si elles sont respectables. Au-delà du dessin d’un idéal,
que rejoint à certains égards l’aspiration foncière contenue dans le rêve coélectif, il devient
indispensable de réfléchir aussi à une feuille de route, pour l’incarner au quotidien. Les
ambitions par trop irréalistes n’y suffisent plus, et, même, se révèlent contre-productives ; c’est
ce changement d’orientation que le récent Synode de la famille a tenté d’amorcer. A notre sens,
l’aporie repose pour une part réelle sur la carence d’une pensée pneumatologique vraiment
aboutie : c’est le déficit actuel d’une anthropologie, voire d’une cosmologie, pneumatologiques
qui peut pousser à réfléchir et à agir trop sectoriellement, comme si psychologie et spiritualité
s’opposaient, se juxtaposaient ou s’annulaient mutuellement, comme si pasteurs et thérapeutes
devaient travailler en s’ignorant. C’est une lacune que l’on décèle notamment, pour une part,
dans Amoris Laetitia. Ce n’est pas que l’exhortation apostolique soit avare de considérations
sociologiques et psychologiques, bienveillantes à l’égard des couples et familles actuels : en cela,
elle fait preuve d’originalité par rapport aux documents antérieurs, et l’on ne peut que s’en
féliciter. Mais elle peine à passer de constats et descriptions successifs à une pensée plus
articulée sur les rapports entre grâce sacramentelle, vie de foi et fruits du travail de la relation,
dans le psychisme humain. La responsabilité de ce dernier incombe aux couples eux-mêmes ;
mais l’Eglise, en guide, ne peut s’en désintéresser, ou ne s’y référer que pour s’en délier.

Devant le désarroi de personnes de bonne volonté, qui espèrent vraiment investir leur
relation amoureuse de manière à lui donner sens et souffle, au point de se risquer à transmettre la
vie, quelles propositions avancer, donc, qui soient véritablement utiles au plus grand nombre ?
La question n’a cessé de résonner en aval du présent travail de systématisation. Il s’agit bien de
trouver, à cet endroit, une manière suffisamment respectueuse d’ouvrir l’accès aux ressources de
la foi chrétienne, de nature à soutenir le projet électif, afin de n’effaroucher personne – et nous
considérons vraiment qu’elles présentent un réel intérêt – tout en faisant face aux
questionnements aigus et neufs posés par l’ambition coélective, avec leurs problématiques
psychoaffectives profondes. Il nous semble, en ce sens, important de proposer des voies qui ne
supposent pas l’adhésion pleine et entière, assumée publiquement et engageant toute la personne,
à la foi au Dieu des chrétiens comme un prérequis pour y accéder. Ceci est d’autant plus vrai que
la « pédagogie divine » s’exerce à l’égard de tous, et qu’il n’y a pas de « champion toute
catégorie » qui puisse se passer de la grâce divine dans des domaines aussi délicats et sensibles.
Il paraît, dès lors, expédient de donner aussi leur place aux acquis des sciences humaines, qu’il
est impossible de récuser, voire de négliger, dans le présent projet pastoral. C’est dans cette
perspective que nous nous sommes appuyée sur la « loi du don » détectée sur le terrain. Nous
avons pu mettre en exergue les catégories de la promesse et de l’alliance ; à leur jonction, nous
avons relevé le caractère central de l’expérience de l’intimité, à la fois dans la chance qu’elle
représente, et dans le défi qu’elle adresse aux conjoints ainsi mis à nu. Nous avons mis en valeur
la dimension communautaire de la vie coélective. Nous avons pu constater que ces éléments de
systématisation se prêtent tout à fait à un approfondissement significatif dans le prisme chrétien,
sans s’y assujettir d’emblée. La voie reste donc ouverte, sans être barricadée pour personne.

398
Dans ce domaine, certes, les vues des théologiens de la tradition chrétienne, et en
particulier de la tradition catholique, revêtent une dimension universelle, qui continue de nourrir
la réflexion ; elles peuvent et doivent parler aujourd’hui. Mais il n’est pas opérant de s’en tenir,
pour envisager l’aventure coélective, à une anthropologie et à une théologie qui se tiendraient
délibérément à distance des découvertes récentes, et des contributions des acteurs de notre temps,
puisqu’ils peuvent, eux aussi, œuvrer sous l’Esprit1594 sans le nommer systématiquement. Dans
ce mouvement, il devient malhonnête intellectuellement de laisser entendre que la sincérité d’une
foi investie et engagée puisse suffire, à elle seule, à garantir la réussite de l’amour au long cours,
et de la nouvelle parentalité, pour trois raisons majeures. D’abord, et en bonne doctrine nous
n’en serons pas surpris, nos personnes ne sont jamais à l’abri du péché, avec des « tentations
sous couvert de bien » éventuellement subtiles, et des dérapages nettement plus manifestes.
Ensuite et surtout, la foi en tant qu’expérience et voie de transformation intérieure ne répond pas
à toutes les problématiques humaines et responsabilités individuelles. Nous continuons
heureusement d’aller chez le médecin pour soigner nos maux physiques, il n’y pas plus de
raisons que Dieu seul doive s’occuper de nos problèmes relationnels, quand ils sont à racine
psychique, à notre place. Enfin, même bien commencée, une aventure de foi rencontre
nécessairement des tribulations, dans le sens où les ajustements sont sans cesse requis dans son
déploiement, où l’homme est fragile, et où le combat spirituel existe, chaque fois que des
personnes désirent donner sens et souffle à leur existence. Quant à l’amour humain, aussi
authentique soit-il, il ne rend pas capable d’aplanir toutes les difficultés.

Pour aimer véritablement des êtres avec qui on partage son intimité, il faut à l’évidence
mettre en jeu des compétences élaborées. Même les règles relatives aux communautés
chrétiennes elles-mêmes, fondées sur l’objectif de l’agapè fraternelle, n’y suffisent pas, car elles
n’incluent pas la dimension de l’interaction sexuelle et de la transmission de la vie. Non
seulement on doit jongler avec l’articulation du psychologique, du spirituel et du corporel, mais
encore, dans les ajustements incessants du quotidien, les potentialités créatives sont constamment
requises. Renouer le dialogue, accueillir la joie de l’échange aux niveaux corporel, intellectuel,
affectif et spirituel, exprimer ses besoins, affirmer des valeurs, entendre l’autre dans ce qu’il est
et ce qui l’anime, faire respecter chacun, promouvoir la vie, bercer, nourrir, faire répéter,
partager les tâches, décider, ou encore s’organiser… Autant de situations et de rapports mutuels
qui demandent un ajustement personnalisé et actualisé aux humeurs et états des intéressés, aux
priorités du moment, pour que la routine ne se fige pas en prison et que le sens reste sauf. Il faut
compter ensuite avec la fatigue, les soucis et les contrariétés inhérentes à la réalité même de
l’existence humaine dans ses « temps faibles », au sein d’un espace partagé dans ces instants de
vulnérabilité où les susceptibilités s’exacerbent. Les sagesses domestiques, parfois durement
acquises, deviennent à ce titre des creusets d’harmonie durable. Quant aux dynamiques
relationnelles diverses qui se jouent ici, nous ne saurions nous en cacher la finesse et l’exigence
d’adaptation perpétuelle. Dans l’accompagnement proposé aux couples, négliger les arythmies
dans les prises de conscience, ou encore refuser de considérer l’épaisseur des réalités concrètes,
qui découragent les théorisations abstraites, mène à l’impasse !

Nous le voyons donc : les élans les plus authentiques, et même l’espérance chrétienne la
plus vive, ont pu faire plus d’une fois le constat de leur difficulté à s’incarner. Cela se vérifie
même entre personnes éprises et désireuses de bien faire, voire priantes et ardentes, vertueuses

1594
Voir la réflexion christologique et pneumatologique autour des Semina Verbi à l’alinéa 1.4.2.2.
399
autant qu’on peut l’être, sinon réunies autour d’un idéal évangélique élevé… Et cela, que les
couples soient bien assortis, ou même que leur alliance puisse s’appuyer sur celle qui unit des
groupes sociaux solidaires, un ordre religieux avec tiers-ordre ou une communauté chrétienne
mêlant audacieusement les états de vie, voire composée de laïcs non consacrés. Comment
s’étonner, dès lors, qu’au sein de millions de tandems isolés les uns des autres, évidemment
marqués par les histoires personnelles et peu formés à l’aventure qui les attend, sur tous les
plans, des souffrances, voire des échecs, puissent survenir ? Enfermer les personnes concernées
dans leurs difficultés au nom d’un rigorisme moraliste, ou les abandonner à leur sort par
fatalisme, ne laisse pas d’interroger à cet égard1595. De fait, il faut bien le reconnaître, l’espèce
humaine commence tout juste à acquérir des savoirs, des savoir-faire et des savoir-être qui la
rendent capable d’envisager des rapports entre ses membres dépassant les schémas classiques de
domination et d’exploitation. Et nous mesurons combien ces acquis restent fragiles, à
réapprendre et assimiler à chaque nouvelle génération, dans des cultures et des situations très
diverses, à partir d’enjeux de plus en plus collectifs. Or, les dynamiques d’accaparement, souvent
au cœur des abus de toutes natures, sont stimulées par l’étendue des marchés en perspective, y
compris en matière d’offre d’accompagnement des couples. De ce point de vue, nous n’en
sommes qu’aux balbutiements. Même les recherches du codéveloppement, quel que soit l’intérêt
qu’elles présentent, ne sont actives encore qu’à bien petite échelle dans ces logiques mercantiles.

D’un certain point de vue, donc, en amour, les chrétiens, comme tous les autres adeptes
de religions différentes, ou « autrement croyants », qu’il s’agisse d’agnostiques, d’athées,
d’adeptes de pratiques spiritualisantes « hors-pistes », et/ou de personnes en recherche, peuvent
se percevoir comme d’éternels, sinon de « vrais » débutants. La conjonction des composantes
érotiques, amicales et altruistes de l’amour électif au long cours, réalisée récemment, réclame
manifestement un exercice relationnel patient, et toujours à reprendre. Il implique l’être tout
entier, corps/âme et esprit, sans que l’on puisse pour autant placer ces triades dans un strict
parallèle, qui disjoindrait une fois de plus des dimensions interactives. On a encore peu
d’expérience à ce sujet. Quand l’amour se déploie, c’est bien toute la personne que l’Esprit
traverse et habite (dans la perspective paulinienne des sarx et pneuma antithétiques) ; au
contraire, c’est bien toute la personne que la violence et la pulsion destructrice saisissent, lorsque
la peur se réveille et que la haine se déchaîne. S’agissant du couple, c’est la strate archaïque de
l’oralité qui est au premier chef concernée, avec tout le potentiel réparateur, voire curateur, d’une
expérience coélective réussie, mais aussi, en même temps, le risque du réveil de défenses
radicales, parce qu’elles furent vitales. Il faut donc un véritable art du travail sur soi et du rapport
à l’altérité pour renouer avec l’inscription fondamentale de l’alliance habitant toute personne. Et
ce chemin ne peut être parcouru que de façon éminemment personnelle, inscrite de plus dans une
dyade qui met en face à face deux conjoints uniques, dont la relation ne ressemble à aucune
autre1596. En fin de compte, ce qui est en jeu dans la « tension » actuelle du lien, que d’aucuns
identifient au rejet égocentrique et hédoniste de l’indissolubilité comme exigence principielle,
c’est un rapport au regard sur sa propre difficulté, voire répugnance, à faire la vérité sur ses
mouvements profonds, et ses rapports à l’altérité, y compris au « Tiers-Liant », qui en rigueur
devrait pouvoir être aussi parfois « Tiers-déliant », s’il fait son travail déontologiquement !
L’amour électif pose la question du « jugement premier » comme du « jugement dernier » sur ce
qui constitue un lien, lui donne sens et durée, en justifie la perpétuation. En christianisme, il
1595
A. L. insiste sur la nécessité d’un changement de regard et sur la promotion d’une miséricorde proprement
évangélique, voir tout particulièrement les n° 310 et 311, en tenant compte des conditions concrètes.
1596
A. L. souligne cet aspect en affirmant que « l’amour est artisanal » (n° 221).
400
interroge sur la nature même du rapport à un Dieu amour qui désire passionnément la vie et la
liberté de sa créature, qui le constitue en vis-à-vis libre et en sujet infiniment digne, et qui va
jusqu’à mourir pour sauver la relation grevée par la méfiance et la violence, de façon gratuite et
unilatérale. La leçon de l’eros/philia/agapè déjoue les réflexes les plus élémentaires en termes de
rapport à la Loi et au garant de la Loi, ou de don désincarné. La question du consentement, ce
fameux oui et non évangélique, est au cœur de cette aventure « strictement impossible »1597…
Mais ordonnée à la vie avant tout, donc, aussi, salutaire. C’est une problématique qui vient
toucher les fragilités humaines, dans toutes leurs expressions culturelles, parmi lesquelles la
théologie et la spiritualité prennent leur place comme traductions d’une interaction collective et
personnelle d’un groupe de personnes corps/âme et esprit intriqués, avec ce qu’elles perçoivent
d’elles-mêmes et de leur environnement. Qui prétendrait là avoir le dernier mot ?

Le changement de culture auquel nous appelons ici prend en conséquence racine dans la
conscience fondamentale que chacun est concerné, qu’il s’agisse des conjoints eux-mêmes, des
enfants auxquels ils donnent vie et qu’ils élèvent, mais aussi de ceux qui, par choix ou par force,
ne vivent pas dans l’état de vie du mariage. Car, bien qu’ils en soient d’un certain point de vue
privés, ces derniers se trouvent aussi protégés du dévoilement radical auquel expose toute vie
coélective. Il leur est donc difficile de poser un jugement définitif sur une expérience aussi
désarmante et délicate. Il est préférable, en ce cas, d’éviter de projeter sur elle des vues partielles,
liées notamment à une expérience à vue d’enfant, qui ne peuvent rendre compte de la complexité
des relations, y compris sexuelles, unissant des adultes. C’est une problématique, enfin, qui sous-
tend toute vie collective où qu’elle se tienne. Il est souhaitable ainsi, au sein du catholicisme
déjà, que les clercs et laïcs continents par vocation revisitent leurs images de la féminité et de la
virilité, pour ne pas enfermer les conjoints dans des rôles trop convenus, et des images
désincarnant leurs rapports. Ceux qui, par accident de la vie, ne peuvent pas vivre cette
expérience, ou l’ont vécue très brièvement, de leur côté, pourraient être tentés de styliser les
réalités coélectives, tant les attentes à ce sujet peuvent être exacerbées et idéalisées par nos
cultures sociétales et ecclésiales courantes. Au rebours, les aspects sordides du commerce
pornographique, mais aussi du sexisme bête et ordinaire, de même que les conséquences du
mépris, de quelque bord qu’il vienne, jusque vis-à-vis de ceux qui défendent une belle intégrité
des personnes et se réservent pour le Royaume et/ou pour la personne qu’ils/elles attendent avec
foi et humanité, ne sauraient dégrader la portée d’une expérience humanisante à un très haut
degré, au moins potentiellement. Evidemment ces questionnements s’adressent comme tels à
toutes les sociétés, et à tous les régulateurs de la vie sociale aussi ; l’enjeu est donc fondamental.

Vivre la relation de couple et de parents sous le prisme de l’amour véritable, dans ses
déclinaisons spécifiques relatives à l’interaction amoureuse adulte inscrite dans la durée, comme
face à des enfants dont on respecte la conscience et la vocation, répond en conséquence à une
attente contemporaine fondamentale. Celle-ci prend place dans un contexte culturel et politique
donné, mais traduit une interrogation anthropologique fondamentale. Même si le modèle actuel
peine à s’incarner dans bien des cas, il mérite comme tel le respect et la sollicitude. Il importe à
cet égard de transformer aussi bien notre regard commun que nos pratiques spontanées, en
société comme en Eglise. Considérer que chacun doit se débrouiller sans appuis dans ce
domaine, alors même qu’il constitue un enjeu fondamental de l’existence à l’échelle sociétale, et
que sa réussite ou son échec affecte le bien commun de multiples façons, est un défaut de

1597
VASSE D., « Le mariage, chemin intérieur», LACROIX X. (dir.), Oser dire le mariage indissoluble, op. cit., p. 109.
401
perspective qui repose sur une méconnaissance, sinon un malentendu persistant, à propos de ses
réalités. Rejeter tous ceux qui se mettent à distance des usages disciplinaires dans ce champ,
suite au doute sur leurs capacités à s’y conformer, ou par revendication du sens profond qu’ils
entendent lui conférer, ne peut représenter à notre sens une option plus satisfaisante. Les
condamner sans autre examen, quitte à mettre en doute a radice leurs probité et fiabilité, alors
que les dérives passées et présentes des attitudes et des discours normatifs en la matière sont
manifestes, et que certaines notions en débat devraient encore être approfondies, est abusif.
Risquer une proposition qui prenne en compte l’ampleur du problème et ses composantes
diverses, dans leur nouveauté anthropologique, sans faire miroiter une résolution simple et
définitive des questions en suspens, nous paraît un choix autrement plus motivant et porteur.
C’est au nom même d’une espérance profonde sur le sens et la portée de l’expérience coélective
qu’il convient de la penser avec plus de rigueur et de scientificité, de prendre des initiatives à son
endroit, en sortant des simples constats hâtifs, voire des supputations hasardeuses, tout en
acceptant que les réponses ne soient ni définitives ni simplificatrices.

En même temps, et c’est là le défi de la mise en œuvre, offrir des moyens de


cheminement aux couples et aux familles d’aujourd’hui ne peut se résumer à élaborer un
discours cousu de bonnes intentions, lénifiant et complaisant, ou à ménager un cadre agréable et
sécurisant. Ce que savent les pédagogues efficaces, c’est que les parcours d’apprentissage, quels
qu’ils soient, mettent en jeu des personnalités, des façons de se rapporter au neuf, à l’inattendu, à
la déstabilisation générée par cette confrontation permanente à l’in/connu, et ne s’adressent pas
uniquement à des « cerveaux », imaginés comme des puits de science et de mémoire neutres
émotionnellement. L’enseignant compétent n’est pas seulement celui qui explique
intelligiblement, ou même qui obtient l’attention ou le consentement à l’effort. C’est avant tout
celui qui donne confiance et envie d’apprendre, celui qui éveille le goût de la vie chez
l’apprenant, en l’orientant vers l’acquisition des moyens de sa construction intérieure, hors de
l’illusion qu’un tel processus est limpide et linéairement ascendant. Et encore ne parle-t-on pas
encore de « vivre-ensemble », alors même que, à grand renfort de règlements et régulations
institutionnelles, on peine tant à le ménager, depuis l’école maternelle jusqu’à l’université (on
pense aux problèmes de bizutage, de déontologie des examens, d’idéologies pesant sur la
réception des cours, mais aussi leur délivrance, etc.). A fortiori lorsque l’on parle d’andragogie,
ou comme on l’a fait, d’Esprit guide du chemin (hodägos), sans motivation de fond et sans
ouverture à la nouveauté, aucune assimilation n’est réalisable. Sans réinterprétations et remises
en cause des schémas et des images antérieurs, aucune progression n’est possible. Dans le
domaine du couple et de la famille, aucun dispositif extérieur ou parcours de formation figés
dans leur rythme et leurs attendus ne peut convenir à eux seuls1598. Vivre ensemble, dans ce
contexte, ne se résume pas à tolérer l’autre ou à excuser ses débordements, voire à les
sanctionner. On y dépasse le compagnonnage distancié régulant un simple groupe de tâches.
Aimer au long cours, en désirant l’autre au meilleur de soi et de lui, dans un vrai partenariat en
vis-à-vis et dans l’oblation conjugués, est une aventure singulière. Avancer de ce point suppose
alors un processus aussi éloigné de l’infantilisation que de l’intellectualisme et du volontarisme.
Le chemin reste à frayer, mais on peut identifier des pistes.

En d’autres termes, plusieurs questions à notre sens doivent occuper l’Eglise dans son
projet pastoral. Elles sont différentes, quoique, d’un certain point de vue, indissociables. 1.
1598
A. L. met en garde contre la tentation des « usines de cours » (n° 230) ou des parcours qui saturent les gens de
connaissances extérieures nombreuses, impossibles à intégrer par le « sentir » et le « savourer » (n° 207).
402
Comment pourrait s’opérer la rencontre entre la pensée chrétienne actualisée sur le couple, et la
figure du couple coélectif et de la famille coélective vécue par nos contemporains ? 2. Que
proposer, de façon fondée, adaptée, lisible et attractive aux couples contemporains en recherche
de sens et de souffle, qui les aide effectivement à faire réussir leur pari ; mais qui ouvre en même
temps la voie, pour ceux qui le souhaitent, à un cheminement selon les valeurs chrétiennes, et le
cas échéant, vers le mariage sacramentel ? 3. Comment revivifier la préparation à cet événement
sans le réserver seulement aux athlètes de la foi chrétienne1599, mais sans en édulcorer la portée ?
4. Que proposer aux couples mariés sacramentellement pour les inciter à habiter leur sacrement
de mariage de l’intérieur, et à vivre de sa dynamique comme suite du Christ ? 5. Dans cette
perspective, comment réfléchir sur nouveaux frais aux questions pneumatologiques (voir fig. 5
en fin de thèse) posées par la conjugaison des différents volets de l’expérience coélective, qui se
présente comme un miroir grossissant des problématiques de l’interaction sociale, politique,
économique et environnementale de l’humanité créée ? C’est aux deux premières interrogations
que nous avons eu le souci de répondre en priorité, car elles ne nous semblent pas bien prises en
charge théologiquement et pastoralement aujourd’hui. Les deux suivantes sont davantage l’objet
du questionnement émanant d’Amoris Laetitia. Pour autant, elles ne sont pas minces. Nous avons
enfin mesuré le relatif déficit des ressources relatives à la cinquième et ultime question, brûlante
à notre avis, et qui devrait être prioritairement explorée aujourd’hui.

Il paraît à tout le moins impossible que l’Eglise catholique, mais aussi les chrétiens en
général, fuient l’étendue de ce champ missionnaire, en raison même de sa complexité. Il serait
tout aussi dommageable que les stratégies offensives, misant sur une annonce spectaculaire et
audacieuse de la foi, et/ou colorées d’un moralisme plus affiché, bien qu’elles puissent rejoindre
certains et obtenir des résultats, soient les seules qui aient pignon sur rue. Notre pari est qu’un
bon nombre de nos contemporains pourraient bénéficier de davantage d’initiatives où ils se
sentent pleinement respectés dans leurs aspirations, entendus dans leurs tâtonnements et
accompagnés sur le chemin, pas à pas, sans complaisance pour autant. La progression d’une
réflexion sur le rapport à la limite humaine et sur l’action de l’Esprit dans le monde et dans les
personnes, y compris en dehors des frontières de l’Eglise visible et des définitions et explorations
théologiques habituelles, servirait un tel dessein, en sortant de schémas simplificateurs faisant
fuir trop de « personnes de bonne volonté ». En effet, jusqu’ici, elles ont pu être rebutées
triplement par le fatalisme ambiant face à l’amour du couple, par la vulgarité ou l’inconsistance
consuméristes, voire par la suffisance de discours idéalistes, lénifiants ou excessivement
contenants. Nous faisons l’expérience que, pour ceux qui s’y sentent prêts à un moment ou à un
autre de leur parcours, la proposition de la foi chrétienne actualisée à Vatican II, voire rendue
accessible à travers des partenariats interconfessionnels, porte des fruits tangibles. Nous voyons
aussi que, même sans cela, un cheminement est favorisé qui sert la vie et les personnes dans leur
quête de souffle vrai, ce qui n’est déjà pas rien… Si ce n’est pas, déjà, en un sens, l’essentiel.
Notre époque ne mérite-t-elle pas de bénéficier largement des découvertes et recherches actuelles
pour trouver de meilleures manières de vivre et de se déployer ? Nous nous sentons, en
conséquence, plus que jamais poussée à favoriser par tous les moyens, mais sans pression indue
sur personne, le développement de propositions dédiées, dans des accentuations diversifiées
selon les charismes des groupes les mettant en œuvre. Il y a place pour des initiatives laissant
plus ou moins de place à l’annonce de la foi, dans des déclinaisons plus ou moins
confessionnelles, et des appels plus ou moins teintés de références chrétiennes, sans pour autant

1599
Cela dit, il n’existe que des « clubs de Ligue 1 » en matière de vie de couple et de famille prise au sérieux…
403
édulcorer le propos1600. Il y aura sûrement encore à faire davantage place à des propositions
œcuméniques, voire interreligieuses dans ce domaine, si ce défi est plus largement partagé.

Ceci est d’autant plus vrai que le trésor de la recherche en matière de spiritualité
conjugale ouvre en même temps notre conscience aux enjeux sociétaires d’une spiritualité
partagée au sein du couple et de la famille. Ce n’est pas seulement la communauté coélective,
plus ou moins étendue selon le nombre d’enfants qui y vivent, plus ou moins mise en réseau en
fonction de l’histoire et de la culture de ses membres, qui est ici en cause. Les choix privés
inscrits dans le concret, ont une répercussion sur le tissu social et sur les communautés humaines,
y compris celles qui se reconnaissent de valeurs de religieuses. En ces temps où les défis
planétaires nous mettent de plus en plus en face de ressorts collectifs de changement, aussi bien
sur le plan des ressources naturelles, du climat, de la justice sociale, que des équilibres
économiques, des rapports entre groupes ou entre genres, nous avons à nous situer plus
largement que du point de vue purement privé, comme la culture moderne tend à le supposer.
Toutefois, il n’est plus possible de vouloir régenter le champ du couple et de la famille comme
on a pu être tenté de le faire, et qu’on le fait encore dans certains groupes, lieux et cultures, d’un
lieu d’autorité sociale, politique et/ou religieuse. Nous avons relevé que cette question interroge
jusqu’à la réalité violente qui en ce moment fait irruption dans nos sphères relativement
protégées : le terrorisme de l’islamisme radical, comme une forme de protestation, évidemment
gravement dévoyée, face à une modernité, à la fois riche de ses avancées et pauvre de ses
errances, de ses silences et de ses repliements teintés d’égocentrisme et de pusillanimité.

Le paradigme du couple coélectif vient bousculer, en cela, des façons de faire longtemps à
l’œuvre, qui ne peuvent certainement pas être érigées en modèles à retrouver impérativement,
comme le laissent entendre certaines voix. A partir du moment où l’amour est le fruit de la
liberté qui s’engage, il prend le risque humain du manque, du manquement et de la finitude ; il
renonce à une toute-puissance trompeuse. C’est pourquoi il est souhaitable et possible de faire
valoir, de façon beaucoup plus résolue et diffusée, combien l’expérience coélective échappe,
dans son ambition même, aux simplifications des représentations de la romance, ou aux
idéalisations superficielles voire indûment sacrificielles, si elle entend vraiment s’incarner dans
ce qu’elle porte. Elle s’illusionne peut-être, dans bien des cas, en occultant les dynamismes de
construction que nous avons mis en lumière supra, et qui dépassent la seule prononciation
publique d’une parole d’engagement, même si celle-ci a toute sa valeur pour autant qu’elle soit
vraiment investie. Le projet électif n’a de toute façon aucune consistance en dehors d’un
processus d’élaboration, où se rejouent sans cesse les formes et les accentuations d’un
consentement effectif ; si celui-ci est vicié à la base, ou perverti dans son déploiement, quelles
que soient les formes extérieures prises par l’union vécue, l’avenir de cette dernière est
gravement menacé. A cet égard, la santé de ces mises en œuvre ne peut se jauger seulement de
façon extérieure et superficielle ; elles résistent aux seules injonctions juridiques, éthiques et
religieuses.

C’est en prenant en compte ces réalités incontournables, en les mettant en lumière et en


acceptant un compagnonnage « chemin faisant » avec les couples d’aujourd’hui et leurs familles
tels qu’ils se vivent et se cherchent, que nous découvrirons certainement combien l’Esprit est à

1600
A. L. insiste sur la nécessité de saisir les occasions de faire cheminer des personnes vivant un amour de couple
authentique, pour leur offrir les richesses de la tradition chrétienne, sans nier ce qui est déjà à l’œuvre dans leur
expérience (voir les n° 293-294).
404
l’œuvre dans leur cheminement, jusque dans les « petits pas » décisifs1601. Un peu comme pour
ABRAHAM, en chaque étape, et sur les voies parfois tortueuses empruntées par chacun, celui-ci
agit dans les personnes. Ce peut être sous forme de choix, d’intuitions, d’énergies d’adaptation et
d’ajustement par lesquels se transforment, peu ou prou, les personnes concernées ; ce peut être,
plus radicalement parfois, par telle ou telle prise de conscience, rencontre fondatrice avec une
parole, un outil, un thérapeute, ou même par la motion d’une transcendance bienveillante et
inspiratrice, identifiée ou non. Dans les détresses les plus noires, cette présence « spirituelle »
reste active, même si les personnes peuvent la perdre de vue. Et ce n’est pas la moindre difficulté
que de continuer à croire avec ceux qui semblent se perdre, qui parfois sombrent, au nom d’une
foi qui ne se résigne pas voir le mal en actes et la mort comme la fin de toute espérance. Notre
expérience nous montre, en tout état de cause, quel appel à l’humilité et à la confiance de fond
nous adresse l’accompagnement attentif des couples électifs, combien il nous renvoie aussi à nos
propres manques et manquements dans tous les domaines concernés. Que celui qui n’a jamais
trébuché sur la route de l’amour véritable jette la première pierre à ceux qui pleurent, qui
tombent et qui, souvent, trouvent ou retrouvent la force de continuer à donner le meilleur d’eux-
mêmes pour ne pas se laisser écraser ou détruire par ce qui leur échappe définitivement, dans
leur manière d’être eux-mêmes, au milieu des autres et du monde. Nous osons croire qu’ils ne
sont pas l’objet de la condamnation définitive de la part d’un Dieu qui veut toujours donner ses
chances à l’Amour, jusque dans le scandale de la Croix, sévice infligé par des êtres « qui ne
savent ce qu’ils font » et assumé « pour le salut du monde ». Nous n’occultons pas ceux qui,
pour diverses raisons, ne peuvent s’empêcher, ou même paraissent se délecter, de semer la
souffrance, pris dans une spirale de vengeance et de dureté. L’histoire nous persuade que ces
comportements n’ont rien de neuf, ni d’ailleurs d’imputable à l’amour électif comme tel.

A ce moment de notre étude, nous nous sentons surtout appelée à diriger notre regard vers
la « divine surprise » de tous ceux qui, nonobstant les chemins de traverse et les aléas, osent faire
exister d’ores et déjà une manière radicalement nouvelle, à cette échelle, d’entrer en relation
entre les sexes, mais aussi d’appeler à la vie et de s’inscrire dans l’existence. Nous saluons tous
ceux qui, dans le secret des lieux et des temps, ont vécu et porté quelque chose de cette intuition,
bien que l’histoire n’ait que trop rarement retenu leurs noms, leur parole et leur sagesse
personnels. Nous espérons qu’un élan partagé pourra susciter les énergies nécessaires à une
élaboration et à une mise en œuvre démultipliée de cycles, sessions, rencontres dédiées,
accompagnements adaptés et autres ressources permettant à l’amour du couple électif de se
déployer pleinement, pour le plus grand bénéfice de tous, de manière contextualisée, en faisant
face à ses remarquables défis. La crédibilité d’un christianisme actif n’en sera que plus grande.

Nous ne nous trouvons, à ce titre, qu’au seuil d’une nouvelle époque, si tant est que ce
défi puisse être valablement relevé à l’avenir, en mobilisant un nombre suffisant de personnes
motivées, décidées à coopérer concrètement en ce sens. Et, bien entendu, que les membres des
couples eux-mêmes se laissent persuader de prendre des moyens afin que leur amour se
développe durablement, tout au long de leur parcours. Nous nous réjouissons de sentir que ce
mouvement est déjà en route, ce qui nous encourage en ce sens. Nous restons vivement
consciente aussi que, dans ce domaine, tout reste encore « en avant », pour reprendre le mot d’un
grand spirituel qui a nourri notre propre cheminement1602.

1601
Voir A.L., n° 291.
1602
F. CALLERAND, de la Roche d’Or.
405
Figure 1 Les paradigmes majeurs du spirituel en Occident

SPIRITUEL GRECO-ROMAIN rationaliste : tandem éphémère, un Pneuma « séparateur », un Dieu Noûs. SPIRITUEL CONTEMPORAIN : être mortel en quête d’identité, de vérité et d’éthique, dans une vision
SPIRITUEL hermétiste : la lutte entre un Dieu bon et un Dieu mauvais. Dualisme, parfois encratite. immanentiste. Un « potentiel » à développer. Une ambivalence résiduelle (corps instrumentalisé ?)
Art de vivre en temps troublés Art de vivre en temps pressurisé
Une ascèse individuelle des passions et pulsions, méfiante face au corps et au plaisir sensible, pour Une recherche de développement de soi holistique, une attente de mieux-être et d’harmonie personnelle
développer la raison, vertu par excellence de l’homme. OU une pratique de rites d’initiés, jeûne… et collective, par des expériences et pratiques spirituo-et/ou psycho-corporelles de tous ordres intégrant
Protagoniste : un philosophe, qui se discipline au quotidien pour développer sa raison ; il compte sur lui- volontiers des éléments de la nature, tout en reliant au cosmos. Croyance en la métempsycose éventuelle.
même et sa tradition philosophique pour acquérir la maîtrise de soi. Forte orientation eschatologique, Protagoniste : un sujet « faible » (souvent une femme) d’âge mûr et instruit qui compte sur les
dualisme du sôma et de la psychè. OU un myste observant en quête de salut personnel. pratiques observées et le travail intérieur, voire le thérapeute ou un « gourou », pour se sentir bien.
Mot d’ordre : le contrôle. Modèle : le sage OU : mot d’ordre : la gnose. Modèle : l’initié. Mot d’ordre : croissance et guérison.
La souffrance vue comme la conséquence d’un manque de discipline, donc une forme de sanction. Modèle : la personne équilibrée, à l’aise en elle-même et en société, qui s’occupe d’elle-même.
But : se fondre à l’Un (rationalité pure) voire à la matière, au prix d’un itinéraire ascétique en plusieurs La souffrance vue comme intolérable, résultat d’une injustice (blessure ancienne, pression sociale…).
étapes (métempsycose) OU survie dans un paradis des purs / incluant un détachement distancié face aux But : se sentir bien en soi et avec autrui dans une vie équilibrée, loin de la pression techniciste et des
plaisirs et agitation purement mondains. diktats sociaux consuméristes.
Domination sur le corps, dévalorisation philosophique du matériel Investissement du corps, prise en compte du bien-être

SPIRITUEL GNOSTICISANT (IVe – XXe s.): une créature corps et âme appelée à se purifier, SPIRITUEL JUDEO-CHRETIEN ACTUALISE (Vatican II) : une personne unifiée et consistante, en relation
un Dieu juge qui exige la soumission. avec un Dieu d’amour en trois Personnes, consciente d’elle-même.
Art de vivre sous la menace
Art de vivre en temps libéré
Une ascèse purificatrice, réservée à des élites, exigeante et méfiante face au matériel, corps (sexe), plaisir,
monde… tendance au théisme ; abnégation, pratique individuelle des vertus, obéissance, sur un fond de Un cheminement humble et ouvert à tous, sous l’Esprit, vers le Père, dans le Fils, inscrit dans la vie
sacrifice (martyre), avec résultat incertain pour le salut individuel. quotidienne normale (famille, travail), et en lien avec le monde, engageant dans le sens de la charité, de
Protagoniste : un homme ou une femme détaché(e) du désir sensible et tourné (e) ) vers le service de la justice, du respect des autres (pluralisme), sur un fond de liberté de conscience et de parole, et une
Dieu, à distance du monde pécheur- qui compte sur Dieu et veut imiter Jésus-Christ, tout en restant dim. communautaire. Protagoniste : un sujet prenant au sérieux sa vie de foi, qui compte sur un Dieu
conscient(e) de la difficulté de l’entreprise. La personne s’astreint à des pratiques pieuses, éventuellement Père Fils et Esprit, généreux et aimant – et veut suivre le Christ (comme on suivrait un compagnon de
oblatives. route). Il/elle compte sur la valeur de l’action juste, investit la valeur de la solidarité, du collectif.
Mot d’ordre : le détachement par rapport au monde. Modèle : le moine, renonçant à l’exercice de la
Dialectique immanence/ transcendance, ici-bas et eschatologie.
sexualité.
La souffrance vue comme une conséquence du péché, méritée et sanctificatrice. Mot d’ordre : l’engagement dans le monde, la participation à la mission de l’Eglise. Modèle : le laïc
But : être admis par Dieu dans le petit nombre des « Saints » et dans la communion bienheureuse avec engagé. La souffrance vue comme un appel à s’engager, et un indice de la véritable suite du Christ (dans
Lui, en évitant l’enfer promis à la multitude. Forte orientation eschatologique ; prédominance du salut des le volet missionnaire) : acceptation du chemin pascal.
âmes, la sainteté comme ascèse purificatrice, coupure d’avec le monde pécheur. But : construire le Royaume, vivre en communion avec un Dieu bon.
Domination sur le corps, dévalorisation moralisée du matériel Corps-âme-esprit unifiés, intégration du matériel comme lieu du spirituel incarné

406
Influences conscientes ou non Incompatibilités, antinomies, et rejets assumés
Figure 2 La cellule conjugale
Construction de la conjugalité en Occident :

- de l’instrumentalisation sociale à l’autonomie décisionnaire


- de la reproduction des rapports sociaux à la spécification relationnelle (amour de couple/parental)

société société

tribu tribu

famille élargie
famille élargie

"cellule
"cellule
conjugale"
conjugale"

enfants issus enfants issus de


de l'union l'union

Domination de type En couple : de l’agapè à En famille nucléaire : Autorité


patriarcal l’amour eros/philia/agapè bienveillante & négociation
soumission au « Père »
407
Figure 3 Le couple électif

1. Il se choisit
librement par
amour & pour
l’amour
6. Ses membres 2. Il se re-choisit
envisagent de chaque jour au nom
de l’amour, ce qui
fonder un nouveau suppose une
couple en cas de implication pour
séparation durer
Le couple électif
marié ou non,
éventuellement
recomposé
5. En cas de difficultés
qu'il considère comme 3. Il partage une
sérieuses, il se donne communauté de toit,
le droit de continuer ou de table et de lit
de s’arrêter, à partir de
ses critères propres
4. Il souhaite un ou
des enfants ; il
choisit de les avoir
quand il se sent
prêt 408
Figure 4 Spiritualité coélective et spiritualité conjugale
SPIRITUALITE COELECTIVE SPIRITUALITE CONJUGALE

Couples électifs (cf. fig. 3) Epoux chrétiens


Dédiée
aux…

couples mariés ou non couples mariés devant les hommes et devant Dieu

SPIRITUALITE EVENTUELLEMENT CHRETIENNE SPIRITUALITE CHRETIENNE


- IMPORTANCE ACCORDEE A LA VALEUR AMOUR - IMPORTANCE ACCORDEE A LA VALEUR DE
L’ENGAGEMENT
Cadre

- PROJET D’UN AMOUR MUTUEL ESPERE DURABLE - PROJET D’UN COUPLE POUR TOUTE LA VIE
- ON DESIRE LA PLUPART DU TEMPS UN ou DES - ON SE MARIE POUR FONDER UNE FAMILLE ; ON
ENFANTS, venant QUAND ON SE SENT PRET - ACCUEILLE LES ENFANTS MEME INATTENDUS -
PARENTALITE A DISTANCE, SI RUPTURE PARENTALITE DE PROXIMITE
RECOMPOSITION ULTERIEURE
- INFLUENCE EVENTUELLE DES VISIONS ECCLESIALES -INFLUENCE REELLE, sinon DECISIVE, DES VISIONS
INVESTIES TRES DIVERSEMENT EN CE QUI ECCLESIALES CORRESPONDANTES, EN CE QUI
CONCERNE LA DISCIPLINE ET LA MORALE CONCERNE LA DISCIPLINE ET LA MORALE
FAMILIALE (RESERVEES AUX CHRETIENS EN TANT FAMILIALE (sauf, souvent, la contraception) –
QU’IDEAL) – INDIFFERENCE OU REJET GLOBAUX DE mais sensibilités différentes sur ce sujet
LA PART DES NON CHRETIENS
- OUVERTURE PERSONNELLE PLUTÔT MODESTE AUX - OBSERVANCE SUPPOSEE DE LA PRATIQUE
Caractéristiques

OFFRES LITURGIQUES ET SACRAMENTELLES LITURGIQUE ET SACRAMENTELLE DE L’EGLISE DE


CHRETIENNES RATTACHEMENT
- LIBERTE + FIDELITE ATTENDUE de l’autre, pas - LIBERTE & FIDELITE + FECONDITE (AVEC
toujours observée pour soi / FECONDITE CHOISIE / ESPACEMENT NAISSANCE « NATUREL » ou non), +
INDISSOLUBILITE de l’ , mais pas du couple INDISSOLUBILITE ou DURABILITE DU MARIAGE
(fondation d’un nouveau couple en cas d’échec) « DE PRINCIPE » (selon confessions)
- QUETE D’IDENTITE, DE VERITE, ET DE SENS - VIVRE SON COUPLE EN DIEU ET VIVRE SA FOI AU
(HARMONIE DE VIE) SEIN DU COUPLE
- REFUS DE CE QUI SERAIT VECU COMME UN - ACCEPTATION DES DIFFICULTES DANS LA QUETE
ENFERMEMENT SACRIFICIEL D’HARMONIE
- ETHIQUE SOCIALE (LAICISEE VOIRE CHRETIENNE) - ETHIQUE SOCIALE CHRETIENNE PLUS OU MOINS
INVESTIE PERSONNELLEMENT ET EN COUPLE SELON INVESTIE SELON LES SENSIBILITES ECCLESIALES ET
UNE INTERPRETATION PERSONNALISEE MILIEUX
LOI DU DON (psychosociologie du don) DYNAMIQUE TRINITAIRE (spiritualité du don)
systématis°
Eléments

proposés

- promesse et alliance humaines - Promesse et Alliance humaines et divines


- intimité - communion intime des personnes
- couple comme communauté sociale - couple comme communauté de disciples et
d’apôtres sous l’impulsion de l’Esprit
VISION REJETANT LA CULPABILISATION VISION INTEGRANT LE PECHE, et cherchant le
PERSONNELLE, et cherchant la GUERISON LA PLUS SALUT en priorité, sans le rejeter dans l’au-delà ;
RAPIDE POSSIBLE en priorité ; donc, comment… donc, comment…
spécifiques
Questions

AFFRONTER LE PROBLEME DU MAL (surtout agi) ? PENSER LE LIEN ENTRE LE MAL SUBI /AGI ET LES
BLESSURES du PSYCHISME (psy/spi) ?
ENVISAGER LA DYNAMIQUE SPIRITUELLE, sans ENVISAGER LA DYNAMIQUE PROPREMENT
vouloir inclure toujours une TRANSCENDANCE ? HUMAINE, sans fuir l’IMMANENCE ?
DEVENIR SOI, se PROTEGER et AIMER VRAIMENT ? AIMER l’autre/Dieu et rester/devenir SOI ?
Le juste rapport à la loi
- Le juste rapport à la vulnérabilité
communs
communs
Tensions

- Le juste rapport au corps


Points

- Spiritualité incarnée, impliquant le corps


- Prise en compte de l’amour eros/philia/agapè
Prise en compte du sujet et de la conscience

409
Figure 5 La dynamique pneumatologique

• Impulse la dynamique du créé


• Habite l'église dans son être
• En humanité, stimule les créativités communautaire et son agir ecclésial
intellectuelles, artistiques, sociales • Donne la force de faire vivre la triade
missionnaire
leitourgia/marturia/diakonia dans un
• Notamment, suscite l'élaboration esprit de communion (koinonia)
d'outils pertinents au service des • Notamment, dispense la grâce des
relations dans le couple et dans la L'Esprit à L'Esprit sacrements et des bénédictions
société l'oeuvre dans (co)instituant réalisés en Eglise
le monde l'Eglise

• Incite aux dynamiques de vie


et d'amour oblatif
L'Esprit L'Esprit
• Aide chaque croyant à devenir
• Rend créatif au service du bien animant les animant les Fils ou Fille, se laisser sauver par le
commun
personnes de croyants Christ, se laisser renouveler en
Esprit et à construire le Royaume
• Notamment, en couple : inspire bonne volonté chrétiens • Notamment, invite le couple
le désir de faire réussir son couple et
croyant à bénéficier des ressources
sa famille, soutient dans l'épreuve, promeut spirituelles proposées par l'Eglise, et
la communauté coélective, pousse à prendre à développer sa relation à Dieu pour
des moyens pour avancer sur ce chemin vivre pleinement sa vocation

410
BIBLIOGRAPHIE
1. THEOLOGIE

1.1 Sources traditionnelles1603

A. Références bibliques
Ancien Testament
Genèse 1-4, en général : p. 36, 42, 139-140, 212-215, 223, 235, 243, 298, 332, 353, 370. Gn 1, 1-2 (36), Gn 2, 23
(39), Gn 2, 24 (222), Gn 2, 7 (39-40), Gn 41, 38 (37) - Exode en général p. 213, 215-216, 220. Ex 1, 3 (37).
Nombres : Nb 11 et 11, 25 (37), Nb 27, 18 (36), Nb 36 (212).
Deutéronome : Dt 5, 9 (216) Dt 9, 34 (37), Dt 34, 9 (37). Juges : Jg 3, 10 ; 6, 34 ; 14, 6 ; 15, 14 ; 16, 19 (36-37).
Samuel en général p. 215. 1 S 10, 6 (36) I S 16, 13-14 (37), 1 S 18,1 (39), I S 19, 23 (37).
Ruth : Rt 4, 18-22 (212) - Rois en général p. 50. I R 18, 12 (37), 1 R 21 (212). II R 2, 15 (37).
Chroniques : 1 Ch en général p. 212. 1 Ch 12, 19 (36). 2 Ch 6, 32-33 (214), 2 Ch 24, 20 (36).
Esdras (ou Néhémie) : Esd 2 (212), Ne 7 (212) - Maccabées : 2 Ma 7, 7-9 (141) - Job : Jb 32, 8 (37).
Psaumes en général p. 145 et 304. Ps 16,7-9 ; 35,9-10 (39), Ps 51, 12s (216), Ps 103,1 (39).
Proverbes : Pr 12,10 ; 13,2 (39). Cantiques des Cantiques en général p. 50, 212, 217, 218, 229, 295, 299.
La Sagesse en général p. 38, 40, 49, 59, 105. Sg 1, 123-150 (141).
Isaïe en général p. 45, 218. 1 Is 11, 4 (155), 1 Is 42, 1 (37), 2 Is 49, 6 (214). Is 51, 1 (37).
Malachie : Ma 2, 14-16 (216) - Jérémie : Jr 30, 3 ; 31, 27-34 ; 32, 37-41 (216).
Lamentations : Lm 2,11 (39). Jonas : Jon 2, 6 (39).
Ezéchiel : Ez 8, 3 (37), Ez 11, 17-20 ; 16, 59-63 ; 36, 22-32 ; 37, 21-28 (39 et 216). Joël : Joël 2, 28 (155).
Nouveau Testament
Synoptiques :
Mattthieu en général p. 45, 220-221. Mt 3, 10-12 (45), Mt 3, 16 (41), Mt 4, 20 ; 9,15 (222), Mt 10, 13 (286), Mt
16,17 (39), Mt 16, 23 (112), Mt 19 (222), Mt 19,5 (222), Mt 19, 10-12 (225), Mt 19, 29 (207), Mt 23, 33 (112), Mt
25 (156).
Luc en général p. 44, 45, 137, 219. Lc 1, 34-35 (41), Lc 2,14 (133), Lc 3, 22 (41), Lc 12, 54-56 (52), Lc 14, 25-33
(207).
Marc en général p. 52. Mc 1, 10 (41), Mc 10, 17-22 (208), Mc 10, 29-30 (207).
Jean en général p. 41-42, 44, 45, 48, 55. Jn 1, 4-5 (46), Jn 1, 14 (42), Jn 1, 25 (52), Jn 1, 35-39 ; 1,47-51 (208), Jn 3,
16 (51), Jn 3, 5-8 ; 3, 32 ; 7, 37 ; Jn 7, 37b-39 (41), Jn 6-11 ; 13, 4-9 (208), Jn 14, 16-17, 26 (48), Jn 14, 30 (46), Jn
14-17 (47), Jn 15, 5 (136), Jn 15, 26 (62), Jn 16, 7-15 (48), Jn 17, 1 (208), Jn 20, 22 (41).
Actes en général p. 41, 45, 219, 225. Ac 2, 3 ; 2, 20 (41).
Epîtres aux…
Romains en général p. 42, 52 (dont chapitre 8). Rm 1, 16 (139), Rm 5, 5 (136), Rm 5, 12 (139), Rm 7, 22 – 24 (46),
Rm 8,1-17, 5 (47), Rm 8, 18-27 (45), Rm 8, 22 ; 8, 24 (141).
Corinthiens : 1 Corinthiens en général p. 43. 1 Co 2, 13 (45), 1 Co 2,14-3,3 (24), 1 Co 6 (42), 1 Co 6, 1-2 (46), 1 Co
6,12-20 (39), 1 Co 7, 1 ; 7, 20-40 (46), 1 Co 15 ; 15,35-50 (47), 1 Co 15,50 (39). 2 Co 4, 16 ; 4, 16-18 ; 5, 1-5 (43), 2
Co 12,1-10 (47), 2 Co 13, 13 (48).
Galates en général p. 42 et 225. Ga 2, 20 (52), Ga 3, 2 (45), Ga 5,13-25 (47).
Ephésiens en général p. 42, 43, 45, 225, 223.
Philippiens en général p. 42. Ph 3,12 (50), Ph 3,16 (53), Ph 4, 8 (155).
Colossiens en général p. 42. Col 1,14 (139) Col 1, 15 (143).
Thessaloniciens 1 et 2 en général p. 42. 1 Th 5, 23 (42).
Timothée 1 et 2 p. 42. 2 Tm 3, 16 (208) - Tite et Philémon en général p. 42.
Hébreux en général p. 52, 53, 209. He 11,10 (138).
Lettres de Pierre en général p. 41, 45, 53 ; de Jacques p. 209 ; 2 de Jean p. 209.

1603
Les références sont classées suivant leur l’ordre d’apparition dans le texte biblique. Le numéro de page de la
thèse est indiqué quand il correspondant à une allusion générale. La pagination est rapportée entre parenthèses
lorsqu’il s’agit une référence à un extrait précis.

411
Livre de l’Apocalypse en général p. 51, 224, 225. Ap 19, 1-10 ; 19, 6-8 (138), Ap 19, 7-9 (224), Ap 21,2 (138), Ap.
21, 2.9 (224).

Citations bibliques en lien avec le thème du couple et de la famille :

Genèse : Gn 1, 26 (49), Gn 1, 28 (213), Gn 2, 23 (236), Gn 2, 24 (222, 227), Gn 5 ; 10 ; 11, 10-27 (212) Gn 17


(214) Gn 19, 36-38 ; 22, 20-24 ; 36 (212) - Exode : Ex 6, 14-20 ( 212), Ex 20, 5 et 34, 14 (216).
Daniel en général p. 219 - Nombres : Nb 36 (212) - Tobie en général p. 50, 215-216, 297.
Proverbes : Pr 5, 18-19 (39, 212) - Cantique des Cantiques en général p. 212, 217-218, 229, 294, 298.
Isaïe : 2 Is 61, 10 et 62, 5 (222) - Osée en général p. 207, 217. Os, 2, 19-21 (336).
Ephésiens en général p. 225. Eph 5 p. 45, 222, 224, 232, 335, 355, 382.
Synoptiques : Matthieu : Mt 22,1-10, Mt 25,1-10 (222).
Luc en général p. 219, 220, 221. Lc 1, 1-9 50 (219), Lc 1, 69 et 77 (220).
Epîtres aux… Romains : Rm 16, 4 (138) - Corinthiens en général p. 42 ; 1 Co p. 46, 225, 229. 1 Co 7 (235, 237), 1
Co 7, 4 (42), 1 Co 7, 20-40 ; 9, 5 (219), 1 Co 11,7-9 (361), 1 Co 12,18-21 ; 12,27 (224).
Colossiens en général p. 225.

B. Sources patristiques
AMBROISE, Traité des Mystères, 7, 42, et Traité des Sacrements, L. III – 2, 8.
AUGUSTIN, Commentaires sur les Psaumes, Ps. 90. De Trinitate. Confessions.
CYPRIEN, Les Habits des Vierges, 22, PL 4, 462.
IRENEE, Adversus Haerenses IV, 20, 1.
PSEUDO DEMOSTHENE, Contra Néairia, 122.
SENEQUE, Traité des Bienfaits.

Sources patristiques en lien avec le thème du couple et de la famille :

JEAN CHRYSOSTOME IIIe homélie « Sur le choix d’une épouse ».


TERTULLIEN, Ad uxorem 2, 9.
QUERE JAULMES F., La femme. Les grands textes des Pères de l’Eglise, Paris, Ed. Centurion, 1968.

1.2 Exégèse et théologie biblique

Ancien Testament
AUWERS J.-M. (dir.), Regards croisés sur le Cantique des Cantiques, Bruxelles, Ed. Lessius, 2005.
CHARLAND P., Le Roman de Tobit : filiation, fiction et vérité : une lecture théologique, thèse de
doctorat de théologie catholique de l’université de Strasbourg, 2004.
CHRETIEN J.-L., Symbolique du Corps, la tradition chrétienne du Cantique des Cantiques, Paris, Ed.
PUF, coll. Epiméthée, 2005.
DORE D., « Le livre de Tobie ou le secret du Roi », Cahiers Evangile 101, Paris, Ed. Cerf, 1997.
JACOB E., Commentaire de l’Ancien Testament, Neuchâtel, Ed. Delachaux et Nestlé, 1965.
MARCHADOUR A., Genèse, Paris, Ed. Le Centurion, 1999.
MOUGHTHIN-MUMBY S., Sexual and marital metaphors in Hosea, Jeremiah, Isaiah and Ezekiel,
Oxford, Ed. Oxford University Press, coll. Oxford theological monographs, 2008.
PINÇON B., Le couple dans l’Ancien Testament, Paris, Ed. Cerf, coll. Cahiers Evangile, 2011.
POCHON M., Adam et Eve, mémoire d’un avenir, Paris, revue Vie Chrétienne, suppl. n° 413, 1996.
RÖMER T., Abraham, Nouvelle jeunesse d’un ancêtre, Genève, Ed. Labor et Fides, 1997.
Nouveau Testament
BOUTTIER M., L’Epître de Saint Paul aux Ephésiens, Paris, Ed. Labor et Fides, 1991.
BOVON F., L’Evangile selon saint Luc (1, 1-9, 50), Genève, Ed. Labor et Fides, 2007.
BULTMANN R., Theology of the New Testament, vol II, London, Ed. SCM Press, 1952.
DIETZFELBINGER C., Der Abschied des Kommenden. Eine Auslegung der johanneischen
Abschiedsreden, Tübingen, Ed. Mohr, 1997.
LIAUTAUD J.-M., licence canonique de théologie catholique au Centre Sèvres, « Aux noces du Fils,
enquête sur le Christ-époux dans les Evangiles », 10 mai 1996.
MAINVILLE O., Ecrits et milieu du Nouveau Testament : une introduction, Paris, Ed. Mediaspaul, 1999.

412
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biblique, Institut Saint-Serge, site www. bible-service.net, consulté le 31. 12. 2014.
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www.revues-etr.org, consulté le 20. 02. 2015.
RIGAUX B., Témoignage de l’Evangile de Luc, Paris, Ed. DDB., 1970.
TRIMAILLE M., La première lettre aux Thessaloniciens (C.E. 39), Paris, Ed. Cerf, 1982.

Thématiques globales
BEAUCAMP E., Les grands thèmes de l’Alliance, Paris, Ed. Cerf, 1988.
VERMEYLEN J., Le Dieu de la Promesse et le Dieu de l’Alliance, Paris, Ed. Cerf, 1986.
YOU F., D’alliance en alliance, Dieu se donne, à l’écoute de la pédagogie divine, Paris, Ed. Médiaspaul,
2012.

Etudes et réflexions exégétiques en lien avec le thème du couple et de la famille :

AUWERS J.-M. (dir.), Regards croisés sur le Cantique des Cantiques, Bruxelles, Ed. Lessius, 2005.
BERGEY R., « La célébration de la sexualité, le Cantique des Cantiques », site www.
larevuereformee.net, consulté le 04. 10. 2011.
WENIN A., « Humain et nature, femme et homme : différences fondatrices ou initiales ? Réflexions à
partir des récits de création en Genèse 1, 3 », Revue de RSR, t. 101, 2013/3.

1.3 Pensées théologiques

A. Œuvres théologiques
BALTHASAR H. U., La Gloire et la Croix, Dramatique Divine, Théologique.
BRUNNER E., La doctrine chrétienne de Dieu, t.1. Dogmatique, Paris, Ed. Labor et Fides, 1964.
DORE J., La Grâce de croire, I La Révélation, Paris, Ed. Ateliers, 2003.
DORE J., La Grâce de croire, III La Théologie, Paris, Ed. Ateliers, 2004.
EVDOKIMOV P., L'Orthodoxie, Paris, Ed. DDB, 1979.
GEFFRE C., Profession Théologien, quelle pensée chrétienne pour le XXIe s. ?, Paris, Ed. Albin Michel,
2012.
GESCHE A., « La création : cosmologie et anthropologie » in Revue théologique de Louvain, 4e année,
fasc. 2, 1983.
GESCHE A., Théologie dogmatique, dans B. LAURET et F. REFOULE (dir.), Initiation à la pratique de
la théologie, Tome I, Paris, Ed. Cerf, 1982.
GESCHE A., Topiques de la question de Dieu, Revue théologie de Louvain, vol. 5, n° 3.
GHERARDINI B., « Le Dieu de Jésus-Christ », traduction publiée le 30. 01. 2010, site www.
disputationes.over-blog.com, consulté le 17. 07. 2013.
Entretien de Lumière et Vie avec C. THEOBALD, site lumiere-et-vie.fr, consulté le 10. 02. 2015.
GOUNELLE A., « La justification par grâce », site www. andregounelle.fr, cours, 1998.
GRATIEN, Décret.
KEHL A., Et Dieu vit que cela était bon. Une théologie de la création, Paris, Ed. Cerf, coll. Cogitatio
Fidei, 2008.
LEMIEUX R., « Théologie de l’Écriture et écriture théologique : l’invention de l’Autre », Laval
théologique et philosophique, « La théologie dans le champ littéraire », volume 58, n° 2, 2002.
LOMBARD P., Sentences.
PANNENBERG W., Théologie systématique III, Paris, Ed. Cerf, 2013.
LUTHER M., De la captivité babylonienne, in Martin Luther Œuvres t. II., Genève, Ed. Labor et Fides,
1958.
Martin Luther, Œuvres, I, éd. M. LIENHARD et M. ARNOLD, Paris, Ed. NRF-Gallimard, 1999.
Œuvres de Martin Luther II, Les Livres symboliques, trad. A. Jundt, Paris, Ed. Je sers, 1948.
RAHNER K., Traité fondamental de la foi, trad. fr., Paris, Ed. Centurion, 1983.
RAHNER K., « A la recherche d’un abrégé de la foi chrétienne », revue Concilium n° 23, p. 65-76.
SALES FRANÇOIS (de), Introduction à la vie dévote.
SIEGWALT G. Dogmatique pour la catholicité évangélique, système mystagogique de la foi chrétienne,
III, Paris, Ed. Cerf, 2000.

413
THEOBALD C., « Dieu qui vient à l’homme. A propos de la « théologie systématique » de Joseph
Moingt », revue RSR, t. 92, 2004.2.
THEOBALD C., Le christianisme comme style. Une manière de faire de la théologie en postmodernité, 2
vol., Paris, Ed. Cerf, 2007.
THEOBALD C., La Révélation tout simplement, Paris, Ed. Atelier/Ed. Ouvrières, 2006.
THOMAS D’AQUIN, Somme.
VARILLON F., Un abrégé de la foi catholique, Paris, Ed. Bayard, 2006.

B. Monographies et études théologiques


FAGUET E., Mgr Dupanloup, un grand évêque, Paris, Ed. Hachette, 1914.
LAJEUNIE E., M., Saint François de Sales. L'homme, la pensée, l'action, Paris, Ed. Guy Victor, 1966.
LIENHARD M., Martin Luther, un temps, une vie, un message, Genève, Ed. Labor et Fides, 1991.
WAGNER J-P., Cours de Licence de théologie catholique, Edition 2006 « Saint François de Sales ».

1.4 Sotériologie, christologie et missiologie

BARON M.-C., « Le salut en Jésus-Christ », Centre de l’Ermitage, Versailles, 16. 01. 2010.
BROUILLETTE A., L’Esprit, incarnateur du salut, Lecture sotériologique et pneumatologique de
l’œuvre de sainte Thérèse d’Avila, Thèse de Doctorat en théologie, Univ. Laval, Québec, 2013.
COPPENS J., Le Messianisme Royal. Ses origines. Son développement. Son accomplissement, Paris, Ed.
Cerf, 1968.
CULLMANN O., Christ et le temps : temps et histoire dans le christianisme primitif (trad. en français
1947), et Le Salut dans l'histoire (trad. en français 1966).
DENEKEN M., La foi pascale, rendre compte de la résurrection de Jésus aujourd’hui, Paris, Ed. Cerf,
1997.
DUPUIS J., s.j., « Le Verbe de Dieu, Jésus-Christ et les religions du monde », revue NRT 123/4, 2001.
DURAND E., L’offre universelle du salut en Christ, Paris, Ed. Cerf, 2012.
DURRWELL F.-X., La résurrection de Jésus mystère de salut, Paris, Ed. Cerf, 1976.
KASPER W., Jésus le Christ, Paris, Ed. Cerf, 2010.
LEHMANN K., « Conférence », DORE J. & XIBAUT B., Jésus, le Christ et les christologies, Paris, Ed.
Mame-Desclée, 2011.
LESEGRETAIN C., journal La Croix, « Le salut », 15-16. 02. 2014.
PARMENTIER E., « Note sur Bernard Sesboüé, Sauvés par la grâce. Les débats sur la justification du
XVIe siècle à nos jours », revue Recherches de Science Religieuse, t. 98, 2/2010.
RÖMER T., « Roi et messie. Idéologie royale et invention du messianisme dans le judaïsme ancien », p.
30-35, 15. 10. 2010, site www. digitorient.com, consulté le 14. 02. 2014.
SESBOÜE B., Jésus-Christ, l’unique Médiateur, Les récits du salut, t. 2, Paris, Ed. Desclée, 1995.
SIEGWALT G. « Sotériologie : bénédiction, salut et rédemption », site www. religion-theologie.fr,
décembre 2013.
UGEUX B., « Le corps, lieu du salut ? » revue Sources n° 3, tome XXXIII, 2007, p. 121-129.
WACKENHEIM C. (hommage à), Passeurs d’Espérance, recherches sur le sens chrétien du salut, Paris,
Ed. Lethielleux, 2011.

1.4 Pneumatologie et études trinitaires

A. Pneumatologie païenne
BRUN P., « L’esprit dans tous ses états, de l’esprit ou pneuma », avril-2012, site www. reseau-regain.net,
consulté le 17. 01. 2013.
VERBEKE G., L’Évolution de la doctrine du pneuma des stoïciens à Saint Augustin, Paris, Ed. DDB,
1945.
B. Pneumatologie chrétienne
Au présent de l’Esprit, colloque Centre Sèvres 1998, Paris, Ed. Mediasèvres, 1999.
Articles : THEOBALD C., « L’Esprit Mystagogue » - FEDOU M., « Semences du verbe et expérience de
l’Esprit » - COMEAU G., « Présence universelle de l’Esprit et pluralisme religieux ».
BESSIERE G., Le feu qui rafraîchit, Paris, Ed. Cerf, 1978.

414
BLASER K., « La pneumatologie de Jürgen Moltmann », Revue de théologie et de philosophie n° 132
(2000).
CHEVALLIER M.-A.., Souffle de Dieu, le Saint Esprit dans le Nouveau Testament, Paris, Ed.
Beauchesne, 1991.
CONGAR Y., « Pneumatologie ou « christomonisme » dans la tradition latine ? », Ephemerides
theologicae Lovanienses 45, 1969, p. 354-416.
CONGAR Y., Je crois au Saint Esprit, Paris, Ed. Cerf, 1995.
DAGENS C., Le Maître de l’Impossible, Paris, Ed. Fayard, 1982, p. 117.
L’expérience de Dieu et le Saint Esprit, immédiatetés et médiation, Actes du colloque de Strasbourg,
Paris, Ed. Beauchesne, 1985.
HOLL A., Die linke Hand Gottes, München, Ed. List Verlag, 1997.
LAURENTIN R., L’Esprit Saint cet inconnu, découvrir son expérience et sa personne, Paris, Ed. Fayard,
1997.
Mc DONNELL K., The other Hand of God, The Holy Spirit as the universal Touch and Goal,
Collegeville, Ed. Lit. Press, A. Michael Glazier Book, 2003.
MOLTMANN J., L’Esprit qui donne la vie, Une pneumatologie intégrale, Paris, Ed. Cerf, 1999.
SAGNE J.-C., La vie dans l’Esprit, Paris, Ed. Salvator, 2012.
VAN ERP S., “The Sacrament of the World”, ET Studies (Journal of the European Society for Catholic
Theology), Leuven, Ed. Peeters, 2015.

C. Etudes trinitaires
CHALAMET C., VIAL M. (éd), Développements récents en théologie trinitaire dans l’ère anglo-
saxonne, Zürich, Berlin, Münster, Ed. Lit-Verlag, 2014.
Articles : SCHWÖBEL C., « Où en sommes-nous en matière de théologie trinitaire ? Ressources, révisions et
réévaluations », p. 13-74 - VIAL M., « Trinité et attributs divins chez Colin Gunton », p. 143-156.
DURAND E. et HOLZER V., Les réalisations du renouveau trinitaire au XXe siècle, Paris, Ed. Cerf,
2010.
Articles : ALLARD M., « Régimes analytiques et postmodernes pour « De la Trinité » - ROQUE B.-M., « Après
Auschwitz, quelles possibilités pour la christologie et la théologie trinitaire, selon J.B. Metz ? » - ROUTHIER G.,
« Vatican II et le renouveau ecclésiologique de la théologie trinitaire ».
DUWELZ M., « la Trinité : Cinq siècles d’histoire du dogme », Institut Supérieur de Théologie, Nice,
Sophia Antipolis, 2011.
Mc DONNELL K., “A Trinitarian theology of the Holy Spirit”, Theological Studies vol. 46, 1985.
MOLTMANN J., Trinité et royaume de Dieu, édition française : Paris, Ed. Cerf, 1984.

1.5 Ecclésiologie, pastorale et sacramentaire

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l’engendrement, Montréal, Bruxelles, Paris, Ed. L’Atelier, 2008.
BAUM G., « Le Concile Vatican II et la réforme de l’Église », site www. culture-et-foi.com, consulté le
27. 02. 2015.
BISCHWENDE R., « Église-famille-de-Dieu». Esquisse d'ecclésiologie africaine, Paris, Ed.
L'Harmattan, 2001.
BORDEYNE Ph. et MORRILL B.T., Les Sacrements, révélation de l’humanité de Dieu, Paris, Ed. Cerf,
coll. Cogitatio Fidei n° 263, 2008.
BORDEYNE Ph. et VILLEMIN L. (dir), Vatican II et la théologie, perspectives pour le XXIe s., Paris, Ed.
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CHAUVET L-M., Le corps, chemin de Dieu ; les sacrements, Paris, Ed. Bayard, 2010.
CHRISTOPHE P., L’Eglise dans l’histoire des hommes du XVe s. à nos jours, t 2, Limoges, Ed. Droguet-
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CLAVIER M., « La miséricorde en liturgie », revue Prions en Eglise, 04/2016.
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Numéro H-S « Vatican II, Histoire et actualité d’un concile », revue Etudes, 2006.
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Revue de droit canonique 60.
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RATZINGER J., intervention au Congrès international sur la mise en œuvre du concile œcuménique
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recherches « Vatican II, la divine surprise ».

Approches théologiques portant sur le mariage chrétien :

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ADNES P., Le mariage, Tournai, Ed. Desclée, Théologie sacramentaire n° 5, 1963.
BEAUX D., Se marier, Christianisme, Islam, Judaïsme, Paris, Ed. Bréal, 2006.
BONNET L., La communauté de vie conjugale au regard des lois de l’Eglise catholique, Paris, Ed. Cerf,
2004.
BORDEYNE Ph., Ethique pour le mariage. La vocation sociale de l’amour, Paris, Ed. DDB, 2010.
BORDEYNE Ph., conférence du carême 2011, « La famille, comme église domestique », site www.
paris.catholique.fr, consulté le 27. 01. 2016.
BÜRKI B., Bénédiction nuptiale à l’horizon œcuménique, Fribourg, Ed. Academic Press, 2011.
CARBONNIER-BURCKARD M., « Les Réformateurs et le mariage pour tous au XVIe s. », revue
Evangile et liberté, n° 267, mars 2013.
CHAUVET L.-M., Le mariage un sacrement pas comme les autres, in La Maison-Dieu 127, 1976.
CHAUVET L.-M. (dir.), Le mariage entre hier et demain, Paris, Ed. Atelier, 2003.
Articles : BORDEYNE Ph., « Est-il moral de proposer le mariage catholique ? » - HEBERT G., « Du corps à la
chair » - MATHON G., « L’histoire du mariage sacramentel » - PARMENTIER E., « Perplexités des Eglises de la
Réforme » - SCOUARNEC M., « Des pasteurs perplexes ».
CUCHET G., « Quelques données concernant l’encyclique Casti Connubii », site www. academia.edu,
consulté le 20. 03. 2014.
DEHEUVELS N. et PAYA C. (dir.), Famille et Conjugalité, Regards chrétiens pluridisciplinaires,
Charols, Ed. Excelsis, 2016 : article : LACROIX X. « Le mariage comme projet de vie ».
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Paris, Ed. Lethielleux/DDB, coll. Spiritualité, édit. 2011.
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neuilly.com, consulté le 29. 09. 2015.
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spiritualité au départ de la perspective catholique », n° 18, 2012.
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LACROIX X., Le mariage tout simplement, Paris, Ed. Atelier, 1994.
Articles : LACROIX X., « La parole inscrite dans la chair » - VASSE D., « Le mariage, chemin intérieur ».
LE BRAS G., « Le mariage dans la théologie et le droit de l’Église du XIe au XIIIe s. », Cahiers de
civilisation médiévale, vol. 11, n° 42, 1968.
LECLERCQ J., Le Mariage vu par les moines au XIIe s., et L’Amour vu par les moines au XIIe s., Paris,
Ed. Cerf, 1983.
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MATHON G., Le Mariage des chrétiens, Paris, Ed. DDB, 1993.
MATTHEEUWS A., « Union et procréation ». Développements de la doctrine des fins du mariage, Paris,
Ed. Cerf, 1989.
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OUELLET M., conférence « Le sacrement du mariage dans la mission de l’Eglise », Assemblée plénière
des évêques à Lourdes, 2001.
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Eglises de la Réforme », revue Intams n° 11, 2005.
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réformée pour l’œcuménisme », revue Intams n° 18, 2012.
ROLLET H., Jean Viollet, homme de l’avenir, Paris, Ed. Beauchesne, 1978.
SCHILLEBEECKX E., Le mariage : réalité terrestre et mystère du salut, Paris, Ed. Cerf, Coll. Cogitatio
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1.6 Théologie spirituelle et spiritualité

A. Traités et réflexions relatifs à la théologie spirituelle


BERNARD C. A., Traité de théologie spirituelle, Paris, Ed. Cerf, 2005.
BERNARD C. A., Théologie Mystique, Paris, Ed. Cerf, 2005.
BOUYER L., Histoire de la spiritualité chrétienne, t. 1, Paris, Ed. Cerf, 2011.
COLLECTIF, Dictionnaire de la spiritualité ascétique et mystique, Paris, Ed. Beauchesne, 1990.
DUPUY M., « Spiritualité », Dictionnaire de la spiritualité, Paris, Ed. Beauchesne, 1990.
LOSSKY V., Essai sur la théologie mystique de l'Eglise d'Orient, Paris, Ed. Aubier, 1944.
PEYROUS B., L’itinéraire de la vie spirituelle, comment vivre avec Dieu, Paris, Ed. Emmanuel, 2013.
ROBERT S., « Vocation actuelle de la théologie spirituelle », Recherches de Science religieuse 97/1,
2009.
SUOBRACK J., Spiritualität, in Sacramentum mundi. Theologisches Lexikon für die Praxis, IV,
Freiburg-Basel- Wien, Ed. Herder, 1968, p. 67.
THEOBALD C., « La « théologie spirituelle » : point critique pour la théologie dogmatique », Nouvelle
Revue Théologique, mars/avril 1995, p. 178-198.
VAUCHEZ A., La spiritualité du Moyen-Âge occidental, VIIIe-XIIe s., Paris, Ed. PUF, 1975.
VAUCHEZ A. (dir.), Prophètes et prophétisme, Paris, Ed. Seuil, 2012.
WEISMAYER J., Leben in Fülle. Zur Geschichte und Theologie christlicher Spiritualität, Innsbrück-
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C. Quêtes spirituelles contemporaines


1) Approches globales :
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Articles : LE VALLOIS Ph., « Le nouvel âge de la spiritualité » - STAEHLER F., « Spiritualité sans Dieu,
christianisme athée, agnosticisme chrétien : des réalités du croire contemporain ». – PIRSON J., « De l’intime au
privé et au public. Analyse de démarches spirituelles au XXIe s. comme formes sociales : séparation, fusion ou
conjonction ? » - THIEL M.-J., « Ethique et spiritualité, l’esprit des soins ».
AULENBACHER C., Cours de Master II de théologie pratique, séance du 8 novembre 2011, Palais
Universitaire de Strasbourg.
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BERGERON R., Renaître à la spiritualité, Montréal, Ed. Fides, 2002.
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LESEGRETAIN C., journal La Croix, « Qui sont les nouveaux « chercheurs spirituels ? », 04. 03. 2015.
MENARD C. et VILLENEUVE F. (dir), Spiritualités contemporaines, défis culturels et théologiques,
Montréal, Ed. Fides, coll. « Héritage et projet », 1996.

2) Spiritualités non chrétiennes :


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spiritualité », La Revue Réformée n° 257, 2011.
BENSLAMA F., Un furieux désir de sacrifice. Le surmusulman, Paris, Ed. Seuil, 2016.
BISSON D., « La spiritualité au miroir de l’ultramodernité », revue Amnis n° 11, 10. 09. 2012, site www.
amnis.revues.org, consulté le 16. 01. 2013.
CAMUS S., POULAIN M., « La spiritualité : émergence d'une tendance dans la consommation », revue
Management & Avenir n° 19, 5/2008.
COMTE-SPONVILLE A., L’Esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu, Paris, Ed.
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DARAKI M., Une religiosité sans Dieu. Essai sur les stoïciens d’Athènes et Saint Augustin, Paris, Ed. La
Découverte, 1989.
ELIADE M., Le Chamanisme et les techniques archaïques de l'extase, Paris, Ed. Payot, 1968.
ELIADE M., « Le Chamanisme, expériences mystiques chez les primitifs », DAVY M.-M., Encyclopédie
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HOUZIAUX A. (dir.), Existe-t-il une spiritualité sans Dieu ?, Paris, Ed. Atelier, 2006.

3) New Age
Apologétique :
CAPRA F., The Turning Point : Science, Society and Rising Culture, New York, Ed. Bantams Book,
1983.
CORAK B., The Knowledge Book, Dunya Kardeslik Bircigi (Turquie), Ed. locale, 1996.
FERGUSON M., The Aquarian Conspiracy : Personal and Social Transformation in the 1980s, Los
Angeles, Ed. Tarcher, 1980 (en français Les enfants du verseau : pour un nouveau paradigme, Paris, Ed.
Calmann-Lévy, 1981).
URANTIA FONDATION, Book of Urantia, Chicago, Ed. Urantia, 1955.
Etudes critiques :
HANEGRAAFF W.- J., New Age Religion and Western Culture : Esotericism in the Mirror of Secular
Thought, Leiden, Ed. Brill, 1996.
HEELAS P. The New Age Movement : the Celebration of the Self and the Sacralization of Modernity,
Oxford, Ed. Oxford Press, 1996.

418
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2001.
SUTCLIFFE S., BOWMAN M. (red.), Beyond New Age : Exploring Alternative Spirituality, Edinburgh,
Ed. Paperback, 2000.
SUTCLIFFE S., Children of the New Age: a History of Spiritual Practices, London, Ed. Routhledge,
2003.

4) Articulation psychique/spirituel :
ARENES J., Croire au temps du dieu fragile. Psychanalyse du deuil de Dieu, Paris, Ed. Cerf, 2012.
ARENES J., La quête spirituelle hier et aujourd’hui, un point de vue psychanalytique, Paris, Ed. Cerf,
2011.
BIJU-DUVAL D., Le Psychique et le spirituel, Paris, Ed. Emmanuel, 2001.
DUMONT J.-N. (dir.), Vie spirituelle et psychologie, actes du colloque de Lyon, Paris, Ed. Emmanuel,
2003.
Revue Christus, L’Accompagnement spirituel, un art qui s’apprend, n°153-HS, 1992.
Articles : BELLET M., « Psychologie et spiritualité » - LESCANNE G., « Maturation humaine et croissance de la
foi ».

5) Spiritualités chrétiennes :
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BARTH S., Spiritualité du couple et corporéité, juin 2012, § III 1, l’« invention contemporaine du
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HOHWALD F., Entre Idéal d’Eglise et réalité vécue : le couple marié, disciple du Christ, thèse de
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1.7 Anthropologie théologique

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TORRELL J.-P., La Vierge Marie dans la foi catholique, Paris, Ed. du Cerf, coll. « Épiphanie », 2010.

B. Ethique
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WEBER M., L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme, publication en allemand en 1904 et 1905
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Ethique du couple et de la famille :

BIELER A., L’homme et la femme dans la morale calviniste, Genève, Ed. Labor et Fides, 1963.

420
FINO C., Pédagogie divine, l’action de Dieu dans la diversité des familles, Paris, Ed. Cerf, 2015.
Un chapitre particulier : BORDEYNE Ph., « La pédagogie divine suscite les commencements de
conversion ».
FUCHS E., Le désir et la tendresse ; pour une éthique chrétienne de la sexualité, Paris-Genève, Ed. Albin
Michel/Labor et Fides, 1999.
GREMION C., TOUZARD H., (et alii), L’Église et la contraception : l’urgence d’un changement, Paris,
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SEMEN Y., La sexualité selon Jean-Paul II, Paris, Ed. Presses de la Renaissance, 2004.
SEVEGRAND M., L’Amour en toutes lettres. Questions à l’abbé Viollet sur la sexualité, (1924-1943),
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SEVEGRAND M., Les Enfants du Bon Dieu, les catholiques français et la procréation au XXe s., Paris,
Ed. Albin Michel, 1995.
THIEL M.-J. (dir), Quand la vie naissante se termine, Strasbourg, Ed. P.U.S., 2010.

C. Anthropologie, histoire et sociologie religieuse


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1.8 Textes magistériels

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Mgr BILLE L.-M., « Conférence d’ouverture », Des temps nouveaux pour l’Evangile, Assemblée
plénière, Lourdes 2000, Paris, Ed. Bayard-Centurion/Cerf/Fleurus-Mame, 2001.

B. Vatican
Catéchisme de l’Eglise catholique, CEC, 1992.
COMMISSION THÉOLOGIQUE INTERNATIONALE, « Théologie, christologie et anthropologie »,
1981.
CONCILE VATICAN II ; Constitution Dogmatique LUMEN GENTIUM, 1964 ; Constitution Pastorale
GAUDIUM ET SPES, 1965. Constitution Dogmatique Dei Verbum, 1965 et Décret Optatam totius, 1965.

PAPE FRANÇOIS :
Amour, service et humilité, Paris, Ed. Magnificat, 2013.
Exhortation apostolique Evangelii Gaudium, 2013.
Encyclique Laudato Si, 2015.

PAPE BENOÎT XVI :


Encyclique Deus Caritas est, 2005.
Encyclique Spes Salvi, 2007.
Exhortation apostolique Verbum Domini, 2010.
Communauté et catholicisme, Paris, Ed. Tequi, 2012.

PAPE JEAN-PAUL II :
Exhortation Apostolique Christifideles Laici, 1988.

PAPE JEAN XXIII : Discours devant les Pères du Saint Sacrement le 28 juin 1961.

Textes magistériels portant sur le mariage et la famille chrétienne :

CONGREGATION POUR L’EDUCATION CATHOLIQUE, « Orientations éducatives sur l’amour


humain, traits d’éducation sexuelle », 1983.
CONGREGATION POUR LA DOCTRINE DE LA FOI Donum Vitae, Instruction sur le respect de la vie
humaine naissante et la dignité de la procréation, 1987 ; Déclaration Dominus Iesus, 2000 ; Lettre sur la
« Collaboration de l’homme et de la femme dans l’Eglise et dans le monde », 2004 ; Instruction sur
certaines questions de bioéthique Dignitas Personae, 2008.
PAPE FRANÇOIS
Exhortation apostolique Amoris Laetitia, 2016.
PAPE JEAN-PAUL II :
Homélie pour l’ouverture du Synode sur la famille, 26. 09. 1980.
Exhortation Apostolique Familiaris consortio, Les tâches de la famille chrétienne, du 22 novembre 1981.
Lettre apostolique Mulieris Dignitatem, 1988.
Lettre aux familles, Année de la Famille, 1994.

423
Ce que dit le pape, La famille, textes choisis et présentés par les moines de Solesmes, Paris, Ed. Le
Sarment/Fayard, 1995.
Homme et femme, Il les créa, une spiritualité du corps, Paris, Ed. Cerf, 2004.
PAPE PAUL VI :
Encyclique Humanae vitae, 1968.
Audience générale du 6 juin 1973.

PAPE PIE XI : Encyclique Casti Connubii, 1930.

2. SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES


2.1 Philosophie et éthique

A. Grandes figures de la philosophie :


HEGEL G. W. F., Principes de la philosophie du droit ou droit naturel et science de l'État en abrégé,
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« Apôtres et Apostolat » CONGAR Y. consulté le 24 01. 2013.
« Aristote » AUBENQUE P consulté le 10. 04. 2015.
« Augustinisme » MESLIN M., QUILLET J. consulté le 21. 03. 2013.
« Cartésianisme » GUENANCIA P. consulté le 28. 02. 2013.
« Chamanisme » HAMAYON R. consulté le 06. 04. 2015.
« Concile de Trente » DELUMEAU J. consulté le 29. 09. 2015.
« Corps - Cultes du corps » ANDRIEU B. consulté le 04. 03. 2013.
« Corps - Soma et psyché » FEDIDA P. consulté le 04. 03. 2013.
« Dualisme » PETREMENT S. consulté le 29. 01. 2013.
« Essence » ARMENGAUD F. consulté le 10. 04. 2015.
« Inspiration biblique » NICOLE-PAUL A. consulté le 15. 01. 2014.
« Hermétisme » MATTON S. consulté le 12. 03. 2016.
« Puritanisme » BAUBEROT J. consulté le 07. 10. 2015.
« Les Etats-Unis d’Amérique, le territoire et les hommes », FATH S. consulté le 30. 03. 2016.
« Les Livres de la Bible » SANDOZ J.-P., consulté le 03. 11. 2016.
« Mystique » CERTEAU (de) M. consulté le 04. 06. 2013.
« Panthéisme » MISRAHI R., consulté le 24. 09. 2013.
« Pélagianisme » MESLIN M. consulté le 28. 04. 2015.
« Saint-Esprit » DORE J. et GOULET R. consulté le 09. 12. 2014.
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429
Table des matières
INTRODUCTION GENERALE .....................................................................................................................1
1. ASPECTS DU SPIRITUEL EN OCCIDENT : PARADIGMES PRINCIPAUX ET
RECOMPOSITIONS ................................................................................................................................16
1.1. Les paradigmes gréco-romain et chrétien du pneuma et du cheminement spirituel...............17
1.1.1 Le pneuma/spiritus dans les philosophies gréco-romaines .....................................................18
1.1.1.1 Figures du pneuma/spiritus païen...............................................................................................18
1.1.1.2 Formes et enjeux du cheminement spirituel en paganisme gréco-romain .................................24
1.1.2 Le Pneuma dans la tradition biblique .....................................................................................29
1.1.2.1 La rûah dans l’Ancien Testament ................................................................................................29
1.1.2.2 Le Pneuma Hagion chrétien.........................................................................................................34
1.1.3 Le cheminement spirituel dans le Nouveau Testament .........................................................38
1.1.3.1 Le Pneuma et le croyant chrétien ................................................................................................38
1.1.3.2 Enjeux du cheminement spirituel d’après la Bible .......................................................................44
1.2. L’influence du paradigme gréco-romain sur la forme et le statut du spirituel en Occident ..49
1.2.1 Pensée gréco-romaine et doctrine chrétienne en Occident ....................................................52
1.2.1.1 Pensée païenne et conceptualisation trinitaire ...........................................................................53
1.3.2.1 Dualisme païen et clivages chrétiens en matière spirituelle .......................................................59
1.2.2 Pensée gréco-romaine et paradigme du spirituel chrétien en Occident ...............................66
1.2.2.1 Paganisme gréco-romain et approche du spirituel en christianisme occidental ........................66
1.2.2.2 Formes et enjeux du cheminement spirituel chrétien jusqu’aux années 1950............................69
1.2.3 Legs païen antique et culture occidentale ...............................................................................74
1.2.3.1 Philosophie gréco-romaine et rationalisme occidental ...............................................................74
1.2.3.2 Le statut du spirituel en Occident ................................................................................................77
1.3. Le paradigme du spirituel contemporain en Occident ..............................................................80
1.3.1 Le spirituel en « post-modernité » ...........................................................................................81
1.3.1.1 Le concept de modernité .............................................................................................................82
1.3.1.2 Le concept de postmodernité ......................................................................................................86
1.3.1.3 Les recompositions du croire contemporain ...............................................................................93
1.3.2 Les quêtes du spirituel contemporain ......................................................................................99
1.3.2.1 Identité, vérité, éthique .............................................................................................................100
1.3.2.2 Spiritualité et psychologie : l’évitement de la souffrance .........................................................109
1.3.2.3 Le couple comme lieu spirituel contemporain ...........................................................................110
1.4. Recompositions du spirituel chrétien au XXIe siècle en Occident ..........................................114
1.4.1 Vatican II, présence d’Esprit .................................................................................................116
1.4.1.1 La vie de foi sous l’Esprit............................................................................................................117

430
1.4.1.2 Le rapport au monde sous l’Esprit .............................................................................................121
1.4.1.3 Trinité et Esprit dans la pensée de Vatican II ............................................................................125
1.4.2 Quelle spiritualité chrétienne pour le XXIe siècle ?..............................................................128
1.4.2.1 Vivre sous l’Esprit selon Vatican II .............................................................................................128
1.4.2.2 Vie spirituelle et salut en Jésus-Christ .......................................................................................132
1.4.2.3 La sainteté comme don divin.....................................................................................................141
1.4.3 Pensée chrétienne et pluralisme en matière spirituelle ........................................................145
1.4.3.1 Le questionnement salutaire des « spiritualités contemporaines » ..........................................146
1.4.3.2 Trinité et œuvre de l’Esprit dans le monde et les personnes .....................................................148
1.4.3.3 Définir le « spirituel » en tant que chrétien ...............................................................................151
2. SPIRITUALITE ET CONJUGALITE : UN ETAT DES LIEUX, DU POINT DE VUE
CHRETIEN .............................................................................................................................................156
2.1. La construction de la « conjugalité » en Occident ....................................................................160
2.1.1. Les cadres de la vie partagée en Occident .............................................................................163
2.1.1.1 Une conjugalité à géométrie variable .......................................................................................163
2.1.1.2 Les composantes du mariage en Occident et la conjugalité .....................................................169
2.1.1.3 La matrice du mariage dans l’Antiquité gréco-romaine ...........................................................170
2.1.2. L’élaboration du cadre chrétien de la conjugalité ...............................................................173
2.1.2.1 Le mariage dans le Seigneur : IVe-XIe s.......................................................................................174
2.1.2.2 Le mariage comme sacrement : XIIe-XVIe s. ...............................................................................176
2.1.2.3 La réaction de la Réforme et de la société civile .......................................................................178
2.1.3. La conjugalité pour la Réforme et les Lumières ..................................................................179
2.1.3.1 Le modèle social luthérien .........................................................................................................179
2.1.3.2 Le modèle d’alliance calviniste ..................................................................................................181
2.1.3.3 Le modèle anglican « commonwealth »....................................................................................182
2.1.3.4 Le modèle contractuel des Lumières .........................................................................................184
2.1.4 La promotion de la notion de couple en modernité occidentale ..........................................186
2.1.4.1 L’émergence de la notion de couple en Occident ......................................................................187
2.1.4.2 La naissance de la civilisation conjugale ...................................................................................189
2.1.4.3 L’apparition de l’intimité conjugale...........................................................................................192
2.2. Sur les traces d’une spiritualité du couple ................................................................................198
2.2.1. Situation de la question ...........................................................................................................199
2.2.2. Enquête biblique......................................................................................................................202
2.2.2.1 Eléments d’herméneutique biblique ..........................................................................................203
2.2.2.2 Le témoignage ouvert de l’Ancien Testament ...........................................................................205
2.2.2.3 Le témoignage ambivalent du Nouveau Testament .................................................................213

431
2.2.3. Le témoignage de l’histoire.....................................................................................................221
2.2.3.1 Enquête jusqu’aux débuts des temps modernes .......................................................................223
2.2.3.2 Enquête dans le catholicisme à partir du XVIe s. .......................................................................227
2.2.3.3 Enquête sur la spiritualité conjugale dans le protestantisme et dans l’orthodoxie ..................230
2.3. La spiritualité conjugale aujourd’hui........................................................................................237
2.3.1 La spiritualité conjugale : une notion novatrice ...................................................................238
2.3.1.1 Un développement en contexte ................................................................................................239
2.3.1.2 Une vision actualisée du mariage chrétien ...............................................................................245
2.3.1.3 Trois scansions historiques ........................................................................................................247
2.3.2 Champ et thématiques de recherche .....................................................................................250
2.3.2.1 Une ressource incontournable : l’INTAMS .................................................................................250
2.3.2.2 Une spiritualité conjugale dans le monde .................................................................................251
2.3.2.3 Des pistes prometteuses............................................................................................................255
2.3.3 De quelques déplacements ......................................................................................................257
2.3.3.1 Des acteurs nouveaux ...............................................................................................................258
2.3.3.2 Une actualité paradoxale ..........................................................................................................261
2.3.3.3 Enjeux épistémologiques ...........................................................................................................265
3. VERS UNE SPIRITUALITE CHRETIENNE DU COUPLE AU XXIe S. : ELEMENTS DE
SYSTEMATISATION ............................................................................................................................270
3.1 Le mouvement du couple contemporain ...................................................................................273
3.1.1 Un changement de paradigme ................................................................................................274
3.1.1.1 La protestation de l’amour ........................................................................................................276
3.1.1.2 Les valeurs du couple électif ......................................................................................................278
3.1.1.3 Le travail de l’amour..................................................................................................................283
3.1.2 Le couple électif comme expérience spirituelle .....................................................................285
3.1.2.1 L’expérience amoureuse du couple électif ................................................................................285
3.1.2.2 Devenir couple ...........................................................................................................................292
3.1.2.3 Le couple, un « état d’Esprit » ...................................................................................................295
3.1.3 La parentalité « élective » comme expérience spirituelle.....................................................299
3.1.3.1 La transmission de la vie comme rendez-vous spirituel ............................................................300
3.1.3.2 La responsabilité parentale comme aventure spirituelle ..........................................................307
3.1.3.3 La parentalité adulte comme compagnonnage spirituel ..........................................................311
3.2 La dynamique fondamentale de « la spiritualité coélective » ..................................................314
3.2.1 Le prisme du don .....................................................................................................................315
3.2.1.1 La psychosociologie « transpersonnelle » .................................................................................315
3.2.1.2 La psychè et la loi du don ..........................................................................................................317

432
3.2.1.3 La dynamique de la spiritualité coélective ................................................................................319
3.2.2 La promesse et l’alliance, une offre à saisir ..........................................................................324
3.2.2.1 Le couple électif au risque de la promesse et de l’alliance ........................................................325
3.2.2.2 Les ressources de la Promesse et de l’Alliance bibliques ...........................................................329
3.2.3 Le privilège de l’intimité coélective .......................................................................................333
3.2.3.1 Le corps de l’intimité .................................................................................................................334
3.2.3.2 Les risques de l’intimité .............................................................................................................337
3.2.3.3 L’implication de l’intimité ..........................................................................................................340
3.3 Le couple comme « communauté coélective »...........................................................................343
3.3.1 Le couple électif comme communauté sociale et spirituelle ................................................344
3.3.1.1 Le couple comme communauté sociale coélective....................................................................344
3.3.1.2 Le couple comme communauté spirituelle coélective ...............................................................350
3.3.2 La communauté coélective au risque du genre .....................................................................355
3.3.2.1 Communion et altérité sexuée : un défi à relever......................................................................355
3.3.2.2 Les « genres » en question ........................................................................................................360
3.3.2.3 Genres et coélectivité ................................................................................................................363
3.3.3 Enjeux sociaux et ecclésiaux de la spiritualité coélective .....................................................371
3.3.3.1 Communauté coélective et codéveloppement ..........................................................................374
3.3.3.2 Communauté coélective et communauté ecclésiale .................................................................380
3.3.3.3 Un changement de culture ........................................................................................................386
CONCLUSION GENERALE ......................................................................................................................395
Figure 1 Les paradigmes majeurs du spirituel en Occident ...........................................................406
Figure 2 La cellule conjugale.............................................................................................................407
Figure 3 Le couple électif ...................................................................................................................408
Figure 4 Spiritualité coélective et spiritualité conjugale .................................................................409
Figure 5 La dynamique pneumatologique .......................................................................................410
BIBLIOGRAPHIE .....................................................................................................................................411
1. THEOLOGIE ..................................................................................................................................411
2. SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES ....................................................................................424
3. OUVRAGES TECHNIQUES.........................................................................................................428

433
Sylvie BARTH
« Cheminer à deux dans
l’amour électif :
Quelle spiritualité pour le
couple après Vatican II ? »

Résumé en français
Le modèle du couple actuel, uni par l’amour et désireux d’avoir des enfants, qu’il soit marié ou
non, devient pour nos contemporains un vrai « lieu spirituel ». Comment, en chrétien, penser et
accompagner le nouveau paradigme du « couple électif », quand les notions ici associées évoluent ?
La spiritualité en Occident repose sur des héritages croisés et combinés : le dualisme gréco-romain ;
une certaine focalisation sur la rédemption, et le péché de la chair ; une quête moderne visant à être
soi, vrai, équilibré ; et la vision incarnée, communautaire et trinitaire de Vatican II, trop peu connue.
La construction de la conjugalité entre amour, mariage, voire unions moins formelles, inspire vers
1930 une « spiritualité conjugale » catholique, reconnue dans Gaudium et Spes. Or, la spiritualité, au
sens large du terme, aide tout couple à tenir bon : d’où la relance d’une recherche pluridisciplinaire.
Comment, donc, définir la « spiritualité coélective » qui anime les « couples électifs », en prenant en
compte à la fois le pluralisme moderne et le cadre chrétien ? Inscrites dans l’universelle « loi du
don », la « promesse » et l’« alliance », abritées dans l’« intimité coélective », construisent la
« communauté du couple » ; ces catégories font aussi sens en christianisme.
Une pneumatologie de la « circulation des dons » se révèle ainsi. Aider l’amour fécond à s’accomplir
contribue à humaniser la société, jusqu’à l’ouvrir davantage aux enjeux planétaires.
Théologie catholique Spiritualité - couple - amour - pastorale familiale - pneumatologie

Résumé en anglais
Based on the partners’ choice for each other, their loving commitment and desire to start a family, the couple
relationship, whether in formal marriage or not, has become for many of our contemporaries a real locus
spiritualis, the seat and source of a spirituality. How to understand, from a Christian point of view, this new
paradigm and foster it while the concepts associated with it are continuously evolving?
Spirituality in Occidental history has a diverse and layered heritage: Greco-Roman dualism; a strong focus on
the ‘sin of the flesh’; a modern quest for self-realisation and authenticity; and, although less known, an
understanding of spirituality since Vatican II which is strongly incarnational, community-oriented and
Trinitarian.
Shaping a model of conjugal life in between intimate love and institutional marriage, couples in the 1930’s start
referring to a Catholic “marital spirituality” which will be fully acknowledged only by Gaudium et Spes. Later
generations will realize that spirituality, understood in a broad sense, helps couples to become resilient – an
insight which will be at the basis of multi-disciplinary research. But how to conceive in today’s pluralistic society
of a spirituality of marriage that at the same time enhances the flourishing of contemporary couples and yet
does not forsake its Christian frame of reference? The universal “law of giving” and the concepts of “promise”
and “covenant” which equip for a “shared intimacy” appear to be central concepts which both help to shape the
communion of couples and lend themselves to be lived in a specifically Christian way. Here a pneumatology
takes shape which is to be understood as a “circulation of gifts”. Helping fruitful love to flourish thus contributes
not only to humanizing society but also to raise awareness for global challenges

Catholic theology Spirituality - couples - commitment - love - pastoral ministry - pneumatology

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