Alberdi
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savoir pratique au rang de véritable moteur du développement social,
contre la tradition du savoir lettré et du prestige politique ou militaire.
Cette défense de l’action spontanée du savoir pratique est cependant
affaiblie par la justification des facultés extraordinaires du pouvoir exé-
cutif comme instrument de réforme économique. Cette tension entre la
défense des libertés individuelles et la construction parallèle d’instru-
ments d’autorité politique caractérise l’ensemble de l’œuvre d’Alberdi.
2
Pour différents points de vue sur la configuration de la pensée politique d’Alberdi, voir
Natalio Botana, La tradición republicana. Alberdi, Sarmiento y las ideas políticas de su
tiempo, Buenos Aires, Editorial Sudamericana, 1984 ; Oscar Terán, Alberdi póstumo, Bue-
nos Aires, Puntosur editores, 1988, et Escritos de Juan Bautista Alberdi. El redactor de
la ley. Présentation et sélection de textes d’Oscar Terán, Bernal, Universidad Nacional
de Quilmes, 1996 ; Tulio Halperín Donghi, « Una Nación para el desierto argentino »,
in Proyecto y Construcción de una nación (Argentina 1846-1880), compilación prólogo
y cronología, Buenos Aires, Biblioteca Ayacucho (ANNÉE) ; Ezequiel Gallo, « Libera-
lismo, centralismo y federalismo: Alberdi y Alem en el 80 », in E. Gallo, Vida, Libertad,
Propiedad. Reflexiones sobre el liberalismo clásico y la historia Buenos Aires: Editorial
de la Universidad de Tres de Febrero, 2008, Jorge Mayer, Alberdi y su tiempo, Buenos
Aires, Eudeba, 1963 ; Jeremy Adelman, « Between Order and Liberty. Juan Bautista Al-
berdi and the Intellectual Origins of Argentine Constitutionalism », Latin American Re-
search Review, vol. 42, n° 2, juin 2007 ; Gabriel Negretto et José Antonio Aguilar-Rivera,
« Rethinking the Legacy of the Liberal State in Latin America, The cases of Argentina
1853-1916 and Mexico 1857-1910 », Journal of Latin American Studies, 32 : 2, 2000 ;
Roberto Gargarella, Los fundamentos legales de la desigualdad. El constitucionalismo en
América (1776-1860) Buenos Aires, Siglo XXI, 2005.
3
Cf. J.G.A. Pocock, « Burke and the Ancient Constitution: A Problem in the History of
224
La Constitution est le programme d’une nouvelle politique destinée
à favoriser l’industrie, le peuplement et l’introduction de nouvelles ha-
bitudes de travail et de comportement civique afin de remplacer les en-
thousiasmes guerriers et archaïques des dernières décennies. Les immi-
grants européens sont appelés à peupler et à transformer matériellement
et culturellement le territoire argentin. L’esprit de cette Constitution est
de leur offrir un cadre de liberté civile et des garanties susceptibles de
les attirer. Alberdi appelle, dans Sistema económico y rentístico de la
Confederación Argentina, de 1854, à abolir radicalement tout héritage
législatif colonial afin de le remplacer par de nouvelles lois plus adap-
tées à l’esprit de la nouvelle Constitution, ce qui dénote une vision très
peu conservatrice4.
Toutes ces transformations matérielles et culturelles ne peuvent ce-
pendant remplir leurs fonctions qu’à condition que le cadre institution-
nel instable engendré par des décennies de guerre civile et d’insurrection
ne disparaisse. La construction d’une autorité nationale forte est la con-
dition nécessaire pour mettre fin au « Moyen Âge » ou « féodalisme »
des caudillos qui fait obstacle au progrès. Quelle forme institutionnelle
doit prendre cette autorité nationale ? « Le bel exemple du Brésil »,
affirme Alberdi, n’est pas viable au Río de la Plata, où il est impossible
de songer à une monarchie pour garantir la stabilité institutionnelle.
L’exemple le plus proche est à l’époque le Chili, sa république « por-
talienne » et sa Constitution de 1833. Le régime politique établi par
Diego Portales incarne, selon Alberdi, les paroles attribuées à Simon
Bolívar : les États de l’Amérique hispanique ont besoin de dirigeants
appelés présidents mais ayant le pouvoir des rois. La concentration des
pouvoirs dans l’exécutif national selon le modèle par la Constitution
chilienne permet de préserver, dans le nouveau cadre républicain, l’or-
dre et la stabilité du principe monarchique.
Ideas », in J.G.A. Pocock, Politics, Language & Time. Essays on Political Thought and
History, The University of Chicago Press, 1989. Pour le cas de l’Amérique, voir José
Carlos Chiaramonte, « The ‘Ancient Constitution’ after Independence (1808-1852) », His-
panic American Historical Review, 90:3, 2010.
4
Juan Bautista Alberdi, Sistema Económico y Rentístico de la Confederación Argentina
según su Constitución de 1853, 1854 : « La Constitution est en quelque sorte une grande
loi dérogatoire [...] Pour parfaire l’organisation de notre liberté économique, il est impéra-
tif de détruire notre organisation coloniale. »
225
Ce choix ne se fonde pas seulement sur les exigences de transforma-
tion matérielle du pays, il s’agit aussi de la reconnaissance de l’héritage
historique du passé colonial et de la dictature de Rosas ; Alberdi le dé-
crit comme l’articulation de « la tradition du passé » et de « la chaîne
de la vie moderne ». Nous pouvons ici trouver une trace du penchant
conservateur de la pensée d’Alberdi :
« La république ne peut prendre d’autres formes quand elle succède directement à
la monarchie ; le nouveau régime doit nécessairement contenir quelques éléments
de l’ancien ; on ne peut passer directement d’un âge du peuple à l’autre.5 »
5
Alberdi, Bases y puntos de partida para la organización política de la República Argen-
tina, 1852, chap. XII. Dans ce texte, sa réflexion s’achève avec un dernier regard sur la
France : « La République française, rejeton de la monarchie, se serait sauvée par ce moyen,
mais le radicalisme excessif l’obligera à revenir à la monarchie ».
6
Voir la Biografía del General Bulnes d’Alberdi (1848) et El pensamiento conservador de
Alberdi y la Constitución de 1853 de Dardo Pérez Guilhou,Buenos Aires, Depalma, 1984,
p. 31-43.
226
l’évolution historique. La loi a toujours conservé pour Alberdi son rôle
transformateur, ce qui est d’ailleurs une source de tension de sa pensée7.
227
« Pour éviter les inconvénients d’une brusque suppression des droits dont dispose
la masse, il est possible d’utiliser un système de vote double et triple, c’est le
meilleur moyen de purifier le suffrage universel sans le diminuer ni le supprimer,
et de préparer les masses à l’exercice futur du suffrage direct. »
228
différent. Le projet institutionnel prend alors la forme d’un fédéralisme
encore plus décentralisé en raison de la réforme Constitutionnelle en-
gagée par Buenos Aires. Alberdi accentue à cette occasion ses critiques
contre l’ascension politique de Buenos Aires au sein de l’organisation
nationale et contre l’affaiblissement des mécanismes de contrôle du
gouvernement national vis-à-vis des gouvernements provinciaux. Dans
un texte écrit en 1862, il dénonce la « cohabitation » du gouvernement
de la province de Buenos Aires et du gouvernement national dans la
ville de Buenos Aires, « les deux causes principales de l’anarchie ».
Dans ce processus, affirme Alberdi, « les gouvernants sont plus l’instru-
ment que la cause », instruments des deux forces historiques qui luttent
pour contrôler les ressources du port. L’instabilité politique, les guerres
civiles et l’anarchie perpétuelle ne sont dues, ni à la race, ni à la répu-
blique, mais plutôt à la faiblesse structurelle et institutionnelle du gou-
vernement national, qui ne parvient pas à imposer son autorité sur tout
le territoire9. Dans une lettre à son ami Juan María Gutiérrez, recteur de
l’université de Buenos Aires sous le gouvernement de Mitre, Alberdi se
réjouit de savoir que son texte a reçu un bon accueil dans La Nación, le
journal de Mitre, et interprète cela comme le signe d’un accord sur la
nécessité de résoudre la question de la ville de Buenos Aires en tant que
capitale fédérale10.
Le contexte international devient au même moment une source d’ins-
piration pour ses arguments en faveur de la centralisation du gouverne-
ment national. D’un côté, la guerre de Sécession aux États-Unis, où l’on
assistait, non pas à l’affrontement des forces de la centralisation et de
celles de la décentralisation, mais au contraire à l’affrontement de deux
États très centralisés. D’un autre côté, l’incursion de Napoléon III au
Mexique, perçue comme le profit que tirait un pouvoir politique centra-
lisé de la faiblesse engendrée par le fédéralisme en Amérique du Sud.
Dans une autre lettre à Juan María Gutiérrez, écrite en octobre 1862,
Alberdi souligne :
9
Juan Bautista Alberdi, De la anarquía y sus dos causas principales, del gobierno y sus
dos elementos necesarios en la República Argentina, con motivo de su reorganización por
Buenos Aires,1862, in Obras Completas, vol. VI.
10
Juan Bautista Alberdi, Cartas inéditas a Juan María Gutiérrez y a Félix Frías, recueil
et introduction de Jorge M. Mayer et Ernesto A. Martínez, Buenos Aires, Editorial Luz del
Día, 1953, p. 183.
229
« V. n’a cessé d’être attentif aux événements qui ont lieu au Mexique et aux États-
Unis. Le destin du Nouveau Monde dans son ensemble est en jeu là-bas. Ces deux
questions sont étroitement liées malgré les apparences. Le démembrement des
États-Unis fait partie de la politique européenne au Mexique, il sert à garantir la
stabilité du nouvel ordre en train de s’y établir. Le démantèlement de la grande ré-
publique semble inévitable [..…] Le centralisme, le pouvoir unitaire, est vécu par
tous comme une nécessité. Il en est de même ici au sud. Si la république se divise,
V. aura deux états unitaires indépendants ; dans le cas contraire, la fédération des
36 États unis sera transformée en un vaste état unitaire.11 »
11
Ibid., p. 180. Sur la création par la Confédération des États du Sud des États-Unis d’un
État central aussi puissant que celui de l’Union du Nord, voir Richard Franklin Bensel,
Yankee Leviathan. The Origins of Central State Authority in America, 1859-1877, Cam-
bridge University Press, 1990.
12
Juan Bautista Alberdi, Del gobierno en Sudamérica según las miras de su revolución
fundamental, 1863, 1867, tome IV des Escritos Póstumos, Buenos Aires, 1896.
230
L’isolement politique prolongé d’Alberdi, durant la décennie suivan-
te, va le convaincre des conséquences dangereuses de la concentration
du pouvoir politique pour les opposants. Alberdi fait alors l’expérience
« du peu de garanties de sécurité sur lequel on peut compter lorsqu’on
déplaît au pouvoir »13. Les retards de paiement de ses honoraires de
diplomate de la Confédération en Europe, l’annulation de ses fonctions
ainsi que la peur pour sa vie et son intégrité physique, le marqueront
beaucoup et le réduiront à rester « enveloppé dans une atmosphère
d’inquiétude et de timidité permanente », selon les observations que
fit Lucio V. Mansilla après l’avoir personnellement rencontré à Paris14.
Alberdi retrouve alors son attachement à une liberté conçue comme
sécurité personnelle et, se fondant sur Montesquieu, il rappelle qu’ «
être libre signifie être certain que sa personne, sa vie, ses biens ne seront
pas attaqués en raison d’opinions qui déplaisent au gouvernement ». En
Argentine, les différents régimes politiques avaient eu, sur ce point, la
même attitude :
« La raison qui m’éloigne de mon pays et de son régime dit libéral est la même
qui m’a poussé à le quitter lorsqu’il était soumis à un gouvernement tyrannique :
le peu de sécurité personnelle dont jouit celui qui déplaît au pouvoir. »
13
Juan Bautista Alberdi, Palabras de un ausente en que explica a sus amigos del Plata los
motivos de su alejamiento (1874), tome VII des Obras Completas.
14
Lucio V. Mansilla, Retratos y recuerdos (1894), Buenos Aires, Paradiso, 2005, p. 124.
231
« La patrie comme la concevaient les Grecs et les Romains était essentiellement
opposée à l’idée que nous en avons aujourd’hui […] La patrie est libre dans la
mesure où elle ne dépend pas de l’étranger ; mais un individu n’est pas libre
quand il dépend de l’État de façon absolue et universelle. »
15
Cf. Ezequiel Gallo, « Liberalismo, centralismo y federalismo: Alberdi y Alem en el 80 »,
op. cit., Sur la référence à Montesquieu et aux régimes d’exception en Amérique Latine
voir José Antonio Aguilar Rivera, El manto liberal. Los poderes de emergencia en México
1821-1876 (México: Universidad Nacional Autónoma de México, 2001), et Brian Love-
man, The Constitution of Tyranny. Regimes of Exception in Spanish America, Pittsburgh,
University of Pittsburgh Press, 1993.
232
création officielle ». Ce que les gouvernements ont de mieux à faire
en matière d’économie est « ne pas gêner, laisser faire ». La prudence
invite à se méfier « des gouvernements qui décrètent beaucoup comme
des médecins qui prescrivent beaucoup ». Adam Smith et Jean-Baptiste
Say sont souvent cités dans les écrits annexes à l’adoption de la Cons-
titution de 1853 :
« la doctrine économique de la Constitution argentine appartient à l’école de la
liberté économique, il ne faut pas aller chercher ailleurs des commentaires ou des
secours pour l’adoption du droit organique de cette Constitution.16 »
16
Juan Bautista Alberdi, Bases, chap. xxxiv ; Sistema Económico y Rentístico, introduction.
17
Juan Bautista Alberdi, El crimen de la guerra (1870), vol. II des Escritos Póstumos.
233
réapparaitra dans les commentaires critiques du projet de code civil éla-
boré par Dalmacio Vélez Sarsfield sur plusieurs années et adopté en
1869. Alberdi avait déjà souligné dans Sistema Económico y Rentístico
de 1854 qu’il préférait des « lois partielles » à un code pour remplacer
l’ancienne législation coloniale par de nouvelles normes en accord avec
l’esprit libéral de la nouvelle Constitution. Il continue dans ce texte de
pencher du côté de Lerminier et de Savigny dans la polémique qui a
opposé ce dernier à Thibaut, et défend « une méthode de réforme lé-
gislative par des lois isolées ou partielles, car guidée par l’expérience,
qui donne les lois normales que doit copier fidèlement toute assemblée
prudente et sensée18 ». Alberdi ajoute à cette critique, fondée sur une
certaine philosophie du droit, des arguments concernant une réglemen-
tation excessive (« la profusion législative ») que le nouveau code pré-
tend produire avec plus de 4 000 articles, et qui est contraire à l’esprit
libéral de la Constitution :
« De toutes les abondances et les profusions de ce monde, que Dieu protège mon
pays de la profusion législative : la seule richesse qui effraie la liberté et surtout
la richesse elle-même. […] Un code épais est un mausolée élevé à la mémoire de
la défunte liberté. »
234
Alberdi défend « la famille démocratique et républicaine » en souli-
gnant l’importance des institutions de la société civile face à l’État : si
la famille n’est pas démocratique, soutient-il, l’État ne le sera jamais.
Une famille démocratique implique l’égalité des droits de propriété,
d’héritage et de liberté pour tous les membres de la famille, principe
qui peut être dénaturé par l’introduction de normes civiles propres aux
sociétés aristocratiques. Il ajoute qu’en n’adoptant pas des normes de
nationalité et de liberté religieuse plus larges, le code met en danger les
incitations à l’immigration mises en place par la Constitution ; le refus
principalement visé est celui de « séculariser le contrat de mariage
[…], de donner au pouvoir civil la faculté exclusive de valider l’état
civil des personnes19 ».
Enfin, dans un écrit de 1871, Alberdi reproche une nouvelle fois au
code civil sa réglementation excessive (c’est le code le plus long du
monde), avec une nouvelle arme, la sociologie évolutionniste de Herbert
Spencer, qu’il cite à plusieurs reprises :
19
Juan Bautista Alberdi, El proyecto de Código Civil para la República Argentina.
20
Juan Bautista Alberdi, Estudios sobre el Código Civil de la República Argentina, redac-
tado por el doctor D. Dalmacio Vélez Sarsfield y aprobado por el Honorable Congreso
de la República Argentina el 29 de Septiembre de 1869 (1871), in Escritos Póstumos, vol.
VIII.
235
monopole de la connaissance scientifique et technique21.
Dans les Bases de 1852 (chap. XI, « l’éducation n’est pas l’instruc-
tion »), Alberdi fait part de sa méfiance envers l’éducation formelle
aussi bien au niveau primaire (ce qui entrainera les polémiques avec
Sarmiento) qu’universitaire :
« Dans nos républiques, l’instruction supérieure fut aussi stérile et inadaptée à
nos besoins [que l’instruction primaire]. Que sont nos instituts et nos universités
si ce n’est des usines de charlatanisme, d’oisiveté, de démagogie et de prétention
diplômée ? […] Pour que l’instruction soit féconde elle doit se concentrer sur les
sciences et les arts appliqués, sur les choses pratiques, les langues vivantes et les
connaissances d’utilité matérielle immédiate. »
21
Ezequiel Gallo, Vida, Libertad, Propiedad. Reflexiones sobre el liberalismo clásico y la
historia, op. cit., et Natalio Botana, La tradición republicana, op.cit.
236
Le héros de la paix qui représente le progrès parce qu’il représente la
vapeur et l’électricité, forces vouées au service de l’homme.22 »
Dans Estudios económicos, écrit en 1876 mais publié dans ses
œuvres posthumes, Alberdi affirme à nouveau que le travail « prati-
que » contribue bien plus à la transformation économique et culturelle
du pays que celui des hommes de lettres. Ce qui débouche logiquement
sur une critique sévère de l’éducation universitaire d’inspiration « litté-
raire » en Amérique du Sud :
« Les seuls produits typiquement nationaux des universités d’Amérique du Sud
sont le docteur en droit et l’avocat […] Ici la science est étouffée par la littérature.
L’activité intellectuelle ressemble à celle d’une école de rhétorique. »
237
parfaite de ces dangers, imbue de ces « enthousiasmes » littéraires, elle
glisse rapidement vers les « enthousiasmes politiques » :
« La vanité de nos demi-savants a engendré plus de mal que la brutalité de nos
tyrans ignorants. Le simple bon sens de nos hommes pratiques est une meilleure
règle pour gouverner que les pédantes réminiscences de Grèce ou de Rome. […]
La politique du bon sens exige que les discours et les actes du gouvernement
soient sérieux et simples.23 »
238
des campagnes argentines dans la croissance économique, agent de la
véritable civilisation :
« Ces campagnes et ces paysans ne représentent la barbarie que dans les livres qui
ne comprennent pas la civilisation. »
25
Juan Bautista Alberdi, Palabras de un ausente, 1874.
26
Juan Bautista Alberdi, Estudios económicos (1871), in Escritos póstumos, vol. I,
chap. 8.
239
technicité, et du besoin d’unité dans leur exécution, sont mieux et plus rapidement
réalisés par quelques mains compétentes que par plusieurs mal préparées27. »
27
Juan Bautista Alberdi, Bases, chap. XXVI.
28
Juan Bautista Alberdi, Sistema Económico y Rentístico, 1re partie, chap. III.
29
Voir les œuvres citées d’Aguilar Rivera et de Loveman sur les régimes d’exception en
Amérique Latine au XIXe siècle et leurs conséquences.
240
incarnent aussi un héritage historique particulier qu’il faut « nouer »
au développement de la vie moderne. L’instabilité politique engendrée
par l’entrée précipitée dans la vie républicaine exige cette cohabitation
entre le neuf et l’ancien.
Par ailleurs, certains aspects de la théorie libérale d’Alberdi dépas-
sent l’instrumentalisation du libéralisme économique, considéré com-
me outil de transformation matérielle du pays. Nous avons examiné
plusieurs étapes de la critique d’Alberdi à l’encontre de la prétention
des élites lettrées à privilégier leurs formes de savoir et à exploiter les
idéaux classiques du « patriotisme » et de la « gloire militaire » comme
valeurs sociales. D’autres concepts classiques de la pensée libérale du
XIXe siècle sont considérés par Alberdi comme des éléments centraux
du développement social : le libre-échange comme pacificateur des pas-
sions et des conflits et la défense du libre développement des formes de
connaissance pratique comme alternative au savoir technocratique.
Pour finir, soulignons la place que l’expérience politique française
occupe dans la formation de la pensée d’Alberdi. La nécessité de donner
aux républiques américaines un pouvoir exécutif fort, vigoureux et in-
dépendant, sans pour autant revenir à la monarchie, c’est-à-dire l’idéal
de Bolivar de présidents républicains ayant les possibilités d’action des
rois, n’était après tout pas très éloignée des débats dont Alberdi avait été
le témoin lors de la seconde République française30. Nous pouvons faci-
lement trouver des points communs entre la « république possible » al-
berdienne, centrée sur la primauté des libertés économiques et civiles et
l’ajournement de l’exercice des droits politiques, et la « phase libérale
» du Second Empire dans laquelle, pour l’empereur, « la reconstruction
de la société doit s´opérer d’abord par la liberté économique, qu’il n’a
pu imposer – le traité de libre-échange le montre –, et que cette liberté
sera suivie de libertés civiles et en dernière instance, "comme couron-
nement de l’édifice", des libertés politiques »31. Le souci de la troisième
République de mettre en place un pouvoir exécutif fort aura pour consé-
quence en Argentine – par l’intermédiaire de l’influence de Laboulaye
30
Lucien Jaume, « Tocqueville y el problema del Poder Ejecutivo en 1848 », in Darío
Roldán (éd.), Lecturas de Tocqueville, Madrid, Siglo XXI, 2007.
31
Francis Démier, La France du XIXe siècle 1814-1914, Paris, Seuil, 2000, p. 275.
241
en Amérique latine – le triomphe du général Roca aux élections de 1880
et le processus de forte centralisation politique et de consolidation du
pouvoir exécutif national naissant. Depuis son dernier exil parisien, Al-
berdi aura à peine le temps d’apercevoir la transformation matérielle et
culturelle du pays, provoquée par l’immigration et les investissements
européens.
EDUARDO ZIMMERMANN
Universidad de San Andrés
Provincia de Buenos Aires
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