Piaget, J. - Le Langage Et Les Opérations Intellectuelles
Piaget, J. - Le Langage Et Les Opérations Intellectuelles
Piaget, J. - Le Langage Et Les Opérations Intellectuelles
Étude
parue
dans
Problèmes
de
psycho-‐linguistique
:
tion, et cela encore moins en ce qui concerne les
Symposium
de
l’Association
de
psychologie
scientifique
de
langue
française
,
Paris
:
PUF,
1963
(pp.
51-‐72),
structures logico-mathématiques plus élémentaires.
puis
reproduite
dans
Problèmes
de
psychologie
génétique
C’est sur ces insuffisances du langage que j’insis-
(Paris
:
Denoël-‐Gonthier,
1972,
pp.
110-‐125)
La
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du
présent
document
terai principalement, car si tout le monde aperçoit
est
celle
des
Problèmes
de
psychologie
génétique.
sa contribution dont j’espère reconnaître la portée,
Version
électronique
réalisée
par
les
soins
de
la
Fondation
Jean
Piaget
pour
recherches
finalement décisive, on oublie trop souvent la part
psychologiques
et
épistémologiques.
des actions et de l’intelligence opératoire elle-
même.
Les principales structures opératoires sont, il est
LE
LANGAGE
ET
vrai, inscrites dans le langage courant sous une
LES
OPÉRATIONS
INTELLECTUELLES. forme soit syntactique, soit inhérente aux signifi-
cations (sémantiques). Pour ce qui est, tout d’abord,
Il y a une quarantaine d’années, lors de mes des « opérations concrètes » qui portent directement
premiers ouvrages, à une époque où je croyais aux sur les objets (classes, relations, et nombres), la
relations étroites entre le langage et la pensée, je distinction linguistique des substantifs et des adjec-
n’étudiais guère que la pensée verbale. Depuis lors, tifs correspond, dans les grandes lignes, à la distinc-
l’étude de l’intelligence sensori-motrice avant le tion logique des classes et des prédicats, et, en
langage, les résultats obtenus par A. Rey dans son fonction du sens attribué aux différents substantifs,
analyse de L’intelligence pratique chez l’enfant, tout langage comporte des classifications relative-
puis l’inventaire des « opérations concrètes » de ment élaborées : à s’en tenir au sens courant des
classes, de relations ou de nombres (avec leur mots moineau, oiseau, animal et être vivant, le
parallèle infra-logique dans le domaine des opéra- sujet parlant peut en conclure que tous les moineaux
tions spatiales et de la mesure) qui se développent sont des oiseaux, que tous les oiseaux sont des
entre 7 et 12 ans, bien avant le niveau des opéra- animaux et que tous les animaux sont des êtres
tions propositionnelles (ces dernières étant seules à vivants sans que les réciproques soient vraies, ce
pouvoir porter sur des énoncés simplement ver- qui constitue un emboîtement hiérarchique de
baux), m’ont appris qu’il existe une logique des classes, c’est-à-dire une classification. Affirmer,
coordinations d’actions plus profonde que la d’autre part, que les baleines sont « à la fois » des
logique attachée au langage, et bien antérieure à mammifères et des animaux aquatiques consiste à
celle des « propositions » au sens strict. exprimer une intersection ou multiplication de
Sans doute le langage n’en demeure-t-il pas classes, principe des classifications multiplicatives
moins une condition nécessaire de l’achèvement des et non plus simplement additives. Les termes de
structures logiques, en tout cas au niveau de ces grand-père, père, fils, frère, oncle, neveu, etc.,
structures propositionnelles, mais il n’en constitue suffisent à déterminer une structure d’arbre généa-
pas pour autant une condition suffisante de forma- logique ou de multiplications co-univoques de classes
112 PROBLÈMES DE PSYCHOLOGIE GÉNÉTIQUE LANGAGE ET OPÉRATIONS INTELLECTUELLES 113
ou de relations. Les comparatifs « plus grand que », plus étroites, après que les « Viennois » eurent
etc., conduisent aux sériations, etc., et la suite des émigré aux U.S.A. L’un des fondateurs de cet
nombres entiers est inscrite dans le vocabulaire « empirisme (ou positivisme) logique ». R. Carnap,
courant. Pour ce qui est des opérations proposition- a commencé par soutenir que la logique entière ne
nelles ou formelles, le langage en formule les prin- consistait qu’en une syntaxe générale, au sens linguis-
cipales : l’implication (« si… alors »), la disjonction tique du terme. Dans la suite et en parallèle avec
exclusive ou non exclusive (« ou… ou… »). Et la Tarski, il a été conduit à y adjoindre une « séman-
possibilité de raisonner sur de simples hypothèses, tique » générale, mais ceci ne nous fait pas non plus
qui est l’apanage de ces opérations hypothético- franchir les frontières du langage. Enfin Morris a
déductives, est précisément assurée par un tel montré la nécessité (non d’ailleurs reconnue par
maniement de la langue. La syllogistique se traduit l’Ecole entière), pour rendre compte du caractère
directement par des formes verbales adéquates, au opératif de la logique, de compléter la syntaxe et la
point que l’on a pu reprocher à la logique d’Aristote sémantique logistiques par une « pragmatique »,
d’avoir été quelque peu dominée par la grammaire. mais il s’agit, toujours encore, des règles de l’utili-
Quant aux structures trop différenciées et raffinées sation d’un langage et nullement d’une logique de
pour être exprimées par le langage courant, les l’action. Si l’on parcourt l’Encyclopedia for Unified
mathématiciens et logiciens ont créé à leur usage Sciences, qui constitue la somme du positivisme
des langages artificiels ou techniques, mais qui logique, on ne peut qu’être frappé de l’insistance
psychologiquement sont encore des langages. avec laquelle les logiciens, linguistes et psycho-
Il est donc naturel que, tant du côté des psycho- logues de l’École (mais en notant combien
logues que de celui des épistémologistes, des E. Brunswick reste autrement plus subtil que ses
théories se soient imposées qui cherchent à réduire partenaires non expérimentalistes) répètent à l’envi
au seul langage, d’un point de vue simultanément que les concepts « mentalistes » de pensée, etc., ne
génétique et causal, l’ensemble des opérations intel- correspondent plus à rien, que tout est langage et
lectuelles pour ne pas dire la pensée entière (à la que l’accès à la vérité logique est assuré sans plus
seule réserve des images mentales d’ordre cinétique par un sain exercice de la langue.
ou visuel). Ce n’est pas dans une assemblée de Or, ce sont là des questions psychologiques et
psychologues qu’il faut rappeler sur ces points les seule par conséquent l’expérience est à même d’en
travaux et les tendances du courant behavioriste décider. Il faut à cet égard distinguer les deux
issu de Watson. Mais il peut être intéressant de groupes de problèmes suivants :
signaler l’entière convergence de ces positions
avec celles d’une école épistémologique qui a I. — Le langage peut constituer une condition
travaillé d’abord en toute indépendance (au temps nécessaire de l’achèvement des opérations logico-
du « Cercle de Vienne ») pour entretenir ensuite mathématiques sans être pour autant une condition
avec le behaviorisme au sens strict les relations les suffisante de leur formation. Sur ce point les données
114 PROBLÈMES DE PSYCHOLOGIE GÉNÉTIQUE LANGAGE ET OPÉRATIONS INTELLECTUELLES 115
génétiques sont décisives en nous permettant l’ensemble des questions non résolues et des
d’établir : a) si les racines de ces opérations sont expériences qui restent à faire, sur lesquelles nous
antérieures au langage ou sont à chercher dans les insisterons en conclusion de ce rapport :
conduites verbales ; b) si la formation de la pensée
est liée à l’acquisition du langage comme tel ou de a) Aux niveaux sensori-moteurs précédant
la jonction symbolique en général ; et c) si la l’apparition du langage, on voit déjà s’élaborer tout
transmission verbale suffit à constituer dans l’esprit un système de « schèmes » qui préfigurent certains
de l’enfant des structures opératoires ou si cette aspects des structures de classes et de relations. Un
transmission n’est efficace qu’à la condition d’être schème est, en effet, ce qui est généralisable en une
assimilée grâce à des structures de nature plus action donnée : par exemple, après avoir atteint un
profonde (coordinations d’actions), non transmises objet éloigné en tirant la couverture sur laquelle il
elles-mêmes par le langage. est posé, le nourrisson généralisera cette décou-
verte en utilisant bien d’autres supports pour rap-
II. — Quant à considérer le langage comme une procher de lui bien d’autres objets en situations
condition nécessaire (mais non pas suffisante) de variées. Le schème devient ainsi une sorte de
la constitution des opérations, il reste à déterminer : concept pratique, et, en présence d’un objet
a) si les opérations ne fonctionnent que sous leur nouveau pour lui, le bébé cherchera à l’assimiler en
forme linguistique ou si elles relèvent de lui appliquant successivement tous les schèmes dont
« structures d’ensemble » ou systèmes dynamiques, il dispose, comme s’il s’agissait de ces « définitions
non formulés en tant que systèmes dans le langage par l’usage », caractérisées par les mots « c’est
courant lui-même (par opposition aux langages pour… », sur lesquelles Binet a insisté à un stade
techniques) ; b) si néanmoins le rôle du langage bien ultérieur.
dans l’achèvement de ces structures opératoires Or, en se généralisant, les schèmes constituent
éventuelles reste alors nécessaire dans un sens d’abord des sortes de classifications : par exemple,
constitutif ou à titre seulement d’instrument de un même but peut correspondre à plusieurs moyens
formulation et de « réflexion » ; c) au cas où il joue susceptibles de l’atteindre et équivalents entre eux
un rôle constitutif, il reste à établir si c’est avant d’un tel point de vue, ou encore un même moyen
tout en tant que système de communication avec ce peut conduire à plusieurs buts. Les classes compor-
que cela comporte de règles de contrôle et de tent une « compréhension » du point de vue du sujet,
précorrection des erreurs, ou si c’est en tant que les c’est-à-dire un ensemble de qualités communes sur
structures seraient préétablies dans un langage tout lesquelles se fonde la généralisation ; elles compor-
fait. tent, d’autre part, une « extension » (l’ensemble des
situations auxquelles elles s’appliquent), mais du
1. — Pour ce qui est des problèmes I, on peut seul point de vue du comportement observé par
déjà invoquer les faits suivants, sous réserve de l’expérimentateur et sans que le sujet soit capable
116 PROBLÈMES DE PSYCHOLOGIE GÉNÉTIQUE LANGAGE ET OPÉRATIONS INTELLECTUELLES 117
mêmes arguments se traduisant par des expressions et aux signaux sensori-moteurs, non différenciés de
verbales rigoureusement identiques : « on n’a fait leurs signifiés et ne pouvant donc servir à évoquer
qu’allonger » (la boulette en saucisse), « on n’a rien des objets ou événements non perceptibles actuelle-
ôté ni ajouté », « c’est plus long mais plus mince », ment. Or, la transition entre les conduites sensori-
etc. C’est bien là l’indice que de telles notions ne motrices et les conduites symboliques ou représen-
dépendent pas du seul langage. Il s’agit au contraire tatives est sans doute assurée par l’imitation (thèse
d’une structuration progressive de l’objet, selon ses commune aux travaux de Wallon et aux nôtres),
différentes qualités, et en fonction des systèmes dont les prolongements différés et l’intériorisation
d’opérations actives, procédant des actions comme assurent leur différenciation des signifiants et des
telles, exercées sur les objets, bien plus que de la signifiés. C’est notamment dans un contexte d’imi-
formulation verbale. tation que s’acquiert le langage et ce facteur imitatif
semble constituer un auxiliaire essentiel, car si
b) La formation de la pensée en tant que l’apprentissage du langage n’était dû qu’à des
« représentation » conceptuelle est assurément conditionnements, il devrait être bien plus précoce.
corrélative, chez l’enfant, de l’acquisition du Mais le développement de l’imitation étant lui-
langage ; mais on ne saurait voir dans le premier de même solidaire de celui des conduites intelligentes
ces processus un résultat causal simple du second, en leur ensemble, on voit ainsi que s’il est légitime
car tous deux sont solidaires d’un processus plus de considérer le langage comme jouant un rôle
général encore qui est la constitution de la fonction central dans la formation de la pensée, c’est en tant
symbolique 1. En effet, le langage apparaît au même qu’il constitue l’une des manifestations de 1a fonc-
niveau de développement que le jeu symbolique, tion symbolique, le développement de celle-ci étant
l’imitation différée et sans doute l’image mentale en retour dominé par l’intelligence en son fonc-
en tant qu’imitation intériorisée. Le propre de la tionnement total.
fonction symbolique en ces divers aspects est la
différenciation des signifiants différenciés et la capa- c) Le langage une fois acquis ne suffit nullement
cité d’évoquer, grâce à ces signifiants différenciés, à assurer la transmission de structures opératoires
les signifiés non perçus actuellement : ces deux toutes faites que l’enfant recevrait ainsi du dehors
caractères opposent les signes verbaux et les sym- par contrainte linguistique. Un certain nombre de
boles ludiques, gestuels ou imaginés aux indices faits peuvent être invoqués à cet égard. 1) Malgré
les classifications inscrites dans le langage, l’enfant
1. L’un des linguistes invités à la réunion de Neuchâtel de ne domine qu’au niveau des opérations concrètes
notre Association a fait remarquer qu’il vaudrait mieux parler
de « fonction sémiotique » puisqu’elle recouvre non seule-
(7-8 ans) le maniement des définitions inclusives
ment l’emploi de symboles, mais encore et surtout celui des (par le genre et la différence spécifique : test des
« signes » (verbaux, etc.) qui ne sont pas des symboles au sens définitions de Binet et Simon) et des classifications
strict. en général (3e stade de Inhelder et Piaget) ; 2) Les
120 PROBLÈMES DE PSYCHOLOGIE GÉNÉTIQUE LANGAGE ET OPÉRATIONS INTELLECTUELLES 121
expressions verbales connotant l’inclusion d’une dans les coordinations des actions, elles le dépas-
sous-classe dans une classe, telles que « quelques- sent par ailleurs « au-delà », en ce sens que les
unes de mes fleurs sont jaunes », ne sont dominées structures opératoires propositionnelles consti-
qu’au niveau où l’inclusion elle-même est assurée tuent, même si leur élaboration repose sur des
grâce au jeu des opérations additives et multipli- conduites verbales, des systèmes relativement
catives de classes ; 3) La pratique de la numération complexes non inscrits à titre de systèmes dans le
parlée ne suffit en rien a assurer la conservation des langage lui-même. Ces systèmes sont, d’une part,
ensembles numériques, ni celle des équivalences une combinatoire (par opposition aux emboî-
par correspondance bi-univoque, etc. tements simples des opérations concrètes) et,
En bref, une transmission verbale adéquate d’autre part, un groupe de quatre transformations
d’informations relatives à des structures opératoires coordonnant les inversions et les réciprocités,
n’est assimilée qu’aux niveaux où ces structures c’est-à-dire les deux formes de réversibilité jus-
sont élaborées sur le terrain des actions elles-mêmes que-là séparées dans les « groupements » concrets
ou des opérations en tant qu’actions intériorisées et (classification, sériation, etc.). Ces deux structures
si le langage favorise cette intériorisation il ne crée d’ensemble corrélatives se manifestent dans le
ni ne transmet toutes faites ces structurés par voie comportement des sujets par la constitution d’un
exclusivement linguistique. ensemble de schèmes opératoires nouveaux
(doubles systèmes de références, proportions,
2. — Quant aux problèmes relatifs au rôle néces- probabilités combinatoires, etc.) dont ils assurent
saire (quoique non suffisant) du langage dans l’achè- l’unité fonctionnelle et dont ils expliquent l’appa-
vement des structures opératoires, c’est au niveau rition relativement synchronique. Or, ces grandes
des opérations formelles ou hypothético-déductives structures d’ensemble dépassent le langage du
qu’ils peuvent être abordés avec le plus de clarté, sujet et ne sauraient même pas être formulées à
car ces opérations ne portent plus sur les objets eux- l’aide du seul langage courant.
mêmes comme des opérations concrètes, mais sur
des propositions, des hypothèses énoncées verbale- b) L’élaboration de telles structures soulève
ment, etc. Les opérations propositionnelles qui se encore bien des problèmes et la question, de savoir
constituent ainsi de 11-12 à 14-15 ans sont alors si le langage joue à leur égard un rôle authen-
manifestement plus liées à l’exercice de la com- tiquement constitutif ou seulement indirect et
munication verbale et l’on voit mal comment elles auxiliaire nous paraît devoir être réservée jusqu’au
se développeraient ou plutôt comment elles achève- moment où les travaux issus des diverses tendances
raient leur développement sans l’emploi du langage. du structuralisme linguistique (Hjelmslev, Togeby,
Harris, etc.) auront trouvé des points de jonction
a) Il convient cependant de noter que si les suffisants avec l’analyse algébrique et logistique
opérations prennent racine « en deçà » du langage, des mécanismes de la pensée.
122 PROBLÈMES DE PSYCHOLOGIE GÉNÉTIQUE LANGAGE ET OPÉRATIONS INTELLECTUELLES 123
c) Par contre, il semble d’ores et déjà possible par A. Morf sur des enfants situés à un niveau
d’entrevoir que, encore à ce niveau des opérations intermédiaire entre les opérations concrètes et for-
formelles ou prépositionnelles, le langage agit melles. En utilisant quelques problèmes de raison-
moins par transmission de structures toutes faites nement comportant des implications, disjonctions,
que par une sorte d’éducation de la pensée ou du etc., Morf commence par analyser la solution spon-
raisonnement due aux conditions de la communi- tanée des sujets, puis il leur fournit un ensemble
cation et à la précorrection des erreurs. « Il serait d’informations verbales en répétant les questions
possible, dit le linguiste Hjelmslev, de ramener le avec des précisions supplémentaires ou en fournis-
système de la logique formelle et celui de la sant des exemples analogues, etc. : le résultat de ces
langue à un principe commun qui pourrait rece- interventions a été systématiquement négatif, sauf
voir le nom de système sublogique. » L. Apostel a chez les sujets qui avaient réussi spontanément à
montré que ce système commun relève de la résoudre l’une ou l’autre des questions par voie
théorie des codes et assure la précorrection des hypothético-déductive et qui ont alors pu assimiler la
erreurs pouvant se produire entre l’encodage et le signification des suppléments d’information dans le
décodage. C’est donc dans la direction d’un cas des questions ayant donné lieu à un échec initial.
fonctionnement commun et d’une source proba- Des recherches d’un autre type ont été entreprises
biliste commune que l’on pourrait concevoir par B. Inhelder et J. Bruner dans des expériences
l’action formatrice du langage sur les opérations, récentes à Harvard : des sujets non parvenus à la
étant alors entendu que cette action formatrice conservation dans le cas des transvasements de
dépasse les cadres du langage lui-même et liquides ont été soumis à un apprentissage verbal
prolonge, sur le terrain de la coordination des portant sur des expressions telles que « un verre A
actions sociales, le processus équilibrateur déjà à est à la fois plus haut et plus mince que le verre B »,
l’œuvre dans le domaine de la coordination des etc. ; les questions étant d’analyser comment les
actions en général. sujets apprennent à comprendre ces relations et si
elles modifieront les jugements sur la conservation
Au terme de ces quelques réflexions, nous (l’expérience est faite en marge des épreuves de
aimerions insister sur les recherches à poursuivre conservation mais dans le même contexte). Or, les
pour résoudre les problèmes précédents, contrôler premiers faits recueillis semblent montrer que : a) les
les solutions proposées ou soulever de nouvelles difficultés rencontrées dans la compréhension pro-
questions. gressive de ces expressions verbales sont du même
Une méthode fructueuse à cet égard consiste à ordre que les obstacles connus sur le terrain de
étudier les effets d’apprentissage portant sur la for- l’acquisition des conservations ; b) il y a peu de
mulation verbale d’opérations qui n’ont point encore liaisons entre les deux domaines de la compréhen-
été acquises spontanément par les sujets. Une sion verbale et des raisonnements concrets, comme
première recherche a été faite dans cette direction s’il s’agissait à ce niveau de deux plans différents.
124 PROBLÈMES DE PSYCHOLOGIE GÉNÉTIQUE LANGAGE ET OPÉRATIONS INTELLECTUELLES 125
Une seconde méthode instructive est l’analyse, plusieurs pays différents. La reprise du problème
poursuivie actuellement par J. de Ajuriaguerra et par F. Affolter avec d’autres techniques semble déjà
B. Inhelder, des relations entre le niveau linguis- indiquer une acquisition plus précoce par les
tique et le niveau opératoire à propos de troubles du sourds-muets et la question reste ouverte, comme
développement signalés dans l’un ou dans l’autre de bien d’autres, hélas, parmi celles que nous avons
ces deux domaines. Nous n’en dirons rien, sinon soulevées.
pour souligner l’intérêt des cas paradoxaux dans
lesquels un fort retard linguistique ne s’accompagne
d’aucun trouble des opérations intellectuelles elles-
mêmes (cas dont on trouve parfois la réciproque
complète : retard opératoire sans troubles du
langage).
Enfin la méthode de choix, eu égard aux pro-
blèmes que nous avons soulevés, est naturellement
celle de l’analyse des opérations intellectuelles chez
le sourd-muet, qui possède la fonction symbolique
sans parvenir de lui-même au langage articulé. Les
belles études de P. Oléron, de M. Vincent et, chez
nous, de F. Affolter ont déjà montré que si les sujets
présentent un retard variable selon les épreuves par
rapport aux entendants, témoignant entre autres
d’une moindre mobilité, ils n’en sont pas moins
aptes à dominer les opérations essentielles : classi-
fications, sériations et autres opérations d’ordre,
perspectives (épreuve des ombres), etc. Mais un
problème nouveau a été récemment soulevé par
P. Oléron quant à un éventuel retard considérable
de ces sujets dans l’acquisition des notions de
conservation. Seulement la solution d’une telle
question est rendue très difficile pour des raisons de
méthode et l’on peut se demander si les résultats
d’Oléron ne sont pas en partie relatifs à sa technique,
d’autant plus que les moyennes indiquées pour les
normaux ne correspondent pas entièrement aux
barèmes établis récemment par divers auteurs, en