Karim de Ousmane Socé
Karim de Ousmane Socé
Karim de Ousmane Socé
SOCÉ
KARIM
Roman sénégalais
Suivi de
Contes et Légendes d’Afrique Noire
Préface de Robert DELAVIGNETTE
(3e ÉDITION)
Couverture
Page de titre
PREFACE
PREMIERE PARTIE
CHAPITRE PREMIER
CHAPITRE II
CHAPITRE III
CHAPITRE IV
CHAPITRE V
CHAPITRE VI
CHAPITRE VII
DEUXIEME PARTIE
CHAPITRE VIII
CHAPITRE IX
CHAPITRE X
CHAPITRE XI
CHAPITRE XII
TROISIÈME PARTIE
CHAPITRE XIII
CHAPITRE XIV
CHAPITRE XV
LA LEGENDE DE GHANA
HAM BODEDIO (Légende peulhe)
commises.
PENDA
SARA-BA (nouvelle)
LA LEGENDE DE SILAMAKAN
Notes
Copyright d’origine
Achevé de numériser
PREFACE
Il suffit maintenant de dix huit heures d’avion pour aller de Paris à Saint-
Louis du Sénégal, la ville d’Ousmane SOCE et de son héros « KARIM ».
Oui, le trajet s’est bien raccourci depuis Pierre LOTI et son « roman d’un
spahi ». Mais quelle que soit la magie du voyage par les airs — et elle est
grande ! — il s’agit toujours de passer d’un monde dans un autre monde. Et si
bouleversante que soit la marche technique vers l’Unité des races humaines, il
s’agit toujours de quitter l’Europe pour atterrir en Afrique. Enfin, si nouvelles
que soient les formes actuelles de la vie africaine, il s’agit toujours de
comprendre l’esprit africain.
Ousmane SOCE nous y aidera.
L’Afrique a beau se rapprocher matériellement de nous. Elle n’est pas
simple..Il faut l’interroger et on ne l’interroge bien que si l’on entre en
sympathie avec elle. C’est alors qu’elle révèle une profonde complexité de
caractères sociaux et de traits humains.
Ousmane SOCE nous mettra dans la disposition qui convient pour interroger
l’Afrique avec sympathie et pour découvrir la valeur de ses types et de ses
mœurs.
*
L’Afrique n’est pas simple. Entendez un savant qui la connait bien ; le
Directeur de l’Institut Français d’Afrique Noire, Théodore MONOD.
*
Un dernier mot sur « KARIM ».
Ce n’est pas un livre isolé, comme le fut ce roman méconnu « Force-Bonté »
de BAKARY DIALLO, qui n’eut pas à l’époque où il parut l’audience qu’il
méritait.
« KARIM » appartient à une floraison d’œuvres africaines qui sont le fruit
d’une même génération de Noirs, nos contemporains. Faut-il citer — et pour le
Sénégal seulement — Léopold SEDAR SENGHOR, poète et écrivain politique,
Alioune DIOP, dont la tournure d’esprit s’apparente à notre lignée de
moralistes et de philosophes. J’ai dit ailleurs l’importance de cette entrée des
écrivains d’Afrique Noire dans les Lettres Françaises et j’ai marqué leur
filiation et aussi leurs différences avec le grand et cher René MARAN.
Ce qui brille dans cette floraison, c’est l’éclat qu’elle doit à notre idéal de
liberté. Comparez par exemple le comportement de « KARIM », jeune noir de
Saint-Louis du Sénégal, à l’atttitude qui est imposée par les mœurs et la société
au héros de « Jeunesse Noire », de Richard WRIGHT. Observez le « Black boy »
américain d’une part et « KARIM » au Sénégal d’autre part ; tous deux sont en
contact avec le monde des Blancs et happés par l’engrenage de la civilisation
des machines et du profit. Et pourtant « KARIM » n’a pas cet accent d’âpreté, ce
besoin intense de défense continue et camouflée devant le Blanc, qui monte du
« Black boy » de Richard WRIGHT. « KARIM » a la démarche aisée, même s’il
est gêné par ses dettes ou par ses heures de bureau ; « KARIM » n’est pas
toujours heureux mais ses malheurs ne sont pas cette misère morale de la
ségrégation à laquelle le « Black Boy » de Richard WRIGHT se voit contraint et
dont il cherche à se libérer pour prendre conscience de sa personnalité.
« KARIM » au Sénégal déploie librement sa propre originalité.
Dans les œuvres littéraires qu’ébauche la génération africaine de notre
temps, je vois la promesse d’un rapprochement désintéressé entre Noirs et
Blancs et aussi la promesse d’un singulier dépassement auquel Blancs et Noirs
sont conviés.
En s’exprimant, en s’analysant, les africains travaillent non seulement à leur
développement mais au nôtre. Et ils portent le problème de nos rapports avec
l’Afrique sur un plan supérieur qui les oblige et qui nous oblige avec eux à
dépasser les vieilles notions de colonisation comme le stade du nationalisme
africain.
Robert DELAVIGNETTE.
PREMIERE PARTIE
CHAPITRE PREMIER
L A absorbé la Vie tant il y avait du silence. C’était l’heure où les tôles des cases
chaleur, la lumière, formaient le même éther ardent qui semblait avoir
Chaque soir, Karim s’étendit sur le lit aux draps blancs, respira jusqu’à la
griserie les volutes d’encens et s’endormit, bercé par le bourdonnement du
Khalam ! 11.
Aussi, avait-il beaucoup dépensé : « bons » pour procurer à son amie boubous
de mousseline, babouches dorées et camisoles brodées ; « bons » pour se munir
d’habits riches et de parfums rares. Dans la fièvre de son amour, il ne
s’apercevait pas qu’il s’endettait au delà de ses moyens.
On était au trente du mois. Ce matin-là, il n’avait touché à la caisse que trois
cents francs ; tout le reste de ses appointements avait été englouti par le paiement
de son compte-courant.
Il additionnait ses diverses petites dettes.
Il recommença deux fois, trois fois l’opération, croyant s’être trompé, mais le
total restait toujours le même, surprenant, désagréable ! Il trouvait six cents
francs ! Comment les avoir puisqu’il ne pourrait prélever l’argent avant le
quinze ? »
A midi, il rentra à la maison, l’esprit troublé par l’impasse financière où il
s’était mis.
Revenu au bureau, il consulta un de ses camarades :
— J’ai un déficit de trois cents francs. Quelle conduite prendre envers mes
créanciers ?
— Fais une avance à chacun d’eux ; tu compléteras le mois prochain.
— En effet, je ne vois que cette solution...
*
*
Le chant fut redit sur diverses intonations par la voix caressante de Marième.
Elle modula de doux accords et Karim en fut bercé jusqu’à la somnolence !
Le taxi démarra. Karim regarda, le cœur serré, sa mère, debout sur le seuil de
la porte d’entrée.
La « Citroën » parcourut la rue Blaise-Dumont, passa devant l’Eglise et le
Conseil Colonial. Elle s’engagea sous les arcades du pont Faidherbe, glissa sur
son dos de planches lisses.
Karim contemplait en silence la ville de N’dar, le spectacle du fleuve, tout
proche, jusqu’au moment où le chauffeur stoppa... Des porteurs noirs, vêtus de
costumes européens usés, s’emparèrent des bagages.
Karim traversa la foule des marchandes accroupies sur le sol ; elles
approvisionnaient les voyageurs en coco, balais, cure-dents, poissons secs,
henné.
Dans le hall d’attente, étaient réunis Assane, Ibrahïma, des amis et des jeunes
filles venus lui dire au revoir. Il y rencontra même Marième, resplendissante de
jeunesse et de bijoux.
Karim monta dans son compartiment et installa ses bagages. On lui avait
remis de nombreuses commissions, destinées à des parents lointains, qu’il fallait
distribuer le long du trajet : henné, cure-dents de « vérack » 38 « m’bouraké » 39,
poissons farcis à la tomate, cocos et vêtements teints.
Le tintement d’une clochette dit que le départ était proche.
— Quand tu seras à Dakar, ne manque pas de nous écrire, Karim !
— Eh ! plaisantait un autre, il oubliera N’dar.
— Non ! Je tiendrai une correspondance régulière.
La locomotive se traîna, suivie de son escorte de wagons cacao qui bruissaient
sur les rails.
Karim serra les mains à la hâte. Marième éclata en sanglots ; il ne sut quelle
conduite tenir et garda la main de la jeune fille. Mais le train ne s’arrêtait pas, et
vite, il sauta sur le marchepied du wagon des « deuxièmes ».
Il se retourna : ses amis, Marième sanglotante, agitaient des mouchoirs !...
Le train fit un détour, masqua le tout. Le quartier de Sor déroula sa route
blanche, bordée de cocotiers, ses villas, ses vergers ; le champ de courses... les
marécages de la banlieue, limités, au loin, par de sveltes filaos.
Karim quitta la portière où il était accoudé et se plaça à celle d’en face. Ses
compagnons l’y rejoignirent et, têtes penchées, ils fixèrent dans la mémoire la
dernière image de Saint-Louis : le pont Faidherbe franchissait le fleuve d’une
enjambée gigantesque ; les maisons blanches, bien alignées, bordaient les quais
et surplombaient l’eau dont la coulée jaune s’argentait de soleil. Au-dessus, le
palais du Gouverneur et son drapeau tricolore, la cîme des palmiers.
Ce spectacle de leur ville natale s’éloigna, se rapetissa, devint moins net,
s’embruma.
Ils revinrent s’asseoir sur les banquettes de paille ; silencieux, livrés à leur
méditation. Ils aimaient Saint-Louis et certains de leurs compatriotes avaient
préféré y vivre difficilement plutôt que de mener une existence opulente à
l’étranger. Qu’importaient les biens de la terre si l’on n’avait pas, à portée de soi,
les tam-tams magnifiques, cette grâce native des Saint-Louisiennes, et les
griseries, le soir, à la mélodie des « khalams » ? Ceux qui partaient se
consolaient par la perspective réconfortante de revenir un jour, avec beaucoup
d’argent, mener une vie de prince, et déployer une munificence de « samba-
lïnguère », comme du temps de la splendeur de N’Dar, du temps de leurs grands-
pères qui entreprenaient le trafic de la gomme et du mil, le long du fleuve, à
Dagana, à Matam, à Kayes et à Médina-Khasso !
Le train continuait sa course vers l’Est en tournant progressivement vers le
Sud... Rao, M’Pal, Sakal, Louga ; les gares du D.S.L. 40, bâties sur le même
modèle, avaient défilé. Sénégalais à grand boubous blancs, à cafetans de
cotonnade sombre. On remarquait aussi des paysans venus de leur village pour
vendre lait, manioc et fruits aux voyageurs. Dans la foule, tranchaient indigènes
et européens, en complets vestons de toile, coiffés du casque colonial.
A Kelle, Karim et ses amis s’installèrent au wagon-restaurant.
En devisant ils se régalèrent de leur « yobeul », le mets spécial qu’on leur
avait préparé au moment du départ. Et lorsque la conversation en vint au sujet de
Marième, Assane opina :
— Karim, elle t’aime encore. Tu en as eu la certitude aujourd’hui ?
— N’empêche qu’elle a porté sa préférence sur Badara, riposta le jeune
homme.
— Non, conclut Ibrahima, ce n’est pas elle, c’est sa maman.
Après Thiès, le paysage changea : on avait dépassé la plaine du Cayor, ses
baobabs difformes, ses paysans au torse nu, courbés sur le sol, arrachant de leurs
« hilaires » 41 la récolte d’arachides. Ici, c’était la forêt de Kagne et ses
monticules boisés... Sébikotane et ses manguiers, et tout à coup, des pylônes de
T.S.F., à l’horizon, la vaste mer.
La température s’adoucissait ; une brise rafraîchissante arrivait de
l’Atlantique. Elle caressait le visage des voyageurs qui contemplaient, à travers
les portières, la baie du Cap-Vert qui se montrait, toute, peuplée de cargots
ancrés au large et balancés par la houle. L’île de Gorée se détachait de l’eau en
un bloc sombre ; bordant le littoral, Dakar se devinait...
Le soleil de quatre heures déversait à torrents sa lumière qui rebondissait sur
la nappe liquide, éblouissait l’œil.
Le train roula plus vite sur les rails, vint frôler le rivage, s’en éloigna, entra en
gare de Rufisque.
Les produits offerts changeaient : bananes, « cônis » ou fruits de rôniers,
piment rouge, concombres, patates sucrées. Les palmeraies de M’Bao, sillonnées
de sentiers que parcouraient des femmes portant sur la tête, vers la ville, de
lourdes « dames-jeannes » de vin de palme.
Les longs filaos, secoués par le vent, murmuraient au passage du train.
Enfin, là-bas, au bout des rails, une gare semblable à celles que l’on voyait
depuis le matin mais plus grande, plus somptueuse, avec un monde plus riche
d’européens : DAKAR.
L’oncle Amadou attendait Karim sur le quai :
— Comment vont les Saint-Louisiens ?
— Bien !
— Ton père et ta mère se portent-ils bien ?
— « Diame reck ! » répondit Karim (ils vont bien).
Dehors, c’était « Citroën », « Chrysler », « Six-cylindres », taxis luxueux que
les voyageurs parisiens auraient préférés à ceux de la Capitale. Les compagnons
de Karim prirent la même voiture. Le jeune homme et son oncle hélèrent un
landau, traîné par deux chevaux « m’bayar » 42.
— Avenue de la Liberté, indiqua Amadou au cocher.
Un claquement de fouet ; et le landau grimpa la pente de la route goudronnée,
passa devant l’Hôtel de Ville entouré d’un jardin plein de lauriers roses. Ils
contournèrent la place Protêt et Karim admira la chambre de Commerce, le
joyau des monuments de la ville. D’une fine architecture grecque, elle avait de
sveltes colonnades blanches et un large perron.
L’attelage s’engagea dans l’avenue William-Ponty.
Les chevaux battaient l’asphalte de leurs sabots sans fer.
L’avenue s’enfonçait, remontait, formait une ample ondulation de piétons et
d’automobiles, encadrés d’arbres.
Elle se terminait loin, près de la mer et des pylônes de T.S.F. dont les antennes
crépitaient d’électricité, transmettant les nouvelles au monde.
Parmi les passants, beaucoup de noirs, vêtus de costumes européens ; ils
cheminaient à côté d’autres sénégalais qui s’obstinaient à garder le fez et le
cafetan de cotonnade traditionnels de leur civilisation négro-arabe.
Des blanches, protaient robes de mousseline. Elles s’étaient adaptées à une
élégance coloniale dont le secret consistait à être belles malgré le casque. Elles
marchaient à côté des sénégalaises à amples boubous et à mouchoirs bigarrés
autour de la tête. Tandis que les européennes trottaient aussi vite que les
hommes, les africaines traînaient leurs babouches sur le ciment des trottoirs,
nonchalantes, en princesses gâtées qui ne se souciaient pas du temps.
Karim était rempli d’admiration pour Dakar, la ville jeune, moderne, un
prolongement de la métropole.
Dans la cour, toute la maisonnée était réunie pour écouter les contes de tante
Aminata.
Lentement elle nouait des actions, les faisait progresser, puis les dénouait. Elle
mettait en scène Bouki, le loup naïf, toujours « roulé » par « Leuk », le lièvre ;
Gayendé, le lion, la force, maitre et justicier des animaux.
Cela se déroulait dans le cadre de la brousse, dans quelque village primitif :
— « Lébône » 44 commençait-elle.
— « Lipône » 45 répondait le cœur.
— « Amône naffi » 46.
— Dana am 47.
— Il était une fois, poursuivait Aminata, une vieille femme qui avait
beaucoup de biens. Ses troupeaux de chèvres occupaient toute la forêt voisine.
Elle vivait seule, dans une ferme perdue au milieu de la haute futaie.
Le loup un jour vint à passer.
Les boucs, à la grande barbe, étaient si gras que leur démarche en était
alourdie ; Loup, pour en repaître sa gloutonnerie, inventa un artifice ingénieux.
Il revint, plus tard, apportant un cabri maladif, volé dans un troupeau pendant
que le berger dormait.
Il arriva au crépuscule, se déclara voyageur qui passait là, par hasard, et que la
nuit tombante avait forcé de s’arrêter. Il fut bien accueilli, logé et nourri.
Avant de repartir, il offrit le cabri à son hôtesse :
— Grand’mère, acceptez ce modeste cadeau, en signe de ma gratitude.
La bonne femme connaissait d’expérience la mauvaise foi de « Bouki » ; elle
devina un piège sous son témoignage de reconnaissance.
— Mon fils, j’ai tant de bétail que je ne sais qu’en faire ; garde ton cabri ; il
est malade et ne tardera pas à mourir après ton départ.
— Oh ! votre refus me cause beaucoup de peine. Je sais que vous êtes très
riche, et vous offrir une bête de si piètre valeur est un affront ; mais vous m’avez
comblé ! Vous laisser quelque chose me ferait tant plaisir !
Le loup avait une voix sincère, son visage exprimait la désolation de ne
pouvoir rendre la politesse dont il avait bénéficié. Il semblait ne pas mentir.
Peut-être était-il une exception. La grand’mère se laissa fléchir.
Deux jours s’écoulèrent ; le troisième matin, au réveil, la fermière trouva, sans
surprise, le cabri mort et roidi dans la cour.
Le loup, qui était aux aguets, se présenta :
— Vieille femme, qu’est-il advenu du cabri que je vous ai donné ?
— Il est mort peu de temps après ton départ !
Bouki se gratta la tête, regarda le sol, et décréta :
— Vous n’en avez pas pris soin, cela me navre ; je suis obligé de vous
réclamer un pareil qui ait « courte queue » comme lui.
— Bien ; prends dans mon troupeau celui qui te plaira.
Bouki 48 choisit la plus belle chèvre et s’en alla, sans remercier.
Les jours suivants il revint, insatiable, posant toujours la même question :
— Vieille femme, qu’est-il advenu du cabri que je vous ai donné ?
Impuissante et résignée, elle ne répondait plus et désignait seulement, du
doigt, le troupeau.
Bouki en faisait le tour, choisissait le bouc le plus gras en chantant : « N’gat
guène, ngat guéna koye féye ! »
(un cabri à courte queue se paye par un cabri à courte queue !)
La fermière maigrissait ; de voir son troupeau fondre d’une manière aussi
injuste, elle en devenait malade !
Mais un soir Messire Gayendé passa à la ferme.
— « Grand’mère, qu’est devenu le nombreux troupeau que j’ai admiré ici, il
y a sept lunes ? »
Elle raconta la visite de Bouki, l’histoire du cabri :
— Il faut que je punisse la lâcheté de Bouki, rugit Gayendé. Egorgez votre
plus belle chèvre, dépecez-la ; vous me revêtirez de sa peau, puis vous
m’attacherez dans le restant du troupeau.
A l’aube, Bouki arriva.
— Vieille femme, qu’est-il advenu...
Elle désigna le troupeau d’un geste résigné, une lueur de vengeance satisfaite
dans les yeux.
D’un pas gaillard, Bouki alla détacher la chèvre qui avait le plus bel
embonpoint ; il s’éloigna, entraînant son aubaine et fredonnant sa joie.
Il marcha longtemps le long d’un sentier bordé de broussailles humides. Il
était heureux à l’idée du régal qu’il ferait avec les appétissants cuisseaux.
Arrivé en pleine forêt dense, dans la « mandïngue », il remarqua un regard
flamboyant qui le fit s’arrêter d’instinct. Il ne pouvait se tromper ; c’était, à coup
sûr, le regard d’ « oncle Gayendé » !
A cet instant, il aperçut Tile, le chacal, à l’orée d’un bois, et pour la première
fois de son existence, parce qu’il avait peur, Bouki eut de la présence d’esprit.
— Tilo ! Tilo ! 49.
D’un trait, Tile s’amena, tout essoufflé :
— Qu’y-a-t-il, Bouki ?
— J’ai une forte envie d’aller... ce ne sera pas long... Derrière cet arbre-là...
Garde-moi la chèvre une minute !
Bouki détala à toutes jambes à travers le fourré des lianes et des tamariniers.
Tile remarqua à son tour le regard flamboyant d’ « oncle Gayendé », comprit
et pensa s’enfuir.
— Conduis-moi chez Bouki ! ordonna sa Majesté.
Il s’exécuta, et pour arriver, emprunta les sentiers les plus courts qu’il avait
découverts dans sa longue pratique de la forêt.
Bouki jubilait ; étendu dans son hamac, entouré de ses épouses et de ses
enfants, il se balançait et chantait sa joie :
— Kou dem lé Tila ngui thik mbou gueul !
(Certainement à cet instant, Tile vit un mauvais quart d’heure !)
Louves et louveteaux reprenaient en choeur :
— Kou dem lé, Tila ngui thick mbou gueul !
(Certainement, il vit un mauvais quart d’heure !)
L’on chantonnait et l’on se balançait, rythmiquement, à la manière du maître
de la maison quand un garçonnet-loup vint annoncer :
— Papa, Tile t’apporte la chèvre que tu lui avais confiée.
— Nous sommes morts ! c’est « oncle Gayendé » !
Et chacun de trouver une cachette, de se mettre hors de danger.
Gayendé était persuadé qu’il ne serait pas le bienvenu. Il permit à Tile de se
retirer et s’achemina vers la case familiale.
L’appartement était vide, il semblait n’y avoir âme qui vive ; mais en
inspectant bien, il découvrit, accroché aux lattes du plafond, loup, louves et
louveteaux. Il se coucha et attendit...
La situation était intenable. De moment en moment, un enfant ou une épouse
pleurnichaient :
— Je n’en peux plus, je vais lâcher !
— Si tu lâches, avertissait Bouki, nasillard, tu trouveras à terre « oncle
Gayendé ».
Pourtant, malgré la volonté de ne pas mourir, l’on tombait irrésistiblement
quand la crampe gagnait toutes les pattes.
Gayendé assénait une grande tape dans le ventre du coupable qui rendait
l’âme. Il en sortait une chèvre, un bouc ou un cabri. Bouki, seul, rendit cent têtes
de bétail.
Ainsi le troupeau fut restitué et Gayendé le ramena à la bonne fermière.
De là, concluait la tante Aminata, la légende est allée se perdre dans la mer.
Le premier qui en sentira l’odeur ira en paradis.
Et chacun de renifler.
Karim avait suivi le conte. Il le connaissait déjà, car dans toute l’Afrique,
mères, grand’mères et tantes ont enchanté notre enfance de leurs contes, la nuit,
durant les réunions familiales.
Elles ont développé des actions gaies pendant les nuits étoilées, au clair de
lune ; des actions tragiques et douloureuses, pleines de magie et de sorcellerie,
durant les nuits épaisses de ténèbres.
Depuis les siècles les plus reculés, grâce à la tradition orale, elles ont charmé
notre jeunesse avec des « lebs » venus du fond du passé. Elles ont voulu nous
faire aimer la justice, haïr la malhonnêteté et nous former à la vie en nous
léguant leur expérience à l’aide « d’une ample comédie » dont la scène est la
société noire, avec ses conceptions, ses croyances, les défauts et les qualités de
ses hommes noirs.
Aminata raconta encore d’autres contes de son répertoire. Cela dura jusqu’au
moment où tout le monde somnola... Elle s’arrêta, réveilla les endormis et l’on
s’en fut au lit.
DEUXIEME PARTIE
CHAPITRE VIII
Minuit. Dans les rues de Dakar, les passants se raréfiaient ; des jeunes
hommes, à grands boubous sombres, bien parfumés, revenaient de chez leurs
amies ; d’autres, des évolués sénégalais, sortaient d’un cinéma ou d’un bal,
moulés dans des complets-vestons en drap.
Un grand silence planait sur le sommeil de la maison. Et Karim regagna sa
chambre sans bruit.
Une image dominait son souvenir : Aminata le regardant de ses yeux noirs et
profonds. Les adieux au seuil de la porte d’entrée, et lui, l’enveloppant de ses
bras. Ce parfum excitant que respirait le corps de la jeune femme ! Il lui en était
resté sur la joue et cela le troublait encore, embaumait son haleine, comme un
encensoir, avec délice !
Karim coula dans un sommeil heureux.
CHAPITRE IX
Cuembou lène
Té lâ lé !
Lalé bakhou gor la !
Cuembou lène
Té lâ lé !
Wer va dem na guédio !
Vite, en tenue de lutte !
Affrontez-vous !
S’affronter est l’apanage de l’homme !
Vite en tenue de lutte !
Affrontez-vous !
La lune a plongé dans la mer !
*
*
Dimanche.
De grand matin, la vieille église de Gorée ébranla l’air de son carillon.
Dames, demoiselles et messieurs revêtirent leurs plus beaux vêtements. Même
les grand’mères se drapèrent de leurs pagnes multicolores qu’elles enfermaient
soigneusement, toute l’année, dans de vieux bahuts du Premier j Empire.
Par la chaloupe, des jeunes gens endimanchés arrivaient de Dakar,
envahissaient la ville, enflaient peu à peu la population.
Et dans les rues, si désertes à l’accoutumée, ce n’étaient plus que toilettes
neuves, rires et joie de vivre.
Partout commençaient les réjouissances, le champagne et le vin coulaient, les
phonographes chantaient.
Deux heures de l’après-midi.
— Ding ! dong ! ding ! dong ! ding ! dong !...
L’église appelait les fidèles avec des notes graves. L’animation du matin, qui
avait, à midi, diminué sous l’accablement de la chaleur, était revenue. Des
maisons encore debout, de dessous les ruines, sortait une foule qui se hâtait,
s’engouffrait dans l’église.
« Pange lingua gloriosi corporis mysterium... »
Les Vêpres étaient terminées ; et ce chant, attaqué vigoureusement par une
voix d’homme, marquait le commencement de la procession.
Des orphelines, sous la conduite des sœurs de l’Immaculée-Conception, à
cornettes blanches et à robes bleues, ouvraient la marche, portant haut de riches
bannières aux couleurs vives.
Suivaient les chantres.
Un solo bruyant s’éleva, entonné par des larynx mâles auxquels se mêlaient
bientôt, en un beau duo, des voix flûtées de femmes.
Puis les enfants de chœur, en soutanes rouges et surplis blancs. Ils
s’avançaient lentement, élevant au-dessus de la foule, une croix de bronze.
Un prêtre officiant marchait sous un dais, au milieu de la procession. Sa chape
d’or étincelait ; il était très recueilli et marchait gravement, ostensoir en mains, le
regard fixe, comme hypnotisé par la Sainte Hostie...
Les spectateurs fermaient la marche.
Les femmes se dandinaient élégamment, dans leurs robes de soie roses et
bleues.
Le cortège se perdit dans les ruelles étroites et tortueuses bordées de maisons
croulantes ; et les chants, qui se propageaient en s’amplifiant dans les ruines
goréennes, les réveillaient de leur sommeil séculaire.
Mais elles restaient indifférentes à cette émotion religieuse, ayant l’air de
dire :
— « Nous avons vu défiler en procession, avec plus de pompe vos
prédécesseurs qui, maintenant, reposent dans le néant ; comme eux, vous serez
anéantis par la puissance du temps ! »
Sur le parcours, au tintement de clochette, tout le monde s’arrêtait et les
enfants de chœur faisaient pleuvoir sur le sable les fleurs qu’ils portaient dans
des corbeilles suspendues à leur cou.
Soudain, une sonnerie vigoureuse de clairons qui contrastait avec la langueur
du chant religieux. La procession était arrivée entre l’Ecole Normale et
l’Ambulance Militaire. On avait improvisé là un autel, un reposoir enguirlandé
de branches de rosiers flétris par la chaleur. Tout au fond, dansaient les flammes
d’énormes cierges, presqu’imperceptibles au milieu de la lumière du jour. Aux
alentours, d’ardentes fleurs rouges de flamboyants jonchaient le sol.
Le clergé gravit les degrés de l’autel, toujours avec le même pas grave.
L’officiant déposa son ostensoir d’or, l’embauma d’encens et la prière
continua...
Karim avait suivi la procession sur tout son parcours pour admirer Marie
N’Diaye qui était belle parmi les plus belles.
Il profita d’un mouvement de la foule pour aborder son amie :
— « Je te reverrai, ce soir, au bal qui se donne chez M. Fernand ».
Ils ne pouvaient rester longtemps ensemble. On connaissait Marie à Gorée ; si
on la remarquait en compagnie du jeune homme les méchantes commenceraient
aussitôt leurs médisances.
*
Neuf heures du soir.
Le bal commençait. On remarquait les sénégalais catholiques et des
musulmans « évolués ». Ils portaient des complets veston d’été de coupe
irréprochable : en flanelle, en toile crème, en toile blanche, lisses comme des
miroirs à force d’avoir été bien repassés ; des chemises à.plastron de soie, des
cravates riches et des chaussures fines. Leurs cheveux, patiemment ondulés,
déferlaient en petites vagues jusqu’à la nuque.
D’autres musulmans, des demi-conservateurs qui portaient d’ordinaire le
boubou et le fez, avaient revêtu, ce soir-là, le complet veston, afin de danser sans
détonner.
Chez les danseuses, toutes catholiques, se manifestaient deux tendances. Les
unes adoptaient entièrement la mode européenne. D’autres, une tenue métisse ;
elles portaient bien robes de soie, mais aussi pagne, mouchoir et babouches
dorées.
« Riquetta, jolie fleur de Java,
Viens danser, viens donner des baisers ! »
L’orchestre (un accordéon, une mandoline, un banjo et un violon) jouait fox,
one-step et valses. Les musiciens, sans partition, stylisaient les airs de leur
répertoire, accentuaient les rythmes pour les rendre plus dansants.
« Ah ! le pauvre petit !...
Qu’il est mal, mal bâti ! »
Des cavaliers dansaient dans un style classique, d’autres se dandinaient,
poussés par le besoin exagéré d’un rythme net et chaloupé.
« Nuit de Chine, nuit câline, nuit d’amour !
Où l’on croit rêver jusqu’au lever du jour ! »
Minuit.
Karim avait dansé le moins souvent possible avec Marie. A présent les
personnes âgées se retiraient. Restaient les jeunes, et il était dans la note générale
de s’afficher en couples.
« Ramonna, j’ai fait un rêve merveilleux
Ramonna, je pouvais alors me griser
De tes yeux, de ton parfum, de tes baisers ».
Marie tournait, avec grâce, sous la douce impulsion des bras de Karim, elle
valsait, souple et légère, comme une noire sylphide !
Le jeune homme l’étreignait, avec amour, sous l’emprise de la nostalgie de
l’accordéon, des notes ailées de la mandoline.
Les couples tourbillonnaient, envoûtés par l’accordéoniste, un ancien marin
qui exhalait son regret des pays jadis rencontrés par la voix de son accordéon. Il
jouait une valse, y raccordait le refrain d’une autre, puis d’une troisième... celle-
ci, il n’en connaissait pas les paroles. Il l’avait entendue pour la première fois à
Marseille. Depuis il l’avait rejouée à Dunkerque, à Montevideo, à Singapour,
pour ses camarades d’exil, avec le même succès. L’Europe, l’Amérique,
l’Orient, les jours heureux, les heures difficiles se déroulaient, mélancoliques, au
rythme tourbillonnant de sa chanson qui en devenait si prenante que les couples
tournaient, tournaient à perdre haleine. Penché sur son accordéon il l’étreignait,
par spasmes, et se balançant, en harmonie avec le roulis imaginaire de son navire
d’autrefois, voguant sur la grande mer...
Quatre heures du matin.
Dans la salle régnait toujours la même fougue, la même ardeur au plaisir.
L’excitation montait comme un fleuve que grossissaient les tornades.
Danseurs et danseuses devenaient de plus en plus épris de mouvements.
On était las d’émotivité latine. Et l’orchestre joua des airs du Pays, des
« goumbés ». Cavaliers et cavalières s’étaient séparés et l’on dansait pour son
compte...
« Papa Thialisso
Goumbé Saïtané là... »
« Mag gni Kaye lène tchilal
Goumbé Saïtané là ! »
« Ohé ! papa Charles !
Le goumbé est satanique !
Anciens, venez y goûter.
Le goumbé est satanique !
Eye adina !
Gor i tèye gni saye saye là !
Am diabar ame saye dôme,
Am sa tioro bokhalé !...
Oh ! le siècle
Les hommes d’aujourd’hui, quels polissons !
Avoir femme et enfants
Avoir maîtresse en cachette...
Les femmes formaient un cercle intérieur appuyées les unes aux épaules des
autres. Elles se déplaçaient en une ronde légère et trémoussante... Les hommes
les doublaient extérieurement et ripostaient, en dansant, à leur chanson
satirique :
Eye adina !
Digueni tèye saye saye là !
Am dieukeur, am saye dôme,
Am sa far it bokhalé !
Oh ! le siècle d’aujourd’hui !
Les jeunes femmes quelles polissonnes !
Avoir mari et enfants
Avoir amant en cachette !...
Dankalo, dankalo
Sou ma sopé dankalo !
S’étreindre, s’étreindre
Mon bien-aimé s’étreindre !
Dipp ! Dipp ! Dipp ! Les coups énergiques d’un pilon écrasaient le mil dans
un mortier de bois. Quelque ménagère noire, levée à cinq heures, préparait la
farine du kouskous quotidien.
Allahou akbar ! allahou akbar !... Salatou khayerounn, mina nawmi ! 69 Un
muezzin du haut d’un minaret, conviait d’une voix sonore les fidèles à la prière
matinale.
Kour kourète kout !... l’aubade somnolente d’un cog à demi-réveillé.
Par le train de midi, ils se mirent en route pour Diourbel, l’escale finale.
Le train roulait avec tapage sur les rails. Karim regardait, indifférent, le
paysage.
Tout à coup, dehors, plus de soleil, l’on se serait cru au crépuscule. On
n’entendait plus que le bruit de la rafale, le gémissement des branches
bousculées, le frissonnement des feuilles, le roucoulement feutré d’une
tourterelle cachée dans son nid.
La pluie battait son tam-tam sur le wagon. Il faisait froid.
Qu’il serait doux de s’enfouir dans le lit tiède et moelleux d’Aminata, la tenir
dans ses bras, s’endormir dans les volutes d’encens...
Karim rêvait ainsi, lorsque la locomotive entra dans Diourbel, sous un torrent
d’eau.
Ses compagnons et lui s’abritèrent dans la salle d’attente.
La pluie tombait toujours, traversée de violents éclats de tonnerre.
Quatorze juillet.
Depuis l’aurore, les tam-tams dégurgitaient le tonnerre de leurs acccrds,
remplissaient l’air d’une musique étourdissante, réveillaient les dormeurs.
Dans les rues des cavaliers indigènes, montés sur des « pur-sang » du Fleuve,
défilaient, superbes, sous la conduite de chefs à grands manteaux rouges,
chamarrés d’or et de décorations. Ils avaient adopté, pour la fête nationale, le
costume traditionnel des guerriers de l’épopée sénégalaise : la chéchia écarlate,
la grande blouse disparaissant dans le large pantalon rouge.
Dès le petit jour une foule tumultueuse avait envahi la place du marché. Des
griots, installés là, battaient leurs n’deundd à coups précipités.
Tout à coup, silence.
« Allons, enfants de la Patrie !... »
La Marseillaise, chantée par des écoliers noirs, saluait l’arrivée de
l’administrateur et des notables indigènes. Tout le monde se découvrit. A la fin
de l’hymne, la fête commença.
Les cavaliers se groupèrent par rangs de quatre. Et sous la conduite des chefs,
ils lancèrent leur monture, s’éparpillèrent, se poursuivirent en files, se
regroupèrent.
A les voir, à la charge d’un ennemi imaginaire, à les voir sous leur costume
écarlate, sabre au clair, on avait l’illusion d’être devant une attaque des guerriers
qui, sous ce même soleil, s’étaient livrés des combats sanglants sur la terre
d’Afrique !
El Hadji Omar ! Faidherbe ! Lat Dior N Goné ! les chevauchées royales ! la
fureur guerrière des tiedos 72 et des spahis !...
Puis les jeux, devant une tribune improvisée.
Des jeunes gens se mirent dans des sacs jusqu’à hauteur de la poitrine et
s’alignèrent pour le départ de la course. Sur un commandement, ils partirent, les
uns roulant sur le sol dès le premier pas, les autres chancelant dans leur
empêtrement.
Les demoiselles rivalisèrent de vitesse, sans laisser tomber une goutte de l’eau
contenue dans les calebasses qu’elles portaient sur la tête.
Aux bambins, revenait le « jeu de farine ». L’on devait prendre, à l’aide des
dents, les pièces de monnaie enfouies dans la farine. Et quand le temps accordé à
chaque concurrent était employé, celui-ci se relevait, le visage tout blanc,
comme enveloppé d’un masque.
Karim avait terminé ses inventaires depuis la veille. Il était resté à Diourbel,
un jour de plus, pour assister à cette fête. Le soir il fit ses malles et s’endormit,
heureux de retourner, demain, à Dakar ; revoir Marie et couler une semaine,
princièrement, avant de rentrer à Saint-Louis.
CHAPITRE XII
Karim n’avait rien trouvé. Plus il réfléchissait, plus il sentait son impuissance
à éviter le scandale. Le fiancé reviendrait bientôt ; il saurait la conduite de la
jeune fille et romprait. Or, lui, ne pourrait pas, en réparation, épouser Marie. Les
différences de religions et d’éducation, différences de mentalités de leurs
parents, formaient entre eux deux un abîme infranchissable. Il leur serait
possible de s’aimer comme auparavant ; tant que cela leur plairait ! c’est
l’amour, magicien, qui fait fondre les barrières. Le mariage était beaucoup plus
« affaire » et tenait compte d’un tas de choses.
Marie, de son côté, consulta des femmes âgées, compétentes en la matière.
Celles-ci ordonnèrent la décoction de racines très amères, douées de pouvoir
abortif ; et au bout de quarante-huit heures, elle ne fut plus enceinte.
La nouvelle allégea la conscience de Karim. Il avait souffert de ne pouvoir
tirer son amie d’embarras. Maintenant, rien à craindre ! Le fiancé prendrait le
bruit qui courait pour un faux racontage et tout s’arrangerait.
La maison Costier employa Karim dans les comptoirs de Dakar à son retour
de Dourbel. Il se décida à travailler pendant quelques semaines pour attendre le
dénouement de l’histoire de Marie.
Un jour, en rentrant, il sentit des frissons lui parcourir le corps ; il eut froid
comme au mois de décembre. A la maison il se coucha, et fut l’hôte d’une forte
fièvre.
Une crise de « paludisme », le « sibirou », l’attaquait. Le moustique,
inoculateur du mal, avait dû le piquer dans les hautes herbes de la brousse, lors
de ses pérégrinations dans le Baol.
On alerta la tante Rokhaya, médecin bénévole de la famille ; elle prescrivit des
frictions de tout le corps à l’aide de vinaigre étendu d’eau ; il devait boire, en
outre, une décoction de tamarin mélangée à du jus de citron.
Toute la nuit Karim ne dormit pas. Il transpira beaucoup et cela le soulagea.
Au lever du soleil, il se croyait guéri.
Mais le « sibirou » était fourbe. Il vous donnait, un moment, l’illusion de la
guérison pour revenir, à l’improviste, secouer le venin déjà déposé dans votre
sang et vous terrasser.
Et quand le soleil monta haut dans le ciel, Karim sentit la fièvre chauffer son
corps.
Trois jours durant, emmaillotté dans des pagnes et des couvertures de laine, il
attendit que le sibirou voulût bien lui faire grâce. Il ne mangeait plus et
maigrissait.
Au réveil il était presque toujours apaisé.
A midi, la fièvre revenait ; avec elle, la nostalgie de Saint-Louis.
A midi, lorsque le soleil embrasait tout de son incendie sans flammes ; lorsque
les arbres pendaient désespérément leurs feuilles vers leur maigre ombre pour y
chercher de la fraîcheur : lorsqu’hommes et bêtes restaient immobiles de
langueur ; lorsque l’air surchauffé tremblotait et miroitait à l’horizon, pareil à
une nappe d’eau aérienne ; lorsque l’on entendait le bêlement grêle d’un mouton,
les pleurs déchirants d’un bébé noir qui avait soif et la voix somnolente de sa
maman qui lui donnait le sein et le berçait de chansons magiques venues du fond
du passé !
La nostalgie vous prenait au milieu du néant troublant des midis africains ;
une nostalgie de tout ; on croyait que la vie ne recommencerait plus à palpiter
nulle part sur la terre, tant il y avait de l’immobilité !
Karim avait, parfois, l’illusion d’être devenu quelque chose d’immatériel,
fondu dans le grand néant !
Puis une sorte de mélancolie le berçait, l’endormait dans le doux sommeil de
la sieste !
Un jour, à son réveil, il essaya de marcher : à peine fit-il quelques pas qu’il
s’écroula, sans connaissance.
Les femmes de la maison accoururent, lui aspergèrent abondamment la tête
d’eau. Karim revint à lui.
Sa tante pleurait.
L’oncle Amadou fit transporter le malade à l’hôpital.
Le médecin diagnostiqua le paludisme, compliqué de dysenterie. Il manifesta
de la mauvaise humeur : les indigènes attendaient toujours que leurs malades
fussent gravement atteints pour se référer à la science des blancs. Ils
commençaient par traiter le mal, eux-mêmes, selon les formules empiriques de
leur médecine populaire.
S’ils en usaient ainsi, c’est qu’à l’hôpital on ouvrait ventre et thorax et l’on
manipulait organes et viscères ; or cela, était œuvre sorcière et sacrilège. Et la
plupart des malades n’y venaient qu’après avoir épuisé racines, écorces et autres
drogues de guérisseurs.
Pour la même raison, ceux qui y arrivaient, agonisants, n’en sortaient que
rarement.
Karim reposait sur un lit blanc ; un lit semblable à cinquante autres qui
peuplaient une salle austère, sentant la pharmacie.
On lui avait injecté des produits chimiques ; il avait avalé quinine et potions...
Il allait mieux.
A présent, il s’asseyait souvent dans l’embrasure d’une fenêtre et y restait des
heures à se laisser distraire par le spectacle de l’hôpital.
Un ciel d’une limpidité parfaite où, seuls, quelques aigles pêcheurs planaient.
On eût dit qu’ils se déplaçaient dans un éther incapable de vibrer, tant leur vol
était silencieux !
A midi, le Repos Total semblait peser sur l’hôpital. On n’entendait qu’une
voix dolente ou un soupir plaintif, émanés de la poitrine d’un souffrant.
Les malades dormaient, avec résignation ; ils revoyaient, à travers les vapeurs
de leur somnolence nostalgique, la maison paternelle, les vieux parents
abandonnés dans un recoin du Sénégal.
Dehors, des feuilles jaunies par l’excès de chaleur, détachées une à une des
branches, roulaient à l’aventure et décrivaient mille courses folles au gré du vent.
Le frissonnement des arbres effleurés par la brise, la rumeur de la mer,
affaiblie par la distance, venaient ajouter une note mélancolique au grincement
agaçant des portes.
A l’ombre minuscule des arbres, les convalescents dialoguaient d’une voix
sans couleur. Çà et là, le long des grandes artères de l’hôpital, un boiteux
s’aidant d’une canne, faisait les cent pas pour recouvrer l’usage de la marche
perdu à la suite d’un long alitement.
Cet ensemble paraissait nager dans un grand fleuve de lumière.
Et le manque de vie des malades, mêlé à la souffrance que l’on voyait étalée
partout, remplissait l’esprit d’un sentiment d’inquiétude.
Et Karim descendait de son observatoire, désireux de sortir de ces lieux qui
respiraient la mort. Il passait le reste de l’après-midi à lire son Coran. Il avait eu
un regain de foi depuis sa maladie. En temps normal il était presque indifférent à
l’Islam ; il blasphémait, jouait à « l’esprit fort ». Mais dès qu’un tourment le
mettait à l’épreuve, il sentait rejaillir, du fond de son être, une foi ardente,
implantée dans son âme, dès sa plus tendre enfance, par une solide éducation
religieuse.
Il redevenait un autre homme, fort de savoir qu’Allah, puissant en toutes
choses, était seul maître de sa destinée. Des heures entières il redisait des
poèmes du Grand El Hadji Malic : chef religieux vénéré, poète sénégalais de
langue arabe, à l’inspiration mystique, au rythme vibrant !...
L’infirmier chef remit au jeune homme une lettre. Karim reconnut l’écriture et
dépouilla, avec une hâte fébrile, le manuscrit qui disait :
Saint-Louis, le 8 Août 193...
Mon cher ami,
J’ai reçu la lettre que tu m’as écrite de l’hôpital Central indigène de Dakar.
J’espère que tu te portes mieux maintenant. Tous les amis, ici, me chargent de te
souhaiter un prompt rétablissement.
J’ai une bonne nouvelle à t’apprendre au sujet de notre rival qui nous avait
vaincu chez Marième. Depuis ton départ de Saint-Louis, ce Badara a toujours
continué à fréquenter la jeune fille et à faire chez elle, les mêmes dépenses
excessives. Les thés, les banquets ont continué et, en plus de cela, il a reconstruit
la maison des parents de Marième et a installé dans chaque chambre un lit de
quinze cents francs.
Il continuait donc à être le grand seigneur de la maison. Mais samedi dernier
le commerçant blanc, pour qui il faisait des affaires, est venu, sans le prévenir,
pour faire un inventaire. Paraît-il qu’il a été « mouchardé ». Et le bruit court que
Badara a fait un déficit s’élevant à une cinquantaine de mille francs. Moi, je
savais bien que ça lui arriverait, car s’il a pu te vaincre chez Marième, ce n’était
pas avec sa propre fortune. Tu gagnais trois cents francs de plus que lui ;
seulement, il puisait dans ses recettes. Paraît-il que le blanc est très en colère et
le menace de prison s’il ne rembourse pas dans les dix jours...
Maintenant que Badara est sans le sou et endetté pour toute la vie, nous lui
reprendrons la jeune fille à ton retour. Je t’apprends aussi qu’il va y avoir une
grande noce des Moniteurs de l’Enseignement, au début du mois d’octobre.
J’espère que tu viendras à temps pour y assister. Je t’envoie ci-joint le
programme.
Ton ami,
BABACAR N’DIAYE.
Karim déplia la feuille de papier imprimée jointe à la lettre et lut le
programme de la « bringue » qu’on lui annonçait.
UNION FRATERNELLE DES MONITEURS
DE L’ENSEIGNEMENT
Journée du DAFFE Y ALLA
Codou Coumba Dâlly et de N’Geunne-Sine
(Quartier Nord, rue André-Lebon)
DIMANCHE 6 OCTOBRE
De 6 h. à 7 h. — La journée sera annoncée par les Tabalas de N’Der.
De 7 h. à 7 h. 30. — Rendez-vous chez M. Amadou, rue Lauzan.
De 7 h. 30 à 8 h. — Départ en groupe, précédé des Tabalas de Yaroulène.
De 8 h. à 9 h. 30. — Déjeuner : Lait au chocolat, biftek avec de la pomme
de terre frite.
De 9 h. 30 à 12 h. — Les violonistes seront écoutés à la Causerie de Daffé
Yalla.
De 14 h. à 18 h. — Rendez-vous au Tam-tam.
De 18 h. à 19 h. — Casse-Croûte : Poulets rôtis avec de la Mayonnaise.
De 19 h. à 24 h. — Thé, pain chérif.
*
*
En deux jours, Karim reprit contact avec Saint-Louis ; il renoua ses amitiés, fit
visite aux jeunes filles de sa connaissance, y compris Marième. Celles-ci lui
souhaitaient la bienvenue et demandaient :
— Karim, que nous as-tu rapporté de Dakar ?
— Quelque chose de grand, plaisantait-il.
Du reste il avait prévu la formalité et avait acheté bracelets, perles et
mouchoirs à distribuer ainsi que cela se fait au retour d’un voyage.
Karim acquit un accroissement de prestige : il était nanti de nombreux
costumes et possesseur de beaucoup d’argent ; et cela, il l’avait manifesté en
maintes occasions.
S IX Octobre.
Dans l’île de Saint-Louis, à N’Dar-Toute, à Sor et jusqu’à Leybar on ne
parlait que des réjouissances des « moniteurs ».
Karim n’assista qu’au tam-tam de clôture qui avait lieu non loin de la demeure
de Marième. A deux heures, il y eut une foule telle que les rues avoisinantes
furent inaccessibles. Il y avait là des Saint-Louisiens arrivés des quatre coins du
Sénégal. On racontait que certains d’entre eux avaient abandonné leur travail
parce que le patron n’avait pas consenti à leur donner quelques jours de congé.
Il était venu des natanguistes 79 natifs de Rufisque, Dakar, Louga, Tivaouane,
Thies. Les méchantes langues disaient que des femmes avaient divorcé pour
s’amuser librement.
Demoiselles et jeunes hommes s’étaient drapés de boubous de cérémonie.
Les griots se surpassaient et produisaient une musique, comme on n’en fait
qu’à N’Dar et lors des grands jours :
Les « ndeundd » 80 poussaient leurs hululements d’allégresse, fougueux et
sautillants, semblables à des chevaux de parade. Leur accompagnement était
chevauché par la phrase musicale du « sabar » 81 qui piaffait d’impatience,
trépignait d’un pied, puis de l’autre, virevoltait, faisait des siennes, provoquait
les danseurs... Et bientôt les vedettes ouvrirent le tam-tam :
Toutes belles, toutes gracieuses dans leurs mouvements ; les spectateurs ne
parvenaient pas à discerner celle qui dansait avec le plus d’art !
Ce fut le tour de Marième. La magnificence de ses toilettes et le goût sûr qui
les avait combinées étonnèrent tous ceux qui étaient présents. Elle fut applaudie
dès le premier pas.
Les musiciens jouaient un air nouveau... Une danse qui avait des
démangeaisons, se secouait, frémissait, devenait frénétique et brusquement
piquait une syncope.
Une cascade de sons aux molécules heurtées et surchauffées, comme un
torrent dans sa descente vertigineuse du Fouta-Djallon ; une musique au rythme
éperdu, image de la haute tension de la sève noire !...
Marième dansa pareille à une cascade : le Niger descendant des rochers ! Elle
dansa avec la fougue d’un « pur-sang » lancé sur la plaine nue !...
Et Karim, sous l’emprise de l’admiration, laissa tourbillonner dans le cercle
trois billets de cent francs.
Les griots applaudirent à l’aide d’une musique dense, profonde, au rythme
louangeur.
Marième ramassa l’argent, souriante, et le remit au chef d’orchestre.
La réconciliation était consacrée.
LA LEGENDE DE GHANA 88
(Avant et après Jésus-Christ jusqu’en 1076. Des fouilles faites en 1914 par
Bonnet de Mézières ont permis de retrouver l’emplacement exact de Ghana).
L’empire de Ghana occupait le Soudan central, le Soudan septentrional et la
Mauritanie, que les Sénégalais appellent « Ghanar » de nos jours encore. Presque
toujours Ghana est évoqué dans une atmosphère d’ « Atlantide » : le Sahara était
encore boisé et fertile ; il possédait des rivières et une mer intérieure. De grandes
villes aux maisons de banco, parfois en pierre de taille, florissaient avec leurs
populations cosmopolites de noirs de toutes les races, de Peulhs et de marchands
arabes. Ces villes étaient policées ; elles possédaient des armées puissantes au
service d’un pouvoir certain.
Les hommes s’habillaient d’amples boubous de cotonnade et d’un bonnet
blanc. Les femmes portaient de chatoyantes soieries et des babouches dorées du
Maghreb. Leurs chevilles et leurs poignets s’encerclaient d’anneaux et de
bracelets d’or.
Ghana fut le creuset où, durant des siècles, s’est façonnée une civilisation
nègre authentique qui, de l’époque médiévale au XVIIIe siècle, auréola
Tombouctou la « mystérieuse » d’un universel renom. De ces splendeurs, il ne
reste que des évocations, des rêves attristés sous des linceuls de sable...
Mais voici Ghana ressuscité par la légende africaine.
Ghana raconté par un griot, lors des veillées galantes ou familiales, dans la
nostalgie vibrante de la guitare africaine qui recrée, avec emphase, cet
éblouissant paradis qu’est toujours le passé, dépouillé de ses peines humaines.
La légende de Ghana, c’est la légende du serpent de Ouagadou. Ouagadou est le
berceau des populations d’Afrique noire. C’est de Ouagadou que se fonda un
vaste empire dont la capitale fut Ghana, Ghanata ou Koumbi. Cette ville se
trouvait un peu à l’ouest de Néma.
Le Ouagadou était une région à prospérité miraculeuse. Des pluies d’eau
prenaient à la terre ses nourritures et l’apportaient aux cotonniers, aux sorghos et
aux arbres fruitiers qui, sous l’impulsion d’une sève riche, donnaient de
magnifiques récoltes ; des pluies d’or dispensaient le métal dans quoi devaient
être ciselés le pommeau de la canne des hommes ainsi que leurs éperons, les
bijoux et les bagues des femmes. La population, très dense, était une mosaïque
où se mouvaient les Bambaras, guerriers trop éloquents ; les Sarakolés, bavards
et philosophes ; les Kassonkés, race d’artistes, et les Poulhos, grands seigneurs
farouchement attachés à la vie pastorale. Les dames peulhes portaient de
pesantes boules d’ambre, en colliers sur leur poitrine cuivrée et en étoiles sur le
firmament compliqué qu’était l’édifice de leur coiffure à cimier. Les moussos
avaient une démarche souple et légère cadencée par la danse lente de leurs bras
qui se mouvaient dans les ailes de mousseline de leurs boubous. Elles portaient
de l’or en bracelets, en colliers, en anneaux de pieds et en boucles d’oreilles.
Elles sentaient bon le soumaré, dont les longues chaînes garnissaient leurs
épaules et croisaient leur parfum sur leur poitrine lisse. L’ensemble des villes de
l’empire était protégé par une muraille magique invisible qui mettait en échec les
envahisseurs.
La prospérité de Ghana n’était pas œuvre humaine. L’empire la devait à un
énorme serpent, que tout le monde adorait. Le reptile était de nom Bida ou Bira
et vivait dans un puits. La tradition voulait qu’on lui donnât chaque année, en
offrande propitiatoire, la plus belle jeune fille de l’empire, parée de ses atours.
Chaque clan, chaque tribu, s’acquittaient, tour à tour, de ce douloureux sacrifice.
Le soleil se hissa lentement sur l’orient ; ses rayons nets et droits l’entourèrent
d’un disque clair hâché de pourpre. Amadou vit avec effroi le jour filtrer à
travers l’entrebâillement que laissait sa porte de chaume. Il sortit de sa case en
automate. Il retira son sabre du fourreau de cuir bigarré qui le préservait de la
rouille. Et, tout le jour, pour tromper sa douleur, il aiguisa l’arme sur une pierre
gréseuse. Vers le soir, le sabre était si tranchant qu’il coupait le vent.
Lorsque le soleil tomba derrière le couchant, à l’insu de tout le monde,
Amadou se rendit près du grand puits entouré d’offrandes et dans lequel vivait
Bida. Il construisit à la hâte une paillote abritée derrière un rideau d’arbres. Là, il
se cacha.
Les anciens avaient formé le cortège qui devait conduire Sia au sacrifice
rituel. Les ténèbres avaient noyé les cases en s’épaississant autour d’elles et la
nuit engloutissait tout dans son abîme, même la pensée des hommes. Et, soudain,
les notes profondes d’un tam-tam traversèrent la nuit de leurs flèches qui
éclairèrent les ténèbres en y répandant une signification. C’était le signal de
l’heure du sacrifice. Les tam-tams avaient essayé de le dire sur les rythmes
allègres qui, par les soirs baignés de lune, conduisaient vers la case d’hyménée la
longue théorie de jeunes filles ainsi que leur chant doucement scandé par les
battements de mains. Mais les tam-tams, sur ce motif gai, poussaient cette fois
des lamentations de douleur. On habilla Sia de ses plus somptueux boubous. On
la voila du pagne que, pendant les loisirs, elle avait confectionné à l’ombre des
figuiers blonds à la feuillée bleue, dans l’espoir d’en faire son voile de mariage.
Dans la nuit où l’on ne distinguait que les échos lugubres d’un tam-tam éploré,
Sia avançait lentement, poussée vers la mort par l’escorte inexorable des
anciens. Lorsqu’ils furent à quelques coudées du refuge de Bida ils
abandonnèrent la jeune fille après que le plus ancien des anciens eût prononcé la
phrase solennelle, pleine de résignation : « Reste ici et pardonne-nous ».
Sia ne put tenir davantage sur les jambes. Elle s’agenouilla, les mains sur les
yeux dans ce geste naïf du lièvre qui, la tête fourrée dans un buisson, croit
échapper au danger parce qu’il ne le voit plus.
Aussitôt la tête pointue de Bida émergea du puits. Elle monta dans l’obscurité
puis, d’un coup rapide, elle s’infléchit vers la boule inerte qu’était devenue la
jeune fille abritée dans son pagne.
Bida flaira sa proie avec précaution et, brusquement, replongea dans sa
demeure. L’instant d’après le long cou flexible du serpent jaillit d’un trait, le
ventre luisant ; il marqua un temps d’arrêt, puis l’animal hideux submergea la
jeune fille de sa bave et d’un mouvement imperceptible replongea dans son
puits.
Le liquide gluant que le serpent avait craché secoua Sia Tounkara de
répugnance. Elle chercha vainement, en poussant des hurlements, à se
débarrasser de son pagne et de son boubou confondus en une même pâte horrible
qui se collait à elle et la glaçait de terreur.
Mais Amadou le taciturne veillait dans l’obscurité. Il avait assisté avec des
tressaillements de frayeur à tous les manèges du serpent-tabou.
Quoi qu’il eût très peur, les mâchoires crispées, il gardait sa lucidité. Il savait
que Bida ne frappait sa victime qu’à sa troisième apparition. Aussi se tenait-il
maintenant sur ses gardes et ouvrait bien l’œil, car le moment de combattre
approchait.
Du puits s’éleva une flèche grise, verticale et oblique à la même seconde qui
s’abattait en vrillant sur Sia avec une étonnante précision. Mais Bida ne fut pas
aussi rapide qu’Amadou et d’un coup de sabre sans bavure la tête du serpent de
Ouagadou fut tranchée ! Il repoussa avec la rapidité de gouttes de pluies qui se
succèdent une deuxième, une troisième, cinquième, septième têtes, toutes
animées de la même intention d’avaler la jeune fille mais aucune d’elles ne put
surprendre le sabre d’Amadou qui aimait sa fiancée plus que son fétiche.
La dernière tête tranchée s’envola en disant : « Pendant sept ans, sept mois et
sept jours, Ghana ne recevra ni pluies d’eau, ni pluies d’or », et elle alla tomber
dans le Bouré 91.
Le corps de Bida se convulsa en orbes énormes dont les ondes successives
venaient mourir sur le rebord du puits. Dans un ultime mouvement, il sortit de
son refuge. A cet effort, la queue se brisa et s’envola. Elle alla tomber dans la
vallée de la Falémé 92.
Le serpent de Ouagadou était fétiche ; son pouvoir était bien grand et les
anciens avaient raison de le craindre, il fallait la témérité d’une jeune cervelle
pour oser le détruire. Pendant sept ans, sept mois et sept jours, pas une pluie
n’arrosa Ghana. Les rivières se tarirent, les vallées devinrent infécondes, la
famine et la soif décimèrent les hommes qui s’enfuirent vers des terres où la vie
était possible.
Ainsi finit Ghana, le plus fameux empire et le berceau des civilisations
africaines. Ses splendeurs ne sont plus que des évocations, les rêves attristés de
la guitare africaine sous des linceuls de sable.
HAM BODEDIO
(Légende peulhe)
Les ardos sont des seigneurs païens qui, du moyen âge au XIXe siècle, ont
dominé le Macina, sur le Niger, dans la région de Mopti et de Bandiagara. Ce
furent des princes peulhs qui se taillaient des royaumes par la guerre, les
gouvernaient par la force et s’y maintenaient par la guerre.
Inévitablement sanguinaires, les ardos ne manquaient pas “ de chevaleresque
et avaient un haut sentiment de l’honneur.
Leur héroïsme farouche assura l’indépendance relative du Macina pendant
plus de trois siècles. Mais au milieu du XIXe siècle un ouragan de conquérants
d’une violence inouïe déferla sur l’Afrique noire des rives du Sénégal aux rives
du Niger : toutes les nuits, à la clarté fumeuse des incendies, des hommes,
presque des démons, poignards entre les dents, d’énormes gris-gris battant leurs
torses nus, dévalaient la pente des collines, surgissaient des brouissailles et
montaient à l’assaut en clamant des prières musulmanes. Possédés de délire
mystique, ils cassaient tout sur leur passage, villages et tatas, hommes et bêtes,
pour convertir le monde païen à l’islam de celui qu’ils appelaient leur « dieu
sublime ». Lorsqu’ils partaient en guerre, ils obligeaient leurs femmes à
détresser leur chevelure et à vêtir des habits noirs pour anticiper le deuil. Nul
n’osait leur souhaiter de revenir saufs de la bataille et voici les vœux qu’il fallait
dire à leur intention : « Dieu fasse que la première balle te brise le front et sorte
par la nuque ; Dieu fasse que la première balle te défonce les côtes et te sorte par
la poitrine !... » A quoi ils répondaient toujours : « Amina, Amina ya rabi ! 93 ».
C’était l’ouragan toucouleur d’Omar : Dinguiraye, Koniakary, Médine, Nioro,
jusqu’à Hamlaye où même l’ardo invincible dut abandonner sa lance contre ces
guerriers surhumains pour qui la mort était une délivrance conduisant l’âme tout
droit dans les délices de l’Eden.
L’ardo est indomptable ; son courage foudroyé se redressa dès que passa
l’instant d’étonnement. Et c’est dans une révolte du Macina, à l’Hamdalaye, que
disparaîtra Omar...
Ecoutez la légende du plus fameux des ardos, la légende de Ham Bodédio,
surnommé « le rouge », qui a régné entre Bandiagara et Mopti sur le royaume du
Kounari.
Ham était de taille et de corpulence moyennes, avec un teint de bronze
rougeâtre. Malgré son dos voûté, sa démarche était noble, scandée par les
rythmes graves que son griot, Kona Bouréhima, faisait jaillir de sa guitare.
Il possédait un fétiche, « doutourou », qui, pour ses entreprises, lui disait les
aumônes propitiatoires qu’il fallait accomplir. Lorsque doutourou n’était pas
content du héros, il le trompait et Ham Bodédio n’arrivait pas à vaincre son
adversaire. Cependant, les victoires du héros avaient été brillantes et
nombreuses. Les jours de fête ou même au retour de ses promenades, les femmes
peulhes se rangeaient le long des palissades d’épineux pour exalter sa gloire.
« Foulké réoubé kêlé diandia ! »
Foulbé worbé kêlé ouôda ! »
Femmes peulhes, battez convenablement des mains !
Hommes peulhs, battez bien des mains !...
Ham Bodédio faisait danser « Boné Youbadé », son cheval de guerre, qui
évoluait en courbettes gracieuses, en croupades légères, en balancements de tête
rythmiques autour de son cou bandé par les rênes.
On raconte que le héros était éminemment sensible aux airs de guitare que les
griots avaient composés pour lui. La musique de Ham Hobédio est encore jouée
par les guitaristes du Macina sous le nom de « séguélaré ». Ce sont des rythmes
de guerre, les pas saccadés de Boné Youbadé hennissant et bondissant par-
dessus les monceaux d’agonisants, l’élan bourdonnant des lances dans les
charges décisives, brusquement syncopé par leurs heurts mortels contre des
choses où elles s’enfoncent. Ham Hobédio épousa en premières noces une
princesse bambara, Ténin Diarra, fille de Monzon Diarra, fama de Ségou. Mais
son second mariage avec une femme de sa race, la dame Fatoumata Hamaciré,
lui donna le courage de son exploit le plus célèbre.
Et voici comment :
Fatoumata Hamaciré, au dire de tout le Macina, est la plus belle Peulhe que le
monde ait portée.
Elle était belle de cette sveltesse distinguée de la femme peulhe. Elle possédait
une abondante chevelure noire laineuse. Lorsque les guitaristes jouaient sa
louange, ses cheveux, aux balancements de sa tête menue sur son cou de gazelle,
s’éparpillaient, lui inondaient le visage et la faisaient ressembler à une madone
de la musique. Fatoumata avait une voix admirable. Elle avait entendu parler des
exploits de Ham Bodédio 94. Ce héros dont la réputation n’avait d’égale que la
célébrité de sa beauté à elle, avait séduit la jeune femme de loin, Fatoumata
composa cette chanson pour le preux de ses rêves :
Poulo Ségou, bambara Kounari !
Peulh à Ségou, Bambara à Kounari 95.
Kôdô bêtê, diomdâré hakoundé
Salifana é lâssârâ.
Etranger le matin,
Maître du pays l’après-midi !
Foulbé réoubé kêlé diandia !
Foulbé, worbé, kêlé ouôda !
Femmes peulhes, battez convenablement des mains !
Hommes peulhs, battez convenablement des mains !
La voix de Fatoumata Hamaciré ! Aucune langue d’homme n’en dira jamais le
charme divin ! De l’abîme profond du silence des midis, flamboyants de lumière
et de chaleur ; des midis silencieux la voix de Fatoumata montait, douce,
somnolente et caressante comme pour se confondre avec le néant ; elle égrenait
ses gouttes harmonieuses, tantôt lentes et discrètes comme de fines ondées à
travers la brume, tantôt égales et endolories comme fait la pluie, à travers la nuit
sombre sur les toits de chaume, tantôt bouillantes et triomphantes à travers
l’infini silencieux qui en débordait, semblables à des rafales de tornades à travers
la forêt. La voix de Fatoumata Hamaciré ! Aucune langue n’en dira le charme
divin. Elle semblait venir du plus profond des âges et on eût dit que tout ce qui
avait palpité de vie sur la terre noire ressuscitait par la magie de cette voix,
remontait avec elle, du fond de l’abîme silencieux des midis...
Cette chanson, par l’intermédiaire des griots ambulants qui vont de village en
village chanter la gloire des hommes puissants, parvint aux oreilles de Ham
Bodédio, qui se promit de faire visite à Fatoumata dès ses premiers loisirs.
Il advint ceci :
A Konsa, près de Kona, dans le Ouroubé 96, où vivaient Fatoumata et sa mère,
un beau matin, une honte terrible frappa la jeune femme. Sa mère, très riche,
allait souvent vendre le lait de son troupeau au marché de Déra. Plus d’une fois,
Fatoumata avait dit : « Mère, ne va plus au marché de Déra ; les malfaiteurs y
commettent des actes redoutables et j’ai peur pour toi. » Mais la vieille femme
n’écouta pas sa fille et continua son commerce.
Un jour, les chiens du vice-roi bambara de Déra parcouraient le marché et
s’emparaient de tout ce qui leur faisait envie. L’un d’eux se mit à laper, à même
la calebasse, le lait de la mère de Fatoumata Hamaricé. Or, tout le monde sait
qu’en pays noir un aliment touché par un chien est un aliment souillé. Aussi la
vieille femme asséna-t-elle des coups vigoureux à l’animal maudit qui allait
ruiner son commerce. Le chien s’enfuit, la queue entre les pattes, en poussant
des hurlements épouvantables comme si on l’eût écorché vif. Il ne s’arrêta de
pleurer que lorsqu’il rejoignit son maître contre qui il se blottit, lui léchant
fougueusement les mains avec un air de solliciter vengeance. Le vice-roi se
renseigna et quand il sut pour quelle raison son chien avait été maltraité il se
rendit sur la place du marché.
Il fit donner à sa meute le lait de la femme peulhe, puis il brisa lui-même, à
coups de pied, toutes les calebasses. Sa colère n’était pas étanchée après ces
méfaits ; de surcroît, il fit convenablement bastonner la mère de Fatoumata, lui
fit raser la chevelure et enduisit de potasse mouillée le crâne nu de la pauvre
femme. Au mauvais traitements, le vice-roi joignit l’injure ; il dit à la mère de
Fatoumata :
« Va maintenant te plaindre à Dieu ! »
Sous la brûlure de la potasse qui cuisait sa tête dénudée comme une tête
d’homme, la mère de Fatoumata rentra à Konsa, son vieux visage ridé tout
baigné de larmes.
En la voyant dans cet horrible état, Fatoumata Hamaciré éclata aussi en
sanglots. Elle dit :
— Je t’avais bien défendu de te rendre au marché de Déra ! Quel bourreau t’a
maltraitée ainsi ?
— C’est le vice-roi bambara, répondit la vieille femme d’une voix endolorie
d’humiliation. Puis elle raconta comment l’infortune lui était arrivée.
Ham Bodédio équipa cent soixante cavaliers sur pied de guerre. Il les divisa
en quatre groupes de quarante chevaux chacun : avant-garde, arrière-garde et
flancs-gardes. Ham marchait au centre, suivi de son griot, Kona Bouréhima. A
l’heure du départ, ce fut Fatoumata Hamaciré elle-même qui sella Boné
Youbadé. Elle tint l’étrier au moment où Ham Bodédio monta à cheval, puis elle
lui apporta sa lance « talaré pâté » et sa hachette de combat.
La chevauchée serpenta pendant dix jours le long des sentiers côtoyant le
Niger, à travers d’immenses prairies de bourghou où les bergers peulhs faisaient
paître leurs troupeaux. Les cavaliers s’arrêtaient, à la tombée du soir, dans
quelque village nomade aux huttes précaires, avec des portes si basses qu’il
fallait se traîner à genoux pour y pénétrer. A peine avaient-ils dessellé leurs
chevaux qu’ils se répandaient et buvaient dolo, hydromel et lait caillé que
possédait le village.
Un jour, à Konsa, la population fut étonnée de se voir envahie par de
nombreuses bêtes sauvages qui traversèrent le village en une ruée de panique.
C’était le signe avant-courrier de l’approche de Ham Bodédio et tous les vieux
guerriers en avaient connaissance. Sa cavalerie nombreuse débusquait les bêtes
lorsqu’elle traversait une forêt.
Quelques instants après, les cavaliers de Ham Bodédio passaient à Konsa sans
s’y arrêter et se dirigèrent sur Déra, qu’ils voulaient surprendre. Dès leur entrée
dans ce village, vers le milieu du jour, les lances commencèrent leur travail de
vengeance ; tout homme que l’on apercevait était transpercé de mort avant de
comprendre ce qui arrivait.
Cependant, les Peulhs de Ham Bodédio durent livrer véritable bataille aux
environs du tata 98 de Monzon Diarra, le vice-roi de Déra. Ils rencontrèrent
même une courageuse résistance et plusieurs Peulhs tombèrent sous les lances
bambaras. Les cavaliers de Ham Bodédio, surpris à leur tour, reculèrent sous les
jets nourris des lances. A cet instant, Ham Bodédio fit le geste rituel qui poussait
à son paroxysme la fureur de ses guerriers ; il jeta sa lance « talaré pâté » au
milieu des ennemis. La cavalerie peulhe arrêta sa retraite, recommença à
combattre en une charge irrésistible où la lance rivalisait avec la hachette à qui
ferait le plus beau carnage.
Le tata de Déra tomba et le vice-roi fut capturé.
Ham Bodédio retourna en toute hâte à Goundaka. A son arrivée, il alla trouver
Fatoumata Hamaciré et lui remit le vice-roi ligoté.
Il dit :
— Voici celui qui t’a outragée. Désormais, il sera ton esclave !
Omar regagna son pays en passant par le Haoussa, où demeuraient ses beaux-
parents. Ceux-ci refusèrent de le laisser emmener sa femme au Fouta. Ils dirent :
« Si nous avons donné notre fille en mariage, c’est pour que vous restiez ici. »
El Hadji s’en alla, son enfant sur les épaules. Quand le bébé avait faim, il lui
donnait son index à têter et il s’en écoulait du lait.
Après le départ de son mari, Bineta ne put contenir la tristesse d’être séparée
de son fils. Elle dit à ses frères : « Je m’en vais retrouver mon enfant. » Elle
chevaucha nuit et jour, à la poursuite d’El Hadji. Elle arrivait le soir au village
que le pèlerin avait quitté le matin ; elle traversait dans la journée un autre où El
Hadji avait couché la veille. Au bout d’une longue semaine, elle joignit les
précieux voyageurs. Elle dit à son mari : « Je viens retrouver mon enfant. »
Bineta prit le bébé qu’elle porta à califourchon sur le dos en le maintenant d’un
pagne noué. Elle suivit son mari. Pendant de nombreux mois de voyage, ils
traversèrent le royaume de Ségou, le pays de Kankan, le Fouta-Djallon, le pays
de Pakao, au sud de la Casamance, et de là ils se rendirent dans le Fouta-Toro, à
Halouar, le village natal d’Omar.
A Halouar, El Hadji tomba malade pendant onze mois. Au cours de cette
époque, les seigneurs du Fouta, qui avaient remarqué son intelligence, usèrent de
toutes les traîtrises pour l’empoisonner. Seulement la puissante protection
d’Allah veillait ; leurs efforts furent vains, au bout du douzième mois Omar se
rétablit.
Sitôt que sa santé recouvra sa solidité, Omar commença ses prédications. Les
vendredis, il réunissait le peuple et prêchait l’islam selon les rites de la secte
tidiani, dont lui seul connaissait la vraie règle. Il envoya des lettres à toutes les
tribus du Fouta et les invita à faire la guerre sainte. Son don de persuasion et la
conviction même qui animait ses discours gagnèrent beaucoup d’adeptes à sa
religion, les jeunes surtout, car les anciens furent réfractaires. Son autorité prit
cependant de jour en jour d’importantes proportions. Et lorsqu’El Hadji eut des
hommes en nombre considérable il choisit, parmi eux, cent adolescents robustes
de corps et de santé ; il leur rasa les cheveux, les circoncit et leur donna des
fusils.
Ce fut sa première armée, une armée de Dieu qui allait enseigner aux
récalcitrants, par la force, la voie de la vraie lumière. C’est ainsi qu’il se rendit à
Dinguiraye, en passant par Bakel et Kayes. Le roi du pays l’obligea à acheter,
avec de l’or, l’emplacement sur lequel il installa ses disciples. Il édifia des
maisons, puis employa son temps à instruire ses élèves ; il achetait toute arme
qu’on lui présentait : lances, sabres, fusils et flèches.
Le roi Guimba 103 lui dépêcha des messagers, l’invitant à cesser son
armement. Parmi les envoyés se trouvait un nommé Diéli-Moussa ; celui-ci, en
arrivant à Dinguiraye, embrassa l’islamisme et refusa de retourner vers le roi
Guimba. Le monarque en fut très courroucé. Il leva une armée et marcha contre
El Hadji, qui le mit en déroute. Bandiougou, le roi du Goufoudé, vint au secours
de son allié Guimba, il fut défait par El Hadji qui lui coupa la tête. Tous les
habitants du pays se convertirent à l’islamisme.
De là, Omar se dirigea sur Nioro en traversant le pays du Khasso, à Médine,
lorsqu’il se heurta aux Français en cette ville 104.
El Hadji séjourna sept jours à Kolomina sans parler à personne, absorbé par
les prières auxquelles il se livrait nuit et jour ; au bout de la semaine, il finit le
nombre de rites nécessaires à lui donner le pouvoir de se faire obéir par les
djinns. Il donna ordre à l’un d’eux de se rendre à Nioro du Sahel et de lui
amener, sans tarder, le puissant monarque de nom M amadou Kandia. Cela fut
fait en un clin d’œil et Kandia, à son arrivée à Kolomina, n’était pas encore
dérangé du sommeil qui l’avait couché dans son lit à Nioro.
Omar le réveilla et dit : « Me connaissez-vous ? »
Kandia répondit : « Non. »
Il continua en ces termes : « Je suis El Hadji Omar, el foutyou (le foutanké).
Voulez-vous, ou ne voulez-vous pas vous convertir à la religion que je
professe ? »
Mamadou Kandia fit cette réponse : « Ceux qui de Nioro m’ont conduit ici,
s’ils me retournent dans mon pays avant la fin de la nuit, demain j’embrasserai
leur religion et je reviendrai vers eux, avec sept cents chevaux blancs. »
El Hadji lui dit de fermer les yeux ; Kandia obéit.
En les rouvrant, il se retrouva dans son lit, à Nioro, longtemps avant la fin de
la nuit. L’aurore fut annoncée par les aboiements hargneux des chiens de brousse
qui se perpétuaient l’un dans l’autre à la ronde. Et dans cette ronde, l’aubade
nonchalante des coqs dans le braiement lamentable des ânons gris.
Le soleil se leva, un soleil rond et diaphane qui faisait l’effet d’une grosse
lune, dans la fraîcheur du matin, au seuil de ces régions sahéliennes où l’on
passe sans transition du froid de la nuit aux chaleurs de la journée. M amadou
Kandia manda ses griots. Il dit de battre les tam-tams selon l’air qui convoquait
les guerriers aux grandes assemblées. Sitôt que les tambours résonnèrent, les
mille sept cents guerriers de Kandia se rendirent à la place royale, armés de leur
fusil à pierre. La doyenne des femmes de Kandia était assise à côté de lui.
Mamadou Kandia fit part de sa promesse de soumission à El Hadji. Ce furent
les griotes qui, de mères en filles, depuis la nuit des temps, ont eu charge de
chanter la gloire des Kandia, ce furent elles qui répliquèrent les premières, par
cette chanson satirique : « Djiri dian kolo, djiri dian kolo ka soumaya... Le grand
arbre sans énergie n’a plus qu’à se retirer... » (car un guerrier qui renonce au
combat est un homme inutile).
Mamadou Kandia se voila le visage avec la manche de son boubou et pleura
de honte.
Les griotes, le voyant dans cet état, se mirent à évoquer la longue lignée de
gloire de ses ancêtres ; à la fin de leur oraison, elles dirent : « Au lieu de pleurer,
bien que nous soyons femmes, donne-nous des fusils avec l’ordre d’aller tuer El
Hadji Omar ! »
Kandia leur répondit : « Si vous aviez couché cette nuit dans mon lit, en ma
place, vous ne parleriez pas de la sorte. »
Les griotes répliquèrent : « De Nioro jusqu’à Hamadina et jusqu’à Diétéma,
jusqu’à Baïssamboula et jusqu’à Gadiakandièm et jusqu’à Gadiabadialan et
jusqu’à Akar Haro, tous les courages t’appartiennent ! Ce n’est pas possible que
tu recules devant un simple marabout ! »
La doyenne de ses épouses ajouta : « C’est toi qui commandes tous les
villages qu’on vient de nommer ; ne te soumets pas à un marabout, agis en
véritable guerrier, en véritable Kandia. Réponds à Omar avec de la poudre et des
balles ! »
Kandia dit à sa femme : « Si tu ne t’arrêtes pas de me parler ainsi, je vais te
faire battre jusqu’à te tuer. Hier soir, nous étions tous deux dans le même lit. Le
diable est venu me prendre ; il m’a emmené loin et m’a ramené dans la même
nuit. Est-ce que tu l’as su ? Est-ce que tu te rappelles ? »
La femme répondit : « Non, je ne sais pas et je ne me souviens pas. »
Kandia dit : « Alors, il faut te taire. »
Mamadou Kandia appela ensuite le chef de ses esclaves, nommé Bakoroba, et
lui dit : « Va m’apporter sept cents chevaux tout blancs. Je vais aller me
soumettre au marabout Omar. »
Kandia se rendit chez El Hadji Omar, qui lui rasa la tête, lui donna le bonnet
de coton blanc, insigne de ses adeptes, ainsi que le texte de la prière appelé
Salatoul-fatyha, qui distingue le rite tidiania 105.
De là, El Hadji prit la direction d’Oïtala, où il trouva un roi, fort d’une armée
de trente-sept mille personnes. Cela ne l’intimida pas et il attaqua la ville. Les
coups de fusils échangés furent si nombreux et si bruyants que les habitants des
villages alentour, à une demi-journée de marche à la ronde, décampèrent de
frayeur. Les Bambaras dépassaient en nombre les soldats d’O-mar, et plus la
bataille se prolongeait plus leur quantité semblait s’accroître. Les Foutankés
eurent peur ; ils commencèrent à se battre avec moins de conviction, diminués
par une appréhension de défaite. C’est alors qu’El Hadji leur fit cette harangue :
« Pourquoi avez-vous peur ? Battez-vous toujours, par la grâce d’Allah, vous
verrez bientôt les Bambaras tomber sans être touchés par vos balles. » Les
Foutankés reprirent confiance ; ils se battirent de si brave cœur que bientôt les
Bambaras furent mis en déroute. Ils prirent Oïtala et tranchèrent la tête de son
roi. Le reste des habitants se soumirent à l’islam.
D’Oïtala, El Hadji envoya ses émissaires au puissant monarque bambara Bina
Ali :
« Vous direz à Bina Ali de construire la maison de Dieu 106 et de faire la
prière. »
Bina Ali, roi de Ségou, avait des fétiches qui parlaient et se nourrissaient de
sang humain. On raconte que bien plus tard, lorsque Cheikou Amadou voulut les
brûler ils s’évadaient du brasier et le suppliaient en se lamentant de leur rendre
liberté. Il fallut les écraser convenablement avant d’avoir pu les brûler...
Bina Ali, roi de Ségou, avait aussi une femme qui pratiquait l’art de la magie.
Tous les soirs, lorsque les deux époux reposaient côte à côte, la femme en posant
la main sur le corps de son mari lui disait ce qui devait arriver dans un proche
avenir. Et cette nuit-là elle eut connaissance d’une chose étonnante.
« Il y a, dit-elle, un personnage qui vient de l’Occident. Il n’existe aucune
force au monde pour s’en défendre. C’est un homme qui n’est pas long, qui n’est
pas gros, qui n’a pas le teint clair et qui te détrônera ! »
Bina Ali demanda avec beaucoup d’anxiété :
« N’y a-t-il aucun moyen de se préserver de cet adversaire qui vient de
l’Ouest ? »
« Non ! », répondit-elle.
Le roi de Ségou, bien qu’il sût le grand talent de sa femme, ne put croire à
cette prédiction.
Le lendemain, il convoqua douze charlatans qui voyaient l’avenir dans les
cauris. Ils confirmèrent, point par point, les prédictions de la reine.
Le roi de Ségou mobilisa trois mille guerriers et les répartit en trois sections.
Les premiers furent postés à M’Pébala comme avant-garde et éclaireur de Ségou.
La deuxième tint garnison à Kougou et la troisième à Ségou-Sikoro. A toutes les
armées, le roi donna ordre de bien veiller pour que rien ne pût pénétrer à Ségou
sans qu’il en fût averti...
El Hadji Omar, dans sa marche vers le Niger, avait atteint Niamina. Là, il
s’enferma pendant sept jours et se livra à ses longues prières, au sortir desquelles
les obstacles les plus insurmontables s’anéantissaient à son approche. A Niamina
même, El Hadji ne livra pas bataille, et voici comment :
Dès son arrivée, une femme de nom Aminata Cissé vint lui faire visite. Elle
s’agenouilla et salua El Hadji en disant : « Tall ! », puis elle ajouta : « Je viens
vous saluer avec mille plats d’aliments et cent paniers de kola pour vos guerriers
en vous priant de nous épargner, grâce à Dieu et grâce à vous-même. »
El Hadji bénit cette femme en disant : « Que Dieu t’accorde sa grande
faveur ! »
Omar partit de Niamina et arriva successivement à Kougou, à M’Pébala et
Ségou-Koro, où les guerriers de Bina Ali se rallièrent à lui sans coup férir,
obéissant on ne savait à quelle force mystérieuse. Lorsque Bina Ali apprit cette
nouvelle, il eut si peur qu’il tomba assis, à même le sol. Il fit venir ses femmes,
qui étaient au nombre de soixante ; elles s’agenouillèrent toutes devant lui. Il
leur dit : « Je vous répudie, vous pouvez retourner dans vos foyers. » Les
femmes répondirent : « Nous partons avec regret et nous ne vous quitterons pas
sans vous remercier, car depuis que vous nous avez épousées, aucune d’entre
nous n’a été maltraitée. »
Ce roi possédait beaucoup d’or ; il fit venir un cordonnier qui en remplit une
outre et la cousit.
Chargé de sa fortune, Bina Ali abandonna sa capitale. Le premier village qu’il
atteignit appartenait à ses cousins. Ceux-ci se mirent à crier : « Le roi fuyard ! Le
roi fuyard ! » De colère, Bina Ali leur fit la guerre ; il les vainquit et emmena
soixante de leurs hommes. De marche forcée en marche forcée, il arriva dans le
pays de Band agara et confia sa détresse au fameux ardo peulh Hamadou, dont le
courage était sans égal sur la terre africaine.
Hamadou dit à Bina Ali : « Où allez-vous ? Devant qui fuyez-vous ? »
Il répondit : « Quelque chose de terrible me poursuit. S’il n’y a pas deux
dieux, Dieu lui-même s’est logé dans le sein de ce personnage. »
Hamadou le rassura en ces termes : « Laissez-moi intervenir, Bina Ali. Je vais
aller à la rencontre de Dieu avec de la poudre et des balles. »
Ali répliqua : « Hamadou, je suis plus riche que vous en poudre et en balles.
N’avez-vous pas entendu le nom du roi Tamba ?... Il était plus courageux que le
lion du désert, ses armées étaient plus nombreuses que nos deux armées réunies,
pourtant El Hadji Omar l’a tué !... »
« Laissez-moi intervenir », insista Hamadou, que ces conseils de prudence
mettaient hors de lui. Cependant, Bina Ali l’arrêta encore et reprit : « N’avez-
vous pas entendu parler de Goufoubé Bandiougou et d’Oïtala-tata, deux des
meilleurs guerriers de ce pays ? Eh bien, Omar leur a coupé la tête ! »
« Laissez-moi intervenir ! », fit Hamadou avec une obstination croissante.
Puis, empoignant le bras de Bina Ali, il prit cet engagement :
« Je vous prends sous ma garde, et si El Hadji ne me brise pas les os jusqu’à
en faire jaillir la moelle, il ne vous aura pas ! »
Bina Ali resta avec Hamadou.
A cette époque, El Hadji entrait à Ségou. En apprenant la fuite de Bina Ali, il
fit venir ses enfants : Maki, Madani, Aguibou et Lamidou Djoulbé : « Si vous
chassez une pintade et qu’elle s’abrite dans un trou, il faut toujours la
poursuivre », leur dit-il.
El Hadji laissa en garnison à Ségou une partie de son armée et continua sa
route vers le Macina à la poursuite de Bina Ali. Auparavant, il avait dépêché un
messager à Hamadou. Il le priait de livrer son protégé et, de préférence, de
l’égorger lui-même dans son tata 107.
Hamadou répondit qu’il n’assassinerait pas son hôte et qu’il ne le livrerait pas.
El Hadji envoya un deuxième messager à Hamadou, prévenant qu’il lui ferait
guerre s’il s’obstinait à ne pas livrer Bina Ali.
Le roi d’Hamdallaï fit cette fière réponse :
« Dites à El Hadji que si nous nous battons cela ne fera de mal qu’à lui, dites-
lui de bien prier Dieu ; qu’il lui demande, cette année, de ne pas tarir les eaux du
Niger, car à cette époque-là je lui ferai une terrible visite. » Omar fit cette
réponse : « Vous direz à Hamadou que s’il savait ce qui l’attend lorsque le Niger
aura baissé ses eaux, chaque matin il ferait verser dans le fleuve les eaux de tous
les canaris de son royaume afin qu’une pareille chose ne se produise jamais ! »
Omar avait eu connaissance de la provocation de Hamadou un matin, à
l’heure où le cultivateur arrive aux champs. Le soleil à peine levé déversait des
déluges de lumières sur le chaume des cases panachées de fumées qui s’élevaient
doucement, impuissantes à prendre leur envol. Aux vastes champs où le sorgho
penche son épi à duvet d’or sur sa haute silhouette à volants verts, aux prairies
d’arachides saupoudrées de fleurs jaunes, succédait un autre pays couvert
d’immenses rizières, surmontées, çà et là, d’îlots de blé rouge. De l’Occident à
l’Orient, la terre africaine était gonflée de sucs d’où s’épanouissaient les fruits
d’un pénible labeur.
Ce spectacle de résurrection, quelque doux qu’il fût au cœur, ne put contenir
la colère d’El Hadji. Il fit ses ablutions et se consacra à une longue prière qui ne
prit fin que vers le milieu du jour, lorsqu’aux déluges de lumières s’étaient
ajoutés des déluges de chaleur. Il s’arrêta de prier et, assis sur une peau de
mouton, il se mit à égrener son chapelet en invoquant Dieu. Subitement, la nuit
remplaça le jour et les étoiles le soleil.
Les fils d’Omar, effrayés, se précipitèrent vers leur père, ils lui étreignirent le
poignet tous ensemble, le priant d’arrêter l’égrènement de son chapelet et de ne
pas bouleverser le monde à cause de l’impertinence d’Hamadou.
El Hadji abandonna son chapelet : le soleil reparut en même temps que
disparaissaient les étoiles.
A deux mois de là, un certain soir, lorsque les eaux du fleuve eurent baissé,
Omar appela par des incantations le chef des djins, Sama Ourousso, qui habitait
derrière La Mecque. Il vint à l’instant, avec une avant-garde de douze mille djins
et une arrière-garde de douze mille autres. A leur arrivée, ils dirent en choeur :
« Que la paix d’Allah soit sur vous, Omar el foutyou ! »
A la tombée de la nuit, les armées d’Omar campèrent non loin de Sansanding.
Le lendemain la guerre éclata. Le chef des esclaves d’Omar s’appelait Bâtou
Dembélé et celui de Hamadou se nommait Diaranka. Ce furent Bâtou et
Diaranka qui ouvrirent le feu. Ils tirèrent violemment de leurs fusils à pierre
surchargés de poudre et chacun d’eux tomba à la renverse avec son cheval.
El Hadji Omar s’écria :
« Hommes du Fouta, il ne faut pas que ceux du Macina emmènent le cadavre
de mon esclave ! »
Hamadou s’écria à son tour :
« Hommes du Macina, il ne faut pas que ceux du Fouta emmènent le cadavre
de mon esclave ! »
Et les guerriers du Fouta s’entrechoquèrent violemment avec ceux du Macina
sur les cadavres des deux chefs esclaves. Ce jour-là, de Sansanding en suivant le
cours du Niger et jusqu’à la mer, très loin, en d’autres pays, la grande eau fut
jonchée de poils de chevaux, elle fut aussi maculée de sang, tant l’ardeur du
combat fut terrible !
El Hadji fut vainqueur du Macina. Il le saccagea et le ravagea.
Le Macina livra Bina Ali :
« Voici celui qui est à la source de nos malheurs, dirent-ils. C’est à cause de
lui que nos pères ont été tués et nos mères faites esclaves. »
Le Macina subit le joug d’Omar pendant douze mois, toute volonté anéantie
par la stupeur qui habitait les esprits depuis le grand désastre des armées de
Hamadou.
El Hadji avait décidé d’arrêter ses conquêtes 108. Il ne songeait plus qu’à
organiser son empire 109. Il réduisit considérablement ses armées.
Cette imprudence, n’échappa pas à Balobbo, oncle de feu Hamadou. Il se
rendit donc à Tombouctou et négocia l’alliance des souverains du pays, les
Kounta, qui étaient de race maure. Ceux-ci acceptèrent avec empressement
l’offre, car ce conquérant noir les inquiétait et ils se sentaient mal à l’aise sur
leur trône.
Alliés aux Kounta de Tombouctou, les guerriers du Macina, à la voix de
Bâlobbo se révoltèrent contre El Hadji.
Omar comprit la gravité de la situation avec le peu d’hommes fidèles qui
composaient son armée.
Il remit trois bonnets pleins d’or à son neveu Tidiani avec mission d’aller
lever une armée dans le pays des Kâdô, à Bandiagara : « Quand tu arriveras là-
bas, dit-il à Tidiani, tu donneras un bonnet au chef des Kâdô, un bonnet au chef
des courtisans et le troisième au chef des esclaves. Ils te donneront, en cadeau,
un bœuf noir mais il ne faudra pas que tu manges de sa viande. »
Tidiani demanda à son oncle s’il le reverrait. El Hadji répondit que cela n’était
possible que s’il revenait très rapidement.
Tidiani s’en fut vers Bandiagara. La première nuit qu’il y passa, il reçut en
cadeau le bœuf noir qu’il tua et partagea entre les trente chefs des Kâdo. Il utilisa
la dépouille de l’animal à confectionner un grand tam-tam ; dès qu’il le battit, les
Kâdo vinrent s’enrôler en grand nombre.
A la fin du jour, il possédait une armée à la tête de laquelle il se plaça et reprit
la route de Hamdallaï.
Dans le même temps, les armées de Tombouctou, commandées par Ahmed-el-
Bekaï, réunies aux guerriers du Macina, avaient assiégé El Hadji dans la
forteresse de Hamdallaï.
El Hadji Omar ne tenta pas une sortie, sachant que son neveu reviendrait
bientôt avec une nombreuse armée qui briserait la redoutable étreinte ennemie...
C’est alors qu’un Foulbé 110, un propre guerrier d’Omar, commit l’énorme
trahison d’entrer en intelligence avec l’adversaire : « Si vous n’attaquez pas El
Hadji maintenant, leur dit-il, demain au lever du jour son neveu arrivera avec
une armée qui vous anéantira. »
Les révoltés attaquèrent la forteresse de Hamdallaï. El Hadji ordonna la sortie
et, tout le jour, sa faible armée se battit vaillamment sur la montagne.
A la tombée du soir, les Foulbés commencèrent à se rendre. On raconte qu’à
cet instant El Hadji leur fil cette remarque : « Combattez et ne fuyez point ; ne
jugez pas l’apparence des choses. Dieu est avec nous, demain au lever du soleil,
nous aurons la victoire. »
Mais la lassitude des guerriers était si grande et l’ennemi si nombreux que les
Foulbés n’écoutèrent pas. Ils doutèrent de Dieu et continuèrent à jeter leurs
armes.
El Hadji gravit lentement la colline de Déguembéré, aux flancs de laquelle
s’était déroulé le combat. Le crépuscule descendait ; c’était l’heure de la prière
du Maghreb. Le forgeron Gangali marchait derrière Omar. Celui-ci plongea la
main dans sa poche, en sortit la mèche de cheveux du prophète et la remit à
Gangali en disant : « Quand tu reverras mon fils, Ahmadou Cheikou, le
Gouverneur de Ségou, tu lui donneras cette mèche, c’est pour lui et uniquement
pour lui. »
El Hadji, arrivé au sommet de la colline, dit au forgeron : « Retourne-toi et
dis-moi ce que tu vois derrière nous. »
Le forgeron obéit. Il ne distingua rien dans les grisailles du soir mais, lorsqu’il
voulut en rendre compte, il se retrouva seul au sommet de la colline.
El Hadji Omar avait disparu. La faveur de Dieu avait touché à sa fin. Le
lendemain, Tidiani arrivait sur le champ de bataille avec la grosse armée qu’il
avait levée dans le pays de Bandiagara. En apprenant la défaite et la disparition
de son oncle, il pleura d’humiliation et de désolation.
Il contre-attaqua l’ennemi. Il le défit et parmi les prisonniers il égorgea les
uns, mutila les autres. Il existe dans le village de Hamdallaï une grande fosse
appelée « Fatoma ». Elle fut remplie ce jour-là du sang des vaincus.
La dynastie de Cheikh Omar continua à dominer le pays par sa
descendance 111.
« Tàra » est l’hymne de guitare africaine qui la glorifie : Dieu et Courage.
C’est un mélange d’élan mystique et d’héroïsme païen, une sorte d’hymne de
guerriers croyants, comme les Croisés et comme les Almoravides.
PENDA 112
Penda était une jeune fille belle comme les étoiles du ciel, belle à vous donner
envie de l’avaler.
Elle passa une enfance adulée ; elle n’eut pas à crisper la main sur un pilon qui
en meurtrirait la paume fragile ; point, non plus, de ces lourdes charges à
transporter sur la tête et qui épaississent le cou, enflent les bras. On ne voulut pas
offusquer ses regards par la fumée des cuisines.
L’art de la composition orale des poèmes, l’art de moduler les mots sur les
rythmes du chant des oiseaux, du cours des ruisseaux, de la chute des gouttes de
pluie, l’art d’exprimer, dans le langage de la danse, la signification des airs de
tam-tam et aussi l’art de se parer, de se bien tenir furent les seuls enseignements
de son enfance.
A l’âge du mariage, Penda se montra difficile ; elle ne voulut épouser qu’un
homme qui n’eût pas de cicatrices. Elle refusa Massamba, connu pour ses faits
d’armes mais qui portait une cicatrice, vestige glorieux d’un coup de lance reçu à
la bataille.
Elle évinça Mademba, le plus célèbre tueur de lions du pays, parce que son
épaule avait été marquée par le coup de griffe d’une lionne blessée.
Il en vint de riches, de beaux, de nobles. Penda les repoussa.
Le bruit fit le tour du pays.
Un jour, il se présenta un homme qui se disait prince d’un pays situé à sept
semaines de marche.
On ne pouvait le nier à considérer les cavaliers nombreux qui
l’accompagnaient.
Deux serviteurs, attachés à la personne de la princesse, affirmèrent que le
prince ne portait aucune cicatrice.
Penda consentit à l’épouser.
*
Le jour où Penda devait rejoindre la maison de son époux, la reine-mère lui
donna les conseils d’usage et aussi « Nélavane » 113, un cheval à l’aspect
somnolent. Penda se plaignit.
— Mère, je devrais monter notre plus beau cheval pour me présenter devant
les sujets de mon mari.
— Ma fille, Nélavane a de la sagesse, il sera ton conseiller aux moments
difficiles.
Penda fit endosser à son cheval le plus riche caparaçon de l’écurie royale pour
masquer sa laideur.
Elle chevaucha de longues journées à côté de son mari qui conduisait un pur-
sang d’une finesse et d’une nervosité extraordinaires.
Suivaient cavaliers et griots. Penda, dressée sur ses étriers de fer, admirait la
perspective houleuse des têtes altières, nimbées du voile de poussière que
soulevait le pas cadencé des coursiers. Il lui sembla que leur nombre diminuait,
que les files devenaient creuses à chaque tournant de sentier. Etait-ce le voile de
poussière qui lui cachait les derniers rangs de cavaliers ? Il semblait que les
arbres qui bordaient le chemin augmentaient de nombre quand on les avait
dépassés. Ces interrogations fourmillaient dans l’esprit de Penda. Elle crispa les
doigts sur les rênes.
Le cheval s’arrêta sous la morsure du fer meurtrissant sa bouche. Penda fut
tirée de sa méditation. Elle demanda explication, d’autant que le dernier rang de
cavaliers venait de s’éclipser.
— Où sont passés, mon époux, les hommes qui formaient notre escorte ?
— Ils sont redevenus, sous mon charme, ce qu’ils étaient, des arbres.
— D’où vous vient ce pouvoir ?
— Je suis Lion-Fée. J’ai su qu’il existait une jeune fille capricieuse qui ne
voulait pas épouser d’homme qui eût une cicatrice.
Les bras s’étaient transformés en pattes velues de lion.
Le cheval disparut. Elle vit, devant elle, un lion à queue nerveuse et agitée.
— Suis-moi, dit-il.
Penda, terrifiée, avait la gorge sèche ; sa respiration était sur le point de
s’arrêter, tout son corps était pris de frémissements.
Penda ne put jamais s’accommoder de la viande crue qui était de rigueur aux
repas du lion. Quand son époux partait à la chasse, elle allait dans la brousse
alentour déterrer quelques tubercules d’igname.
L’hivernage survint ; jour et nuit de lourds nuages, monstres pleins d’eau,
crachèrent le liquide de leur ventre. Lion fouilla les sous-bois, surveilla les
carrefours de la brousse ; il ne rencontra ni sanglier ni antilope.
Un jour, « Nélavane » dit à Penda :
— Si votre mari ne trouve rien à la chasse, il vous mangera en rentrant,
fuyons, fuyons vite...
L’inquiétude de Penda se laissa bercer, du matin au soir, par la chute
précipitée des gouttes de pluie sur les feuilles des arbres et sur le sol détrempé.
Nélavane hennissait d’impatience, sans arrêt ; à Penda qui s’en étonna, il dit :
— Maîtresse, fuyons, votre mari est sur le chemin du retour.
« Avant de partir, déposez trois crachats, un dans l’antre, un autre derrière le
fromager de la cour et le troisième dans le grenier. »
Cela fait, Penda sella Nélavane et, brides abattues, elle courut vers le pays
natal.
Lion rentra fatigué et aigri par les courses inutiles.
En chemin, il s’était décidé à manger sa femme.
Il fut étonné de trouver l’antre vide et appela d’une voix perplexe :
— Penda ! Penda !...
— Ici, répondit-on du grenier.
— Viens...
Penda ne se montra pas.
Lion s’impatienta.
— Penda, voyons... qu’est-ce que tu attends ?
— J’arrive, répondit le crachat du fromager.
Lion sortit et, sur un ton coléreux :
— Penda, où es-tu ? Penda, Penda ?
Des voix répondirent :
« Me voici, je suis ici. Je viens dans un moment... »
Il comprit qu’il était dupe d’une farce magique ; il se mit sur la route de la
poursuite.
Il courut du lever du soleil à son coucher et du soir jusqu’à l’heure où le soleil
est au milieu du ciel.
Il atteignit un premier village :
— Avez-vous vu passer, dit-il, une jeune fille belle comme les étoiles du ciel,
belle à vous donner envie de l’avaler ?
— Elle a traversé notre pays à l’aube, répondit-on.
Il passa des fleuves à la nage, se faufila à travers les fourrés et atteignit un
deuxième village.
— Avez-vous vu une jeune fille belle comme les étoiles du ciel, belle à vous
donner envie de la croquer ?
— Ce voile de poussière, là-bas, lui répondit-on, est soulevé par son coursier.
Penda aperçut son mari ; de peur, elle fouetta le flanc de son cheval.
— Ne me frappez pas, conseilla Nélavane, en se cabrant de douleur ; ayez
confiance, je vous sauverai.
Lion était à trois bonds d’eux, il franchit les trois en un seul. Nélavane frappa
d’un sabot le sol ; il en jaillit un lac immense. Lion mit une journée à le
traverser.
Le matin du troisième jour de sa fuite, on apercevait les toits de chaume et les
arbres du village natal.
Lion les rejoignit de nouveau et, poussant un grand rugissement, il empoigna
la queue de Nélavane. Penda éperonna vigoureusement sa monture.
Nélavane fit un saut terrible qui le transporta au-delà du septième ciel, dans un
monde insoupçonné de ceux qui vivent sur la terre noire.
— Penda, reprocha Nélavane, par votre faute, nous voici sur une planète où il
n’existe pas de femmes. Si l’on découvre votre sexe vous serez mise à mort. »
Les griots racontent que Maïssa Tenda était damel-tègne, souverain à la fois
du Cayor 114 et du Baol 115.
Le pays ouolof 116 avait vu régner damels et tègnes qui s’étaient occupés
d’administration et n’avaient pas aimé la guerre. Cependant les griots sont
formels sur ce point que Maïssa Tenda préférait la bataille et les réjouissances au
gouvernement de son empire.
A la mort de son père, le noble Latsoukabé, Maïssa Tenda ne voulut habiter ni
Lambaye (capitale du Baol), ni M’Boul (capitale du Cayor). Il fonda une
nouvelle ville impériale, N’Gonème, sise à la limite des deux provinces.
Maïssa régna trente-trois années. L’acte de sa vie qui lui vaut d’être
immortalisé par la guitare africaine est la bataille fameuse qu’il livra au roi du
Diobasse 117.
Après l’avènement de Maïssa, M’Boye Cisse avait refusé d’envoyer les
présents d’usage. Cette irrévérence offensa le damel-tègne.
Aussi convoqua-t-il à N’Gonème les gouverneurs de provinces 118 et les chefs
d’armée. Ceux-ci formaient une pléiade de jeunes nobles distingués à la guerre :
N’Goné Latir, Fatim Penda Yacine, Yacine Issa, Lat Dior, Kouly Dior, Maïssa
Dior, Fall Fatim, Yirim Fatim, Birima Fatim, Massemba Yacine, Youga Fall
Yacine, Diogomaye Massiry, Maïssa Bigué N’Goné ; Massiry Issa Dièye et
Yambe N’Della, l’homme au mousquet infaillible. Les soldats étaient venus en
grand nombre des milliers de villages éparpillés dans les deux provinces ainsi
que des termitières.
Cette armée comprenait, en plus des princes, les descendants des gouverneurs
de province, les nobles et les diambours 119 ; les artisans étaient chargés de
l’intendance et du génie.
L’Etat-Major délibéra, tout un après-midi, à l’ombre touffue d’un tamarinier
de la place impériale de N’Gonème.
— Il faut punir M’Boye Cisse ! Le Cayor et le Baol ne peuvent tolérer une
injure du Diobasse ! Ainsi dit, en dernier avis, Maïssa Tenda. Et un murmure
d’approbation traversa l’assemblée, des nobles aux griots.
L’aube fraîche trouva les habitants de N’Gonème encore anéantis par l’ivresse
de la danse et les beuveries des veillées de bataille.
Les ménagères s’attardèrent sur les lits faits de tiges de bois réunies à la
cordelette de lianes. Le coq matinal n’abandonna pas le coin chaud où il s’était
blotti dans la cendre au bon milieu du foyer éteint.
Le jour surprit les habitants de N’Gonème car le coq battit de l’aile et chanta
au moment que le soleil teintait le levant de vermeil. Les pilons des ménagères
retentirent dans les mortiers avec une précipitation de retardataires. Et les petits
feux s’allumèrent qui devaient réchauffer les vieux os, chaque matin, par saison
froide.
L’armée du Cayor s’engagea sur la route du Diobasse.
Les gouverneurs de province et les chefs d’armée marchaient à la tête. Leurs
purs-sangs étaient de robes pies, alezanes et blanches ; les soldats avaient des
montures noires et baies. La chevauchée avançait au rythme des tam-tams de
guerre. Les cavaliers se balançaient dans leurs selles profondes au pommeau et
au troussequin hauts d’une coudé. Les sabres leur pendaient au flanc, menaçaient
d’eventrer leurs fourreaux dans le mouvement que leur imprimait l’amble des
chevaux pleins de feu.
Lorsqu’il fut le milieu du jour on entra dans les terres du roi du Diobasse.
L’armée mit pied à terre pour se reposer avant de combattre.
Seuls, les éclaireurs continuèrent leur avance ; ils ne tardèrent pas à avoir un
engagement avec l’ennemi dès qu’ils aperçurent les arbres et les cases du
Diobasse. Ceux d’entre eux qui purent revenir au gros de l’armée affirmèrent
que les Nones 121 étaient instruits de l’arrivée de Maïssa Tenda par un peloton
juché, homme par homme, sur les baobabs entourant le village.
Ils rapportèrent aussi que les soldats de M’Boye Cisse avaient pris position de
combat dans les « dedds », sorte de forteresse naturelle, faite d’arbrisseaux
épineux à travers lesquels ils pouvaient tirer de façon meurtrière.
L’état-major, muni de ces renseignements, tint conseil pour arrêter un plan
d’attaque.
L’armée resta sur place jusqu’à la fin du jour.
Le génie entra en action.
Dès le coucher du soleil, les soldats de Maïssa arrachèrent des herbes sèches,
ils en firent des bottes qu’en rampant ils placèrent tout autour de la forteresse
épineuse. Vers le milieu de la nuit une immense enceinte entourait, sur plusieurs
rangs, les soldats du Diobasse. On avait laissé libre une issue par laquelle
communiquaient le village et la forteresse. A l’aube, les soldats munis de tisons
déclanchèrent l’incendie. Des gerbes de feu échevelées et véloces plongèrent
dans les dedds, panachés d’énormes volutes de fumée. Et les Nones du Diobasse
furent réduits à deux solutions : mourir d’asphyxie comme des lapins traqués
dans leurs terriers ou bien déloger et livrer combat, comme de vrais braves, à
l’arme blanche sur la plaine nue.
A mesure que la paille se consumait, les guerriers remettaient dans le feu des
bottes de réserve et maintenaient un perpétuel incendie. Dans cette fournaise,
même les arbrisseaux verts, après s’être recroquevillés de douleur, prenaient feu
et ajoutaient leur flamme à l’incendie.
D’opaques courants de fumée s’étaient formés. Leurs vagues irritantes
submergèrent les soldats du Diobasse qui, larmoyants, à demi asphyxiés,
bondirent tout d’un coup, sagaies au vent, en poussant des clameurs de rage !
Les mousquets des Cayoriens, en une pétarade assourdissante, vomirent leurs
tronçons de fer, sous lesquels s’affaissèrent les premiers soldats du Diobasse qui
avaient tenté la sortie.
Et carnage sublime... Les soldats de M’Boye Cisse que les Cayoriens
décimaient à mesure qu’ils franchissaient la seule brèche de salut, bouchaient en
tombant cette même brèche. Les derniers arrivés s’empêtraient dans le monceau
d’agonisants et s’embrochaient dans leurs armes et les Cayoriens de donner dans
le tas de grands coups qui serviraient aux griots à composer leurs cantates.
Cependant les hommes de M’Boye Cisse se battirent en vrais braves. Avant
de mourir de cette fumée âcre qui leur corrodait les yeux et leur suffoquait le
poumon, leurs sagaies, par essaims vigoureux, crevèrent des yeux,
ponctionnèrent des ventres, dans les rangs des soldats du Cayor. Leurs sagaies
déferlèrent, à plusieurs reprises, par essaims furieux, mêlant leur sifflement aux
stertors d’agonie et à la voix délirante d’un guerrier du Cayor évoquant son
ancêtre au moment de placer un fameux coup.
Les Nones qui n’avaient pu s’échapper de la forteresse enfumée, dans un
transport de désespoir, coururent droit devant eux, à la recherche d’air pur, sans
se soucier des grosses épines qui s’enfonçaient dans leurs pieds, lacéraient les
vêtements et le corps. A peine s’évadaient-ils de l’enfer que les guerriers du
Cayor les clouaient dans la mort d’un poignard dans le flanc.
M’Boye Cisse sortit par une brèche que sa stoïque garde ouvrit dans
l’incendie, malgré la fumée et l’asphyxie. Il était reconnaissable à son fusil
recouvert de fétiches. Il prit la direction du village, suivi de tous les Nones qui
avaient gardé connaissance. Massiry Aïssa Dièye, accompagné de Youga Fall
Yacine et Diogomaye Massiry, poursuivirent M’Boye Cisse à la tête de deux
pelotons du Cayor. Après de grands coups de sabre dans les fuyards qui ne
pensaient qu’à respirer de l’air pur, ils atteignirent la garde de M’Boye Cisse qui
les arrêta net par une charge serrée de sagaies ; Youga Fall Yacine et Diogomaye
Massiry furent tués ainsi que leurs griots. Massiry Aïssa Dièye avait une
blessure à l’épaule. Mais les Cayoriens, en riposte furieuse, fauchèrent d’une
décharge de mousquets les derniers survivants de la garde du roi du Diobasse.
C’est alors que Massiry Aïsa Dièye enfourcha son cheval et marcha droit sur
M’Boye Cisse qui s’arrêta, au bon moment, et faillit pourfendre le Cayorien d’un
coup de sabre évité de justesse. Massiry Aïssa Dièye braqua son dibi sur le roi et
déchargea sur sa poitrine la balle d’argent qu’il avait fait forger pour lui. Puis, se
retournant, il dit à son griot : « J’ai accompli la promesse que j’avais faite au
Cayor ! ».
Cependant qu’on finissait de sabrer les derniers combattants du Diobasse, les
femmes et les vieillards venaient se prosterner au-devant des vainqueurs pour
implorer leur clémence. L’intendance s’empara des troupeaux et des récoltes.
Les guerriers choisirent des esclaves parmi les vaincus, et l’armée du Cayor,
dans le désordre et l’allégresse bruyante, prit le chemin du retour.
Des ripailles accueillirent les guerriers victorieux dans tous les villages qu’ils
traversèrent. Ils ne rentrèrent à N’Gonème qu’au bout de la semaine. N’Gonème,
que Maïssa appelait aussi Maka (La Mecque) possédait sept rues principales
jalonnées chacune par sept mortiers remplis de beurre dans lequel trempaient des
bandelettes d’étoffe. C’est à la lumière de ces lampes que Maka fêta la victoire
de son armée. A partir de cette nuit, tous les matins trente bœufs étaient égorgés.
On fixait au sol, à l’aide de fiches de bois, les peaux sur lesquelles les femmes
entassaient monceaux de couscous, marmitées de viande et calebassées de
beurre. Hommes et femmes mangeaient et buvaient ensemble de la bière de mil ;
ils dansaient ensemble au son des tam-tams de fêtes, les khines et les Gorongs.
Ainsi fut inauguré le règne du damel-tègne Maïssa Tenda. Il se constitua une
cour où l’on rencontrait Massiry Aïssa Dièye, Yambe N’Della, Kouly Dior,
Fatim Penda-Ma-Niaye, ainsi que leurs soeurs qui étaient demoiselles d’honneur
de l’Impératrice, la Linguère. Et trente-trois années durant, l’instant d’après le
réveil de Maïssa, on égorgeait trente-trois boeufs. La nuit tombée, les femmes
entassaient monceaux de couscous, marmitées de viande et calebassées de beurre
sur les peaux fixées au sol. A la lumière des lampes à beurre, Maka revivait le
même paradis pendant trente-trois années.
Aussi bien le règne de Maïssa Tenda est-il resté célèbre dans la tradition orale.
De nos jours encore, pour le Sénégalais, « Dékali Makaye Maïssa Tenda »,
« ressusciter La Mecque de Maïssa Tenda » est synonyme de faire grande
bombance. Et tant que les hommes auront de la mémoire, la guitare africaine
associera le souvenir de Maïssa Tenda à ceux des conquérants les plus fameux ;
elle redira souvent la bataille du Diobasse entre Soudiata Kéita, le prodige
mendinge, et « tàra », l’hymne du Saint-Conquérant, le Toucouleur Omar.
AU TEMPS OU L’HOMME ET LA BETE
SE PARLAIENT
Le lendemain, Samba revint voir son ami : son corps était courbé par on ne
savait quel incommensurable chagrin d’enfant ; lui naguère si exubérant, parla à
voix intermittente. Deux filets de larmes s’épanchaient abondamment des yeux,
glissaient le long de la ligne tourmentée du nez, perlaient un moment sur le
rebord de la lèvre forte et retroussée puis retombaient et s’étalaient sur le ventre.
— Lionceau, mon ami, dit Samba, ma pauvre mère, partie il y a quatre jours...
chercher du bois... n’est pas encore revenue, et un travailleur de notre plantation
a entendu du côté où elle s’en est allée, le même jour, un rugissement de rage et
de satisfaction comme Lion en fait lorsqu’il terrasse sa proie.
— Si je te présentais le bras de ta mère le reconnaîtrais-tu, Samba ? demanda
lionceau.
— Oui, répondit-il.
Ils parcoururent le pourtour de la plantation jusqu’à l’endroit où l’eau des
pluies s’accumulait et où les cotonniers poussaient plus hauts, avec des pelotes
de coton plus nourries.
Ils suivirent encore le sentier qui, de là, mène dans un buisson aux hautes
herbes sèches et craquantes. C’est au milieu de ce buisson entre deux contreforts
noueux de baobab que le lionceau avait caché sa part de viande d’homme.
Samba reconnut le bras de sa mère qui portait un gris-gris dont il se souvenait.
Il fondit en larmes, des sanglots montèrent du fond de sa poitrine dont les côtes
s’arquaient et s’aplatissaient en des soubresauts désordonnés.
Lionceau calma Samba de son mieux en lui disant qu’un homme ne devait
pleurer quelque grand que soit son malheur.
— Va me chercher du bois, dit ensuite Lionceau à Samba.
A son retour Samba trouva Lionceau occupé à creuser un fossé, long de six
coudées et large de trois.
— Que fais-tu là, demanda-t-il ?
— Rentre vite chez toi, plus tard tu sauras.
Lionceau creusa le fossé sept jours durant : Il le recouvrait la nuit de bois mort
pour le déguiser. Il le creusa jusqu’à découvrir l’extrémité des arbres d’alentour.
Il y entassa le bois que Samba glanait les matins. Il alluma.
A l’approche du soir le bois avait brûlé en s’affaissant et, dans le fossé,
rougeoyait un lit de feu qui roussissait la terre fraîche des profondeurs, Lionceau
disposa en travers trois rangées de tiges de bambous, flexibles quand elles sont
vertes, mais très cassantes lorsqu’elles sont sèches... puis des feuilles vertes, une
légère couche de sable... pour finir, une natte et sur la natte une peau de bouc. Il
déposa sur cet appareil le bras de la mère de Samba.
Lionne qui ce soir là n’apporta qu’une gazelle de sa chasse fut heureuse de
retrouver cette viande.
— Tu n’as pas encore mangé ta part de chair humaine, dit-elle à lionceau ?
— Tu sais bien, mère, que je ne l’aime pas beaucoup, aussi je te la rends.
— Prends donc cette gazelle et mange, dit maman Lionne ; quand tu seras
rassasié tu m’apporteras le reste.
Lionne s’en fut prendre la viande d’homme que cet étourdi de fils laissait
gâter 123. Ah ! s’il savait le nombre d’heures fatigantes qu’il faut supporter, à
l’affut, pour trouver sa subsistance ! Un jour viendra, il l’apprendra et alors il
fera meilleur usage du produit de la chasse.
A peine Lionne s’était-elle assise sur la peau de bouc en grommelant sa
dernière réflexion que tout l’appareil du piège céda !
En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, elle fût brûlée, carbonisée et
ensevelie.
Lionceau combla le fossé en pleurant ; il planta dessus une euphorbe sobre et
vivace que l’on met sur les tombes pour les reconnaître.
— J’ai vengé ta mère en tuant la mienne, dit-il à son ami. Enterre ton chagrin
maintenant, et puisque tu es orphelin comme moi, nous habiterons le même
endroit.
Ainsi ils passèrent ensemble leur adolescence. A l’Aube, Lionceau s’enfonçait
en brousse. Il se mettait en arrêt près du grand ruisseau. Il savait que vers le
milieu du jour, le soleil et la soif chasseraient des fourrés vers l’eau, l’antilope,
le chevreau et la gazelle. Il les surprenait au moment où ils plongeaient leur
museau altéré dans la rivière avec une volupté qui leur faisait oublier le reste du
monde.
Puis Samba et lui accomodaient l’abatis, chacun à son goût, et l’après-midi,
c’était jeux et cabrioles.
Lionceau avait grandi : ses crocs et ses griffes devinrent fermes et acérés. De
grands poils poussèrent de chaque côté de son dos sur les bords de l’échiné ; ils
montèrent tout droits puis ils s’incurvèrent, retombèrent le long du flanc.
Lionceau sentit naître en lui des désirs inquiétants. Lorsque Samba était proche,
il avait des envies comme lorsqu’il apercevait le chevreau : la viande d’homme
ne serait plus à lui déplaire.
— Samba, finit-il par dire à son ami, je suis devenu adulte. L’homme est
homme et le lion est lion. Il me faut retourner à la forêt et toi au village. Je te
promets, Samba, continua-t-il, que tu ne seras pas malheureux dans l’existence.
Chaque fois que tu entendras mon rugissement, la nuit, à l’heure où nulle part le
pas de l’homme ne foule terre, accours me voir ; je te dirai comment il faut
éviter un danger proche. Quelque dérangement que cela puisse te causer, viens,
ou ne viens pas si tu veux, mais ne dis jamais : « Oh ! cet animal a la gueule
puante ! »
Vint le jour où Samba devait subir le rite de la « circoncision ». C’est la
tradition qui fait d’un adolescent un homme. Il doit être accompli avec faste et
courage ; et si le patient au moment où le canif aigu crisse dans sa chair remue
seulement les cils cela est signe de défaillance qui jette l’opprobre sur lui. Samba
aurait ce courage mais, orphelin, il était dénué de richesses.
Sur la grand’place du village, les tam-tams rythmaient gaiement les chants des
jeunes hommes :
M amadou avait fait des études excellentes à l’école coranique. Les soirs de
fête, nul mieux que lui, ne déclamait les versets du livre saint. Il connaissait par
cœur tous les sourates et savait les dire sur des intonations musicales qui
ravissaient le cœur des femmes croyantes.
Aux champs, le lougan de M amadou était un des plus vastes et des mieux
entretenus, l’on savait qu’à l’époque des récoltes il était difficile de remplir
autant » de silos de mil que lui.
L’avenir se présentait donc sous une belle aurore et ses parents espéraient
l’unir à l’une des jeunes filles les mieux appréciées du pays. Mais en ce monde
aux grandes qualités correspondent, souvent des travers qui, s’ils ne nuisent pas
à la valeur de l’homme, le rendent parfois ridicule.
M amadou aimait trop les cerises.
Un jour, en mangeant de ces fruits, il s’était oublié dans la brousse ; il ne
s’était pas aperçu que la nuit était venue. Les hommes de son village, inquiets de
ne pas le voir rentrer, allèrent à sa recherche et grande fut la confusion de tout le
monde lorsqu’on le découvrit assis dans l’herbe, mangeant des cerises d’un
appétit d’endiablé.
Depuis ce jour, grâce à l’habile propagande vengeresse de ses rivaux, on le
surnomma Sakhevar, « l’homme des cerises ». Ce sobriquet produisit l’effet
désavantageux qu’en attendait son malicieux inventeur.
Cela plongea M amadou dans une grande affliction, d’autant plus que la jeune
fille qu’il aimait se gaussait de lui et le trouvait ridicule.
Un de ses oncles, habitant la province voisine, fut instruit de ce malheur lors
d’une visite qu’il fit à la famille ; il promit de trouver épouse, à son neveu, dans
le pays qu’il habitait. Là, personne ne connaîtrait le travers du jeune homme et le
surnom qui le discréditait.
Le jour vint où M amadou devait se rendre chez sa nouvelle fiancée.
Il se drapa de son plus magnifique boubou et attacha derrière le troussequin de
sa selle une sacoche bourrée de noix de kola destinées à sa dulcinée. Il
chevaucha longtemps, au tout petit galop sur sa jument alezane le long des
sentiers au bord desquels jaunissaient les herbes d’hivernage.
Lorsqu’il aperçut les pyramides de chaume du village, il ralentit son allure. Il
remit bien en place son ruban, rajusta son boubou dont le col s’était déplacé et,
par son échancrure, mettait à nu le dos du cavalier. Il sortit de sa poche un
vigoureux cure-dents et se mit en devoir de refaire soigneusement la toilette de
son sourire. Puis, éperonnant sa monture, il reprit son allure.
Rythmant les mouvements de son cure-dents sur le galop de son cheval, M
amadou se remémorait, au seuil du village de sa fiancée, les conseils que lui
avait donnés son père :
Ne jamais se laisser aller à manger des cerises, ne pas sortir seul dans la
brousse alentour, par excès de prudence. Dans la seule nuit qu’il devait y passer,
il fallait vraiment n’avoir un brin de volonté pour se laisser aller.
M amadou entra dans le village sur un petit galop qui le balançait avec
élégance, toute sa volonté de ne pas faillir bandée dans un sursaut d’amour-
propre.
Il fut reçu avec l’éclat qui convenait à son rang : on abattit sept moutons ; tout
le jour, on pila du mil et l’on prépara du couscous à pleines calebassées. Les
jeunes filles du quartier s’étaient réunies chez la fiancée de M amadou pour
mettre au point un grand repas auquel tous les jeunes gens de marque avaient été
conviés.
Le hasard fit, comme s’y attend le lecteur, que dans la cour de la maison
poussait un superbe cerisier chargé de fruits mûrs. Il va sans dire que Mamadou
fut troublé dès les premières conversations et qu’il éconduisit plus d’un
interlocuteur par sa distraction contemplative de cerises. Bientôt il s’en aperçut
et se mit à parler, parler pour s’étourdir et ne plus laisser sa pensée libre, un seul
instant. Mamadou exposa sa méthode de dresser le pur-sang à caracoler. Il porta
des jugements définitifs sur les marabouts les plus érudits. Il définit la technique
des meilleurs lutteurs du pays et prédit celui d’entre eux qui serait champion à la
prochaine saison. Tout fut raconté avec une aisance qui séduisit l’auditoire et
Mamadou se fit très bien apprécier.
Après le repas du soir, les invités se retirèrent et, comme il se devait,
Mamadou les reconduisit un bout de chemin.
Au retour, il se trouva seul. Il s’était, sans s’en rendre compte, dirigé vers le
cerisier ; arrivé sous l’arbre, il ramassa une poignée de fruits mûrs qui s’étaient
détachés d’eux-même. Il eut conscience de sa défaillance et à cet instant, par une
extraordinaire volonté, il desserra sa poignée, laissa tomber les cerises de honte.
Il regagna sa case, satisfait de sa victoire. Il se dévêtit, retira du foyer les
bûches qui flambaient et dont la clarté éclairait la pièce. Puis il s’étendit sur son
lit, le pagne-couverture roulé autour de sa ceinture.
M amadou songea au contentement de ses parents lorsqu’il leur apprendrait
demain sa victoire. Il songea à son mariage certain qui rendrait gris de jalousie
ses rivaux.
Le sommeil ne vint pas.
Il songea aussi au succès qu’il avait eu, dans la journée, auprès des invités...
Le sommeil ne vint pas... Il songea à mille et mille choses du présent, du passé ;
bientôt, il ne sut plus à quoi songer. Sa pensée finit par aller à la dérive ; bien
sûr, elle se fixa sur les cerises qu’il avait touchées de la paume de sa propre main
et sur le cerisier qui en portait de plus belles encore. L’arbre se trouvait à droite
en sortant, après avoir contourné la case qu’habitaient ses beaux-parents.
Mamadou eut soif.
Il se leva, puisa de l’eau dans le canari et se désaltéra.
Il se recoucha ; le sommeil ne vint pas et la soif ne fut pas étanchée. Oui,
Mamadou s’avoua à la longue que c’était de cerises qu’il avait soif ; il avait
envie du jus sucré des cerises qui sentaient bon l’arôme. L’eau lui venait à la
bouche et sa gorge demeurait sèche.
Il se leva, prit dedans la poche de son boubou une noix de kola ; il la croqua
pour se délivrer. Il remarqua ce phénomène singulier : le jus de kola avait goût
de cerises... Puis les appétissants fruits de là-bas s’étaient détachés et peuplaient
l’obscurité de la case où les dernières braises du foyer somnolaient sous leur
couverture de cendres. Les cerises vinrent danser autour du visage de l’infortuné
Mamadou. Il en renifla l’odeur d’une respiration énervée, il se suça les lèvres,
car ses lèvres avaient goût de cerises.
C’est à ce moment que, la tempe chaude, Mamadou sortit de sa case sans
même s’habiller. Il se dirigea vers le cerisier devenu un centre d’attraction où le
poussait sa passion, irrésistiblement.
Il grimpa sur l’arbre avec une hâte de possédé, s’assit à califourchon, tout nu,
sur une maîtresse branche et se mit à engloutir, sans même en rejeter les noyaux,
cerises mûres et cerises vertes.
Vers le milieu de la nuit, il était rassasié. Il pouvait regagner sa case, après
avoir détergé le jus qui formait plastron sur sa poitrine. Le lendemain, le viol du
cerisier aurait été attribué à tout autre que lui.
Seulement Mamadou avait remarqué à l’extrême bout de la branche qui lui
servait de siège la plus belle grappe du cerisier ; c’étaient des cerises rondes et
potelées comme des vierges, juteuses aussi et duveteuses. Il voulait posséder
cette grappe, par simple plaisir de possession, et non pas qu’il eût encore soif.
Il faisait très sombre. A vouloir ramper le long de la branche, dans l’obscurité,
il pouvait glisser et se tuer malgré toute son habileté. Il descendit donc de
l’arbre, pénétra dans sa case et déterra des braises encore en ignition au fin fond
de la cendre. Il les déposa dans un faisceau de paille fine. Il souffla dessus, à tout
petits coups légers ; la torche flamba et, en s’en éclairant, Mamadou remonta sur
l’arbre.
Ce qui advint, le lecteur s’en doute, c’est que Mamadou, dans la joie de
posséder la grappe précieuse, laissa tomber sa torche sur le toit de chaume de ses
beaux-parents.
L’incendie commença.
Il ne s’en aperçut pas, dans son bonheur de déguster des cerises
exceptionnelles, et peut-être crut-il que la clarté qui illuminait graduellement le
cerisier était une lueur d’aurore.
Il était tout nu, à califourchon sur sa branche, le corps ruisselant de jus de
cerises, les deux joues gonflées pendant que l’incendie flambait toutes les cases.
Les dormeurs, réveillés en grand effroi, s’étaient rassemblés et criaient au
secours. Lorsqu’ils aperçurent M amadou nu, à califourchon sur le cerisier de ses
beaux-parents, les joues boursouflées, la scène les rendit muets de stupeur.
On raconte qu’à ce moment M amadou eut connaissance de son déshonneur.
Une honte immense le pétrifia ; il se changea en un arbre hérissé d’épines.
SARA-BA
(nouvelle)
Dès le lever du soleil, une chaleur oppressante et comme figée autour des êtres
régnait sur la ville de Kayes. On avait la sensation de s’être englué dans un bain
de vapeur qui s’amoncelait sous les aisselles, à la naissance du cou et descendait
le long de la poitrine.
Les ventilateurs avaient tourné sans apporter la moindre fraîcheur. Leur
vrombissement pâteux semblait une plainte d’impuissance.
L’après-midi, un nuage bleu-noir assombrit le levant auparavant blanc-nacré ;
il se dilata au-dessus du quartier de Khasso, dont les maisons de banco, jaune
d’or sous l’éclat du soleil, reprenaient leur vraie teinte d’argile brune.
Progressivement, le nuage envahit le ciel jusqu’à rejoindre le soleil ; il le couvrit
d’un voile bleuâtre, puis, s’amincissant et pâlissant, il précipita sa croissance.
Bientôt tout le ciel fut noyé de pénombre. Un vent frais éventa les visages moites
de transpiration. Il venait, loin, de la brousse morte, époussetant les tables
rocheuses de la savane latéritique et répandant leurs poussières purpurines. Les
vagues d’air descendaient des plateaux de l’Est, dévalaient en remous saccadés
qui retroussaient et contorsionnaient les figuiers de Khasso. Le moutonnement
vert du feuillage se profila sur l’or des maisons de banco dans la pénombre que
diffusaient les nuages qui s’abaissaient lentement vers le sol.
Une étincelle, venant des profondeurs du ciel, fulgura en rapide coulée
d’argent zigzagante et se perdit, quelque part, derrière les collines de l’Est. Une
déflagration brutale secoua la ville ; les vagues d’air se firent serrées, précipitées,
avec un murmure d’océan aérien. Elles arrachaient sur leur passage le linge étalé
sur les palissades, les toitures mal rivées et les poussières qui séjournent sur les
terrasses.
De cendrée, l’atmosphère se fit bronzée de poussières. Un crépitement
innombrable battant la tôle ondulée des toitures annonça la pluie. En un clin
d’œil, les poussières agglutinées furent déposées à terre et l’atmosphère devint
brumeuse et frémissante.
Dehors, au quartier de Khasso, plus rien que le bruit d’aplatissement précipité
des gouttes de pluie sur le sable, le frisselis clair des manguiers sur la note basse
et cartonneuse des rôniers que bousculait la rafale ; plus rien qu’une vaste
orchestration de tornade, infiniment mélancolique, à quoi se mêlaient les cris
joyeux des bambins s’ébattant sous les torrents d’eau. Il y en avait des deux
sexes, tous âgés de neuf à quatorze ans. Ils se serraient les uns contre les autres
et se disputaient les gouttières d’où l’eau tombait à gerbes nourries.
Certain garçon, déjà solide gaillard, recherchait cependant le voisinage d’une
fille précoce sur la poitrine de qui pointaient deux seins novices et inquiets. Sous
prétexte de bousculade, il enserra la taille de la jeune fille qui se débattit, se
cambra autour de ses hanches et poussa un rire chatouillé. Elle parvint à rompre
l’anneau que formaient autour d’elle les bras de l’adolescent. Elle traversa, à
tire-d’ailes, les éclaboussures de la gouttière et tomba dans une flaque d’eau
située au beau milieu de la rue.
Elle était très noire et de silhouette élancée, elle avait les cheveux et les
poignets délicats à la manière des attaches de jouet. Son corps, dans la finesse
aiguë de son ensemble, était bâti en des proportions harmonieuses ; son large
front même ne surprenait pas lorsque l’on rencontrait la flamme pétillante des
yeux. Elle avait des cheveux de jais, nattés en lourdes tresses constellées de
perles multicolores.
Safiétou, c’était ainsi qu’elle s’appelait, atteignait sa puberté. Sa mère venait
seulement de la nantir d’un pagne ; elle avait garni sa ceinture de rangées de
verroteries blanches, orné ses oreilles d’anneaux d’or, cerclé ses poignets de
bracelets d’argent en torsade.
Safiétou allait faire son entrée dans le cercle des vraies jeunes filles, elle y
danserait le « ko-fili », scandé par des tam-tams sonores.
Après la tornade, délivré de la pesanteur de son climat, Kayes étirait, sous la
lune, les tentacules désordonnées d’une ville dont la disposition ressemblait à
celle d’une pieuvre. Tout au long du fleuve, c’était le quartier européen avec de
rudes bâtiments édifiés au moment de la conquête.
Il est dominé à l’est par le Plateau, où se trouvent rassemblées la gare et les
habitations du chemin de fer. Au sud, c’est la ville indigène écartelée, aux
maisons rectangulaires tout en banco, semblables à des fours. Le quartier
européen et celui de Khasso exceptés, les rues sont à peu près partout des
sentiers ravinés par la pluie, tantôt bosselés et tantôt abîmés.
Cependant sous la baguette de la lune tout cela avait une apparence agréable.
Le torchis pailleux du banco, les sentiers tourmentés, la raideur militaire des
bâtiments, le fleuve maigre à coulée bleuâtre étaient comme crépis de lait.
Il se dégageait de la douceur du temps et du clair de lune une allégresse à
laquelle tout participait.
Les jeunes filles y étaient les plus sensibles.
Taciturnes et tôt couchées par les soirs enténébrés, les cercles frétillants de
leurs groupes étaient, par ces soirées lumineuses, une véritable marée montante
enivrée de chants et de battements de mains. Dans chaque quartier à tous les
grands carrefours.
Ce soir, Safiétou allait danser son premier « ko-fili » dans le cercle des jeunes
filles. La réunion avait lieu au quartier de Khasso, dans l’encadrement des
maisons de banco qui prenaient des apparences de palais d’or sous la lune.
Les jeunes filles avaient les boubous et les bijoux galvanisés par la clarté du
ciel et même les haillons devenaient magnifiques. Elles avaient l’agitation
palpitante d’une volière d’oiseaux, le frétillement innombrable d’un banc de
poissons ; tout cela formait pourtant un même corps et chantait d’une seule âme
le même chant que scandaient les oscillations de leurs corps qui se mouvaient en
plongées rythmées et en redressements renversés.
Safiétou s’envola.
Elle fit trois bonds successifs, bras déployés, à l’image d’un oiseau qui s’élève
dans les airs. Les bonds étaient liés par des glissers très légers pour ne briser
qu’à peine le premier envol. Arrivée au bout du cercle, elle fit volte et
tourbillonna jusqu’à frôler le paquet de jeunes filles d’où elle était sortie ; elle se
renversa de tout son corps, bras déployés contre la muraille raidie de ses
camarades qui la reçurent de leurs mains puis la lancèrent dans les airs comme
une balle bondissante. C’était la danse du « ko-fili ». Les unes après les autres,
les jeunes filles la dansèrent, avec la même ardeur, jusqu’à ce que la lune fût sur
le point de sombrer au-delà de l’horizon.
Moussa était ce jeune homme hardi dont nous avons noté le manège sous la
pluie battante. Ce qu’il obtenait difficilement lorsqu’il était, de rares fois, seul à
seule avec Safiétou, il l’avait plus aisément quand celle-ci était dans le groupe de
ses camarades d’âge. Là, elle répliquait à ses taquineries sans oser pourtant le
regarder bien en face.
Ils se rencontraient chez Alima, une de la compagnie qui était en lune de
miel ; selon l’usage, toutes ses camarades venaient le soir lui faire visite et la
distraire par leur présence. Et naturellement les jeunes hommes du quartier
avaient transformé la maison d’Alima en cénacle galant. Moussa était sûr d’y
rencontrer Safiétou.
Les femmes étaient assises, côte à côte, sur un même tara. Les conversations
s’entrecroisaient à travers les vapeurs d’encens parfois ponctuées par les
claquements de mains étonnés d’une demoiselle surprise par le propos hardi
d’un garçon.
Un guitariste était là. Il jouait « Sara-ba ». Dans les moments où la
conversation marquait un temps de silence, le diali commentait sa musique.
— Ah ! les anciens traitants de Médine ! disait-il avec une dose insondable de
regret, de vrais Samba-linguères, de vrais nobles ! Nos pères griots racontent que
depuis eux la générosité s’en est allée de la terre ! Ils ont fait quelque chose de
grand et d’inoubliable entre Kayes et Médine, dans ce Khasso plein de belles
filles, retentissant de gros tam-tams sonores.
Sara-ba est l’hymne des anciens traitants de Médine. Le diali réveillait par
pinçades de plus en plus nerveuses sur les cordes de sa guitare la légende qui
dormait dans sa mémoire.
Il était arrivé au sommet musical de sa mélodie. Et la pensée et les traits de
l’auditoire, hommes et femmes, s’étaient fixés dans un recueillement religieux.
— Eski ! les anciens traitants de Médine ! reprenait le diali, mon père raconte
qu’ils leur donnaient à eux griots des louis d’or. Il raconte encore qu’ils jetaient
des sachets bourrés de pièces d’argent dans le fleuve, à Médine, pour permettre
aux impécunieux de se livrer à une pêche qui les nourrît vraiment ! Eski, les
anciens traitants de Médine !
Moussa jugea qu’il se devait d’affirmer que le samba-linguère n’était pas
disparu à tout jamais de cette terre. Il donna vingt-cinq francs au griot.
Le guitariste, s’appliquant de toute son âme, se mit à finir « Sara-ba »
triomphalement.
Cette musique n’était qu’appel à la générosité, un appel ému et convaincu,
semblable à celui d’un prêtre et d’un héros. L’appel de « Sara-ba » faisait de la
générosité un culte. Les soubresauts de ses rythmes étaient pareils aux effluves
d’une marmite magique où seraient recuits, à travers les âges, l’esprit total de
sacrifice des vrais hommes noirs. De ces rythmes nostalgiques et recueillis se
dégageait un philtre mystérieux d’abnégation.
Safiétou, dans sa case de banco, était couchée derrière son mari. Fort tard dans
la nuit, elle songeait tandis que son époux, ses devoirs remplis, dormait
paisiblement.
Ainsi depuis bientôt deux mois. Elle retissait chaque soir, dès qu’elle
retrouvait sa solitude, les mêmes songes, faits de ses souvenirs aux accents
assourdis de la guitare africaine. Successivement, les airs les plus célèbres
assaillirent sa mémoire... Tàra... Soundiata... Faliké... et Saraba !... Dans le
débordement de leur flot chargé de souvenirs ce fut, tout à coup, le jaillissement
inextinguible de toute sa peine, en quoi elle étouffait comme dans une cage de
fer... Soudain, sa douleur fut orchestrée par les rythmes d’un tam-tam Kassonké
caracolant dans la fumée de ses rêves ! Par un soir de lune, une jeune fille se
détachait et dansait la danse des captives. Les reins noués dans un mouchoir de
soie bigarrée, elle scandait d’une croupe frénétique les rythmes sourds et affolés
d’un gros tam-tam Kassonké. Alternativement, ses croupades infernales étaient
adoucies par la caracole molle, infiniment gracieuse de l’une et l’autre de ses
mains. Lentement aussi se déroula la nostalgie éplorée d’une mélopée de
Khasso, celle-là qui glorifiait la générosité de Moussa, créée par Khourédia, une
vedette à la voix étonnante :
Dakili Moussa
La khamaré san !
Moussa fils de Dakili
a acheté mon khamaré 125 (m’a séduite)
Sassané Moussa
la Khamaré san !
Moussa descendant de Sassané
a acheté mon khamaré (m’a séduite).
C’est ainsi que Khourédia, les soirs de grand tam-tam à Khasso, commençait
la louange de Moussa lorque le tour de celui-ci arrivait dans son long récital où
chaque homme distingué avait sa cantate.
Dans un murmure irréel, la mélopée continua :
C’est l’hymne de tristesse des femmes captives avec la mort comme horizon
de délivrance. Dans leur mélopée, il y avait aussi le regret d’on ne savait quel
état premier où leurs ancêtres, avant d’être prisonniers de guerre, devaient être
libres, nobles et respectés !
L’épuisante désespérance enclose en cette chanson finit par abîmer tout à fait
Safiétou dans une torpeur où elle n’avait qu’une seule idée : fuir cette maison,
fuir cette prison, aller vers la liberté !
Sans réfléchir, elle se leva, s’habilla sans bruit et s’en alla.
Sa décision était prise. Contre les préjugés de tribu et de caste, contre le
cloisonnement de la race, elle irait rejoindre un appel auquel son âme répondait
de toute sa force et qui était plus infaillible que tous les préjugés.
LA LEGENDE DE SILAMAKAN
*
*
Le roi de Ségou fit partir dans le Macina des serviteurs de confiance qui
avaient pour mission le recensement secret du nombre d’hommes capables de
combattre.
Au bout de deux mois, lors d’une réunion de notables, on apprit à Monzon
Diarra que le Macina comptait quarante mille guerriers. Le monarque ordonna
que l’on mît sur pied une armée dix fois plus nombreuse. A ces paroles, un griot
demanda au roi : « Sire, dites-nous maintenant ce qu’a fait le chef du Macina ? »
Monzon Diarra raconta les mauvais traitements que Silamakan avait infligés à
ses émissaires et ajouta : « Je veux que vous m’ameniez vivants tous les
habitants du Macina, je ne veux pas qu’un seul d’entre eux soit égratigné par la
moindre blessure. »
Quatre cent mille hommes envahirent le Macina. Ils rencontrèrent l’armée
ennemie à Ténenkou. Silamakan marchait à la tête des Peulhs, monté sur
« Parcelle d’Or ». En le voyant, sous le pouvoir de son fétiche, les Bambaras de
Ségou prirent peur. Ce fut la débandade. Les chevaux se cabraient, lançaient des
ruades et vidaient leurs cavaliers qui s’écrasaient les uns contre les autres en se
donnant des coups de lance. Il y eut beaucoup de morts, beaucoup de blessés,
sans que l’armée du Macina fût entrée en action. Les survivants, dans une
panique indescriptible, reprirent le chemin de Ségou.
Monzon apprit la défaite de son armée avec un étonnement qui lui ôta l’usage
de son esprit pendant une journée. A la question mille fois répétée : « Pourquoi
avez-vous fui sans qu’on vous ait attaqués ? » aucun rescapé n’avait répondu de
manière satisfaisante. « Nous ne savons pas très bien, disaient-ils, nous avons eu
peur à la vue de Silamakan, comme si nous avions aperçu au-dessus de nos têtes
un reptile démesuré se contorsionner et nous menacer. »
Monzon Diarra, encore surnommé le « féticheur », fit appel à ses magiciens.
Le plus savant d’entre eux, après des travaux compliqués, dit au monarque : « Si
vous voulez vaincre Silamakan, il faut un pou gorgé de son sang. Ce pou entrera
dans la préparation du poison de la flèche qui tuera infailliblement le héros ;
cette arme sera lancée par un adolescent non circoncis. »
Le roi de Ségou choisit parmi ses hommes un griot qui eut mission de faire
visite à Silamakan, de chanter sa gloire et de n’accepter en échange qu’un vieux
vêtement.
Silamakan donna le boubou que lui demanda l’étranger en pensant qu’il
n’avait jamais rencontré homme plus singulier que celui-là.
Le griot apporta à Monzon le vêtement où l’on trouva un pou magnifique qui
servit à la préparation de la flèche fatale.
Le roi de Ségou entreprit une deuxième expédition.
La rencontre des armées se fit, cette fois, à Toguelmino près de Kamaka.
L’enfant non circoncis, qui devait tirer sur Silamakan, était parti tout seul, en
éclaireur, et s’était posté sur un grand tamarinier qui, au sortir de Toguelmino,
étendait ses bras au-dessus du chemin.
Silamakan, à la tête des guerriers du Macina, en passant sous cet arbre, fut pris
de l’irrésistible désir de s’étirer, ce qu’il fit en empoignant une branche du
tamarinier. A cet instant, l’enfant caché dans le feuillage lui décocha la flèche
entre le cou et la clavicule. Silamakan eut la force de transpercer son assassin
d’un coup de lance mais bientôt il s’affaissa en une masse inerte sur son cheval
qui rebroussa chemin et courut vers le village en poussant des hennissements
d’inquiétude... Ce jour-là, de Toguelmino jusqu’à Toguéré-Koumbé ce fut un
grand deuil. Silamakan, le héros qui n’avait jamais brisé l’espoir des griots, celui
dont la vaillance avait fait le tour du Macina, Silamakan Dicko n’était plus.
On l’enterra à Toguelmino, escorté des larmes du Macina. Ce fut un grand
spectacle. Le Niger s’étalait à perte de vue, peuplé de nénuphars aux fleurs roses
et bleues à travers lesquels mille et mille pirogues entrecroisaient lentement leurs
sillages retentissants du même chant d’adieu :
1
Maïssa Tenda est un ancien « damel », c’est-à-dire un ancien Roi de la province
sénégalaise du Cayor. Son règne est resté célèbre par les réjouissances et les
fêtes somptueuses qu’il donnait.
2
Ma soeur : expression affectueuse que Ion emploie pour parler même à des
jeunes filles avec qui l’on n’a aucun lien de parenté.
3
En résumé, un « samba lïnguère » est un Noble dans le sens que ce mot avait en
France avant 1789, car il y a eu au Sénégal, une aristocratie, avant l’arrivée des
Français.
4
Saloum : Province sénégalaise.
5
Khalam-Kat : Guitariste.
6
Dibi : Mousquet indigène d’autrefois.
7
Dieuré ! : Exclamation équivalant à peu près à Bravo !
8
Diali : le guitariste.
9
Damel : titre que portaient les empereurs de la province sénégalaise du
« Cayor ».
10
Guère : Notre « Seigneur » titre de noblesse.
11
Khalam : guitare sénégalaise à plusieurs cordes.
12
Diali : guitariste.
13
Tabaski : fête où l’on doit sacrifier un mouton.
14
15
Djouma : mot arabe passé dans le volof — mosquée pour la réunion du vendredi
et des grands jours de fêtes religieuses.
16
Dieu est le plus grand ! Dieu est le plus grand ! (sous-entendu de tout ce qui
existe).
17
Que la paix soit sur vous.
18
Dévenunati : littéralement : à une nouvelle année !
19
Soda : diminutif de Marième.
20
Galam : province sénégalaise où le fleuve Falémé roule des paillettes d’or — or
de Galam : or très apprécié au Sénégal.
21
« On deundd » tam-tam d’accompagnement ; sorte de grosse caisse.
22
Lodo : quartier nord.
23
Sindoné : quartier sud.
24
n deundd : tam-tam d’accompagnement
25
Touli : accompagnement.
26
Oncle : expression affectueuse qu’emploient les femmes pour désigner leurs
maris ou leurs amis.
27
Soda : diminutif câlin de Marième.
28
Damel : titre des anciens empereurs de la province sénégalaise du Cayor.
29
Khalam : guitare sénégalaise.
30
Ya di sa ma nafsou ! : Tu es mon âme !
31
Djiguène diou ndav sopal té boul volou C’est sentence de Cotchie Barma, le plus
célèbre des Sages sénégalais.
32
Serigne : marabout.
33
(Mord-il ? ne mord-il pas ? Abstiens-toi !)
34
« N’ Dièle » accessoire de toilette indigène qui se porte autour du cou.
35
« Navlés » : ceux qui sont du même rang social que toi.
36
« Makhetoumé » : sorte de portefeuille vermeil soutenu par un cordon de cuir.
37
S’il plaît à Dieu.
38
« Verack » : plante dont lei bois sert à faire des cure-dents.
39
« M’bouraké » : couscous séché, puis pilé avec du sucre et des cacahuètes
grillées. Le tout se conserve ainsi beaucoup plus longtemps que le couscous
ordinaire.
40
D.S.L. : abréviation de Dakar-Saint Louis. (Nom d’une ligne de chemin de fer).
41
Hilaire : instrument aratoire employé par les indigènes pour arracher les herbes,
du nom de l’inventeur M. Hilaire.
42
M’Bayar : nom donné à une race de chevaux, de taille moyenne ; on les
rencontre surtout dans la province sénégalaise du même nom, située dans le
Baol.
43
Bassi : couscous à sauce faite de pistaches grillées.
44
Formule pour dire qu’on va faire un conte.
45
Formule de réponse à l’auditoire.
46
Il était une fois.
47
Cela avait lieu jadis.
48
Bouki : loup en volof, en réalité l’hyène.
49
Chacal, Chacal !
50
Wakhetane — « conversation », en langue sénégalaise, du verbe Vakhe, qui
signifie parler.
51
Banes : terme de snobisme pour désigner les belles femmes.
52
Thiévely ; tissu de coton teint en bleu sombre, à l’indigo.
53
Diéré : perruque de femme.
54
Soumpe : arbre épineux à bois très tendre du Sénégal.
55
« Thiaga » — femme divorcée ou veuve. — Mot employé aussi au sens
péjoratif, pour désigner une femme légère.
56
Kalamkat : guitariste.
57
Damié : étoffe à carreaux en couleurs, importées d’Europe.
58
N’diques : personnes qui accompagnent un amoureux chez son amie.
59
Damel : titre des anciens rois du Cayor (province sénégalaise).
60
M’beurr : Lutteur.
61
Sabar : tam-tam du chef d’orchestre, plus sonore que les autres et plus
mélodieux.
62
Diali = guitariste.
63
Du fait même que Karim fréquentait Aminata, il était tenu de lui donner
régulièrement une certaine somme d’argent, à la fin du mois.
64
Proverbe sénégalais, dont le sens est : « Il faut faire comme tout le monde ». Mot
pour mot, cela veut dire : « Dans un pays où l’on danse sur un seul pied, le
passant doit danser sur un seul pied ».
65
Une civilisation métisse : l’apport africain consiste en nos matières premières de
toutes sortes pour la consommation et l’industrie européenne ; dans le domaine
de l’art notre sculpture « transparente » qui est à la base du « cubisme » en
peinture et en sculpture ; notre musique syncopée dont les rumbas et les swings
font danser le monde entier et sont la source d’une nouvelle inspiration
musicale ; enfin le sacrifice de nos soldats qui ont versé leur sang partout avec
une magnifique abnégation pour la sauvegarde de la Civilisation et de la liberté
des hommes.
66
Goumbé : Danse indigène. Son rythme s’apparente à celui de la ramba.
67
Proverbe signifiant mot pour mot : « Le monde n’est pas du couscous, mais il
faut y mettre du lalo » ; autrement dit : « Dans la vie, il faut de la diplomatie ».
68
Toubab : européen en wolof.
69
Dieu est le plus grand ! Dieu est le plus grand ! Et la prière est préférable au
sommeil !
70
Mourite : adepte d’une secte islamique appelée « Mouridisme ».
71
Talibé : adepte.
72
Tiedo : Nom que l’on donnait aux soldats de l’armée des Damels ou Empereur
du Cayor.
73
Tabala : Tambour.
74
Lambaye : ancienne capitale du Baol (province sénégalaise). N’Der : ancienne
capitale du Oualo (province sénégalaise).
75
Natanguiste : Noceur... Tenne de snobisme.
76
Fête des Fanaux : Noël.
77
Di na dieul vègue gui ! Je prendrai le fer (Le chemin de fer).
78
Dekhe N’Ga ! Tu es un fleuve !
79
Natanguiste : noceur (terme de snobisme), fêtard.
80
Ndeundd : grand tam-tam d’accompagnement.
81
Sabar : tam-tam principal, plus sonore et plus vibrant que le tam-tam
d’accompagnement.
82
Sindoné : Quartier Sud.
83
Lodo : Quartier Nord.
84
Al Khayeri : Le meilleur en arabe, c’est-à-dire que l’union était bonne selon la
loi musulmane.
85
« Notre Fille a fait son devoir ! (est vierge, sous-entendu). « Marième, ma
maîtresse, a fait son devoir ».
86
Damel : empereur.
87
Assicot : tambourin.
88
Je remercie ici mon ami Mamby Sidibé, érudit soudanais, des documents qu’il
m’a communiqués et qui m’ont servi à écrire la plupart de ces légendes.
89
Bentia : Sur le fleuve Niger, au sud d’Ansongo.
90
Tara : Sommier fait de tiges de bois réunies à la cordelette d’écorce.
91
D’où la richesse en or de cette région mandingue.
92
D’où la richesse en or de cette région du Sénégal.
93
Amen, amen, par la grâce de Dieu ! Voici ce que dit dans sa gâcida
Mohammadou Aliou Tyam de ce fanatisme : les talibés faisaient des serments de
ce genre à Omar : « Le jour où tu auras attaqué Yélimané, deux alternatives ne
manqueront pas, ou bien nous l’aurons conquis rapidement, tu entreras, tu
mettras pied à terre, ou bien nous aurons conquis celles aux grands yeux, vers
elles nous nous dirigerons (celles aux grands yeux sont les houris de l’Eden).
94
Ham Bodédio fut un « Pérédio », c’est-à-dire un émigré du groupe nomade des
Sidibés, qui se fit remarquer par sa bravoure dans la région actuelle du Kounary,
où s’était fixé son clan.
95
Entré à Ségou parmi les Bambaras, Ham Bodédio se moquait de ceux-ci en ne
parlant que la langue peulhe. Et à Kounari il ne parlait que le bambara disant
qu’il ne comprenait pas la langue de ses congénères.
96
Ouroubé : Cercle actuel de Mopti.
97
Diawando : Homme de la caste africaine du même nom.
98
Forteresse en terre glaise.
99
Tàra en langue bambara : il est parti (sous-entendu : « il va en guerre »).
100
Voir notes historiques à la fin du récit.
101
Sâm : Jérusalem.
102
Le conteur est le Diali Ahmed Sako, guitariste éminent du Diomboukou (Cercle
de Kayes).
103
Le roi Guimba ; Gumba Sakho, chef du Dyalenkadougou sur le territoire de qui
se trouve Dinguiraye.
104
Il attaqua en 1857 le fort de Médine défendu par Paul Holle et fut repoussé.
105
Voici la prière du salatoul-fatyha ou « prière de la clef ouvrante » qui se dit à la
prière du fadjiri (matin) asri (après-midi) et ma kheribi (crépuscule) :
Alahouma Sali ala sayidina Mohamedine
Al fâtihi houkhelikha
Val khâtimi lima sabakha
Nâsiril hakhi bilkakhi
Val adi ila sirâtikhal
Moustakhîme
Va ala alihy akhe khadri,
Val moukhdarîl azîme !
Prière de la clé ouvrante
O Dieu répands tes grâces et accorde le Salut à notre Seigneur Mohamed qui a
ouvert ce qui était fermé et clos ce qui a précédé ; qui a fait triompher la vérité
par la Vérité ainsi qu’à sa famille suivant son mérite et la mesure immense qui
lui est due.
Cette prière est suivie, après la Prière du Crépuscule du « djavaratoul
Kamâle » : (La perle de la perfection).
106
Maison de Dieu : une mosquée.
107
Tata : forteresse en torchis
108
Il s’agit de conversions à l’Islam.
109
Empire spirituel qui existe de nos jours encore.
110
Peulh du Macina.
111
Jusqu’à l’arrivée des Français. i
112
Conte extrait de « Mirages de Paris », roman du même auteur. Même éditeur.
113
Névalane : le « Somnolent ».
114
Cayor : Province sénégalaise, le souverain prenait le titre de damel ; l’une des
principales villes est la ville de Tivavouane.
115
Baol : Province sénégalaise à côté de la précédente ; le souverain prenait le titre
de tègne, l’une des villes principales est la ville actuelle de Diourbel.
116
Ouolof : Sénégalais.
117
Diobasse : Province sénégalaise habitée par les Nones, variétés de Sérères.
(Cercle de Thies).
118
Le Diarigne M’Boul et le Diarafe Baol.
119
Diambour : Ni esclave, ni noble : bourgeois.
120
Tama : Petit tam-tam d’accompagnement, à son clair et léger.
121
Nones : Habitants du pays Diobasse.
122
Tékrour : Fouta Sénégalais comprend les villes actuelles de Podor et Matam.
123
Ceci est contraire aux habitudes du lion qui ne mange que de la chair fraîche
124
N’Gomar : Fête de la circoncision.
125
Khamaré : Plante à racine odorante et suave.
126
Chant soudanais (A. LABRIOLA : Le crépuscule de la civilisation) (d’après L.
FROBÉNIUS).
127
Mesure : contenu d’une petite calebasse servant d’unité de volume.
128
Toguérés : Ilots disséminés sur le parcours du Niger, dans la région du Macina.
129
La prophétie du conteur africain s est réalisée puisque aussi bien les Africains se
sont distingués à la guerre, sur les cinq continents et sur les champs de bataille
de la liberté et de la civilisation. Ils n’ont pas failli à leur idéal historique de
défenseurs du beau, du juste et du bien.
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