Ennui Lespinasse

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L'ennui chez Madame de Lespinasse

Raoudha Kallel

Dalhousie University

Quoique vous ne soyez pas toujours


mélancolique, vous êtes sans cesse pénétrée
d'un sentiment plus triste encore,· c'est le
dégoût de la vie: ce dégoût vous quitte si peu,
que si même dans un moment de gaieté on
vous proposait de mourir, vous y consentiriez
sans peine (Portrait de Mme de Lespinasse
par D'Alembert).

«Muse de l'Encyclopédie», «demoiselle des Lumières»: c'est ainsi


que le XVIIIe siècle appelle cette femme célèbre et passionnée, la bien-
aimée des encyclopédistes. Julie de Lespinasse porte en effet les insignes
des Lumières, représentant ainsi ce qu'il y a de plus noble au XVIIIe
siècle, à savoir l'esprit 1 et la sensibilité2• Nulle femme n'a mérité autant
d'éloges. Si La Harpe 3 admire surtout la grandeur de son esprit et sa
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modestie naturelle, Marmontel loue en particulier son langage qui est,
semble-t-il, empreint d'intérêt, d'éloquence et de chaleur sentimentale.
Dans son Éloge d'Éliza, Guibert, l'amant froid, fait le portrait d'une dame
exceptionnelle, l'amie des savants et des malheureux, qui brille autant par
ses charmes indéfinissables que par son esprit vif et lucide. Séduit par
toute sa personne ainsi que par la cruauté de son destin semblable au sien,
le grand D'Alembert lui voue une passion platonique et secrète en
acceptant de lui devenir servant ou secrétaire (elle lui dicte ses lettres dans
son bain). Bref, tout semble être favorable à une vie glorieuse et
confortable sans être nécessairement aristocrate ni savante. Et pourtant,
c'est l'image du malheur et de la souffrance qui se reflète dans ses Lettres
écrites et envoyées à son amant le comte de Guibert. En effet, dès les
premières lettres, l'état d'âme de Mlle de Lespinasse inspire de la pitié, de
la tristesse. «Âme souffrante» 5, «âme fiévreuse» 6 , «âme triste et
abattue» 7 , tel est le portrait de la vie intérieure de cette héroïne de la
souffrance : un sombre abîme englouti dans un fond de ténèbres qui brise
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le cœur et mine l'esprit. Chez Julie de Lespinasse, la maladie de l'âme se
révèle dans toute son intensité. Chronique, elle sape le moral et gâte le
physique. Destructive, elle fait de la victime une suppliciée, un pitoyable
martyr de la vie. Pas de joie, pas de paix et pas de repos. Rien que des
cris, que des gémissements et que des maux: «Ah! mon ami, que j'ai mal à
l'âme, s'écrie-t-elle douloureusement. Je n'ai plus de mots, je n'ai que des
cris» (LVI, 115). Ainsi apparaît le leitmotiv de cette correspondance, qui
revient toujours et partout comme un thème obsédant: celui de l'âme
malade. Qu'elle soit seule ou en société, devant le miroir ou assise à son
secrétaire, Julie de Lespinasse ressent incessamment les douleurs d'une
âme languide et épuisée. Et lorsque le présent pèse sur sa conscience
accablée, elle ne trouve que les expressions les plus violentes pour en
esquisser les traits:

Quoique votre âme soit agitée, elle n'est pas si malade que la mienne,
qui passe sans cesse de l'état de convulsion à celui de l'abattement; je
ne puis juger de rien: je m'y méprendrais sans cesse, je prendrais du
poison pour du calmant (V, 11).

Convulsion et abattement, mais aussi fièvre et délire: cette maladie


de l'âme ne peut être définie que comme «une cruelle maladie», ce que
Feucher appelle précisément «la maladie la plus terrible et la plus
générale» 8 . Julie de Lespinasse le sait d'ailleurs bien, car elle dit à son
amant:

Depuis votre départ, je suis changée et abattue comme si j'avais eu une


grande maladie. Eh! en effet, cette fièvre de l'âme qui va jusqu'au
délire, est une cruelle maladie: il n'y a point de corps assez robuste
pour résister à une telle souffrance (XL VI, 88).

Et plus encore, devant l'impossibilité d'y apporter remède, elle se


sert du vocabulaire de la mort pour dépeindre cette soi-disant «étrange» et
latente maladie qui la dévore, comme elle le constate elle-même:

[ ... ] Je suis atteinte d'une maladie mortelle dans laquelle tous les
soulagements que j'ai voulu apporter, se sont convertis en poison, et
n'ont servi qu'à rendre mes maux plus aigus. Ils sont d'une nature
étrange; ils ont dépravé ma raison, et égaré mon jugement (X, 28-29).
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Le ton est virulent. Le cri est strident. Le lamento est touchant. Et
cette âme assoiffée et mal nourrie n'est rassasiée que par la plus grande
des souffrances. En fait, bien que le corps soit exténué et la «machine
[soit] si souffrante» (XXXV, 72), c'est de ce territoire invisible et muet de
l'âme que surgit la douleur. À vrai dire, l'âme, qui acquiert une
importance capitale dans la pensée et l'imagination de Julie de Lespinasse,
est considérée non seulement comme le siège des passions et des
sentiments mais aussi comme un champ clos9 où se trouvent semés les
germes de la morsure morale. Il paraît alors que chez cette «créature
abîmée de douleur et de malheur depuis tant d'années» (CLVIII, 289),
l'idéalisation de la vie intérieure s'accompagne toujours d'une saisissante
valorisation des souffrances morales. En effet, extrêmement dégoûtée du
monde extérieur qui l'étouffe plus qu'il ne l'amuse, Julie de Lespinasse se
livre à une contemplation intérieure presque constante. Une telle
communion de l'être avec l'âme devient désormais une des composantes
de sa vie, voire une loi qui gouverne son existence et un rite qui nourrit ses
élans ainsi que ses illusions. Il importe alors de chérir tout ce que l'âme
recèle de noir et de lumières, de douloureux et de jubilatoire. Etc' est dans
cette perspective qu'il faut saisir l'essentiel de sa philosophie personnelle:
celle qui consiste en la primauté de l'âme sur le corps, du moral sur le
physique, de la sensibilité sur la raison. L'âme, «qui est dans notre corps
comme une araignée dans sa toile,» 10 est bien cette puissance, très active, 11
qui fait craindre et qui est susceptible de produire les pires des tourments
et de déclencher la plus pénible des léthargies. Ainsi, au moyen de
l'écriture, Julie de Lespinasse cherche-t-elle à transpercer son mystérieux
dedans pour en comprendre les plaies. Tout révèle en elle sinon la
capacité du moins le besoin d'analyser, avec une lucidité remarquable,
l'état de santé de son âme 12 :

N'avez-vous jamais vu de ces malades attaqués de maux lents et


incurables? Quand on demande de leurs nouvelles aux gens qui les
soignent, ils répondent: cela va aussi bien que son état le comporte;
c'est-à-dire, il mourra, mais il a quelques moments de répit: voilà tout
juste l'espèce de santé de mon âme (XI, 32).

Ici le lyrisme se colore de pessimisme. La parole cache des


sanglots. Et de cette confidence jaillit le noir désespoir de cette déesse des
Lumières. Certes, racontant l'histoire d'une «âme [ ... ] épuisée par la
douleur» (IX, 22-23), les Lettres de Julie de Lespinasse tournent
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désormais en véritable drame moral où le protagoniste mène une lutte sans
trêve et sans merci contre un mal qui s'avère incurable. Chaque mot
devient par conséquent le son d'une voix intérieure plaintive; chaque
réflexion répand l'écho d'un murmure déchirant; chaque lettre sonne enfin
comme un appel de détresse accablante. Et l' œuvre de cette intellectuelle
se présente, somme toute, comme un chant funèbre et désespéré où
dominent le langage et les métaphores de la douleur. Dès lors, voici que le
mal évoque tantôt l'image du thermomètre:

Mon âme, cette âme qui ressemble au thermomètre qui est d'abord à la
glace, et puis au tempéré, et peu de temps après au climat brûlant de
l'équateur; cette âme, ainsi entraînée par une force irrésistible, a bien de
la peine à se modérer et à se calmer (XXII, 56).

Et tantôt celle du vide et du désert:

Je ne sais ce qu'est devenue mon âme, c'est un désert: je n'y trouve


plus ni sentiment ni passion, mais des regrets déchirants, une parfaite
douleur, l'étonnement d'exister encore[ ... ] (CLV, 286).

Tout un jeu littéraire et explicite se déploie alors pour décrire «la


funeste disposition de [son] âme» (XII, 35) et mettre en lumière
l'agressivité du malaise qui l'accapare. C'est tout un spectacle qui met en
scène une âme-marionnette déchirée entre le désespoir 13 et la tristesse, 14
les remords et les regrets. C'est qu'en fait, l'esprit façonné par une
éducation sentimentale 15 doit habiter une âme amoureuse «[qui] n'est faite
que pour les excès» (LXXXVIII, 173 ), voire une «âme de feu et de
douleur» (XXVI, 58) qui est si caractéristique de Mlle de Lespinasse. En
vérité, on constate que, chez celle-ci, le cri de «l'âme bouleversée » (CXI,
203) est inséparable du cri de l'amour fou, insatiable et insatisfait. Ainsi,
si le discours de la douleur se mêle au discours de l'amour, 16 l'histoire de
cette âme «frappée de tristesse» (CXIX, 223) et abandonnée à ses peines
renferme, de prime abord, le triste récit d'une passion excessive qui
entraîne irrésistiblement la déchéance. Et lorsque Julie de Lespinasse se
plaint des maux de son âme, c'est son amant qu'elle blâme et accuse en
premier lieu: «Je souffrais; mon âme s'est lassée, elle s'est tournée vers
celui qui la blessait» (CXVI, 218). Tout au plus et tardivement, elle
ajoute: «[ ... ] mon âme souffre et le plaisir n'y peut plus pénétrer. Mon
ami, vous y avez mis le sceau de la douleur» (CVIII, 201). Sans doute la
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passion violente est-elle néfaste au bonheur de l'âme. Certes, par
l'inquiétude et l'incertitude qu'il provoque, l'égarement passionnel secoue
l'âme et ébranle l'unité intérieure. Le cas de Julie de Lespinasse est, à cet
égard, révélateur où 'passion' et 'maladie de l'âme' se confondent et
s'entrecoupent 17 continuellement. Par conséquent, tout ce qui doit
émouvoir et épanouir son cœur ne sert qu'à agiter son âme. Ainsi,
arrogant et froid, le bien-aimé devient-il l'ennemi de son repos; le moindre
retard du courrier devient-il source d'alarmes et de craintes. Et cette
amoureuse trouve désormais dans la crise d'une passion de quoi nourrir
les semences d'une crise morale assez intense:

J'ai besoin de repos, vous me troublez, je suis mécontente de vous. Je


me hais; j'ai des remords. Ah! pourquoi vous ai-je connu? Je n'aurais
qu'un malheur, ou plutôt je n'en aurais plus. Je serais délivrée d'une
vie que je déteste, et à laquelle je ne suis retenue que par un sentiment
qui met mon âme à la torture. [ ... ] ne me voyez point; j'ai l'âme
bouleversée, et vous ne me calmez jamais (CXI, 203).

Aimer, c'est donc s'abîmer dans le noir, c'est être dévoré par une
âme prisonnière et enflammée. De toute évidence, l'amour démesuré tel
qu'il est ressenti par Julie de Lespinasse, cesse d'être antidote pour
devenir poison. Il est, proprement dit, l'enveloppe mortelle d'une âme
béante, qui est vouée au néant. Et quand la passionnée-malade est encore
au monde, il dissout son univers et flétrit sa vie: «[ ... ] je me retirais dans
mon âme, écrit-elle au comte de Guibert, où je trouvais bien mauvaise
compagnie, des remords, des regrets, de la haine, de l'orgueil, et tout ce
qui peut faire prendre en horreur la vie» (CXIII, 211 ). Tout se dessèche
enfin aux yeux de cette précieuse des Lumières. Car, en somme, celui qui
a l'âme obscure 18 et l'«âme usée» 19 voit tout en noir, symptôme d'un mal
d'aimer qui se convertit en un mal de vivre.
Loin d'être épanouie, Mlle de Lespinasse apparaît victime de cette
maladie morale qui n'est pas étrangère au siècle de Rousseau, cette
maladie morale qui transforme tout en noirceur et qui trouble violemment
la sérénité de la personne: il s'agit évidemment de l'ennui, de cet ennui
chronique qui, à force d'être toujours présent, devient ce mal profond qui
ronge la totalité de l'existence. Plus que toute autre femme de son siècle,
Mlle de Lespinasse ressent l'ennui non seulement à propos de soi-même et
de la société mais aussi de sa propre vie. En fait, il est facile de déceler
chez elle une interdépendance entre 'ennui' et 'vie'. C'est au nom de
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l'ennui que Sœur Lespinasse2° a horreur de la vie. Sa vraie maladie de
l'âme devient, par conséquent, une fiévreuse maladie 21 de la vie qui
engendre de terribles souffrances, qui perturbe aussi bien le physique que
le psychique. Source de douleurs et de supplices, la vie représente
incontestablement le mal dont il vaut mieux être délivrée:

Oh! quand on a aimé, quand on a perdu ce qui nous aimait, peut-il


rester quelque intérêt pour soi? Mon Dieu! Je n'en ai plus qu'un dans
la vie: c'est de fuir ce qui me fait mal, et par conséquent, d'être délivrée
22
du seul mal qui accable les malheureux, la vie (CLXIII, 295).

Julie de Lespinasse ne se réjouit aucunement de sa vie; bien au


contraire, elle en est sans cesse mécontente et insatisfaite. «Composé
funeste de mauvaises circonstances» (XLVI,92), la vie est continuellement
la cible de ses blâmes et de ses reproches. Elle lui apparaît tantôt comme
un présent cruel de la destinée et tantôt comme un fardeau insupportable.
23
C'est cette pénible sensation de pesanteur qui attribue à la vie de cette
infortunée un caractère dramatique, voire tragique: <~e me sens si
profondément triste, si malheureuse, tellement accablée du poids de la
vie» (CII, 194); «[ ... ]le poids de la vie écrase mon âme» (V, 11); «que je
me sens encore accablée du fardeau de la vie» (IV, 8); «que la vie me
pèse» (XCIV, 181 ). Certes, cette vedette du salon littéraire fait de la vie
une réalité négative et désagréable, une charge écrasante qui gêne, ennuie
et indispose. Vivre, c'est donc endurer, c'est souffrir en silence ou comme
un damné. Chez cette femme, «la créature la plus malheureuse» (XXVII,
59), la vie est loin d'être un don ou un bienfait; elle signifie plutôt une
rude épreuve, une voie épineuse et périlleuse semée d'obstacles et
d'embûches. Ainsi s'exclame-t-elle sur un ton mélancolique et plein
d'amertume: «Oh, mon Dieu! ma vie me lasse» (CXXIII, 231) et encore:
«Ah! mon ami! qu'il est difficile de vivre!» (CXLVI, 274), «[qu]'il est
affreux de vivre» (XXVII, 59). Bien sûr, de tels gémissements prennent
prématurément une résonance romantique. Car c'est presque ainsi que les
héros de Chateaubriand ou de Senancour s'expriment lorsqu'ils évoquent
leur lassitude de vivre. Mais, en tant que grande figure du malheur, c'est
surtout dans les tragédies classiques de Racine que Julie de Lespinasse
puise ses modèles. En effet, elle tend, à plusieurs reprises, à s'assimiler à
Phèdre: «Je dirai comme Phèdre, dit-elle à M. de Guibert, j'ai pris la vie
en haine et ma flamme en horreur» (LV, 114) et elle ajoute en citant
toujours Racine 24 : «Tout m'afflige et me nuit» (IX, 22). Aux prises avec
57
un destin exceptionnel, Julie de Lespinasse se veut donc l'héroïne de sa
propre tragédie, de cette tragédie réelle et spectaculaire qui est la pure
création de la nature et qu'on appelle vie. En ayant recours à l'imaginaire,
elle est en mesure de valoriser et d'intensifier, avec habileté, le pathétique
d'une pitoyable existence. En fait, c'est parce qu'elle vit au sein des
malheurs que Mlle de Lespinasse se plait à rivaliser avec les personnages
tragiques, fictifs et légendaires. Il paraît alors que parfois elle joue Phèdre
et parfois elle se mesure aux célèbres héroïnes de Prévost et de
Richardson:

Quelque jour, mon ami, je vous conterai des choses qu'on ne trouve
point dans les romans de Prévost ni de Richardson. Mon histoire est un
composé de circonstances si funestes, que cela m'a prouvé que le vrai
n'est souvent pas vraisemblable. Les héroïnes de roman ont peu de
chose à dire de leur éducation: la mienne mériterait d'être écrite par sa
singularité (XL VI, 92).

Si Julie de Lespinasse «passe [sa] vie dans les convulsions de la


crainte et de la douleur» (XVII, 50), elle trouve néanmoins dans la fiction
un moyen de transcender ses souffrances. Pour nourrir une âme souffrante
et si malade, il lui faut franchir les limites du réel qui refuse la démesure et
l'excès et faire de l'irréel son univers approprié, un univers idéal, peuplé
d'êtres romanesques à son goût25 . Ainsi, si elle se voit habiter les romans
de Prévost26 , elle se considère aussi comme la compatriote de Clarisse,
originaire du même pays qu'elle:

Lisez une lettre de Clarisse, une page de Jean-Jacques, et je vous


réponds que vous entendrez ma langue; non pas que je croie parler la
leur, mais j'habite le même pays, et mon âme est souvent à l'unisson du
cœur douloureux de Clarisse.

Voilà comment elle espère rompre provisoirement avec un monde


matériel qui la déçoit et lui devient de plus en plus étranger. Sans doute,
une patrie idyllique et imaginaire s'offre-t-elle à l'âme captive comme un
royaume pur et prometteur d'un bonheur illusoire et lointain. Entre le
romanesque attrayant et le mépris de la vie se tissent alors bien des
complicités. Et le sentiment d'évasion que procure la littérature ne fait, en
fait, qu'aigrir et aviver cet épouvantable sentiment de dégoût de la vie qui
ne la quitte jamais. Car elle écrit: «[ ... ] voici ce que je m'en promettais:
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d'être rendue toute entière à ma douleur, et au dégoût invincible que je me
sens pour la vie» (XXXVII, 77). Enfin et après tout, Julie de Lespinasse
répète souvent et sans réserve qu'elle n'a plus le courage de vivre. Du
moins a-t-elle celui de mourir.
Si la vie est décevante, la mort est fascinante, voire séduisante. Au
mal d'exister qui mord l'âme et torture l'esprit s'oppose en effet la joie et
le plaisir de mourir. Julie de Lespinasse célèbre dans la mort le réconfort
d'un bonheur éternel et sans nuages. La mort symbolise à ses yeux
l' espoir27 ; elle est non seulement «un besoin28 actif» (XXXIV, 69) pour
elle mais aussi «la seule ressource, le seul appui qu'[elle s'était] promis»
(XLVI, 88). Bref, elle est l'heureux aboutissement d'une vie sans âme et
sans volonté et de ce fait elle constitue un soulagement efficace et certain:
<~'ai un mal si profond, si déchirant, que je n'espère plus de soulagement
que de la mort», affirme-t-elle à M. de Guibert (XXXIX, 79) et elle
continue en s'adressant à Condorcet sur un ton toujours triste et
mélancolique:

Je sens que j'ai plus en moi ce qu'il faut pour me bien porter; je sens
aussi la destruction de ma machine; rien ne la répare: tout cela a de bon
de faire voir le terme de plus près, et il ne se présente à moi que comme
le port après l'orage. Je me trouve un peu lasse et fatiguée de ce
voyage qu'on appelle la vie: je n'ai point assez de force pour en
terminer brusquement le cours; mais je vois avec consolation que je
m'achemine à sa fin (71).

Ainsi s'expriment une singulière répudiation de la vie et une


victorieuse délectation de la mort. Sans vouloir recourir à une mort
brusque et volontaire, Mlle de Lespinasse accueille la maladie comme un
pas vers le vrai salut, vers un ailleurs parfait et impérissable. Perçue
comme «le terme de tous [s]es maux» (CXII, 205), la mort jouit d'un
prestige thérapeutique qui apaise, console et libère l'âme29 . À vrai dire, au
milieu des tribulations et des tempêtes d'une vie absurde et si précaire,
cette naufragée du monde cherche dans ce voyage éternel un port où rien
ne peut troubler l'euphorique repos 30 . Et c'est pourquoi elle l'envisage
avec transport qui va jusqu'à l'extase:

Par bonté, par pitié, laissez-moi croire que la mort me délivrera d'un
fardeau qui m'accable. Laissez-moi arrêter, reposer ma pensée sur ce
moment tant désiré, si attendu, et dont je me sens approcher avec une
sorte de transport (CXLVI, 272).
59

Sans doute, comme bien d'autres «esprits éclairés» 31 , Julie de


Lespinasse a-t-elle de la mort une conception hédoniste. Dans ses Lettres
où elle essaie de se persuader qu' «être tout à fait morte [est] le meilleur
état» 32 (LIII, 107), il existe une seule et unique lumière qui illumine sa
conscience morbide: celle de l'autre monde, de l'au-delà qui «demeure
l'asile par excellence auquel les personnages de roman ne sont pas les
seuls à aspirer» 33 et où on mène une «vie meilleure que la vie, où les
séparations et les injustices se trouvent réparées» 34 . Assurément, en butte
à des tourments intérieurs ainsi qu'à des persécutions extérieures, l'esprit
de cette «créature que la douleur consume» (XCIV, 181) est en proie à
tous ces penchants morbides. Le seul bien35 , la seule récompense des
âmes désespérées, c'est la mort, c'est l'anéantissement36 libérateur et
paradisiaque, c'est, enfin, ce que Bernardin de Saint-Pierre définit par la
bouche de Paul comme «la nuit de ce jour inquiet qu'on appelle la vie» 37 .
La fascination devient alors obsession et hantise. L'appel de cette mort
toujours présente s'élève à chaque page. Julie de Lespinasse l'invoque 38
et la sollicite, l'accepte et la désire et finit ainsi par l'introduire au cœur de
l'existence comme une réalité à la fois grandiose et familière qui n'inspire
ni crainte ni angoisse 39 : «[ ... ] en un mot, dit-elle fièrement à son amant,
j'ai le mépris de la mort si avant dans l'âme, que, sous quelque aspect
qu'elle se présente, elle ne saurait m'effrayer un instant, et que presque
toujours elle est un besoin actif pour moi» (XXXIV, 68). Bien qu'elle ne
prône pas la science des naturalistes 40 . Mlle de Lespinasse réduit la
descente vers la mort à un événement banal et insignifiant, qui est loin
d'être menaçant. Car celui qui connaît la douleur de vivre doit affronter la
mort avec nonchalance et indifférence 41 • Et peut-être, après tout, la grande
horreur ne réside-t-elle pas plutôt dans l'ici-bas, dans ce vrai théâtre de
terreur qui met en scène le tragique de la condition humaine? En fait, à
une époque de changements où tout est symbole de gouffres et de
Ruines42 , c'est la réalité quotidienne qui s'avère terrifiante, c'est le
tombeau mondain et parisien43 , pour paraphraser Mercier, qui se présente
comme un cauchemar amer et perpétuel. Dans un climat aussi malsain, il
n'est pas étonnant que Julie de Lespinasse ressente le désarroi d'un être
assiégé, qui est sans cesse victime de la perversité de la nature humaine.
Et c'est avec tristesse et amertume qu'elle rend compte de l'effroi qui
consume son existence:
60
Moi, qui n'ai connu que la douleur et la souffrance, moi, qui ait été
victime de la méchanceté et de la tyrannie pendant dix ans, moi enfin,
qui suis sans fortune, qui ai perdu ma santé, et qui n'ai éprouvé que des
atrocités des gens de qui je devais attendre du soulagement, et qui, par
une singularité inouïe, ai eu une enfance agité par le soin même qu'on a
pris d'exercer et d'exalter ma sensibilité, je connaissais la terreur,
l'effroi, avant que d'avoir pu penser et juger. Voyez, bon Condorcet, si
je suis fondée dans mon peu d'attache pour la vie et si mon dégoût pour
tout ce que les hommes chérissent, les plaisirs de dissipation et de
vanité, ne peut pas se justifier (73-74).

Que l'omniprésence de la mort fascine et obsède tour à tour cette


«malheureuse créature qui ne répand que la tristesse et l'effroi» ( CLXXII,
302), ce n'est certes pas le fruit d'un simple instinct naturel. Mais encore
convient-il de célébrer le culte de la vie face à la nausée qu'inspire
l'horrible spectacle des atrocités de l'homme. La vérité sur ce séjour
terrestre, c'est avant tout le mal. S'y intéresser, c'est par conséquent
précipiter sa propre ruine, c'est être la proie tentante des prédateurs de
l'espèce humaine. Il est donc évident que la crise morale et spirituelle qui
accable irrémédiablement Julie de Lespinasse se nourrit d'une autre crise,
celle-ci extérieure et généralisée: la crise qui touche le genre humain. Au
pathos du drame personnel se mêle alors une violente diatribe contre les
hommes-tyrans. Et derrière cette constante attirance envers la mort se
cache désormais le sentiment d'une persistante intolérance. Ainsi s'écrie-
t-elle à M. de Guibert:

Quelque soirée, cet hiver, quand nous serons bien tristes, bien tournés à
la réflexion, je vous donnerai le passe-temps d'entendre un écrit qui
vous intéresserait, si vous le trouviez dans un livre, mais qui vous fera
concevoir une grande horreur pour l'espèce humaine. Ah! combien les
hommes sont cruels! Les tigres sont encore bons auprès d'eux. Je
devais naturellement me dévouer à haïr; j'ai mal rempli ma destinée
(XLVI, 92).

Et toujours mécontente de ce monde mortel et chaotique, elle


continue:

Mon Dieu! qu'il me serait affreux de recommencer à vivre comme j'ai


fait pendant dix ans! J'ai vu de si près le vice en action, j'ai été si
souvent victime des petites et viles passions des gens du monde, qu'il
m'en est resté un dégoût invincible et un effroi qui me feraient préférer
61
une solitude entière à leur horrible société. Mais où vais-je m'égarer?
Mon âme, en proie au sentiment le plus cruel et le plus déchirant, n'a
pas besoin de retourner sur le passé pour se sentir accablée sous le
poids de ma destinée (XXXV, 70).

De ce décor qui assombrit la réalité des Lumières, il se dégage dès


lors une signification poétique de la mort44 . Vie et mort coexistent en effet
dans l'esprit de Mlle de Lespinasse et subissent métaphoriquement un
glissement de sens. Alors que la mort physique annonce la véritable vie,
la vraie et redoutable mort apparaît sous forme psychologique; elle
symbolise cette vie mondaine et hostile qui se repaît de la méchanceté
humaine. Elle symbolise aussi cette existence végétative qui fait naître les
désordres intérieurs et engendre l'agonie de l'âme 45 . Nombreuses sont les
déclarations qui témoignent de la présence de cette mort imaginaire et
illusoire qui s'exhale dans la vie réelle. À cet égard, si dans la lettre CLV
(286) elle définit sa propre vie comme étant <<Une mort si lente et si
douloureuse», elle semble souffrir tout au long de son existence d'une
mort précoce et prématurée: «Üh! combien de fois l'on meurt avant que de
mourir», se plaint-elle dans la lettre IX (22-23). La lecture des Lettres de
cette épistolière du temps des Lumières révèle, somme toute, une
représentation ambivalente de la mort: au portrait de la mort divine et
triomphante vient s'ajouter en effet l'image de la mort ennemie, ce faux
néant qui creuse l'existence, trouble l'imagination et endommage l'esprit.
Ces Lettres peuvent être perçues comme un livre de la mort et cette
vie conçue comme un temple de l'enfer. Sur la scène de ce théâtre de
l'illusion qu'est la société du dix-huitième siècle, apparaît la vedette la
plus sombre de ces Lumières, aux prises avec le destin, avec soi-même et
avec les autres, en proie à l'ennui, au dégoût de la vie, à ce que les anciens
appelaient précisément Tœdium vitœ. L'ennui de Julie de Lespinasse est
un sentiment si amer qu'il annihile La joie de vivre 46 et déstabilise
l'harmonie intérieure. Et s'il rend impossible le moindre effort, il enlève
encore à la vie entière toute espèce d'intérêt. Une mordante expression
telle que «à quoi bon?» paralyse alors la volonté et barre les voies de
l'avenir: «Je me demande presque toujours avant que d'agir: à quoi bon?
Et je n'y trouve rien à répondre» soupire-t-elle. Il est vrai enfin que
l'ennui, lorsqu'il n'engloutit pas sa victime, peut faire d'une femme une
héroïne, <<Une héroïne romantique plus complète, plus sincère, plus
lamentablement douloureuse que toutes celles qu'a pu inventer
l'imagination des poètes» 47•
62
Finalement, peut-on reconnaître dans l'histoire de l'ennui chez
cette championne des Lumières ce que Chamfort, l'auteur des Maximes et
Pensées, résume dans cette formule: «Vivre est une maladie [ ... ] la mort
est le remède».

Notes

1 Mlle de Lespinasse est une renommée d'esprit, comme le souligne


si clairement Grimm: «[ ... ] Lespinasse fait savoir que sa fortune ne
lui permet pas d'offrir ni à dîner ni à souper, et qu'elle n'en a pas
moins d'envie de recevoir chez elle les frères qui voudront y venir
digérer. L'église m'ordonne de lui dire qu'elle s'y rendra, et que,
quand on a autant d'esprit et de mérite, on peut se passer de beauté
et de fortune» (Correspondance littéraire, tome VI, p. 329).
2 Les critiques ne manquent pas d'analyser cette grande faculté de
sensibilité qui est unique à Mlle de Lespinasse. À ce sujet, Marta
Dikman («Triangle épistolaire - triangle amoureux. Les lettres de
Mille de Lespinasse au comte de Guibert». Les femmes de lettres:
écriture féminine ou spécificité générique? Centre universitaire de
lecture sociopoétique de l'épistolaire et des correspondances,
1994) écrit: «L'image que crée d'elle-même Jule de Lespinasse est,
avant tout, celle d'une âme sensible. "Une âme active et sensible"
(p. 4), "une âme sensible et dévouée" (p. 47), une "âme de feu et de
douleur" (p. 58) - telle~ sont les expressions qu'elle choisit pour
renvoyer à elle-même. [ ... ] la sensibilité représente pour Mille de
Lespinasse la faculté la plus noble, la plus précieuse, celle
d'aimer».
3 Correspondance littéraire, tome I, p. 386
4 Mémoires, tome II, p. 295
5 «Oh! que mon âme souffre» (XXXVII, 74).
6 «Mon âme a la fièvre continue avec des redoublements qui me
conduisent souvent jusqu'au délire» (X, 27-28).
7 «[ ... ] aujourd'hui, mon âme est abattue et triste» (LXXXVIII, p.
173)
8 «Que l'ennui cependant est insupportable! Quelle langueur il
répand dans notre âme! Comme il nous mine et nous tue! Qu'il
dégoûte de la vie! C'est la maladie la plus terrible et la plus
63
générale» (Feucher, Râjlexions d'un jeune homme, 1786, pp. 104-
105).
9 Dans son recueil de poèmes qui s'intitule L 'Âme Solitaire (Paris:
F.R. De Rudeval: 1908), Albert Lozeau se sert de l'adjectif
«clos(e)» pour définir ainsi «notre âme»: «Notre âme à peine lue
est close comme un livre», écrit-il au dernier ver de son poème
«L'âme close».
10 Montesquieu, Essai sur les causes qui peuvent affecter les esprits
et les caractères, Mélanges inédits, 1892, p. 124.
11 Dans le Phèdre de Platon, l'âme est définie comme étant une:
«[ ... ] forme active naturelle: qui unit un attelage et un cocher,
soutenus par des ailes» (in Œvres complètes, Paris, Les Belles-
Lettres, 1970, t. IV, p. 35).
12 il serait intéressant d'intégrer la mixime 188 de La Rochefoucauld
qui reconnaît que «La santé de l'âme n'est pas plus assurée que
celle du corps; et quoique l'on paraisse éloigné des passions, on
n'est pas moins en danger de s'y laisser emporter que de tomber
malade quand on se porte bien» (Maximes et Réflexions diverses,
p. 74).
13 «Non, jamais, jamais, mon âme n'a senti un pareil désespoir»
(XXVII, 59).
14 «[ ... ]la tristesse était dans mon âme» (XCVI, 184).
15 C'est le titre d'un roman de Flaubert, une autre âme romantique
qui apparaît «en proie au sentiment le plus cruel et le plus
déchirant» (XXXV, 70).
16 Que l'amour soit source de douleur, ce n'est certes pas une
nouvelle mode. Bien au contraire, toute la richesse de la littérature
romanesque du XVIIIe siècle se nourrit de cette dualité (amour /
douleur). L'œuvre de Prévost n'en est en fait qu'un exemple.
17 C'est pour cette raison qu'elle décrit l'évolution de sa passion
comme s'il s'agissait de celle d'une «grande maladie»: «Ma
passion a éprouvé toutes les secousses, tous les accès d'une grande
maladie: j'ai d'abord eu la fièvre continue avec des redoublements
et du délire, et puis la fièvre a cessé d'être continue, elle s'est
tournée en accès, mais si violents, si déréglés que le mal n'en
paraissait que plus aigu. Après s'être soutenu longtemps à ce
degré de danger, elle a un peu diminué, les accès se sont éloignés,
ils se sont affaiblis: il y a eu dans les intervalles des moments de
64
calme qui ressemblaient à la santé, ou qui du moins, la faisaient
espérer. Après un peu de temps la fièvre a tout à fait cessé: et
enfin, depuis quelques jours, il me semble qu'il ne me reste plus
que l'ébranlement et la faiblesse qui suivent toujours les longues et
grandes maladies» (CXXX, 240-41 ).
18 C'est le titre d'un roman écrit par Daniel-Rops (Paris: Librairie
Arthème Fayard, 1938).
19 C'est l'expression de Delisle de Sales lui-même qui reconnaît que
«dans la vie [il y a] des moments d'ennui où l'âme paraît usée et
où l'existence semble nous échapper ... » (De la Philosophie de la
nature, 1769, p. 106).
20 C'est de ce nom à la fois glorieux et honorable que les fidèles de
l'église encyclopédique appellent leur favorite.
21 Il est clair que Mlle de Lespinasse se sert du vocabulaire de la
médecine pour dévoiler sa vision maladive de la vie. Dans la lettre
LVII (118) elle écrit: «Je prends de la ciguë: si elle pouvait être
préparée comme celle de Socrate, que je la prendrois avec plaisir!
Elle me guérirait de cette maladie si lente et si cruelle qu'on
nomme la vie.»
22 La vie est jugée mauvaise et insupportable: ce constat pessimiste
ne s'appesantit pas seulement sur l'esprit de cette grande dame; il
fut, bien au contraire, l'objet principal de la méditation
philosophique au siècle des Lumières. Ainsi la définition de la vie
humaine telle qu'elle est donnée par Diderot lui-même nous
rappelle-t-elle celle de Mlle de Lespinasse: «Naître dans
l'imbécillité, au milieu de la douleur et des cris; être le jouet de
l'ignorance, de l'erreur, du besoin, des maladies, de la méchanceté
et des passions; retourner pas à pas à l'imbécillité; du moment où
l'on balbutie jusqu'au moment où l'on radote, vivre parmi des
fripons et des charlatans de toute espèce; s'éteindre entre un
homme qui vous tâte le pouls et un autre qui vous trouble la tête;
ne s' avoir d'où l'on vient, pourquoi l'on est venu, où l'on va: voilà
ce qu'on appelle le présent le plus important de nos parents et de la
nature, la vie» (Lettres à Sophie Volland, II, 13.
23 Les citations qui évoquent cette idée de la lourdeur de la vie sont
nombreuses et reviennent quasiment dans chaque lettre. Voir par
exemple les lettres IX (22-23), LXXIII (157), CXII (205), CXIX
(224), CXLVI (272).
65
24 L'emprise racinienne sur Julie de Lespinasse est évidente en ce
sens que celle-ci fait constamment allusion à ses héros (Phèdre,
Bérénice, Andromaque, Pyrrhus). Il paraît alors que Racine est
non seulement un tragédien apprécié mais aussi un personnage très
présent dans l'esprit de cette intellectuelle, comme le témoigne ce
rapprochement pertinent: «Mon ami, je vous cite à vous-même:
vous m'êtes plus présent que Racine» (LVIII, 122). Remarquons
aussi que, parlant le langage des âmes malheureuses tout comme
Zulime, Mlle de Lespinasse cite plus d'une fois les tragédies de
Voltaire: La mort et les enfers paraissent devant moi; Ramire, avec
plaisir j y descendrai pour toi (LVII, 119).
25 Julie de Lespinasse choisit, sans contredit, ses modèles
romanesques. Elle refuse, par exemple, d'être comparée aux
personnages de Mme Riccoboni. Ainsi, en réponse à une lettre où
Guibert comparait la nature excessivement sentimentale de son
amante à celle des héroïnes de Mme Riccoboni, elle s'écrie: «Que
je fus blessée de ce rapprochement que vous faisiez de mon
malheur à cette situation de roman!» Et quelques jours plus tard,
elle y revient pour se justifier: «Richardson a connu les hommes,
l'amour et les passions; Mme Riccoboni ne connaît que l'amour-
propre, la fierté, quelquefois la sensibilité, et voilà tout.» Pour en
savoir plus, je vous invite à lire l'article de Felicia Sturzer,
«Epistolary and feminist discourse: Julie de Lespinasse and
madame Riccoboni», Studies on Voltaire and the Eighteenth
Century 304 (1992): 739-42.
26 «Pour moi, je ne devais figurer que dans les romans de Prévost»
(CXXXI, 246).
27 «Je ne me repose que dans l'idée de la mort; il y a des jours où elle
est mon seul espoir» (V, 11 ).
28 La mort est un véritable besoin pour Julie de Lespinasse: en tout
cas, c'est ce qu'elle ne cesse de répéter dans ses Lettres: <~e ne
voudrais point guérir; je ne me sens que le besoin de mourir» (X,
29); «la mort est le besoin le plus pressant de mon âme» (VI, 14);
«Oh! oui il fallait mourir, j'en avais besoin» (LVI, 116).
29 Consolatrice, la mort joue effectivement le rôle d'un calmant pour
cette âme malade: «Mon ami, pourquoi m'avez-vous arraché à la
mort? C'est la seule pensée qui calme mon âme, et c'est son
besoin et son désir le plus permanent» (LXXIV, 158).
66
30 Elle assure qu'elle ne peut «espérer de repos que dans la mort»
(XLI, 83).
31 Dans ses Odes (Paris: Didot, 1799), Jean-Baptiste Rousseau
invoque une mort qui est belle etfavorable:«[ ... ] la mort même a
ses douceurs. On a beau se plaindre d'elle; quelque horreur que
l'on en ait, les guerriers la trouvent belle [ ... ]. Près de ma dernière
aurore, en vain dit-on que les cieux de quelques beaux jours encore
pourront éclairer mes yeux: ô promesse imaginaire quel emploi
pourrois-je faire, soleil, céleste flambeau, quand la moitié de moi-
même est déjà dans le tombeau? Achève donc ton ouvrage, viens,
ô favorable mort, de ce caduc assemblage rompre le fragile
accord.»
32 Ailleurs, Julie de Lespinasse affirme: «[ ... ] il faut être morte, et
voilà ce que je voudrais être» (XV, 46). Cette déclaration
ressemble trop à celle de Jean-Jacques Rousseau qui avoue à son
correspondant Saint-Germain en 1770: «Ün m'offrirait ici-bas le
choix de ce que je veux être, que je répondrais: mort»
(Correspondance générale, XIX, 261).
33 Robert Favre, La mort dans la littérature et la pensée françaises au
siècle des lumières, p. 457. Un autre ouvrage intéressant mériterait
aussi d'être mentionné: Pierre Chaunu. La mort à Paris: J6e, 17e,
18e siècle. Paris: Fayard, 1978.
34 Ibid., p. 464.
35 C'est l'expression de Mlle de Lespinasse elle-même lorsqu'elle se
confie à Condorcet: «l'ai pris de l'opium qui m'a ôté la moitié de
mon existence et enfin je ne puis pas obtenir le seul bien auquel je
prétends, qui est d'être presque aussi heureuse que si j'étais morte»
(60).
36 C'est sans peine que la malade constate son anéantissement
progressif, comme en témoigne cette déclaration:« [... ] j'existe à
peine; je n'ai la force tout juste que de sentir mon anéantissement:
ma machine, mon âme, ma tête, tout moi est dans l'épuisement; et
cet état ne m'est pas trop pénible» (LI, 103). Certes, le désir de
l'anéantissement est un thème avant tout romantique. Albert
Béguin (L'âme romantique et le rêve. José Corti: Paris, 1939, p.
119) le confirme: «Le désir de l'anéantissement, qui fut un thème
dominant de la pensée de Schubert jeune, comme tant de
romantiques, prend un sens plus définissable. [ ... ] La mort du
67
corps est désirée parfois avec autant d'ardeur que la jouissance
sensuelle. [ ... ]il n'y a de véritable apaisement que par la mort.»
37 Paul et Virginie, Paris: Garnier-Flammarion, 1966, p. 191. Sans
doute, Bernardin de Saint-Pierre appartient-il à cette génération
préromantique qui ne peut concevoir la mort autrement que comme
un bien: «La mort, mon fils, est un bien pour tous les hommes»
(191 ); «La mort est le plus grand des biens [ ... ]; on doit la désirer.
Si la vie est une punition, on doit en souhaiter la fin; si c'est une
épreuve, on doit la demander courte» (196).
38 «C'est vous qui me faites vivre, qui faites le tourment d'une
créature [ ... ] qui emploie ce qui lui reste de forces à invoquer la
mort» (XCIV, 181 ).
39 Une telle image de la mort douce, cessant d'être source de peur,
trouve un écho dans ! 'Encyclopédie où le chevalier de Jaucourt
conclut l'article «Mort» sur cette note optimiste: «Quand on
appelle la vie une continuelle préparation à la mort, on a lieu de
croire qu'il s'agit d'un ennemi bien redoutable [ ... ]; et cependant
cet ennemi n'est rien». Le Dictionnaire de Trévoux en pense tout
autrement lorsqu'il admet dans l'article «Mort» que «la crainte de
la mort est plus forte que tous les raisonnements qu'on fait contre
elle».
40 Buffon définit la mort comme un instant qui «est préparé par une
infinité d'autres instants du même ordre». Cet homme de science
et prometteur des Lumières est contre la peur de mourir. Car,
selon lui, «la vie s'éteint par nuances successives, et la mort n'est
que le dernier terme de cette suite de degrés, la dernière nuance de
la vie» (Histoire naturelle de l'Homme, IV, 107-108).
41 Je paraphrase Vauvenargues qui dit dans Ré.flexions et Maximes, n
847: «Si on aime la vie, on craint la mort».
42 Ruines est un poème écrit par Feutry où il met en lumière un vaste
répertoire des catastrophes historiques qui ont frappé la France.
43 De cette ville lumière, Louis-Sébastien Mercier nous donne, dans
son Tableau de Paris, une description sombre et lugubre où tout
est stigmatisé par l'image de la mort: «Si l'on tenait registre fidèle
de toutes les calamités particulières, écrit-il, l'épouvante ferait
regarder avec horreur cette ville superbe» (I, 194-95). Ainsi, la
cité de Paris se métamorphose-t-elle en un royaume des morts où
les riches sont considérés comme «un peuple de morts qui n'existe
68
que dans des salons hermétiquement clos» (I, 13 3) et les belles
femmes sont porteuses de têtes de morts: «Vous voyez la tête de
cette belle femme, si remarquable par l'édifice de sa coiffure et ses
longs cheveux flottants [ ... ] eh bien! ils ne lui appartiennent pas.
Ils sont empruntés à des têtes de morts» (IV, 200).
44 Voir Robert Mauzi, «Les maladies de l'âme au XVIIIe siècle», p.
79.
45 Désemparée et désespérée, Julie de Lespinasse ressent
continuellement la mort de l'âme: «[ ... ] mon âme est morte» (L,
100). Cet engourdissement de l'âme accable non seulement la
contemporaine de Rousseau mais aussi toute la génération
romantique du siècle suivant. Ainsi si Jean-Paul Sartre intitule un
de ses romans La mort dans l'âme (Paris: Gallimard, 1964),
Laforgue (1860-1887) se sert de la poésie pour exprimer, sur un
ton très personnel, cette étrange et douloureuse sensation du deuil
de l'âme:

L 'Espace?
-Mon Coeur
Y meurt
Sans traces ...
En vérité, du haut des terrasses,
Tout est bien sans cœur.
La Femme?
-J'en sors,
- La mort
Dans l'âme ...
(Avant-Dernier Mot, in Poésies,
Le Livre de Poche classique)

46 Dans son roman paru en 1884 et intitulé La joie de vivre, Zola met
en scène un héros hypocondriaque qui, en proie aux idées
pessimistes et aux imaginations morbides, perd lui aussi le goût de
vivre, comme en témoigne cet extrait: «Et, chez Lazare, par une
contradiction logique, l'épouvante inavouée du jamais plus allait
avec une fanfaronnade sans cesse étalée du néant. C'était son
frisson lui-même, le déséquilibrement de sa nature d'hypocondre,
qui le jetait aux idées pessimistes, à la haine furieuse de
69
l'existence. [ ... ] Il parlait de tuer la volonté de vivre, pour faire
cesser cette parade barbare et imbécile de la vie, que la force
maîtresse du monde se donne en spectacle, dans un but d'égoïsme
inconnu. Il voulait supprimer la vie afin de supprimer la peurn.
47 Catherine Blandeau. «Lectures de la correspondance de Julie de
Lespinasse: une étude de réception». Studies on Voltaire & the
eighteenth century 308 (1993): 228.

R.K.

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