Ennui Lespinasse
Ennui Lespinasse
Ennui Lespinasse
Raoudha Kallel
Dalhousie University
Quoique votre âme soit agitée, elle n'est pas si malade que la mienne,
qui passe sans cesse de l'état de convulsion à celui de l'abattement; je
ne puis juger de rien: je m'y méprendrais sans cesse, je prendrais du
poison pour du calmant (V, 11).
[ ... ] Je suis atteinte d'une maladie mortelle dans laquelle tous les
soulagements que j'ai voulu apporter, se sont convertis en poison, et
n'ont servi qu'à rendre mes maux plus aigus. Ils sont d'une nature
étrange; ils ont dépravé ma raison, et égaré mon jugement (X, 28-29).
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Le ton est virulent. Le cri est strident. Le lamento est touchant. Et
cette âme assoiffée et mal nourrie n'est rassasiée que par la plus grande
des souffrances. En fait, bien que le corps soit exténué et la «machine
[soit] si souffrante» (XXXV, 72), c'est de ce territoire invisible et muet de
l'âme que surgit la douleur. À vrai dire, l'âme, qui acquiert une
importance capitale dans la pensée et l'imagination de Julie de Lespinasse,
est considérée non seulement comme le siège des passions et des
sentiments mais aussi comme un champ clos9 où se trouvent semés les
germes de la morsure morale. Il paraît alors que chez cette «créature
abîmée de douleur et de malheur depuis tant d'années» (CLVIII, 289),
l'idéalisation de la vie intérieure s'accompagne toujours d'une saisissante
valorisation des souffrances morales. En effet, extrêmement dégoûtée du
monde extérieur qui l'étouffe plus qu'il ne l'amuse, Julie de Lespinasse se
livre à une contemplation intérieure presque constante. Une telle
communion de l'être avec l'âme devient désormais une des composantes
de sa vie, voire une loi qui gouverne son existence et un rite qui nourrit ses
élans ainsi que ses illusions. Il importe alors de chérir tout ce que l'âme
recèle de noir et de lumières, de douloureux et de jubilatoire. Etc' est dans
cette perspective qu'il faut saisir l'essentiel de sa philosophie personnelle:
celle qui consiste en la primauté de l'âme sur le corps, du moral sur le
physique, de la sensibilité sur la raison. L'âme, «qui est dans notre corps
comme une araignée dans sa toile,» 10 est bien cette puissance, très active, 11
qui fait craindre et qui est susceptible de produire les pires des tourments
et de déclencher la plus pénible des léthargies. Ainsi, au moyen de
l'écriture, Julie de Lespinasse cherche-t-elle à transpercer son mystérieux
dedans pour en comprendre les plaies. Tout révèle en elle sinon la
capacité du moins le besoin d'analyser, avec une lucidité remarquable,
l'état de santé de son âme 12 :
Mon âme, cette âme qui ressemble au thermomètre qui est d'abord à la
glace, et puis au tempéré, et peu de temps après au climat brûlant de
l'équateur; cette âme, ainsi entraînée par une force irrésistible, a bien de
la peine à se modérer et à se calmer (XXII, 56).
Aimer, c'est donc s'abîmer dans le noir, c'est être dévoré par une
âme prisonnière et enflammée. De toute évidence, l'amour démesuré tel
qu'il est ressenti par Julie de Lespinasse, cesse d'être antidote pour
devenir poison. Il est, proprement dit, l'enveloppe mortelle d'une âme
béante, qui est vouée au néant. Et quand la passionnée-malade est encore
au monde, il dissout son univers et flétrit sa vie: «[ ... ] je me retirais dans
mon âme, écrit-elle au comte de Guibert, où je trouvais bien mauvaise
compagnie, des remords, des regrets, de la haine, de l'orgueil, et tout ce
qui peut faire prendre en horreur la vie» (CXIII, 211 ). Tout se dessèche
enfin aux yeux de cette précieuse des Lumières. Car, en somme, celui qui
a l'âme obscure 18 et l'«âme usée» 19 voit tout en noir, symptôme d'un mal
d'aimer qui se convertit en un mal de vivre.
Loin d'être épanouie, Mlle de Lespinasse apparaît victime de cette
maladie morale qui n'est pas étrangère au siècle de Rousseau, cette
maladie morale qui transforme tout en noirceur et qui trouble violemment
la sérénité de la personne: il s'agit évidemment de l'ennui, de cet ennui
chronique qui, à force d'être toujours présent, devient ce mal profond qui
ronge la totalité de l'existence. Plus que toute autre femme de son siècle,
Mlle de Lespinasse ressent l'ennui non seulement à propos de soi-même et
de la société mais aussi de sa propre vie. En fait, il est facile de déceler
chez elle une interdépendance entre 'ennui' et 'vie'. C'est au nom de
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l'ennui que Sœur Lespinasse2° a horreur de la vie. Sa vraie maladie de
l'âme devient, par conséquent, une fiévreuse maladie 21 de la vie qui
engendre de terribles souffrances, qui perturbe aussi bien le physique que
le psychique. Source de douleurs et de supplices, la vie représente
incontestablement le mal dont il vaut mieux être délivrée:
Quelque jour, mon ami, je vous conterai des choses qu'on ne trouve
point dans les romans de Prévost ni de Richardson. Mon histoire est un
composé de circonstances si funestes, que cela m'a prouvé que le vrai
n'est souvent pas vraisemblable. Les héroïnes de roman ont peu de
chose à dire de leur éducation: la mienne mériterait d'être écrite par sa
singularité (XL VI, 92).
Je sens que j'ai plus en moi ce qu'il faut pour me bien porter; je sens
aussi la destruction de ma machine; rien ne la répare: tout cela a de bon
de faire voir le terme de plus près, et il ne se présente à moi que comme
le port après l'orage. Je me trouve un peu lasse et fatiguée de ce
voyage qu'on appelle la vie: je n'ai point assez de force pour en
terminer brusquement le cours; mais je vois avec consolation que je
m'achemine à sa fin (71).
Par bonté, par pitié, laissez-moi croire que la mort me délivrera d'un
fardeau qui m'accable. Laissez-moi arrêter, reposer ma pensée sur ce
moment tant désiré, si attendu, et dont je me sens approcher avec une
sorte de transport (CXLVI, 272).
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Quelque soirée, cet hiver, quand nous serons bien tristes, bien tournés à
la réflexion, je vous donnerai le passe-temps d'entendre un écrit qui
vous intéresserait, si vous le trouviez dans un livre, mais qui vous fera
concevoir une grande horreur pour l'espèce humaine. Ah! combien les
hommes sont cruels! Les tigres sont encore bons auprès d'eux. Je
devais naturellement me dévouer à haïr; j'ai mal rempli ma destinée
(XLVI, 92).
Notes
L 'Espace?
-Mon Coeur
Y meurt
Sans traces ...
En vérité, du haut des terrasses,
Tout est bien sans cœur.
La Femme?
-J'en sors,
- La mort
Dans l'âme ...
(Avant-Dernier Mot, in Poésies,
Le Livre de Poche classique)
46 Dans son roman paru en 1884 et intitulé La joie de vivre, Zola met
en scène un héros hypocondriaque qui, en proie aux idées
pessimistes et aux imaginations morbides, perd lui aussi le goût de
vivre, comme en témoigne cet extrait: «Et, chez Lazare, par une
contradiction logique, l'épouvante inavouée du jamais plus allait
avec une fanfaronnade sans cesse étalée du néant. C'était son
frisson lui-même, le déséquilibrement de sa nature d'hypocondre,
qui le jetait aux idées pessimistes, à la haine furieuse de
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l'existence. [ ... ] Il parlait de tuer la volonté de vivre, pour faire
cesser cette parade barbare et imbécile de la vie, que la force
maîtresse du monde se donne en spectacle, dans un but d'égoïsme
inconnu. Il voulait supprimer la vie afin de supprimer la peurn.
47 Catherine Blandeau. «Lectures de la correspondance de Julie de
Lespinasse: une étude de réception». Studies on Voltaire & the
eighteenth century 308 (1993): 228.
R.K.