Le Design Du Travail en Action

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Un laboratoire d’idées pour l’industrie

La Fabrique de l’industrie est un laboratoire d’idées créé pour que la réflexion collective sur les enjeux
industriels gagne en ampleur et en qualité. Elle est co-présidée par Louis Gallois, ancien président du
conseil de surveillance du Groupe PSA, et Pierre-André de Chalendar, président de Saint-Gobain. Elle
a été fondée en octobre 2011 par des associations d’industriels (Union des industries et des métiers
de la métallurgie, France Industrie, rejoints en 2016 par le Groupe des industries métallurgiques)
partageant la conviction qu’il n’y a pas d’économie forte sans industrie forte. Lieu de réflexion et
de débat, La Fabrique travaille de façon approfondie et pluridisciplinaire sur les perspectives de
l’industrie en France et en Europe, sur l’attractivité de ses métiers, sur les opportunités et les défis
liés à la mondialisation.

www.la-fabrique.fr www.linkedin.com/company/la-fabrique-de-l’industrie/ @LFI_LaFabrique

Les notes de La Fabrique


La collection des notes de La Fabrique rassemble des contributions écrites aux principaux débats
en cours : emploi et dialogue social, compétitivité, comparaisons internationales… Rédigées par des
observateurs et des experts, et parfois avec le concours d’organisations partenaires, les notes s’appuient
soit sur une analyse collective préalable (typiquement, un groupe de travail), soit sur une expérience
individuelle incontestable. Les notes sont soumises au contrôle des membres du conseil d’orientation
de La Fabrique.

La présente note a été réalisée à l’initiative de :

Chaire Futurs de l’industrie et du travail -


Formation, innovation, territoires (FIT²)
Afin de réfléchir à l’organisation du travail et à notre système de formation à la lumière des transfor-
mations numériques, de la mondialisation des chaînes de valeur et des exigences sociétales, le
Groupe Mäder, Kea Partners, Fabernovel et La Fabrique de l’industrie, rejoints par Orange, Renault
et le CETIM, ont fondé la chaire « Futurs de l’industrie et du travail : formation, innovation, terri-
toires » (FIT2) à Mines Paris PSL. La chaire FIT2 produit, encourage et valorise des études sur les
futurs possibles de l’industrie et du travail, ainsi que sur les politiques d’accompagnement de ces
transformations. Elle analyse des pratiques d’innovation, de formation, d’amélioration de la qualité
du travail et d’organisation de l’action collective, et anime des groupes de réflexion multidisciplinaires
rassemblant praticiens et chercheurs.
Contact : [email protected]
www.mines-paristech.fr/Recherche/Chaires-industrielles/FIT/
Les partenaires de la Chaire FIT2 :
Le design du travail en action
Transformation des usines
et implication des travailleurs
Photo de couverture :
Diagonale
Kandinsky Vassily (1866-1944)
Allemagne, Hanovre, Sprengel Museum
© BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais /
Michael Herling / Aline Gwose

François Pellerin, Marie-Laure Cahier, Le design du travail en action, Paris,


Presses des Mines, 2021.

ISBN : 978-2-35671-681-1
ISSN : 2495-1706

© Presses des Mines – Transvalor, 2021


60, boulevard Saint-Michel – 75272 Paris Cedex 06 – France
[email protected]
www.pressesdesmines.com

© La Fabrique de l’industrie
81, boulevard Saint-Michel – 75005 Paris – France
[email protected]
www.la-fabrique.fr

Direction artistique : Franck Blanchet


Couverture et mise en page : Laétitia Lafond
Dépôt légal : 2021
Achevé d’imprimer en 2021 – Imprimerie Chirat
Tous droits de reproduction, de traduction, d’adaptation et d’exécution réservés pour tous les pays.
Le design du travail en action
Transformation des usines
et implication des travailleurs

François Pellerin, Marie-Laure Cahier


Préface de Jean-Christophe Guérin, directeur manufacturing de Michelin
Postface de Philippe Lorino, professeur à l’Essec
5

Préface
Qui perçoit le mieux les dysfonctionnements d’une machine ?

Qui ressent le mieux le manque d’ergonomie d’un poste de travail ?

Qui voit les instabilités, le manque de fiabilité, les inefficacités d’un procédé ?

Qui, par l’expérience acquise, peut anticiper des anomalies à venir ?

Qui ? Si ce n’est celle ou celui qui conduit la machine !

Et ce type de questions, on peut se les poser pour tout équipement professionnel : une
machine, des outils, un logiciel, l’aménagement des bureaux…

Dans le monde industriel, oui, il est évident qu’il faut savoir impliquer les opérateurs
dans la conception et l’évolution des équipements industriels, de leur poste de travail et
de leurs outils !

Pour autant, ce qui paraît évident, en théorie, l’est peut-être un peu moins lorsqu’il s’agit
de la pratique. En effet, le manque de structure, de processus, de temps, de détermination
ou encore d’humilité de la part des décideurs sont autant de raisons qui peuvent entraver
cette implication. Il est donc nécessaire de s’organiser : organiser en « système » ces pra-
tiques d’écoute, de consultation et d’expérimentation.

Autrement dit, ces pratiques doivent devenir un mode de fonctionnement inscrit dans
l’orga­­nisation du travail, que ce soit pour l’évolution ou la création de nouveaux outils
de travail, puis devenir une habitude, une évidence dans la culture d’entreprise.

Le bénéfice de cette approche est au moins double.

Le premier bénéfice est de concourir à la qualité de vie au travail des utilisateurs des équi­­
pements, en leur permettant de contribuer à la résolution de problèmes, la suppression
d’irritants et aussi à une meilleure ergonomie.

Le second concerne directement l’excellence opérationnelle, une très belle ambition qui
permet de faire un saut quantitatif en performance, que ce soit en ergonomie, sécurité,
6 Le design du travail en action

qualité, productivité, flexibilité… Cette recherche de l’excellence opérationnelle doit


pouvoir s’appuyer sur l’excellence du design des postes de travail.

C’est pourquoi le sujet traité dans ce livre me semble absolument fondamental pour
répondre à l’ambition d’obtenir à la fois le bien-être des personnes au travail et la per­­
formance de l’entreprise.

Chez Michelin, nous avons généralisé ces approches d’écoute, de réflexion partagée avec
les utilisateurs des équipements industriels. Nous avons systématiquement obtenu des
résultats remarquables, souvent des résultats « qui décalent les asymptotes » sur l’en-
semble des performances attendues !

Pour y parvenir, nous pouvons utiliser des méthodes très classiques et simples (simo-
gramme, flowchart, prototypage, maquette…) aussi bien que les technologies les plus
modernes (lunettes 3D et maquettes virtuelles 3D en taille réelle…).

Cependant, quelle que soit la technologie, nous agissons selon quelques convictions fon-
­­damentales.

« Ceux qui font » ont à cœur de bien faire et, s’ils ne font pas comme attendu, alors regar-
dons d’abord comment les aider en redéfinissant avec eux leur processus de travail.

« Ceux qui font » en savent plus qu’on ne le croit, alors prenons le temps de les écouter.
Organisons cette écoute au quotidien et apprécions leurs idées.

Écoutons, écoutons avec authenticité, écoutons avec le cœur !

Je vous souhaite une excellente lecture de cette remarquable synthèse et analyse portant
sur l’évolution des méthodes de travail industrielles, qui regorge d’expériences riches et
passionnantes.

Jean-Christophe Guérin
Directeur manufacturing de Michelin
7
9

Remerciements
Nous remercions très chaleureusement toutes les personnes et les entreprises citées en
Annexe qui nous ont apporté leur témoignage et sans lesquelles ce livre n’existerait pas.

Un grand merci à Pierre-Marie Gaillot du Cetim pour son soutien et son aide dans les mises
en relation.

De nombreuses autres personnes ont également nourri notre réflexion. Qu’elles en soient
ici remerciées : Stéphane Roquet, Isokan Formation ; Franck Vermet, Safran Seats ;
Thomas Neveu et Baptiste Gendron, Yelhow (ex Daher Software) ; David Machenaud,
OPEO ; Octave Lapeyronnie et François Déchelette, Fabriq ; Frédéric Rosello, Ideatech ;
David Clech, Akka Technologie ; Jean-Louis Fréchin, NoDesign ; Pascal Laurin, Bosch
Rexroth ; Janick Villaneau, Scalian ; Betrand Felix et Valérie Bonnier, Volvo Trucks et
La Ruche Industrielle ; Bruno Bouygues, GYS ; Loïc Gauthier, EOZ ; Frédéric Stoll,
École POP ; Romain Serratore, Pellenc ; Francis Kopp, Lenze ; Pierre Magrangeas, Ono-
gone ; Stéphane Raynaud, GFI ; Frédéric Goutaudier, Staubli ; François Duquesne, La
Normandise ; Garrick Cabour, Polytechnique Montréal ; Damien Marc, JPB Système.

Enfin, nous voudrions adresser un remerciement spécial à Léonard Quérelle d’Ergonomie


et Conception, qui nous a fait découvrir les travaux de Philippe Lorino sur la philosophie
pragmatiste, ainsi qu’à Philippe Lorino lui-même pour avoir inspiré une partie de cet
ouvrage et accepté d’y apporter sa postface.
10 Le design du travail en action

Préface 5
Remerciements 9
Introduction 15

Chapitre 1
Le design du travail : une approche pragmatiste 27
Idéalisme, rationalisme, cognitivisme 27
La naissance des pragmatistes 28
Applications du pragmatisme en gestion : management de la qualité
et amélioration continue 30
Les enjeux du pragmatisme au xxi siècle pour les organisations
e
33

Chapitre 2
Outils technologiques et implication des opérateurs 39
Intégrer le facteur humain dans les modélisations numériques de conception 40
Adapter les machines aux hommes 45
L’IA qui assiste les opérateurs 49
Captation vidéo et révision des modes opératoires avec les opérateurs 54
Design d’applications et d’interfaces 57
Concevoir des cobots pour augmenter la valeur métier 62
Installer en semi-autonomie une machine à calandre de
plusieurs dizaines de millions d’euros 66
Sommaire 11

Chapitre 3
Transformations organisationnelles et 71
implication des personnes
Vers des organisations du travail plus responsabilisantes : 71
4 modèles organisationnels + 1
Lean management : un accouchement souvent difficile 75
Vers l’organisation apprenante : le TWI 80
Impulser une organisation agile en partant des besoins utilisateurs 86
Cap sur l’autonomie et la responsabilité : vers l’entreprise libérée 88
Smart factory : du lean à l’intelligent factory 92

Chapitre 4
Comment les technologies et l’organisation 99
du travail impactent-elles l’autonomie des acteurs ?
Retour sur le Modèle CALT (Confiance, Autonomie, Lean, Technologie) 99
Le lean peut développer et structurer l’autonomie sur les tâches 101
Des technologies qui libèrent ou brident le pouvoir d’agir des salariés 105
Un nouveau rôle pour le manager : le soutien professionnel 113
L’enquête pragmatiste au carrefour des pratiques de changement 117

Conclusion 121
Postface 124
Bibliographie 127
Annexe : liste des personnes interviewées 131
Sommaire 13

« Je me souviens d’une visite officielle au cours de laquelle sept agents de production
entre 20 et 27 ans ont expliqué sans timidité comment ils avaient installé
une machine de très grande valeur, plusieurs dizaines de millions d’euros, dans un atelier,
en autonomie totale. Tel s’était occupé de la qualité, l’autre de la production,
le troisième de la formation, un autre de la chaîne d’approvisionnement…
À côté d’eux, le chef d’atelier ne disait rien, souriait… »

Jean-Dominique Senard,
La Croix, 12 décembre 2020.
15

INTRODUCTION
Cette Note fait suite à un premier ouvrage intitulé Organisation et compétences dans l’usine
du futur1, paru en 2019 sous l’égide de la Chaire Futurs de l’industrie et du travail de Mines
Paris PSL et de La Fabrique de l’industrie. Ce premier travail a consisté à investiguer si et
comment les technologies dites de l’industrie du futur impactent l’organisation du travail
et la gestion des compétences dans les usines.

Ce travail a mis en lumière plusieurs conclusions.

Premièrement, sur le plan des compétences, l’introduction des nouvelles technologies dans
les ateliers suppose moins de procéder à l’embauche de profils qui seraient radicalement
différents ou nouveaux que de travailler différemment avec les profils actuels :

• agir sur la transformation de l’état d’esprit (susciter la curiosité, développer l’amélioration


continue, solliciter les personnels via des méthodes de management plus participatives,
provoquer les collaborations et le décloisonnement, diffuser les méthodes agiles) ;

• concevoir différemment les formations (plus courtes, par les pairs sur le lieu de travail,
avec les fournisseurs de technologies, avec l’appui de la réalité virtuelle ou augmentée,
etc.) ;

• recruter en tenant compte de la capacité et de l’envie d’apprendre, du potentiel et du


hors CV ;

• faire évoluer les personnes et les accompagner en fonction des goûts et des intérêts qui
s’expriment, notamment pour les nouvelles technologies.

Deuxièmement, l’intégration de nouvelles technologies dans les usines et leur appropria-


tion par les collaborateurs se font d’autant plus aisément que certains prérequis sont déjà
présents dans l’organisation :

• un certain niveau d’autonomie des personnels de production ;

1. Les Notes de La Fabrique, Presses des Mines, 2019.


16 Le design du travail en action

• une application bien comprise des méthodes de lean management – en particulier les
ateliers d’amélioration continue et les rituels de management ;

• la confiance entre la direction, le management et les salariés. Celle-ci se construit tout
au long du déploiement de l’autonomie, du lean, puis de l’introduction des technologies.

Ces constats ont été formalisés dans le Modèle CALT, dont les quatre briques (Confiance,
Autonomie, Lean et Technologie) sont analysées dans l’ouvrage.

Enfin, l’analyse a fait émerger le concept de design du travail®2. Celui-ci est défini comme
la capacité d’une organisation à prendre en compte les personnels, en particulier les opéra-
teurs et les techniciens de production, et à les faire participer à la conception ou à l’orga-
nisation de leur propre travail, de la même manière qu’un utilisateur/client est associé au
développement et à la mise au point de logiciels et d’interfaces dans le monde numérique.
D’autres sources parlent d’« expérience travailleur »3 sur le modèle de l’expérience utili-
sateur (User eXperience, ou UX).

Le Modèle CALT

TECHNOLOGIE
CONFIANCE

LEAN

AUTONOMIE
Source : Pellerin et Cahier (2019).

2. Marque déposée par la Fondation Mines ParisTech.


3. Guide : 10 questions sur la maîtrise des transformations numériques, ANACT, 2020.
Introduction 17

L’intérêt exprimé par nos lecteurs pour ce concept nous a conduits à approfondir et docu-
menter davantage les expériences en cours dans les usines, qui pourraient s’apparenter ou
révéler des intentions de design du travail. Tel est l’objet de ce second volet : le design du
travail en action.

Retour sur le design du travail


Étymologiquement, « design » dérive du latin designare, « marquer d’un signe, dessiner,
indiquer ». À la Renaissance, le disegno italien est l’un des concepts majeurs de la théorie
de l’art : il signifie à la fois dessin (la représentation) et projet (l’intention, le plan). En France,
le terme deviendra desseing avec le double sens d’idée et de forme. Mais ce double sens va
se disjoindre rapidement pour donner deux champs sémantiques distincts, celui du dessin
(la pratique) et du dessein (l’idée), marquant une rupture fondamentale entre la concep-
tion et l’exécution, qui n’est pas sans rappeler la dualité matière-esprit de Descartes.
Lorsque l’anglais s’empare du terme, il agrège à nouveau les deux sens : to design signifie
à la fois dessiner (réaliser) et concevoir en fonction d’un dessein, d’une intention. Le terme
revient alors en France sous la forme actuelle de design.

Le terme de design ne va cesser de s’enrichir au fil du temps dans une perspective toujours
plus holistique. Pour la création de produits à l’ère numérique, la « pensée design », déve­­
loppée par exemple au MIT Media Lab, intègre l’observation des usages, l’expérience de
l’utilisateur et la valeur pour le client dès la phase de conception. On conçoit désormais
le produit, le service ou l’interface pour et avec l’utilisateur final.

Dans les coulisses de la production industrielle, en revanche, la conception de produits


a longtemps été une affaire d’ingénieurs (le bureau d’études), disjointe de sa fabrica-
tion (l’atelier) par des cloisons organisationnelles, hiérarchiques et psychologiques très
étanches. De même, l’organisation scientifique du travail (OST) a marqué une séparation
nette entre ceux qui conçoivent le travail de production (les ingénieurs du bureau des
méthodes) et ceux qui le réalisent (les ouvriers). Frederick W. Taylor écrivait ainsi :
« Toute forme de travail cérébral devrait être éliminée de l’atelier et recentrée au sein du
département conception et planification »4. La combinaison des termes design et travail
devient alors un antidote contre le taylorisme. L’expression réunifie dans un même mouve-
ment la pensée et l’action.

4. Frederick Winslow Taylor, The Principles of Scientific Management, Harper & Brothers, 1911, dont la première traduction
française date de 1912.
18 Le design du travail en action

Appliquer la pensée design au travail Appliquer la pensée design au tra-


con­­duit à un déplacement de la notion de vail conduit à un déplacement de la notion
client. Le client de la conception et de l’orga-
de client. Le client de la conception et de
­­ni­­sa­­tion du travail, ce n’est pas que le client
final, mais aussi celui qui réalise le travail. l’organisation du travail, ce n’est pas que
Cela implique que l’objet de l’organisation le client final, mais aussi celui qui réalise
ne peut pas être la seule satisfaction du le travail.
client final (usages, coût, qualité, délai),
mais que ceux qui réalisent le produit ou le service doivent aussi être considérés comme
clients de la conception du travail de production. Dans le même esprit, certains travaux
parlent aussi d’une éthique du care, plaçant en symétrie le care pour le client et le care
pour le collaborateur, l’un rétroagissant in fine sur l’autre5.

C’est qui le client !

© Pierre-Marie Gaillot, CETIM.

5. Voir, par exemple, les travaux de Benoît Meyronin, dont Manager l’expérience client-collaborateur : vers l’éthique du care,
Dunod, 2020.
Introduction 19

Mais le concept de design du travail va plus loin. Il ne s’agit pas seulement de concevoir,
positivement mais de façon hétéronome, le travail pour le client « travailleur » (par exemple,
sous l’angle du respect des normes de santé ou de sécurité au travail), mais aussi de le faire
participer directement à la construction de son propre travail (contenu, outils, rythmes,
lieux) : d’une part, intégrer à la conception du travail l’expérience et les capacités de ceux qui
le réalisent, avec leur concours, et d’autre part, assurer une bonne appropriation (compré­­-
hension, adaptation, utilisation, enrichissement) des outils et méthodes qui sont mis à la
disposition des travailleurs.

On change alors de regard sur la contribution du travailleur, qui cesse d’être une simple
utilité concourant au processus productif, mais un sujet pensant, actif et impliqué. Designer
le travail, c’est s’intéresser à celui qui travaille, à son métier, au contenu de son travail, à
comment il travaille, au sens de son travail et… l’associer à la définition de cet ensemble.
Avec le double sens du mot design, il résulte que le design du travail se préoccupe autant
des moyens mis en œuvre (le dessin) que de l’intention (le dessein).

Les nouvelles formes de l’autonomie et de la participation au travail


Le design du travail s’intéresse à ce qui fait historiquement le cœur de la prérogative de
l’employeur : l’organisation du travail, c’est-à-dire l’ensemble des instructions, ordres,
processus, moyens, interactions et règles fixés par l’entreprise au service d’un objectif.

Historiquement, en échange de la protection accordée au travailleur (salaire, emploi et


droits qui s’y attachent), l’entreprise requiert sa subordination. Un salarié travaille sous
les ordres d’un employeur, il n’est pas là pour donner un avis ou participer aux décisions.

Cette conception ancienne a toutefois subi de nombreux coups de boutoir. La psychologie


du travail a montré, par des expériences diverses, que la participation des travai­­lleurs
pouvait agir sur leur productivité6. Plus récemment, les impératifs d’agilité et de flexi-
bilité requis dans des contextes de changements technologiques accélérés, de concurrence
accrue, d’exigence du client et d’incertitude, ont conduit les entreprises à prendre de plus
en plus en compte l’idée que l’autonomie, la réduction des hiérarchies, la créativité des
personnes et leur engagement constituaient des facteurs de productivité et des « actifs
immatériels » déterminants pour leur succès7. Il semblerait qu’il y ait désormais un quasi-
consensus pour affirmer que des modèles d’organisation plus responsabilisants et favo-
risant l’intensité des échanges entre les salariés (ou high-performance work systems)

6. L’école des relations humaines, de Kurt Lewin, et plus récemment, les travaux d’Yves Clot.
7. E. Bourdu, M.-M. Péretié, M. Richer, La Qualité de vie au travail : un levier de compétitivité, Les Notes de La Fabrique, Presses
des Mines, 2016, p. 69 ss.
20 Le design du travail en action

représentent une dimension importante – mais toujours difficile à évaluer avec préci-


sion8 – de l’avantage compétitif des entreprises. Parallèlement, les salariés, toujours plus
informés et éduqués, demandent à l’entreprise de satisfaire une partie de leurs aspirations
profondes en matière de conditions de travail (horaires, lieux, rémunérations, outils de
travail, autonomie, développement des compétences) et de sens au travail, sous peine de
choisir d’autres formes d’activité (indépendance, freelancing) ou de se désengager (maladie,
absentéisme, refus de promotions, passivité, job out, etc.)9.

Plus il est demandé aux salariés de s’engager dans l’entreprise avec toute leur personna­­
lité, leur intelligence, leur force de proposition, plus il devient difficile de les tenir à l’écart
des décisions qui les concernent directement ou indirectement. La conséquence logique
de l’engagement demandé par les entre­­-
prises revient à concéder aux travail­­leurs
des formes d’autonomie et de partici­­pa­­- Plus il est demandé aux salariés de
tion à l’orga­­nisation du travail et à la vie de s’engager dans l’entreprise avec toute
l’entreprise, que par ailleurs ils réclament . 10
leur personnalité, plus il devient difficile
Il en résulte que l’autonomie n’est plus de les tenir à l’écart des décisions qui
seule­­ment revendiquée par les travailleurs
les concernent directement ou indirec-
ou « clandestine » – car conquise dans les
marges du travail prescrit, à l’insu ou avec tement.
la complicité du management –, elle est
aussi « officielle » et « instrumentale », c’est-à-dire qu’elle s’inscrit dans la stratégie mana-
gériale des entreprises, avec une organisation de la participation des salariés à différents
niveaux.

8. Malgré de nombreuses études, les liens entre organisations responsabilisantes et performance des entreprises demeurent quan­­
titativement difficiles à établir. Voir, par exemple, Ibid., p. 69 ss ; Caillou P. et al., « Qualité de vie au travail et santé économique
des entreprises : étude des causalités » in Bourdu, Lallement, Veltz et Weil, Le travail en mouvement, Presse des Mines, 2019,
p. 57-77 ; Benhamou S., Lorentz E., « Promouvoir les organisations du travail apprenantes : enjeux et défis pour la France », France
Stratégie, avril 2020.
9. 2IES, « Autonomie, responsabilité, solidarité. Comment moderniser les relations professionnelles ? », Les ozalids d’Humensis, 2020,
chapitre 1.
10. Patricia Crifo, Antoine Rebériou, La Participation des salariés, Paris, Presses de Sciences Po, 2019.
Introduction 21

Concernant la participation, Michel Sailly11 établit deux classifications : d’une part, la


participation directe (interactions managers et salariés, ou dialogue professionnel) versus
participation indirecte (via les instances représentatives, ou dialogue social) ; d’autre part, la
participation dans le cadre de l’activité quotidienne de travail versus la participation aux
projets d’entreprise, organisationnels ou technologiques. En croisant ces deux dimensions,
on obtient le tableau suivant.

Les 4 dimensions de la participation

Design du travail

Activité quotidienne Projet d’entreprise, transformation


de travail organisationnelle, technologique

Participation directe Participation directe


Interactions avec le management, Consultation des salariés
espaces pour la discussion (sondages, référendums), groupes
individuelle et collective, choix de travail vision/valeurs, groupes
des outils, subsidiarité, groupes d’intelligence collective, dispositifs
d’amélioration continue, dialogue d’innovation participative, etc.
sur la qualité du travail, etc.

Participation indirecte Participation indirecte


Négociation collective sur Négociation collective (principes,
les conditions de travail. contreparties, rémunérations).

Source : Inspiré de Michel Sailly et al.

11. Aslaug Johansen, Michel Sailly, Per Tengblad, Maarten Van Klaveren, Articulation entre la participation directe des travailleurs
et les instances représentatives au sein des entreprises, à paraître.
22 Le design du travail en action

Dans cette étude, nous nous concentrons Pour la première fois, en 2020, la
sur la manière dont les entreprises prennent population active de la France compte
en compte, orchestrent, favorisent (ou non)
plus de cadres que d’ouvriers.
la participation directe des opérateurs et des
techniciens de production à l’organisation
de leur travail en lien avec des transforma-
tions technologiques ou organisationnelles
de l’usine.

Pourquoi s’intéresser particulièrement à cette population ? La question mérite d’être posée


car, pour la première fois, en 2020, la population active de la France compte plus de
cadres que d’ouvriers (qui sont environ 5 millions)12. Il y a quarante ans, les ouvriers
formaient encore le groupe social le plus fourni du pays, devant les employés. Ils étaient
alors quatre fois plus nombreux que les cadres et occupaient un tiers des emplois. Si
les pentes se poursuivent, leur poids dans l’emploi pourrait encore diminuer de moitié
en 2050. Cet état de fait traduit les mutations du travail : la bascule de l’industrie vers
les activités de services, la montée du modèle d’activité en autonomie (caractéristique des
cadres) versus le travail prescrit et encadré, l’effet de l’automatisation sur les processus
de production.

Cette situation, loin de conduire à se désintéresser des populations ouvrières, incite au


contraire à y regarder de plus près : primo, l’existence de fortes tensions sur de nombreux
métiers d’opérateurs et de techniciens doit inciter les entreprises à « muscler » leur offre en
matière d’« expérience travailleur » sous peine d’avoir de plus en plus de mal à recruter et à
orienter les jeunes vers un modèle de travail qui, à tort ou à raison, n’attire plus ; deuxio, la
montée en compétences des travailleurs de l’usine en voie de numérisation appelle, comme
partout ailleurs, une évolution du modèle managérial vers plus d’autonomie et de soutien.

Des technologies qui posent question


La question de la participation des opérateurs et des techniciens de production à la défi-
nition de leur propre travail connaît une acuité renforcée à l’occasion de l’introduction
des technologies numériques dans les usines. Les rapports entre numérique et travail de
production sont, en effet, ambigus.

12. Étude Insee Première n° 1844, mars 2021 https://www.insee.fr/fr/statistiques/5233929, citée in Jean-Marc Vittori, « Cette
France qui compte plus de cadres que d’ouvriers », Les Échos, 23 mars 2021. https://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/
cette-france-qui-compte-plus-de-cadres-que-douvriers-1300594
Introduction 23

D’une part, est promue une vision idyllique d’un opérateur « augmenté » par le numérique,
avec un travail moins pénible sur le plan physique, plus riche en contenu cognitif, plus
diversifié et polyvalent, plus autonome aussi grâce à des outils d’aide à la décision conçus
de façon plaisante et ergonomique. D’autre part, il existe un risque non négligeable que
les outils numériques qui entrent dans les usines soient conçus, réalisés, standardisés et
déployés par des « sachants » numériques, en enserrant les opérateurs dans des modes opé­­
ra­­toires entièrement paramétrés par des logiciels. Quelle place resterait-il alors à l’autono-
mie et à l’amélioration continue partant du terrain ?

Plus encore, les logiciels et les algorithmes peuvent être conçus à partir du savoir-faire et
des pratiques des opérateurs qui sont « captés » ou « aspirés » avec des méthodes apparem­­
ment modernes et séduisantes (design thinking, captation vidéo, etc.). Une fois ces savoir-
faire encapsulés dans les logiciels, il devient alors plus aisé d’insérer sur les postes des
personnes à faible qualification, largement « assistées » par le numérique. L’opérateur
augmenté, dans le vocabulaire du 4.0, devient alors un opérateur diminué, dont les marges
d’autonomie et d’initiative dans le travail tendent à régresser. Plusieurs entreprises ont
d’ailleurs témoigné que, par le biais de ces technologies, elles ambitionnent une inté­­gra-
tion facilitée et accrue d’intérimaires. L’Organisation scientifique du travail ressurgirait-
elle insidieusement, travestie sous les habits lumineux des technologies numériques ?
Existe-t-il un risque réel de taylorisme numérique dans les usines ?

Si un cadrage serré des opérations peut être réalisé grâce aux technologies numériques et
peut se révéler utile pour intégrer un opérateur qui découvre un poste, il paraît nécessaire
de relâcher ces contraintes lorsque l’opérateur monte en expérience, afin que le travail
garde son sens et ne devienne pas une routine aussi abêtissante que ne le fut le travail à
la chaîne en son temps.

À l’inverse, le numérique peut-il ouvrir aux opérateurs de nouvelles marges de ma-


nœuvre, en mettant à leur disposition de nouvelles possibilités d’action et d’acquisition
de compétences ?

***
24 Le design du travail en action

Après avoir esquissé à grands traits la toile de fond sur laquelle s’inscrit le design du travail
(chapitre 1 : une approche pragmatiste), nous donnons à voir des situations ou initia-
tives traduisant des intentions ou des méthodes de design du travail. Nous les avons
regroupées en deux catégories.

1. Des cas d’introduction ou de déploiement de technologies relevant de l’industrie 4.0 :


outils de simulation, réalité virtuelle, outils à base d’intelligence artificielle (IA), inter-
faces numériques de type tablette ou écran tactile, outils de captation vidéo des modes
opératoires, cobots et automatismes… (chapitre 2).

Les cas de cette première catégorie permettent de répondre aux questions suivantes : a) quel
outil technologique ? b) quel est l’objectif poursuivi par l’entreprise ? c) comment les
opérateurs sont-ils associés à la démarche ? d) quels sont les points de vigilance ?

2. La seconde catégorie de cas concerne des transformations organisationnelles im-


pactant le travail de production (avec ou sans introduction de technologies 4.0). Il peut
s’agir de cas d’introduction du lean management, d’évolution vers une « entreprise appre-
nante », de renversement de la pyramide (« entreprise libérée »), de lancement d’une
transformation numérique (chapitre 3).

Ces transformations entraînent-elles ou non une plus grande autonomie et une partici-
pation plus active des opérateurs et des techniciens dans leurs activités quotidiennes de
travail ? Constituent-elles aussi une opportunité de faire participer plus largement les
personnels à la gestion du changement et à la définition des nouvelles conditions de
travail (i.e. participation aux projets organisationnels ou technologiques) ?

Cette catégorie de cas vise à répondre aux questions suivantes : a) quelle est la vision qui
préside à ces transformations ? quelle place pour l’humain ? b) quelles en sont (ou ont été)
les principales étapes ? c) comment les personnels y ont-ils été associés ?

Enfin, le chapitre 4 tente d’évaluer comment les technologies et les nouvelles formes d’orga-
­­nisation du travail impactent positivement ou négativement l’autonomie des acteurs.
Introduction 25

Méthode de l’étude

Pour documenter des situations relatives au design du travail dans les entreprises ma-
nufacturières, nous avons dans une première phase opéré une veille pour repérer des
cas qui semblaient intéressants via la presse spécialisée, les blogs, le bouche-à-oreille,
mais aussi via les labels « vitrine industrie du futur » décernés par l’Alliance Industrie du
Futur (AIF).
Une série d’entretiens s’en est suivie par téléphone et/ou visioconférence (compte tenu
du contexte sanitaire à l’époque de la recherche), avec un échantillon de dirigeants d’en-
treprise, responsables de production, de l’amélioration continue ou de transformation
numérique, mais aussi avec des fournisseurs de solutions 4.0 et des bureaux d’études
ou des cabinets de conseil chargés de les implémenter (voir Liste des personnes inter-
viewées en annexe). Les personnes ont été informées du cadre de la recherche, dont
le sujet et le contexte leur ont été brièvement présentés, et ont donné leur accord pour
être enregistrées. Compte tenu de la crise sanitaire à l’époque de l’étude, seules trois
visites sur site ont pu être conduites : chez Michelin à Roanne (antérieurement à la crise
sanitaire), chez LYNRED à Grenoble, et chez B. Braun à Saint-Jean-de-Luz.
L’ensemble de ces comptes-rendus forment le matériau principal du présent rapport.
La méthode suivie pour cette recherche est celle de l’enquête narrative – aussi appelée
recherche narrative ou analyse de récits13 – basée sur des récits formulés par des acteurs14.
Elle a reposé sur un guide d’entretien servant d’aide-mémoire pour couvrir les principales
questions de l’étude, mais les personnes interviewées sont restées libres de développer
leur propre discours narratif, les questions permettant simplement de réorienter l’inter-
locuteur sur l’objet de la recherche s’il s’en éloignait trop ou d’approfondir les points
évoqués en lien avec l’objet. En particulier, l’expression « design du travail », si elle a été
brièvement introduite, n’a pas été précisément définie à chaque interlocuteur, permet-
tant à chacun de s’en saisir assez librement selon sa compréhension. Ce dévoilement
de l’interlocuteur à travers sa compréhension du sujet permettait en lui-même de saisir
la place qu’il accordait à l’humain dans le cadre de son contexte et de son activité.
Les résultats de la recherche sont aussi exposés sur le mode du récit  –  reconstruit
pour en dégager les points saillants –, de façon à ne pas s’éloigner artificiellement du
matériau recueilli et à éviter d’y plaquer une grille de lecture a priori. Certains récits ont
été regroupés quand ils exprimaient des processus récurrents ou des logiques d’action
communes.

13. Voir Thierno Bah, Louis César Ndione, Alexandre Tiercelin, Les récits de vie en sciences de gestion, EMS, 2015.
13. Voir Thierno Bah, Louis César Ndione, Alexandre Tiercelin, Les récits de vie en sciences de gestion, EMS, 2015.
14. « Analyse d’un récit par un acteur sur des événements qu’il a vécus. Le discours est provoqué par le chercheur.
14. « Analyse d’un récit par un acteur sur des événements qu’il a vécus. Le discours est provoqué par le chercheur. L’acteur reste
L’acteur reste libre de la formulation des faits et des interprétations qu’il en donne ». Voir Sanséau P.-Y., « Les
libre de la formulation des faits et des interprétations qu’il en donne ». Voir Sanséau P.-Y., « Les récits de vie comme stratégie
récits de vie comme stratégie d’accès au réel en sciences de gestion : pertinence, positionnement et perspectives
d’accès au réel en sciences de gestion : pertinence, positionnement et perspectives d’analyse », Recherches qualitatives, vol.25(2),
d’analyse », Recherches qualitatives, vol.25(2), 2005, pp. 33-57. Si cette méthode reste débattue en sciences de
2005, pp. 33-57. Si cette méthode reste débattue en sciences de gestion, elle est au fondement de l’investigation de l’École de Paris
gestion, elle est au fondement de l’investigation de l’École de Paris du management depuis trente ans, à laquelle
du management depuis trente ans, à laquelle nous nous référons pour ce choix.
nous nous référons pour ce choix.
27

CHAPITRE 1
Le design du travail :
une approche pragmatiste 15

Le design du travail est une démarche émi­­- qu’une opinion fausse. Par exemple, je vois
nem­­ment pragmatiste – et pas seulement un bâton cassé à travers l’eau, mais je dé-
pragmatique. Quels enjeux pour le pragma- couvre qu’en réalité il s’agit d’un effet op-
tisme dans les organisations au xxie siècle ? tique. Il convient donc de se méfier des
La philosophie pragmatiste est née comme jugements causés par nos sens et de s’affran­­-
une pensée critique qui nécessite de com- chir des préjugés que produit l’expérience.
prendre d’abord à quoi elle s’oppose : la
philosophie idéaliste/rationaliste. Petite Descartes viendra prolonger ces lignes.
incursion philosophique. Pour se débarrasser des préjugés issus de
l’expérience humaine, le sujet doit se couper
du monde pour exercer sa pensée fondée
Idéalisme, rationalisme, sur le doute et la raison, afin de produire
des représentations logiques et, idéalement,
cognitivisme
mathé­matisables. Le dualisme est né, sépa­­-
Depuis Platon et Aristote, la représenta­­tion rant pour plusieurs siècles la pensée et
logique, l’enchaînement causal, fondent la l’expérience, avec des conséquences assez
connais­­sance. La représentation abstraite bien connues sur le fonc­­tion­­nement des
d’une chose est supérieure au juge­­ment orga­­nisations : l’intelligence de l’activité
empirique porté sur cette chose, ce dernier sera pensée à l’extérieur de l’activité, selon
pouvant aussi bien être une opinion vraie un programme rationnel.

15. Cette section a trouvé sa source d’inspiration dans l’ouvrage fondamental de Philippe Lorino, Pragmatisme et étude des
organisations, Economica, 2020, auquel nous renvoyons, ainsi que dans son intervention orale à l’ESG UQAM de Montréal,
le 29 mars 2019. Nous avons étendu son exemple de la roue de Deming au cas du TWI, ainsi qu’aux new ways of working à
l’âge du digital.
28 Le design du travail en action

Arrive là-dessus un penseur extraordinaire, Charles Sanders Peirce, William James et,
Herbert Simon, chercheur sur les organisa- un peu plus tard, John Dewey.
tions mais aussi sur les systèmes d’infor-
mation, qui vient en quelque sorte sauver Qu’est-ce qui caractérise leur temps ? Ils
le cartésianisme en l’aménageant. Pour sortent tout juste de la guerre de Sécession,
Simon, face à la complexité, il est effec- qui a tué un homme américain sur douze
tivement difficile de représenter la réalité au nom de représentations du monde diffé-
par des modèles ex ante, mais il est, en rentes ; les innovations technologiques se
revanche, possible de mettre en place des succèdent à grande vitesse, telles le chemin
de fer, le téléphone de Bell, la lampe à in-
procédures de raisonnement ou des pro-
candescence d’Edison, le phonographe, la
grammes procéduraux qui permettent de
première caméra de prise de vue cinéma-
mutualiser et de traiter l’information au fur
tographique ; la croissance est aussi farami-
et à mesure où elle nous arrive. Simon parle
neuse que l’immigration vers les États-Unis
de « computation », c’est-à-dire de la capa­­-
est massive. L’Origine des espèces de
cité pour une organisation, à la manière du
Darwin (1859) a permis de découvrir que
cerveau, de traiter l’information par des
l’évolution de la vie est un processus
processus logiques, basés sur des représen-
con­­tinu et mouvant, et que l’homme n’est
tations communes et partagées. Le cogniti-
pas une exception de la création mais fonc-
visme devient un nouveau paradigme, mais
tionne comme les autres espèces vivantes.
il ne rompt pas avec Descartes : l’action
Cet ouvrage sera l’une des sources du dé-
est toujours le produit nécessaire de repré-
veloppement d’une conscience écologique
sentations logiques.
aux États-Unis. Ce contexte général inspire
les membres du Metaphysical Club dans
leur tentative de se projeter vers le futur.
La naissance Selon les pragmatistes, il importe d’explorer
des pragmatistes tous les effets pratiques des théories. Quelle
différence cela ferait-il en pratique si telle
En 1872, douze anciens diplômés de Har- option plutôt que telle autre était vraie ?
vard, férus de philosophie, se réunissent s’interrogent-ils. Les idées étant des instru-
une dizaine de fois sous l’étiquette ironique ments socialement construits (des croyances
de The Metaphysical Club : ironique, car contingentes et relatives), il faut les mettre
ils n’ont en fait nullement l’intention de à l’épreuve à travers l’expérimentation so-
réfléchir à la métaphysique, mais plutôt ciale. La philosophie doit reproduire dans
de construire un nouveau courant philo- le domaine sociopolitique ce que la science
sophique opposé à celle-ci et adapté à moderne accomplit dans le domaine tech-
leur temps : le pragmatisme. Les figures nologique. De cette philosophie complexe
de cette philosophie américaine seront et débattue, retenons ce qui intéresse notre
Chapitre 1. Le design du travail : une approche pragmatiste 29

propos : le pragmatisme rejette le dualisme en saisit les causes et les racines. Leur mé-
cartésien. Pour les pragmatistes, pensée et thode ? Enquêter, expérimenter, explorer
action sont inséparables : penser, c’est agir, (voir encadré). Sur le plan philosophique,
et agir, c’est penser. Pour comprendre le la réception du pragmatisme dans la France
réel, il faut tenter de le transformer. C’est cartésienne sera globalement très critique
en tentant de résoudre les problèmes qu’on (« une ploucquerie américaine »16).

L’enquête pragmatiste : du doute à la croyance17

L’enquête est le processus social par lequel des habitudes18 sont transformées, adap-
tées, abandonnées ou réinventées, à partir d’habitudes mises en échec qui aboutissent
à des habitudes renouvelées.
L’enquête démarre sur un doute ou une indétermination. Elle se conclut par une nou-
velle croyance19 qui est, par construction, temporaire. C’est une conviction en l’état des
connaissances et dans un contexte donné. Cette nouvelle croyance implique alors de
nouvelles habitudes, de nouvelles pratiques, de nouvelles manières de faire.
L’enquête articule différentes phases :
• Problématisation : que cherche-t-on à résoudre ? Cadrage de l’extension spatio-
temporelle de l’enquête.
• Construction d’hypothèses (abduction) : quelles causes pourraient être à l’origine
des faits observés ? La cause identifiée est considérée à ce stade comme la théorie
explicative la plus plausible.
• Raisonnement logique (déduction) : quelles conséquences aurait l’hypothèse retenue ?
• Expérimentation : test de validité de l’hypothèse et de ses conséquences.
•  nalyse du retour d’expérience pour valider de nouvelles hypothèses (raisonnement
A
par induction)20.
Le processus n’est en fait pas linéaire. Les étapes de l’enquête sont inévitablement récur-
sives et enchevêtrées.
Qui enquête ? Tous les acteurs concernés de manière significative par le thème d’une
enquête devraient y prendre part, et, ensemble, construire le récit plausible de la situa-
tion et convenir de la suite à donner.

16. https://fr.wikipedia.org/wiki/Pragmatisme
17. Philippe Lorino, Pragmatisme et étude des organisations, Economica, 2020, chapitre 4.
18. Au sens de pratiques professionnelles communes.
19. Fait de croire qu’une chose est vraisemblable, possible.
20. Inférer la validité d’une théorie à partir d’un nombre limité d’expérimentations.

151617181920
30 Le design du travail en action

Les idées sont des outils – comme nale versus les pédagogies alternatives de
les fourchettes et les couteaux – que type Montessori.
les gens conçoivent pour se débrouiller
avec le monde.  
Louis Menand (2001)
Applications du pragmatisme
en gestion : management de
Les pragmatistes s’intéressent particuliè- la qualité et amélioration
rement aux effets qu’induit l’éducation sur continue
le fonctionnement de la société. Dans son
ouvrage Democracy and Education21, John
« Actors are the thinkers of activity. »
Dewey consacre quelques pages à une cri-
Taiichi Ohno
tique de l’OST : « La tendance à réduire
l’efficience de l’activité et le management Dans les années 1920, un jeune statisticien,
scientifique à de purs facteurs techniques Walter Shewhart, disciple des pragma­­-
externes est la preuve que l’éducation de tistes, est embauché à l’usine Hawthorne
ceux qui contrôlent l’industrie n’a stimulé de Western Electric pour mettre au point
chez eux qu’un seul angle de pensée »22. un système préventif de contrôle de la
Cette critique porte au-delà du taylorisme : qualité, qui deviendra la maîtrise statis-
elle s’attaque à toutes les approches de tique des procédés (1924). Il insiste sur
l’activité humaine qui sont conçues com- deux aspects : a) le caractère exploratoire
me hétéronomes, c’est-à-dire où l’action et expérimental de l’action ; b) l’idée que
est vue comme pure exécution (d’un plan, les outils ne peuvent être opératoires que
d’un programme) et où toute intelligence s’ils sont mis au service des opérationnels
de l’action procède d’une pensée préalable de terrain.
qui lui est extérieure. Dans la conception
hétéronome, l’intelligence de l’action est Il embauche deux jeunes ingénieurs,
toujours amenée de l’extérieur (consul- William E. Deming et Joseph Juran, qui
tants, experts, managers, etc.). En revanche, deviendront les pères du mouvement du
dans la vision pragmatiste, l’intelligence management par la qualité. Sous l’influ­­-
de l’action est produite par ceux qui agis­­ ence de Deming, qui part travailler au
sent. On peut prendre, comme exemple Japon, Taiichi Ohno développera ensuite
d’hétéronomie, la conception des pro­­ pour Toyota le Toyota Production System
grammes scolaires par l’Éducation natio­­­- (TPS) qui se diffusera à travers le monde

21. Dewey, John (1916). Democracy and Education: An Introduction to the Philosophy of Education. New York: Macmillan.
22. C’est nous qui traduisons : « The tendency to reduce such things as efficiency of activity and scientific management to purely
technical externals is evidence of the one-sided stimulation of thought given to those in control of industry. »
Chapitre 1. Le design du travail : une approche pragmatiste 31

sous le nom de toyotisme ou lean manufac- saisir ce dévoiement est le destin de la roue
turing. Au fondement du système repose de Deming, connue sous le nom de PDCA
la maxime pragmatiste d’Ohno : « Les ac- (pour Plan, Do, Check, Act). En réalité, la
teurs sont les penseurs de l’activité. » boucle d’origine de Deming s’appelait
PDSA (S pour Study) et reposait sur une
La roue de Deming logique expérimentale radicalement dif-
férente : la logique de l’enquête (voir fi­­
Souvent mal compris, les principes de gure 1.1).
Shewhart, Deming et Ohno seront par la
suite fréquemment dévoyés et « confis- Deming se battra jusqu’à sa disparition
qués » par la domination de logiques cogni­­ contre ce dévoiement du PDSA d’inspi-
tivistes, consistant à mesurer des écarts par ration pragmatiste, consistant à le trans-
rapport à des modèles rationnels conçus former en PDCA d’inspiration idéaliste/
par des experts. Un bon exemple pour rationaliste.

Figure 1.1 – La roue de Deming : PDSA versus PDCA

PDSA : enquête collective PDCA : contrôle fondé sur la mesure


pour explorer une amélioration des écarts par rapport à un plan initial

Plan 1 : formuler une première Plan : fixer un plan d’action


hypothèse

Do : expérimenter l’hypothèse Do : exécuter le plan

Study : analyser les résultats de Check : contrôler que ça fonctionne


l’expérimentation

Act : reconcevoir l’action à partir Act : éliminer les écarts


des résultats et la mettre en place

Plan 2 : ouvrir une seconde hypothèse Plan : avec un peu de chance,
et recommencer la boucle le résultat correspond au plan de départ

Source : Adapté de P. Lorino (2020).


32 Le design du travail en action

Le programme TWI Affiche We can do it!,


« Dis-le moi et je l’oublierai.
dite Rosie la riveteuse
Enseigne-le-moi et je m’en souviendrai.
Implique-moi et j’apprendrai. »
Benjamin Franklin

Le programme TWI (Training Within In-


dustry) a été déployé pendant la Seconde
Guerre mondiale aux États-Unis pour sou-
­­tenir l’effort de guerre des industries
d’armement. Il s’agissait de former massi-
vement du personnel, alors que beaucoup
de travailleurs étaient mobilisés et par-
taient au front. Outil de formation mais
aussi de résolution de problèmes et de mise
au point du standard, ce programme d’ins­­-
piration pragmatiste a fortement influen-
cé l’industrie japonaise en reconstruction
après la guerre, et en particulier Toyota.
Un peu oublié en Occident, il fait l’objet
d’un nouvel intérêt, car il entretient une
parenté forte avec la formation en situa-
tion de travail (Afest)23. Créée par J. Howard Miller pour la Westinghouse
Electric Company, 1942.
Le TWI est une méthode de formation en
situation de travail, qui prend racine dans
les travaux de Charles Allen aux États-Unis
dans son livre The Instructor, the Man and dre à former au poste de travail, et 11 mil-
the Job (1919). lions de personnes de « l’arsenal de la
La méthode en quatre étapes d’Allen – Show, démocratie » vont apprendre à travailler.
Tell, Do, Check – va connaître un succès Le symbole en sera l’affiche de Rosie la
reten­­tissant dans les années 1940 : 1,7 mil- riveteuse, une opératrice formée grâce au
lion de managers et de formateurs dans TWI, qui deviendra, des années plus tard,
16 511 entreprises améri­caines vont appren- une icône des mouvements féministes.

23. L’Afest (action de formation en situation de travail), dont la pédagogie est articulée selon le constat que l’expérience
de travail ne suffit pas à produire en elle-même des compétences susceptibles d’être réutilisées, mais qu’un temps réflexif
accompagné par un formateur est nécessaire pour tirer les enseignements de ce qui s’est passé, analyser les écarts entre les
attendus, les réalisations et les acquis, et ainsi consolider et expliciter les apprentissages (www.anact.fr).
Chapitre 1. Le design du travail : une approche pragmatiste 33

Au-delà d’une méthode de formation ac- Les enjeux du pragmatisme


célérée, le TWI permet de construire un
langage commun sur les opérations et joue
au xxie siècle pour
un rôle important dans la transmission des les organisations
savoirs. On retrouve ici l’importance ac-
cordée à la formation-action par les prag- En cette première moitié du xxie siècle, on
matistes, notamment par Dewey. peut identifier un renouveau du pragma-
tisme dans les organisations. Il existe, en
Le TWI a profondément influencé le sys- effet, une continuité manifeste d’inten­­tion
tème de production de Toyota pour les entre l’amélioration continue du Toyota
méthodes de mise au point du standard et Production System et la culture agile des
de formation24. En revanche, sa diffu­­sion start-up, toutes deux d’inspiration pra-
en France est restée extrêmement limitée gmatiste.
jusqu’à récemment. Parmi les raisons qui
peuvent l’expliquer, il y a le fait que, dans La culture digitale affiche une évidente
cette méthode, le standard de production parenté avec la philosophie pragmatiste :
doit être mis au point avec les opérateurs.
• Se focaliser sur les approches expérimen-
Il s’agit en effet d’un mode opé­­ratoire dé-
tales plutôt que sur la planification.
taillé qui ne peut être réalisé qu’avec eux.
La greffe a donc eu du mal à prendre dans • Itérer en boucles de rétroaction rapides.
notre système idéaliste/rationaliste de sépa-
ration pensée-action, qui donne l’exclusivité • Appuyer ses analyses sur des faits/don-
de la conception du travail aux méthodes. nées plutôt que se baser sur des opinions.

À travers ces deux exemples, on voit com- • Tester sans avoir peur d’échouer, l’échec
bien le système de pensée appliqué peut d’une hypothèse contribuant à l’appren-
trans­­former la nature même des outils con­­si­­- tissage (couramment désigné comme
dérés (roue de Deming) ou rendre difficile « droit à l’erreur » ou « test and learn »).
l’adoption d’une méthode (TWI). L’échec de •O
 bserver les usages pour créer de la
nombreux projets d’implémentation du lean valeur client.
management, dans les années 1990 et 2000
en France, a certainement de nombreuses • Autonomiser et responsabiliser plutôt
causes, mais il nous semble qu’elles pren- que contrôler (subsidiarité plutôt que
nent racine dans la difficulté de transposer hié­­rarchie).
un système de management d’inspiration
pragma­­ tiste dans une grille de lecture
idéaliste/rationaliste.

24. Jeffrey K. Liker, David Meier, Toyota Talent: Developing Your People the Toyota Way (English Edition), McGraw-Hill
Education, 2007.
34 Le design du travail en action

Figure 1.2 – New ways of working

EMPOWERMENT DATA
Over control Over opinions

TEST & LEARN COLLABORATION


Over plans Over protection

USERS FAILURE
Over customers Over not trying

Source : Adapté de la Digital Factory de Thales25.


Le paradigme que nous quittons est d’inspiration idéaliste/rationaliste, alors que le nouveau paradigme est d’inspiration
pragmatiste.

La valeur attribuée à la nouvelle culture les espoirs immenses placés dans le big data
agile du digital26 (voir figure 1.2), désor- et l’intelligence artificielle. La valeur attri­­-
mais endossée et revendiquée par une buée aux données, aux protocoles numé-
immense majorité d’entreprises, pourrait riques et autres algorithmes de machine
laisser penser que, au moins sur le plan du learning dans le paradigme du digital et de
discours, le pragmatisme a gagné du terrain l’industrie 4.0, donne potentiellement aux
dans la vie des organisations.
modèles rationalistes et cognitivistes une
Cependant, au même moment, ce renouveau puissance renforcée au sein des organisa-
du pragmatisme entre en collision avec un tions. L’asservissement à la donnée – « c’est
renouveau du cognitivisme, sym­­bo­­lisé par la donnée qui le dit » (donnée dont on ne

25. https://nbry.wordpress.com/2019/04/08/accelerating-new-businesses-at-thales-digital-factory/
26. « Culture for a digital age », McKinsey Quarterly, 20 juillet 2017.
Chapitre 1. Le design du travail : une approche pragmatiste 35

sait souvent ni selon quelles hypothèses en 2015 par l’algorithme de reconnais-


elle a été analysée ni quels en sont les biais sance d’images de Google, qui avait classé
possibles) – pourrait offrir encore moins de deux personnes noires dans la catégorie
marge de manœuvre aux travailleurs que « gorille », et par Flickr qui en avait éti-
l’ancienne soumission à l’autorité – « c’est queté une dans les catégories « animal »
le chef qui le dit » (opinion et autorité que et « singe », montrent s’il en était besoin
l’on peut toujours contester). que la boîte noire des algorithmes peut
pro­­duire des résultats aberrants. À côté
Le statut des données est donc assez am-
des erreurs manifestes, on trouve aussi des
bigu. Dans les new ways of working du
biais, tels que ceux que mentionne Thierry
digital, les données sont présentées comme
Poibeau : « En 2018, Amazon abandonnait
un élément de nature pragmatiste. Elles
son système de tri automatique de CV après
s’opposent aux opinions de nature idéaliste/
s’être rendu compte que le système rétro-
rationaliste. Plutôt que des opinions sur la
gradait systématiquement les CV féminins.
meilleure façon de faire une campagne mar­-
keting par e-mail (mise en page, contenu, Pourquoi un tel comportement ? Parce que
heure d’envoi…), les entreprises du numé­­- les recrutements précédents, c’est-à-dire
rique s’appuient sur des données statistiques [les données à partir desquelles] avait été
obtenues par exemple à travers des cam- entraîné le système, étaient quasi exclusi-
pagnes en A/B testing pour valider quelle vement [constituées de profils] masculins :
est la meilleure option. Le résultat n’est pas le système d’IA reproduisait les “biais”
considéré comme une vérité intangible mais antérieurs »27. On voit donc que non seule-
comme un résultat provisoire en l’état des ment les données initiales servant au corpus
hypothèses expérimentées. Il s’agit en d’entraînement ne sont pas « neutres » et
quelque sorte d’une « enquête », et cette peuvent être biaisées par des comportements
démarche est bien de nature pragmatiste. passés, mais également que l’algorithme
Mais la tendance à vouloir élargir ce mana- lui-même (souvent secret) peut venir ren­-
gement par la preuve à toutes les dimensions forcer les tendances principales contenues
de l’entreprise présente un côté obscur. Si dans les données d’entraînement. « La pos­­-
le résultat produit par le traitement des sibilité de traiter des données plus abon-
données ne fait l’objet d’aucune analyse dantes au moyen d’algorithmes plus pointus
ni de discussion critique, il s’opère alors renforce l’espoir que les situations peuvent
un basculement vers un « nouveau cogniti- être contrôlées rationnellement. Cepen-
visme » par la donnée. Les erreurs commises dant, ce qui passe à travers les mailles

27. Thierry Poibeau, « Emploi, sécurité, justice : d’où viennent les “biais” des IA et peut-on les éviter ? », The Conversation,
4 février 2021.
36 Le design du travail en action

du filet du traitement massif des données ni bonne, ni mauvaise, ni neutre »29, nous


et des algorithmes sophistiqués est un dit Melvin Kranzberg. « Ni neutre » fait
concentré de nouveauté radicale, d’incer- référence au fait que sa puissance impose
titude dérou­tante et de complexité chao- de pouvoir s’appuyer sur un référentiel
tique »28, rappelle Philippe Lorino. « politique », autrement dit sur la clarifi-
cation, le partage et la mise en débat de
l’intention qui est poursuivie par sa mise
L’enjeu du pragmatisme pour les en œuvre. « Dans la perspective pragma-
organisations est le suivant : voulons- tiste, il est essentiel que les sociétés préser-
nous avancer vers des modèles toujours vent un équilibre entre le développement
plus rationnels et abstraits ou vers un de moyens technologiques complexes et
puissants et la capacité sociale de maintenir
paradigme de l’action collective rela-
l’intelligibilité et la capacité d’action col-
tionnelle, basée sur des approches parti- lectives, condition clé de la démocratie »,
cipatives et de l’expérimentation ? dit encore Philippe Lorino. Transposé à
l’échelle de l’entreprise, cela signifie laisser
une place au pouvoir d’agir individuel et
L’enjeu du pragmatisme pour les organi- collectif et à la participation des travailleurs.
sations est donc le suivant : voulons-nous
avancer vers des modèles toujours plus Face à l’accroissement du risque d’hétéro-
rationnels et abstraits, et toujours plus de nomie par la technologie, la participation des
contrôle, ou vers un paradigme de l’action salariés et de leurs représentants à l’analyse
collective relationnelle, basée sur des ap­ et à la construction de leur propre travail,
proches participatives et de l’expérimen- apparaît alors comme un garde-fou indis-
tation ? Il n’est guère besoin de préciser pensable mais fragile.
dans quel camp se situe le design du tra-
vail, qui se place délibérément dans la
filiation de Dewey, Deming et Ohno.

Cette oscillation entre pragmatisme et co-


gni­tivisme nous a paru souvent présente
dans les situations rencontrées lors de
cette étude, sans pour autant que nos in-
terlocuteurs semblent en avoir une claire
conscience. « La technologie n’est en soi

28. Philippe Lorino, « Pourquoi une telle actualité du pragmatisme pour la recherche sur les organisations et pour les pratiques
de gestion ? », 11 mars 2020. http://knowledge.essec.edu/fr/leadership/pragmatisme-organisation-management.html
29. Première loi de Melvin Kranzberg, professeur américain d’histoire des technologies. Kranzberg Melvin, « Technology and
History: “Kranzberg’s Laws” », Technology and Culture, 27 (3), July 1986, 544-560.
Chapitre 1. Le design du travail : une approche pragmatiste 37

Figure 1.3 – Idéalisme / cognitivisme versus pragmatisme

Idéalisme / Rationalisme /
Paradigme Cognitivisme Pragmatisme

Philosophie Platon - Descartes - Pierce - Dewey


Simon

Cœur de la philosophie Dualité : séparation Unité pensée - action


pensée/action
Adapté à un monde Prévisible Complexe, incertain,
ambigu

Organisation industrielle Taylor Shewhart - Deming -


Ohno

Citation « Toute forme de travail « C’est celui qui fait


cérébral devrait être qui sait. »
éliminée de l’atelier et
recentrée au sein du
département conception
et planification. »

Management Hiérarchie Subsidiarité

Style de management Contrôle Autonomie/


Responsabilité

Input Relations causales, Mise à l’épreuve des


représentations logiques croyances, données

Méthode Planification/exécution Expérimentation,


enquête, exploration

Formation Cours magistral, travaux Apprentissage par


pratiques la pratique, enseignement
par les pairs, TWI, AFEST

Entreprenariat Business Plan/Exécution Effectuation30

Source : Créé par François Pellerin.

30. https://philippesilberzahn.com/2011/02/28/comment-entrepreneurs-pensent-agissent-principes-effectuation/
39

CHAPITRE 2
Outils technologiques et implication
des opérateurs

La première catégorie de situations exa- le dépanner) ou à la conception des moyens


minées dans cette étude concerne l’intro- de production (création d’une nouvelle
duction ou le déploiement d’outils techno- usine, analyse des flux, implantation des
logiques relevant plus ou moins de
­­ machines dans l’usine, etc.).
l’industrie 4.0. Ces situations permettent de
comprendre : a) ce que ces outils changent Les technologies d’assistance avec les-
dans la façon d’effectuer le travail ; b) la quelles l’opérateur interagit sur la ligne ou
manière dont les techniciens et les opé- l’îlot de production, de manière à accélérer,
rateurs de production sont associés à ces améliorer ou faciliter les opérations ou les
déploiements. décisions liées aux opérations (outils d’aide
à la décision à base d’IA, montres, tablettes
Ces cas sont centrés sur quelques catégo- ou autres objets connectés, cobots et autres
ries d’outils et de dispositifs numériques automatismes).
parmi les plus emblématiques de l’indus-
trie 4.0. Ces deux grandes catégories n’épuisent pas
le sujet : d’autres technologies telles que
Les technologies de conception viennent les technologies de communication ou de
faciliter la conception des opérations ou des collaboration (agendas partagés et plate-
moyens de production et sont généralement formes de partage, environnements numé-
pilotées par les bureaux d’ingénierie ou les riques de travail pour le travail au bureau
méthodes avec le concours d’ergonomes, à ou le travail à distance, réseaux sociaux
partir de l’observation du travail des opé- d’entreprise), les technologies de gestion
rateurs. Ces nouveaux outils de simulation et de pilotage de l’activité (ERP, MES) ou
ou d’immersion virtuelle permettent une les technologies de formation (e-learning,
analyse du facteur humain, essentiellement réalité virtuelle ou augmentée appliquée à
du point de vue de la santé et la sécurité la formation) auraient également pu être
au travail, afin de l’intégrer à la concep- évoquées, mais elles ne l’ont pas été par
tion du produit (facilitation à le monter, à nos interlocuteurs.
40 Le design du travail en action

Les responsables interrogés manifestent Ou, pour le dire autrement, on peut distin-
clairement le souci et la volonté d’intégrer guer les approches pour le travailleur ou
le facteur humain dans la conception de avec le travailleur.
ces outils de travail. Mais ce qui distingue
souvent les approches, c’est le niveau de
considération accordé aux opérateurs et
leur niveau de participation à la définition
Intégrer le facteur humain
de leurs propres besoins. dans les modélisations
numériques de conception
Très schématiquement, on peut distin­­guer
ces approches selon qu’elles posent le tra­­-
vail­­leur comme objet ou comme sujet : Chez Airbus Helicopters, de nouvelles
a) objet d’observation et d’étude pour con- chaînes automatisées d’assemblage sont
ce­­voir ensuite les outils et méthodes de en préparation pour un nouveau modèle
travail de façon hétéronome ; b) sujet par- d’hélicoptère, le H160. Les personnes du
ticipant et agissant à la coconstruction de bureau d’études travaillent sur des ma-
son activité et des outils de son travail ;… quettes numériques pour concevoir ces
et toutes sortes de nuances ou de gradations nouvelles chaînes et y intégrer le facteur
entre ces deux extrêmes. humain (voir encadré).

Facteurs humains et ergonomie

Les facteurs humains et l’ergonomie sont l’application de principes psychologiques


et physiologiques à l’ingénierie et à la conception de produits, de processus et de
systèmes. Le but des facteurs humains est d’atteindre des objectifs de santé et sécu­­
rité au travail, de réduire l’erreur humaine, d’augmenter la productivité et d’améliorer
le confort, en mettant un accent particulier sur l’interaction entre l’humain et l’objet
d’intérêt.
Il existe deux grands courants qui caractérisent l’ergonomie : le courant human factors
à prédominance anglo-saxonne et l’ergonomie de l’activité, appelée jusqu’à récemment
ergonomie de langue française.
L’approche human factors assure une adaptation des outils aux caractéristiques des
personnes (en lien avec l’anatomie, la physiologie et la psychologie) indépendamment
du contexte, alors que l’ergonomie de l’activité, plus intégrative et systémique, assure
l’adaptation des outils aux personnes et aux exigences des contextes, en se focalisant
sur les situations de travail réel et l’environnement de travail.
Chapitre 2. Outils technologiques et implication des opérateurs 41

Pendant longtemps, un hélicoptère était as- Pour que cette approche développe tout son
semblé en poste fixe. Les nouvelles chaînes potentiel, il faut s’assurer que le groupe de
de montage, en revanche, sont « avançantes » travail reste au complet, depuis la prépa-
– comme dans l’automobile –, ce qui est ration jusqu’au déroulement de la « revue
assez nouveau dans l’aéronautique et per- collaborative ». Il est apparu notamment
mettra une montée en cadence de la produc- que, sans ergonome dans la phase de pré­pa-
tion. Pour prendre en compte et intégrer le ration de la simulation, certains paramètres
facteur humain dans ces nouvelles chaînes, ne sont pas pris en compte. Par exemple, un
les ingénieurs ont mis en place une mé- ergonome proposerait de prendre plusieurs
thode, appelée le ring numérique, qui vise, mannequins numériques de différentes
autour de CATIA31, à placer un mannequin tailles pour effectuer une même tâche,
numérique dans un environnement virtuel dans plusieurs types de postures et en inte-
qui simule les flux de la future chaîne (avec raction avec l’environnement33. De même,
le logiciel DELMIA32). Ils déplacent alors le lors de la revue collaborative, il peut parfois
mannequin entre un point A et un point B, manquer soit l’ergonome, soit l’opérateur,
et lui font réaliser différentes tâches. La pré­­ soit les deux. Et lorsqu’ils sont absents, de
paration amont de la simulation est faite par nombreuses questions et remarques qui
des spécialistes en mécanique et en design. auraient pu être pertinentes passent à la
Ensuite, intervient une « revue collabo- trappe. En revanche, quand l’opérateur et
rative » de tous les métiers qui seront l’ergonome participent, l’analyse est
impliqués sur la future ligne : un groupe beaucoup plus fouillée : le groupe peut
de travail se réunit comprenant les ingé- passer une demi-heure sur une tâche que
nieurs concernés par le développement, un les équipes de conception auraient expé-
ergonome et un opérateur qui connaît bien diée en cinq minutes.
l’environnement. Les concepteurs projet­­
tent la simulation et les personnes discutent
entre elles de la faisabilité de la tâche consi­­-
dérée. Cette méthode n’était jusqu’ici pas
habituelle en aéronautique et représente une
innovation organisationnelle.

31. CATIA (conception assistée tridimensionnelle interactive appliquée) est un logiciel de conception assistée par ordinateur
(CAO) créé au départ par la société Dassault Aviation pour ses propres besoins sous le nom de CATI. En 1981, la compagnie
Dassault Systèmes a été créée pour en assurer le développement et la maintenance sous le nom de CATIA. Progressivement, la
notoriété de CATIA a commencé à croître au-delà du secteur de la conception aéronautique et à couvrir celui de l’automobile,
puis de plusieurs industries telles que les biens de consommation, la machine-outil et la construction navale.
32. DELMIA est une suite logicielle, développée par Dassault Systèmes, permettant de modéliser et de concevoir les moyens de
production d’une entreprise manufacturière. Elle permet de simuler les processus de l’usine numérique.
33. Une analyse complète en facteurs humains doit en principe considérer les aspects physiques, cognitifs et organisationnels
du travail.
42 Le design du travail en action

Lorsque le groupe identifie un gros pro- Fabien Bernard a produit une thèse en
blème sur la maquette numérique, un ring ergonomie34 dans un autre service d’Airbus
physique peut avoir lieu, c’est-à-dire que Helicopters (la Maintenabilité), en charge
la scène est rejouée « pour de vrai » par des aspects de conception qui affecteront
un opérateur dans une maquette physique, la maintenance des hélicoptères chez les
afin de déceler ce qui n’a pas pu l’être en clients – maintenance réalisée par des opé-
numérique. Que ce soit en numérique ou rateurs qui généralement ne font pas partie
en physique, l’idée sous-jacente est bien de d’Airbus. Si au bureau d’études Production,
faire des itérations pour améliorer l’ergo- on s’occupe de savoir comment l’hélicop-
nomie. Quand l’ergonome et l’opérateur tère sera monté, à la Maintenabilité, on se
sont absents, il est plus facile pour les préoccupe de comprendre comment il sera
autres de tout valider en une seule session démonté. Fabien Bernard a étudié les ap-
et de ne plus y revenir. Ainsi, au vu de ports de différents outils de simulation
l’impact positif du ring numérique et phy­­- – maquette numérique, mannequin numé-
sique, une voie de progrès générale consis- rique, réalité virtuelle, maquette physique –,
terait à intégrer à tout projet de conception avec les mêmes tâches de maintenance, per-
l’ergonome et les opérateurs le plus en mettant ainsi l’étude du facteur humain au
amont possible, et à s’assurer de leur par- moment de la conception, afin de mesurer
ticipation à toutes les étapes du processus. les écarts éventuels entre la réalité phy-
sique et la réalité virtuelle. Il a utilisé pour
cela, au-delà de la maquette physique par-
Une voie de progrès générale faitement représentative de la réalité, une
consis­terait à intégrer à tout projet de plateforme de réalité virtuelle dans laquelle
conception l’ergonome et les opérateurs ont été ajoutés des objets physiques. Le
le plus en amont possible, et à s’assurer sujet est immergé dans la plateforme vir-
tuelle ; à l’intérieur de son casque il voit ses
de leur participation à toutes les étapes
mains en avatar, qui lui serviront, par
du processus.
exemple, à réparer un alternateur virtuel,
mais la particularité, c’est qu’on a ajouté
physiquement dans l’environnement un
véritable alternateur qui pèse 20 kilos.
L’étude a ainsi pu établir que les écarts
entre la réalité virtuelle avec ajout d’élé-
ments physiques (ou réalité virtuelle tan-

34. Fabien Bernard, « Intégration du facteur humain en maintenabilité aéronautique : apports des outils de simulation. » Thèse de
doctorat de l’université de Bourgogne Franche-Comté présentée et soutenue à Montbéliard, le 6 novembre 2019.
Chapitre 2. Outils technologiques et implication des opérateurs 43

gible) et une maquette physique étaient peu stitue pas à l’ergonome mais permet à
significatifs pour ce qui concerne les aspects chaque acteur métier du bureau d’études de
physiques de l’activité. Certains critères se poser les bonnes questions, de réaliser
des aspects cognitifs et organisationnels du en autonomie des analyses préliminaires
travail sont également quantifiables. Sa avant de se rapprocher de l’ergonome, si
recherche légitime donc la possibilité d’étu- nécessaire. Les rapports issus des simula-
dier le facteur humain en environnement tions sont ainsi beaucoup plus fournis,
virtuel à la condition que soit pris en compte homogènes en matière d’ergonomie et per-
l’ensemble des facteurs ergonomiques. mettent de chercher des compromis avec
les autres départements pour obtenir des
Pour son étude, Fabien Bernard a systéma- architectures d’hélicoptères et des outil-
tiquement fait participer aux simulations en lages qui soient plus adaptées aux activités
réalité virtuelle de vrais opérateurs de main- humaines de maintenance.
tenance, et non des personnes du bureau
d’études. Cela a deux vertus selon lui : la
première, c’est qu’ils connaissent le terrain La simulation centrée sur l’homme
et ont donc une vision beaucoup plus réa- arrive encore trop tard dans le cycle
liste des gestes, des postures et de l’organi- de conception des systèmes hommes-
sation de l’espace que celle d’une personne machines a fortiori complexes.
issue du bureau d’études ; la seconde est
que les vrais opérateurs peuvent aussi rem-
plir un questionnaire permettant de jauger Dominique Soler est président-fondateur de
leur charge mentale35 tout en exposant leur Human Design Group (HDG), une société
propre vécu, leur expérience du terrain en pointe qui accompagne les ingénieries
chez Airbus ou chez les clients. Ces obser­­ des grands groupes pour intégrer les fac-
vations ont permis de construire des indi- teurs humains dans le design de systèmes
cateurs ergonomiques aujourd’hui pris en hommes-machines (conception d’une usine,
compte par les concepteurs travaillant sur d’une salle de contrôle de centrale nu-
la maintenance future des hélicoptères (par cléaire, d’un cockpit d’avion, etc.), en maî-
exemple, la position et le dimensionnement trisant, le plus tôt possible, les variables
d’une trappe). Des protocoles ergonomiques socio-organisationnelles et humaines signi-
sont également intégrés aux maquettes nu- ficatives pour l’efficience visée du système
mériques (par exemple, les mannequins de (diminution des coûts de formation, du
différentes tailles). Cette approche adaptée risque d’erreur, etc.). Dans ce cadre, il déve-
aux non-spécialistes en ergonomie ne se sub- loppe et utilise, entre autres moyens de

35. Dans le cas précis, le questionnaire NASA-TLX, un outil d’évaluation subjectif et multidimensionnel largement utilisé, qui
évalue la charge de travail perçue, afin d’évaluer l’efficacité d’une tâche, d’un système ou d’une équipe ou d’autres aspects des
performances. Il a été mis au point par le Human Performance Group de la NASA.
44 Le design du travail en action

simulation, des briques de réalité virtuelle de capteurs centrés sur l’état psycho-
et constate que la simulation centrée sur physiologique des opérateurs (notamment
l’homme arrive encore beaucoup trop tard dans le cadre de la pénibilité physique mais
dans le cycle de conception des systèmes aussi de la charge cognitive, du stress ou de
hommes-machines a fortiori complexes. l’endormissement…).
Pourtant, assure Dominique Soler, « la con-
vergence actuelle et la maturité des tech- «  Un utilisateur, c’est comme un mille-
nologies de réalité virtuelle et de neuro- pattes, nous dit Dominique Soler. Il sait faire
ergonomie ouvrent la voie à l’utilisation plus des choses formidables, mais il est incapa-
en amont de nouveaux moyens de simu- ble de vous expliquer comment il les fait,
lation moins coûteux que les simulateurs la plupart de ses habiletés et savoir-faire
habituels, en offrant un bon niveau de repré- étant automatisés, donc difficiles à verba-
sentation et de mise en situation des opéra- liser. » Il est, par conséquent, néces­­saire de
teurs, adapté à l’accélération des processus
recourir à des moyens de mise en situation
de design en général et de ceux centrés sur
recréée capables de révéler les réalités du
l’homme en particulier ». La finalité est
travail et les conditions réelles de son effi­­-
d’immerger l’utilisateur dans un ensem-
ble de situations représentatives qui vont cience. La réalisation de plateformes de réa-
permettre d’éprouver la performance des lité virtuelle centrées sur l’observation et la
interactions socio-organisationnelles et capture de variables socio-organisationnelles
humaines avec les artefacts technologiques et humaines permet d’observer l’opérateur
et ainsi d’améliorer la performance d’usage et de capter l’infor­­mation qu’il produit en
et la résilience de fonctionnement du sys- situation d’activité, afin de concevoir, de la
tème à concevoir. Pour concevoir la future façon la plus efficiente possible, la situation
situation de travail ou adapter une situation d’activité future.
existante, il y a trois étapes : a) la compré-
hension et la modélisation des variables
de la situation de travail, nécessaires à sa Un utilisateur, c’est comme un
simulation ; b) le design de la solution per- mille-pattes. Il sait faire des choses for-
mettant de répondre avec efficience aux midables, mais il est incapable de vous
exigences de fonctionnement des variables expliquer comment il les fait.
de la situation de travail (interactions
digi­­tales, environnement physique et orga­­
ni­­sationnel du travail) ; c) la mesure de la
performance des usages de la situation de
travail recréée, grâce à la mise en œuvre de
méthodes de mesures principalement issues
de la psychologie cognitive et, doré­­na­­vant,
Chapitre 2. Outils technologiques et implication des opérateurs 45

En résumé

Outils : outils numériques de simulation et réalité virtuelle en conception.

Objectifs de l’entreprise
•  rendre en compte par anticipation la santé et la sécurité au travail en conception
P
de produits ou de moyens de production.
•  avoriser la résilience de systèmes complexes par la prise en compte du facteur
F
humain (erreurs et accidents).

Modalités d’association des opérateurs


•  bjet d’observation et d’étude (immersion virtuelle, utilisation de capteurs ou de
O
questionnaires).
• Participation ponctuelle à la « revue collaborative » de conception.

Points de vigilance
• Associer de « vrais » opérateurs aux simulations.
•  ester l’ensemble des paramètres ergonomiques (et pas seulement les aspects
T
biomécaniques).
•  aire intervenir les paramètres humains suffisamment en amont du processus de
F
conception.
• Ne pas se fier au tout-numérique (oublier de voir, de toucher, de dialoguer).

Adapter les machines donneurs d’ordres et d’ETI de toutes les


filières industrielles.
aux hommes
« Faire grandir les usines qui font grandir
Rodolphe Roy dirige ATS, une entreprise les Hommes », telle est la raison d’être36
familiale d’ingénierie industrielle de 200 que s’est choisie récemment ATS, et cela a
salariés, qui étudie, calcule et conçoit des conduit l’entreprise à travailler différem-
moyens de production au service de grands ment. Quand un client apporte un cahier

36. La raison d’être d’une entreprise désigne la façon dont celle-ci entend jouer un rôle dans la société au-delà de sa seule
activité économique. Équivalent des termes purpose ou mission statement dans les pays anglo-saxons. La loi Pacte (2019) a
modifié l’article 1835 du Code civil pour permettre à une entreprise d’inscrire sa raison d’être dans ses statuts
46 Le design du travail en action

des charges technique pour la conception ment incommodé. La machine est alors
d’une machine, ATS déclare désormais que dupliquée pour un site du même groupe au
cela ne lui suffit plus ; il lui faut en plus Portugal. Et là, surprise ! La machine est
un cahier des charges « sensoriel », c’est- placée au troisième étage d’un bâtiment
à-dire intégrant les spécificités des utilisa- de bureaux réaménagé en atelier. Avec
teurs finaux. Auparavant, les clients emme- 2,5 mètres de hauteur sous plafond et des
naient souvent des opérateurs chez ATS, murs aussi fins que ceux d’un immeuble
en phase de réception, pour tester la ma- d’habitation, le bruit devient totalement
chine ou l’outillage, mais c’était trop tard, insupportable : « Si on avait été voir ou
la machine était finie et les adaptations ne écouter les opérateurs, on aurait su que
pouvaient être que marginales. Désormais, ce n’était pas possible, mais on n’a écou-
il s’agit d’intégrer les besoins des utilisa- té que le chef de projet du client. »
teurs finaux dès la conception des outils de
production : « Vous savez, les cols-bleus de Désormais, changement de braquet : les
l’atelier qui subissent les moyens de pro- chefs de projets ATS vont voir les lieux et
duction qu’on leur amène sans que jamais les personnes. Et si l’usine est trop éloi-
on ne leur ait demandé quel était leur gnée, place aux outils digitaux ! Les clients
problème. » reçoivent un casque de réalité virtuelle
connecté à la plateforme numérique de
Il y a quelques années, ATS doit livrer conception pour impliquer l’opérateur dès
plu­­sieurs machines au groupe Schneider : les premières phases et résoudre les pro-
en Europe, en Chine et au Mexique. Une blèmes d’ergonomie. Récemment, ATS a
fois le prototype validé, le chef de projet conçu un nouvel outillage de soudage pour
de Schneider demande à l’entreprise de
assembler des moissonneuses-batteuses de
dupliquer la machine pour tous les pays :
John Deere, le grand constructeur de maté-
« Si on avait bien fait notre travail à l’époque,
riel agricole. La maquette numérique 2D
on se serait rendu compte, avant de livrer la
est envoyée au bureau d’études du client, et
machine au Mexique, qu’elle était trop haute
un opérateur-soudeur tente de vérifier s’il
parce que l’opérateur mexicain est en moyenne
peut accéder à tous les points de soudure
plus petit que l’opérateur polonais. »
prévus sans trop se faire mal. Mais le client
Autre exemple : pour un groupe automo- n’est pas convaincu. ATS envoie alors au
bile, ATS livre une machine d’assemblage bureau d’études un casque de réalité vir-
de climatiseurs à Mulhouse dans une très tuelle qui fait apparaître le modèle 3D à
grande halle. La machine fait certes un peu échelle 1 et un gant qui permet de simuler
de bruit parce qu’elle contient des moteurs la torche de soudage. Le soudeur vérifie
et des vérins, mais elle est parfaitement alors tous les accès, le modèle est validé en
conforme aux normes CE et, dans cette quelques minutes et le bon de commande
grande usine, personne n’est particulière- est passé dans la foulée.
Chapitre 2. Outils technologiques et implication des opérateurs 47

Les clients reçoivent un casque sou­­ligne que cela a aussi changé le travail
de réalité virtuelle connecté à la plate- de ses propres collaborateurs, qui appré-
forme numérique de conception pour cient de parler de technicien à opérateur. Et
de conclure : « Cette transformation digi-
impliquer l’opérateur dès les premières tale, elle ne pourra être réussie que si elle
phases et résoudre les problèmes d’er- fait grandir les humains dans les usines. Si
gonomie. c’est juste pour amener de la performance
digitale, amener de la data et aller un peu
Le moment où cette réalité virtuelle inter- plus vite, on aura loupé quelque chose et
vient (en amont ou en aval du processus de ça se passera mal. Ce ne sera pas accepté
conception des machines) est important et dans les usines. »
peut révéler des philosophies différentes.
Côté clients, impliquer les personnels
En tant que donneur d’ordres, Hutchinson
dans l’adaptation de l’outil de production
l’utilise, par exemple, au moment de la
commence à devenir assez fréquent. Chez
réception de machines ou d’outillages fa-
B. Braun, fabricant de dispositifs médicaux
briqués en Chine. Comme l’entreprise ne à Saint-Jean-de-Luz et filiale d’un grand
va pas déplacer son personnel en Chine, groupe familial allemand, Sandrine Bailleul,
elle fait participer à cette phase de test le opératrice, témoigne : « Mon ancien chef
CHSCT37 et les opérateurs par réalité vir- d’atelier est venu me voir pour me propo-
tuelle. Cela permet d’ultimes aménagements ser d’être sur le projet de la LFP9. Nous
mais ne renverse pas le processus de con- sommes partis découvrir la nouvelle ma-
ception de la machine. chine en Allemagne avec un technicien et
une autre opératrice. On a pu formuler
Pour des projets plus complexes (implanta-
des demandes d’adaptation. Par exemple,
tion de plusieurs machines ou de lignes com-
il y avait un système de sécurité avec une
plètes), l’environnement d’implantation est
clé qui était trop haute, un marchepied qui
désormais souvent numérisé en amont, ce
gênait et qui a été retiré. L’idée d’envoyer
qui permet de « placer » le matériel neuf
les gens à l’extérieur pour voir la machine et
dans les différentes zones de l’usine. Les
de pouvoir dire ce qu’on en pense, ce qu’on
opérateurs reconnaissent leur environne- peut améliorer, c’est vraiment génial. »
ment et peuvent dire (si on le leur demande) :
« Là, le chariot élévateur, il ne passera plus. » Ces démarches devraient encore s’étendre
De nombreuses situations peuvent ainsi dans les prochaines années parce qu’elles
être anticipées et gérées. Rodolphe Roy découlent des obligations de la nouvelle

37. Les missions du CHSCT (comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) sont fusionnées aujourd’hui avec celles
du CE (comité d’entreprise) dans le CSE (comité d’hygiène et de sécurité).
48 Le design du travail en action

ISO 4500138

L’ISO 45001 s’appuie sur l’OHSAS 18001 – référence antérieure en matière de santé et


sécurité au travail (S&ST). Il s’agit d’une norme distincte nouvelle, et non d’une révision
ou d’une actualisation de l’ancienne, qui devrait être progressivement introduite dans
les années qui viennent. Le principal changement est que l’ISO 45001 se concentre sur
l’interaction entre un organisme et son environnement métier, tandis que le référentiel
OHSAS 18001 était axé sur le management des dangers en matière de S&ST et d’autres
problèmes internes. Mais les normes diffèrent également à de nombreux autres égards :
ISO 45001 répond à une approche processus, alors que le référentiel OHSAS 18001
établit une procédure ; elle tient compte des risques et des opportunités, là où 18001 ne
traitait que des risques ; et surtout, elle intègre le point de vue des parties intéressées,
ce que ne faisait pas la norme précédente.

Extrait39 : 5.4 Consultation et participation des travailleurs


« L’organisme doit établir, mettre en œuvre et tenir à jour un (des) processus pour la
consultation et la participation des travailleurs et, quand ils existent, des représentants
des travailleurs, à tous les niveaux et pour toutes les fonctions applicables, dans le
développement, la planification, la mise en œuvre, l’évaluation des performances et
les actions d’amélioration du système de management de la S&ST. […]
d) mettre l’accent sur la consultation des travailleurs non encadrants sur ce qui suit : […]
Suit une liste de thématiques sur lesquelles les travailleurs non encadrants ou leurs
représentants doivent être consultés ou doivent participer. [C’est nous qui soulignons]

norme ISO 45001 pour un système de sonnel et les personnels non encadrants
management de la santé et sécurité au dans les choix pouvant impacter la sécu-
travail (S&ST). Cette norme, qui a abouti rité et la santé au travail, dont le choix des
en 2018 après une genèse laborieuse, a machines, les modifications des situations
été adoptée par de nombreux organismes de travail, etc.
nationaux de normalisation en remplace-
ment de la norme 18001. L’ISO 45001
pose le principe d’intégrer les élus du per-

38. https://www.iso.org/fr/news/ref2271.html
39. Norme internationale ISO 45001, 1re édition 2018-03. Systèmes de management de la santé et sécurité au travail. Exigences
et lignes directrices pour leur utilisation.
Chapitre 2. Outils technologiques et implication des opérateurs 49

En résumé

Outils : outils numériques de simulation et réalité virtuelle (RV).

Objectifs de l’entreprise
•  dapter la conception des machines et des outillages aux aspects ergonomiques
A
de l’activité.
• Respecter la nouvelle norme de santé et sécurité au travail.

Modalités d’association des opérateurs


•  ecueil des besoins via un cahier des charges « sensoriel » et itératif (côté four-
R
nisseurs).
• Participation aux demandes d’adaptation en phase de réception des machines.

Point de vigilance
• Moment d’utilisation de la RV : en phase de conception ou en phase de réception ?

L’IA qui assiste optimiser les actifs industriels. Pour lui,


il existe un grand malentendu sur ce que
les opérateurs recouvre exactement l’intelligence artifi­­
cielle : « En l’état actuel des choses, l’intel­­-
Que ne lit-on pas sur l’intelligence artifi-
ligence artificielle ne fait pour l’essentiel que
cielle et sur son impact maléfique sur le
mimer l’une des deux grandes fonctions du
travail des hommes. Attention danger, l’IA
cerveau, en l’occurrence la reconnaissance.
risque de bientôt tous nous remplacer !
L’autre faculté de l’intelligence humaine,
Michel Morvan est un mathématicien, spé- à savoir la compréhension, lui est encore
cialiste de la modélisation des systèmes étrangère. […] Toutes les applications dont
complexes, président de l’Institut de re- on parle aujourd’hui ne consistent en rien
cherche technologique SystemX et membre d’autre que cela. Si l’intelligence artifi-
du réseau d’experts en intelligence artifi- cielle présente un avantage par rapport au
cielle de l’OCDE. Il dirige aussi Cosmo cerveau humain, c’est qu’elle permet de
Tech, une start-up qui déploie des logiciels reconnaître non seulement plus rapidement
de simulation de systèmes complexes mais encore à une plus grande échelle.
(réacteurs nucléaires, par exemple) pour Elle détecte bien mieux toutes sortes de
50 Le design du travail en action

phénomènes : des risques de panne, des connectés sous Braincube, qui analyse des
tumeurs,… Plus généralement, aucune milliers de paramètres.
application basée sur l’intelligence artifi-
cielle n’est en mesure de “comprendre” ce « Le logiciel ne fournit aucune explication
qu’elle reconnaît. […] C’est pourquoi nous sur les jeux de paramètres qu’il propose.
préférons parler d’“intelligence augmen- C’est en travaillant ensuite en équipe qu’on
tée”, plutôt qu’artificielle »40. en trouve parfois les raisons. Mais il y a
plein de trucs qu’on ne comprend toujours
pas. » Ainsi, par exemple, une des règles
Intelligence augmentée déterminées par le logiciel postulait que le
C’est cette intelligence augmentée dont niveau de la pâte à papier dans les silos où
Éric Perrin, ancien technicien de main- elle est stockée avant le prélèvement pour
tenance devenu responsable de l’amélio- passage en machine, avait un impact sur la
ration continue, a fait l’expérience sur le rupture papier, et qu’il fallait le maintenir
site français du papetier norvégien Norske bas. Mais un bas niveau dans les silos, c’est
Skog (325 salariés) qui produit en continu un risque de rupture du flux, donc d’arrêt
des rouleaux de papier journal. En 2006, machines. Les responsables de la pâte con-
Éric Perrin a un problème récurrent de testaient donc la règle. Celle-ci a cepen-
rupture du papier sur une des deux ma- dant été testée et cela améliorait claire-
chines du processus de production. Déjà ment le processus. Ce n’est que bien plus
à cette époque, il décide de faire analyser tard qu’un thésard accueilli dans l’entre-
les données collectées sur la machine par prise a apporté l’explication : la pâte stockée
un logiciel de data intelligence, conçu par dans les silos vieillit ; donc plus le niveau
la société Braincube. Une fois les données est élevé, plus les couches supérieures de
corrélées et traitées, le logiciel émet des pâte, stockées plus longtemps, vieillissent,
recommandations pour de nouvelles règles occasionnant un phénomène de précipi-
de fonctionnement de la machine, c’est-à- tation chimique qui provoque des points
dire un ensemble de fourchettes de para- collants, lesquels se déposent ensuite dans
mètres pour obtenir un meilleur résultat. la machine. Comme le montre cette his-
S’ensuit une discussion critique au sein de toire et comme le dit Michel Morvan, « les
l’usine pour valider cette nouvelle règle et seules “machines” à même d’apprendre
pour que tout le monde s’engage à l’appli- par elles-mêmes à raisonner sont les êtres
quer. Résultat : 70 % de casse papier en vivants »41.
moins sur la machine. Par la suite, l’en-
semble des processus de l’usine seront

40. S. Allemand, « Pour une intelligence augmentée. Entretien avec Michel Morvan », Paris Saclay Le Média, 2 janvier 2019 [consulté
le 28 novembre 2020]. https://www.media-paris-saclay.fr/pour-une-intelligence-augmentee-entretien-avec-michel-morvan/
41. Ibid.
Chapitre 2. Outils technologiques et implication des opérateurs 51

Éric Perrin souligne également que l’accès formé et a acquis une grande expérience.
aux données entretient des rapports étroits Or, nous l’avons dit ci-dessus, la machine /
avec l’autonomie en matière de résolution l’algorithme n’est pas plus intelligent. Plus
de problèmes, dès lors que ces pratiques ont rapide et capable d’établir à très grande
été développées préalablement (voir cha- vitesse d’innombrables corrélations, mais
pitre 3). Les écarts par rapport à la règle certainement pas « plus intelligent »42. Il
génèrent des alertes et les opérateurs com- importe donc de désamorcer les craintes,
mencent immédiatement à faire de la réso- en montrant que ces outils représentent des
lution de premier niveau : qu’est-ce qui se aides à la décision et des facilitateurs desti-
passe ? est-ce que je peux corriger ? Les nés à fiabiliser le travail mais que la décision
opérateurs ne sont pas tenus d’obtenir un finale demeure toujours entre les mains de
résultat mais doivent mettre en œuvre les l’humain. Pour ce faire, il est recommandé
actions correctives et appeler les services d’associer les opérateurs à toutes les étapes
supports seulement s’ils n’y arrivent pas. d’implémentation de ces nouveaux outils
Selon Éric Perrin, 80 % des problèmes et de pratiquer une pédagogie active pour
sont ainsi résolus au niveau des équipes de ouvrir la « boîte noire » de l’IA aux utilisa-
production. teurs. A contrario, une histoire très parlante
montre ce qui peut arriver quand on ne
prend pas suffisamment en compte l’intel-
L’accès aux données entretient ligence des acteurs et l’expérience métier.
des rapports étroits avec l’autonomie
en matière de résolution de problèmes, Une entreprise qui travaille sur des procé-
dés de production sophistiqués nécessitant
dès lors que ces pratiques ont été déve-
un haut niveau de qualité et de sécurité a
loppées préalablement. conduit avec succès une première expé-
rience de mise en œuvre d’une solution à
Ouvrir la boîte noire de l’IA base d’intelligence artificielle (IA). Il s’agis-
sait d’optimiser un procédé critique à tra-
Les salariés expriment de la méfiance à vers l’introduction d’un algorithme prédictif
l’égard de l’IA, et cela paraît normal : au- produisant des recommandations, afin
delà du risque perçu de perte d’emploi, il d’aider les opérateurs à prendre la meilleure
est très désagréable pour un être humain décision sur le fait de poursuivre le pro-
d’imaginer qu’une machine sera plus intel- cessus ou de l’arrêter, avec de forts enjeux
ligente que lui et effectuera plus efficace- économiques en cas d’erreur. Le projet est
ment des tâches pour lesquelles il a été construit avec l’expertise des métiers

42. Voir Jean-Louis Dessalles, « Y a-t-il de l’intelligence dans l’intelligence artificielle ? », The Conversation, 23 mars 2021.
52 Le design du travail en action

concernés, dans une grande proximité et Le data scientist : « Franchement, l’outil


confiance avec un prestataire spécialisé en marchait super bien. Pour ma part, ça ne
IA et un data scientist interne. Tout se passe m’aurait pas du tout dérangé de travailler
très bien, et moins d’un an après la mise avec les utilisateurs si on me l’avait demandé.
en production de la solution, l’entreprise Mais personne ne l’a fait. On faisait des
affiche un gain de rendement significatif réunions avec le manager, il me disait que
sur ce processus. Rapidement, il est décidé c’était OK, donc, de mon point de vue, ça
de transposer l’algorithme sur un autre pro- roulait. On a travaillé sans se voir. »
cessus de contrôle qualité, moyennant des
adaptations. La réalisation du projet est Le responsable 4.0 : « Je pense que nous
confiée à un autre data scientist qui tra- avons péché par excès de confiance. Comme
vaille, avec le même prestataire que précé- ça avait très bien marché la première fois,
demment, à la mise au point de ce nouvel nous avons été moins regardants sur la
outil. Le dialogue avec le « métier » passe méthode. Du coup, nous avons tout repris,
essentiellement par de courtes entrevues nous avons échangé et dialogué avec les
entre le data scientist et le manager de utilisateurs pour prendre en compte leurs
l’équipe concernée. Enfin, le nouvel outil requêtes. Avec le canal de communication
est livré. Contre toute attente, il n’est pas ouvert, la confiance est revenue, et finale-
adopté par les utilisateurs. Voici le récit de ment, l’outil a été adopté à la satisfaction
cet épisode par quelques-uns de ses prota- de tous. Ça a été une leçon importante. »
gonistes.
 L’utilisateur, c’est le chef ! Il faut
Le technicien utilisateur : « Je suis un tech
[technicien] d’un certain âge. Je ne suis pas que ce soit utile aux utilisateurs.
opposé par principe aux nouvelles techno-
logies, mais on peut dire que je suis un peu La morale de cette histoire est donnée par
réticent. Il faut qu’on m’apporte la preuve le technicien : « L’utilisateur, c’est le chef !
que l’innovation répond à nos besoins. Il faut que ce soit utile aux utilisateurs.
Quand le nouvel outil a débarqué, on a vu Maintenant, l’outil est beaucoup plus simple.
qu’il n’avait absolument pas été pensé On constate qu’il est plutôt fiable parce
pour nous, on n’arrivait pas à l’utiliser, et qu’il ne dit jamais d’aberrations. Il limite la
de toute façon, on n’avait déjà pas envie peur de l’erreur et il nous évite de réfléchir
de l’utiliser parce que personne ne nous et de nous poser trop de questions, comme
avait consultés. On l’a bloqué. On avait on le faisait avant, quand on devait appeler
un autre outil disponible, plus simple et les collègues au téléphone pour se rassurer.
basé sur Excel, et on se débrouillait genti- C’est une aide à la décision… même si ça
ment avec ça. » ne résout pas tous les problèmes. »
Chapitre 2. Outils technologiques et implication des opérateurs 53

Au-delà des délais et des coûts qu’occa- proliférer les « petits » fichiers Excel et les
sionne une reconception de l’application, anciennes façons de faire. Les nouveaux
c’est surtout dans ce type d’occasions que projets numériques deviennent alors plus
la confiance peut se rompre : les équipes difficiles à implanter, suscitant d’emblée de
de terrain sont promptes à dénoncer que, vraies résistances là où n’existait initia-
« comme d’habitude », « ceux d’en haut » lement qu’une méfiance tolérante. À l’in-
ne les ont pas consultées et ne connaissent verse, un projet qui a démontré son utilité
rien au travail réel. La nouvelle applica- pour le travailleur fait tache d’huile, et les
tion, en dépit de son intérêt pour la facili- utilisateurs concernés deviennent les am-
tation du travail et la fiabilité du process, bassadeurs des projets futurs.
reste inutilisée pendant que continuent à

En résumé

Outils : outils de recommandations à base d’IA.

Objectifs de l’entreprise
• Améliorer la performance des machines ou d’un procédé.
• Améliorer la décision de l’opérateur sur processus sensible (aide à la décision).
•  enforcer la résolution de problème de 1er niveau de l’opérateur grâce à l’apport des
R
données.

Modalités d’association des opérateurs


•  articipation des futurs utilisateurs au développement de la solution (à différentes
P
étapes).
• Discussion partagée sur la pertinence du nouveau réglage ou de la recommandation.

Points de vigilance
• Travailler la solution avec les opérateurs, et pas seulement avec le manager.
• Démontrer l’utilité de la solution pour la facilitation du travail des opérateurs.
•  ontrer à l’opérateur sa contribution à l’amélioration de l’IA, en décryptant les sous-
M
jacents de la solution.
•  oncevoir l’outil de façon à ce que l’utilisateur garde la possibilité de choisir l’action
C
(accepter ou refuser la recommandation).
54 Le design du travail en action

Captation vidéo et révision Work Self-Improvement


des modes opératoires En tant que filiale française d’un groupe
avec les opérateurs japonais, Toshiba Dieppe dispose d’une
longue expérience du déploiement des
Alain Verna est directeur du site industriel méthodes d’amélioration continue d’ins-
de Toshiba TEC à Dieppe. Dans un ouvrage piration « toyotiste », ce qui sous-entend
récemment paru43, il décrit l’évolution des une forte implication des opérateurs à tous
méthodes destinées à améliorer les modes les niveaux. C’est dans ce contexte que
opératoires sur les postes. l’entreprise a développé la méthode WSI,
pour Work Self-Improvement, permettant à
Pendant longtemps, un technicien du ser- chacun de participer activement à l’amé-
vice précalcul venait sur le terrain chrono- lioration de ses propres opérations.
métrer les opérations d’assemblage. Armé
de sa planchette en bois et de son chrono- Une personne, désignée par sa propre
mètre, il se postait derrière l’opérateur et équipe ou assignée à cette tâche pour l’en-
remplissait sa feuille quadrillée où figurait semble de l’atelier, filme par trois fois cha-
la décomposition, geste par geste, de l’opé- cune des opérations du groupe. Une fois
ration à contrôler et des temps associés. que les six à huit postes de travail d’un
De retour à son bureau, il enregistrait une même groupe ont été filmés, l’ensemble de
synthèse de ses constats et pouvait sug- l’équipe est réunie en salle pour visionner
gérer au service des méthodes un réaména- les vidéos de tous les postes. Chacun est
gement du mode opératoire dans le cas où alors invité à réagir à ce qu’il voit, qu’il
le chrono n’était pas suffisamment bon. s’agisse de noter une habileté ou une mala-
Au fil des ans, quelques entreprises ont dresse, une mauvaise posture, un geste inu-
fini par remplacer le chronomètre par une tile, un gaspillage. La méthode est ludique
caméra vidéo. La solution technologique ne et les conversations s’avèrent intenses. L’œil
changeait rien à l’affaire : les opérateurs affûté de chaque opérateur ne laisse rien
n’étaient pas sollicités pour proposer des passer aux autres, et chacun partage ses
améliorations sur leur propre poste et astuces : « Tiens ? Tu t’y prends comme ça,
étaient toujours considérés comme de purs toi ? Pourquoi ? ». En découlent ainsi une
exécutants. amélioration immédiate du mode opératoire
par partage des meilleures pratiques et,
après synthèse et envoi aux méthodes, par-
fois un réaménagement des postes.

43. Alain Verna, Fonder une industrie contributive et résiliente, Une aventure humaine entre mondialisation et territoire, Les
Docs de La Fabrique, Presses des Mines, 2021.
Chapitre 2. Outils technologiques et implication des opérateurs 55

Chez Hutchinson comme chez LYNRED, ta­­li­­sation des bonnes pratiques. Certaines
c’est aussi une approche par vidéo qui précautions sont toutefois à prendre avec
est utilisée pour « fabriquer » ou réviser le CSE sur le plan du droit à l’image.
le standard (ou mode opératoire). Gibril
Gnangani, Excellence System Manager
pour une division de Hutchinson spécia- Plus que l’outil vidéo lui-même,
lisée dans les systèmes antivibratoires et la ce qui compte c’est la philosophie avec
transformation du caoutchouc, insiste sur laquelle il est utilisé : développer, avec
le fait qu’il est important que ce ne soit pas et à partir des équipes de terrain, une
un technicien qui filme, mais que les opé- culture de l’amélioration continue et de
rateurs eux-mêmes analysent et découpent la pratique de résolution de problèmes
les étapes d’un process.
en commun.
Il existe aujourd’hui plusieurs fournis-
seurs du marché qui proposent des logi-
Manuels opératoires à base
ciels d’analyse des vidéos, ainsi que des
méthodes pour accompagner ce processus
de tutoriels vidéo
– M-Lean, K-Process, etc. – mais le point Ces vidéos peuvent également être à la
clé reste le débriefing des vidéos par et base de nouvelles manières de présenter les
avec les opérateurs et la prise en compte de « manuels » de référence des modes opéra-
leurs suggestions en mode « intelligence toires disponibles sur chaque poste et pour
collective ». chaque process. Ces manuels étaient aupa-
Plus que l’outil vidéo lui-même, qui peut ravant en papier, ils ont ensuite été déma-
être vécu comme intrusif, ce qui compte térialisés mais toujours dans leur version
c’est la philosophie avec laquelle il est textuelle. Aujourd’hui, ces longues descrip-
utilisé : développer, avec et à partir des tions de plusieurs dizaines de pages, indi-
équipes de terrain, une culture de l’amé- gestes et souvent peu assimilables, sont
lioration continue et de la pratique de ré- présentées sous forme de tutos vidéo qui
solution de problèmes en commun. Anne montrent les étapes principales et les points
Croguenec, responsable d’un process de de vigilance en quelques minutes. Les nou-
production chez LYNRED, indique que le veaux arrivants ou les intérimaires peuvent
cycle PDCA d’amélioration est ainsi passé ainsi s’intégrer plus facilement sur les
de trois mois à une semaine, et les temps postes. Quand ces tutos sont en plus filmés
de certaines opérations de 45 à 25 mi- et montés par les opérateurs eux-mêmes,
nutes, avec une très bonne acceptation des ceux-ci en conçoivent de la fierté et se les
personnels, puisqu’ils ont été associés à approprient plus aisément.
ce travail de mise en commun et de capi­­-
56 Le design du travail en action

Ainsi, une grande entreprise de cosmé- sitif a été encore sophistiqué grâce à l’ins-
tiques a-t-elle mis en place dans une de ses tallation de QR Code sur les machines.
usines une sorte de Marmiton de ses modes En flashant le QR Code de la machine
opératoires44. Après une courte initiation avec son smartphone, l’opérateur appelle à
à la captation d’images à l’aide de leur l’écran le tuto correspondant.
smartphone, les opérateurs réalisent leurs Ce mode de transmission des connaissances
propres tutos, de manière à partager leurs permet de décloisonner les savoirs, de ré-
bonnes pratiques, leurs trucs et astuces sur pondre à la variabilité des process (séries
le poste, avec leurs collègues actuels ou plus courtes), de former plus rapidement
futurs. Les vidéos sont ensuite évaluées par les nouveaux embauchés et de dégager du
le bureau des méthodes pour vérifier qu’elles temps pour les salariés plus expérimentés.
ne véhiculent pas de contradictions fla- Il pallie ainsi un problème récurrent dans
grantes avec le standard, puis postées sur les usines : le besoin de formation lié au
une plateforme commune. Mais le dispo- turnover ou aux pics de charge.

En résumé

Outils : captation vidéo et logiciels d’analyse du travail ; plateforme partagée de tutoriels


vidéo.

Objectifs de l’entreprise
• Diminuer les temps de process.
• Capitaliser et partager les bonnes pratiques (modes opératoires).
• Faciliter l’insertion des nouvelles recrues et des intérimaires.

Modalités d’association des opérateurs


• Tournage des vidéos par les opérateurs.
• Discussion partagée à partir des vidéos sur l’analyse du travail.

Point de vigilance
• Analyser le travail des opérateurs entre opérateurs.

44. Marmiton est un site de recettes de cuisine avec des tutoriels vidéo de réalisation des recettes. Exemple cité in Rémy
Mandon, Sonia Bellit, Vos données valent-elles de l’or ? L’Internet industriel des objets à l’épreuve du réel, Les Docs de La
Fabrique, Presses des Mines, 2021.
Chapitre 2. Outils technologiques et implication des opérateurs 57

Design d’applications dispose chez lui d’un smartphone et peut


constater le décalage souvent gigantesque
et d’interfaces
entre les outils digitaux grand public et les
outils et interfaces mis à disposition sur les
L’une des conséquences de l’introduction
automates de production. Comme le montre
des technologies 4.0 dans l’usine est que
la chercheuse italienne Tatiana Mazali, si la
les opérateurs sont de plus en plus souvent
deuxième révolution industrielle, au tour-
équipés de terminaux (tablettes, smart-
nant du xxe siècle, a vu les technologies
phones, montres connectées) leur permet-
déployées dans les usines irriguer ensuite la
tant par exemple d’« appeler » les modes
société, un flux inverse a lieu au xxie siècle,
opératoires, de visualiser des tableaux de
depuis la société vers les usines45. Le dé-
bord de données ou de configurer auto-
matiquement lignes ou machines par de ploiement des outils numériques a d’abord
simples clicks. été massif pour le grand public, avant que
des outils similaires aux interfaces plus
soignées ne pénètrent enfin dans les usines.
De l’UX à l’OX Mettre entre les mains des travailleurs du
Pendant longtemps, le monde industriel n’a matériel et des logiciels de dernière géné-
eu que des applicatifs « moches » et peu ration devient un levier d’attractivité néces-
ergonomiques. L’utilisateur final, c’est-à- saire dans la bataille du recrutement, car
dire le travailleur, n’était que rarement pré- peu de jeunes (et moins jeunes) auront
sent dans les préoccupations des concep- envie de rejoindre un environnement où
teurs – fournisseurs d’automatismes, de l’on travaille encore sur des « Minitel »46.
technologies ou DSI internes. Personne ne Une nouvelle génération de fournisseurs de
s’intéressait au fait que les interfaces soient solutions émerge sur ce marché, souvent
agréables ou fonctionnelles puisque les tra- des start-up ou de petites structures47. Elles
vailleurs seraient, de toute manière, obligés déploient des solutions en mode SaaS
de les utiliser. Cette situation conduisait (Software as a Service), par abonnement et
souvent à des stratégies de contournement donc sans investissement lourd, qui peuvent
de la part des travailleurs, qui préféraient être déployées rapidement, et qui couvrent
doublonner des saisies, conserver des fi- de très nombreux domaines : pilotage
chiers Excel ou du papier de sécurité, ce d’atelier, planification, gestion des com-
qui produisait des irritants et des ineffica- pétences, suivi des événements qualité,
cités. Aujourd’hui, presque tout le monde maintenance, etc.

45. Tatiana Mazali, « From industry 4.0 to society 4.0, there and back », AI & Society (2018) 33:405-411.
46. Voir sur ce point Michaël Valentin, Hyper-manufacturing : l’après lean, Dunod, 2020.
47. Par exemple, Mercateam, Fabriq, Oplit, Mobility Work, Yelhow, APS, etc.
58 Le design du travail en action

Si la deuxième révolution indus- pour le dire autrement, de l’UX à l’OX


trielle a vu les technologies déployées (Operator eXperience).
dans les usines irriguer ensuite la société, Pour concevoir ces interfaces, l’injonction
un flux inverse a lieu au xxie siècle, à la mode est de recourir au design thin-
depuis la société vers les usines. king. Concrètement – et cela semble de pur
bon sens –, il s’agit de réunir des utilisa-
teurs en ateliers pour recueillir leurs be-
UX est l’abréviation de User eXperience, soins, de les faire parler, puis d’« idéer »
une notion importée de la sphère digitale une solution qui puisse répondre à ces be-
où le design a pris de plus en plus d’im- soins. Ces ateliers peuvent avoir lieu dans
portance. Il s’agit de porter une attention l’entreprise ou dans les labs dédiés des dif-
particulière aux usages et d’inclure les uti- férents fournisseurs. L’avantage des solu-
lisateurs dans le processus de conception tions numériques est qu’elles peuvent ne pas
des applications logicielles à différentes être livrées « parfaites » du premier coup.
phases de tests, pour optimiser l’utilisa- Elles peuvent s’améliorer rapidement « en
tion et favoriser une adoption maximale. marchant ». Pour lancer un produit/solution/
Ce qui vaut pour des produits grand public service numérique, il est utile et même re-
peut être transposé à la conception et au commandé de sortir une version bêta, puis
développement de solutions numériques d’itérer avec les utilisateurs pour améliorer
pour les usines. Il s’agit d’aller compren- la solution en mode test & learn. Une fois
dre sur le terrain, au plus près des équipes, la première solution configurée, on peut
les besoins des utilisateurs et de concevoir mesurer l’usage qui est fait de telle ou
la solution numérique qui aura le plus de telle fonctionnalité, comprendre celles qui
potentiel pour créer de l’usage, avec le marchent ou pas, et lancer de nouvelles
concours des futurs utilisateurs. De passer, versions.

Design thinking

Le design thinking (qu’on pourrait traduire en français par conception créative) est une
méthode de gestion de l’innovation élaborée à l’université de Stanford aux États-Unis
dans les années 1980 par Rolf Faste.
Il se veut une synthèse entre pensée analytique et pensée intuitive et fait partie d’une
démarche globale appelée design collaboratif. Il s’appuie en grande partie sur un pro-
cessus de cocréativité impliquant des retours des utilisateurs finaux.
Chapitre 2. Outils technologiques et implication des opérateurs 59

Digital Work Station C’est ainsi que va naître le projet Digital


Work Station (DWS) en octobre 2017, mené
Le design thinking a été la méthode suivie par Vincent Hirschauer.
par Renault pour réaliser sa Digital Work
Station. Le projet débute par une identification des
irritants ressentis par les opérateurs aux-
Dans l’automobile, les opérations manuelles quels les écrans pourraient apporter une
sur chaîne de montage restent extrêmement solution efficace. Des ateliers de design
taylorisées. Un opérateur de montage tra- thinking ont lieu dans plusieurs usines en
vaille sur cinq ou six mètres de la chaîne, France (Maubeuge) et à l’international
pour une durée d’une à deux minutes par (Roumanie, Espagne, Maroc), au cours du
opération. L’opérateur se trouve donc dans premier semestre 2018. La consigne donnée
un « tunnel » et dispose de très peu d’infor- est claire : aucun atelier ne sera tenu si des
mations sur les options parfois compliquées représentants des opérateurs ne sont pas pré-
qu’il aura à monter sur les véhicules qui sents. Chaque atelier dure une à deux jour-
arriveront dans les minutes suivantes. nées et demie.
Le projet Digital Work Station de Renault a Les opérateurs peuvent mettre sur la table les
eu pour origine le besoin identifié d’amélio- difficultés qu’ils rencontrent et, à cette oc-
rer le help call, ou ce qu’on appelle l’Andon casion, des divergences entre ces derniers
dans la terminologie du lean : il s’agit pour et les managers remontent. Par exemple, de
un opérateur de pouvoir appeler à l’aide nombreux managers pensaient qu’il fallait
un responsable lorsqu’il est confronté à un que le mode opératoire du poste soit sys-
problème de qualité ou à une difficulté sur tématiquement accessible par l’écran. Au
la ligne. Chez Renault, il s’agissait princi- cours des ateliers, il est au contraire apparu
palement d’un bouton radio relié à un haut- que les opérateurs n’en ressentaient pas
parleur (comme à l’entrée d’un parking pu- le besoin. S’ils sont au poste, c’est qu’ils
blic ou dans un ascenseur). Une demande connaissent l’opération à faire et ils peu-
d’amélioration de cette fonctionnalité était vent au besoin appeler un opérateur senior.
formulée par plusieurs usines qui propo- En revanche, pour eux, l’important était que
saient les solutions les plus diverses. l’application soit extrê­mement dépouillée
et simple, compte tenu du peu de temps dont
Éric Marchiol, aujourd’hui digital officer ils disposent sur la ligne.
manufacturing & supply chain, était à
l’époque responsable de production. Il iden- En définitive, la Work Station comprendra
tifie alors qu’une solution par écran tac- les fonctionnalités suivantes : a) le help call
tile pourrait permettre de résoudre ce pro- ou Andon ; b) l’aide à la diversité des pro-
blème et de proposer une solution homo- duits à monter sur la ligne : informations
gène pour l’ensemble des usines du groupe. données à l’opérateur sur la prochaine
60 Le design du travail en action

réalisation à effectuer ; c) le guidage du Attention au design thinking alibi


retoucheur : affichage de la liste des défauts
qui seront à retoucher sur le véhicule ; d) le La participation aux ateliers de design
guidage checkman qui aide l’opérateur thinking peut se révéler compliquée pour
qualité à se rappeler des opérations de les opérateurs, puisqu’il est toujours dif-
contrôle, en particulier dans le cas d’une ficile d’extraire une ressource de la ligne
grande variabilité de produits ; e) le feed- pendant un ou deux jours. Cette difficulté
back sur d’éventuels défauts détectés plus est parfois évoquée comme prétexte pour
bas sur la ligne. ne pas inclure les opérateurs, et il arrive
d’ailleurs que la même excuse soit utilisée
Une équipe Renault développe alors la so- pour justifier leur non-participation aux
lution avec un UX designer, et la maquette chantiers d’amélioration continue (Kaizen).
est ensuite testée dans les usines. Lors des Il est cependant possible de répondre à
tests, aucun manuel d’instruction du nou- cette objection, comme le fait J.-M. Talon,
vel outil n’est donné. L’idée est de tester ancien responsable de l’amélioration conti-
comment l’opérateur se saisit de l’interface, nue chez Lectra : « Je me souviens qu’au
de façon à vérifier l’intuitivité des com- début, j’avais beaucoup de mal à faire ac-
mandes. Certains opérateurs ont ainsi dé- cepter cet investissement-là par les mana-
couvert qu’ils pouvaient très naturellement gers de production. Je leur disais : “Quand
envoyer des appels qualité ou sécurité depuis ton opérateur n’est pas là, parce qu’il s’est
le poste. Chaque test a ensuite fait l’objet cassé la jambe, parce qu’il a eu un accident
d’une demi-heure de débriefing avec l’opé- de voiture, la production ne s’arrête pas.
rateur afin d’améliorer encore la solution. Là, ce sera plus facile parce que je vais te
Les tests ont, par exemple, fait émerger le prévenir un mois à l’avance que ton opé-
besoin d’un second niveau d’interactivité rateur ne sera pas disponible. Donc, ne me
sous le premier niveau d’appel au poste dis pas que tu ne peux pas t’organiser.” Avec
afin de donner plus d’informations sur la ce discours un peu volontariste, on a réussi
question à traiter à la personne qui devra à faire passer des choses. »
intervenir en soutien.
Une fois ce problème résolu, reste à déter-
Lors des tests, aucun manuel d’ins- miner l’esprit qui préside à ces ateliers. Il
peut arriver qu’ils ne soient utilisés que
truction du nouvel outil n’est donné.
comme un « alibi participatif » : « Vous
L’idée est de tester comment l’opérateur voyez bien qu’on leur a demandé leur
se saisit de l’interface, de façon à véri- avis ? » Une fois l’atelier terminé, les déve-
fier l’intuitivité des commandes. loppeurs travaillent dans leur coin, puis
livrent un produit fini qui, éventuellement,
pourra être marginalement ajusté. Pour
Chapitre 2. Outils technologiques et implication des opérateurs 61

faire réellement de la coconstruction et ne aux nouveaux outils, sous prétexte que les
pas en rester à l’alibi, il est souvent néces- utilisateurs ont participé à leur élaboration
saire d’aller plus loin qu’un simple atelier et que, bien entendu, les outils sont « par-
« starter » et d’associer les utilisateurs finaux faitement » intuitifs. Comme nous l’avons
à plusieurs étapes du projet avec des « mini- entendu plusieurs fois, « il n’y a pas besoin
démos » qui favoriseront un dialogue sur les de change management » puisque les opé-
usages. Un tel processus permet de tenir rateurs ont été associés au processus. Tout
compte de la façon dont les personnes effec- dépend de ce que l’on met derrière l’ac-
tuent réellement le travail au quotidien. compagnement au changement : si l’asso-
ciation des opérateurs à la définition de
Un autre risque est que les ateliers de design la solution facilite certes l’appropriation
thinking servent d’alibi pour ne faire aucun pour ceux qui y ont participé, la formation
accompagnement aval, ni aucune formation est souvent nécessaire pour tous.

En résumé

Outils : interfaces sur écran tactile au poste de travail.

Objectifs de l’entreprise
• Diminution des arrêts sur ligne de production.
• Analyse des problèmes rencontrés sur les lignes.
• Facilitation du travail face à la diversité des produits.
• Amélioration de la qualité.

Modalités d’association des opérateurs


• Ateliers de design thinking en amont (recueil des besoins).
• Test et débriefing avec les opérateurs en aval.

Points de vigilance
• S’assurer de la présence d’opérateurs dans ces ateliers.
• Ne pas limiter le design thinking à un atelier initial pour le recueil des besoins.
• Ne pas surcharger les applications en fonctionnalités.
• Accompagner et former les équipes, même si les outils sont intuitifs.
62 Le design du travail en action

Concevoir des cobots pour motivés, pour lesquels passer à côté d’un
défaut est une grande responsabilité qui
augmenter la valeur métier peut entraîner de lourdes conséquences, et
ensuite à cause du grand nombre de variantes
AeroSpline est une société qui développe de moteurs, tous différents. Ils peuvent se
et intègre de nouvelles solutions roboti- sentir déshonorés s’ils ont « libéré » un
ques collaboratives pour les métiers manu- moteur et qu’une malfaçon est découverte
facturiers comme le ponçage de carrosse- chez un client. Enfin, une non-qualité expor-
rie, le sablage, le rivetage ou l’inspection tée représente des coûts importants, ainsi
des assemblages. Le secteur aéronautique que des risques de fiabilité et des impacts
représente 40 % de son CA. Maxime sur l’image commerciale. C’est ainsi que
Hardouin, son PDG, analyse l’expérience, l’idée d’avoir un cobot d’assistance a pro-
démarrée en 2017, d’un projet de cobot de gressivement émergé.
contrôle final des moteurs en réparation,
pour Safran Helicopter Engines (SHE) à La solution baptisée CIICLADE, créée en
Tarnos (64). collaboration entre SHE et AeroSpline, est
une plateforme mobile qui emporte trois
Chez Safran Helicopter Engines (SHE), les caméras de contrôle, dont une est portée par
inspecteurs de contrôles libératoires en fin une 7e articulation ajoutée au poignet d’un
d’assemblage des moteurs sont porteurs cobot UR5e-Series. Pour chaque moteur,
d’une culture considérable. Ce sont des les trajectoires de contrôle peuvent être
compagnons qui suivent deux années de planifiées par l’opérateur régleur qui aura
formation pour être qualifiés sur cette opé- passé « son permis cobot ». Un écran inte-
ration de contrôle. Ils sont témoins et ac- ractif embarqué sur CIICLADE montre le
teurs aussi bien de la culture industrielle moteur en 3D, et des points satellites d’un
interne que de l’histoire de chaque moteur maillage prédéfini autour du moteur. Aero-
chez les clients, et véhiculent une grande Spline a créé ce maillage afin de sécuriser
valeur potentielle pour l’amélioration des les déplacements sans collision du cobot
méthodes de fabrication et de la qualité des autour des moteurs. Il suffit à l’opérateur
moteurs pour les clients finaux. L’atelier de cliquer sur un des points satellites pour
s’occupe de reconditionner des moteurs, que le bras se rende à ce point-là. Le mail-
et in fine d’accepter ou non le moteur pour lage standard va être « augmenté » de nou-
le remettre en circulation (le contrôle). veaux nœuds créés par le régleur à partir
Cette activité présente une pénibilité phy- des points satellites. Chaque nœud repré-
sique car elle sollicite des efforts visuels sente potentiellement un cadrage précis pour
et corporels, afin de vérifier tous les points le contrôle de la caméra. Plusieurs parcours
de contrôle autour de chaque moteur. Elle « cobot » sont créés et constituent une arbo-
génère aussi un stress important pour plu- rescence de contrôles par famille technique :
sieurs raisons : d’abord parce que ces com- bonne présence de tous les composants de
pagnons sont des passionnés, extrêmement type boulonnages, serrages des connecteurs,
Chapitre 2. Outils technologiques et implication des opérateurs 63

marquages peintures, ou opercules tem- le cobot enregistre un film global du moteur.


poraires sur le moteur avant montage sur Peu après, passent les personnes du service
l’hélicoptère. Ensuite, afin de préparer le HSE, expliquant qu’il n’est pas question
contrôle général, les clichés sont cotraités qu’on filme le visage des personnes. Aero-
par le compagnon régleur et le logiciel Spline développe alors une variante du logi-
CIICLADE de « construction du contrôle » ciel de montage automatique du film en
par l’intelligence artificielle. Le logiciel coupant les séquences où l’on voit des
CIICLADE comporte un module qui dé- personnes. Et ce n’est pas fini ! Lors d’un
tecte automatiquement les éléments primi- nouveau rendez-vous avec les contrôleurs,
tifs dans l’image : tête des vis, rondelles, ceux-ci expliquent qu’ils font tourner le
écrous, connecteurs, freins, etc. Dans chaque moteur à la main pour écouter le cliquetis
image, des ensembles structurés peuvent des aubes de turbine, et que cela permet de
aussi être détectés (par exemple un assem- se faire une opinion sur la santé du moteur.
blage comprenant vis à 12 pans, rondelle, Est-ce qu’il serait aussi possible d’enre-
écrou et un filetage). Grâce à la prédétec- gistrer le son ? Ce qui fut fait et incorporé
tion par l’IA de CIICLADE, le régleur bé-
aussi rapidement par AeroSpline, moyen-
néficie d’une assistance de niveau optimal
nant l’ajout d’une fonction microphone et
et y ajoute sa connaissance propre.
d’une nouvelle interaction homme-cobot
À mi-chemin entre « cobot-outil » et « cobot- où le cobot se pose immobile face à l’axe
collègue »48, ce cobot est très évolué, et ses moteur et l’IHM demande au contrôleur de
fonctionnalités n’ont cessé de s’enrichir faire tourner les aubes pour un enregistre-
du fait des échanges avec les contrôleurs. ment sonore. Lequel enregistrement est
Ceux-ci ont, par exemple, expliqué que ajouté au post-montage vidéo.
des malfaçons détectées après le contrôle,
pouvaient avoir des origines douteuses et Avec tous ces enrichissements, le cobot
parfois non présentes lors de leur inspec- produit maintenant un rapport qui associe,
tion. Les contrôleurs avaient pris le pli comme demandé, un rapport textuel, vidéo
de prendre un film des moteurs avec une et sonore. Le contrôleur fait défiler le rap-
GoPro avant livraison pour constituer des port sur un écran interactif. S’il voit que le
preuves. Est-ce qu’AeroSpline pourrait cobot a détecté une non-conformité, il doit
ajouter à la caméra de contrôle une fonc- décider si c’est une variation acceptable ou
tion « enregistrement vidéo » pour émettre si c’est effectivement une non-conformité à
un enregistrement systématique qui puisse signaler. C’est aussi une occasion de ren-
servir de preuve ? En quelques jours, Aero- forcer l’IA du cobot qui doit apprendre que
Spline implémente une solution pour que ce qu’elle a identifié comme une anomalie

48. Le cobot-outil n’agit pas seul, mais uniquement avec le concours de l’opérateur. Le cobot-collègue est doté de capacités cognitives
à l’aide de technologies d’intelligence artificielle. Pour plus de précisions sur cette distinction, voir Anne-Sophie Dubey et Caroline
Granier, Collaborer avec la machine : quels changements pour l’opérateur ?, Les Docs de La Fabrique, Presses des Mines, 2020.
64 Le design du travail en action

peut ne pas en être une, mais une variante 100 000 moteurs pour pouvoir être confiant
autorisée. À la fin, c’est bien le contrôleur dans sa certification. Il a dû rappeler que
qui certifie le rapport. l’objectif de l’IA est bien d’augmenter les
personnes, pas de les remplacer, surtout
Maxime Hardouin indique qu’il peut tou- quand elles ont une telle profondeur d’ex-
jours y avoir chez un client une « techno- périence. Ainsi qu’il le dit, « le cobot, c’est
illusion » lui laissant imaginer qu’il pour- un bon vélo électrique, pas une Tesla. »
rait remplacer les personnes par de l’IA et
se passer de leurs compétences. En effet, La vision qu’il a de son métier, c’est qu’il ne
l’entreprise avait, dans un premier temps, fait pas de la robotique, il est un créateur
demandé à AeroSpline de certifier les rap- instrumentiste qui met une guitare Fender
ports à la place des contrôleurs. Maxime dans les mains des personnes pour leur per-
Hardouin a dû expliquer qu’avec sa PME mettre de créer et jouer de nouvelles parti-
de 16 personnes, il n’est ni fabricant de tions. Et l’interprète revient voir le luthier
moteurs, ni contrôleur, et qu’il faudrait que en disant « est-ce que vous pourriez me
son IA ait une base d’expérience d’au moins rajouter ça, ça et ça ? ». À travers Safran et

Dessin 3D du projet de cobot CIICLADE

Source : Avec l’aimable autorisation de Maxime Hardouin, AeroSpline.


Chapitre 2. Outils technologiques et implication des opérateurs 65

d’autres expériences, il en est arrivé à consi- toute l’entreprise. Supprimer le témoin hu-
dérer que sa raison d’être, c’est d’« augmenter main, ce serait arrêter l’histoire. » Maxime
la valeur métier de ses clients ». « Il y a un Hardouin plaide contre la vision univoque
mot qui est tellement beau, c’est le mot de l’automatisation totale et des robots in-
métier, j’y tiens énormément. La valeur éco- dustriels agissant seuls. Sans compagnon,
nomique la plus forte d’une entreprise n’est sans humain dans la boucle, c’est la fin
pas financière mais humaine, riche avant de l’histoire technique et la réduction des
tout des savoir-faire métiers de l’organisa- performances aux seules capacités robo-
tion. Et chez Safran Helicopter à Tarnos, tiques définies à un moment donné, sur la
le métier de ceux qui connaissent les ma- base de spécifications inscrites dans le temps
chines, qui réparent les machines, qui ont le et d’automatismes fabriqués par un inté-
retour d’expérience de millions d’heures de grateur à la connaissance trop limitée du
vol, constitue une richesse essentielle pour métier du client.

En résumé

Outils : cobot associé à une IA.

Objectifs de l’entreprise
• Réduire le risque d’erreur et augmenter la fiabilité.
• Réduire le temps de process.
• Réduire la pénibilité, la charge cognitive et le stress des opérateurs.

Modalités d’association des opérateurs


• Discussion continue à toutes les étapes avec le fournisseur de la solution.
• Enrichissement de la solution selon les demandes des opérationnels.
• Solution conçue pour laisser un grand pouvoir d’agir à l’opérateur.

Points de vigilance
• Respecter l’expertise et les fiertés métiers (la logique de l’honneur49).
• Délai de conception.
•  oût de conception (risque d’enrichissement par des fonctionnalités qui seront
C
peu utilisées).

.
49. Iribarne P. (d’), La Logique de l’honneur. Gestion des entreprises et traditions nationales, Seuil, 1989
66 Le design du travail en action

Installer en semi-autonomie différents services de Michelin ; ils ont été


prévenus qu’ils devront partir se former
une machine à calandre pendant 18 mois, d’abord à Clermont-
de plusieurs dizaines Ferrand sur des calandres qui fabriquent
de millions d’euros le même produit mais avec un procédé
différent, puis en Pologne sur un procédé
En 2015, Michelin décide de réhabiliter similaire mais portant sur un autre produit.
un bâtiment sur le site industriel de Mont- Pendant la formation, certains d’entre eux
ceau-les-Mines pour y installer une ma- ont pu tester chez un des fournisseurs une
chine à calandre à chaud. Une calandre est partie de la machine, demander des adap-
une machine à cylindres d’une centaine de ­­tations et des réglages, éprouver les modes
mètres de long, permettant de fabriquer des opératoires génériques, etc. Au terme de
« nappes » qui sont des systèmes de renfort cette longue formation, les sept opéra­­
des pneus, à base de fils textiles ou métal- teurs ont été chargés de transmettre leurs
liques emprisonnés entre deux feuilles de compétences au reste de l’équipe en cours
gomme et conditionnés en fin de processus de constitution. Ils ont donc participé à
en rouleaux, afin d’être expédiés vers les l’écriture des modes opératoires, à l’entraî­­
services de fabrication et d’assemblage nement des recrues sur un simulateur de
des pneus. Sébastien Swinnen, ingénieur la machine, au choix des fournisseurs pour
centralien de Nantes, après un premier poste les outils de communication entre opéra­­
de chef d’îlot à 23 ans, devient le respon- teurs le long de la machine (talkies-walkies,
sable de ce projet à l’usine de Montceau- oreillettes), et commandé certains outillages
les-Mines. Le directeur de l’époque lui dit : utiles repérés au cours de leur formation. Ils
« Sois ambitieux, fais quelque chose que tu ont également pu assister, à leur demande,
ne regretteras pas, et moi, je te soutiendrai. », aux entretiens d’embauche des premiers
Sébastien Swinnen s’empresse de retrans- recrutés et donner leur avis. Enfin, l’un
crire le message aux sept premiers opéra- d’entre eux a décidé de créer un hall d’expo­­-
teurs sélectionnés pour démarrer la machine sition à l’entrée de l’atelier, mettant en
et l’opérer par la suite : « Ça va être chez valeur les produits finis : « L’idée du gars,
vous. Quelque part, on nous donne carte c’était la fierté métier, raconte Sébastien
blanche sur ce qu’on veut faire. Bien sûr, Swinnen, devenu chef de l’atelier. Certes,
dans le cadre du budget, mais faisons ce qui on fabrique deux bouts de gomme avec des
demain va nous ressembler. » Les opéra­­- fils au milieu, mais on le fait parce que,
teurs participent au préalable à l’aménage­­ derrière, on a des clients exigeants qui veu-
ment de certains aspects du bâtiment lent des produits hypercomplexes, pour
comme les salles de pause et les vestiaires, l’armée, pour l’aviation, pour la compétition.
ce qui va leur permettre de s’approprier les Il a donc exposé un pneu de LMP150, des
lieux. Ces sept opérateurs proviennent de pneus de motos de Grand Prix, des pneus

50. Le Mans Prototype (LMP) est un pneu pour la compétition automobile d’endurance.
Chapitre 2. Outils technologiques et implication des opérateurs 67

d’A380, etc. C’est extrêmement important, dent la main sur de nombreux réglages, sur
car ce sont ainsi les opérateurs qui déci­­ les cadences, le taux de déchets et in fine
dent de mettre le client au cœur de notre sur la performance de l’équipement.
action. » Ils ont aussi habillé les bâches des
machines avec un Rafale, une Polo WRC
(modèle de rallye), à l’image des clients de
Michelin. Et ce sont eux qui ont présenté
à Jean-Dominique Senard, alors président
de Michelin, les résultats de leur travail
(cf. citation en exergue de cet ouvrage),
lors de l’inauguration de la machine.

Cependant, Sébastien Swinnen ne cache


pas que le passage entre la période assez
excitante de l’installation et de la mise au
point de la machine (qui s’est étalée sur
près de trois ans) et le retour au manage-
ment quotidien de la performance, selon
les standards de Michelin, ne s’est pas fait
sans quelques difficultés. Il y a eu un sen-
timent de réduction de l’autonomie, due
aussi au fait qu’en passant de 7 à 35 per-
sonnes les nouvelles recrues n’étaient pas
encore formées au « cadre » Michelin de
management de la performance (voir cha-
pitre 4) et qu’il fallait commencer par les
faire monter en compétence sur les atten-
dus du cœur de métier.

Maintenant que ce cap est passé, il devient


à nouveau possible de réélargir le cadre
et de laisser plus d’espace à l’autonomie
mais axée, cette fois, sur la performance.
La machine elle-même a besoin de nom-
breuses interventions pour adapter les pro-
cessus. Les « recettes » sont certes définies
par le bureau des méthodes, mais il reste
beaucoup d’actions manuelles humaines
non paramétrées. Les opérateurs reçoivent
sur des écrans des informations qui remon-
tent de la calandre, mais ce ne sont pas de
simples surveillants d’équipement. Ils gar-
68 Le design du travail en action

Synthèse du chapitre 2

1. En conception, des outils numériques de simulation des flux de l’usine, du process


de fabrication, mais aussi du produit lui-même (facilité à le monter, à le démonter ou
à le réparer), ainsi que des jumeaux numériques d’installations locales, globales ou de
machines, se développent rapidement. Ils permettent de tester les options possibles
en amont d’un déploiement. Le point de vigilance est ici l’intégration de l’analyse des
facteurs humains avec le concours des ergonomes aussi en amont que possible de
la phase de conception. Pour contourner les limites des outils de simulation quant à
l’analyse du travail réel, il est recommandé de ne pas se limiter aux maquettes virtuelles
et aux mannequins numériques, mais d’immerger l’opérateur réel dans la réalité virtuelle
(si possible tangible, i.e. avec objets physiques) et de mesurer l’ensemble des paramètres
ergonomiques, non seulement physiques mais aussi cognitifs. Le risque général décelé
dans ces approches par simulation est de se fier aveuglément à une analyse purement
« scientiste » du facteur humain et d’oublier des choses aussi simples que voir (le terrain,
la configuration des lieux), parler avec les opérateurs et les écouter.

2. Les outils à base d’intelligence artificielle obtiennent des premiers résultats intéressants
pour assister les opérateurs dans leurs prises de décision sur des processus complexes
ou pour l’optimisation des paramètres de réglage des machines. Toutefois, l’IA suscite
chez les acteurs une méfiance instinctive (la peur du remplacement ou du déclassement
des compétences) ; l’utilité doit donc être prouvée pour en favoriser l’adoption, sous peine
de voir perdurer les anciennes méthodes de travail. Il est recommandé d’associer les
utilisateurs à plusieurs étapes de la conception/implémentation de ces nouveaux outils
et de prendre en compte / respecter les identités et les fiertés métiers préexistantes. L’IA
vient en effet heurter de plein fouet les expertises métiers (celles-ci pouvant être, pour une
personne, connaître le fonctionnement de telle machine mieux que n’importe qui d’autre).
En particulier, les systèmes sont mieux acceptés s’ils produisent des recommandations
(plutôt que des obligations à agir), quand l’opérateur garde une marge de manœuvre sur
la décision à prendre à la suite de la recommandation, quand la recommandation peut
faire l’objet d’une discussion entre pairs. D’une façon générale, un effort est nécessaire
pour dévoiler les éléments de décryptage qui sous-tendent ces systèmes et pour asso-
cier les utilisateurs à leur amélioration (entraînement de l’IA) – ce qui les valorise.
Chapitre 2. Outils technologiques et implication des opérateurs 69

3. La captation vidéo du travail est une piste puissante d’amélioration à la fois de la per-
formance et du travail, quand elle est effectuée et analysée par les équipes. L’œil du
groupe doit être mobilisé sur le travail du groupe pour capitaliser sur les bonnes pratiques
et les améliorer.

4. Une nouvelle offre d’applicatifs et d’interfaces numériques arrive enfin dans les usines
après son déploiement massif auprès du grand public. À la manière de ce qui se fait en
matière de développement d’applications grand public, il est nécessaire d’associer les
utilisateurs à la conception des interfaces pour en favoriser l’usage. Les méthodes de
design thinking et de test & learn sont désormais largement répandues et défendues
par les fournisseurs de solutions, mais ces ateliers de recueil des besoins ne doivent
pas devenir des « alibis participatifs » et des prétextes pour éluder d’autres étapes de
validation intermédiaires ou, en aval, pour ne pas faire les formations que ces changements
requièrent.

5. Une nouvelle génération de fournisseurs de solutions émerge. À côté des grands


groupes technologiques, qui sont plutôt porteurs de solutions standardisées, des solu-
tions ultrapersonnalisées sont développées par de petites structures. Des pratiques
telles que la mise au point d’un cahier des charges « sensible » par itérations ou la mise
à disposition de briques techniques modulaires pouvant être combinées et mises en
œuvre par les opérationnels sont des pistes très prometteuses pour le design du travail.
Elles peuvent être génératrices de coûts et de délais plus importants sur la mise au
point de la solution, mais peuvent permettre d’améliorer très sensiblement le taux de
succès des projets technologiques.

6. L’autonomie peut être favorisée en impliquant les équipes d’opérateurs dans plusieurs
aspects de ces projets de changement, qu’il s’agisse d’outils numériques ou d’automa-
tismes plus classiques : participation à l’aménagement des ateliers, aux adaptations et
réglages machines, à la construction des modes opératoires, au choix des outillages, à la
formation des nouvelles recrues, etc.
71

CHAPITRE 3
Transformations organisationnelles
et implication des personnes

La deuxième catégorie de cas concerne des versal. Inversement, les salariés peuvent
transformations organisationnelles (avec bénéficier d’une bonne autonomie dans le
ou sans introduction de technologies 4.0) cadre de leur travail quotidien, sans qu’il y
impactant le travail de production. Nous ait une réelle démarche participative con-
cherchons à voir si ces transformations en- cernant les transformations.
couragent l’autonomie ou la participation
des personnes, et plus particulièrement le
pouvoir d’agir des opérateurs et des mana- Vers des organisations
gers de proximité.
du travail plus
Il importe ici de ne pas confondre autono- responsabilisantes :
mie dans le cadre de l’activité de travail et 4 modèles organisationnels + 1
participation à la transformation. La trans-
formation peut être conduite sur un mode Nous indiquions en introduction que les
participatif (par exemple, groupes de tra- entreprises manufacturières comme les
vail sur un déménagement, groupes vision/ autres doivent évoluer vers des organisa-
valeurs, groupes d’intelligence collective tions du travail plus responsabilisantes,
ou d’innovation participative, etc.) sans afin de satisfaire leurs objectifs de com-
pour autant viser à augmenter l’autonomie pétitivité, d’agilité, tout en répondant aux
des personnes sur leurs tâches. En particu- attentes de leurs salariés.
lier, la participation pourra avoir comme
objectif de rendre la transformation plus Les personnes interviewées ont fait spon-
« acceptable » ou d’impulser un esprit de tanément référence à cinq configurations
collaboration entre des services cloisonnés organisationnelles pour décrire leurs trans-
ou d’activer un nouvel état d’esprit trans- formations : lean management, entreprise
72 Le design du travail en action

apprenante, organisation agile, entreprise le monde entier, il a souvent été appliqué


libérée ou encore smart factory. Celles-ci de manière mécaniste comme une méthode
ne sont pas toujours clairement définies d’organisation industrielle destinée à ré-
par les personnes, mais elles constituent duire les délais et les coûts. En réalité, son
le cadre de référence que les acteurs se objectif est de fonder une démarche de
donnent et l’horizon vers lequel ils pensent progrès orientée client, en s’appuyant sur
agir, tout en piochant et en combinant en les connaissances et l’inventivité des équipes
pratique des méthodes et des outils divers. de travail et en centrant l’action sur le ter-
rain, puisque c’est là que se crée la valeur
Le point commun de ces modèles, aussi dif-
et que les améliorations sont possibles. Il
férents soient-ils, est qu’ils affichent tous
s’agit d’un système d’apprentissage pour
(sauf peut-être le dernier) la volonté de favo-
développer les personnes dans le but d’op-
riser l’autonomie des salariés, d’introduire
timiser la valeur pour le client. Ce modèle,
une dose de subsidiarité et de management
initialement conçu pour la production, a vu
bottom-up, et de développer les savoir-faire
son application s’étendre au domaine admi-
des personnes.
nistratif et de services (lean office), et au
Rappelons brièvement le contenu de ces domaine de l’innovation produit (lean start-
modèles dans l’ordre de leur apparition up) avec des succès variables.
chronologique : non exclusifs les uns des
Entreprise apprenante. Né des travaux
autres, ils ont cependant des généalogies et
de James March52, de Chris Argyris53 dans
des contextes d’émergence différents.
les années 1970, puis de Peter Senge54, le
Lean management. Système d’organisa- concept d’organisation apprenante s’est
tion industrielle initié dans les usines japo- développé tout au long des années 1990 et
naises du groupe Toyota au tout début des 2000 à travers la réflexion sur le « com-
années 1950. Jusqu’aux années 1980, on ment apprendre ». Une organisation appre-
parle de TPS pour Toyota Production Sys- nante est une organisation qui apprend de
tem, ou plus simplement de toyotisme. son expérience et tire les bénéfices des com-
Ce système de production a été ensuite pétences qu’elle acquiert. Elle est cons-
théorisé sous l’appellation de lean manu- truite comme un écosystème qui stimule
facturing51. Au cours de sa diffusion dans l’apprentissage en continu à travers le tra-

51. Roos Daniel, Womack James P., Jones Daniel T., The Machine That Changed the World : The Story of Lean Production,
Harper Perennial (November 1991).
52. March J.G., Olsen J., « The Uncertainty of the past : Organisational learning under ambiguity », European Journal of Political
Research, 3 (1975), 147-171.
53. Argyris C., Schön D.A., Organizational Learning, Addison-Wesley Pub. Co, Reading, Mass, 1978.
54. Senge P.M, The Fifth Discipline: the art and practice of the learning organization, Currency Doubleday, New York, 1990.
Chapitre 3. Transformations organisationnelles et implication des personnes 73

vail. Elle suppose une cible de progression, tesses (les agiles et les autres). Ce modèle
laissant ouverte une part d’incertitude tant met l’accent sur la rapidité des cycles
sur les contours que sur l’itinéraire pour d’apprentissage, sur les pratiques colla-
l’atteindre. Elle s’appuie sur les situations boratives et le décloisonnement, le dévelop-
de travail et les démarches collectives de pement de l’autonomie au travail, la sécu-
confrontation et de mobilisation de l’intel- rité psychologique de ses membres, l’ex-
ligence collective pour construire des solu- périmentation et son corollaire, le droit
tions et les mettre en œuvre. L’apprentis- à l’erreur, ainsi que sur la mesure des ac-
sage est ici à la fois individuel, collectif et tions (données). L’agile vise la réactivité et
organisationnel. La finalité est le transfert l’adaptabilité dans un monde changeant
large de l’action sur le terrain non seule- et instable.
ment par la création de nouveaux savoirs,
mais aussi par la capacité à les combiner Entreprise libérée. Déjà évoquée en 1992
avec les anciens et à les transmettre. sous la plume de Tom Peters56, l’entreprise
libérée a été popularisée en France par
Organisation agile (new ways of working). l’ouvrage d’Isaac Getz et Brian Carney,
La généalogie de l’entreprise agile fait clai- Liberté & Cie57. Il s’agit de remettre en cause
rement référence au Manifeste agile de les pratiques organisationnelles (structure
200155 et aux méthodes de développement pyramidale et hiérarchique, marqueurs de
de logiciels, basées sur des cycles courts, pouvoir) qui empêchent la liberté d’initia-
autour d’équipes pluridisciplinaires qui tra- tive et la responsabilisation des salariés, en
vaillent de façon synchronisée vers un réduisant prioritairement les dispositifs de
même objectif. Avec le succès des GAFA contrôle traditionnels. Ce contrôle entraî-
(Google, Apple, Facebook, Amazon), les nerait la démotivation des salariés et une
méthodes agiles sont progressivement moindre capacité d’innovation de l’orga-
devenues le modèle de référence des en- nisation. Ces entreprises misent sur des
treprises technologiques visant à impul­­ser formes plus ou moins abouties d’auto-
une forme alternative de management. détermination et d’auto-organisation du
L’extension de ce modèle vers les organi­­ personnel. Elles revendiquent de fédérer
sations traditionnelles se traduit parfois sur le pourquoi et de libérer sur le comment.
par la cohabitation d’équipes à deux vi- En particulier, en mettant l’accent sur la

55. Manifeste pour le développement Agile de logiciels (2001). http://agilemanifesto.org/iso/fr/manifesto.html


56. Peters T. J., Liberation Management: Necessary Disorganization for the Nanosecond Nineties. New York : Alfred A.
Knopf, 1992.
57. Carney B., Getz I. (2012/2016). Liberté & Cie : Quand la liberté des salariés fait le succès des entreprises, Paris :
Flammarion, 2012.
74 Le design du travail en action

transformation (ou parfois la suppression) ni à un modèle de management particulier,


du rôle du manager et de celui des services ni à une organisation du travail déterminée,
supports. De nombreuses limites au modèle renvoyant sur ces aspects aux modèles pré­­-
ont été pointées, comme le paradoxe du cédemment cités ou à aucun.
« leader libérateur », l’injonction à l’auto-
nomie, le risque de surinvestissement des Quelle que soit la configuration organisa-
salariés et le risque d’impermanence en cas tionnelle prise en référence, nos interlocu-
de changement de dirigeant58. teurs déclarent que l’adhésion des personnes
et le développement de leur pouvoir d’agir
Smart factory. Ce concept fait directement sont considérés comme une variable im-
référence au projet Industrie 4.0, dont les portante de la réussite des transformations.
principes furent exposés pour la première Qu’en est-il exactement ? Comment la vi-
fois à la Foire de Hanovre en 2011. Il dé- sion de la transformation se traduit-elle en
signe de nouvelles méthodes industrielles pratique ? Quelles sont les modalités d’as-
s’appuyant principalement sur les techno- sociation des opérationnels ?
logies numériques et d’automatisation. Il
s’agit de mettre en place des usines con-
nectées et automatisées pour que toutes les La smart factory se réfère à une
opérations soient réalisées avec un maxi- structuration de l’organisation par la
mum d’efficacité et à un moindre coût, technologie ; à ce titre, il ne fait réfé-
tout en garantissant une qualité constante. rence ni à un modèle de management
La fabrication intelligente est l’une des ap- particulier, ni à une organisation du
plications de l’Internet des objets (Internet
travail déterminée.
industriel des objets), permettant de con-
necter les équipements entre eux, de re-
cueillir les données qu’ils émettent, puis
de les transporter, de les stocker et de les
analyser pour un contrôle optimal des pro-
cessus de production et des décisions plus
pertinentes. La smart factory s’inscrit
dans une logique de rapidité, de flexibilité
(séries courtes, personnalisation des pro-
duits) et de fluidité. Ce modèle se réfère
à une structuration de l’organisation par
la technologie ; à ce titre, il ne fait référence

58. Pour un approfondissement du modèle et une synthèse de ses limites, voir Thierry Weil et Anne-Sophie Dubey, Au-delà de
l’entreprise libérée : enquête sur l’autonomie et ses contraintes, Les Notes de La Fabrique, Presses des Mines, 2020.
Chapitre 3. Transformations organisationnelles et implication des personnes 75

Lean management : En France, en 2009, Éric Perrin, qui vient


du terrain (maintenance technique) et a oc-
un accouchement souvent cupé ensuite différentes fonctions de pro-
difficile duction, dont celle de directeur d’une ligne
de production, est nommé responsable de
L’histoire du lean management dans nos l’amélioration continue sur le site de
entreprises témoins n’a pas été un long Golbey (Vosges). Il commence par un dia-
fleuve tranquille. De Lectra à CNB, de gnostic et constate que les opérateurs ne se
Norske Skog à Hutchinson, les projets de rappellent rien de ce qui a été fait quelques
déploiement du lean n’auront cessé d’être années plus tôt. Il regarde aussi comment
diversement conçus, revisités, ajustés, mis cela se passe dans d’autres secteurs, dont
en pause, abandonnés puis réactivés. certains groupes automobiles, et fait le
constat que le lean est un outil redoutable
Fréquemment, une expérience décevante pour faire baisser les coûts et les effectifs :
de ce que nous avons appelé dans notre « La grande différence avec Toyota, c’est
précédent livre le lean « mécaniste » (pro- qu’eux libèrent des ressources pour déve-
cessuel et de contrôle des écarts) a ensuite lopper l’entreprise, alors que les autres
fait place à une meilleure compréhension dégagent des ressources pour licencier. »
des principes fondamentaux du toyotisme, L’image du lean est désastreuse parmi les
centrés sur l’amélioration continue et le dé- opérateurs de Norske Skog. Pendant une
veloppement des personnes. visite de terrain, le tout nouveau respon-
sable s’entend dire par une opératrice sur
machine : « Éric, ton programme, c’est pour
Du lean mécaniste au lean participatif supprimer combien de postes ? ». Pourtant,
Chez Norske Skog (groupe papetier norvé- ce n’est pas du tout l’objectif de la mission
gien), le lean démarre en 2006-2007 par qui lui a été confiée. Perrin décide alors
une démarche centrale de groupe. Le groupe de tout reprendre : il repousse l’offre de la
crée une cellule mondiale où des spécia- cellule groupe qui existe toujours, se fait
aider par un consultant local, et le lean
listes sont formés à ces méthodes, après
commence alors à prendre une tout autre
avoir visité l’usine coréenne du groupe,
allure : équipes autonomes, réunions de
en avance dans ce domaine. Cette équipe
prise de poste et chantiers Kaizen.
d’experts déploie ensuite les méthodes sur
une durée de trois mois dans chaque usine Malheureusement, la production papetière
et dans tous les pays, avec la nomination est en grande crise avec des baisses de
d’un champion local pour faire perdurer chiffre d’affaires de l’ordre de 5 à 10 %
l’amélioration continue après le départ du par an. Bien que l’amélioration continue
groupe d’experts. ait permis de dégager 11 millions d’euros
76 Le design du travail en action

d’économies entre 2010 et 2016, une ré- toujours revenir ensuite vers l’opérateur qui
duction des effectifs intervient en 2015 et a formulé un problème ou émis une sug-
touche 70 personnes (sur 400). Cette sai- gestion d’amélioration.
gnée ne permet plus de sortir le personnel
des lignes pour participer aux chantiers, et Chez CNB (Groupe Beneteau), un lean
un coup de frein est mis progressivement à mal impulsé au départ a fait prendre du
la démarche d’amélioration continue. Éric retard à une transformation qui se voulait
Perrin finira par changer de poste en 2020. pourtant urgente. L’entreprise fabrique des
bateaux de 50 à 80 pieds dans ses ateliers
Chez Hutchinson, Gibril Gnangani, respon- de Bordeaux. Le site veut alors passer d’un
sable amélioration continue pour une des mode de fabrication artisanal des yachts à
divisions du groupe, commence à mettre des modes de production plus industriels,
en place le lean en 2012 avec une équipe afin de réduire le temps d’attente des
de consultants qui déploient des méthodes clients. Autrement dit, il s’agit de passer
de très grands groupes : « C’était de la d’une production de bateaux customisés à
grande série, déploiement des flux tirés l’unité à une logique de série. Pour attein-
lissés en Kanban59, des standards, on déploie, dre son objectif, la direction établit qu’il
on met en place. Sans forcément toujours faut passer d’un takt time61 de 3 jours à
écouter les contraintes de chacun. […] Ces 2,5 jours ; 450 personnes sont concernées.
outils n’étaient pas forcément adaptés, ni L’ordre tombe d’en haut : ni la raison ni
très agiles pour de la petite et moyenne série, la pertinence de la démarche ne sont expli-
surtout dans l’aéronautique. » Il reprend quées. C’est une révolution pour de nom-
tout quelques années plus tard avec une breux opérateurs expérimentés qui « font »
autre équipe de consultants et une autre du bateau depuis 30 ans et pour lesquels
philosophie : l’écoute des opérateurs et des chaque bateau est une œuvre d’art, une
méthodes plus participatives ; une remontée « perle » ! De leur point de vue, la série va
bottom-up des problèmes, qui permet de à l’encontre de la qualité et de l’amour du
traiter l’action au bon niveau (subsidiarité) ; métier. « On nous demande de faire plus
la pratique du Gemba60 dans l’atelier ; les vite, alors qu’on galère déjà ». Le turnover
AIC (animations à intervalle court) qui augmente et les opérateurs entrent en
permettent de faire de la résolution de pro- résistance.
blèmes à plusieurs niveaux (opérateurs, ma-
nagers, fonctions supports, méthodes) et de

59. L’objet de cette étude n’étant pas d’entrer dans le détail des méthodes et des enjeux du lean manufacturing, nous renvoyons
aux nombreux ouvrages généraux sur le lean, en particulier ceux qui ont été édités sous les auspices de l’Institut Lean France.
60. Signifie, littéralement, « aller sur le terrain ».
61. Le takt time est un terme d’origine allemande (Taktzeit) associé au lean manufacturing et désignant la durée idéale de production
d’un bien, lorsque celle-ci correspond exactement au besoin du client. C’est le rythme de production qu’il faut respecter pour
produire exactement le nombre d’unités demandées par les clients.
Chapitre 3. Transformations organisationnelles et implication des personnes 77

Quand Tiago Mance, responsable lean, re- La façon dont les projets de changement
prend le projet pour faire encore baisser le sont mis en œuvre impacte directement non
takt time à 2 jours, il est confronté à cette seulement la performance attendue mais
situation initiale difficile. Il lui faudra deux aussi les projets suivants.
ans pour inverser la tendance, changer les
méthodes et obtenir des résultats plus pé-
rennes. « Compte tenu du contexte, on a Les opérateurs, c’est les clients :
pris d’abord un petit périmètre, un poste on leur a demandé ce qu’ils voulaient
avec dix opérateurs qui étaient favorables pour l’aménagement du poste. Et en-
au changement. On l’a appelé la vitrine suite, on a fait ce travail poste par
du projet. Deux techniciens méthodes ont poste.
observé et écouté les opérateurs. Pendant
deux semaines, on a récolté des informa-
tions. C’étaient vraiment les opérateurs qui Kaizen Blitz et chantiers BiB
nous montraient leur travail. […] La nou-
Le Kaizen Blitz62 est un dérivé de la
velle organisation des postes de travail a été
méthode Kaizen classique mais qui, à la
faite avec les opérateurs ; ils ont montré à
différence de celle-ci, s’oriente vers un
leurs collègues du poste voisin comment on
chan­­gement rapide en peu de temps. Nous
avait capitalisé sur leur savoir-faire, et ils
avions fait allusion à cette méthode dans
en étaient très fiers. Les opérateurs, c’est les
notre volume précédent à propos de SEW
clients : on leur a demandé ce qu’ils vou-
USOCOME et de son équipe de concep-
laient pour l’aménagement du poste. Et
tion interne des nouvelles lignes de pro-
ensuite, on a fait ce travail poste par poste.
duction avec les opérateurs63.
Certains îlots, pour des raisons techniques ou
d’équipe, ont pris plus ou moins de temps : En 2011, Lectra (logiciels et systèmes de
il y avait beaucoup de résistance. Un chan- découpe de haute précision pour la mode,
gement culturel, ça ne se fait pas instantané- l’automobile et l’aéronautique) décide d’in-
ment. Ce n’est pas qu’une question d’inves- troduire le lean sur son site industriel de
tissements ou d’énergie. C’est une question Cestas (Gironde). À cette époque, l’entre-
de temps. Il faut le temps de digérer, d’as- prise doit réintégrer sur ce site industriel
similer, d’associer. » une fabrication qu’elle opérait auparavant

62. Voir le blog de Christian Hohmann : http://chohmann.free.fr/progres/kaikaku.htm


63. F. Pellerin et M.-L Cahier, Organisation et compétences dans l’usine du futur, op. cit, p. 95-96.
78 Le design du travail en action

Kaizen Blitz

À la différence du Kaizen, qui est un changement continu, par petites étapes, le Kaizen
Blitz, dérivé de la méthode Kaizen classique, s’oriente vers un changement radical, en
peu de temps. La mise en œuvre du Kaikaku, qu’on appelle aussi Kaizen Blitz ou Hoshin,
se fait traditionnellement sous forme de chantier, c’est-à-dire un travail focalisé sur une
zone et un thème défini, en un temps limité.
Les chantiers importants sont menés le plus souvent sur une semaine, du lundi au
vendredi.

sur son site allemand. Le choix qui se pose à de productivité. « C’est comme ça qu’on a
la direction est simple : soit agrandir l’usine, réussi à “vendre” le lean aux opérateurs,
soit produire davantage à isopérimètre explique J.-M. Talon, alors responsable de
grâce à l’introduction du lean. Un cabinet l’amélioration continue. Le poste de travail
conseil oriente alors l’entreprise vers la est conçu pour et avec l’opérateur, pour
méthode appelée Kaizen Blitz. améliorer les conditions de travail, et nous,
on savait que, derrière, on allait gagner de
Il s’agit de transformer en une semaine le la productivité. »
poste de travail, la ligne de fabrication, avec
la collaboration des opérateurs. Aupa­­ra- Après un premier puis un deuxième chan-
vant, des ingénieurs méthodes dessinaient tier pilote, les résultats sont présentés à
les postes de travail après consultation des l’encadrement, aux opérateurs et aux syn-
opérateurs ; ensuite, la fabrication des postes dicats. Les représentants du personnel don-
était sous-traitée à des fournisseurs qui nent leur accord à la démarche et la direc-
mettaient plusieurs mois à les livrer et, à tion débloque les fonds pour sa généra-
l’arrivée, les opérateurs ne se sentaient pas lisation. Chaque chantier Kaizen Blitz
propriétaires des résultats. En revanche, regroupe une dizaine de personnes – mon-
avec la méthode Kaizen Blitz, les opéra- teurs et représentants des méthodes – dans
teurs et les acteurs des méthodes utilisent une même salle, et chacun perd peu à peu
des tubes et des noix d’assemblage pour sa casquette professionnelle, en échangeant
reconfigurer ensemble le poste de travail sur un objectif commun d’amélioration.
sous la houlette d’un animateur. En une Cela contribue à décloisonner les méthodes,
semaine, un poste de travail est reconstruit les services supports et la fabrication, et
à au moins 80 % et redémarre en intégrant permet de remonter des observations pour
les contraintes d’ergonomie, de sécurité et réviser les futures conceptions de postes ou
Chapitre 3. Transformations organisationnelles et implication des personnes 79

Les BiB de Michelin : témoignage de Jean-Christophe Guérin,


directeur manufacturing groupe chez Michelin

« Nous avons déployé ce qu’on appelle les chantiers BiB. On prend une équipe pluri-
disciplinaire à qui on pose un problème le lundi matin et, le vendredi midi, le problème
doit être résolu. Cela peut s’appliquer à tout type de problème en usine ou dans les
fonctions centrales. C’est une sorte de commando qui travaille en unité de temps, de
lieu et d’action. Ces chantiers BiB sont déployés partout, dans le groupe Michelin.
Nous avons, par exemple, le chantier BiB standard. On prend une zone d’un atelier
et on dit aux opérateurs avec leur chef d’équipe et les personnes de la maintenance :
“Vous arrêtez de produire et vous avez une semaine pour briquer les machines, faire
briller et ranger tout parfaitement à sa place, pour que ce soit le plus pratique pour
vous (minimiser vos déplacements et votre fatigue).” On leur fournit ce dont ils ont besoin
pour y parvenir (par exemple, des outillages en double, etc.). Ensuite, ils prennent des
photos, les collent dans la zone, et chacun devient responsable de maintenir cet état.
C’est une démarche qui implique complètement les opérateurs dans l’organisation de
leur poste de travail.
Nous avons aussi les chantiers BiB flex, comme flexibilité industrielle, pour optimiser
le temps de passage des changements de produits sur les machines (changement de
dimension selon le vocabulaire Michelin). Même principe, on prend une équipe d’opé-
rateurs avec quelques experts, et on leur dit : “Le changement de dimension, il se fait
actuellement en une heure, entre le moment où vous arrêtez la production A et celui
où vous redémarrez la production B. Réfléchissez à comment vous pouvez diviser par
deux le temps de changement.” Le vendredi, ils ont trouvé la solution. Les gains sont
généralement de 30 % au minimum, et souvent davantage.
Enfin, nous avons les chantiers BiB boost de même nature pour augmenter la perfor-
mance des machines.
Les chantiers BiB sont déployés mondialement chez Michelin. Partout, les opérateurs
ont trouvé des idées simples, pragmatiques, efficaces et économiques. Largement du
niveau de ce que des ingénieurs pouvaient proposer. »

les notices de montage. Par la suite, un vo- Les chantiers pilotes ayant permis de cons-
let managérial sera ajouté à cette transfor- truire la confiance, et le rythme des chan-
mation, avec la formation des managers et tiers étant très régulier, la dynamique a fini
des fonctions supports aux animations à par emporter l’adhésion de tout l’atelier,
intervalle court (AIC). même des plus réfractaires. « Je me suis
aperçu sur un chantier que ceux qui étaient
au départ les plus réfractaires sont ceux
80 Le design du travail en action

qui en définitive ont été le plus loin dans Vers l’organisation


les apports d’idées. On a fini par toucher
quasiment tous les opérateurs et je me
apprenante : le TWI
sou­­viens de collègues qui demandaient :
“C’est quand mon tour ?” », rapporte J.-M. Quand, en 2017, Laurent Buono prend la
Talon, ancien responsable de l’amé­liora­ direction du site de Saint-Jean-de-Luz de
tion continue. B. Braun (groupe familial allemand de santé,
de 60 000 salariés), il trouve un site marqué
Au rythme d’un Kaizen par mois, le site par plus de vingt ans d’un management
est progressivement transformé, permet­ pyramidal. Laurent Buono a un parcours
tant d’économiser 600 m2, de gagner 10 % un peu atypique : avec seulement le bac en
de productivité, de déployer de manière poche, il est passé par 3M, Pfizer, Air Li-
pérenne les 5S et d’améliorer les condi- quide Santé, Fareva et Reckitt Benckiser et
tions de tra­vail avec un flux beaucoup plus n’a jamais cessé de se former tout au long
logique. Entre 2011 et 2017, Lectra gagne de sa carrière jusqu’à finir par obtenir un
ainsi six ans de trésorerie, avant de finir MBA à l’EM Lyon. Autant dire que l’ap-
quand même par agrandir l’usine pour faire prenance, ça le connaît !
face au nouveau dimensionnement de la
production. Le rythme des chantiers Kaizen Spécialisé en stomathérapie64, le site de
Blitz a ensuite ralenti, mais une dynamique Saint-Jean-de-Luz emploie 250 collabora-
d’amélioration continue a été maintenue, teurs. Il conçoit et produit. Sa capacité de
notamment pour répondre à de nouvelles production atteint 41 millions d’unités par
problématiques comme la mise en produc- an. Le site connaît des problématiques de
tion de nouvelles machines. diversité des productions, d’obsolescence
des compétences techniques, en même
temps qu’une évolution rapide des techno-
Je me suis aperçu sur un chantier logies. Les salariés sont entre deux géné-
que ceux qui étaient au départ les plus rations : ceux qui ont 40 ans d’entreprise
réfractaires sont ceux qui en définitive avec un savoir-faire et des connaissances
immenses, et de nouveaux arrivants qui ont
ont été le plus loin dans les apports beaucoup moins d’expérience. Le problème,
d’idées. pour le nouveau dirigeant, est de parvenir
à ce que la transmission s’opère et à déve-
lopper les compétences de tous pour sta-
biliser le système de production et assurer
l’innovation.

64. Appareillages et dispositifs médicaux permettant à des patients de retrouver une autonomie après une chirurgie digestive
(essentiellement des poches de multiples spécialités).
Chapitre 3. Transformations organisationnelles et implication des personnes 81

Dans cette entreprise en évolution cons­­ et de coélaboration des solutions. Ces outils
tante, très spécialisée et avec des outils donnent la parole aux opérateurs sur leur
ultra-spécifiques, le maintien ou le dévelop- ressenti, sur ce qui se passe sur leur ma­-
pement des compétences ne peut pas venir chine, sur les problèmes qu’ils rencontrent.
d’apports extérieurs par la formation tra- Les personnes se mettent autour d’une
ditionnelle. Il ne peut s’envisager qu’en table, analysent ensemble les problèmes,
amenant l’ensemble du personnel à prendre cherchent des solutions et les mettent en
en charge son propre développement en place pour vérifier si ça marche.
continu et à partager ses compétences.
Objectif : aller vers une entreprise appre- Quelle différence entre TWI et lean ? « C’est
nante. La direction est soutenue dans sa un peu la même chose sauf que c’est beau-
démarche par un encadrement qui a été en coup plus ciblé, plus simplifié. Une per-
grande partie renouvelé. Tout le monde sonne formée sur le QRQC ou sur le TWI,
– le management, les chefs d’équipe et les en 10 heures elle est de suite opération-
opérateurs – va être initialement formé à nelle. Alors que pour les autres outils […]
de nouveaux outils. parce que ce sont des trucs d’ingénieur,
c’est beaucoup plus compliqué tandis que,
Tout d’abord, un système d’animation à là, ce sont des trucs de terrain. Et ce n’est
intervalle court (AIC) est mis en place au pas parce que c’est simple que ce n’est pas
niveau de l’équipe, de l’atelier et de la direc- efficace. Au contraire. Tout ça, je l’ai déjà vu
tion. Les événements qualité y sont ana- mais avec des logigrammes et des Power-
lysés dans une démarche ascendante. Les Point, c’était compliqué à mettre en œuvre,
problèmes sont alors traités à l’aide de ça impliquait beaucoup trop de personnes
deux outils : le TWI (Training Within Indus- autour de la table. »66
try) (voir chapitre 1 et encadré ci-après) et
le QRQC (Quick Response Quality Control, B. Braun s’appuie essentiellement sur le
méthode de recherche rapide des causes module Job Instruction pour définir le stan-
de non-conformité)65. Deux méthodes, dont dard et former au poste de travail.
l’une (TWI) est présente dès l’origine du
lean, et l’autre (QRQC) en est issue. Ces
deux méthodes sont envisagées chez
B. Braun comme des moyens pour créer
un état d’esprit et un langage commun,
afin de répondre aux difficultés de coopé-
ration et de partager des outils d’analyse

65. Méthode développée par Nissan en 1990.


66. Verbatim extrait du rapport d’audit de Denis Bismuth pour B. Braun : « Audit d’une démarche d’entreprise apprenante.
Apprendre – Former – Améliorer – Vers l’organisation apprenante 4.0 », p. 17. Avec son aimable autorisation.
82 Le design du travail en action

Le TWI

Le programme TWI est constitué de trois piliers : Job Instruction, Job Methods, Job
Relations.
Job Instruction (JI)
Le module Job Instruction permet d’apprendre à décomposer une opération en tâches
critiques et à les transmettre efficacement. Pour former rapidement à une tâche (max.
30  min), il faut d’abord établir ou confirmer le standard de l’opération. Ce travail est
réalisé avec les experts terrain qui vont décomposer les tâches critiques en étapes
importantes, points clés et raisons des points clés.
Une fois le standard validé, le calendrier de formation établi, la matrice de polyvalence
mise à jour, le formateur utilise la méthode pédagogique Job Instruction appelée égale-
ment 4 steps method pour former :
1- Mettre en condition la personne
2- Effectuer la tâche
3- Vérifier la performance
4- Valider la formation
La première étape consiste à préparer le travailleur à la formation et à le mettre dans
les meilleures conditions. La deuxième étape consiste pour le formateur à présenter le
travail à faire : en décrivant les étapes, puis en détaillant les points clés, enfin en expli-
quant les raisons de ces points clés. La personne en formation réalise alors le travail en
décrivant les étapes, puis en détaillant les points clés, enfin en expliquant les raisons
de ses points clés. Enfin, la personne en formation réalise le travail en autonomie et un
suivi régulier est effectué.
Job Methods (JM)
Le module Job Methods permet d’apprendre aux équipes de terrain une démarche
simple et écologique d’utilisation des ressources (main-d’œuvre, machines, matériaux...).
Ce programme apporte aux équipes une méthode pour générer des idées et aller cher-
cher les gains de compétitivité liés à l’amélioration des processus. Job Methods est à
l’origine du Kaizen.
Job Relations (JR)
Le module Job Relations est avant tout à destination des encadrants issus du terrain et
promus à ce poste sans bagage. Ils ont besoin de maîtriser les fondamentaux du mana-
gement et une méthode pragmatique de résolution de problèmes relationnels. L’objectif
est que le manager traite chaque employé en tant qu’individu et accepte que désormais
les résultats qu’il obtient soient fonction de ses relations et du travail de ses employés :
laisser les collaborateurs travailler (leur dire ce qu’on attend d’eux et comment ils peuvent
s’améliorer) ; accorder de la reconnaissance au travail effectué (valoriser le travail et les
attitudes) ; expliquer les changements qui vont affecter le travail (expliquer et obtenir l’ac-
cord de son collaborateur) ; faire le meilleur usage des capacités et des talents de chacun
(détecter les compétences et les connaissances sous-utilisées ou non utilisées).
Chapitre 3. Transformations organisationnelles et implication des personnes 83

Cadre de la Job Instruction pour le formateur

Source : Avec l’aimable autorisation de S. Roquet, Isokan Formation.


84 Le design du travail en action

Un modèle de Job Instruction

Opération Déposer des étriers N° BB3FAD JI 032


Objectif Garantir la Sécurité et Périmètre ARI77
la Qualité, sans provoquer
d’arrêt machine Job Instruction
Outils et Cagis d’étriers Page(s) 1/1
matériels

Étapes
Points clés Raisons
importantes
1. Préparer 1. Faire des piles d’étriers ; 1. Pour contrôler l’aspect
les étriers cible vers le haut du ciblage
2. Le haut de l’étrier à gauche 2. Pour que l’étrier soit dans le bon
sens lors de la dépose
2. Prendre 1. Les prendre 2 par 2, main gauche 1. Pour faciliter la mise en place
les étriers et droite perpendiculaires 2. et 3. Pour garantir la conformité
2. Face « ENDROIT » : contrôler l’aspect du produit
de la gomme et de l’impression
3. Retourner les étriers : contrôler
les aspects de la face « ENVERS »
3. Poser 1. Mettre les 2 étriers en même temps 1. Pour garder le rythme machine
les étriers 2. Veiller à bien les « emboîter » dans le 2. Pour que l’étrier soit bien soudé
socle et que le produit soit conforme
4. Lancer 1. Quand la lumière est verte : mettre les 1. Pour lancer le cycle et ne pas
le cycle de index dans les empreintes et interrompre la course du chariot
soudure les laisser jusqu’au début de la soudure 2. Pour réaliser le contrôle
2. Lors de la soudure, prendre 2 étriers des étriers en temps masqué
comme décrit dans l’étape 2 3. et 4. Pour lancer le cycle suivant
3. Quand la soudure est terminée, en toute sécurité
mettre les mains dans les empreintes
et les laisser jusqu’au retour du chariot
4. Quand le chariot a fini
son mouvement et que la lumière verte
s’est rallumée : enlever les mains,
puis poser les étriers suivants

V3 : Modification étape 4 suite à la modification de la machine Approbation – affichage (nom, date,


(prise étriers en temps masqué pendant la soudure) signature) : cf. B.Docs
Version – date d’application : cf. B.Docs
NA : Non Applicable ; FAD : Fiche d’activité détaillée ; JI : Job Instruction

Source : Avec l’aimable autorisation de Laurent Buono, B. Braun.


Opération : Déposer des étriers. Objectif : Garantir la sécurité et la qualité, sans provoquer d’arrêt machine.
Chapitre 3. Transformations organisationnelles et implication des personnes 85

On distingue le mode opératoire (SOP – le point de départ d’une démarche qui per-
stan­­dard operating procedure), qui est réa- met de :
lisé par le service méthode et industrialisa-
tion (ce qu’on appelle la gamme ailleurs) et • faire décrire les modes opératoires par
qui décrit les grandes étapes du processus les opérationnels avec leurs propres mots
de production, et la Job Instruction (JI), ou et apprendre à nommer précisément les
déroulé opératoire détaillé (standard), qui tâches élémentaires ;
décrit une opération critique du processus • dialoguer et partager autour des modes
de production. opératoires jusqu’à créer un mode de pen-
sée commun ;
Une JI est déclenchée à la suite d’une diffi-
culté d’appropriation d’une opération par • transmettre des savoirs détenus par les
les équipes, ou de la nécessité de standar- plus anciens, qui leur semblent tellement
diser la manière de faire, après observation évidents qu’ils n’y pensent même plus et
que le process n’est pas effectué de ma- ne les formalisent jamais ;
nière efficace par toute une série d’opéra-
teurs. L’initiative peut venir d’un encadrant • prendre du recul, avoir conscience de ce
ou d’un opérateur ou faire suite à un retour qu’on fait ;
client par le service qualité. Le travail • faire évoluer la prescription du mode opé-
commence par la mise au point d’un stan- ratoire « officiel » (i.e. des méthodes) qui
dard (JI) entre opérateurs expérimentés. La ne correspond pas au travail réel ;
JI contient trois colonnes : étapes impor-
tantes du travail, points clés pour obtenir • rectifier des pratiques déviantes mais ins­-
la performance et le bon niveau de qua- tallées ;
lité, raisons qui sous-tendent ces points
clés. Elle permet ensuite de servir de réfé- • évaluer rapidement, en recrutement, la
compétence d’apprentissage des personnes
rence et de former au poste de travail (voir
(celle qui permet toutes les autres).
exemples ci-avant et ci-contre). Ainsi té-
moigne Ana-Bélène Gomez, conductrice Le TWI part de l’idée profondément res-
de ligne de production : « La formation sentie que toutes les paroles sont légitimes :
TWI est beaucoup plus efficace et beau- celle des opérateurs comme celle des tech-
coup plus rapide [qu’une formation tra- niciens ou des ingénieurs. Il assume une
ditionnelle]. C’est facile à faire, et c’est parité des légitimités. Il tient cependant
facile à comprendre, même pour un opé- compte du fait que l’intelligence pratique
rateur qui n’a jamais fait le job. Je prends des acteurs est parfois dormante. Les ac-
une petite jeune intérimaire de 20 ans. teurs savent, mais « ne savent pas qu’ils
Je la forme et ça va aller beaucoup plus savent » tant qu’ils sont pris dans le cours
vite. En fin de journée, c’est fait. » Mais le de l’action. Ce savoir tacite a besoin d’un
TWI est beaucoup plus qu’une méthode contexte institutionnel (confrontation/coo-
de formation sur le lieu de travail. C’est pération) pour se révéler.
86 Le design du travail en action

Les effets du TWI chez B. Braun ont été c’est un peu ce qui me chagrine. La princi-
nombreux et rapides : sur la réduction des pale problématique qu’on a, c’est la compé­­-
pertes de productivité (rebuts et arrêts ma- tence humaine. Je manque de techniciens, je
chines), sur la posture managériale (« pas- manque d’automaticiens. On a des systèmes
ser de pompier à accompagnateur »), sur la de plus en plus perfectionnés, mais on n’a pas
valorisation du travail et du rôle de l’opéra- les gens en face des lignes qui sont capables
teur, sur la prévention et l’anticipation des de les gérer. Commençons par former les gens.
problèmes. Cependant, le TWI reste encore Développons d’abord une organisation ap-
appliqué à du quotidien, de l’opérationnel, pre­­nante et capable de faire le boulot. »
au poste de travail, sur des problèmes bien
identifiés (casse machine, par exemple).
Le service des méthodes n’y participe pas J’ai peur qu’on mette beaucoup
et il ne permet pas de gérer des problèmes d’argent sur des choses inutiles et pas
plus complexes. Or, la mise en place d’un pragmatiques. J’aimerais bien revoir
tel processus génère de grandes attentes de l’humain au centre du progrès. La prin-
la part du personnel et, si les problèmes de cipale problématique qu’on a, c’est la
plus grande envergure ne sont pas résolus,
compétence humaine. Commençons
la déception peut survenir. Les SOP (stan-
dard operating procedures) qui corres- par former les gens. Développons
pondent à des respects de normes strictes d’abord une organisation apprenante et
dans le domaine de la santé continuent de capable de faire le boulot.
tomber de façon descendante, depuis le bu-
reau des méthodes ou de la qualité, pouvant
venir interférer avec la logique du TWI.
Laurent Buono considère que l’entreprise Impulser une organisation
est encore dans une phase de transition. Il agile en partant des besoins
ne faut pas relâcher l’effort.
utilisateurs
Si le dirigeant n’est pas réfractaire aux nou-
velles technologies – il a mis en place de LYNRED, spécialiste de la vision et de la
la réalité virtuelle pour la reconception des détection par infrarouge (1 000 salariés),
postes de travail et quelques robots –, il est issue de la fusion récente (2019) de
trouve cependant que, comme pour le lean à deux entités ayant des liens capitalistiques
l’époque, il y a pas mal d’effet de mode dans préexistants, Sofradir et ULIS. Dans cette
le 4.0. « J’ai peur qu’on mette beaucoup entreprise de haute technologie, les pro-
d’argent sur des choses inutiles et pas pra­­ cédés de fabrication sont très sophistiqués
gmatiques. J’aimerais bien revoir l’humain et la production s’effectue dans des salles
au centre du progrès. On oublie l’humain, blanches.
Chapitre 3. Transformations organisationnelles et implication des personnes 87

À l’époque de la fusion, une petite équipe technologies dans leur travail quo­­ti­­dien.
de cadres technophiles s’interroge sur la 77 % des salariés ayant participé à cette
manière dont l’entreprise pourrait s’em- journée se déclarent prêts à s’engager dans
parer des technologies 4.0, afin d’améliorer des projets numériques. Forte de cette ad-
la gestion de ses procédés, mais aussi pour hésion, l’équipe retourne voir la direction,
insuffler un esprit d’innovation et faire évo­­- qui donne cette fois son aval pour débloquer
luer les équipes vers une culture plus digi- un petit budget et permettre à l’équipe de
tale. Tout à leur enthousiasme, ils vont voir conduire quelques projets expérimentaux.
leur direction générale pour proposer d’en- La conclusion qu’en a tirée Éric Mallet,
gager un programme de transformation 4.0 pilote du projet 4.0, est que le top-down
de l’entreprise. Mais, ô surprise ! ils ne ne suffit pas, il y faut aussi du bottom-up,
trouvent pas auprès de la direction le spon- et inversement.
soring attendu. Échaudée, la petite équipe
décide de se mettre en question et de Un comité projet 4.0 se met alors en place,
revoir complètement son approche : pour réunissant des représentants des huit prin-
convaincre la direction, il faut, se dit-elle, cipales directions : stratégie, production,
proposer des projets qui correspondent aux produits, R&D, RH, communication, data
besoins opérationnels des utilisateurs, plus lab et systèmes d’information. Le comité
centrés sur l’humain, et qui puissent dé- projet communique largement sur son exis­­-
montrer leur utilité à la fois pour l’amélio- tence. Sa vocation est de détecter les signaux
ration de certains indicateurs, mais aussi faibles, de recueillir des demandes de solu-
pour l’amélioration de la qualité de vie au tions qui peuvent remonter du terrain – sans
travail. La transformation sera donc pensée s’interdire d’avoir lui-même des idées –,
« au service de l’humain » (c’est le slogan !). de sélectionner les projets et de les accom-
pagner selon une démarche pra­­gma­­tique,
Le groupe décide de commencer par une c’est-à-dire petit périmètre, technos « sur
journée de sensibilisation du personnel avec étagère », délais courts, risques et moyens
des fournisseurs, porteurs de différentes limités, et preuves de la valeur créée.
solutions technologiques de l’industrie du
futur : IA, IoT, robots, lunettes de réalité
augmentée, etc. Comme dans un mini-salon, Il est évident pour nous de posi-
les collaborateurs sont invités à visiter des tionner les collaborateurs au cœur
stands et à assister à de petites démons- de notre démarche de transforma-
trations. À l’issue de cette action de sen­­- tion numérique afin d’accélérer son
si­­bilisation, un sondage est conduit pour
déterminer si les personnes qui ont parti­­
déploiement.  
cipé à la session sont intéressées et si elles (Document de communication)
voient des applications possibles de ces
88 Le design du travail en action

La méthode de sélection des projets s’ef- invités extérieurs sont aussi venus apporter
force de prendre en compte les besoins des leur témoignage. Il s’agit d’entretenir la
utilisateurs. Tout projet ou suggestion qui flamme et de convaincre le plus grand
arrive au Coproj 4.0 est filtré selon trois nombre de la pertinence de ces projets de
critères : désirabilité du point de vue des numérisation. Cette importance d’animer la
porteurs du projet, faisabilité technologi­­que transformation, de l’expliquer, de donner de
et viabilité, c’est-à-dire anticipation des bé- la visibilité et du sens tout au long des
néfices que la solution pourrait produire si changements – et pas seulement au début –
elle était déployée. « C’est pour ça qu’on a également été évoquée par Olivier Maho
parle de PoV (preuve de valeur) et pas de (BG Security, groupe Somfy) comme une
PoC (preuve de concept). On veut vraiment clé de succès importante. Ce qu’il résume
démontrer l’intérêt économique et l’intérêt par : « Rappeler pourquoi on fait ce qu’on
pour les collaborateurs pour passer ensuite fait, à quoi ça sert, et où on en est. »
au déploiement », précise Éric Mallet. Le
cas d’usage est ensuite développé avec le Si l’état d’esprit « besoins utilisateurs » est
concours des futurs utilisateurs. Trois labs porté avec conviction chez LYNRED, il est
d’exploration ont également été mis en encore un peu tôt, avec moins de trois ans
place pour : exploiter les données et créer de recul, pour évaluer quels seront les ef-
une culture data (data lab), enrichir l’offre fets des nouveaux dispositifs sur la culture
de produits (app lab), et développer de nou­­- de l’entreprise et l’organisation du travail.
veaux procédés (fab lab). Les responsables
des labs, de même que les membres du
Coproj 4.0, ont tous une autre fonction Cap sur l’autonomie
dans l’entreprise, ce qui permet de garantir et la responsabilité :
un lien entre les projets et les besoins opé-
rationnels.
vers l’entreprise libérée
Un an après la constitution du comité, une La PME Martin Technologies (une centaine
dizaine de projets impliquant des techno- de salariés à Huillé-Lézigné dans le Maine-
logies numériques ont été expérimentés et et-Loire) déploie assez peu de technolo-
l’entreprise a obtenu le label « vitrine de gies 4.0, mais elle a un esprit tourné vers
l’industrie du futur ». À l’automne 2020, l’humain comme source de performance.
le comité a organisé un nouvel événement L’entreprise est spécialisée dans la fabri­­
d’une semaine pour montrer au personnel cation de plaques métal, d’étiquettes plas-
ce qui a été accompli. Des posters de chaque tique, de claviers à membrane ou tactiles,
réalisation ont été mis à disposition dans un de tôlerie fine décorée et d’outils de mana-
espace dédié et les personnes impliquées gement visuel de la performance. Au tour-
dans les projets sont venues témoigner. La nant des années 2010, l’entreprise est à la
participation est toujours volontaire. Des peine. Elle est freinée par des problèmes
Chapitre 3. Transformations organisationnelles et implication des personnes 89

récurrents de performance (délais) ; les le client. En une semaine, tout le monde se


salariés sont fidèles mais passifs et peu positionne, et in fine seulement quelques
impliqués. L’introduction du management personnes n’obtiennent pas leur premier
visuel de la performance en 2015, associée choix. Chaque mini-usine gère ses propres
au rituel de prise de poste matinal dans clients et s’organise de façon autonome.
chaque service, va marquer une première Les comptes d’exploitation des trois mini-
étape dans l’expression et la responsabili- usines sont communiqués mensuellement à
sation des salariés. Les fonctions supports tous les salariés. Il s’ensuit une forme d’ému-
sont progressivement intégrées dans ces lation et beaucoup plus de réactivité.
rituels. La parole se libère, le pourcentage de
produits livrés dans les temps s’améliore de
façon spectaculaire. Mais la direction n’est Je trouve qu’il est sain d’avoir tou-
pas satisfaite : l’engagement et la capacité jours une frange de collaborateurs qui
d’initiative des équipes restent fragiles. restent un peu critiques et dubitatifs, ça
nous ramène sur terre. Et puis les réfrac-
En 2017, l’équipe de direction encouragée
par son président, Gwendal Cadiou, qui
taires d’un jour ne sont pas forcé­­ment
a lu et suivi le parcours de Jean-François les mêmes le lendemain.
Zobrist chez Favi67, décide en concertation
avec les salariés d’abandonner son organi- En 2018-2019, nouvelle étape. Un parcours
sation classique et de passer en mini-usines d’accompagnement est proposé à 100 %
autonomes68. C’est le début de l’inversion de des collaborateurs afin d’effectuer un travail
la pyramide. Le passage aux mini-usines sur la confiance et l’estime de soi. L’idée
se fait avec une équipe projet de 14 per- sous-jacente est que la transformation indi­-
sonnes qui en définissent le nombre, le viduelle aura un effet sur la transformation
périmètre et en dessinent le squelette avec collective. 75 % des collaborateurs parti-
les fonctions associées à chacune d’entre cipent et partent quatre fois pendant deux
elles. Ce canevas est alors proposé aux sa- jours développer leur leadership par groupes
lariés, qui peuvent choisir leur future usine de 15 à 18 personnes, quels que soient leur
d’appartenance et leur poste, avec une seule poste et leurs missions dans l’entreprise.
règle du jeu : priorité pour chaque poste sera Un cap est franchi et même des collabo-
donnée à quelqu’un qui assurait déjà cette rateurs qui étaient attentistes se mettent en
fonction et, bien entendu, tout ce change- mouvement. « Mais, ajoute Laurent Bizien,
ment devra se faire sans impact négatif pour le directeur général et orchestrateur de

67. Zobrist J.-F., L’entreprise libérée par le petit patron naïf et paresseux, Le Cherche Midi, 2020.
68. Pour tout ce qui concerne l’autonomisation dans les organisations, voir Weil T, Dubey A.-S., Au-delà de l’entreprise libérée.
Enquête sur l’autonomie et ses contraintes, Les Notes de La Fabrique, Presses des Mines, 2020.
90 Le design du travail en action

cette transformation, je trouve qu’il est sain Les équipes avaient diagnostiqué que cer­­
d’avoir toujours une frange de collabora- taines causes récurrentes de non-qualité
teurs qui restent un peu critiques et dubi- provenaient de la vernisseuse. Elles avaient
tatifs, ça nous ramène sur terre. À force de aussi identifié que 95 % de la production
raconter notre histoire, on peut se mettre était vernie et que les défauts engendrés
à idéaliser la situation. Et puis les réfrac- par la vernisseuse fragilisaient l’activité et
taires d’un jour ne sont pas forcément les limitaient son développement, malgré un
mêmes le lendemain. » contexte de croissance. L’équipe s’enquiert
alors du coût d’une nouvelle vernisseuse
Les instances représentatives du personnel et demande une étude à une jeune ingé-
(IRP) ont été impliquées dès 2015 dans nieure. Une équipe projet se met en place,
toutes les décisions stratégiques. La délé­­ composée de l’ingénieure process qui en
guée syndicale est devenue une alliée qui devient la pilote, l’opérateur principale-
utilise son réseau pour aller chercher de ment vernisseur, un autre opérateur qui
l’information, comme sur la question du souhaite évoluer, une acheteuse, le référent
télétravail lorsque, pendant la crise de la HSE (hygiène, sécurité, environnement) et
Covid-19, le collectif souhaite avancer sur quelques autres employés. Au terme du
cette question. travail de l’équipe, l’ingénieure va voir
Laurent Bizien : « “Voilà le projet, il y en a
Le mode d’achat des équipements est pour beaucoup d’argent. Qu’est-ce que tu en
révélateur de l’autonomie laissée aux sala­­- penses ? Et si on se trompe ?” me dit-elle.
riés. L’acquisition d’une vernisseuse à Mais si vous vous trompez, vous êtes 12 à
800 000 euros a été entièrement gérée par vous tromper. Vous allez vous tromper à 12 ?
les équipes de la mini-usine qui en avait Ben non ! Finalement, il est où le risque ? Je
le besoin et ce sont elles qui en ont pris les ai, bien entendu, accompagnés sur la
l’initiative. partie ROI : comment on calcule un ROI et
ce qu’on intègre dedans. » Laurent Bizien
signe le bon de commande.
L’acquisition d’une vernisseuse à
La vernisseuse est italienne. Les opérateurs
800 000 euros a été entièrement gérée
partent en Italie avec la cheffe de projet et
par les équipes de la mini-usine qui en un technicien qualité, avec de la matière
avait le besoin et c’est elles qui en ont pour faire des essais et voir l’ergonomie de
pris l’initiative au départ. la machine. Quand la machine est livrée, elle
ne fonctionne pas très bien. La pression est
forte, parce que l’investissement repré­­sente
10 % du chiffre d’affaires de l’entreprise.
Chapitre 3. Transformations organisationnelles et implication des personnes 91

L’équipe demande au dirigeant de mettre Particularité encore : toutes les fonctions


personnellement la pression sur le fournis- admi­­nistratives, chefs de projet, design, qua­­-
seur, ce qu’il fait. Mais en même temps, il lité, achats, informatique, RH, comptabilité,
laisse à l’équipe le temps d’expérimenter sont placées dans les mini-usines au cœur
la machine, de faire évoluer les réglages de la production, suivant en cela le modèle
pour la rendre plus performante. En défi- Favi. Le directeur aussi est au milieu d’un
nitive, non seulement la machine répond atelier, dans un des endroits les plus bruyants.
aux projections de ROI (hors effet Covid), Cette réimplantation des fonctions supports
mais, en outre, l’équipe a fortement grandi a libéré beaucoup de place. Une réflexion
en autonomie et en capacité de résolution collective sur la manière d’utiliser cet espace
de problème. va conduire à créer un espace d’accueil
pour les clients et les fournisseurs. Même
Ce qui a été acquis va se répercuter sur le nouvel ERP a été choisi en mode collec-
d’autres choix de machines. Tous font désor­­- tif avec une équipe projet de 26 personnes.
mais de la veille pour améliorer leur outil
de production. Un opérateur de sérigraphie, En 2019, le résultat a doublé : 50 % de
par exemple, va voir le directeur en indi- l’affec­­tation du résultat a été décidée par
quant qu’il a trouvé une machine de séri- les collaborateurs (ils l’ont réparti à parts
graphie à 3 500 euros sur Le Bon Coin ; égales entre tous). Cela a achevé de con­­
il obtient le feu vert et va la chercher le vaincre les salariés les plus dubitatifs. Avec
lendemain avec la fourgonnette de l’entre- le bouche-à-oreille sur le renversement de
prise. D’autres opérateurs proposent, par le la pyramide, le recrutement est devenu
même biais, d’acquérir un laser de découpe beaucoup plus simple pour cette PME iso-
et un laser de gravure, après avoir fait eux- lée en pleine campagne, à 25 kilomètres
mêmes leur calcul de ROI. D’autres ma- d’Angers. Le directeur juge aussi que la
chines sont aussi revendues par la même crise de la Covid-19 a pu être gérée de façon
voie. positive grâce à l’autonomie et à l’engage-
ment préalables des personnels. Pourtant,
Libérer les énergies, c’est aussi permettre malgré les progrès accomplis, Laurent
de développer de nouvelles activités : c’est Bizien affirme : « Nous n’en sommes encore
ainsi qu’en 2018 des opérateurs de produc- qu’au début. »
tion ont proposé de lancer une marque
propre de fabrication d’outils de manage-
ment visuel personnalisés et évolutifs, pour
capitaliser sur l’expérience et la maturité
développées par l’entreprise depuis 2015
et en faire profiter d’autres organisations.
92 Le design du travail en action

Smart factory : du lean à Lorsque Olivier Maho devient, en 2014,


responsable industrie et logistique chez
l’intelligent factory BG Security (groupe Somfy), le site de
Rumilly (40 personnes) n’est pas encore
Le passage d’une usine traditionnelle à une passé au lean manufacturing. Dès le départ,
smart factory numérisée de bout en bout est son intention est de numériser la chaîne de
un processus continu et de longue haleine, valeur de l’usine end to end, depuis les four-
un programme en devenir qui passe par dif- nisseurs jusqu’aux clients. L’usine veut
férentes phases. devenir un centre d’excellence pour les
Plusieurs responsables s’accordent sur le fait usines du groupe : aux produits connectés
qu’il est illusoire de penser faire fonc­­tionner qu’elle fabrique doit correspondre une usine
la smart factory si un travail préalable sur la modèle connectée. Pourtant, c’est à autre
rationalisation des processus, le management chose qu’il commence par s’attaquer : de
visuel, les rituels et l’amélioration continue, juillet 2014 à mai 2016, l’usine intègre les
n’a pas été accompli auparavant. Comme le bases du lean manufacturing pour dessiner,
résume Michaël Valentin dans son ouvrage optimiser et maîtriser ses processus. Cette
Hyper-manufacturing69, « avant d’être 4.0, étape n’est pas conçue comme une fin en
il faut être 2.0 ». soi, mais comme un préalable nécessaire
pour éviter de numériser des gaspillages et
Ainsi affirme Gibril Gnangani en prenant pour créer un langage commun. C’est à
l’exemple du management visuel : « La cette étape que sont introduits, entre autres,
première étape, j’en suis maintenant per- le suivi du TRS (taux de rendement synthé-
suadé, ce n’est pas de passer tout de suite tique) sur la base de fiches papier et fichiers
à la version numérique, c’est de passer par Excel, ainsi que les AIC (animations à inter-
la version papier d’abord. C’est très im- valle court). Ce n’est qu’ensuite qu’Olivier
portant. On est avec des Post-it, avec des in- Maho commence à déployer le projet Smart
dicateurs papier, un Stabilo et on fait vivre Factory à proprement parler avec la mise en
le lean, on se rode et on apprend. Et une fois place d’une nouvelle architecture Système
qu’on a passé cette phase d’apprentissage d’Information (SI) et d’un MES (Manu-
et d’appropriation des indicateurs et des facturing Execution System), la mise en
rituels, on peut passer à la phase numé- réseau de l’ensemble des machines, les
rique. J’ai vu d’autres sites qui sont pas- tablettes au poste de travail et le passage
sés directement au numérique, ça n’a pas au zéro papier – ce qui prendra à nouveau
fonctionné. » deux années complètes. Cette seconde étape

69. M. Valentin, Hyper-manufacturing, L’après Lean, Dunod, 2020.


Chapitre 3. Transformations organisationnelles et implication des personnes 93

sera récompensée par le label « vitrine de Parmi nos entreprises témoins, SEW
l’industrie du futur ». Commence désormais USOCOME (moteurs électriques et réduc-
une troisième étape, Intelligent Factory, teurs) est probablement celle qui illustre la
centrée sur l’exploitation de la data avec smart factory la plus aboutie. Chez SEW
une couche d’informatique cognitive pour USOCOME France, la smart factory est la
devenir plus prédictif (voir figure 3.1). dernière étape d’une évolution commencée
dans les années 1980 que nous avons décrite
dans notre précédent ouvrage70.

Figure 3.1 – Du lean à l’intelligent factory

Intelligent factory
Data-centric, plateforme IoT,
maintenance prédictive, self service
analytics, etc.

Smart factory
Outils de conception numérique,
refonte de l’architecture SI, MES,
numérisation des process, captation
des données machines, terminaux
numériques sur ligne (tablettes,
smartphones, écrans tactiles)

Méthodes Lean
VSM, management visuel,
rituels, résolution de problèmes,
amélioration continue

70. Pellerin et Cahier, op. cit., p. 81-82.


94 Le design du travail en action

Rappelons-en les principaux temps forts : environ 5 000 composants sur 50 000). Si
a) dès 1989, processus d’autonomisation les pièces ne sont pas disponibles en ma-
du management et des équipes à travers la gasin, elles sont commandées, toujours
constitution de mini-usines et la démarche auto­­matiquement, aux usines voisines de
Perfambiance71 ; b) introduction du toyo- Haguenau et de Forbach, et livrées à l’usine
tisme en 1998 avec l’accompagnement de Brumath, qui assure le montage du pro-
d’un Sensei japonais qui donne d’emblée duit fini. Depuis le magasin et les postes de
au lean une orientation « participation et picking, des kits de pièces individualisés
apprentissage des opérateurs » ; c) après sont préparés sur des plateaux. Ils sont ache­-
la crise de 2008, création d’une équipe in- minés ensuite par AGV (automated guided
terne dédiée à la conception des lignes de vehicles) aux lignes d’assemblage par fa-
production en collaboration avec les opé- milles de produits.
rateurs ; d) inauguration de l’usine ultra-
moderne de Brumath en 2015, labellisée
« vitrine de l’industrie du futur » en 2016 et La série moyenne produite est de
prix de la transformation numérique de 1,8, ce qui signifie qu’on est proche
l’année 2019 décerné par L’Usine Nouvelle. de la personnalisation complète avec
une grande quantité de lots unitaires.
Cette usine sort 4  500 produits par
jour ; ils sont composés d’un éventail de
À ce niveau, le 4.0 produit sa pleine
50 000 pièces et composants (quasiment mesure.
tous fabriqués en interne, à part les produits
dits standards, vis, joints, roulements), pour Pour améliorer en permanence ces flux, un
réaliser 7 millions de configurations de pro- outil de simulation numérique des instal-
duits possibles. La série moyenne produite lations a été intégré de façon à permettre
est de 1,8, ce qui signifie qu’on est proche de projeter différentes options. Il permet
de la personnalisation complète avec une de rendre très visuelles les problématiques
grande quantité de lots unitaires. À ce niveau, de flux, en faisant un maillage matriciel et
le 4.0 produit sa pleine mesure. Tout est macroscopique des liens entre les cellules
fabriqué en flux tirés à partir de la com- reliées par AGV. La visualisation a la vertu
mande du client sans quasiment aucun stock de permettre d’impliquer beaucoup plus de
de produits finis. La commande enregistrée personnes sur le travail d’amélioration : des
dans l’ERP déclenche automatiquement la opérateurs jusqu’au DG. « Avant, le DG, il
demande de pièces et de composants au avait un fichier Excel. Maintenant, on peut
magasin de l’usine de Brumath (qui stocke lui montrer la simulation d’un flux et lui

71. Michel Munzenhuter avec Eric Lemaire, L’Entreprise qui libère les énergies : le management Perfambiance, Éditions du
Ségur, 2016.
Chapitre 3. Transformations organisationnelles et implication des personnes 95

illustrer précisément quel paramètre aura d’usine et au DG, d’ouvrir la boîte noire
quel impact. Cela peut lui donner des idées de ce qui se passe partout. Or, l’autonomi-
beaucoup plus larges sur des évolutions sation initiée à partir de 1989 s’était par-
d’or­­ga­­nisation », explique Olivier Jotz, fois transformée en silos « protecteurs », et
manager du pôle consulting et process ce silotage est aujourd’hui dynamité par
chez SEW. l’exigence de collaboration transversale et
de transparence exigée par la continuité de
Pour le travail d’amélioration sur les cel­­ la chaîne numérique. Ce qui ne va pas sans
lules elles-mêmes, l’équipe consulting et tensions.
process travaille toujours sur des maquettes
physiques en 3D (en carton ou avec des
tubes) créées avec les opérateurs, mais elle
y a ajouté un jumeau numérique qui permet
l’immersion de l’opérateur en réalité vir-
tuelle (voir aussi chapitre précédent). Le
jumeau numérique permet d’animer le
modèle issu de la maquette physique, c’est-
à-dire de mettre en mouvement le modèle
3D (par exemple, l’interaction de l’opé-
rateur avec des robots) pour détecter des
problèmes plus fins. Un dernier avantage
étant aussi que ce modèle 3D numérique
de la future installation est enrichi par les
concepteurs mécaniques et les automa-
ticiens de l’équipe interne pour réaliser
une réception virtuelle (validations méca-
niques, programme automate et interactions
homme/machine).

Mais la numérisation de l’usine de bout en


bout a aussi fait surgir de nouvelles problé-
matiques. La complexité du pilotage des
processus qu’elle implique ainsi que la
collecte efficace de toutes les données né-
cessitent que tous les services collaborent
entre eux de façon très transparente. La
puis­­sance des outils à disposition permet
à tout le monde, y compris au directeur
96 Le design du travail en action

Synthèse du chapitre 3

1. Pour les PME, et même pour une part importante des ETI, la transformation numé-
rique de l’usine n’est pas encore une réalité. Parce qu’elle n’est pas en elle-même un
objectif ! Ce que nous montrent majoritairement nos cas est une introduction ponc-
tuelle d’outils technologiques pour résoudre des problèmes spécifiques ou pour tester
le potentiel des technologies (cas d’usage), quelques tablettes sur les lignes ou un
robot ne produisant pas une transformation numérique. Une vision incrémentale donc,
davantage qu’une rupture.

2. L’ambition de la majeure partie des entreprises manufacturières est encore centrée


sur le fait de mettre à niveau leur organisation industrielle pour obtenir plus de flexibilité,
d’agilité et de compétitivité vis-à-vis des clients. Les solutions numériques peuvent évi-
demment y contribuer, mais la priorité est accordée à l’ajustement des fondamentaux :
délais, flux et stocks. Les entreprises les plus avancées confirment que le 2.0 (ratio-
nalisation des processus, qualité, etc.) est une étape préalable et nécessaire à toute
réflexion sur le 4.0. On ne numérise pas les gaspillages !

3. De nombreux exemples montrent que le lean a été souvent déployé initialement de


manière mécaniste, et a nécessité une remise à plat et un changement de philosophie
pour en déployer une version plus conforme à l’esprit du système de Toyota.
Pour une PME qui souhaiterait introduire le lean, avant de se lancer à corps perdu dans
le flux tiré lissé, une bonne approche, nous semble-t-il, consiste à se doter d’un sys-
tème simple permettant de se focaliser sur la résolution des problèmes de terrain et le
développement des personnes, en couplant le management visuel et les animations à
intervalle court (AIC) pour impliquer les collaborateurs et faire remonter les problèmes,
le QRQC pour en analyser les causes, le TWI (Job Instruction) pour mettre au point les
standards et former au poste de travail, et enfin les chantiers Kaizen pour travailler l’amé­-
lioration continue en équipe. L’ensemble de ces briques contribue au développement
du pouvoir d’agir des opérateurs dans leur travail.

4. Quelques entreprises, peu nombreuses, illustrent cependant le cas d’usines numéri-


sées de bout en bout selon un modèle smart factory. Priorité est alors donnée à l’archi-
tecture des systèmes d’information, automatismes, IIoT (Industrial Internet of Things)
et plateformes de traitement de la data, la question du travail ne semblant pas donner
Chapitre 3. Transformations organisationnelles et implication des personnes 97

lieu à une réflexion approfondie. La compatibilité d’une démarche d’autonomie avec


un système 4.0 très intégré pose question : lorsque l’ensemble de l’outil de production
est connecté au système central et piloté par lui, et que les cadences sont définies par
le système, alors les tâches de production se résument à la surveillance du système
et à la maintenance de premier niveau. Jocelyn Vert72, expert industriel chez Axsant, y
voit un facteur de déplacement du centre de gravité de l’usine, de la production vers
les SI et la maintenance, sous l’influence croissante des fournisseurs d’IT/OT. Ce dépla-
cement pourrait avoir un impact non négligeable sur la reconnaissance et la valorisation
du travail humain en atelier, en particulier sur les marges d’autonomie des travailleurs.
Ce qui fait dire à un observateur de ces transformations : « On peut se demander si la
promesse de l’usine 4.0 ne sera pas entièrement réalisée lorsqu’il n’y aura plus d’hommes
dedans. »

5. D’autres entreprises font référence à des modèles organisationnels tels que l’entre-
prise apprenante, les organisations responsabilisantes ou l’entreprise (partiellement)
libérée. Elles travaillent d’abord sur les hommes et leurs capacités d’apprentissage en
environnement traditionnel, le numérique viendra après. Elles développent des pra-
tiques de design du travail consistant par exemple à associer les opérateurs au choix
des équipements et à leur mise en œuvre.

72. Jocelyn Vert, consultant chez Axsant, a réalisé pour le compte de son précédent employeur le cabinet Chorège, avec Valérie
Rocci du Laboratoire G-Scop de Grenoble INP et de Jérôme Bertin de l’Aract Auvergne-Rhône-Alpes, l’étude Industrie 4.H
portant sur « Prendre en compte le facteur humain dans l’usine du futur ». 100 entretiens approfondis ont été menés dans 4 ETI
ayant engagé des transformations à base de technologies 4.0. Malheureusement, ce travail n’a pas donné lieu à une publication.
99

CHAPITRE 4
Comment les technologies et l’organisation
du travail impactent-elles l’autonomie
des acteurs ?

Rappelons cette définition synthétique du vent du dialogue social –, mais le sont


design du travail : « Définir/organiser le tra­­- éventuellement sur les modalités d’implé-
vail pour celui qui va le réaliser et avec sa mentation.
participation ». Il y a dans beaucoup d’en­
treprises une intention d’organiser le travail
en prenant en compte le facteur humain Retour sur le Modèle CALT
et sa performance (par exemple, diminuer
la pénibilité physique, soulager la charge
(Confiance, Autonomie,
cognitive), mais le design du travail ne Lean, Technologie)
donne sa pleine puissance que lorsqu’il est
réalisé avec la participation du travailleur. Nous soutenions dans Organisation et
Or, si les exemples regroupés aux cha- compétences dans l’usine du futur qu’il
pitres 2 et 3 traduisent le plus souvent existait une boucle vertueuse entre auto-
une « intention de design du travail », ils nomie, lean et transformation numérique
présentent des caractéristiques de parti- de l’usine (le Modèle CALT, figure 4.1).
cipation des opérateurs très variables, à la Nous avions observé que lorsque l’auto-
fois dans l’intensité de leur participation, nomie fonde le lean, cela favorise le dé-
mais aussi dans le moment de leur partici- ploiement d’un lean d’inspiration toyotiste,
pation, c’est-à-dire dans le caractère plus qui permet de pérenniser les gains de pro-
ou moins amont de leur intervention dans ductivité grâce à l’implication et au déve-
l’organisation de leur propre travail. D’une loppement des femmes et des hommes.
façon générale, les travailleurs ne sont ja- Le couple autonomie-lean permet ensuite
mais consultés via une participation directe d’optimiser les process avant leur digitali-
sur les principes des changements (intro- sation, et favorise tout naturellement l’impli-
duire ou non le lean, introduire ou non de cation des opérateurs lors de l’introduction
nouveaux outils numériques) – qui relè- des technologies, ce qui en permet une
100 Le design du travail en action

Figure 4.1 – Le Modèle CALT ascendant

TECHNOLOGIE
CONFIANCE

LEAN

AUTONOMIE

Figure 4.2 – Modèle CALT : des boucles de rétroaction sur l'autonomie

TECHNOLOGIE
CONFIANCE

LEAN

AUTONOMIE
Chapitre 4. Comment les technologies et l’organisation du travail impactent-elles l’autonomie des acteurs ? 101

appropriation plus aisée et plus efficace. Le en usine se sont traduites par cet effet.
lean « non mécaniste », centré sur l’auto- Mais ce n’est pas tant l’approche qui doit
nomisation progressive des personnes en être mise en cause que la conception qu’en
résolution de problèmes et en amélioration ont certains et la manière dont le lean a été
continue, facilite selon nous l’introduction déployé. Nombre d’échecs ou de résultats
et l’appropriation participative des outils médiocres ont conduit aujourd’hui à en
numériques. L’acronyme CALT (Confiance, revoir l’esprit ou à en corriger les effets
Autonomie, Lean, Technologie) dessine un néfastes (voir chapitre 3).
chemin de progrès permettant de combi­­ner
valorisation du travail humain, modernisa­­ S’il n’y a pas forcément besoin du lean
tion de l’outil de production et performance pour développer l’autonomie, un lean bien
pour l’entreprise. La confiance, condition compris peut participer efficacement à dé-
du bon déroulement de la démarche, se velopper l’autonomie des travailleurs sur
renforce au cours de son déploiement. leurs tâches, en structurant des niveaux pro-
gressifs d’acquisition de cette autonomie.
Toutefois, la poursuite de nos investigations,
réunies dans le présent ouvrage, montre Des pratiques et des outils qui
que les briques du modèle (Autonomie, contribuent à développer l’autonomie
Lean, Technologie) ne sont pas corrélées
uniquement de façon ascendante, mais que Si le développement préalable de l’autono-
le type de lean pratiqué ou la conception du mie dans les usines favorise l’implantation
développement technologique de l’usine d’un lean respectueux des personnes, il est
peuvent produire une boucle de rétroaction aussi possible d’utiliser les outils du lean
pouvant affecter positivement ou négative- pour favoriser la montée en autonomie.
ment le niveau d’autonomie des personnels Ainsi en est-il, par exemple, des outils qui
(figure 4.2). permettent aux opérateurs de participer di-
rectement à la mise au point des standards
au poste comme chez B. Braun ou chez
Le lean peut développer Toshiba TEC à Dieppe (et pas seulement
d’exécuter, ou de contourner ceux mis au
et structurer l’autonomie point par le bureau des méthodes), et qui
sur les tâches permettent aussi de former efficacement
les collègues au poste grâce à ce standard.
Dans la vision de ceux qui critiquent le lean, Il en va de même des animations à inter-
il s’agit d’un instrument qui vient systéma- valle court (AIC) qui fonctionnent de façon
tiquement réduire l’autonomie des travail- ascendante, puis descendante, favorisant
leurs. Et, effectivement, il est indéniable l’expression de tous pour identifier et traiter
que de nombreuses applications du lean les problèmes de qualité, et contribuant à
102 Le design du travail en action

« installer » la subsidiarité, c’est-à-dire la frère André, Édouard Michelin a été un


prise de décision au plus près du terrain. dirigeant visionnaire sur le plan du mana-
Ou encore des chantiers Kaizen Blitz chez gement. Il déclarait dès 1928 : « Un de nos
Lectra ou SEW USOCOME, ou des chan­­- principes est de donner la responsabilité
tiers BiB chez Michelin, qui font partici- à celui qui accomplit la tâche car il sait
per directement les opérateurs à l’améliora- beaucoup de choses sur la question et cela
tion de leur poste de travail ou du processus lui révèle souvent des capacités dont il ne
qu’ils contrôlent. se doutait pas et qui le font avancer. » Pro-
noncée à l’époque du taylorisme triom-
phant, une telle phrase apparaît comme
Si le développement préalable de révo­­lutionnaire. Mais elle n’aura qu’une
l’autonomie dans les usines favorise portée limitée jusqu’au début des années
l’implantation d’un lean respectueux 1990.
des personnes, il est aussi possible
Dans les années 1990, une initiative pro-
d’utiliser les outils du lean pour favo-
venant des usines situées aux États-Unis
riser la montée en autonomie. vise à développer l’autonomie des person-
nels dans le groupe sous le nom de high-
performance teams. Des « rôles » sont at-
Des high-performance teams tribués aux différents membres de l’équipe
au MAPP : le cas de Michelin dans le but de développer l’autonomie, mais
le cadre est trop flou pour permettre de pro­-
Le cas de Michelin permet de mieux com- duire de la performance. Le projet est aban-
prendre comment le lean peut stabiliser et donné au début des années 2000.
structurer l’autonomie. La logique du sys­­-
tème de Michelin suppose de comprendre À partir de 2004, dans une équipe dont la
un préalable : selon la conception du tra- direction a été confiée à Jean-Christophe
vail industriel et de la performance de cette Guérin, Gordon Huntington bâtit ce qui va
entreprise, la responsabilisation (terme qui devenir le Michelin Manufacturing Way
est préféré à « l’autonomisation ») ne sau- (MMW), un système de production inspiré
rait résulter spontanément ni d’une « libé- du Toyota Production System. Avec l’effi-
ration » désordonnée des énergies, ni de la cacité coutumière de Michelin, le projet est
seule exemplarité du responsable, mais mené tambour battant et la productivité
d’une maturation dans le temps qui s’ob- augmente fortement. Dans le Michelin
tient par un processus structuré. Manufacturing Way est incluse une dé-
marche de responsabilisation des ouvriers
L’idée d’une autonomie de l’opérateur sur dite organisation responsabilisante (OR).
sa tâche fait partie des gènes de Michelin. Cette démarche a un réel succès et contri-
Cofondateur de Michelin en 1889 avec son bue pleinement à l’amélioration des per-
Chapitre 4. Comment les technologies et l’organisation du travail impactent-elles l’autonomie des acteurs ? 103

formances de toutes les usines du groupe naturelle. Mais la volonté de déployer à


et à l’efficacité du MMW. C’est pourquoi l’échelle (assez caractéristique des sys-
en 2011 le groupe Michelin décide de tèmes industriels) conduit tout de même à
renforcer encore plus la responsabilisation formaliser la démarche au sein d’un nou-
des ouvriers et propose de tester l’idée veau référentiel : le management autonome
avec trente-huit îlots de production volon- de la performance et du progrès (MAPP)
taires dans dix-huit usines (sur 68 dans qui sera articulé avec le MMW. Que faut-
17 pays). La première étape consiste à con- il retenir ?
sulter les ouvriers de ces îlots démonstra-
teurs en leur demandant de répondre à une Premier principe de la démarche Michelin :
question : « De quoi seriez-vous capables l’autonomie est étroitement associée à la
responsabilité, ce qui se réfère directement
en termes de décision sans intervention des
à deux termes, empowerment (développe-
agents de maîtrise, en termes de résolution
ment du pouvoir d’agir) et accountability
de problèmes sans dépendre des mainte­­
(capacité à rendre des comptes sur la per-
nan­­ciers ni des régleurs, techniciens et autres
formance). Cette deuxième dimension du
organisateurs industriels ? et à quelles con­­
modèle avait été négligée lors du déploie-
di­­tions  ?  »73. 1 500 personnes s’investissent
ment des high-performance teams, elle est
dans cette démarche. Le but n’est pas de
désormais considérée comme fondamentale.
dresser un catalogue de bonnes pratiques,
mais d’évaluer le niveau d’autonomie au- Second principe de la démarche Michelin :
quel peut parvenir un îlot de fabrication laisser les équipes décider des champs
ordinaire. Cette phase produit des résultats d’au­­­tonomie dont elles veulent se saisir.
convaincants. Au bout de douze mois, cinq La phase qui a précédé le MAPP a consisté
sites reçoivent pour mission de voir com- à développer l’autonomie des équipes de
ment il est possible de généraliser les expé­­- production sur ce qui forme leur cœur de
riences des îlots démonstrateurs, de faire métier : le système qualité et performance
évoluer le fonctionnement des structures de production en lien avec le MMW. C’est
d’appui (méthodes, relations entre les ni- la démarche dite organisation responsabi­­
veaux hiérarchiques, etc.) et d’imaginer de lisante (OR). Avec une de ses briques fonda­­
nouveaux principes directeurs, mais en mentales, qui est le management quotidien
veil­­lant à ne pas en faire un « projet » avec de la performance (MQP), l’organisation
un déploiement jalonné et piloté par un responsabilisante représente le socle de la
sentiment d’urgence. L’idée est plutôt que construction d’une responsabilisation plus
le projet se développera par propagation large au travers du MAPP. Le système

73. Bertrand Ballarin, CR séminaire Vie des Affaires de l’École de Paris du management, 3 février 2017, et Bourdu et al., Le Travail
en mouvement, colloque de Cerisy, Presses des Mines, 2019.
104 Le design du travail en action

OR, très cadré et documenté, précise dans l’équipe autonome sur le pilotage de sa per­­
le détail les champs d’autonomie à investir formance opérationnelle. On reste centré
par l’équipe et n’est pas optionnel. Il s’écarte sur son cœur de métier, sur son processus.
assez sensiblement du Toyota Production Je fabrique, j’assemble des pneus, donc je
System. En effet, au lieu d’un team leader deviens de plus en plus autonome dans le
qui porte la responsabilité pour l’ensemble processus d’assemblage de pneumatiques.
de l’équipe comme chez Toyota, le modèle J’intègre des compétences autour du con­­
Michelin distribue le leadership sur l’en- trôle de la qualité, j’intègre des compétences
semble de l’équipe, avec des correspon- sur l’entretien, la maintenance des équi-
dants pour la qualité, les flux, la sécurité, pements, j’intègre des compétences sur le
les machines, etc. Environ 80 % des îlots de pilotage du flux de production, etc. Quand
Michelin fonctionnent aujourd’hui selon j’ai déjà un bon niveau d’autonomie sur
ce modèle. mon métier principal, alors je vais aller
ouvrir de nouveaux champs d’autonomie
La deuxième phase, qui a pris le nom de qui ne sont pas centrés sur le cœur de mé-
MAPP, consiste à proposer aux équipes tier. La particularité de l’îlot le plus avancé
de développer leur autonomie dans des à Roanne, c’est que ces personnes ont été
champs qui vont au-delà de leur périmètre “chercher” leur champ d’autonomie. » De
de compétence initial. Cette approche est nombreux outils, dont un MOOC en qua­­
beaucoup plus ouverte et exploratoire. C’est torze modules et un accompagnement per­­
ainsi que l’équipe d’un îlot de Roanne a son­­nalisé des directeurs de site, de leur
décidé d’investir le champ de la gestion équipe de direction, puis de l’ensemble des
du personnel (recrutement des coéquipiers, équipes, ont été mis au point par Michelin
évaluation, et même répartition des augmen- pour contribuer à diffuser ce modèle et à
tations individuelles), tandis que d’autres le porter progressivement à l’échelle.
peuvent par exemple s’intéresser à l’indus-
trialisation. Ainsi, ce modèle laisse une plus
large part à l’expérimentation : il n’existe Quand j’ai déjà un bon niveau
pas d’îlot MAPP type, et Jean-Dominique d’autonomie sur mon métier principal,
Senard parlait à son propos de « modèle alors je vais aller ouvrir de nouveaux
gazeux ». Mais, en tout état de cause, ces champs d’autonomie qui ne sont pas
îlots restent encore une exception dans centrés sur le cœur de métier.
l’en­semble des usines de Michelin (moins
de 10 %). « Ce qu’il faut comprendre, indi­-
que Pierre Bocquet, senior adviser Michelin
Manufacturing Way, c’est qu’il y a une
maturation de la responsabilisation qui se
fait dans le temps, et donc on commence par
une première étape qui consiste à rendre
Chapitre 4. Comment les technologies et l’organisation du travail impactent-elles l’autonomie des acteurs ? 105

Deux points d’attention sont identifiés par le MMW a offert un cadre structuré à partir
Michelin. En premier lieu, la stabilité du duquel bâtir la démarche d’autonomie. Les
modèle là où il a été mis en œuvre. L’usine leçons de l’épisode des high performance
du Puy-en-Velay, une des usines les plus teams ont été retenues.
avancées dans le développement de la
démarche MAPP dans les années 2016-
2017, a été confrontée au départ brutal de
60 à 70 % de son personnel qui avait glo­­
Des technologies qui libèrent
ba­­lement été recruté à la même époque. ou brident le pouvoir d’agir
Cela a remis en cause l’ensemble des pro­­ des salariés
grès accomplis. Il a fallu repartir de zéro.
Le deuxième point d’attention qui peut
favoriser ou entraver la démarche est le Les effets de la conception
comportement des managers. Nous y revien­­­- des systèmes techniques sur
drons un peu plus loin. le pouvoir d’agir des acteurs
Chez Michelin, le développement de l’auto­­ Sur le plan de la littérature académique,
nomie (et de la responsabilité) a été perçu trois courants principaux s’observent rela-
comme nécessaire pour contrebalancer la tivement aux degrés de liberté que les sys-
rigi­­dification des procédures résultant d’une tèmes techniques laissent aux opérateurs
stricte application du lean. Mais, en retour, pour gérer leur activité74 (voir figure 4.3).

Figure 4.3 – Les niveaux de liberté laissés aux travailleurs


par les systèmes techniques, selon la littérature académique

Systèmes Systèmes Systèmes


prescriptifs discrétionnaires flexibles

Organisation rigide et Organisation souple de Organisation


hiérarchisée de l’activité l’activité dans un cadre opportuniste
de dépendance fixé par de l’activité
le système
Source : Marc-Eric Bobillier-Chaumon (2003).

74. Cette synthèse est tirée de Marc-Eric Bobillier-Chaumon, « Évolutions techniques et mutations du travail : émergence de
nouveaux modèles d’activité », Le Travail humain 2003/2 (vol.66), p. 161-192.
106 Le design du travail en action

Des systèmes prescriptifs. Pour les uns, Des systèmes flexibles. Enfin, pour une
les nouveaux dispositifs technologiques dernière catégorie d’auteurs, les systèmes
réduisent considérablement les marges de peuvent être flexibles s’ils sont capables
manœuvre des salariés, en accentuant les de s’adapter à un environnement instable
niveaux de contrôle et de régulation sur et évolutif ou à la variabilité d’expérience
leur activité. Ces systèmes sont alors con­­ des utilisateurs (prescriptifs pour un opé-
si­­dérés comme hautement « prescriptifs » rateur novice, plus ouverts pour un travail-
et aboutissant à une « algorithmisation » leur expérimenté). Le designer Jean-Louis
du travail, c’est-à-dire à une formalisation Frechin insiste sur le fait qu’« il est capital
des procédures et des règles (auparavant de placer le pouvoir d’activité de l’utili­­sa-
tacites et informelles) et à une description ­­teur au cœur du dispositif final en recher-
exhaustive des séquences d’opérations, chant son potentiel d’action, son autonomie
pou­vant s’apparenter à un taylorisme nu-
(User Activity ou UA), plus que la seule
mérique.
expérience utilisateur (UX), afin de lui
Des systèmes discrétionnaires. Pour les permettre de faire ce qu’il a à faire, le plus
autres, ces systèmes laissent des latitudes simplement possible, mais également dans
dans l’exercice des activités entre, d’une certains cas, de faire ce qui n’était pas prévu
part, les aspirations de l’utilisateur et, avec le logiciel, de surprendre ses concep-
d’autre part, un certain cadre de dépendance teurs. Pour être manipulé et utilisé, un
fixé par le dispositif. Bobillier-Chaumon logiciel doit être appropriable et modifia-
donne l’exemple des systèmes d’aide à la ble, proposer plusieurs chemins, plusieurs
décision qui proposent un certain nombre scénographies d’usage »75.
d’alternatives possibles pour l’action mais
n’ont qu’une fonction d’assistance, puisque
Il est capital de placer le pouvoir
c’est l’utilisateur qui devra sélectionner la
solution qui lui semble la plus appropriée d’activité de l’utilisateur au cœur du
au problème rencontré. Néanmoins, ces dispositif final en recherchant son po-
dispositifs posent la question de la réparti- tentiel d’action, son autonomie (User
tion des règles d’action et de décision entre Activity ou UA), plus que la seule expé-
l’homme et la machine, du déplacement rience utilisateur (UX).
des pouvoirs (par exemple, si l’outil re-
quiert une justification en cas de dérogation
à la recommandation) et de la dépossession
des savoir-faire que les opérateurs déte-
naient auparavant.

75. Jean-Louis Frechin, Le design des choses à l’ère du numérique, Fyp Éditions, 2019.
Chapitre 4. Comment les technologies et l’organisation du travail impactent-elles l’autonomie des acteurs ? 107

L’exemple du cobot de contrôle CIICLADE permettent à des opérateurs peu qualifiés de


d’AeroSpline et Safran Helicopter Engines tenir des postes au-dessus de leur niveau
est intéressant de ce point de vue. Il permet, de compétences. L’exemple de la PME
grâce à l’assistance à la définition des tra­­ SORI que nous avons développé dans
jectoires, ainsi qu’à une bibliothèque de notre précédent ouvrage est sur ce point
reconnaissance d’images par l’intelligence édifiant77 78 : dans cette entreprise qui fa-
artificielle, de laisser la maîtrise complète brique des équipements d’atelier en tôlerie
de la définition de la séquence de contrôle fine, un jumeau numérique permet de pro-
à un opérateur expérimenté. La réalisation grammer les cellules robotisées sans avoir
du contrôle est alors automatisée et permet à taper une ligne de code. Cela permet à
de faire baisser la charge cognitive du con­­ des personnes jeunes qui n’ont pas même
trôleur devant la multiplicité des séquences un CAP de tenir ces postes après une ra-
possibles et le nombre de points de contrôle pide formation, parce qu’ils apprivoisent
à réaliser. vite des technologies qui ressemblent pour
eux à des jeux vidéo.
Cette idée de système flexible est partagée
par Dani Rodrik, professeur de politique
économique internationale à l’université Il nous faut créer des emplois
d’Harvard, qui propose de mettre la tech­­- pour les travailleurs existants, pas pour
nologie au service des emplois déclassés. les travailleurs que nous aimerions
« Le fossé entre compétences et tech­­no-
voir exister.
­­lo­­gie ne peut être comblé que de deux
manières : soit en améliorant l’éducation
pour répondre aux exigences des nou­velles Dans la même veine, Ben Shneiderman79
technologies, soit en réorientant l’inno­­va­­ de l’université du Maryland propose de
tion en phase avec les compétences des filtrer les choix technologiques en fonction
travailleurs actuels (et futurs). La deuxième de leur capacité à combiner un haut degré
option est à peine évoquée. Il s’agit pour­­ d’automatisation avec un niveau élevé de
tant de la stratégie la plus évidente. Il nous contrôle humain. Autrement dit, de favo-
faut créer des emplois pour les travailleurs riser des approches de l’automatisation qui
existants, pas pour les travailleurs que nous augmentent l’humain, plutôt que de le rem­­-
aimerions voir exister. »76 Il s’agit de déve­­- placer. Pour exposer cette combinatoire, il
lopper des équipements et des outils qui recourt à l’exemple de systèmes médicaux

76. Dani Rodrik, « Mettre la technologie au service des emplois déclassés », Les Échos, 19 mars 2020.
https://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/mettre-la-technologie-au-service-des-emplois-declasses-1186801
77. Pellerin et Cahier, Organisation et compétences dans l’usine du futur, Les Notes de La Fabrique, 2019, p. 29.
78. https://medium.com/@fpellerin/sori-les-tendances-%C3%A0-l%C5%93uvre-dans-l-usine-du-futur-b2ce6cea2400
79. Ben Shneiderman (2020), « Human-Centered Artificial Intelligence: Reliable, Safe & Trustworthy », International Journal
of Human-Computer Interaction, 36:6, 495-504 (2020).
108 Le design du travail en action

Figure 4.4 – Comment combiner un niveau élevé


de contrôle humain et un haut niveau d’automatisation
dans la conception d’un système technique

DISPOSITIFS POUR LE CONTRÔLE DE LA DOULEUR

Contrôle
humain excessif

Élevé
Fiable, sûr, digne
Maîtrise humaine de confiance
Contrôle humain

Contrôlé par le patient Utilisation par le patient


guidée par le clinicien

Automatisation
excessive
Contrôle informatique
Goutte à goutte
de morphine Machine d’administration
automatique
Faible
Faible Élevé

Automatisation
informatique
Source : Ben Shneiderman (2020).

de contrôle de la douleur (voir figure 4.4) la question du maintien de l’emploi selon


selon un schéma à deux dimensions (human que ces systèmes seront conçus pour sup-
control versus computer automation). In primer des emplois (remplacement) ou pour
fine, derrière cette question de la conception en créer de nouveaux80.
des systèmes techniques, se profile aussi

80. Voir, par exemple, D. Acemoglu, P. Restrepo, « The Wrong Kind of AI ? Artificial Intelligence and the Future of Labor
Demand », Toulouse Network for Information Technology (TNIT News), Decembre 2018.
https://www.tse-fr.eu/sites/default/files/medias/documents/tnit_special_ai_newsletter.pdf
Chapitre 4. Comment les technologies et l’organisation du travail impactent-elles l’autonomie des acteurs ? 109

La participation des opérateurs à a) elle est souvent tardive dans le pro­­-


la conception et au déploiement cessus ; b) elle est souvent instrumentale,
des systèmes techniques c’est-à-dire qu’elle vise moins à adapter
véritablement la technologie aux besoins
On voit donc que la conception même du de l’homme qu’à favoriser l’acceptabilité
système technique peut avoir pour effet et l’usage effectif de ladite technologie via
d’augmenter ou de brider le pouvoir d’agir des méthodes dites participatives portant sur
des acteurs. des aspects limités du système (les inter-
faces, par exemple). Dans quelques cas, la
Selon notre étude empirique, il existe au
participation intervient assez en amont dans
moins deux façons d’agir pour réduire le le développement des outils ou des ma-
risque que le système technique ne vienne chines mais, le plus souvent, elle s’exerce
affecter négativement l’autonomie des ac- à une étape plus avancée du processus de
teurs – et il s’agira d’ailleurs le plus sou- déploiement de la technologie ou sur des
vent de combiner les deux. points très limités du système technique.
Premièrement, s’adresser à des fournis- On peut interpréter cette situation à la
seurs qui sont très ouverts à l’adaptation lumière de la difficulté à libérer le person-
et à la personnalisation des outils que l’on nel de ses tâches de production pour l’im­
envisage d’installer, voire authentiquement pliquer dans des tâches amont de définition
intéressés par la prise en compte du facteur des outils du travail, mais aussi à la lumière
humain versus des fournisseurs qui propo­­- d’aspects plus culturels : par exemple, la
sent des outils standardisés « sur étagère ». difficulté que nous avons à sortir de la di-
Toutefois, la massification envisagée pour vision verticale du travail entre « ceux qui
le déploiement, les budgets que l’entreprise pensent » et « ceux qui font », particuliè-
voudra bien consacrer aux adaptations ou rement sensible dans l’univers industriel,
les délais de mise en œuvre pourront venir et inscrite dans notre culture collective
s’opposer à de telles approches. idéaliste/rationaliste.
Deuxièmement, faire participer les opéra­­ Les développements technologiques de
teurs à différentes étapes de la conception l’usine auraient pourtant beaucoup à gagner
et du déploiement des outils pour détermi- à l’intégration en phase amont du point de
ner la nature et l’agencement des fonction­­- vue et de l’expérience des opérateurs, tant
nalités qui seront véritablement facilitantes sur le plan de la conception que de l’usage.
pour leur travail sans réduction de leurs
marges de manœuvre sur les tâches. Nous
avons vu au chapitre 2 que cette tendance à
la participation des travailleurs existe dans
les organisations, mais avec deux bémols :
110 Le design du travail en action

Les effets des technologies sur sonne de dire qu’un pilote de ligne ou toute
le contenu du travail et l’autonomie autre fonction de pilotage d’un système
selon le contexte organisationnel technique à risque (aéronautique, spatial,
militaire, nucléaire, santé) n’est pas auto-
Il paraît difficile de trancher le débat, de nome, car, dans un très faible nombre de
manière générale et abstraite, sur les effets cas, il doit être capable d’arbitrer contre
que produisent les technologies sur le con- les règles ou d’improviser en l’absence
tenu du travail et l’autonomie des acteurs de règles, ou encore de décider face à des
au travail, car ces effets dépendent d’une règles contradictoires (par exemple, le
part, comme on l’a vu, de la conception
pilote Sully atterrissant sur l’Hudson contre
du système technique lui-même (laisse-t-il
l’avis de la tour de contrôle et sauvant ses
des marges de manœuvre à l’opérateur ?)
passagers, ou le directeur de Fukushima
et, d’autre part, du contexte organisationnel
décidant de noyer la centrale à l’eau de
et d’activité dans lequel ces technologies
mer contre l’ordre des autorités pour éviter
s’insèrent.
qu’elle n’explose). Et c’est en cela que ré-
Pour illustrer les rapports complexes entre side son autonomie. L’autonomie est donc
technologie et autonomie, Thierry Weil, ani­- un concept relatif et à apprécier en fonc-
mateur de la chaire Futurs de l’industrie tion du contexte.
et du travail à Mines Paris PSL, donne
l’exemple de ce qu’il appelle « le paradoxe Pour revenir aux systèmes de production,
du pilote d’avion »81. Un pilote de ligne l’automatisation et la numérisation tech-
est très qualifié, fortement responsabilisé nologiques opèrent un déplacement quant
(coût du matériel, vie des passagers), mais au contenu du travail et appellent un mix de
il dispose de très peu d’autonomie effec- compétences différent chez les opérateurs.
tive : son travail est complètement réglé. Là où, auparavant, la dextérité du geste ou
Il dispose d’une assistance au sol, doit la connaissance intime d’une machine et de
respecter scrupuleusement de nombreux son réglage étaient déterminantes pour
protocoles et est assisté par une multitude obtenir le résultat prescrit, on passe à une
d’outils et de données. Le pilote d’avion situation où une ou plusieurs machines dis-
est très peu autonome et il n’est souhai- posent de contrôles internes du processus
table pour personne qu’il le soit davantage. et mesurent en permanence la qualité du
Quand tout se passe bien, il n’a quasiment produit tel qu’il va sortir des traitements,
rien à faire, sinon suivre à la lettre le mode et ce de façon plus efficace et rapide que ne
opératoire et surveiller ses instruments. pourrait le faire un être humain. Cependant,
Pourtant, il ne viendrait à l’esprit de per- de nombreuses prises de décision ou inter-

81. Journée d’étude CIME du 15 décembre 2020. https://www.youtube.com/watch?v=cZhTiVv7X9w&ab_channel=CimeInno


vationManagementExpertise
Chapitre 4. Comment les technologies et l’organisation du travail impactent-elles l’autonomie des acteurs ? 111

ventions qui découlent des informations avait entre les mains. Désormais, la machine
reçues des machines restent entièrement de s’adapte avec moins de souplesse, mais
son ressort : arrêter une production, modi- elle est en revanche très sensible aux va-
fier des paramètres de réglage, etc. L’opéra- riations du matériau, et elle va donc lancer
teur devient un surveillant d’équipements des alertes pour déclarer des aléas sous
(on parle aussi de conducteur d’équipe- la forme de voyants lumineux ou d’alertes
ments, la nuance entre les deux expressions sonores. Comme ces machines sont très
étant souvent assez subtile). grandes (plusieurs dizaines de mètres) et
que les systèmes d’alerte ne sont pas centra-
Pierre Bocquet chez Michelin donne deux
lisés en un point, le conducteur d’équipe-
exemples où le système technique peut
ment est en permanence sous pression et
sembler brider l’autonomie, mais où il aug-
passe son temps à tourner autour de l’équi-
mente en fait la responsabilité de l’acteur.
pement pour éviter de passer à côté d’une
information. La charge mentale est très
Le système technique peut sembler forte, et les conducteurs ne peuvent, en
brider l’autonomie, mais il augmente en outre, pas vraiment s’occuper d’autre chose,
fait la responsabilité de l’acteur. alors même que les alertes sont très aléa-
toires et qu’il y a donc de nombreux temps
morts. C’est ce qui a donné à Michelin
Premier exemple à l’usine Michelin de l’idée de mettre au point une montre con-
Cholet. Dans cette usine sont implantées nectée qui vibre lorsque la machine lance
des machines automatiques qui occupent de une alerte et indique précisément au conduc-
très vastes périmètres et qui ont remplacé teur en quel point de la machine se situe
des machines manuelles. Ces machines le problème. Il n’a plus à se préoccuper
manipulent automatiquement des pneus de de ce qui se trouve ou non dans son champ
voiture de 15 à 20 kilos, ce qui produit à l’évi- visuel, sa charge cognitive diminue, et il
dence un soulagement ergonomique pour peut s’occuper d’une autre tâche tant que
le travailleur. En revanche, ces machines la montre connectée n’émet pas de si-
ont du mal à adapter finement leur fonc- gnal – ce qui présente un intérêt évident
tionnement à la variabilité de la matière pour la productivité du point de vue de
(en l’occurrence la gomme qui sert à fabri- l’entreprise. L’autonomie du conducteur
quer les pneus). Le mélange de gomme est préservée puisque c’est toujours à lui
n’aura pas la même souplesse selon qu’il de résoudre le problème quand un aléa se
a 24, 48 ou 72 heures de vieillissement produit.
(comme, souvenez-vous, la pâte à papier
de Norske Skog). L’intérêt de l’opérateur Deuxième exemple, une industrie de pro-
humain est qu’il avait appris, grâce à son cess entièrement automatisée : « L’usine de
expérience, à adapter son intervention Bassens fabrique le caoutchouc synthétique,
manuelle à la variabilité du matériau qu’il la matière de base du pneu. Il s’agit d’un
112 Le design du travail en action

process chimique continu dont on ne voit Dans le cas où la logique de travail est le
que des tuyaux, des mélangeurs de gomme, « make to deliver » et est dictée par le
des moniteurs de réglage des températures. rythme du flux continu – ce qui est le cas
Il n’y a quasiment aucun opérateur sur le dominant dans l’industrie automobile fran-
terrain. Les postes de pilotage sont de véri- çaise et chez certains de ses équipe-
tables tours de contrôle avec des écrans et mentiers –, la tension sur le flux est telle
des tableaux de bord dans tous les sens, et qu’au moindre souci la prise de décision
les personnes qui sont aux commandes de doit être extrêmement précise et rapide.
cette installation, comme aux commandes De ce fait, le pouvoir de décision tend à
d’un Airbus 380, réagissent aux informa- être centralisé sur les team leaders qui
tions qu’elles reçoivent et opèrent en per- concentrent la responsabilité de la rapidité
manence des réglages fins et précis. C’est et de la qualité de la prise de décision. En
en outre une usine Seveso, donc une erreur conséquence, le contenu du travail de la
peut avoir des impacts extrêmement graves. population des opérateurs est soumis à un
On peut dire que la responsabilité des deux strict management control et est de faible
ou trois personnes qui sont dans la salle niveau. Cette population est d’ailleurs le
de commande et qui contrôlent l’installa- plus souvent composée d’un grand nombre
tion est énorme. » Plus une installation est d’intérimaires avec un fort turnover. Ce
complexe et automatisée, plus la respon- modèle de production ne cherche pas à
sabilité de ceux qui la conduisent est forte. augmenter l’autonomie, et les opérateurs
restent de simples exécutants, avec une
Qu’en est-il cependant des usines smart politique d’intégration des nouveaux arri­­-
factory largement automatisées, numérisées vants très efficace qui peut être assistée
et pilotées par la donnée, mais dans les- par des outils numériques. Dans ce type
quelles de nombreuses opérations de mon- de configuration, le design du travail reste
tage ou d’assemblage restent encore ma- un impensé et l’on peut effectivement se
nuelles ? Dans ce type d’usines, les équipes demander si l’horizon ultime de ces orga-
qui bénéficiaient d’une autonomie impor- nisations ne serait pas de remplacer entiè-
tante avant l’arrivée du 4.0 sont insérées rement les travailleurs de l’usine par des
dans un système d’approvisionnement et robots et des automatismes, puisque le tra-
de cadence centralisé. Leur autonomie en vail sur les opérations ne peut être rendu ni
est donc affectée. Pour J.-C. Reverdell, le plus riche, ni plus intéressant (ce qui renvoie
4.0 pose un cadre global qui demande aux bien entendu à des considérations d’emploi
équipes d’élargir leur vision au-delà de leur et d’upskilling pour de larges pans de la
périmètre. D’autre part, l’autonomie en ce population).
qui concerne l’amélioration continue est
aussi affectée par le goulot d’étranglement On voit donc que les systèmes technolo-
du système d’information, passage obligé giques se greffent sur des organisations
pour la mise en œuvre de nombreux projets. préexistantes avec leur culture et leurs
Chapitre 4. Comment les technologies et l’organisation du travail impactent-elles l’autonomie des acteurs ? 113

objectifs et ne produisent donc pas les ne répond plus ni aux changements d’orga-
mêmes effets sur le contenu du travail et l’au- nisation du travail dictés en tout ou partie
tonomie. La chercheuse américaine Wanda par les technologies, ni aux appétences et
Orlikowski avait déjà mis en évidence que aux revendications des nouveaux travail-
le contexte où se déroule l’utilisation, tout leurs de l’usine.
comme la configuration organisationnelle,
impacte la technologie « en pratique »82 et Un management intermédiaire
que les technologies impactent les indivi- déboussolé
dus selon les enjeux de l’organisation et
le contexte d’utilisation. Le management intermédiaire, les chefs
d’équipe sont ceux qui accusent souvent le
plus durement les effets des changements
Un nouveau rôle pour d’organisation du travail induits par la
numérisation des usines et l’évolution des
le manager : le soutien attentes des personnels. Jocelyn Vert83, con-
professionnel sultant en excellence opérationnelle, sou-
ligne que l’automatisation/numérisation leur
La citation de Jean-Dominique Senard a fait perdre leurs principaux leviers de
placée en exergue de cet ouvrage évoque à pouvoir. Ces chefs d’équipe n’affectent plus
la fois un bel exemple de design du travail, vraiment les personnes aux postes, ce sont
en même temps qu’elle indique un hori­­zon des grilles de compétences ou de polyva-
d’évolution du rôle du management intermé- lence qui cadrent ces affectations. La pla-
diaire : développement des personnes, sti­­- nification et les cadences sont faites par le
mu­­lation de l’autonomie des équipes et de la système d’information. La maintenance
subsidiarité, déploiement du lean toyotiste, contrôle la disponibilité machine. Les direc-
accompagnement de la transition numé- tions continuent à leur demander de la per­-
rique, humilité et soutien professionnel. Une formance et du reporting, alors que les
telle évolution paraît d’autant plus néces- leviers ne sont plus entre leurs mains. Pris
saire que le management de proximité des en sandwich entre des opérateurs – souvent
usines, tel qu’il était antérieurement pensé, en équipes autonomes avec leur team leader

82. Orlikowski RW. J. (2000), « Using Technology and Constituting Structures: A practice lens for studying technology in
organizations », Organization Science, vol.11, n°4, pp.404-428.
83. Jocelyn Vert, consultant chez Axsant, a effectué pour le compte de son précédent employeur le cabinet Chorège, avec Valérie
Rocci du Laboratoire G-Scop de Grenoble INP et de Jérôme Bertin de l’Aract Auvergne-Rhône-Alpes, l’étude Industrie 4.H
portant sur « Prendre en compte le facteur humain dans l’usine du futur ». 100 entretiens approfondis ont été menés dans 4 ETI
ayant engagé des transformations à base de technologies 4.0. Malheureusement, ce travail n’a pas donné lieu à une publication.
114 Le design du travail en action

issu du rang, plus jeunes, plus détendus, Le dirigeant et son équipe dirigeante
plus familiers du numérique et de la réso-
lution de problèmes – et des ingénieurs et L’impulsion vient du dirigeant. Sans son
développeurs qui maîtrisent l’informatique implication, pas de changement du mana-
industrielle, ces managers souffrent d’être gement. Encore faut-il que ses discours se
sommés de se concentrer sur l’animation et traduisent en actes. Trop de dirigeants affi­­-
de créer du lien avec les autres services dans chent une volonté de transformer le mana-
une logique de collaboration – alors qu’ils gement mais ne changent pas leur propre
n’y sont nullement préparés. Le middle comportement. Le plus souvent, il ne s’agit
management est complètement déstabi- pas de mauvaise foi mais d’habitudes mana­­-
lisé et, de ce fait, il résiste aux incitations gériales profondément enracinées. Sans aller
à l’autonomisation, comme nous l’ont in- jusqu’au rêve du leader sans ego prôné par
diqué plusieurs dirigeants industriels de Isaac Getz, un travail sur soi du dirigeant
Michelin. Quelle sera sa place dans la fu- est indispensable. Lorsqu’un collaborateur
ture organisation du travail de l’usine et vient le voir et lui demande « Comment
comment le faire évoluer ? dois-je faire ? », Frédéric Lippi, dirigeant de
l’entreprise éponyme, lui répond : « Et toi, tu
Les managers ont pourtant un rôle essentiel ferais comment ? ». On peut ainsi stimuler
à jouer dans les transformations, à condi- l’autonomie et la subsidiarité. Le change-
tion de développer de nouvelles attitudes. ment d’attitude managériale du dirigeant
Mais le changement commence d’abord par est un point clé. C’est aussi un point dif-
le haut. ficile. Nous baignons dans une culture
hiérarchique très forte en France.

S’occuper de son équipe dirigeante pour la


Le management intermédiaire, faire évoluer est aussi une responsabilité
les chefs d’équipe sont ceux qui ac- essentielle du dirigeant. Cela peut passer
cusent souvent le plus durement les par le fait de déboulonner des baronnies
et des silos ou encore par le fait d’accom-
effets des changements d’organisation
pagner l’équipe par des pratiques person-
du travail induits par la numérisation nalisées de coaching.
des usines et l’évolution des attentes
des personnels.
Le manager de soutien professionnel
Rappelons ici les quatre piliers de la moti-
vation intrinsèque des collaborateurs, qui
structurent les axes principaux de l’action
managériale : l’autonomie ou le désir de
Chapitre 4. Comment les technologies et l’organisation du travail impactent-elles l’autonomie des acteurs ? 115

Laurent Buono,
directeur du site B. Braun de Saint-Jean-de-Luz

« On commence par le haut pour changer les choses. C’est d’abord une réorganisation du
Codir. Partage du projet, partage des valeurs. Les valeurs de l’humain. Il n’y a personne
sur un piédestal sur le site. Je ne me considère pas, en tant que directeur, comme plus
important que l’opérateur conducteur de ligne. Chaque personne a sa valeur, avec des
compétences différentes. Pour autant, elles sont toutes importantes. Vous imaginez bien
qu’initialement tout le monde n’adhérait pas à cette idée. J’ai ensuite réenrichi l’équipe
avec des gens qui partagent les mêmes valeurs. J’ai des collaborateurs que j’ai connus
auparavant qui ont souhaité me rejoindre : la responsable de production et le respon-
sable maintenance aujourd’hui, avec qui on partage les mêmes valeurs. »

Jean-Christophe Guérin,
directeur manufacturing groupe Michelin

« Si, par exemple, je passe deux heures dans une salle avec l’équipe de direction de
l’usine, une douzaine de personnes, et que le directeur de l’usine parle pendant deux
heures, je me dis qu’il y a un problème. Inversement, je peux très bien visiter une usine,
où, pendant deux heures, dans une salle, le directeur d’usine fait cinq minutes d’intro et
cinq minutes de conclusion, et entre les deux, c’est son équipe qui parle. Et lui est en
retrait. Vous avez déjà un principe d’exemplarité. Quand le directeur d’usine fait ça, son
staff va aussi avoir la même attitude avec les équipiers. Et quand on va visiter les ateliers,
on peut constater alors que le staff laisse s’exprimer leurs équipiers, dont les ouvriers.
C’est quelque chose que je regarde. C’est très important. Si par contre le directeur de
l’usine a parlé pendant deux heures, on peut aller le coacher. Car il faut commencer
par le haut. Fondamentalement, les démarches de responsabilisation reposent sur un
principe d’exemplarité qui doit être décliné depuis le haut de la hiérarchie. »
116 Le design du travail en action

diriger sa propre vie ; la maîtrise ou le déve- nifester de la reconnaissance ; accueillir les


loppement de ses compétences ; le sens ou jeunes ; susciter la collaboration.
l’alignement de ses valeurs et de ses actions ;
la qualité des relations dans le groupe. Il s’agit de passer d’une attitude de pres-
Pour soutenir ou développer la motivation cription et de contrôle à une attitude de
intrinsèque selon ces quatre piliers, quatre soutien qui passe par l’écoute active, le
missions du manager de proximité entrent recentrage sur le travail plutôt que sur la
particulièrement en résonance : favoriser la gestion, et par une forme d’humilité non
subsidiarité (laisser décider au plus près du dépourvue d’exigence.
terrain) ; développer les personnes et ma-

Les principes d’action du manager de soutien professionnel

Fournir les informations essentielles pour une compréhension complète de la mission


de l’organisation par tous les collaborateurs.
Construire une réelle vision partagée avec le plus grand nombre de collaborateurs quant
au projet stratégique de l’organisation.
S’autocontrôler (notamment au niveau de ses propres émotions), quelles que soient
les circonstances, afin d’agir de manière éthique (par rapport aux normes définies par
l’organisation).
Encourager les relations de coopération entre les différents acteurs de l’organisation en
soulignant leur interdépendance selon une vue systémique.
Apprendre des erreurs et développer une culture managériale d’apprentissage à tous
les niveaux et de façon permanente.
Encourager de toutes les façons possibles les contributions créatives de tous les membres
et de toutes les équipes de l’organisation, et ce, à tous les niveaux.
Avoir lui-même un rôle exemplaire au niveau de ses attitudes et de ses comportements
professionnels.
Attacher une importance essentielle à la construction et au maintien d’un climat de con-
fiance entre tous les acteurs internes, mais aussi avec les partenaires externes de l’or-
ganisation, par une véritable coopération et une transparence de l’information.
Adopter un esprit d’humilité, de simplicité et de service envers toutes les personnes
de l’organisation et en particulier vis-à-vis de ses collaborateurs afin de faciliter leurs
tâches.
Source : Daniel Belet, « Le “servant leadership” : un paradigme puissant et humaniste pour remédier à la crise
du management », Gestion 2000, 2013/1, vol. 30, p. 15-33.
Chapitre 4. Comment les technologies et l’organisation du travail impactent-elles l’autonomie des acteurs ? 117

On peut appeler cette forme de manage- Le dialogue, le débat intellectuel,


ment « servant leader », « manager coach », la délibération sont en recul partout
« leader discret ». Nous préférons, avec
dans la société. Les positions se figent,
Martin Richer84, l’appeler « manager de
la confrontation domine, l’écoute
soutien professionnel » parce que cette dé-
nomination insiste sur la notion de soutien devient rare.
(support) et de professionnel (il s’agit d’agir
sur la performance et la qualité du travail, Dans l’entreprise aussi, cette démarche est
pas de se transformer en psy). indispensable. Elle commence par l’écoute
réciproque. Et le changement d’attitude
du manager est central pour développer
le dia­­logue, comme nous l’avons vu ci-
L’enquête pragmatiste dessus. La délibération est l’étape finale
au carrefour des pratiques du processus.
de changement
Dialogue sur la qualité du travail
Le dialogue, le débat intellectuel, la délibé- et la délibération dans l’entreprise
ration sont en recul partout dans la société.
Les pratiques de dialogue sur la qualité du
Les positions se figent, la confrontation
travail (DQT) développées par Yves Clot,
domine, l’écoute devient rare. Est-ce pour
son équipe et un certain nombre de ses
cela que la série En thérapie, construite
collègues85, ont pour objectif de débattre
autour de séances d’analyse dans le cabi-
des critères qui déterminent la qualité du
net d’un psychanalyste après les atten- travail bien fait. Il ne s’agit pas ici d’éli-
tats du 13 novembre 2015 à Paris, donne miner le conflit de critères mais, dans une
cette impression de plénitude ? Pourtant, véritable « dispute professionnelle » (au sens
le ton n’y est pas toujours apaisé. Mais de la disputatio médiévale), de faire avancer
l’écoute est première. En particulier celle la compréhension de chacun sur ce qu’est le
de l’analyste. Et elle finit par contaminer « bien travailler ». Mathieu Detchessahar86
le patient. A contrario, les échanges sur est aussi sur cette ligne et voit dans cette
les réseaux sociaux stimulent le conflit. approche par le dialogue « une sorte de
Écoute, puis dialogue, puis délibération troisième voie, critique à la fois du modèle
offrent une voie de sortie à cette situation. bureaucratique et de celui de l’entreprise

84. https://management-rse.com/managers-construisez-votre-dream-team-lexperience-de-google/
85. Yves Clot et al., Le Prix du travail bien fait, La Découverte, 2021.
86. M. Detchessahar et al., L’Entreprise délibérée. Refonder le management par le dialogue, Nouvelle Cité, 2019.
118 Le design du travail en action

libérée. Elle pose que ni la coordination port) ou externes (clients, fournisseurs, par
de l’action de chacun par un appareil de exemple). Le manager porte l’animation de
règles, ni la simple addition des autonomies l’enquête et apporte son savoir sur les tech-
réunies derrière une vision entrepreneu- niques d’enquête (techniques de résolution
riale ne permet de régler de façon efficace de problèmes notamment). Il s’agit donc
la question du travail collectif. » Il appelle d’une conception humble du management
cette entreprise d’un nouveau type « l’en- qui résonne avec le profil des managers de
treprise délibérée », expression initialement soutien professionnel.
proposée par Yves Clot.

Nous avons montré ici que de nombreux


chemins peuvent relever ou mener à la
délibération collective : les chantiers Kaizen
Blitz de refonte des lignes de fabrication
(SEW USOCOME, Lectra), les chantiers
BiB (Michelin), la discussion autour des
recommandations d’un outil à base d’IA,
etc. Ils permettent de définir en équipe et
par le dialogue la façon dont le travail sera
mis en œuvre.

Le management est une enquête


pragmatiste
Pour Philippe Lorino87, le management est
la capacité d’une organisation à conduire
l’action collective. Cette action collective
ayant lieu dans des situations de plus en
plus complexes et pleines d’incertitudes,
elle doit prendre la forme d’une enquête,
au sens des pragmatistes. Il s’agit en effet
d’explorer des possibles ou de créer de
nouveaux possibles. Cette enquête néces-
site l’implication des acteurs, qu’ils soient
internes (salariés, managers, fonctions sup-

87. https://www.youtube.com/watch?v=LDQ0xIrH2JA&t=28s&ab_channel=XerfiCanal
Chapitre 4. Comment les technologies et l’organisation du travail impactent-elles l’autonomie des acteurs ? 119
121

CONCLUSION

Nous avons souhaité tout d’abord replacer ce travail dans le cadre de l’opposition entre
la philosophie idéaliste/rationaliste et la philosophie pragmatiste. La première est ca-
ractérisée par la dualité pensée/action (Platon, Descartes) adaptée à un monde stable, la
seconde par l’unité pensée-action (Pierce, Dewey) plus adaptée à notre monde complexe
et incertain.

Dans l’univers de l’organisation industrielle, le modèle idéaliste/rationaliste est représenté


par Taylor, alors que le modèle pragmatiste s’incarne dans les figures de Deming et d’Ohno.
L’opposition frontale entre les philosophies qui sous-tendent ces deux conceptions de
l’organisation industrielle est probablement une des causes de l’échec des premiers dé-
ploiements du lean en France dans les années 1990 et 2000. Au pays de Descartes, il est
très difficile d’admettre que l’opérateur détient un savoir. Ce sont les élites qui savent.
C’est pourquoi nous sommes en France tellement imprégnés de taylorisme et de distance
hiérarchique. Dans la même veine, il est frappant de constater que les nouvelles façons de
travailler à l’ère du digital (new ways of working) opèrent un basculement du paradigme
idéaliste/rationaliste vers le paradigme pragmatiste. Il nous semble que le passage d’un
paradigme idéaliste/rationaliste à un paradigme pragmatiste représente une grille d’analyse
pour adapter nos organisations et nos pratiques de travail au monde complexe et incertain
dans lequel nous vivons.

Replacé dans ce contexte, le design du travail apparaît clairement comme d’essence prag-
matiste. Rappelons en effet que son objectif est de définir le travail pour le travailleur
avec sa participation. Le design du travail est une enquête pragmatiste88 : réalisée par une
communauté intégrant les opérationnels de terrain, elle est initiée par un doute (comment
réaliser le travail de la façon la plus efficace, comment choisir des équipements adaptés ?)

88. Dans ce paragraphe, les mots issus du langage de la philosophie pragmatiste ont été mis en italique.
122 Le design du travail en action

et se conclut par une croyance (un nouveau standard, une nouvelle ligne de fabrication,
l’introduction d’une technologie nouvelle). Le mot de croyance souligne la nature tempo-
raire, située dans le temps et dans l’espace, sujette à l’amélioration continue du résultat,
du design du travail. Cette enquête transforme les anciennes habitudes (pratiques profes-
sionnelles) en de nouvelles.

Retour aux fondamentaux


Une autre clé de lecture des difficultés d’implémentation du lean est la difficulté d’appré-
hender un système aussi complexe et de choisir les étapes permettant un déploiement qui
respecte l’esprit de ses fondateurs. Avec deux lignes directrices : le développement de
l’autonomie des équipes, et ce dans un système d’apprentissage qui vise le développement
des personnes. Nous avons montré dans notre précédent ouvrage que l’autonomie est un
socle pour le déploiement d’un lean respectueux des personnes et du métier des opérateurs,
et que le couple autonomie-lean permet l’implantation de la technologie dans les meil-
leures conditions. C’est ce que nous avons appelé le modèle CALT (Confiance, Autonomie,
Lean, Technologie).

Il est apparu toutefois au cours de cette nouvelle étude que la nature du développement
technologique de l’usine ou le type de lean pratiqué peuvent produire une boucle de
rétroaction pouvant affecter positivement ou négativement le niveau d’autonomie des
personnels.

C’est ainsi que des pratiques lean impliquant fortement les acteurs de terrain telles que
la mise au point du standard par les équipes au poste de travail et la formation associée,
le management quotidien de la performance à travers les animations à intervalle court
dans un esprit de subsidiarité, ou la résolution de problèmes en équipe (QRQC, Kaizen),
contribuent à structurer et à renforcer l’autonomie, qui peut ensuite s’étendre à des
domaines plus larges que le seul cœur de métier.

Design du travail et technologies numériques


Lorsqu’il s’agit d’insérer des outils numériques de façon ponctuelle pour améliorer un pro-
cess ou des décisions, la méthode la plus fréquemment retenue par les entreprises consiste à
choisir des cas d’usage permettant de faire la preuve de leur utilité. Ces cas d’usage auront
intérêt à croiser la recherche de performance avec les besoins des utilisateurs, de manière à
mieux assurer l’acceptabilité et l’adoption des outils. Et pour connaître ces besoins « réels »,
rien de tel que d’associer les opérateurs à la conception à tous les stades du développement.
Cependant, il faut rester vigilant sur les méthodes employées pour « associer », qui peuvent
Conclusion 123

être de simples vitrines participatives. En particulier, la conception même des outils numé-
riques devra intégrer nativement le pouvoir d’agir des utilisateurs, c’est-à-dire prévoir des
marges de manœuvre par rapport aux fonctionnalités encapsulées dans l’outil. User Activity
donc, plutôt que User eXperience. D’une façon générale, passion pour le métier et l’hu-
main, petite taille, souplesse, cahier des charges itératif, conception modulaire, permettent
d’« augmenter » l’opérateur, en respectant son autonomie et son savoir métier. Nous avons
observé ces tendances chez une nouvelle génération de fournisseurs qui pensent les outils
numériques au service de la qualité du travail.

En revanche, les effets sur la qualité du travail des systèmes 4.0 très intégrés, dont l’ob-
jectif affiché est la continuité numérique de la production de bout en bout, ne semblent
pas encore faire l’objet d’une réflexion approfondie dans les entreprises. Ces systèmes
peuvent pourtant venir rétroagir positivement ou négativement tant sur le contenu du
travail que sur l’autonomie au travail. Leurs effets dépendent en grande partie du système
organisationnel retenu (travail en flux tendus ou en îlots, par exemple), de la culture préa-
lable et des objectifs de l’entreprise.

Le design du travail est donc ce processus réflexif indispensable – cette enquête menée


avec les acteurs de terrain –, à travers lequel sont pris en compte en continu, évalués et
corrigés, les effets de la modernité sur la qualité du travail. Pour être cultivé, il néces-
site l’émergence d’une nouvelle génération de managers dont le rôle est d’animer la démarche
et de développer les personnes de l’équipe. Il s’agira pour eux d’évacuer en partie le territoire
de la décision et d’investir celui du soutien.
124 Le design du travail en action

Postface
L’importance du collectif et la nécessité
de la confiance

Révolution numérique, globalisation, pandémie, transformations sociales et culturelles :


nous vivons une époque où les possibilités de transformation des organisations et des
rapports de travail sont immenses, pour le meilleur et pour le pire. Que le meilleur ad-
vienne – le développement de pratiques participatives, pluralistes, fondées sur la diversité
des expériences, ouvertes au dialogue, au changement et à la créativité humaine – et non le
pire – le rêve démiurgique du tout-contrôle, voire du tout automatique, servi par des tech-
nologies de surveillance et d’automatisation dont l’ubiquité et la puissance sembleraient
illimitées – ne dépend que de nous, managers, enseignants, chercheurs, experts, citoyens.
Une certaine permanence de la pensée rationaliste et des visions taylorienne et fayolienne
dans les élites françaises, leur confiance parfois aveugle dans les modèles, les savoirs théo-
riques et les diplômes qui en garantissent la possession, l’attachement atavique que la
culture technocratique de notre pays semble vouer aux pratiques hiérarchiques, m’ont
souvent inspiré un certain pessimisme quant au devenir du management et de l’organisation
« à la française ». Mais la lecture de l’analyse de Marie-Laure Cahier et François Pellerin,
Le Design du travail en action. Transformation des usines et implication des travailleurs,
fait souffler, au contraire, un vent d’optimisme et de fraîcheur sur l’étude des organisations,
notamment des organisations industrielles, en France. Dans ce travail, le propos théorique
intellectuellement pertinent s’appuie sur de nombreux exemples de réalisations technolo-
giques et managériales, qui, au-delà de leur grande diversité, ont en commun la volonté de
mettre la technologie la plus avancée au service de la compétence et de la créativité des
groupes humains et le recours à des pratiques managériales privilégiant l’intelligence
collective. Une hirondelle ne fait pas le printemps, mais peut-être dix, vingt hirondelles,
peuvent-elles nous faire espérer l’arrivée des beaux jours...

Cette étude claire et documentée, étayée par un riche travail de terrain, me semble d’une
grande utilité pour faire face aux défis auxquels l’industrie française – et sans doute, au-
delà de l’industrie, l’ensemble de notre société et de notre économie – est aujourd’hui
Postface 125

confrontée. Ces défis, me semble-t-il, se profilent à l’horizon depuis déjà quelques dé-
cennies, mais la révolution technologique en cours leur confère une acuité nouvelle et
renforcée. Ils sont multiples et multiformes ; cette étude les recense de manière claire. Il
s’agit, par exemple, de transformer le rôle des managers, avec les nombreux problèmes
de formation, de culture et d’outillage que cela soulève ; d’utiliser les nouvelles techno-
logies numériques comme soutien du travail et du talent humains, propre à faciliter le
développement des compétences individuelles et collectives, plutôt que comme dispositif
de surveillance voire de remplacement du travail, propre à entraver l’épanouissement des
talents ; peut-être surtout, de favoriser la mutation des modes de pensée des dirigeants
et des cadres face à des situations complexes et incertaines, en passant du paradigme du
contrôle qui tente, le plus souvent en vain, de conjurer les risques, au paradigme de l’en-
quête exploratoire, qui assume le risque de l’expérimentation (« test and learn ») et de
l’innovation, et ne transforme pas l’échec en faute.

Je suis frappé, dans la plupart des exemples présentés par les auteurs, par l’importance de
deux thèmes que l’on retrouve au cœur de bien des débats dans la société française
contemporaine : l’importance du collectif et la nécessité de la confiance. L’intelligence de
l’activité suppose un retour réflexif sur ses méthodes et ses outils, mais ce retour réflexif ne
peut s’exercer de manière efficace que s’il engage, de manière coopérative, le collectif d’ac-
teurs concerné, avec sa diversité de profils, de métiers et d’expériences, sans qu’aucun
acteur ne puisse se prévaloir d’un point de vue surplombant. C’est précisément la pluralité
des perspectives qui constitue le meilleur gage d’apprentissage collectif et de maîtrise des
risques. Encore faut-il que ce pluralisme puisse se donner libre cours dans des dialogues
ouverts, sans que la parole et l’action ne soient retenues par les craintes, les préjugés, le
rejet des expériences multiples, les tabous ou les procès d’intention. En d’autres termes,
pour que cet engagement collectif débouche sur des formes constructives de critique et de
retour d’expérience, il faut assurer un climat de confiance : confiance des dirigeants dans
l’expérience des acteurs, confiance des acteurs dans l’écoute et l’ouverture au changement
des décideurs, confiance de chaque métier dans le professionnalisme des autres métiers,
confiance mutuelle des parties prenantes (salariés, dirigeants, actionnaires, usagers, four-
nisseurs, populations riveraines). Rien d’utopique à cela : les exemples industriels analysés
par Marie-Laure Cahier et François Pellerin montrent que les organisations peuvent créer
des « bulles de confiance » dans une société trop souvent régie par des rapports de défiance.
Souhaitons que ces « usines transformées » qu’ils nous décrivent nous montrent le chemin
d’une dynamique collective ancrée dans la confiance !

Par Philippe Lorino,


Professeur à l’ESSEC
127

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131

Annexe
Liste des personnes
Annexe - Liste desinterviewées
personnes interviewées

Nom Entreprise Fonction Commentaires


Maxime Hardouin AeroSpline PDG Intégrateur de cobots

Fabien Bernard Airbus Référent Facteurs Bureau d’études Maintenabilité


Helicopters humains (conception de la maintenance
chez les clients)
6 600 collaborateurs à Marignane
22 000 dans le monde

Rodolphe Roy ATS Président Bureau d’études et fabricant


Ingénierie de machines pour l’industrie
200 collaborateurs
CA : 20 M€

Jocelyn Vert Axsant Expert industriel Cabinet conseil en facteur


humain et production industrielle

Laurent Buono B. Braun Directeur du site de Centre d’excellence Stoma Care


(groupe Saint-Jean-de-Luz (R&D, méthodes industrielles,
allemand, production)
Isabelle Manier CA 7 Mrds €) Chargée de Fabrication de poches de recueil
communication pour l’entérostomie, le drainage
Mikael Pastor Ergonomie et santé postopératoire et l’urostomie
au travail 250 employés à Saint-Jean-
Emilie Marguet Responsable de-Luz
Production 65 000 dans le monde
Nicolas Amélioration continue
Bascazeaux

Tony Mouton Responsable


maintenance
Pierre Louis Responsable Contrôle
Certin Qualité/amélioration
continue
Sandrine Bailleul Opératrice
Ana-Bélène Conductrice de ligne de
Gomez production
Guillaume Chargé d’études qualité
Cambot production,
suivi de la formation
en production
132 Le design du travail en action

Nom Entreprise Fonction Commentaires


Olivier Maho BG Security Directeur du site Produits connectés pour
(groupe industriel de Rumilly la maison
Somfy) 40 salariés à Rumilly
6 000 dans le groupe

Laurent Laporte Braincube PDG Solutions d’IIoT et d’applications


industrielles

Tiago Mance CNB (groupe Responsable Lean Yacht Builders


Beneteau) 800 salariés à Bordeaux
6 000 dans le groupe
Dominique Soler HDG - Président fondateur Accompagnement de l’innovation
Human par le design de facteurs humains
Design Group 120 collaborateurs

Gibril Gnangani Hutchinson Exellence System Division des Systèmes


Manager anti-vibratoires
Groupe : 40 000 salariés
Sébastien K-Process Co-owners Solutions logicielles et services
Savarino en analyse du travail
Xavier Merlin
Laurent Llinares Lectra Responsable Logiciels et systèmes de découpe
amélioration continue de haute précision pour la mode,
supply chain l’automobile et l’aéronautique
1 100 salariés
Eric Lespinasse Directeur industriel
du site

Jean-Michel Talon Responsable


amélioration continue
Customer Sucess
Eric Mallet LYNRED Strategic Analyst, pilote Détecteurs infrarouges
du Comité de projet 4.0 1 000 collaborateurs
Augustin Cathignol Pilote Data Lab / Data Grenoble
Science
Nicolas Calafat Production
Célia Chapuis Communication
Corporate
Anne Croguenec Production

Laurent Bizien Martin Directeur Général Plaques d’identification


Technologies en métal et plastique
100 collaborateurs
Huillé-Lézigné (Maine-et-Loire)
CA : 8,2 M€
Annexe 133

Nom Entreprise Fonction Commentaires


Denis Bismuth Métavision Psychopédagogue, Analyse des pratiques
fondateur et président du management intermédiaire
du cabinet de grands groupes industriels
Jean-Christophe Michelin Directeur Manufacturing Pneumatiques et mobilité
Guérin Groupe Groupe : 125 000 salariés
Pierre Bocquet Senior Adviser Michelin CA : 24 Mrds d’€
Manufacturing Way
Dimitri Fournet- Directeur du site de
Fayard Montceau-les-Mines
Sébastien Swinnen Chef d’atelier Calandrage
à Montceau-les Mines

Eric Perrin Norske Skog Responsable Industrie bois et papiers


(groupe Amélioration continue Site de Golbey : 325 salariés
papetier
norvégien) 250 M€ de CA

Eric Marchiol Renault Digital officer Industrie automobile


Manufacturing & Supply Groupe : 180 000 salariés
Chain
Vincent Hirschauer Domain Owner
développement des
logiciels de fabrication
Jean-Marc VP Industry Data
Chatelanaz Management Program
Guillaume Lillig Head of Data Analytics
and Governance -
Manufacturing

Jean-Claude SEW- Directeur Général France Solutions d’automatisme


Reverdell USOCOME pour l’industrie
Philippe Klein (filiale Ancien et nouveau 2 200 salariés en France
française Manager Pôle consulting
Olivier Jotz d’un groupe et process
familial
allemand)

Alain Verna Toshiba- PDG du site industriel de Copieurs et encres toner,


TEC (groupe Dieppe centre logistique France et
japonais) prestataire industriel pour start-up
230 salariés pour la filiale
française
134

Dernières parutions
dans la collection Les Notes de La Fabrique

Accélérateurs de croissance pour PME : build-up et alliances,


Paris, Presse des Mines, 2018.
Organisation et compétences dans l’usine du futur. Vers un design du travail ?,
Paris, Presse des Mines, 2019.
La France est-elle exposée au risque protectionniste ?,
Paris, Presse des Mines, 2019.
L’étonnante disparité des territoires industriels.
Comprendre la performance et le déclin, Paris, Presse des Mines, 2019.
À la recherche de l’immatériel : comprendre l’investissement
de l’industrie française, Paris, Presse des Mines, 2019.
Au-delà de l’entreprise libérée. Enquête sur l’autonomie et ses contraintes,
Paris, Presse des Mines, 2020.
Quand le carbone coûtera cher, Paris, Presse des Mines, 2020.
Ces territoires qui cherchent à se réindustrialiser, Paris, Presse des Mines, 2021.
Le travail à distance dessine-t-il le futur du travail ?,
Paris, Presse des Mines, 2021.
À la recherche de la résilience industrielle – Les pouvoirs publics face à la crise,
Paris, Presse des Mines, 2021.
135

Les membres du conseil d’orientation de La Fabrique


La Fabrique s’est entourée d’un conseil d’orientation, garant de la qualité de ses productions et de
l’équilibre des points de vue exprimés. Les membres du conseil y participent à titre personnel et
n’engagent pas les entreprises ou institutions auxquelles ils appartiennent. Leur participation n’im­-
plique pas adhésion à l’ensemble des messages, résultats ou conclusions portés par La Fabrique
de l’industrie.
À la date du 1er juin 2021, il est composé de :

Paul ALLIBERT, directeur général de l’Institut Frédéric GONAND, professeur associé de sciences
de l’entreprise, économiques à l’université Paris-Dauphine,
Jean ARNOULD, ancien président de l’UIMM Moselle, Éric KELLER, secrétaire fédéral de la fédération
ancien PDG de la société Thyssenkrupp Presta France, FO Métaux,
Gabriel ARTERO, président de la Fédération de Élisabeth KLEIN, dirigeante de CFT Industrie,
la métallurgie CFE-CGC, Dorothée KOHLER, directeur général de KOHLER C&C,
Vincent AUSSILLOUX, chef du département Gilles KOLÉDA, directeur scientifique d’Érasme-
économie-finances de France Stratégie, Seuréco,
Laurent BATAILLE, PDG de Poclain Hydraulics Industrie, Marie-José KOTLICKI, membre du Conseil
Michel BERRY, fondateur et directeur de l’école de économique, social et environnemental, ancienne
Paris du management, secrétaire générale chez UGICT-CGT,
Laurent BIGORGNE, directeur de l’Institut Montaigne, Éric LABAYE, président de l’École polytechnique,
Serge BRU, représentant de la CFTC au bureau Jean-Yves LAMBERT, président de Elbi France,
du Conseil national de l’industrie, Emmanuel LECHYPRE, éditorialiste à BFM TV et
Pierre-André de CHALENDAR, président du groupe BFM Business,
Saint-Gobain, co-président de La Fabrique de Fanny LÉTIER, co-fondatrice de GENEO Capital
l’industrie, Entrepreneur,
Benjamin CORIAT, Professeur Université Sorbonne Olivier LLUANSI, associé à Strategy& PWC,
Paris Nord (Paris 13),
Antonio MOLINA, président du groupe Mäder,
Joël DECAILLON, vice-président de Bridge (Bâtir
Philippe MUTRICY, directeur de l’évaluation,
le renouveau industriel sur la démocratie et le génie
des études et de la prospective de Bpifrance,
écologique),
Christian PEUGEOT, président de l’Organisation
Stéphane DISTINGUIN, fondateur et président
Internationale des Constructeurs Automobiles,
de Fabernovel, président du pôle de compétitivité
Cap Digital, Florence POIVEY, présidente de la fondation du CNAM,
Elizabeth DUCOTTET, PDG de Thuasne, Philippe PORTIER, secrétaire national de la CFDT,
Xavier DUPORTET, cofondateur et CEO de Eligo Grégoire POSTEL-VINAY, directeur de la stratégie,
Biosciences, Direction générale des entreprises, ministère de
l’Économie,
Pierre DUQUESNE, ambassadeur, chargé de
la coordination du soutien international au Liban, Didier POURQUERY, fondateur de la version française
de The Conversation et ancien directeur de la rédaction,
Philippe ESCANDE, éditorialiste économique
au quotidien Le Monde, Joseph PUZO, président d’AXON’CABLE SAS,
Olivier FAVEREAU, professeur émérite en sciences Xavier RAGOT, président de l’OFCE,
économiques à l’université Paris X, Frédéric SAINT-GEOURS, vice-président du conseil
Denis FERRAND, directeur général de Rexecode, d’administration de la SNCF,
Jean-Pierre FINE, Secrétaire général de l’UIMM Ulrike STEINHORST, présidente de Nuria Conseil,
Jean-Luc GAFFARD, directeur du département de Pierre VELTZ, ancien PDG de l’établissement public
recherche sur l’innovation et la concurrence à l’OFCE, de Paris-saclay,
Louis GALLOIS, ancien président du conseil de Dominique VERNAY, vice-président de l’Académie
surveillance de PSA Groupe, co-président de des technologies,
La Fabrique de l’industrie, Jean-Marc VITTORI, éditorialiste au quotidien
Pascal GATEAUD, ancien rédacteur en chef de Les Echos.
l’Usine Nouvelle
Pierre-Noël GIRAUD, professeur d’économie à
l’université de Paris-Dauphine et à Mines ParisTech,
dos = 1.2 cm

Les Notes de La Fabrique

Le design du travail en action


Transformation des usines et implication des travailleurs

Les transformations techniques et managériales des usines, selon la manière


dont elles sont menées, peuvent réduire les marges d’autonomie des opéra-

Le design du travail en action


teurs et techniciens ou au contraire renforcer leur pouvoir d’agir. Ceci pose la
question de leur participation à la définition du contenu et des moyens de leur
travail, autrement dit au « design » de leur travail. Comment mettre la techno-
logie la plus avancée au service de la compétence et de la créativité des travail-
leurs ? Comment engager des processus réflexifs qui développent l’intelligence Transformation des usines
collective ?
et implication des travailleurs
Cette étude documente des situations de « design du travail » dans des usines
en transformation rapide. Elle observe comment la participation des travailleurs
y est plus ou moins sollicitée et la manière dont les technologies numériques et
l’organisation du travail affectent leur autonomie et leur responsabilité. In fine, elle François Pellerin, Marie-Laure Cahier
montre que les entreprises peuvent créer, par l’écoute, l’expérimentation prag-
matiste et le soutien managérial, des «bulles de confiance» propres à développer Préface de Jean-Christophe Guérin
simultanément la qualité du travail et la performance.
Les dirigeants, directeurs industriels et de production, les responsables des
transformations numériques, les experts en excellence opérationnelle et en fac-
teurs humains, les managers d’équipe comme les représentants du personnel et
les syndicalistes, trouveront dans cet ouvrage de nombreuses idées pour cons-
truire des organisations participatives, pluralistes et ouvertes au changement.

François Pellerin, chercheur associé à la chaire FIT² de Mines ParisTech PSL depuis 2018,
a été pilote du programme Usine du Futur de la Région Nouvelle-Aquitaine (2014-2019) et
directeur du site de Bordes de Safran Helicopter Engines (2000-2010).

Le design du travail en action


Marie-Laure Cahier est conseil éditorial indépendant et chargée de mission à la chaire FIT².
Elle est co-auteure de nombreux ouvrages, dont Organisation et compétences dans l’usine
du futur avec F. Pellerin (2019).
9 782356 716811
ISBN : 978-2-35671-681-1
ISSN : 2495-1706

www.la-fabrique.fr Presses des Mines MINES ParisTech l PSL 37

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