Jesusetshiva
Jesusetshiva
Jesusetshiva
1) Incarnation
Jean nous livre dans son prologue « Et le verbe s’est fait chair » (Jean 1, 14). Pour l’Église, c’est
l’énoncé de l’Incarnation, c’est à dire l’affirmation que « le Verbe auprès de Dieu et le Verbe était
Dieu » (Jean 1, 1) a pris chair, et ce, en la Personne de Jésus-Christ, vrai homme et vrai Dieu. Cet
énoncé dogmatique, fruit d’une mure réflexion christologique, n’a pas manqué de poser un certains
nombres de problèmes dus à l’idée, incongrue dans le contexte sémitique, qu’un Dieu puisse se
faire homme. Dans l’autre horizon, qui est le monde hindou, et dans une plus large mesure, la
pensée indo-européenne, une telle proposition semble elle beaucoup plus acceptable. C’est
notamment la raison pour laquelle les hindous anglicisés ont volontiers reconnu en Jésus-Christ un
avatara. La notion d’incarnation divine sur Terre étant une thématique récurrente des mythes
hindous. La sémantique même du Christos a été rapproché de Krishna, le Kris désignant l’onction
faisant d’une homme un roi, et d’un roi, un Dieu. On ne s’aventure cependant pas à comparer Jésus
Christ et Shiva, qui pour les védantins les plus orthodoxes, ne saurait s’incarner en un homme au
sens propre du terme, étant par définition non-né, mais à la rigueur, en la figure du guru, considéré
comme avatara de Shiva venu pour enseigner les êtres humains sur sa nature spirituelle ultime. On
en vient à se demander ce qu’on pourrait bien faire de l’Incarnation dans une perspective shivaïte.
Et pour en revenir au Prologue, il faudrait alors se concentrer sur le Verbe. Et sur ce qui s’est fait
chair. Le Corps donc.
Bien qu’ésotérique, l’idée que Shiva puisse être un homme ne semble pas du tout répandu dans le
monde hindou. Pourtant, on trouve dans l’Atharvaveda (AV, 15, 1) une mention de Shiva comme
d’un homme non civilisé, un chasseur, ayant conquis le statut de Dieu. Par ailleurs, dans la tradition
yoguique, on parle de Shiva comme d’Adiyogi, le Yogi primordial ou Adinatha, le seigneur
primordial, qui aurait initié Macchendranath au Yoga. Le nathisme du Deccan identifie d’ailleurs cet
Adinatha à Dattatreya, un sadhu légendaire, fils du Rishi Atri, incarnation de la Trimurti, Brahma,
Vishnu et Shiva. Si la légende Natha himalayenne fait part de l’initiation de Macchendranath par
l’écoute du dialogue entre Shiva et Parvati au bord du lac Manasarovar après que le poisson dans
lequel il était enfermé, l’eut recraché (ce qui n’est pas sans rappeler l’épisode de Jonas dans la
Bible) ; la légende deccane mentionne elle une initiation de Macchendra par Dattatreya à Badri dans
les Himalaya. On peut donc tout à fait envisager l’idée que Shiva connaisse l’Incarnation, Goraksha
est d’ailleurs vénéré par les Natha comme la forme de Shiva (Shivasvarupa).
Reste que dans la tradition ésotérique, l’Incarnation n’est pas nécessairement envisagée uniquement
sous le registre du corps physique, mais bien perçu au-delà des limites du personnalisable. Quel est
donc ce corps ? Le corps, dit « adamantin » du Yogi, le corps de « Gloire » dont parle Paul ? Cette
Incarnation qui se Transfigure ? Jésus le dit « Moi, je suis le Pain de la vie» (Jean 6, 35), se
comparant à la manne des pères, tombée du ciel. Cette substance lumineuse et céleste dont les
israélites se nourrissent par la grâce du Dieu, est en effet une préfiguration, au sens exégétique, de
l’Eucharistie. Chaque chrétien le sait. Pour ce qui est de l’hindouisme, il est aussi une substance
céleste dont les dieux se repaissent : le soma, ou amrita, « non-mort », qui leur confère
l’immortalité. « Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle ; et moi, je le
ressusciterai au dernier jour. » (Jean 6, 54). L’idée d’un corps de lumière traverse donc comme une
synthèse à décrypter, les deux ésotérismes, hindous et chrétiens (particulièrement celui de l’évangile
de Jean pour ce qui est des évangiles canoniques), au sens où on en fait mention, que ce soit par les
évangiles ou les védas. Cependant, son processus pour l’obtenir n’est pas explicitement discouru, ou
bien par métaphores et hyperboles. Jésus nous suggère que sa nature est d’esprit : « C’est l’esprit
qui fait vivre, la chair n’est capable de rien. » (Jean 6, 63), et que son mystère de vie éternelle
concerne l’identité entre Dieu et l’homme, le Père et le Fils, Jésus et ses fidèles (Jean 6, 55-58).
Cela ne manquera pas de rappeler au yogi le but du Yoga qui consiste à la réalisation de l’identité
entre l’âme personnelle (atma) et l’âme universelle (paramatma). Cette proposition ne pourrait se
limiter qu’à une position conceptuelle. Or, la tradition yogique insiste sur un processus mystico-
physiologique permettant d’obtenir ce nectar tout en décrivant sa dimension spirituelle. Shiva,
appelé Seigneur du Soma (Someshvara) est représenté avec le demi cercle lunaire sur la tête. Dans
le corps tantrique, ce cercle figure le bindu, la semence sacrée de Shiva qui s’écoulant de la
couronne au dessus du crâne, confère l’immortalité, l’éveil à la réalité suprême, l’identité divine.
Dans les enseignements Natha, le Corps premier (Adipinda) est celui de Dieu, du Suprême, que l’on
peut observer selon deux polarités : Akula (Shiva) et kula (Shakti). L’une est indicible, non-
manifeste, témoin, l’autre, potentielle, dynamique et à même de manifester l’ensemble du créé. De
cette dualité qui dans l’absolu n’est qu’apparente, jaillit le monde d’un frémissement, le monde
spirituel d’abord, puis celui de la matière. A l’inverse, le yogin est amené par son cheminement
spirituel à inverser ce processus et à retrouver derrière le jeu de la dualité, l’unité perdue, et
l’identité entre son âme et Dieu. Dans son corps, il doit faire remonter l’énergie divine, le souffle
central, de ses centres les plus bas où dort cette puissance sacrée incomparable, jusqu’au sommet du
crâne où il pourra goûter à l’identité divine. C’est bien ici que se rencontre, ou se redécouvre le
Corps premier qui fut fragmenté par le Chute, et relevé par le Salut.
Selon le shivaïsme cachemirien, Shiva n’en finit pas de se limiter et : « Cet acteur du drame
cosmique, Shambhu à la pure conscience, devient une âme individuelle dont la condition est
d’assumer tous les rôles » (Mahartha Manjari). Les limites du christianisme exotérique ne tiennent
du fait que n’est reconnu comme relatif à l’Incarnation, que Jésus, en tant qu’être humain
particulier. Cette paternité divine est niée à tout autre être humain à partir du moment où les
humains sont des êtres créés, ce qui n’est pas le cas de Jésus-Christ, qui bien qu’incarné, est émané,
engendré. Par ailleurs, l’accent a été mis par les orthodoxes chrétiens sur le Corps du Christ, comme
un corps de chair, livré au sacrifice, et non sur le Corps de Gloire dont Jésus se revêt à la
Résurrection. Tout d’abord, c’est oublier que dans les débuts du christianisme, la filiation divine
était étendue par les gnostiques à tous les êtres humains, du moins, pour le cas séthien, à tous les fils
de Seth, troisième Fils d’Adam, et premier témoin du Vrai Dieu, Archétype même de Jésus-christ et
de l’Homme primordial, image spirituelle de l’entièreté du Plérôme (le ciel gnostique), Monogène
et autogène, né de lui-même, engendré de lui-même, épithètes que l’on attribue aussi à Shiva
(Svayambhu). On peut donc sans trop ébranler les fondations les plus primitives du christianisme
rappeler que cette idée d’une cosmogonie à l’échelle individuelle, reprise d’ailleurs à la
Renaissance, dans la Kabbale, etc, n’est pas étrangère à la culture judéo-chrétienne. David n’avait
-il pas dit « J'avais dit: Vous êtes des dieux, Vous êtes tous des fils du Très-Haut. ». Jésus a rappelé
cette parole de David (Jean 6, 34). Et pourtant, il connaissait aussi la suite : « Cependant vous
mourrez comme des hommes, Vous tomberez comme un prince quelconque. ». Ensuite, cette idée
d’un corps sacrifié n’est pas étrangère au monde hindou. En effet, toute la cosmogonie des
Upanishad est bâtie sur le sacrifice du Purusha, le Grand Esprit Primordial, terme que l’on retrouve
d’ailleurs dans la littérature gnostique. Là, l’accent est posé sur le fait que ce Corps est non pas
localisé chez l’être humain, qui n’en est qu’une réplique, une miniaturisation, mais étendu à toute la
manifestation. Le corps mystique est donc l’univers entier, qui s’engendre et se donne en sacrifice
dans le but accomplir l’acte rituel éternel (yajna) qui fonde l’harmonie cosmique (dharma). N’est-il
pas explicité dans le christianisme que Jésus constitue l’archétype éternel du prêtre-roi, dont la
charge est précisément d’accomplir ce rituel divin à l’échelle humaine ?
Il ne faudrait pas nier cependant les spécificités des approches spirituelles traditionnelles.
L’Incarnation est un dogme chrétien bien établi, qui, même s’il a connu de multiples remises en
question dans l’histoire chrétienne (chez les gnostiques tout d’abord, puis chez les cathares entre
autres) a néanmoins produit une spiritualité toute incarnée. L’Incarnation est par ailleurs vécue
comme un Mystère dont la finalité est un salut collectif. La manière dont l’incarnation est analysée
dans le tantrisme montre des sonorités métaphysiques plus élaborées. Celle-ci insiste sur un jeu
métaphysique capable à partir d’une unité indicible de se localiser dans le monde sous la forme
d’une entité individuelle via la puissance divine, qui aliène ou libère selon la direction dans laquelle
elle se tourne. On ne peut nier qu’après la « crise gnostique », l’Église a quelques peu abandonné de
telles options.
Pour terminer sur l’Incarnation, pourrait-on se passer de la figure de l’Enfant Jésus, et de facto, de
sa Mère la Madone ? On trouve très peu de représentations de Shiva enfant, cependant elles
existent, et sont bien connues des tantrika. Il y a d’abord le Shiva dans les bras de Nilasarasvati.
Après avoir bu à la coupe de poison lors du barattage de l’océan de lait, Shiva se retrouve petit
enfant dans les bras de la Mère divine à téter le lait qui agit comme antidote du poison universel.
L’autre représentation est celle d’un fougueux adolescent. On le retrouve dans la figure du fils de
Shiva, Skanda, mais aussi dans l’émanation de Bhairava appelé Batuka, en compagnie de Durga.
L’épisode de la consommation du poison, la coupe amère préalablement donnée à Jésus qui
inaugure sa Passion doit être traité à part, de peur de confondre le chrétien attaché à la succession
des évènements de l’Évangile qui contrarie celle du shivaïsme.
Mission
Il manque donc une suite à l’Incarnation. Pour le chrétien, et le Credo est clair à ce sujet, il y a la
Passion, la Mort et la Résurrection, ainsi que l’Ascension. Mais pourtant, tout dans les évangiles
parle en fait de la Mission, qui consiste à atteindre le Royaume, le Règne de Dieu. Ça n’est qu’à la
lueur des enseignements tardifs des pères qu’on interprète les Noces de Canna comme l’union
mystique du Christ et de l’Église, et que l’on comprends cette église en tant qu’institution. A
l’origine, le mariage rappelle la Genèse et l’injonction au mariage, suite au départ du Jardin
originel. Cela signifie que la première fracture qui a désunit Adam et Eve appelle un retour à une
unité perdue. Ce retour est en fait figuré par le vin, que Jésus multiplie. Le vin renvoi aussi au sang,
puisque c’est en offrant du vin que Jésus instaure l’Eucharistie de son sang, faisant par là allusion à
son sacrifice, en rémission des péchés. Dans le tantrisme, le vin est associé à la semence féminine, à
Kula, donc à l’aspect dynamique de la conscience qui est invariablement attirée par sa source
indifférencié en Shiva. On retrouve donc largement la symbolique du mariage dans la mythologie
shivaïte, et celle du vin dans les cultes tantriques.