IVERMECTINE: Menace Sur La Faune Sauvage

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IVERMECTINE :

menace sur la faune sauvage


(article d'Yves THONNERIEUX,
paru dans la revue Plaisirs de la Chasse)

Bouse et insectes

On a tous en mémoire les dégâts causés par le DDT, insecticide à large spectre
des années 70 dont l'interdiction, sous la pression de l'opinion publique et des
médias, marqua le début de la conscience environnementale en Europe. Bien
des produits à usage agricole se sont relayés depuis. L'un d'entre eux,
l'ivermectine (un vermifuge massivement utilisé pour traiter le bétail), menace
aujourd'hui de transformer nos campagnes en désert biologique.

Le troupeau de vaches laitières s'est couché à l'ombre bienfaisante d'un chêne,


sacrifiant au rituel masticatoire de tout ruminant qui se respecte. Autour des bestiaux
assoupis, des milliers de bouses, variablement desséchées, ponctuent la prairie de
leurs galettes arrondies. Les bovins ne sont qu'une douzaine à pâturer sur cette
parcelle herbeuse aussi vaste que trois terrains de rugby ; mais au vu de
l'abondance de leurs déjections, on croirait qu'ils sont plus de cent à se partager
l'enclos !
Tout a commencé au milieu du printemps : en une semaine, un œil attentif aurait pu
voir des milliers de coléoptères et de mouches irisées agoniser à même les bouses
ou dans un rayon de quelques mètres. Les vanneaux du coin ont profité de l'aubaine,
l'appétit aiguisé par ces pattes en l'air s'agitant vainement dans le vide et ces ailes
secouées de tremblements sporadiques. Les oiseaux joliment huppés furent relayés
au crépuscule par tout un groupe de sangliers qui trouvèrent dans les gros
scarabées inertes des friandises croquantes au possible. D'autres consommateurs
plus discrets ont profité de cette manne inattendue gagnée sans effort.
L'ornithologue du cru a d'abord perdu de vue les vanneaux dans le courant du mois
de mai ; et il lui a semblé que les passereaux de la haie voisine étaient moins
nombreux à saluer de la voix le lever du jour Dans le même temps, les bouses se
sont desséchées sur place et y sont restées. Le processus de leur dégradation par le
jeu des décomposeurs naturels semblait au point mort. Une discussion avec le
propriétaire du troupeau a rapidement apporté des réponses : fin avril, le vétérinaire
qui suit le cheptel avait traité l'ensemble des bêtes à l'ivermectine.
C'est le vermifuge actuellement le plus en vogue dans nos campagnes. Efficacité et
facilité d'emploi sont les deux arguments massue assénés par les laboratoires qui
commercialisent cette molécule dans 60 pays. Son principal atout -du moins sous la
forme " bolus ingérable " en dose unique- étant une dissémination du produit pendant
plusieurs mois (4 en principe) dans le tractus digestif de la vache, du cheval, du
mouton ou du porc. Un vrai soulagement pour les éleveurs ! Mais la médaille a son
revers, comme on va le voir dans les lignes qui suivent.

Travail à la chaîne… alimentaire


Dans les milieux pâturés, la production fourragère est largement corrélée au
recyclage de la matière organique. Certains flux sont aisément quantifiables ; ainsi
en est-il des restitutions d'excréments par les bêtes. Un bovin produit en moyenne 12
bouses par jour, représentant grosso modo 4 kg en poids sec. Un ovin, pour sa part,
restitue quotidiennement 350 g d'excréments (valeur obtenue après dessiccation elle
aussi).
Constitués en majeure partie d'éléments organiques déjà transformés, les fèces sont
assez aisément minéralisables puisque le transit intestinal leur a déjà fait subir des
attaques physico-chimiques. C'est le rôle des coprophages (essentiellement recrutés
parmi les insectes) de dilacérer et d'enfouir ces excréments dans le sol. Là, les vers
de terre achèvent par leur travail de forage et de digestion le mariage des particules
organiques avec le substrat minéral.
A ce stade du processus, l'enfouissement des fèces par les insectes et les vers
stimule les contingents d'arthropodes (collemboles, acariens…) que contient le sol,
ainsi que les populations bactériennes dont l'abondance participe au bon " état de
santé " de nos sols. Parmi d'autres catégories connues, les colonies de bactéries
ammonifiantes accélèrent le recyclage de la matière fécale et en définitive la
circulation de l'azote dans les milieux pâturés.
A l'inverse, la persistance en surface des bouses et crottins immobilise une matière
organique dont nous avons évoqué le rôle de fertilisant. Mais Jean-Pierre Lumaret du
laboratoire de zoogéographie à l'Université de Montpellier va plus loin encore en
écrivant : " lorsque les bouses sont enfouies (par les lombrics et les insectes : ndlr)
sous une forme fractionnée, elles contribuent à modifier la structure du sol en
augmentant sa stabilité et sa capacité de rétention de l'eau au bénéfice de la
végétation qui profite de la minéralisation rapide de cette matière organique ".
Par ailleurs, si le recyclage est en panne, les fèces disséminés dans les prairies
d'élevage par les vaches et autre bestiaux occupent à la longue une superficie non
négligeable qui est prise sur la surface enherbée, donc sur la biomasse herbacée
disponible (base de l'alimentation des ruminants, cela va sans dire).
Une bouse " visitée " par les insectes coprophages met moins de 12 mois pour
disparaître entièrement. Il lui en faudra entre 36 et 48 pour se dégrader si pendant
les 30 premiers jours, on met expérimentalement l'excrément " sous cloche ", afin
d'interdire son accès au cortège habituel des éboueurs naturels (diptères du type
mouche et coléoptères de tous bords).

Très chers bousiers et bousiers très chers…


La valeur économique des seuls bousier (des coléoptères noirs qui débitent les
excréments et pondent leurs œufs dans les billes ainsi modelées) a été quantifiée
outre-Atlantique. Nos voisins américains, dont on connaît le penchant naturel à tout
ramener à leur sacro-sainte monnaie-étalon, ont estimé que ces insectes
coprophages leur faisaient économiser 2 milliards de dollars annuels. Car sans
l'infatigable travail de ces invertébrés amateurs de matière fécale, une telle somme
serait dépensée par l'ensemble du secteur agricole américain en engrais
supplémentaires et interventions techniques diverses.
En Australie, où avant l'arrivée de l'homme blanc, il y a deux cents ans, les pâturages
n'existaient pas, il a fallu importer à grands frais une armée de bousiers et autres
scarabéides zélés, afin d'améliorer la situation d'origine. Car l'élevage bovin et plus
encore celui des ovins soufrait de l'absence de bousiers autochtones. Plusieurs
millions de dollars australiens ont ainsi été consacrés pendant 15 ans à l'introduction
d'une quarantaine d'espèces exotiques de bousiers (dont certaines d'origine
française !). Les mouches qui se développaient auparavant dans les déjections et
causaient des troubles sanitaires au bétail sont désormais contenues dans des
limites acceptables ; et la prise en charge par les insectes de ces mêmes fèces libère
environ un million d'hectares de pâturages australiens (ce chiffre étonnant
correspondait, avant l'arrivée des coléoptères, à la superficie cumulée occupée par
les excréments du bétail).
En France, avec l'arrivée de l'ivermectine, nous sommes en train de sacrifier ce que
les Australiens ont eu tant de mal à acquérir ! Car c'est une part importante de
l'entomofaune de nos campagnes qui subit les effets de ce vermifuge puissant
appartenant à la troisième génération des anti-parasitaires agricoles.

Réglementation déficiente
Ce n'est pas un hasard si la législation européenne interdit d'administrer cette
molécule au bétail gestant ; et que dans le cas spécifique du " bolus " ingérable
d'ivermectine (une capsule à diffusion lente qui, rappelons le, se fixe pendant 4 mois
dans la panse), la viande ne doit pas être commercialisée pendant une durée de 6
mois !
Mais aucune réglementation ne régit les modalités d'utilisation et le calendrier
d'administration du produit, ce qui est étonnant au vu de ses effets toxiques
secondaires sur le long terme. Pourtant, une étude récente menée en collaboration
avec le Ministère de l'Environnement a prouvé que 143 jours après un traitement par
" bolus " d'ivermectine, le bétail continuait à rejeter des déjections à effets
significativement mortels pour les insectes coprophages.
En Grande Bretagne, l'effondrement spectaculaire des populations d'alouettes
semble étroitement corrélé à la généralisation de l'ivermectine. Même son de cloche
des chiroptèrologues anglais (spécialistes des chauves-souris) qui établissent un lien
direct entre la raréfaction des rhinolophes (une chauve-souris insectivore dont le
régime alimentaire est largement tributaire des bousiers du genre Aphodius) et les
traitements à l'ivermectine dans les régions d'élevage. Quand on sait qu'une seule
bouse peut contenir en temps normal jusqu'à 100 larves d'Aphodius, on imagine
aisément la pénurie alimentaire qui guette les populations de chauves-souris du
Royaume Uni.
Il est peu probable qu'à pratiques identiques, les effets diffèrent en France, même si
nous ne disposons pas de données aussi étoffées que celles collectées par les
naturalistes d'outre-Manche. En définitive, ce sont des pans entiers des pyramides
alimentaires de l'écosystème prairial et du bocage qui pâtissent sans doute d'un état
de fait auquel on n'a pas prêté la moindre attention jusqu'ici.
S'il est un maillon important dans la chaîne alimentaire des milieux herbeux, c'est
bien celui des lombricidés. Mais l'on ignore à ce jour si les vers de terre supportent
les effets négatifs de la présence de bouses et crottins toxiques à la surface de leur
domaine. Si tel est le cas, de nombreux consommateurs secondaires (comme les
grives et plusieurs limicoles liés aux herbages) pourraient faire les frais des
traitements à l'ivermectine.

Un produit à manier avec précaution ou à remplacer


Les solutions existent pourtant. Des recommandations pourraient être faites aux
agriculteurs qui utilisent l'ivermectine en toute bonne foi, sans en connaître les effets
pervers. Il serait, par exemple, tout à fait souhaitable de préconiser aux éleveurs
d'administrer les " bolus " pendant le séjour hivernal des bêtes à l'étable, afin de
limiter l'impact des déjections sur les chaînes alimentaires des milieux pâturés.
Mais à terme, l'ivermectine devra céder la place à des molécules plus respectueuses
de la faune sauvage. D'autant qu'elles existent déjà ! La moxidectine (du même
groupe des endectocides que l'ivermectine) présente bien des avantages, énumérés
ci-après dans cet extrait d'article de Jean-Pierre Lumaret, quelque peu remanié pour
plus de clarté : " on constate une aussi grande efficacité de la moxidectine sur de
nombreux nématodes, y compris sur des parasites devenus résistants à l'ivermectine
(…) ; et tous les travaux effectués en Australie, en Angleterre, aux U.S.A. et en
France montrent que la moxidectine est 64 fois moins toxique que l'ivermectine pour
les invertébrés non-cibles. (…) Le crottin d'animaux traités par injection de
moxidectine à la dose préconisée de 0,2 mg / kg n'affecte ni la fécondité ni le taux
d'émergence des Scarabéides coprophages (…) tandis que les résidus d'ivermectine
ont des effets adverses. "
Tous les acteurs de la vie rurale (y compris les chasseurs) devraient avoir leur mot à
dire dans ce grand débat où se joue l'avenir de la biodiversité de nos belles
campagnes. Face à la toute puissance des laboratoires qui gagnent des milliards en
nous imposant n'importe quoi, il faut, plus que jamais, que chacun fasse entendre sa
voix.

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