Kouadio Dioiula Nouchi
Kouadio Dioiula Nouchi
Kouadio Dioiula Nouchi
Introduction
Dans un article consacré au nouchi en 19901, je m’interrogeais sur la nature
de ce phénomène linguistique : s’agissait-il d’un argot naissant appelé à s’incruster
durablement dans le paysage linguistique ivoirien déjà passablement embrouillé, ou
bien, comme la plupart des « parlures » de jeunes, était-il condamné à disparaître
aussitôt que la mode qui le portait aurait elle-même disparu ? Quelques années plus
tard, il semble bien que ce soit le premier terme de l’alternative qui s’est avéré juste.
En effet, le nouchi, non seulement n’a pas disparu, mais au contraire, il a renforcé
ses positions dans le milieu des jeunes à tel point qu’il est devenu la première
langue, ou à tout le moins la langue la plus parlée des jeunes âgés de 10 à 30 ans2. Il
y a plusieurs raisons à cela. Je commencerai cet article par en citer quelques unes,
parmi les plus importantes comme la démocratisation de l’enseignement et l’urba-
nisation des populations ivoiriennes et étrangères ; d’autres, comme la mode zouglou
et les chansons du même nom, seront également analysées comme vecteurs
importants de cet argot ; je montrerai également que, la concurrence entre le dioula
et le français remontant aux premières heures de la colonisation française, on peut
considérer à juste titre le nouchi comme un des fruits de cette cohabitation
concurrentielle dans les villes ; ce sera alors le moment de se demander si les
Ivoiriens « polyglottes » en français ont une conscience claire des différences qui
opposent ces différentes variétés entre elles avant de conclure sur l’avenir du nouchi.
ancienne. On peut citer également comme autre argument, par exemple, le style très
particulier du romancier ivoirien Ahmadou Kourouma qui est passé maître dans l’art
de « mélanger » le français à sa convenance. Maurice Houis le faisait déjà remarquer
dans un article paru en 1977 dans le numéro 28 de la revue Recherche Pédagogie et
Culture. Le français, écrivait-il, « se singularise à l’intérieur de l’œuvre de
Kourouma par une tentative de rupture d’avec le français classique. Une création
linguistique par laquelle Kourouma parvient à restituer toute une atmosphère
propre à la culture malinké ». L’auteur lui-même, dans une interview publiée dans
le numéro 7 de la revue Diagonales (citée par Dumont, 2001) renchérit : « les
Africains, ayant adopté le français doivent maintenant l’adapter et le changer pour
s’y retrouver à l’aise, ils y introduisent des mots, des expressions, une syntaxe, un
rythme nouveaux. Quand on a des habits, on s’essaie toujours à les coudre pour
qu’ils moulent bien, c’est ce que vont faire et font déjà les Africains du français. Si
on parle de moi, c’est parce que je suis l’un des initiateurs de ce mouvement »
(c’est moi qui souligne). On pourrait ainsi en conclure que, par habitude, le locuteur
ivoirien du français ne s’est jamais laissé impressionner ni emprisonner par le carcan
de la norme classique de cette langue aux effets inhibiteurs et source d’insécurité
linguistique ailleurs. Cela pourrait, dans une démarche d’autojustification
narcissique, tenir lieu d’explication, dans une large mesure. Mais il existe d’autres
raisons, plus objectives celles-là, qui ont noms démocratisation accélérée de
l’enseignement avec son pendant négatif de taux de déperdition élevé et d’abandon
massif, urbanisation rapide de populations de provenances diverses. Depuis le milieu
des années 70, le taux d’échec scolaire est de l’ordre de 60% dans l’enseignement
primaire et de 70% dans le secondaire et le supérieur. Au même moment et
corrélativement, comme l’a noté Lafage (1998), « la diffusion du français s’est
accélérée et accrue tandis que sa qualité normative allait en s’affaiblissant ». C’est
que, explique-t-elle, l’acquisition de cette langue ne se faisait plus exclusivement par
l’école qui, secouée par les grèves à répétitions des enseignants et des élèves, a
perdu son prestige et son attrait. Le chômage d’un certain nombre de diplômés a mis
fin aux espoirs d’une vie meilleure dont l’école était jusque-là porteuse. Les jeunes
déscolarisés, dont le nombre croît d’année en année, se livrent à des activités « plus
ou moins licites pour subsister ». Bien sûr, il n’est plus question pour ces jeunes
d’un retour quelconque au village (pour ceux qui en ont encore un) avec lequel
d’ailleurs ils n’ont plus aucun lien, ni culturel, ni affectif, ni familial3. L’urbanisation
massive des populations ivoiriennes et immigrées (au bénéfice des grandes
agglomérations) et le brassage qui en résulte constituent également des facteurs
favorisant l’expansion des variétés locales du français dont le nouchi. En 1998, sur
une population totale estimée à 15.366.672 habitants, on dénombrait 6.529.138
urbains, soit 42,48%. Et parmi cette population urbanisée, la proportion des jeunes
était assez importante, de l’ordre de 50%. Cette augmentation constante du nombre
des jeunes, qu’ils soient déscolarisés ou non, accroît de fait le nombre de locuteurs
du nouchi. Ce qui fait qu’aujourd’hui le nouchi n’est plus l’apanage des jeunes de la
rue, il est aussi présent dans les lycées et collèges et même à l’université. Il faut
3 Depuis une vingtaine d’années au moins, les villages ont acquis la triste réputation d’être les
repères de sorciers « mangeurs d’âmes », friands surtout des âmes des jeunes.
Le nouchi et les rapports dioula-français 179
signaler que ce parler a trouvé dans les graffitis qui recouvrent depuis quelque temps
les murs et les parois des autobus à Abidjan un support graphique et une autre
expression artistique. Désormais, non seulement on parle nouchi dans les rues
d’Abidjan, mais les murs aussi en portent témoignage.
L’autre vecteur de la diffusion et de l’extension du nouchi a été sa rencontre
avec la musique zouglou, phénomène culturel et musical apparu au début des
années 90. Le zouglou est né dans un environnement socio-politque en ébullition
caractérisé par des grèves d’enseignants, d’étudiants et d’élèves réprimées avec
brutalité ; manifestations de rues et revendications politiques de tous ordres, tout
cela dans une atmosphère de fin de règne du Président Houphouët. Les affres de la
« conjoncture », la « galère » des étudiants, la « mal vie » et la violence vont
constituer les sources principales d’inspiration de ces chansons. Selon Krol (1995),
« les thèmes du zouglou évoquent les choses de la vie abidjanaise, la rue, ses
misères, celles de la vie estudiantine, la prostitution, le SIDA, dans un langage terre
à terre, ludique, parfois très cru, avec ce sens poussé de la dérision qui caractérise
le caractère ivoirien ». Les premiers groupes zouglou étaient composés en majorité
d’étudiants exclus de l’université, de déscolarisés, de désoeuvrés, des enfants dont
certains avaient grandi dans la rue. C’est, à peu de chose près, la même population
que celle qui parle le nouchi.
- Yodé, on fait quoi, je moyen fait côcô dans ton dos ce soir non ?
- Ah ! manman ça réussit pas hein ! pas qué moi-même je n’a pas gagné
pou manger
- Ça moyen réussi pétit
- Mais j’ai quoi ! les côcôs comme ça là ça me charge !
- Depuis que le zouglou est né tout réussit pour nous, c’est que pour moi ça
moyen réussi ce soir-là
- Ah manman, pour toi là cà’est en bri main’nan ?
- Y a un adage anglais qui dit : no contribution, no drink
- C’est les côcôs
- Les côcôs i sont pas sérieux, les côcôs c’est les gens i sont pas sérieux
- Savez-vous ce qu’on appelle les côcôs ? les côcôs c’est les gens qui
mangent dans la poche de leur camarade
180 J. Kouadio N’guessan
- dédja : ouvrir
- les gos : les filles
- djaa ; interjection qu’on peut traduire approximativement par or, or que,
alors que..
- (côcôs) blofer : bluffeur, vantard
- même moro côcô moyen tomber : même si vous n’avez qu’une pièce de
cinq francs cfa (moro), le parasite est capable de vous la réclamer.
2) - Mots et expressions relevant du fpi :
- moyen : nom ayant changé de catégorie grammaticale pour signifier
pouvoir, être capable de
- matin bonher : le matin de bonne heure
- ah manman ça réussit pas : ma chère, je ne suis pas d’accord
- ça moyen réussi petit : je ne demande pas grand’chose, une petite aide.
3) - Mots et expressions du français ordinaire :
- mais j’ai quoi ! les côcôs comme ça là ça me charge : je n’ai rien ! les
parasites de ton espèce me fatiguent
- lutter bus : se battre pour monter le premier dans le bus (pour avoir une
place assise)
- on fait quoi ? : qu’est-ce qu’on fait ?/qu’est-ce que tu dirais (de m’aider
un peu) ?
- gboflooto : beignet à base de farine de blé (Lafage, 2002)
- atiiéké : sorte de couscous de manioc (Idem)
- maquis : restaurant populaire.
5 Ces passages s’inspirent d’un article de Kalilou Téra intitulé « le Dioula Véhiculaire de
Côte-d’Ivoire : Expansion et Développement », CIRL, 20, octobre 1986, ILA, Abidjan.
182 J. Kouadio N’guessan
de suite des auxiliaires précieux. En retour, les Dioula, en suivant ces derniers,
voient s’ouvrir devant eux la route des zones littorales jusque-là impénétrables à
cause de l’écran de la grande forêt. On voit alors des Dioula se répandre dans la
forêt la plus profonde, dans les plus petits hameaux, achetant des produits et
proposant leurs marchandises ; et dans le morcellement linguistique extrême de ces
zones, le dioula s’impose tout de suite comme langue de communication inter-
ethnique. Ce phénomène va s’accélérer avec le développement des villes modernes
qui vont constituer pour toutes les populations ivoiriennes des zones d’attraction.
Les activités naturelles du Dioula le poussent donc vers les villes. Par tradition, il est
plus urbanisé que les autres et, assurant les contacts entre le commerçant européen et
libanais d’un côté et la masse du peuple de l’autre, « c’est sa langue qui s’offre
comme alternative aux masses illettrées détribalisées qui forment le gros du
prolétariat urbain » (Téra, op. cité). Ainsi le chemin du français et celui du dioula
se sont croisés très tôt et les deux langues sont entrées en concurrence dès ce
moment-là. Cette cohabitation s’est vite soldée par une influence réciproque,
matérialisée principalement au niveau lexical par les emprunts. Quelques exemples
d’emprunts du dioula au français : mobili : « automobile », fùrE⁄0 « frein », ùru⁄
« roue », fEŸnEŸtri⁄ « fenêtre » ; quant aux emprunts du français au dioula, on peut
citer les termes suivants qui ont, pour certains, intégré le lexique du français ivoirien
depuis des lustres : djantra « prostituée », dibi-dibi « magouille », djémé « variété
de tam-tam », donita « portefaix, porteur », abana ! « fini ! », banco « terre
argileuse », bandji « sève du palmier raphia, du rônier et du palmier », baragnini
« personne sans travail fixe qui loue ses services comme porteur dans les gares, les
marchés, les ports ». Cette influence se comprend aisément du fait que les deux
langues sont liées à l’urbanisation et aux secteurs d’activités modernes. Mais
l’influence la plus nette est celle que le dioula exerçait, dès cette époque déjà, sur le
français populaire, autre véhiculaire en émergence à Abidjan (et d’une manière
générale dans le Sud) rivalisant dans certains secteurs avec le dioula. C’est ainsi que,
du fait de son extension, le dioula était prêt à servir « de langue du substrat à la
création de variétés d’argots en Côte-d’Ivoire » comme le nouchi (A. Boutin,
2001 : 79).
plus, il est connu que la commune d’Adjamé est l’une de celles où la population
d’origine mandingue est supérieure à celles d’autres communautés. Le recensement
de la population de 1998 donne les chiffres suivants pour la commune d’Adjamé :
Gur : 21.159 ; Kru : 21.881 ; Kwa : 56.098 ; Mandé : 57.601. (Total de la
population d’Adjamé : 144.743). L’on sait également que cette population a un taux
d’urbanisation (ancienne) très élevé. En 1998 par exemple, le taux d’urbanisation
des populations mandingues était de 61,90% , au niveau du pays tout entier, contre
47,05% de Kru, 39,63% d’Akan (ou Kwa) et 32,27% de Gur. Ainsi donc, de tout
temps, le concurrent direct du français a été le dioula, « koïné qui permet aux
mandingues d’origines diverses de communiquer entre eux et avec les non-
mandingues » (Téra, 1981). C’est de cette concurrence qu’est né pour une bonne
part le nouchi. En 1988, R. Caummaueth expliquait ainsi l’origine du terme cricka
(1000 f cfa) que, selon elle, le nouchi aurait emprunté au fpi ou (fpa) : « Ce terme a
un usage local (Côte-d’Ivoire). Il viendrait du dioula / kàri⁄kàri /, dernier prix. Il fit
son apparition vers le milieu des années 80. Dans les milieux de marginaux, les
petits Dioulas sont les plus nombreux, et le dioula, langue véhiculaire, s’infiltre de
manière dynamique dans le fpa (c’est moi qui souligne). Ainsi les « nouchis » ou
marginaux créent des mots qui ne sont connus, au début, que par leur groupe »
(Caummaueth, 1988 : 125). C’est ce qui explique qu’au départ plus de la moitié du
vocabulaire nouchi effectivement utilisé par les jeunes était d’origine dioula.
Aujourd’hui, tout dépend de l’origine sociale et linguistique des locuteurs. Les
étudiants et les élèves ont par exemple moins de mots dioula nouveaux dans leur
vocabulaire. Mais globalement, le dioula reste encore, et de loin, la première, parmi
les langues ivoiriennes, pourvoyeuse de mots au nouchi.
Quelques exemples : tu as croh [krO] au cours : « tu as dormi au cours » ;
ils l’ont monmon [mO)mO)] au market : « ils lui ont volé (quelque chose) au marché ;
c’est ton djaba [Ôaba] : « c’est ton oignon », « c’est ton problème » ; il a trop
fangan [fa)ga)] : « il a trop de force » ; ça gban [gba)] sur lui actuellement : « ça
chauffe sur lui en ce moment/ il a des problèmes en ce moment» ; elle a déjà gnimi
kaaba : « elle a déjà fait de la prison ». Les mots croh (ou kroh), monmon, djaba,
fangan, gban, gnimi kaaba sont empruntés directement du dioula. Les locuteurs du
nouchi utilisent aussi les suffixes dioula -ya, -li, -ko et tchê6 pour créer des mots par
suffixation : djandjouya : « prostitution », de djandjou « prostituée » + ya ;
babièya « couteau à double tranchant », de babiè « sexe féminin » + ya ; dabali :
« nourriture », de daba « manger » + li ; ce terme est synonyme de badouko
« nourriture », de badou « manger » + ko. Une remarque importante : le nouchi
emprunte les suffixes dérivatifs principalement à trois langues : deux européennes,
le français (9 suffixes) et l’anglais (2 suffixes) et une seule langue ivoirienne, le
dioula (4 suffixes). Mais la part du vocabulaire à base de dioula baisse lorsque le
nouchi est parlé par les élèves et les étudiants comme en témoigne ce dialogue entre
6 -tchê en fait signifie « homme », comme –man en anglais qui est également utilisé par les
locuteurs du nouchi comme suffixe de dérivation. Exemple : un pierretchê « un homme
riche », de pierre « argent » et tchê « homme ».
184 J. Kouadio N’guessan
deux élèves, désignés ici par les lettres A et B. Il y est question d’une sortie en
compagnie de deux jeunes filles7 :
« A – Est-ce que tu sais qu’on a fait un bingoulade dense ?
B- Anh !
A- Ra ! on a brêqué les gos, elles ont accepté. Donc samedi là non, on
devait bingouler en boîte. Quand les pei gos sont arrivées, le mogo a commencé à
mouiller
B- Qui ça, ton voise ?
A- Oueh, donc j’ai mis dans son comprendo. J’ai dit à la djague que c’est
mon mogo là qui est fan d’elle. Mais… la gnan est mal jolie ! son dindinli fait peur.
Elle a un gros boda. Avant d’entrer en boîte, on a pris un tékéche et on est parti se
gâter un peu. J’ai dit à mon gars de bloh. On s’est envoyé dans les Guiness, on a
fallé, même les gos. Maintenant, on bourrait les gos. Mon mogo a dit il doit monter
à Bingue l’année prochaine. Moi, j’ai placé aussi ma go que j’ai passé mes
vacances au Froid. Il a dit qu’il est le neveu de l’ancien ministre X. Moi j’ai dit que
si je gamme mon examen, on va me filer une coché, ou bien ? Quand mon mogo a
dédja le pierre pour payer, elles ont pris dose, elles ont encaissé.
B- Où il y a eu ça ?
A- C’est un gba. Elles étaient un peu mélangées, on a béhou en boîte
maintenant. On a lové en boîte hein, tu peux rien. Les gos, elles sont trop
enchoquetées, elles sont trop yêrê… »8
7 Ce dialogue est tiré de Ahua Mouchi Blaise : L’argot des lycéens d’Abidjan, Mémoire de
Maîtrise, Université de Cocody-Abidjan. 1995-1996.
8 Petit lexique tiré de ce dialogue (d’après Ahua) : béhou : partir ; bingoulades denses : une
sortie merveilleuse ; Bingue : Europe, France ; bloh [blO] : faire le malin, se vanter ; boda :
fesses, brêquer : draguer (une fille) ; coche (mot espagnol) : voiture ; mettre dans son
comprendo : lui faire comprendre, le convaincre ; dédja : présenter, faire sortir, ouvrir :
dédja le pierre : faire sortir l’argent ; dense : excellent, merveilleux ; dindinli : regard : son
dindinli fait peur : son regard est captivant, séduisant ; djague : une jeune fille ; dose ;
prendre dose : être séduit(e), attiré(e) ; encaisser : être marqué(e), être fasciné(e) ;
enchoquéter ; être enchoquété(e) : être dynamique, vif ; s’envoyer (dans quelque chose) :
utiliser (ici = boire) ; faller : fumer ; fan <fanatique> être fan de : aimer, tomber amoureux
de ; filer : donner, offrir ; Froid : Europe, France ; gammer (un examen) : réussir à un
examen ; se gâter : boire de l’alcool ; gba : affaire ; gnan : jeune fille ; go : jeune fille ;
lover : flirter ; mal jolie : très jolie ; être mélangé(e) : être éméché (e) ; mogo [mOgO] :
homme, individu, ami ; monter à Bingue : aller en Europe ; mouiller : avoir peur ;
placer (quelqu’un) : mentir à quelqu’un ; pei (déformation de petit) : petit ; le pierre :
l’argent ; ra (déformation de regarde) : regarde !; tékéche (déformation de taxi) : taxi ;
voise : voisin ; yêrê : ouvrir les yeux, tirer profit de quelqu’un, le tromper.
Le nouchi et les rapports dioula-français 185
coché), le baoulé avec un (1) seul mot (bloh) ; six (6) mots sont d’origine inconnue
à ce jour (bingoulade/bingouler, djague, fallé, Bingue, gba, béhou). Le nouchi
ainsi décrit paraît, à première vue, différent des autres variétés de français ivoirien
telles que le fpi et le français local ivoirien. Mais la question reste de savoir si les
Ivoiriens ont une conscience claire, dans leurs pratiques langagières, des différences
existant entre ces variétés de français.
Cela prouve une chose (pour le moment en tout cas) : le nouchi, bien
qu’étant un argot français, ne peut pas être confondu avec le fpi. Evidemment ce
découpage reste et demeure approximatif, mais on y a recours pour une question de
commodité. De toute façon, jamais il n’y aura de critère suffisamment opératoire
permettant d’étiqueter comme plus français ou moins français des énoncés en langue
seconde des locuteurs ivoiriens par ailleurs multilingues. Certes on pourrait y arriver
en tablant sur le critère de la compréhension ou de la non-compréhension et en
utilisant comme testeur un locuteur natif français. Mais pour le locuteur ivoirien,
quel que soit par ailleurs le niveau de sa compétence en français, ce n’est pas
toujours évident de dire sans aucune hésitation, à quelle variété de français ivoirien
appartient tel ou tel énoncé. Dans une récente étude, Brou-Diallo (2004)11 a soumis
à des enseignants ivoiriens de français langue étrangère (FLE) du CUEF12
d’Abidjan, une vingtaine d’énoncés en français ivoiriens. Le test consistait à
reconnaître parmi ces énoncés, ceux qui relevaient du fpi, du nouchi, du français
local ou du français standard. Voici quelques échantillons des réponses les plus
significatives :
a) Si l’énoncé nouchi : Le gboo a behou « Le groupe a fui » a été reconnu
comme tel par 90,90% des enseignants interrogés, leurs avis sont restés partagés sur
cet autre pourtant également du nouchi : Ne mets pas les sciences « Ne déconne
pas » : 36,36% l’ont reconnu comme du nouchi, alors que pour 54,54%, il s’agissait
du français standard.
b) L’énoncé : S’il n’avait pas pris son parapluie, il allait avoir chaud (en
« français local ivoirien ») a été effectivement reconnu comme relevant du « français
local » par 45,45% des enseignants, contre 54,54% qui l’attribuent au français
standard.
c) L’énoncé : Les Ghanéens vraiment ont fait trop la bouche (énoncé du
fpi) : il relève du fpi pour 63,63%, mais pour 36,36%, il s’agit d’un énoncé nouchi.
d) L’énoncé Il les a donné des places (énoncé du fpi) a été reconnu comme
du fpi par 54,54% des enseignants, les autres pensent pour moitié qu’il s’agit d’un
énoncé nouchi et pour l’autre moitié comme un énoncé du « français local ».
e) L’énoncé : Modalités et stratégies pour la victoire à l’an 2000 (français
local) a été reconnu comme tel par 36,36% des enquêtés, tandis que 54,54% l’ont
reconnu comme relevant du français standard.
13 G. Kouakou Kouakou (1997). Le français parlé dans les bidonvilles d’Abidjan. Le cas de
Koweit City à Yopougon, Mémoire de Maîtrise, Université de Cocody-Abidjan.
14 Traoré Krotoum-Maï (1997). Le français des chantiers : cas d’Abidjan, Mémoire de
Maîtrise, Université de Cocody-Abidjan
15 Niamien N’gouan Ezéchiel (1997) . Le français parlé dans les gares routières d’Abidjan,
Mémoire de Maîtrise, Université de Cocody-Abidjan
16 Koné Djakaridja (2000) . Le français parlé par les petits cireurs d’Abidjan, Mémoire de
Maîtrise, Université d’Abidjan.
Le nouchi et les rapports dioula-français 189
locuteurs, le nouchi répondait au départ à la définition d’une langue cryptée avec des
fonctions identitaires affirmées. Les jeunes interrogés dans les années 80 à propos de
ce parler répondaient inlassablement : « nous l’avons créé pour nous retrouver
entre nous, pour empêcher d’autres personnes de comprendre ce que nous disons ».
Aujourd’hui encore, cette fonction cryptique est toujours prégnante et elle est
souvent invoquée par les « nouchiphones », même si la base sociale de cette
communauté linguistique s’est élargie et que le nouchi a acquis une véritable
fonction véhiculaire. Pour les besoins de cet article, un jeune djoser de naman17 que
j’ai interrogé récemment dans les rues du Plateau18 m’a encore redit : « on parle le
nouchi, la langue de ceux qui sont dans la rue ; c’est un peu des mots créés par
nous-mêmes, mélangés un peu avec le français quoi, ceux qui ne connaissent pas le
code ne peuvent savoir ce qu’on dit ». La revendication d’un code linguistique bien
à soi va de pair avec la revendication d’une identité sociale construite en opposition
aux autres. Nathalie N’guessan (1999) cite cette autre réponse d’un jeune de la rue à
la même question : [On parle le nouchi] « parce que ça nous plaît/c’est un amour
pour nous aussi parce qu’on est dans la rue/parce que d’autres s’expriment en
intellectuels tu vois non ? ya des catégories parce que tu es enfant de la rue tu
t’expliques en langage de la rue… » (N’guessan, 1999 : 102). Qui sont ces « autres »
qui s’expriment en intellectuels ? Certainement ceux « qui ont eu la chance » de
faire des études, ceux pour qui l’école a été « un amour ». Mais eux, les bakroman,
les petits cireurs de chaussures et autres djosers de naman, sont définitivement
fâchés avec l’école qui les a rejetés et condamnés « à la galère ». Mais ne tiennent-
ils pas enfin leur revanche à travers cette langue inventée par eux! Aux orties donc
les règles du participe passé avec l’auxiliaire avoir et autres inepties normatives !
Ici, dans la rue, c’est la liberté et la langue est libérée ! D’ailleurs, les règles de
« fabrication » de mots, ils en connaissent un paquet ! Ainsi les Ivoiriens donnent
l’impression d’une réelle « décomplexation » vis-à-vis du français. Mais en réalité
tout cela fonctionne sur un énorme malentendu. Le ressort principal de toute cette
créativité débordante a pour nom : « insécurité linguistique ». Il peut paraître
paradoxal d’invoquer l’insécurité linguistique à propos de locuteurs qui ont compris
qu’une communauté linguistique (la communauté francophone en l’occurrence)
n’est pas, selon Ngalasso (1987) « une masse parlante » au sein de laquelle
dominerait une norme unique, mais plutôt « un lieu de rassemblement et
d’expression d’identités diverses (géographiques, sociales ou individuelles), un
point d’éclatement de l’unité linguistique en une pluralité de paroles ». Ce
sentiment d’insécurité linguistique transparaît de plus en plus dans l’attitude
empreinte d’ambiguïté que manifestent les Ivoiriens à propos des variétés de
français parlées dans le pays. On rencontre chez certains d’entre eux une certaine
fierté d’avoir réussi à « inventer » une façon de parler français bien à nous, mais
lorsque cette question est évoquée par d’autres que nous, des non-Ivoiriens par
exemple, ces mêmes Ivoiriens la ressentent comme stigmatisante et, pour se
défendre, ils ont vite fait de citer comme exemples les accents des parlers du sud de
la France qu’ils considèrent comme autant de « mauvais français » que le français
17 Jeune qui surveille les voitures en stationnement moyennant quelques pièces de monnaie.
18 Quartier des affaires à Abidjan.
190 J. Kouadio N’guessan
ivoirien. Cette insécurité linguistique est présente à l’école où la guerre entre les
normes endogènes et la norme exogène fait rage, à l’insu des principaux prota-
gonistes, enseignants et élèves. Mais le sentiment d’insécurité linguistique visé ici
ne peut plus être défini uniquement, selon le mot de N. N’guessan, « comme une
manifestation sous forme de dérangement, de gêne, de perplexité, de doute devant la
difficulté de parler correctement la langue », mais aussi comme un parti pris
délibéré de refuser de se plier aux diktats d’une norme devenue évanescente que
l’école n’arrive plus ni à reproduire ni à défendre. Dans ces conditions, un sociolecte
comme le nouchi a son avenir assuré, d’autant plus qu’il bénéficie des grands
moyens de diffusion : médias, publicité, livres, sans oublier la ville d’Abidjan elle-
même, qui reste un puissant centre de diffusion et de légitimation de modes, qu’elles
soient artistiques, culturelles ou linguistiques. Et si en fin de compte la rencontre
entre le nouchi, le français populaire ivoirien et le français local donnait naissance,
dans quelques années, à une langue ivoiro-française dans laquelle les Ivoiriens se
retrouveraient totalement et qui aurait le double avantage de les sécuriser et de les
rattacher à la grande famille francophone sans qu’ils aient l’impression d’avoir
perdu, dans cette aventure, ni leur âme ni leurs cultures originelles ! Il semble
désormais que cela soit dans l’ordre des choses possibles.
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Le nouchi et les rapports dioula-français 191