484 3 La Mer Et Ses Valeurs Humanisantes

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Dialogue avec la mer

La mer et ses valeurs humanisantes

Chantal Reynier
Professeur d’exégèse biblique au Centre Sèvres, facultés jésuites de Paris

La Revue Maritime s’ouvre avec ce premier article aux réflexions de ceux qui por-
tent leur regard sur la mer. Chantal Reynier est notamment l’auteur de La Bible et la mer,
coll. « Lire la Bible », Paris, éd. Du Cerf, 2003 et de Paul de Tarse en Méditerranée. Re-
cherches autour de la navigation dans l’Antiquité (Ac 27- 28, 16), coll. « Lectio Divina »,
Paris, éd. du Cerf 2006. La Rédaction

L
es propos qui suivent doivent beaucoup au groupe de réflexion « Mer et
Valeurs ». Ils portent un regard particulier sur la réalité géographique et humai-
ne que représente la mer. Ils entendent renvoyer, tel un miroir, l’image positive et
riche que nous recevons de ces hommes et de ces femmes qui ont un rapport spécifique
à la mer. Nous retiendrons essentiellement trois aspects principaux : la mer comme
espace géographique, comme école de vie et comme symbole de l’existence humaine.

La mer est un espace géographique qui en tant qu’espace nous dit quelque chose
des valeurs qui se rattachent à elle

P
arler des valeurs de la mer, c’est avant tout en dire le prix. Tel est le premier sens
du mot « valeur » qui vient du langage économico-politique. Il faut souligner
que la mer est un espace particulier caractérisé par l’immensité de son étendue.
Rien d’étonnant à ce qu’elle « formate » en quelque sorte les hommes qui l’approchent
quelle que soit leur appartenance culturelle. La mer, c’est aussi un réservoir de richesse
et de vie qui engage l’avenir de l’homme. Il reste encore tant de choses à découvrir
dans les fonds abyssaux. Les ressources que la mer offre pour l’alimentation (pêche,
algues), pour la santé de l’homme, pour les ressources énergétiques, pour les relations
humaines (fibres optiques) sont de première importance pour le développement de
l’humanité. L’espace maritime concerne encore l’avenir de l’homme par l’affluence des
populations sur le littoral, par les enjeux politiques et commerciaux qu’il représente. La
mer est enfin pour l’homme source de rêve, en raison des grands exploits (sportifs ou
techniques) dont elle est le théâtre. Inversement, elle peut être aussi le lieu des grandes
détresses et des pires actes inhumains.

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Dialogue avec la mer
La mer a du prix pour l’homme par la valeur naturelle, économique, mar-
chande… qu’elle produit ou représente. Elle a surtout le prix du réel par opposition au
monde virtuel qui envahit de plus en plus nos sociétés. La mer met l’homme devant le
monde de la nature. Et ce n’est pas un mince mérite.

La mer est une école de vie

E
lle est le lieu par excellence où l’homme apprend à vivre avec la nature dans la
confrontation directe avec les éléments. En mer, le marin ne peut les ignorer,
il doit s’adapter et les respecter. En raison de la fluidité des eaux que nul ne
peut retenir ou contenir, l’homme est incapable de vivre en elle ou sur elle de façon
spontanée. La mer pousse, stimule, invite, l’homme à l’audace – de tout temps, l’em-
barquement a été un risque – elle le pousse à l’imagination technique (construction des
navires, installations portuaires, exploration des fonds marins, pose de câbles…). Elle le
contraint par ce qu’elle conduit à observer des règles pour y vivre et y survivre. Le milieu
exige de l’homme une humanité de surcroît. On peut objecter que la montagne aussi, le
désert aussi. Oui ! mais la mer, plus que la montagne ou le désert, est nécessaire à la vie
et au développement de l’homme. S’il doit à tout prix s’y aventurer, il ne peut le faire à
n’importe quel prix ! On ne peut ni ignorer la mer, ni l’aborder sans une qualité d’être
qui devra prendre en compte et respecter les exigences de la nature.
En mer, l’homme apprend à vivre avec les autres. La mer représente un lieu par
excellence où on apprend à respecter la place de l’autre dans cette structure existentielle
qu’est le navire, qui, quelle que soit sa dimension, apparaît si petit sur l’immensité des
eaux. Elle apprend à respecter des règles de vie, à garder l’équilibre. À terre, les choses
ne se posent pas avec la même acuité. Elle apprend aussi l’honneur, le sens de la com-
munauté, l’humilité, la disponibilité, la bravoure, la patience, la solidarité, le rapport
au temps et à l’espace, le sens de l’engagement pouvant aller jusqu’au sacrifice de sa vie,
le sens de l’adaptation au milieu en mouvement, le sens de la collectivité, de la mission
confiée, du travail bien fait. Elle est une école de liberté et représente un lieu extraordi-
naire d’apprentissage pour la vie en société.

La mer révèle l’homme à lui-même

L’ homme apprend à vivre avec lui-même. La mer est le lieu du questionnement sur
le sens de la vie. Le temps du voyage est un temps d’alternance permanente entre
l’introversion et l’extraversion. La mer situe l’homme dans l’univers plus que ne peu-
vent le faire encore le désert ou la montagne car la mer est un passage quasi obligatoire
pour la vie de l’homme. Notre vie est conditionnée par la présence de la mer que nous
le voulions ou non, que nous le sachions ou que nous l’ignorions.
La mer nous ouvre sur plus grand que nous, que nous le nommions ou non.
Elle nous apprend qui est l’homme face aux éléments, à l’univers. Elle nous conduit à
poser la question du sens. La mer révèle notre finitude et la précarité de notre existence.
Elle nous apprend à nous situer dans cette nature que le croyant appelle création et qu’il

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rapporte à Dieu, nature qui n’est pas à idolâtrer mais à accueillir.

La mer est, dans la Bible, un symbole de la création

D ans ces textes plusieurs fois millénaires, la mer n’est jamais un simple décor. Les
eaux de la mer sont le premier élément de cette création (livre de la Genèse 1). La
mer est indispensable pour que la terre existe mais n’a pas pour fonction de la dominer.
Au contraire, elle est au service de l’homme. Dieu, en créant par séparation, impose
des limites aux éléments liquides de sorte que les eaux ne gênent pas la terre ferme:
« il assigna son terme à la mer – et les eaux n’en franchiront pas le bord. » (livre des
Proverbes 8, 29)
Le Dieu de la Bible domine la création sans être dominé par elle. Contrairement
aux dieux des mythologies, il ne se confond pas avec les éléments dont il est le créateur
et maître. Quant à l’homme, il n’est pas un élément surajouté à la création. Dieu est avec
l’homme et du côté de l’homme qu’il crée selon son dessein bienveillant. Il lui confie la
création. À l’homme d’aller et venir sur les mers en toute liberté, à lui d’en découvrir la
richesse et d’en exprimer le sens (Gn 1, 28). Si fascinante que soit la mer, elle n’est pas à
idolâtrer, mais elle doit être rapportée au maître de la création. Bien plus, l’homme ne
doit pas la traiter en prédateur mais en fils et en frère de tous les hommes.

La mer révèle l’humanité en nous et dans les autres

E lle apprend et révèle le jugement. Tout acte de l’un engage l’autre. Il l’engage souvent
dans des questions de vie ou de mort. La mer plus que tout autre réalité géographi-
que est un lieu idéal pour interpeller la conscience humaine : le rapport de l’homme à la
mer est-il un rapport de possession, de mise en valeur des richesses, de convoitise égoïste
ou de partage ?
La mer pousse à vivre l’excellence parce qu’elle est un milieu difficile où il en va
de la vie et de la mort de façon plus fréquente qu’ailleurs. Elle contribue à faire surgir le
meilleur de l’humain et à mobiliser son énergie vitale.
À l’inverse, elle est aussi le lieu où se révèlent aussi la perte des valeurs et la
non-reconnaissance de ces valeurs humaines : lorsque la vie d’autrui est mise en jeu par
contrainte économique, par prise d’un risque trop grand dans le sport ou la plaisance,
par certitude que les assurances ou la SNSM sont là à notre service, par toute forme de
violence aussi. La mer révèle sans ambiguïté les situations humanisantes comme celles
qui sont déshumanisantes.

La mer est la parabole de la vie, le symbole de la vie et de la mort

L
e voyage en mer est le symbole de toutes nos traversées existentielles : la vie et ses
épreuves, ses escales, ses tempêtes, ses embellies, ses tourmentes, ses rencontres
inattendues. Le monde du bord est un microcosme, une micro-société, où se
côtoient parfois le meilleur et le pire…

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Dialogue avec la mer
La mer est le lieu de confrontation entre la vie et la mort

E n raison de sa puissance naturelle, la mer a la capacité d’engloutir l’homme en toute


réalité. Elle a représenté, pour l’homme de l’Antiquité, le lieu de l’effroi, le lieu de la
mort, de la privation de sépulture. La Bible en fait le symbole de la détresse et de la mort
à laquelle l’homme ne peut s’arracher par lui-même.
L’histoire de Jonas (livre de Jonas 1 – 2) en est l’exemple type. Le prophète
Jonas, qui voulait fuir la mission que Yahvé lui avait confiée et s’était embarqué à des-
tination des « bornes de l’Occident », fut jeté par-dessus bord en pleine tempête par
des marins qui cherchaient à apaiser les monstres marins qui se déchaînaient. Jonas se
tourna vers le Seigneur : « À la racine des montagnes, j’étais descendu en un pays dont
les verrous étaient tirés sur moi pour toujours. Mais de la fosse, tu as fait remonter ma vie,
Yahvé, mon Dieu. » N’allons pas penser que, parce que la Bible est plus familière du
désert que de la mer, elle ignore la puissance destructrice des eaux ! Au contraire, parce
qu’elle a le sens de la nature, elle fait accéder celle-ci au symbolisme le plus puissant.
Dieu, en tirant Jonas de l’abîme des eaux, révèle qu’il est capable d’arracher un hom-
me au pouvoir de la mort. Il est l’unique à pouvoir le faire. C’est de cette confiance
absolue dont témoignent les Psaumes : « Des profondeurs je crie vers toi, Seigneur. »
(livre des Psaumes 130, 1) Le pouvoir de Dieu n’a pas de limite. Il est au service de
l’homme, en sa faveur et en faveur de la vie. Tous les sauvetages permettent de saisir la
portée symbolique de cet arrachement de l’homme à la mort. La valeur inestimable de
l’homme est signifiée par le marin qui se doit de se porter au secours de tout homme
en difficulté sur l’eau.
Plus encore, dans la Bible, la marche de Jésus sur les eaux fait comprendre, de
façon une fois de plus symbolique, qu’il est celui qui sort vainqueur de la mort et peut
donc se dresser sur les eaux. Ressuscité, il délivre l’homme de la crainte de la mort.
En effet, il n’y a pas de meilleur symbole que l’abîme des eaux pour exprimer ce que
représentent la mort et sa domination sur l’homme. On pourrait multiplier les exem-
ples dans la littérature biblique. Il suffit de dire que cette littérature nous suggère sur
la mer des points de vue inattendus dont elle révèle l’importance pour l’intelligence
de l’homme dans la création. Le peuple de la Bible, sans être spécialiste des problèmes
maritimes, tire de la mer une symbolique qui lui permet d’évoquer les mystères les plus
profonds de l’homme et de Dieu.
La mer est un bon lieu de réflexion où se posent les questions essentielles du
sens de l’homme dans la nature et où se trouvent aussi des éléments de réponse. Cela
concerne tout homme, tous les hommes, ceux qui sont sur la terre ferme et ceux qui
se risquent sur les mers. Dans un monde où on montre trop souvent le côté négatif
des événements maritimes (catastrophe naturelle, écologique, actes de piraterie…), il
est urgent de porter à la connaissance de tous les valeurs vécues par les marins, non
pas parce que ce milieu serait supérieur aux autres mais parce qu’il révèle de façon
synthétique et aiguë des valeurs indispensables à la croissance de l’homme et à sa vie
en société, quels que soient les lieux, la culture ou la religion où celles-ci doivent être
vécues.

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