Les Numides Et La Civilisation Punique

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Antiquités africaines

t. 14, 1979. p. 43-53

LES NUMIDES ET LA CIVILISATION PUNIQUE

par

Gabriel CAMPS

S'il est une expression ambiguë c'est bien celle de Civilisation punique. Pour la plupart des historiens
elle est la civilisation des Phéniciens d'Afrique, c'est-à-dire la civilisation de Carthage et des villes alliées ou
sujettes, donc simplement une civilisation coloniale. Mais les spécialistes des origines berbères et les proto
historiens attachés aux problèmes proprement africains peuvent avoir une opinion quelque peu différente.
Voilà plus de vingt-cinq ans queje dénonce ce travers, par ailleurs fort compréhensible, qui ne fait voir dans
la continuité africaine qu'une succession d'influences historiques étrangères, phénicienne, romaine, vandale,
byzantine. Il fut facile à la jeune école historique maghrébine de dénoncer cette histoire entachée de colo
nialisme, mais nous la voyons sombrer dans le même travers lorsque, par souci d'unité nationale ou cultur
elle, elle oublie elle aussi les données fondamentales du peuplement nord-africain pour ne retenir que
l'apport prestigieux de l'Islam confondu avec l'arabisme. En bref, à toutes les époques, les Berbères sont
les oubliés de l'Histoire.
On condamne leurs ancêtres à un rôle entièrement passif lorsqu'on les imagine, dès le début de l'His
toire, recevant de l'Orient une civilisation toute formée qu'ils acceptèrent avec un plus ou moins grand
enthousiasme. Une poignée de navigateurs orientaux, véritables démiurges, auraient apporté à une masse
inorganique et sauvage dépourvue de la moindre culture tous les éléments d'une véritable civilisation
longuement mûrie sur la côte phénicienne. J'ai déjà montré qu'à l'arrivée de ces premiers navigateurs
phéniciens, les Libyens n'étaient pas de pauvres hères, des sortes d'Aborigènes encore enfoncés dans la
primitivité préhistorique. Depuis des siècles, des échanges avec les péninsules européennes et les îles, comme
avec les régions orientales de l'Afrique, avaient introduit les principes d'une civilisation méditerranéenne
qui, pour l'essentiel de sa culture matérielle s'est maintenue dans les massifs montagneux littoraux du Rif
jusqu'aux Mogods 1. Quoi qu'en aient dit Polybe et les historiens qui le copièrent 2, les Numides n'atten
direntpas le règne de Massinissa pour mettre en culture leurs plaines fertiles. Les immenses nécropoles
mégalithiques groupent par milliers des tombes de paysans sédentaires qui y déposèrent leur poterie
(fig. 1 à 3) dont la technique, les formes et les décors demeurent étrangement identiques chez leurs descen-

1 Gsell S., Histoire ancienne de Γ Afrique du Nord, t. 5, 1927 et 6, 1928. — Camps G., Aux origines de la Berbérie.
Monuments et rites funéraires protohistoriques. Paris, 1961. — Id., Massinissa ou les débuts de V Histoire. Alger, 1961.
2 Polybe, XXXVI, 16. Strabon, XVII, 3, 15. Valère-Maxime, VIII, 3. Appien 106. Ces textes sont cités par Gsell (S.),
Histoire ancienne de l'Afrique du Nord, t. 5, p. 187 et Camps (G.), Massinissa, p. 8-9.
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dants actuels 1. Ces nécropoles, antérieures à Massinissa, présentent le plus grand démenti aux exagéra
tions de Polybe trop fervent admirateur du grand roi massyle. Les Numides ont, en outre, été victimes d'un
calembour, forme d'explication philologique très prisée des Anciens : alors que leur nom est certainement
d'origine africaine comme le prouvent la persistance à l'époque romaine de tribus portant encore ce nom 2
et l'existence, dans la Mauritanie actuelle, de la population des Nemadi, les auteurs grecs confondirent
l'ethnique africain et leur adjectif υομαδες. De cette fausse étymologie naquit l'affirmation légendaire qui
devient un véritable cliché littéraire, que les Numides n'étaient que des Nomades, populations errantes
sans agriculture, ni villes, ni lois.
Cette opinion est si profondément ancrée chez les auteurs anciens qu'ils ne sont point sensibles
aux contradictions qu'apportent d'autres récits et nos historiens modernes, confortés dans la même
croyance, n'hésitent pas à rejeter comme anecdote ou historiette sans valeur les récits qui pourraient
aller à l'encontre de cette vérité établie. Les origines de Carthage montrent cependant que la ville avait dû
faire face non pas à une hostilité déclarée mais du moins à des exigences émanant d'une autorité constituée
et non point de groupuscules nomades qu'une simple démonstration de force aurait suffi à disperser.
En fait, une redevance fut payée régulièrement pour le loyer du sol couvert par la légendaire peau de
bœuf (explication fantaisiste du nom de Byrsa). Bien mieux, lorsque Elissa-Didon se sacrifia sur le bûcher,
ce fut pour échapper aux exigences de Hiarbas, roi des Maxitani 3. Eusthate dit de ce personnage qu'il
était roi des Mazices. On sait que ce nom, qui fut porté par de nombreuses peuplades de l'Afrique
antique 4, est la transcription du berbère Amaziy-Imaziy 'en par lequel ce peuple se désigne lui-même.
On pensait que les Maxitani cités par Justin portaient le même nom corrompu par une langue inhabile,
mais récemment J. Desanges 5 a proposé une autre explication qui me paraît très intéressante et riche
de conséquences : les Maxitani seraient les habitants d'un territoire effectivement proche de Carthage
dont le nom subsista dans celui du Pagus Muxi lui-même héritier d'une circonscription territoriale cartha
ginoise. Ainsi le récit légendaire s'accroche singulièrement aux réalités politiques.
Dès les origines mêmes de Carthage nous voyons donc face à face deux entités : la ville marchande
orientale et une certaine souveraineté libyenne. Cette souveraineté libyenne se maintint effectivement
pendant des siècles puisque jusqu'au milieu du Ve siècle, époque où elle se constitua un empire terrestre,
Carthage continua à payer tribut pour le sol qu'elle occupait. De la rencontre de ces deux entités, orientale
et africaine, est né le fait punique. Ce n'est pas la simple transplantation sur la terre africaine de ce qui
était à Sidon et à Tyr. Si la tradition punique fut si vivace chez les anciens Africains c'est que précisément
elle ne leur était pas étrangère mais constituée au milieu d'eux, au sein de cités où l'onomastique sémi
tique n'arrive pas à cacher l'apport ethnique africain.

1 Sur la pérennité des techniques et des formes de la céramique modelée berbère voir Camps (G.), Recherches sur
l'antiquité de la céramique modelée et peinte en Afrique du Nord. Libyca, Archéol.-Anthr. préhist., t. 3, 1955, p. 345-389. —
Id., La céramique des sépultures berbères de Tiddis, Ibid., t. 4, 1956, p. 155-203. — Dumont (Α.), La poterie des Kroumirs
et celle des dolmens. B. de la Soc. d'Anthropologie de Paris, t. IX, 4e série, 1898, p. 318-320. — Gobert (E.G.), Les poteries
modelées du paysan tunisien. R. tunisienne, t. 48, 1940, p. 119-193. — Balfet (H.), Les poteries modelées d'Algérie dans les
Collections du Musée du Bardo. Libyca, Anthr., Préhist., Ethn., t. 4, 1956, p. 289-346. — Von Grüner (D.), Die Berber-
Keramik, am Beispiel der Orte Afir, Merkalla, Taher, Tiberguent und Roknia, Weisbaden, 1972.
2 Une tribu numide subsistait autour de Thubursicu Numidarum, une autre dans la région de Bordj Medjana (C.I.L.,
VIII, 8813, 8814, 8826). Une inscription de Zouarine (C.I.L., VIII, 16352) mentionne des Numides. Un évêché nommé Numida
est cité dans la liste de ia conférence de 411, en Maurétanie césarienne.
3 Justin, XVIII, 6, 1. Sur les récits de la fondation de Carthage, voir Gsell (S.), 1921, Histoire ancienne de Γ Afrique du
Nord, t. 1, 1921, p. 374-395 et Cintas (P.), Manuel d'Archéologie punique, t. 1, 1970.
4 Sur l'extension de cet ethnique dans l'Antiquité, cf la liste des citations données par Camps (G.), Massinissa, p.
27-28.
5 Desanges (J.), Rex Muxitanorum Hiarbas (Justin XVIII, 6, 1). Philologus, 111, 1967, p. 304-308.
Fig. 1. — Vases peints de Tiddis. Dans les tombes numides (Bazinas) de Tiddis datées du IIIe siècle av. J.-C, on
trouve une vaisselle semblable à celle des paysans kabyles d'aujourd'hui.
Fig. 2. — Vases de Gastel. En pays gétule, certains Musulames étaient déjà sédentaires aux IIe et Ier siècles av. J.-C.
ainsi que le confirme leur vaisselle funéraire.
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II faut nous débarrasser de conception trop rigides liées à notre notion d'états, de frontières, de
territoires, de royaumes. Ces entités que j'évoquais à l'instant n'étaient pas des personnes juridiques
strictement définies. Il est certes, facile d'opposer Carthage et son empire, tels que nous les connaissons
au IVe siècle, et les royaumes numide et maure ; mais lorsqu'on examine de plus près les données géogra
phiques on devine une imbrication quasi inextricable de deux puissances. Lorsque, au IVe siècle le
Pseudo-Scylax, après les avoir cités, dit que tous les comptoirs ou villes de Libye depuis la Grande Syrte
jusqu'aux Colonnes d'Héraklès appartiennent aux Carthaginois, on pourrait douter de la puissance,
voire de l'existence des royaumes numide et maure si, au même moment, elle n'était prouvée par la cons
truction de monuments de l'ampleur du Médracen.
Si une hostilité réelle, durable, avait subsisté entre Carthage et les Africains comme le laisserait
croire la liste des guerres ou révoltes que S. Gsell a collationnées chez les auteurs anciens, on ne comp
rendrait pas comment de petites bourgades, mêmes entourées de remparts, auraient pu se maintenir
en un long et fragile chapelet tout le long du littoral numide et maure. Quand on examine, à la suite de
G. Vuillemot 1 les ruines du misérable comptoir de Mersa Madakh fondé avant le VIe siècle et ruiné
une première fois avant d'être abandonné définitivement au IIIe siècle, on demeure sceptique devant
l'affirmation du Pseudo-Scylax. Plus qu'à une domination strictement définie et affirmée nous pensons
à un tissu très lâche de relations entre trois pôles : le comptoir carthaginois (ou l'ancienne ville phénicienne
assujettie à Carthage), la métropole punique et les royaumes indigènes. Quelle qu'ait été la puissance
de Carthage elle ne pouvait imposer par la force aux rois numides, ou aux chefs de tribus avant que ne
se constituent les grands royaumes, sa domination sur les établissements côtiers. Il est sûr qu'en 206,
Portus Sigensis à l'embouchure de la Tafna, appartenait, en toute souveraineté à Syphax ; Tite-Live
précise même (XXVIII, 17) que les navires carthaginois n'osèrent attaquer les quinquérèmes de Scipion
lorsque celles-ci eurent pénétré dans le port. Un an plus tard, en 205, une ville aussi importante que
Thapsus-Rusicada (l'actuelle Skikda) appartenait au roi des Massyles ; or ces deux cités figuraient dans
la liste du Pseudo-Scylax comme possession carthaginoise. Une trentaine d'années auparavant les armées
carthaginoises conduites par Amilcar traversaient Massylie et Masaesylie pour se rendre, par terre, en
Espagne, et en 219-218 Hannibal mobilisait 4 000 hommes dans les villes « métagonites ». Faut-il penser,
comme je l'ai écrit 2, que Syphax se rendit maître de ces villes littorales et que le fait se produisit vers
213 lorsque, pour un motif que ne mentionne ni Tite-Live ni Appien, il entra en guerre contre Carthage ?
L'affaire avait été jugée si grave que le gouvernement de la République dut faire revenir Asdrubal
d'Espagne et incita Gaia, roi des Massyles, à attaquer son puissant voisin masaesyle. Quel pouvait être
ce péril sinon précisément l'occupation des villes littorales qui coupait les relations entre Carthage et
l'extrême Occident ?
La précarité de la domination carthaginoise sur le sol d'Afrique apparaît encore plus clairement
dans le traité de 201 et ses conséquences. On sait que Scipion avait reconnu à Carthage la possession
des territoires situés à l'est des « Fosses phéniciennes », mais Massinissa était autorisé à revendiquer, à
l'intérieur de ces limites, les terres qui avaient appartenu à ses ancêtres. Le roi massyle usa de cette clause
qui se révéla être la véritable origine de la Troisième Guerre punique. Ch. Saumagne 3 a bien montré
que Massinissa utilisa les arguments juridiques les plus efficaces en démontrant que Carthage ne détient
ses territoires que par la violence, qu'elle n'a aucun «proprius ager» et que l'origine même de la posses
sionest injuste. Nous dirions aujourd'hui que Massinissa fait le procès du colonialisme.

1 Vuillemot (G.), Fouilles puniques à Mersa Madakh, Libyca, Archéol. Epigraphie, t. 2, 1954, p. 299-342. — Id.,
Reconnaissances aux échelles puniques d'Oranie. Autun, 1965.
2 Camps (G.), Massinissa, p. 173.
3 Saumagne (Ch.), Les prétextes juridiques de la Troisième guerre punique. R. histor., t. 167, 1931, p. 225-235 et t. 168,
1931, p. 1-42.
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Mais ne nous laissons pas entraîner par les mirages de la comparaison historique : ce Numide est
aussi un punique, ni physiquement ni culturellement il ne se distinguait de ses adversaires carthaginois.
Il coulait dans ses veines autant de sang carthaginois qu'il coulait de sang africain dans celles d'Hannibal.
L'interpénétration de ce que nous croyons être deux mondes opposés était telle qu'il existait un parti
numide à Carthage au début du IIe siècle. N'oublions pas les très nombreuses alliances matrimoniales
entre chefs africains et aristocratie carthaginoise. Dans le temps de deux générations l'Histoire nous a
conservé le souvenir de multiples mariages ou promesses de mariage : Hamilcar promet une de ses filles
à Naravas pendant la Guerre des Mercenaires ; Oezalces, oncle de Massinissa, eut pour femme une nièce
d'Hannibal ; on connaît le tragique destin de Sophonisbe, et Massinissa qui, selon Appien avait été
élevé à Carthage 1 donna une de ses filles à un Carthaginois qui en eut un fils nommé Adherbal. Ce
n'est pas impunément que pendant des siècles les princes et les chefs berbères considèrent Carthage
comme leur métropole, que les familles royales réclament les filles de l'aristocratie punique qui, avec
leurs parfums et leurs bijoux introduisent les dieux de Tyr et la politique de Carthage. Qu'importe si
cette politique échoue en définitive : l'Afrique ne fut jamais autant punique qu'après le saccage de 146.
L'histoire, qui se plaît aux symboles, nous montre les fils de Massinissa recevant des mains de Scipion
Emilien les manuscrits sauvés de l'incendie, gage matériel de l'héritage spirituel de Carthage.
La rivalité qui opposait les Massyles à Carthage n'était guère plus féroce que celle qui les affrontait
aux Masaesyles ou qui divisait entre elles les cités d'origine phénicienne.
On souhaiterait pouvoir faire l'inventaire exact des interactions phénicienne et libyenne dans ce
monde punique ou libyphénicien 2. Un spécialiste de Carthage pourra un jour recenser ce que la culture
carthaginoise a de spécifique par rapport aux Phéniciens d'Orient et à l'hellénisme. Il est plus facile
d'examiner l'autre volet du diptyque, celui de la pénétration des influences orientales en milieu libyen,
ce que R. Basset avait déjà tenté il y a plus d'un demi-siècle 3. Je laisserai, parce qu'elles demanderaient
un développement qui dépasserait largement les cadres de cette note, deux questions pourtant fonda
mentales : celle de la métallurgie du fer et celle de l'écriture libyque qui sont toutes deux d'origine orientale
mais qui paraissent avoir progressé plus par voie continentale que par voie maritime. Leur progression
fut contemporaine de l'expansion phénicienne.
Plus probante est l'existence de villes puniques en dehors du territoire de Carthage. Je ne reviendrai
pas sur le statut ambigu des cités littorales qui portent presque toutes un nom phénicien, certaines un
nom phénico-libyen, telle Rusuccuru, d'autres purement berbère comme Siga. On se demande si toutes
ces villes n'étaient que des créations puniques ou ibéro-puniques et si on ne doit pas tenir compte de
créations spontanées, c'est-à-dire africaines. Que des bourgades littorales reçoivent, dès leur origine,
les productions méditerranéennes carthaginoises, ioniennes, attiques est un fait tellement normal et
universel qu'il ne peut être présenté comme un argument scientifiquement valable en faveur de leur
origine propre ; mais que les sépultures des habitants de ces villes contiennent, en outre, un mobilier
authentiquement indigène et identique à celui des tombes rurales et qu'elles révèlent des rites funéraires
peu répandus chez les Phéniciens, voilà des indications non négligeables sur la qualité du peuplement
de ces cités. Bien qu'elle portât un nom d'origine phénicienne et que sa culture fût entièrement punique,
Cirta, capitale des Numides massyles, ne fut jamais une ville sous domination carthaginoise et encore
moins une fondation phénicienne. Nous avons cité le cas d'une autre capitale numide, la ville de Siga,

1 Appien, 10, 37, 79.


2 L'acception exacte du terme libyphénicien est encore discutée, Boudi (S. F.), I Libifenici nell'Ordinamenti cartaginese,
Atti delFAcad. dei Lincei, t. 368, 1971, veut y voir un terme juridique qui désignerait l'ensemble des Phéniciens de plein
droit dispersés en Afrique. Personnellement j'aurai tendance à y reconnaître des Africains punicisés mais non citoyens de
Carthage.
3 Basset (R.), Influences puniques chez les Berbères. R. afric, t. 62, 1921, p. 340-374.
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Fig. 3. — Poteries peintes de Gastel, production de sédentaires.


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considérée également comme possession carthaginoise. La troisième ville qui retiendra notre attention
est Volubilis qui occupe une situation plus continentale au pied du massif du Zerhoun au Maroc. Cette
ville du royaume maure existait plusieurs siècles avant le roi Juba II dont elle fut peut-être une capitale l.
L'une des inscriptions puniques découvertes au centre de Volubilis a l'avantage de nous donner quelques
lumières sur l'organisation du royaume maure et sur l'administration de la cité. Le nombre de générations
indiquées permet d'affirmer que la ville existait déjà certainement au milieu du IIIe siècle et vraisem
blablement bien avant. Phénomène déjà constaté à Cirta2, Thubursicu Bure 3, Maktar 4, Dougga 5, les
noms phéniciens alternent avec les noms berbères dans la même famille.
En plus de ces villes numides et maures ayant eu les fonctions de capitales, il faudrait citer d'autres
villes qui, malgré leur nom phénicien, sont situées à l'intérieur des terres, telles Macomades, Tipasa de
Numidie, Calama et Zucchabar dans la future Maurétanie césarienne. A vrai dire toutes les villes des
royaumes numide et maure, qu'elles soient littorales ou continentales, qu'elles portent un nom phénicien
ou berbère, sont toutes d'authentiques foyers de culture punique.
Elles le sont non seulement par les productions céramiques dites puniques que l'on retrouve aussi
bien à Cirta que dans tous les comptoirs de la côte et jusque dans la lointaine Volubilis 6, mais surtout
par leurs sanctuaires, leur langue écrite et vraisemblablement parlée. La langue officielle des royaumes
numide et maure, même (certains auteurs disent surtout) après la destruction de Carthage, est le punique.
C'est en punique que sont rédigés les dédicaces religieuses, les rares textes administratifs conservés 7,
les épitaphes royales et les légendes monétaires, et non pas seulement chez les Numides de l'Est mais
d'un bout à l'autre de l'Afrique du Nord. Ce fait mérite d'autant plus d'être rappelé que les Africains
possédaient un système d'écriture national suffisamment répandu pour qu'il ait survécu jusqu'à nos jours
chez les Touareg qui, ironie du vocabulaire, nomment cette écriture tifinay, ce qui semble bien signifier
« la punique ». Seule la cité de Dougga tenta un moment, sous Massinissa et Micipsa, d'utiliser le libyque
dans ses inscriptions officielles 8, fait unique dans l'état de nos connaissances.
La langue punique survécut longtemps et à Carthage et aux royaumes indigènes : un demi-millénaire
après la destruction de Carthage, saint Augustin dit que les paysans voisins d'Hippone parlent le punique.
On sait la discussion ouverte par Ch. Courtois 9 à ce sujet, il se demandait si par cette expression,
saint Augustin ne voulait pas désigner un dialecte berbère. Ses arguments n'emportèrent pas la convic
tionet, comme Ch. Saumagne et A. Simon 10, je crois que saint Augustin faisait réellement allusion
à un dialecte sémitique, mais je ne serais nullement étonné si, à l'époque, le terme punique ne servait

1 Camps (G.), A propos d'une inscription punique, les suffètes de Volubilis aux HP et IIe siècles av. J.-C. B. Archéol.
maroc, t. 4, 1960 ; p. 423-426. Sur Volubilis, possible capitale de Juba II : Carcopino (J.), Le Maroc antique, 1942. Boube
(J.), Un chapiteau ionique de Γ époque de Juba II à Volubilis. B. Archéol. maroc, t. 6, 1966, p. 109-114. Jodin (Α.), U enceinte
hellénistique de Volubilis (Maroc). B. archéol. du Comité des Trav. historiques, 1965-1968, p. 198-221.
2 Berthier (A.) et Charlier (R.), Le sanctuaire punique d'El Hofra à Constantine. Paris, 1955.
3 Fant AR (M.), Téboursouk, Stèles anépigraphes et stèles à inscriptions néo-puniques. Mém. Académie des Inscriptions
et Belles Lettres, t. 16, 1974.
4 Charles- Picard (G.), Civitas mactaritana. Karthago, t. 8, 1957.
5 Chabot (J.), Recueil des inscriptions libyques, 1942, nos 1 et ?..
6 Jodin (Α.), Un brûle-parfums punique de Volubilis. B. Archéol. maroc, t. 6, 1966, p. 505-510.
7 Chabot (J.), Note sur Vinscription punique d'une borne limite découverte en Tunisie. B. archéol. du Comité des
Trav. hist., 1943, p. 64-67; Février (J.-G.), La borne de Micipsa, Ibid., 1951, p. 116-120.
8 Ree. des Inscriptions libyques, nos 1-2-3-4.
9 Courtois (Ch.), Saint Augustin et la survivance du punique. R. afric, t. 94, 1950, p. 259-282.
10 Saumagne (Ch.), La survivance du punique en Afrique du Ve et VIe siècle. Karthago, t. 4, 1953, p. 169-178 ; Simon
(Α.), Punique ou berbère. Note sur la situation linguistique dans ΓAfrique romaine. Mélanges I. Lévy, 1955, p. 613-629.
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indistinctement à qualifier tout ce qui, dans l'héritage culturel africain, n'était ni romain ni grec. On
qualifiait, en revanche, de Maure tout ce qui, divinités, hommes et choses, était resté en dehors de toute
culture citadine. Mais un siècle plus tard certains Maures eux-mêmes se disaient, d'après Procope 1,
descendants des Cananéens ; c'est là un lointain souvenir de la culture à laquelle ils voulaient se rattacher.
Or si, dans les villes, la culture est punique, l'administration municipale n'est pas toujours simple
mentcalquée sur un modèle phénicien. Certes, le sufétat est très répandu dans les villes d'Afrique, on
en dénombre une vingtaine de cas, sans compter les cités dont le monnayage mentionne deux magistrats
éponymes qui pourraient être des sufètes. Mais la similitude des noms ne correspond pas nécessairement
à des fonctions identiques : ainsi il exista peut-être trois sufètes à Maktar 2 alors que Carthage n'en
eut jamais plus de deux. Enfin à Dougga, certaines fonctions municipales étaient si peu phéniciennes
de conception et de nom que les termes libyques qui les désignaient subsistaient sans être traduits dans
les textes puniques.
Ces villes africaines de culture punique ne constituent nullement des enclaves étrangères dans les
royaumes ; au contraire, c'est par leur entremise que se manifeste l'existence de ces royaumes dont elles
sont les capitales, les places fortes, la richesse. La politique citadine d'un Massinissa, d'un Micipsa, ou
d'un Juba Ier prouve que si les rois tiraient leur puissance de la tribu ancestrale qui imposa leur souver
aineté, c'est dans les villes qu'ils établissaient le siège de leur pouvoir.
La religion elle-même n'échappa point à cette interpénétration, à cette fusion des mondes africain
et oriental. Chez les Numides on pense en premier lieu à l'extension généralisée du culte de Baal Ham-
mon qui devint le Saturne africain 3 de l'époque romaine, et à celui de Tanit, ou plutôt de Tinit 4,
dont le nom a d'ailleurs une consonnance berbère. Même dans la religion populaire, voire rustique, les
nombreux dieux ou génies locaux, qui furent plus tard appelés Dû Mauri, ne portent pas toujours les
noms libyques qu'on attendait. Ce n'est pas sans surprise qu'on reconnaît, parmi les sept divinités
figurées et nommées sur un bas relief de Vaga (Béja), un dieu Bonchor qui occupe la place d'honneur,
au centre, et dont le nom, bien connu dans l'onomastique punique serait la contraction de Bodmelqart :
voilà donc un dieu indigène qui est désigné simplement par ses relations de subordination à l'un des
grands dieux du panthéon phénicien. J.-G. Février s'était prononcé également sur le caractère sémitique
du nom de Matilam, autre divinité de l'inscription de Vaga 5.
Une même interaction des pratiques orientales et africaines se retrouve dans la religion funéraire.
Les dolmens si nombreux dans les pays numides de l'Est (Algérie orientale et Tunisie centrale) connaissent
une évolution bien connue qui les rapproche des caveaux de style néo-punique 6 : des niches latérales
ou de chevet sont creusées dans les parois comme dans les tombes puniques, des glissières pour une
herse sont aménagées de part et d'autre de l'ouverture. Parmi les haouanet, hypogées creusés à flanc
de falaise, adoptés par les Africains en dehors de l'influence carthaginoise, les tombes les plus récentes
possèdent des banquettes et des lits funéraires sculptés dans le roc 7. Les transformations de la tombe

1 Procope, B.V., II, 10, 13-23.


2 Charles-Picard (G.), Civitas mactaritana. Karthago, t. 8, 1957, p. 39-40.
3 Sur l'importance du culte de Saturne, voir Leglay (M.), Saturne africain, 1961.
4 L'orthographe de Tinit est donné par une stèle grecque de Cirta : Berthier (A.) et Charlier (R.), Le sanctuaire
punique d'El Hofra à Constantine, 1955, stèle n° Gr. 1, p. 167.
5 Merlin (Α.), Divinités indigènes sur un bas-relief romain de la Tunisie. C.r. de l'Acad. des Inscript, et Belles Lettres,
1947, p. 355-371 ; Février (J.-G.), Sur quelques noms puniques et libyques. B. archéol. du Comité des Trav. hist., 1949,
p. V ; Camps (G.), L'inscription de Béja et le problème des DU Mauri. R. afric, t. 98, 1954, p. 233-260.
6 Camps (G.), Aux origines de la Berbérie, monuments et rites funéraires protohistoriques, 1961, p. 188; Gsell (S.),
Les monuments antiques de l'Algérie, 1901, t. 1, p. 34.
7 Camps (G.), op. /., 1961, p. 91-110.
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punique, de la chambre à puits profondément enfouie au caveau construit semi-aérien, ne doivent pas
s'expliquer uniquement par une évolution interne mais aussi par le souci toujours affirmé dans les monu
ments protohistoriques paléoberbères d'avoir un accès facile à la chambre funéraire. Cette option fonda
mentale opposée aux préoccupations carthaginoises les plus anciennes, mais certainement liées à des
croyances religieuses, se manifeste dans la multiplication des allées, des couloirs, parfois symboliques,
et des niches et chapelles qui flanquent le tombeau à l'extérieur.
L'incinération qui fut pratiquée sporadiquement à Carthage, surtout à partir du Ve siècle, était
inconnue chez les Numides de l'Est, elle fut introduite dans les villes littorales et adoptée dans les familles
princières. Le tombeau du Khroub, un grand tumulus voisin du Médracen et peut-être le Médracen
lui-même recouvraient des sépultures à incinération.
Il reste peu de souvenirs de l'architecture monumentale punique 1 bien que les fouilles de Ker-
kouane permettent de nous représenter ce qu'était une ville de l'Afrique préromaine. Les inconséquences

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Fig. 4. — Le Médracen. Le plus grand et le mieux conservé des monuments « puniques », synthèse architecturale
des traditions libyques (bazina à degrés) et des apports gréco-phéniciens (colonnes doriques, gorge égyptienne).

1 LÉziNE (Α.), Architecture punique. Recueil et Documents. Pubi, de l'Université de Tunis, 1960.
LES NUMIDES ET LA CIVILISATION PUNIQUE 53

de l'Histoire veulent que les principaux monuments se situent en dehors du territoire de Carthage, dans
ce royaume numide qui fut à la fois facteur de la disparition de Carthage et conservatoire fidèle de la
culture punique. On pourrait citer les mausolées sur plan carré de Dougga, Maktar et du Khroub qui
servirent longtemps de modèles, mais dont la conception est autant hellénique que phénicienne. Je ne
m'attarderai pas davantage sur le très intéressant monument de Chemtou, sanctuaire ou trophée, où
se mêlent, comme dans toute l'architecture punique, les traditions égyptisantes et des éléments helléniques.
Le Médracen (fig. 4), vaste mausolée indubitablement royal, qui s'élève au cœur de la Numidie,
retiendra plus longuement notre attention. Ce mausolée circulaire d'un diamètre de 59 m est constitué
d'un tambour cylindrique couronné de gradins qui donne à l'ensemble une forme tronconique ; la
hauteur totale est de 19 m. Une étude de ce monument que j'ai effectuée 1 avant que ne soient entrepris
les récents travaux de restauration m'a permis de retrouver et de reconstituer graphiquement les fausses
portes qui, en trois points, apparaissent entre les colonnes engagées de style dorique à fût lisse, et de
décrire pour la première fois le plafond de la galerie intérieure constituée de poutres de cèdre dont 17
sont conservées. Les moulures et l'entablement des fausses portes et de la porte du caveau, la corniche
à gorge égyptienne, le plafond en cèdre, les chapiteaux doriques sont autant d'éléments gréco-orientaux
qui se retrouvent dans d'autres monuments de Carthage, mais par sa forme générale, qui est celle de la
bazina à base cylindrique et à degrés, tombe paléoberbère la plus répandue, par le système d'entrée
de la galerie partant du couronnement, le Médracen est un mausolée berbère. Les prélèvements effectués
dans les poutres de cèdre du plafond de la galerie furent datés de 2270+110 ans soit 320+110 av. J.-C.
(Gif. 1671) et 2170+ 155 ans soit 220+155 av. J.-C. (Alg. 21); en «calibrant» ces âges d'après la dendro-
chronologie on aurait respectivement 403 ou 370+50 av. J.-C. et 280 ±50 av. J.-C. Ce monument construit
à la fin du IVe siècle ou au début du IIIe siècle, est le produit magnifique de cette rencontre des influences
gréco-orientales introduites par Carthage et de la tradition protohistorique berbère. Il mérite donc pleine
ment le qualificatif de punique.
Il n'est pas indifférent de trouver au cœur de la Numidie le plus vaste et le mieux conservé des
monuments puniques. Le Médracen a une autre signification ; on a eu tendance au cours des dernières
décennies, et je reconnais avoir partagé cette opinion, à placer surtout après la destruction de Carthage
la diffusion à travers la Numidie de la culture punique, comme si des réfugiés carthaginois avaient été,
dans les villes et auprès des rois, les vecteurs de cette civilisation qui aurait enfin pénétré un monde resté
barbare. Déjà la découverte du tophet d'El Hofra à Cirta, dont 6 stèles datées du règne de Massinissa
sont antérieures à la chute de Carthage, apportait de nécessaires correctifs à cette opinion exagérée qui
n'avait guère tenu compte de l'existence d'un monnayage numide largement antérieur à cette même
catastrophe. La construction au IVe siècle d'un monument tel que le Médracen montre que la punici-
sation de la Numidie, du moins dans la classe dominante, était déjà bien avancée.

1 Camfs (G.), Nouvelles observations sur Γ architecture et Vâge du Médracen, mausolée royal de Numidie. C.r. de l'Acad.
des Inscript, et Belles Lettres, 1974, p. 470-517.

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